PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/08/2020

Nouvelles du Liban

[Entretien avec un membre du collectif Buzuruna Juzuruna]

 

paru dans lundimatin#251, (site lundi.am)

 

Des amis de Radio Zinzine, une radio libre du sud de la France liée au mouvement européen Longo Maï, nous ont transmis cette émission réalisée au début du mois d’août sur la situation au Liban. Radio Zinzine s’est entretenu avec un ami libanais, Serge, membre de « Buzuruna Juzuruna » (« nos graines, nos racines »), un collectif dans la vallée de la Bekaa qui, entre autres activités, produit des semences paysannes et les distribue au Liban. En repartant de la situation politique et économique du Liban depuis les années 1990 et en particulier depuis le début de la révolution en octobre 2019, l’entretien fait ressortir la pertinence d’une recherche d’autonomie, notamment alimentaire, en particulier lorsque l’État est en faillite. La version audio est disponible ici et l’article qui suit en est la retranscription. La double explosion du 4 août à Beyrouth ayant eu lieu en même temps que la discussion, il a fallu ajouté un complément qui est également retranscrit ici.

Cet article est une transcription d’extraits de l’émission « Confins du Monde n°30 » de Radio Zinzine. Il s’agit d’un retour au Liban, car quatre mois auparavant, début avril, une première « Confins » a été réalisée avec Serge, un ami libanais. L’entretien a été réalisé le 4 août 2020. A peine dix minutes après le début de cet entretien l’énorme double explosion a eu lieu à Beyrouth. Serge a seulement découvert cette catastrophe après la fin de l’entretien et donc quelques jours plus tard, le 10 août, nous avons reparlé avec lui.

RZ : Je rappelle que nous avons déjà parlé avec toi il y a quatre mois, vers le début de la crise du Covid 19 et la situation était déjà très difficile au Liban. Pourrais-tu commencer par te présenter, toi-même mais aussi le projet dans lequel tu es engagé ?

Serge : Je travaille dans une ferme que nous avons créée avec une bande d’amis dont des amis de Longo Maï. Notre activité principale est la production de semences paysannes, leur reproduction, conservation et distribution. Nous faisons plein d’autres activités aussi. Nous avons une ferme école, nous donnons des cours en agro-écologie et tout ce qui va autour : compost, bio pesticides,... Nous sommes engagées socialement avec les Libanais, avec les réfugiés syriens et avec toutes les personnes qui sont intéressées de mettre en place des petits projets ou des plus gros, tout ce qui est en rapport avec la souveraineté alimentaire.

RZ : J’imagine que ce genre de projet, ce genre d’activité, prend encore beaucoup plus d’importance dans une situation de crise économique très grave.

Serge : Absolument. Très franchement, je suis heureux d’avoir commencé cela plus tôt, ça nous permet de réagir un peu plus rapidement. Le Liban, ce n’est pas vraiment la grande infrastructure. C’est un État en faillite, c’est vraiment un échec. En ce moment, les politiques agricoles des trente ou quarante dernières années ont prouvé leurs limites et leurs dangers. Ce qu’on fait en ce moment est surtout de montrer que les alternatives existent.

RZ : Je pense que c’est important de redonner le contexte, en commençant par cette grande révolte qui a commencé le 17 octobre dernier. Peux-tu rappeler les raisons profondes de cette révolte ?

Serge : Il faut commencer par le début, cela veut dire la deuxième partie de la guerre civile qui n’était plus une guerre armée mais une guerre en costard. Vers la fin de la guerre civile, vers la fin des combats, en 1991-1992, il y a eu un accord entre les différentes parties qui se battaient. Tout le monde s’est posé ensemble et ils se sont partagé le gâteau. Depuis les années 1990, jusque maintenant, ce sont presque les même personnes qui sont au pouvoir, avec quelques changements de visage de temps en temps, mais en gros c’est un système qui ressemble à une arnaque pyramidale où on fait rentrer de l’argent ou bien on prend de l’argent qui n’existe pas vraiment, on le dépense et après on en redemande. Du coup notre pays est endetté par ce système là et en plus par le néo-libéralisme. Tout ce qui va mal dans ce monde, on peut en trouver un exemple ou au moins une application dans notre pays. Je parle de la corruption, du vol, plein de dépenses qui ne servent à rien. Tout ça fait que nous sommes en ce moment dans une crise d’abord monétaire. Nous avons une économie qui est fortement dépendante du dollar américain. Notre monnaie est complètement dévaluée et les prix ont augmenté sans oublier que nous sommes aussi à la merci des cartels d’importation. Toutes les matières premières et les produits alimentaires sont à une très grande échelle importés et contrôlés par des petits groupes qui peuvent faire ce qu’ils veulent des prix. Le plus important à dire par rapport à la révolution qui a éclaté le 17 octobre 2019 c’est que c’était le moment où on sentait venir la crise. Le fantôme de la crise était là depuis 2018. On sentait qu’il y avait des petits problèmes mais on n’était pas vraiment informés. D’un coup, les prix ont commencé à augmenter. Le gouvernement a décidé de commencer à taxer les appels Internet gratuits et c’était le déclencheur. Et puis on a tenu bon dans la rue, on a tenu six à sept mois. Après il y a eu le Covid. L’État et l’armée ont profité que les gens soient confinés pour reprendre toutes les places de la révolution, dans toutes les villes libanaises comme si de rien n’était. Voilà où nous en sommes maintenant. Il y a de petites actions mais rien de grande envergure. Nous avons quand même pu faire démissionner l’ancien gouvernement en pleine révolution. Celui qui est en place maintenant, qui se dit technocrate, ne fait pas vraiment grand-chose. Il n’y a pas vraiment d’actions stratégiques ou de réflexions sur le long terme sur la manière de gérer cette crise. Nous sommes sur une pente, et voila, la glissade s’intensifie. Nous sommes passés de 1 dollar pour 1 500 livres libanaises à 1 dollar pour 8 000 livres libanaises, ce qui fait que la plupart des gens ont perdu trois quarts de leur pouvoir d’achat, si ce n’est plus.

RZ : Il y a un article intéressant dans le site Mediapart du 23 juillet, « La crise du Liban est une crise du néo-libéralisme »… Ils disent en gros que la crise du Liban est une sorte de cas d’école, un pays complètement sous la coupe du néo-libéralisme. Tout l’État, tout le système est mis au service de deux secteurs : l’immobilier de luxe et la finance, donc quelque chose de complètement artificiel.

S : C’est très vrai, nous avons un système bancaire qui était très fier de lui, qui disait que tout allait bien et toute la concentration financière allait dans ce sens. L’immobilier aussi affichait une certaine confiance car c’est un secteur censée être sécurisé, c’est un investissement, etc. Or, les coûts de l’immobilier ont grimpé, je dirais, dix fois plus dans les dix à quinze dernières années. C’est une crise profonde du néo-libéralisme, c’est la preuve concrète que l’on ne peut pas avoir une croissance infinie avec une production ou des moyens finis. Il n’y a eu aucune politique agricole, aucune réflexion sur l’industrie. Tout ce que l’on est capable de faire en ce moment en tant que pays, c’est d’exporter de la main d’œuvre qualifiée, ce n’est que ça qui fait tenir le système. Les gens qui finissent l’université vont travailler dans les pays du Golf ou ailleurs et envoient de l’argent à leurs parents.

RZ : J’imagine que cette période de crise sanitaire a eu un fort impact dans ce domaine, comme pour beaucoup de pays, où la quantité d’argent envoyé dans le pays a été beaucoup réduit parce qu’il y a beaucoup de personnes qui sont au chômage ou alors l’activité économique a quasiment cessé…

S : Oui, plein de gens ont perdu leur boulot et ont dû revenir au Liban. Le flux de l’argent n’est plus le même et la dette a continué d’augmenter. J’ai lu des articles dernièrement qui parlaient d’ingénierie financière où apparemment les gros actionnaires des banques, le gouverneur de la banque du Liban, le Ministre des Finances et le Ministre de l’Économie ont tous gonflé des chiffres et baissé d’autres chiffres, c’était du virtuel pour faire des profits. A la fin, c’est les dépôts des petites gens, les petites retraites qui ont été bouffées dans tout ça.

RZ : En lisant cet article de Mediapart, on a vraiment l’impression de revenir quelques dizaines d’années en arrière dans un pays comme l’Argentine. Il s’agit de nouveau de chercher une ligne de crédits de plusieurs milliards de dollars au FMI et si on veut avoir ce crédit, il faut accepter les fameuses réformes, le « consensus de Washington » : la baisse des dépenses publiques, le licenciement des fonctionnaires…

S : En tant que peuple, en tant qu’enfants de la révolution, on sait très bien ce que c’est de devoir dealer avec le FMI et de devoir rentrer dans tout ce système d’austérité et d’être complètement assujettis à Washington et d’un autre côté nous avons tout ces « politicards » qui sont là à nous dire que c’est la seule solution, d’emprunter encore plus, alors que c’est complètement faux. Nous avons des secteurs qui peuvent être très productifs, nous pouvons vraiment gérer cela différemment. Pour l’instant, nous ne sommes pas en minorité, mais en faiblesse par rapport à un système mafieux qui existe depuis au moins trente ans, qui est ancré, qui est entré dans toutes les institutions de l’État. Il y a un gros bras de fer entre nous, entre le peuple et le gouvernement qui veut quand même continuer… Je ne sais pas si vous connaissez la situation de Bisri où ils veulent construire un barrage. C’est une région d’à peu près 6 millions de mètres carrés, qui était supposée devenir une réserve naturelle, c’est une sorte de plateau entre deux montagnes. C’est posé exactement sur une ligne de faille sismique. Il y a plein de ruines, c’est très riche en biodiversité, c’est franchement très beau. Il y a une partie qui est plantée, où il y a du travail agricole, une autre partie qui est boisée. Le gouvernement veut prendre un prêt du FMI pour construire un barrage qui bloquerait la rivière qui passe sur ce plateau et du coup inonderait complètement tout le plateau juste pour pouvoir amener une quantité incertaine d’eau à la capitale Beyrouth. Il y a des solutions beaucoup moins chères et beaucoup plus efficaces comme, par exemple, réparer l’infrastructure. Tous les partis qui sont au pouvoir ou qui gravitent autour du pouvoir sont en train de pousser pour la construction de ce barrage sur une faille sismique qui ne servira pas à grand-chose parce que l’on sait que le sol là-bas ne va pas pouvoir retenir l’eau. Cela va coûter environ 1,2 milliards de dollars, un projet énorme qui n’a aucun sens. Regarder l’expérience avec les autres projets de barrage qui ont été faits jusqu’à présent au Liban. Il y en a cinq qui ont été presque terminés. Ils étaient supposés être finis il y a quatre ou cinq ans. Le dernier devrait être bouclé bientôt mais avec des retards énormes, avec des dépassements du budget énormes, et avec des résultats terrifiants. Nous avons cinq barrages qui ne retiennent pas d’eau, ce qui est grotesque…

RZ : Nous avons parlé il y a quelque temps du Mexique, et dans ces moments de crise également économiques, pas seulement sanitaires, le président du Mexique est complètement obsédé par de très gros projets, immenses, c’est un peu la maladie de ces gouvernements…

S : Exactement. Ce qui se joue derrière, c’est vraiment des copinages car un gros projet apporte un peu de gloire si ça marche mais c’est surtout beaucoup d’argent qui est utilisé pour les contracteurs qui sont les potes des politiciens. C’est en fait de l’argent qui est redistribué à la chaîne de clientélisme. J’arrive à ramener un milliard que je fais semblant d’utiliser pour un barrage. Le barrage va me coûter trois milliards au lieu de un, je vais dépenser et je vais donner par-ci par-là, c’est comme cela que fonctionne le système.

RZ : Il faut dire que ce modèle-là est malheureusement soutenu au niveau international : le ministre des Affaires Étrangères français, Jean- Yves Le Drian s’est rendu au Liban en juillet. Il insiste sur le fait que l’on peut aider le Liban mais il faut qu’il fasse vraiment les réformes nécessaires…

S : Très franchement, ce n’est pas surprenant qu’un ministre des Affaires Étrangères d’un gouvernement qui ne fait pas autre chose que du néo-libéralisme soit d’accord avec ce genre de propos, avec ce genre de manière de faire les choses. Les grandes puissances, ou les grandes entreprises soutenues par ces grandes puissances aimeraient bien faire du business dans tout ça. Du coup, pour eux c’est très important que le statut quo soit maintenu, que le « business as usual » continue, qu’il y ait de l’argent qui rentre, qui soit investi dans des projets ridicules qui ne servent à rien, mais qui sonnent bien ou qui ont de la gueule sur le papier et tout le monde est content. Cela participe au fonctionnement global de ce système.

RZ : Peux-tu expliquer un peu comment cela se passe au Liban par rapport à la crise du coronavirus ? J’ai regardé les chiffres aujourd’hui, ils donnent 65 décès et un peu plus de 5 000 cas, ce qui a priori semble nettement moins que d’autres pays, mais il semble que les hôpitaux sont débordés.

S : Tout à fait, nous sommes un petit pays avec entre 5 et 6 millions d’habitants au maximum en comptant les réfugié.es et les travailleurs migrants. Déjà il faut savoir que le système de santé public n’est pas le meilleur du monde. Dans un tel système néo-libéral toute l’énergie a été mise du côté du privé. Nous avons de très bons hôpitaux avec un niveau de santé très élevé quand on a de l’argent. Les hôpitaux gouvernementaux ont moins d’argent. Ils sont sous-équipés, sous-financés et ils ne vont pas être capables de survivre à une grosse vague. Il y a quelque temps nous sommes arrivés à zéro cas pendant deux ou trois jours. Le gouvernement s’est dit qu’il fallait faire de l’argent maintenant. Du coup, ils ont réouvert le Bled. Il fallait attendre. Maintenant on a des dizaines de cas par jour. On a un jour cent, un jour soixante, et cela va être exponentiel. Il n’y a pas moyen d’échapper à cela je pense. Ce qui veut dire que cela va être aux hôpitaux privés de pallier à ce vide-là et les hôpitaux privés veulent faire de l’argent. Il y a donc des gens qui vont crever car la plupart des gens au Liban n’ont pas d’argent.

RZ : il y a beaucoup de critiques par des responsables sanitaires mais aussi par la société que le gouvernement a effectivement décidé de rouvrir les plages, les restaurants, les boîtes de nuit,...pour des raisons économiques surtout.

S : C’est la saison où les expatriés reviennent au Liban pour dépenser leurs dollars. C’est important pour le gouvernement qu’il y ait du dollar qui rentre. Mais c’est mettre un petit bandage sur un bras amputé. Cela ne sert absolument à rien, cela ne va pas arrêter l’hémorragie. Mais cela permet peut-être de gagner 4 ou 5 semaines avant la vraie grosse chute qui n’en finit pas de venir. Il y a quelques jours il y eu reconfinement, tout était fermé plus ou moins mais pas dans toutes les régions, pas partout, puisque la présence de l’État n’est pas partout la même. J’essaie cela, cela ne marche pas, j’essaie autre chose. Il n’y a rien qui semble logique dans ce comportement. On a fait un confinement pendant trois mois et cela avait plus ou moins marché et là maintenant si tu regardes cela de loin cela n’a aucun sens. C’est genre trois jours de confinement puis deux jours où on ré-ouvre tout, c’est ridicule.

RZ : Selon un journal français le système hospitalier public menace de s’effondrer. Mais gravement touché par les licenciements massifs, le personnel hospitalier va se mettre en grève mercredi 5 août donc demain…

S : Les grèves sont surtout des moyens de faire pression, j’espère que cela va marcher et qu’il y aura grève. Mais la plupart du temps, comme nos syndicats sont complètement corrompus et jouent le jeu du pouvoir, la plupart du temps, ils s’arrangent. Ils trouvent des compromis et paient là où il faut payer… Nous avons déjà eu un premier mort dans notre corps médical il y a quelques jours, une infirmière. Cela commence à aller mal mais franchement je ne sais pas ce que cela va donner. Nous verrons demain.

RZ : Face à la faillite d’un système économique et politique, ce partage incroyable d’un mauvais gâteau on pourrait dire, il y a eu donc cette révolte considérable à partir d’octobre…

S : Oui on y a cru…

RZ : Et puis effectivement la démission de Saad Hariri qui était premier ministre. Que peut-on dire maintenant ? J’ai un article devant moi qui parle de la colère qui reste, cela parle surtout des jeunes, qu’il y a une partie qui reste mobilisée mais comment vois-tu la situation ?

S : C’est vrai que nous sommes encore mobilisés, mais ce n’est plus exactement la même chose. Avant c’était vraiment du travail de rue, nous étions en mode manifestation, blocages, occupations d’espaces publics… Il est clair que nous n’avons pas les mêmes moyens que les gens au pouvoir. Ils ont l’armée, ils ont la police, ils ont le monopole de la violence légale et du coup il va falloir faire autre chose. Maintenant l’approche est de s’organiser, de mettre en place des coopératives, des réseaux de solidarité, des jardins… On essaie de connecter tous les gens qui pensent que l’on a le droit de vivre autrement. La hargne est toujours là et le travail continue mais ce n’est plus aussi médiatisable qu’avant, même si je dirais qu’il y aura encore quelques surprises bientôt.

RZ : peux-tu dire quelques mots sur toi-même ? Je sais que tu es dans la vallée de la Bekaa. Combien de temps il faut pour aller à Beyrouth ou à Tripoli ? Tu étais très impliqué dans ce mouvement…

S. : Oui effectivement, je viens de Tripoli à la base. Je suis retourné là-bas deux ou trois jours avant le déclenchement de la révolution. Le 17 octobre, j’étais toujours dans la Bekaa, le 19 j’étais à Beyrouth jusqu’au 22 et du 22 octobre jusque fin janvier j’étais à Tripoli. J’ai vécu en première ligne, on a fait tout ce que l’on pouvait faire à ce moment-là, mettre en place des tentes, créer une agora, faire des débats tous les jours, inviter des professionnels de l’économie, tout ce que l’on pouvait faire pour que ce soit un espace d’information d’un côté et d’espoir de l’autre. Qu’il y ait une preuve physique sur le terrain pour montrer aux gens que l’on peut faire autre chose si on est ensemble. Notre énergie était dirigée vers ça, vers le fait que l’on peut vivre en solidarité, que l’on peut vivre sans avoir besoin de piston, que l’on peut vivre ensemble et créer et construire des choses ensemble. Après je suis revenu dans la Bekaa car il faut travailler quand même et ensuite nous nous sommes pris le corona et ils ont viré toutes les tentes des places des villes. Pendant ce temps j’avais fait une tournée avec un groupe de potes. Nous avons créé un mouvement qui s’appelle le mouvement du basilic, pour mettre en place des réseaux de coopération agricoles pour recouvrer une solidarité alimentaire. On s’est un peu inspirés de notre travail à la ferme dans le sens où il faut conserver les semences paysannes, travailler en bio, devenir complètement indépendants, produire ses propres bio-pesticides, nous libérer des monopoles et mettre tout cela dans un cadre juridique de coopérative. Et en plus essayer de l’étendre sur tout le territoire libanais. En gros, c’est ce que faisais pendant cette période.

RZ : Pendant les mois où tu étais dans le mouvement à Tripoli, est-ce que la participation populaire était très large, au niveau générationnel et professionnel ?

S : Il y avait surtout les jeunes, beaucoup beaucoup de jeunes et aussi beaucoup d’âges moyens, des gens qui ont des familles avec des enfants. Cette vague d’espoir a fait en sorte que plein de traumatismes soient plus ou moins résolus chez une génération qui trimballait quand même beaucoup de trucs de la guerre civile. Mais je dois dire que c’est surtout la jeunesse qui a fait bouger les choses, même les plus jeunes que moi, les lycéens, les étudiants qui sont à l’université en ce moment. C’est tout ce souffle-là qui a fait bouger les choses, sans oublier tous les jeunes qui se trouvaient dans une grande précarité, surtout dans les zones hyper pauvres, à Tripoli ou ailleurs. Cela a fait un mix extrêmement efficace, où il y avait plein d’expériences de vie qui venaient de partout. Tout le monde était d’accord qu’il fallait faire autre chose.

RZ : Dans un autre article de Mediapart de juillet, « Une jeunesse entre désespoir et révolte », il y a beaucoup de désespoir chez pas mal de jeunes, il y en a un qui dit que personne ne veut rester au Liban.

S. : C’est très vrai. D’un côté nous avons vraiment mis beaucoup d’énergie et quand il y a beaucoup d’espoir et beaucoup de déception après, c’est très fatigant. la plupart des gens en ce moment se disent que ce qui les intéresse est de nourrir sa famille, du coup il faut qu’ils s’en aillent. C’est ce qui est en train de se passer. La même dynamique d’exporter de la main d’œuvre qualifiée qui est triplée maintenant car il y a très peu d’options pour vivre décemment au Liban. Tout le monde se dit : « Moi je me barre, il n’y a plus rien à faire ici, au moins ailleurs je vivrais dans la dignité. » Franchement c’est très compréhensible, le pouvoir d’achat, je déteste ce mot mais il faut l’utiliser, parce que pour l’instant il faut bien vivre, il est vraiment au ras du sol et plein de gens ont perdu leur boulot, ont trouvé leur salaire divisé par trois. Même avec de bons salaires les gens ne peuvent plus s’acheter des choses de base comme les couches pour les bébés, parce que tout est cinq fois plus cher.

RZ : Où partent ceux qui quittent le pays ?

S : Normalement ils vont dans les pays du Golf. En ce moment je ne sais pas trop si cela va se faire. Il y a beaucoup moins d’opportunités d’embauche. Sinon, il y aussi l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale, là où il y a une diaspora libanaise. Peut-être en Europe mais beaucoup beaucoup moins, sauf s’il y a des gens déjà installés là-bas qui peuvent préparer les choses. Après, tu as aussi l’Australie d’un côté, le Canada de l’autre mais ça ce sont les gens qui vont partir et ne plus jamais revenir.

RZ : Autre question pour mieux comprendre : il y a des pays où les familles qui sont en ville ont des racines à la campagne, ils ont parfois même des terres qui appartiennent à leur famille et souvent dans des situations de crise on se tourne vers ces terres car cela permet tout simplement de manger. Est-ce que ce phénomène existe au Liban ?

S : Cela existe à un certain niveau, la plupart des habitants des grandes villes, 60 % de cette population, peut-être même 70 %, sont des gens qui viennent de la campagne et qui sont descendus à la ville pour essayer de trouver mieux, d’avoir des salaires. La plupart de ces familles ont des terres, mais à cause de toute la bulle immobilière, les gens se sont dit qu’ils allaient vendre leurs terrains et s’acheter un appartement en ville. Du coup, beaucoup de gens se retrouvent sans terre ou se retrouvent à devoir utiliser des terrains beaucoup plus petits que d’habitude, qu’ils doivent partager ou louer,… D’un autre côté, c’est le savoir-faire qui a du retard. Toute une génération a quitté son village et ne veut pas retourner à l’agriculture car ils ont vu leurs parents galérer pendant longtemps pour pas grand-chose. Du coup, c’est tout le modèle agricole qui les dégoûte.

RZ : Pour vous et le mouvement du basilic, avec vos activités avec des semences, avec le maraîchage, c’est un obstacle, ce manque de considération pour le travail agricole ?

S :C’est vrai que jusqu’à un certain point « paysan » était une insulte dans les grandes villes au Liban, ce qui est terrible. Nous essayons de montrer par l’exemple que l’on peut vivre décemment et tout à fait bien en exploitant un terrain pas forcément énorme. Nous sommes sur 2 hectares et tout va très bien. C’est pas toujours facile mais faisable. Ce que l’on essaie de montrer surtout c’est qu’il y a moyen de faire les choses différemment et de pouvoir en vivre. Ce qui a vraiment touché notre auditoire, c’est que plein de gens se sont dit que je peux avoir mon petit potager devant chez moi et au moins faire des économies sur mes achats de légumes. Ce qui est déjà pas mal en ce moment. Sans oublier tout ce qui peut en découler, c’est à dire qu’il y a de l’industrie alimentaire qui peut fonctionner grâce à cela, des petites industries, la transformation, les conserves. Sans oublier tout ce qui est en rapport avec les produits laitiers, si on peut produire du fourrage pour les vaches. Nous pouvons tout de même mettre en place des petits systèmes relativement indépendants qui fonctionnent en cercle fermé et qui peuvent tout de même produire.

RZ : Peux-tu parler plus de cette activité itinérante qui tourne dans différents coins du Liban avec ce réseau ?

S : Au moment où il y avait encore les places de la révolution, c’est à dire les places publiques des villes ou des villages où les activistes ont mis en place des tentes, des espaces de rencontre, de débats, des agoras, nous avons fait le tour un peu partout au Liban. L’idée était de raconter nos expériences sur la ferme avec Juzurna Buzurna et en gros de montrer qu’il y a des alternatives agricoles que nous pouvons gérer pour nous rapprocher de plus en plus de la souveraineté alimentaire. C’était très important de parler de souveraineté et pas de sécurité parce que la propagande de l’État parle surtout de sécurité alimentaire. Ils donnent un peu d’argent pour équilibrer le prix du blé mais c’est jamais stable et c’est le néo-libéralisme. Du coup, l’alternative est de produire le maximum de ce que nous pouvons produire sur notre petite superficie. C’est une zone fertile, il y a beaucoup d’eau, nous avons un bon climat pour le moment, du coup il y a vraiment plein de choses à faire. Et cela a réveillé plein de bons souvenirs chez des gens qui viennent de milieux ruraux et qui ont été obligés d’aller vers la ville. Cela a déclenché beaucoup d’engouement, des initiatives, des jardins partagés, des coopératives, du travail.

RZ : Je sais que vous organisez beaucoup de formations : maraîchage, compost, semences,..car le savoir-faire manque.

S : Oui, c’est une façon de remplir un vide car nous n’avons pas de politique agricole réfléchie ou raisonnée. Cela permet aux cartels de tout tenir, les grands propriétaires, les grosses compagnies. Le savoir-faire n’existe plus ou très peu ou est complètement corrompu par ce qu’on appelle l’agriculture conventionnelle qui est complètement dépendante des engrais chimiques et des semences hybrides importées. Ce qui fait que nous dépendons de l’extérieur et surtout du dollar. Ces formations-là permettent aux gens de se débrouiller et de pratiquer la recherche et l’expérience directement sur le terrain. Par exemple, en ce moment, nous avons un petit projet avec 20 familles dans la Bekaa et nous avons fait une formation qui leur permet de gérer leur jardin. Chaque famille a 500 mètres carrés et ils ont été en mesure de produire 2 tonnes de légumes d’hiver en un mois de la saison. Ce qui prouve que ce n’est pas si compliqué que ça.

RZ : Ici nous sommes toujours étonnés par votre projet, par le fait que déjà sur deux hectares vous arrivez à produire de grandes quantités de plants que vous proposez un peu partout au Liban.

S : Nous produisons au moins une centaine de variétés différentes de légumes. En été au moins une vingtaine de tomates différentes, plusieurs blés, beaucoup de céréales, de légumineuses. L’idée est qu’avec pas grand chose c’est quand même faisable, il faut juste préparer son sol, bien travailler et être autant en harmonie avec la nature que possible. C’est une preuve vivante que les choses peuvent être faites proprement, sainement, différemment, sans pour autant être incompatible avec le marché. C’est le consommateur qui devrait être un peu plus responsable et plus informé aussi.

RZ. Dans votre collectif dans la Bekaa il y a des Libanais, des Français, mais aussi des réfugiés syriens qui font partie de ce projet depuis le début. Il y a plus d’un million de réfugiés syriens au Liban, ce qui est assez incroyable dans une telle situation de crise totale. Que peut on dire actuellement de la cohabitation, de la situation de ces réfugiés au Liban ?

S : La situation des réfugiés au Liban est très mauvaise. Les aides internationales ne sont plus ce qu’elles étaient au début de la révolution syrienne, sans oublier tout ce qui a été siphonné par la corruption au Liban. Les aides ne sont même pas arrivées aux réfugiés. Leur situation est profondément précaire et dans certains cas ce n’est pas beau à voir. Je peux dire que c’est terrible comme situation. Nous essayons de montrer que quand on travaille ensemble en solidarité, cela crée une coopération beaucoup plus juste. Il ne s’agit pas de faire du profit mais plutôt de conserver une façon de faire qui permet à tout le monde de vivre décemment. Comme nous sommes une très petite association, l’impact n’est pas énorme, mais nous avons quand même pu travailler avec au moins 400 paysans, des Libanais, Syriens, Palestiniens et montrer qu’un autre modèle est possible. En plus d’une crise économique et d’un néo-libéralisme sauvage, au Liban nous avons un gros problème de racisme et c’est quelque chose qu’il faut aussi gérer au jour le jour. Franchement, la façon dont nous faisons les choses a beaucoup aidé dans ce sens.

RZ : Serge, avant de finir est-ce qu’il y a quelque chose d’autre que tu aimerais dire ?

S : J’ai plein de choses à dire mais pour le moment je pense surtout que l’on a besoin de solidarité internationale, que cela se sache, que l’on en parle, que des gens ailleurs, surtout des gens qui sont dans le milieu agricole militant soient au courant que les choses ne vont pas très bien ici. Nous faisons ce que nous pouvons, on se bat tous les jours, on ne baisse pas les bras, on sera là jusqu’au bout. Mais ce serait important que les peuples ailleurs sachent que leurs gouvernements ne sont pas forcément les meilleurs alliés des peuples libanais, syriens, palestiniens et autres.

RZ : Votre projet a-t-il un site Internet, en partie en francais ?

S : Pour l’instant nous avons une page Instagramm « Buzurna Juzurna » pour suivre nos activités, nous ne sommes pas très bons en réseaux sociaux. Juzurna Buzurna veut dire « Nos graines sont nos racines ».

RZ : Je sais qu’il y a pas mal de personnes qui sont venues vous aider.

S : Maintenant avec le corona, c’est compliqué pour les gens de venir mais nous avons toujours des volontaires. Tout le monde est bienvenu pour passer un peu de temps à la ferme, vivre avec nous, partager notre quotidien. C’est toujours cool de rencontrer des gens.

Prolongation : après l’explosion

La double explosion à Beyrouth a eu lieu à peine dix minutes après le début de l’entretien réalisé le 4 août. Nous avons donc reparlé quelques jours plus tard, le 10 août, avec Serge pour avoir sa réaction par rapport à cette destruction massive à Beyrouth et les conséquences politiques.

Serge : Déjà le gouvernement vient de tomber, le Premier Ministre a annoncé la démission du gouvernement il y a quelques minutes. Ça, c’est fait ; mais ce n’est absolument pas suffisant. Comment décrire la situation ? Une grosse partie de la ville est en ruine. C’est vrai qu’au moment où je vous parlais la semaine dernière, j’ai raccroché, j’ai vu les news et c’était terrifiant en vrai. 2 700 Tonnes de nitrate d’ammonium. C’est une des plus grosses déflagrations de l’histoire de l’humanité d’une bombe non-atomique. C’est vraiment énorme et depuis les gens sont dans la rue. Les premiers jours après l’explosion il y avait un gros mouvement de solidarité pour trouver les blessés, essayer de sauver ceux que l’on pouvait sauver, déblayer les rues, aider les gens dans leurs malheurs… Après, samedi, il y avait un gros rassemblement, une manifestation. Nous avons été très gracieusement reçus par les forces de l’ordre à coup de grenades lacrymogènes et de balles en caoutchouc. Ils ont rajouté un petit truc à leur petite panoplie. On se fait tirer dessus avec des fusils à plomb. Il y a beaucoup de gens qui ont soit des blessures au visage, des conséquences directes du fait qu’ils nous tirent dessus à bout portant. Ce n’est plus des tirs en l’air de lacrymo, c’est des fusils à plomb directement dans la gueule sauf que nous sommes extrêmement nombreux. C’est toute une population, tout un peuple qui se rappelle le 17 octobre mais avec beaucoup de douleur et de colère. Voilà pour l’instant où on en est, la rue ne se vide pas. Beyrouth est sous contrôle militaire. Apparemment ils ont décidé que c’était une bonne idée de mettre l’armée dans les rues et de bloquer tous les accès au centre-ville, là où siège le Parlement. La destruction totale de tout un quartier, des centaines de morts, des milliers de blessés, deux hôpitaux ravagés et un corps médical complètement surchargé. L’État, le gouvernement n’ont pas fait grand-chose. Si on regarde dans la rue, ce sont des gens, c’est le peuple qui s’est entraidé et les flics étaient posés aux coins des rues à fumer des clopes et à nous regarder faire. Voilà en très bref où nous en sommes pour le moment.

RZ : On évoque aussi des centaines de milliers d’habitations détruites…

S : Apparemment trois cent mille unités à peu prés.

RZ : Donc c’est un chantier immense qui va commencer…

S : C’est un carnage. Je suis allé voir. Je viens de rentrer dans la Bekaa. J’ai fait des allers retours tous les jours depuis jeudi dernier et franchement on avait vu des choses terribles mais jamais quelque chose comme ça.

RZ. Que peut-il se passer maintenant ? Effectivement, le Premier Ministre n’avait pas vraiment le choix car plusieurs ministres avaient déjà démissionné. Ce gouvernement était mis en place avec le soutien du Hezbollah, Michel Aoun, le Président libanais et le Président du Parlement. Le Hezbollah est un mouvement qui est très armé. J’imagine que ce n’est pas évident de trouver une sorte de relève, une autre force qui arrive à fédérer tout le monde ?

S : Déjà, il faut être clair sur ce que c’est ce gouvernement. C’est un gouvernement de coalition mafieuse. Tous les chefs de guerre qui sont devenus dirigeants politiques après la fin de la guerre civile ont des intérêts et ces intérêts sont protégés par ce gouvernement et les gouvernements qui existaient avant. Il n’y a pas vraiment de grande différence. En ce moment, c’est le Hezbollah et le courant patriote libre du président et Amal qui sont plus sur le devant de la scène, mais il ne faut pas oublier que ce sont tous les acteurs de la politique libanaise depuis 1992 qui sont fautifs et qui font partie de ce système et qui ont des intérêts dans la corruption. L’alternative serait une coalition populaire avec des alternatives qui ont émergé un peu avant et à partir de la révolution du 17 octobre. Cela va être très compliqué de pour mettre cela en place. Je pense que le mouvement populaire doit rester dans la rue pour mettre la pression mais à un moment ou un autre on va devoir se confronter aux forces armées, que ce soiten les milices ou les forces armées « officielles ». On se demande : est-ce qu’ils vont tirer sur le peuple ? Ils sont déjà en train de le faire, du coup je ne sais pas ce qui pourrait se passer après. Mais la voix de la rue a dit que là pour l’instant on s’est débarrassé de ce gouvernement, même si c’était vraiment une sorte de pantin. Après, il faudra mettre en place des indépendants qu’on connaît, en lesquels on a confiance, qui sont capables de faire leur travail sans céder aux pressions des différents acteurs politiques pour pouvoir commencer à construire un pays. Là pour l’instant nous n’avons rien ici, il n’y a plus rien. Du coup, il faut recommencer par le bas.

RZ : Le premier ministre avait évoqué des élections anticipées mais l’opposition et les collectifs de la contestation voient dans de nouvelles élections un piège parce qu’il faudrait d’abord une nouvelle loi électorale.

S : Exactement, la loi que nous avons pour l’instant et les lois qui l’ont précédé ont toujours été des lois faites sur mesure pour que les acteurs en place restent en place. C’est une arnaque complète, c’est de la poudre aux yeux. Avant de faire n’importe quel genre d’élections, il faut d’abord changer la loi pour que ce soit beaucoup plus représentatif des vrais demandes du peuple et qu’on arrête d’utiliser les vieux découpages politiques confessionnels qui existent depuis trente ans.

RZ : Le mouvement Citoyens et Citoyennes dans un État a dit qu’il faudrait un gouvernement de transition avec des pouvoirs législatifs pour dix-huit mois qui aurait deux missions : faire face à la crise financière sans précédent et poser les bases d’un État laïc.

S : Oui c’est leur discours depuis le début. Ils sont actifs depuis longtemps, leur chef de file est un ancien ministre qui a démissionné, Charbel Nahas, c’est un prof de fac. On n’est pas toujours d’accord avec tout ce qu’il raconte en tout cas moi parce que je viens de la rue, je ne viens pas des grands penseurs mais c’est peut-être une alternative. Leurs alliances ces derniers temps laissent un peu à désirer. C’est une méthode qu’on pourrait appeler old school. Ils essaient de travailler à un niveau d’influence en s’alliant avec des personnages qui pourraient avoir un poids régional. Mais pour l’instant quand on regarde ce qu’ils proposent, c’est l’alternative la plus décente on va dire. Mais ce n’est pas la seule et les initiatives populaires locales peuvent aussi avoir des conséquences plutôt positives si on arrive à s’organiser.

RZ : Il y a aussi des personnes qui s’inquiètent de deux scénarios qui pourraient se profiler : la mise en place d’un gouvernement militaire ou l’irruption de violences civiles spontanées ou orchestrées et qui mènent à une nouvelle sorte de guerre civile. On sait quand une guerre civile commence mais c’est très difficile de savoir quand cela va terminer. Est-ce que tu crois que c’est un vrai risque ?

S : Le risque existe toujours. Si on regarde notre histoire, on se dit que cela peut arriver. Beyrouth est déjà sous tutelle militaire. Ils bloquent les journalistes. La liberté d’expression n’est plus ce qu’elle était. Est-ce qu’ils forceraient des combats ? Ils pourraient jouer cette carte-là mais en même temps, quand on regarde les mouvements populaires, comment ils sont dans la rue, la solidarité après une catastrophe aussi grande est quand même très puissante, très solide et nous lie tous ensemble. Il y a une chance que cela arrive mais ce n’est pas le scénario le plus plausible. Je ne pense pas qu’en ce moment les gens vont se mettre sur la gueule entre eux alors que nous savons qui est l’ennemi et nous savons très bien qui est là depuis trente ans. Ils n’arriveront pas à nous voler et nous assassiner.

RZ : Nous savons qu’il y a eu une conférence de donateurs au niveau des États pour apporter un soutien au Liban mais au niveau plutôt citoyen, comment des gens qui veulent faire quelque chose, qui se sentent vraiment dégoûtés par ce qu’ils voient, peuvent aider ? Est-ce qu’il y a un canal ou des propositions de solidarité citoyennes internationales ?

S : Il faut d’abord absolument ne pas passer par le gouvernement libanais ou l’ex-gouvernement libanais ou quoi que ce soit qui participe à cette matrice de corruption mafieuse. Idéalement, pour les gens qui voudraient aider, ce serait beaucoup plus simple de rentrer en contact avec des gens qu’ils connaissent, du coup ce serait un contact basé sur la confiance et la connaissance personnelle. Après, je pense que la Croix Rouge libanaise et la Croix Rouge internationale, on peut compter sur eux. Pour l’instant, ils ont fait preuve de beaucoup de courage et beaucoup d’efficacité. Et après, il y a plein de petits groupes. Cela va prendre du temps de tous les citer mais je ferais une petite liste de gens en qui j’ai confiance et ce sera beaucoup mieux que de passer par les canaux officiels.

RZ. : Serge, merci beaucoup et bon courage à vous tous.

S : Merci à toi

Publié le 30/08/2020

Les plus fragiles et la transition écologique seront les grands perdants du plan de relance

 

Par Manuel Jardinaud (site mediapart.fr)

 

Des documents de la direction des finances, consultés par Mediapart, montrent à quel point le plan de relance est réellement une politique structurelle de l’offre qui met de côté l’accompagnement des plus fragiles et, plus généralement, des ménages. Le soutien à la transition écologique ne s’en sort pas mieux.

On en connaissait les grandes lignes, on connaît désormais le détail du plan de relance. Des documents produits par la puissante direction des finances, et consultés par Mediapart, montrent que la stratégie du gouvernement ne varie pas : politique structurelle de l’offre, absence de soutien à la consommation et écologie par petites touches.

Les 100 milliards dudit plan, qui doit être finalement présenté le jeudi 3 septembre, sont ventilés en trois tiers à peu près équivalents. Un premier déjà voté ou annoncé, un tiers issu du plan de soutien européen (que la France, quoi qu’il arrive, devra rembourser) et un tiers qui fera l’objet de la discussion budgétaire à l’automne.

Quatre grands thèmes sont définis par Bercy sous la houlette du ministre Bruno Le Maire : « verdissement » pour un total de 31 milliards d’euros, « indépendance/compétitivité » (33 milliards), « compétences » (19 milliards) et « cohésion » (16 milliards).

Ce quatrième volet, censé être le plus social pour préserver notamment la « cohésion » des territoires et venir en aide aux plus fragiles est donc le moins bien doté. Aux fameux territoires, pourtant si chers au premier ministre Jean Castex, seuls 600 millions d’euros vont être proposés en complément des mesures déjà prises. Une goutte d’eau.

D’autant que, tant au niveau des régions que des communes, le manque à gagner va être considérable. De fait, l’axe principal du plan de relance au niveau national est un effort budgétaire sur deux ans de 20 milliards d’euros (sur 35,3) à travers la baisse des impôts de production, en particulier ce que l’on nomme la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et qui a remplacé la taxe professionnelle. Elle rapporte à elle seule plus de 17 milliards d’euros pour financer régions, départements et communes.

Mais le Medef n’en a cure, et désormais le gouvernement non plus. Ce plan de relance doit être l’occasion d’implanter encore plus une politique de compétitivité même s’il faut étrangler encore un peu plus les collectivités locales et déséquilibrer une fois de plus les ressources locales.

Fin juillet, la députée Émilie Cariou, ex-LREM et pilier de la commission des finances, s’était émue de cette proposition à l’Assemblée nationale devant ses pairs, défendant le sens de ces impôts : « Il est bien normal de taxer l’activité économique d’un territoire, car ce territoire offre non seulement des infrastructures, mais aussi du personnel qu’il a contribué à former », avait-elle mis en avant.

Ses collègues de la majorité, tout à leur néolibéralisme, se réjouissaient déjà de ce joli cadeau fait au patronat qui, du reste, bénéficiera en particulier aux grandes entreprises.

En outre, la piste pour compenser en partie cette perte pour l’économie locale demeure d’affecter une partie de la TVA, du moins aux régions. Ce qui générera une perte pour le budget de l’État et, à terme, aura des conséquences délétères sur le financement des services publics par exemple. La seule solution en ce cas sera, à un moment ou à un autre, de relever cet impôt discriminatoire ce qui pénalisera en priorité les ménages les moins aisés. Les perdants seront, une nouvelle fois, les mêmes.

Devant la commission des finances, fin juillet, la députée socialiste Christine Pirès-Beaune avait d’ailleurs déclaré que « la compensation d’une baisse de CVAE risque donc de s’opérer sur une base contestable et de sanctuariser des inégalités ».

L’économiste Mathieu Plane, interrogé par Mediapart, convient que cette baisse de 20 milliards des impôts de production, couplée à une diminution de moitié de l’impôt sur les bénéfices, « n’est pas une mesure de relance comme les autres. C’est même une mesure structurelle et pérenne. La question du financement va donc se poser ».

Il s’interroge sur le choix du gouvernement de ne pas concentrer ses efforts auprès des entreprises sur leurs besoins de fonds propres et de capitaux avec une ligne budgétaire de seulement 3 milliards d’euros. « Je pense qu’il aurait fallu des mesures plus ciblées sur la crise, comme doit normalement le faire un plan de relance. »

Autres perdants : les plus fragiles au sein de la population. Ils sont les parents pauvres du plan de relance. « Le soutien aux personnes précaires », l’une des lignes budgétaires du volet cohésion, ne représente en tout et pour tout que 800 millions d’euros comprenant pour l’essentiel la hausse de l’allocation de rentrée et le repas à 1 euro en resto universitaire.

Par comparaison, l’État prévoit autant d’argent pour l’aide aux associations et à l’hébergement d’urgence (200 millions d’euros) que pour le maintien des compétences dans le nucléaire.

Là aussi, Mathieu Plane pointe une sorte d’incohérence avec « des mesures sociales relativement faibles », qui ne correspondent pas à une logique d’urgence pour faire face à une crise économique sans précédent.

Selon l’Insee, le PIB de la France a chuté de 13 % au deuxième trimestre… L’économiste observe également l’absence de tout dispositif de soutien à la consommation – hors rénovation thermique des bâtiments – qui, pourtant, joue un rôle majeur et efficace pour tenir à flot l’économie.

Prétendument marqueur de ce plan de relance : le « verdissement », qui remplace la « transition écologique » en langage technocratique. Tout un symbole. Sur les 31,8 milliards d’euros qui composent ce volet-là, le gouvernement ne va abonder que de 2,7 milliards d’euros supplémentaires le budget total au sein d’un saupoudrage essentiellement financé par les crédits européens.

Dans cet éventail de sommes censées accompagner le pays vers une économie décarbonée et plus respectueuse de l’environnement, « la transition agricole » ne recevra finalement que 1,3 milliard d’euros, soit à peine 4 % de l’effort budgétaire. Comparativement, le plan de soutien aux secteurs automobile et aéronautique débloque deux fois plus de fonds.

Le volet « accélération de la transformation agricole » n’obtient qu’une enveloppe européenne de 200 millions d’euros. Dans le même esprit, la politique de « décarbonation des industries » ne bénéficie d’un effort supplémentaire que de 900 millions d’euros (pour un total de 1,2 milliard).

Face à la crise, et avec ce plan de relance dont la présentation officielle a été repoussée d’une semaine, le pouvoir actuel continue de creuser un sillon entamé bien avant cette crise historique : implanter une politique de l’offre faite de baisses d’impôts pour les entreprises et laisser les miettes aux plus fragiles et à une véritable transition écologique. L’urgence attendra.

Publié le 29/08/2020

Le nouveau protocole sanitaire de Blanquer ne satisfait pas les syndicats

 

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

 

Le ministère de l’éducation nationale a publié jeudi 27 août un nouveau protocole sanitaire. Ces six pages préconisent l’accueil du maximum d’élèves et n’imposent que l’obligation du port du masque par les adultes et les élèves dès l’âge de 11 ans. 

Il fut un temps où le protocole sanitaire à destination des établissements scolaires, en vue du déconfinement, comptait une soixantaine de pages. Aujourd’hui, quelques jours avant la reprise, un nouveau protocole a été publié par le ministère de l’éducation nationale, mais il a subi une sacrée cure d’amaigrissement.

Les nouvelles consignes tiennent en effet en six pages seulement. Elles se résument peu ou prou à accueillir un maximum d’élèves et au port du masque pour les adultes et les élèves au collège et au lycée. « Le principe est celui d’un accueil de tous les élèves, à tous les niveaux et sur l’ensemble du temps scolaire, dans le respect des prescriptions émises par les autorités sanitaires », peut-on y lire.

Dans le cadre du dispositif « Vacances apprenantes», Jean-Michel Blanquer s'est rendu dans une école à Montataire qui accueille pendant deux semaines une quarantaine d’élèves. © Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Les parents sont considérés comme des acteurs incontournables. « Ils s’engagent à ne pas mettre leurs enfants à l’école, au collège ou au lycée en cas de fièvre (38 °C ou plus) ou en cas d’apparition de symptômes évoquant le Covid-19 chez l’élève ou dans sa famille. » Ils ont la possibilité de déposer leurs enfants dans les locaux à condition d’être masqués et de respecter la distanciation.

En revanche, dans les espaces clos (salles de classe, ateliers, bibliothèques, réfectoires, cantines, internats, etc.), « la distanciation physique n’est pas obligatoire lorsqu’elle n’est pas matériellement possible ou qu’elle ne permet pas d’accueillir la totalité des élèves. Néanmoins, les espaces sont organisés de manière à maintenir la plus grande distance possible entre les élèves ».

Le protocole précise que « le port d’un masque “grand public” est obligatoire pour les personnels en présence des élèves et de leurs responsables légaux ainsi que de leurs collègues, tant dans les espaces clos que dans les espaces extérieurs ».

Pour les élèves, le port du masque est « à proscrire » en maternelle et « pas recommandé » en élémentaire. Sur ce point, l’OMS explique qu’il est possible de le porter dès l’âge de six ans si la situation sanitaire s’y prête et si les enfants parviennent à le conserver.  Les collégiens et les lycéens devront se couvrir le nez et la bouche en permanence « dans les espaces clos ainsi que dans les espaces extérieurs ».

Les élèves en sont toutefois exemptés lors de certaines activités précises. « Bien entendu, le port du masque n’est pas obligatoire lorsqu’il est incompatible avec l’activité (prise de repas, nuit en internat, pratiques sportives, etc.). Dans ses [sic] situations, une attention particulière est apportée à la limitation du brassage et/ou au respect de la distanciation. »

Le protocole pour le premier et le second degré impose un lavage des mains pendant 30 secondes à l’arrivée, avant chaque repas, après être allé aux toilettes, avant de rentrer chez soi ou dès le retour au domicile. Encore faut-il que les établissements scolaires possèdent suffisamment de sanitaires et de savons...

Dans cette version du protocole, éviter le brassage entre groupes d’élèves « n’est pas obligatoire » mais limité « dans la mesure du possible ».

Le nettoyage des locaux est préconisé au minimum une fois par jour, là où en sortie de confinement il avait lieu plusieurs fois par jour avec une insistance sur les éléments fréquemment touchés par les élèves et les personnels comme les poignées de porte par exemple. La ventilation des locaux doit être « la plus fréquente possible » pendant au moins quinze minutes, pendant les récréations ou toutes les trois heures.

Ce protocole semble bien léger au regard de la situation, alors que tout indique une reprise des contaminations. Dix-neuf nouveaux départements sont désormais en « rouge », ce qui correspond à des zones de circulation active du virus. De son côté, la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal a annoncé ce jeudi sur BFMTV que le masque serait obligatoire « pour tous et partout dans les établissements d’enseignement supérieur ».

Invité de Franceinfo le 24 août, le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy a d’ores et déjà prévenu : « Il y aura des enfants qui vont se contaminer et il y aura probablement quelques enseignants qui vont se contaminer. Et on va le gérer. »

C’est le cas à la Réunion notamment, où la rentrée est d’ores et déjà perturbée. Les élèves ont repris le chemin de l’école le 17 août. À Saint-Denis, Saint-Paul et dans d’autres villes de l’île, une trentaine d’élèves ont été testés positifs au Covid-19 depuis la semaine dernière, rapporte Franceinfo. Des classes ont été fermées et des élèves isolés. Pour toutes ces raisons, les organisations syndicales demandent au ministre de prendre la mesure de la situation.

Mercredi, lors de sa traditionnelle conférence de presse de rentrée, le ministre de l’éducation nationale avait voulu absolument s’autopersuader que cette reprise allait être aussi normale que possible. Ainsi a-t-il rechigné à livrer des détails sur les procédures à mettre en œuvre en cas de contaminations en milieu scolaire.

Jeudi, lors d’une conférence de presse conjointe avec Jean Castex, le premier ministre, et Olivier Véran, son collègue de la santé, il a expliqué qu’il n’était « pas prévu de mesures d’ordre général » mais « des mesures localisées, avec les préfets, les services des Agences régionales de santé [ARS], les recteurs, pour que se déclenche immédiatement une procédure calée avec le ministère de la santé ».

En cas de suspicion dans un établissement scolaire, il faudra isoler la personne qui présente des symptômes, remettre la liste des personnes contacts à l’ARS, effectuer un dépistage rapide et systématique des cas contacts ; ces résultats pourront ensuite « amener les autorités sanitaires, préfectorales et scolaires à envisager des mesures éventuelles et temporaires d’une ou plusieurs classes voire d’un établissement », a détaillé M. Blanquer.

Dans ce cas-là, des enseignements à distance seront dispensés. Des précisions devraient être données dans les jours à venir. Rien de plus que ce que le locataire de la rue de Grenelle avait déclaré la veille ou le matin même sur France Inter.

Le ministère distille petit à petit les informations, ce qui a le don d’agacer le Snuipp-Fsu, le principal syndicat des enseignants du premier degré. Pour Guislaine David, la nouvelle porte-parole, « le ministre ne prend pas la mesure de la situation ». « Il ne suffit pas d’écrire un plan pédagogique pour qu’il se mette en œuvre. L’école de demain ne pourra pas être celle d’hier. C’est comme s’il n’en avait pas du tout conscience », a-t-elle déclaré mardi.

La responsable syndicale déplore la légèreté des préconisations et l’abandon de certaines pratiques mises en œuvre en mai et en juin. « Il n’est même pas exigé d’éviter que les classes se croisent ! Il faut empêcher le brassage si on veut éviter les fermetures des établissements en entier. »

Elle demande aussi que la désinfection des locaux et des surfaces en contact avec les élèves soit plus fréquente. Guislaine David notait également qu’il n’y avait pas eu de travaux cet été dans les établissements scolaires pour créer davantage de points d’eau, indispensables pour un lavage des mains régulier. « Le protocole ne permet pas une rentrée sereine », a estimé Guislaine David.

Le Snalc n’est pas plus satisfait et pointe dans un communiqué le « flou » du protocole et des directives de l’éducation nationale. « Si le Snalc n’a pas demandé un protocole de 60 pages comme on a pu le connaître par le passé, il estime que ce dont nous disposons actuellement est léger, et fait porter une part importante de responsabilités sur les personnels. »

Le syndicat, très implanté dans le secondaire, se demande ce qu’il sera possible de faire en éducation physique et sportive ou en éducation musicale. Quid des chorales ?

Et, en cas de fermeture de classes ou de besoin de limiter le nombre d’élèves présents, le Snalc s’interroge : « Si la situation sanitaire se dégrade, ce sera une nouvelle fois le règne de la débrouille, et il faudra chercher (sans être sûr de les trouver) des lieux autres que le domicile de l'élève pour que ce dernier puisse travailler. »

Le Snes-Fsu, principal syndicat du secondaire, n’est pas plus rassuré. Sa porte-parole Frédérique Rolet plaide pour que le ministre prenne la mesure de la situation : « Il est urgent d’être responsable. Il ne faut pas seulement assurer la rentrée mais l’année de façon sûre. »

Elle déplore que les collectivités locales doivent assumer la sécurité des établissements, faute de pilotage central. Leurs moyens sont disparates, pointe-t-elle. Sophie Vénétitay, secrétaire adjointe du Snes-Fsu et professeur de SES, renchérit : « Le protocole est trop léger et laisse de côté toute une partie des situations, tout ce qui se passe en dehors de la classe. »

Elle déplore le manque de règles précises sur l’aération, l’emprunt des livres au CDI ou encore la demi-pension. Elle reconnaît que ce dernier point est une question épineuse et complexe. Mais qu’étaler les services est indispensable pour limiter les brassages.

« Ce protocole ne permet pas de sécuriser les élèves et de faire de la prévention. Les plans sont dans les tiroirs mais on ne les a pas vus. Si dans dix jours il y a une circulation encore plus active du virus et qu’il y a un accueil plus dégradé, on aimerait savoir comment cela va se passer mais nous n’avons pas été associés à une forme de stratégie de gestion d’une éventuelle crise. On aurait aimé une réunion pour en discuter », poursuit encore Sophie Vénétitay. 

Rendez-vous à la rentrée pour voir si ces mesures jugées insuffisantes par les syndicats auront besoin d’être adaptées ou améliorées.

Publié le 28/08/2020

Masques gratuits. Une revendication qui monte en puissance

 

Diego Chauvet (site humanite.fr)

 

« Inutiles » en mars, les masques sont désormais obligatoires quasiment partout. Pour autant, ils sont toujours payants. Avec la rentrée cette protection contre le Covid 19 va peser lourd dans les budgets des familles. À moins que le gouvernement ne les rende gratuits.

Le confinement avait démarré au mois de mars par le scandale de la pénurie de masques, y compris pour les personnels soignants, et du mensonge sur sa prétendue « inutilité ». Désormais, cet outil nécessaire à la prévention des contaminations par le Covid 19 est disponible en nombre. Et bien que de plus en plus obligatoire partout sur le territoire (il le sera notamment dès le 1er septembre dans les entreprises), il est payant. Dès que la date du déconfinement avait été annoncée par Emmanuel Macron en avril dernier, des responsables politiques, notamment à gauche se sont préoccupés de cette question et ont lancé des appels et engagé des initiatives en faveur de la gratuité des masques. L’Humanité avait d’ailleurs lancé une pétition en ce sens dès le 6 mai.

Des collectivités territoriales mobilisées

En cette rentrée, la bataille pour la gratuité reprend de l’ampleur. Au point que des collectivités territoriales ont dû reprendre l’initiative et mettre elles-mêmes leurs finances à contribution pour distribuer des masques aux lycéens et collégiens à la rentrée scolaire. C’est le cas notamment des régions Île-de-France, Hauts-de-France et Occitanie. Mais aussi de départements. La Seine-Saint-Denis distribuera ainsi des masques en tissus pour les collégiens, de même que le département du Val-de-Marne. Durant le confinement déjà, de nombreuses collectivités territoriales s’étaient mobilisées pour produire et distribuer des masques.

Pour l’instant, le gouvernement rejette toujours l’idée d’une gratuité des masques. Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer s’est même réfugié derrière l’augmentation de 100 euros de l’allocation de rentrée scolaire, considérant que celle-ci servait également à l’achat de ces protections pour les élèves… « Je suis en profond désaccord avec la déclaration du ministre de l’Éducation affirmant que le masque sera « une fourniture scolaire comme une autre », a vivement critiqué la présidente de la région Occitanie, la socialiste Carole Delga, et qu’il devrait être supporté par les familles au même titre que l’achat d’une « trousse » ou de « cahiers ». La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui réclame des mesures exceptionnelles, sanitaire mais aussi sociale. Le port du masque en milieu scolaire en est une », a ajouté l’élue.

Selon les principes fondateurs de la République

Le président du département du Val-de-Marne, le communiste Christian Favier, est sur la même ligne : « même si on est amené à fournir des masques, nous continuons de demander la gratuité pour tous, compte tenu de l’obligation de la porter qui se généralise. On voit que ça peut peser très lourd dans le budget d’une famille, à peu près 228 euros par mois pour une famille de 4 personnes. Si ça doit durer pendant plusieurs mois, c’est très lourd ». Selon Christian Favier, « le port du masque est une mesure de santé publique. À partir de ce moment-là, il doit être pris en charge. Peut-être par la sécu. En tout cas par les pouvoirs publics, sans que cela soit soumis à la bonne volonté d’une collectivité. Je rappelle qu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens financiers ».

L’idée d’une prise en charge selon les principes fondateurs de la République comme de la sécurité sociale, c’est aussi ce que défend le président de la Seine-Saint-Denis, le socialiste Stéphane Troussel. « L’école est laïque, publique, gratuite et obligatoire, rappelle-t-il. La Sécurité sociale rembourse à 100 % les médicaments irremplaçables. Or face au Covid, le masque est irremplaçable. Dans la philosophie qui fonde la sécu, on cotise selon ses moyens et on reçoit selon ses besoins. Les élèves ont besoin de masques ».

Pour assurer la gratuité des masques aux élèves

C’est aussi avec cet argument que le PCF réclame la prise en charge des masques par la sécurité sociale, et pas uniquement pour les scolaires, mais pour tous. Il n’est pas seul à gauche à avoir une revendication en faveur de la gratuité. Les députés de la France Insoumise avaient déjà déposé un projet de loi en ce sens dès le 28 avril dernier, par le biais d’une prise en charge par l’État. Mardi 25 août, ce sont des élus de l’opposition, dont Yannick Jadot (EELV) et Damien Abad (LR) qui ont joint leurs efforts pour réclamer la gratuité pour les scolaires au gouvernement.

En Seine-Maritime, le député Sébastien Jumel, le maire de Dieppe, Nicolas Langlois, la sénatrice Céline Brulin, les maires du Tréport et d’Eu, Laurent Jacques et Michel Barbier, ont publié une lettre ouverte réclamant au gouvernement de passer commande aux 500 entreprises de la filière de production française pour assurer la gratuité des masques aux élèves de 11 ans et plus. « À considérer que le masque serait une fourniture scolaire comme une autre, écrivent les élus communistes, le risque est grand de banaliser cet objet de protection et au bout du compte de renforcer les inégalités sociales de prévention et de santé. Ce n’est pas la conception que nous nous faisons de la République pour tous et partout ». Avec la FCPE, des parents d’élève se mobilisent également : une pétition a été mise en ligne par l’association le 21 août.

Pour l’instant, le gouvernement fait la sourde oreille. Avec l’installation de la crise sanitaire dans la durée, il va devoir faire face à une campagne en faveur de la gratuité qui monte en puissance. Finira-t-il par l’entendre ?

 

Diego Chauvet

Publié le 27/08/2020

 

Pour complaire aux États-Unis, la détention perpétuelle de Georges Ibrahim Abdallah

« Terroriste » un jour, terroriste toujours ?

 

(site monde-diplomatique.fr)

 

La convention européenne des droits de l’homme interdit de maintenir un condamné en prison « sans aucun espoir de sortie ». Cela semble pourtant correspondre au sort du militant communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah, incarcéré en France depuis plus d’un tiers de siècle. La prolongation de sa détention doit beaucoup au climat créé par des attentats auxquels il est étranger.

par Pierre Carles 

 

 Fin mars 2020, afin de désengorger des prisons françaises à un moment où la pandémie de Covid-19 risque d’y faire des ravages, la ministre de la justice Nicole Belloubet ordonne la libération de 13 500 détenus dans les deux mois qui suivent. Il s’agit surtout de personnes ayant purgé l’essentiel de leur peine. Au moment où Mme Belloubet prend cette décision, la maison d’arrêt de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) héberge M. Georges Ibrahim Abdallah, un militant communiste libanais, qui a combattu l’occupation de son pays par Israël en 1978. Il a achevé sa peine incompressible depuis le 27 octobre 1999. L’homme est donc libérable depuis… le siècle dernier (1).

En 2020, il vit sa trente-sixième année d’incarcération. Un « record de France » depuis un demi-siècle pour un militant politique. Exception faite de l’Italie, une incarcération d’une telle longueur est exceptionnelle dans les pays de l’Union européenne.

M. Abdallah a été jugé et condamné pour complicité d’homicide volontaire. Aux yeux de la justice, il n’est pas un meurtrier. Lors de son procès, il a nié avoir participé aux actions pour lesquelles il a été arrêté et condamné. Mais il s’est déclaré solidaire de certaines luttes militantes radicales, a exprimé son soutien aux Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), un groupe de résistants communistes qui a pris les armes et qui a assassiné, en 1982, l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, Charles Ray, ainsi qu’un fonctionnaire israélien membre du Mossad (les services secrets israéliens), Yacov Barsimentov, l’un et l’autre en poste à Paris.

Cette année-là, Israël attaquait le Liban, avec la bénédiction de l’administration Reagan, pour tenter d’anéantir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), tuer ou capturer Yasser Arafat, le leader de la résistance palestinienne. Aux yeux des FARL, les deux assassinats commis à Paris constituaient un acte de résistance armée à une agression militaire. Et, lors de son procès aux assises, en février 1987, M. Abdallah lança : « Si le peuple ne m’a pas confié l’honneur de participer à ces actions anti-impérialistes que vous m’attribuez, au moins j’ai l’honneur d’en être accusé par votre cour et de défendre leur légitimité face à la criminelle légitimité des bourreaux. »

« Tous les barbus se ressemblent »

Quelle autre raison peut justifier la non-libération, en 2020, d’un complice d’homicide ayant purgé plus de trente-cinq années d’incarcération ? Son comportement en détention inspire le respect aux gardiens, et le directeur de la maison d’arrêt apprécie de discuter avec lui de la situation au Proche-Orient. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont même des surveillants syndiqués du centre pénitentiaire qui, ne comprenant pas pourquoi leurs camarades tarbais ne se mobilisaient pour réclamer sa libération, ont alerté les militants de la cellule communiste de Tarbes de la présence de ce marxiste libanais en longue détention.

Mais sa non-libération trouve une explication dans les propos de la garde des sceaux à l’Assemblée nationale le 8 avril dernier, en pleine pandémie. Ce jour-là, Mme Belloubet précise qu’elle exclut des libérations anticipées « les criminels, les personnes condamnées pour des faits de violences intrafamiliales et les détenus terroristes ». Or, bien que le groupe armé auquel M. Abdallah est censé avoir appartenu n’ait pas commis d’actions terroristes au sens où on l’entend habituellement (attentats aveugles, pose de bombe dans la rue, assassinats de civils destinés à terroriser la population), la justice française le qualifie de « terroriste ». Pourquoi ? En raison d’actes assurément criminels, mais dont les FARL ne sont pas les auteurs…

Car, quelques mois avant la comparution de M. Abdallah devant la cour d’assises, à Paris, fin février 1987, des attentats ont endeuillé la capitale (RER, bureau de poste, magasin Tati). Bilan : quatorze morts et plus de deux cents blessés. La plupart des grands médias (Le Monde, Libération, Le Figaro, RTL, France Inter, Europe 1, les principales chaînes de télévision) reprennent alors les propos du ministre de l’intérieur Charles Pasqua et de son ministre délégué de la sécurité Robert Pandraud (2). Tous deux attribuent aux FARL et aux frères de M. Abdallah la responsabilité de ces actions terroristes. Or, comme Pandraud et Pasqua l’admettront quelques années plus tard, ils jettent en pâture à la presse le nom « Abdallah » afin de dissimuler qu’ils ne savent pas sur le moment qui sont les poseurs de bombe : « Nous avions lancé la piste des FARL sur la base des premiers témoignages, même si nous savions que pour des Français, qui pensaient avoir reconnu les frères Abdallah sur les lieux des attentats, tous les barbus proche-orientaux se ressemblent, reconnaît Pandraud. Je me suis dit que mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien. En réalité, nous n’avions alors aucune piste (3).  »

Des journalistes influents (Edwy Plenel et Georges Marion, alors enquêteurs au Monde, Charles Villeneuve, de TF1, Hervé Brusini, d’Antenne 2, etc.) accréditent la « piste Abdallah ». Ils prétendent que les frères de M. Abdallah auraient voulu faire pression sur le gouvernement français afin d’obtenir sa libération en faisant exploser ces bombes. Mais, en réalité, les attentats terroristes de 1986 ont été commis par des membres du Hezbollah libanais instrumentalisés par Téhéran. À l’époque, l’Iran en veut à la France d’appuyer militairement l’Irak de Saddam Hussein dans sa longue guerre contre la République islamique (1980-1988), qui a provoqué un million de morts.

Les FARL, elles, ne pratiquaient pas d’actes terroristes contre les civils, mais des assassinats ciblant des militaires. Toutefois, influencée par les fausses informations délivrées par les médias, la justice française n’a pas douté du caractère « terroriste » des actes reprochés à M. Abdallah et aux FARL. Depuis, impossible de décoller cette étiquette.

Le 25 février dernier, à Beyrouth, M. Bruno Foucher, ambassadeur de France au Liban, reçoit une dizaine de journalistes à déjeuner. Entre le dessert et le café, il est interpellé par un correspondant français sur le cas de M. Abdallah.

Le diplomate peut difficilement feindre d’ignorer ce dossier. Tous les 14 Juillet, à Beyrouth, des centaines de manifestants se postent devant son ambassade pour réclamer la libération de leur compatriote. Depuis 2004, date du rejet en appel de la première demande de libération conditionnelle, le militant libanais s’est vu refuser sa libération à neuf reprises. Comme on pouvait s’y attendre, M. Foucher répond que l’affaire relève de la justice et non de la diplomatie ou du pouvoir politique. Pourtant, on va le voir, sous la présidence de M. François Hollande, M. Manuel Valls, ministre de l’intérieur, est intervenu directement pour bloquer la libération de M. Abdallah.

Le secrétaire national du Parti communiste français (PCF), M. Fabien Roussel, a adressé le 14 avril 2020 un courrier à la garde des sceaux, Mme Belloubet. Il y réclame la libération de M. Abdallah, estimant que « personne ne peut aujourd’hui affirmer qu’il représenterait un quelconque danger pour notre pays ». M. Roussel devance ainsi les assertions du gouvernement américain pour qui « l’emprisonnement à vie [est] approprié aux graves crimes perpétrés par M. Abdallah, et il est légitime de s’inquiéter du danger qu’il représenterait pour la communauté internationale s’il était libéré (4)  ». Député du Nord, le dirigeant du PCF sait que, dans les fiefs communistes de l’ancien bassin minier, M. Abdallah est parfois présenté comme un « Nelson Mandela du Proche-Orient ». Les communes de Grenay et de Calonne-Ricouart (Pas-de-Calais) en ont fait un citoyen d’honneur.

Mme Belloubet a répondu à M. Roussel le 6 mai dernier : « Il n’appartient pas au ministre de la justice de donner quelque instruction que ce soit aux procureurs dans le cadre de dossiers individuels, ni d’interférer dans les procédures judiciaires. (…) L’octroi d’un aménagement de peine relève de la seule compétence des juridictions de l’application des peines qui apprécient souverainement et en toute indépendance l’opportunité d’accorder une telle mesure. » Mais, six semaines plus tôt, le gouvernement français relâchait M. Jalal Rohollahnejad, un ingénieur iranien arrêté à l’aéroport de Nice sur demande américaine. La justice avait donné un avis favorable à son extradition vers les États-Unis ; l’homme était sur le point d’être remis aux autorités américaines. Mais l’Iran a alors proposé à la France de l’échanger contre la libération du chercheur français Roland Marchal. Et, le 20 mars 2020, M. Rohollahnejad embarqua dans un avion vers Téhéran pendant que Roland Marchal prenait le chemin inverse. Lorsqu’il s’agit de M. Abdallah, en revanche, le pouvoir politique français le maintient en détention pour complaire à Washington.

L’ingérence américaine n’a jamais cessé dans cette affaire. Le 21 novembre 2012, alors que le tribunal de l’application des peines (TAP) se prononçait en faveur de la libération de M. Abdallah, l’ambassadeur des États-Unis en France, M. Charles Rivkin, faisait savoir dans un communiqué qu’il « déplorait la décision du TAP d’accorder la liberté conditionnelle au terroriste reconnu coupable Georges Ibrahim Abdallah ». Il ajoutait : « J’espère que les autorités françaises feront appel de la décision prise aujourd’hui et qu’elle sera annulée. » Le parquet fit appel de la décision. Et cette fois, le 10 janvier 2013, la cour d’appel confirma que M. Abdallah devait être libéré. N’ayant pas la nationalité française, ni titre de séjour, il ne lui restait plus qu’à quitter le territoire français. Son avocat Jacques Vergès exultait déjà : « J’accueille avec satisfaction cette décision, car j’avais demandé à la justice française de ne plus se comporter comme une putain face au maquereau américain. » La libération de son client n’attendait plus que la signature d’un arrêté d’expulsion — une formalité.

Mais, le lendemain de la décision de la cour d’appel, la porte-parole du département d’État américain, Mme Victoria Nuland, lâche : « Nous sommes déçus par la décision de la cour [d’appel] française (…). Nous ne pensons pas qu’il doive être libéré et nous poursuivons nos consultations avec le gouvernement français à ce sujet (5).  » Alors secrétaire d’État du président Barack Obama, Mme Hillary Clinton escompte en effet que certains membres du gouvernement français, dont le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, se montreront réceptifs aux demandes de l’administration américaine. Après la décision de la cour d’appel, alors qu’elle s’apprête à quitter le département d’État, elle lui fait passer le message suivant : « Bien que le gouvernement français ne soit pas légalement autorisé à annuler la décision de la cour d’appel du 10 janvier, nous espérons que les autorités françaises pourraient trouver une autre base pour contester la légalité de la décision (6).  » Mais répondre positivement à cette demande imposait le concours de la ministre de la justice française Christiane Taubira. Laquelle avait, quelques mois plus tôt, pris une circulaire lui interdisant, ainsi qu’à tout autre membre de l’exécutif, d’adresser des instructions aux magistrats du parquet.

Emmanuel Macron interpellé à Tunis

Sur qui pouvaient donc compter les États-Unis et M. Fabius pour faire capoter, malgré cela, la libération de M. Abdallah ? La réponse est venue trois jours plus tard. Le 14 janvier 2013, le ministre de l’intérieur Manuel Valls refuse de signer l’arrêté d’expulsion de M. Abdallah. Surprise par cette intervention d’un membre de l’exécutif dans une affaire judiciaire — ce qui contredisait sa circulaire de septembre 2012 , la ministre de la justice, Mme Taubira, réclame l’arbitrage du président de la République. M. Hollande n’intervient pas. Il laisse agir son ministre de l’intérieur, alors beaucoup plus populaire que lui. Et le militant communiste libanais reste en prison. Au Liban, sa famille avait déjà pris le chemin de l’aéroport de Beyrouth pour l’accueillir.

M. Emmanuel Macron a été interpellé sur le cas Abdallah lors de sa pre- mière visite officielle en Tunisie, le 1er février 2018. Alors qu’il déambule dans la médina de la capitale, des militants tunisiens se mettent à scander « Libérez Abdallah ! ». Sur les images des téléphones portables ayant immortalisé la scène, on voit que le président de la République se retourne interloqué vers ses conseillers. Il semble ne pas comprendre ce qui se passe, jusqu’à ce qu’un officiel tunisien accompagnant la délégation lui explique qui est cet Abdallah.

Après le dernier avis négatif rendu par la Cour de cassation, le 7 septembre 2016, écœuré par la partialité de l’exécutif français et par le traitement d’exception qu’il subit, M. Abdallah a demandé à son avocat de cesser d’effectuer des démarches pour obtenir sa libération. Toutefois, une grâce présidentielle relève du seul président de la République.

Pierre Carles

Réalisateur de Who Wants Georges Ibrahim Abdallah in Jail ? (C-P Productions, film en cours de réalisation).

Publié le 26/08/2020

 

Décentraliser n’est pas démocratiser

 

Par Antoine Châtelain  (site regards.fr)

 

Les vertus de la décentralisation s’évanouissent si elle ne sert que la gouvernance libérale sans assurer la participation des populations. Entre la marchandise et la technocratie, une autre voie doit être pensée.

C’est un faux débat par excellence. La ville est devenue le territoire par excellence de l’organisation sociale, et la métropolisation est le pivot de son expansion. Dès lors, revient sur le devant de la scène ce sempiternel débat sur l’obsolescence de l’État national. Si l’État désigne la puissance publique, il ne relève pas d’un seul territoire. La commune ne fait pas moins partie de la sphère étatique que le département, la région, la nation ou les institutions continentales. La question traditionnelle est de savoir comment fonctionne le grand « tout » de l’État : de façon centralisée ou décentralisée. Dans les dernières décennies, la réponse s’est portée vers la seconde hypothèse, ce que l’on peut tenir pour un progrès.

Dérégulation et « gouvernance »

Les structures moins étendues sont par définition plus proches de la population, et donc mieux à même d’assurer la participation du plus grand nombre à la délibération, à la décision et à l’évaluation des choix engageant le devenir d’un groupe humain. La logique de la décentralisation et du transfert des compétences vers les échelons dits autrefois « subalternes » relève à l’évidence de la nécessaire démocratisation de la gestion publique.

Toutefois, elle n’est pas en elle-même l’accomplissement démocratique. Dans la période récente, elle s’est même accompagnée de désastreuses régressions, pour deux raisons fondamentales. La première – la plus évidente – est que la décentralisation s’opère sur fond de dérégulation générale. Contrairement à l’opinion reçue, ce n’est pas que l’État a perdu de son importance stratégique. On considère simplement que la répartition générale des ressources ne procède plus de la « volonté générale », mais de la seule logique financière et marchande. L’impératif de plafonnement de la dépense publique et de désendettement de l’État est devenu un dogme canonique, une base du « consensus de Washington » (lire l’encadré), élargi aujourd’hui à l’ensemble des États.

La seconde cause de régression se trouve dans la conception dominante de ce que l’on appelle désormais la « gouvernance » et qui se substitue au « gouvernement ». Théoriquement, il s’agit de rompre avec la fixité administrative et d’introduire une plus grande souplesse dans la détermination des choix publics. En pratique, la gouvernance fait primer la rationalité supposée compétente sur le temps plus long et plus complexe de la consultation démocratique. Au lieu de diffuser la décision vers le bas, elle tend à la concentrer à toutes les échelles de territoire. La norme technique prend le relais de la loi et enserre la décision dans des mécanismes technocratiques pas moins contraignants que ceux de la logique administrative classique.

Moins d’État, moins de marché

Au total, la logique de l’intérêt général « par en haut » est remplacée de plus en plus par la double dominante de la concurrence et de la compétence. La décentralisation fonctionne de fait comme une simple déconcentration, qui pousse à intérioriser vers le bas les « contraintes » de la bonne gestion publique. Au lieu d’élargir le débat démocratique, en le faisant porter sur l’allocation des ressources en même temps que sur la définition des besoins, elle pousse à intérioriser les inégalités croissantes entre les territoires. Dans une pure logique de concurrence, les institutions décentralisées, communales ou supracommunales, sont incitées à rechercher la compétitivité et l’attractivité de leur territoire de compétence, fût-ce au détriment des territoires voisins.

Dans une logique maîtrisée de subsidiarité, il serait bon que les compétences les plus larges soient attribuées aux territoires les plus proches de l’expérience réelle des populations. À une double condition : que ces compétences fassent l’objet d’une participation élargie des populations à leur conception et à leur usage ; que les échelons plus larges aient pour mission de veiller à l’égalisation et donc à la péréquation des ressources, en même temps qu’à la gestion des biens communs à l’ensemble des territoires concernés.

Pour tout dire, on devrait tenir que la décentralisation est infirme si elle ne s’accompagne pas d’un double recul de la marchandise et de la technocratie. Les ultralibéraux nous disent depuis longtemps qu’il faut moins d’État et plus de marché. Une vision étroite de la République rétorque volontiers qu’il faut moins de marché et plus d’État. Peut-être faut-il expérimenter une autre voie considérant qu’il faut moins de marché, moins d’État administratif et davantage de partage, de bien commun et de détermination publique.

 

Antoine Châtelain

Le consensus de Washington est un ensemble de mesures d’inspiration libérale appliquées aux économies en difficulté face à leur dette (notamment en Amérique latine). Elles sont imposées par les institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et soutenues par le département du Trésor américain. Ce « consensus » reprend les idées présentées en 1989 par l’économiste John Williamson, qui énonçait dix propositions autour des notions de discipline budgétaire, de libéralisation complète de l’économie et de privatisations.

Publié le 25/08/2020

Éric Dupond-Moretti : l’ex-ténor passé à la solde du pouvoir exécutif

 

(site politis.fr)

 

En abandonnant la robe pour un maroquin ministériel, le nouveau Garde des Sceaux a aliéné ses convictions de défenseur des libertés, pointe l'avocat Vincent Brengarth, citations à l'appui.

Serions-nous en train d'assister passivement à la dissolution de la personnalité tonitruante d’Éric Dupond-Moretti dans les affres du pouvoir exécutif ? « Quand on est avocat pénaliste libre, on n’a pas la même parole que quand on représente l’État », déclarait-il le 8 juillet. Mais jusqu’à quel point ? La machine étatique serait-elle à ce point dévastatrice qu’elle annihilerait les convictions de ceux qu’elle entraîne dans son giron ?

Indépendamment du débat portant sur ses méthodes, nul ne saurait contester le talent qui a hissé Éric Dupond-Moretti au panthéon des avocats les plus en vogue de sa génération, pas plus que le mérite républicain dont il a su faire preuve avec exemplarité. Par sa nomination, et au-delà de tout souci de corporatisme, les avocats espéraient enfin rompre avec une vision politique autoritariste sur le monde de la justice, et remédier à la dégradation continue des moyens de cette dernière, tout en rehaussant par là-même la confiance des citoyens envers le système judiciaire. Si une telle réaction paraissait peu probable sur un plan purement politique, la propension d’Emmanuel Macron à vouloir séduire l'opinion publique, presque à tout prix, la rendait possible.

La présence d'un Garde des Sceaux affirmé est d’autant plus indispensable au vu de la nécessité de rétablir la crédibilité du discours des pouvoirs publics concernant la justice, notamment face aux incohérences induites par l'utilisation de nouveaux outils. À titre d'exemple, l’État souhaite, d'une part dématérialiser les procédures (recours à des procédures écritures, à la visioconférence…), éloigner le justiciable des juges, ce dont témoigne notamment l’architecture du Palais de justice de Paris, réaliser des économies, notamment à travers l’extension des cours criminelles, apparue pendant la crise sanitaire et vilipendée par… Éric Dupond-Moretti lui-même. D'autre part, le pouvoir exécutif affiche vouloir développer une « justice de proximité », ce qui est techniquement incompatible avec les objectifs cités précédemment. Un État de droit se doit d'avoir une vision cohérente sur la justice et une action reste à mener en ce sens.

Appliquer ses convictions d'avocat peut sembler compatible avec l'exercice du pouvoir politique. L’entretien donné le 19 juillet au Journal du Dimanche par le nouveau ministre de la Justice met néanmoins en cause l’authenticité des engagements qui semblaient le caractériser en tant qu'avocat. En 2015, il déclarait pourtant : « Je suis bien conscient d'être un "bobo", un bourgeois de gauche. Cela doit-il pour autant m'interdire d'avoir un idéal et d'essayer de lui donner consistance dans le choix des dossiers et la manière de les conduire ? Non. Et effectivement, être avocat pénaliste n'est pas dissociable de cette quête. » Mais où est donc passée cette dernière ?

Opposé à l’outrage sexiste, Éric Dupond-Moretti déclarait en 2018 : « Il ne suffit pas que la plaignante livre sa parole pour que sa parole soit sacralisée par la justice. » Devenu Garde des Sceaux, il souhaite désormais que « les hommes suspectés de violences conjugales, s’ils ne sont pas déférés, soient convoqués par le procureur et reçoivent un avertissement judiciaire solennel »... La « suspicion » se confond ainsi dangereusement avec le traitement judiciaire à charge, ce qui peut remettre en cause le principe de présomption d'innocence pourtant si utile lorsqu’il s’agit de Gérald Darmanin.

Le nouveau Garde des Sceaux, évidemment conscient de l’incompréhension légitime soulevée par sa nomination auprès du mouvement féministe, tente ainsi de nager entre deux eaux, au risque de noyer toute forme de cohérence.

La lutte contre les violences sexuelles et contre les dysfonctionnements dont la justice souffre en la matière impose de trouver des variables d’ajustement, notamment pour trouver une juste conciliation avec la présomption d’innocence. Ces variables ne doivent cependant pas se confondre avec un double de langage, au gré des publics et des attentes mais qui, in fine, viserait uniquement à protéger les intérêts du président de la République et de ses ministres. Ce double langage serait d’autant plus malvenu que les victimes de violences sexuelles attendent des gages face à une justice qui peine à les entendre.

Avocat d’Abdelkader Merah il dénonçait la dictature de l’émotion et plaidait : « Les chagrins indicibles n’autorisent pas les erreurs judiciaires. Cette époque confond tout. » Le Garde des Sceaux est désormais favorable à des mesures de sûreté contre les personnes condamnées pour terrorisme que les praticiens savent manquer de proportion. La dérive judiciaire, induite par des législations qui tendent à promouvoir l'exception en tant que principe de base, s'accroit.

Concernant le rapatriement des enfants en Syrie, Éric Dupond-Moretti semble également se ranger du côté de la politique gouvernementale, alors même que la CNCDH et le Défenseur des droits sont favorables à un rapatriement sans délai.

Lors de la passation de pouvoir, Éric Dupond-Moretti affichait vouloir l’indépendance du parquet. Quelques jours plus tard, il déclarait dans le JDD qu’il est « légitime pour le gouvernement de définir et de disposer des moyens de conduire une politique pénale », ou encore qu’il est « normal que le gouvernement soit informé d’affaires qui ont une certaine résonance ».

Le pouvoir exécutif n’aurait-il pas su obtenir la subordination d'un ténor du barreau afin de « gérer » au mieux certaines enquêtes sensibles, notamment celle portant sur la gestion de l’épidémie du Covid-19 ?

Fait plus grave, Éric Dupond-Moretti engage la crédibilité des avocats pénalistes dans des domaines où les libertés et principes sociétaux, inhérents à un État de droit, se trouvent remis en cause par la pression d'un pouvoir politique soucieux avant tout de préserver son propre intérêt. Il en va ainsi des procès antiterroristes, dans lesquels la tentation répressive et le principe de précaution semblent dépourvus de toute proportion, probablement afin d'atténuer la pression médiatique. Que devient la justice si les détracteurs les plus célèbres de telles dérives rallient le pouvoir politique, et ce pour des raisons qu'il ne m'appartient pas de juger ?

L’hommage rendu au « courage » d’Emmanuel Macron par un tel avocat est à lui-seul un mystère. Cette nomination s'inscrit-elle dans une logique de renoncement aux principes défendus jusqu'à présent ? En effet, et jusqu'à présent, le quinquennat de M. Macron n’est pas celui des droits de l’Homme, mais plutôt le symbole de la répression des mouvements sociaux, de la négation des violences policières, de la pérennisation de l’état d’urgence, de l’immixtion dans la nomination du procureur de Paris... Est-ce faire preuve de courage que de renier discrètement l’héritage des Lumières que soulignait il y a peu de temps encore Éric Dupond-Moretti ?

Si le Garde des Sceaux s’est montré plus convaincant face aux députés, la volonté de justice des mineurs figurait parmi les ambitions de son prédécesseur. De même, Emmanuel Macron avait déjà déclaré, en 2018, que les magistrats composant le parquet seront nommés, après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, et bénéficieront en matière disciplinaire de la même procédure que leurs collègues juges…

Dans un contexte de fracture sociale de plus en plus marquée, il importe plus que jamais de disposer de défenseurs des droits animés de convictions que nul pouvoir ne saurait aliéner. Dans le cas contraire, et comme l'a illustré l'histoire à de trop nombreuses reprises, la situation sociale peut rapidement devenir incontrôlable.

 

par Vincent Brengarth

Publié le 24/08/2020

Rentrée scolaire: le patron de la FCPE fustige l'amateurisme du gouvernement

Rodrigo Arenas dit au "HuffPost" l'inquiétude des parents à quinze jours d'une rentrée scolaire épineuse alors que l'épidémie de coronavirus repart sur le territoire.

 

Par Anthony Berthelier (site huffingtonpost.fr)

 

POLITIQUE - Trois cahiers 24x32 petits carreaux, deux crayons à papier HB et... une boîte de cinquante masques: dans deux semaines, écoliers et jeunes étudiants retrouveront le chemin des salles de classe. Traditionnellement redoutée par beaucoup, cette rentrée scolaire ne ressemblera à aucune autre alors que l’épidémie de coronavirus reprend de la vigueur sur le territoire.

Le Premier ministre a même appelé les Français à “se ressaisir collectivement” pour éviter à tout prix “un retour en arrière, un reconfinement important.” Dans ce contexte et alors que les règles de distanciation sociale se durcissent, les contours de ce retour en classe sont encore très flous. Le gouvernement prévoit toujours un assouplissement du protocole dans les écoles et les lycées, quand syndicats d’enseignants et associations se plaignent d’un manque d’informations sur les futures règles.

Rodrigo Arenas, le coprésident de la première fédération de parents d’élèves (FCPE) critique auprès du HuffPost la gestion “artisanale” de cette rentrée, regrettant entre autres le triple discours des autorités à quelques jours de la date fatidique. 

Le HuffPost: Quel est votre sentiment à quinze jours de la rentrée scolaire?

Rodrigo Arenas: Il y a une inquiétude à l’égard du double voire du triple discours des autorités qui montre une sorte d’impréparation, d’amateurisme.  D’un côté, le gouvernement durcit énormément le ton notamment sur la question du masque en extérieur quand les chercheurs appellent surtout à le porter en intérieur. Et de l’autre, le ministère (de l’Éducation nationale NDLR) dit ‘bon on va voir, ce n’est pas obligé, seulement à onze ans.’ Tout cela est incompréhensible, notamment pour des parents qui ont des fratries. 

C’est un peu amateur, trop artisanal alors que les parents sont, eux, en mode professionnel: ils ont acheté des masques, ils mettent du gel, ils engueulent les enfants quand ils ne font pas ce qu’il faut. 

Ce n’est pas parce qu’on est Président qu’on est au-dessus de la recherche.

HP: Que demandez-vous au gouvernement à deux semaines de la rentrée? 

RA: Nous ce qu’on demande au gouvernement c’est d’appliquer les consignes du conseil scientifique. On travaille avec la raison, avec la science: quand les scientifiques nous disent que ce n’est pas sérieux, et bien ce n’est pas sérieux. Et ce n’est pas parce qu’on est président de la République ou chef du gouvernement que l’on doit être au dessus de la recherche.

On est dans une situation où l’école apparaît en dehors de la société, comme au début de la crise d’ailleurs. On a l’impression qu’il ne s’est rien passé et que la vie va reprendre comme avant alors que ce n’est pas vrai. Quand on va au cinéma, quand on va faire les courses, tout le monde met un masque et ceux qui n’en mettent pas se font regarder de travers...

HP: Que proposez-vous pour un enseignement adapté en ces temps de coronavirus? 

RA: Nous avons travaillé sur deux hypothèses: soit l’école revient localement ou nationalement à distance, soit en présentielle. Mais dans tous les cas, l’école a changé, l’école doit répondre aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Cela veut dire par exemple qu’il aurait fallu former les professeurs à l’enseignement à distance car c’est une autre pédagogie.

Ce qui fonctionne également ce sont les petits effectifs confinés ou non. Nous avons aussi proposé un plan d’urgence pour rénover les sanitaires ou d’installer des sanitaires mobiles comme ceux des festivals alors que 30% des écoles n’ont pas de sanitaires adaptés en temps normal, en dehors du covid. Je vous laisse imaginer pendant.

HP: Avez-vous été écouté?

Non, tout ce que je vous dis là s’est déguisé en souvenir. Le ministère travaille en autiste, il ne consulte pas les syndicats d’enseignants, il ne consulte pas les parents... et la seule réponse pendant les vacances a été de publier un protocole sanitaire allégé au Journal officiel. Donc si vous n’êtes pas au courant de ce qui vous attend, quand ça vous tombe dessus vous êtes toujours dans l’impréparation et dans le chacun se démerde. Et la démerde, ce n’est pas une politique d’état.

Publié le 22/08/2020

Coronavirus : Une mutation anthropologique.

 

Jean-Claude PAYE, Tülay UMAY (site legrandsoir.info)

 

La notion d’état d’urgence juridique nous est familière. Elle fait partie de notre vie depuis une vingtaine d’années, que l’état d’urgence ait été déclaré comme en France ou qu’il résulte simplement d’une transformation constante du droit pénal détruisant, au nom de la « lutte contre le terrorisme », l’essentiel des libertés collectives et individuelles. Ce processus, ayant pour objet la suppression de l’État de droit, a été nommé « état d’urgence permanent ».

A cette transformation, au niveau du droit, s’ajoute aujourd’hui une notion « d’état d’urgence sanitaire  ». Ici, dans l’état d’urgence sanitaire, le droit n’est pas suspendu, ni même supprimé, il n’a plus lieu d’être. Le pouvoir ne s’adresse plus à des citoyens, mais seulement à des malades ou à des porteurs potentiels de virus.

Lorsque le droit est suspendu dans l’état d’urgence ou supprimé dans le cadre de la dictature, sa place demeure, même si elle reste inoccupée. Dans « l’état d’urgence sanitaire », c’est sa place même qui disparaît. Le droit n’est plus simplement suspendu ou refoulé, mais expulsé. Forclos, il est simplement placé hors discours, comme s’il n’avait jamais existé.

Renoncer à nos libertés.

La « lutte antiterroriste » a permis de supprimer la plupart des libertés publiques et privées, en s’attaquant à des actes concrets, mais surtout à des intentions attribuées à la personne poursuivie, si celles-ci ont « pour objectif de faire pression sur un gouvernement ou une organisation internationale  ». La lutte antiterroriste enregistre la fin du politique [1].

Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la notion de guerre s’est introduite dans le droit pénal par le biais de la lutte contre le terrorisme, Il permet au pouvoir exécutif de désigner, comme ennemis, ses propres ressortissants et ses opposants politiques. Cette lecture redéfinit la notion de guerre. Elle lui donne un caractère asymétrique, celle d’une « lutte à mort  » entre un Etat et des personnes désignées comme ennemis. Ils peuvent ainsi s’attaquer aux libertés constitutionnelles des citoyens, mais aussi à leur Habeas Corpus, à leur capacité de disposer de leur corps [2].

Ici, dans la «  lutte contre le coronavirus  », le corps n’est pas saisi, son effacement doit être consenti par les individus. De leur propre initiative, ils doivent renoncer à ce qui fait d’eux des hommes, à tout rapport social, à toute relation avec l’autre. Ils doivent participer aux mesures de distanciation, de limitation stricte des contacts, accepter l’interdiction de ce qui peut faire lien : rejeter les évènements pouvant constituer l’image d’un « nous », bien sûr les manifestations politiques, mais aussi culturelles ou même sportives.

La quotidienneté se réduit à une prescription sacrificielle. Tous les individus sont à la fois passifs et actifs, héros et victime. Ils se soumettent à l’autorité et tout en adoptant, de leur propre chef, des mesures absurdes et dégradantes. Ils veillent à la participation de tous dans le port du masque et les mesures de distanciation. Ils constituent des individus « en marche  » dans leur sacrifice.

La « guerre contre le coronavirus » s’inscrit bien dans un processus en cours depuis une vingtaine d’années. Cependant, ici, ce n’est pas seulement la personne juridique, ainsi que le droit de disposer de son corps, qui sont directement confisqués, mais l’existence même de l’individu social, son devenir et son rapport à l’autre. Les droits politiques des citoyens ne sont pas démantelés, dans le sens où ils n’ont pas à intervenir dans une crise sanitaire. Ils sont simplement forclos.

Renoncer à notre vie !

En fusionnant guerre et paix, dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », le pouvoir exige un renoncement permanent à nos libertés. Dans la « guerre contre le coronavirus, » il nous est demandé un abandon de notre vie à des dieux obscurs, réclamant toujours plus de sacrifices. [3] Il s’agit notamment d’accepter un vaccin présentant tous les dangers. Nous devons nous confiner et supprimer tout rapport social. Un vaccin ne pouvant, par nature, faire face à un virus mutant, sa fonction est autre. Les bénéfices extraordinaires, que pourra en tirer l’industrie pharmaceutique, ne sont que l’aspect secondaire de la question. L’aspect principal réside dans le contrôle de notre existence, mais surtout dans la possibilité offerte au capital, grâce à l’introduction de puces, de modeler notre corps et notre psychisme selon ses intérêts, selon les besoins de la production et de la domination politique. La mise en place d’un transhumanisme, d’une mutation anthropologique est la question principale à laquelle nous devons aujourd’hui faire face. La guerre contre le coronavirus n’est qu’un élément de cette stratégie globale, économique, politique et anthropologique.

La volonté politique de s’approprier du vivant humain, pour en faire une marchandise, doit reposer sur l’assentiment des populations. L’affaire du coronavirus s’inscrit dans la fabrication du consentement des individus à leur propre destruction en tant qu’êtres humains. C’est aussi à travers cette question qu’il nous faut lire l’adoption par l’Assemblée nationale française du projet de loi sur la bioéthique [4]qui s’inscrit dans ce projet de mutation anthropologique. Outre la mesure emblématique de l’ouverture de la PMA aux couples de lesbiennes et aux femmes célibataires, il prévoit une réforme de la filiation. En parallèle, il autorise l’autoconservation des ovocytes et la recherche sur les cellules souches embryonnaires. L’ensemble de ces réformes rencontre les objectifs biopolitiques de la lutte contre le coronavirus, la création d’un homme nouveau qui n’a plus rien d’humain.

Une guerre contre la « personne ».

La « guerre contre le coronavirus  » fusionne maladie et guerre. Le citoyen est, ou ne peut, que devenir un malade, à qui la dite « science, à travers ses représentants médiatiques et politiques, doit dire comment se comporter. La responsabilité, au niveau de la lutte contre la maladie, serait moins collective qu’individuelle. « Solidaire, je suis chez moi », est l’injonction inscrite par une campagne d’affichage en Belgique. Elle exige un engagement ritualisé de sa propre personne, un engagement de caractère monadique, coupé de tout rapport avec l’autre. Ce combat contre un invisible est particulier, puisqu’il s’agit d’abord de rendre les armes, de s’abandonner à sa propre destruction en « vivant avec  » et, enfin, de jouir de celle-ci.

Cette guerre contre le coronavirus n’est plus seulement celle de tous contre tous, la guerre théorisée par Thomas Hobbes, mais aussi celle de l’individu contre lui-même. Elle exige non seulement le sacrifice de nos droits et de notre corps, comme l’avait déjà initié la lutte antiterroriste, notamment dans la destruction de l’Habeas Corpus des citoyens, mais encore l’abandon de l’entièreté de nos vies. La « guerre contre le coronavirus » anticipe ainsi la nouvelle réorganisation de la production capitaliste, dont elle doit favoriser la mise en place. Comme nous le montre la généralisation du télé-travail pour «  faire face à l’épidémie  », l’ensemble du temps de vie devient temps de travail.

Dans cette mutation politique, économique et sociale il n’y a plus de référence au droit. Ce dernier est placé hors champ. Il fait place au sacrifice, à l’abandon de soi ritualisé aux injonctions mortifères, à travers le port du masque, la distanciation et les ablutions répétées. Les droits de soigner et d’être soigné sont abolis. Les citoyens sont confinés, afin de favoriser la transmission de la maladie. Les médicaments permettant de soigner sont retirés et interdits à la vente. Chaque moment de notre existence se réduit au discours d’une mobilisation permanente contre une épidémie qui, dans les faits, n’est pas combattue

Forclusion du droit et forclusion du sujet.

Les mesures généralisées de confinement, prises dans le cadre de la « pandémie », s’inscrivent dans une remise en cause du droit des citoyens de disposer de leur corps. Cependant, il ne s’agit pas d’une saisie du corps, afin de l’enfermer, mais bien de sa forclusion. [5] En droit, la forclusion est « l’effet que la Loi attache à une échéance, à une prescription ou à une péremption » [6].

Ainsi, les individus ne sont plus en mesure de faire valoir leur libertés, le temps d’exercice de celles-ci étant dépassé. Leur droits sont forclos. Le droit comme signifiant est aussi forclos, enfermé dehors, non seulement oublié, mais perçu comme n’ayant jamais existé. Le droit et les libertés qui lui sont attachées n’ont plus cours dans une situation « d’urgence sanitaire  ». L’interrogation sur le bien fondé des dispositions, de confinement ou de distanciation, ne peut exister, l’individu devant se comporter comme si la question n’avait pas de lieu pour être posée.

Ce mécanisme juridique qui forclos le droit, qui le met hors de la vie politique et sociale, « si loin que l’on ne peut le retrouver, » [7] trouve aussi un écho dans la démarche psychanalytique. La notion de ’forclusion’ développée par Jacques Lacan signifie ’clore dehors’, ou ’fermer dehors’. Pour le sujet, ce qui est rejeté dans la psychose n’aura jamais été. Lacan le formule ainsi : ’Par là on ne peut dire que fut proprement porté un jugement sur son existence, mais il en fut aussi bien que si elle avait jamais existé.’ La forclusion traduit alors le retrait d’un signifiant hors de l’univers symbolique d’un sujet, celui du « Nom du Père  [8] », signifiant, non seulement « oublié », mais perçu comme n’ayant jamais eu de réalité.

Le concept de ’Nom du Père’ condense, en lui, toute une série de significations : la loi, le nom, la généalogie, la filiation. [9] Le symbolique, comme structure, façonne et fonde la réalité humaine. C’est cette dimension symbolique qui, ici, dans la guerre contre le coronavirus, n’a pas lieu d’être [10]

S’il y a forclusion du Nom du Père, ou échec de la métaphore paternelle, cela veut dire que l’acceptation par les individus de mesures absurdes et dommageables à leur intégrité mentale et à leur santé physique, tel le port du masque, le confinement ou la distanciation sociale, résulte dans le fait qu’ils se placent dans la position d’être le « phallus imaginaire  » de la mère symbolique, de la figure étatique. Ils se posent comme des infans, placés dans une relation duelle avec cette puissance maternelle. Faute de ne pouvoir inscrire le réel, le sujet est constamment pris par celui-ci. Ne pouvant penser le réel, il devient son déchet.

Le masque comme effacement du visage.

Le port obligatoire du masque efface le visage et, dès lors, intime à l’individu de renoncer à son humanité. Dans la « pandémie » du coronavirus, cette obligation supprime tout vis à vis. La dissimulation du visage est un signe d’altération de la personnalité. Elle entraîne une rupture de l’individu dans ses rapports avec ses proches, une néantisation des rapports sociaux. Le port du masque entraîne un retrait, un isolement qui remet en cause la notion même d’individu, puisque celle-ci procède de l’extérieur, dans le vis à vis d’autrui. [11]

Déjà pour les romains, le masque, porté par les acteurs, « est une puissance sortie des ténèbres, de l’invisible et de l’informe, du monde où il n’y a plus de visage  [12] ». Il traduit l’impossibilité de toute relation. Chez les romains et dans notre société, « s’exposer comme visage est un lieu significatif du rapport au politique, du rapport à l’autre : individu ou groupe » [13].

Le port du masque, comme effacement du visage, est donc suppression du vis à vis, du rapport à l’autre. Il est aussi perte de la face par rapport au pouvoir. Il traduit la fin du politique, de toute possibilité de confrontation.

En effet, avoir un visage, c’est ce qui répond, dans le registre imaginaire, à avoir un nom dans le registre symbolique . Avoir un visage, c’est advenir comme personne. Le visage est ce qui montre et dissimule le sujet dans son rapport au semblable. Le visage, pour tout sujet, est le dehors. Il est le masque qui sert de leurre dans les relations humaines.

Le porteur du masque «  coronavirus » est quant à lui sans visage, il est donc exclu du jeu des semblants. Il renvoie à une image béante, dont le porteur ne peut s’absenter. Il s’inscrit dans la transparence. Il n’est que ce qu’il montre : l’enfermement dans le réel, la fusion avec le regard du pouvoir. Si bien que le porteur du masque n’est plus une personne, mais devient simplement personne : « nobody ». La perte de la face induit ainsi un passage de la personne à la non-personne. [14]

Le masque : une mutation anthropologique.

Au début, le port du masque n’était pas conseillé par l’OMS. Il l’a ensuite recommandé. Maintenant que la maladie est quasiment éradiquée, cette contrainte devient impérative dans nombre de pays, comme en Belgique [15] où il ne fait pas l’objet d’une loi. Il y est donc illégal, tout comme les mesures de confinement ou de distanciation. En France, [16]le confinement a été imposé, malgré des erreurs de procédure, donc en dehors des règles imposées par un Etat de droit. Le droit est forclos, le discours, des médias et des forces politiques gouvernementales ou locales, le réduise à un impératif catégorique. Ce qui est recherché c’est une adhésion sans restriction. Par l’exhibition de leur soumission et la stricte observation ritualisée des injonctions paradoxales du gouvernement, les populations donnent du sens au non-sens, conférant ainsi un caractère sacrificiel aux injonctions du pouvoir.

La stricte observance des individus donne chair à la démesure, à des commandements absurdes et dangereux. Ces rituels se détachent de plus en plus de toute justification, qu’elles soient juridiques ou médicales. Les individus doivent accepter les distanciations et l’injonction de se voiler le visage, comme des actes de soumission pure et appelant à de nouveaux renoncements. Pour les populations, il ne s’agit plus simplement de rester passif face à un discours déréalisant, comme celui de la lutte contre le terrorisme, mais d’être «  en marche  », de participer activement à sa propre néantisation.

Le porteur du masque exprime ainsi son consentement à la création d’un « homme nouveau, » libéré de ses contraintes anthropologiques et symboliques. L’homme masqué est le porteur d’une nouvelle anthropologie, car mettre un masque c’est renoncer à avoir un corps et ne plus avoir un corps c’est ne plus être sexué. C’est être ni homme, ni femme. Les mesures imposées au niveau de la gestion du coronavirus s’inscrivent dans un changement de société qui détruit tout ordre symbolique. L’homme masqué est en phase avec l’homme, ni-homme et ni-femme des réformes sur la procréation, ainsi qu’avec le mi-homme et mi-machine des lois sur la bio-éthique.

Jean-Claude Paye, Tülay Umay, sociologues.

[1] Jean-Claude Paye, La fin de l’État de droit. De l’état d’exception à la dictature, La Dispute, Paris 2004 et « Pas de droit en Etat d’urgence », Libération, le 18 mars 2004, https://www.liberation.fr/tribune/2004/03/18/pas-de-droit-en-etat-d-urgence_472895

[2] Jean-Claude Paye, « Royaume Uni, menaces sur l’Habes-corpus  », Le Monde, le 13 avril 2005,  https://www.lemonde.fr/idees/article/2005/04/13/royaume-uni-menaces-sur-l-habeas-corpus-par-jean-claude-paye_638494_3232.html et « Le modèle anglais », Université de Caen Normandie, CRDF, no 6, 2007, p. 71-8 https://www.unicaen.fr/puc/html/ecrire/revues/crdf/crdf6/crdf0606paye.pdf

[3] Jean-Daniel Causse, « Le christianisme et la violence des dieux obscurs, liens et écarts », AIEMPR, XVIIe congrès international, Religions et violence ?, Strasbourg, 2006, p.4.

[4] « Loi bioéthique : l’Assemblée adopte le projet de loi en deuxième lecture », Le Monde avec AFP, le 1ier août 2020,

https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/08/01/loi-bioethique-l-assemblee-adopte-le-projet-de-loi-en-deuxieme-lecture_6047874_3224.html

[5] La forclusion désigne le “défaut d’inscription dans l’inconscient de l’épreuve normative de la castration” . Dans la psychose la castration est rejetée par le moi qui se comporte comme si elle n’était jamais advenue, NASIO, J.-D., (1988), Enseignement de 7 concepts cruciaux de la psychanalyse. Paris, Payot, 1992, p. 223.

[6] Serge Baudro, https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/forclusion.php

[7] Solal Rabinovitch, « Enfermés dehors »,,http://epsf.fr/wp-content/uploads/2016/05/Solal_Enferme%C4%97s-dehors.pdf

[8] Forclusion du Nom du Père, ou échec de la métaphore paternelle, cela veut dire que le patient reste coincé dans une position d’être le phallus imaginaire de la mère. Et il y est tellement identifié que cette position devient du réel pour lui.

[9]  Ibidem.

[10]  La définition de la forclusion, carnets2psycho, https://carnets2psycho.net/dico/sens-de-forclusion.html

[11] Françoise Frontisi-Ducroux, Du masque au visage, Champs Flammarion, p.68.

[12] Françoise Frontisi-Ducroux,Op.Cit., p.38.

[13] Dario Morales, « Le sujet sans visage », Ecole de la Cause Freudienne, https://www.causefreudienne.net/le-sujet-sans-visage/

[14Ibidem, p.215.

[15] Nicolas Thirion, « Pourquoi l’arrêté ministériel est illégal », La Libre, le 6 août 2020, https://www.lalibre.be/debats/opinions/pourquoi-l-arrete-ministeriel-covid-est-illegal-5f2bec38d8ad586219049846

[16] L’avocat Me Brusa établit l’illégalité des amendes pour “non port du masque”, Covidinfos.net, le 24 juillet 2020, https://covidinfos.net/experts/lavocat-me-brusa-etablit-lillegalite-des-amendes-pour-non-port-du-masque-document-juridique-telechargeable/1297/

Publié le 21/08/2020

La Martinique parle le présent

Ce qui va là par Monchoachi

 

paru dans lundimatin#251, (site lundi.am)

 

Comme nous avons déjà pu l’évoquer dans nos pages, l’oeuvre du poète et penseur martiniquais Monchoachi nous apparaît aussi lumineuse qu’indispensable. Ce texte que nous venons de recevoir ne déroge pas à la règle. Il y est question de la récente vague d’abattage de statues coloniales mais aussi du discours « démocratique » qui prétend s’y opposer. Bonne lecture

 

A travers l’action RVN (Rouge Vert Noir) de ces dernières semaines, la Martinique parle le présent. Elle le parle doublement : elle parle le présent de son histoire coloniale. Elle parle en même temps le présent de la terre entière dont l’espace est au même titre dévasté par un technicisme productiviste débridé et le temps embrigadé dans l’historiographie, pressuré par l’exigence d’un développement (d’un progrès) dont la seule destination est la marchandisation complète du monde, son nivellement et son engloutissement dans le totalitarisme technologique. Elle le fait dans un langage qui lui est propre faisant écho à un contexte qui lui est propre : celui d’un colonialisme qui s’exaspère avec la cristallisation de deux phénomènes parallèles : d’un côté une jeunesse émigrée massivement, en quête d’emplois vers la métropole coloniale (un peuple une nouvelle fois déraciné, désertant sa terre, mué en ombre) ; d’un autre côté, une active colonisation de peuplement qui ne cesse de se renforcer depuis deux décennies. S’ajoute à cela, le resserrement colonial d’un encerclement administratif et répressif.

Par conséquent, s’entêter de renvoyer à tout prix à l’histoire et à ses chères études ce qui parle le présent avec une telle insistance, c’est, contre toute évidence, prendre option de tourner la tête, de se voiler la face pour ne pas voir la présence de ce présent certes suffoquant, continuer de s’abuser à bon compte et préférer en quelque sorte se raconter des histoires. Bien plus et surtout, prendre le parti (sollicité par quoi et/ou par qui ?) de s’interposer, de faire écran ainsi devant ceux qui en premier ressort auraient eu à en répondre, c’est s’ériger en protecteurs et gardiens zélés de cette réalité accablante.

On est surpris de trouver dans les rangs de pareils gardiens et protecteurs, des esprits sensés plus « éclairés », mais qui se révèlent à l’épreuve du feu plongés dans d’invraisemblables ténèbres, englués dans les notions qui articulent depuis si longtemps la mainmise conquérante et dévastatrice de l’Occident sur la planète.

L’histoire

Si l’homme ne peut échapper au temps, l’histoire quant à elle est la modalité selon laquelle la civilisation occidentale dès sa naissance dans la Grèce antique a conformé le temps avec la prétention de lui assigner ainsi un certain sens. Ce sens est ce qu’on nomme le progrès, autrement dit l’accumulation sans fin de techniques, de savoirs et de richesses. Cette vision du monde s’est emparée de la planète entière avec les résultats que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Tout converge dans cette vision, savoirs et techniques, vers l’extorsion et l’accumulation de richesses, la conversion de la planète entière en fabrique de marchandises et déversoir de déchets. Ce serait un leurre de se figurer que l’homme commande à une telle fabrique : Il est lui-même et depuis un long temps transformé en marchandise.

Ce rapide survol de la question de l’histoire pour dire, puisqu’il en est tant question ces temps ci, que si nous avons à revendiquer un temps, et à partir en quête du rythme qui convient à l’homme pour son accomplissement propre, ce n’est certes pas dans ce que l’on nomme couramment l’’histoire’ qu’il faudrait s’orienter, mais vers un temps qui nous accorde avec la terre. Avec notre terre, car la parole humaine a besoin d’un sol natal pour s’enraciner et s’épanouir.

Nous appartenons au temps, nous en sommes partie pour croître et nous accomplir quand l’« histoire » nous usurpe et nous missionne.

La démocratie

Pourquoi vouloir commettre la parole, la mettre sous un joug (« en commission », avec des spécialistes détenteurs du savoir) quand elle se donne libre cours, au risque certes d’emprunter des voies de traverses, mais loin de l’historiographie à quoi l’on voudrait la contraindre et la réduire ?

La démocratie que l’on invoque ici et là, si elle a été à son origine une assise pour fonder la vie en commun d’un peuple (la Grèce et Athènes d’il y a 2 500 ans) n’est plus depuis fort longtemps qu’une technique de domination accompagnant le dispositif de conquête planétaire de la civilisation occidentale. Son rôle est de faciliter et d’être le garant du déploiement de ce dispositif. C’est pourquoi elle est invoquée et mobilisée chaque fois que ce déploiement risque d’être contrarié ou perturbé. Ce déploiement a en Martinique, le visage France. La démocratie est donc convoquée dès qu’il y a risque que ce visage soit égratigné.

L’une des fonctions essentielles de la démocratie (par quoi elle s’apparente à ce qui fait l’essence même de la technique) est de diviser en organisant et en animant des joutes artificielles et sans enjeu réel qui opèrent comme des leurres diffusant la liberté comme simulacre. La liberté que l’on agite dans cette société n’est de toute manière jamais qu’un simulacre, telle la « liberté » de voyager quand le dispositif requiert absolument la « libre » circulation des personnes... comme des marchandises.

Pendant longtemps la démocratie s’est avancée et continue de le faire en brandissant la menace : démocratie ou dictature. Il apparaît déjà, et il apparaitra de plus en plus clairement, que la démocratie escorte le dispositif technique de dévastation de la planète et nous convoie vers un monde totalitaire certain. La véritable violence se dissimule là. C’est elle qui dessèche la terre et qui vitrifie les humains. Soit dit en passant, cette stigmatisation de prétendue « violence » à l’encontre du marbre sur lesquels les colonialistes inscrivent et surajoutent leur présence dominatrice supposée éternelle, jointe à la référence de la démocratie ouvre grand un espace dans lequel se précipitent tous les faux-semblants, tous les double-jeux, toutes les jongleries, bref en un mot, toutes les pantalonnades, style : « d’accord avec le fond mais pas avec la forme » ! Or, la forme est tout. C’est elle qui présentifie et ouvre ce que l’on voudrait clore et renvoyer au passé. La forme est tout : elle ouvre à la parole ce qui autrement serait lettre morte. Passons.

L’alternative est donc dès aujourd’hui, pour chaque peuple d’inventer des modalités de sa vie commune qui lui soient propres et dont chacun trouvera à coup sûr des éléments dans sa tradition.

Mais enfin « Que veulent-ils » ?

Question étrange dans la bouche de ceux qui par ailleurs parlent de démocratie. Faut-il encore qu’en notre lieu et place ils soient notre vouloir ? N’est-ce pas déjà beaucoup que ce présent que leur action dévoile et tel un don dépose entre nos mains ? Encore faut-il savoir l’accueillir. Car le présent est en premier lieu ce qui accorde les hommes entre eux et les destine à la terre qui les porte et les abrite. Car le présent en outre, dès lors qu’on le laisse parler et qu’on se prend à l’écouter est ce qui ajointe le temps et, entre passé et avenir, fait entendre le murmure de son rythme propre loin de l’encagement historiographique et ses joutes stériles, nous tourne vers une terre qui attend que l’homme l’habite en vérité, c’est à dire la laisse resplendir et s’incorpore à son resplendissement. Ce qui implique de s’arracher à la rage d’extorquer qui gouverne et régente la présente civilisation.

La Martinique en même temps que le présent qui est sien parle le présent de la terre entière. Et sur la terre entière des voix lui font écho. Toutes disent le refus d’une terre ravagée, d’un temps séquestré, désapproprié, assigné au progrès. Toutes disent le refus du nivellement, du formatage, de la marchandisation de la terre et des humains. Toutes veulent retrouver la voix de l’homme, loin d’une parole qui se dégrade et sombre dans le langage unique de la computation sur fond d’individus atomisés, formatés, pressurés pour fonctionner. Toutes font entendre les prémisses de la fin de l’âge de la résignation.

 

  Monchoachi

Publié le 20/08/2020

Toujours moins exemplaire, Emmanuel Macron récompense amis et alliés

 

Par Manuel Jardinaud (site mediapart.fr)

 

Au cœur de l'été, le président de la République a officialisé une salve de nominations afin de recaser ses fidèles, conseillers ou personnalités politiques en difficulté. Dans la plus pure tradition de ses prédécesseurs.

Gros coup de balai dans les postes clés de la République au cœur de l’été : Emmanuel Macron veut imprimer sa marque à tous les niveaux de l’État. Fin juillet, le dernier conseil des ministres a officialisé une vague de nominations de préfets, de préfètes ainsi que de directeurs et directrices d’administration ou de service. Ce jour-là, ce ne sont pas moins de 62 nominations qui sont rendues publiques.

Emmanuel Macron, chantre de « la politique autrement » ne déroge pas à cette tradition qui consiste à marquer un mandat par une salve de distributions de postes. Dans les pas de ses illustres prédécesseurs, il en profite pour récompenser les fidèles ou pour gratifier les alliés.

Le préfet Stéphane Bouillon, directeur de cabinet de Christophe Castaner, est largement promu en étant nommé secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Un poste de grande responsabilité pour ce préfet hors classe, qui a secondé le ministre de l’intérieur durant la répression du mouvement des gilets jaunes et le vote de la loi « anticasseurs ». Comme ancien préfet de Corse, il a été condamné en avril 2017 pour faute, par le tribunal administratif de Bastia, pour l'autorisation de permis de construire illégaux à Coti-Chiavari.

Lui aussi passé Place Beauvau au temps de Gérard Collomb, Jean-Marie Girier a droit a sa promotion. Actuel directeur de cabinet du président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, il fut surtout la tête pensante de la campagne électorale d’Emmanuel Macron. En attendant 2022, il occupera la préfecture du Territoire de Belfort.

Il y a évidemment d’autres membres de cabinets qu’il convient de recaser pour services rendus. Xavier Brunetière, ancien conseiller pour l’outre-mer d’Édouard Philippe, est parachuté préfet du Gers, tandis que Pierre Regnault de la Mothe, ex-conseiller pour les affaires intérieures, hérite d’un poste de préfet « chargé d’une mission de service public relevant du gouvernement ».

Anne Clerc, qui fut la cheffe de cabinet du précédent premier ministre, est quant à elle nommée préfète déléguée pour l’égalité des chances dans les Hauts-de-Seine. Elle travaillera, dans ce territoire historiquement de droite, avec le nouveau préfet Laurent Hottiaux, qui n’est autre que l’ancien conseiller sécurité d’Emmanuel Macron et qui fut camarade de banc à l’ENA avec Alexis Kohler, l’actuel et tout-puissant secrétaire général de l’Élysée.

Autre départ récompensé à la présidence de la République : celui de l’ancien chef de cabinet adjoint d’Emmanuel Macron, Rodrigue Furcy, qui va investir la préfecture des Hautes-Pyrénées.

Son ex-collègue, chargée des questions de santé auprès d’Emmanuel Macron, elle aussi a droit à sa récompense. Marie Fontanel devient représentante permanente de la France auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg. Pourtant, cette inspectrice des affaires sociales avait quitté le navire élyséen le 31 janvier, alors que l’OMS venait de déclarer « l’urgence de santé publique de portée internationale », pour revenir à Strasbourg justement auprès de sa famille et de son mari candidat finalement vaincu lors des municipales.

Abandonner une mission de premier plan quand l’urgence sanitaire commanderait une implication totale n’est donc pas un handicap pour obtenir un poste prestigieux. Agnès Buzyn en est l’éclatant exemple qui, après avoir démissionné du ministère de la santé le 16 février pour se présenter à Paris, est pressentie pour prendre la tête d’Universcience, établissement public regroupant le Palais de la découverte et la Cité des sciences et de l’industrie.

Agnès Buzyn n’est donc pas maire de Paris, mais le pouvoir lui offre une mission au cœur de la capitale. Frédérique Calandra, ancienne maire du XXe arrondissement, ex-PS ralliée à LREM, n’a même pas passé le premier tour lors des municipales. Elle devient pourtant déléguée interministérielle à l’aide aux victimes. Karim Amellal, tête de liste LREM dans le Xe et lui aussi largement défait, voit son échec cuisant récompensé par un poste de délégué interministériel à la Méditerranée.

Quant à François Bayrou, son cas est en tout point significatif des renoncements successifs d’Emmanuel Macron en matière d’exemplarité. Le président du MoDem, sous le coup d’une mise en examen pour de présumés emplois fictifs, est annoncé comme le futur Haut Commissaire au plan. Il avait pourtant dû démissionner en juin 2017 de son poste de ministre de la justice alors qu’avait été ouverte une enquête préliminaire.

Mais le président de la République ne peut se passer de cet allié, même en délicatesse avec la justice, alors que le groupe LREM à l’Assemblée a perdu la majorité absolue au fil des départs de certains élus, et que le MoDem se pose désormais en position d’arbitre sur la politique gouvernementale. Quant à l’abandon de l’éthique en politique – dont le cas de Gérald Darmanin est le plus criant exemple –, il est lui aussi de plus en plus promu.

Publié le 19/08/2020

Les syndicats policiers, principaux gagnants du quinquennat Macron?

Puissants, les syndicats de police parviennent à obtenir l'essentiel de leurs revendications. Comment l'expliquer, alors que la négociation sociale n'est pas mise au crédit du quinquennat Macron?

 

Par Anthony Berthelier (site huffigtonpost.fr)

 

POLITIQUE - Qui peut s’asseoir à la table des syndicats de police et dire “j’ai obtenu davantage que vous depuis 2017?” Pas grand monde, pour ainsi dire personne. Mobilisées sur de nombreux fronts depuis plusieurs années, du terrorisme au maintien de l’ordre en passant par la recrudescence de la délinquance, les forces de sécurité ne cessent de faire entendre leurs revendications.

Et elles bénéficient de l’oreille attentive d’un gouvernement qui ne s’est pourtant pas franchement fait remarquer pour ses concessions aux syndicats ou aux manifestants. Les policiers ont par exemple été parmi les tout premiers à être exemptés de la réforme des retraites. En 2018, au plus fort de la crise des gilets jaunes, ils obtenaient primes et revalorisations salariales après quelques jours de négociation.

Plus récemment, c’est le président de la République en personne qui a promis la mise en place d’une prime pour les effectifs de police nationale mobilisés la nuit au cours d’une visite surprise d’un commissariat parisien.

Autant d’annonces qui constituent une succession de victoires pour des forces de l’ordre éreintées par des conditions de travail toujours plus difficiles. Elles témoignent aussi de la puissance croissante des syndicats policiers et poussent à s’interroger sur le poids de ces organisations. D’autant que si le phénomène n’est pas nouveau, il semble prendre une nouvelle dimension avec le quinquennat Macron selon plusieurs spécialistes interrogés par Le HuffPost. 

Le nombre fait la force

“Ils sont très puissants, ils sont très nombreux... je ne vois qu’une seule fédération plus puissante qu’eux en termes de lobbying, ce sont les pompiers”, nous confirme une source au ministère de l’Intérieur, ajoutant: “il ne faut pas se leurrer, ce sont eux qui ont fait virer Christophe Castaner.” ”À ce moment-là, j’ai compris qu’ils avaient un pouvoir incroyable”, nous confie également ce fin connaisseur de la place Beauvau.

Mais d’où tirent-ils cette force? Comment sont-ils devenus au fil des années un “acteur incontournable” au ministère, dans une société et une époque qui semble accorder de moins en moins de crédit aux forces syndicales? En s’appuyant, entre autres sur leur représentativité.

En France, la police est le corps de métiers le plus syndiqué. Ils sont plus de 70% à l’être, répartis dans une galaxie d’organisations bien souvent apolitiques, mais très corporatistes. Un phénomène qui s’explique entre autres par “la co-gestion des carrières” selon le professeur de droit pénal Olivier Cahn, spécialiste des questions de maintien de l’ordre. “Depuis longtemps, mais particulièrement depuis Charles Pasqua, la gestion des carrières des policiers se fait en accord avec le ministère et les syndicats de police”, nous explique-t-il. 

Dans le détail, tout se joue lors des commissions administratives paritaires, un cénacle composé d’autant de membres de l’administration que de responsables syndicaux, qui accorde les promotions et mutations aux forces de l’ordre. “C’est de la négociation, l’administration a ses poulains, les syndicats ont les leurs. C’est une discussion de chiffonniers”, explique Jean-Michel Schlosser, un ancien policier devenu sociologue.

“On a vu le ministre céder en moins de 48 heures”

Et dans ces conditions, gare au candidat qui n’est pas syndiqué. “Si vous refusez le syndicalisme, les années où vous pouvez et où vous le demandez, vous n’avez ni mutation ni promotion”, nous raconte notre source au ministère. 

Fort de cette représentativité -un peu forcée- mais sans égal, les organisations ne cessent de faire pression sur le ministre et les administrations. Le tout, bien souvent, avec un chantage à l’inaction. C’est ainsi qu’au printemps dernier, des centaines de policiers se sont rassemblés plusieurs soirs d’affilée sur les Champs-Élysées et dans des lieux emblématiques de la capitale en dépit de leur interdiction de manifester. Avec la bénédiction, au moins tacite, des autorités puisque rien n’a été fait pour empêcher ces rassemblements.

“Cela témoigne de la puissance des syndicats”, indique Olivier Cahn, expliquant que tout est “question de rapport de force.” ”À partir du moment où un gouvernement comme on en connait depuis quelque temps n’a pas les moyens de se passer de la police vu son degré d’impopularité, il devient plus tolérant aux manifestations illicites des forces de l’ordre. C’est de la paix sociale au sein de la police qu’on achète pour garantir qu’elle restera loyale”, analyse le chercheur.

D’après lui, ce phénomène qui n’est pas nouveau s’est accentué pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, en raison notamment de la faiblesse du ministre de l’Intérieur “On a vu Christophe Castaner céder en moins de 48 heures une augmentation substantielle aux policiers, ça, c’est exceptionnel et c’est essentiellement lié au fait qu’il n’a jamais dirigé la police. C’est Laurent Nuñez qui s’en occupait”, croit-il savoir.

“Il faudra toujours les acheter”

Ce rapport de force quasi permanent nous est confirmé par un habitué du ministère de l’Intérieur. “La grève des PV est quelque chose qu’ils agitent très fréquemment pour faire pression”, nous explique-t-on en ajoutant sans illusion: “il faudra toujours les acheter si on veut la paix.”

Reste que les primes et autres augmentations au coup par coup, sont en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt de conditions de travail toujours plus délicates. Nombreux sont les membres des forces de l’ordre à rouler dans des voitures vétustes ou à travailler dans des locaux à la limite de l’insalubrité. Sans oublier le climat de défiance qui parcourt la population à l’égard d’une institution souvent accusée de dérives et de violences. 

Sauf que, selon les spécialistes interrogés par Le HuffPost, cette politique de l’urgence ne rend pas service aux policiers. Car elle empêche, ou permet de mettre de côté, les réformes profondes dont ce secteur aurait besoin. “On doit bien souvent trouver des solutions faciles pour répondre à la colère, et les primes en sont une. Mais c’est aussi pour cela que les conditions de travail déclinent”, explique notre source au ministère de l’Intérieur.

En clair: l’argent qui est injecté dans la rémunération des policiers au coup par coup ne pourrait pas l’être dans une refonte plus globale et bénéfique du système.

Le principe de la cocotte minute

Mais au-delà de ces priorités contestables, le sociologue Jean-Michel Schlosser n’hésite pas, lui, à pointer l’incompétence des dirigeants sur ces questions. “Ils sont peut-être très fort en économie ou en finance, mais au niveau de la sécurité il n’y a pas grand-chose. Ils découvrent ce dossier-là”, cingle cet ancien policier en regrettant l’absence de vision politique, voire même philosophique de ces métiers: “en tant que chercheur et ancien policier, je ne vois rien venir.”

Un avis que partage Olivier Cahn. Le professeur de droit regrette l’époque des ministères de Pierre Joxe ou de Jean-Pierre Chevènement qui développaient une “idée de réforme ou un projet” pour les forces de sécurité. Ce qui, selon lui, fait cruellement défaut aux récents locataires de la place Beauvau: “Il faut que la police tienne, reste loyale et comme le gouvernement n’a pas de projet à lui proposer, il cède.”

Contacté par LeHuffPost, Denis Jacob le patron du syndicat Alternative Police - CFDT reconnaît cette situation ambivalente. Ancien numéro 3 du puissant syndicat Alliance, il exhorte le gouvernement à arrêter de “fermer la bouche des collègues à coup de millions de primes.” “C’est le principe de la cocotte minute. À chaque fois que c’est sur le point de péter, on fait une rallonge de pognon et on dit ‘allez prenez ça et fermez-là’”, s’emporte-t-il en pointant le rôle des syndicats traditionnels dans ce double jeu. 

Depuis, le policier se bat contre les “petites connivences” entre ces organisations et le ministère de l’Intérieur. Il a même obtenu la fin annoncée des commissions administratives paritaires, le théâtre de toutes ces ententes. Résultat? Depuis Bernard Cazeneuve, aucun ministre de l’Intérieur n’a reçu son syndicat place Beauvau.

Publié le 18/08/2020

Brésil : Jair Bolsonaro mène une politique "déconnectée de la réalité"

 

Par Fiona Moghaddam (site franceculture.fr)

 

Entretien | Malgré un virus qui a fait plus de 100 000 morts au Brésil, Jair Bolsonaro continue de minimiser la pandémie de Covid-19. Comme pour d'autres sujets (environnement, économie), le président brésilien mène une politique déconnectée de la réalité estime le chercheur François-Michel Le Tourneau.

Le Brésil est le deuxième pays au monde le plus touché par la pandémie de Covid-19, juste après les États-Unis. Plus de 100 000 personnes en sont mortes. Face à ce funeste bilan, le président d'extrême droite Jair Bolsonaro s’est contenté de ces mots "nous regrettons toutes les morts de la Covid-19 ainsi que celles des autres maladies" via un tweet du service communication de la Présidence. Un virus qualifié de "petite grippe" par le président, lui-même contaminé par le coronavirus et qui n'a cessé de vanter les mérites de l'hydroxychloroquine pour en guérir. S'il juge ce médicament efficace, il n'en va pas de même pour le confinement. Il avait vertement critiqué toutes les mesures de confinement mises en place par les gouverneurs des États brésiliens, n’hésitant pas à les traiter de "dictateur"

Un déni de la gravité de la situation sanitaire qui traduit notamment la volonté qu’a Jair Bolsonaro de faire passer l’économie avant tout. Il en va de même avec sa politique environnementale, notamment. Récemment le président brésilien a qualifié les incendies en Amazonie de "mensonge", malgré des données gouvernementales qui indiquent que des milliers d'incendies se sont déclarés dans la région. Plus de 10 000 feux ont été signalés sur les dix premiers jours d'août, ce qui correspond à une hausse de 17% par rapport à la même période l'an dernier. Entretien avec François-Michel Le Tourneau, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du Brésil.

Pourquoi le président brésilien est dans une telle position de déni face à la pandémie de Covid-19 qui touche gravement son pays puisque plus de 100 000 personnes en sont mortes au Brésil ?

Il est compliqué de comprendre exactement la psychologie de Jair Bolsonaro. Il peut y avoir plusieurs explications. D’abord, son penchant religieux : il considère que tout cela vient de dieu et donc finalement, personne n’y peut rien. Les gens qui meurent étaient destinés à mourir et ce n’est pas possible d’inverser la situation. Il a également l’idée que toutes les mesures prises pour enrayer la pandémie ont un coût économique extrêmement important [Jair Bolsonaro n’a cessé de critiquer les mesures de confinement décidées par les différents gouverneurs des États brésiliens, ndlr] Cela va donc rendre son bilan économique encore plus mauvais qu’il ne l’est déjà, ce qui est un mauvais coup pour sa réélection. 

Deux ministres de la Santé ont d’ailleurs démissionné successivement [d’abord Luiz Henrique Mandetta, puis un mois plus tard Nelson Teich, tous deux en désaccord avec la politique du président face au coronavirus, ndlr] et aujourd’hui, c’est un militaire (le général Eduardo Pazuello) qui tente de faire ce qu’il peut avec un président qui dit à peu près le contraire dès qu’il s’agit de prendre une mesure préventive. Il y a derrière je pense un calcul assez cynique de dire que la population finira par oublier les morts mais en revanche, elle n’oubliera pas le chômage. J’ai aussi l’impression qu’il y a une sorte de désinformation que l’on retrouve dans certains cercles, sa position n’est pas tellement différente de celle de l’administration Trump d’une certaine manière. L’important, c’est l’économie. C’est dit et assumé. Et cette pandémie est pour lui une sorte de complot mondial destiné à entraver l’expansion de certaines économies.

À quelles conséquences économiques faut-il s’attendre pour le Brésil ?

Comme un peu partout, il y a un ralentissement global de l’activité économique, particulièrement fort dans certains secteurs comme l’automobile, tout ce qui touche à la consommation… Et il y a des effets en cascade, on le voit déjà avec l’augmentation du chômage. Au Brésil, une grande partie de l’emploi est informel. Ces dernières années, l’emploi formel avait quand même gagné une bonne partie du marché, il dépassait tout juste la barre des 50% mais avait tout de même augmenté. Désormais, on voit que les emplois formels, avec les bénéfices sociaux, diminuent et que les emplois informels - au noir, payés au lance-pierre et au jour le jour -, augmentent à nouveau. 

Pourtant, divers sondages publiés récemment semblent montrer que Bolsonaro reste assez populaire, avec une cote de popularité qui remonte, comment l’expliquer ?

Jair Bolsonaro a une base électorale qui croit en lui. Elle considère que tout ce que disent les médias, tous les reportages sur leur président, tout ce qui se dit sur lui, tout cela fait partie d’un complot pour l’abattre. Cette base suit sa ligne et pense elle aussi que le coronavirus est un complot. Cela représente à peu près un tiers de la population, qui le suit donc les yeux fermés. D’une manière générale, il a plutôt perdu ce qui lui avait permis de remporter l’élection présidentielle. 

Il faut savoir qu’au Brésil, une grande partie de la population vit au jour le jour, comme beaucoup de pays d’Amérique latine. Quand il faut choisir entre nourrir sa famille et se protéger du coronavirus, le choix est vite fait, c’est la première alternative qui prime. Et dans une grande proportion de la population de ces pays d’Amérique latine, les mesures de confinement passent très mal car ce sont des personnes extrêmement vulnérables. Ce n’est pas comme en Europe où il y a des dispositifs de chômage partiel, où les gens sont protégés et où il y a des filets sociaux plutôt généreux. On parle de personnes qui, si elles ne travaillent pas une journée, n’ont pas de quoi manger tout simplement. Une sorte de revenu minimal a été débloqué mais il est en train d’être diminué voire totalement retiré car il coûte très cher à l’État, qui ne parvient pas à le financer. Et puis ces valeurs étaient très basses, elles permettaient difficilement à une famille de vivre pendant un mois.

Vous évoquiez un peu plus haut Donald Trump. Jair Bolsonaro est-il le "Trump d’Amérique latine", comme il était surnommé au début de son mandat ?

Je n’aime pas l’expression car les deux parcours sont extrêmement différents. Donald Trump est un novice en politique et était dans les affaires, il n’avait rien à voir avec la politique avant de décider de devenir président. Bolsonaro est un politicard : il a 27 ans de carrière en tant que député. Mais dans les deux cas, ce sont effectivement des forces de disruption et ce sont deux élections dans lesquelles les populations ont fait savoir aux partis politiques traditionnels qu’elles n’avaient plus confiance en eux. De ce point de vue-là, les deux phénomènes sont comparables et la manière de se conduire à la tête de l’État est légèrement comparable aussi. 

Légèrement seulement ?

Il y a une manière "disruptrice" de mener les affaires de l’État, d’envoyer des tweets avec des expressions inqualifiables, de rentrer dans la polémique de la plus basse des manières… Tout cela est assez comparable. Mais les positions idéologiques ne sont pas tout à fait les mêmes. Trump est le héros d’un certain libéralisme et une partie de sa base est évangélique certes mais Bolsonaro est beaucoup plus tourné vers sa base religieuse et vers un passé d’extrême droite - la dictature militaire au Brésilb-, ce qui est très différent du contexte des États-Unis.  

Concernant l’environnement, Jair Bolsonaro a récemment déclaré vouloir tenter de réduire à un "minimum acceptable" la déforestation et les incendies en Amazonie. Qu’est-ce-que cela signifie ?

En Europe, on a souvent une mauvaise interprétation de ces phénomènes. Pour le Brésil, il y a une différence entre la déforestation légale et la déforestation illégale, c’est-à-dire que la déforestation n’est pas en soi prohibée ni illégale, et cela était valable également au moment de la présidence de Dilma Roussef. Jair Bolsonaro semble vouloir revenir à ce qui est autorisé par la loi – ce qui est déjà beaucoup ! Mais ces déclarations de Bolsonaro arrivent après tant de déclarations inverses et surtout, après deux années de règne de son ministre de l’Environnement, Ricardo Salles, qui a voulu détricoter toute la législation environnementale - ce qui n’a pas été totalement possible car Bolsonaro ne dispose pas de la majorité au Congrès. En revanche, le ministre de l’Environnement a complètement démantelé l’appareil administratif qui était chargé du contrôle de l’environnement. À partir du moment où il n’y a plus personne pour contrôler, la loi peut rester la même, cela ne change rien. 

Cela fait donc deux années que le gouvernement Bolsonaro lutte contre les lois environnementales car elles sont vues comme des contraintes imposées par l’extérieur, qui empêchent le Brésil de croître. Le résultat est donc ce que l’on voit depuis deux ans : cela se passe mal en Amazonie. Et la situation est identique dans le reste du pays, même si on s'en rend moins compte, avec l’usage forcené de produits pesticides par exemple. Donc le bilan environnemental du gouvernement Bolsonaro est absolument catastrophique et les quelques déclarations aujourd’hui n’illustrent qu’une seule chose : la pression internationale sous laquelle se trouve le gouvernement brésilien.   

Pourtant, Jair Bolsonaro a également déclaré il y a quelques jours que les incendies en Amazonie sont un "mensonge" (alors que des données gouvernementales indiquent que des milliers d’incendies touchent actuellement la région), il est là aussi dans le déni ?

C’était la même chose l’année dernière. C’est très comparable avec Donald Trump. C’est-à-dire que ce sont deux chefs d’État qui sélectionnent l’information qui leur convient. Les informations sur la réalité de la situation leur parviennent difficilement et quand elles leur parviennent, ils ne veulent pas les écouter parce qu’ils pensent qu’elles sont manipulées ou mensongères. Et c’est aussi une tactique, on retourne à Goebbels, "un mensonge affirmé mille fois devient une vérité", donc à force de démentir, ils convainquent une partie de la population que oui, les médias mentent, etc. Ils sont aussi capables parfois de démontrer des incohérences dans la couverture de presse. Par exemple, on parle des incendies en Amazonie mais les images qui sont montrées à la télévision sont celles du Pantanal, ce n’est donc pas la même région. De cette erreur, on estime que la presse ment, d’un petit événement monté en épingle, on essaie de démonter l’ensemble de la vérité qui est derrière.

Jair Bolsonaro mène-t-il une politique à court terme ?

Il mène une politique idéologique mais il manque de prise avec la réalité : ses mesures sont toujours en porte-à-faux avec la réalité de la situation. Et je ne sais pas si elle est à court terme mais elle est en déconnexion avec la réalité. On peut aussi faire le comparatif avec les États-Unis : l’administration Trump, comme l’administration Bolsonaro, brillent par leur incompétence. Cela ne se voyait pas trop jusqu’à une crise très sérieuse et l’on s’aperçoit alors que ces présidents sont complètement en décalage avec la réalité du pays qu’ils essaient de gouverner. 

Au Brésil, l’élection présidentielle est prévue en 2022, est-ce-que Jair Bolsonaro pourrait être réélu ?

D’abord, l’élection est dans longtemps, donc c’est tout à fait possible. Pour le moment, le problème pour Jair Bolsonaro est surtout l’articulation d’une base politique cohérente. Il a notamment de grosses difficultés au Congrès où il est obligé de faire appel aux partis du "grand centre". Il y a ces deux ministres de la Santé qui ont démissionné ou ont "été démissionnés". Le ministre de la Justice qui était tout de même l’emblème de la lutte anti-corruption est lui aussi parti. La petite base politique qu’il avait construite est en train de se réduire.

Jair Bolsonaro se repose, non seulement au niveau des ministres, mais surtout dans les échelons en dessous, uniquement sur les deux forces dans lesquelles il a confiance, c’est-à-dire la police et l’armée. Donc il nomme des inspecteurs de police ou des généraux dans toutes les directions administratives, y compris celles du ministère de l’Environnement. Ce qui inquiète de plus en plus de Brésiliens, notamment au Congrès, car cela commence à ressembler à un appareillage du gouvernement par l’armée qui pourrait, si cela continue, devenir une espèce de dictature militaire qui ne dit pas son nom. Le Brésil n’est revenu à la démocratie qu’en 1985 et le souvenir de la dictature militaire y est encore vif… Jair Bolsonaro va-t-il être capable d’intégrer des ministres qui sont des vrais politiques en sacrifiant un peu d’idéologie ? Ou va-t-il rester sur son idéologie très pure, sans personne pour supporter son gouvernement, notamment au Congrès où il ne parviendra dans ce cas à faire passer aucune loi ?

La question est donc de savoir comment il va pouvoir rassembler autour de lui pour ne pas être seul à se présenter. Car le discours "je suis seul contre le système", aura du mal à fonctionner une deuxième fois. Mais il est tout à fait possible qu’il soit réélu, notamment parce qu'il n’y a pas énormément d’alternative en face. C’est aussi ce qui est très préoccupant. Les partis de gauche ont du mal à sortir de l’ère Lula et on ne sait pas si l'ancien président reviendra ou non. Mais s’il revient, on sous-estime sans doute beaucoup la réticence d’une grande partie de la population brésilienne à la figure de Lula aujourd’hui. Bolsonaro pourrait alors très bien être réélu par manque d’alternative crédible.

 

Fiona Moghaddam

Publié le 17/08/2020

Réintroduction des insecticides pour les betteraves: premier échec de Barbara Pompili

 

Par Amélie Poinssot et Manuel Jardinaud (site mediapart.fr)

 

À peine installé, le nouveau gouvernement piétine dans les actes ses promesses écologiques. En soutenant la dérogation accordée aux betteraviers pour qu’ils puissent utiliser à nouveau des néonicotinoïdes, la ministre de la transition écologique renie ses engagements passés.

 «Quoi qu’il arrive, en 2020, c’est en fini pour tous les néonicotinoïdes. » C’est Barbara Pompili qui parle, et nous sommes en 2016. Elle est alors secrétaire d’État à la biodiversité et elle se bat pour l’interdiction de ces insecticides qui s’attaquent au système nerveux des insectes, responsables de la disparition de nombreuses espèces, abeilles en particulier.

Devant l’Assemblée nationale qui votera, le 8 août 2016, la loi « pour la reconquête de la biodiversité, la nature et les paysages » et avec elle, l’interdiction de ces produits dévastateurs pour l’environnement, elle assure : « Si on commence à dire “on interdit là où il y a des alternatives mais on fait des dérogations et on les laisse courir dans le temps”, on sait très bien que c’est la porte ouverte au fait qu’il y ait certains néonicotinoïdes qui ne soient jamais interdits. »

Quatre ans plus tard, volte-face. Devenue ministre de la transition écologique dans le gouvernement Castex, Barbara Pompili assure son plein soutien au ministère de l’agriculture, qui a décidé, jeudi 6 août, d’accorder une dérogation aux producteurs de betteraves sucrières pour qu’ils puissent continuer à utiliser les néonicotinoïdes l’an prochain et jusqu’en 2023 afin de lutter contre les pucerons verts vecteurs de l’épidémie de jaunisse, particulièrement virulente cette année. L’interdiction était pourtant entrée en vigueur en septembre 2018.

Dans une série de tweets diffusée lundi, la ministre qui fut membre d’EELV jusqu’en 2015 (avant de rejoindre les rangs de LREM en 2017) assure que cette dérogation est « la seule solution possible à court terme pour éviter l’effondrement de la filière sucrière en France » et que « les alternatives aux néonicotinoïdes pour la betterave se sont avérées inefficaces pour l’instant ».

Cette décision, qui doit faire l’objet d’un projet de loi à la rentrée, vient conclure un lobbying éclair et structuré de la filière de la betterave qui s’est largement appuyée sur les relais politiques pour faire rapidement plier le gouvernement. Le 8 juillet, le président de la CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves) indiquait ainsi que la situation était « hors de contrôle » et pointait l'interdiction des néonicotinoïdes…

De ce jeu, la majorité, censée faire la politique autrement il y a trois ans, manie désormais tous les codes. Trois semaines plus tard, 80 députés (LREM, MoDem, Agir) et des Républicains publient une tribune dans L’Opinion intitulée « Avoir les moyens d’agir en cas de crise sanitaire menaçant nos productions agricoles ». Contrairement à ce que le titre peut laisser penser, c'est bien la filière de la betterave dont il est question. Parmi les rédacteurs, l’on trouve Stéphane Travert, ancien ministre de l’agriculture, Jean-Baptiste Moreau, porte-parole de LREM et agriculteur, ainsi que Roland Lescure, président de la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale. Un trio représentatif des intérêts croisés du lobby agricole.

Les arguments énoncés ne varient pas : « La filière betteravière française se trouve face à une impasse technique empêchant les agriculteurs-planteurs de pouvoir préserver et protéger leurs cultures », écrivent les élus, reprenant le discours qu’aucune alternative n’existe. 

« Nous avons été alertés par la filière à la mi-juillet », indique Roland Lescure qui affirme auprès de Mediapart que la solution retenue par le gouvernement, « l’enrobage des semences, ne présente aucun risque pour les abeilles ». C’est ce que disent les représentants de la filière, dit-il, « des gens raisonnables ».

Ce n’est pourtant pas ce que disent les études scientifiques sur le sujet, qui montrent que le produit, sous la forme d’une semence enrobée qui infuse l’ensemble de la plante tout au long de sa croissance, reste dans les écosystèmes et peut se retrouver dans les cultures l’année suivante. Dans une étude publiée l’an dernier, des chercheurs du CNRS et de l’Inra ont ainsi trouvé des traces de néonicotinoïdes cinq ans après leur diffusion.

Politiquement, Roland Lescure tient à déminer la controverse. Le député défend la position du ministre de l’agriculture Julien Denormandie et, surtout, de Barbara Pompili, ne voyant « aucune dissonance cognitive, ni contradiction ». « Sur un truc comme ça, qui franchement ne va pas faire de mal aux abeilles, on dit tout de suite que la ministre mange son chapeau », dénonce-t-il, y pointant un mauvais procès.

De fait, il faut sauver la face quand on se présente comme les champions de l’écologie et que le gouvernement souhaite peindre en vert les deux dernières années du mandat d’Emmanuel Macron. Peu de temps après sa nomination, le premier ministre Jean Castex s’était fendu d’une tribune dans Ouest-France intitulée « Tous écologistes ! » pour montrer à quel point l’engagement était sérieux.

« Face aux périls que sont le réchauffement climatique, la pollution de l’air et des mers, la disparition de certaines espèces, notre pays agit déjà et se trouve à la pointe du combat mondial pour préserver la planète. Cependant, les scientifiques comme la jeunesse, nous poussent à aller plus loin et plus vite. Et ils ont raison », clamait-il le 27 juillet. C’était une dizaine de jours avant l’annonce d’autoriser à nouveau le recours aux néonicotinoïdes.

Proche de Nicolas Sarkozy, Jean Castex a pu compter sur le soutien des élus des droites qui, eux aussi, ont manifesté par tribune interposée le souhait de réintroduire rapidement l’insecticide tueur d’abeilles. Une centaine d’entre eux (Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Bruno Retailleau, Hervé Morin…) avaient adressé le 29 juillet une lettre ouverte au président de la République. Dans « Halte au sabordage de la filière betteravière », ils dénonçaient « une réglementation trop rigide », demandant du « pragmatisme » si cher à LREM.

« Le dossier des néonicotinoïdes ne sera pas le dernier rapport de force »

Dès début août, l’offensive était donc en place pour pousser le gouvernement à bouger sur le sujet et Barbara Pompili à se dédire une première fois sur un sujet dont elle avait pourtant fait un combat dans le passé.

Du côté de l’opposition, c’est au mieux la stupéfaction qui domine devant la radicalité de la mesure. « L’argument qu’il faut du temps pour trouver des alternatives, je l’entends à longueur de journée au sein de la mission parlementaire pour le suivi de l’interdiction du glyphosate, soupire Loïc Prud’homme, député de La France insoumise. C’est une raison pour ne rien faire. Or les alternatives existent, elles sont notamment défendues par la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB) : il faut sortir de la monoculture industrielle. »

Diversifier les parcelles, faire tourner les cultures, décaler les semis dans le temps… : « Il existe un panier de solutions pour rompre le cycle des ravageurs, explique l’élu girondin. Certes, ce n’est pas une solution simpliste, il ne s’agit pas de remplacer un produit par un autre, mais ce sont des perspectives qui, outre leur intérêt écologique, permettraient de créer des emplois. »

Pour cela, un accompagnement des agriculteurs – souvent coincés entre le contrat passé avec la coopérative, le poids des semenciers, et leurs investissements qu’ils doivent amortir – est nécessaire. Or depuis le vote de l’interdiction des néonicotinoïdes en 2016, rien n’a été fait pour préparer cette transition à la culture sans insecticides.

Tout au contraire. « Depuis le vote de la loi, le lobby des betteraviers manœuvre pour obtenir des dérogations et n’a aucunement cherché à mettre en place des alternatives », dénonce Joël Labbé, sénateur divers gauche (ex-EELV) à l’origine de deux lois d’interdiction des pesticides – celle concernant les espaces publics en 2017 et celle concernant les jardins privés en 2019.

« On est confronté à un choix de modèle, où l’agriculture dominante est dans le déni de la nécessité d’une transition agro-écologique, analyse cet élu du Morbihan. Les pratiques alternatives et biologiques, pourtant, font leurs preuves et sont même préférables que l’agriculture conventionnelle en termes de revenus. »

La loi de 2016, souligne Joël Labbé, était en ce sens « une réelle victoire » : « La France était la première en Europe à interdire les néonicotinoïdes, l’Union européenne avait ensuite suivi le mouvement. » Mais c’était la dernière avancée en faveur de la transition agro-écologique. Le sénateur n’a pas souvenir, depuis, d’un arbitrage remporté par le ministère de l’environnement. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, « les arbitrages sont systématiquement remportés par le ministère de l’agriculture ; c’était d’ailleurs la principale raison du départ de Nicolas Hulot [qui a quitté le ministère de la transition écologique et solidaire en septembre 2018 – ndlr]. » (lire nos articles ici et là)

Barbara Pompili ne pourra de toute façon pas avancer sur les sujets agricoles, « domaine gouverné par le court terme et les réponses au lobby du secteur », estime Joël Labbé, mais elle pourra avancer sur d’autres sujets, comme la rénovation énergétique et les transports, « pour lesquels elle a obtenu des moyens ». 

Frédérique Tuffnell, ancienne députée LREM qui siège aujourd’hui au sein du groupe EDS (Écologie Démocratie Solidarité), espère aussi que la ministre pourra remporter d’autres arbitrages. « Barbara Pompili n’a pas renié ses convictions, croit-elle. Elle a fait un choix de raison, face au poids de la FNSEA et des betteraviers. Elle a pensé qu’il valait mieux apaiser les choses. C’est un compromis. »

Mais la députée, qui se dit « abattue » par cette décision, regrette qu’« une fois de plus, le poids de l’économie l’emporte sur l’écologie ». Pour l’heure, « rien n’est réuni au sein de ce gouvernement pour montrer une feuille de route claire vers la transition écologique », accuse-t-elle. C’est pour cela que cette élue de Charentes-Maritime a quitté la majorité en mai dernier : « C’est une politique de petits pas. On se gorge de réunions mais on n’arrive pas à changer quoi que ce soit. Les décisions sont contraires à l’ambition affichée. Alors, pourquoi l’afficher ? »

Aujourd’hui, Frédérique Tuffnell place son espoir dans la conscience croissante de la société française, et des jeunes générations en particulier. « La médiatisation autour des néonicotinoïdes nous fait marquer des points », pense-t-elle ; c’est ce qui fait qu’elle n’est pas découragée. « Le dossier des néonicotinoïdes ne sera pas le dernier rapport de force, il ne faut pas baisser les bras. »

Quoi qu’il en soit, il sera difficile pour Barbara Pompili d’enclencher une politique novatrice après avoir cédé dès le début l’exercice de son portefeuille devant les intérêts de l’agro-industrie. « Aucun de ses arguments n’est recevable, dénonce Loïc Prud’homme. Il y a 2-3 choses qui sont des porteurs symboliques de la démarche écologique, les pesticides en font partie. Avec cette décision, elle perd donc tout son crédit. »

Depuis le début de la polémique, Barbara Pompili en est donc réduite à faire le service après-vente du ministre de l’agriculture, multipliant les déclarations pour justifier la dérogation. Le 12 août, lors d’un déplacement à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), l’ex-députée du département betteravier de la Somme a déploré le manque de recherche et d’alternative, signifiant ainsi l’absence totale de volonté politique de la majorité et du gouvernement sur ce dossier depuis trois ans. Alors que c’était son rôle d’en assurer la mise en application.

Comme pour l’interdiction du glyphosate, sur laquelle le ministre de l’agriculture de l’époque Stéphane Travert avait gagné l’arbitrage sur son homologue de l’écologie Nicolas Hulot, la nouvelle ministre se retrouve dans une impasse de pouvoir. Symbole criant d’une macronie qui enrobe l’écologie de mots en piétinant les actes.

Publié le 16/08/2020

Accord Israël-Emirats arabes unis. Pour les Palestiniens c’est « un coup de poignard dans le dos »

 

Pierre Barbancey (site humanite.fr)

 

Les Emirats arabes unis et Israël ont convenu jeudi de normaliser leurs relations, dans le cadre d'un accord négocié par les États-Unis. D’autres pays du Golfe pourraient suivre. Leur objectif commun: contenir l’Iran.

Pour les Palestiniens, c’est un véritable « coup de poignard dans le dos ». Les Emirats arabes unis et Israël ont convenu jeudi de normaliser leurs relations. Une annonce faite en premier par le président américain Donald Trump qui a tweeté: « Une ENORME avancée », tout en louant un « accord de paix historique » entre « deux GRANDS amis » de Washington.

Cet accord verrait Israël mettre fin à ses récents projets d'annexion en Cisjordanie occupée, ont expliqué les Emirats en guise de justification. « Lors d'un appel entre le président (américain Donald) Trump et le Premier ministre (israélien Benjamin) Netanyahou, un accord a été trouvé pour mettre fin à toute annexion supplémentaire », a affirmé le prince héritier d'Abou Dhabi, cheikh Mohammed ben Zayed (MBZ) sur son compte Twitter. Une déclaration immédiatement battue en brèche par Netanyahu lui-même qui s’est empressé d’affirmer: « J'ai apporté la paix, je réaliserai l’annexion ». Et d’ajouter: « Les Emirats vont investir des sommes importantes en Israël (...) Il s'agit d'une ouverture pour la paix dans la région ».

 

Les Emirats arabes unis deviennent le premier pays du Golfe à passer un accord avec Israël et le troisième pays arabe après l’Egypte et la Jordanie. Il pourrait ne pas être le dernier si l’on en croit Trump. Alors qu’une cérémonie de signature doit avoir lieu à la Maison Blanche dans les prochaines semaines, le président américain a expliqué que « maintenant que la glace a été brisée, je m’attends à ce que davantage de pays arabes et musulmans suivent l’exemple des Émirats arabes unis », révélant que cela était déjà en discussion avec d’autres États.

 

"Une trahison de la cause palestinienne"

 

Interrogée par l’agence Reuters pour savoir si les dirigeants palestiniens avaient été au courant de l’accord à venir, Hanan Ashrawi, une dirigeante de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a révélé: « Non ... Nous avons été complètement aveuglés. Leurs transactions secrètes sont maintenant complètement dévoilées. C’est une liquidation complète ». Pour Hazem Qassem, porte-parole du Hamas, cet accord « ne sert pas la cause palestinienne mais est considéré comme une continuation du déni des droits du peuple palestinien ». L'Autorité palestinienne considère qu’il s'agit « d'une trahison de Jérusalem et de la cause palestinienne ». Elle a annoncé le rappel « immédiat » de son ambassadeur à Abou Dhabi en guise de protestation contre l’accord.

 

« La plupart des pays y verront une initiative courageuse pour garantir une solution à deux Etats, à l'issue de négociations », affirme le ministre d'Etat aux Affaires étrangères des Emirats, Anwar Gargash. Mais la signature d’un accord de paix entre l’Egypte et Israël en 1979 pas plus que celui avec la Jordanie en 1994, n’ont fait avancer la possibilité de création d’un Etat palestinien. Derrière les mots et les accords se cache une réalité: la colonisation et l’occupation se poursuivent et s’aggravent. Et les Palestiniens sont de plus en plus isolés. Ils ont appelé à une réunion d’urgence de la Ligue arabe mais les pays du Golfe devraient approuver les Emirats et l’Egypte a déjà salué l’accord.

 

Ce rapprochement entre Tel Aviv et Abou Dhabi, qui sera effectivement très vite suivi par d’autres capitales du Golfe, met à jour le but ultime du fameux plan Trump, dévoilé au début de l’année et rejeté par les Palestiniens. Il prévoyait l’annexion de près de 30% de la Cisjordanie, dont la vallée du Jourdain, et l’établissement d’un Etat palestinien sur des morceaux de territoires sans véritable continuité et sans Jerusalem comme capitale. Ce qu’on appelle un marché de dupe. Car en réalité, les dirigeants arabes, pas plus que Trump ou Netanyahou, ne cherchent à donner aux Palestiniens tous leurs droits. Leur seule et unique pensée consiste à mettre en place toutes les barrières possibles pour empêcher l’Iran de rayonner sur la région, cette place étant dévolue à l’Arabie saoudite.

 

L'établissement de relations diplomatiques entre Israël et les alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient, y compris les riches monarchies du Golfe, est un objectif clé de la stratégie régionale des Etats-Unis pour contenir la République islamique d’Iran. Le représentant spécial de Trump pour l’Iran, Brian Hook, a d’ailleurs qualifié l’accord de « cauchemar » pour Téhéran. Avec une population de moins de 10 millions d’habitants mais la deuxième économie du monde arabe grâce au pétrole, les Émirats arabes unis ont exercé une influence commerciale et militaire croissante dans le Golfe et dans la région au cours des deux dernières décennies,visant notamment à contrer l’influence de l’Iran.

Publié le 15/08/2020

Au Liban, la colère réveille la gauche

 

Par Jean-Pierre Perrin (site mediapart.fr)

 

En dépit d’inégalités sociales accablantes, la gauche avait quasiment disparu de la scène politique libanaise. Avec le soulèvement et l’apparition de nouvelles formes de socialisation, la jeunesse commence à la faire renaître.

 «Au Liban, on ne peut être qu’à gauche. » C’est une phrase que l’on entend souvent, pas seulement d’un bout à l’autre du pays mais aussi parmi les membres de la diaspora, tant le niveau des inégalités est criant.

Cependant, hormis quelques groupes à la marge et un Parti communiste divisé, la gauche est la grande absente de la scène libanaise. Dans les débats politiques, on la voit très peu et elle ne compte plus un seul député se réclamant d’elle au Parlement.

Pourtant, sur tous les lieux où la contestation s’exprime, c’est bien une colère de gauche qui gronde dans les slogans qui conspuent les banques et la classe politique. Dans les cafés ou à l’université, on parle aussi d’intifada et de la thawra (révolution).

Sur les tee-shirts, Che Guevara a fait son retour, de même que les keffiehs noirs et rouges sur les épaules. Dans les chansons des manifestations, on reconnaît le refrain de « Je suis le peuple en marche » du chanteur égyptien Cheikh Imam, pourtant disparu il y a 25 ans mais qui évoquait si bien les peines et les difficultés de vivre des plus humbles.

Cheikh Imam: Je suis le peuple en marche الشيخ إمام: أنا الشعب ماشي © webamri amri

La gauche est donc à la fois absente et présente. Absente en tant qu’organisation politique mais bien présente dans les esprits, les idées, les symboles.

« Il est très difficile d’appliquer à la scène politique libanaise les catégorisations gauche/droite qui ont cours ailleurs, constate depuis Beyrouth Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques à Kulluna Irada, une organisation civique engagée dans la réforme politique, avec un financement à 100 % libanais. Il y a bien un Parti communiste qui survit depuis des décennies et continue d’avoir une présence dans certaines régions et sur certaines scènes de la contestation. Mais il n’y a pas à proprement parler de parti de gauche sur un échiquier qui offrirait toute la palette habituelle. »

Cité par le quotidien francophone L’Orient-Le Jour, Wissam Saadé, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, nuance : « Ceux qui appartiennent à la gauche stricto sensu […] ne forment, certes, qu’une minorité, mais une minorité numériquement pesante dans le cadre du soulèvement. En plus, ils ont la particularité d’être présents un peu partout. Du nord jusqu’au sud et jusqu’à la Békaa. »

Depuis que le Liban s’est jeté à corps perdu dans le libéralisme le plus extravagant – au point que le terme figure dans la Constitution –, avec, pour conséquence, des inégalités qui atteignaient, avant la crise actuelle, des records mondiaux, la gauche a devant elle un beau boulevard.

Mais elle n’en a jamais tiré profit et a même souvent préféré s’intégrer à la classe politique affairiste. Ce boulevard, l’actuelle crise financière l’a encore élargi.

Avec, d’un côté, une population exsangue, qui a perdu 60 à 70 % de son pouvoir d’achat, son épargne pour ceux qui en avaient une. Et de l’autre, une petite minorité, qui s’est considérablement enrichie sous l’effet de la politique de rente et de la pyramide de Ponzi (un système de montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants), entretenue pendant vingt ans, et qui a réussi à placer hors du Liban, sa fortune. Avec désormais la possibilité pour cette dernière catégorie de revenir acheter des actifs à bas prix.

« Les bases d’un contrat social existent même dans les pays les plus libéraux de la planète comme les États-Unis – à savoir un système fiscal un tant soit peu progressif (même si l’on débat sur l’ampleur de sa progressivité) – mais pas au Liban où le système est régressif, explique Sibylle Rizk. Des services publics de base, comme l’éducation, la couverture médicale, ne sont pas assurés. Des infrastructures essentielles comme l’eau, l’électricité ou la gestion des déchets non plus, au point que la question de savoir s’ils sont publics ou privés est secondaire. Ils ne sont tout simplement pas fournis, en raison de la défaillance de l’État. »

« Aussi, ajoute-t-elle, si être de gauche signifie prôner des politiques qui prennent en compte l’intérêt général et non pas seulement des intérêts clientélistes et des intérêts privés, alors tout le système de pouvoir en place depuis des décennies est à droite et les contestataires de ce pouvoir, qui réclament l’établissement d’un État véritable, au service des citoyens, sont à gauche. Leur défi est celui de l’organisation et de la structuration en partis et mouvements. »

La disparition de la gauche

Pourtant, la gauche n’a pas toujours été la grande absente de la vie politique. Elle a eu des points d’ancrage très importants comme à Beyrouth, à Mina, le grand port de Tripoli, ou dans le sud.

« La réalité politique de l’après-guerre civile libanaise [la guerre civile s’est terminée en 1990, avec les accords de Taëf – ndlr] était telle que les partis de gauche, et pas seulement eux, avaient perdu leur capacité d’inventer et de proposer des programmes politiques, analyse depuis Beyrouth Hind Darwish, grande figure des lettres libanaise et très engagée dans le mouvement de contestation. Il y avait certes, à l’échelle mondiale, le malaise qui a frappé presque au même moment la gauche à la chute de l’URSS. Mais, à l’échelle locale, cette réalité d’après-guerre s’est caractérisée par la mainmise d’abord syrienne, non seulement sur la vie politique et sociale, mais aussi culturelle. »

« Puis, poursuit-elle, il y a eu l’hégémonie du Hezbollah, qui a liquidé le réservoir cérébral de la gauche. La perte, dès les années 1980, de ses plus éminents penseurs, idéologues, écrivains, journalistes, que ce soit à coups d’assassinats, par l’exil ou même par leur conversion au profit des mouvances confessionnelles, certaines radicales. Je pense en particulier aux chiites communistes qui sont allés rejoindre le Hezbollah ou le parti Amal. »

Il existe un autre problème pour ceux qui se réclament de la gauche libanaise : le pays est fracturé en deux camps depuis l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, alors sur le point de retrouver le pouvoir.

D’un côté le camp « du 14 mars » qui rassemble tous les partis et personnalités qui se sont alors mobilisés pour demander – et obtenir – une commission d’enquête internationale, le départ de l’armée syrienne et de ses services de sécurité, qui terrorisaient le Liban, dans le cadre de l’Intifada de l’indépendance, également appelé le « Printemps de Beyrouth » ou « la révolution du Cèdre ». On trouve ainsi dans ce bloc aussi bien le Courant du futur (la formation du défunt Rafic Hariri) que les Phalanges libanaises (droite) et le petit mouvement de la gauche démocratique.

De l’autre celui « du 8 mars », dont le Hezbollah, le mouvement clientéliste chiite Amal et les partis satellites, comme le Parti social-national syrien (PSNS – formation néo-fasciste qui compte trois députés et dont l’emblème imite le swastika, symbole hindou détourné par les nazis), qui estiment que la priorité est la lutte contre Israël et demeurent dans l’orbite de Damas, et, aussi, pour le parti de Dieu, de Téhéran. Et qui se sont donc radicalement opposés à « la révolution du Cèdre ».

Le Parti communiste libanais (PCL) est également divisé sur cette question. D’un côté, des militants hostiles au Hezbollah et au régime syrien. De l’autre, ceux qui sont favorables à une alliance avec le parti islamiste chiite au motif que l’ennemi principal ce sont les banques et les « hariristes ».

Ils sont aussi acquis à la constitution d’« un front anti-impérialiste » contre Israël et les États-Unis, voulant oublier que le parti de Dieu a assassiné nombre de militants communistes dans les années 1980 pour avoir le monopole de la lutte contre l’État hébreu. Pas moins de 18 responsables communistes ont ainsi été tués, selon Elias Atallah, l’ancien chef de la branche armée du PCL.

La nouvelle génération se révolte contre tout

Aujourd’hui, le politologue Ziad Majed, qui participa à la création en 2004 du mouvement de la gauche démocratique, distingue trois « profils » de gauche dans le mouvement : les militants du PCL, les « indépendants » et des groupes de jeunes activistes sans affiliation particulière.

« Les communistes, qu’ils soient anti-Hezbollah ou pas, jouent un rôle très actif dès le début du mouvement, en particulier les sections de jeunesse du PCL, pas seulement à Beyrouth mais aussi dans les régions, souligne-t-il. Ils sont très présents au niveau des meetings, des débats, des sit-in, de l’organisation de toutes sortes d’initiatives. »

Les « indépendants » sont en général issus des générations qui ont connu les années 1970-80-90, c’est-à-dire celles de la guerre civile libanaise, puis de l’occupation syrienne.

Certains viennent de la Gauche démocratique ou d’autres mouvements ou n’étaient pas directement engagés en politique. « Ils sont restés de gauche, précise Ziad Majed, avec une logique très anti-Hezbollah qu’ils considèrent comme l’incarnation de l’autorité qui gouverne le pays, avec ses milices armées, ses discours guerriers et ses alliances régionales. Ils le voient dès lors comme leur principal adversaire mais n’excluent pas pour autant de leurs critiques le reste de la classe politique. Ils ne sont pas aussi actifs que les communistes mais interviennent dans nombre de régions et se sont employés à créer des coordinations entre les manifestants. »

Enfin, les groupes de jeunes activistes, en particulier d’étudiants qui travaillent depuis longtemps pour combler les carences de l’État, ou pour appuyer les revendications LGBT, celles des travailleurs syriens, du personnel de maison surexploité et défendent d’une façon générale les droits des minorités.

« Ces groupes sont extrêmement dynamiques, remarque le même chercheur. Ils sont en capacité d’imposer certains de leurs slogans – aucune force politique n’a osé des slogans aussi radicaux par rapport aux minorités ou à la justice sociale. Ils essayent de se constituer en plateforme ou commencent à se structurer – c’est le cas des groupes d’étudiants. La majorité d’entre eux appartiennent à une génération qui n’a pas connu les clivages entre le 8 et le 14 mars et ne se sentent donc pas concernés par celui-ci. Ils sont en général opposés au Hezbollah, au régime syrien mais aussi au clan Hariri et la politique des banques. »

Mais pour Sibylle Rizk de l’organisation Kulluna Irada, la personnalité qui incarne le mieux la gauche est aujourd’hui Charbel Nahas, un ancien ministre, avec son mouvement Citoyens et citoyennes dans un État, qui, effectivement, a le programme économique le plus complet au sein de l’opposition.

« Beaucoup d’acteurs de la “révolution” sont d’accord avec lui et le cadre conceptuel et politique qu’il offre est celui qui est repris, parfois inconsciemment, par beaucoup, souligne-t-elle. Mais on se heurte à des confrontations de personnes, des problèmes de communication, de charisme… Toute la difficulté est de passer d’un rassemblement à un mouvement structuré. »

Beaucoup à Beyrouth regrettent la disparition, ces dernières années, des trois dernières grandes figures de la gauche libanaise, estimant qu’elles auraient donné encore davantage de poids au soulèvement : le jeune éditorialiste et historien Samir Kassir, considéré comme l’intellectuel arabe le plus prometteur de sa génération et l’un des artisans du Printemps libanais, assassiné le 2 juin 2005 par les services secrets syriens ; Georges Hawi, grande figure de la résistance nationale libanaise à l’invasion israélienne de 1982 et secrétaire général du PCL qu’il cherchait à déstaliniser, assassiné lui aussi en juin 2005 ; ou encore l’intellectuel Samir Frangié, grand stratège politique, décédé de maladie en avril 2017.

 « L’assassinat de Samir Kassir fut l’événement qui donna le coup de grâce à la gauche libanaise mais force est de constater qu’en tant que courant de pensée politique, elle s’était égarée bien avant sa disparition, avance Hind Darwish. Les éléments qu’il combinait – intellectuel arabe proche des cercles de gauche de Paris à Rabat en passant par Beyrouth, professeur charismatique aimé de ses étudiants et grand défenseur de leur cause et de la liberté – le rendaient unique dans sa capacité à mener un projet de renaissance efficace de la gauche libanaise. »

« C’est vrai, réagit Ziad Majed, leur présence à tous les trois aurait joué un rôle dans la mobilisation. Samir Kassir auprès des étudiants ; Georges Hawi, auprès de milliers de gens de gauche qui se sont éloignés du champ politique et qu’il aurait pu ramener ; Samir Frangié par la finesse de ses analyses et sa crédibilité. »

« Mais, poursuit-il, la nouvelle génération qui est dans la rue n’est pas dans la recherche d’un père, d’un grand frère ou d’un patriarche. Elle se révolte contre tout. Même s’il y a des textes de Samir Kassir qui l’inspirent, on voit sa volonté de se libérer de toute icône, de tout symbolisme qu’elle n’a pas construit elle-même. Et on voit aussi des profils de jeunes leaders qui commencent à émerger. Et qui vont sans doute jouer un rôle dans les prochaines années. »

Une opinion que partage Hind Darwish : « Le désintérêt de la jeunesse libanaise vis-à-vis de l’appartenance partisane ne se traduit pas par une atomisation sociale, mais plutôt par une quête de nouvelles formes de sociabilité. Guidée moins par l’idéologie que par la soif de changer un système archaïque et corrompu, elle semble en voie de réinventer, indirectement, la gauche libanaise. En ce sens, elle serait en train de réussir là où les structures partisanes ont échoué. »

Publié le 14/08/2020

Pour un communisme luxueux

 

par Frédéric Lordon, (siteblog.mondediplo.net)

 

La proposition communiste n’aurait pas grande chance de succès si elle n’était qu’un discours de nécessités et de réductions. Il s’agirait quand même de se souvenir de la fin de la politique, qui est de vivre bien. Assurément, la garantie économique générale (alias le « salaire à vie ») — qui triomphe de l’aléa et de l’angoisse matériels —, la souveraineté des producteurs associés — qui abolit les rapports de pure subordination —, le droit au temps — inscrit dans le désarmement de l’impératif productif — sont autant de conquêtes qui feront vivre incomparablement mieux que sous le capitalisme. Et il faudra le dire. Mais peut-être faudra-t-il dire davantage pour défaire l’imaginaire entièrement négatif dont l’idée de sortir du capitalisme, pour ne rien dire du mot « communisme » lui-même, ont été surchargés — en gros : appartements collectifs, alimentation patates et saucisson, voitures grises, moulins à café gris, vêtements gris, murs gris, villes grises.

Le capitalisme, ou l’usurpation de « la vie »

Imaginairement, le capitalisme a fait main basse sur la couleur, la lumière et jusqu’à la vie même. Il faut les lui retirer, lui qui dans la réalité détruit absolument tout : la planète, les lieux d’habitation sauf pour les riches, la santé physique sauf celle des riches, la santé mentale, il est vrai celle des riches y compris, mais différemment. Pour être imaginairement, puis politiquement viable, le communisme doit tout se réapproprier. Il doit même revendiquer le luxe — puisque lux c’est la lumière. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : de lumière dans l’existence.

Dans les multiples, grotesques, et honteuses usurpations dont il se sont rendus coupables, les publicitaires, après le « concept » et la « créativité » (misère des « créatifs »), ont jeté leur dévolu sur « la ville », ses « lumières » et ses « couleurs ». La publicité « embellit la ville », voilà le genre de saleté que ces crétins barbus en tongues et à lunettes épaisses n’hésitent pas à soutenir. Ôtez la publicité, et vous retournez à Berlin-Est d’avant la chute du Mur, ou à Tirana.

La vérité est plutôt : mettez à bas les panneaux JC Decaux, rendez la ville aux grapheurs, aux artistes de rue, et en fait à tout le monde, et vous verrez l’explosion de formes, de couleurs, d’idées, de slogans. Qu’on ouvre des concours pour les gigantesques bâches des immeubles en travaux – pour sûr on y verra autre chose que des montres, des parfums ou des téléphones portables en 20 mètres par 10. Mais on ne sait pas si l’on doit en vouloir aux publicitaires : eux-mêmes morts-vivants, comment pourraient-ils faire la différence entre la vie vivante et la vie morte, perdue dans le faux des images marchandes ? On sait en tout cas qu’on les empêchera de nuire : évidemment, la publicité viendra très haut dans la liste des choses à abolir. Fermeture du secteur de la publicité : en voilà un exemple typique de réorientation de la division du travail.

L’erreur publicitaire, concentré pur de l’erreur capitaliste, c’est d’avoir pris le désir de marchandise pour le désir tout court. Puis d’avoir conclu que, sans la marchandise, le désir désertait le monde — et la couleur et la lumière avec. Avec un peu de recul, on n’en revient pas d’une escroquerie de cette magnitude. Tout dans la conjoncture présente, notamment dans les prises de rue, contredit ce mensonge énorme, et dit la poussée du désir — de faire, de peindre, de grapher, d’écrire, de construire, de créer, mais cette fois pour de vrai, c’est-à-dire hors de la valeur d’échange, hors des commandements du capital. On pourrait dire, d’ailleurs, que telle est la prémisse quasi-anthropologique, et bien fondée, de la proposition de Friot : les individus humains désirent l’effectuation de leurs puissances. C’est peut-être un peu bête à dire mais ça n’en est pas moins profond, et vrai : les individus humains veulent faire des choses.

C’est la configuration particulière des structures sociales, à une époque donnée, qui contraint ce vouloir à se couler dans des formes préétablies, et les puissances humaines à s’exercer de telle manière et pas de telle autre — le plus souvent de la manière qui correspond aux visées du groupe hégémonique, et au service de ses intérêts. Mais qu’on libère les puissances individuelles de ces captures, et elles ne s’en exerceront que davantage. Telle est la justification dernière du salaire à vie de Friot : les gens feront des choses. Et ces choses seront autant de contributions à la vie sociale.

Bien sûr ce « faire des choses », de lui-même, ne compose pas spontanément une division du travail entièrement adéquate à l’ensemble des nécessités de la vie matérielle collective. Aussi une part continuera-t-elle d’être contrainte. Quelle part d’ailleurs ? Beaucoup des salariés actuels savent, et aiment, faire des choses qui s’insèrent parfaitement dans la division du travail, à ceci près qu’ils sont contraints de les faire dans des conditions terriblement dégradées par les données du capitalisme : les données concurrentielles et actionnariales. Mais, précisément, le système du salaire à vie affranchit de ces dégradations : restent la pleine fonctionnalité à la division du travail et la possibilité désormais de faire les choses bien.

Le luxe capitaliste, ou la beauté prisonnière de l’argent

Quand il n’est pas contraint par des enrôlements violents, le désir de faire des choses est par soi un désir de les faire bien, et même du mieux qu’on peut car, les faisant pour soi, on y met tout de soi. Pour certaines choses, les faire bien, c’est ipso facto les faire belles. Voilà le commencement du luxe.

On aperçoit peut-être déjà ce dont il va s’agir ici avec « luxe », et surtout ce dont il ne s’agira pas. Ni les bidets en or massif des enrichis du néolibéralisme, ni, de toute façon, l’amoncellement des objets, pour des raisons qu’on a assez dites : la pure logique de la quantité, qui est celle de la valeur capitaliste, en plus d’exploiter les hommes dévaste la planète. Il est extrêmement étrange, en fait même absurde, qu’on trouve le mot « communisme » embarqué dans le Fully Automated Luxury Communism de Aaron Bastani, sorte de prophétie technologiste à base d’imprimantes 3-D, de photovoltaïque partout, et de conquête spatiale, promettant la résolution des crises climatique, énergétique, et « l’abondance » pour tous — soit à peu de choses près le prospectus de l’imaginaire capitaliste à peine rectifié. Or, non. Le nombre des objets dont nous vivrons entourés, leurs taux de renouvellement, baisseront — ils le doivent. L’idée d’un communisme luxueux consiste alors en la réfutation de ce que cette réduction signifierait un enlaidissement de notre vie matérielle — car nous en aurons encore une. Et plus précisément : c’est la visée du maximum d’embellissement du minimum d’objets que nous conserverons.

Contrairement à sa version capitaliste qui réserve les choses belles à l’écrémage des fortunes, le luxe peut surgir de tout autres conditions que le pouvoir d’achat monétaire : la liberté pour les producteurs de faire les choses selon leur désir, qui sera le plus souvent un désir de les faire bien et belles.

L’esthétique des objets hors de la quantité et de la frénésie : voilà la première différence du luxe communiste et du luxe capitaliste. La manière d’y accéder est la seconde. Contrairement à sa version capitaliste qui réserve les choses belles à l’écrémage des fortunes, le luxe peut surgir de tout autres conditions que le pouvoir d’achat monétaire : la liberté pour les producteurs de faire les choses selon leur désir, qui sera le plus souvent un désir de les faire bien et belles. Donc l’affranchissement de toutes les contraintes de la production capitaliste qui les font faire mal.

C’est que ces contraintes expriment une cohérence globale : le capital s’efforce toujours de rémunérer minimalement le travail ; il structure donc une demande faiblement solvabilisée ; à laquelle on ne peut proposer que de la marchandise à prix suffisamment faible ; donc produite dans des conditions de productivité qui les vouent à être mal faites ; par des salariés maltraités et peu payés ; et la boucle est bouclée. Seule la crème des riches échappe à la boucle de la camelote. La frange où se concentre la richesse trouve alors une offre qui, au doublet « mauvaise qualité/productivité » des marchés de masse, substitue la formule « bonne qualité/prix élevé ».

Le système du salaire à vie brise cette fatalité de la camelote. Il la brise par le découplage de l’activité et de la rémunération. Quand les gens, protégés par la garantie économique générale, peuvent s’adonner à une activité, produire, sans que cela ait la moindre incidence sur leur rémunération, ils le font dans de tout autres conditions : selon leur désir, c’est-à-dire bien. Ici, il faut donc, une fois de plus, inverser l’énoncé capitaliste voulant que, laissés à eux-mêmes, affranchis du « sain aiguillon de la vie à gagner », les gens ne fassent plus rien — le peuple est essentiellement feignant. Or c’est l’exact contraire : « laissés à eux-mêmes », c’est-à-dire libérés des violences de la mise au travail capitaliste, les gens font, ils n’arrêtent plus de faire, et même : ils font de mieux en mieux : car ils sont des êtres de désir et d’activité.

Quand, par exemple, un agriculteur cesse d’être tenu par la camisole de la grande distribution, avec ses exigences de prix, donc de productivité, donc de chimie, quand il cesse d’être tenu par la dette contractée pour les investissements de mécanisation, imposés eux aussi par la logique des rendements et des prix bas, toutes choses avec lesquelles il peut rompre dès lors qu’il est sous la garantie économique générale, alors il produit pour la satisfaction de produire bien : des produits sains et de bonne qualité — sans doute en moins grandes quantités, mais il y aura bien plus de candidats à l’activité agricole si elle est satisfaisante, défaite de l’esclavage capitaliste et relevée de l’incertitude économique.

Dans le système capitaliste, ce sont les producteurs à l’écart des marchés de masse, mais alors à prix très hauts, qui, par exemple, fournissent la restauration gastronomique. Laquelle est elle-même prise dans la tenaille de la dette pour ses installations, et par la même logique des fournisseurs de qualité (meubles, vaisselle, etc.) qui, dans le capitalisme, prend la forme du prix élevé. Et toujours selon l’adage — capitaliste par excellence — « la qualité, ça se paye ». Or, il n’en est rien. La qualité n’a pas à « se payer ». Le capitalisme nous a mis dans la tête que la qualité se liait nécessairement à la quantité d’argent, faute de quoi nous n’aurions accès qu’à la camelote. C’est un mensonge. La qualité vient avec les conditions faites aux gens pour les laisser produire comme ils l’entendent, c’est-à-dire sans que leur survie en dépende. On s’aperçoit aussitôt que la qualité est le corrélat immédiat de cette liberté. Et ceci toujours pour la même raison : parce que les gens font les choses bien, et même au mieux de ce qu’ils peuvent, quand ils les font pour eux-mêmes et pour les proposer à la reconnaissance sociale, pourvu que celle-ci ne prenne pas la forme du prix monétaire, auquel leur reproduction matérielle serait accrochée. Alors sont réunies les conditions pour que, hors de la contrepartie de l’argent en quantité, se répandent les productions au meilleur de ce qu’elles peuvent, qu’elles deviennent la règle plutôt que l’exception.

Vocation esthétique du communisme

Si le communisme est une proposition grise, il perdra la bataille imaginaire. Mais il n’a nullement à l’être. C’est même tout le contraire. Il n’y aucun paradoxe à soutenir qu’il peut être, et qu’il doit être, luxueux. C’est-à-dire mettre partout la lumière des choses belles et bien faites parce que tout le monde aura été mis dans les conditions de les faire belles et bien — les conditions de la garantie économique générale. On voit ici à quel point maintenir les plus grandes latitudes d’expression possibles à la proposition privée est d’une importance cruciale. La division du travail a ses nécessités, on les a assez dites, et assez dit aussi qu’on ne saurait faire l’impasse à ce sujet. Mais la division du travail par elle-même ne contredit nullement que les choses nécessaires qui en sortent soient belles et bonnes. Or elles ne le seront que si la production est, bien sûr, extraite de la tyrannie de la valeur capitaliste, mais n’est pas non plus enrégimentée dans une planification tombée du haut.

Alors les producteurs associés souverains donneront leur meilleur : parce qu’ils feront ce qu’ils aiment faire. Sous cette forme communiste, l’initiative privée nous proposera des bons produits alimentaires, des beaux meubles, des beaux parfums, des beaux vêtements, bref des beaux objets, c’est-à-dire des choses qui font la vie esthétique. Le design ne sera plus la captation par le capitalisme de l’esthétique, comme il l’est aujourd’hui — car, des skylines des métropoles au métallisé des téléphones portables ou aux lignes des voitures, toute son intervention présente est faite pour nous inviter à contempler la puissance matérielle du capitalisme, pour nous mettre dans la tête, le plus souvent de manière inconsciente, ce lien de fer entre « beauté » des objets et système capitaliste des objets, pour nous faire penser : « Souvenez-vous de l’Allemagne de l’Est et de l’URSS, comme c’était moche, et comme chez nous c’est beau, comme c’est racé — eh bien ça, c’est le capitalisme ».

Le communisme perdra la bataille imaginaire, et puis la bataille politique, s’il s’enferme dans l’austérité des intellectuels critiques et leur désintérêt ostentatoire, quand ça n’est pas leur mépris, pour les objets, pour la vie sensible, à commencer par la vie domestique. « Pensons surtout à développer nos intellects », « soyons de purs esprits », « les objets nous sont indifférents », « nous sommes bien au-dessus des contingences matérielles », « ces choses n’ont aucune importance ». Quelle erreur. Elles en ont une, et considérable. Dans un scolie « diététique » inattendu, quoique parfaitement logique, Spinoza qui, en matière de développement de l’intellect, n’est pas exactement un petit joueur, recommande d’entourer sa vie « par des aliments et des boissons agréables, ainsi que par des parfums, le charme des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux qui exercent le corps, le théâtre et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui » (Eth. IV, 45, scolie). L’esthétique doit être mise partout dans la vie, depuis son sens étymologique, comme sollicitation de la sensibilité des individus, jusqu’à ces pratiques les plus hautes où, la sollicitation des sens conduit possiblement aux méditations les plus profondes — comme dans le dialogue de Pierre Gagnaire et de Ryoko Sekiguchi à propos de l’art culinaire, comme on le retrouverait également dans l’art des parfums, mais aussi dans celui, japonais, de la préparation du thé, ou de la composition florale.

Par construction, les achèvements les plus hauts sont aussi les plus rares et, logiquement, le nombre de ceux qui y auront accès sera limité. Le critère capitaliste de la sélection est connu : l’argent — on va sur le site de Pierre Gagnaire et, de l’enchantement de sa parole, on tombe dans la réalité de ses tarifs : dîner à deux dans son restaurant coûte un SMIC… On a compris que ce critère n’aurait plus cours. Et cependant il y en aura nécessairement un autre à la place — puisque « le plus rare à la portée de tous » est une promesse logiquement défectueuse (en tout cas pour cette sorte de biens que les économistes appellent « rivaux » ). Une forme ou une autre de tirage au sort ? Et après tout, pourquoi pas.

En réalité l’essentiel est ailleurs que dans ces expériences tout à fait exceptionnelles. On a compris que par « luxe », il fallait moins entendre le rarissime réservé à un tout petit nombre, que le beau et bien fait mais généralisé et mis à la portée du grand. De la présence de moins de choses mais plus belles dans la vie quotidienne, comme habitude et comme éducation, jusqu’aux expériences les plus hautes auxquelles éventuellement elle prépare, c’est cela le luxe. Et c’est le désir des producteurs libres qui fait le communisme luxueux.

À suivre.

 

Frédéric Lordon

Publié le 13/08/2020

Communes. L’écologisme municipal, accélérateur de transition ?

 

Florent LE DU (site humanite.fr)

 

Un mois après leur succès dans plusieurs grandes villes, les édiles verts mettent en place leurs premières mesures, entre justice climatique et sociale. Des idées ancrées à gauche, qu’ils espèrent faire infuser au plan national.

« N ous n’avons pas le droit de décevoir et devons être exemplaires. » La nouvelle maire EELV de Besançon, Anne Vignot, l’a bien compris : les élus issus de la vague verte des dernières municipales sont attendus au tournant. Un mois après leurs élections, ils doivent engager leur virage écologique sans tarder, malgré les urgences et les incertitudes économiques liées à la crise sanitaire. À Marseille, Bordeaux, Lyon, Strasbourg, mais aussi Besançon, Tours, Annecy ou Poitiers, les conseils municipaux ont pris leurs premières mesures et engagé d’importants chantiers.

L’urbanisme, les transports et l’énergie sont les thématiques les plus concernées par cette bifurcation. Toutes ces villes partagent ainsi un effort dans la végétalisation de leurs rues et leurs places, afin de lutter contre les îlots de chaleur, « ce qu’il fallait faire d’urgence, avec la canicule qui sévit cet été », détaille le maire de Lyon, Grégory Doucet. Elles défendent également l’objectif du « zéro artificialisation », soit la fin de la bétonnisation, avec pour objectif d’interdire, d’ici à 2026, toute construction sur des espaces de nature préservés. De grands plans mobilités ont aussi été enclenchés à Bordeaux, Lyon et Strasbourg, afin d’adapter la voirie aux piétons et aux vélos, de repenser les réseaux de transport en commun et faciliter leur usage. Et à Strasbourg, une tarification sociale des transports, de l’eau et de l’énergie doit être votée cette année.

La plupart des mesures mises en place se font de concert avec les communistes et les autres formations de gauche présentes dans ces conseils municipaux. Des appuis qui ont été primordiaux lors des élections, et marquent l’ancrage nécessaire de l’écologisme municipal à gauche, avec à chaque fois des programmes axés sur l’écologie, la justice sociale et la démocratie. « Nous, élus communistes, avons aidé à construire dans ces villes des programmes écologiques marqués à gauche, en apportant nos expériences en matière sociale, en proposant la gratuité des transports, l’accès à l’énergie et à la culture pour tous, le développement du logement social… Des idées qui n’ont pas encore toutes été suivies mais qui resteront sur la table pendant tout le mandat, détaille Antoine Splet, élu PCF de Schiltigheim et de l’eurométropole de Strasbourg, présidée par EELV. Notre rôle est aussi de veiller à ce que les décisions écologiques ne se fassent pas au détriment des populations les plus précaires, nous devons servir de garde-fous. » Un terme que réfute la maire de Poitiers, Léonore Moncond’Huy : « Je n’appellerai pas ça ainsi, puisque nous ne sommes pas dans une logique de méfiance. Plus que les élus PCF, c’est le programme qui est notre garde-fou, réagit-elle. Il y a consensus sur le fait qu’on ne peut pas gagner en écologie tout en perdant en justice sociale, et les élus communistes, effectivement, étaient là pour le rappeler dès le début de la campagne. »

Toute la gauche ne s’est toutefois pas rangée derrière les têtes de liste écologistes lors des dernières municipales. À commencer par la France insoumise, tantôt soutien d’EELV, tantôt opposée. En cause, notamment, une ligne jugée trop peu ambitieuse, y compris écologiquement, ne pointant que rarement du doigt les grands groupes capitalistes, principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre.

Les élus locaux proposent d’ailleurs peu de mesures coercitives ou réellement contraignantes envers les gros pollueurs. « Nous mettons tout de même en place des écoconditionnalités extrêmement fortes, c’est-à-dire ne plus travailler avec des entreprises qui n’ont pas de comportements vertueux en termes écologiques et sociaux, se défend la première édile de Poitiers. Mais pour aller encore plus loin, nous devons porter un plaidoyer national. » Car si l’écologisme municipal permet des avancées écologiques concrètes, les maires n’ont pas les coudées franches. À Marseille par exemple, la victoire de Michèle Rubirola et du rassemblement de la gauche est à mesurer à l’aune d’une métropole restée à droite et ayant les compétences sur de nombreux secteurs clés, comme les transports et l’énergie.

Surtout, les maires écologistes se confrontent à de nombreux blocages juridiques et budgétaires au niveau national, voire européen. Des freins qu’ils espèrent lever d’ici la fin de leurs mandats. Car même si leur succès est à relativiser, en raison notamment de la faible participation qui semble leur avoir profité, EELV et ses alliés ont désormais beaucoup plus de voix et d’échos pour faire infuser leurs idées jusqu’au niveau national. C’est l’un des objectifs du réseau des villes écologiques et solidaires, qui a posé sa première pierre à Tours, le 22 juillet dernier, en présence d’une trentaine de maires de grandes, moyennes et petites villes, dont beaucoup de mairies EELV, PS (dont Paris, Rennes, Nantes, Lille…) mais aussi communiste (Montreuil). « Le premier objectif de ce réseau, c’est de partager nos bonnes pratiques dans la lutte pour l’environnement et pour la justice sociale, détaille Éric Piolle, qui était entre 2014 et 2020 le seul maire écologiste de grande ville, à Grenoble. Mais nous devons aussi faire bloc pour peser au niveau national, obtenir davantage de moyens pour que la transition écologique soit possible, faire bouger les lignes, les cadres réglementaires, pour aller plus loin. »

« On constate que le gouvernement ne va pas assez vite sur des points essentiels, comme la mobilité, le ferroviaire, la relocalisation de la production alimentaire… abonde Léonore Moncond’Huy. L’écologisme municipal a de nombreuses limites mais c’est une première étape pour diffuser ces idées et servir de catalyseurs. Si on donne libre cours à nos idées et aux initiatives citoyennes, à un moment donné les échelons supérieurs devront en tenir compte et s’adapter. » À Tours, les maires ont par exemple acté un soutien à la coopérative Railcoop, ligne ferroviaire entre Bordeaux et Lyon. « Lorsque l’État verra que ces initiatives fonctionnent, apportent des solutions tout en étant rentables, il se ressaisira de ces questions », ajoute la maire de Poitiers, qui a également salué la présence en Touraine de maires de petites villes, permettant d’ouvrir le débat sur la mise en œuvre de politiques écologiques dans les zones rurales. « On entend encore des critiques d’une écologie qui serait réservée aux bobos, aux villes ou à ceux qui peuvent se la payer, constate Marc Hoffsess, adjoint à la maire de Strasbourg, chargé de la transformation écologique de la ville. Il faut relier les villes aux campagnes grâce aux transports, les intégrer dans les plans de relocalisation de la production d’énergie ou alimentaire. C’est aussi comme ça qu’on aura la représentativité la plus grande possible. »

Alors que leurs suffrages se concentrent jusque-là très majoritairement dans les grandes villes, les écologistes sont conscients que leur poids est insuffisant dans les zones périphériques et rurales. Un plafond de verre qu’il leur faudra briser pour espérer diffuser davantage leurs idées, et assouvir des ambitions de plus en plus grandes.

 

Florent Le Du

Publié le 12/08/2020

Au Liban, l’impossible transition politique

 

Par Justine Babin et Nada Maucourant Atallah.(site mediapart)

 

Face à la colère des Libanais, le premier ministre Hassane Diab a annoncé son intention de proposer lundi en conseil des ministres la tenue d’élections législatives anticipées. Cette réponse inquiète cependant une partie des contestataires.

·  Beyrouth (Liban). « On savait déjà que c’était un régime de corrompus, mais, mardi, ils ont franchi un cap en assassinant leur propre peuple. Toute l’élite politique est responsable. Ces criminels doivent partir », s’insurge Magham, une enseignante et journaliste de 26 ans. Comme des milliers de Libanais, la jeune femme a répondu présente à l’appel au rassemblement samedi place des Martyrs, dans le centre-ville de Beyrouth, pour le « jour du jugement », quatre jours après la double explosion au port de la capitale qui a endeuillé le Liban.

Si les images de la plus grande place de Beyrouth noire de monde rappellent les premiers moments du mouvement de contestation populaire inédit contre la classe politique né le 17 octobre dernier, le temps de l’euphorie et des danses a désormais laissé place à celui de la colère. Dans le centre-ville de la capitale, tout le folklore révolutionnaire a été revisité, entre faux gibet de potence, guillotine en bois et nœuds coulants brandis par les protestataires. « Pendez-les », pouvait-on lire sur les appels à manifester qui circulaient sur les réseaux sociaux. « Je n’ai jamais eu autant de haine contre ce gouvernement », confesse Rami, un manifestant de 24 ans.

Dans une atmosphère électrique et alors que le rassemblement commençait à peine, les fumées des bombes lacrymogènes ont rapidement recouvert la place samedi après-midi. À ses abords, des altercations ont opposé des groupes de manifestants munis de pierres, tentant de forcer le passage vers le Parlement, aux forces de l’ordre. En début de soirée, un groupe de protestataires, emmené notamment par des officiers de l’armée à la retraite, a investi pour quelques heures le ministère des affaires étrangères, le proclamant « quartier général de la révolution » en direct à la télévision. Les bureaux des ministères de l’économie et du commerce, de l’environnement et de l’énergie ont aussi été brièvement pris d’assaut par les manifestants, qui, une fois arrivés dans les étages supérieurs, ont fait voler par les fenêtres les documents qui s’y trouvaient. L’Association des banques du Liban a également été saccagée et incendiée.

Selon les bilans de la Croix-Rouge libanaise et de l’Association médicale islamique, plus de 700 personnes ont été blessées dont une centaine a dû être amenée à l’hôpital. De son côté, l’armée libanaise a annoncé dans un communiqué dimanche que 105 militaires avaient été blessés, tandis que la police a fait état de 70 blessés et du décès de l’un de ses hommes, des suites d’une chute d’un bâtiment. Dimanche soir, des centaines de manifestants ont à nouveau affronté les forces de police dans le centre de Beyrouth.

Aya Majzoub, chercheuse pour l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch a dénoncé sur Twitter « un usage excessif de gaz lacrymogènes, lancés directement sur les visages, des tirs désordonnés de balles caoutchoutées, notamment sur le haut du corps, l’usage sans discernement de la violence par l’armée contre des civils désarmés et la presse et un potentiel usage de tirs à balles réelles à confirmer ».

Ces violences ne semblent toutefois pas avoir ébranlé la détermination des manifestants. « On n’a plus rien à perdre », explique Rami. La double explosion survenue au port qui a fait au moins 158 morts, plus de 6 000 blessés et laissé des centaines de milliers de Beyrouthins sans toit est considérée comme le coup de grâce pour un pays déjà à terre, qui, dès le mois d’octobre, traverse la pire crise économique depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), à laquelle s’ajoute depuis mars la crise sanitaire du coronavirus. Le coût des dégâts matériels a été estimé entre trois et cinq milliards de dollars par le gouverneur de la ville.

Face à la gravité du bilan humain et matériel, plusieurs pays ont proposé leur assistance au Liban dont la France qui a organisé dimanche, en partenariat avec les Nations unies, une conférence pour lever des fonds auprès de la communauté internationale afin de « répondre aux besoins les plus immédiats […], en particulier sur les plans médical, alimentaire, éducatif et de réhabilitation des logements ». Les trente pays prêts à participer ont annoncé que cette aide serait versée « directement » à la population et dans « la transparence » et ont souligné la nécessité d’une « enquête impartiale, crédible et indépendante », afin de déterminer les circonstances de la catastrophe.

L’ampleur de la tragédie aura eu pour effet de raviver la flamme contestataire des grandes manifestations populaires d’octobre, qui avaient poussé à la démission le gouvernement de l’ancien premier ministre Saad Hariri. Le mouvement s’était cependant progressivement essoufflé en l’absence d’avancées politiques tangibles proposées par le nouveau gouvernement de « technocrates » désigné en mars, et sous le coup des confinements répétés liés au coronavirus.

« J’ai peur que si le changement n’advient pas maintenant, il n’advienne jamais », s’inquiète Mireille, une manifestante des premières heures. « Tous les regards de la communauté internationale sont aujourd’hui tournés vers le Liban, il faut agir aujourd’hui », explique Marc, employé d’une ONG internationale.

Face à la colère populaire, le premier ministre Hassane Diab, nommé en janvier dernier, a annoncé dans la soirée de samedi son intention de proposer lundi en conseil des ministres la tenue d’élections parlementaires anticipées. Il a par ailleurs précisé qu’il était prêt à rester deux mois au pouvoir, en attentant un accord entre les forces politiques. Plusieurs députés ont annoncé leur démission dans la foulée. Dimanche, la ministre de l’information, Manal Abdel Samad, a rendu public son départ du gouvernement, en s’excusant « auprès des Libanais de n’avoir pas pu répondre à leurs attentes ».

L’annonce du chef du gouvernement a cependant été reçue avec beaucoup de scepticisme par de nombreux manifestants. « Je n’ai pas confiance », lâche l’un d’eux, tout de suite après l’annonce.

Le choix de cette mesure constitue pour beaucoup un aveu d’impuissance du pouvoir. « On n’organise pas des élections dans un moment de crise existentielle. Les autorités actuelles ne sont pas à la hauteur de l’immense tâche d’organiser le sauvetage du Liban, frappé par deux catastrophes consécutives sans précédent – la crise financière et l’explosion du port – sans même plus parler de celle du Covid-19 », condamne Sibylle Rizk, directrice de politiques publiques de l’ONG Kulluna Irada, qui milite pour la réforme politique.

Il reste par ailleurs très incertain que de nouvelles élections changent fondamentalement la donne, pour les formations politiques souhaitant incarner le changement. Ali Mourad, enseignant en droit public à l'Université arabe de Beyrouth, estime ainsi que cette annonce est une manière de dompter le mouvement par une concession qui n’en est pas vraiment une : « Le rapport de force est toujours en faveur du pouvoir en place et ce serait un véritable suicide pour le mouvement populaire. »

Les alternatives aux principaux partis politiques qui se partagent la scène politique depuis la fin de la guerre civile (1975-1990) manquent encore de stature et d’ancrage dans la vie politique libanaise. Les précédentes élections législatives de mai 2018, organisées selon une nouvelle loi électorale proportionnelle, avaient suscité de grands espoirs au sein de ces nouveaux mouvements politiques. Le résultat avait finalement été décevant : un seul siège sur 128 avait été remporté par une coalition de listes alternatives.

Les manifestations populaires qui ont secoué le Liban depuis le 17 octobre dernier ont donné à ces mouvements politiques et à leurs idées un écho plus important auprès de la population. Mais tous les Libanais déçus du système politique confessionnel actuel n’y trouvent pas leur compte. « S’il y avait des élections maintenant, je ne saurais pas pour qui voter », reconnaît Rami.

De nombreux Libanais continuent d’autre part à défendre leurs leaders confessionnels malgré la tragédie. « Seule une minorité d’habitants dans mon quartier a en réalité changé d'avis après l'explosion », explique Firas, un étudiant habitant avec sa famille dans le quartier populaire de Tarik el Jdidé. « La plupart restent pro-Courant du futur, [parti de l’ancien premier ministre Saad Hariri, à majorité musulmane sunnite – ndlr], leur affiliation est ancrée depuis bien trop longtemps », ajoute-t-il avec pessimisme.

La question de l’appel à des élections anticipées a pour ces raisons été très débattue dès le début du mouvement de contestation d’octobre par les différents groupes actifs en son sein. Pour le directeur de l’institut Issam Farès, Joseph Bahout, ceux qui avaient adopté ce « slogan politique ont fait le mauvais pari. Par naïveté ou par populisme – en considérant que cette demande avait peu de chance d’aboutir – ces acteurs se retrouvent à nu, car ils ne sont pas préparés à la venue d’un scrutin ».

Publié le 11/08/2020

Depuis Beyrouth : « Justice pour les victimes, vengeance contre le régime »

Un appel

 

paru dans lundimatin#251(site lundi.am)

 

Ce appel collectif qui vient de nous être transmis par des amis libanais a été scandé au mégaphone, brandit et distribué dans les quartiers sinistrés de Beyrouth alors que une foule immense déferlait dans les rues du centre-ville.

Justice pour les victimes, vengeance contre le régime

La rue nous appartient et nous y retournons.

Nous sommes tous nés le 4 août 2020, à 18h au port de Beyrouth, quai numéro 12.

Ce jour-là, nous sommes tous nés ou, plutôt, nous sommes tous morts. Certains d’entre nous sont revenus à la vie, cadavres de verre et de béton, résidus de Nitrate d’Ammonium. Il ne nous restait plus alors, cadavres que nous sommes, qu’à mesurer l’ampleur du désastre qui s’est abattu sur notre ville.

Ceci n’a pas eu lieu suite à une catastrophe naturelle. Ceci n’est pas le résultat d’une fausse manœuvre ouvrière ou d’un accident quelconque. Ceci n’est pas non plus le résultat de l’état général de corruption qui sévit ici depuis plus de trente ans. L’explosion du 4 août 2020 est un meurtre prémédité, commis contre le peuple.

Il y a donc ceux qui ont planifié, ceux qui ont exécutés, ceux qui ont profité et ceux qui se justifient à présent.

4 août 2020, à 18h, quai numéro 12.
Une guerre a donc commencé ici, avec des centaines de morts, des milliers de blessés, des centaines de milliers de déplacés, et des pertes incommensurables. Cette guerre aurait pu être évitée. Elle avait été annoncée depuis de nombreuses années. Il aurait ainsi été possible d’éviter l’explosion, mais elle a eu lieu. La bombe a détoné et nous en sommes morts. La question demeure : combien de bombes encore nous attendent ?

Le 4 août 2020, le pouvoir meurtrier a lancé une bombe au cœur de la capitale, décrétant ainsi qu’il n’y avait pas de limites à sa barbarie. Il n’est pas nécessaire d’attendre les résultats des investigations, nous connaissons la vérité. Elle est gravée sur les cadavres et les blessés, dans les rues sinistrées, dans les yeux des survivants, dans la mémoire vivante des victimes. Nous n’avons pas besoin de commissions d’enquêtes qui ne seront que des copies conformes de cette loi d’amnistie, celle-là même qui donne encore leur légitimité à ces criminels.

Ce jour du 4 août 2020, le pouvoir a prouvé qu’il n’est pas seulement corrompu, pilleur et incompétent, mais qu’il est meurtrier. Il n’est plus possible pour le peuple de cohabiter avec lui désormais.

Le 4 août 2020, le pouvoir meurtrier a lancé une bombe au cœur de la capitale et a de ce fait coupé le dernier cordon qui nous liait encore à lui. Nous ne sommes plus en quête de faits qui pourraient restaurer notre confiance en ce pouvoir. La responsabilité n’incombe pas à celui qui a soudé la porte de l’entrepôt, mais à ceux qui ont soudé ce système. Cent ans après la fondation du Liban, notre contrat social est obsolète, notre soi-disant état souverain, notre soi-disant foyer de la résistance et soi-disant territoire de l’entente nationale. Tous cela n’est que mensonge. La vérité est celle-ci : LE PEUPLE LIBANAIS EST SOUS OCCUPATION.

Le 4 août 2020, toute légitimité de ce pouvoir est tombée et nous sommes à présent en guerre contre lui. Ni ses politiciens, ni ses institutions, ni ses partis, ni ses banques et ni ses médias ne sont légitimes. Et cette légitimité ne sera pas restaurée par les commissions d’enquête, les urnes et les gouvernements de sauvetage. La légitimité aujourd’hui est la nôtre, nous qui nettoyons nos rues, soignons nos blessés et pleurons nos morts.

Le 4 août 2020, le pouvoir a reconnu son crime lorsqu’il a déclaré l’état d’urgence militaire.
Il n’a rien trouvé d’autre pour couvrir son échec. Son seul souci, avant de compter les victimes ou d’apporter de l’aide, est de supprimer toute objection à son encontre. Une déclaration d’état d’urgence est une décharge de responsabilité en matière de secours et de sauvetage. Une déclaration d’état d’urgence est une déclaration de guerre contre les survivants. Une déclaration d’état d’urgence militaire est une déclaration de l’état policier née du ventre de l’explosion.

Le 4 août 2020, le pouvoir nous a déclaré la guerre.
Quant à nous, nous proclamons le début de la bataille de libération
Nous ne sommes plus le 17 octobre. Nous ne nous révolterons pas, nous ne manifesterons plus, nous ne clamerons plus nos revendications. Le temps de la lutte a sonné.
Nous lutterons pour libérer nos institutions des mains des usurpateurs.
Nous lutterons pour libérer notre ville des assaillants.
Nous lutterons pour libérer nos biens et nos économies du pouvoir des banques.
Nous lutterons pour libérer le peuple de l’occupation.
Nous lutterons pour nous libérer de ce régime.
Un jour, « notre président » a dit : « Si le pays ne vous plait pas, et bien émigrez ! ».
Monsieur, depuis le 4 août 2020, c’est la bataille pour votre destitution qui a commencé.

Publiéle 10/08/2020

Covid-19: Cuba défend l’internationalisme médical

 

Par Ed Augustin (site mediapart.fr)

 

L’administration Trump décrit les équipes d’intervention médicale de Cuba comme des « esclaves ». Un journaliste de notre partenaire The Nation, au sein du site L’Internationale Progressiste, a demandé aux médecins leur avis.

·  La Havane (Cuba).– Alors que le nouveau coronavirus s’est répandu dans le monde entier, détruisant des systèmes de santé, les pays fortement touchés ont lancé des appels aux médecins. Une petite île opprimée a répondu à l’appel.

Cuba a envoyé plus de 2 000 médecins et infirmier·ère·s dans 23 pays depuis le début de la crise.

Les équipes d’intervention médicale d’urgence de l’île se sont rendues en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et, pour la première fois, en Europe. En mars, le premier groupe de 51 médecins et infirmier·ère·s cubains est arrivé en Lombardie, en Italie, l’épicentre de la pandémie à ce moment-là, accueillis par des foules enthousiastes [la France en a accueilli en Martinique – ndlr].

Ils rejoignent les 28 000 professionnels de la santé cubains qui travaillaient dans 59 pays avant la pandémie de Covid-19.

Aucun autre pays n’a envoyé un aussi grand nombre de médecins à l’étranger pendant la pandémie. Le mois dernier, l’intellectuel radical Noam Chomsky a décrit l’île comme le seul pays à avoir fait preuve d’un « véritable internationalisme » pendant la crise, et l’organisation anti-guerre dirigée par des femmes, Code Pink, mène actuellement des appels pour que les équipes d’intervention médicale d’urgence de l’île reçoivent le prix Nobel de la paix.

Mais ces brigades médicales n’ont guère retenu l’attention des médias aux États-Unis. Lorsqu’elles font l’objet de commentaires, la couverture médiatique est généralement négative.

En fait, ces trois dernières années, l’administration Trump a qualifié les médecins participant à ces missions d’« esclaves » et a accusé le gouvernement cubain de « trafic d’êtres humains ». En même temps, les responsables du gouvernement Trump ont laissé entendre que des dizaines de milliers de ceux qui sont « en mission » ne sont pas du tout des médecins mais des sbires du régime déployés pour « semer le désaccord politique » et propager le virus du communisme. Vu de cette perspective, les médecins cubains sont à la fois des victimes et des oppresseurs.

Les articles des grands médias présentent un tableau similaire. La collaboration médicale cubaine est décrite comme machiavélique, réduite à une ruse de relations publiques pour détourner l’attention des violations internes des droits de la personne, un moyen de projeter une puissance douce ou une manière de se mêler des affaires des autres pays.

Et s’il est parfois admis que le personnel médical lui-même améliore les résultats du secteur de la santé dans les pays pauvres, le gouvernement cubain est accusé d’exploiter ces médecins en « empochant » la plupart de leurs revenus.

Ces représentations n’incluent jamais les voix des médecins cubains qui travaillent au sein de ces missions. Au cours des deux derniers mois, j’ai parlé à des dizaines d’entre eux avant leur départ. Leurs paroles contrastent fortement avec cette image.

« Comment puis-je être un esclave si je reçois une éducation gratuite de mon pays ? », a demandé le Dr Leonardo Fernández, qui a occupé des postes au Nicaragua, au Pakistan, au Timor oriental, au Liberia et au Mozambique. « Comment puis-je être un esclave si ma famille reçoit mon salaire complet pendant que je suis à l’étranger ? Comment puis-je être un esclave alors que j’ai des droits constitutionnels ? »

Le Dr Gracilliano Díaz, un vétéran de la campagne contre Ebola en Sierra Leone en 2014, a rejeté l’idée qu’il est une victime de la traite avec une nonchalance caractéristique de la Caraïbe. « Nous le faisons volontairement, a-t-il déclaré d’une voix enthousiaste. Peu importe que d’autres pays nous considèrent comme des esclaves. Ce qui compte pour nous, c’est que nous contribuons au monde. »

À côté d’un monument commémoratif dédié aux professionnels de santé cubains morts à l’étranger, j’ai demandé à l’infirmier Carlos Armanda pourquoi il risquait sa vie pour soigner des personnes en Italie. En me fixant dans les yeux, il m’a dit : « Si vous vivez ici, vous savez pourquoi. »

Je le sais.

Journaliste depuis 7 ans à La Havane, j’ai fait la connaissance de beaucoup de médecins. Il est difficile de les éviter. Cuba a de loin le ratio médecins/patients le plus élevé au monde. J’ai eu des examens médicaux chez des médecins de famille dans des cliniques locales et des scanographes par des neurochirurgiens.

J’ai bavardé avec des médecins en faisant la queue pour acheter du poulet, j’ai cuisiné pour eux, j’ai joué aux dominos et je me suis soûlé avec eux. L’année dernière, j’ai participé à la réalisation d’un documentaire sur un ami qui, fatigué de racler les fonds de tiroir avec son salaire de 55 dollars par mois, a quitté la médecine pour devenir chauffeur de taxi.

En partageant leurs histoires avec moi, les médecins m’ont fait comprendre pourquoi ils partent en mission. Alex Carreras a passé des années à travailler dans un centre de prise en charge des malades du sida au Botswana. Le traitement de maladies éradiquées à Cuba, dont il n’avait auparavant entendu parler que dans les manuels, était, selon lui, une motivation majeure pour y aller : « Les médecins veulent faire leurs preuves dans des environnements différents. »

En 2008, alors qu’elle se trouvait dans une région rurale du Venezuela, la généticienne Greicy Rodríguez a travaillé avec des populations qui n’avaient jamais vu de médecin auparavant. Une fois, elle a réanimé un bébé qui a failli mourir de déshydratation. « Sa famille a fini par lui donner mon prénom, dit-elle. C’était une belle expérience. »

Pendant son séjour dans le nord du Brésil, Javier López, spécialiste en médecine traditionnelle chinoise, a travaillé en étroite collaboration avec les communautés autochtones, les aidant à réhabiliter des remèdes à base de plantes qui avaient été supprimés. « J’ai toujours eu envie d’aider », a-t-il déclaré.

Certains y vont pour l’argent. Yanet Rosales, une médecin de famille de 36 ans, gagnait 900 dollars par mois dans la petite ville de Poços de Caldas au Brésil, beaucoup moins que ses collègues brésiliens, mais plus de dix fois son salaire chez elle. « Vous gagnez beaucoup plus que ce que vous obtenez à Cuba, m’a-t-elle dit après son retour de mission. J’ai toujours voulu voyager et rencontrer des gens dans d’autres pays. C’était mon opportunité. »

Yanet était payée environ 25 % des revenus que le gouvernement cubain recevait pour ses services. Elle pensait qu’une répartition 50/50 aurait été plus juste, mais a nié être une « esclave moderne », car les revenus des missions servent à payer les soins gratuits à Cuba. « Quand certains patients nous ont dit qu’on nous volait, nous leur avons dit que ce n’était pas le cas, a-t-elle déclaré. Ici à Cuba, personne ne doit payer pour une prothèse de la hanche ou une IRM, mais ces choses-là sont chères. »

Plus de 1 000 médecins et infirmier·ère·s cubains travaillant dans le cadre du programme Mais Médicos (Plus de médecins) au Brésil de 2013 à 2018 ont décidé de « déserter » Cuba ; certains pour des raisons économiques, d’autres parce qu’ils sont tombés amoureux. Yanet a décidé d’y retourner et d’utiliser ses économies pour acheter un appartement de quatre chambres à La Havane. Après l’avoir interviewée pour la première fois, elle m’a fait visiter sa maison, me montrant le moulin à café électrique et la télévision plasma géante qu’elle avait ramenés du Brésil.

Plus d’argent que le rhum, le sucre et les cigares conjugués

Au cours de la dernière décennie, la location de professionnels de santé est devenue l’activité d’exportation la plus lucrative de Cuba. Elle a généré 6,4 milliards de dollars en 2018, rapportant plus d’argent que le rhum, le sucre et les cigares conjugués.

Ces revenus servent à payer les services de santé et l’éducation gratuits jusqu’au niveau universitaire, et à soutenir l’art, la musique et la culture, et rien ne prouve que l’argent est détourné par une élite corrompue.

La corruption aux échelons supérieurs du gouvernement cubain est faible par rapport à d’autres pays de la région : l’ONG Transparency International classe Cuba parmi les pays les moins corrompus d’Amérique latine. Et comme les livraisons de pétrole du Venezuela, le principal allié de l’île, diminuent, cet argent est de plus en plus indispensable, rien que pour payer l’électricité.

Une partie des recettes sert à subventionner des missions dans des pays qui n’ont pas les moyens de les payer. Alors que Cuba facture des « services professionnels » à des États riches en pétrole comme l’Angola, l’île fournit gratuitement ou à prix coûtant des milliers de médecins et d’infirmiers à des pays d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne à faibles revenus.

Et bien que l’on ignore si Cuba fait payer les missions liées au coronavirus, dans le passé, le pays n’a jamais exigé le paiement des interventions médicales d’urgence en cas de tremblement de terre, d’ouragan ou d’épidémie.

L’argent soutient également l’école de médecine d’Amérique latine qui a formé 29 000 médecins dans plus de 100 pays au cours des vingt dernières années. L’enseignement médical est gratuit pour les personnes issues de communautés ayant un accès limité aux services de santé, à condition qu’une fois diplômées, elles retournent servir leur communauté. Certains de ces médecins s’occupent actuellement du Covid-19 aux États-Unis.

En outre, les médecins qui partent en mission reviennent riches, par rapport à la plupart des Cubains. Ils vivent dans de plus belles maisons, possèdent des équipements clinquants et mangent davantage de viande.

Les « internacionalistas » d’aujourd’hui constituent la classe moyenne de Cuba. En sept ans de conversations avec des médecins à Cuba, je n’ai jamais rencontré un médecin ou un·e infirmier·ère qui m’ait dit qu’ils étaient obligés de travailler à l’étranger. Les listes d’attente sont très longues et certains médecins paient même pour ne pas faire la queue.

John Kirk, enseignant chercheur de l’université Dalhousie en Nouvelle-Écosse, qui a passé plus de dix ans à étudier l’internationalisme médical cubain, affirme que Cuba envoie du personnel médical à l’étranger pour de nombreuses raisons. « Il génère des fonds pour maintenir l’excellent système de santé cubain, qui se situe au même niveau que ceux du Nord global à bien des égards. Mais il y a aussi une puissante dimension d’altruisme, de la nécessité de collaborer et de partager l’impressionnant capital humain de Cuba, ce qui est clairement énoncé dans le préambule de la constitution nationale. »

« Dans le Nord global, nous ne sommes pas habitués à observer ce niveau d’altruisme, a-t-il ajouté. Mais il est dans l’ADN cubain. »

L’administration Trump a intensifié la guerre économique que le gouvernement américain mène depuis des décennies contre Cuba, en ciblant l’approvisionnement énergétique et l’industrie du tourisme de l’île. Mais plus récemment, à la fois en paroles et en actes, elle a militarisé les services de santé, faisant pression sur les alliés pour qu’ils annulent leurs accords avec Cuba.

En Équateur, l’année dernière, le président Lenin Moreno a expulsé 382 médecins cubains, mettant ainsi fin à près de trois décennies de coopération médicale. L’annonce est intervenue peu après que l’Équateur s’était vu accorder un prêt de 4,2 milliards de dollars par le Fonds monétaire international (FMI). Les États-Unis sont le principal actionnaire du FMI et contrôlent en grande partie sa bureaucratie.

Mauricio Claver-Carone, l’homme de main de l’administration Trump pour Cuba, était directeur exécutif par intérim du FMI, représentant les intérêts américains sur place, lorsque les négociations pour le prêt ont commencé.

Après un coup d’État civil-militaire orchestré par les États-Unis il y a six mois, l’un des premiers actes du nouveau régime en Bolivie a été de chasser 725 professionnels de santé cubains. Un véhicule portant des plaques diplomatiques américaines a été photographié devant l’un des lieux où les médecins cubains ont été interrogés avant leur expulsion.

Le gouvernement brésilien n’a pas eu besoin d’être convaincu. Tout au long de la campagne présidentielle de 2018, le démagogue de droite Jair Bolsonaro a menacé d’annuler la collaboration médicale avec Cuba, décrivant les médecins cubains comme « esclaves » et « terroristes ». Après son investiture à la présidence, Cuba a retiré ses 8 517 médecins.

Avec l’arrêt du tourisme engendré par le Covid-19, Cuba dépend plus que jamais de son programme médical international pour subsister. Les partisans de la ligne dure cubano-américaine qui dirigent la politique de Trump en Amérique latine ont senti le vent tourner et multiplié leurs attaques.

Étouffer les revenus des programmes médicaux pourrait paralyser l’économie cubaine, ouvrant ainsi la voie à un changement de régime. Alors que la crise du coronavirus a poussé davantage de pays à demander l’assistance médicale cubaine, les sénateurs de Floride Marco Rubio et du New Jersey Bob Menendez ont commencé ce mois-ci à faire pression pour que les ambassades américaines dans le monde « informent » les gouvernements qui accueillent des médecins cubains sur les « pratiques de travail forcé du régime cubain ».

Bien que les sanctions américaines aient empêché un envoi de masques, de gants et de ventilateurs d’atteindre l’île en avril, elles n’ont pas sensiblement sapé la réponse intérieure de Cuba au Covid-19. Grâce à un traçage rigoureux des contacts et à l’isolement forcé des cas suspects, Cuba a réussi à contenir le virus, enregistrant moins de 2 000 cas, soit au-delà de 50 fois moins par habitant qu’aux États-Unis.

Ceux qui paient le plus lourd tribut lorsque l’administration Trump l’emporte sont les habitants des petites villes, des villages autochtones et des bidonvilles urbains. Le retrait des médecins cubains du Brésil, par exemple, a fortement réduit l’accès aux soins pour 28 millions de personnes. En conséquence, selon l’Organisation panaméricaine de la santé (qui est liée à l’Organisation mondiale de la santé), 37 000 jeunes enfants brésiliens pourraient mourir au cours de la prochaine décennie.

Pour Kirk, les régimes de droite comme l’administration Trump, le Brésil de Bolsonaro et le gouvernement bolivien de l’après-coup d’État ont une arrière-pensée. « Les médecins cubains représentaient la menace d’un parfait exemple de ce que la santé publique peut être – et c’est pourquoi il fallait les arrêter. »

« Alors que les Cubains se retirent, les personnes qui vont en pâtir sont celles qui ont eu des soins de santé pour la première fois et qui n’en auront plus. C’est criminel de faire de la politique avec la vie des gens. »

Publié le 09/08/2020

«C’est un métier perverti par les dérives racistes»: un ancien policier témoigne

 

Par Camille Polloni (site mediapart.fr)

 

Malik Allam, 28 ans, a exercé comme adjoint de sécurité pendant deux ans en Normandie. Il décrit un racisme omniprésent, qui a « gangréné » son quotidien professionnel jusqu’à sa démission. Aujourd’hui, il veut contribuer à « libérer la parole » dans l’institution policière.

Barbe fournie, tatouages, bagues et look de hipster : Malik Allam a abandonné l’uniforme depuis quatre ans. Cet ancien adjoint de sécurité, d’origine kabyle et martiniquaise, dit avoir affronté le langage raciste et les préjugés islamophobes de ses collègues lorsqu’il était dans la police. Dans un entretien vidéo à Mediapart, il raconte à visage découvert ce qu’il a vécu, lors de sa scolarité à l’école de police de Rouen-Oissel puis au commissariat d’Évreux (dans l’Eure). 

Des remarques répétées sur sa barbe, alors bien plus courte. Des propos racistes envers les citoyens, traités (dans leur dos) de « bâtards », « bicots », « bougnoules », « négros », « juifards ». Des surnoms attribués (devant lui) par d’autres policiers : « Oussama », « le terroriste », « S13 » (en référence aux « fichés S »). Des stickers du Front national sur les casiers, un stylo Marine Le Pen pour les contrôles. Et l’escalade qui aurait conduit l’un de ses collègues, un matin, à le mettre en joue avec son arme de service, sans que leur hiérarchie ne donne aucune suite.  

Sa démarche est réfléchie, mûrie, les mots pesés. Lorsqu’il retrace sa courte carrière dans la police, de 2014 à 2016, Malik Allam assure qu’il « n’éprouve aucune haine » envers ses ex-collègues, à qui il a « pardonné ». Il regrette juste le « gâchis ». « Si cela ne tenait qu’à moi, je serais encore dans l’institution. Mon objectif suprême était d’intégrer la brigade des mineurs. Je n’ai rien contre la police. C’est un métier nécessaire, louable, très difficile et perverti par les dérives racistes. » 

Aujourd’hui âgé de 28 ans, Malik Allam est devenu cadre dans une grande entreprise, en région parisienne. S’il porte un autre prénom à l’état civil, il a préféré être désigné, ici, sous son prénom d’usage. Il espère que son témoignage « aidera celles et ceux qui se trouvent dans une situation similaire » au sein des forces de sécurité et qui souffrent en silence.

Il s’inscrit dans la lignée d’Amar Benmohamed, le policier qui a dénoncé fin juillet – dans StreetPress – des maltraitances et des injures racistes au tribunal de Paris, ou de « Nicolas Garnier », qui témoignait sur Mediapart en 2018. Évoquant « les dépressions », « les suicides » et « les bons éléments qui quittent l’institution », Malik Allam estime qu’« il est temps d’agir ». Sa « main tendue » s’adresse aussi à « ceux qui assistent à tout cela » mais préfèrent se taire. 

Avant la publication de cet article, Mediapart a soumis les grandes lignes de son témoignage au Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop), afin de permettre à ses anciens employeurs de répondre aux accusations portées. Par l’intermédiaire du Sicop, la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) de l’Eure ne s’est exprimée que sur un point : les « comportements inappropriés » reprochés à Malik Allam lorsqu’il était en poste à Évreux, même s’ils n’ont jamais conduit à des sanctions. Celui-ci n’en fait pas mystère, puisqu’il estime que ces reproches ont servi de prétexte à son « éviction »

En septembre 2014, Malik Allam intègre l’école de police de Rouen-Oissel, pour une formation de trois mois qui va faire de lui un « adjoint de sécurité » (ADS, l’échelon le plus bas dans la police). Dès les premiers jours de scolarité, il constate que sa barbe – alors courte et bien taillée (voir photo) – pose problème à certains formateurs. Malgré des tolérances, le port de la barbe et de tatouages apparents n’est formellement autorisé dans la police que depuis 2018. 

Malik Allam à l'école de police de Rouen-Oissel, en 2014. © DR

Pour garder la sienne, Malik Allam présente une exemption médicale de rasage, motivée par des problèmes dermatologiques et signée par son généraliste. « Le chef des formateurs m’a mis la pression pour que je me rase. Il n’hésitait pas à m’humilier devant les gens, en demandant pourquoi j’avais la barbe, si j’étais musulman. Il disait que mon certificat médical ne valait rien et que je devais voir le médecin de la police. » Celui-ci lui accorde une nouvelle exemption. 

D’après le service de communication de la police nationale, le litige s’arrête là. Une fois ce certificat médical obtenu, l’ADS effectue « une très bonne scolarité » et obtient « des résultats très satisfaisants », sans autre incident à signaler. 

La version de Malik Allam est très différente. « Le chef des formateurs m’a ordonné d’avoir constamment cette exemption sur moi, raconte-t-il. Dès que je le croisais dans l’école, au détour d’un bâtiment, ou bien lors des séances de tir et de gestes techniques qui se déroulaient sous son commandement, il me faisait des “contrôles d’attestation”, sous peine de “travaux généraux” : ramasser les feuilles mortes, passer le balai… Parfois, il me la demandait lors d’un exercice. J’étais le seul de l’école à être contrôlé. Je précise que lui aussi portait la barbe. » 

Malik Allam explique aussi avoir appris, à l’école, que certains élèves gardiens de la paix le surnommaient « l’islamiste », à cause de sa barbe, et s’en être plaint à son référent. « Il était dans le déni total et m’a dit qu’il ne pouvait rien faire. J’ai voulu aller jusqu’à la direction de l’école, mais il a refusé : de toute façon, je partais dans peu de temps. » 

Deux jours avant la fin de la scolarité, fin novembre 2014, le directeur de l’école annonce à tous les élèves que le sous-préfet assisterait à la cérémonie de sortie des ADS. « Il nous a passé le message d’être “tous nickel, tous rasés, même ceux qui ont une exemption”. Tout le monde m’a regardé, parce que j’étais le seul “barbu” de l’école. Ils m’ont forcé à me raser. » 

À sa sortie de l’école, Malik Allam est affecté au commissariat d’Évreux. Il a grandi dans l’un des quartiers populaires de cette ville moyenne et se réjouit d’y exercer. Son profil est alors considéré comme « un atout » pour intégrer une nouvelle brigade, le Groupe de sécurité de proximité (GSP). Au menu : lutte contre le trafic de stupéfiants et les délits routiers, avec une partie du travail en civil. « Le futur chef du GSP, un brigadier, est venu me voir. Il m’a dit “Tu veux venir chez nous ? Le poste, tu l’as.” Je me suis senti “voulu”, donc j’ai accepté. C’était une chance, les missions étaient attrayantes. »  

De ces quatre mois passés au GSP, où il est le seul agent d’origine maghrébine, Malik Allam garde le souvenir d’une période difficile. Il est alors âgé de 22 ans. « Très vite, au bureau et lors des rondes en voiture, j’ai entendu le mot “bâtard”, pour désigner tous les citoyens masculins de 15 à 30 ans issus d’une cité, quelle que soit leur couleur de peau. Les habitants plus âgés passent dans une autre catégorie : “bicots”, “bougnoules”, “négros”, “juifards”, “bamboulas”. »  

« Il a dégainé son arme de service et l’a pointée sur mon visage » 

L’ancien adjoint de sécurité dépeint une brigade qui s’acharne sur les cités de la ville, pour « faire du chiffre » avec des infractions routières. Pour lui, une grande partie des PV étaient, sinon imaginaires, du moins distribués « selon l’humeur ». Il se souvient, en particulier, des contraventions pour « vitesse excessive eu égard aux circonstances », qui laissent une marge d’appréciation aux agents. 

C’est sur les personnes issues de l’immigration, explique-t-il, que ses collègues se concentrent.  « Un jour, on a contrôlé un Arabe d’une cinquantaine d’années qui allait au travail, mais n’avait plus d’assurance. Son véhicule a été immobilisé. Mon collègue m’a dit : “Comme ça ce bicot pourra pas nourrir ses gamins.” » Il décrit des fonctionnaires « sans grande intelligence », avec « un côté facho », mais surtout « en roue libre ». « Le racisme dans cette brigade est un secret de Polichinelle. La hiérarchie savait, mais n’agissait pas. » 

Malik estime que l’un des fonctionnaires, « un grand Blanc balaise que tout le monde appelait “Shérif” », était particulièrement « problématique »« ll disait : “On va contrôler ces putains de bicots” ou “Putain, les bougnoules, j’ai envie de me les faire”. Il avait déjà été condamné pour des violences. »  

Les insultes racistes trouvent, selon lui, un écho dans les actes. « Envers les Maghrébins et les Noirs, ils n’y allaient pas de main morte. Pour justifier les gestes employés dans les rapports, ils disaient “On est d’accord, ça s’est passé comme ça”. » Malik Allam insiste sur ce point : deux fonctionnaires de son ancien commissariat ont été révoqués pour avoir menti dans une procédure.  

Selon son témoignage, les policiers se livrent à un « petit jeu », le week-end : lorsqu’ils délivrent des convocations à la brigade des accidents et délits routiers (BADR) à des personnes issues de l’immigration, ils les font signer avec un stylo Marine Le Pen. Des stickers et des magnets du Front national décorent aussi les casiers de la brigade. Interrogée sur ce point, la DDSP de l’Eure n’a fait aucun commentaire. 

Au départ, Malik Allam ne proteste pas. « Je suis déconcerté par ces mots, surtout que je suis dans ma ville, dans les rues où je gambadais quand j’étais gamin. S’ils m’avaient croisé dans la rue, ils m’auraient traité de quoi ?” » Mais après quelques semaines, il commence à faire remarquer à ses collègues qu’ils emploient des termes « inadéquats »

Les insultes se seraient alors retournées contre lui. « À partir de là, je n’étais plus le fonctionnaire Allam mais “le bicot”, “le bougnoule”, etc. Quand je rentrais dans le bureau, le Shérif disait “Chut, y a Oussama, y a un Taliban, taisez-vous”. C’était systématique. À un moment, il m’appelait “S13”. Ça faisait marrer tout le monde. » 

Quelques jours après les attentats de janvier 2015, alors que « le Shérif » lui inflige un de ces surnoms pour la énième fois, une altercation éclate au bureau. Les deux agents sont sur le point d’en venir aux mains. « J’ai réussi à lui prendre son Tonfa à la ceinture. Il n’a pas supporté que je le défie. Il a dégainé son arme de service, un Sig Sauer SP 2022 chargé et approvisionné, l’a pointée sur mon visage à 4 mètres de moi en me disant “T’es mort, bicot’”. » D’après son récit, le chef de brigade, qui entrait dans la pièce, a posé sa main sur l’avant-bras du fonctionnaire pour l’inviter à baisser son arme. Il aurait ensuite demandé à Malik de garder le silence sur cet épisode. 

Pour l’adjoint de sécurité, cette scène marque « une rupture », tant dans la confiance accordée à ses collègues que dans sa carrière. Deux mois plus tard, il est muté au commissariat de Val-de-Reuil. Si la DDSP de l’Eure n’a livré aucun commentaire sur les faits rapportés par Malik – ni les propos racistes, ni les comportements discriminatoires, ni l’épisode de l’arme de service – le service de communication de la police nationale détaille les raisons qui ont motivé sa mutation. 

« Trois rapports » signés par la hiérarchie de Malik évoquent des « comportements inappropriés », allant d’une « impulsivité déplacée » lors des contrôles à « une trop grande proximité » avec les personnes contrôlées dans les cités, avec qui il se serait montré très amical. L’un de ces rapports évoque même la « transmission d’informations confidentielles » à des personnes recherchée par la justice, ce qui peut constituer une infraction pénale. 

Sur ce point, Malik assure avoir simplement indiqué à une personne contrôlée comment entreprendre des démarches pour que sa « fiche J » (indiquant un mandat de recherches judiciaires), qui était périmée, soit retirée du Fichier des personnes recherchées. Et ce, afin d’éviter les fausses alertes lors des contrôles de police. 

Bien que Malik n’ait jamais fait l’objet de poursuites – ni pénales, ni disciplinaires – pour les manquements cités, le Sicop indique qu’ils lui ont valu « des remontrances » puis une convocation chez le directeur départemental de la sécurité publique, qui lui a signifié en personne sa mutation. 

À l’inverse, Malik interprète cette séquence comme « une éviction » bâtie sur une suite de « rumeurs » et de « mauvaises interprétations » colportées par des collègues à la suite de leurs différends. « Je tentais de faire mon travail de la façon la plus sérieuse possible. Je suis rentré dans cette institution pour aider les gens, les protéger, et j’ai eu le sentiment d’être fauché en plein vol par ceux qui m’ont qui m’ont fait les yeux doux pour être des leurs. Ma connaissance des quartiers, présentée comme un atout, s’est transformée en handicap. » 

En tout état de cause, Malik n’a plus connu d’ennuis après son départ d’Évreux. Mais il s’est progressivement éloigné de la police, optant d’abord pour un congé sans solde, puis pour une reconversion. Il a définitivement quitté l’institution en novembre 2016 et aimerait, aujourd’hui, que son message soit entendu. « Tous les fonctionnaires ne sont pas racistes, j’en suis la preuve. Mais l’institution cautionne les exactions de certains fonctionnaires, et il est temps que ça cesse. » 

Publié le 08/08/2020

 

La double explosion qui a détruit une partie du port de Beyrouth et causé la mort de plus de 100 personnes ce mardi frappe un pays déjà exsangue face à l’incurie de la classe politique et aux scandales sanitaires et environnementaux. Comme pour l’explosion de l’usine AZF de Toulouse, en 2001, et plusieurs des nombreux accidents chimiques qui endeuillent la Chine depuis des années, c’est un stock de nitrate d’ammonium qui est à l’origine du drame. Au-delà des catastrophes, Claude Aubert montrait en décembre 2018 les ravages de ces engrais azotés, pilliers de la « révolution verte » agricole des années 1960 mais dont les excès entraînent de « graves effets sur la santé et l’environnement ».

Imaginer une nouvelle « révolution verte »

Les engrais azotés, providence devenue poison

 

(site monde-diplomatique.fr)

 

Éléments-phares de la « révolution verte », pesticides et engrais de synthèse ont permis de relever le défi alimentaire posé par l’explosion démographique au XXe siècle. Mais le recours généralisé à ces produits provoque des dégâts majeurs sur la santé des agriculteurs comme sur l’équilibre de l’environnement. Apprendre à limiter leur usage représente l’un des impératifs de l’agriculture au XXIe siècle.

par Claude Aubert 

 

 En 1909, le chimiste allemand Fritz Haber parvient à combiner l’azote de l’air avec de l’hydrogène en effectuant la synthèse de l’ammoniac (NH3). Une réaction chimique parmi d’autres ? Pas tout à fait. Celle-ci révolutionna l’agriculture en permettant de doubler, voire de tripler, les rendements. Pour de nombreux spécialistes, l’invention des engrais azotés a permis de nourrir la population de la planète, passée au XXe siècle de un milliard et demi à plus de six milliards d’habitants. Cette découverte à première vue géniale valut à son auteur le prix Nobel de chimie en 1918 — une attribution controversée, car Haber avait aussi participé à la conception des gaz de combat employés dans les tranchées. Les travaux de ce chercheur issu d’une famille juive permirent également la mise au point du Zyklon B, funeste pesticide employé vingt ans plus tard par les nazis dans les camps d’extermination.

L’alimentation des plantes relève d’un paradoxe. Alors que l’air se compose essentiellement d’azote (78 %, contre 21 % d’oxygène), elles sont incapables d’y puiser cet élément indispensable à leur croissance. C’est principalement dans le sol qu’elles le trouvent, sous la forme de nitrate (NO3) ou d’ammoniac (NH3). Elles peuvent alors l’assimiler grâce à sa minéralisation par les bactéries, dans l’humus et dans les autres matières organiques : résidus de récolte, fumier, compost, etc. Depuis l’invention de Haber, quelques sacs d’engrais permettent d’apporter tout l’azote nécessaire aux plantes et d’améliorer le rendement. Plus besoin de charrier des tonnes de fumier ou de compost ; plus besoin de cultiver des légumineuses riches en azote...

Depuis un siècle, la production peu onéreuse d’azote réactif utilisable par les plantes a complètement bouleversé l’agriculture. Elle formait dans les années 1960 l’un des quatre piliers de la « révolution verte » : sélection de variétés à haut rendement, pesticides, irrigation et engrais chimiques. Cette révolution fut saluée unanimement comme une grande réussite. Mais, dans les pays industrialisés d’abord, puis dans ceux en développement, l’utilisation croissante des engrais azotés de synthèse a eu des effets que personne, ou presque, n’avait prévus.

Série d’effets délétères

Très vite, les agriculteurs ont compris que l’apport d’azote sur les cultures par les déjections animales (fumier, lisier) et par les légumineuses n’était plus nécessaire. Dès lors, pourquoi se compliquer la vie à élever des vaches ou des moutons et à les faire paître ? Nombre d’entre eux s’en sont donc débarrassés pour se concentrer sur les productions végétales, en particulier les céréales. Mais, comme il fallait aussi produire du lait et de la viande, dont la demande augmentait rapidement, d’autres exploitations se consacrèrent à l’élevage, les plus productives fonctionnant en stabulation, sans sortie de l’étable, et remplaçant le fourrage par des céréales ou des oléagineux.

En quelques décennies, le paysage agricole européen fut radicalement transformé. En France, dans le Centre ou l’Est, des régions céréalières sans bétail recourent à une agriculture très mécanisée, utilisant massivement les engrais azotés chimiques. En Normandie, en Bretagne, au Danemark ou en Bavière, les élevages s’industrialisent de plus en plus, avec d’énormes concentrations d’animaux. Les fermes de plus de mille vaches deviennent monnaie courante dans plusieurs pays européens, comme les porcheries produisant des dizaines de milliers de porcs par an ou les élevages de centaines de milliers de poules. Cette évolution résulte directement de l’invention de Haber, considérée à juste titre comme la plus importante de l’histoire de l’agriculture — certains disent même de l’histoire tout court.

Ce bouleversement, logique dans une vision économique à court terme, produit une série d’effets délétères, tant en matière de santé que d’environnement. En réalité, de nombreux problèmes écologiques et sanitaires que pose l’agriculture moderne émanent de la synthèse des engrais azotés, ou plutôt du mauvais usage qui en est fait.

Premier problème : la teneur des sols en matière organique baisse dans les régions de grandes cultures, faute d’apport de fertilisants organiques et de rotations incluant des cultures qui enrichissent naturellement le sol en azote et en matière organique, comme la luzerne. Des rendements élevés demeurent possibles, mais, dans certaines régions, ils tendent à plafonner, voire à baisser, en dépit du renfort d’azote de synthèse. Par ailleurs, la capacité de rétention en eau des sols et la vitesse d’infiltration de l’eau diminuent, ce qui augmente le risque d’érosion par ruissellement et d’inondations.

De surcroît, les ravageurs et les maladies se multiplient et requièrent de plus en plus de traitements pesticides. Les engrais azotés n’en sont évidemment pas la seule cause, mais ils y contribuent par la disparition des rotations longues, qui interrompent le cycle de reproduction des agents pathogènes et des insectes, et par l’augmentation de la teneur des feuilles en azote, qui favorise la multiplication de certains ravageurs, par exemple les pucerons.

Enfin, la quasi-monoculture des céréales affaiblit la biodiversité, tout comme la perturbation de l’activité biologique de la terre et les dépôts d’azote atmosphérique, qui proviennent de l’ammoniac émis par les sols et par les élevages. Et les sols deviennent de plus en plus acides.

Les excès d’azote ont de graves effets sur la santé et l’environnement, comme l’ont montré deux cents chercheurs européens dans une importante publication hélas passée presque inaperçue (1). Principaux accusés : les nitrates et l’ammoniac. Les premiers sont normalement présents dans les sols, où ils sont absorbés par les racines des plantes, auxquelles ils fournissent l’essentiel de leur azote. Mais il reste toujours, en particulier lorsque les apports d’engrais azotés sont élevés, un surplus d’azote qui est entraîné par les pluies. Il se retrouve dans les nappes phréatiques et les cours d’eau, et finalement dans l’eau du robinet. Avec deux effets principaux : un risque possible d’augmentation de certains cancers et l’eutrophisation (appauvrissement en oxygène) des cours d’eau, qui conduit à la disparition des poissons et au dépôt de dizaines de milliers de tonnes d’algues vertes sur les côtes chaque année. On trouve également des nitrates dans les aliments, avec des teneurs parfois très élevées dans certains légumes. Leur impact sur la santé fait encore l’objet de controverses, faute de données scientifiques suffisantes et convergentes.

À l’origine des particules fines

L’ammoniac est un polluant beaucoup moins connu et plus préoccupant en matière de santé et d’environnement. La quasi-totalité des émissions (679 000 tonnes en 2016 en France) provient des cultures (64 %) et de l’élevage (34,4 %) (2). Ce composé chimique reste peu de temps dans l’atmosphère : une partie se dépose sur le sol et sur la végétation ; une autre donne naissance à divers composés azotés indésirables (protoxyde d’azote, oxydes d’azote, etc.). Les oxydes d’azote se combinent avec d’autres polluants présents dans l’air pour former des particules fines (3) secondaires. Ce dernier phénomène est l’un des plus inquiétants. Les particules fines pénètrent au plus profond des alvéoles pulmonaires, provoquant cancers, maladies cardio-vasculaires et respiratoires. L’Organisation mondiale de la santé estime que l’exposition à ces particules a causé environ 4,2 millions de morts prématurées dans le monde en 2016  (4).

Selon le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), l’agriculture et la sylviculture étaient responsables de 55 % des émissions totales de particules en suspension en 2016, et ces émissions ne baissent guère, contrairement à celles de l’industrie ou du transport (5). Si les cultures représentent la part principale d’émission primaire de l’ensemble des particules en général, l’élevage contribue surtout à la formation des particules fines. Lors des pics de pollution, en particulier au printemps, une part importante des particules fines peut être d’origine agricole, principalement à cause des émissions d’ammoniac venant des sols à la suite des apports d’engrais, et essentiellement par les déjections (fumier, purin, lisier) des animaux d’élevage.

Les scientifiques ayant contribué à l’évaluation européenne de l’azote estiment le coût environnemental des excédents d’azote pour le continent entre 70 milliards et 320 milliards d’euros par an, en raison de leur impact sur les écosystèmes, la qualité de l’air et de l’eau et, en définitive, sur la santé humaine (6). Ce coût leur semble supérieur au bénéfice économique tiré de l’utilisation des engrais azotés de synthèse. Les chercheurs considèrent les surplus d’azote comme l’un des problèmes écologiques majeurs du XXIe siècle, au même titre que le réchauffement climatique et la perte de biodiversité.

La première solution serait évidemment de réduire, voire de supprimer, les apports d’azote chimique. On pourrait le faire en modifiant les systèmes de production, notamment en introduisant davantage de légumineuses (haricots, pois, luzerne, etc.) dans les rotations, ce qui nous affranchirait de la dépendance à l’égard du soja, importé en masse. L’agriculture biologique permet de s’en passer complètement, ce qui est un argument de poids — sans doute aussi important que la non-utilisation des pesticides de synthèse (7) — en faveur de ce mode de production.

Certes, si l’on interdisait brutalement à tous les agriculteurs l’utilisation de l’azote chimique, ce serait une catastrophe, car la conversion à la bio ne peut être que progressive et exige pour de nombreuses exploitations une remise en question totale de leur système de production. La plupart des spécialistes notaient jusqu’à présent que la généralisation d’une agriculture sans azote de synthèse conduirait à une chute importante des rendements. Mais une récente méta-analyse a conclu que, au niveau mondial, le différentiel moyen de rendement entre la bio et le conventionnel n’était que de 19 % (8). Il tombe même à 8 ou 9 % lorsque les techniques bio incluent des rotations de cultures variées. Une autre méta-analyse montre que les cultures associées ou intercalaires — plusieurs espèces cultivées dans le même champ et en même temps — permettent en moyenne une augmentation de la production de 30 % (9). Nourrir tous les habitants de la planète sans azote de synthèse paraît donc possible, mais suppose un changement radical de modèle agricole.

L’autre partie de la solution, la moins difficile à mettre en œuvre à court terme, est de réduire la taille des élevages industriels et la consommation de viande. L’élevage représente les trois quarts de la production d’ammoniac. Les animaux en stabulation expédient dans l’atmosphère quatre fois plus d’ammoniac que ceux élevés au pâturage, à condition que ce dernier ne soit pas trop intensif. Des mesures techniques permettent certes de diminuer les émissions d’ammoniac (couverture des fosses à lisier, enfouissement du lisier, utilisation d’ammonitrate plutôt que d’urée, etc.), mais elles sont souvent coûteuses et, pour certaines, d’une efficacité relative. Si l’on réduisait fortement, voire supprimait, les apports d’azote de synthèse, il faudrait revenir à l’association de la culture et de l’élevage, ce qui réduirait la part des élevages hors sol. Par ailleurs, les engrais chimiques permettent aujourd’hui de produire à un prix relativement bas des aliments pour le bétail, et de satisfaire ainsi la demande mondiale croissante de viande et de produits laitiers. En Europe, cette demande s’oriente à la baisse ; il s’agirait d’accompagner cette évolution en mangeant moins de viande, et de meilleure qualité.

Une nouvelle « révolution verte », corrigeant les conséquences néfastes de la première, est à portée de main : il faudrait pour cela apporter progressivement moins d’engrais azotés dans les cultures et opter pour d’autres méthodes d’élevage — à l’herbe, moins concentrées et moins intensives. Mais, pour y parvenir, deux choses semblent encore manquer cruellement : l’information du consommateur et la volonté politique.

Claude Aubert

Ingénieur agronome, spécialiste de l’agriculture et de l’alimentation biologiques, cofondateur de Terre vivante.

 

(1) Mark A. Sutton et al. (sous la dir. de), The European Nitrogen Assessment : Sources, Effects and Policy Perspectives, Cambridge University Press, 2011.

(2Rapport d’émission Secten (Secteurs économiques et énergie), Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique, Paris, 2017 (mise à jour du 10 juillet 2018).

(3) Nom donné aux particules en suspension dans l’air de diamètre inférieur à 2,5 micromètres (ou PM2,5).

(4) « Qualité de l’air ambiant et santé », Organisation mondiale de la santé, Genève, 2 mai 2018.

(5Rapport d’émission Secten, op. cit.

(6) « Nitrogen in Europe : Current problems and future solutions », Initiative internationale sur l’azote, Fondation européenne de la science, Strasbourg, 2011.

(7) Lire Claire Lecoeuvre, « Pourquoi manger bio ? », Le Monde diplomatique, mars 2018.

(8) Lauren C. Ponisio et al., « Diversification practices reduce organic to conventional yield gap », Proceedings of the Royal Society B, vol. 282, no 1799, Londres, 22 janvier 2015.

(9) Marc-Olivier Martin-Guay et al., « The new Green Revolution : Sustainable intensification of agriculture by intercropping », Science of the Total Environment, vol. 615, Amsterdam, 15 février 2018.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de janvier 2019.

Publié le 07/08/2020

La crise post-Covid renforce les manifestations à Jérusalem

 

Par Salomé Parent-Rachdi (site meddiapart.fr)

 

Depuis un mois, des manifestations quasi quotidiennes secouent Israël. Une frange de la population réclame la démission de Benjamin Netanyahou, jugé corrompu et accusé d’avoir mal géré l’épidémie de coronavirus et ses conséquences. 

·  Tel-Aviv (Israël).– Au centre de la place de Paris, la jeunesse danse, couvée du regard par les plus anciens, assis sur un trottoir ou le long d’un mur. Aux premiers les tenues colorées, les symboles de paix qui clignotent et les représentations de Benjamin Netanyahou en bagnard, aux seconds les drapeaux noirs et les masques « Crime minister ». Trente mille personnes selon les organisateurs, un peu plus de dix mille en toute vraisemblance, ce samedi 1er août 2020 au soir, Jérusalem a connu la plus grosse manifestation de ces dernières semaines. Car depuis juillet, quotidiennement ou presque, des milliers de manifestants passent leur soirée pratiquement sous les fenêtres du premier ministre, exigeant sa démission. Jugé corrompu alors que son procès pour ce même chef d’accusation doit reprendre en janvier prochain, « Bibi », comme beaucoup le surnomment en Israël, est aussi accusé d’avoir mal géré l’épidémie de Covid-19 et ses conséquences économiques.

1er août 2020. Manifestation devant la résidence du premier ministre à Jérusalem. © Menahem Kahana / AFP

La foule est protéiforme, largement à gauche et au centre de l’échiquier politique, orpheline du camp « tout sauf Bibi » des dernières élections, arrivé en pole position à la sortie des urnes mais perdant au jeu des coalitions. Les médias de gauche, comme le quotidien Haaretz, ont aussi souligné la présence d’une poignée de « pro-Bibi » revenus de leur amour pour le chef du gouvernement mais ces déçus sont trop marginaux pour que l’on réussisse à les trouver dans la foule.

Tout commence il y a quatre ans. À cette époque, Amir Haskel, général de l’armée de l’air à la retraite, est souvent seul, parfois accompagné de quelques amis grisonnants, lorsqu’il arpente les carrefours routiers du pays pour réclamer la démission du « Crime minister » Benjamin Netanyahou. Et puis à l’issue des dernières élections qui ont vu Netanyahou reconduit malgré l’ouverture imminente de son procès pour corruption, le mouvement est baptisé « les drapeaux noirs », en signe de deuil démocratique.

Fin juin, la garde à vue de l’ancien officier qui refuse le titre de leader du mouvement fait tout basculer. Sous le prétexte fallacieux d’avoir bloqué la circulation, il est arrêté alors qu’il manifeste devant la résidence du premier ministre, rue Balfour. La mobilisation pour sa libération est immédiate : il sera relâché après deux nuits en cellule.

Longtemps critiqués pour leur apathie politique, les jeunes rejoignent le mouvement mi-juillet, soudain concernés par un reconfinement qui semble alors imminent et par la crise économique post-Covid, qui a fait grimper le taux de chômage de 4 à 21 %, lequel stagne depuis à 10 %. Du jamais vu pour le pays. Étudiants, chômeurs, travailleurs indépendants, restaurateurs ou petits commerçants, pour la presse ils sont « les affamés du corona ». Et pour Haskel ? Simplement la voix légitime de la « majorité d’Israéliens ayant voté contre Netanyahou en novembre dernier ».

Ce samedi, la place de Paris est noire de monde et l’air festif. Les drapeaux bleu et blanc se mêlent aux pancartes noires sur fond jaune pointant « le seul coupable », Netanyahou. Autour, le nombre d’agents en armes reste impressionnant, mais la police montée déployée les jours précédents a disparu et les canons à eau, cette fois, n’ont pas été utilisés.

Ronny Blumenfeld se souvient très bien de ce qu’il appelle son « point de basculement ». C’est l’image de Netanyahou, à l’ouverture de son procès fin mai, qui crie au coup d’État, flanqué de ses ministres les plus fidèles, derrière un pupitre siglé des armoiries nationales qu’on a fait amener tout exprès dans l’enceinte du tribunal. « Ce jour-là, je comprends que si cet homme reste au pouvoir, on perdra notre démocratie », raconte ce kibboutzim à la retraite qui ne voit pas comment, alors que le premier ministre devra comparaître trois fois par semaine dès janvier, « il pourra en même temps continuer à s’occuper des affaires courantes ». S’il souhaite une improbable démission de Netanyahou, il sait néanmoins que « ce n’est pas tout ou rien. Si on continue, on peut obtenir des choses ».

Davantage que les 750 shekels promis par le premier ministre à chaque citoyen le mois dernier ? « Cet argent, il peut bien s’étouffer avec », tranche Shila, à quelques pas de là. « C’est une somme insuffisante pour aider les gens qui en ont vraiment besoin. » Commerçante de 34 ans originaire de la banlieue de Tel-Aviv, elle dénonce des décisions politiques « uniquement prises en fonction des démêlés avec la justice de Netanyahou. En Europe, un grand plan de relance de l’économie vient d’être créé ! Ici, rien n’est fait ».

Sa jeune sœur, Adi, est là aussi. C’est sa première manifestation. « J’ai décroché un nouveau boulot sept jours avant le confinement, dans les ressources humaines. Maintenant je suis au chômage, et mon copain aussi. On a dû retourner chez nos parents. » Cette implication dans les rassemblements pour des raisons économiques, beaucoup la racontent. Ce qui n’empêche pas la droite, Benjamin Netanyahou au premier chef, d’expliquer combien ces manifestations de « gauchistes » relayées par des médias aussi biaisés « qu’en Corée du Nord » ne sont pas réellement justifiées. À l’écouter, l’envie « d’anarchie » prévaut sur le mal-être social.

L’avis est partagé par Moria, juif orthodoxe de Jérusalem et « supporter inconditionnel de Bibi », venu voir de plus près « les communistes ». « Une minorité d’Israéliens manifeste ce soir. Bibi est au pouvoir depuis onze ans, pourquoi les gens n’ont-ils pas manifesté plus tôt si vraiment ils ne voulaient plus de lui ? Ils sont là simplement parce que c’est les vacances et qu’ils n’ont rien de mieux à faire. »

Assistante sociale, Smadar reconnaît que « les Israéliens les plus pauvres ne sont pas représentés ici ». Dans ce mouvement, les classes moyennes et hautes constituent le gros des troupes, les segments les plus défavorisés de la population (Juifs orientaux de la périphérie, Arabes, Éthiopiens, etc.) se faisant rares. C’était déjà le cas lors des manifestations géantes de 2011 contre la cherté de la vie, taxées d’élitistes, au début du moins, par la droite au pouvoir.

Autre lutte présente au rassemblement, en résonance avec les États-Unis, celle pour la justice sociale et raciale, de « Palestinian lives matters » à la dénonciation des violences policières, notamment contre la communauté juive éthiopienne. « Il faut se débarrasser de Netanyahou pour avoir une dernière chance de faire la paix avec les Palestiniens, note Ronny Blumenfeld. Parce que si l’on annexe [le premier ministre a promis d’étendre la « souveraineté israélienne » sur presque 30 % de la Cisjordanie – ndlr], je crains que celle-ci soit impossible. »

Depuis quelques jours, des violences sporadiques émaillent le mouvement. Qu’elles émanent de la police au moment de disperser la foule, provoquant l’indignation d’une partie de la population quand l’autre rappelle que les moyens utilisés pour mater les rassemblements de Palestiniens ou d’ultraorthodoxes sont bien plus rustres. Ou bien du groupuscule d’extrême droite La Familia, les hooligans du Beitar de Jérusalem, qui ont agressé des manifestants à Jérusalem et à Tel-Aviv à coups de tessons de bouteilles.

Comme à son habitude, Netanyahou condamne a minima et se pose en « vraie » victime, postant sur les réseaux sociaux un montage des menaces à son endroit (corde de pendu, mime d’égorgement) sur fond de musique angoissante. Quant à son fils Yaïr, « troll » très suivi sur le Twitter israélien, il a été rappelé à l’ordre dimanche par la justice après avoir publié les noms et adresses des leaders du mouvement anti-corruption, appelant ses soutiens à manifester « jour et nuit » devant leur domicile.

Depuis que les manifestations ont commencé, deux Israël s’affrontent donc, déchirés autour de la figure d’un homme, Benjamin Netanyahou. En quittant la manifestation, on tombe sur la frange qui l’aime et le soutient, contre vents et marées : une banderole « Les gauchistes sont des traîtres » dans les mains, un groupe d’hommes interpelle les passants. Ça parle des accords d’Oslo, d’une paix qu’ils jugent impossible. Le ton monte, la fracture est profonde.

Publié le 06/08/2020

La pieuvre Microsoft et nos données de santé

Big Data, algorithme et intelligence artificielle, un collectif de soignants et d’informaticiens s’oppose au gouvernement

 

paru dans lundimatin#250, (site lundi.am)

 

Sous couvert de lutte contre l’épidémie et d’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a donné le coup d’envoi à son projet de méga plateforme de données de santé hébergée chez Microsoft. Petite plongée dans l’intelligence artificielle en médecine avec le collectif inter-hop qui depuis le début du projet milite contre cette plateforme géante et pour une utilisation autonome des données de santé à échelle humaine.

La loi de juillet 2019 « relative à l’organisation et à la transformation du système de santé » comprend une partie sur « l’ambition numérique en santé » : le texte explique qu’il faut « déployer pleinement » la « télémédecine » et les « télésoins » et crée une « Plateforme des Données de Santé » chargée de « réunir, organiser et mettre à disposition » les données de santé issues de différents fichiers existants. L’idée est de mettre en place un énorme entrepôt de données produites par les organismes travaillant dans le secteur du soin afin d’alimenter et de développer des algorithmes, c’est-à-dire de faire littéralement exploser les capacités de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé.

Cette Plateforme des Données de Santé, dite « Plateforme », a précisément été créée sur les préconisations d’un rapport du député Villani qui, en mars 2018, ambitionnait de « positionner la France à l’avant-garde de l’IA ». La santé figurait parmi les cinq secteurs à « investir » en priorité, à côté de l’éducation, l’agriculture, les transports et l’armement. Dans une novlangue de pointe, le rapport parlementaire exhorte les « pouvoirs publics » à s’adapter très rapidement « sous peine d’assister impuissants à la reformulation complète des enjeux de santé publique et de pratiques médicales ». Bigre !

Précisons d’emblée que le mot Plateforme, utilisé à tout va par les protagonistes de cette escroquerie, désigne en réalité deux choses bien différentes : la solution informatique de stockage et d’exploitation des données, mais aussi le consortium public-privé – qualifié juridiquement de « Groupe d’intérêt public » – institué spécialement pour mettre en place et orchestrer la solution technique. Pour brouiller encore un peu plus les pistes, les textes prévoient explicitement que ladite « Plateforme » doit être dénommée Health Data Hub « dans le cadre de ses communications à rayonnement international », premier indice sérieux des intérêts commerciaux américains dans cette affaire.

Depuis la loi de juillet 2019 qui actait donc la création du consortium public-privé, ce sont essentiellement des arrêtés ministériels et des choix totalement opaques qui, progressivement, définissent les contours du dispositif juridique et informatique de la « Plateforme ». Celles et ceux qui, dès l’origine, se sont opposés à ce projet de centralisation du traitement des données de santé n’ont pas été déçus : tout d’abord, c’est le cloud de Microsoft qui a été choisi comme sous-traitant pour fournir les serveurs permettant de stocker et d’analyser les fichiers de données. Cette infrastructure fonctionne via des logiciels dont les codes ne sont pas publiques, ce qui interdit de savoir ce qui se passe réellement au sein des machines ; cela complique également l’éventuelle migration future vers d’autres serveurs qui n’utiliseraient pas les logiciels Microsoft... Qui s’étonnera d’apprendre que la désignation de Microsoft se soit faite en violation des règles de concurrence applicables aux marchés publics, aucun appel d’offre n’ayant été lancé pour ce projet d’hébergement informatique ? Certainement pas Edward Snowden, qui a publiquement dénoncé le choix d’une centralisation des données hébergées chez un tel mastodonte.

En avril 2020, le gouvernement a profité du régime de l’état d’urgence sanitaire pour court-circuiter les opposants au projet et ordonner la mise en fonction anticipée de la plateforme technique. Invoquant le besoin urgent d’améliorer les connaissances sur le Covid-19, les ministres ont tout simplement passé outre l’avis de la CNIL qui avait émis plusieurs réserves sérieuses sur le flou entourant encore l’architecture informatique de la plateforme amenée à héberger des données particulièrement sensibles. La CNIL comptait bien, avec l’ANSSI – Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information – être associée de près à l’élaboration du volet technique, absolument crucial, mais les responsables du consortium public-privé en ont décidé autrement.

En application de la loi du 11 mai 2020 prolongeant l’état d’urgence sanitaire, les données du nouveau fichier « SI-DEP » (Système d’Information et de DÉPistage) relatives aux personnes infectées par le Covid-19 et aux personnes ayant été en contact avec ces personnes, sont transmises vers les serveurs de Microsoft. Ce partage de données prévu par la loi à l’arrache, « sans le consentement des personnes intéressées », officiellement « aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19 et pour la durée strictement nécessaire à cet objectif » peut, d’après le même article de loi, fonctionner « pour une durée de six mois à compter de la fin de l’état d’urgence sanitaire ». Et bien sûr, c’est ce qui a été décidé : la sortie officielle et largement fictive de l’état d’urgence sanitaire le 10 juillet n’a pas mis fin à l’envoi des données de contamination vers les serveurs de Microsoft.

Bien sûr, ce projet de Plateforme ne date pas d’hier : c’est une loi de janvier 2016 dite « de modernisation de notre (sic) système de santé » qui crée le Système National des Données de Santé (SNDS). Il s’agit officiellement d’améliorer l’accès aux données de santé afin que « leurs potentialités soient utilisées au mieux dans l’intérêt de la collectivité ». Derrière ce système de fichiers, il y a initialement deux objectifs : produire des données pour la recherche et améliorer les outils d’évaluation, c’est-à-dire de contrôle budgétaire des structures de soin. En pratique, c’est un coup d’accélérateur à la récolte et à la mise en commun des fichiers de santé et le passage vers ce qu’on appelle les données massives ou « big data » en santé. Le « big data », c’est quoi ? C’est une grosse quantité de données qui proviennent de sources différentes et qui sont agrégées très rapidement au sein d’un seule et même infrastructure. Car ce qu’on appelle l’intelligence artificielle sous sa forme la plus récente qui n’a rien à voir avec l’intelligence ne peut fonctionner sans une énorme quantité de données. Avec la nouvelle grosse Plateforme, qui à terme devrait centraliser des dizaines de paquets de fichiers, il s’agit donc de créer une source intarissable de « données de santé » destinées à alimenter des algorithmes. Des algorithmes, pourquoi faire ? Quelles sont les données stockées et traitées par Microsoft ? Comment sont-elles anonymisées ? Qui pourra y accéder, pour quels motifs et suivant quelle procédure ?

Mais aussi, comment penser d’autres manières d’organiser le traitement informatique des données de santé qui permettraient réellement d’améliorer la qualité des soins et le bien-être des personnes ? Est-ce que l’intelligence artificielle, c’est-à-dire le traitement algorithmique de milliards de données individuelles, doit être utilisée en médecine ? C’est autour de ces questions que nous avons rencontré des membres du collectif inter-hop, qui s’est créé contre la logique de centralisation des données de santé et pour un partage du savoir en informatique médicale. Il regroupe des informaticiens et des soignants partisans des logiciels libres et d’une utilisation autonome des données de santé à l’échelle locale.

lundimatin : La « Plateforme des données de Santé », mise en fonction de manière précipitée sous couvert d’urgence sanitaire en avril 2020 remplace l’« Institut national des données de santé » qui jusqu’à présent gérait les principaux fichiers de données de santé. Qu’est-ce qui change avec la nouvelle Plateforme ? Commençons, si vous le voulez bien, par le contenu. Quelles sont les données qui vont être ou qui sont déjà centralisées dans la Plateforme ?

Collectif Inter-Hop : A l’origine, quand il a commencé à fonctionner en 2017, le Système national des données de santé était constitué de trois fichiers principaux, trois bases de données médico-administratives : D’abord, les données de l’Assurance Maladie, c’est à dire en gros le fichier contenant les informations liées aux remboursement des soins et des médicaments opérés par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. On y trouve donc, en face de votre numéro de sécurité sociale, quels médecins vous avez consultés tels jours, quels médicaments vous prenez, depuis quand, etc. Ensuite, il y a les données qui proviennent des hôpitaux : le plus tôt possible après la sortie de chaque patient, les hôpitaux doivent établir un « résumé de sortie standardisé » (RSS). Cette fiche informatique contient tout un tas de données, notamment la date de naissance du patient, son sexe, son code postal, la date d’entrée et de sortie et le diagnostic principal (les diagnostics sont codés, codifiés, d’après une classification internationale des maladies éditée par l’OMS). Cette grosse base de données - bizarrement appelée Programme de Médicalisation du Système d’Information (PMSI) - était jusqu’alors essentiellement utilisée pour faire du contrôle de gestion des établissements hospitaliers et c’est notamment en se basant sur ce fichier que l’État décide du montant alloué à chaque hôpital.

Les remboursements, les séjours hospitaliers et enfin, dernier gros fichier, celui des décès ou plus exactement des « causes médicales des décès » : lorsqu’une personne meurt, un·e médecin établit systématiquement un certificat de décès qui indique, entre autres, l’âge de la personne, son sexe, la cause, le jour et le lieu de sa mort. Depuis peu, les médecins ont la possibilité de rédiger ces certificats « en ligne », sur leur tablette et même depuis leur téléphone. Officiellement, l’innovation est censée permettre d’accélérer la « production des indicateurs d’alerte » et même de renforcer la confidentialité des données grâce aux procédures de chiffrement….

Avec la loi du 24 juillet 2019, le « Système national des données de santé » voit son périmètre élargi de manière considérable puisqu’il a vocation à recueillir « l’ensemble des données collectées lors des actes pris en charge par l’assurance maladie » [1]

[1] Face à ce changement d’échelle, la CNIL a pointé du...

. C’est tout simplement énorme puisque cela recouvre l’ensemble des données de santé des 67 millions de personnes vivant en France. Ce sont toutes les données cliniques recueillies par les soignants, les pharmaciens, les centres hospitaliers (dates d’entrée et de sortie, diagnostic, traitement administrés, résultats d’examens complémentaires, comptes-rendus médicaux, génomique et imagerie médicale). Mais aussi des données issues de protocoles de recherche, comme celles attachées à la ’cohorte’ CONSTANCE, - on appelle cohorte un groupe de personnes engagées dans une même étude épidémiologique - constituée de 200 000 adultes âgés de 18 à 69 ans [2]

Mais ce n’est pas tout : par exemple une des premières bases de données à avoir été intégrée à la nouvelle Plateforme est le fichier OSCOUR® (Organisation de la surveillance coordonnée des urgences ; les bureaucrates raffolent des acronymes). Cette base, gérée par Santé publique France, excroissance du ministère de la Santé, couvre plus de 80 % des passages aux urgences en France. Pour chaque patient admis aux urgences, elle recueille les éléments suivants : code postal de résidence, date de naissance, sexe, date et heure d’entrée et de sortie, durée de passage, mode d’entrée, provenance, mode de transport, classification de gravité, diagnostic principal et associés, mode de sortie, destination pour les patients mutés ou transférés. On voit que, pour cette seule base de données, les informations collectées sont très nombreuses et précises.

Il faut mentionner aussi le fichier SI-VIC constitué dans la foulée des attentats de 2015 officiellement pour que, face à une situation exceptionnelle, l’Etat puisse rapidement dénombrer les blessés et les répartir au mieux dans les hôpitaux. Théoriquement, le fichier est purement administratif : il contient notamment les noms et prénoms, la nationalité, la date de naissance et le sexe de la personne mais ne doit comporter aucune information d’ordre médical. Pourtant, d’après le Canard Enchaîné du 17 avril 2020 [3]

[3] Lire, R. Métairie, avec AFP, « Qu’est-ce que la...

, certaines fiches de personnes admises dans les hôpitaux de Paris en 2019, en marge des manifestations de gilets jaunes, faisaient mention de la nature des blessures, permettant ainsi d’identifier et, donc, de tracer les manifestants blessés. Cela confirme que le fichage est toujours à haut risque pour la liberté. Et avec la nouvelle Plateforme Nationale des Données de Santé, on entre encore dans une autre dimension, puisque tout est centralisé chez Microsoft Azure...

Un mot pour finir sur les fichiers : sous le régime de l’état d’urgence sanitaire, trois nouvelles bases de données ont été créées autour de l’infection au Covid-19 : Contact Covid, Stop Covid et « SI-DEP . Contact Covid par exemple regroupe les données recueillies par les « brigades d’anges gardiens » de la Caisse d’assurance maladie et concernent notamment l’identité, les coordonnées et le lieu de travail des personnes déclarées comme « contact » par le patient infecté. SIDEP, de son côté, regroupe les résultats des tests biologiques permettant le diagnostic du Covid. Ces fichiers sont des menaces incroyables car ils peuvent justifier des intrusions très profondes dans nos vies, via l’accès jugé crucial à nos données médicales.

En principe, sur la Plateforme, toutes les données doivent être « anonymisées » ou plutôt « pseudonymisées ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept de pseudonymisation et en quoi la concentration des données dites pseudonymisées affaiblit leur anonymisation ?

Il faut distinguer la pseudonymisation de l’anonymisation. Dans le domaine de la recherche scientifique, qui est censée être un des premiers objectifs de la Plateforme, l’anonymisation n’est pas de mise car le meilleur, et sans doute le seul, moyen d’anonymiser des données consiste, en gros, à les mélanger de façon totalement aléatoire. Mais naturellement, si on procède de la sorte, les données ne représentent plus la réalité et leur intérêt pour la recherche, notamment en santé, disparaît complètement. La pseudonymisation est alors une sorte de compromis qui consiste à faire disparaître certaines données directement identifiantes (nom, prénom, numéro de sécurité sociale, date de naissance, code postal...) ou à les remplacer par des données indirectement identifiantes (alias, clé de cryptage).

C’est la Caisse nationale d’assurance maladie qui est « responsable » des opérations permettant la connexion entre les différents fichiers (on parle d’appariement) puis de la pseudonymisation des données, laquelle intervient donc avant que les fichiers n’arrivent chez Microsoft.

Le problème c’est, qu’en pratique, avec les données simplement pseudonymisées, il est toujours possible de remonter à l’identité de la personne concernée. Par exemple, si la nuit du 3 décembre 2019, une ou deux personnes sont admises au service des urgences de Nantes pour une appendicite aiguë, même si le fichier OSCOUR ne contient pas leur nom, on pourrait très facilement les retrouver en recoupant le fichier OSCOUR avec le fichier de l’hôpital de jour qui les a reçues ou avec le fichier des remboursements de soin ou de médicament. L’Université de Louvain et l’Imperial College de Londres ont montré que 83% des Américains peuvent être ré-identifiés en utilisant seulement trois variables : le genre, la date de naissance et le code postal, données qui sont par exemple compilées dans le fichier OSCOUR. En présence de 15 variables, la personne peut être ré-identifiée dans 99,98% des cas.

La numérisation du monde permet à chacun de nos faits et gestes d’être enregistrés, analysés, exploités et éventuellement interprétés. Cette nouvelle Plateforme géante a pour vocation d’interconnecter plusieurs dizaines de fichiers et des milliers de données de santé. Plus on lie entre elles les bases de données, plus le risque de ré-identification est élevé. Désormais, les personnes qui se font soigner en France, et dont les données de santé alimenteront la Plateforme, pourront toujours être identifiées par ceux qui, via les administrateurs du réseau Microsoft, accéderont aux serveurs. Peu importe que cela soit interdit par la loi, l’histoire récente nous a montré que les textes légaux ne sont pas des garanties suffisantes pour protéger notre vie privée. A partir du moment où une opération est techniquement possible, il faut s’attendre à ce qu’elle soit mise en œuvre par les GAFAMs [4]

[4] Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft &...

ou par les services répressifs des États.

Pourriez-vous nous expliquer le rôle de ce fameux « Cloud », ces machines qui, au-delà de stocker les données, les lisent et les traitent ? Microsoft prétend que les données sont chiffrées, mais vous dénoncez le fait que la société américaine aura, de toute manière, accès aux données « en clair ». Dans quelle mesure, cette multinationale pourra-t-elle y mettre le nez et exploiter les millions de données de santé des personnes qui habitent en France ?

 

Le chiffrement des données est en effet à distinguer de la pseudonymisation. Ici, les deux se cumulent : les données stockées sur la Plateforme sont pseudonymisées et chiffrées. Pour chaque fichier, la pseudonymisation faire disparaître les informations directement identifiantes (nom, prénom, etc.), tandis que le chiffrement sert à rendre secret, comme illisible, l’ensemble des données du fichier et il faut alors une clé pour les déchiffrer à nouveau. Dans notre affaire, la CNIL [5]

 

a révélé que les clés de déchiffrement des fichiers étaient détenues par Microsoft. Pourquoi ? Car Microsoft ne se contente pas de stocker les données sur ses serveurs. Le « Cloud » est également une plateforme d’analyse et de traitement des données [6]

 

, comme cela est clairement ressorti du contentieux que nous avons mené, avec d’autres partisans du logiciel libre, devant le Conseil d’État [7]

 

. Dans cette affaire, nous contestions l’arrêté d’avril 2020 qui déclenchait la mise en œuvre accélérée de la Plateforme. Malheureusement, le Conseil d’État a refusé de suspendre le processus mais il tout de même enjoint au consortium public-privé qui gère la Plateforme de fournir à la CNIL les éléments relatifs aux procédés de pseudonymisation utilisés. Cela devrait théoriquement permettre à la CNIL de vérifier le niveau de protection des données de santé hébergées chez Microsoft....

L’audience devant le Conseil d’État a aussi permis de mettre à jour que la Plateforme technique utilise, pour son fonctionnement usuel, 40 logiciels de Microsoft Azure. Ces logiciels, ces programmes, sont utilisés pour analyser les données hébergées, à l’image d’un énorme tableur Microsoft Excel dans lequel une giga-entreprise ferait ses calculs de comptabilité.

S’il est possible de chiffrer vraiment des données lorsqu’on les confie à une société chargée uniquement de les héberger, le chiffrage n’est plus possible si la société qui les héberge doit également les analyser, les passer dans la moulinette de plusieurs programmes informatiques. Donc, en l’espèce, Microsoft possède nécessairement les clefs de déchiffrement et peut sans difficulté mettre son nez dans les données de santé qu’il héberge sur ses serveurs. L’argument du chiffrage pour nous protéger du géant américain est donc nul et non avenu.

Le projet a été critiqué par la CNIL et par votre association aussi parce que, Microsoft étant une société américaine, les autorités américaines pourraient facilement avoir accès aux données stockées sur ses serveurs dans le cadre d’une procédure judiciaire. En effet, en application du Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act (dit CLOUD Act), les autorités américaines peuvent, dans le cadre d’enquêtes pénales, requérir des sociétés américaines qui hébergent et traitent des données numériques, l’accès à certaines données stockées aux États-Unis mais aussi à l’étranger.

Par ailleurs, d’après la CNIL qui a eu accès au contrat passé avec Microsoft, le document prévoit des « transferts de données en dehors de l’Union européenne dans le cadre du fonctionnement courant de la plateforme, notamment pour les opérations de maintenance ou de résolution d’incident » . Si on comprend bien, les serveurs utilisés par la Plateforme ne seraient pas tous situés au même endroit et, quoi qu’il en soit, les autorités américaines pourraient y accéder facilement ?

Sur le site de la Plateforme, on apprend que les machines - ou serveurs - de Microsoft qui hébergent les données françaises sont situées aux Pays-Bas. A priori, ceci n’est pas un problème puisque cet État européen est censé appliquer le droit européen de la protection des données personnelles, qui n’est pas parfait mais qui encadre a minima les demandes de transferts de données. Précisément, les dispositions du Règlement européen sur la protection des données (RGPD) interdisent qu’une juridiction ou une autorité administrative d’un pays non-européen puisse accéder directement à des données hébergées en Europe et à ce titre protégées par le règlement (sauf convention d’entraide judiciaire ou dérogation relative à l’intérêt vital de la personne concernée). Autrement dit, théoriquement, les autorités américaines n’ont pas d’accès direct aux données situées sur les serveurs européens, même si la société propriétaire des serveurs est américaine. Donc stricto sensu, que les machines soient situées aux Pays-Bas ou en France ne change rien du point de vue de la protection contre une intrusion directe de l’administration américaine.

Cela étant, le fait est que depuis le début du projet les responsables de la Plateforme assuraient à qui voulait l’entendre que l’ensemble des données resteraient en France [8]

Disons que ce petit mensonge n’a fait qu’alimenter notre méfiance.

Surtout, l’audience au Conseil d’État a permis de montrer que Microsoft ne pouvait pas garantir que les données d’analyse restent en France, ni même en Europe. Et c’est tout à fait logique : le principe même d’un « Cloud » est de faire fonctionner en réseau des centaines de machines, et Microsoft possède des serveurs partout dans le monde entier. Les données de santé, données sensibles par essence, se retrouvent donc, dans le cadre du fonctionnement normal de la Plateforme, à migrer dans le monde entier en fonction de la puissance de calcul demandée par les informaticiens [9]

[9] Sur injonction du Conseil d’Etat, le site officiel de...

. Et, à partir du moment où les données sortent du territoire européen, la protection minimale liée au RGPD s’évapore en fumée.

D’ailleurs, dans le contrat, Microsoft affirme même qu’il lui est possible d’utiliser les données de la Plateforme pour améliorer ses propres algorithmes d’intelligence artificielle....

À en croire, la présidence de la Plateforme, OVH, le concurrent français de Microsoft Azure, est lui aussi « mondialisé » et ne présente pas de meilleures garanties du point de vue de la protection des données. Qu’en pensez vous ?

À nos yeux, la moins mauvaise solution aurait été de choisir des entreprises européennes - qui ne sont pas concernées par d’éventuelles injonctions américaines délivrées sur le fondement du Cloud Act - et dont les serveurs, situés en Europe, sont soumis au règlement européen sur la protection des données.

Le Cloud Act s’applique aux sociétés américaines au sens du droit américain, c’est-à-dire aux sociétés incorporées aux États-Unis suivant les lois américaines (et aux sociétés qui sont contrôlées par ces sociétés américaines), ce qui, à notre connaissance, n’est pas le cas d’OVH. En outre, si le consortium public-privé qui gère la Plateforme exigeait d’OVH que les data centers utilisés soient exclusivement situés sur le territoire de l’Union européenne, les données seraient en principe protégées par le droit européen et ne pourraient pas être transférées hors de l’Union européenne sans que les formalités minimales prévues par le le droit européen soient respectées. Cela dit, OVH est une grosse société qui affirme elle-même être présente dans plus de 19 pays dans le monde. Comme indiqué dans ses conditions générales, OVH peut recourir à des sous-traitants - certains étant des filiales de la société mère, d’autres étant des sociétés n’appartenant pas au Groupe OVH - qui l’assistent dans le stockage et le traitement des données. Donc, on retrouverait une grosse partie du problème lié au contrat avec Microsoft Azure : on centralise toutes les données chez un même (gros) fournisseur de service qui, de son côté, a potentiellement déployé son infrastructure à travers une constellations d’États. Autrement dit, on donne les données de santé de 67 millions de personnes (physiques) à une seule personne morale à qui l’on devrait faire confiance pour ne pas utiliser toutes les potentialités de ses machines !

Il nous semble que des alternatives bien plus conformes à une vraie protection des données existent. Si, à court terme, on reste dans l’idée d’une centralisation des données, il existe déjà des plateformes comme Teralab, développée au sein d’un institut de recherche de Mines Télécom, qui peut stocker et analyser de très grandes quantités de données. Ses machines sont à Douai et fonctionnent grâce à des logiciels open source, l’équipe technique est à Rennes et le reste à Paris. Elle héberge déjà des données de santé. Pourquoi ne pas avoir poursuivi dans cette voie ? Mais, surtout, pourquoi vouloir absolument réunir toutes les données de santé de plus de 65 millions de personnes chez un même fournisseur de service ?

En tant que professionnels de santé, nous pensons qu’il peut être bénéfique pour la qualité des soins d’exploiter les données de santé. Ces données sont au cour d’une partie importante de la recherche depuis la fin du XIXe, et plus encore depuis le développement de la médecine dite « fondée sur les preuves » (de l’anglais « evidence based medecine ») qu’on pourrait aussi appeler la médecine fondée des données factuelles. Il s’agit d’une démarche qui consiste, pour le soignant, à se poser une question attentivement conçue pour un patient donné, à laquelle il s’agit de répondre grâce à plusieurs éléments de fait collectés, « évalués » et finalement utilisés de la manière qui lui semble la plus adaptée au cas particuliers. Il s’agit en réalité de faire se rencontrer, avec le plus de discernement possible, le général et le particulier. Mais pour connaître ou du moins appréhender le ’général’, il faut des études cliniques faites de manière systématique. C’est ce qu’on appelle de manière pas très heureuse les « cohortes » de patients dont les chercheurs extraient des données statistiques. Ces données ne sont ni des trésors, ni des ennemis, elles sont ce qu’elles sont. Dans une certaine mesure, suivant certains chemins, elles peuvent aider à soigner. Par exemple, il faut bien des études statistiques sur un large échantillon de personnes pour évaluer l’efficacité d’un médicament laquelle stricto sensu ne peut être que variable suivant les personnes, suivant les moments, etc... Autrement dit, il peut être très utile, pour mieux soigner les personnes, de générer des données de santé ; mais la mise à jour de ces données comme leurs utilisations doivent être bien réfléchies et organisées au premier chef par les soignants travaillant main dans la main avec les informaticiens. Il faut bien sûr au minimum que les patients donnent leur consentement à la collecte de données mais il faudrait aussi trouver des moyens de les associer davantage à ce qui pourrait être un mode de collectivisation de leur expérience médicale.

Quelles solutions techniques permettraient selon vous d’utiliser les données pour mieux soigner les personnes ?

Dans le cadre de notre association, nous préconisons un stockage et un traitement des données qui soient par défaut décentralisés. D’abord, un système informatique décentralisé est par essence moins fragile. Techniquement, si un des fichiers ou une des bases de données est corrompue, l’ensemble ne l’est pas. Que les hôpitaux, qui produisent pas mal de données, puissent eux-mêmes les stocker et choisir la manière de les analyser nous semble une solution plus sûre contre le piratage informatique mais aussi meilleure en terme d’éthique médicale. Par exemple, via ses représentants, le collège des usagers de l’hôpital pourra avoir son mot à dire sur tel ou tel protocole de recherche.

A-t-on vraiment intérêt à déconnecter complètement d’un côté les entités qui produisent de « la » donnée (hôpitaux, pharmacies, laboratoires médicaux, médecins...) et de l’autre les structures qui hébergent ces données pour la recherche et organisent une partie de leurs traitements algorithmiques ? C’est là une question politique. Nous pensons qu’il faut trouver un point d’équilibre : le croisement savamment réfléchi de données venant de différents fichiers peut certainement permettre de faire des découvertes et de travailler à de nouveaux traitements médicaux. Pour autant, nous sommes convaincus qu’en pratique, ce ne sont pas la recherche médicale et les patients qui tireront le plus grand profit d’un mastodonte-big-data comme la Plateforme Health Data Hub.

Dans la direction opposée, il faut réfléchir à une architecture modulaire, décentralisée et open source avec les premiers concernés : les soignants, les patients et celles et ceux qui recourent à la médecine. Collectivement et continûment, il faut s’interroger sur la médecine que l’on veut et imaginer des agencements qui permettent ici et là d’utiliser les données pour mieux soigner les personnes.

Dans les faits, c’est un peu ce que font déjà les hôpitaux qui pratiquent des analyses de données massives et de l’IA au sein de structures nommées les Entrepôts de Données de Santé. L’APHP, par exemple, stocke et traite les données de plus de 11 millions de patients via des logiciels open source dont un des objectifs et de faciliter le partage de connaissance entre les chercheurs.

Avec cette Plateforme montée à la va-vite, sans concertation, confiée à Microsoft en violation des règles d’attribution des marchés publics, on est aux antipodes d’un projet collaboratif. Ce projet, à bien des égards, rappelle le projet SAFARI (pour Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus) des années 1970. L’idée était d’interconnecter les bases provenant de plusieurs institutions : police, ministères des Finances, ministère du Travail, cadastre et numéro unique de sécurité sociale. Ce projet de centralisation des données a suscité une vive opposition et n’a jamais abouti mais il a débouché sur la création de la CNIL.

Dans l’affaire de la Plateforme des données de santé, la CNIL a été largement court-circuitée et, en choisissant une société américaine, l’État décide en plus de nous priver potentiellement de la protection des données, déjà imparfaite, du droit européen. La Plateforme, c’est un peu notre SAFARI des années 2020, mais hébergé cette fois chez Microsoft.

Revenons sur l’opportunité, c’est-à-dire l’utilité, de cette énorme base de données pour faire progresser les traitements médicaux et mieux soigner les personnes. Faut-il vraiment selon vous encourager l’intelligence artificielle dans le domaine médical ?

L’intelligence artificielle qu’est-ce c’est ? Ça n’a bien sûr rien à voir avec l’intelligence au sens courant du terme, les capacités d’un ordinateur étant toujours in fine quantifiées et donc bornées. L’intelligence artificielle, c’est un procédé de traitement informatique – basé sur des algorithmes – qui permet de déléguer à une machine un processus de décision. Dans sa version actuelle la plus aboutie, l’IA utilise des algorithmes qui intègrent des règles d’apprentissage : au fur et à mesure que l’ordinateur intègre et traite des données, il affine automatiquement la manière de les traiter. Yann LeCun, inventeur de cette méthode dite du deep learning – qui dirige aujourd’hui le laboratoire de recherche d’IA chez Facebook explique que c’est une classe d’algorithmes permettant de simuler l’intelligence humaine. Il oublie de préciser que, pour que les règles d’apprentissage fonctionnent et qu’au final la machine crache des statistiques, des « tendances », il faut toujours des flux très important de données.

Le procédé fonctionne déjà assez bien - au vu de ses propres objectifs - dans de nombreux secteurs : pour prédire le comportement d’un consommateur sur internet, pour associer des consommateurs sur les réseaux sociaux, pour faire de la reconnaissance faciale ou trier des archives sonores, par exemple. Mais, à ce jour, aucune IA ne soigne de patient dans aucun hôpital de par le monde. Un jour prochain, c’est sûr, un algorithme permettra de détecter certaines tumeurs sur les radiographies et, tant que le médecin restera la clef de voûte du diagnostic, l’outil informatique sera sûrement une aide précieuse.

Mais, en l’espèce, la manière dont l’État s’est littéralement jeté dans ce projet de giga plateforme de données, sur fond d’état d’urgence sanitaire, est tout à fait critiquable. La preuve d’un gain significatif en matière de santé entre l’utilisation de données créées et collectées à des échelles humaines et l’analyse de données massives par des algorithmes est souvent présentée comme une évidence, alors qu’elle reste largement à démontrer. Que va-t-on précisément gagner en multipliant de manière exponentielle le nombre et la nature des données de santé collectées et traitées ? Quels domaines de la médecine vont particulièrement bénéficier de ces techniques ? Il est très difficile de le prévoir, notamment parce que le matériau à analyser apparaît comme infini, indéfini, en tous cas insaisissable [10]

[10] Pour des exemples d’algorithmes en médecine, lire...

.Ce qui est sûr en revanche, c’est d’abord le risque de fuite de données et le risque associé de perdre la confiance des patients. Si les personnes perdent confiance en leur médecin, et plus largement envers les personnes qui les soignent, cela pourrait avoir de graves conséquences en termes de santé publique.

Savez vous qu’en juillet 2017, Google, propriétaire du système d’intelligence artificielle DeepMind Health, a divulgué les données de santé de plus de 1,5 million de Londoniens ? La société américaine avait conclu un contrat avec les autorités de santé britanniques pour développer une application de surveillance des patients atteints d’insuffisance rénale, lesquels patients n’avaient pas été correctement informés de l’utilisation qui allait être faite de leur dossier médical [11]

...

...

Il y a bien sûr un autre risque majeur attaché à ce type de Plateforme : cette masse gigantesque de données constitue littéralement une mine d’or aux yeux de toutes les grosses sociétés qui cherchent à développer leurs programmes d’intelligence artificielle, au premier chef desquels figurent ici les assureurs et les mutuelles. Si ces données tombent entre leurs mains, elles pourront affiner leur tarif en fonction des risques que telle ou telle catégorie de personnes présentent. Rapidement, les probabilités produites par les algorithmes pourraient servir à refuser l’accès d’un malade à tel traitement considérant son coût élevé et les chances de succès, trop minces....

A cette rubrique, nous militons pour un rapprochement entre le soin et la recherche. La médecine se pratique en temps réel : quand un malade vient vous voir, vous n’avez pas envie de lui dire : « attendez 1,3 mois qu’on détermine un bon algorithme et que l’ordinateur désigne le traitement qui a les meilleurs chances de succès ». Nous, médecins et informaticiens, voulons développer main dans la main des algorithmes de recherche dont les résultats puissent le plus vite possible être exploités pour soigner les personnes. C’est ce que la recherche décentralisée, menée à partir des différents Entrepôts de données des hôpitaux, permet.

Les ingénieurs de la Plateforme vont faire exactement l’inverse : ils vont travailler sur des données dont ils ne connaissent quasiment rien. Très loin des centres où les données ont été recueillies, ils vont les « nettoyer » et les rendre exploitables par des algorithmes, dont certains sont peut-être la propriété exclusive de Microsoft… Par ailleurs, même si un chercheur de la Plate-forme arrive à la conclusion, grâce à son programme informatique, que tel sujet doit bénéficier de tel traitement, il va être très difficile de lui en faire vraiment bénéficier puisqu’il n’a pas d’accès direct aux patients. Autrement dit, plus on éloigne le traitement des données, des structures de soin, plus les retombées thérapeutiques deviennent, disons ’abstraites’, lointaines. C’est un autre vrai problème éthique lié à cette Plateforme.

Cela étant, il est vrai que, pour certains projets de recherche à identifier au cas par cas, la centralisation extrême des données peut s’avérer nécessaire ; c’est le cas par exemple pour essayer de comprendre et de soigner des maladies dites rares [12]

[12] Un seuil arbitraire admis en Europe est de moins d’une...

. Dans ce cas particulier, il est intéressant de centraliser les données existantes pour obtenir une masse critique de données sur laquelle réfléchir et travailler.

Pour finir, il faut avoir en tête que les fichiers, autrement dit les bases de données médicales qui émanent des hôpitaux, ne sont pas, en l’état actuel, pensées pour alimenter convenablement les énormes algorithmes de l’intelligence artificielle. Ces fichiers médicaux n’ont pas été conçus pour la recherche mais pour le soin, et l’approche est naturellement très différente. En pratique, aujourd’hui, les bases de données médicales sont conçues pour que les soignants aient accès à l’ensemble des données concernant un ou une patiente. Pour faire de la recherche, on a besoin d’accéder à une variable spécifique - par exemple l’âge de la personne – concernant des milliers de patients. C’est en quelque sorte une démarche inverse et symétrique à celle du soin. Les informaticiens les plus chevronnés pensent qu’il faut au minimum cinq ans pour « qualifier » les travaux menés par les hôpitaux les plus en avance, c’est-à-dire pour rendre leurs données de santé exploitables par une giga-plateforme, dont les grands « tiroirs » virtuels sont standardisés et donc inter-connectables. Nous avons donc largement le temps de réfléchir et de mettre en place des infrastructures décentralisées sur lesquelles les chercheurs et les patient garderaient la main.

On comprend bien que derrière cette Plateforme des données de santé, il y a de gros enjeux financiers.… Quels sont les protagonistes de cette affaire ?

Une « mission de préfiguration de la Plateforme » a été instituée, laquelle a été pilotée par un professeur de médecine, la présidente de l’Institut national des données de santé (que la Plateforme devait absorber) et Gilles Wainrib, co-directeur de Owkin, grosse startup dans le domaine de l’IA en santé, financée notamment par la Banque publique d’investissement et ...Google Venture. Avant que le vieil institut et la Plateforme ne fusionnent, le projet était porté par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, la DREES, un service de l’État alors dirigé par Jean-Marc Aubert promoteur infatigable du projet de Plateforme. Les révélations du journal Le Monde à l’endroit de ce haut fonctionnaire sont édifiantes [13]

[13] St. Foucard et St Horel, .« Données de santé : conflit...

 : Jusqu’en octobre 2017 où il est nommé directeur de la DREES, le sieur Aubert est employé par la société Iqvia (anciennement IMS Health), le plus gros marchand de données de santé du monde, comme directeur pour les « solutions patients » aux Etats-Unis. A peine la nouvelle Plateforme lancée, notre polytechnicien s’en retourne travailler pour Iqvia, cette fois comme big-boss de la filiale française… Cela se passe de tout commentaire.

Pour finir, concernant l’application STOP-COVID qui intervient de toutes façons trop tard pour pouvoir servir contre l’épidémie, vous êtes sceptiques sur la fiabilité du dispositif d’un point de vue médical. Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons. D’abord, pour être alerté en cas de ’contact’ avec un patient infecté, il faut en principe être resté 15 minutes à moins d’un mètre de cette personne. Mais, par exemple, dans le métro, puisque les masques sont obligatoires, la distance d’un mètre et les 15 minutes de contact n’ont aucune pertinence. Autre exemple, si vous vous trouvez dans une pièce contiguë à celle où vit une personne malade, vous pouvez être alertée car le Bluetooth ne tient pas compte du mur qui, pourtant, vous protège absolument contre la contagion. Au passage, le Bluetooth est une technologie énergivore qui risque de décharger si vite nos batteries que nous préférerons tous et toutes stopper l’application pour pouvoir continuer à utiliser nos téléphones au quotidien.

Surtout, tout le monde a bien en tête les potentialités énormes de traçage qu’ouvre ce type de dispositif. Un collectif de chercheur·es spécialistes en cryptographie, sécurité ou droit des technologiesexplique très bien les risques lors d’un entretien d’embauche ou de la visite d’un appartement qu’on voudrait louer [14]

...

.

Un des chercheurs en informatique de ce collectif a par ailleurs montré que l’application Stop-Covid stockait plus d’informations que celles officiellement répertoriées [15]

[15] lire G. Delacroix, « StopCovid, l’appli qui en savait...

. S’il a pu s’en rendre compte, c’est parce que le code source de l’application développée par l’INRIA est entièrement ouvert, n’importe qui peut y accéder. Le code open source permet aussi à des informaticiens indépendants, spécialistes de la sécurité des données, de vérifier que le logiciel offre les garanties de sécurité que les malades sont en droit d’attendre. Voilà une illustration supplémentaire de la nécessité d’utiliser des logiciels dont les codes soient intégralement publiés. Encore une fois, les logiciels de traitement des données que Microsoft va utiliser pour faire fonctionner la Plateforme ne seront pas tous publiés...Les informaticiens pourront donc s’adonner à des opérations de traitements littéralement secrètes...

Pour revenir à Stop-Covid, l’échec du dispositif a, en l’espèce, été officialisé par Cédric O, l’ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, puisqu’après 3 semaines d’activité et 1,9 millions de téléchargements, l’application n’avait envoyé que 14 notifications d’alerte. Mais il est fort à parier qu’il s’agisse là d’un coup d’essai surtout destiné à nous familiariser avec le traçage et nous faire croire qu’il faudrait, à tout prix, accepter d’être tracé·es pour le bien être collectif.

Nous pensons qu’au vu des dangers pour les libertés, il faut renoncer à ce genre de technologie et faire confiance aux êtres humains pour essayer par d’autres moyens d’endiguer les épidémies à venir. Les ordinateurs, c’est une évidence, peuvent nous aider à faire beaucoup de choses, mais, avec des structures politiques aussi pyramidales que les nôtres, il faut s’en méfier et lutter contre les usages qui alimentent les velléités de toute puissance et de contrôle.

[1] Face à ce changement d’échelle, la CNIL a pointé du doigt les difficultés à faire respecter, en pratique, les deux grand principes applicables au fichage : recueillir le moins de données possibles et limiter l’usage des données en fonction de la finalité attachée à chaque fichier. <https://www.legifrance.gouv.fr/affi...>

[2] <https://www.constances.fr/cohorte/p...>

[3] Lire, R. Métairie, avec AFP, « Qu’est-ce que la plateforme Si-Vic, mise en cause dans un possible fichage de gilets jaunes ? », Libération, 26 avril 2019. <https://www.liberation.fr/france/20...>

[4] Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft & co

[5https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/deliberation_du_20_avril_2020_portant_avis_sur_projet_darrete_relatif_a_lorganisation_du_systeme_de_sante.pdf

[6https://www.health-data-hub.fr/faq

[7https://www.conseil-etat.fr/ressour...https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/dernieres-decisions-importantes/conseil-d-etat-19-juin-2020-plateforme-health-data-hub

[8https://www.01net.com/actualites/health-data-hub-nos-donnees-de-sante-vont-elles-etre-livrees-aux-americains-1913351.html

[9] Sur injonction du Conseil d’Etat, le site officiel de la Plateforme fait désormais mention de cette possibilité. En cherchant bien, on peut lire sur le site : ’Sur injonction du juge administratif, on peut désormais, en cherchant bien, lire sur le site officiel de la Plateforme : ’Compte tenu du contrat passé avec son sous-traitant et du fonctionnement des opérations d’administration de la plateforme technologique, il est possible que des données techniques d’usage de la plateforme (qui ne révèlent aucune information de santé) soient transférées vers des administrateurs situés en dehors de l’Union Européenne’. https://www.health-data-hub.fr/outil-de-visualisation. Rubrique ’répertoire de projets’. page 127 et aller au projet numéro 3173.

[10] Pour des exemples d’algorithmes en médecine, lire notamment L. Galanopoulo, ’Des logiciels experts en diagnostic médical’, in Carnet de Science n°3, CNRS, 2017, p. 103. <https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-logiciels-experts-en-diagnostic-medical>.

[11https://www.theguardian.com/technology/2018/nov/14/google-betrays-patient-trust-deepmind-healthcare-move

[12] Un seuil arbitraire admis en Europe est de moins d’une personne atteinte sur 2 000. <https://www.orpha.net/consor/cgi-bi...>

[13] St. Foucard et St Horel, .« Données de santé : conflit d’intérêts au cœur de la nouvelle Plate-forme », Le Monde, 24 déc. 2019. <https://www.lemonde.fr/planete/arti...>

[14https://risques-tracage.fr/docs/risques-tracage.pdf

[15] lire G. Delacroix, « StopCovid, l’appli qui en savait trop », Médiapart, 15 juin 2020.

Publié le 05/08/2020

En Grèce, la gauche convalescente pâtit encore de l’échec de Syriza

 

Par Elisa Perrigueur (site mediapart.fr)

 

Le parti conservateur Nouvelle Démocratie est en position de force. Face à sa politique de plus en plus ferme et à l’ordre néolibéral qu’il met en place à l’issue de la première phase de la crise sanitaire, la gauche a du mal à être entendue. 

·  Athènes (Grèce).– Athènes, fin juillet 2020. Les manifestations sont désormais restreintes, comme le prévoit la loi tout juste adoptée au Parlement. Le gouvernement jugeait que les rassemblements paralysaient l’activité des commerçants, déjà rendue difficile par le Covid-19. En cette période estivale, les réfugiés des camps d’identification dits « hotspots » ne sont pas libres de leurs mouvements, car le ministère de l’immigration limite toujours leurs déplacements, officiellement « par mesure de précaution » en raison du virus.

Deux mois après la fin du confinement, la droite Nouvelle Démocratie (ND) applique sans obstacle sa politique conservatrice sous le sceau de la loi et l’ordre. Le faible impact sanitaire du coronavirus sert son entreprise. Le parti est plébiscité pour sa bonne gestion au début de la pandémie. 

En face, l’opposition de gauche parlementaire, composée de Syriza, la principale force, des communistes du KKE et des altermondialistes du parti MeRA 25, critique le manque d’action sociale et les faibles moyens alloués à l’hôpital public durant le confinement. Mais elle a visiblement bien du mal à se faire entendre. 

« La Grèce vit actuellement dans un espace de non-idée à gauche, constate Filippa Chatzistavrou, politiste de l’université d’Athènes. Le premier ministre Kyriakos Mitsotakis intervient dans l’urgence dans cette crise. Il joue un rôle de pompier globalement apprécié par la société. » Quant aux difficultés de la gauche, elles sont plus anciennes que la pandémie, ajoute-t-elle. « C’est l’échec de Syriza qui a fait perdre espoir à beaucoup de citoyens. » 

Pour comprendre la désillusion de l’électorat de la gauche grecque, il faut remonter à la « capitulation idéologique », selon l’expression de ses partisans amers. Elle a eu lieu le 13 juillet 2015, lorsque l’ancien premier ministre de gauche radicale Alexis Tsipras a signé le troisième mémorandum. Selon le parti Syriza, il s’agissait d’éviter une sortie de la zone euro. 

Les électeurs séduits par son programme anti-austérité, issus du centre, de l’extrême gauche, voire du mouvement anarchiste, ont alors subi un choc. Beaucoup parlent toujours de « trahison ». D’autant que quelques jours plus tôt, le 5 juillet 2015, 61,3 % des électeurs avaient exprimé leur refus aux mesures d’austérité des créanciers lors d’un référendum. Sur les murs d’Athènes, quelques tags défraîchis « Oxi » (« Non », en grec) rappellent encore aujourd’hui cette séquence intense pour la gauche grecque. 

« Je n’étais pas d’accord avec ce mémorandum même si on ne connaît pas les dessous des négociations, il y avait beaucoup de pressions de la part des médias, de l’UE… Le tout sur fond de crise des réfugiés [qui venaient en nombre depuis la Turquie –ndlr]… », se souvient Nikolaos Kourampas, 49 ans, géologue qui partage sa vie entre la Grèce et l’Écosse. Il vote encore Syriza, mais « sans grande conviction ».

La sanction est tombée cinq ans après le référendum lors des législatives anticipées de juillet 2019, auxquelles seulement 58 % des inscrits ont participé. Syriza a été devancé de huit points par la droite ND qui a obtenu 39,8 % des suffrages. Syriza a remplacé l’ex-parti socialiste Pasok comme principale force d’opposition de gauche au Parlement. L’historique mouvement socialiste s’est, lui, fondu dans une coalition centriste baptisée Kinal.

« Les électeurs de gauche attendaient de Syriza qu’il revendique une véritable idéologie contre ce système d’austérité, qu’il propose une politique alternative dépassant les ordres néolibéraux des créanciers internationaux, ce que le parti n’a pas fait. Aujourd’hui, ces personnes, traumatisées, ont perdu confiance et ne s’intéressent plus à l’activité parlementaire », décrypte Seraphim Seferiades, directeur d’un laboratoire de recherches sur les politiques contestataires à l’université Panteion, à Athènes. 

Syriza paie toujours son retournement lors du référendum de 2015, estime aussi l’Athénien Ramin Bakhtiari, 35 ans, salarié d’une organisation internationale d’aide aux migrants. Lui a voté pour le parti de gauche en 2019, « uniquement pour tenter de barrer la route à la ND, ultralibérale, qui veut transformer la Grèce en hôtel », résume-t-il. Ce dernier apprécie la « ligne sociale » du parti, qui durant son mandat a mis en place une aide humanitaire pour les plus démunis, augmenté le salaire minimum, etc. « Mais il se voulait parti antisystème en 2015, il est devenu un parti systémique », regrette-t-il.

Syriza s’est en effet transformé au contact du pouvoir entre 2015 et 2019, constate la politiste Filippa Chatzistavrou. « Mais au lieu de renforcer sa présence dans les syndicats [puissants en Grèce – ndlr] ou au niveau local, le mouvement a préféré constituer un cercle de fidèles autour d’Alexis Tsipras et passer à une organisation verticale. »

Syriza défend désormais sa position de poids au Parlement. « Élu avec 31 % des suffrages, le parti s’est établi comme la force dominante des politiques de gauche et progressiste en Grèce, insiste son porte-parole Alexis Charitsis. Néanmoins, nous sommes ouverts aux critiques. Nous répondons à ceux qui disent à Syriza de “faire plus” avec notre programme déterminé “Restons debout”. » Lancé à la fin du confinement, ce dernier privilégie l’action sociale. 

Syriza propose entre autres « des aides sans conditions aux entreprises, particulièrement les PME, le soutien financier aux indépendants et aux scientifiques, un salaire minimum pour les plus vulnérables », détaille Alexis Charitsis. « La période actuelle d’instabilité, de désespoir et d’austérité n’est pas le résultat de la pandémie mais de la politique gouvernementale consistant à prioriser les intérêts des oligarques et des grandes sociétés. »

Mais dans l’hémicycle, aucune alliance ne semble possible face à une droite majoritaire. Le parti communiste KKE, auquel quelques déçus de Syriza ont donné leur voix en juillet 2019, estime qu’« une grande partie du peuple grec est aux limites de la survie », dénonce l’eurodéputé communiste Lefteris Nikolaou-Alavanos. « Le résultat d’une gestion du gouvernement grec, avec l’accord des partis politiques bourgeois tels que Syriza, Pasok ou Kinal », ajoute-t-il.

Ce parti post-stalinien à la culture très militante, qui continuer à placer la lutte des classes au cœur de sa politique, a toujours fait cavalier seul. Le KKE stagne au Parlement avec des scores allant de 5 à 8 % des voix depuis le milieu des années 1990.

D’autres déçus de Syriza ont donné leur bulletin au jeune parti de gauche radicale MeRA25. Mais son leader, Yanis Varoufakis, divise. Les critiques jugent l’ancien ministre des finances de Syriza trop « narcissique » ou « provocateur ».

Dimitri*, trentenaire athénien, admire celui « qui a tenté de négocier un accord juste en 2015 alors que les autres membres de Syriza étaient paniqués [au cours des réunions tendues de l’Eurogroupe pour trouver une solution à la crise de la dette, comme l’ont montré (écouter ici) les enregistrements « Varoufakis Leaks » diffusés sur Mediapart]. » Et d’ajouter : « MeRA25 a un programme clair en cas de prise de pouvoir. »

Parmi ses propositions figurent la réduction de la TVA de 24 % à 15 ou 18 %, la création d’une taxe spéciale pour les banques ou les étrangers ayant investi dans l’immobilier pour obtenir un « golden visa » [permettant à des ressortissants non européens de s’établir et voyager dans l’UE – ndlr]

En dépit d’une offre politique peu inspirante, la société civile est prête à bouger. Les violences policières de plus en plus visibles, le traitement controversé des réfugiés, les projets jugés anti-écologiques du gouvernement alimentent une résistance sociale. Elle se manifeste chez des mouvements autonomes, des initiatives anarchistes ou anticapitalistes ou de partis extra-parlementaires, à l’origine de manifestations récentes. 

« Pendant le confinement, nous avons organisé des actions contre le fascisme, en faveur de l’hôpital, plusieurs collectes pour les réfugiés », assure Petros Constantinou, l’un des membres du front extra-parlementaire Antarsya, qui rassemble des organisations trotskistes et anticapitalistes. Ses quelques milliers d’adhérents, favorables entre autres au « Grexit » et à l’effacement de la dette, tentent d’être de toutes ces luttes contre le pouvoir. 

« Malheureusement, cette gauche extra-parlementaire milite aujourd’hui dans un registre de résistance en proposant des solutions maximalistes [comme la sortie de l’euro ou de l’Otan – ndlr] difficilement applicables dans la conjoncture actuelle, estime la politiste Filippa Chatzistavrou. Ce contre-système attire les jeunes politisés mais n’est qu’un canal de colère. » 

Ces résistances pourraient permettre à la gauche radicale de se renouveler, pense au contraire l’expert Seraphim Seferiades. « Je ne serai pas surpris qu’un processus de formation d’une force politique composée de plusieurs groupes soit en cours à l’extérieur de l’hémicycle, dit-il. C’est le même schéma qui avait mené dans les années 2000 à la formation de la coalition Syriza. » Ce processus, qui avait pris de court les partis traditionnels, avait abouti en 2015 à l’accession au pouvoir du parti de gauche radicale.

Publié le 04/08/2020

« Nous assistons au meurtre graduel de Julian Assange par la torture psychologique » – Entretien avec John Shipton

 

Par Rédaction (site lvsl.fr)

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Julian Assange est interné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis son expulsion de l’ambassade équatorienne en avril 2019. Les États-Unis réclament son extradition, où il est justiciable de 18 chefs d’accusation, qui pourraient lui valoir une peine de 175 ans de prison. Ses partisans se mobilisent pour sa libération. Nous avons rencontré John Shipton, le père de Julian Assange, qui compte parmi les personnalités les plus impliquées dans ce dossier. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduction de Florian Bru.


LVSL – Depuis le début des audiences consacrées à l’extradition de Julian Assange, le gouvernement des États-Unis, en particulier Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo, redoublent d’attaques contre Wikileaks. Mike Pompeo l’a même qualifié de « service de renseignement non-étatique hostile, fréquemment manipulé par des acteurs étatiques comme la Russie ». L’establishment étasunien semble déterminé à l’extradition de Julian Assange, et les deux principaux partis jouent le jeu. Quelles sont les marges de manœuvre dont disposent les militants et journalistes aux États-Unis face à eux ?

[Pour une mise en contexte de l’affaire Assange, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long : « L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange »].

John Shipton – Mike Pompeo est un secrétaire d’État lamentable, qui a déclaré la guerre à Wikileaks pour obtenir le soutien de la CIA afin de servir ses ambitions présidentielles futures. Il va sans doute quitter son poste de secrétaire d’État pour tenter de se faire élire sénateur du Kansas. Ce n’est pas que le poste de secrétaire d’État soit réellement d’une grande importance. Mike Pence, quant à lui, ne me fait pas l’effet d’une personnalité d’importance historique, étant donné que l’establishment étasunien doit toujours, en fin de compte, s’aligner sur ce que veut et pense la CIA.

Pompeo, dans son discours du 23 avril 2017, déclarait vouloir intimider les journalistes, les éditeurs et les publications du monde entier qui voudraient rendre publiques des informations gouvernementales. C’est notre pouvoir, en tant que membres du public, de discuter entre nous, de décider, par la conversation mutuelle, ce que nous devrions faire et comment nous devrions mener nos vies. Ils veulent que tout aille dans le sens de leur agenda, ils souhaitent pouvoir déclarer la guerre à n’importe quel pays – le Yémen, la Libye, l’Afghanistan, la Syrie, etc. Des millions de personnes réfugiées inondent le monde et arrivent en Europe. Le Maghreb est dans le chaos, le Levant est dans le chaos, des Palestiniens sont assassinés…

Tels sont leurs objectifs. Quant à nous, nous dépendons de vous pour nous fournir des informations véridiques, afin que nous puissions avoir une juste compréhension de la marche du monde. Ce que veut Pompeo, c’est que sa vision du monde soit celle de tous.

« Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité. »

Regardez l’Histoire : jusqu’à cinq millions de personnes depuis 1991 sont mortes des suites des guerres illégales des États-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient. Regardez Collateral Murder : vous voyez un bon samaritain traîner un homme blessé jusqu’à sa voiture, l’emmener à l’hôpital, prendre ses enfants sur le chemin de l’école… Il est tué sous vos yeux. Vous pouvez voir les pilotes de l’hélicoptère demander frénétiquement des instructions pour pouvoir tirer sur un homme blessé. Nous dépendons de vous, journalistes, éditeurs, publications, pour nous faire connaître les crimes que le gouvernement commet, de sorte que nous puissions nous soulever pour les empêcher.

Avec assez de détermination et d’énergie, nous pouvons réussir à empêcher la destruction d’un pays tout entier. À Melbourne, un million de personnes ont marché contre la guerre en Irak. Dans le monde, il y en a sans doute eu dix millions au total. Nous ne voulons pas de nouvelles guerres de cette nature, et il nous faut des informations pour pouvoir dire « non ».

LVSL – Comment agir face à la nouvelle « guerre froide » en cours entre les États-Unis et l’Union européenne d’un côté, la Chine et la Russie de l’autre ?

JS – Je pense que le meilleur moyen est de parler et d’agir en-dehors des moyens de communication de masse – par des conversations en face à face. L’agitation qui a cours sur les réseaux sociaux est suffisante pour que Facebook, Youtube ou Twitter suppriment certaines publications, certains groupes ou certaines chaînes – comme on l’a vu ces dernières semaines. C’est de cela que nous avons besoin : que les gens ordinaires apprennent à se connaître les uns les autres et à discuter de questions politiques, sans dépendre de CNN ou d’une tête pensante pour savoir ce qu’ils devraient penser de tel ou tel sujet. Il faut juste parler à des amis, parler avec des groupes de gens, parler ensemble, échanger des idées, échanger des moyens d’obtenir de bonnes informations – et les choses changeront.

LVSL – Le combat pour la libération de Julian Assange constituait déjà un immense défi, mais il a été rendu plus difficile encore par son expulsion de l’ambassade équatorienne de Londres en mars 2019. Quelles sont les modalités qu’ont pu prendre votre combat depuis cet événement ?

JS – Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité. Nous assistons sous nos yeux au meurtre graduel de Julian Assange par la torture psychologique et la violation incessante des procédures qui lui étaient dues.

Julian Assange n’a pas pu assister à la dernière audition du fait de son état de santé dégradé ; la juge Baraitser a inversé la charge de la preuve, accusé Julian Assange de fuir le procès et exigé que l’on prouve cette dégradation. Encore une fois, on observe un processus récurrent en Australie : blâmer la victime. Les Australiens disent qu’ils ont offert une assistance consulaire ; cette assistance consulaire consiste à vous offrir les journaux de la semaine passée et à vérifier que vous êtes toujours vivant. C’est à peu près tout. Le DFAT [Ministère australien des Affaires Étrangères et du Commerce, ndlr] maintient pourtant qu’ils ont fait une centaine d’offres d’assistance consulaire. Si c’est le cas, c’est un profond témoignage d’échec : cela fait maintenant onze ans que Julian Assange est détenu arbitrairement.

Le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a déclaré que Julian Assange était détenu arbitrairement, et qu’il devrait être libéré et dédommagé sur-le-champ. Le dernier rapport date de février 2018. Nous sommes en 2020, et Julian Assange est toujours dans le quartier de haute sécurité de la prison de Belmarsh, à l’isolement, 23 heures par jour.

LVSL – Comment décririez-vous les liens entre la campagne actuelle pour sa libération et Wikileaks en tant qu’organisation ?

JS – WikiLeaks poursuit son travail et continue à gérer la plus extraordinaire des bibliothèques de la diplomatie étasunienne depuis 1970. C’est un outil formidable, dans lequel tout journaliste ou historien, ou tout un chacun, peut chercher les noms de ceux qui ont été impliqués dans la diplomatie avec les États-Unis, que ce soit dans leur propre pays ou aux États-Unis. C’est une superbe ressource, qui continue à être entretenue.

Pas plus tard qu’il y a un mois, WikiLeaks a publié un nouvel ensemble de fichiers. Parmi les gens qui défendent Julian Assange et WikiLeaks, une centaine de milliers de personnes partout dans le monde travaillent sans relâche pour faire advenir sa libération. Il y a environ quatre-vingts sites internet dans le monde qui publient et militent pour la liberté de Julian Assange, ainsi que quatre-vingt  six pages Facebook qui lui sont dédiées ; nous sommes donc nombreux, et la hausse du soutien que l’on reçoit continue. Ce sera le cas jusqu’à ce que le gouvernement australien et le Royaume-Uni reconnaissent que la persécution de Julian Assange est le grand crime du XXIe siècle.

LVSL – Le dernier acte d’accusation de Julian Assange concerne sa supposée conspiration avec des hackers encore « anonymes » et semble être une tentative supplémentaire d’accélérer son extradition. Croyez-vous que c’est un signe que le Département de la Justice américain désespère ?

JS – Non, je ne le crois pas. Les gens qui travaillent au Département de la Justice sont payés, que cela réussisse ou non. Si Julian Assange est extradé ils toucheront leur salaire, s’il ne l’est pas ils le toucheront quand même.

Le Département de la Justice aimerait que le procès soit différé après les élections américaines [la justice américaine n’a cessé de délayer le procès de Julian Assange ; ses défenseurs y voient un moyen de l’affaiblir psychologiquement en prolongeant son internement dans la prison de haute sécurité de Belmarsh ndlr]. Les avocats feront donc appel au tribunal en arguant qu’ils n’ont pas eu le temps de s’adapter, et demanderont que le juge reporte la date de l’audition.

Mais je pense que c’est tout sauf un acte de désespoir.

Publié le 03/08/2020

Logement. Habitat indigne : vers une régression des droits des occupants

 

Camille Bauer (site humanite.fr)

 

L’ordonnance chargée de mettre en musique la lutte contre l’habitat indigne doit entrer en vigueur en janvier prochain. L’Humanité a eu connaissance de ce texte qui comporte des reculs pour les locataires et des cadeaux aux propriétaires.

En théorie, ça devait être une vraie avancée. Adoptée à l’automne 2018, la loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi Elan, promettait des outils pour faciliter la lutte contre l’habitat indigne. L’ordonnance de mise en application, qui a été discutée début juillet et devrait être adoptée en Conseil des ministres en septembre, laisse pourtant les acteurs du secteur perplexes, voire franchement inquiets. « Cette loi est destinée à simplifier l’action des pouvoirs publics. Mais du point de vue des occupants, elle pose de nombreuses questions. D’une part, cela ne leur évitera pas d’être pris dans une partie de ping-pong entre les autorités compétentes, qui se renvoient la balle. De l’autre, il n’y a aucune garantie qu’il n’y ait pas une régression de leurs droits », résume Samuel Mouchard, responsable de l’espace solidarité habitat de la Fondation Abbé-Pierre (FAP), qui reçoit et accompagne des victimes de marchands de sommeil.

Une dilution des responsabilités

Premier point d’incompréhension, l’absence d’un acteur unique et intelligible en matière de lutte contre l’habitat indigne. L’objectif de l’ordonnance tel qu’il est annoncé dans la loi est « d’harmoniser et de simplifier les polices administratives », c’est-à-dire les différentes réglementations qui s’appliquent. À l’heure actuelle, il en existe treize, sept agissant au nom du Code de la construction et de l’habitation et cinq au titre du Code de santé publique. Veiller au respect des premières règles est du ressort du maire, quand celles liées à la santé relèvent de la responsabilité de l’État. Cette dilution des responsabilités complique la recherche de solutions. En mai 2019, le député PCF Stéphane Peu avait déposé une proposition de loi pour « établir clairement la répartition des responsabilités entre État, collectivités et établissements publics afin d’éviter l’effet ping-pong » et faire de l’État le seul garant de la lutte contre l’habitat indigne.

L’ordonnance proposée par le gouvernement ne résout pas ce problème. En regroupant l’ensemble des réglementations dans une seule police, comme l’avait proposé en mai 2017 un rapport du député LaREM du Val-d’Oise Guillaume Vuilletet, elle devrait néanmoins faciliter le travail de ceux qui sont chargés de mettre en œuvre les mesures contre les marchands de sommeil. « Avec cette simplification, on peut espérer que les procédures seront plus rapides », commente Jean-Baptiste Eyraud, président de Droit au logement (DAL). Pour autant, les responsabilités restent divisées et les démarches toujours aussi complexes pour les locataires. « Il n’y a plus qu’une législation, mais les acteurs restent les mêmes, déplore Samuel Mouchard.  Cela veut dire que les occupants de ces logements vont continuer à ne pas savoir vers qui se tourner, avec un risque que celui qui est interpellé, le maire ou la préfecture, se dise incompétent. On a raté l’opportunité de faciliter les démarches des victimes, en leur offrant un interlocuteur unique. »

Un cadeau aux marchands de sommeil

Une autre disposition du texte s’apparente à un véritable cadeau offert aux marchands de sommeil. La suspension immédiate et automatique des loyers suite à un arrêté d’insalubrité sur les parties communes, aujourd’hui en vigueur, y est supprimée. L’ordonnance stipule que « lorsque l’arrêté de mise en sécurité porte exclusivement sur les parties communes d’une copropriété, les loyers ne cessent d’être dus que pour les logements devenus inhabitables ». Cette disposition est un retour en arrière. « La suspension des loyers est un des outils les plus efficaces de lutte contre l’habitat insalubre. Cette mesure joue autant un rôle de prévention auprès des propriétaires qu’un rôle de protection auprès des locataires », a rappelé, le 30 juillet, Ian Brossat, adjoint PCF en charge du logement à la mairie de Paris, dans une lettre adressée à la nouvelle ministre du Logement, Emmanuelle Wargon. La question n’est pas un point de détail. Dans une grande partie des logements indignes, ce sont avant tout les parties communes qui sont touchées, les propriétaires veillant à maintenir dans un état acceptable les appartements pour pouvoir les louer. Autre problème, avec cette nouvelle réglementation, non seulement les propriétaires négligents vont continuer à toucher des loyers, mais ils pourront les cumuler avec des aides à la réhabilitation .

À la place de la suspension des loyers, un outil simple et efficace de pression sur les propriétaires, le gouvernement prévoit la mise en place d’un système d’astreintes financières. « Le problème, c’est que celles-ci sont aléatoires. Il faut saisir la justice, obtenir une décision. Toutes les municipalités n’ont pas les moyens de le faire, et il y a toujours un risque qu’au bout d’un certain temps, le juge les diminue », explique Jean-Baptiste Eyraud. Ce système va aussi pénaliser les propriétaires occupants. Alors que la perte des loyers ne les concernait pas, ils seront désormais soumis à l’astreinte au même titre que les propriétaires bailleurs. Cette disposition est d’autant plus injuste que dans les immeubles insalubres, les propriétaires occupants ont souvent des revenus modestes et peinent déjà à faire face aux charges de copropriété. Ils se retrouvent aussi souvent otages d’autres propriétaires indélicats qui refusent de payer leur part de l’entretien des parties communes. Ces pas en arrière sont en contradiction avec la volonté affichée par l’ex-ministre du Logement Julien Denormandie de mener « une véritable guerre aux marchands de sommeil ».

Vers une régression des droits des occupants ?

S’ils semblent une bonne idée, la simplification et le regroupement des textes de loi inquiètent aussi. « Vouloir rendre les procédures plus lisibles, c’est bien, mais il faut être vigilant et s’assurer que cela n’aboutira pas à une régression des droits des occupants. Le système actuel est complexe, mais il est complet parce qu’il répond à des situations et des problématiques très diverses. Nous avons l‘impression que dans l’ordonnance, les problématiques de santé sont désormais passées au second p lan. C’est un problème quand on sait que beaucoup de situations d’habitat insalubre, surtout les moins visibles, ont des conséquences graves sur la santé », estime Samuel Mouchard. Dans le même ordre d’idées, l’absence de précision concernant l’application des droits des occupants – droit à bénéficier de travaux, droit à être hébergé, à être relogé – en cas de procédure d’urgence est un autre motif d’inquiétude. Certains acteurs du secteur évoquent aussi le risque que la nouvelle législation, en étant trop imprécise et pas assez contradictoire, ouvre la voie à de nombreuses contestations de décisions devant les tribunaux.

Reste la très concrète question du temps. Il aura fallu un peu moins de deux ans entre la rédaction de la loi Elan et celle de l’ordonnance de mise en application. Il n’y aura en principe que quatre mois entre l’adoption de l’ordonnance et son application, prévue en janvier 2021. « Le timing est court pour arriver à former les personnels des structures de l’État et des collectivités locales sur le nouveau texte. Nous avons, du coup, des inquiétudes sur sa mise en œuvre. Il y a un risque de temps de latence dans le traitement des arrêtés. Si les formations sont insuffisantes, il y a aussi un risque de voir se multiplier les recours en justice. Il est nécessaire de laisser a ux acteurs le temps de comprendre les subtilités du texte et de s’organiser », souligne Cécile Guerin-Delaunay, chargée de mission conduite de projets de territoire à la fédération Soliha, principale association de réhabilitation de l’habitat.

En principe, le texte de l’ordonnance n’est pas définitif. Alerté par les associations et les acteurs du secteur, le gouvernement a indiqué qu’il allait revoir sa copie. Il a deux mois pour redresser la barre et montrer que sa volonté de lutter contre l’habitat indigne est plus qu’un affichage.

 

Camille Bauer

Publié le 02/08/2020

Essais nucléaires français: l’indemnisation impossible

 

Par Julien Sartre (site mediapart.fr)

 

Depuis 2010, un dispositif existe afin que les « irradiés du Pacifique » fassent valoir leurs droits ou obtiennent réparation pour ceux de leurs proches qui sont décédés. Mais les lois, les décrets et les décisions contradictoires du Conseil d’État se sont multipliés, sans effet autre que de compliquer la tâche des demandeurs et de décourager toutes les velléités. >Série : Les irradiés du Pacifique

·  Tahiti, Raiatea, Tahaa et Anaa (Polynésie française). – Béatrice Marro et Heiata Maopi regardent d’un œil distrait le soleil se coucher derrière les reliefs acérés de Moorea, l’île sœur de Tahiti. Depuis la terrasse de Béatrice, sur les hauteurs, dans la nature, on peut admirer tous les soirs le vert éclatant de la vallée de Pamatai se parer de magnifiques teintes et le ciel s’embraser au loin, sur l’océan.

Les deux femmes se connaissent bien, elles sont proches, elles sont amies : elles se sont rencontrées dans une chambre d’hôpital, bien loin de la vallée de Pamatai, à Paris.

Dans l’angoisse et l’odeur des antiseptiques, elles soignaient toutes deux leur leucémie radio-induite. Entre les cathéters et les diagnostics contradictoires, une belle amitié est née mais aussi une lutte. « Il a fallu que Béatrice insiste, que ma famille insiste pour que je monte mon dossier d’indemnisation, pour moi ce n’était pas une priorité », se remémore Heiata, de sa belle voix un peu rauque (elle a eu les cordes vocales abîmées par une opération lors du traitement de son cancer de la thyroïde).

« J’ai monté mon dossier avec tous les documents qu’ils demandaient et j’ai attendu leur réponse, poursuit Heiata. Ils m’ont répondu qu’un médecin allait se déplacer, un médecin du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), un expert médical. Cette visite a eu lieu en avril 2019. La décision par laquelle le Civen a arrêté le montant de l’indemnisation date de 2019. Auparavant, par décision du 7 janvier 2019, le Civen m’a reconnue victime “potentielle” des essais nucléaires. Je trouve cela insultant. Pour moi, cela a toujours été clair que mon cancer de la thyroïde et ma leucémie ont été dus aux essais. Pour moi, le mot “potentielle” sur tous les documents est une façon pour eux de dire “peut-être” et pour moi c’est oui, ou non, pas peut-être », s’anime la quadragénaire, avide de témoigner. « Selon moi, si j’ai droit à une indemnisation, c’est que c’est un peu plus que “peut-être”. Non ? »

Heiata est en colère. Et elle ne compte pas en rester là. Par l’intermédiaire de son avocat – elle est l’une des très rares, peut-être la seule, victime des essais reconnues par la France à ne pas être passée par une association de victimes –, elle a interjeté appel de la décision du Civen.

Pour elle, le mot « potentielle » s’ajoute à l’offense de la faiblesse du montant d’indemnisation qui lui est proposée. La reconnaissance est incomplète, la somme est dérisoire. Il faut l’écouter raconter les déflagrations des essais nucléaires dans son existence. « J’étais personnel navigant commercial (PNC) sur Air Tahiti, je faisais les îles, se souvient-elle. Nous avons ouvert des routes vers Fidji, nous sommes allés aux Salomon, aux Samoa-Occidentales jusqu’à Vanuatu. J’avais beaucoup de projets, de l’énergie, j’ai toujours été très sportive. Avec son papa nous étions déjà séparés mais je vivais avec mon enfant sur la presqu’île. »

La presqu’île de Taiarapu, c’est de là qu’est originaire Heiata, là qu’elle a toujours vécu, non loin du spot de surf mythique de Teahupoo. C’est là, et notamment sur l’isthme de Taravao, qu’au moins un nuage radioactif venu des Tuamotu a contaminé la population.

Un des essais que l’armée a baptisé d’un nom tiré de la mythologie gréco-latine (au choix, Encelade, Rhéa, Ariel, Melpomène…) a franchi les 1 500 kilomètres qui séparent les atolls de Mururoa et Fangataufa et a blessé l’enfant qu’elle était.

Ensuite, à partir de 2002 et surtout de 2009, pour Heiata, il y a eu la douleur, la peur, et son père « qui a dû prendre un crédit, s’endetter pour faire le voyage à Paris ». Elle veut raconter les moments les plus horribles, mais aussi ceux où on lui a tendu la main. « À l’hôpital Saint-Antoine, dans le XIIe arrondissement de Paris, un soir, un pilote est venu me voir. Des PNC de ma compagnie sont venus me voir, j’ai été très entourée. »

Heiata n’a plus jamais volé. Maintenant qu’elle travaille au sol pour Air Tahiti, elle a vu son salaire amputé de presque 20 %. « Avec les traitements, j’ai perdu la mémoire, affirme-t-elle. On m’avait dit que tout reviendrait mais beaucoup de choses ne reviennent pas, j’ai du mal avec ce qui s’est passé en telle ou telle année. Et puis, il y a la ménopause chimique, que je n’ai pas vu venir. Je ne comptais pas avoir d’autre enfant mais bon… »

Qui pourra chiffrer correctement le préjudice subi par Heiata ? Les outils utilisés par la France pour indemniser les victimes des essais nucléaires – et d’autres pays, dans d’autres circonstances – sont basés sur une notion appelée la « valeur de la vie statistique » (VVS). En accordant une valeur uniforme à la valeur des années, en termes de travail, de consommation, de production utile à la société, cet outil chiffre une vie française à environ trois millions d’euros.

Le calcul des indemnités aux ayants droit de victimes décédées des conséquences des essais nucléaires se base sur l’espérance de vie moyenne et le nombre d’années amputées de cette « espérance raisonnable ».

« Comment expliquer, dès lors, que pour ma maman on me propose le prix d’une voiture d’occasion ? », s’indigne Béatrice. Elle s’étrangle à nouveau en écoutant Kévin Pautehea, un cousin éloigné, des Marquises, raconter comment il a perdu son père, décédé d’une leucémie aiguë en 2014. Il a 29 ans, vient de Hiva Hoa et lui aussi compte déposer un recours afin que soit réévalué le montant de l’indemnisation qui lui a été accordée en tant qu’ayant droit de son père. « Mon père s’appelait Pautehea Alfred. Il a travaillé dans les Tuamotu en tant que manœuvre : il dégageait les terrains pour que les pistes d’aéroport puissent être construites sur Moruroa, Fangataufa et Hao. Il a été contaminé, sa leucémie aiguë a été détectée en 2000. Il en est décédé quatre ans après. »

Le père de Kévin avait monté lui-même un dossier d’indemnisation avec l’association Mororua e tatou, l’une des trois structures actives dans ce domaine en Polynésie française. Il n’a rien obtenu de son vivant ; sa descendance s’estime bafouée par la reconnaissance et la proposition d’indemnisation françaises.

Et encore, les Polynésiens souffrant d’une maladie radio-induite, ou s’estimant victimes des essais parce qu’ils ont perdu un proche, ne peuvent-ils faire valoir leurs droits que depuis 2010. « À partir du moment où l’État français a reconnu qu’il était responsable d’un certain nombre d’effets des essais, la question est devenue un enjeu de santé publique, explique Abraham Behar, président de l’association des médecins français pour la prévention de la guerre nucléaire, une prestigieuse organisation internationale décorée du prix Nobel de la paix en 1985. C’est en 2010, avec la « loi Morin », qu’a été créé le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, le Civen.

« Il y a eu deux périodes, précise encore Abraham Behar. Une période pendant laquelle le nombre de dossiers acceptés était très faible pour des raisons de procédure. Notamment l’utilisation du logiciel Niosh-Irep, qui était présenté comme un logiciel miracle, mais présentait de graves biais. Il faut aussi se souvenir que les rejets étaient justifiés par le “risque négligeable”, c’est-à-dire qu’il était considéré qu’il y avait moins de 1 % de probabilité de causalité des essais nucléaires pour la maladie dite radio-induite, détaille le professeur. Une deuxième période a consisté en l’abandon total de cette procédure. Les mêmes règles sont appliquées pour toute la population, qu’elle ait été travailleur exposé sur les sites nucléaires ou pas. En pratique, la règle est de 1 millisievert d’exposition radioactive par an. C’est-à-dire 1 millisievert de plus que la radioactivité naturelle et les expositions classiques comme l’imagerie médicale. Cela pose tout de même un problème pratique : à l’intérieur de cette mesure, les éléments qui constituent la limite ne sont pas identifiés. Une partie de l’exposition n’est pas mesurée individuellement et qui peut dire si l’exposition que vous recevez est due aux rayons cosmiques, à de l’exposition médicale ou encore à des accidents nucléaires anciens ? »

Ce genre d’arguments insupporte victimes, associations de victimes, ayants droit et militants antinucléaires. Pour eux, le problème est censé avoir été réglé en 2017, lorsque la loi Égalité réelle pour l’Outre-mer (EROM) a acté la suppression du « risque négligeable » et a réaffirmé solennellement que la présomption de causalité est en faveur du demandeur.

Selon les termes de cette loi, c’est à la France de prouver – si et seulement si le demandeur a auparavant fait la preuve du type de maladie en cause et qu’il était présent dans une zone contaminée à une date ou pendant une période concernée pendant la contamination – que la maladie n’est pas radio-induite. La loi a été adoptée à l’Assemblée nationale et au Sénat, à Paris, mais rien n’y a fait.

Le Civen a continué d’évaluer les indemnités à l’aide de critères extrêmement stricts, restrictifs. En se basant sur ce que les connaisseurs du dossier appellent « la jurisprudence Johnny » : comme Johnny Hallyday est décédé d’un cancer du poumon et qu’il a donné un concert à Tahiti en 1972, ses ayants droit seraient fondés à déposer un dossier devant le Civen. Un argument qui sous-entend que si on laisse faire, il faudra bientôt indemniser toute personne victime d’un cancer en Polynésie française.

Là encore, les associations de victimes et les victimes elles-mêmes se sentent insultées. « C’est à la France de trouver un cadre qui permette de ne pas minimiser ce qui s’est passé », s’insurge le père Auguste, président de l’association 193. À une période, l’équivalent d’Hiroshima explosait dans notre archipel tous les sept jours : Johnny, ce n’est pas notre problème. On n’en a rien à faire ! Avant 1992, tous les médecins-chefs de tous les hôpitaux étaient militaires. Les archives sont parties avec eux. Notre Sécurité sociale n’a toujours pas les bons chiffres. Ce que je crois, c’est que les autorités ne comprennent pas qu’avec une telle attitude de dénigrement et de moquerie, les Polynésiens deviennent racistes. Les gens deviennent aigris et, d’une certaine façon, la France est responsable de cette attitude. »

Depuis 2010, 1 500 dossiers, vétérans compris, ont été déposés devant le Civen. Parmi ce nombre de dossiers, déjà très faible au vu de l’immensité de la population concernée par les conséquences des essais, à peine plus d’une centaine ont été considérés comme recevables par l’institution.

Le Civen a été rappelé à l’ordre en 2019 par le Conseil d’État qui lui a remis en mémoire les termes de la loi EROM. Conséquence : un certain nombre de dossiers, moins d’un millier, auraient été recevables. Surtout, les décisions de rejet du Civen n’avaient plus de base juridique. Pour y remédier, le Parlement français a voté une nuit de mai 2020, au beau milieu d’une loi sur les conséquences de l’épidémie de Covid-19, une réforme des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

« Mon dossier et celui de notre maman faisaient partie des tout premiers examinés par le Civen, se souvient Béatrice Marro. J’ai été convoquée pour expliquer mon cas avec une délégation composée de médecins et de membres d’associations. Nous étions un mercredi et le rendez-vous était pour le lundi, à Paris. J’ai remué ciel et terre pour trouver les fonds nécessaires à l’achat d’un billet d’avion, en urgence. Ils ne m’ont rien proposé et personne ne m’a aidée : j’ai plaidé ma cause, celle de notre mère et ils m’ont écouté en hochant la tête. Pour le résultat que l’on sait. Mon dossier a été rejeté parce que je suis née en 1977 : après la fin des essais aériens. »

C’est l’une des conséquences, et pas la moindre, des critères votés en mai 2020 par l’Assemblée nationale et le Sénat, à Paris : les demandeurs nés après la fin des essais aériens sont exclus de fait des dispositifs d’indemnisation. Et ce même si un membre du Civen reconnaît off the record que « bien sûr que les essais souterrains ou sous-marins ont eu des conséquences ».

Depuis le front de mer de Papeete, la capitale de Polynésie française, sur l'île de Tahiti, on aperçoit l'île toute proche, l'île sœur, Moorea. © JS

Depuis sa terrasse de la vallée de Pamatai, Béatrice continue de rassembler informations et témoignages, dans sa famille. Elle appelle ses cousins de Raiatea, sa cousine de Tahaa, sa famille de Rurutu. Leur pose les mêmes questions, inlassablement : « Où est née la tante ? En quelle année ? Tu as le cancer ? Et tes frères et sœurs ? »

Elle ne renoncera pas. Elle publie aussi sur les réseaux sociaux. Dans des termes à vif. « Malgré toutes les peines que cela nous a causés depuis le premier tir, malgré le feu nucléaire qui se déchaîna, dévastant la chair de nos îles, nous sommes toujours là ! Des vies de familles ont été meurtries, brisées, des dignités bafouées mais nous n’avons perdu ni nos valeurs ni notre humilité polynésiennes. Ni oubli, ni pardon. Pas de justice, pas de paix ! »

Publié le 01/08/2020

Report des élections Présidentielles en Bolivie.


de : joclaude  (site bellaciao.org)

 

Sources : Le Monde, Courrier International, France 24, Cuba en Resumen

La décision prise par le Tribunal Suprême Électoral de reporter les élections présidentielles prévues initialement le 3 mai en août, puis au 6 septembre et maintenant au dimanche 18 octobre 2020, sous prétexte de la lutte contre la Covid 19, a provoqué des manifestations indignées dans plusieurs villes de Bolivie. Des milliers de personnes ont défilé ce 28 juillet dans les villes de La Paz et de la région voisine d’El Alto, appelées par la « Central Obrera Boliviana » et le « Pacte d’unité des organisations paysannes indigènes », en rejetant l’annonce d’un nouveau report des élections.

Les manifestants accusent le gouvernement « de facto » de manipulation pour retarder les élections et dénoncent que la pandémie a servi à détourner des fonds, à prendre des mesures contre la population et à rendre visible son objectif de se perpétuer au pouvoir, alors que la contagion et les décès dus au covid sont en augmentation.

Les organisations sociales affirment d’une même voix que la triple crise en Bolivie - politique, sanitaire et économique - ne peut être affrontée que par un gouvernement légitime sorti des urnes, et que plus les élections seront retardées, plus le pays aura du mal à faire face aux effets de cette crise qui a provoqué une stagnation de l’économie, des milliers de licenciements, des réductions de salaires et une augmentation notoire de la pauvreté, autant de facteurs qui renforcent l’impopularité de Jeanine Áñez, qui occupe la présidence sans avoir été élue, suite au coup d’Etat du 20 octobre 2019, avec une moyenne de 12 % dans les intentions de vote en sa faveur.

Les cocaleros – les cultivateurs de coca - de Cochabamba ont entrepris une marche sur La Paz pour protester contre la situation critique de la région. Dès lundi, Fernando Lopez, ministre de la Défense, a averti que ces cultivateurs venaient « pour propager le coronavirus »… Mais la majorité de la population n’y a pas cru et a, au contraire, salué chaleureusement les marcheurs.

Une étude d’une fondation allemande avait révélé qu’environ 71 % des Boliviens avaient l’intention de se rendre aux urnes le 6 septembre. Mais le Tribunal électoral a préféré ignorer ce chiffre, sous la pression de l’extrême droite. De nombreux journalistes de tous bords dénoncent la manipulation.

Ainsi Mary Vaca, de Página Siete - un média qui critique violemment les organisations de gauche - a déclaré dans son compte Twitter : « Lorsque les élections devaient avoir lieu en août, le pic a été annoncé pour le mois d’août, alors qu’elles devaient avoir lieu en septembre, la courbe allait également être en septembre. Maintenant, la courbe serait en octobre. »

La presse a quelques raisons de manifester une certaine mauvaise humeur : le 10 mai, la présidente par intérim Jeanine Añez a publié un décret restreignant encore davantage la liberté de la presse dans le pays. Désormais, toute personne produisant une information écrite ou imprimée semant le doute quant au Covid-19 pourra être condamnée à une peine allant jusqu’à dix ans de prison. Les associations de la presse bolivienne ont réclamé en vain la suppression du décret.

Quant au système de santé bolivien, il est extrêmement précaire. Dans de nombreux villages éloignés, il n’y a plus de médecins, les soignants cubains qui seuls officiaient dans ces « déserts médicaux » ayant été priés de regagner La Havane après le coup d’état. Il manque du personnel médical spécialisé, du matériel – notamment des ventilateurs – et des unités de soins intensifs. Plusieurs médecins ont menacé de démissionner collégialement pour protester dans plusieurs villes contre le manque d’équipement de protection, notamment dans la région de Santa Cruz.

« Nous nous sentons abandonnés, nous les Mojenos. » déclare Juana Molinas, membre de l’ethnie Mojeno qui vit dans le Tipnis, un parc naturel protégé, situé en plein centre de la Bolivie, à plusieurs heures de piste du premier centre urbain. « Depuis le début de cette épidémie, personne n’est venu jusqu’ici, ni les autorités départementales, ni le gouvernement central, personne. Ils se fichent de ce dont nous avons besoin. »

Pour couronner le tout, Le ministre de la Santé, Marcelo Navajas, impliqué dans une affaire présumée de corruption, a été arrêté le 20 mai. L’affaire porte sur l’achat de 179 respirateurs à une entreprise espagnole pour un montant de près de 5 millions de dollars, au prix unitaire de 28 000 dollars, pour des appareils habituellement facturés 10 000 dollars par cette société et qui, en outre, ne sont pas adaptés aux services de réanimation des hôpitaux boliviens...

Au 13 juillet 2020, 48 187 cas de Covid-19 et 1 807 décès ont été recensés.

Voilà qui n’est guère rassurant pour la suite…

 

Annie Arroyo

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