PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/08/2018

La transition écologique sacrifiée à l’orthodoxie de la finance et de l’économie

Marie-Noëlle Bertrand (site l’humanité.fr)

Transport, énergie ou agriculture : les dossiers par lesquels la transition aurait pu s’enclencher sont nombreux. Mais les mesures à prendre sont incompatibles avec la visée libérale.

Aveu pour les uns, clarification pour d’autres : la démission de Nicolas Hulot met, quoi qu’il en soit, en lumière l’incapacité du gouvernement à transformer un système qui nous conduit droit vers la catastrophe environnementale et sociale. Il n’en va pas seulement de quelques rendez-vous ratés. Que l’ex-ministre de l’Environnement les ait perdus ou qu’on les ait faits sans lui, les arbitrages opérés depuis un an et demi, parfois sous la pression des lobbies, toujours sous celle de l’orthodoxie financière, en disent long de l’incompatibilité entre écologie et libéralisme.

1 Du glyphosate aux mille vaches : la déconfiture de l’agriculture

Climat, sols, biodiversité ou sécurité alimentaire : c’est peu dire que le dossier agricole canalise à lui seul bien des attentes. Responsable de près de 30 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), interpellé sur son usage des pesticides ou sa capacité à proposer le bien-manger pour tous, le système agroalimentaire est sommé de se transformer sur le fond. C’est ce que promettaient de faire les états généraux de l’alimentation, organisés fin 2017, lesquels devaient déboucher sur une loi à l’avenant. Les premiers ont déçu, la seconde a fâché. Rien, dans le texte soumis au Parlement début juillet, ne mentionne une date de sortie pour le sulfureux glyphosate, herbicide classé cancérigène probable. Nicolas Hulot avait l’idée que la France l’interdise d’ici trois ans. Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture, s’y opposait. Les députés ont tranché en faveur du second. La FNSEA s’est dite soulagée, l’Union des industriels pour la protection des plantes (Uipp), où se retrouvent tous les gros de l’agrochimie, aussi.

Plus globalement, la ligne du gouvernement, depuis un an, aura été de laisser aller un système qui mise sur le rendement à l’hectare et pousse à l’intensification des productions. Rien n’est venu ­remettre en cause, par exemple, les grands systèmes d’exploitations céréalières, dont les produits visent les marchés mondiaux et alimentent la spéculation sur les matières premières. Les systèmes d’élevage intensifs – ferme des mille vaches ou autres usines à poulets – n’ont pas été plus inquiétés. Les agriculteurs bio, en revanche, ont des cheveux à se faire, quand les aides destinées au maintien de leurs exploitations tendent à disparaître.

2 Europacty, nouveau symbole des infrastructures

Bien sûr, il y a eu l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Mais, au-delà, reste en projet une série d’infrastructures questionnées sur leur utilité autant que sur leurs impacts environnementaux. C’est le cas d’Europacity. Porté par le groupe ­Auchan et un conglomérat chinois baptisé Wanda, il prévoit la création d’un vaste centre commercial et de loisirs dans le Val-d’Oise. Près de 270 hectares de terres agricoles situées sur le Triangle de Gonesse et comptant parmi les plus fertiles d’Europe risquent de disparaître. Ce modèle de concentration commercial implique, en outre, que le consommateur prenne sa voiture pour faire les courses, pointent ses opposants, et va a contrario de schémas territoriaux favorisant les mobilités douces telles que le vélo ou la marche à pied. Nicolas Hulot avait clairement pris ses distances – « Un centre commercial gigantesque avec une station de ski artificielle, c’est la folie des grandeurs du XXe siècle. C’est exactement ce que je ne veux plus demain ! », déclarait-il y a peu. C’est pourtant grâce à l’intervention du gouvernement qu’Europacity peut se targuer d’être encore sur les rails : en mai, l’État a fait appel d’une décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, lequel avait annulé l’arrêté autorisant la zone d’aménagement concerté (ZAC) indispensable à sa construction.

3 Fret ou vélo : le transport dans une impasse

Il est responsable de 15 % des émissions mondiales de CO2, et pourtant le secteur des transports reste malmené. Alors que l’exécutif a déclenché l’ire des cheminots en lançant, par voie d’ordonnances, une réforme de la SNCF qui achève la libéralisation du rail public, Nicolas Hulot, ministre de tutelle d’Élisabeth Borne, a brillé par son silence. Tout juste le ministre de l’Écologie s’est-il fendu, en avril, d’une tribune dans les colonnes du Journal du dimanche, par laquelle il tente de défendre son attachement aux enjeux de fond. « C’est parce qu’on a besoin du train pour réussir la transition écologique que nous avons lancé ce chantier », écrivait-il. Pourtant, en transformant l’entreprise publique en société anonyme, en ouvrant le rail aux quatre vents de la concurrence et en tirant un trait sur le statut des cheminots, c’est bien la casse de l’outil ferroviaire que cette réforme engage. « Nous devons massivement développer le fret ferroviaire », poursuivait Nicolas Hulot, taisant là encore le fait que le « pacte ferroviaire » gouvernemental filialise l’activité de transport de marchandises de la SNCF, fragilisant le report de la route vers le rail.

Ce n’est pas la seule panne en matière de transport durable. La loi sur les mobilités propres et le plan vélo censé en être le pilier sont dans les limbes. La Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) blâme plusieurs acteurs : « Bercy freinerait sur le montant d’un fonds vélo, les instances patronales s’insurgeraient contre une indemnité kilométrique vélo obligatoire, l’industrie automobile refuserait que le malus des voitures polluantes finance un bonus en faveur des (véhicules propres). »

4 Privatisation et courts-circuits énergétiques

Au chapitre de la transition énergétique, on épinglera l’ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques ou encore les cajoleries concédées par la France à l’huile de palme indonésienne ou malaisienne. La privatisation des premiers, alertent ceux qui la dénoncent, risque d’ouvrir encore plus grand les vannes de la marchandisation d’un bien commun, quand de la gestion des structures dépendent l’irrigation et l’alimentation en eau potable d’un grand nombre de bassins. Elle rend, en outre, aléatoire la régulation d’une énergie renouvelable indispensable au futur mix.

Concernant l’huile de palme, son essor est aujourd’hui le principal moteur de la déforestation en Asie du Sud-Est et des émissions de CO2 de la planète. Alors que 75 % de celle consommée en France se retrouvent sous forme d’agrocarburants, Nicolas Hulot avait dit son intention de « fermer la fenêtre » à ce type d’utilisation. Sans impact auprès de ses collègues. « La France n’est en faveur d’aucune interdiction et aucune discrimination (contre l’huile de palme – NDLR), au niveau ­national comme européen », déclarait, en janvier, Florence Parly, ministre des ­Armées, lors d’un déplacement en ­Malaisie… laquelle envisageait alors l’achat de 18 avions de combat Rafale de fabrication française.

5 Commerce ou coopération ? le mauvais choix

On ne peut pas ne pas évoquer, pour finir, le Ceta, accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada. Emmanuel Macron avait promis de suivre les conclusions d’une commission d’experts nommée par ses soins « pour dire ce qu’il en est exactement des conséquences environnementales et sociales de cet accord ». Elles furent accablantes, ce qui n’a pas empêché le gouvernement d’acter la mise en œuvre provisoire du traité, rendant le texte opérationnel à 90 % dans le pays. À l’inverse, les députés de la majorité ont supprimé, au grand dam des ONG, l’extension de la taxe sur les transactions financières qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 2018, au motif d’attirer les banques cherchant à quitter Londres à cause du Brexit. Cette extension aurait pourtant permis de renforcer l’aide nécessaire aux pays en développement pour faire face au changement climatique, dont Nicolas Hulot déplorait la faiblesse, hier, sur France Inter. 

Marie-Noëlle Bertrand et Marion d’Allard.

Publié le 30/08/2018

L’écosocialisme, une idée qui vient de loin

Karl Marx et l’exploitation de la nature

Pour certains, la crise écologique invaliderait les analyses de Karl Marx, coupable d’avoir délaissé la question environnementale. Le productivisme débridé des régimes se réclamant de lui a paru conforter cette critique. D’autres, tel l’intellectuel américain John Bellamy Foster, suggèrent au contraire que socialisme et écologie forment, chez lui, les deux volets d’un même projet.

par John Bellamy Foster (site monde-diplomatique.fr) 

Ces dernières années, l’influence croissante des questions écologiques s’est notamment manifestée par la relecture à travers le prisme de l’écologie de nombreux penseurs, de Platon à Mohandas Karamchand Gandhi. Mais, de tous, c’est sans aucun doute Karl Marx qui a suscité la littérature la plus abondante et la plus polémique. Anthony Giddens a ainsi affirmé que Marx, bien qu’il ait témoigné d’une sensibilité écologique particulièrement développée dans ses premiers écrits, avait ensuite adopté une « attitude prométhéenne » envers la nature (1). De la même manière, Michael Redclift remarque que, pour lui, l’environnement avait pour fonction de « rendre les choses possibles, mais toute valeur découlait de la force de travail (2)  ». Enfin, selon Alec Nove, Marx croyait que « le problème de la production avait été “résolu” par le capitalisme et que la future société des producteurs associés n’aurait donc pas à prendre au sérieux le problème de l’usage des ressources rares », ce qui signifie qu’il était inutile que le socialisme ait une quelconque « conscience écologique » (3). Ces critiques se justifient-elles ?

Au cours des années 1830 à 1870, la diminution de la fertilité des sols par la perte de leurs nutriments constitua la préoccupation écologique majeure de la société capitaliste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. L’inquiétude suscitée par ce problème ne pouvait être comparée qu’à celle provoquée par la pollution croissante des villes, la déforestation de continents entiers et les craintes malthusiennes de la surpopulation. Dans les années 1820 et 1830, au Royaume-Uni, et peu après dans les autres économies capitalistes en expansion de l’Europe et de l’Amérique du Nord, l’inquiétude générale concernant l’épuisement des sols conduisit à une augmentation phénoménale de la demande d’engrais. Le premier bateau chargé de guano péruvien débarqua à Liverpool en 1835 ; en 1841, c’étaient 1 700 tonnes qui étaient importées et, en 1847, 220 000. Au cours de cette période, les agriculteurs retournèrent les champs de bataille napoléoniens, comme ceux de Waterloo et d’Austerlitz, dans une quête désespérée d’ossements à répandre sur leurs champs.

[S’intéressant aux États-Unis, le chimiste allemand] Justus von Liebig remarquait qu’il pouvait y avoir des centaines, voire des milliers, de kilomètres entre les centres de production de céréales et leurs marchés. Les éléments constitutifs de l’humus étaient donc envoyés très loin de leur lieu d’origine, rendant d’autant plus difficile la reproduction de la fertilité des sols.

Empester la Tamise

Loin d’être aveugle à l’écologie, Marx devait, sous l’influence des travaux de Liebig de la fin des années 1850 et du début des années 1860, développer à propos de la terre une critique systématique de l’« exploitation » capitaliste, au sens du vol de ses nutriments ou de l’incapacité à assurer sa régénération. Marx concluait ses deux principales analyses de l’agriculture capitaliste par une explication de la façon dont l’industrie et l’agriculture à grande échelle se combinaient pour appauvrir les sols et les travailleurs. L’essentiel de la critique qui en découle est résumé dans un passage situé à la fin du traitement de « La genèse de la rente foncière capitaliste », dans le troisième livre du Capital : « La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. (…) La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre. »

La clé de toute l’approche théorique de Marx dans ce domaine est le concept de métabolisme (Stoffwechsel) socio-écologique, lequel est ancré dans sa compréhension du procès de travail. Dans sa définition générique du procès de travail (par opposition à ses manifestations historiques spécifiques), Marx a utilisé le concept de métabolisme pour décrire la relation de l’être humain à la nature à travers le travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais, en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…) Le procès de travail (…) est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes (4).  »

Pour lui comme pour Liebig, l’incapacité à restituer au sol ses nutriments trouvait sa contrepartie dans la pollution des villes et l’irrationalité des systèmes d’égouts modernes. Dans Le Capital, il a cette remarque : « À Londres, par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise. » Selon lui, les « résidus résultant des échanges physiologiques naturels de l’homme » devaient, aussi bien que les déchets de la production industrielle et de la consommation, être réintroduits dans le cycle de la production, au sein d’un cycle métabolique complet (5). L’antagonisme entre la ville et la campagne, et la rupture métabolique qu’il entraînait étaient également évidents au niveau mondial : des colonies entières voyaient leurs terres, leurs ressources et leur sol volés pour soutenir l’industrialisation des pays colonisateurs. « Depuis un siècle et demi, écrivait Marx, l’Angleterre a indirectement exporté le sol irlandais, sans même accorder à ceux qui le cultivent les moyens de remplacer les composantes du sol (6).  »

Les considérations de Marx sur l’agriculture capitaliste et la nécessité de restituer au sol ses nutriments (et notamment les déchets organiques des villes) le conduisirent ainsi à une idée plus générale de durabilité écologique — idée dont il pensait qu’elle ne pouvait avoir qu’une pertinence pratique très limitée dans une société capitaliste, par définition incapable d’une telle action rationnelle et cohérente, mais idée au contraire essentielle à une société future de producteurs associés. « Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. »

En soulignant la nécessité de préserver la terre pour « les générations suivantes », Marx saisissait l’essence de l’idée contemporaine de développement durable, dont la définition la plus célèbre a été donnée par le rapport Brundtland : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins (7).  » Pour lui, il est nécessaire que la terre soit « consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives ». Ainsi, dans un passage fameux du Capital, il écrivait que, « du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain ».

On reproche aussi souvent à Marx d’avoir été aveugle au rôle de la nature dans la création de la valeur : il aurait développé une théorie selon laquelle toute valeur découlerait du travail, la nature étant considérée comme un « don » fait au capital. Mais cette critique repose sur un contresens. Marx n’a pas inventé l’idée que la terre serait un « cadeau » de la nature au capital. C’est Thomas Malthus et David Ricardo qui ont avancé cette idée, l’une des thèses centrales de leurs ouvrages économiques. Marx avait conscience des contradictions socio-écologiques inhérentes à de telles conceptions et, dans son Manuscrit économique de 1861-1863, il reproche à Malthus de tomber de façon récurrente dans l’idée « physiocratique » selon laquelle l’environnement est « un don de la nature à l’homme », sans prise en considération de la manière dont cela était lié à l’ensemble spécifique de relations sociales mis en place par le capital.

Certes, Marx s’accordait avec les économistes libéraux pour dire que, selon la loi de la valeur du capitalisme, aucune valeur n’est reconnue à la nature. Comme dans le cas de toute marchandise dans le capitalisme, la valeur du blé découle du travail nécessaire pour le produire. Mais, pour lui, cela ne faisait que refléter la conception étroite et limitée de la richesse inhérente aux relations marchandes capitalistes, dans un système construit autour de la valeur d’échange. La véritable richesse consistait en valeurs d’usage — qui caractérisent la production en général, au-delà de sa forme capitaliste. Par conséquent, la nature, qui contribuait à la production de valeurs d’usage, était autant une source de richesse que le travail. Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx tance les socialistes qui attribuent ce qu’il appelle une « puissance de création surnaturelle » au travail en le considérant comme la seule source de richesse et en ne prenant pas en compte le rôle de la nature.

John Bellamy Foster

Rédacteur en chef de la Monthly Review, New York. Ce texte est extrait de Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.

(1) Anthony Giddens, A Contemporary Critique of Historical Materialism, University of California Press, Berkeley, 1981.

(2) Michael Redclift, Development and the Environmental Crisis : Red or Green Alternatives ?, Methuen, Londres, 1984.

(3) Alec Nove, « Socialism », dans John Eatwell, Murray Milgate et Peter Newman (sous la dir. de), The New Palgrave : A Dictionary of Economics, vol. 4, Stockton, New York, 1987.

(4) Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1978.

(5) Karl Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, 1978.

(6) Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.

(7) « Notre avenir à tous », rapport rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies sous la direction de la première ministre norvégienne Gro >

Publié le 29/08/2018

Éric Pliez, président du Samu social de Paris : « Le 115 gère la pénurie »

(site politis.fr)

Le 115 prend un appel sur trois à Paris. Même avec d’avantage d’écoutants, le numéro du Samu social de Paris ne pourrait pas répondre à plus de demandes dans la capitale. Les explications de son président, Éric Pliez.

Les cris d’alarmes se succèdent depuis des années. Actuellement, le Samu social de Paris fait face à un manque de places d’hébergement d’urgence tel que, chaque jour, près de 600 personnes se voient refuser leur demande. Les places créées cet hiver n’ont pas toutes été pérennisées. Pourtant, la rue tue l’été aussi, a fortiori en pleine canicule. Plus de 200 enfants sont aujourd’hui sans domicile fixe dans la capitale. Et des femmes enceintes qui ne parviennent pas toutes à joindre le 115 ou à se réfugier à l’hôpital, comme Awa (lire le témoignage d’un Parisien qui a hébergé Awa, femme enceinte de sept mois à la rue). Toutes les jeunes mères ne connaissent pas le réseau Solipam qui leur propose une prise en charge avec leurs jeunes enfants. Mais là aussi, avec des délais. En outre, Solipam accompagne mais n'héberge pas. Le président du Samu social, Éric Pliez, alerte à nouveau sur la manque criant de places d'hébergement d'urgence, et de logement accessibles aux personnes précaires au sortir de l'hébergement d'urgence.

Une femme enceinte de sept mois et avec un enfant de 2 ans à la rue à Paris, sans solution d'hébergement malgré sa situation d’urgence médicale… Est-ce une situation exceptionnelle ?

Normalement, une femme enceinte de sept mois fait partie des publics absolument prioritaires. Mais on manque de places, y compris en hôtel meublé. Il est possible aussi qu'elle n'ait pas réussi à joindre le 115, qui prend environ un appel sur trois. Le premier conseil à donner, c'est donc d'insister au téléphone ! Mais nous refusons des personnes au 115 tous les jours. Aujourd'hui, c’est environ 130 familles – soit 400 personnes dont la moitié sont des enfants – et une centaine de personnes isolées par jour que le 115 ne peut prendre en charge parce que nous n'avons pas de places à leur proposer. Il faut donc aussi considérer tous ceux qui n'osent pas nous appeler et ceux qui essaient de nous appeler et, ne parvenant pas à nous joindre, se découragent. Cet hiver, un gros effort a été fait avec la création de 2 800 places d'hébergement d'urgence à Paris, contre 1 300 l'hiver d'avant. On n'a déploré quasiment aucun refus de prise en charge pour des familles ou des femmes seules. Mais c’est à cette période que s'est organisée la grande enquête sur la maraude à Paris qui a révélé, lors d'une nuit de la solidarité organisée pour compter les personnes sans abri le 15 février, que 3 000 personnes dormaient dehors ce soir-là. Malgré les places créées, tout le monde n'était pas à l'abri.

À la fin de l'hiver, ces places n'ont pas été pérennisées ?

Nous avions l'espoir que l'élan se poursuive. Mais nous sommes retombés dans la situation habituelle : près de 300 demandes non satisfaites chaque jour. Dont une centaine d'enfants. Les pérennisations de places décidées n’ont pas permis, et de loin, de couvrir les fermetures de structures temporaires. Cela signifie qu'on continue la gestion dite au thermomètre dénoncée maintes fois. Tout le monde est plus sensible au fait que des gens dorment dehors en hiver, mais quand on vit dans la rue l'été, les risques ne disparaissent pas.

Le Samu social est-il en sous-effectifs d'écoutants ?

Le problème majeur reste le manque de places ! Avec cinq écoutants de plus au téléphone au quotidien mais pas davantage de places d’hébergement on répondrait plus souvent et plus vite mais on n’hébergerait pas plus. Nous avons aussi un problème de fluidité : une fois rentrés dans le dispositif d’hébergement les gens n'en sortent pas parce qu'il n'y a pas de logements accessibles aux personnes à faibles ressources. En outre, une partie de notre public est en attente de régularisation. C'est pourquoi nous prônons la création de places d’hébergement supplémentaires pérennes, la mobilisation tous les partenaires de « l’aval » de l’hébergement – en premier lieu les bailleurs sociaux, les collectivités locales mais aussi le secteur médico-social – pour accélérer massivement les sorties d’hébergement et que les personnes en situation irrégulière puissent avoir accès à un titre de séjour même provisoire qui leur permette d'accéder au travail pour ensuite pouvoir se loger.

Quelles solutions de logement à la sortie des centres d'hébergement ou des hôtels meublés ?

La seule issue aujourd'hui pour les personnes à faibles ressources, c'est le logement social. C'est pourquoi nombreux restent bloqués dans l’hébergement même quand ils n'ont plus rien à y faire. On est donc complètement en phase avec la volonté politique de développer le logement d'abord : des gens qui peuvent rester dans un logement avec un accompagnement s'ils en ont besoin. Mais il faut créer des offres de logement qui ne sont actuellement pas sur le marché. Car certains deviennent des proies pour les marchands de sommeil.

Pour une femme enceinte précaire, la solution c'est le réseau Solidarité Paris Maman (Solipam) ?

Une femme enceinte en situation de précarité doit d’abord se tourner vers les services sociaux de proximité ou les accueils de jours pour femmes ou familles pour que soient activées l’ensemble des démarches possibles, du suivi de grossesse au dépôt de demande d’accès à un centre maternel – structure dépendant des conseils départementaux – en passant par la saisie du service intégré d'accueil et d'orientation (SIAO) de Paris. Mais ces acteurs, comme Solipam qui est un réseau qui s'occupe de jeunes mamans avant ou après l'accouchement, sont confrontés à la pénurie de place et finissent par se tourner vers le 115 ou le SIAO urgence pour tenter de trouver rapidement une solution de mise à l’abri.

Avec l'APHP, on a mis récemment en place une structure au sein de l'Hôtel-Dieu qui accueille un peu plus de 50 mères soit enceintes, soit avec des nourrissons. Il faut absolument développer ce genre de dispositif car on est de plus en plus contactés par des femmes enceintes qui rencontrent des difficultés soit familiales, soit sont coupées, ou veulent se couper, des réseaux communautaires.

C'est donc le 115 ou rien ?

Soit on est pris en charge en amont et on est suivi pour sa grossesse dans un hôpital ou un service social de proximité, soit le 115 ou le SIAO joue le rôle de régulateur. Mais les équipes gèrent la pénurie en permanence : c'est très difficile pour elles de devoir choisir au téléphone entre prendre en charge une femme enceinte de 7 mois et une femme enceinte de 6 mois qui attend des jumeaux, par exemple. Ce sont des dilemmes cornéliens. Sans places supplémentaires, le destin professionnel des équipes du Samu social est de devoir prioriser l’impriorisable alors que l'accueil est en principe inconditionnel !

Le 28 mai, un article du Parisien révélait que des familles logées en hôtels meublés avaient été expulsées au motif de « changement de critères » au Samu social des Hauts-de-Seine. Qu'est devenue cette affaire ?

L’affaire s’est heureusement calmée : le finançeur, c’est-à-dire l’État, est revenu en arrière. Ce qui se passe, c’est qu’un plafonnement budgétaire des nuits d’hôtel a été décrété : chaque année, arrivés en septembre, tous les départements ont à peu près utilisé tout leur budget hôtel. En général s’ouvre alors une négociation avec le ministère des Finances pour obtenir des rallonges. Le département des Hauts-de-Seine avait anticipé la panne en établissant un nouveau critère : les femmes avec des enfants de plus de 3 ans ne seront plus prises en charge à partir de telle date. C’est une double erreur selon moi car on peut obtenir des rallonges avec une volonté commune. En outre, la prise en charge des moins de 3 ans est théoriquement du ressort du conseil départemental. Donc il aurait été plus habile que l’État se tourne vers ce partenaire pour qu’il rallonge l’enveloppe jeunes enfants. C’est la solution qui se profile aujourd’hui. Chaque département a aujourd’hui son propre 115 et son quota de nuitées hôtelières. En principe, les critères ne devraient pas changer d’un département à l’autre. Le 92 a voulu faire du zèle. Ce déplacement du curseur n’est pas admissible. C’est du ressort de l’État d’assumer de mettre des gens à la rue. Le Samu social continue pour sa part à défendre l’inconditionnalité de l’accueil.

Mais en temps de pénurie l’inconditionnalité se heurte à une logique de tri. Les critères de prise en charge sont-ils publics ?

Le Samu social doit prendre en charge les plus vulnérables : enfants, femmes enceintes, personnes malades, personnes fragiles... C’est le premier critère. L’appréciation de la vulnérabilité des situations se fait soit au téléphone, soit via les travailleurs sociaux qui nous saisissent. S’il y a nécessairement une part de subjectivité dans cette appréciation des écoutants – et heureusement d’une certaine manière, car sinon on remplacerait le travail social par des algorithmes –, le problème c’est de devoir prioriser entre des situations tout aussi urgentes les unes que les autres. En tout cas, le Samu social de Paris ne subit pas de pression particulière sur les critères de priorisation, notamment sur le fait que les gens soient migrants ou pas migrants.

Pourquoi des familles à la rue n’acceptent-elles pas toujours de repartir avec les maraudes ?

Des personnes peuvent faire la manche jusqu'à 21 heures ou 22 heures et repartir en hôtel meublé ensuite. C’est plus difficile lorsque l’on est hébergé dans une structure qui implique un accompagnement et notamment la scolarisation des enfants. Les grands exclus peuvent refuser un hébergement. C’est pourquoi le travail des maraudes est essentiel : elles les ramènent vers une capacité à être hébergés. On a de très beaux exemples de personnes à qui a été proposée une solution pas trop éloignée du lieu auquel elles sont habituées. Mais il faut aussi proposer des solutions durables, parce que quand on dit à quelqu’un scotché à son trottoir depuis des années qu’il va être hébergé une nuit, il va accepter une fois ou deux parce qu’il fait très froid, et la troisième refuser. Si on prend le temps de rassurer les gens, et d’inscrire les solutions dans la durée, personne ne refuse d’hébergement.

Est-il exact que certains hôtels utilisent la « prime 115 » – délivrée à ceux qui réservent des chambres à l’hébergement d’urgence – pour faire des travaux, puis se désengagent du 115 une fois ces travaux terminés ?

Les hôtels meublés sont très contrôlés via des audits éclairs et imprévus des agents du Samu social de Paris dont c’est aussi une mission. Nous articulons de plus en plus ces actions d’audits avec les services de l'État dotés de compétences de contrôle de toute nature. Mais il est évident que les hôteliers, en s’assurant grâce à l’hébergement social, d’un taux de remplissage de leur établissement proche de 100 %, bénéficient d’une situation confortable. Mais, ce que je continue à déplorer, c’est qu’en hôtel meublé, les personnes ne sont pas suivies sur le plan social, ne peuvent pas toujours cuisiner et n’accèdent pas toutes à des distributions alimentaires adaptées à leurs besoins. Enfin, la facture est souvent élevée en regard de la qualité de l’hébergement proposé.

Quid de la circulaire sur les contrôles d’identité des migrants dans les centres d’hébergement ?

Le Conseil d’État a sérieusement laminé cette circulaire... Un projet en Île-de-France essaie de sortir par le haut de cette affaire : nous travaillerions main dans la main avec les services de la Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (Drihl) pour essayer d’accélérer la sortie des familles volontaires et demandeuses. Beaucoup de gens restent bloqués dans l’hébergement d’urgence alors qu’ils sont soit réfugiés statutaires, soit travailleurs pauvres. S’ils étaient relogés plus rapidement, ils libéreraient autant de places. Ce « protocole de fluidité » est le résultat de longues négociations. La préfecture a fait preuve d’écoute. On essaie d’avancer…


 

par Ingrid Merckx
 

Publié le 28/08/2018

 

L’offensive antisociale d’Édouard Philippe

(site l’humanité.fr)

Le premier ministre a présenté les grandes orientations d’un futur budget 2019 marqué par l’austérité. Il s’en prend au pouvoir d’achat des familles et des retraités, attaque l’assurance-chômage et les emplois aidés.

On nous promettait un acte II plus social de la politique gouvernementale. Mais ce qu’a décrit longuement Édouard Philippe dans le Journal du dimanche, hier, en est l’opposé. Le budget 2019 s’annonce frappé du sceau de l’austérité. À l’exception notable des cadeaux faits aux entreprises, qui, à force de baisses de cotisations, vont sérieusement mettre à mal le financement de la solidarité nationale. Sous prétexte « de faire le choix du travail », le premier ministre s’en prend aux prestations sociales en les désindexant de l’inflation. Décryptage.

1 Le Pouvoir d’achat plombé pour deux ans

C’est l’attaque la plus franche et la plus antisociale annoncée dans le Journal du dimanche par le premier ministre. Si Édouard Philippe rejette tout « gel » des prestations sociales et familiales, les hausses seront plafonnées à 0,3 % en 2019 et 2020, alors que les prix s’envolent et que l’inflation s’élève à 1,7 % cette fin d’année, selon l’Insee. Ce qui équivaut dans les faits à une baisse nette du pouvoir d’achat qui se prolongera pendant deux ans. « À croire que ces gens se réveillent tous les matins en se demandant comment pourrir la vie des gens modestes… » a réagi Ian Brossat, chef de file du PCF pour les élections européennes de 2019. Les pensions des retraités sont à nouveau en première ligne. « La désindexation des retraites combinée à la hausse de la CSG représentent 578 euros de perte de pouvoir d’achat par an pour un retraité qui a 1 300 euros de retraite par mois », a calculé Valérie Rabault, députée PS. La perte nette s’élève à 888 euros pour une retraite de 2 000 euros. Les familles seront aussi lourdement touchées au portefeuille : les allocations familiales, de rentrée scolaire, primes de naissance, aides à la garde, comme les APL – déjà attaquées l’année dernière – sont impactées et n’augmenteront que de 0,3 %. Seul le RSA reste indexé à l’inflation.

2 Heures sup désocialisées, une mesure contre-productive pour l’emploi

Pour tenter d’adoucir l’impact de ses mesures défavorables au pouvoir d’achat des Français, le gouvernement confirme vouloir exonérer les salariés de cotisations sociales sur les heures supplémentaires. Et ce dès septembre 2019. Une mesure censée redonner en moyenne « 200 euros supplémentaires par an » pour un salarié au Smic, d’après Édouard Philippe. À l’échelle de l’ensemble des ménages, l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) estimait pour sa part dans une étude de juillet 2017 que « le gain engendré par la mesure devrait s’établir à environ 0,4 % du niveau de vie des ménages, soit 88 euros par an par ménage ». L’OFCE estimait même que cette politique pourrait coûter 3 milliards d’euros par an aux finances publiques et détruire 19 000 emplois dans le contexte actuel de chômage élevé, les employeurs préférant allonger le temps de travail de leurs salariés plutôt que de créer des emplois. Une mesure « inégalitaire, hypothétique, qui a déjà été tentée et qui ne crée aucun emploi », a critiqué hier le numéro un de Force ouvrière, Pascal Pavageau, sur RTL, en référence à la politique de Nicolas Sarkozy, associant désocialisation et défiscalisation des heures supplémentaires.

3 vers une dégressivité des allocations chômage

L’assurance-chômage est dans le viseur du gouvernement. Pour fonder « un nouveau contrat social », Édouard Philippe se dit prêt à « discuter » de la dégressivité des allocations chômage pour les cadres à hauts revenus. Une proposition du député LaREM Aurélien Taché, visant à diminuer les allocations chômage « à partir de six mois » pour les bénéficiaires qui touchent plus de 5 000 euros d’indemnités. « Le principe de l’assurance-chômage, c’est que vos droits dépendent des cotisations que vous versez en fonction de votre salaire, rappelle Henri Sterdyniak, économiste à l’OFCE et membre des Économistes atterrés. Les cadres touchent plus parce qu’ils cotisent plus. Si on touche à leurs indemnités, ils seraient fondés à dire qu’on les fait payer pour rien. » Avec cette mesure, le risque est de pénaliser les seniors, une catégorie de demandeurs d’emploi qui perçoivent les plus hauts revenus, selon l’Insee. Samedi, Matignon a envoyé une lettre de cadrage aux syndicats et au patronat en vue des réunions bilatérales, du 29 août au 4 septembre, dédiées à l’assurance-chômage, la santé au travail et les arrêts maladie.

4 Nouvelle baisse des contrats aidés

Le nombre de contrats aidés va à nouveau baisser en 2019, annonce Édouard Philippe Passés de 459 000 à 310 000 en 2017, ils avaient été déjà réduits à 154 000 dans le budget 2018. Un nouveau coup désastreux. Les baisses drastiques des contrats aidés, l’été dernier, ont eu « des impacts très lourds pour les associations, les collectivités, mais aussi les Ehpad », souligne un rapport publié cette année par les sénateurs Alain Dufaut (LR) et Jacques-Alain Magner (PS). Leur diminution brutale a « mis en péril l’existence de nombreuses structures » et aggravé la situation des bénéficiaires. « Du jour au lendemain, des milliers de personnes ont de nouveau basculé dans la précarité », souligne le rapport. Le gouvernement a créé un nouveau dispositif, appelé le parcours emploi compétences (PEC). Mais les associations et les collectivités y ont moins recours, car l’État ne prend en charge que 50 à 60 % du coût de ces contrats, contre 80 à 90 % pour les anciens. Les conditions d’accès ont aussi été restreintes. À peine 70 000 PEC ont été signés cet été… Beaucoup de monde risque de se retrouver sur le carreau.

5 Toujours plus d’austérité et moins de fonctionnaires

« Pour la fonction publique d’État, nous tiendrons l’objectif du président de supprimer 50 000 postes à l’horizon 2022 », assure Édouard Philippe au Journal du dimanche. L’administration fiscale – et tant pis pour les 60 milliards d’euros d’impôts qui échappent chaque année à l’État – et le personnel des ambassades seront les plus ciblés. Le premier ministre cite également des suppressions de postes dans l’audiovisuel public. La cadence devrait s’accélérer dès 2020, grâce notamment au « développement numérique », assure-t-il. Les coupes devraient être d’autant plus fortes que le premier ministre annonce le recrutement de 2 000 policiers supplémentaires, sans revoir son objectif de coupe nette de 4 500 postes pour 2019. Rappelons également que, pour répondre aux promesses de campagne d’Emmanuel Macron, 70 000 suppressions de postes de fonctionnaires sont également à prévoir dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière. On devrait en voir une nouvelle preuve avec la réforme de l’hôpital portée par Agnès Buzyn, qui sera présentée à la mi-septembre.

6 Le CICE pérennisé en baisseS de cotisations

La confirmation de la pérennisation du Cice en baisses de cotisations fait figure d’exception parmi ces annonces uniformément austéritaires. Alors que le premier ministre ne parle que d’économies, voilà qu’il justifie ce trou de 21 milliards d’euros dans le budget 2018. Plus de 70 milliards d’euros ont ainsi été consacrés à cette aide depuis sa création en 2013, sans jamais qu’ait été donné une preuve de son efficacité. Mais c’est avec élan qu’Édouard Philippe sécurise ce cadeau aux entreprises, malgré le déficit qu’il va causer. « C’est un transfert de trésorerie qui doit être utilisé pour leur compétitivité », justifie-t-il. Pire, comme le gouvernement prévoit une double baisse des cotisations, le manque à gagner pour la protection sociale sera de 3,3 milliards de plus que ce que coûtait le Cice, selon la commission des Finances du Sénat. Pourtant, le comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements rappelait encore l’année dernière qu’« on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi » des exonérations de cotisations patronales « sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années ».

Pierre Duquesne, Pierric Marissal, Loan Nguyen, Lola Ruscio

Publié le 27/08/2018

Par Loïc Le Clerc | (site regards.fr)

EELV : crise ou pas crise ?

Pour lancer sa campagne des européennes, la tête de liste EELV Yannick Jadot a fermé la porte à une alliance avec Génération.s. Rien de tel pour diviser les écologistes d’entrée de jeu.

Quand on met deux écolos autour d’une table, il en sort trois tendances. Ce genre de poncifs colle à la peau des écologistes depuis un bon bout de temps. Au point que dès que l’un d’entre eux émet une nuance par rapport à un autre de ses camarades, on parle de crise.

Vrai ou pas vrai ?

Ainsi, le 19 août dernier, Yannick Jadot lance au JDD : « Notre priorité est de rassembler les écologistes autour d’une ligne claire, pas de faire de la vieille politique avec ses accords d’appareils et ses confusions. […] Il existait une possibilité de faire gagner nos idées [à la présidentielle de 2017, NDLR]. Finalement, l’échec a été assez retentissant. Il n’est pas interdit d’apprendre de ses erreurs. »

D’aucuns auront compris que la stratégie d’EELV lors de la présidentielle – se retirer pour appuyer Benoît Hamon – fut une "erreur", erreur à ne pas répéter aux européennes en s’alliant avec Génération.s.

Et dès le lendemain de la parution de cette interview, porte-parole d’EELV Julien Bayou expliquait à franceinfo : « Je pense qu’on devrait faire avec toutes celles et ceux qui se réclament écologistes », ajoutant : « J’espère qu’on pourra éventuellement en rediscuter [de la décision de Yannick Jadot, NDLR] […] je pense qu’on sera plus forts si on travaille ensemble. »

Une nuance écologiste

On pourrait croire que Yannick Jadot et Julien Bayou viennent d’émettre deux idées différentes concernant la stratégie d’EELV. Pourtant, du côté du parti écologiste, on refuse d’y voir-là un désaccord, un clivage, encore moins de parler de "crise". Que neni !, à écouter David Cormand, secrétaire national d’EELV : « Yannick Jadot et Julien Bayou disent à peu près la même chose : il faut une offre politique claire autour de l’écologie et celles et ceux qui se reconnaissent là-dedans ont vocation à pouvoir travailler ensemble. Si vous cherchez une nuance, Julien Bayou dit "oui, si…" et Yannick Jadot dit "non, sauf…". »

D’ailleurs, David Cormand nous explique ne pas voir dans l’interview de Yannick Jadot une fin de non-recevoir à l’adresse de Génération.s : « Ce que Yannick exprime, ce sont deux choses largement partagées par les militants écologistes : sur la présidentielle, il ne s’agit pas de dire qu’on aurait dû faire autrement, il s’agit de dire que le pari n’a pas fonctionné. La deuxième chose, c’est qu’on est dans un moment de glissement où une partie de la gauche traditionnelle veut reconstruire la gauche. Notre démarche est différente, cette guerre n’est pas la nôtre, nous, notre bataille, c’est de construire une nouvelle offre politique : l’écologie politique. La question tactique est secondaire. »

Est-ce à dire qu’EELV ne fera pas d’alliances ? Oui. Du moins, pas a priori. Du moins, pas pour le moment. D’après Sandra Regol, « la question n’est pas là ». La porte-parole d’EELV poursuit : « Vous savez, les alliances avec Génération.s, avec les communistes ou avec les socialistes, les électeurs s’en fichent complètement. Leur souci, c’est la santé de leurs enfants, l’emploi, etc. »

Ainsi, la stratégie avancée est celle de la (re)conquête de l’imaginaire écologiste. Incarnez l’écologie, en somme, là où les autres partis de gauche tendront vers le social, le "dégagisme".

Mais un doute subsiste, tel que le dépeint Sergio Coronado, candidat LFI aux européennes et membre d’EELV : « Ils étaient tous favorables à faire une liste avec Génération.s. Mais ils veulent tous se faire élire. Jadot défend l’idée d’une liste autonome parce qu’il la conduit. C’est une façon de faire monter les enchères. Il ne dirait pas non à une liste commune avec Génération.s tant qu’il reste tête de liste. »

Et il n’est pas le seul à s’agacer. Il y a aussi Esther Benbassa, qui martèle : « Yannick Jadot n’est pas notre secrétaire national, ce n’est pas au candidat désigné par le collectif de parler au nom du parti ». La sénatrice EELV regrette cette position de « fermeture » de la part de la tête de liste qui « hypothèque l’avenir avec des déclarations abruptes ». Elle lance : « Il faut expliquer ce "non" catégorique. Malgré les errements de Benoît Hamon, nous n’avons pas de grandes différences avec Génération.s. »

La perte du monopole de l’écologie

Comment comprendre l’attitude de Yannick Jadot ? Selon Erwan Lecœur, sociologue spécialiste de l’écologie politique, « tout le problème d’EELV, c’est de reprendre l’option écologiste à l’heure où tout le monde parle d’écologie ». En effet, de La France insoumise à Génération.s en passant par le PCF, la gauche toute entière s’est saisie, depuis un moment déjà, de la question écologique.

Mais il en faut plus pour inquiéter David Cormand. « Macron aussi s’est saisi d’écologie, nous glisse-t-il. Il s’est même saisi de Nicolas Hulot. » Pour le leader d’EELV, parler d’écologie ne suffit pas à détenir une offre politique cohérente. Et Sergio Coronado de rétorquer : « A EELV, ils n’ont pas vraiment de stratégie, ils pensent qu’il suffit de crier "écologie !" pour faire un résultat. »

Pour sa part, Esther Benbassa craint un « brouillage » du message d’EELV qui conduirait à l’isolement. « La question est simple, résume-t-elle, réunir nos forces, partager la dynamique, est-ce que cela renforce notre projet politique ? Est-ce que cela fera gagner l’écologie politique ? »

Vers une gauche à cinq listes

Pour ces élections européennes, chaque chapelle hisse son drapeau. On se retrouve ainsi, pour l’instant, avec le PS, EELV, Génération.s, le PCF et LFI. On peut s’interroger sur le risque d’un éparpillement des voix de la gauche, mais Sergio Coronado nous arrête de suite. Il ne « comprend pas pourquoi on pose cette question comme si c’était la première fois qu’il y avait des listes de gauche ».

De toute façon, personne n’a l’air chaud pour former des alliances. Sandra Regol admet bien qu’EELV « a des proximités avec Génération.s, avec LFI et le PCF », mais la porte-parole écolo se questionne : « Est-ce qu’on est mûrs pour travailler ensemble et proposer un projet de société là, tout de suite, en mai 2019 ? »

David Cormand déplore quant à lui la « pression unitaire ». Il appelle à « réfléchir à ce que pourrait être une coalition qui met en minorité Emmanuel Macron », ajoutant au passage : « Ceux qui auraient dû faire ce travail de leadership, c’est LFI. Ils ont refusé de le faire suite à la présidentielle. »

Jadot fait tapis

Erwan Lecœur parle de « syndrome d’EELV » selon lequel le parti a été profondément marqué par les européennes de 2009 – les écolos obtenaient alors 16% des voix – et garde en mémoire le rêve de rassembler à nouveau tous les écologistes. Selon le sociologue, Yannick Jadot a « raison de le faire au moment des européennes, parce que c’est une élection très favorable aux écologistes, élection à un tour, donc il n’y a pas de rassemblement qui vaille ».

Il reste neuf mois pour que chacun étudie le terrain et jauge les opportunités. A en croire David Cormand, « c’est à Génération.s de savoir ce qu’ils veulent faire. Si leur proposition, c’est de bricoler un accord d’appareils, on ne le fera pas. On perdrait en cohérence, eux comme nous. En revanche, s’il s’agit de construire cette nouvelle gauche du XXIème siècle, écologiste, tout le monde est le bienvenu. »

« Tout le monde est le bienvenu. » Comme la sensation que tout le monde dit ça à tout le monde. Ces européennes ressemblent, pour l’heure, à une fin de mercato. Les clubs se font mutuellement du pied pour démarcher les meilleurs joueurs. Tous les coups sont permis. Mais bon, EELV ne joue pas au foot.

Pour les élections européennes du printemps 2019, les sondages envisagent les résultats suivant : LREM/MoDem à 23%, RN(ex-FN) à 19%, LR à 15%.
Pour la gauche, on aurait LFI à 11%, EELV à 6%, le PS à 6%, Génération.s à 3% et le PCF à 2,5%. Si on additionne le tout, la gauche (hors-PS) atteint les 22,5%.

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Publié le 26/08/2018

Alternative. Le mouvement social se réinvente à Grenoble

Pierre Duquesne (site l’humanité.fr)

L’université d’été solidaire et rebelle, organisée par 300 organisations, associations et syndicats, a lieu cette semaine. Entretien avec Annick Coupé, d’Attac.

Cette université d’été n’est pas celle d’un seul mouvement, mais de 300. L’université d’été solidaire et rebelle des mouvements sociaux, qui se tient jusqu’à dimanche à Grenoble, réunit une diversité d’organisations, mêlant des associations environnementales (Réseau action climat, les Amis de la Terre, 350.org…), syndicats (CGT, FSU, Solidaires), associations de défense des droits et d’aide aux migrants, réseaux de solidarité internationale (CCFD-Terre solidaire, AFPS, Survie, France-Amérique latine, Mouvement de la paix…), de lutte contre la pauvreté (Emmaüs, Secours catholique, Oxfam, MNCP…), médias indépendants et mouvements altermondialistes (Attac, Crid, Aitec). « C’est la première fois que des universités d’été sont coconstruites par autant de mouvements », souligne l’une des porte-parole de cet événement, Annick Coupé, par ailleurs secrétaire générale d’Attac.

Retrouver le Réseau action climat aux côtés de militants de la CGT, de la FSU et de Solidaires ou voir le collectif de lutte contre le contrôle au faciès associé à la réflexion sur l’avenir des mouvements sociaux est-il une nouveauté ?

Annick Coupé. Il y a déjà eu des expériences de travail en commun entre les associations environnementales et les syndicats, notamment pour préparer la COP21 de 2015. Cela fait plusieurs années que ces acteurs ont pris conscience que, face à la gravité de la crise climatique, il n’est pas possible de rester soit sur le terrain social, soit sur le terrain climatique. Il faut articuler ces deux problématiques, sinon on n’y arrivera pas. Les liens qui se sont créés en 2015 se prolongent aujourd’hui lors de ces universités d’été. C’est la même démarche concernant les violences policières. Ce sujet n’est pas l’apanage des quartiers populaires. Il s’agit d’un problème global dans la société, provoquant de telles discriminations qu’il ne peut laisser indifférent ceux qui sont attachés à l’égalité des droits. On doit créer des passerelles avec les organisations se battant sur ces sujets, restées trop longtemps isolées. Au-delà, ces politiques de répression s’inscrivent dans une augmentation de la violence d’État ces dernières années. Plus on s’attaque à l’État social, plus la répression et l’État pénal s’abattent sur toutes celles et tous ceux qui contestent l’ordre dominant. L’affaire Benalla, révélant comment, au plus haut niveau de l’État, certains se positionnent au-dessus des lois pour réprimer les manifestants, en est une illustration supplémentaire.

De telles convergences étaient visibles dans les forums sociaux européens ou mondiaux. Comment expliquer que votre université d’été, sorte de forum social hexagonal, soit déjà un succès, avec près de 1 500 inscrits ?

Annick Coupé. La politique menée par Macron depuis un an nous a aidés, d’une certaine façon, à fédérer autant d’acteurs. Il y a une volonté de savoir comment on va faire face à ce rouleau compresseur qui attaque sur tous les fronts en même temps : loi travail 2, attaques contre la SNCF, préparation de CAP 22 visant les services publics, restriction des droits des migrants, cadeaux aux plus riches plutôt que régulation de la finance. Macron avait annoncé qu’il voulait changer la France en deux ans. Et il le fait. Ce contexte a accéléré l’idée qu’il fallait trouver des cadres communs de réflexion, voire une réflexion commune. Nous allons fêter les 10 ans de la crise financière. Depuis, rien n’a été fait pour réguler la finance. Or, pour y parvenir, il faudra articuler cette question avec les enjeux climatiques, en exigeant par exemple l’arrêt des investissements dans les énergies fossiles. Face à Macron, on ne peut pas rester chacun dans son coin, mais au contraire travailler collectivement pour trouver des alternatives.

entretien réalisé par Pierre Duquesne

Publié le 25/08/2018

TEXTE À L’APPUI. Nos grands entretiens à lire à tête reposée

Alain Deneault : « Ce système a un cancer généralisé »

(site la-bas.org)

À l’heure où, un peu partout, les destructions et les dégâts du néo-libéralisme entraînent des rejets et des mouvements profonds, en France, Emmanuel Macron, le leader du « free market » s’impose avec violence. Une violence que le philosophe québécois Alain Deneault nomme « l’extrême centre ». Deneault démonte et montre l’extrémisme de cet extrême centre, qui confisque, étouffe et finit par éliminer toute vitalité, toute démocratie réelle, et tout ce qui n’a pas un but lucratif, c’est-à-dire la plus grande majorité de l’humanité. Prenez le temps lire la version transcrite de cet entretien particulièrement lucide et stimulant par un des intellos les plus motivants d’aujourd’hui.

1. L’extrême centre joue sur le registre des sentiments

Daniel Mermet - Je suis content de te retrouver à l’occasion de la sortie de ton livre Faire l’économie de la haine. Tu as travaillé sur ce que tu appelles l’extrême centre. C’est vraiment quelque chose qui fait son chemin. Et tu as un très beau chapitre sur l’engagement. Je te regardais, dans cette émission d’Arte du 25 avril 2018, et je me disais : mais voilà, ce sont eux, ces journalistes-là, qui représentent tout à fait l’extrême centre, et toi qui es engagé. Ce sont eux qui resteront après que tu sois parti, tu n’as donc aucune chance de les ébranler en quoi que ce soit. Ils ont le pouvoir : ce studio est à eux, ce monde est à eux. Et toi, tu es un philosophe, un essayiste, mais tu es quelqu’un d’engagé. Ils sont bien contents de te faire venir pour t’entendre faire part de ton engagement, mais c’est une contribution. Tu es un petit peu suspect, et en aucun cas tu ne pourras venir au milieu de l’affaire.

Alain Deneault - C’est vrai qu’il y a une loi de la gravité qui pèse considérablement, et il ne s’agit pas de faire de procès d’intention. C’est comme si, en jouant le jeu, en pactisant, on intégrait le vocabulaire, les raisonnements, de façon à toujours se retrouver pile là, dans ce faux centre, un centre de la fausse conscience, qui liquide l’axe gauche-droite et qui ne s’y situe pas. Et qui consiste à attirer tout le monde au nom de pseudo-valeurs fondamentales : la raison, la responsabilité, la pondération, le sens du compromis… mais aussi le sens tout court. C’est comme si le sens était là, et que dès lors qu’on s’éloignait de ce programme-là – c’est ce que j’ai essayé d’esquisser en vingt secondes parce que c’était le temps qui m’était imparti –, on s’engageait dans ce qui est de l’ordre de l’insensé, que ce soit sur un mode paranoïaque, idéaliste, irresponsable ou rêveur ; il y a une panoplie d’épithètes pour disqualifier tout ce qui s’éloigne de ce programme, que j’ai évoquée souvent. C’est un ensemble de politiques, qui est le capitalisme, en fait, ce gros mot qui renvoie à un régime qui vise à faire en sorte que le capital de ceux qui en détiennent croisse. Cela se décline aujourd’hui au moins de cinq manières : plus de dividendes pour les actionnaires, plus de revenus pour les multinationales, un accès aux paradis fiscaux, moins de fonds pour les services publics, moins de droits pour les travailleuses et les travailleurs. On peut être Tsipras, Trump ou Macron, tout tend vers cet extrême centre qui ne se présente plus comme une position politique, mais qui se présente comme un discours de bon sens. Naguère on disait « normal », maintenant c’est « moderne ». Mais ce ne sont que des épithètes. Si on développe, on peut se rendre compte que cet extrême centre-là joue aussi sur le registre des sentiments ou sur une déclinaison du thème de la liberté ; et pas seulement sur l’idée d’une idéologie qui est devenue tellement nécessaire et inévitable qu’on n’a même plus à la nommer.

Macron, tel que tu le vois, ou Trudeau, ton patron là-bas, c’est l’extrême centre. C’est-à-dire qu’ils ne s’occupent pas de gauche ni de droite, ils ont inventé le centre.

La gauche et la droite, c’est devenu compliqué, soyons honnêtes. On doit faire le deuil de l’époque où il était simple de se situer sur cet axe-là. On sait qu’aujourd’hui on pense plus en termes de réticule, c’est-à-dire une croix. On sait que si on a un souci de la vie collective, on tend vers la gauche ; si on défend des libertés, quitte à laisser les plus puissants dominer, on tend vers la droite. Ensuite, il y aura un axe vertical qui ira d’une approche autoritaire à une approche ultralibérale, ultrapermissive. Et entre les deux, un libéralisme où il y a un peu d’État, un peu de marché. Mais ce réticule-là se stratifie selon un très grand nombre de thèmes : les enjeux socioéconomiques plus traditionnels qui intéressent les marxistes, toutes les questions sociétales liées à l’intersectionnalité – intégrer les minorités ou les laissés-pour-compte ; ensuite, il y aura la question de la centralisation par rapport aux régions : les modalités, les pratiques de gestion de l’administration sont-elles relâchées, sont-elles centralisées à l’intérieur des institutions ? Il y aura éventuellement aussi la question écologique : on peut être communiste et pas être écologiste du tout, on peut être écologiste et pas du tout socialisant, il y a des écologistes de droite. Donc chaque question suppose que le réticule reproduise une strate. Au fond, si on a à penser aujourd’hui l’axe gauche-droite, il faut plutôt le penser comme un cube, où on se situe par rapport à une quantité de questions sur différentes coordonnées. Ce qui rend très difficile le débat public, parce qu’au moment même où il y a une simplification outrancière du discours – avec des médias qui nous enjoignent de dire en vingt secondes ce qu’il en est de la portée de processus électoraux ou ce qu’il en est de la filière de l’acier entre la France et les États-Unis –, au moment même où tout va vite et se produit sur un flux où on oublie, au fur et à mesure qu’elles passent, les informations qu’on nous présente, en même temps, la pensée politique, elle, se complexifie énormément. Et une personne politisée, aujourd’hui, peut nuancer son discours de tellement de manières qu’elle peut être extrêmement réactionnaire sur les questions sociétales, être plutôt ancrée dans une perspective sociale-démocrate en ce qui concerne les politiques sociales, et sur l’écologie être ailleurs. Il est donc très difficile, pour des représentants politiques, de développer un discours qui résonne avec le commun, avec des classes, des catégories. C’est pour ça que, plus que jamais, puisque le discours est de plus en plus nuancé, complexe, quand on prend la peine d’en développer un, il faudra développer des modalités politiques qui elles aussi s’affinent – la proportionnelle, le tirage au sort, etc. Parce que sinon, on aura toujours une raison de rejeter un représentant qui, sur telle ou telle question, n’est pas en phase avec ce qu’on pense.

2. « Tout ce qui se compte ne compte pas »

Dans le premier ou le deuxième chapitre de ton livre, Faire l’économie de la haine, j’ai pensé à une phrase qu’on attribue à Einstein, qui dit en gros : tout ce qui se compte ne compte pas. Tu dis quelque part qu’on est plus impressionné par une colonne de chiffres que par une colonne de chars.

Déjà chez Adam Smith, chez Thomas Malthus, ensuite jusqu’à Friedrich Hayek et Léon Walras, ces économistes de référence, on a vu le concept d’économie passer d’un statut vitaliste à un statut mortifère. L’économie, avant que s’en emparent ceux qui ont osé s’appeler les « économistes » et qui se sont arrogé un mot qui existait dans toutes les disciplines, était un principe renvoyant à la vie. Les scientifiques de la nature, comme Carl von Linné, Gilbert White et même Charles Darwin, ne parlaient pas d’écologie, ils disaient l’ « économie de la nature ». Je m’arrête là-dessus parce que c’est la source même du discours. Le mot même d’« économie » vient d’abord de ce champ-là. L’économie de la nature consiste en une façon d’étudier ces relations multiples et précaires entre espèces, éléments, faisant en sorte que, bon an, mal an, la nature se perpétue. L’économie n’était pas tout à fait un système au sens d’une systématicité réglée à la manière d’un métronome, mais n’était pas non plus un chaos. Il y avait quelque chose comme des règles qui régissaient l’organisation du monde, donc l’organisation de la nature. On parlait d’économie de la nature d’abord sur un plan biologique. Gilbert White, par exemple, nous raconte que, quand la femelle hérisson accouche du bébé hérisson, celui-ci a des pics qui sont encore tendres, sinon on peut imaginer la souffrance que représenterait l’accouchement. Le têtard a une queue pour se mouvoir dans l’eau, et il la perd du moment que ses pattes poussent parce qu’il n’a plus à être dans l’eau. Donc Gilbert White dit : la nature est une grande économiste. Et les êtres humains sont inclus dans cette économie-là. Les économistes, qu’on reconnaît aujourd’hui comme les physiocrates, sont ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, ont voulu en quelque sorte maîtriser au maximum ces connaissances des relations naturelles pour favoriser l’agriculture, sur un mode intéressé, sur des finalités qui étaient liées éventuellement aux enjeux politiques plus libéraux de l’époque. Donc ce concept est vivant, l’économie est une chose vivante. Mais on est passé de cette idée vivante à une approche strictement comptable ; où on fait l’économie de cette vitalité-là, pour mieux strictement s’en tenir à son arithmétique. Ça veut dire que, chez Malthus, on a quelqu’un qui explicitement dira : je dois définir la richesse pour mieux la maîtriser, pour mieux en maîtriser la production. Alors, je vais exclure de ma définition de la richesse tout ce qui ne se compte pas. Et je ne vais considérer que ce qui est commensurable. Ce sera une façon – et il n’est pas le seul – de jeter les bases de ce qui s’appelle aujourd’hui les « sciences économiques » qui ont, de manière outrancière, hypostasié cette relation entre l’arithmétique, l’intendance et le capitalisme.

Malthus, c’était qu’il fallait supprimer les pauvres.

Tout à fait, mais c’est un autre versant qui montre qu’il n’était pas vitaliste. Je dirai que l’idée d’éradiquer la pauvreté en éradiquant les pauvres est une conséquence logique de cette idée voulant que ne compte que ce qui est sujet au calcul et que ce qui permet au capital de croître. On a exactement la même chose chez Adam Smith au titre de l’activité productive : ce qui est pertinent, c’est de favoriser dans un régime l’activité qui, du point de vue de la médiatisation de l’économie par les nombres, génère, on pourrait dire, de la plus-value – aujourd’hui on dirait des marges, des bénéfices. C’est réduire au maximum ce qui est en quelque sorte parasitaire quant à ce processus-là. Mais on s’est aliéné là-dedans. Et je me suis intéressé à ce passage de l’économie au sens fort.

Si on continue ton processus, on aboutit à l’élimination d’une partie de l’humanité.

Et même on élimine la vitalité, Marx en parlait déjà très bien, au profit d’une sorte de dynamique comptable et capitalistique qui s’impose à nous de manière tragique, à la manière d’un grand Frankenstein, sur un mode autonome. Au fond, on supprime la vitalité ; ou, si on la maintient, c’est à la condition de la faire fructifier du point de vue du capital : OK pour organiser un festival, mais à la condition que ça soit bon pour la restauration et l’hôtellerie. J’en ai parlé dans La médiocratie, on a vu des artistes faire valoir leur activité dans l’espace public ces dernières décennies, en disant : nous, en plus d’être artistes et étant artistes en fait, nous sommes surtout des entrepreneurs. Le problème du capitalisme, c’est qu’il s’est emparé de tous ces leviers de la culture pour faire l’économie des affects, de l’éthique, de la politique, au nom d’une science, (les « sciences économiques »), au nom d’un savoir-faire qui est arithmétique qui consiste à dire : arrêtez de « conter », arrêtez d’être sensible, arrêtez de vous intéresser aux choses. Intéressez-vous au bilan, intéressez-vous aux données comptables. Parce que ça serait plus vrai que le vrai, parce que le vrai serait de ce côté-là. Cette façon de voir les choses consiste au fond à transférer sur un système culturel (le capitalisme, pour aller vite) la responsabilité de certains affects, dont la haine, dont le mépris. On peut très bien être un investisseur sympa avec les gens de sa communauté, aimer son chien, s’occuper de ses enfants quand on les voit une demi-journée par mois, être gentil avec ses salariés quand on daigne les saluer une fois en deux ans. Et par ailleurs laisser le système haïr à sa place, haïr sans qu’il n’y paraisse, haïr sans devoir assumer le sentiment lui-même ; parce que « ça » hait, le régime hait pour nous, le régime méprise pour nous. Il suffit simplement de s’assurer que les résultats comptables sont au rendez-vous, à travers un processus de haine qui est très efficace mais qu’on n’a même plus à prendre sur soi, pour en profiter finalement.

C’est assez inquiétant, ce que tu dis. Parce qu’on est de plus en plus dans ce système. Notre ex-président de la République, François Hollande, avait fait de la finance son ennemi. Est-ce qu’il allait dans ton sens, est-ce qu’il avait compris ce que tu voulais dire ?

Lui aussi faisait l’économie de beaucoup de choses, notamment d’une description fine. Quand il disait par exemple que la finance n’a pas de visage, n’a pas d’identité, il avalisait cette idée que le capital a fait l’économie même de l’identité des ayants droit du capital, des bénéficiaires. Ce qui est une mystification, parce qu’il les connaît très bien. Ce qui était intéressant, dans sa formule, c’était précisément cette façon de rendre opaque ce que la pensée critique cherche à désopacifier. Je suis convaincu – c’est mon travail de le faire, et L’économie de la haine serait un peu la « bande-annonce » de la recherche à laquelle je m’attelle au Collège international de philosophie – qu’on reviendra, par la force des choses, à un concept d’économie beaucoup plus « riche » (pardonnez-moi le jeu de mot) qu’il ne l’est maintenant. Parce que l’économie renvoie, dans notre histoire, eu égard à notre patrimoine culturel, à mêler un champ que les économistes ont restreint à la seule intendance. L’économie est une pensée des relations en tant qu’elles sont escomptées. Et ce n’est pas simplement une affaire de commerce, de production, de consommation, de thésaurisation.

3. Agir sans esprit comptable 

Ce n’est pas dans ton livre, mais je voudrais te faire réagir sur ce qui se célèbre ces mois-ci, c’est-à-dire Mai-68. Je ne sais pas à quoi à ça a ressemblé dans ton Québec. Qu’est-ce que t’inspirent à la fois cette célébration et cette époque ?

Je dirai, par rapport à ces enjeux-là, que ce qu’on peut retenir de cette période pour s’en inspirer, c’est cette façon qu’a eue une génération – et ensuite les ouvrières et ouvriers qui ont emboîté le pas à la jeunesse – d’agir sans esprit comptable, tout le contraire de ce qu’on fait aujourd’hui. Ce sont tous ces gens de bonne volonté qui, lorsqu’il s’agit d’analyser un problème, de considérer un enjeu grave lié à la mondialisation, ne peuvent pas s’empêcher de dire : qu’est-ce que je peux faire, moi ? Ou, pour le dire autrement : quelle est la solution ? Et la solution, c’est une façon de résoudre quelque chose. Or ça n’existe plus. C’est comme si on se disait que, comme il n’y a pas de solution, ce n’est même pas la peine d’y penser. C’est pour ça que très souvent, politiquement, on tend aujourd’hui à ne s’intéresser qu’aux problèmes qu’on peut résoudre, à restreindre la conscience politique à ce qui peut être résolu dans l’immédiat. Alors qu’il me semble que l’engagement politique suppose d’être à la fois désespéré et plein d’espoir. C’est-à-dire que, par définition, les conditions mêmes de l’engagement politique supposent que l’on de réglera pas de sitôt les problèmes auxquels on s’attaque. Sinon, ça n’est pas de la politique, à la rigueur c’est de l’administration – Jacques Rancière parlerait de « police ». La politique suppose qu’on s’attaque à des problèmes qui n’ont pas de solution, qui ont quelque chose d’une aporie pour la pensée. Et c’est pour ça qu’on s’y engage, et c’est pour ça qu’il faut faire preuve de courage. C’est parce que c’est décourageant qu’il y a du courage. Dans ces années-là, on voit bien qu’agir sans être comptable du moindre effort, du moindre geste qui pourrait nous coûter ceci ou cela – parce que peut-être le voisin ne trouvera pas ça conséquent, qu’on va mal paraître, que nos parents vont nous désavouer ou que ça va nous faire plafonner dans un avancement de carrière – paraissait à l’évidence, dans les années 1970, comme étant proprement mesquin et indigne d’un sujet politique.

Il y a quelque chose qui illustre ce qui se passe en ce moment, c’est la ZAD à Notre-Dame-des-Landes, où ce qui déroute pas mal, c’est ceux qu’on appelle les « zadistes » n’ont pas de but lucratif. Et un gouvernement qui, lui, est exclusivement à but lucratif, leur envoie des drones, des hélicoptères. On en était l’autre jour à 11 000 grenades lacrymogènes.

Ça nous ramène à l’enjeu de l’extrême centre et à son caractère extrémiste. Parce qu’on a là effectivement des gens qui vivent l’économie sans esprit comptable et sans soumettre l’économie à la comptabilité. Ce qui semble impardonnable au régime, c’est de ne pas être dans les sphères de la comptabilité et du droit des affaires. C’est quelque chose d’irrévérencieux pour le capital de ne pas participer aux logiques instaurées par l’oligarchie. Et là où le régime d’extrême centre pèse de tout son poids, c’est dans ses contradictions. C’est-à-dire qu’il se présente comme étant centriste, équilibré, responsable, pondéré, neutre, vrai… Tous ces mots qu’il s’attribue grâce à des médias qui vont dans sa direction. Et le comble de tout ça, c’est d’avoir développé ou ramené cette expression de l’« illibéralisme », qui tend à exclure tout ce qui n’est pas étroitement soi. Et c’est là où il y a de l’extrémisme dans l’air. En laissant le champ de la légitimité politique ouvert à la seule notion étriquée de l’ultralibéralisme tel que le pensent ce gouvernement et cette présidence-là. Donc on a un parti pris qui est libéral, et ce libéralisme est régi par un droit des affaires qui se veut extrémiste au sens où il est destructeur, liberticide, impérialiste. Il est aveugle, il est sourd, intransigeant. Il est inique. C’est bien ce « libéralisme » à tout crin qui fait qu’on perd chaque année, dans le monde, l’équivalent d’une Belgique en forêt. C’est ce régime-là qui fait que l’Allemagne a découvert récemment qu’en quelques décennies elle avait perdu 75 % de ses insectes. C’est ce régime-là qui est en train de chercher du pétrole dans de la boue et du gaz dans des cailloux, parce qu’il ne sait plus comment faire reculer la frontière de l’extractivisme ; plutôt que de se ressaisir et de penser la nécessaire décroissance vers laquelle nous nous orientons de gré ou de fait. Mais ce régime-là, qui est aveugle et extrême, se pare de toutes les vertus ; et présente tous ceux qui pensent, qui s’inquiètent, qui s’organisent, comme étant des adversaires sous l’étiquette d’« illibéralisme », qui est la plus paradoxale que j’aie de mon vivant entendue.

4. Les cinq formes de la censure

Ton discours n’est pas neuf, tu appartiens à un courant ancien de philosophes. Mais on voit bien que tu creuses, tu t’exprimes, tu cherches. Cette pensée critique, qui n’a rien de violent, qui se contente d’être intelligente et humaine, pourquoi a-t-elle tant de mal à exister ? Quels sont les mécanismes de censure (dont tu parles dans ton livre) et d’autocensure, qui freinent et qui bloquent ?

Il y aurait cinq formes de censure qui sont à l’œuvre et qui font effectivement qu’on est mal à l’aise devant la pensée critique. Mais je dirai que ce malaise s’oppose à un autre. Au fond, la psyché suscitée ou façonnée par un régime capitaliste est une pensée qui est traversée par les malaises. C’est d’une part un malaise par rapport à la pensée critique, parce qu’elle nous menace, et s’il fallait être libre de sa pensée, comment réagirait-on devant les injonctions patronales ? Surtout que les injonctions patronales sont de plus en plus paradoxales, parce qu’elles consistent à nous demander de deviner ce que le patronat souhaite entendre – on nous rend associés, partenaires, clients, etc. Et donc on est « en marche » dans ce nouveau régime, et il faut prendre sur nous de vouloir ce que l’autorité souhaite nous voir désirer. Je crois que la formule qui résume le mieux cela, c’est le fait de devoir écrire des lettres de motivation quand on est demandeur d’emploi. On nous place dans une position psychique, dans les mots mêmes, qui est contraire à ce qu’on éprouve très souvent. Et la force de l’idéologie est de ne pas être simplement de la propagande sur un grand écran de cinéma qui nous serait lointain, mais un trousseau de clés pour se retrouver dans un monde qui nous domine. C’est-à-dire que l’idéologie nous aide, c’est une boussole pour nous orienter dans le monde. C’est pour ça que nos parents, nos professeurs, qui veillent à notre bien, vont nous dire à notre jeune âge : constitue-toi un savoir-faire pour pouvoir te vendre, constitue-toi entrepreneur de toi-même, donne-toi des atouts sur le marché du travail. C’est-à-dire qu’on va soumettre un jeune esprit à l’idéologie pour son bien, parce qu’on est pris là-dedans. Donc la pensée critique est une menace par rapport à une personne qui veut se débrouiller dans le monde, parce qu’elle nous aide à comprendre le monde, à comprendre nos souffrances, mais elle ne nous aide pas à gagner de l’argent, pour le dire crûment. Par ailleurs, il y a la souffrance liée à ce monde opprimant-là, ces structures d’oppression ; où on nous demande justement de sourire quand on a envie de faire la gueule, on nous demande de mentir en allant à l’encontre de nos convictions morales élémentaires, on nous demande continuellement de surmonter des malaises. Et le malaise est précisément ce qu’on a voulu exclure de la pensée politique. On a fait comme si les affects, les passions, la vie psychique ne méritaient pas attention, comme si c’était quelque chose d’excédentaire et même d’encombrant. Ce qui compte, c’est la raison, le calcul, le principe, la directive. Et les passions sont ce qu’il faut refouler. Et quand on finance quelqu’un sur un mode salarial, d’une manière sous-entendue – et si on ne le comprend pas par soi-même ça nous sera dit explicitement –, ce qui est dit, c’est : ta gueule, je te paie ! Et ce que je paie, c’est un travail que Freud définissait comme tel, un travail de refoulement, un travail psychique. Le travail qu’on fournit, ce n’est pas seulement du travail manuel, ou intellectuel s’il s’agit de répondre à des clients un certain nombre de phrases qu’on nous a mises dans la tête. C’est aussi travailler à réprimer ce qui nous semble absurde ou irritant, ce qui nous semble malhonnête, ce qui nous paraît être une escroquerie. Ce sont donc ces deux malaises qui entrent en ligne de compte. Mais la censure, comment se déploie-t-elle là-dedans ? Je passe vite sur les deux formes les plus connues, la censure et l’autocensure, sur le mode un peu évident de la rature ou de la suppression. Cette censure existe encore, mais d’une manière moins étendue qu’avant. Le Bureau de la censure qui dit : supprimez ceci, raturez cela, ce mode-là est de moins en moins fréquent. Il y aura bien sûr, au nom de la raison d’Etat, des textes caviardés. Il y aura aussi – Aude Lancelin en parlait bien dans son livre, Le monde libre – des coups de fil qui sont passés pour qu’on retranche ceci ou qu’on supprime cela. Ça existe donc encore, mais il y a d’autres formes plus insidieuses sur lesquelles on ferait bien de s’attarder. Il y a l’autre forme, l’autocensure, qui consiste à dire que, par crainte de représailles ou aux fins d’avancement de carrière, on ne nommera pas Untel et on supprimera cela de sa pensée. Mais il faut l’avoir déjà pensé. Ça, c’est les censures sur un mode ancien. Ensuite vient la censure idéologique, et elle est très efficace. Elle consiste à faire en sorte qu’on pactise avec des mots qui comportent des points aveugles. La censure est déjà intégrée aux mots, on fait donc l’économie de la censure, on ne se rend pas compte qu’elle est à l’œuvre. J’en parle souvent, je pense que c’est l’exemple le plus clair. Je viens d’un pays où sévit la notion de gouvernance. Cela suppose qu’on pense désormais tout en fonction des critères de l’entreprise privée. Même un ministère va se présenter comme une entreprise ministérielle, et va donc s’intéresser non pas à des citoyens ou des citoyennes – des patients, des usagers ou des voyageurs –, mais toujours à des « clients ». Dès lors qu’on instaure ce mot-là, on fait perdre de vue la notion de service public. Dès lors qu’il y a un conflit dans le monde et qu’on en fait strictement une affaire géopolitique – qui intéresse la Russie, la France, Israël, les Etats-Unis, etc. –, on passe sous silence ce qui motive le plus souvent les conflits d’envergure dans le monde. C’est-à-dire des intérêts commerciaux et industriels : où va passer le gazoduc, qui va pouvoir accéder à tel gisement de je ne sais quelle richesse ? On a développé mille et une manières de distiller un langage qui nous fait faire la censure d’un grand nombre de choses sans qu’on s’en aperçoive. Je ne sais pas si le terme « censure » est encore indiqué, mais il me semble que c’est bien ce qui est à l’œuvre. Ensuite, il y a la censure de nature psychique – j’aurais envie de dire psychanalytique, inconsciente – qui nommément apparaît comme telle chez Sigmund Freud. Et la censure, dans la métapsychologie, c’est le moment préconscient où le sujet psychique – je dirai presque l’appareil psychique à l’œuvre en lui – sent le malaise dont je parlais tout à l’heure, sent qu’il n’est pas convenable d’utiliser telle ou telle expression, même si c’est celle qui convient le mieux à une situation, parce que le plaisir ou la satisfaction à l’utiliser risque d’entraîner des conséquences fâcheuses qui ne valent pas le coup, qui ne font pas le poids. Et là, on est dans est dans des enjeux économiques. Ce n’est pas l’autocensure de tout à l’heure, où on se dit : j’ai fait un travail sur Vincent Bolloré, mais comme je ne veux pas être le cinquante-et-unième à recevoir une mise en demeure, je ne vais pas mettre son nom, je vais écrire « un homme d’affaires ». Là, c’est simplement sentir, avant même que le mot soit arrivé à la conscience, qu’il vaudrait mieux en utiliser un autre. Et on est continuellement dans ces rapports de malaise et de négociation intérieure. L’idée, c’est de faire en sorte que les gens, par eux-mêmes, répriment un certain nombre d’idées, tout simplement parce que ça ne se fait pas d’être écologiste quand, tout à coup, on est avec des gens qui reviennent de Cuba et qui ont pris l’avion. On est continuellement en train de se censurer, sur le plan psychique dont je parlais tout à l’heure, non pas par rapport à un absolu moral qui serait clair pour tout le monde, mais par rapport à un discours idéologique contingent qui se travaille quand on est puissant. On peut revenir à Propaganda d’Edward Bernays et à beaucoup d’autres textes qui renvoient à ce type d’enjeu. L’intérêt, pour des grandes firmes (je me suis intéressé à Total notamment, mais il y en a tellement d’autres), c’est de prendre au corps cette réalité endoxale de l’opinion et de faire en sorte qu’on la thématise bien, pour qu’il soit évident que le communisme, après coup on le sait, c’est des millions de morts et c’est tout ; que les utopies ne marchent jamais ; que tout ce qui compte, c’est de trouver un bon job et le reste, de toutes façons, ça nous échappe… Toutes ces espèces d’expressions toutes faites (« On n’y peut rien »), tous ces adages sont extrêmement puissants, et ils sont travaillés. On nous les bassine à longueur de journée, surtout depuis qu’il y a l’information en continu.

5. La souveraineté réfractée

En t’écoutant, et en réfléchissant assez souvent au boulot qu’on fait de journaliste, qui consiste malgré tout à persister dans l’idée de révéler, d’aller vers une vérité, je suis pris parfois d’un vertige qui consiste à se dire : à quoi ça sert ? Tu parlais des grandes multinationales. Philip Morris est une entreprise absolument assassine, qui a des millions de morts à son actif, qui a été condamnée, qui a dû publier ses archives qui sont consultables à l’envi. Un jour, Chomsky nous parlait des Pentagon Papers et de ces histoires-là, et il nous disait : ça n’a rien changé, aujourd’hui Philip Morris se porte bien. On passe nos vies à révéler des vérités sur des fake news et à dire : regardez comme ils ont menti, Cahuzac, etc. Comment s’interroger sur le parcours de la vérité et son efficacité ?

On peut, sans trop épiloguer, cerner cette question éminente. La souveraineté réfractée, pensons-là comme ça. On ne peut plus strictement penser l’ordre du monde comme étant l’effet de notre volonté. La souveraineté (la souveraineté une) est réfractée de plusieurs façons. Il y a encore la souveraineté d’État dont je parlais tout à l’heure. Les États, bon an, mal an, prennent des décisions sur un certain nombre de choses, de moins en moins par rapport aux oligarques ; ou en tout cas, quand ils les prennent, c’est en leur faveur et de plus en plus sur un mode contraignant par rapport à tous les autres. Ensuite, il y a une autre forme de souveraineté que j’ai essayé de définir depuis quelques années, qui est la souveraineté offshore, c’est-à-dire la souveraineté de nature privée, celle des multinationales. C’est une souveraineté qui définit un pouvoir discrétionnaire de grandes institutions financières, de multinationales dans le domaine de l’industrie et du commerce, sur un mode aussi tranchant que celui des États, dans certains domaines. Parfois, il peut y avoir complémentarité, parfois il peut y avoir parallélisme, parfois il peut y avoir antinomie. Et puis, il y a la souveraineté du peuple. Ce que les journalistes appellent avec beaucoup de mépris (mais souvent ils ne s’en rendent pas compte parce qu’ils font l’économie de la haine) la « grogne ». C’est quand le peuple est souverain, de par son interposition, de par ses manifestations, qu’il force une décision. Il s’interpose et il fait en sorte que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ne sera pas construit, par exemple. C’est une décision du peuple, c’est vraiment une manifestation de souveraineté. Il y a une quatrième souveraineté que j’ai développée en m’inspirant seulement de Georges Bataille (sans penser à m’approprier son discours), qui consiste à penser la souveraineté de l’histoire, du sort. C’est-à-dire une chimie entre les trois autres, qui serait elle-même souveraine. C’est qu’on ne sait jamais trop qui va avoir le dessus dans ce rapport de force permanent. La souveraineté, c’est cette espèce de rapport de force permanent qu’on institue entre ces trois souverainetés-là, mais c’est aussi le sort comme tel qui compte. Il y a une sorte de « volonté divine », comme on aurait dit à une certaine époque, et dont a parlé aussi Walter Benjamin dans la Critique de la violence. Et c’est d’autant plus vrai qu’il y a quelque chose qui va se révéler décisif ces années-ci, bien que ce ne soit pas une instance politique : c’est la nature, ce sont les écosystèmes qui vont, eux, arrêter le capitalisme, c’est clair Je pense que pour nous, peuple – peuple de gauche, mais nous aussi concitoyens et concitoyennes de toutes allégeances qui sommes inquiets –, l’erreur serait de penser que tout relève de notre volonté. J’ai dit récemment à quelqu’un que le capitalisme n’était pas viable dans sa forme actuelle parce qu’il n’y aura plus de pétrole bientôt, en tout cas plus de pétrole abondant, il n’y aura plus de gaz abondant. Et quand on voudra faire un virage vers les panneaux photovoltaïques, vers les techniques de captage et de stockage ou les agrocarburants, il y aura tellement de problèmes liés à l’industrie minière et aux réserves en lithium, en terres rares qui manqueront, et par ailleurs de tels les enjeux agricoles (sans parler du transport), que ça ne sera pas davantage viable. Et cette personne-là me disait : mais non, le capitalisme ne peut pas cesser, les gens ne l’accepteraient pas. Comme si nous étions – nous, civilisation, mais surtout nous, Occidentaux –littéralement maîtres des choses. Nous avons tellement donné dans l’ubris de la souveraineté financière, industrielle, technique, qu’on a oublié qu’il y avait un monde ; que ce monde-là a des ressacs, qu’il relève d’un principe de réalité et qu’il peut s’imposer à nous. C’est un monde fini. Et ce système dans lequel on est, tablant sur la croissance dans un monde fini, et n’étant pas capable de composer avec le fait que les richesses dont il a besoin sont désormais comptées, ce régime-là est son propre adversaire. Ce n’est pas nous qui allons le faire tomber, il a un cancer généralisé. Ce système est malade, il n’est pas viable. Et notre travail à nous, c’est de l’accompagner dans sa chute. L’accompagner, ce n’est pas dans le sens d’une balade, c’est dans le sens de l’achever. Donc c’est continuer à critiquer, à penser, à dénoncer, à analyser. Afin que, le jour où vraiment la crise devenant aiguë elle frappe les esprits et soit un fait reconnu par un très grand nombre de concitoyens et concitoyennes – pas nécessairement une majorité, mais une minorité intense capable de faire l’histoire et de valoir à titre de peuple –, afin que le jour où cette conjoncture-là sera développée, nous soyons à même, puisque nous y serons préparés, de développer un discours à la place des fascistes qui voudront eux aussi s’emparer de cet espace vide. Je pense que la focalisation se fait là.

Et pour finir, un vrai journaliste, un journaliste de l’extrême centre te dit : mais alors, Alain Deneault, vous voulez faire la révolution ?

Je souhaite rendre révolu, avec mes concitoyennes et concitoyens, un système délétère et destructeur pour nous-mêmes et pour la planète.

journaliste : Daniel Mermet

transcription : Josette Barrera et Jérémie Younes

Pubkié le 24/08/2018

Hôpital. Coup de sirocco dans les services publics d’urgences

Cécile Rousseau  (site l’humanité.fr)

En cette période estivale, de nombreux services virent au rouge. Si la canicule a pu aggraver la situation par endroits, les personnels hospitaliers estiment que le point de non-retour est déjà atteint depuis longtemps.

«Tout est parfaitement monitoré », lançait la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, début juillet. Faux ont rétorqué, excédés, médecins et personnels hospitaliers dans différents médias. Après un printemps de surchauffe, émaillé de nombreuses grèves, c’est l’été de la saturation totale aux urgences : dégradation de l’accueil des patients, des conditions de travail des soignants, départs en cascade… Si l’impact de la canicule n’a pas été aussi fort que redouté, les services n’ont jamais été aussi surchargés. Depuis vingt ans, leur fréquentation est passée de 10 à 21 millions de personnes. Sans que les moyens suivent. Pour calmer le jeu, la ministre de la Santé a ressorti les statistiques, mettant en avant 78 ouvertures de services d’urgence en vingt ans. Dans les faits, une majorité d’entre elles ont été réalisées dans le secteur privé. Pour apaiser les esprits, l’exécutif table désormais sur la présentation du plan hôpital, repoussée a priori à mi-septembre. Retour sur un été de plomb.

1 Abattage de consultations au Cap-d’Agde

Dans la célèbre station balnéaire, l’afflux de touristes se retrouve à l’hôpital. au Cap-d’Agde (Hérault), passant de 30 000 habitants à parfois 300 000 au cœur de la belle saison, le service de soins non programmé, faisant office de service d’urgence de jour, frôle l’asphyxie. Le Dr Bertrand de Pontual, chef du service et délégué régional de l’Amuf (Association des médecins urgentistes de France), ne sait plus où donner de la tête : « Je vois de 40 à 45 patients par jour. Hier, j’ai commencé à 8 heures et j’ai fini à 21 heures, en prenant dix minutes pour manger. C’est de l’abattage ! » Malgré la recrudescence estivale, il n’a bénéficié que d’un demi-poste d’infirmier en renfort. « On double les effectifs de police qu’on fait venir de Paris, on triple le nombre de pompiers, mais il y a zéro effectif en plus dans la santé », s’indigne le praticien. Les fortes chaleurs ont encore fait grimper la température dans le service. « Chez nous, il y a un effet canicule, les personnes âgées, des enfants en bas âge arrivent déshydratées, ça a encore fait augmenter notre taux de passage ! Sans compter l’accidentologie liée à l’usage des toboggans, les bouées tractées ou encore les rixes alcoolisées. » Dans l’Hérault, sur les 13 services d’urgence, 10 sont privés. Dans la zone, c’est la clinique privée de la petite commune de Pézenas qui avait obtenu l’agrément et non Le Cap-d’Agde. Or, un service 24 heures sur 24 s’impose pour le praticien. « Tous les jours, on doit refuser des gens après 18 heures pour fermer ; on se fait insulter. On manque aussi de lits, en amont et en aval. Et ce n’est pas que de la bobologie, comme le prétend la ministre de la Santé ! On réanime des personnes. » « Moralement atteint », le Dr Pontual voit son avenir ailleurs.

2 À Troyes, la valse sans fin des effectifs

L’hémorragie de praticiens vide le service des urgences de la préfecture de l’Aube. À la suite de la décision de fermer les consultations d’urgence pédiatrique, quatre médecins des urgences avaient démissionné en mai, entraînant une crise sans précédent. En guise de solution, la réserve sanitaire avait été déclenchée, avec l’arrivée temporaire de médecins à la retraite. Trois mois plus tard, malgré quelques aménagements à la marge, la catastrophe continue : « Nous sommes nombreux, moi y compris, à partir travailler dans le privé à la rentrée après 20 ans dans le public, lance un des docteurs du service. Et il n’y a pas grand monde pour prendre la relève vu les conditions de travail. Cet été, on a un planning à trous, c’est de la gestion de la pénurie, les équipes sont à bout. On a eu de la chance que la canicule ne soit pas à la hauteur de celle de 2003. » Dès février, les urgentistes avaient distribué des tracts aux patients pour s’excuser des conditions d’accueil. Avec 62 000 passages en 2017, le service est en surtension 365 jours par an. « La mère d’une amie est restée huit heures sur un brancard, tonne une élue de la CGT, certains agents travaillent 60 heures par semaine et ont plus de 200 heures supplémentaires. Ils ne peuvent pas prendre plus de 15 jours de congés d’affilée en juillet ou août. On voit bien que la ministre ne va pas se faire soigner à l’hôpital public ! J’espère qu’il y aura du monde dans la rue à la rentrée. »

Le maire LR François Baroin, président du conseil de surveillance, s’était pourtant emparé de l’affaire. Mais le plan d’action s’est soldé par l’octroi de 500 000 euros de subventions pour… rénover le logement des internes.

3 Bourges : bonnet d’âne pour le nombre de lits

Un été fébrile à l’hôpital de Bourges. Dans le « No bed challenge », lancé par le Samu, consistant en un classement des lits disponibles dans les urgences, la structure du Cher arrivait ces jours-ci en deuxième position des pires conditions d’accueil. En mars dernier, les agents s’étaient mobilisés face à l’engorgement du service. Ils exigeaient des renforts et des lits. À la place, ils ont dû se contenter d’une aide-soignante supplémentaire et de 15 lits de médecine générale (lits d’aval). « Ces lits étaient déjà décidés dans le projet d’établissement ! Nous en voulions au moins 30 pour débloquer la situation », explique la secrétaire de la CGT, Armelle Paris. Si, comme le rappelle l’Amuf, 150 000 lits ont disparu dans les hôpitaux français ces 20 dernières années, à Bourges, ils se sont volatilisés peut-être encore plus vite qu’ailleurs. Depuis deux ans, 70 lits ont été supprimés dans tout l’hôpital. À Bourges, les embouteillages sont désormais inévitables. Pour Nathalie, du bureau de la CGT : « Les urgences sont devenues un service d’hospitalisation, où les gens restent un ou deux jours alors que ce n’est pas leur vocation. Parfois, on leur fait payer le forfait hospitalier alors qu’ils sont toute la journée sur un fauteuil et n’ont pas eu de repas. Des gens sont dans le couloir 24 heures sur 24. Imaginez-vous changé sur un brancard, devant 10 personnes. » Découragés, 13 infirmières sur 50 ont déjà quitté le navire après la grève, remplacées pour certaines par des jeunes diplômés : « Quelques-unes veulent déjà partir. C’est du travail à la chaîne. Tout s’est tellement dégradé que la saison estivale passe quasi inaperçue », résume Armelle Paris.

4 Turnover permanent à Lariboisière

Dans le plus grand service d’urgence de Paris, les rendez-vous festifs ont aggravé la suractivité ambiante. Lors de la Fête de la musique, 345 personnes ont fait un passage aux urgences, contre 250 un jour normal. La Coupe du monde a également contribué au taux de fréquentation historique : « Ces pics d’activité provoquent un sacré gap avec un personnel médical en sous-effectif», déplore Élisabeth Genest, délégué CGT. Preuve que les besoins sont réels, en six mois, 313 missions de renfort ont été souscrites. Mais aucun médecin supplémentaire n’a été appelé cet été. Les fortes chaleurs se sont répercutées à la fois sur l’environnement de travail des soignants et l’attente des patients. « Un jeune médecin présent depuis novembre m’a raconté avoir travaillé 15 jours d’affilée. Il y a beaucoup de turnover, les jeunes diplômés restent deux-trois ans et s’en vont. Quand ils arrivent ici, ils savent que ça ne va pas être tranquille. Les arrêts maladie sont en hausse. La ministre de la Santé doit arrêter de dire que tout est sous contrôle. » Le 22 juillet, un comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) extraordinaire s’est tenu pour évoquer la souffrance des agents.

5 À Saint-Vallier, vide sanitaire en route

« Les urgences de l’hôpital seront fermées de jour comme de nuit. » Ce grand panneau blanc barre l’entrée du centre hospitalier de Saint-Vallier (Drôme). Pour la première fois, le service n’ouvrira pas ses portes en août. Déjà, en juillet, les horaires avaient été réduits avec un accueil uniquement de jour. Le 27 juin, la CGT a débarqué au comité technique d’établissement pour faire entendre son opposition. « Le directeur nous a assuré qu’il n’avait pas trouvé de médecins intérimaires pour Saint-Vallier, mais il n’a pas assez anticipé ! », s’agace Michèle Perrier, de l’union départementale CGT.

Si le couloir rhodanien est très fréquenté en période estivale, avec l’autoroute A7 non loin, le service public semble, lui, aux abonnés absents. « Ils sont contraints d’aller à Romans, à 30 minutes de là, détaille Thierry Giraud, secrétaire de la CGT, ou à Valence qui est déjà saturé, il n’y a que cinq anesthésistes, les obligeant à déprogrammer les opérations les plus urgentes. Quand les patients viennent de la Drôme des collines, avec une route pas facile, cela peut leur prendre jusqu’à une heure. C’est de la non-assistance à personne en danger. » Pour les usagers de la commune semi-rurale, c’est la double peine. Par la force des choses, la maison médicale dans les urgences est aussi fermée. « Il y a 10 000 passages par an aux urgences. À terme, ils veulent en faire un service light, qui ne répond pas aux besoins. La ministre a promis de ne pas rayer de la carte les hôpitaux de proximité dans son futur plan hôpital, j’ai un doute », tacle Thierry Giraud. Un préavis de grève court jusqu’en septembre, le syndicat craignant que les portes restent partiellement closes ce mois-là.

Cécile Rousseau

Publié le 23/08/2018

Total au Gabon licencie six grévistes en passant outre une décision de justic

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Une nouvelle grève se prépare à Total Gabon contre le licenciement jugé illégal de six employés de la multinationale française. À l’appel de leur syndicat, ces derniers avaient participé à un mouvement d’arrêt de travail de 11 jours au mois de juillet. Le conflit s’envenime et pourrait cette fois affecter l’ensemble du secteur pétrolier gabonais.

C’est l’histoire d’une multinationale que les décisions de justice ne semblent pas contraindre. Le 3 août, le tribunal de première instance de Port-Gentil, au Gabon, conclut : « L’émission de lettres de convocation à un entretien préalable en vue d’un licenciement pour avoir pris part à une grève non déclarée illicite, constitue un trouble manifestement illicite, né de la violation des dispositions des articles 342 à 345 du Code du travail ». Saisi par l’Organisation nationale des employés du pétrole (ONEP) suite à la convocation préalable au licenciement fin juillet de six employés de la compagnie, le juge des référés ordonne à Total Gabon de mettre fin à la procédure, même en cas de recours, et de payer les frais de justice.

En vain. Dans une communication en date du 10 août, la direction générale de la compagnie pétrolière affirme que le licenciement de six collaborateurs pour faute lourde « est irrévocable » avant de préciser que « ces derniers ne font plus partie des effectifs de Total-Gabon ». L’entreprise, qui a fait appel de la décision du tribunal, leur reproche la mise à l’arrêt des installations évoquant « des manœuvres dans le but de porter atteinte à l’exercice de l’industrie ». De son côté, l’ONEP dénonce un « affront envers la justice gabonaise » et constate que les décisions de Total Gabon se placent au-dessus des institutions judiciaires de la République.

Sur le fond du dossier, le secrétaire général du syndicat, Sylvain Mayabi Binet, affirme qu’au début de la grève les travailleurs licenciés par Total « ont entamé la sécurisation des installations conformément aux consignes écrites de l’ONEP » fondées sur un arrêté du ministère du Travail gabonais du 22 mars 2010 réglementant le service minimum dans ce secteur d’activité. Celui-ci stipule : « dans les entreprises où l’activité à un impact sur la santé, la vie et la sécurité des hommes, le personnel en grève devra tout mettre en œuvre pour que les installations soient protégées conformément aux standards de l’industrie ».

Grève sous pression chez Total en juillet

La procédure de licenciement des six employés de Total trouve sa source dans un mouvement de grève de quinze jours lancé début juillet par l’ONEP, après l’échec de négociations au printemps. L’inquiétude grandit chez les salariés de cette filiale détenue à 58 % par le groupe Total et à 25 % par l’État gabonais, selon le syndicat. Les restructurations commencées il y a quatre ans, ainsi que les récentes cessions d’actifs onshore (terrestre) au franco-britannique Perenco, ou à l’entreprise Assala Upstream Gabon S.A au mois de juillet, leur font craindre un désengagement du groupe Total. La multinationale réoriente une partie de ses activités vers l’offshore et l’exploitation en eau profonde, dans un contexte de volatilité des prix du pétrole. De plus, Total Gabon a mis en œuvre un nouveau mode de rémunération qui rogne les avantages sociaux des travailleurs de la compagnie selon le syndicat des employés du pétrole.

Dans ce contexte, la grève démarre le 9 juillet et les tensions avec la direction sont immédiates. « Alors que les opérations de sécurisation des installations étaient en cours, le chef de la division exploitation a demandé aux travailleurs de stopper les opérations et de quitter les installations sous l’escorte des agents de sécurité », relate Sylvain Mayabi Binet. Le secrétaire général d’ONEP affirme qu’ils ont été remplacés pendant toute la durée de la grève par des travailleurs de sociétés extérieures. Une pratique dont Total Gabon serait coutumière selon lui, et qui aurait entraîné des pollutions maritimes lors d’un autre conflit du travail en 2014. L’ONEP a saisi la justice le 17 juillet pour « entrave au droit de grève ».

Ensuite, le principal syndicat du secteur pétrolier a mis fin au mouvement le 20 juillet, après 11 jours de grève. Butant sur une absence de discussions avec la direction de Total Gabon, l’ONEP justifie la suspension des arrêts de travail par un « souci d’apaisement », espérant ainsi l’ouverture de négociations. Une stratégie qui ne s’est pas avérée payante puisque, cinq jours plus tard, Total engageait six procédures de licenciement contre des grévistes. Désavouée en première instance par le tribunal de Port-Gentil, la compagnie attend le jugement en appel prévu pour le 28 août. La veille du rendu de la plainte du syndicat ONEP pour entrave au droit de grève fixé lui au 29 août.

La grève qui vient

« L’ONEP ne laissera jamais Total Gabon licencier illégalement les six salariés visés », promet Sylvain Mayabi Binet. En plus des actions en justice, le syndicat a lancé le 12 août un « appel à la mobilisation générale du secteur pétrolier » et prépare une nouvelle grève à Total Gabon, suivi d’un préavis touchant l’ensemble du secteur. Depuis, des consultations internes ont commencé, interrompues momentanément par une succession de jours fériés du 15 au 19 août, fête de l’indépendance oblige. Mais dès cette semaine, des assemblées générales sont programmées et l’ONEP doit rencontrer d’autres organisations syndicales afin de « préparer une mobilisation efficace », annonce son secrétaire général qui, en plus de la réintégration des six salariés licenciés, souhaite la révocation du directeur général de Total Gabon.

La grève pourrait donc commencer à la fin du mois ou début septembre. À moins que la justice gabonaise ne donne raison à l’ONEP les 28 et 29 août. À condition également que la filiale de Total décide cette fois-ci de se conformer aux décisions de justice de la République du Gabon. Un scénario que le syndicat des employés du pétrole n’envisage pas sereinement. Pour eux, l’attitude de la compagnie est le signe d’une volonté d’interdire les grèves dans l’entreprise. « Ces actions de Total Gabon sont soutenues par le patronat et encouragées par le silence de l’administration », avance Sylvain Mayabi Binet qui imagine une généralisation de ces pratiques à toutes les entreprises pétrolières du pays.

Une inquiétude accrue par des « bruits de couloirs » à propos d’un lobbying que ferait Total Gabon auprès de l’État, dont le syndicaliste se fait l’écho. Ce dernier évoque des rencontres entre la direction générale de l’entreprise et la présidence, ainsi que les ministères de l’intérieur, de la Justice, du Travail et du Pétrole. Une suspicion qui intervient dans un contexte de crise économique et d’une cure d’austérité annoncée au début de l’été par le gouvernement. « L’état providence est terminé », a claironné le président Ali Bongo Ondimba, le jour de la fête d’indépendance.

Malgré cette crise et les incertitudes planant sur le secteur pétrolier, le conseil d’administration de Total Gabon a proposé le 22 mai une augmentation de 22 % de la rémunération de ses actionnaires pour 2018, soit 24,75 millions de dollars de dividendes à verser sur un résultat net de 106 millions. Ainsi, la filiale du groupe pétrolier ne semble pas contrainte par la crise à réduire la rémunération des actionnaires. En tout cas, pas plus qu’elle ne semble l’être par les décisions de justice du Gabon.>>

Publié le 22/08/2018

Jeunesse. Ils ont fait leurs premiers pas militants sous l’ère Macron

service politique (site l’humanité.fr)

Alors que le président de la République se présentait comme le candidat de la jeunesse, une part croissante de celle-ci s’oppose à son projet et s’engage en politique, dans la vie associative ou syndicale. Témoignages.

Plein soleil mais fraîcheur toute bretonne. Au camp d’été du Mouvement jeunes communistes de France (MJCF), en cette fin du mois de juillet, quatre nouveaux adhérents goûtent avec curiosité et enthousiasme ce rendez-vous de formation et de vacances à Ploufragan (Côtes-d’Armor), aux côtés d’une centaine d’autres militants de toute la France. Au mur, le programme de la journée, affiché avec celui des tâches partagées, côtoie l’exemplaire quotidien du journal Avant-Garde, qui relate l’actualité du camp et au-delà. En crampons ou en tenue décontractée, revenant de l’activité football ou de l’atelier théâtre, ils témoignent de leur engagement récent, nourri par leur refus des politiques menées par le gouvernement.

« J’ai vaincu ma peur de rencontrer les autres! »

Pour Lou, lycéenne, le fait qu’Emmanuel Macron se présente comme le président des jeunes a déclenché son engagement. « C’est surtout le président des banques et de la bourgeoisie ! s’indigne-t-elle. « Il veut remettre nos droits à zéro en supprimant tout ce qui existe pour les couches les moins aisées. » En adhérent au MJCF le 1er mai et en participant à des manifestations, elle dit avoir évolué aussi personnellement. « J’ai appris à prendre la parole en public et j’ai vaincu ma peur de rencontrer les autres. »

Thomas n’a pas grandi dans une famille militante. Au contraire. « Ma famille se fout de la politique ou alors vote FN », explique-t-il. Quand il a suivi des études universitaires après son BTS de comptabilité, ses collègues de promo, « tous fils de bourgeois », lui lançaient des regards dédaigneux lorsqu’il disait être boursier. En s’engageant à l’Union des étudiants communistes (UEC) de Nanterre, il « ne se sent plus seul face à l’injustice ». Pour lui, les jeunes qui se sont engagés lors de la lutte contre Parcoursup seront autant de forces potentielles pour repartir à l’offensive à la rentrée.

C’est le cas de Medhi, 18 ans, tout juste bachelier en attente d’une place pour Sciences-Po, qui, lui, a choisi en décembre 2017 de pousser la porte des Jeunes insoumis de sa ville, Montpellier (Hérault). Bien qu’il « relayait » déjà la cause sur les réseaux sociaux, il a voulu « aller plus loin » en se rendant à une réunion publique. Avec Parcoursup, il a enclenché la seconde. « Très actif », presque « meneur » dans son lycée Georges-Clemenceau, il dit aujourd’hui avoir « beaucoup appris de cette mobilisation ». « La communication de Macron se base quasi exclusivement sur son jeune âge, mais la jeunesse n’est pas en phase avec lui. Sa politique, qui a mis le feu aux poudres, est plus vieille que moi », lâche-t-il, évoquant notamment l’écologie. Si Mehdi a choisi un mouvement politique, plutôt qu’une association ou un syndicat, c’est parce qu’il estime avoir « une vision plus globale de la société » et qu’il « veut » s’investir sur un projet, précise-t-il.

Aliénor, cheminote de 25 ans, a de son côté franchi le pas du syndicalisme. Salariée de la SNCF depuis 2014, elle est passée de l’Unsa à la CGT cheminots dès le début du mouvement contre la réforme ferroviaire : « Je me suis pointée à une AG et je me suis rendu compte qu’il n’y avait personne de l’Unsa, alors que les personnes de la CGT proposaient beaucoup de bonnes idées, donc j’ai changé de carte », raconte-t-elle, en riant. Jeune militante communiste pendant ses années lycée, elle s’en était désinvestie progressivement jusqu’à son entrée à la SNCF, « un milieu super syndiqué et super engagé ». « Je m’y suis vite remise », lâche-t-elle. « En dehors des AG, j’essaie de participer un maximum aux actions : je pars du principe que faire grève depuis son canapé, ça ne sert pas la cause. Il faut se faire voir pour pouvoir expliquer aux gens les problèmes de fond que les médias ne relaient pas. »

Pour d’autres, le syndicalisme commence sur les bancs de l’université. À 21 ans, Julie (le prénom a été modifié) a rejoint Solidaires étudiant.e.s en septembre 2017, d’abord pour « améliorer les conditions d’études au sein de la fac », puis contre « les différents projets du gouvernement qui touchent à l’enseignement supérieur ». Son militantisme s’est renforcé à ce moment-là : « Depuis qu’Emmanuel Macron est au pouvoir, sa politique néolibérale, qui revient à précariser toujours plus les plus faibles et à les mettre en concurrence, s’est traduite par une avalanche de mesures. »

Bientôt la rentrée et 65 000 étudiants sont toujours sans affectation

À Limoges, Louise, qui étudie les sciences de l’éducation, égrène elle aussi les coups portés par Emmanuel Macron à la jeunesse. Baisse des APL, loi ORE, sélection à l’université… « Macron me met en colère, car il s’attaque à la jeunesse la plus précarisée », juge l’étudiante, qui s’est engagée à l’Unef en 2017. Et si les luttes de l’année scolaire précédente n’ont pas encore fait faiblir le gouvernement, Parcoursup s’est chargé de décupler la colère chez les étudiants recalés. « J’ai des amies et des collègues de promotion qui étaient indifférents, voire favorables à la sélection. Une fois qu’ils se sont rendu compte de leur position via Parcoursup, ils ont modifié leur point de vue. » 65 000 étudiants sont toujours sans affectation, à quelques jours de la rentrée scolaire et universitaire.

Un sentiment de révolte face à l’inhumanité envers les réfugiés

Le mépris ressenti par les jeunes se conjugue aussi avec le sentiment de révolte alimenté par l’inhumanité avec laquelle sont traités les réfugiés, dont beaucoup ont eux aussi l’âge d’étudier. À 21 ans, Victoria a subi un électrochoc lors d’un voyage au Mexique. Pendant un an, elle a eu l’occasion de rencontrer des « familles mexicaines qui ont vécu les pires horreurs à la frontière américaine ». De là-bas, sa conscience sur la question migratoire s’est éveillée. À son retour en France, elle contacte Utopia 56 pour proposer ses services, au sein du pôle mineurs, grâce auquel elle mesure les manquements de la France à l’égard des jeunes migrants. « Face à l’inhumanité de ce gouvernement, il ne suffit pas de signer des pétitions ou de s’indigner sur les réseaux sociaux », s’insurge-t-elle.

Un engagement qui fait écho à celui de Marie, étudiante de 22 ans à la Sorbonne (Paris). Ses grands-parents paternels ont quitté l’Italie dans les années 1920. D’où, chez elle, cette « sensibilité accrue aux problématiques en lien avec l’exil ». Après un stage à France Terre d’asile, elle rejoint la Cimade en septembre 2017, qui cherche des bénévoles pour se rendre dans les centres de rétention, ces « prisons qui ne disent pas leur nom ». À l’élection de Macron, Marie ne prend pas tout de suite la mesure des choses. « À ce moment-là je n’avais pas forcément perçu que le positionnement du président était beaucoup plus à droite que ce qu’il avait annoncé. C’est quand la loi asile et immigration a été présentée que j’ai compris que Macron et Collomb seraient exclusivement dans la répression, sans considération aucune pour les droits humains », dit-elle, exprimant la nécessité « de résister ».

Raphaël, en tant que Lyonnais, connaît bien Gérard Collomb. À 25 ans, il s’est engagé à Génération.s fin janvier : « La première action d’Emmanuel Macron a été de pérenniser l’état d’urgence. Je ne pouvais pas laisser passer ça. C’est là que j’ai décidé de m’engager quelque part. » Pour cet étudiant en master de droit pénal, le pouvoir macroniste, c’est tout un ensemble : loi asile-immigration, criminalisation de la misère, réforme de la justice qui rime avec généralisation de l’État policier… Ce fils d’ouvriers, arrivés d’Uruguay il y a quinze ans et parlant peu le français, analyse le rôle de son origine sociale dans son engagement : « Voir à quel point les classes les plus défavorisées et immigrées galèrent, ça a créé un sentiment de révolte chez moi. » Cette année, « marquée par la riposte contre Blanquer » au sein du mouvement étudiant, il s’est activé, estimant « super important de continuer à manifester, d’aller dans la rue, même si la répression policière est féroce ». Avec une exigence, en retour, celle de ne pas se contenter « d’être contre », mais bien de « proposer des alternatives ».

Laurène Bureau, Audrey Loussouarn et Olivier Morin

Publié le 21/08/2018

Infrastructures. Le drame de Gênes éclaire les défaillances des routes françaises

mariond'allard (site l’humanité.fr)

L’onde de choc de l’effondrement meurtrier du viaduc Morandi dépasse les frontières italiennes. En France, un audit (en lien ci-dessous) pointe la vétusté avancée du réseau routier national tandis que l’état des autoroutes privatisées interroge.

Alors que Gênes, groggy, tente de sortir de la torpeur après l’effondrement meurtrier du viaduc Morandi, l’état de vétusté des infrastructures routières et autoroutières italiennes est mis au banc des accusés. La chute des investissements globaux consacrés aux réseaux routiers dans le pays est en cela éclairante : ils sont passés de plus de 13 milliards d’euros en 2007 à un peu plus de 5 milliards en 2015 (selon les chiffres compilés de l’OCDE).

Mais loin de se borner aux frontières italiennes, l’onde de choc de la catastrophe questionne les politiques de maintenance des infrastructures routières de l’ensemble des pays européens. Et si Sofia vient d’annoncer le lancement d’une campagne titanesque de rénovation simultanée de tous les ponts délabrés de Bulgarie, en France, le ministère des Transports planche pour la rentrée sur un projet de loi de programmation des infrastructures.

30 % des 12 000 ponts du réseau routier national sont à réparer

À cette occasion, un audit sur l’état du réseau routier non concédé (hors autoroutes privatisées), commandé par l’exécutif et dont les conclusions, rendues fin juillet, sont passées quasi inaperçues, prend aujourd’hui une tout autre envergure. Il révèle, entre autres, que 30 % des 12 000 ponts que compte le réseau routier national sont à réparer et que 7 % d’entre eux – soit 252 ouvrages – présentent même un « risque d’effondrement ». Plus généralement, le rapport, qui juge le réseau routier « vieillissant et dégradé » dans son ensemble, indique que plus de 2 000 kilomètres de routes nationales sont gravement endommagés. En conclusion, les auteurs de l’audit estiment à 1,3 milliard d’euros annuels le montant moyen des dépenses à prévoir pour la régénération du réseau public. Pour 2018, l’État a seulement alloué une enveloppe de 800 millions d’euros à la rénovation de cette partie du réseau.

Mais si ces chiffres sont révélateurs d’une « dégradation importante et inexorable des routes nationales », estime la CGT, ils ne concernent pas les 9 158 kilomètres d’autoroutes privatisées en 2006 gérés en concession par 18 sociétés privées qui cumulent, en 2017, plus de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. C’est d’ailleurs sur une autoroute concédée à la société italienne Autostrade per l’Italia (filiale du groupe Atlantia) que la catastrophe de Gênes s’est produite (voir encadré).

l’état général des autoroutes concédées se détériore

En France, selon les chiffres de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (Afsa), 1,49 milliard d’euros ont été investis en 2017 sur le réseau privé par l’ensemble des sociétés concessionnaires, dont 143 millions d’euros « consacrés à l’entretien des infrastructures et à la sécurité », précise l’organisme. Des investissements en baisse (près de 2 milliards d’euros en 2011), inversement proportionnels à l’augmentation des bénéfices pour les concessionnaires. Conséquence, l’état général des autoroutes concédées se détériore, à un rythme certes moins rapide que celui du réseau national. Ainsi, un rapport d’information de la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, reprenant les données sur la période 2001-2015, pointait dès 2017 que « si la proportion des autoroutes en très bon état de surface est restée relativement stable, autour de 65 %, celle des autoroutes en bon état de surface a diminué, passant de 31 % en 2011 à 18 % en 2013. En conséquence, la proportion du réseau autoroutier dont l’état est plus ou moins dégradé a augmenté, de 5 % à 16 % ».

En revanche, poursuit le rapport sénatorial, la proportion des ouvrages d’art – dont les ponts – qui nécessitent des « réparations structurelles » est, elle, passée de 8 % en 2011 à 4 % en 2015. Malgré le mauvais état constaté des infrastructures autoroutières privatisées, l’État a rallongé en 2015 la durée des contrats de concession. À l’époque, la Cour des comptes avait d’ailleurs épinglé l’indulgence de la puissance publique envers des concessionnaires devenus tout-puissants. Et les sages de relever que « l’État n’a pas jugé utile de subordonner l’ouverture des négociations relatives aux contrats de plan au respect par les concessionnaires de leurs obligations de base en matière d’entretien du réseau ».

En lien

 l'audit remis au ministère des transport qui dénonce l'état accablant des routes

Publié le 20/08/2018

« Il est faux de dire que les profits sont la condition de l’emploi »

Sébastien Crépel (site l’humanite.fr)

Pour Nasser Mansouri-Guilani, économiste et syndicaliste, les normes de rentabilité toujours plus élevées du CAC 40 jouent contre le travail en alourdissant le coût du capital.

Selon le recensement de l’Humanité, les entreprises du CAC 40 sont engagées dans des plans de suppression d’au moins 15 000 emplois. Il n’y a donc pas de corrélation entre profits et emploi ?

Nasser Mansouri-Guilani Le discours libéral selon lequel il faut que les profits s’améliorent pour que l’on crée des emplois est infondé. C’est un discours idéologique, à l’instar du théorème de Schmidt (chancelier de la RFA de 1974 à 1982 – NDLR) qui dit que « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Depuis au moins trois décennies que ce théorème est appliqué, la part des profits monte sans que l’investissement et encore moins l’emploi n’augmentent nécessairement. Il n’y a pas de mystère : si ça augmente pour le capital, ça baisse pour le travail. Depuis les années 1980, la part des salaires a chuté dans la valeur ajoutée. On est toujours dans ce schéma qui fait que la priorité est donnée aux profits. Dans ce conflit entre les intérêts du travail et ceux du capital, les libéraux disent qu’il faut réduire le coût du travail en quantité et en qualité de l’emploi, mais aussi en termes de rémunérations. La contrepartie, c’est la hausse du coût du capital, c’est-à-dire qu’une part croissante des richesses produites par les travailleurs est mobilisée pour rémunérer les détenteurs de capitaux, et notamment les actionnaires.

Les outils qu’Emmanuel Macron a inventés par ordonnances, comme la « rupture conventionnelle collective » qu’utilisent les banques ou encore PSA, donnent-ils des possibilités nouvelles à ces entreprises très profitables pour réduire encore le « coût du travail » ?

Nasser Mansouri-Guilani Ce qui est nouveau, ce sont en effet les politiques du gouvernement, et notamment les ordonnances Macron, qui donnent plus de facilité aux patrons pour réduire le « coût du travail » en se débarrassant des travailleurs dont ils ne veulent plus. D’autres facilités nouvelles sont accordées aux détenteurs de capitaux, en particulier les plus riches, comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, là aussi sous prétexte de favoriser l’investissement et l’emploi. Cela participe de la même logique. Mais, quand on regarde concrètement, on voit que l’emploi n’augmente pas et que la croissance économique ralentit. On reste dans une phase de faiblesse de l’activité en regard des besoins de la population, avec un chômage officiellement à 9 %, mais en réalité deux fois plus élevé si l’on compte tous les exclus du travail pour des raisons économiques, c’est-à-dire, en dernière analyse, parce que les détenteurs de capitaux demandent plus de profits.

Certaines sociétés du CAC 40 qui suppriment des postes affichent des profits en baisse : c’est le cas de BNP Paribas ou de Sanofi par exemple. Une perte de profitabilité est-elle une raison acceptable pour se résigner aux destructions d’emplois ?

Nasser Mansouri-Guilani Ce phénomène est typique de la logique de la financiarisation de l’économie, qui, pour résumer, correspond à la généralisation de l’exigence de rentabilité des capitaux les plus puissants. Ainsi, si la norme pour ces derniers est un rendement de 10 %, alors tout le monde doit se caler dessus : dans ce cas, 7 %, ce n’est pas suffisant. Cette logique de rentabilité maximale et à court terme joue contre le monde du travail, en termes d’emplois mais aussi de conditions de travail et de salaires. Cette financiarisation va aussi de pair avec la désindustrialisation. On nous sert toujours l’argument qu’être plus compétitif va nous permettre d’exporter davantage, mais l’état de notre commerce extérieur montre que cela ne se vérifie pas. Plus cette financiarisation se développe, plus s’affaiblit le potentiel productif du pays, et plus le commerce extérieur se dégrade.

Une récente étude montrait que 93 % des entreprises se refusent à procéder à des augmentations collectives de salaires. Est-ce un effet de cette financiarisation de l’économie que vous dénoncez ?

Nasser Mansouri-Guilani La financiarisation se traduit par la réduction des droits et protections collectives des travailleurs, et donc par l’individualisation des rémunérations. Les négociations collectives ont des conséquences sur le long terme : c’est autre chose que de payer à la tête du client. Tout cela est cohérent. De même, la désindustrialisation affaiblit l’ensemble des travailleurs, dans la mesure où les conventions collectives dans l’industrie sont plus protectrices pour les salariés. En affaiblissant l’industrie, on tire l’ensemble des travailleurs vers le bas.

Que faudrait-il faire pour sortir de cette logique ?

Nasser Mansouri-Guilani Il faut valoriser le travail et dévaloriser le capital. C’est tout l’inverse de ce qu’ont fait les gouvernements depuis plusieurs décennies. Quand on dit « valoriser le travail », cela veut dire améliorer la qualité de l’emploi, les salaires, l’avancement, les conditions de travail… Cela passe par exemple par appliquer l’égalité femmes-hommes au travail. Tant que la moitié de la force de travail est dévalorisée par les bas salaires et la précarité ou le blocage des carrières, on ne peut pas parler de valorisation du travail. 

Nasser Mansouri-Guilani

Économiste de la CGT

Entretien réalisé par Sébastien Crépe

Publié le 19/08/2018

Stages en entreprise : à qui le tour  ?

(Site l’humanité.fr)

Chaque année, pour se former et appréhender le monde du travail, 1,6 million d’étudiants se retrouvent « stagiaires ». Ce contingent forme souvent une main-d’œuvre bon marché.

Pour beaucoup d’étudiants, les vacances ne riment pas avec serviette de plage ! Tandis que certains optent pour un job d’été ou peaufinent leurs travaux universitaires, d’autres sont en stage. Soit qu’ils terminent celui commencé dans le cadre de leurs études, soit qu’ils se soient lancés dans un stage facultatif d’été, quand ce n’est pas les deux. Plus de 1,6 million d’étudiants chaque année font ainsi leurs premiers pas dans le monde de l’entreprise. Censé être une période de « formation », le stage est devenu un passage obligatoire. Sans cela, difficile de trouver un emploi : « Tout le monde veut absolument que l’on ait de l’expérience quand on sort des études », confie Laura (*), étudiante en master 2 à Paris-VIII Saint-Denis. Les entreprises accueillent ainsi un travailleur à moindres frais. Quant aux jeunes, ils ajoutent, par ce biais, une ligne sur leur CV. Présenté ainsi, le stage aurait presque des airs humanistes. Pourtant, il y a de l’abus ! « Sur les cinq postes occupés par des stagiaires, il pourrait y avoir trois vrais postes », affirme Gabrielle (*), qui termine un stage de six mois au service juridique d’un organisme culturel.

la manne des conventions

Même si le stage fait de plus en plus partie intégrante du cursus scolaire, il n’est pas chose facile de le décrocher. D’autant plus que les annonces sont parfois très exigeantes : on demande aux étudiants une polyvalence totale, des expériences antérieures, voire un test. Durant un stage, chaque étudiant a un tuteur en entreprise et un maître de stage rattaché à son école. Bien souvent, le premier comme le second sont débordés. L’école se contente souvent de signer la convention de stage puis lâche ses étudiants sans assurer aucun suivi. « Mais comment voulez-vous encadrer sérieusement 24 stagiaires en même temps quand vous êtes enseignants ? » interroge Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de l’Ugict CGT.

Pour Julie (*), étudiante en master 2 à Paris-XIII, le stage n’a pas la même saveur que pour Laura. Son stage de trois mois dans une maison d’édition touche à sa fin sans qu’elle ait pu accéder aux missions qui correspondent à l’intitulé de son poste. « Je me retrouve à faire un travail qui est purement monotâche, je ne fais que lire des manuscrits à longueur de journée. Je n’ai pas appris grand-chose. » Le suivi de la part de son tuteur est quasi inexistant. Mais Julie relativise : « Mon tuteur est une des personnes les plus importantes de la boîte, je me dis qu’il est très occupé. » À l’inverse, Marie (*), en stage durant six mois dans une agence de publicité, évoque un poste à forte responsabilité qui fut gratifiant malgré un début difficile : « J’ai adoré, j’ai eu l’opportunité de suivre les projets en permanence ! »

Le stage a donc des airs de pochette-surprise. Horaires à rallonge et stress. Pressions, mise au placard, mais aussi rencontres et réels acquis professionnels. Julie, Marie et Gabrielle ont toutes perçu environ 500 euros par mois (seuls les stages de plus de deux mois sont obligatoirement rémunérés, à 3,75 euros de l’heure minimum). Une somme bien insuffisante pour vivre lorsque l’on travaille 35 heures par semaine : « Cela m’aide à payer un peu mon loyer, c’est tout. Je vis grâce à l’argent de mes parents », confie Julie. Cette situation crée des inégalités évidentes. Selon une étude de la Relève – cabinet spécialisé dans le recrutement des stagiaires et jeunes diplômés –, « en 2017, ce sont les étudiants en droit qui ont été les mieux rémunérés lors de leurs stages », en moyenne 1 078 euros mensuels. « Les étudiants d’écoles d’ingénieurs et de commerce figurent également dans le top 3 des étudiants les mieux payés. En queue de peloton : les étudiants en communication, graphisme et journalisme. » Dans ces derniers secteurs, comme dans la sphère culturelle, beaucoup d’entreprises ne concèdent aucune gratification. Pour contourner l’obligation de rémunération, les conventions de stages inférieurs à neuf semaines fleurissent. Sabine (*) en est à son deuxième stage. Cette année, elle est rémunérée, mais l’année dernière elle a fait un stage d’un mois dans un institut culturel sans aucune gratification.

banalisation du travail gratuit

Certains étudiants pourtant sont prêts à faire une croix sur toute rémunération même pour un stage de plus de deux mois, pourvu qu’il leur ouvre les portes du métier rêvé. Fabien (*) est étudiant en master 2 médias. Il n’a pas perçu un centime durant les trois mois qu’a duré son stage au sein d’une agence de presse étrangère. Pourtant, il ne regrette rien : « Mon objectif est avant tout d’entamer une carrière de journaliste et ce stage me permettait de vivre ma première expérience. »

En 2013, dans un texte intitulé « Sois stage et tais-toi ? Le sous-salariat démasqué », le collectif Génération précaire (actif jusqu’en 2015) dénonçait déjà la « banalisation du travail gratuit ou sous-payé alors qu’un certain discours politique souhaite réaffirmer la valeur travail ». À l’époque, la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, avait déclaré : « Les stages ne sont pas un emploi. » Vraiment ? Pourtant, on y travaille : « Du matin au soir, je n’avais pas un seul instant pour m’ennuyer », reconnaît Laura, rémunérée 590 euros par mois. « J’avais une grande charge de travail, mais ça ne me dérangeait pas, j’étais là pour apprendre le métier. » Marie résume bien la situation du stagiaire : « Tu es jeune et tu as envie de découvrir le métier, alors tu es ultra-impliqué. Plus tu es impliqué, plus tu as envie de travailler ; et plus tu as envie de travailler, plus on te donne des choses à faire... mais on ne te paye pas plus. Donc, très vite, tu te retrouves à faire le travail d’un employé, sans compter les heures supplémentaires ! »

par l’« odeur » du contrat alléchés

Censé faciliter l’insertion professionnelle, le stage est devenu un emploi (non rémunéré) à part entière et un mode de gestion. Certaines entreprises annoncent la couleur dès le début, d’autres font miroiter un contrat. Marie n’a pas été embauchée après son stage, même s’« il y a eu deux ou trois promesses officieuses ». Elle sait qu’il y aura encore d’autres stagiaires après son départ car cette entreprise fonctionne ainsi. D’autres se sont vu proposer au mieux un CDD d’un ou deux mois. Pourquoi embaucher un jeune diplômé, même au Smic, alors qu’on peut le faire travailler pour deux fois moins cher, et sans payer aucune cotisation sociale ? Autre intérêt – pour les gouvernements cette fois –, les stages contribuent à dégonfler les statistiques de Pôle emploi.

Quant aux jeunes, beaucoup semblent en avoir pris leur parti. En 2015, la plateforme de recrutement RegionJob avait sondé ses utilisateurs. Sur les 1 028 répondants ayant effectué au moins un stage au cours des cinq dernières années, 84,8 % jugeaient leurs stages « formateurs ». Pourtant, selon le même sondage, ils étaient seulement 22 % à avoir trouvé un emploi suite à un stage.

(*) Les prénoms ont été changés.

Deyana Baeva

Publié le 18/08/2018

En Italie et en Turquie comme ailleurs, les gouvernements cèdent aux marchés

L’investisseur ne vote pas

(site monde-diplomatique.fr)

C’est une saynète désormais bien rodée. Un gouvernement — progressiste ou réactionnaire — prend une décision qui contrevient aux préférences de la finance. Les marchés menacent, le pouvoir politique renonce, les médias applaudissent. La crise italienne a démontré que le « cercle de la raison » néolibérale ressemble de plus en plus à un nœud coulant passé autour du cou de l’électeur.

par Renaud Lambert & Sylvain Leder     

Les Européens viennent de le redécouvrir : l’un des acteurs les plus influents de leurs démocraties se préoccupe peu des urnes. Son nom ? « L’investisseur ».

Au mois de mai 2018, le président italien Sergio Mattarella a plongé un instant son pays dans la crise en rejetant la nomination de M. Paolo Savona au poste de ministre de l’économie. Ce dernier avait le soutien des deux partis chargés de former un gouvernement, la Ligue (extrême droite) et le Mouvement 5 étoiles (« antisystème »)… mais il ne portait pas l’Union européenne dans son cœur. « La désignation du ministre de l’économie constitue toujours un message immédiat de confiance ou d’alarme pour les opérateurs économiques et financiers », justifia le chef de l’État le 27 mai. Or l’investisseur chérit l’Union, façonnée pour le lui rendre au centuple.

Le nom de M. Savona faisant planer sur l’Italie la menace du courroux des marchés, Ligue et Mouvement 5 étoiles reverraient leur copie. Et, s’ils n’y parvenaient pas, précisa le commissaire européen au budget Günther Oettinger, les Italiens retourneraient aux urnes, édifiés : « Les développements pour l’économie de l’Italie pourraient être si draconiens que cela pourrait être un signal possible adressé aux électeurs pour ne pas choisir des populistes de gauche et de droite. » Ce ne fut pas nécessaire. Moins d’une semaine plus tard, la coalition proposait un nouveau candidat au poste de ministre de l’économie, apparemment plus compatible avec le projet européen. L’eurosceptique Savona se trouvait relégué à un rôle secondaire aux yeux des investisseurs : celui de ministre des affaires européennes…

Les Italiens venaient-ils d’éviter le pire, ou avaient-ils exagéré la menace ? Autrement dit : est-il possible d’engager un bras de fer contre les marchés financiers et de l’emporter ? C’est ce qu’a récemment tenté le président turc Recep Tayyip Erdoğan, lors d’une escarmouche riche d’enseignements.

Exigences contradictoires

Si l’on imaginait une échelle graduée de la détermination politique, l’ancien président français François Hollande pourrait en incarner l’un des pôles ; M. Erdoğan occuperait alors la borne opposée. D’un côté la consistance du flan, de l’autre la fermeté de l’acier. Purge des dissidents, arrestations discrétionnaires, irritabilité géopolitique : le chef de l’État turc affiche une résolution rare. Dans la panoplie des mouvements de troupe, le repli stratégique ne constitue pas sa manœuvre préférée. Et pourtant, il vient de se voir contraint à une retraite humiliante sur la question des taux d’intérêt.

De la même façon que le nord vers lequel pointe l’aiguille de la boussole structure l’espace, les taux d’intérêt pratiqués par la banque centrale d’un pays — dits taux directeurs — en organisent l’environnement économique. De ces derniers découlent la plupart des autres taux d’intérêt de l’économie, notamment ceux que les établissements privés proposent aux ménages et aux entreprises. Lorsque la banque centrale baisse son taux directeur, elle facilite l’accès au crédit, aiguillonnant de la sorte l’investissement des entreprises et la consommation des ménages, bref l’ensemble de l’activité. Une telle politique peut également conduire à une hausse de l’inflation si cet accroissement de la consommation et de l’investissement ne s’accompagne pas d’une hausse similaire de la production de biens et de services sur le territoire.

Pour les investisseurs en devises, le taux directeur d’une banque centrale permet surtout de calculer les profits qu’ils peuvent escompter de leurs placements. Or les spéculateurs raffolent de l’opération consistant à s’endetter dans une monnaie pour placer les fonds empruntés dans une autre devise à taux d’intérêt fort (le carry trade). Un exemple : début juin 2018, la banque centrale américaine (Réserve fédérale) pratique un taux directeur d’environ 2 %, permettant à un investisseur de lever 1 million de dollars pour un coût annuel de 20 000 dollars. L’emprunteur peut convertir ses billets verts en livres turques, et profiter d’un placement rémunéré sur la base du taux directeur turc : 15 % (1).

On pourrait s’interroger sur l’intérêt de récompenser ainsi les touristes du marché de change. Dans le cadre d’une économie financiarisée, l’opération s’avère déterminante, puisque l’afflux de dollars offre l’un des seuls moyens d’équilibrer ses comptes. Ceux de la Turquie souffrent d’un déséquilibre structurel lié aux besoins énergétiques du pays : le pétrole et le gaz qu’elle consomme — et qu’elle doit faire venir de l’étranger — grèvent sa balance commerciale. Ankara dépend donc des devises charriées par les investisseurs.

Comme la plupart des pays émergents (Afrique du Sud, Brésil, Indonésie…), la Turquie se trouve confrontée à des exigences contradictoires. Celles des investisseurs, peu enclins à transiger sur l’ampleur des profits qu’ils attendent et qu’il s’agit de séduire par le biais de taux d’intérêt gonflés aux anabolisants. Celles de l’économie productive, qui a besoin de crédits suffisamment bon marché pour ne pas faire s’envoler les coûts de production ou pour faciliter la consommation des ménages et l’accès au logement. Autrement dit : un taux directeur réduit, qui limite les profits des spéculateurs…

Dans cet affrontement, les investisseurs comptent le plus souvent sur un allié de poids : la banque centrale elle-même. Le diktat de son « indépendance » s’est désormais imposé à bon nombre des pays dont il est question ici au prétexte d’extraire la politique monétaire — le pilotage de la valeur de la monnaie et des taux d’intérêt du pays — des mains de dirigeants politiques que les processus électoraux invitaient trop souvent à souhaiter satisfaire les besoins de leurs électeurs, en facilitant l’accès au crédit (baisse des taux d’intérêt) ou en faisant tourner la planche à billets (hausse de l’inflation). Une « dérive démagogique » que les idéologues néolibéraux (monétaristes) — politiquement victorieux à partir de la fin des années 1970 — ont entravée en soumettant les banques centrales indépendantes… à leurs propres préférences : des taux d’intérêt élevés et, surtout, la lutte contre l’inflation, qui grignote la valeur du pécule des nantis en réduisant celle de la monnaie.

Depuis quelque temps, le président turc avait laissé entendre qu’à ses yeux l’économie turque devait s’adapter aux exigences de l’économie productive ainsi qu’à celles de l’islam, qui condamne l’usure. Son projet ? Réduire le taux directeur. Partageant leur effroi, le Financial Times rapporte que « les investisseurs étrangers espéraient que M. Erdoğan profiterait de sa visite à Londres [au mois de mai 2018] pour les rassurer (2)  ». Erreur. S’exprimant sur Bloomberg TV le 15 mai, le président turc a confirmé que les taux d’intérêt élevés constituaient selon lui « la source des problèmes, pas leur solution », et qu’une victoire lors des élections anticipées du 24 juin lui permettrait de reprendre la main sur la politique monétaire du pays.

Jusque-là, la nature répressive du régime de M. Erdoğan n’avait pas coûté la moindre nuit de sommeil aux marchés financiers. Ses déclarations sur Bloomberg TV marquèrent « un tournant », selon un consultant financier interrogé par le Financial Times : « Pendant longtemps, les investisseurs s’étaient imaginé que ce gouvernement leur était favorable » (24 mai). Alarmé par la prétention d’un dirigeant politique à s’emparer de l’outil monétaire — une « décision arbitraire » —, l’économiste en chef du journal de la City Martin Wolf l’invita à « démontrer (…) qu’il [pouvait] piloter la Turquie de manière convenable » (25 mai). « Convenable », c’est-à-dire en harmonie avec les préférences des investisseurs. « Cela peut en déranger certains, mais ce sont ceux qui pilotent l’État qui rendent compte aux citoyens », avait plaidé M. Erdoğan sur Bloomberg TV pour justifier une limitation de l’indépendance d’une banque centrale blindée contre les besoins des électeurs.

Le président turc n’avait pas rendu son micro aux techniciens de Bloomberg que la guerre éclata… Le jour même, les investisseurs se retirent du marché stambouliote, provoquant un plongeon de la valeur de la livre turque d’environ 20 % en un mois. Les importations deviennent mécaniquement plus coûteuses (puisqu’il faut davantage de livres pour obtenir une même quantité de dollars), et le coût de la vie s’envole. Le départ des investisseurs prive par ailleurs la Turquie des fonds étrangers dont elle a besoin pour tenir ses engagements envers le reste du monde, notamment ses dettes publiques et privées (celles des entreprises s’avèrent colossales). À quelques semaines d’un scrutin électoral, les nuages s’accumulent dangereusement. L’homme fort de la droite nationaliste turque cède : il renonce à empêcher une première hausse du taux directeur turc de 13,5 % à 16,5 %, le 24 mai, puis à 17,75 % le 7 juin.

Pays membre de la zone euro, l’Italie se trouve moins soumise aux fluctuations du marché des changes que la Turquie. Elle n’en est pas pour autant prémunie des sollicitudes de la finance. La carotide que les investisseurs ont identifiée chez leurs « partenaires » européens pour y appliquer le tranchant de leur lame porte le nom de spread.

À partir des années 1970, et sous l’influence des monétaristes, les États cessent de se financer auprès de leurs banques centrales (un mécanisme accusé de doper l’inflation) et réduisent la fiscalité, en particulier sur les hauts revenus. Ils obtiennent donc les liquidités dont ils ont besoin auprès des investisseurs en émettant des bons du Trésor, ou obligations. Bref, des titres de la dette d’État. Ces titres s’échangent de deux façons distinctes. Sur le marché primaire, l’État « émet » ses obligations, qui comportent un prix et un taux d’intérêt. Le prix correspond au montant prêté, le taux d’intérêt fixe la rémunération. Pour un prix de 100 euros, un taux d’intérêt de 3 % offre un gain, appelé « coupon », de 3 euros par an.

Mais rares sont les investisseurs qui souhaitent conserver leurs titres jusqu’à maturité (entre deux et cinquante ans selon les titres). L’échange avant échéance s’effectue sur le marché secondaire. Lorsqu’une obligation d’État est très demandée, le titre prend de la valeur : d’un prix d’émission de 100 euros, il passe à une valeur de 150 euros, par exemple. Dans le cas contraire, il se déprécie. Le coupon, lui, ne varie pas. Il correspond en revanche à un pourcentage variable en fonction du prix : 3 euros représentent 3 % de 100 euros ; si le titre plonge à 60 euros, le même coupon de 3 euros équivaut à 5 % du nouveau prix. On parle alors d’une variation du taux d’intérêt : s’il s’accroît, c’est que le titre se voit boudé.

Knut le Grand, déjà…

De façon à mesurer l’attrait des diverses obligations, les investisseurs les comparent toutes à des titres similaires, jugés « forts », car sans risque. Dans le domaine de la dette européenne, ils comparent donc les taux d’intérêt des titres à ceux émis par l’Allemagne, pays considéré comme le plus solvable. Plus le taux d’intérêt des titres italiens s’accroît, plus ils divergent des obligations allemandes : entre les deux dettes, l’écart, également mesuré en points de pourcentage, s’agrandit. En anglais, écart se dit spread… et l’investisseur parle anglais. En d’autres termes, plus le spread s’élève, plus les taux d’intérêt pratiqués sur le marché primaire, lors de l’émission de dettes, devront être élevés, pour que les investisseurs ne délaissent pas les nouvelles obligations au profit de celles circulant sur le marché secondaire.

Entre avril et mai 2018, le spread italien (la différence entre les taux d’intérêt exigés par les investisseurs pour acheter des titres émis sur dix ans par Berlin et Rome) a doublé. Or l’Italie affiche un endettement important, supérieur à 130 % du produit intérieur brut (PIB). Comme, pas plus que les autres, le pays n’est pas en mesure de rembourser rubis sur l’ongle de telles sommes, il doit procéder au « roulage » de la dette : émettre régulièrement des titres pour rembourser les acquéreurs des précédents. L’accroissement du spread s’avère donc suffisamment coûteux pour convaincre les élites politiques d’apaiser les marchés au plus vite. D’où le choix du président italien…

Dans un éditorial du 24 mai, le Financial Times se félicitait de la décision du président turc d’« abdiquer » : « Recep Tayyip Erdoğan (…) vient d’apprendre une douloureuse leçon qu’enseignait déjà le roi Knut le Grand, souverain d’Angleterre au XIe siècle. On raconte que ce dernier s’asseyait devant la marée montante pour montrer aux flagorneurs qui l’entouraient qu’il ne régnait pas sur la mer. De la même façon, M. Erdoğan vient d’apprendre que la marée de la finance mondialisée ne se soumettra pas à lui. » Confronté à une telle force, « tout dirigeant avisé accommodera sa politique ».

« Dès lors qu’il n’envisage pas de mettre un terme au financement de l’État sur les marchés », aurait-il fallu ajouter. Pour l’heure, cela ne fait partie ni du projet de la Ligue, ni de celui du Mouvement 5 étoiles, ni de celui de la droite nationaliste turque. Ce qui ne signifie pas que les marchés ont toujours imposé leurs vues : le président américain Richard Nixon, par exemple, leur résista en 1971, lorsqu’il décida de suspendre la convertibilité du dollar en or. Ce qui était possible hier le demeure, et d’autres forces politiques — progressistes, par exemple — pourraient renouer avec l’ambition dans ce domaine. Mais libérer la démocratie du pouvoir des investisseurs impliquera d’engager un conflit d’une rare violence, dont il s’agit de mesurer les implications. Avant de s’y préparer.

Renaud Lambert & Sylvain Leder

Professeur de sciences économiques et sociales, a participé à la coordination du Manuel d’économie critique du Monde diplomatique, 2016.

(1) Auquel il convient toutefois de retrancher le niveau de l’inflation et le coût de change.

(2) Laura Pitel, Benedict Mander, Jonathan Wheatley et Roger Blitz, « Turkish lira leads broad sell-off in emerging market currencies », Financial Times, Londres, 15 mai 2018.

Publié le 17/08/2018

Le mythe du renouveau macronien dans les eaux troubles de la « raison d’Etat »

(site politis.fr)

TRIBUNE. L’affaire Benalla met à nu la survivance de réflexes monarchiques. On découvre des codes de comportement où le lien de confiance de « la noblesse d’Etat » tient lieu d’instrument de la « violence symbolique » du pouvoir. La communication « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, érigée en mode de gouvernance, apparaît comme un sujet de questionnement pertinent.

La Macronie avait fondé sa doctrine sur un idéal de renouveau. C’était la promesse d’une République régénérée et résolument tournée vers l’avenir, l’espoir de faire de la politique autrement, la possibilité d’une « citoyenneté numérique » renforçant l’expression démocratique. Cette prophétie politique, prenant le visage d’une « République en marche », participait d’une inclinaison providentielle inspirée de la rhétorique de l’Immaculée Conception.

Maxime Ait Kaki est docteur en science politique de l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, auteur de La France face au défi de l’identité (Editions du Cygne, 2017).

Emmanuel Macron l’avait décrite dans son livre programmatique, Révolution, comme l’incarnation même de l’« exemplarité », de la « transparence » et du « désintéressement », plaçant la moralisation de la vie politique au centre de ses propositions. Plus qu’aucun autre de ses rivaux, il avait su exploiter, durant la présidentielle, les déboires judiciaires de François Fillon relatifs à l’emploi présumé fictif de son épouse pour faire de ce cette question un enjeu majeur de la bataille électorale. Ses 39 ans fièrement affichés et la promotion de nouveaux visages constituaient à eux seuls les gages d’un népotisme et d’un copinage révolus. Une symbolique de « pureté » distillée à des électeurs las des scandales d’Etat et auprès desquels la fable macronienne du « nouveau monde » avait trouvé une certaine résonnance. Mais voici que tout juste un an après l’avènement de la Macronie, l’affaire Benalla est venue réveiller les démons du « vieux monde ». Les suspicions affleurent. Les Français s’interrogent. L’Elysée nous cache-t-il quelque chose ? Quelle est la place d’Alexandre Benalla dans le dispositif de sécurité présidentielle ? Comment cet agent contractuel a-t-il pu se voir attribuer un permis de port d’arme et des insignes d’officier de police ? Pourquoi a-t-il bénéficié des largesses du président de la République ? A la faveur d’un lien de confiance avéré ? Au nom de la toute-puissance du chef de l’Etat ? Par la force de la « raison d’Etat » qui place le président de la République au rang de souverain intouchable ? Car par-delà son caractère proprement juridique et politique, cette affaire est par-dessus tout un sujet de sociologie politique. Elle pose l’éternelle question de la frontière entre le formel et l’informel, l’officiel et l’officieux, le visible et l’invisible dans les hautes sphères du pouvoir.

Comportements monarchiques, « copinages malsains » : les non-dits de l’affaire Benalla

La France est une vieille nation qui plonge ses racines dans une conception monarchique du pouvoir. Incarnation vivante de cet héritage, la magistrature suprême de l’Etat y est très fortement sacralisée en vertu aussi du poids constitutionnel qui lui est conférée dans le cadre de la Ve République. « Clef de voûte des institutions », le chef de l’Etat, également chef des armées, concentre l’essentiel du pouvoir exécutif, qui plus est lorsque la majorité présidentielle lui est acquise comme cela est le cas aujourd’hui. Il puise, en outre, son autorité de la relation à la fois directe et intime qu’il entretient avec ses administrés compte tenu du charisme qu’il exerce sur eux. La relation entre Emmanuel Macron et Alexandre Benalla doit être appréciée à l’aune de cette dimension thaumaturgique qui impose allégeance et déférence à l’autorité suprême. Dès lors que le chef de l’Etat a témoigné toute sa confiance – il n’a pas manqué de le souligner avec insistance – à un jeune « garde du corps » de 26 ans, totalement étranger au sérail et à ses codes de conduite, il n’est pas inconcevable que celui-ci en ait abusé. Être adoubé par le cercle présidentiel et se voir admis en son sein, participer à des réunions sécuritaires de premier plan, disposer d’une autorisation de port d’arme, bénéficier d’un logement dans une dépendance de l’Elysée, d’une voiture professionnelle… sont autant de privilèges de nature à donner des ailes à plus d’un jeune Français.

A la lumière de ces considérations, on est fondé à penser que le comportement d’Alexandre Benalla lors des troubles de la place de la Contrescarpe était celui d’un « serviteur plus royaliste que le roi ». En s’autorisant à prêter main forte aux CRS, sans doute avait-il agi confusément. Endossant la double casquette du « protecteur du roi » et du « protégé du roi », il n’est pas impossible qu’il ait voulu rendre service aux forces de l’ordre en toute sincérité tout en cherchant à exercer, sur elles, un certain ascendant de par le « statut élyséen » qui était le sien. Ce type de dérive, impliquant des agents « spéciaux » où l’on finit par ne plus savoir « qui protège qui ? » et « qui est le protégé de qui ? », met en lumière la persistance de pratiques opaques au sein du pouvoir (SAC sous De Gaulle, gendarmes de l’Elysée sous Mitterrand). Mais il illustre par-dessus tout le poids des ressorts psychologiques de ces pratiques et la manière dont elles s’exercent sur les agents de l’Etat. L’un des fonctionnaires de police à la direction de la DOPC, mis en examen, aurait confié à sa hiérarchie avoir fait « une grosse bêtise » en contribuant à la remise de vidéos des événements du 1er mai à Alexandre Benalla. Pouvait-il vraiment en être autrement à partir du moment où la demande avait été effectuée sous couvert de l’Elysée ? Quel fonctionnaire aurait daigné se soustraire à une sollicitation portant l’empreinte de ce qui est perçu comme l’autorité suprême de l’Etat ? Dès lors que tout risque de « trahison » ou de « collusion avec un autre Etat » est écarté, une fin de non-recevoir peut apparaître aux yeux du destinataire de la demande comme une insubordination de nature à donner lieu à des sanctions de la part même de sa hiérarchie. On déduit aisément ici que la nature du « service » demandé participe d’un lien de confiance qui n’a pas être discuté. Dans les hautes sphères du pouvoir où la « raison d’Etat » a une résonnance particulière, la culture du non-dit est en effet ce qui permet la perpétuation de ce lien de confiance.

Comme le rappelle fort à propos l’historien Norbert Elias, ce mode de comportement trouve sa source dans les valeurs nobiliaires de retenue et d’autocensure de la « rationalité de cour ». Il s’accommode de ce qui est au nom de ce qui a toujours été. A ce propos, les auditions du Sénat ont révélé qu’à l’exception des conseillers nommés au Journal officiel, il n’a pas été exigé des chargés de mission de l’Elysée d’établir une déclaration d’intérêts et de patrimoine au motif où cette pratique était celle en vigueur sous François Hollande. Or cette négligence, en contravention avec la loi relative à la transparence de la vie publique, tranche de manière saisissante avec l’exigence d’exemplarité voulue par la République en marche.

Un scandale symptomatique d’une com’ présidentielle déconnectée du peuple

Engagé dans la course à l’Elysée, Emmanuel Macron nourrit l’ambition de « resacraliser » la fonction présidentielle. Le ton est donné dès le soir de son élection à l’occasion de la cérémonie au cœur de l’esplanade du Louvre. Le nouveau chef d’Etat adopte une posture « jupitérienne » empreinte de gravité. Point de départ d’un style présidentiel maîtrisé, cette communication se situe aux antipodes du style hyper-médiatique de Nicolas Sarkozy et de la présidence « normale » de François Hollande. Emmanuel Macron l’endosse en toutes circonstances, refusant de céder aux humeurs de la démocratie d’opinion. « Maître des horloges », il poursuit son entreprise de relégitimation du régalien imperturbablement en tenant les médias à distance.

Fort d’une solide cote de popularité, Emmanuel Macron a le contrôle de la situation. Une apparence que l’affaire Benalla va venir ébranler de plein fouet. L’Elysée perd prise. En dépit de l’ampleur du tollé suscité par des images et des révélations à mille lieues de la « raison d’Etat », le président maintient le cap de sa communication indolente. D’abord un long mutisme. Puis une rapide apparition devant ses troupes où il s’en prend ouvertement à la presse. Quelques bains de foule sur ses terres. Mais aucune prise de parole officielle à l’endroit des Français. A trop vouloir « verticaliser » sa présidence, Emmanuel Macron donne l’impression d’avoir été atteint du « syndrome de la tour d’ivoire » ? Aussi louable soit-elle, la nécessité de rehaussement de la fonction présidentielle n’est en rien incompatible avec une certaine accessibilité de celle-ci, notamment dans des contextes de crise où la personnalité même du président est affectée. En persistant dans son silence alors que l’affaire Benalla met à nu des dysfonctionnements de l’Etat, Emmanuel Macron brouille sa communication et envoie des signaux discordants aux Français. Outre contredire l’objectif de relégitimation de sa fonction qu’il contribue dès lors à délégitimer, il s’inscrit dans le même temps en faux contre le projet moderniste qu’il incarna pourtant avec détermination durant sa campagne. C’est toute la force de son storytelling du « nouveau monde » et de la « démocratie numérique » qui dégénère alors en mal autodestructeur. Pas étonnant donc qu’il n’ait pas vu venir le danger des outils digitaux et des réseaux sociaux par lequel l’affaire Benalla a éclaté !


 

par Maxime Ait Kaki
publié le 7 août 2018

 

Oublié le 16/08/2018

Les pilotes de Ryanair montrent la voie

Patrick Le Hyaric (site l’humanité.fr)

Par Patrick Le Hyaric : "Souhaitons que le mouvement européen des pilotes et personnels de cabine de Ryanair permette d’ouvrir ce débat pour qu’advienne l’Europe du travail."

Le groupe de transport aérien Ryanair vient de connaître la plus grande grève de pilotes de son histoire, celle-ci faisant suite à celle des personnels de cabine il y a quelques semaines. Les revendications de ces mouvements  européens - les pilotes en Allemagne, en Belgique, en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas, en Suède y participent - portent sur les conditions de travail et de rémunération. Le bas- coût, «low-cost », cible d’abord les salaires. La brutalité des dirigeants de l’entreprise est de haute intensité, refusant,  jusqu’à ces derniers temps, de reconnaître le moindre syndicat. Plus de la moitié des pilotes de cette compagnie ne sont pas salariés de l’entreprise mais des sous-traitants, embauchés par le biais d’agences de placement avec des contrats de droit irlandais quel que soit le pays où ils travaillent, nombre d’entre eux exercent même sous le statut d’auto-entrepreneur.

Ce mécanisme permet à Ryanair de ne payer aucune cotisation sociale dans les pays où se trouvent les pilotes, s’ils veulent une couverture sociale et une retraite, les salariés payent eux-mêmes leurs cotisations, la course au « moins disant social » consistant à utiliser la législation du pays considéré du point de vue de la compagnie la plus avantageuse. Mieux, le pilote n’est payé qu’à partir du moment où les moteurs de l’avion sont allumés. Il doit acheter lui-même ses uniformes de travail, son badge d’accès à l’aéroport,  payer ses formations. Même l’entretien d’embauche est payant ! La direction de la compagnie confirme bien sa brutalité lorsque, face à ce mouvement social, elle menace de délocaliser l’entreprise en Pologne. Ce faisant elle démontre par l’absurde que l’Europe sociale n’existe pas, que les institutions européennes garantes des traités prônant « la concurrence libre.. » organisent cette situation qui a des répercussions négatives sur l’ensemble des compagnies aériennes européennes. Cette complicité qui, de fait, crée une « inégalité de concurrence » pousse les autres compagnies aériennes à faire pression à la baisse sur l’ensemble des droits sociaux. 

Parce qu’il met en cause ce dogme européen de la libre concurrence et réclame une amélioration des droits sociaux, ce mouvement européen doit être plus soutenu et valorisé. L’harmonisation sociale vers le progrès et l’égalité de traitement doit être portée avec force dans les mouvements sociaux européens contre les divisions entre travailleurs que suscite le grand patronat. C’est la convergence sociale qu’il faudrait arriver à porter au lieu d’une convergence économique servant les profits et les marchés financiers. Le droit de grève doit être enfin reconnu et opposable devant une cour de Justice européenne qui, enfin, prendrait d’abord en compte le progrès social et les droits d’intervention des salariés dans la gestion et l’organisation des entreprises exerçant sur l’ensemble de l’Union européenne, et non plus les libertés économiques fondamentales qui ne sont rien d’autre que la liberté d’exploiter. Au lieu de l’organisation de la concurrence entre compagnies dans le ciel européen, c’est à un nouveau mode de coopération qu’il faudrait travailler avec des complémentarités entre compagnies, l’exploitation en commun de lignes et d’aéroports dont il faut cesser les ventes au privé, et arrêter de considérer les aides publiques ou bancaires comme des distorsions de concurrence alors que les pays du Golfe et d’autres subventionnent leurs compagnies aériennes. 

Souhaitons que le mouvement européen des pilotes et personnels de cabine de Ryanair permette d’ouvrir ce débat pour qu’advienne l’Europe du travail.

Patrick le Hyaric

Publié le 15/08/2018

Par Pierre Jacquemain  (site refards.fr)

Sur l’immigration, la gauche n’a plus les mots

Luttant mollement contre la désignation des migrants comme boucs émissaires et la définition de l’immigration comme "problème", les partis de gauche semblent avoir renoncé à imposer un autre discours sur la question.

Lors de la manifestation du 21 février 2018 – la première unitaire depuis 2015 sur le sujet – seuls les associations et collectifs appelaient à se rassembler pour dénoncer le projet de loi "Asile et immigration". Parmi les participants, plusieurs centaines de personnes, avocats, agents de l’État du secteur de l’asile et associations d’aide aux migrants. Quelques élus, élus locaux ou députés communistes et insoumis, y ont participé mais leur présence est restée marginale. Parce que dans les faits, à part sur quelques plateaux de télés et de radios pour dénoncer mécaniquement "la politique du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb", il n’y a pas grand monde pour promouvoir une politique d’accueil ambitieuse et volontariste.

La bataille culturelle abandonnée

Aujourd’hui, c’est la France insoumise qui donne le la, à gauche. Et lorsqu’on observe les grandes campagnes nationales retenues par ses militants pour l’année 2018, aucune parmi les trois choisies ne concerne les droits des étrangers. Et pourtant, alors que la "crise migratoire" s’intensifie en Europe et que l’année 2018 – notamment par l’agenda politique engagé par Emmanuel Macron et cette loi "Asile et immigration" – va sans doute marquer un tournant sans précédent de la politique d’accueil en France, une mobilisation politique, intellectuelle, syndicale, de l’ensemble de la gauche aurait été nécessaire.

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Comme si la gauche avait abandonné la bataille culturelle. La bataille des idées. Celle des convictions. De la pédagogie, à travers de larges campagnes. Ne serait-ce que pour contrer à l’échelle nationale le discours ambiant qui, de l’actuelle majorité en passant par la droite de Laurent Wauquiez et l’extrême droite de Marine Le Pen, ne cesse de répandre des préjugés les plus nauséabonds. Ainsi, comme le relevait Héloïse Mary, présidente du BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) dans La Midinale du 21 février dernier : « La gauche a perdu une grande partie de son influence sur les questions migratoires par peur du Front national et de sa faiblesse idéologique […]. Elle est prise au piège de l’opinion publique. »

L’opinion publique. Sans doute a-t-elle été un élément déterminant dans l’évolution de la réflexion, à gauche. À commencer par celle de Jean-Luc Mélenchon, dont le discours a évolué au cours de ces quelques dernières années. Ou plutôt depuis la campagne électorale de 2012. Lors de son discours très remarqué à Marseille, devant près de 100 000 personnes sur la plage du Prado, le héros de la gauche avait alors tenu un discours qui faisait honneur à la tradition humaniste, celles des droits et de l’accueil, en France. Ainsi avait-on vanté son « ode à la Méditerranée et au métissage » : « Marseille est la plus française des villes de notre République. Ici, il y a 2 600 ans, une femme a fait le choix de prendre pour époux l’immigré qui descendait d’un bateau, c’était un Grec et de ce couple est née Marseille […]. Les peuples du Maghreb sont nos frères et nos sœurs. Il n’y a pas d’avenir pour la France sans les Arabes et les Berbères du Maghreb. » Or, quelques jours après avoir tenu ce discours, les sondages pointaient un recul net de deux à trois points du candidat de feu le Front de gauche.

Rien ne dit que la coïncidence du discours et de l’évolution sondagière recelait un lien de cause à effet. Mais c’est ainsi qu’elle a été – bien imprudemment – interprétée. Et si, depuis, le quatrième homme de la présidentielle de 2018 n’a pas véritablement changé de discours sur le fond – les propositions politiques sont sensiblement les mêmes entre la présidentielle de 2012 et celle de 2018 –, sur la forme, la démonstration qu’en fait désormais Jean-Luc Mélenchon, a largement évolué. En 2012, alors que dans le programme du Front de gauche « l’immigration n’est pas un problème », il convient aujourd’hui, selon celui de L’Avenir en commun, de « lutter contre les causes des migrations ».

Changement de discours

Une évolution sémantique qui n’est pas insignifiante, si l’on en croit l’historien Benoît Bréville qui, dans un article de 2017 paru dans Le Monde diplomatique, relevait cet embarras de la gauche sur l’immigration :

« Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu’à défendre explicitement la liberté d’installation, Mélenchon s’était présenté avec une liste de mesures d’ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier […]. En 2017, la ligne a changé. Il ne prône plus l’accueil des étrangers. »

Benoît Bréville relève alors plusieurs des propos tenus par le candidat de la France insoumise au cours de la dernière campagne. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. […] La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Et l’historien de conclure :

« Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l’ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s’oppose désormais. Figure du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette "partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation", tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, qui [a soutenu] le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de "faire la course à l’échalote avec le Front national". »

Le discours du parti communiste français a lui aussi connu bien des évolutions par le passé. Il s’était déjà montré fort peu enthousiaste sur l’accueil des étrangers. Et c’est peu dire. En 1981, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, lançait : « Il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. » L’extrême droite de l’époque n’avait pas fait la percée qu’elle connaît dans les années 1980, mais la tonalité générale du propos était dès lors si dangereuse qu’elle fut fort heureusement abandonnée par la suite.

Près de trente ans plus tard, le discours du PCF a retrouvé des airs plus solidaires, assez proches de la position du NPA. Pierre Laurent, à la suite de sa visite du centre d’accueil d’urgence de La Chapelle à Paris, déclarait ainsi dans L’Humanité du 23 janvier : « Quand les migrants s’installent, ils deviennent des travailleurs et producteurs de richesses. Ce ne sont pas les migrants qui s’accaparent les richesses, mais les prédateurs de la finance, ceux des paradis fiscaux ou des multinationales, dont les profits explosent. Les mêmes profiteurs du système organisent le dumping social. C’est à cela qu’il faut mettre un terme pour permettre à tous, Français et migrants, un accès aux droits sociaux et à une vie digne. » Mais si le propos apparaît généreux, il n’en reste pas moins consensuel à gauche et peu contraignant. Loin par exemple des revendications d’un NPA qui propose à la fois de régulariser tous les sans-papiers, le droit de vote des immigrés à toutes les élections et l’application du droit du sol intégral pour la citoyenneté.

Repenser la politique migratoire

Ainsi, du PCF à la France insoumise, en passant par les écologistes et même le dernier né Génération.s de Benoît Hamon, il est difficile d’y voir clair. Les bons sentiments empreints d’empathie sont, individuellement, souvent de sortie, mais l’on peine à trouver dans les discours et programmes de gauche ceux qui s’engagent – sans détour par la situation des pays de ceux qui les fuient –, à tout mettre en œuvre, en urgence, pour accueillir les réfugiés et migrants qui se retrouvent sur notre territoire aujourd’hui, tout en anticipant les besoins de demain en matière d’accueil et d’intégration.

Par son absence de clarté – et de projet alternatif sans doute –, un véritable discours de gauche peine donc à s’imposer dans l’espace public. Parce que la gauche a cessé de mener campagne sur le terrain des idées. Pourquoi le Parti socialiste, alors qu’il s’y était engagé dans la campagne de François Hollande en 2012, n’a-t-il pas mené une grande campagne de fond, partout en France, pour (r)éveiller les consciences sur le droit de vote des étrangers ? Pourquoi aujourd’hui, personne à gauche ne prend-il à bras-le-corps ce qui ressemble fort à un impératif moral, dans le débat public, sur l’accueil des personnes étrangères – qu’elle soit ou non en situation régulière sur notre territoire ? Comment pourrait-on honnêtement justifier que la France et l’Europe n’en ont pas les moyens ?

Enfin, pourquoi le discours d’une grande partie de la gauche a-t-il glissé au point de reprendre, parfois, les termes de la droite et de l’extrême droite : l’immigration comme problème ? Procéder ainsi revient à démobiliser la gauche, à l’engluer dans le piège de la droitisation, voire de l’extrême droitisation du débat public. Sans doute n’a-t-on pas toujours pris la mesure, à gauche, que c’est par la défense d’un accueil digne des réfugiés – qu’ils soient climatiques, économiques ou fuyant les conflits – que le combat contre l’extrême droite sera le plus efficace. Pas en flirtant avec ses solutions. Expériences à l’appui dans plusieurs centaines de territoires en France, toute la gauche pourrait trouver les mots pour le dire. Dire que l’immigration est une chance. Dans bien des domaines. Y compris – osons-le – économique.

À hésiter sur le sens de ce combat, la gauche se perd, court à la faillite et peut aller jusqu’au déshonneur. Mais il n’est jamais trop tard. Le dossier de ce numéro de Regards se veut une pierre à l’édifice de reconstruction d’une pensée de la politique migratoire et du sort fait à ces quelques milliers de réfugiés qui meurent de faim et de froid dans nos villes. D’abord en rétablissant quelques vérités, sur cette "crise" qui n’en est pas une, mais aussi sur la base d’un parti pris : l’immigration comme une chance. Parce qu’en matière d’accueil des réfugiés, assumons-le : nous le pouvons, nous le devons, nous le ferons, parce que c’est inéluctable et que c’est une chance, oui.

Publié le 14/08/2018

Harcèlement, menaces: les pressions d’ArcelorMittal sur des salariés en accident du travail

 Par Pascale Pascariello (site mediapart.fr)

Mediapart a recueilli plusieurs témoignages ainsi qu’un enregistrement révélant comment ArcelorMittal incite des salariés victimes d’accident à reprendre le travail au plus vite. L’objectif de la multinationale est de réduire ses cotisations auprès de l’Urssaf, et d’améliorer ses résultats en matière de sécurité.

 Fos (Bouches-du-Rhône), Dunkerque (Nord), envoyée spéciale.- Ceci n’est pas un accident du travail. Telle pourrait être un slogan de la multinationale ArcelorMittal, qui n’hésite pas à harceler et menacer, y compris aux tout premiers jours d’un arrêt consécutif à un accident, ses salariés, mais aussi les employés de ses sous-traitants.

Plusieurs d’entre eux ont expliqué à Mediapart comment ils subissent des pressions pour une reprise rapide, dans un poste aménagé. Le but de l’entreprise est d’abord de minimiser le nombre de jours d’arrêt de travail. En effet, plus l’arrêt de travail est court, moins l’employeur verse de cotisations à l’Urssaf. Pour un arrêt de travail inférieur à 4 jours, l’entreprise cotise à l’URSSAF pour un montant de 302 euros. Une somme qui monte à 10 305 euros pour un arrêt de 3 mois et à 35 267 euros si l’accident entraîne un arrêt de 5 mois.

Mais il s’agit aussi d’améliorer les statistiques d’accidentologie, et les résultats en termes de prévention et de sécurité. Car ArcelorMittal est loin d’être exemplaire en la matière. Il y a deux à trois fois plus d’accidents sur les sites d’ArcelorMittal que chez ses concurrents. Sur le seul site de Dunkerque, en 2017, 408 accidents ont été déclarés, dont 91 classés en accidents majeurs.

Lorsque la victime est intérimaire ou salarié d’un sous-traitant, l’accident n’a pas d’impact direct sur les cotisations d’ArcelorMittal. Il en a, en revanche, sur ses statistiques d’accidentologie. Par ailleurs, en cas de bons résultats, les directeurs des usines peuvent percevoir des primes. Ils ont donc tout intérêt à ce qu’il y ait le moins d’accidents du travail comptabilisés sur leur site, et que les arrêts soient le plus court possible.  

Les pressions de la multinationale sont donc fortes. L’histoire de Benoît en témoigne.

À 22 ans, il travaille pour un sous-traitant d’ArcelorMittal. Le 19 février 2018, il se rend sur le site de l’entreprise pour débarrasser des chantiers. Sur l’un d’eux, il se retrouve seul. Après avoir chargé la remorque du matériel léger, il tente de rapprocher une sableuse. En la tirant, il perd l’équilibre et la reçoit sur sa jambe, soit 150 kilos.

Benoît explique son accident du travail sur le site d'ArcelorMittal

 « J’ai hurlé pour que quelqu’un m’aide. Mais il n’y avait personne à proximité. J’étais terrorisé tant la douleur était grande. Le temps passait sans que personne ne vienne. Ça semblait être une éternité. Je suis resté 20 minutes seul à hurler dans le brouhaha des machines. Après bien des efforts, je suis parvenu à dégager mon pied de dessous la sableuse et j’ai rampé jusqu’à la remorque. J’ai appelé un responsable de l’entreprise qui m’a dit qu’il venait tout de suite. Pendant ce temps, je pleurais de douleur et je voyais ma cheville tripler de volume. » Benoît sera pris en charge près d’une heure plus tard. « Les pompiers du site d’Arcelor n’ont pas pu me transporter. Ils ont appelé le SAMU et m’ont mis sous morphine. »

« Vous allez faire perdre de l’argent à vos collègues, pourrez-vous les regarder dans les yeux ? »

Bilan : une fracture de la cheville, jambe plâtrée jusqu’au genou. Le médecin prescrit cinq mois d’arrêt de travail et alerte le salarié sur de possibles séquelles. En raison de nouvelles complications, Benoît vient de voir son arrêt prolongé d’un mois.

Depuis, son employeur le persuade de dire qu’il n’était pas seul lors de l’accident. Il l’appelle, plusieurs fois par jour, pour le convaincre de revenir travailler sur un poste aménagé. Si Benoît l’acceptait, cette proposition permettrait à ArcelorMittal d’alléger ses statistiques d’accidents graves en réduisant le nombre de jours d’arrêt de travail. 

Benoît témoigne des pressions subies suite à son accident du travail

Il a enregistré l’un de ces échanges téléphoniques. La responsable des ressources humaines qui l’appelle lui fait part des pressions qu’ils reçoivent d’ArcelorMittal et lui demande de revenir travailler ou bien de rester chez lui avec un ordinateur de l’entreprise.

Un sous-traitant d'ArcelorMittal parle des pressions exercées par la multinationale

Nous avons contacté la responsable de Benoît. Elle n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet.

En revanche, le 20 juillet, ArcelorMittal nous a adressé les précisions suivantes, par courriel : « Le groupe ArcelorMittal suit et publie de nombreuses statistiques en matière d’accidents. Ces statistiques prennent en compte l’ensemble des personnes travaillant sur nos sites (salariés, intérimaires, co-traitants). […] Aucun signalement de pressions ou de harcèlement concernant ce sujet. »

Les témoignages et documents recueillis par Mediapart révèlent le contraire.

Pierre, 34 ans, est en CDI depuis huit ans dans l’entreprise. En mars 2018, il monte sur une plateforme, située à six mètres de hauteur, pour nettoyer une machine. Durant cette intervention, l’un de ses collègues est chargé de couper le gaz qui peut en sortir. Mais, avant la fin des réparations, le gaz est ouvert par inadvertance. Alors que Pierre reprend sa tâche, soudain, une déflagration retentit. « C’était une détonation énorme qui est sortie de la machine. J’ai fait un bond en arrière. Sur le coup, je n’entendais plus rien. J’étais sonné. Puis très vite, j’ai retrouvé l’audition, mais partiellement et avec des acouphènes de plus en plus forts. »

L’accident a été classé par l’entreprise comme « grave », compte tenu des risques encourus par Pierre.

Il est transporté aux urgences par les pompiers. Le médecin lui prescrit un mois d’arrêt de travail. Aujourd’hui, Pierre a une perte d’audition importante. Il n’entend plus les aigus.

« Le jour même de l’accident, à la sortie de l’hôpital, j’ai reçu un coup de téléphone d’ArcelorMittal, du chef du département Aciérie. Ensuite, il m’a appelé tous les jours pour me convaincre d’accepter un poste aménagé. Il m’a dit : “Ne déclare pas ton accident et on te fait un poste aménagé.” » Pierre refuse. « Ils m’ont même proposé d’aller voir leur médecin, alors que j’ai un médecin traitant. J’ai gardé leur SMS. » Durant plus d’une semaine, il recevra, chaque jour, un appel de son entreprise. Las de ce harcèlement, il se rapproche d’un syndicat et en informe sa hiérarchie. « [Depuis], ils me font la misère. Mais je ne voulais pas leur dire encore amen et rentrer dans leur jeu, d’autant que j’avais déjà cédé à leur pression, il y a quatre ans, et j’en garde des séquelles. »

En 2014, victime d’un accident du travail, Pierre se bloque le dos et est hospitalisé. « Ils sont venus me voir à l’hôpital. Ils m’ont dit que si j’acceptais le poste aménagé, j’aurais un avancement. Deux jours après, j’étais de retour au boulot sous cachets pour supporter la douleur. Depuis, je n’ai eu aucun avancement mais j’ai des séquelles. N’ayant pu suivre les séances de kiné, j’ai régulièrement le dos bloqué. Mais je ne peux rien faire pour le faire reconnaître, puisque l’arrêt de travail avait été écourté. »

Ces pratiques ne sont pas nouvelles. En 2011, sur le site de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), la Direction des ressources humaines d’ArcelorMittal, dans une note interne, adresse aux managers les instructions suivantes : « Il n’y a pas de formalité nécessaire vis-à-vis de la CPAM [Caisse primaire d’assurance maladie]. Le non-envoi de l’arrêt de travail est préférable. » Une posture qui place ArcelorMittal dans l’illégalité, comme le signale un an plus tard l’inspecteur du travail à la direction : cette « situation [est] hors standard et en parfaite illégalité ». La multinationale ignore cet avertissement.

Plusieurs comptes rendus du CHSCT (Comité hygiène, sécurité et conditions de travail) l’attestent. En juin 2013, par exemple, l’un des membres du CHSCT regrette que du « harcèlement soit organisé envers les salariés pour améliorer les statistiques ». Le responsable sécurité de l’entreprise reconnaît lui-même que « certains managers peuvent proposer cette solution [un poste aménagé – ndlr] de façon inappropriée ».

Un responsable de l’usine explique qu’il est important d’accepter un poste aménagé dans les 96 heures qui suivent l’accident. Il explique que « les arrêts de travail qui surviennent sur les différents sites du groupe sont comparés ». Au cours d’un autre CHSCT, le responsable de sécurité présente les avantages d’un système de chèques-cadeaux offerts en cas de bons résultats : « Notre challenge progressimo vise à récompenser entre autres les périodes sans accident avec arrêt. » Des représentants syndicaux soulèvent les dangers d’un tel système. D’ailleurs, en 2016, le constat est le suivant : « Les accidents du travail ne sont pas systématiquement déclarés à la Caisse primaire d’assurance-maladie. […] Pourtant, cela peut poser des problèmes si les salariés ont besoin. »

En 2018, la situation reste inchangée. Sandy Poletto, salarié depuis 20 ans chez ArcelorMittal à Fos et secrétaire du syndicat CGT, ne décolère pas : « Depuis des années, on dénonce les pressions qui sont mises sur les salariés victimes d’accidents. Certains craquent et ne déclarent pas leur accident. Le système de rétribution par des chèques-cadeaux, un système de prime déguisée, permet à ArcelorMittal de convaincre les salariés de ne pas déclarer. C’est un système pervers et dangereux. Dès qu’on est mis au courant, nous intervenons. Mais hélas, beaucoup de salariés, victimes de pressions, ont peur d’en parler. Ça permet à ArcelorMittal de maquiller les chiffres des accidents du travail, qui sont ainsi anormalement bas. »

Laurent, 35 ans, en CDI depuis 12 ans dans l’usine de Fos, connaît bien le sujet. Il a lui-même subi le harcèlement de ArcelorMittal à la suite d’un accident en 2010. « C’est ce qui m’a conduit à adhérer au syndicat pour mettre fin à ces pressions qui sont illégales. Suite à nos alertes, ArcelorMittal a changé les procédures concernant les aménagements de postes. Mais ils l’ont fait sur le papier, pas dans les faits. »

« En 2010, les tendons de mon genou ont été touchés lors d’une réparation délicate que je faisais sur un pont en hauteur, se rappelle Laurent. Je ne pouvais plus poser le pied par terre. » Après cet accident du travail, son médecin lui impose 30 jours d’arrêt et une rééducation pendant 10 mois.

Le soir même, Laurent est appelé par son chef, qui tente de le dissuader de déclarer son accident. Le lendemain, à son domicile, il reçoit la visite d’un chef d’atelier d’ArcelorMittal et du responsable « communication sociale ». Ce jour-là, ils lui présentent un document. Il y est écrit : « Les objectifs du poste aménagé, sont, pour l’entreprise : aspect économique, rechercher à améliorer les indicateurs en réduisant ou supprimant la durée d’accident de travail suite à un accident. » « J’étais consterné. Comment peuvent-ils me mettre sous les yeux leur avantage économique, alors que je viens de sortir de l’hôpital ? Ils m’ont traité comme un chien. »

Constatant que Laurent n’est pas disposé à accepter un poste aménagé, la multinationale change de ton.

« Deux jours après, mon chef d’équipe m’a téléphoné. Il m’a dit qu’un refus de ma part pourrait nuire à ma carrière. Si j’acceptais un poste aménagé, ArcelorMittal s’occuperait de prendre en charge mes transports en taxi aller-retour vers l’entreprise. »

Il signale qu’il ne peut toujours pas poser son pied à terre. « Ils m’ont proposé de rester chez moi avec un ordinateur de l’entreprise. Je n’avais qu’à me connecter deux fois par jour sur l’intranet de l’entreprise. J’étais stupéfait et je leur ai dit que c’est de la dissimulation d’accident. »

Les relances continuent néanmoins. C’est au tour du chef du département. Il se déplace au domicile de Laurent. « Il m’a dit que j’allais faire perdre des primes à mes collègues. Car il y a un système de primes sous forme de chèques-cadeaux pour les équipes qui n’ont pas d’accident. Je me rappelle encore de ces propos : “Vous allez faire perdre de l’argent à vos collègues, pourrez-vous encore les regarder dans les yeux à votre retour ?” »

Depuis, il s’est syndiqué et alerte régulièrement sur cette question. « J’en ai marre de voir venir des salariés en béquilles dans l’usine ou de savoir qu’ils vont les voir à l’hôpital pour leur mettre la pression. C’est surtout dangereux en termes de séquelles. » Le refus du poste aménagé n’a pas été sans conséquence pour Laurent. Son avancement professionnel est bloqué. « Les ressources humaines, elles-même, ne peuvent pas justifier le trou qu’il y a dans ma carrière. Après 10 ans en CDI, j’ai un salaire de 1700 euros qui n'a pas vraiment bougé. Je devrais avoir un poste d’encadrement, ce n’est pas le cas. Cela représente une perte mensuelle d’environ 200 euros. »

Ces pratiques proches de l’illégalité sont dénoncées depuis 30 ans. En 1988, la CFDT retranscrit, dans son journal, le courrier adressé par un manager de Solmer (ancien entité d'ArcelorMittal) à un salarié accidenté : « On fait le nécessaire pour stopper ton arrêt de travail. Il faudrait que tu ailles voir ton docteur pour annuler ton arrêt de travail. Lundi matin viens me voir tout de suite en début de poste. Salut. Bien entendu tout ceci est confidentiel. »

Ces agissements étonnent peu Olivier Tompa, agent de la Carsat, Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail, en charge des accidents : « De nombreuses multinationales minimisent leur cotisation auprès de l’Urssaf en contournant ainsi la loi. Il y a beaucoup d’agents pour contrôler les individus qui fraudent à la sécurité sociale mais peu voire pas pour contrôler les fraudes des entreprises aux non-déclarations des accidents de travail. Pourtant, depuis 2013, les directeurs des caisses en charge de ces questions (CARSAT, CRAMIF, CGSS) ont le pouvoir de prononcer des pénalités financières à l’encontre des employeurs. Mais dans les faits, il n’y a personne de missionné sur ces contrôles, alors que des faits de fraudes sont connus des services. »

Ce vide profite aux entreprises et représente des pertes importantes aussi bien pour les victimes en termes d’indemnisation que pour la sécurité sociale en terme de cotisations. Pour les salariés, les séquelles, suite à un accident, peuvent être dramatiques. En rendant “invisible” leur accident, avec un poste aménagé, leurs séquelles ne peuvent plus être reconnues comme un handicap causé par le travail. « Dans ce cas, poursuit Olivier Tompa, les frais liés aux soins médicaux ne seront pas imputés aux employeurs mais à la collectivité via la branche Maladie. De fait le budget de la branche AT est excédentaire et les employeurs demandent des ristournes sur leur cotisation et la branche Maladie est déficitaire. Les cotisations augmentent alors que les remboursements reculent. »

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr

Publié le 13/08/2018

L'Aquarius exhorte les gouvernements européens à désigner au plus vite un lieu sûr de débarquement après deux sauvetages en Méditerranée

(site l’humanité.fr)

 

Répondant à la crise humanitaire toujours en cours en Méditerranée centrale, l'Aquarius, le navire affrété par SOS MEDITERRANEE et opéré en partenariat avec Médecins Sans Frontières (MSF), a secouru 141 personnes vendredi 10 août. Les deux organisations exhortent désormais les gouvernements européens à désigner de toute urgence le lieu sûr le plus proche, comme le prévoit le droit maritime international, afin de pouvoir y débarquer les rescapés et continuer à fournir une assistance humanitaire d'urgence en mer.

Vendredi 10 août dans la matinée, l'Aquarius a procédé au sauvetage de 25 personnes, retrouvées à la dérive à bord d'une petite embarcation en bois et sans moteur. Elles erraient probablement en mer depuis près de 35 heures.  Quelques heures après, l'Aquarius a repéré un second canot en bois, dans lequel s'entassaient 116 personnes, dont 67 mineurs non accompagnés. Parmi les rescapés, sept sur dix sont originaires de Somalie et d'Erythrée. Si l'état de santé global des rescapés est stable pour l'instant, beaucoup sont très affaiblis et dénutris. Nombre d'entre eux ont également fait part aux équipes des conditions inhumaines dans lesquelles ils ont été détenus en Libye. 

 

L'Aquarius fait route vers le Nord, sans avoir obtenu confirmation d'un lieu sûr où accoster

 

Au cours des deux opérations de sauvetage, l'Aquarius a informé l'ensemble des autorités compétentes de son activité, y compris les Centres de coordination des secours maritimes italien, maltais et tunisien (MRCCs) et le Centre conjoint de coordination des secours (JRCC) libyen. Celui-ci a confirmé qu'il était l'autorité en charge de la coordination de ces sauvetages. Le JRCC libyen a toutefois informé l'Aquarius qu'il ne lui indiquerait pas de lieu sûr pour le débarquement, et lui a enjoint de s'adresser à un autre Centre de coordination des secours (Rescue coordination centre, RCC). L'Aquarius fait donc à présent route vers le Nord et va solliciter la désignation d'un lieu sûr de débarquement auprès d'un autre RCC.

 

« Nous suivons les dernières instructions du JRCC et allons, comme il se doit, contacter d'autres RCCs afin qu'un lieu sûr nous soit désigné pour débarquer les 141 rescapés qui sont à bord de l'Aquarius », a confirmé Nick Romaniuk, Coordinateur des secours pour SOS MEDITERRANEE à bord de l'Aquarius. « L'essentiel est que les rescapés soient débarqués sans délai dans un lieu sûr, où leurs besoins fondamentaux seront respectés et où ils seront à l'abri d'abus ». 

 

« Les gouvernements européens ont concentré tous leurs efforts à la création d'un JRCC en Libye, mais les événements de vendredi illustrent bien l'incapacité de ce dernier à coordonner intégralement une opération », a souligné Aloys Vimard, coordinateur de projet pour MSF à bord de l'Aquarius. « Un sauvetage n'est pas terminé tant qu'un lieu sûr de débarquement n'a pas été indiqué. Or, le JRCC libyen nous a clairement signifié qu'il ne le ferait pas. Il ne nous a pas non plus informés des signalements de bateaux à la dérive dont il avait connaissance, alors que l'Aquarius se trouvait sur zone et avait offert son assistance. En réalité, ces embarcations en détresse ont eu de la chance que nous les repérions par nous-même », conclut le coordinateur de projet de MSF.

 

Le déploiement d'une assistance humanitaire en Méditerranée est à nouveau entravé

 

Fait troublant, les rescapés ont indiqué aux équipes à bord qu'avant que l'Aquarius n'intervienne, cinq navires différents ne leur avaient pas porté secours. « Le principe même de l'assistance portée à toute personne en détresse en mer semble désormais menacé », s'inquiète Aloys Vimard. « Des navires pourraient être tentés de ne pas répondre aux appels de détresse en raison du risque de rester bloqués en mer, sans qu'aucun lieu sûr où débarquer ne leur soit désigné. Les politiques visant à empêcher à tout prix que les gens n'atteignent l'Europe ne font qu'accroître la souffrance et le danger des traversées qu'entreprennent ces personnes, pourtant déjà fort vulnérables ».

 

MSF et SOS MEDITERRANEE se déclarent, une nouvelle fois, extrêmement préoccupées par les politiques européennes actuellement menées. Celles-ci constituent une véritable entrave au déploiement effectif d'une assistance humanitaire efficace, et n'ont eu pour effet que de faire exploser le nombre de morts en mer ces derniers mois. L'Aquarius est désormais l'un des deux derniers navires humanitaires de recherche et sauvetage présents en Méditerranée centrale. La criminalisation et l'obstruction du travail des organisations humanitaires sont le reflet d'un système européen de l'asile en échec, et de la défaite des Etats membres de l'Union européenne à relocaliser les demandeurs d'asile qui arrivent en Europe.

 

SOS MEDITERRANEE et MSF exhortent une nouvelle fois tous les gouvernements européens ainsi que les autorités maritimes compétentes à reconnaître la gravité de la crise humanitaire qui sévit en Méditerranée, à garantir un accès rapide à des lieux sûrs où débarquer les rescapés, et à faciliter plutôt qu'entraver le déploiement d'une assistance humanitaire essentielle en Méditerranée centrale.

Publié le 12/08/2018

Rapport syndical

Des experts du secteur hydroélectrique appellent à ne pas privatiser les barrages

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

La mise en concurrence des barrages hydroélectriques français est « dangereuse » et « antinomique de l’intérêt général ». C’est la conclusion d’un récent rapport du syndicat Sud énergie rédigé à la demande de la députée socialiste Marie-Noëlle Battistel, très impliquée sur le sujet de par l’important nombre de barrages sur sa circonscription, située en Isère. Présenté à la mi-mai aux députés, ce rapport entend peser sur la possible décision estivale d’en finir définitivement avec la gestion publique des barrages, lors des discussions qui se tiendront dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Cela fait dix ans déjà que la pression monte sur le sujet, et elle s’est accrue en octobre 2015, lorsque la Commission européenne a mis en demeure la France, considérant que les retards pris dans la mise en œuvre de l’ouverture à la concurrence du secteur hydroélectrique renforçaient la position dominante d’EDF. En octobre dernier, le gouvernement d’Édouard Philippe a répondu à l’intersyndicale du secteur, vent debout contre la privatisation des barrages, que l’ouverture à la concurrence restait bien d’actualité.

Un système public totalement amorti

Bâti pour l’essentiel au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le système hydroélectrique français est totalement amorti. Représentant un peu plus de 12 % de la production électrique du pays, les barrages offrent une source d’énergie renouvelable disponible à tout moment, qui permet d’assurer une continuité d’offre électrique face aux pointes de consommation ou face aux intermittences de production de l’éolien et du solaire. « L’hydroélectricité, c’est le poumon du système électrique, analyse Jean Fluchère, ancien délégué général EDF Rhône Alpes. Quand une tranche nucléaire connaît un arrêt automatique, en un temps très court, les capacités de démarrage instantané de l’hydroélectricité permettent de sauver le réseau et de contrer la baisse de fréquence engendrée. »

Les barrages français remplissent de nombreuses autres fonctions : gestion des crues et des sécheresse, besoins en irrigation et arrosage du secteur agricole, lâchers d’eau pour les sports d’eau vive… Ils recouvrent également des enjeux d’accès à l’eau potable, ainsi que des enjeux industriels via la sécurisation du refroidissement des centrales nucléaires. Quel acteur privé acceptera de prendre en compte la totalité des ces missions ? Le rapport pose la question. Les auteurs soulignent par ailleurs qu’il existe un risque réel de perte des compétences — multiples et très pointues — qu’exige la gestion du système hydroélectrique, et que les agents EDF ont acquis et capitalisé ces 40 dernières années. « En recherchant le profit à court terme, les métiers de spécialistes vont disparaître », avertit le rapport, qui estime par ailleurs que le secteur privé est inadapté aux coûts très élevés qu’exige ce type d’ouvrages, ainsi qu’au temps long que suppose leur entretien : les barrages vont durer plusieurs siècles et exigent pour cela une maintenance soigneuse et continue.

Nos voisins conservent la gestion publique de leurs barrages

Dans son rapport, le syndicat Sud énergie demande l’arrêt du processus en cours de mise en concurrence des concessions par une prise de position claire, ferme et argumentée du gouvernement français. Pour appuyer leurs demandes, les auteurs du rapport citent l’exemple de nos voisins allemands qui ont exclu leurs barrages de la concurrence. Les concessions sont octroyées par les Länder pour une durée de 40 à 80 ans. Et la commune dispose d’un droit de veto sur tout nouvel exploitant. La Suède, dont un des opérateurs lorgne les barrages français, a mis ses barrages sous le régime de l’autorisation publique. En Norvège, les exploitations hydrauliques sont obligatoirement accordées à une structure publique pour une durée illimitée. En Autriche, les concessions sont accordées pour une durée de 60 à 80 ans. En Italie, les concessions attribuées à l’Enel, l’électricien historique, sont toutes maintenues au moins jusqu’en 2029. Face à l’apparente intransigeance des institutions européennes, il semble bien y avoir de vraies marges de ma

Publié le 11/08/2018

On nous a dit « Mesdames et Messieurs, nous venons en paix » tandis que les troupes armées israéliennes se ruaient à bord !

Eugénie Barbezat (site l’humanité.fr)

John Turnbull, le  capitaine canadien du navire Freedom,  de la « flottille de la liberté contre le blocus imposé depuis plus de dix ans à toute la population palestinienne de Gaza »a été libéré après cinq jours dans les geôles israéliennes, suite à la capture de son bateau dans la nuit du vendredi 3 au samedi 4 août 2018 en pleines eaux internationales par des pirates  qui n’était autres que des forces spéciales israéliennes envoyées par leur gouvernement. A son arrivée en France en compagnie de  Pascal Maurieras, marin CGT, membre de l’équipage, il nous a livré son témoignage.

Qu'est-ce qui vous a motivé pour prendre le commandement du Freedom et tenter de le conduire à Gaza ?

Cette expérience m’a donné la chance de combiner mes compétences de voile avec mon intérêt et son soutien aux droits des palestiniens.

J’avais  17 ans en 1967 quand Israël a gagné la guerre des six jours, ce qui suscita mon enthousiasme. J’étais jeune et ignorant, mais cela a changé grâce à un oncle âgé d’un  ami juif qui nous a dit que la victoire n’était pas « bonne pour Israël ». J’ai commencé à lire et continué à discuter de la question--sans toutefois agir sur elle… Je suis allé donner un coup de main pour la flottille et  quand l’équipage m’a demandé de prendre le commandement du Freedom  pour la dernière étape en entre Palerme et Gaza j’ai pris une décision rapide.

Etiez-vous averti des risques que vous encourriez ?

Oui, j’étais conscient des risques : celui lié à la bonne marche d’un vieux bateau et aussi celui de nous faire arrêter par  l’armée israélienne.

Etiez-vous en contact avec l'autre bateau (al Awada)... saviez-vous qu'il avait été intercepté ?

Le  Contact a été très difficile à maintenir, puisque nous avons navigué séparément après avoir tenté de rejoindre  le petit bateau suédois (de la flottille NDLR) qui a connu une avarie à l’ouest de la Grèce.

Nous avons appris grâce au téléphone satellite que l’Al-Awda avait été intercepté.

Comment s'est passé votre arraisonnement ? A quelle heure, dans quelles conditions, à combien de miles des cotes ? Avez-vous été contactés par radio avant ? Y-a-t-il eu des violences, des blessés ?

Nous  avons été contactés par radio VHF et avons répondu de la manière habituelle quand des bateaux se rencontrent mutuellement en mer. Quand les questions sont allées au-delà d’identification normale, j’ai demandé leurs intentions. Cet échange a été un peu comique. J’ai ensuite décrit notre bateau et a averti qu’un abordage pourrait être dangereux tant pour les troupes et l’équipage. À environ 21h00 (00 h 00 locales) , nous avons aperçusdes feux et constaté que des bateaux nous encerclaient.  Finalement, deux embarcations nous ont attaqués.  Celles-ci étaient de puissants et très grand Zodiac,  transportant environ 15 soldats chacun. Chaque bateau a une plate-forme vers l’avant afin que les soldats puissent grimper et sauter sur notre pont.  Les conditions étaient, heureusement, assez calme. Nous naviguions à seulement 4 nœuds et la mer était assez plane. Nous étions à 37 miles du port de Gaza. (la position exacte était enregistrée sur mon  GPS, mais il a été confisqué.) Il n’y a pas eu de violence. On nous a dit « Mesdames et Messieurs, nous venons en paix » tandis que les troupes armées israéliennes se ruaient à bord !

En tant que capitaine, avez-vous été traité de manière différente des autres passagers par les soldats ?

Non, en aucune manière. Avant l’abordage, j’ai été  invité à changer de cap mais j’ai poliment décliné. Plus tard, en prison, j’ai été questionné sur  l’équipage dans son ensemble, mais chaque fois j’ai rappelé aux autorités que je n’étais plus un capitaine parce qu’elles avaient volé mon bateau.

Qu'est devenu le Freedom ? Et son chargement ?

Le Freedom va pourrir indéfiniment à Ashdod ainsi que plusieurs autres bateaux. La dotation médicale ne sera pas envoyée à Gaza.

Une fois que le bateau a été capturé que s'est-il passé pour vous ? Dans quelle prison avez-vous été détenus (tous ensemble ?), combien de temps, dans quelles conditions ? Quelles ont été les raisons officielles de votre capture selon les israéliens ?

Nous avons été parqués  dans le cockpit durant le long trajet jusqu’au port israélien d’Ashdod alors que le bateau était conduit, dangereusement, à haute vitesse. À un moment donné, le câble a cassé et failli blesser un soldat israélien.

Nous avons été contrôlés, interrogés, fouillés, en plusieurs étapes dans une série de tentes mise en place sur le quai à Ashdod. Notre groupe a ensuite été conduit ensemble à Givon, les femmes ont été séparées des hommes. Les conditions étaient normales pour une prison dans un pays riche_ ennuyeuses mais pas insalubres _, à l’exception de 12 heures à l’isolement pour un membre de « outspoken ».

Nous avons été enfermés pendant 5 jours. La capture n’a été jamais appuyée par aucune raison : on a simplement dit que nous avions navigué dans une zone militaire (indéfinie) ce qui justifiait aux yeux des Israéliens notre capture et la confiscation de notre bateau.

Le gouvernement canadien a-t-il œuvré pour votre libération ? A-t-il réagit à votre arrestation illégale en eaux internationales ?

Oui notre ambassade a travaillé très dur malgré le fait que leurs contacts israéliens  aient d’une manière opaque et inhabituelle. Pas une seule déclaration de responsables israéliens qui nous ont parlé n’était vraie. Finalement la « procédure » israélienne, a été abrogée, et nous avons été libérés par simple demande diplomatique plutôt que par voie juridique.

Que retenez-vous de cette "aventure" ? Seriez-vous prêt à retenter de briser le blocus de gaza ?

J’ai pu apprécier le talent, le travail et la solidarité de l’équipage, qui a réalisé quelques petits miracles pour entretenir le bateau. Je suis prêt à poursuivre l’action pour la rupture de l’embargo, mais je reconnais aussi que nous avons beaucoup appris de cette épreuve et que des leçons doivent être tirées avant que nous naviguons à nouveau avec plus de chances d’atteindre Gaza.

Propos receuillis par Eugénie Barbezat

Publié le 10/08/2018

Jean-Michel Blanquer veut (encore) changer la formation des enseignants

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

Le premier ministre Édouard Philippe et le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer comptent réformer le système éducatif en s’inspirant des recommandations formulées par le Comité action publique 2022. Une refonte qui passe notamment par une évolution de la formation des enseignants.

 En toute simplicité, Jean-Michel Blanquer et Édouard Philippe, respectivement ministre de l’éducation nationale et premier ministre, ambitionnent de « changer la vie des enseignants ». C’est ce qu’ils clament dans un entretien conjoint publié dans Ouest-France le 2 août. L’un des leviers pour le faire est le rapport « Comité action publique 2022 », dévoilé mi-juillet et qui consacre deux parties de sa réflexion à l’école et à l’université (lire notre article sur le sujet)

D’aucuns s’interrogeaient sur le statut de ce document. À savoir, allait-il finir comme d’autres rapports au fond d’un tiroir ou au contraire irriguer la politique des prochaines années ? Réponse donnée le 2 août : Matignon et la Rue de Grenelle ont gardé un certain nombre de propositions et en ont rejeté d’autres. La création d’un nouveau corps d’enseignants qui devait se substituer progressivement à celui des professeurs certifiés, proposition polémique s’il en est, n’est pas retenue, comme annoncé dans un communiqué. Édouard Philippe justifie cette décision par la nécessité de se focaliser sur des « réponses concrètes et opérationnelles ».

Le ministre de l’éducation nationale entend plutôt concentrer ses efforts sur la gestion des ressources humaines et la formation des enseignants. Il est vrai que depuis son arrivée à la tête du ministère, Jean-Michel Blanquer a consacré son énergie à des réformes destinées aux élèves, comme le dédoublement des classes de CP et bientôt CE1 en éducation prioritaire, la scolarisation obligatoire dès trois ans, la réforme à venir du baccalauréat et du lycée général et technologique ou la transformation de la voie professionnelle, etc.

Jean-Michel Blanquer explique, toujours dans le quotidien régional, que « la formation initiale des professeurs ne nous donne pas satisfaction. C’est vrai depuis des décennies et cela explique nos résultats parfois décevants dans les classements internationaux, par exemple dans l’apprentissage des mathématiques ».

Faire remonter les écoliers français dans les classements internationaux où ceux-ci ne brillent pas, et c’est un euphémisme, apparaît comme l’une des obsessions du ministre. Pour ce faire, il ouvre un nouveau chantier : celui de la formation dispensée dans les écoles supérieures de professorat et d'éducation (ESPE) créées en 2013 et dans les masters métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF).

Dans l’absolu, le sujet est consensuel, puisque les syndicats réclament que la formation des enseignants soit revue pour être renforcée et donner plus d’outils aux enseignants débutants, souvent affectés dans des zones délicates. Les professeurs en devenir souhaitent être également mieux encadrés.

En 2010, la réforme Chatel avait fait grand bruit et alimenté une forte colère. Cette réforme de la « mastérisation » avait instauré un recrutement des enseignants au niveau master (bac + 5) au lieu de la licence (bac + 3). Cela devait permettre, selon le ministre de l’époque, d’élever le niveau de qualification des professeurs. La première année de formation en alternance qui suivait le concours a été supprimée ; les nouveaux professeurs, les « stagiaires », sont ainsi parachutés dans les classes sans formation pratique. De fait, Bercy aura fait l'économie de 16 000 postes en 2010, dégageant ainsi 204 millions d’euros, mais la formation des enseignants en a pris un sacré coup et de fortes disparités sont apparues d’une université à l’autre.

C’est pourquoi le ministre entend développer un tutorat pour encadrer ces futurs professeurs et leur permettre d’échanger avec « des enseignants qui sont eux-mêmes au contact des élèves ».

Le concours pourrait changer de visage et être différencié, selon que le futur enseignant souhaite enseigner en primaire ou dans le secondaire. L’idée de créer des passerelles et d’ouvrir le métier à ceux qui souhaitent entamer une deuxième carrière dans l’enseignement est aussi à l’étude. Un cursus dédié sera mis en œuvre. En creux, l’exécutif entérine ainsi l’absence d’attractivité du métier parmi les jeunes, l’un des problèmes majeurs dans l’éducation nationale.

Plusieurs académies, comme Créteil ou Versailles, ont compté moins d’admissibles aux concours de l’enseignement que de postes disponibles. Les pré-recrutements, avant les concours, sont aussi envisagés. Là encore, c'est une idée à laquelle tient le ministre de l’éducation nationale. Il s’agit ainsi, selon lui, « d’encourager les vocations » en faisant par exemple évoluer le statut d’assistant d’éducation afin que cette expérience puisse être valorisée par un postulant aux concours de l’enseignement.

La formation continue sera aussi refondue, sans plus de précision sur la nature et l’ampleur de ce remodelage.

Le comité CAP 2022 préconisait d’instaurer des évaluations dans les établissements sous couvert de les « responsabiliser ». Pour ce faire, plusieurs critères seraient utilisés. Les résultats des élèves, mais aussi leurs conditions d’études et matérielles et l’implication des personnels. Ces données seraient ensuite rendues publiques dans un élan de transparence. Bien entendu, une telle démarche renforcerait de fait la hiérarchie entre écoles, collèges et lycées, déjà très présente, et favoriserait la concurrence.

Le gouvernement entend instaurer « une véritable culture de l’évaluation, transparente et publique » selon le communiqué de Matignon. Des tests d’acquis des élèves seront, dès septembre, organisés en début et milieu du cours préparatoire, en début de CE1, à l’entrée en 6e puis en 2de, toutes filières confondues. Déjà, depuis la rentrée 2017, les élèves de CP et de 6e sont évalués afin que leurs enseignants puissent cerner leur profil scolaire. Déjà, entre 2009 et 2012, Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire au ministère, avait concocté des évaluations à faire passer aux élèves en fin d’année de CE1 et en milieu d’année en CM2 pour estimer les progrès des uns et des autres. La validité scientifique de celles-ci est contestée, rappelle le Café pédagogique.

Une instance ou agence sera créée par voie législative au premier trimestre 2019 afin d'évaluer les établissements scolaires. Le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) est déjà chargé de travailler sur l’amélioration de l’école française ; reste à voir comment les deux organismes d’évaluation pourront coexister.

La question des critères employés et de la composition de cette instance future est cruciale. Il convient aussi de s’interroger sur la place des personnels dans ce processus.

Le gouvernement confirme aussi le versement d’une prime spécifique, au montant progressif, aux enseignants d’écoles et de collèges labellisés REP +, le grade maximal de l’éducation prioritaire dès la rentrée prochaine. Ils recevront 1 000 euros net, puis 2 000 euros un an plus tard et 3 000 euros en septembre 2020. L’engagement pris par Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle était de verser 3 000 euros pour attirer des candidats et les stabiliser dans ces quartiers où les difficultés se concentrent. En 2015, Najat Vallaud-Belkacem avait déjà créé une prime analogue de 2 315 euros.

Le problème est que début juillet, le ministère de l’éducation nationale a évoqué l’idée d’adosser une partie de cette prime au mérite des élèves, expliquant que ce point devrait être soumis à discussion avec les différents syndicats. 

Le ministère ne semble pas craindre de générer une forme de concurrence malsaine entre l’éducation prioritaire et les autres enseignants. Édouard Philippe a tranché. Il n’y aura pas de budget supplémentaire pour mettre en œuvre ces réformes. « Notre politique se fera à moyens contraints, mais nous investissons dans l’éducation et la formation, et cherchons à faire de profondes transformations, pas de petites économies. »

Pas question non plus de revenir sur le gel du point d’indice ou de rouvrir les discussions sur les parcours professionnels, carrières et rémunérations (le PPCR) des enseignants. Ceux qui souhaitent gagner plus devront faire des heures supplémentaires, ce qui ne concerne par ailleurs que le secondaire.

En mai 2016, Najat Vallaud-Belkacem avait lancé un plan de revalorisation d’un milliard d’euros d’augmentations jusqu’en 2020. Depuis 2017, les enseignants ont eu des augmentations de quelques dizaines d’euros net mensuels. Pas de quoi renverser la tendance : les enseignants français sont mal lotis au regard des traitements perçus par leurs homologues des pays de l’OCDE.

D’autres réformes vont être mises en œuvre comme la dématérialisation des démarches administratives dans les établissements scolaires. Il sera plus facile de régler les frais de cantine ou de remplir un dossier de bourse.

L’éducation nationale veut aussi développer une gestion des ressources humaines de proximité. Dans chaque académie, des fonctionnaires seront dédiés pour répondre aux demandes des enseignants. Des expérimentations en ce sens ont cours à Toulouse et Lyon.

L’organisation territoriale de l’administration de l’éducation nationale sera bouleversée et redécoupée en 13 académies, comme autant de régions. Les recteurs d’académie doivent proposer une nouvelle carte au 1er janvier 2020.

Publié le 09/08/2018

Le gai marché de Caracas

(site l’humanité.fr)

Comment résister à l’hyperinflation qui submerge le Venezuela ? En créant un marché solidaire autogéré.En riant, en dansant, en pensant. Bienvenida !

Fou rire au milieu des bananes plantains. Quatre camarades préparent le marché communautaire de l’Alpargata Solidaria, l’Espadrille solidaire. Il est 2 heures du matin, ce samedi 23 juin. L’immense hangar de la coopérative Cecosesola, à Barquisimeto (État de Lara), n’a pas encore ouvert ses portes. Les femmes sélectionnent les fruits et légumes, les hommes les pèsent, puis les chargent dans le camion.

« Chaussez vos espadrilles ! »

La sélection se fait en lien téléphonique constant avec Caracas. Le choix définitif va dépendre de l’arrivée des marchandises et de critères tels que le prix, la diversité, le poids et la saison. Cette semaine, presque tous les aliments sont disponibles, sauf le poireau utilisé pour assaisonner les plats. Le citron va le remplacer, ce qui évitera un excès de tubercules autochtones comme le manioc ou l’igname, indispensables substituts de la farine de maïs industrielle, rare et chère. Malgré son prix élevé, un équilibre est trouvé pour acheter du piment doux, l’aji dulce, une spécialité du Venezuela.

L’Association l’Alpargata Solidaria est née il y a trois ans. Des militants de deux centres culturels, l’Ateneo Popular et Tiuna El Fuerte, décident d’organiser un marché collectif pour contrer la spéculation des intermédiaires. La guerre économique ne fait que commencer. On est encore loin de l’hyperinflation actuelle. Ces militants cherchent alors à développer un espace d’économie solidaire autogérée. Le nom de l’association vient de l’expression populaire « Chaussez vos espadrilles on va danser le joropo ! », c’est-à-dire « organisez-vous, la crise qui arrive va être très dure ! » « L’espadrille est une chaussure portée par les paysans, donc dépréciée dans la logique moderne, coloniale, raciste, classiste et patriarcale », explique Meyby Ugueto, anthropologue afro-descendante et professeure de danse traditionnelle. « Cette chaussure fait partie de notre identité. Dans cette expression populaire, il ne s’agit pas seulement de la porter. Cela signifie : tu vas te mettre à travailler ! Quant à danser le joropo des Llanos, il faut une grande dextérité, la relation rythmique entre la harpe et les corps est complexe. Et on ne danse pas seul, mais ensemble pour affronter la crise. »

 

Le camion arrive à Caracas vers 11 heures. Les responsables du déchargement répartissent les sacs sur le lieu du marché, avant la sélection et le pesage des aliments. Les bananes plantains sont installées sur les escaliers de l’amphithéâtre, les citrons sous la peinture d’un Chavez enfant, les piments doux sont triés près du jardin organoponique (cultures sur des sols créés à partir de matières organiques) de Tiuna El Fuerte. On coupe le manioc au pied de l’escalier menant aux bureaux de l’administration. Si un aliment trop mûr risque de s’abîmer, il sert à la commission de la cuisine, qui invente une recette à partir du contenu du sac. Une fois le tri terminé, vient le remplissage des sacs à la chaîne.

Au son de la radio Chayota, la danse finit par s’imposer. Des enfants maquillés, au son du tambour, font virevolter une image de saint Jean sur leur tête, suivant les rituels de leurs ancêtres afro-vénézuéliens.

« Le marché est un moment d’émotion, raconte Gregorio Melendez, un des pionniers de l’Alpargata Solidaria. Nous échangeons des idées, nous rions, nous apprenons aux enfants à préserver nos traditions. Nous ne consommons pas comme dans un supermarché capitaliste, en regardant les prix. Nous savons ce que nous allons manger, nous le décidons ensemble… »

Parallèlement au marché mensuel, les alpargateros organisent des achats auprès de producteurs. Jaheli Fuenmayor est devenue la spécialiste de l’achat de casabe, une galette de tradition indigène, fabriquée à partir de la farine de manioc. « Au début, je l’achetais aux intermédiaires qui le vendaient sur le bord de la route, puis c’est eux-mêmes qui nous ont proposé de nous en procurer directement chez les producteurs. » La relation de confiance avec les casaberos a permis une première expérience de troc. Les alpargateros ont échangé des produits de première nécessité, difficiles à trouver à la campagne, contre les galettes. La prochaine étape serait d’organiser collectivement l’achat du manioc, avant la production de casabe. Un défi, car « Barlovento, région agricole historique la plus proche de Caracas, est impénétrable. Les dynamiques de dispute de ces territoires sont très violentes ».

En effectuant son travail de terrain dans cette région afro-vénézuélienne, Meyby a remarqué que près de Curiepe, dans le village de Birongo, les agriculteurs vendent des aliments à des intermédiaires, qui les revendent au marché de Coche, à Caracas. Après avoir vendu aux citadins, ils reviennent à Barlovento et Higuerote pour vendre ce qu’il reste aux habitants des villages proches des zones agricoles. « Je n’en croyais pas mes yeux ! Il faut créer cent Alpargatas pour faire tomber ces mafias, auxquelles participent certains fonctionnaires de l’État et les multinationales de semences. »

Augusto Jaramillo accompagne le chauffeur du nouveau camion, loué à une entreprise spécialisée dans des projets d’ingénierie, et non plus à un transporteur privé. Il espère que l’association pourra bientôt avoir son propre camion. « Lorsque tu n’envisages pas l’agriculture comme de l’agro-industrie, ce n’est pas cher de semer au Venezuela. C’est l’été toute l’année, des pluies suffisantes, des terres fertiles. Mais les Vénézuéliens n’ont pas la culture de l’organisation », regrette Augusto.

La participation est un défi titanesque pour faire vivre l’Alpargata, qui compte 181 membres, divisés en dix groupes (nudos – NDLR). Les plus engagés ont imaginé un système rotatif entre les nudos pour que chacun assume une tâche différente tous les mois afin d’assurer l’organisation du marché et la réflexion politique et philosophique de l’association. À cela s’ajoute maintenant un autre objectif : apprendre à semer. Les militants de l’association sont des citadins de classe moyenne. Ils ont appris à consommer différemment. « En ce moment de crise, cela veut dire être conscient de ce que l’autre doit produire pour que tu puisses manger, affirme Meyby. Je montre à mon fils que je peux faire pousser de la coriandre ou du piment doux sur mon balcon. Tu as toujours cru que l’oignon était irremplaçable, mais quand tu vois le prix exorbitant d’un oignon, dont la graine est importée, tu apprends à assaisonner les haricots noirs avec du poireau. »

Marianela Carrillo, qui a rejoint l’Alpargata dès le début, a appris la lombriculture dans son appartement. Tous les premiers samedis du mois, elle vend des vers aux consommateurs lors de la feria agroécologique, après leur avoir offert un atelier. Le nudo Guayabera, dont elle fait partie, était responsable de l’activité «?production?» au mois de juin. Elle a proposé à l’Alpargata le projet Toma tu tomate, « Prends ta tomate », lors de la dernière assemblée politique. Chaque alpargatero prendra soin d’un semis de tomate, après une formation sur la semence, les types de sols, l’engrais organique. Puis le semis sera remis à un agriculteur qui la cultivera à la campagne.

« Nous vivons une époque de résistance, nous devons être plus forts et apprendre à être résilients, souligne Marianela. C’est un rêve partagé, une lutte collective dans un milieu hostile. »

L’association est souvent sollicitée par des institutions et des conseils communaux, qui voudraient appliquer par magie la « recette alpargatera ». Les militants tentent de faire partager leur expérience. « L’Alpargata, c’est une politique d’échange solidaire qui s’adapte à la nature de 181 personnes, explique Meyby. C’est la nature de ces personnes qui donne forme à l’organisation, et non l’inverse. Une commune de los Valles del Tuy, avec qui nous nous sommes réunis, nous expliquait que la distribution alimentaire contrôlée par le parti ne leur facilitait pas l’autogestion communale. Enkyster un groupe de personnes, qui vont décider qui mange et qui ne mange pas, c’est terrible ! »

À une petite échelle, l’Alpargata essaye de transformer la structure pyramidale du pouvoir en roue. Hugo Chavez a fait tourner le triangle, en donnant le pouvoir aux classes inférieures de la société. Pour éviter qu’une partie de la population s’accommode du haut de la pyramide, elle doit continuer de tourner.

 

Angèle Savino

Publié le 08/08/2018

Climat : la Terre proche du «point de rupture», alertent des scientifiques

Le réchauffement climatique pourrait transformer en «étuve» notre planète, qui ne pourrait plus abriter qu'un milliard d'êtres humains dans un avenir proche. Telles sont les prédictions alarmistes d'un consortium de chercheurs internationaux.

Même si l'humanité réduit les émissions de gaz à effet de serre comme prévu par l'accord de Paris, la planète elle-même pourrait perturber les efforts des hommes et basculer dans un état durable d'étuve, selon une étude publiée lundi. Avec un tel scénario, la hausse de la température moyenne de la Terre pourrait se stabiliser à +4°C ou +5°C par rapport à l'ère préindustrielle, bien au-delà de l'objectif de l'accord de Paris sur le climat (+2°C maximum), selon une étude de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Les émissions de gaz à effet de serre ont déjà provoqué une hausse de 1°C de la température moyenne de la Terre, augmentant les probabilités et l'intensité des canicules, des sécheresses ou des tempêtes.

FOCUS - Canicule : une tendance irréversible ?

Une vague de chaleur touche la France depuis le début de la semaine. Selon Météo-France, si rien n'est fait, la fréquence de ces canicules devrait doubler d'ici à 2050. Analyse avec Marc Cherki, journaliste Sciences et Environnement au Figaro.

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Selon les conclusions de scientifiques de l'université de Copenhague, de l'Université nationale australienne et de l'Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique en Allemagne, dix aspects distincts du «système Terre», aujourd'hui neutres ou bénéfiques, pourraient à terme devenir néfastes, provoquant plus de rejets de CO2 et de méthane dans l'atmosphère que toutes les activités humaines combinées. Ces points de bascule sont liés à des températures au-delà desquelles la libération de ces gaz serait inéluctable. «Quand un seuil critique est atteint, le processus de réactions s'auto-entretient», note l'étude, qui s'inquiète que la Terre puisse approcher un seuil la condamnant à devenir une étuve.

«Puits de carbone» affaiblis. Les forêts et les océans ont absorbé ces dernières décennies plus de la moitié des émissions de carbone. Mais les forêts rétrécissent et les océans montrent des signes de saturation en CO2, selon de récentes études. Leur rôle d'éponge risque de s'affaiblir.

Permafrost. Le méthane et le CO2 emprisonnés dans le permafrost, sol censé être gelé en permanence en Russie ou au Canada, correspond à environ quinze années d'émissions humaines. En cas de dégel, ces gaz relâchés - pour l'instant en quantité négligeable - accéléreraient le réchauffement, libérant encore plus de gaz. De manière similaire, les hydrates de méthane, composés ayant l'apparence de la glace présents dans les fonds marins, sont également vulnérables au réchauffement, mais les scientifiques ne savent pas à quel rythme. Ils sont suspectés d'être à l'origine d'épisodes rapides de réchauffement il y a plusieurs millions d'années.

Dépérissement des forêts. Un réchauffement de 3°C pourrait condamner à terme au dépérissement de 40% de la forêt amazonienne, selon une récente étude. Et les incendies, pas pris en compte dans ce modèle, pourraient accélérer cette destruction susceptible de relâcher dans l'atmosphère des milliards de tonnes de CO2.

Moins de banquise. Le miroir blanc glacé de la banquise renvoie 80% des rayonnements du soleil. Mais avec la fonte de cette glace de mer, l'océan qui la remplace absorbe à l'inverse 80% de ces radiations, accélérant le réchauffement. Dans l'Arctique, le premier été sans banquise devrait avoir lieu avant le milieu du siècle. Une situation susceptible de se reproduire tous les quatre ans dans un monde à +2°C.

Calotte glaciaire. Les scientifiques s'accordent pour dire qu'il existe une température de bascule au-delà de laquelle la calotte glaciaire recouvrant la terre de l'Antarctique ouest et du Groenland fondra. Mais leurs estimations sur cette température varient entre +1°C et +3°C. L'autre question ouverte est le temps que cette glace mettra à fondre, libérant des volumes énormes d'eau douce dans les océans. Les conséquences seraient dévastatrices: deux-tiers des mégalopoles sont installées moins de 10 mètres au-dessus du niveau de la mer, tout comme les plaines agricoles qui les nourrissent. La fonte des glaces de l'Antarctique Ouest et du Groenland conduirait à une hausse du niveau de la mer de 13 mètres. La calotte de l'Antarctique Est, plus sensible au réchauffement qu'estimé précédemment, représente 12 mètres potentiels supplémentaires.

Effet domino. Tous ces mécanismes sont interconnectés, selon les auteurs de l'étude, et l'un d'entre eux pourrait en déclencher un autre, puis un autre. «Ces événements en cascade pourraient pousser le système Terre dans son ensemble dans un nouveau mode de fonctionnement», note Hans Joachim Schellnhuber, coauteur et directeur du Potsdam Institute for Climate Impact Research, qui avait précédemment estimé qu'une Terre à +4 ou +5°C ne pourrait pas abriter plus d'un milliard de personnes.


Publié le 07/08/2018

Parcoursup: l'interminable attente des laissés-pour-compte

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

En ce début août, un peu moins de 70 000 candidats sont en attente d'une place dans l'enseignement supérieur. Si le ministère assure que le procédé se déroule à merveille, les bacheliers encore dans l'expectative trouvent le temps long et doivent échafauder des stratégies pour ne pas se retrouver démunis à la rentrée. Quitte à accepter une affectation par défaut. 

  Sitôt le bac passé, Florian Poitout, 19 ans, a pris l’habitude de se coucher très tard. Nulle volonté pour l’adolescent de profiter d’une quelconque vie nocturne trépidante. Le jeune homme veillait simplement à ne pas s’endormir avant deux heures du matin pour pouvoir rafraîchir l’application Parcoursup. Il a pu suivre en temps réel l’avancée de son dossier et ainsi vérifier s’il avait pu grignoter quelques places dans la longue file d’attente. En effet, les candidats ont vite remarqué que le logiciel se mettait à jour la nuit. Cette activité n’a pas spécialement plu au jeune homme, loin s’en faut. « En vacances, il y a quand même mieux comme motivation pour rester éveillé après 2 heures du matin que Parcoursup », commente-t-il. 

En ce début août, un peu moins de 70 000 élèves sont encore en attente d’une place dans l’enseignement supérieur sur la plateforme Parcoursup. Cette dernière était censée pallier les difficultés d’Admission post-bac, l’ancêtre de Parcoursup. Le ministère (voir notre Boîte noire) a expliqué le lundi 30 juillet sur LCI que seuls 17 000 élèves étaient encore en attente là où, à la même période l’année dernière, ils étaient 65 000. À l'époque, la ministre tout juste nommée parlait d'un « immense gâchis ». Ce qui avait justifié une réforme d'ampleur destinée à mettre fin au tirage au sort, bien marginal. Et surtout permis de mettre en place ce nouveau système d'affectation. 

La différence entre les deux chiffres – 17 000 et 70 000 – tient à la refonte du tableau de bord quotidien. S’affichent désormais, depuis le 23 juillet, les candidats ayant accepté une proposition définitive. Ils sont un peu moins de 500 000 à l’avoir fait, sur 800 000 candidats. 151 697 ont déjà quitté la procédure, c’est-à-dire qu’ils ont opté pour une autre voie hors Parcoursup, école privée ou autre.

La case « candidats n’ayant pas encore reçu de proposition » s’appelle dorénavant « candidats qui souhaitent s’inscrire dans l’enseignement supérieur via Parcoursup », intitulé moins défaitiste. Les fameux 17 000 élèves. Auxquels il convient d’ajouter les 51 333 élèves ayant demandé à être accompagnés par le recteur ou inscrits en phase complémentaire et le nombre de candidats « inactifs ». Cette catégorie regroupe les candidats en attente de proposition, mais qui n’ont pas sollicité l’aide du rectorat ou ne sont pas passés à la phase complémentaire. Ces candidats fantômes que le ministère a choisi de ne pas mentionner ne doivent pas être oubliés car quoi qu’il advienne, il faut bien que ceux-ci aillent quelque part à la rentrée.

Avec cette astuce, le ministère parvient à brandir un chiffre moins élevé de candidats non satisfaits et peut laisser entendre que la procédure fonctionne mieux et est plus fluide qu’auparavant. Il faut dire que le chiffre baissait doucement, très doucement.

« C’est un cache-misère qui témoigne d’une certaine nervosité de la part du ministère », critique Guillaume Ouattara, étudiant ingénieur et auteur d’un blog sur le site du Monde.

Autre tour de passe-passe du ministère pour faire baisser les statistiques, le surbooking. Le Figaro a révélé le 25 juillet que la rue Descartes avait demandé aux présidents d’université d’augmenter artificiellement de 10 % leur capacité d’accueil. « Habituellement, en septembre, il y a environ 10 % de défections. Des places que les universités réaffectent par la suite. Cette année, nous avons demandé aux établissements parisiens de faire, dès maintenant, le “surbooking” qu'ils font habituellement à la rentrée », explique le ministère. Le risque étant que, dans certaines filières, les inscrits décident de venir suivre le cours.

Depuis le départ, Frédérique Vidal a défendu Parcoursup en assurant que le processus serait « plus humain ». Or pour les candidats, les aléas de la procédure et sa lenteur créent un stress difficilement explicable.

Parmi les élèves à l’avenir incertain, il y a 118 000 candidats qui ont un oui et un vœu en attente. Souvent, une réponse positive qui ne correspond pas à leur vœu préféré. L’une des nouveautés de Parcoursup concerne la suppression de la hiérarchie des demandes. De fait, il sera impossible de mesurer à l’issue de la procédure le 5 septembre le degré de satisfaction réel des élèves.

C’est assez visible, ceux-ci se perdent en conjectures et en stratégies diverses pour être certains d’avoir une place quelque part à la rentrée. Et souvent, ils se sont résolus à accepter un choix par défaut. Pourtant, l’une des causes connues de l’échec à l’université est l’orientation inadaptée. Exactement ce que Parcoursup semble favoriser au regard des différents témoignages de jeunes en attente dont la hantise est de se retrouver sans rien.

Depuis cinq jours, Florian Poitout est de ceux-là. Il respire un peu, il a quitté le groupe des « en attente ». Il a obtenu une réponse favorable en droit à l’université Paris-Descartes. Il a validé ce vœu, même si en réalité ce n’est pas son premier choix. Il rêve d’intégrer la prestigieuse université d’Assas dont les méthodes d’enseignement lui plaisent beaucoup plus mais pour l’instant, impossible pour lui de faire la fine bouche : l’administration est fermée, il ne peut effectuer aucune démarche d’inscription avant le 20 août. Dans l’intervalle, Florian espère de tout son cœur qu’il va réussir à quitter la liste d’attente et aller là où il souhaite vraiment commencer sa licence.

Le 22 mai, date de divulgation des premiers résultats sur Parcoursup, il voit qu’il est refusé dans les deux BTS auxquels il a postulé et obtient sept réponses en attente. Le droit fait partie des filières les plus demandées et, donc, les plus engorgées. « On nous a vendu du rêve avec Parcoursup et en réalité c’est du vent, on devrait donner sa chance à tout le monde. Là, on ne se demande plus dans quelle université on aimerait aller mais plutôt dans laquelle on a la possibilité d’aller. On nous oblige à nous responsabiliser. »

 

César Martin commence à désespérer. Il rêve d’intégrer une licence de sciences humaines appliquées. Le soir du dévoilement des premiers résultats, le lycéen pousse un soupir de soulagement. Il est accepté d’office en sociologie. Mais après réflexion, il réalise que cela ne correspond pas à son désir profond. En effet, le jeune homme ne souhaite pas réaliser d’enquêtes comme le réclame cette discipline mais préfère se concentrer sur « l’analyse de la société ».

De toute façon, il a décrété qu’il consacrerait son année à faire un service civique si la sociologie se révélait être finalement sa seule option. Le jeune homme avait d’abord placé ses espoirs sur Sciences-Po Grenoble. Il a été refusé dans ce cursus et, depuis, « Parcoursup est devenu mon plan A ». Il est premier sur liste d’attente pour la licence qu’il convoite en sciences humaines appliquées. Au départ, il était 400e. Sans possibilité d’anticiper quoi que ce soit. Le dispositif est nouveau, personne ne sait comment vont évoluer les listes d’attente. « Je ne sais pas comment cela va avancer, on n’a pas d’éléments de comparaison. » 

« Un gros coup au moral »

Ce stress mobilise toute son énergie. « Dès que je suis sur mon téléphone, je ne réponds pas aux snaps [les messages que s’échangent les utilisateurs de Snapchat, un réseau social très populaire chez les adolescents – ndlr] de mes potes mais je regarde Parcoursup au moins cinq fois par jour », explique César. Du reste, n’ayant pas la tête à la détente, le jeune homme a annulé des vacances dans le sud de la France prévues avec ses amis. Il devait partir le 22 juillet.

Pour lui, l’assurance du ministère sur le fonctionnement de Parcoursup témoigne de la déconnexion des hauts fonctionnaires, qu’il juge « hors-sol ». « Ils n’imaginent pas ce que c’est, cette attente. Au début, avec mes amis, on rigolait sur Twitter en se disant que “si on n’avait pas Parcoursup, ce serait Parcourstups”, mais comme ça dure on rigole de moins en moins. J’aimerais avoir l’esprit libéré, surtout que ces dernières semaines cela avance de moins en moins vite et le site bogue. »

Il est indéniable à ses yeux que la célérité – « moins d’un an » – avec laquelle le gouvernement a mis en place la réforme est responsable de ces dysfonctionnements que le ministère de l’enseignement supérieur ne veut pas reconnaître.

Guillaume Ouattara avait identifié très tôt les risques de cette procédure. « Les systèmes sont comparables dans leurs objectifs, affecter les jeunes dans le supérieur. Mais leurs philosophies sont différentes. L’attente était prévisible dès lors que la hiérarchisation des vœux a été supprimée. »

 

Le fonctionnement de l'algorithme d'APB était assez simple. Les futurs bacheliers saisissaient vingt-quatre vœux selon leur ordre de préférence. Pour les formations non sélectives, l’algorithme utilisait les trois critères mis en œuvre par le code de l’éducation : l’académie du candidat, l’ordre des vœux et la situation familiale. Puis ces critères étaient mêlés avec les rangs de classement des candidats et le nombre de places disponibles dans chaque filière.

Il n’y avait alors pas de problème pour réaliser l’appariement entre un élève et un établissement, mais plutôt dans le classement des dossiers. D’où le recours au tirage au sort. Car APB reposait sur un système contradictoire. Il ne fallait pas sélectionner, mais les capacités d’accueil restaient limitées.

Aujourd’hui, les candidats décident d’eux-mêmes quelle formation ils vont conserver ou remettre en jeu dans le circuit. « Il y a un effet Tinder. Les candidats collectionnent les réponses positives, même s’ils n’ont pas envie d’y aller. Ils sont pris là où ils le désirent, mais attendent quand même de voir comment ça évolue. C’est un phénomène parasite que le ministère n’a pas anticipé vu qu’il table sur la solidarité. » Même si les candidats ne sont pas les seuls responsables de cet effet pervers du système.

Claire Mathieu, créatrice de l’algorithme Parcoursup et chargée de mission au ministère depuis l’automne (voir ici un entretien avec elle) a expliqué sur Twitter les raisons du blocage. « Si le candidat A a accepté un vœu d'une formation F1 en maintenant son vœu pour F2 en attente, et que le candidat B a accepté un vœu d'une formation F2 en maintenant son vœu pour F1 en attente, il ne se passera rien de plus. Les candidats A et B ont fini, et les formations F1 et F2 ont fini de recruter. Ils ont fini mais ils ne savent pas qu'ils ont fini. »

En clair, deux élèves peuvent attendre sans le savoir parce que chacun escompte que l’autre se désiste. Les formations ont en réalité fini de recruter, mais ne le savent pas encore.

Pour sa part, Guillaume Ouattara considère que le problème fondamental n’a pas été anticipé en réalité : « Personne ne dit aux candidats d’arrêter d’espérer. Ils attendent parfois dans le vide, car il n’y a pas de visibilité. Au bout de combien de semaines les candidats doivent-ils renoncer ? »

Sans compter que certaines formations de fait n’ont pas pu boucler avant les vacances leurs promotions. Pour l’élève ingénieur, cela est aussi dû au fait que des candidats « moyens » se sont déjà détournés de classes préparatoires qui auraient pu les accueillir depuis le début de la procédure complémentaire, le 26 juin.

Une nouvelle information a fait son apparition sur Parcoursup, le 12 juillet : le « pourcentage de candidats ayant accepté la proposition ». Cette case jaune affiche des taux compris entre 95 et 100 %. Il s’agit du pourcentage de candidats qui ont accepté définitivement la formation ou qui l’ont acceptée en maintenant des vœux en attente. Forcément, le résultat est élevé, quand bien même une partie de ce taux n’est pas encore définitif et certains candidats ne vont pas intégrer la formation. Astrid Sentis, une bachelière, a écrit le 31 juillet une tribune dans Libération, où elle explique les malentendus générés par une telle information : « Ce jaune, vif, trompeur, a entraîné des désistements et a incité des élèves à accepter une formation même si elle leur plaisait peu, voire leur déplaisait complètement, et ce même s’ils auraient pu en obtenir une autre. Pour le dire simplement : l’encadré n’a pas aidé les candidats. »

Certains ont interprété cela comme une manière de décourager les jeunes et de les forcer à abandonner leurs vœux.

Les jeunes gens doivent composer avec ces délais à rallonge et gérer de manière pragmatique l’attente. Théo, 20 ans, n’est pas un néobachelier. Il a obtenu ce diplôme il y a deux ans et, juste après, est parti en année sabbatique dans les pays nordiques. À son retour en France, il souhaite reprendre un cursus classique et renseigne ses vœux dans APB, l’ancien système d’affectation. Il souhaite déjà intégrer un BTS en audiovisuel. Il n’est pas pris, donc direction la fac d’économie à Toulouse, « histoire de ne pas avoir une année blanche ». Mais de son propre aveu, ce n’était pas un domaine qui l’intéressait spécialement, juste un vœu de secours.

Depuis la fin de l’année universitaire, le jeune homme a rendu son appartement et est retourné chez ses parents, dans le centre de la France. Il ne sait toujours pas où il va s’installer à la rentrée et ne peut pas encore se lancer dans sa quête immobilière. Il se targue pourtant d’avoir un « bon dossier avec un bac S mention assez bien » et d’avoir pris le temps de rédiger des lettres de motivation pour remplir les rubriques dédiées dans Parcoursup.

Il est huitième sur la liste d’attente du BTS audiovisuel qu’il convoite. Ses autres vœux analogues ont tous été refusés. Théo, avec un père sans emploi, n’a pas les moyens d’intégrer une école privée à plusieurs milliers d’euros l’année. Au pire, se dit-il, il ira en informatique et SVT à Orléans, là où il est accepté. Mais encore une fois, le jeune homme se demande s’il est judicieux de multiplier les premières années de licence ainsi. Il pourrait continuer son cursus en économie, mais il n’a pas forcément envie de poursuivre sur cette voie.

Il a expérimenté les deux systèmes d’affectation, APB et Parcoursup. Pour lui, l’un n’est pas meilleur que l’autre, même s’il juge le second plus stressant que le premier. C’est son deuxième été dans l’inconnu. Il a préféré ne pas installer l’application de la plateforme d’affectation sur son téléphone. « C’est trop anxiogène, je ne voulais pas passer mon temps à la rafraîchir. Si ça devait bouger, je recevrai l’email qui me le dira. »

L’année dernière, il n’a été affecté à Toulouse qu’in extremis. Il a commencé avec une semaine de retard et n’a pas trouvé de logement avant novembre. Dans l’intervalle, il a dormi chez des amis de la famille, au gré des opportunités. Théo essaye donc de voir s’il est possible de s’expatrier en Belgique. Il attend encore un peu pour enclencher la procédure complémentaire. Il ne s’est pas encore penché sur la possibilité de saisir la commission rectorale. Le jeune homme n’a pas pris de vacances. Pour s’occuper et gagner de l’argent, il fait des petits boulots de dépannage informatique ou de jardinage.

Le bilan de l’expérience n’est pas très reluisant, selon Florian Poitout. Le bachelier est militant aux Républicains (LR). À l’origine, il était donc pro-sélection. Son expérience l’a fait changer d’avis « radicalement ». Notamment quand il a découvert au début de la procédure qu’il était 4 000e sur liste d’attente. « Ça met un gros coup au moral. » Le jeune homme attend encore de décrocher son Graal, même s’il s’est résolu à aller à l’université Paris-Descartes. Il s’estime toutefois mieux loti que certains camarades, qui se sont réorientés vers le privé ou d’autres voies comme l’alternance.

Pour lui, la communication du gouvernement, qu’il reconnaît très efficace, n’arrive pas néanmoins à effacer le raté de cette attente interminable.

Publié le 06/08/2018

La fable du 31 août 2013

par Serge Halimi  (site monde-diplomatique.fr)  

Il y a exactement cinq ans, une interprétation de l’histoire des relations internationales a triomphé dans toutes les capitales occidentales. Rabâchée avec méthode, elle est devenue une religion officielle. En substance, explique-t-elle, le président Barack Obama a commis une faute lourde de conséquences, le 31 août 2013, en renonçant à attaquer l’armée syrienne après que celle-ci se fut rendue coupable d’un bombardement chimique meurtrier dans un faubourg de Damas. Cette pusillanimité aurait garanti le maintien au pouvoir d’un régime ayant massacré une partie de sa population. Au demeurant, prétend l’ancien président François Hollande parmi beaucoup d’autres, « le régime syrien n’a pas été le seul à se croire tout permis. Vladimir Poutine a compris qu’il pouvait annexer la Crimée et déstabiliser l’est de l’Ukraine (1)  ». Une telle reconstitution historique, enluminée de la référence obligée à Winston Churchill (qui comprit que les accords de Munich allaient ouvrir la voie à d’autres agressions nazies), légitime par avance les guerres préventives et la politique dite de « paix par la force ». En particulier face à la Russie.

Parole à la défense. Instruit par les aventures des États-Unis en Afghanistan, au Proche-Orient et en Libye, qu’encouragèrent des analyses alarmistes et mensongères des services de renseignement américains, le président Obama savait ce qu’il en coûtait de faire dépendre le crédit d’un pays de l’intervention répétée de ses armées en terre étrangère. « Ne devrions-nous pas finir les deux guerres que nous avons engagées avant de nous lancer dans une troisième ? », lui suggéra même, dans le cas de la Syrie, son ancien ministre de la défense Robert Gates (2).

Paradoxalement, certains des avocats les plus inconsolables de cette intervention — le New York Times et tous les journaux européens qui recopient ses éditoriaux — aiment dénoncer l’absolutisme présidentiel et insister sur le respect des contre-pouvoirs et du droit. Or un bombardement occidental de la Syrie ne relevait pas de la légitime défense et ne pouvait se prévaloir d’aucune autorisation de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il ne bénéficiait pas non plus de l’appui de l’opinion publique occidentale, ni de celui du Congrès des États-Unis, ni de celui du plus fidèle allié de ce pays, le Royaume-Uni, la Chambre des communes s’y étant opposée.

On peut aussi choisir d’autres points de comparaison que Churchill et Munich. Celui-ci, par exemple : en 1991, une coalition internationale se fondant sur une résolution de l’ONU contraignit l’armée irakienne à évacuer le Koweït. Sitôt cet objectif atteint, les néoconservateurs reprochèrent au président américain George H. Bush de n’être pas allé « jusqu’au bout » en renversant Saddam Hussein. Et, pendant plus de dix ans, ils ressassèrent que presque tous les problèmes de la région découlaient de cette tragique « dérobade ».

En 2003, leur souhait fut enfin exaucé ; Churchill, réincarné ; l’Irak, occupé ; Saddam Hussein, pendu. Le Proche-Orient ressemble-t-il vraiment à un paradis depuis ?

Serge Halimi

(1) « François Hollande : “Quel est cet allié turc qui frappe nos propres alliés ?” », Le Monde, 12 mars 2018.

(2) Cité par Jeffrey Goldberg, « The Obama doctrine », The Atlantic, Boston, avril 2016.

Publié le 05/08/2018

À Fukushima, une catastrophe banalisée

Séisme, tsunami, puis fusion de trois réacteurs nucléaires : le Japon reste meurtri par l’enchaînement de catastrophes de mars 2011. Si, sur le moment, l’essentiel des victimes et des dégâts matériels ont été dus à la vague d’eau, les conséquences humaines et économiques de la faillite de la sécurité à la centrale de Fukushima seront profondes et durables.

par Philippe Pataud Célérier (site le monde-diplomatique.fr) 

 

Face aux pupitres d’écolier, le tableau noir est encore couvert de signes. Idéogrammes, nombres, croquis. Rien ne semble avoir bougé depuis le 11 mars 2011 à 14 h 46. Une paire d’éponges desséchées s’effrite sur le repose-craie. Une image d’une ironie cruelle, car, à l’extérieur de ce qui était encore, il y a sept ans, l’école élémentaire d’Arahama, tout a été effacé par les flots. De l’arrondissement de Wakabayashi, vu du toit-terrasse de l’école, il ne reste qu’un paysage sableux brassé par le ballet incessant des pelleteuses et des camions à benne. Difficile d’imaginer que cette école était entourée par 800 maisons où vivaient 2 200 personnes. L’océan se trouve à 700 mètres. Une digue est en construction, tandis qu’une voie rapide surélevée de 6 mètres commence à courir vers l’intérieur des terres. Entre ces deux chantiers, plus rien n’accroche le regard, hormis un petit cimetière aux stèles enchevêtrées comme les bâtonnets d’un jeu de mikado.

Nous sommes dans la région de Tohoku, sur la côte orientale du nord d’Honshu, l’île centrale de l’archipel nippon. Avec un million d’habitants, la ville de Sendai est le chef-lieu de la préfecture de Miyagi, bordée au sud par celle de Fukushima et à l’est par l’océan Pacifique. Le tsunami du 11 mars 2011 fut provoqué par un séisme d’une violence inouïe enregistré à 130 kilomètres au large de Sendai (1). « Les vagues, de 20 mètres de hauteur, ont foncé sur la côte à une très grande vitesse. Seule cette école construite en 1873 a résisté ! Trois cent vingt personnes, collégiens, personnel, proches voisins, y ont trouvé refuge avant d’être hélitreuillées », raconte le bénévole qui nous fait visiter les lieux. « Au départ, poursuit-il, la municipalité voulait la démolir, et puis on s’est dit qu’il fallait la conserver. Notre préfecture a été la plus touchée. Douze mille personnes sont mortes. À Sendai, la majorité des victimes (930) résidaient dans l’arrondissement de Wakabayashi. » Nous redescendons aux premiers étages. Médusés, nous observons les photographies de salles de classe éventrées par les voitures prises dans une gangue de terre, d’immondices et de ferraille. « Tout est resté en l’état. Nous avons seulement renforcé les structures pour l’ouvrir au public au printemps 2017. Depuis, nous recevons chaque jour environ un millier de personnes. Elles viennent des quatre coins du Japon. »

L’arrondissement est désormais classé par la municipalité comme zone à risque, où il est interdit de construire. Les survivants se sont réfugiés à l’intérieur des terres dans des logements temporaires. Le cataclysme s’est déroulé en trois temps : le séisme, puis le tsunami, et enfin l’accident nucléaire. Sur les 450 000 personnes déplacées, 160 000 ont dû fuir la radioactivité consécutive à l’explosion de la centrale de Fukushima-Daiichi (voir « Cataclysme foudroyant, désolation durable »). En 2018, on en mesure l’impact aux travaux titanesques qui jalonnent 500 kilomètres de côtes, parfois dévastées jusqu’à près de 30 kilomètres à l’intérieur des terres. Partout, des milliers d’engins de travaux publics s’affairent pour déblayer, terrasser, reconstruire. À mesure que le bus progresse le long du Pacifique, les chantiers donnent le vertige.

À 90 kilomètres au nord-est de Sendai, Minamisanriku était une petite ville côtière de 17 000 habitants. Détruite à près de 70 %, elle a cédé la place à des terrassements surélevés en forme de pyramides. Sur ces terrains remblayés à force de déchets et de montagnes façonnées par les pelleteuses, de petites constructions en bois se détachent. Apparaissent une poste, un salon de coiffure, un vendeur de sushis, et déjà une pâtisserie, à la devanture ornée de gâteaux magnifiquement présentés. Une musique sirupeuse enveloppe la vingtaine de commerces. Un terrassier m’observe. Ce travail est la seule chose qui reste à cet ancien pêcheur : « On reconstruit, mais on ne sait pas vraiment pour qui. Beaucoup ne veulent pas revenir là où ils ont tout perdu. En sept ans, les plus jeunes ont refait leur vie, le plus souvent loin d’ici. Moi, j’ai de la chance, j’ai encore ma famille, installée chez mon frère à une centaine de kilomètres. Et puis j’ai ce travail. Redevenir pêcheur ? Plus grand monde ne veut manger de notre poisson, même quand sa teneur en radioactivité est en deçà des normes autorisées. » Kesennuma, Rikuzentakata, Ofunato, Kamaishi : dans toutes ces petites villes côtières, l’inquiétude ronge les esprits.

Une périphérie froide illuminée par la fée électricité

Sur les hauteurs de Kamaishi trône une statue de Kannon, la déesse de la compassion. Du sommet de ses 48 mètres, la vue est spectaculaire. Les engins de chantier s’activent pour reconstruire les digues qui avaient été inaugurées quelque temps avant le tsunami : trois murs de longueurs différentes (990, 670 et 330 mètres), ancrés à plus de 63 mètres de profondeur, qui ont été totalement submergés. Pis, ils ont engendré un phénomène de ressac qui a décuplé la violence des vagues. « Mais comment faire autrement ? interroge un contremaître. Si on veut que la population revienne, il faut la rassurer. Pour l’heure, il y a plus d’ouvriers que d’habitants. Mais pour combien de temps encore ? Car l’État commence à se désengager. » Si le gouvernement a investi 25 500 milliards de yens (195,7 milliards d’euros) entre 2011 et 2015, il a divisé cette somme par quatre pour la période 2016-2020  (2).

« Vous savez, témoigne M. Kowata, natif de ce Tohoku (« Nord-Est ») qui comprend 10 millions d’âmes, ici, on n’est pas dans la région de Kanto (Tokyo) ou dans celle de Kansai (Kyoto), qui concentrent population et capitaux. » Comme l’écrit Tawada Yoko dans son Journal des jours tremblants (3), « après le séisme de Kobe, en 1995, pour l’approvisionnement immédiat en nourriture, par exemple, il a suffi que les grands magasins mettent à disposition les produits de leurs rayons en les alignant sur les trottoirs. Or, dans les villages de pêcheurs du Nord-Est, il n’y a pas de grands magasins et, de plus, les sinistrés ne vivent pas regroupés sur un territoire restreint ». Pourquoi, en 2011, les vivres n’ont-ils pas été largués par hélicoptère ? Parce que « la loi sur la sécurité du territoire ne le permettait pas, poursuit l’écrivaine. Pas un homme politique n’a eu le courage d’assumer une mesure dérogatoire liée à une situation d’urgence. »

La plus vaste région d’Honshu fut la terre des Aïnous, le peuple autochtone qui vivait aussi dans l’île d’Hokkaido avant la conquête japonaise du XIXe siècle. Ce fut longtemps le bout du monde, que les Japonais reléguaient avec mépris à la périphérie froide du centre impérial, Kyoto hier, Tokyo aujourd’hui. Ce Michinoku (« terre au-delà des routes »), l’ancien nom de Tohoku, était si éloigné des lieux de pouvoir qu’il ne pouvait être habité que par des barbares, des parias ou des asociaux, comme les yamabushi, ces ermites errant dans les froides montagnes de Yamagata.

Quand, à partir des années 1960, l’État eut l’idée de construire dans la région de Tohoku plusieurs centrales nucléaires, il s’agissait d’apporter la lumière à ses habitants, au sens propre comme au sens figuré, même si les principaux usagers sont les citadins de la capitale. Pour Tokyo et ses environs (40 millions d’habitants), Tohoku est une aubaine, à la mesure de l’infortune qui frappe cette vaste région (67 000 kilomètres carrés) peu développée. La recherche d’un emploi — en dehors de la pêche, de l’agriculture et du tourisme naissant — pousse généralement les jeunes diplômés à l’exode.

Les six préfectures de Tohoku se disputent cette manne nucléaire, qui comprend aussi le complexe de Rokkasho, construit dans l’extrême nord. Ce site accueille une usine d’enrichissement, un centre de stockage et une usine de retraitement conçue en partenariat avec le groupe français Areva sur le modèle de La Hague. En janvier dernier, trente ans après l’annonce de sa construction et plus de 16 milliards d’euros d’investissements, l’ouverture de l’usine de retraitement a été reportée pour la vingt-troisième fois... Elle pourrait entrer en activité en 2021 ; et le centre de production du très controversé MOX (mélange de dioxyde de plutonium et de dioxyde d’uranium, qui recycle une partie du combustible utilisé), l’année suivante.

Avec son littoral propice au refroidissement des réacteurs, en l’absence de réseau hydrographique important au niveau national, la préfecture de Fukushima s’est portée candidate, épaulée par plusieurs communes : Fukushima, Okuma, Futaba, etc. À 225 kilomètres au nord-est de Tokyo, l’approvisionnement énergétique se situe à bonne distance. Six réacteurs nucléaires sont donc progressivement construits entre 1967 et 1979. La centrale de Fukushima-Daiichi est dans toutes les têtes. L’ombre célébrée par l’écrivain Tanizaki Junichiro n’est plus (4). Les multiples et importantes aides étatiques apportées par la fée électricité (subventions, fiscalité avantageuse) irriguent le tissu économique régional. Les édiles bénéficient d’énormes budgets de fonctionnement (sept à dix ans d’autonomie pour la ville de Fukushima), gages d’une popularité transformable en gains électoraux. Les initiales de l’exploitant nucléaire, la Compagnie d’électricité de Tokyo (en anglais Tepco), plastronnent au fronton de la gare de Fukushima.

Le démantèlement devrait prendre encore quarante ans

Si l’ombre reste, elle n’est plus à chercher dans ce clair-obscur qui, selon Tanizaki, donnait à chaque chose son essence intime, sa lumière tout intérieure, mais dans cette collusion entre l’État, les collectivités locales (préfecture, municipalités) et un exploitant nucléaire peu scrupuleux. En plus d’avoir dissimulé près de 200 incidents entre 1977 et 2002 et falsifié des rapports d’inspection (5), Tepco a ignoré un rapport qui, en 2009, lui signalait un risque de tsunami avec une hauteur de vague supérieure aux prévisions établies (6 mètres). Une vague de 14 à 15 mètres arriva moins d’une heure après le séisme de 2011. Toute l’alimentation électrique étant coupée, et leurs systèmes de refroidissement de secours noyés, trois réacteurs entrèrent en fusion en exhalant leur souffle mortifère.

Sept ans plus tard, le coût de la catastrophe semble astronomique, que ce soit pour démanteler la centrale ou pour décontaminer les sols et l’eau. Comment trouver la main-d’œuvre prête à le faire ? Tepco multiplie les niveaux de sous-traitance, avec pour conséquence, à mesure que les preneurs d’ordres se succèdent à distance de l’exploitant principal, un laxisme croissant en matière de compétences et de critères d’embauche (6). Les employeurs, parfois phagocytés par les yakuzas (7), donnent l’impression de servir les intérêts de chacun : le salarié prêt à mettre sa vie en danger pour gagner un tout petit peu plus en dépassant le seuil d’exposition critique en zone contaminée, ou l’exploitant en quête constante d’une main-d’œuvre qui se raréfie à cause des multiples dangers de ces chantiers hors norme et inédits.

Plus de 60 000 personnes sont intervenues dans la centrale depuis 2011 ; 6 000 travaillent quotidiennement au démantèlement des trois réacteurs qui ont fondu. La principale difficulté reste de localiser et de maîtriser le corium, cet amalgame hautement radioactif issu de la fusion de combustibles nucléaires avec les matériaux métalliques qu’il agrège à son passage. Certaines images fournies par Tepco en janvier 2018 montrent que le corium a percé la cuve du réacteur numéro deux et s’attaque désormais au radier (la base en béton) de la centrale, ultime protection avant que ce magma corrupteur ne contamine les nappes phréatiques qui sourdent dans l’océan Pacifique.

Les rapports officiels japonais ou internationaux réduisent les conséquences sanitaires de la catastrophe à pas grand-chose, attribuant notamment la hausse des cancers aux dépistages systématiques mis en place. Depuis 2011, Cécile Asanuma-Brice, chercheuse en sociologie urbaine au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et chercheuse associée au centre de recherche de la Maison franco-japonaise, parcourt la région. Elle met en doute ce discours rassurant : « Les autorités s’accordent à reconnaître 18 travailleurs morts de doses létales. On peut considérer que ce nombre est très largement sous-estimé. » L’enquête épidémiologique menée sur 380 000 enfants de la préfecture de Fukushima a déjà conduit à détecter 197 cancers thyroïdiens. Selon elle, « les opérations de nettoyage ou de visite du site répondent à un objectif capital : rassurer les habitants afin qu’ils viennent revivre dans leur village d’origine. Quitte à augmenter le seuil de radioactivité acceptable, comme le gouvernement l’a fait dès avril 2011 ». Le taux admissible pour la population est passé de 1 millisievert (mSv) à 20 mSv, soit celui acceptable en temps normal pour les travailleurs du nucléaire, tandis que le taux pour les employés de la centrale était relevé dans un premier temps à 100, puis à 250 mSv, en fonction de l’urgence de la situation.

Pourra-t-on renouveler cette main-d’œuvre corvéable à merci alors que le démantèlement devrait prendre encore quarante ans ? Si la recherche en robotique marche à plein régime, les tâches colossales demeurent actuellement des plus rudimentaires. Trois cents tonnes d’eau sont déversées et contaminées chaque jour pour refroidir les cœurs fondus des réacteurs. Plusieurs milliers de tonnes d’eau en partie traitées, mais toujours chargées de tritium, ont été rejetées dans le Pacifique. Et plus d’un million de mètres cubes d’eau sont à ce jour stockés, dans l’attente d’une autorisation de rejet dans la mer, à laquelle s’opposent pêcheurs et villageois.

Par ailleurs, 600 kilomètres carrés font l’objet d’une décontamination en dehors de la centrale. Progressivement, le gouvernement acquiert auprès d’une multitude de propriétaires ces terrains destinés à accueillir des millions de mètres cubes radioactifs, annexant mois après mois, kilomètre carré après kilomètre carré, ces communes abandonnées à proximité de la centrale. La terre raclée en surface est bien souvent entreposée quelques kilomètres plus loin, au risque de disperser la radioactivité et de contaminer les travailleurs, pour des résultats bien incertains. Au moins 15 millions de mètres cubes de terre et de déchets contaminés reposent dans de grands sacs en toile noire plastifiée dont la durée de vie est limitée à trois ou quatre ans en moyenne, quand ils ne sont pas éventrés. Ceux qui affichent moins de 8 000 becquerels par kilogramme sont réutilisés dans le bitume pour les travaux de ponts et chaussées.

« Ne pas aller en montagne ni près des rivières »

Pour convaincre les réfugiés encore réfractaires à l’idée d’un retour (environ un tiers des 160 000 personnes évacuées), le 31 mars 2017, l’État a supprimé les aides inconditionnelles au relogement qui leur permettaient de vivre en dehors des zones irradiées. Conséquence : près de 27 000 hommes, femmes et enfants n’ont d’autre choix que de revenir.

D’autres stratégies sont plus sournoises. En témoigne cet appel à la résilience adressé aux victimes. Le programme Ethos apprend aux habitants à vivre dans un milieu contaminé : des manuels scolaires ont été distribués à cet effet ; des campagnes télévisuelles ont été lancées pour promouvoir des produits frais en provenance de la zone contaminée et vanter l’efficacité de la décontamination, qui n’a toujours pas été prouvée (8). À en croire les promoteurs de cette campagne, l’environnement contaminé serait moins nocif pour les populations que la « radiophobie » ou le stress provoqué par un douloureux déracinement (9). Un habitant de la ville d’Iitate témoigne : « On nous dit qu’il n’y a pas de problème. Qu’il suffit de ne pas aller dans les zones à risque ! On ne peut ni aller en montagne ni s’approcher des rivières, ne pas aller à droite ni à gauche... Comment voulez-vous que l’on vive ici  (10 ? » Des conditions de vie épouvantables, dont le Fukushima Minpo se faisait l’écho en rappelant dans son édition du 3 mars 2018 que, depuis la tragédie, 2 211 personnes se sont suicidées ou se sont laissées mourir par manque de soins ou de médicaments.

 

Si Tepco a finalement été jugée responsable, le 22 septembre 2017, de l’accident nucléaire de Fukushima, l’État, lui, est blanchi et va pouvoir produire des contre-vérités « pour que la population ignore les dégâts réels provoqués par le nucléaire », affirme Cécile Asanuma-Brice. La production d’ignorance est au cœur des méthodes de persuasion qui visent à semer le doute et la confusion sur les seuils de radioactivité tolérés par l’organisme humain. L’État et les lobbyistes du nucléaire étendent leur emprise, car le pays, insiste le premier ministre conservateur Abe Shinzo, ne peut se passer de cette énergie, qui représentait 30 % de l’électricité produite au Japon avant l’accident.

Aujourd’hui, dans le pays, 5 réacteurs sont de nouveau en activité, et 19 seraient en attente d’une autorisation. La banalisation de la radioactivité avance à grands pas. La commission exécutive du Comité international olympique chargée des Jeux d’été à Tokyo en 2020 a approuvé en mars 2017 la proposition d’organiser des matchs au stade de base-ball Azuma à Fukushima (à 90 kilomètres au nord-ouest de la centrale), qui sera rénové pour l’occasion. « Des tarifs préférentiels seront peut-être réservés aux natifs de Tohoku, ironise M. Takeda, un déplacé de Fukushima, avant de se raviser. Pas sûr : nous sommes devenus les parias du Japon. Vous savez, certains croient encore que nous sommes contagieux... »

Philippe Pataud Célérier

Journaliste.

(1) Lire Ishida Hidetaka, « L’espoir d’un nouveau souffle », Harry Harootunian, « La maison Japon se fissure », et Gavan McCormak, « Le Japon nucléaire ou l’hubris puni », Le Monde diplomatique, avril 2011.

(2) Reiji Yoshida, « Tsunami-hit Rikuzentakata rebuilding on raised ground, hoping to thrive anew », The Japan Times, Tokyo, 7 mars 2017.

(3) Tawada Yoko, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, Verdier, coll. « Der Doppelgänger », Lagrasse, 2012.

(4) Tanizaki Junichiro, Éloge de l’ombre, Verdier, 2011 (1re éd. : 1933).

(5) « Tepco must probe 199 plant check coverups », The Japan Times, 2 février 2007.

(6Cf. Tatsuta Kazuto, Au cœur de Fukushima. Journal d’un travailleur de la centrale nucléaire 1F, trois tomes, Kana, Bruxelles, 2016.

(7) Philippe Pons, « Les yakuzas font peau neuve », Le Monde, 3 avril 2017.

(8Cf. Louise Lis, « À Fukushima, la population est dans une situation inextricable », CNRS Le journal, Paris, 11 mars 2016.

(9) Yves Baron, Jacques Foos, Jean-Paul Martin et Bernard Rozé, « L’accident de Fukushima, six ans après » (PDF), groupe argumentaire sur les énergies nucléaires et alternatives (Gaena), octobre 2017.

(10) Cécile Asanuma-Brice, « Les migrants du nucléaire », Géoc

Publié le 04/08/2018

Chômage, formation: la nouvelle loi chamboule tout

 Par Dan Israel (site mediapart.fr)

Le gouvernement a réussi à boucler en un temps record une vaste réforme, qui va bouleverser le quotidien des salariés, des travailleurs indépendants, des demandeurs d'emploi et des apprentis. L'exécutif assure que son texte, définitivement adopté mercredi 1er août, apporte de nouveaux droits et des protections inédites. C'est vrai seulement pour un petit nombre de Français.

  Le pari est tenu. Mercredi 1er août, dernier jour de la session parlementaire, les députés ont définitivement voté (par 137 voix pour, 30 contre) la loi qui réforme en profondeur l’assurance-chômage, la formation professionnelle et l’apprentissage. En lançant le chantier en décembre, le gouvernement avait annoncé vouloir le boucler cet été. C’est chose faite, et tous les décrets d’application devraient être publiés d’ici à Noël.

La nouvelle loi va permettre « d’établir une société de l’émancipation par le travail et la formation qui donnera à chacun, jeunes, salariés et demandeurs d’emploi, la capacité de se projeter sereinement dans l’avenir », s'est félicitée la ministre du travail Muriel Pénicaud.

 « C’est la deuxième étape de la rénovation du modèle social français, s’enthousiasme-t-on dans son entourage. Avec les ordonnances réformant le code du travail, on s’est plutôt occupé des entreprises, on leur a donné de l’agilité, de la souplesse et de la sécurité pour s’adapter à l’économie mondialisée. Là, on s’occupe plus des personnes, on leur donne les droits et les protections nécessaires pour s’adapter à l’économie d’aujourd’hui. »

Voilà pour le discours officiel. Pour les travailleurs français, la réforme de la formation professionnelle et des règles régissant l’assurance-chômage est censée contrebalancer la très grande liberté octroyée aux employeurs par les ordonnances. Dans les faits, cependant, il est délicat de distinguer dans cette nouvelle loi les grandes mesures qui constitueront effectivement des avancées réelles pour les salariés, les indépendants, les demandeurs d’emploi et les apprentis.

© murielpenicaud

Le gouvernement a néanmoins raison de souligner que cette loi est pleine de « paris culturels destinés à changer les comportements des Français », « pas seulement dans les textes, mais dans les têtes ». Les bouleversements opérés par ce vaste texte sont très nombreux. En voici quelques-uns.

  • Le droit au chômage un peu plus ouvert, mais contrôlé plus sévèrement

Il s’agissait d’une promesse de campagne d’Emmanuel Macron, qui n’est tenue que sur le papier. Désormais, certains démissionnaires et travailleurs indépendants pourront bien toucher des allocations chômage, mais ce sera le cas pour seulement une petite partie d’entre eux. Le nouveau dispositif devrait permettre à moins de 30 000 indépendants (sur près de 3 millions) de bénéficier tous les ans des droits au chômage. Ils pourront toucher 800 euros de chômage pendant six mois, si leur activité a été mise en redressement ou en liquidation judiciaire et s’ils ont disposé d’un réel bénéfice annuel. Ce filet de sécurité est une avancée indiscutable, mais reste limité.

De même pour les démissionnaires, qui auront droit au chômage seulement après cinq ans d’emploi ininterrompu, et s’ils présentent un projet de « reconversion professionnelle nécessitant le suivi d’une formation ou un projet de création ou de reprise d’entreprise ». Ce projet sera évalué par une commission regroupant des représentants des syndicats et des employeurs. Une mesure qui devrait bénéficier à 20 000 ou 30 000 démissionnaires par an au maximum, alors qu’ils sont 400 000 salariés à claquer la porte de leur entreprise tous les ans et que 50 000 d’entre eux sont déjà indemnisés, car ils le font pour des motifs jugés légitimes. On reste donc loin de l’assurance-chômage « universelle » vantée pendant la campagne présidentielle.

L’intensification du contrôle des chômeurs était aussi une mesure présente en toile de fond pendant la campagne, et elle sera bien au rendez-vous dès 2019. Certes, pour rééquilibrer l’échelle des sanctions, les radiations de Pôle emploi pour absence à un rendez-vous verront leur durée passer de deux mois à deux semaines, et Pôle emploi assure en conséquence que « les changements de règles aboutiront pour 70 % des motifs de radiation à une situation plus favorable qu’aujourd’hui ».

Mais la durée des radiations consécutives à une recherche d’emploi jugée insuffisante sera allongée, sans doute jusqu’à quatre mois. De plus, le nombre d’agents spécifiquement chargés du contrôle des demandeurs d’emploi passera de 200 à 1 000 d’ici à 2020, sans que les effectifs de Pôle emploi ne soient revus à la hausse (au contraire, Pôle emploi devrait perdre 4 000 agents, soit près de 10 % de ses postes).

La nouvelle loi pourrait aussi permettre de redéfinir les « offres raisonnables d’emploi » qu’un chômeur ne peut pas refuser plus d’une fois sans raison valable. Leur définition serait alors discutée entre le demandeur d’emploi et son conseiller Pôle emploi. Enfin, un journal de bord à remplir obligatoirement tous les mois par les demandeurs d’emploi sera expérimenté dans deux régions. Autant de mesures dont le chercheur spécialisé Didier Demazière doute de la pertinence, comme il l’a expliqué dans un entretien limpide à Mediapart.

  • L’État reprend la main sur l’assurance-chômage… pour en baisser le coût

C’est un bouleversement historique, mais il reste pour l’instant plutôt mal compris. Le financement et la gouvernance de l’assurance-chômage vont changer de nature, comme Mediapart l’a déjà détaillé : d’ici à la fin de l’année, les salariés ne se verront plus prélever aucune cotisation chômage sur leur salaire. Ces cotisations alimentaient jusqu’ici les caisses de l’Unedic, qui gère l’assurance-chômage. Désormais, ce sont tous les Français qui contribueront à financer les allocations chômage, via un relèvement de la CSG, un impôt directement versé à l’État, qui pourra ensuite en disposer à sa guise.

C’est la fin de ce qu’on nomme le modèle assurantiel : chaque salarié versait une partie de son salaire pour s’assurer contre la perte de son emploi, et les indemnités chômage versées dépendaient de la durée d’emploi et de la rémunération précédente. Désormais, c’est l’État qui décidera quelle part de son budget doit être affectée au financement du système de chômage. Sans aucune garantie qu’à terme, le montant des allocations chômage ne baisse pas drastiquement, puisque les salariés n’y contribueront plus directement. Ce qu’a reconnu auprès de Mediapart Aurélien Taché, le député LREM rapporteur du texte.

Les craintes sont également alimentées par le fait qu’en amont de chaque négociation entre syndicats et patronat portant sur les règles de l’assurance-chômage, le gouvernement fixera désormais un sérieux cadrage, budgétaire et politique. Bref, même si les partenaires sociaux restent officiellement maîtres des décisions, l’État reprend largement la main.

Il a d’ailleurs déjà commencé. En cours de discussion du texte de loi, le gouvernement a fait adopter aux députés un amendement demandant aux partenaires sociaux de relancer au plus vite des négociations sur l’assurance-chômage. Alors même que les nouvelles règles sont entrées en vigueur en novembre 2017, et qu’elles ne sont censées être rediscutées que tous les trois ans.

Pour Emmanuel Macron, il s’agit d’une part d’afficher son nouveau souci de mieux associer les syndicats et le patronat à ses réformes sociales. D’autre part, il est surtout question de modifier les conditions dans lesquelles sont utilisés les contrats de travail précaires, les cumuls salaires-allocations chômage pour les chômeurs travaillant quelques heures par mois, ou l’indemnité pour les chômeurs de longue durée.

La loi « donne aux partenaires sociaux la capacité de négocier une nouvelle convention autour des sujets qui nous préoccupent », a indiqué, pour la version soft, le député Aurélien Taché. La version hard provient du cabinet du ministère du travail : « Nous avons changé notre fusil d’épaule en cours de discussion, et souhaitons lancer une réforme beaucoup plus profonde que ce qui était prévu. »

Le gouvernement est en effet inquiet de voir le niveau du chômage stagner, malgré la conjoncture économique relativement bonne. « La croissance est forte, il faut réduire le chômage quand il y a une forte demande des entreprises pour des emplois », estime le cabinet, et « il y a urgence à le faire ». Selon l’exécutif, il faut donc revoir à la baisse les règles d’indemnisation actuelles, pour obtenir une plus forte « incitation au retour à l’emploi ». Autrement dit, pousser les chômeurs à accepter toujours plus les emplois disponibles, quelle que soit leur qualité. Quitte à baisser le montant ou la durée des indemnités chômage. De quoi augurer d’un sérieux débat, dès la rentrée.

  • Entre salariés et indépendants, un troisième statut pour les travailleurs « ubérisés »

Voilà une mesure qui peut paraître anecdotique, mais qui en dit beaucoup sur le regard que porte le gouvernement sur la « disruption » économique et sur le droit du travail. Au départ, il était prévu que la réforme de l’assurance-chômage ouvre une voie d’accès spécifique au chômage pour tous les travailleurs indépendants dépendant des grandes plateformes numériques comme Uber et Deliveroo.

Finalement, rien de tout cela. À la place, un amendement porté par Aurélien Taché avec l’aval de l’exécutif permet à la plateforme d’établir une « charte » définissant « ses droits et obligations ainsi que celles des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». Cette charte, facultative, établirait des tarifs minimum pour les prestations des indépendants, ainsi que leurs droits et leurs devoirs. L’amendement accorde également aux coursiers et autres chauffeurs, s’ils travaillent suffisamment, un droit à la formation professionnelle, ou plutôt à l’abondement de leur compte formation, au même titre que des salariés classiques.

Mais surtout, et c’est tout l’esprit de l’amendement Taché, signer la charte reviendrait pour les indépendants à accepter qu’il n’existe pas de « lien de subordination juridique » entre eux et la plateforme. Ce qui constituerait une sérieuse protection pour Uber ou Deliveroo contre des contentieux judiciaires lancés par des livreurs ou des coursiers mécontents, souhaitant voir leur contrat requalifié en contrat de travail classique, avec les droits afférents (heures supplémentaires, congés payés, protection sociale).

Sans surprise, les coursiers à vélo sont vent debout contre ce petit passage de la loi, qui entérine la création d’un troisième statut, entre salariat et véritable indépendance. Il est vrai que le contexte actuel est tendu : Deliveroo a récemment été lourdement épinglé par l’inspection du travail, qui juge que les 2 286 coursiers employés dans la région parisienne sont des salariés classiques et doivent être traités comme tels. La plateforme de livraison est désormais sous le coup d’une enquête judiciaire, confiée par le parquet de Paris à l’Office central de lutte contre le travail illégal.

  • Une « appli » et un décompte en euros pour la formation professionnelle

Le gouvernement a trouvé un outil pour que chacun « devienne acteur de sa formation professionnelle » et acquière « les réflexes et l’envie de se mettre à niveau dans le marché du travail » : une application mobile. Logique pour la « startup nation » vantée par Emmanuel Macron. Selon le gouvernement, il est urgent pour la France de se réveiller. Dans la grande compétition mondiale entre pays, seuls ceux dont les travailleurs seront les mieux formés se retrouveront en haut de la chaîne de production.

Et à l’automne 2019, assure le ministère du travail, l’envie de se former, de « s’upgrader » même, viendra d’une « appli ». Cette dernière ne devrait pas être un simple gadget, mais constituer la pierre angulaire de la réforme.

Car dans les projets gouvernementaux, tout passera par elle : les organismes de formation devront y faire inscrire leurs formations et en gérer les disponibilités en temps réel ; les salariés passeront par son intermédiaire pour dénicher leur formation et s’y inscrire ; chacun pourra donner son avis sur les programmes suivis, grâce à des commentaires gérés et classés comme sur le site TripAdvisor…

« C’est un pari », reconnaît le ministère du travail. Et quel pari ! S’il s’agit réellement de faire reposer tout le système français de la formation professionnelle sur un outil technologique, ce dernier devra être sacrément fiable. Sans parler des inégalités inévitables qui apparaîtront entre ceux qui maîtrisent bien l’outil numérique et les autres.

Au-delà des questions soulevées par la croyance affichée dans un simple outil pour régler un sujet aussi complexe, la volonté d’aller au maximum vers « l’individualisation du droit à la formation » est en elle-même contestable. Face à un catalogue infini de formations, le salarié saura-t-il quel choix faire ? Qu’est-ce qui l’empêchera de s’inscrire pour quelques heures à un cours d’italien, à une formation sur la décoration intérieure ou à un stage photo sans grand rapport avec ses besoins professionnels ? C’est pour répondre à cet enjeu que la loi prévoit de multiplier et de doter de moyens les conseils en évolution professionnelle, sur tout le territoire. Une initiative largement saluée, mais qui reste encore floue.

L’appli s’appuiera sur une autre évolution, plus discrète mais fondamentale, qui transforme tout le système. Le compte personnel de formation (CPF) des salariés ne sera plus alimenté chaque année en heures de formation, mais en euros. Chaque salarié obtiendra 500 euros par an dans une limite de 5 000 euros. Les salariés les moins qualifiés (qui ont le brevet, un CAP ou moins) obtiendront 800 euros, avec un plafond de 8 000 euros.

Cette monétisation du CPF était une ligne rouge pour les syndicats et le patronat, pour une fois à l’unisson. Le gouvernement est passé outre, au nom de la simplification du système. Les 500 euros attribués à chaque salarié correspondent à 35 heures de formation, payées environ 14 euros chacune. Aujourd’hui, les salariés accumulent seulement 24 heures par an… mais leur tarif est bien plus élevé que celui retenu par l’exécutif : 32 euros de l’heure en moyenne, même si ce coût varie fortement selon les régions et les domaines d’activité. L’État pourrait donc réaliser de sacrées économies.

Le CPF monétisé semble mal taillé pour financer des formations longues et onéreuses. Or ce sont justement celles-ci qui permettent les rebonds professionnels, les augmentations de salaire, voire le retour à l’emploi. Le ministère indique qu’il envisage en fait que le dispositif soit utilisé une fois tous les dix ans par les Français, qui disposeront donc de tout leur portefeuille de 5 000 ou 8 000 euros pour faire leurs emplettes.

Pas suffisant, sans doute, pour régler la question des inégalités, qui est pourtant au cœur de la controverse sur la marchandisation de la formation. La France est très mauvaise élève en la matière : aujourd’hui, un ouvrier d’une petite entreprise a deux fois moins de chances d’être formé qu’un cadre d’une multinationale. Dans le nouveau système, libérés des « tracasseries administratives et des intermédiaires » selon les mots de la ministre, les plus riches et les plus insérés pourront toujours compléter ce que le gouvernement leur offre de financer, en mettant la main à la poche ou en négociant avec leur entreprise. Le risque est grand que les autres doivent patienter plus longtemps. Ou renoncer.

  • Une refonte de l’apprentissage pensée pour les entreprises

« C’est une refondation, une réforme jamais faite depuis la Seconde Guerre mondiale. » Au ministère du travail, on ne cache ni son enthousiasme ni son ambition quant à la refonte du système d’apprentissage français. Le constat est connu depuis des années. Dans l’Hexagone, seuls 7 % des 16-30 ans sont en apprentissage, contre 15 % pour nos voisins européens. Or ce type de formation est un rempart majeur contre le chômage : un an après avoir achevé leur formation, 80 % des apprentis ont un emploi stable. Le gouvernement tente donc de développer l’apprentissage, en revoyant bon nombre de règles qui le régissent.

« Il s’agit d’ouvrir comme jamais les possibilités de créer des CFA [centres de formation d’apprentis – ndlr] », résume le cabinet de Muriel Pénicaud. À commencer par la suppression de l’autorisation administrative, jusqu’ici délivrée par les régions, nécessaire pour ouvrir un CFA.

Dans l’esprit de l’exécutif, cela permettra à tous les secteurs professionnels, voire toutes les entreprises, de créer leur propre filière de formation, collant au plus près à leurs besoins. Les branches professionnelles seront chargées de veiller à la cohérence globale du système. On retrouve ici la patte d’Antoine Foucher, le directeur de cabinet du ministère du travail, qui avait imaginé une telle réforme lorsqu’il était le « M. Social » du Medef, son précédent poste.

Jusqu'à présent, les CFA étaient financés grâce à la taxe d’apprentissage, payée par les entreprises, et dont les régions conservaient environ une moitié, pour financer la formation selon leurs priorités. La taxe d’apprentissage est supprimée et remplacée par une « contribution alternance », qui ira presque intégralement aux CFA. Chaque centre collectera ainsi directement la majeure partie des financements dont il a besoin.

Pour les employeurs, une aide unique et plus lisible est aussi mise en place : 6 000 euros par an pour chaque jeune recruté comme apprenti dans une entreprise de moins de 250 personnes. Les apprentis de moins de 21 ans, eux, obtiennent une petite augmentation, de 30 euros mensuels (ils sont payés de 374 à 974 euros en fonction de leur âge et de l’année d’étude). Ils auront aussi droit à une aide de 500 euros pour passer le permis de conduire.

La possibilité d’entrer en apprentissage court désormais jusqu’à 30 ans, et non plus 25 ans. Une idée séduisante sur le papier mais, comme nous le soulignions dans un récent reportage, les jeunes professionnels de 25-30 ans ambitionnent généralement de gagner plus que 78 % du Smic au maximum…

Pour lever tous les freins, Muriel Pénicaud a également assoupli les possibilités de recrutement et de rupture d’un contrat d’apprentissage. Elle autorise la rupture du contrat par l’apprenti, après intervention d’un médiateur, et prévoit son maintien dans les CFA. En contrepartie, le passage obligatoire aux prud’hommes en cas de licenciement par l’employeur pour faute grave ou inaptitude est supprimé.

Rien n’est pensé en revanche pour mieux accompagner les jeunes de 16 ans démarrant l’apprentissage. Ils passent pourtant soudainement d’une vie de collégien ou de lycéen, avec ses vacances et ses plages de temps libre, à la réalité du monde professionnel, ses obligations, ses horaires et ses jours de repos peu nombreux. Cela explique en partie pourquoi un quart des contrats d’apprentissage sont rompus en cours de route, mais la « refondation » du statut ne s’attarde pas sur cette question.

Publié le 03/08/2018

Le sommet des Brics, « une frappe conjointe contre l’ordre unilatéral »

Lina Sankari (site l’humanité.fr)

Les pays émergents font les frais des guerres commerciales de Donald Trump. Lors de leur 10e rencontre, les Brics entendent construire une réponse coordonnée en poussant la coopération industrielle.

Lors de leur dixième sommet, à Johannesburg, en Afrique du Sud, les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) tenteront de reprendre la main. Alors que l’Europe, l’Asie et une partie du continent américain ont été précipitées de fait dans la guerre commerciale voulue par Donald Trump, la réunion des pays émergents, qui se tiendra d’aujourd’hui à vendredi, doit aborder la « collaboration en vue d’une croissance inclusive et d’une prospérité partagée ». « Bien qu’ils doivent faire face ensemble à l’impact de l’unilatéralisme des États-Unis, ils ne vont pas totalement couper leur dépendance à l’Occident. Le bloc des Brics est une plateforme de coopération entre économies émergentes plutôt qu’une alliance contre les pays occidentaux », précise Chen Fengying, chercheur à l’Institut de relations internationales contemporaines de Chine.

Déjà frappés par le ralentissement de la croissance, les Brics redoutent unanimement les conséquences d’une bataille qui n’a pas simplement frappé la Chine. L’Inde s’est également vu imposer des droits de douane sur les importations d’aluminium et d’acier par Washington, ce qui l’a incitée à riposter par des droits sur environ 240 millions de dollars de produits américains fin juin. Après de fortes tensions l’an dernier entre New Delhi et Pékin autour des rivalités territoriales, les relations bilatérales se sont nettement améliorées à la faveur du dernier sommet des Brics, à Xiamen (Chine). Un pied de nez aux contempteurs de l’organisation qui raillaient son inutilité.

la Chine veut profiter des tensions créées par les États-Unis

« Les discussions entre dirigeants sur le commerce sont particulièrement importantes pour coordonner nos positions », abonde aujourd’hui le ministre russe de l’Économie, Maxime Orechkine. Face à cette guerre commerciale qui vise à rendre aux États-Unis leur position hégémonique, les émergents plaident ainsi pour un renforcement de la coopération au sein des Brics.

Depuis plusieurs sommets, la démarche initiale de ces États s’est institutionnalisée. Au-delà de la création d’une banque de développement et d’une réserve d’arrangement assurant des liquidités en cas de crise économique, les cinq pays organisent ainsi régulièrement des réunions ministérielles sur la santé, la défense ou l’éducation. L’accent devrait être mis cette année sur la coopération industrielle. « Bien que ces cinq économies émergentes aient atteint des objectifs de développement économique, elles ne disposent pas toutes d’un système industriel national mature ou d’une productivité élevée. La coopération industrielle est ainsi importante et essentielle si ces pays veulent remporter une victoire dans la prochaine révolution industrielle », explique encore Chen Fengying. Derrière cette idée, la Chine veut profiter des tensions créées par les États-Unis pour pousser plus avant l’intégration de pays tiers dans son projet de nouvelles routes de la soie. Ce sommet, qui s’inscrit dans le cadre d’une tournée plus large du président Xi Jinping aux Émirats arabes unis, au Sénégal et au Rwanda, vise ainsi à coordonner les politiques macroéconomiques des pays émergents. À cet égard, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, ne passe pas par quatre chemins lorsqu’il parle de coordonner une « frappe conjointe contre l’ordre unilatéral ».

Lina Sankari

Publié le 02/08/2018

Flottille de la liberté interceptée au large de Gaza

(site legrandsoir.info)

La marine israélienne a arraisonné dimanche un bateau au large de la bande de Gaza avec à son bord des militants dénonçant le blocus terrestre et maritime imposé par l’Etat hébreu à cette enclave palestinienne depuis plus d’une décennie, a indiqué l’armée.

Le bateau venait d’Europe "pour violer le blocus naval légal imposé à la bande de Gaza", a ajouté l’armée dans un communiqué, précisant que l’embarcation était acheminée vers le port d’Ashdod dans le sud d’Israël.

Israël, qui a mené trois guerres dans la bande de Gaza contrôlée par les islamistes du Hamas depuis 2008, affirme que le blocus est nécessaire pour empêcher les groupes d’activistes palestiniens de se procurer des armes ou du matériel pouvant être utilisé à des fins militaires.

Le bateau arraisonné "Al-Awda" ("Retour", en arabe) qui battait pavillon norvégien avec 22 personnes à bord selon les militants, a quitté Palerme le 21 juillet.

Un autre bateau, le "Freedom", battant pavillon suédois doit arriver d’ici mardi au large des côtes de Gaza, selon la Coalition de la flottille de la liberté qui a organisé l’opération.

Quatre bateaux ont quitté la Scandinavie à la mi-mai. Ils ont fait escale dans 28 ports mais seuls deux d’entre eux ont atteint Palerme, la dernière escale.

"Notre bateau a été pris en otage par les forces israéliennes", ont lancé sur Twitter les responsables de la Coalition.

Peu avant que "Al-Awda", un bateau de pêche, soit intercepté, les organisateurs ont publié un communiqué affirmant que la marine israélienne avait lancé un avertissement à l’équipage.

"La marine israélienne affirme que notre bateau viole le droit international et menace de recourir à +toutes les mesures nécessaires+ pour nous arrêter", ont-il affirmé.

"En fait, la seule mesure nécessaire serait de mettre fin au blocus et permettre à nouveau la liberté de mouvement pour les Palestiniens", ont-ils ajouté.

Environ 40 militants originaires de 15 pays, dont deux Français, participent à cette opération, selon l’un des organisateurs, Pierre Stambul, co-président de l’Union juive pour la paix.

Depuis plus de dix ans, la bande de Gaza étouffe sous un strict blocus israélien. Les habitants de l’enclave souffrent notamment de coupures d’électricité provoquées par la suspension des livraisons de fioul.

Selon l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, 80% de ses quelque deux millions d’habitants sont tributaires d’une aide.

Israël a rouvert partiellement mardi le terminal par où transitent les marchandises vers la bande de Gaza, fermé depuis deux semaines en représailles à l’envoi d’engins incendiaires vers le territoire israélien à partir de l’enclave palestinienne.

Depuis le 30 mars, des Palestiniens manifestent régulièrement dans le secteur frontalier entre la bande de Gaza et Israël pour notamment dénoncer le blocus israélien. Au moins 157 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne depuis cette date. Un soldat israélien a également péri.

L’ONU a appelé Israël à lever les restrictions qui affectent les hôpitaux, ainsi que le réseau de distribution et d’assainissement de l’eau.

En 2010 une précédente tentative pour forcer le blocus avait viré à la catastrophe.

Des commandos israéliens avaient tué neuf Turcs lors d’une attaque contre une flottille de militants propalestiniens. Un des passagers turcs blessé est décédé l’année suivante.
A la suite de cet incident sanglant, la Turquie avaient rompu ses relations diplomatiques avec Israël jusqu’à en 2016.

D’autres tentatives de forcer le blocus ont eu lieu, notamment en 2016 lorsque 13 femmes, dont la lauréate du prix Nobel de la paix Mairead Maguire d’Irlande du Nord, ont été interceptées à bord d’un bateau par la marine israélienne à 30 km des côtes de Gaza avant d’être expulsées.

29 juillet 2018 : Israël saisit la flottille pour Gaza
Interview de Sarah Katz, membre de l’équipage, par Orient XXI

Cette flottille est la sixième si on compte ceux qui ont navigué. Les flottilles essaient de briser le blocus de Gaza depuis 2008. A part la flottille de 2008, aucune flottille n’est entrée. Et même en 2010, il y a eu le massacre du Mavi Marmara.

Publié le 01/08/2018

Mexique. Les cinquante travaux de Lopez Obrador

Cathy Dos Santos (site l’humanité.fr)

Fraîchement élu, le président de gauche a présenté des mesures contre le fléau de la corruption, les excès de l’administration et les privilèges de ses prédécesseurs.

Il y a les temples et pyramides sacrés. Il faudra désormais ajouter à la liste des incontournables le 216, rue Chihuahua, dans le quartier Roma de Mexico. Au petit jour, devant les grilles qui encerclent une imposante bâtisse blanc et rouge, une longue file d’attente se forme. Combien sont-ils à faire ainsi le pied de grue devant le QG d’Andres Manuel Lopez Obrador ? Pas moins de deux cents en moyenne. Certains sont en quête d’un emploi ou d’une place à l’université pour un proche. D’autres veulent dénoncer des abus, des situations désespérées. Les cas ne se comptent plus tant le Mexique est devenu une nation de non-droit où plus de 200 000 personnes ont été assassinées depuis 2006, date du lancement d’une guerre contre les cartels de la drogue qui s’est accompagnée d’un cortège d’exactions perpétrées aussi bien par les groupes mafieux que par les forces de l’ordre contre les civils. Enfin, nombre de Mexicains qui se pressent au 216 souhaitent voir ou tout simplement féliciter le futur président de gauche, qui prendra officiellement ses fonctions le 1er décembre prochain, après une victoire qualifiée d’historique le 1er juillet.

Les requêtes des uns et des autres sont toutes répertoriées. Amlo, tel qu’on le surnomme, s’est engagé à traiter l’ensemble des doléances de ses concitoyens. Le centre névralgique du Mouvement de régénération nationale (Morena), sa formation, est d’ailleurs présenté comme la maison (casa) de la transition, celle-là même que Lopez Obrador entend réaliser à tous les échelons de la société pour « établir une nouvelle démocratie ». « Je n’ai pas promis des choses que je ne ferai pas », répète-il à ses futurs ministres. Le nouveau président parle de rigueur et d’éthique. La « casa » fera donc office de bureau officiel où il reçoit dorénavant, comme il y a encore quinze jours, une délégation de hauts fonctionnaires états-uniens. Le palais présidentiel de los Pinos, que l’actuel chef de l’État, le très décrié Enrique Peña Nieto, a remodelé de manière pharaonique à coups de millions de dollars payés par les contribuables, pourrait bien devenir un complexe culturel.

Fin de l’immunité du chef de l’État et révocation des élus annoncées

Pas question pour Amlo de se vautrer dans le luxe ostentatoire de son prédécesseur dont le douteux train de vie s’est étalé à la une des journaux nationaux, à l’image de l’acquisition par son épouse d’une villa de plus de 7 millions de dollars, financée par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, droite) et bâtie par des sociétés conciliantes qui, en échange de bons et loyaux services, se sont vu gratifier de contrats par des entreprises d’État. Andres Manuel Lopez Obrador s’est juré d’enterrer les comportements délictueux qui ont conduit à la déliquescence des institutions de la quinzième puissance mondiale.

« Pas de politique politicienne ! Il ne faut pas faire de la politique dans le vieux moule de la politique traditionnelle. Ce moule a explosé en mille morceaux le 1er juillet. Les gens ne veulent plus de corrompus, de tyrans, de fantoches, de menteurs », a-t-il averti les siens. Et le candidat d’« Ensemble, nous ferons l’histoire » de donner l’exemple. Dans son vaste plan de 50 propositions, Amlo a annoncé la réduction du salaire présidentiel, qui passerait de 12 000 euros mensuels actuellement à moins de 5 000. Les déplacements officiels seront également moins importants pour limiter les dépenses. Les rémunérations de certains hauts cadres seront désormais plafonnées, voire amputées pour tous ceux qui perçoivent plus de 45 000 euros par an. Des milliers de postes dans la haute administration créés par copinage vont disparaître.

Amlo a également décidé de s’attaquer aux prérogatives dont jouissaient les ex-présidents. Concernant le « fuero », cette immunité qui protège le chef de l’État, il a précisé qu’il sera aboli. À ses yeux, un président coupable de fraude électorale ou de corruption doit répondre de ses actes devant la justice comme n’importe quel autre citoyen. « Tout ce qui est lié au combat contre la corruption et au plan d’austérité républicain sera la priorité du Congrès dès le premier jour de son installation (en septembre) », a-t-il annoncé alors que Morena détient la majorité absolue dans les deux chambres. Autre mesure phare : la révocation des mandats des élus, « en établissant un mécanisme de consultation pour révoquer les mandats et lever les entraves qui empêchent les processus de consultation citoyenne qui auront un caractère contraignant afin de faire valoir la démocratie participative ».

Dans ce pays où près de la moitié de la population est âgée de moins de 20 ans, le futur président a décidé de s’attaquer au chantier de l’éducation et surtout de son accès afin de corriger les fractures sociales extrêmes, 60 millions de Mexicains vivant sous le seuil de pauvreté. Le droit à une éducation publique et gratuite sera désormais inscrit dans l’article 3 de la Constitution. Comme il s’y était engagé durant la campagne, Amlo a indiqué qu’il modifiera la réforme de l’éducation promue sous Enrique Peña Nieto, qui, selon lui, ouvre la voie « à la privatisation des écoles et pénalise les États pauvres ».

L’épineux problème de l’eau et de sa consommation sera également traité par le ministère de l’Environnement alors que des millions de Mexicains doivent encore aujourd’hui se fournir dans des points de ravitaillement. Le dirigeant de gauche a précisé qu’il reviendra sur le décret de privatisation de l’or bleu.

« N’abusons pas de notre majorité, a-t-il demandé aux députés et sénateurs de sa formation. Accomplissons nos engagements et menons à bien la transformation du pays » qui s’annonce longue, très longue.

Cathy Dos Santos

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