PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 31/07/2019

L’« An zéro » de l’écologie macroniste ?

« Comment éviter que tout « transitionne » en rond, sans que rien ne change vraiment ? »

paru dans lundimatin#201 (site lundi.am)

 

Avouons-le : jusqu’ici le débat au sujet de la tenue, du déplacement ou de l’annulation du festival « écolo-macroniste » L’an zéro est resté relativement confidentiel. Il faut dire qu’au-delà de 45°C, la question de savoir si une candidature Hulot contre Macron aux prochaines élections présidentielles permettra aux capitalistes de gratter encore cinq ans de dévastation rentable et impunie n’intéresse plus grand monde. En d’autres circonstances, le truc de la perpétuation du macronisme au-delà de Macron en la personne de son ex-ministre de l’écologie aurait constitué un escamotage promis au plus bel avenir.
Signe des temps, hier, nos confrères de Mediapart publiaient une tribune hostile à cette nouvelle et prévisible arnaque, celle-là même qui se cache derrière la communion autour de L’an zéro d’Anne Hidalgo, Mathieu Orphelin, Delphine Batho, Nicolas Hulot, Cyril Dion et toute la jeune garde des entrepreneurs
verts. Mais le plus surprenant est que les signataires ne se trouvaient pas être seulement des groupes relevant de l’« écologie radicale », mais en outre des organisations que l’on ne peut suspecter d’une hostilité de principe à ce qu’il faut bien appeler l’« écologie gouvernementale » - ainsi de Terre de Liens, MIRAMAP (Mouvement des AMAP), Nature et Progrès, Institut Momentum, FADEAR (Fédération des Associations de Développement de l’Emploi Agricole et Rural), Union Syndicale Solidaires, Accueil Paysan, etc. Il est aussi significatif que des groupes locaux d’Extinction Rébellion, réseau qui devait participer au festival initialement, voire des groupes locaux de Greenpeace entrés en dissidence, aient voulu signer ce texte. Sous la pression de l’apocalypse en cours, qui est toujours aussi un dévoilement, quelque chose est indéniablement en train de se passer dans le champ de l’écologie, et qui va bien au-delà de la question d’un pauvre « festoch ». Pour cette raison, et parce que de nouveaux signataires s’étaient ajoutés depuis hier, Lundi Matin a trouvé bon de reproduire à son tour cette tribune.

Du 30 août au 1er septembre devait se tenir à Gentioux-Pigerolles (Creuse), sur le plateau de Millevaches, un festival « écolo » de masse. Il y était accueilli par un entrepreneur agricole connu pour ses prises de position macronistes, et pour avoir déjà plusieurs fois reçu François de Rugy sur son exploitation. Face à l’opposition d’une partie des habitants, les promoteurs de l’événement, intitulé « l’An zéro », ont décidé qu’il n’aurait finalement pas lieu là, mais plutôt sur un aérodrome sécurisé près de Guéret. Mais la question posée alors demeure : malgré son allure bon enfant et ses bénévoles sincères, ce festival ne participe-t-il en réalité pas de la manœuvre actuelle de verdissement illusoire du macronisme [1] ?

Il est certain que plusieurs personnes, parfois engagées de longue date dans les luttes écologistes, ont répondu à l’invitation de l’An zéro sans en connaître les tenants et aboutissants. Mais comment tenir pour insignifiantes les activités des initiateurs et des partenaires de cet événement ? Derrière ses slogans vagues voire douteux (constituer un « nous des acteurs de la transition » afin de « relever ensemble les défis démocratiques, écologiques et sociaux », former des candidats « citoyens » pour les prochaines élections municipales, créer des « start-up à impact positif » et des « solutions innovantes »...), l’intention des organisateurs est bien de promouvoir une écologie consensuelle qui désarme toute conflictualité et invisibilise les responsables du désastre en cours. C’est pour cela qu’il faut selon eux faire « converger » tout le monde ou presque dans un consensus amnésique : « mouvements de citoyens, d’entrepreneurs sociaux et ESS, associations, collectifs d’artistes, agriculteurs, investisseurs, élus, bénévoles, étudiants ... ». Le projet est porté par La Bascule, un « lobby national citoyen » animé par Maxime de Rostolan, dont les ONG et start-up (notamment « fermes d’avenir » [2]) ont pour sponsors et partenaires des multinationales aussi écologiques que Fleury-Michon, Casino et Metro (groupes de distribution agro-alimentaire bien connus pour leur soutien à la cause de l’écologie), BPCE (4e banque française pour ses investissement dans l’énergie sale du charbon [3]) ou encore Jardiland (filiale depuis 2018 du groupe groupe InVivo, organe du productivisme agricole à la française) [4]. Ce qui se profile derrière le projet en apparence « associatif » et sympathique de Fermes d’avenir est en réalité inquiétant : sous couvert d’économie sociale et solidaire et de « permaculture intensive », il s’agit bien de réenchâsser – avec « managers d’exploitations », « salariés » et « rentabilité » à la clé – des alternatives écologiques qui existent et se fédèrent déjà (organisations agro-écologiques, Confédération paysanne, AMAP, Terre de liens, ZAD, etc.), dans l’économie de marché – ce qui explique l’intérêt de grandes entreprises de l’agro-industrie pour ce type de projet.

Resituons l’initiative de l’An zéro dans notre contexte politique. Les désastres climatiques et écologiques de cinq siècles de colonisation de la Terre par le capitalisme et les impasses de notre système politique verrouillé se révèlent chaque jour plus dramatiques (canicules, extinctions, inégalités, répression des revendications sociales et climatiques). Dans ce contexte d’effondrement, ce qui inquiète nos dirigeants est que le peuple, la jeunesse, le mouvement climat, comprenant que le pouvoir actuel est au service du seul monde de l’économie, passent à des modes d’action de plus en plus désobéissants et radicaux. [5] Face à ce danger, certains cherchent à faire émerger un « mouvement » de transition qui rende « l’écologie » compatible avec l’essentiel de l’ordre économique et politique actuel. L’opération vise à capturer un vivier électoral sincèrement « écolo », tout en restant durablement inoffensif pour les intérêts et pouvoirs économiques qui polluent et détruisent la planète.

Comment éviter que tout « transitionne » en rond, sans que rien ne change vraiment ? Il est désormais évident que le maintien du productivisme, du niveau d’inégalité régnant aujourd’hui et du commerce mondial libre-échangiste, ne sont tout simplement pas compatibles avec celui de la vie humaine et non-humaine sur terre. Avec leur mot d’ordre « tout commence maintenant », les initiateurs du festival l’An zéro semblent orchestrer la confusion pour mieux nous faire oublier qui sont les responsables du désastre en marche.

On s’interroge devant le rôle trouble joué dans les derniers mois par certains acteurs de ce festival, comme ces visiteurs du soir de l’Élysée et des ministères avec leur « assemblée de citoyens tirés au sort afin de faire des propositions sur la transition écologique », qui auront bien aidé Emmanuel Macron à sortir de la crise des gilets jaunes [6]. Face à la légitime colère des gilets jaunes, ces « gilets citoyens » se sont mis au service d’un pouvoir qui dans le même temps méprisait, insultait et mutilait dans la chair sa propre population. Macron, largement isolé politiquement, aura trouvé ainsi une nouvelle manière de rebondir. Que penser encore de la convergence de visée et de langage entre La Bascule (qui affirme vouloir susciter des listes « citoyennes » aux municipales ») et les députés LREM qui ont récemment signé dans Le Monde une tribune intitulée « L’écologie est au coeur de l’acte II du quinquennat » ? [7] Et comment ne pas s’interroger aussi quand Maxime de Rostolan présente son An zéro dans ces termes : « Il y aura plusieurs villages thématiques avec de nombreux intervenants. Des entreprises par exemple, mais aussi des philosophes, des débats, des conférences. On veut aussi mettre en place de nombreux ateliers de réobéissance civile (...) » [8].

Dans les prochaines semaines, pour « transitionner » au-delà du désastre capitaliste, allons faire du woofing chez des paysan.ne.s hors des normes de l’agro-business, allons nous former à la désobéissance au camp climat de Kingersheim, lutter à Bure pour soutenir ceux qui résistent à l’enfouissement des déchets nucléaires, à Ende Gelände en Allemagne contre le charbon, au Contre-G7 ou aux actions d’Extinction Rebellion, soutenons les luttes contre l’extractivisme et contre les grands projets, accueillons les migrants !

Faisons un rêve : et si les invité.e.s du festival décidaient de ne pas se laisser duper par une écologie cooptée par le macronisme et les pouvoirs économiques destructeurs de la Terre ? Et si les nouveaux militants et nouvelles arrivantes dans les mobilisations transition/climat n’accordaient leur énergie qu’à des initiatives basées sur un choix clair et franc de non-coopération avec l’actuel gouvernement comme avec toute entité économique qui participe à la destruction de la vie sur Terre ? Et si les leaders autoproclamé.e.s de l’écologie clarifiaient leur position ? Dans l’état actuel de la Terre et des sociétés, et après les échecs d’une écologie d’accompagnement de l’ordre politique et économique existant, il ne devrait plus être possible de se dire « écolo » tout en étant financé par une entité du type de Veolia, investisseur mondial dans les centrales à charbon et dans les entreprises d’extraction . [9]

Premiers signataires :

 Accueil Paysan
 L’Amassada

 Ambazada, ZAD Notre Dame des Landes
 Arrêt du Nucléaire Hérault (ADN34)
 Assemblée de défense du Marais, Caen
 L’Atelier Paysan
 Cerveaux non disponibles, média coopératif
 Collectif Gilets Jaunes « Enseignement Recherche »
 Collectif « Les sous-marins jaunes-nous ne sommes pas dupes »
 Collectif "Plein le dos". Pour une mémoire populaire.
 Comité Adama
 Désobéissance Ecolo Paris
 Désobéissance écolo Rennes
 Des rebelles d’Extinction Rébellion Bordeaux
 Extinction Rébellion PACA.
 FADEAR (Fédération des Associations de Développement de l’Emploi Agricole et Rural)
 Fondation Sciences Citoyennes
 Génération Climat (Bruxelles)
 Gilles Jaunes Rungis, Ile de France
 Gilets Jaunes Place des Fêtes, Paris
- Institut Momentum
 Kachinas, Laboratoire d’écologie politique, Liège
 Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle
 MIRAMAP (Mouvement des AMAP)
 Naturalistes en lutte
 Nature et Progrès
 Observatoire du nucléaire
 Rennes en lutte pour l’environnement
 RISOMES (Réseau d’Initiatives Solidaires, Mutuelles et Ecologiques)
 Sources et rivières du Limousin
 Stop nucléaire 26-07
 Solidarité Paysan
 Terre de Liens
 Les Terrestres
 Union Syndicale Solidaires

 [2] Voir Léo Coutellec, « Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme » https://www.terrestres.org/2019/07/19/ils-ont-20-ans-pour-sauver-le-capitalisme/ et « Maxime de Rostolan, l’entrepreneur vert », https://josephinekalache.wordpress.com/2018/01/03/maxime-de-rostolan-lentrepreneur-vert/

[3http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/notebanquescharbon261118.pdf

[4https://fermesdavenir.org/fermes-davenir/a-propos/nos-partenaires

[5https://www.politis.fr/articles/2019/07/des-jeunes-en-greve-pour-le-climat-expriment-leurs-inquietudes-au-sujet-du-festival-lan-zero-40634/

[6] Voir par exemple https://reporterre.net/Comment-Cyril-Dion-et-Emmanuel-Macron-ont-elabore-l-assemblee-citoyenne-pour-le-climat.

[7https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/07/03/l-ecologie-est-au-c-ur-de-l-acte-ii-du-quinquennat_5484609_3232.html : « Les élections municipales constituent une opportunité formidable : il s’agit de faire souffler un vent nouveau pour accélérer la transition écologique, pour tous et par tous. Notre mouvement s’attache à travailler en lien avec les experts issus de la société civile et les citoyens qui s’engagent à déployer des solutions concrètes en faveur du développement durable »

[8https://www.lamontagne.fr/gentioux-pigerolles-23340/loisirs/l-an-zero-un-festival-ecolo-de-masse-se-precise-a-gentioux-pigerolles-creuse-fin-aout_13572941/

[9http://www.fondation-nature-homme.org/fondation/ils-nous-soutiennent/nos-entreprises-partenaires/veolia

 

Publié le 30/07/2019

Décote, départ à 64 ans, valeur du point… On vous dit tout sur la réforme des retraites

(site politis.fr)

Le haut-commissaire à la réforme des retraites a présenté ses préconisations : il faudra travailler jusqu’à 64 ans pour ne pas subir de « décote » et le futur système semble imaginé pour automatiser les mesures les plus impopulaires. La CGT et FO appellent à la mobilisation. La CFDT attend de voir.

Les grandes lignes – et les principales inquiétudes – ont été confirmées, jeudi 18 juillet par le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye. Il a pris soin de glisser des mesures destinées à adoucir son épais rapport, mais sa philosophie générale reste franchement tendue vers les économies budgétaires.

• Il faudra travailler jusqu’à 64 ans

L’idée flottait dans l’air depuis le début des discussions, alors qu’un âge de départ n’est théoriquement plus nécessaire dans un système par points. Pour forcer les gens à travailler plus longtemps, Jean-Paul Delevoye préconise l’introduction d’une décote jusqu’à 64 ans pour tous les salariés, y compris ceux qui ont travaillé plus de 42 ans – qui peuvent aujourd’hui partir à 62 ans. Un départ à 60 ans à taux plein restera d’actualité pour les carrières longues (1) et la commission Delevoye souligne que cet âge unique pour tous avantagera la frange la plus précaire, qui est aujourd’hui obligée de travailler jusqu’à 67 ans (19 % des femmes et 10 % des hommes).

Surprise de taille, le haut-commissaire préconise que cette borne d’âge soit repoussée en fonction de l’évolution de l’espérance de vie : un an de gain d’espérance de vie entraînera un report de l’âge de départ de quatre mois, selon un mécanisme plus ou moins automatique, qui devra être explicité dans le texte de loi attendu pour la fin de l’année.

Gêné aux entournures par une mesure difficile à faire passer comme un progrès, le haut-commissaire a pris soin de ne pas nommer cette nouvelle borne. Il ne parle donc pas d’« âge pivot » et n’emploie qu’à la marge l’expression sortie en juin du chapeau d'Édouard Philippe d’« âge d’équilibre », pour leur préférer celle d’« âge de départ à taux plein ». Alors même que, dans un système par points, la notion de « taux plein » qui se réfère au nombre de semestres cotisés n’a plus de sens.

Cette décote était une des lignes rouges fixées par la CFDT pour maintenir son soutien à un système qu’elle juge globalement bienvenue. « C’est totalement stupide », a réitéré Laurent Berger, de la CFDT, devant les journalistes jeudi matin. Il retient néanmoins surtout des points positifs et temporise :

Nous dirons ce que nous pensons quand il y aura un texte de loi sur la table, pour le moment il n’y a qu’un rapport, la CFDT en prend acte. Ce serait une désertion de considérer qu’il faut déjà soutenir ou claquer la porte.

Toujours dans une logique de « travailler plus longtemps », le haut-commissaire présente des préconisations pour faciliter le cumul emploi retraite. Ce qui n’est pas pour rassurer la CGT et Force ouvrière, qui pointent qu’à peine un Français sur deux est en emploi au moment de liquider sa retraite et craint donc qu’un allongement de la vie active ne propulse davantage de séniors vers le chômage, voire les minima sociaux. « L’espérance de vie en bonne santé est de 63 ans », proteste Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière, très remonté.

• La voie ouverte à une baisse des pensions

L’équilibre financier du système est posé comme un prérequis et les cotisations seront « plafonnées (…) afin de ne pas alourdir le coût du travail ». C’est la nouvelle « règle d’or » (2).

Pour faire face à l’augmentation d’un tiers du nombre de retraités, prévue d’ici à 2050 (3), les pilotes du futur système ne pourront donc pas toucher aux recettes du régime, mais auront plusieurs leviers « paramétriques » entre les mains, comme le montant des décotes, l’âge du taux plein et surtout la valeur du point (sa valeur d’achat pour les cotisants et sa valeur de « service » pour les retraités).

Cet extrait d’un discours de François Fillon le 10 mars 2016, relayé sur Twitter par un membre de La France insoumise, est de ce point de vue évocateur :

Dans le futur système, rien n’interdit en théorie à un gouvernement de revoir à la hausse le montant des cotisations, mais le paradigme choisi pour cette réforme est celui d’un retour à l’équilibre sans toucher aux recettes (28 % de cotisations réparties entre employé et employeur). D’où la satisfaction non feinte du Medef et de la CPME, ce jeudi.

« C’est ce système à “cotisations définies” et à points qui fait que les pensions des Suédois ne représentent plus que 53 % de leur salaire de fin de carrière, conte 60 % en 2000 », s’indigne la CGT. À ce rythme, rappellent six économistes de gauche, la pension moyenne doit chuter de 62 % du dernier salaire à 48 % en 2040 (4).

Pour les retraités, les pensions seront indexées sur l’inflation. Un renoncement, pour le haut-commissaire, qui souhaitait arrimer leur évolution sur celle des salaires, qui augmentent plus rapidement. Interrogé par la presse, Jean-Paul Delevoye continue de prêcher cette cause et botte en touche :

Nous laissons aux futurs gouvernants le soin de choisir.

Aucune mesure d’économie n’est attendue pour le prochain budget, claironne enfin le haut-commissaire – ce que la CFDT revendique à son crédit –, mais elles devront forcément suivre, car le système doit être mis à l’équilibre avant 2025, au moment de la mise en place du nouveau système. « Le projet [de réforme] devra être enrichi pour proposer les modalités de convergence vers l’équilibre financier », euphémise le rapport Delevoye dans un bijou de novlangue.

• Les régimes spéciaux seront supprimés

Tout le monde devra être logé à la même enseigne, notamment les salariés bénéficiant aujourd’hui de régimes avantageux (financés par des cotisations plus élevées ou des « compensations démographiques » venant d’autres professions). Les fonctionnaires, dont la retraite équivaut à 70 % du salaire des six derniers mois devraient donc être les grands perdants, même si leurs primes intègreront l’assiette de cotisation (ce qui aura un impact sur leurs revenus). « Tous ne seront pas perdants comme les professeurs, rame Jean-Paul Delevoye, les fonctionnaires hautement primés seront même gagnants. » Et de botter en touche de nouveau, estimant que c’est à la réforme de la fonction publique d’imaginer des mesures pour amortir le choc :

Je crois que c’est une opportunité : il faut réfléchir à un new deal dans la fonction publique.

Une période de transition longue sera privilégiée pour que les droits spécifiques s’éteignent tout doucement. Pour les aides-soignantes, qui peuvent aujourd’hui partir à 57 ans, la première génération tenue de travailler jusqu’à 62 ans au minimum sera celle née en 2002, indique par exemple l’équipe Delevoye. Les policiers pourront continuer à partir à 52 ans, les sapeurs-pompiers à 57 ans et les militaires exposés après 19,5 années de service.

Pour que les indépendants n’aient pas à cotiser trop fortement, le rapport table sur un taux de cotisation réduit (5) ainsi qu’un changement d’assiette pour rendre la transition moins douloureuse.

• Le pilotage du régime sera paritaire, mais soumis à un « cadre » étroit

Le pilotage de la future « caisse nationale de retraite universelle » devrait faire la place aux représentants des salariés, « facteur de confiance essentiel », préconise Jean-Paul Delevoye. Mais leur pouvoir sera limité : le conseil d’administration de la future caisse, composé à parité de représentants des assurés et des employeurs, « pourra se prononcer sur le pilotage du système » et arbitrer des variations uniquement dans le cadre fixé par le législateur. Il sera coiffé de trois organes (l'assemblée générale, un conseil citoyen et un comité d’expertise) au demeurant bénéfiques, mais aux pouvoirs uniquement consultatifs. Ce sera in fine au gouvernement et au Parlement de fixer chaque année « le cadre du pilotage du système » avec la loi de finances. « L’État ne gérera pas directement, mais il tient les cordons de la bourse », dénonce Régis Mezzasalma, le conseiller retraites de la CGT

« Qui va définir la valeur du point ? interroge de son côté Philippe Martinez (CGT) ce jeudi matin au sortir de la réunion de présentation du rapport aux partenaires sociaux. Nous n’avons aucune garantie que ce ne sera pas Bercy qui la fixera dans son coin ». Cet élément reste l’objet d’une négociation, et demeure un sujet de préoccupation prioritaire pour tous les syndicats de salariés. Par défaut, il sera revalorisé en suivant l’évolution du revenu moyen par tête. Les données démographiques ou l’espérance de vie pourrait aussi entrer en ligne de compte. Arbitrages à suivre.

On en sait plus en revanche sur la période de transition, ultra-sensible, du régime actuel vers le système par points. Le rapport Delevoye table sur une liquidation du système « sur une temporalité lente et douce ». En revanche, les droits collectionnés en trimestres avant 2025, date de mise sur orbite du système par points, seront bel et bien convertis en points. « Une photographie des droits (…) sera réalisée au 31 décembre 2024 », préconise l’équipe Delevoye. Il faudra établir la formule de cette conversion à haut risque, notamment pour les fonctionnaires, dont la retraite est calculée sur les six derniers mois de salaire. La plupart ignoreront donc, au 31 décembre 2024, le salaire qui aurait dû servir de référence au calcul de leur future retraite. Cette option pose également selon Jean-Paul Delevoye « un inconvénient de sécurité juridique à caractère constitutionnel ». Intense bagarre à suivre.

• La solidarité sera sortie du régime général

Plusieurs mesures ont été annoncées pour adoucir le projet : le minimum de retraite sera augmenté à 85 % du Smic net contre 81 % aujourd’hui; des points seront accordés pour les congés maternités ou maladie et les périodes d’invalidité; les avantages liés à la pénibilité devront bénéficier à une partie des fonctionnaires; les droits associés à chaque enfant seront « réorientés » (6) et des points seront accordés aux proches aidants. Le tout, néanmoins, à enveloppe constante.

La réforme comprend également un changement de tuyauterie, discret mais important : les droits attribués au titre de la solidarité (7) seront sortis du régime général pour être financés par l’impôt. Le montant de cotisation sera « plafonné » à 25,31 % pour le régime général et coiffé d’une seconde cotisation « déplafonnée de 2,81 % pour financer les dépenses de solidarité ». Pour la CGT, il y a anguille sous roche : « Il y a une grosse inquiétude, car les lois de finances ne sont pas gravées dans le marbre. Bercy pourrait réduire la part de la solidarité chaque année », s’inquiète Régis Mezzasalma.

Dans la même logique, les taux de cotisation réduits dont bénéficient les marins, les artistes et les journalistes seront maintenus, mais financés désormais par un impôt.

Sortir du régime les mesures de solidarité contribue à individualiser davantage le système de retraites. Dans un cadre « universel », chacun cotisera pour sa propre pitance.

Un autre dispositif est de nature à amenuiser le principe de solidarité, selon l’analyse de l'union des cadres de la CGT (Ugict-CGT). Les cotisations seront plafonnées, pour les plus hauts revenus, à 10 131 euros bruts par mois (contre 27 016 euros aujourd’hui). Au-delà, pour s’assurer une retraite à la mesure de leur richesse, les hauts revenus devront cotiser à des caisses privées, « qui peuvent s’évaporer en cas d’effondrement boursier », regrette le syndicat.

• Une revalorisation des basses retraites en trompe-l'œil

Selon ses simulations, le haut-commissaire affirme que le futur système sera gagnant pour les 40 % les plus modestes. Tout en bas de l’échelle figurent les salariés très précaires, qui dans le système actuel ne valident aucun trimestre lorsqu’ils travaillent moins qu’un tiers du temps au Smic. Demain, ils cotiseront dès le premier euro, y compris donc pour leurs minijobs. Leur niveau de pension sera donc en hausse, mais il restera inférieur au minimum vieillesse. Les plus pauvres ne percevront donc pas un centime de différence.

L’autre effet de la réforme, qui reste à examiner dans le détail pour corroborer les calculs de l’équipe gouvernementale, est à attendre pour les personnes qui ont connu des carrières « plates », sans augmentation. L’ensemble de leur carrière compte désormais dans le calcul de leur pension, contre les vingt-cinq meilleures années aujourd’hui. Elles sortiraient donc avantagées du changement de mode de calcul, au détriment des personnes qui ont connu une carrière ascendante.

Mais le calcul n’est pas le même pour les carrières hachées qui ne peuvent plus s’en remettre à leurs meilleures années pour faire remonter leur niveau de pension.


(1) Voire 52 ou 57 ans pour les fonctionnaires exposés à des risques.

(2) Sur une durée de cinq ans, autorisant des fluctuations, les comptes doivent être à l’équilibre.

(3) Le ratio du nombre de personnes en emploi sur le nombre de retraités doit baisser d’un tiers entre 2000 et 2070 selon la Drees, passant de 2 à 1,3, et l’Insee estime que le nombre de Français âgés de plus de soixante ans doit passer de 12,6 à 22,3 millions entre 2005 et 2050.

(4) Projections du Conseil d’orientation des retraites.

(5) 12,94 % au lieu de 28 % entre 40 000 et 120 000 euros.

(6) Seront partageables 5 % entre les parents dès le premier enfant, contre 10 % à partir du troisième aujourd’hui, mais la majoration de durée, qui offrait des trimestres de cotisation, disparaîtra avec le régime en annuité.

(7) Droits familiaux, départs anticipés, minimum retraite et période d’inactivité.


par Erwan Manac'h
publié le 19 juillet 2019

 

Publié le 29/07/2019

« La croissance, c’est la prospérité »

La classe politique comme la presse retiennent leur souffle à chaque annonce des chiffres de la croissance. Mais le produit intérieur brut, qui enregistre l’augmentation annuelle de la richesse dans un pays, mesure mal le bien-être de la population. Cet indicateur fétiche laisse dans l’ombre la question de sa répartition et des dommages collatéraux écologiques du productivisme.

par Jean Gadrey  (site monde-diplomatique.fr)

 

Inventés par le collectif artistique Restons vivants en 2003, lors du mouvement des intermittents du spectacle, ces détournements parodiques continuent de s’inviter dans les rues avec des slogans tels que « CAC 40, CAC 40, ouais ! ouais ! » ou encore « Moins d’Assedic, plus de domestiques ! ».
© DR

« Maintenant, il nous faut travailler en priorité pour la croissance », déclarait le président de la République Nicolas Sarkozy lors de ses vœux aux Français, le 31 décembre 2011. Au cours de la campagne présidentielle de 2012, François Hollande affirma comme en écho : « Sans croissance, pas de redressement économique, pas de création d’emplois. » La croissance comme condition première et comme mesure du progrès ? Cette croyance ne résiste pas à quatre constats simples.

Parler de croissance, c’est d’abord évoquer l’accroissement d’un indicateur économique : le produit intérieur brut (PIB). Celui-ci établit la somme des richesses (on parle de valeurs ajoutées) produites par l’ensemble des secteurs de l’économie monétaire, par opposition à l’économie non monétaire (le travail domestique, l’entraide, le bricolage, etc.). Mais, comme l’expliquait malicieusement le sénateur démocrate Robert Kennedy en 1968, « le PIB mesure tout… sauf ce qui fait que la vie vaut d’être vécue ». La Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social réunie par la France en 2008-2009 sous la houlette de l’économiste Joseph Stiglitz a repris ce point de vue à son compte. La croissance du PIB ne tient compte ni de l’évolution des inégalités (on peut avoir une belle croissance qui ne profite qu’aux 1 % les plus riches), ni de ces composantes essentielles du bien-être que sont les activités domestiques ou bénévoles, ni de ce qui devient un dommage collatéral massif de la croissance : la dégradation des patrimoines environnementaux. Massacrer les forêts tropicales pour y planter du soja transgénique ou des cultures pour les agrocarburants est « bon pour le PIB », car ce dernier ne comptabilise pas ce que l’humanité perd en richesses non monétaires au cours de cette destruction.

Un monde fini

Les gens vivent-ils mieux, et la société est-elle meilleure, dans les pays ayant le plus gros PIB par habitant, fruit d’une plus forte croissance passée ? On peut répondre en utilisant un grand nombre de variables : espérance de vie, accès à l’éducation, pauvreté, inégalités de revenus, inégalités entre les femmes et les hommes, violences et homicides, etc. Pour toutes ces variables, le résultat est sans appel : s’il est vrai que, pour les pays pauvres, une certaine « corrélation positive » existe entre ces critères et le PIB (ou le produit national brut PNB, grandeur voisine) par habitant, en revanche, au-delà d’un seuil que nous avons dépassé en France depuis les années 1970, elle disparaît. Le « progrès humain » et le « progrès social » tiennent alors à d’autres déterminants et à d’autres politiques que la richesse économique et la croissance.

Photographie trouvée sur une banque d’images avec le mot-clé « Winners ».

En 1982, The Image Bank, filiale de Kodak (rachetée par Getty Images en 1999), est la première agence de photographies proposant des images sur des thèmes aussi divers que les gens, les paysages, le monde de l’entreprise… La création du contrat libre de droits en 1991 modifie le statut de l’image. Le photographe disparaît au profit de l’utilisateur, libre de l’usage de la photo qu’il achète. Puis Getty Images développe le modèle low cost du libre de droits, qui repose essentiellement sur le volume d’achat, et non sur la valeur de l’image et son contenu. Confrontée aux difficultés financières et aux procès liés au droit à l’image, la presse réduit considérablement les budgets. Le contenu éditorial de la photo n’est plus une priorité, il disparaît au profit d’images standardisées répondant à des impératifs de vente. Lesquelles se substituent de plus en plus au photojournalisme.
 

En troisième lieu, la non-concordance entre croissance et « progrès » devient contradiction lorsqu’on envisage les critères écologiques. On doit à un grand économiste et philosophe américain des années 1960-1970, Kenneth Boulding, le jugement suivant : « Celui qui pense qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »

« Des ressources exploitées bien au-delà de leur capacité de reproduction »

La première explication de cette contradiction est la raréfaction des ressources naturelles indispensables à toute croissance. Certaines ne sont pas renouvelables : minerais et énergies fossiles. Leur épuisement est garanti à plus ou moins long terme. D’autres sont renouvelables (la nature peut les reproduire selon ses propres lois et rythmes, si on lui en laisse la possibilité) : eau, bois, terres arables, ressources halieutiques (des milieux marins)… Mais ces ressources sont aujourd’hui exploitées bien au-delà de leur capacité de reproduction, ce que reflète l’indicateur d’empreinte écologique (lire « Repeindre le capitalisme en vert »).

La seconde explication réside dans le fait que la croissance s’accompagne de rejets et de pollutions multiples, en particulier de l’air et des mers ; et surtout d’une surcharge de l’atmosphère en gaz à effet de serre, à l’origine du réchauffement climatique.

Dernier constat : il est très probable que, quoi que l’on fasse, la croissance, qui a spectaculairement décliné en France (voir ci-dessous) comme dans le monde développé, restera très faible à l’avenir. C’est pourquoi le thème d’une « prospérité sans croissance » est plus que jamais à l’ordre du jour.

 

Jean Gadrey

Professeur honoraire d’économie à l’université Lille-I. Coauteur de Faut-il donner un prix à la nature ?, Les Petits Matins, 2015.

 

Publié le 28/07/2019

 

Canicule : une sécheresse mal gérée par le pouvoir et l'agriculture intensive

(site politis.fr)

Ni les climatiseurs ni le gouvernement ne peuvent régler les conséquences du réchauffement climatique et sauver la biodiversité menacée.

Depuis le dimanche 21 juillet, environ 10 millions de climatiseurs individuels se sont mis ou remis en route sur le territoire français. Sans compter les installations intégrées dans les nouvelles constructions. Malgré un prix moyen de 300 à 500 euros, les climatiseurs mobiles utilisés, selon les aveux des constructeurs, servent au maximum une quinzaine de jours par an. 

Ce n’est pas leur seul défaut. D’abord, s’ils fournissent de l’air frais, ils rejettent à l’extérieur de l’air chaud, entraînant une surchauffe urbaine de 1 à 2 degrés en moyenne. Ensuite, ils laissent échapper dans l’atmosphère un fluide frigorigène (en général un hydrofluorocarbure), un gaz qui est entre 1 100 à 1 300 fois plus réchauffant pour l’atmosphère que le CO2 responsable des désordres climatiques actuels. Enfin, ils sont impuissants à rafraîchir les millions d’appartements et maisons individuelles considérées comme des passoires thermiques, tout en augmentant considérablement le montant des factures d’électricité, essentiellement d’origine nucléaire. 

Les périodes de canicule induisent donc des effets qui contribuent aux réchauffements. Pourtant, il se vend chaque année entre 300 000 et 400 000 des ces engin.

L'agriculture paysanne menacée

La sécheresse qui affecte actuellement 73 départements compromet les activités agricoles traditionnelles, qu’il s’agisse des fruits ou des légumes de saison. Pour prendre conscience du désastre, il suffit de faire le tour des modestes exploitations maraichères, qui alimentent les petites villes qu’elles entourent et les marchés de province. D’autant plus que ces maraichages se révèlent incapables également, et ce depuis au moins deux mois, de fournir les plants de salades, de choux et d’autres légumes, dont ont besoin les jardins familiaux qui permettent à des millions de familles de faire des économies, qu’il s’agisse de consommation immédiate ou de mise en conserves pour l’hiver à venir. 

Les rares plantes qui réussissent à pousser sont rapidement grillées. D’autant plus que les préfectures ou les mairies prennent des arrêtés d’interdiction d’arrosage qui touchent tous les usagers. Les petits comme les gros exploitants agricoles. Comme s’il était possible de comparer ceux qui parcourent leurs jardins un arrosoir à la main et les céréaliers qui pompent l’eau dans les nappes ou dans les cours d’eau déjà à moitié à sec.

Les promesses financières impuissantes

À ceux là et aux gros maraichers le gouvernement promet un milliard d'euros d’avances (remboursables). « Comme si cet argent pouvait être semé, râle un maraicher du Loiret. Et il faudra des années pour réparer les dégâts, si je ne fais pas faillite avant. Ce ne sera pas le cas des agriculteurs industriels qui cultivent du maïs ou des tournesols sur des terres qu’il faut arroser en permanence. » Il suffit d’ailleurs de traverser la Beauce pour s'apercevoir que les exploitations qui pratiquent ces cultures ne respectent même pas les interdictions, et dispersent des jets d’eau dont 90 % s’évaporent en touchant le sol.

Ensuite, le manque d’eau aux périodes habituelles entraine une hécatombe dans la petite faune sauvage, qu’il s’agisse des oiseaux que l’on trouve morts un peu partout dans les jardins, sur les chaussées et dans la campagne, car ils ne trouvent plus à boire. Même mortalité importante chez les lapins, les hérissons, les renards, les écureuils, les grenouilles ou les crapauds. L’obstination impuissante des merles, par exemple, à extraire des insectes ou des vers d’une terre dure et desséchée en est une illustration permanente au cœur d’une végétation jaunie ou morte. Quant aux arbres, ils sont en apparence plus résistants, malgré les feuilles séchées qui parsèment les sols. Pourtant, ils subissent un stress hydrique qui les tuera au bout de quelques années. C’est ce que craignent les forestiers et les arboriculteurs. Des professionnels qui dénoncent aussi la multiplication sur les rivières des « plans d’eau » touristiques, des barrages dont l’eau s’évapore et se réchauffe en privant les poissons d’oxygène.

Contrairement aux idées reçues, la France ne manque pas de pluies. Mais en raison du dérèglement climatique, elle tombe plus violemment et sur des terres qui ne l’absorbent plus, ce qui réduit l’approvisionnement des nappes souterraines. D’ailleurs, les relevés de Météo France le montrent et rappellent par exemple qu’en 2018, la pluviosité a été légèrement excédentaire…


par Claude-Marie Vadrot
publié le 22 juillet 2019

 

Publié le 27/07/2019

Régulation financière : le lobby bancaire veut profiter du Brexit pour changer totalement les règles du jeu

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

Les géants bancaires cherchent à dicter, dans la plus grande opacité, les règles qui régiront les échanges entre Union européenne et Grande-Bretagne, après le Brexit. Le lobby financier veut notamment contrôler les futures décisions en matière de régulation financière, grâce à des procédés comme la coopération réglementaire ou les tribunaux d’arbitrage. Des mécanismes, mis au goût du jour lors les négociations sur les accords de libre-échange Tafta et le Ceta, qui donneraient un pouvoir considérable aux multinationales européennes de la finance. Décryptage.

Qui va rafler la mise ? Les capitales européennes rivalisent pour attirer banquiers et gérants de fonds, en partance de la City londonienne, depuis le référendum sur le Brexit de 2016. BNP Paribas ou la Société générale soutiennent par principe la cause de Paris, et Deutsche Bank, celle de Francfort. Ils ont promis d’y relocaliser des dizaines d’emplois. Mais convoités de toutes parts, les géants de la finance jouent avant tout... pour leur propre compte. Ils ont surtout des intérêts communs avec les autres acteurs du secteur financier. Comme celui par exemple de négocier un accord de libre-échange post-Brexit, construit sur mesure pour le secteur de la finance.

Quel que soit l’accord de sortie de l’Union européenne (UE) – sortie maîtrisée ou « hard Brexit » –, un accord de commerce régira les échanges entre l’UE et la Grande-Bretagne. La City veut en profiter pour changer totalement les règles du jeu en matière de régulation financière. Jusqu’à présent, les accords de libre-échange aussi controversés que le Tafta (entre Europe et États-Unis) et le Ceta (entre Europe et Canada) laissaient largement de côté le secteur financier, en raison des risques d’une totale libéralisation. C’est cette ligne rouge que l’industrie veut aujourd’hui franchir à la faveur du Brexit.

Après la crise financière de 2008, les grandes banques ont subi une vague de critiques. Gouvernements et régulateurs ont mis en place un arsenal de mesures et de garde-fous, plus ou moins efficaces, pour mettre fin aux excès de la finance. L’industrie financière a dû déployer des efforts considérables pour éviter des régulations trop contraignantes. Elle souhaite éviter de se retrouver dans la même situation à l’avenir.

Intégrer les pires éléments des accords de libre-échange

L’acteur-clé sur ce sujet : l’International Regulatory Strategy Group (IRSG) – en français, « groupe international de stratégie en matière de régulation ». Il est géré conjointement par TheCityUK, le lobby de la City, et la City of London Corporation, son organe de gouvernance. La liste de ses membres – Goldman Sachs, BlackRock, Morgan Stanley, BNP Paribas ou encore Allianz – illustre bien l’« internationalisme » de la City. Ce lobby représente le gratin de la finance. Il a élaboré une proposition détaillée sur les rapports entre Union européenne et Grande-Bretagne post-Brexit, accordant une large place à deux éléments-clés (et très critiqués) des accords de libre-échange comme le Tafta : la « coopération réglementaire » et les tribunaux d’arbitrage.

La City s’est ensuite chargée de faire la promotion de cette proposition, non seulement à Londres et à Bruxelles, mais dans toutes les capitales de l’Union. Tournée des grandes villes européennes, organisation de journées de « dialogue » avec les industries financières en Allemagne ou en France, création (vite abandonnée) d’une nouvelle structure de lobbying – European Banking Policy Network –, recours aux services de firmes de relations publiques comme Gplus à Paris... La City n’a pas lésiné sur les moyens pour faire passer le message. « Un résultat satisfaisant pour le Brexit sera négocié à Bruxelles, mais gagné dans les capitales », explique Jeremy Browne, représentant de la City auprès de l’UE.

Les acteurs de la finance ont multiplié les rendez-vous avec les décideurs à Londres et à Bruxelles. Mais contrairement à la norme dans ce domaine, la teneur des discussions a été tenue presque totalement secrète, sous prétexte du caractère sensible des négociations du Brexit. Un degré d’opacité encore plus élevé que celui prévalant au moment des négociations du Tafta (lire Encore moins transparent que le Tafta : le futur accord de commerce post-Brexit entre l’Europe et la Grande-Bretagne).

Influencer les régulations, en toute opacité

Il n’est cependant pas question ici d’un risque de dérégulation sauvage. La City, dans son immense majorité, ne voulait pas du Brexit. Elle a même fait campagne contre. Malgré ses récriminations rituelles contre Bruxelles, elle se satisfait très bien des régulations financières de l’Union européenne puisque, comme l’admettent volontiers ses représentants en privé, ce sont souvent les représentants de la finance eux-mêmes qui les ont écrites ! Les lobbys de la finance en général et de la City en particulier dominent depuis longtemps le paysage bruxellois, et ont largement réussi à neutraliser les réformes trop ambitieuses [1]. Mis à part quelques gestionnaires de fonds extrémistes, dont il ne faut toutefois pas sous-estimer l’influence au sein des « Brexiters », les financiers londoniens ne cherchent pas à faire table rase des règles européennes. Ce qu’ils veulent, c’est rester aux manettes et orienter l’évolution des règles du jeu entre les deux rives de la Manche.

<donmulti|>

Telle est la signification du terme apparemment anodin de « coopération réglementaire » : il s’agit de confier l’évaluation et l’élaboration des règles financières à des comités formés de bureaucrates, plutôt que de représentants élus, et offrant une large place aux représentants du secteur privé. Avec si possible en bonus la possibilité pour les banques de saisir un tribunal arbitral privé pour contester les règles qui ne leur plairaient pas, ou n’auraient pas été élaborées dans le cadre choisi !

Si la « coopération réglementaire » est devenue une composante centrale des accords de libre-échange comme le Tafta, c’est précisément parce qu’elle permet d’éviter d’afficher d’emblée des mesures de libéralisation et de dérégulation trop radicales, qui pourraient nuire à leur acceptation sociale. Fondamentalement, il s’agit de les remettre à plus tard, en les confiant à des entités moins exposées au regard du public, et qui n’auront pas de comptes à rendre aux citoyens. Dans le nouveau mandat de négociation que la Commission européenne cherche aujourd’hui à obtenir pour relancer le Tafta (lire notre article), la coopération réglementaire occupe une place de choix.

Une victoire pour les géants de la finance ?

À certains égards, le Brexit aura été pour la City une succession d’échecs. Échec à rester dans l’Union, puis échec à maintenir le « passeport financier » lui garantissant un accès automatique aux pays de l’Union. Et enfin échec, malgré les efforts considérables déployés, à obtenir une version édulcorée de cet accès automatique sous la forme d’une « reconnaissance mutuelle ». Les négociateurs de l’UE, emmenés par le Français Michel Barnier, ancien commissaire européen au Marché intérieur et aux Services financiers, ont simplement offert un régime amélioré d’« équivalence » entre les règles britanniques et européennes, assorti d’une « coopération étroite et structurée sur les questions de régulation et de supervision ». C’est ce qui est inscrit dans la « Déclaration politique » jointe à l’accord de sortie négocié par Theresa May fin 2018, et qu’elle n’a jamais réussi à faire adopter par le Parlement britannique.

Dans sa version habituelle, l’équivalence signifie que l’Union européenne peut révoquer à son gré l’agrément des règles britanniques autorisant l’accès à son marché pour les acteurs de la City. On ne sait pas encore ce que signifie « équivalence améliorée », au-delà des déclarations d’intentions. Ce que l’on sait, c’est que la coopération réglementaire y occupera probablement une place centrale.

Ce que la City semble avoir perdu d’un côté, elle l’a donc regagné de l’autre, puisque l’idée de la coopération réglementaire semble désormais recueillir les suffrages des deux côtés de la Manche. À l’époque des négociations (abandonnées) du Tafta, c’est d’ailleurs l’Union européenne elle-même qui a poussé pour l’inclusion d’une forme de coopération réglementaire avec les États-Unis sur les services financiers. À l’époque, les règles adoptées par l’administration Obama, en particulier la loi Dodd-Frank, semblent plus contraignantes que les règles européennes, et l’industrie financière cherchait un moyen de les adoucir...

Des règles inefficaces qui ont provoqué la crise économique de 2008

La coopération réglementaire pourrait sembler une solution naturelle et de bon sens pour gérer les divergences potentielles entre les règles européennes et britanniques. Elle pourrait même apparaître comme la seule option possible dès lors qu’il n’est envisageable ni que l’UE et la Grande-Bretagne gardent les mêmes règles, ni qu’elles prennent le risque d’une course à la dérégulation. Le problème est de savoir à qui serait confié un tel pouvoir, et comment il serait contrôlé. Si la City parvient à ses fins, le sort des règles financières sera décidé dans des comités opaques associant technocrates et représentants du secteur privé, et il est difficile de croire que l’édifice précaire mis en place pour empêcher une nouvelle crise financière en sortira intact.

Il y a d’ailleurs un précédent historique. Au début des années 2000, les régulateurs européens et états-uniens se sont mis d’accord sur une forme de coopération réglementaire, qui a débouché sur un mécanisme de « reconnaissance mutuelle » entre les deux parties. Dans le cadre de ce système, les branches européennes des géants de Wall Street étaient censées être supervisées directement par les autorités états-uniennes. Sauf qu’au final, ni le régulateur aux États-Unis, ni les régulateurs européens ne savaient exactement ce qui s’y passait. Résultat : le géant des assurances AIG a multiplié les opérations risquées avec des credit default swaps via une de ses branches basée à Londres. Lorsque la crise financière de 2008 a éclaté, personne n’avait vu le danger arriver. Incapable de répondre à ses obligations, AIG a fini par faire faillite. Coût : 182 milliards de dollars de perte pour les contribuables états-uniens, et une crise économique mondiale !

Pour éviter qu’un tel scénario ne se répète, il est temps que les négociations sur le futur accord entre Union européenne et Grande-Bretagne sortent de l’opacité. Et si les réunions privées avec les lobbyistes de la City laissaient la place à un vrai débat transparent et démocratique ?

Olivier Petitjean

 Lire le précédent volet de cette enquête : « Mon amie la finance » : comment la France se jette dans les bras de Wall Street

 Lire notre rapport : Brexit, Financial Sector Lobbying and Regulatory Cooperation.

Cette série d’articles est le fruit d’une collaboration entre l’Observatoire des multinationales, Corporate Europe Observatory, SpinWatch et LobbyControl dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories.

Photo : Michael Garnet CC via flickr

Notes

[1] Lire cette analyse sur les dépenses de lobbying de la City à Bruxelles et celle-ci sur la manière dont elle a mis en échec les efforts de régulation suite à la crise financière de 2008.

Publié le 26/07/2019

Israël détruit des maisons palestiniennes sur les territoires occupés

( site blogs.mediapart.fr)

·  Source : Al-Jazeera, le 22 juillet 2019

Traduction : lecridespeuples.fr

Les troupes israéliennes ont détruit des dizaines de maisons palestiniennes dans le village de Sur Baher, malgré le tollé international.

Des centaines de soldats israéliens assistés de bulldozers ont détruit des maisons dans le village palestinien de Sur Baher malgré les protestations locales et les critiques internationales.

Les habitants du quartier de Wadi al-Hummus, situé dans ce village, ont déclaré lundi 22 juillet aux médias locaux que 16 immeubles résidentiels comptant une centaine d’appartements étaient en train d’être démolis.

« Les préparatifs ont commencé après minuit, alors que des centaines de soldats israéliens armés et assistés de bulldozers ont pris d’assaut la ville. Les familles dont les maisons étaient menacées de démolition ont été réveillées et expulsées de leur domicile », a déclaré l’organisation de libération de la Palestine (OLP) dans un tweet.

L’armée israélienne s’est justifiée en prétendant que les maisons situées à proximité du long mur de séparation israélien sinueux qui traverse la Cisjordanie occupée constituent un « risque de sécurité ».

La Cour suprême israélienne s’est prononcée en faveur de l’armée le mois dernier, mettant fin à une bataille juridique de sept ans, et a fixé à lundi la date limite pour la destruction des maisons. Selon les Palestiniens, les démolitions ont créé un précédent pour d’autres villes situées le long du tracé du mur de séparation, qui parcourt des centaines de kilomètres de la Cisjordanie occupée, empiétant sur son territoire.

Rob Matheson, envoyé spécial de la chaîne Al-Jazeera sur la zone de démolition, a rapporté que les démolitions avaient commencé à 07h15 du matin heure locale (04h15 GMT).

« Nous avons entendu des détonations très fortes venant d’un bâtiment situé juste à côté de chez nous. Elles étaient causées par une grosse pelle mécanique qui déchirait une partie du toit d’un bâtiment qui, jusqu’à ce matin, était la maison de deux familles », a-t-il déclaré.

« Le père d’une des familles est assis sur une chaise dans la rue et voit sa maison se faire détruire sous ses yeux. »

Le village de Sur Baher chevauche la ligne séparant Jérusalem-Est occupée de la Cisjordanie occupée. Il a été capturé et occupé par Israël lors de la guerre de 1967.

Selon Matheson, jusqu’à présent, les forces israéliennes ont rasé un bâtiment situé en Cisjordanie et détruit 50% d’une maison appartenant à une famille palestinienne de 10 personnes à Jérusalem-Est.

« Ils ont emmené la famille – nous avons entendu des cris et des lamentations. Et en deux heures, 50% du bâtiment a été détruit. »

Les démolitions marquent un « jour très sombre et triste » pour les résidents palestiniens, a-t-il déclaré.

Tout perdre

Selon le ministre israélien de la Sécurité intérieure, Gilad Erdan, les habitants « suivaient leur propre loi » en construisant ces bâtiments.

« Il existe des centaines de structures illégales », a-t-il déclaré à la radio de l’armée israélienne.

« À mon grand regret, la gouvernance n’y est pas suffisante. Mais il ne s’agit pas seulement de la présence de centaines de structures : en plus, plusieurs dizaines d’entre elles sont situées presque directement sur le tracé de la barrière de séparation, constituant un danger pour les forces de sécurité qui y opèrent. »

Pour les Palestiniens, Israël utilise la sécurité comme prétexte pour les forcer à quitter la zone dans le cadre d’efforts à long terme visant à étendre les colonies de peuplement. Toutes les colonies sur les terres palestiniennes occupées sont illégales au regard du droit international.

Ils soulignent également que la plupart des bâtiments du quartier de Wadi al-Hummus sont censés être sous le contrôle de l’Autorité palestinienne et sous contrôle civil d’après les accords d’Oslo de 1993.

« J’ai construit cette maison pierre par pierre. Je rêvais de vivre dans cette maison. Maintenant, je suis en train de tout perdre », a déclaré Fadi al-Wahash, 37 ans. Sa voix s’est brisée lorsqu’un bulldozer a détruit sa maison inachevée de trois étages.

« J’avais un permis de construire de l’Autorité palestinienne. J’ai suivi les procédures. »

Israël a commencé à démolir des dizaines de maisons palestiniennes [Mahmoud Illean / AP Photo]

« Ce qui se passe aujourd’hui, c’est un déplacement massif des personnes vivant à Wadi al-Houmous, en dépit de la tentative légale et diplomatique de protéger leurs biens », a déclaré Ali al-Obeidi, Président du comité Wadi al-Houmous, à l’agence de presse locale Maan.

Culture de l’impunité

Dalia Qumsieh, une avocate du groupe palestinien de défense des droits Al Haq, a déclaré à Al Jazeera que depuis le début de l’occupation israélienne, l’État juif « a toujours maintenu  cette politique de destruction de biens et de maisons palestiniens dans les territoires palestiniens occupés, et ce des deux côtés de la ligne verte. »

« Le cas de Sur Baher représente la traduction physique de la culture d’impunité qui prévaut », a-t-elle déclaré, s’exprimant depuis la ville occupée de Ramallah en Cisjordanie.

Qumsieh a déclaré que les démolitions s’inscrivaient dans une « situation à plusieurs niveaux de violations massives des droits de l’homme » qui inclut la destruction militaire injustifiée de biens, le transfert forcé de Palestiniens, le mur de séparation lui-même et enfin la violation de la souveraineté palestinienne et du droit imprescriptible à l’autodétermination.

Traduction de ce Tweet : Le plus grand acte de démolition à Jérusalem occupée depuis 1967. L’occupation israélienne a légalisé la démolition de 16 bâtiments résidentiels dans le secteur de Wadi al-Hummus à Sur Baher.

Les résidents ont déclaré qu’ils se retrouveraient sans abri.

« Quand nos maisons seront démolies, nous nous retrouverons à la rue », a déclaré Ismail Abadiyeh, âgé de 42 ans, qui vit dans l’un des bâtiments menacés de destruction. Sa famille comprend quatre enfants.

Selon des responsables palestiniens, les structures menacées se situent dans des zones qu’elles devraient contrôler. À l’origine, tous les bâtiments avaient reçu un permis et une autorisation de l’Autorité palestinienne, qui administre cette partie du quartier.

Mais la Cour suprême israélienne a déclaré que ces structures violaient une interdiction de construction, ajoutant que des bâtiments proches de la barrière pourraient couvrir d’éventuels assaillants.

Une centaine de maisons seront démolies dans la région de Wadi al-Hummus, près du mur de séparation [Mussa Qawasma / Reuters]

« Des centaines de soldats »

Les forces israéliennes ont découpé la clôture de fer près du village tôt lundi matin, ce qui leur a permis d’accéder plus facilement aux bâtiments. Des projecteurs ont éclairé un bâtiment de plusieurs étages en cours de construction, tandis que des dizaines de véhicules amenaient des policiers et des soldats casqués sur la zone.

À la première heure de la journée, des pelleteuses ont commencé à détruire une maison de deux étages tandis que des soldats prenaient position. Les pelleteuses en action ont été filmées et photographiées par des activistes palestiniens, israéliens et internationaux qui se sont mobilisés pour tenter d’arrêter la démolition.

« Depuis 2 heures du matin, ils évacuent les résidents de leurs maisons par la force et ils ont commencé à installer des explosifs dans les maisons à détruire. Il y a des centaines de soldats ici », a déclaré Hamada Hamada, un porte-parole de la communauté dans l’une des zones menacées de destruction.

Des soldats israéliens placent des explosifs pour démolir un bâtiment à Sur Baher, à Jérusalem-Est [Abed Al Hashlamoun / EPA]

L’OLP a publié une déclaration dans laquelle elle accuse la Cour suprême israélienne de « créer un précédent permettant aux forces d’occupation israéliennes de démolir de nombreux bâtiments palestiniens situés à proximité immédiate » du mur.

Dans un communiqué, l’Union européenne a déclaré que les structures se trouvaient dans des zones sous juridiction de l’Autorité palestinienne et que la politique de démolition menée par Israël en territoire occupé était illégale au regard du droit international.

« Conformément à la position de longue date de l’UE, nous attendons des autorités israéliennes qu’elles arrêtent immédiatement les démolitions en cours », a-t-il déclaré.

Erdan, le ministre israélien de la Sécurité intérieure, a accusé l’UE d’avoir porté foi « aux mensonges des Palestiniens ». Il a tweeté qu’en vertu des accords d’Oslo, Israël a le droit d’agir contre les constructions illégales qui représentent une menace pour sa sécurité.

La France a condamné séparément les destructions, affirmant qu’elles violaient le droit international.

« Pour la première fois, de telles démolitions ont eu lieu dans une zone contrôlée par l’Autorité palestinienne en vertu des Accords d’Oslo. Elles constituent un précédent dangereux, qui constitue une menace directe pour la solution à deux États », a déclaré le ministère français des Affaires étrangères dans une déclaration.

Le Premier ministre palestinien Mohammad Shtayyeh a déclaré que les Palestiniens se plaindraient devant la Cour pénale internationale.

« Il s’agit d’une continuation du déplacement forcé des habitants de Jérusalem de leurs maisons et de leurs terres – un crime de guerre et un crime contre l’humanité », a déclaré Shtayyeh.

Israël prétend que ce mur de séparation – dont la longueur est estimée à 720 km une fois qu’il sera achevé – a empêché les attentats-suicides palestiniens qui ont culminé en 2002 et 2003.

Les Palestiniens appellent cela un accaparement de terres destiné à annexer des parties de la Cisjordanie à Israël, y compris des colonies israéliennes.

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Publié le 25/07/2019

« Ce qu’on vit dans les centres de rétention administrative, c’est de la torture psychologique »

 

par Eléonore Hughes (site bastamag.net)

 

Tentatives de suicide, grèves de la faim, incendies volontaires : les signes de désespoir se multiplient au sein des centres de rétention administrative (CRA), où sont enfermées les personnes faisant l’objet d’une procédure d’expulsion. Des associations dénoncent « une machine à enfermer qui brise des vies », « un environnement carcéral oppressant » et font valoir leur droit de retrait. Une « maltraitance institutionnelle » niée par le ministre de l’Intérieur.

Trois jeunes hommes ont tenté de se suicider le 9 juillet au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, près de l’aéroport de Roissy. Suite à ces actes, les salariés de la Cimade, qui interviennent dans le centre, ont exercé leur droit de retrait, jugeant qu’ils et elles ne pouvaient pas exercer leur mission d’accompagnement juridique dans de telles conditions. « On ne peut pas aller travailler tous les matins en prenant le risque de voir quelqu’un se suicider », explique Clémence, une employée de cette association qui intervient dans plusieurs CRA en France. 

Dans les autres centres, la situation n’est pas meilleure. À Vincennes, des détenus du centre de rétention ont mis le feu à leur cellule la semaine dernière pour protester contre les conditions dans lesquelles ils sont enfermés. À Palaiseau, 22 détenus sont en grève de la faim depuis le 17 juillet, eux aussi pour réclamer de meilleures conditions de vie au sein du centre.

Selon un collectif de 21 associations de solidarité et de défense des droits humains, le gouvernement a « franchi une ligne rouge » dans sa politique d’enfermement. « Ces actes qui se multiplient à une fréquence inédite sont le résultat d’une politique inacceptable », écrivent les associations dans un courrier au ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner : utiliser l’enfermement en rétention comme outil d’une politique d’expulsion banalise la privation de liberté et « conduit à la maltraitance de personnes étrangères ».

« Violations massives des droits »

Au sein du centre de rétention du Mesnil-Amelot, « la logique qui prédomine actuellement est "on enferme, et on voit après" », décrit Clémence. Même son de cloche dans un rapport de plusieurs associations, dont la Cimade, publié en juin 2019 : le texte évoque un « usage quasi systématique de la rétention, sans examen approfondi des situations personnelles. » Il décrit « des centres de rétention utilisés à plein régime », et dénonce « des violations massives des droits » des personnes. « Nous demandons au gouvernement de cesser sa politique d’enfermement systématique, explique le secrétaire général de la Cimade, Cyrille de Billy. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 40 % des personnes retenues sont finalement libérées sur décision de justice, c’est bien la preuve que l’exécutif recourt à la rétention de façon totalement abusive. »

Dans les CRA se côtoient des personnes aux situations variées : des pères de famille présents sur le territoire depuis une dizaine d’années avec des enfants scolarisés en France, des migrants demandeurs d’asile [1], ou encore des personnes ayant exécuté une peine de prison et ensuite envoyées en rétention… Leur point commun ? Être étrangers, et ne pas être en règle du point de vue de l’État français.

Enfants traumatisés, familles séparées, emplois et logements perdus, personnes malades dont les traitements sont interrompus… Telles sont les conséquences de l’enfermement sur celles et ceux qui le subissent. Selon le gouvernement, focalisé sur sa volonté d’expulsions en nombre, la rétention serait nécessaire pour en accélérer le rythme. Même sur ce point, et sans partager cet objectif, les associations jugent que « les statistiques sont formelles : enfermer plus longtemps ne permet pas d’expulser plus ». Les violations des droits fondamentaux iraient par contre jusqu’aux expulsions elles-mêmes, parfois réalisées en dehors du cadre légal.

« On vit dans des conditions déplorables »

À cette politique d’enfermement jugée injuste, s’ajoutent des conditions de vie exécrables dans les centres de rétention. D’abord concernant la santé : « De plus en plus de personnes avec des problèmes psychiatriques sont en rupture de soin dans les CRA. On les place en cellule d’isolement plutôt que de les soigner !, poursuit Clémence, de la Cimade. Le psychiatre vient deux demi-journées par semaine, ce qui n’est absolument pas assez. Il n’y pas de soins dentaires non plus, donc les gens se retrouvent seuls face à la douleur, sans traitement. » Le Défenseur des droits et la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) ont également dénoncé des atteintes graves au droit à la santé au sein des CRA.

Hamel Khalid a passé 32 jours dans le CRA de Mesnil-Amelot. Libéré jeudi 18 juillet, il peine pourtant à se réjouir, en pensant à ses codétenus toujours derrière les grilles. « On est censés être dans un pays de droit, mais j’ai vu des choses qui m’ont dégoûté, dénonce-t-il. Il faut voir l’état des toilettes, des douches, c’est vraiment très crade. Ils nettoyaient tout avec la même serpillère en cinq, dix minutes maximum. On vit là-bas dans des conditions déplorables. »

Elias*, détenu dans le centre de rétention de Palaiseau, fait lui aussi le constat de conditions d’enfermement anxiogènes : « On est les uns sur les autres dans des espaces très petits. » Avant d’être en centre de rétention, Elias a purgé une longue peine de prison, « pour des affaires qui se sont accumulées. » Contacté par Basta !, il estime que « le centre de rétention est trois, quatre fois pire que la prison, à tous les niveaux. Ce qu’on y vit, c’est de la torture psychologique. »

Une politique d’exception devenue la norme

Cette politique d’enfermement des étrangers existe depuis plus de 35 ans. Nicolas Fischer, du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales, rappelle qu’il s’agit « d’enfermer des individus en dehors de toute condamnation pénale et hors de toute procédure judiciaire, afin de les mettre à l’écart et de les maintenir sous surveillance. » La pratique est d’abord informelle, jusqu’à ce que la loi Bonnet du 10 janvier 1980 lui donne un cadre légal. « Au lieu de demander la fermeture de ces centres, et que cela cesse d’exister, les associations ont préféré qu’ils soient légalisés », regrette Nestor*, membre du collectif « La Chapelle debout », qui agit aux côtés des personnes exilées.

Si, au début, cette politique reste exceptionnelle, elle se normalise peu à peu. Désormais « c’est le principe de rétention qui prévaut, observe l’avocat Sohil Boudjellal. Avant, la remise en liberté était la norme, et la rétention, l’exception. Aujourd’hui c’est l’inverse. » La loi dite « asile et immigration », promulguée en septembre 2018, est venue accentuer cette politique en doublant la durée maximale de rétention, portée à trois mois. Ce qui entraîne, en conséquence, une augmentation des personnes en rétention. Selon les associations, 480 places supplémentaires auraient été créées en métropole en 2018, pour atteindre le chiffre de 1549 places.

« Le ministre ne semble pas comprendre l’ampleur du phénomène ni mesurer ses conséquences pour la vie et la santé des personnes enfermées sous sa responsabilité », estime la Cimade. Christophe Castaner a répondu à l’interpellation des associations en niant « la violence de la politique du tout enfermement, la maltraitance institutionnelle de ces lieux de privation de liberté ainsi que les pratiques illégales des préfectures, selon l’association. Une pétition en cours, interpellant le ministre, a déjà récolté 21 000 signatures.

Eléonore Hughes

*Son prénom a été modifié.

Publié le 24/07/2019

Comment est-on passé de « l’arabe » au « musulman » ?

Par Aude Lorriaux (site regards.fr)

Il y a cent ans, on haïssait au nom de la couleur de peau. Dans les années 1970, le racisme prend une forme culturelle : au pied des tours HLM, c’est désormais « l’arabe » que l’on dénonce comme « l’envahisseur ». Jusqu’à subir une nouvelle mutation, plus récente, en la figure du musulman. Quel chemin les mots ont-ils suivi ?

Pour les quinquas et leurs aînés, c’est une sorte de souvenir flou, confus, le sentiment que quelque chose dans le vocabulaire a changé. Il y a quelques dizaines d’années, dans les conversations de bistrot, on parlait plutôt des Arabes. Aujourd’hui, ce sont les musulmans et l’islam qui ont la cote sur les comptoirs en zinc, ou sur les comptoirs virtuels des réseaux sociaux.

Des « travailleurs arabes » aux « Arabes » tout court

Le vocabulaire s’adapte à l’époque. Il a en réalité connu plus d’une mutation : « Au temps des croisades on parlait des Sarrasins, au début du XIXe siècle, c’était les "enturbannés", dans les années 1930 on disait les "Sidi" (du nom de la ville de Sidi Bel Abbès, à 80 km d’Oran, en Algérie, NDLR)... Cela correspond toujours à une posture ethno-historique », explique l’historien Pascal Blanchard.

C’est à partir des années 1970 qu’on commence à parler d’Arabes de manière très régulière pour désigner les populations dites maghrébines qui habitent en France, et qui sont d’abord associées à la question du travail. On parle ainsi beaucoup de « travailleurs étrangers ». Ou, dans une moindre mesure, de « travailleurs arabes ». Ainsi ce titre du journal Le Monde, sur une grève à Marseille, en 1973 : « Un mouvement de grève des travailleurs arabes a été diversement suivi ». Ou cet autre titre, de 1971 : « L’alphabétisation : clé de l’intégration sociale des travailleurs étrangers ». « Plantu dessine alors des immigrés avec des casques d’ouvriers. Aujourd’hui il ajoute des mouches autour de la plupart des musulmans… », fait remarquer Thomas Deltombe auteur de L’islam imaginaire, sous-titré La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005.

  

Dans la deuxième moitié des années 1970, à la faveur du regroupement familial qui s’accentue, ces thématiques liées au travail vont céder la place à des articles sur les pratiques culturelles des travailleurs immigrés. « Il y a une focalisation croissante sur ce qui est perçu comme différent », analyse Thomas Deltombe.

La désignation de ces populations comme musulmanes est quasiment absente des discours. Même l’extrême droite n’y a pas recours : « Les mots du racisme contre les Arabes sont à l’origine laïques : "bicot", "bougnoule". À l’extrême droite, on avait parfois des sympathies pour l’islam. François Duprat (l’une des figures de l’extrême droite française dans les années 1960-1970, NDLR) n’a pas une ligne contre la religion musulmane. Quand il met en place le discours anti-immigration du FN dans les années 1970, les arguments se veulent exclusivement centrés sur le coût social », explique le spécialiste du Front national Nicolas Lebourg.

À cette époque, l’extrême droite essaye plutôt d’instiller l’idée d’une « invasion arabe », avance l’historien Todd Shepard. C’est en particulier l’intention des fondateurs de la Nouvelle droite, Dominique Venner et Alain de Benoist. Les peurs qu’ils agitent tournent autour des mariages mixtes ou de la criminalité sexuelle, pas de la religion.

« Musulmans », un retour

Des outils linguistiques confirment l’hypothèse d’un déclin de l’utilisation de l’expression « les Arabes », comme celui développé par le laboratoire Praxiling, à l’université de Montpellier. Maître de conférences, Sascha Diwersy a constitué une base lexicale à partir d’un échantillonnage des articles du Monde de 1944 à 2015, soit 350 millions de mots. Il montre que l’expression commence à être utilisée dans les années 1960 et atteint un pic entre 1969 et 1975. L’analyse doit être nuancée par le fait que nombre de ces occurrences de « les Arabes » renvoient en fait aux pays arabes. Mais le pic d’utilisation correspond exactement à la période indiquée par les historiens et sociologues que nous avons interrogés.

Pourquoi l’expression décline-t-elle à la fin des années 1970 ? Avec la culturalisation de l’immigration, et l’émergence de thématiques liées au racisme culturel, le mot « Arabe » prend peu à peu une connotation péjorative. Puisqu’il est le mot utilisé par les racistes et l’extrême droite pour dénoncer les travailleurs immigrés, la presse et le monde politique commencent à s’en distancier. C’est alors qu’émerge, au début des années 1980, le terme « musulmans » : « On constate à cette époque une méfiance vis-à-vis du mot "arabe", qui diminue en fréquence, fait remarquer le linguiste Alain Rey. L’appartenance religieuse paraît plus correcte pour déterminer quelqu’un. On passe alors au mot "musulmans" pour des raisons de correction, mais sans s’occuper de savoir si les personnes en question sont bien musulmanes. » Un peu à la manière d’un Nicolas Sarkozy, qui invente le concept de « musulmans d’apparence »...

« Ça fait raciste de parler des Arabes, ça désigne des peuples, une origine ethnique, c’est mal vu, alors que parler de musulmans, c’est tout à fait permis. En passant d’Arabes à musulmans, on a l’air d’être moins raciste. Et c’est aussi pratique parce qu’on peut leur trouver une faute, autre que leur origine ou que de manger du couscous. Être musulmans, ils pourraient arrêter de l’être », commente la sociologue Christine Delphy.

Là encore, l’outil Ngram Viewer confirme l’hypothèse d’un effet de vases communicants entre les mots Arabes d’un côté et musulmans de l’autre. Cet outil analyse les données de près de cinq millions d’ouvrages, soit environ 4% des livres jamais publiés, le plus gros corpus linguistique de tous les temps d’après le linguiste Jean Veronis. Ngram montre bien un pic de l’utilisation du mot « Arabes » au milieu des années 1970, puis un déclin, et une augmentation presque concomitante du mot musulmans.

L’islamisation des regards

Il est intéressant de noter aussi que le mot « musulman », en émergeant à cette période-là, n’effectue en réalité qu’un retour. Le corpus utilisé par Praxiling montre une très forte utilisation de l’expression dans les années 1950 et 1960, correspondant au statut des personnes colonisées en Algérie, qu’on va qualifier administrativement sous la catégorie « musulmans », tout en affirmant que cette catégorie n’a rien à voir avec la religion. « C’était leur statut de Français musulmans d’Algérie (FMA) au parlement, c’est comme si vous disiez que le terme de binational est péjoratif. C’est un statut juridique », explique Pascal Blanchard, qui ajoute que l’on pouvait avoir le statut de musulman sans être pratiquant. Ironie de l’histoire, les hommes politiques de l’époque utilisaient le terme pour désigner un groupe ethnique, tout en se défendant de lui donner un caractère religieux. Alors qu’aujourd’hui, c’est le contraire : « On prétend parler seulement de religieux, alors qu’on puise dans les références racistes et racialisées, historiquement ancrées en France », fait remarquer Todd Shepard.

Jusque-là, une grande partie de la gauche est fascinée par ce qu’on englobe sous le terme de « Révolution arabe », qui désigne alors « l’héritage de la révolution algérienne et l’urgence de la lutte palestinienne, mais aussi le conflit du Sahara occidental, le nassérisme et les débats intra-algériens contemporains », raconte Todd Shepard dans son livre, Mâle décolonisation. Elle apparaît, aux yeux des militants français, « comme un fantasme alternatif, chargé de potentialités radicales ».

La révolution iranienne va doucher les espoirs des militants. Le régime iranien punit de mort l’homosexualité ou la sodomie et réserve un triste sort aux femmes : elles doivent porter le hijab et sont écartées de toutes les hautes fonctions publiques. On parle alors beaucoup des musulmans, et surtout des musulmanes. C’est à ce moment-là, au début des années 1980, que commence ce que Thomas Deltombe appelle « l’islamisation des regards ». Une période dont on ne serait, selon lui, toujours pas sortis.

Un événement singulier, en 1983, symbolise cette mutation. Face au tournant de la rigueur, le gouvernement est confronté à des grèves de longue durée chez Citroën à Aulnay, chez Talbot à Poissy, ou encore à Flins, chez Renault. Des socialistes peuvent-ils utiliser l’argument économique pour faire cesser les contestations ? Comment mater une grève, lorsque l’on se prétend proche des ouvriers ? Devant ce dilemme, le premier ministre Pierre Mauroy, aidé de Gaston Defferre (Intérieur) et Jean Auroux (Travail), va utiliser un subterfuge : déplacer le débat sur le terrain de la religion.

Les grévistes de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois viennent du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, du Mali ou de Turquie. Ils seront taxés d’intégristes, accusés d’être « agités par des groupes religieux ». Gaston Defferre évoque « des grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites ». La lutte des classes risquait de tourner dans l’opinion au profit des salariés, le gouvernement joue la carte de la lutte des religions. Pourtant, tout cela ne repose que sur du vent. La CGT a bien intégré à la liste de revendications celle d’une salle de prière, mais il n’y a jamais eu de groupe religieux, démontre une enquête de Libération.

Une montée en islam

Tout au long de cette décennie, d’autres événements viendront cristalliser la confessionnalisation de la question sociale et de la figure de l’Arabe. C’est l’échec de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui selon Nedjib Sidi Moussa, auteur de La fabrique du musulman, « aura été pour beaucoup dans la percée de l’islamisme en France ». Ou encore la stratégie de SOS racisme de mettre sur un même plan racisme anti-Arabes et antisémitisme. Et c’est enfin, à la fin des années 1980, « l’affaire de Creil », qui constitue un tournant selon le spécialiste des religions Olivier Roy : l’exclusion de trois collégiennes de leur école parce qu’elles refusent de retirer leur foulard en classe.

Dans le même temps, explique le sociologue Patrick Simon, les organisations militantes ou d’éducation populaire, qui étaient très présentes dans les quartiers, sont progressivement remplacées par des associations à fondement religieux. Elles prennent le relais des pouvoirs publics et des partis, qui abandonnent ou sont contraints d’abandonner le terrain, faute de relais suffisants.

La construction progressive d’un regard religieux sur les immigrés du Maghreb n’est pas uniquement fantasmée, ou créée par le pouvoir. Elle est aussi le fait de demandes religieuses, qui s’étaient jusque-là plutôt rendues invisibles, et qui vont devenir croissantes à partir des années 1980-1990. C’est une époque où les musulmans ont besoin de lieux de culte, où ils ouvrent des boucheries halal. Après avoir déployé tous ses efforts dans son installation immédiate, cette génération construit désormais de l’infrastructure, de la pérennité, et se rend nécessairement plus visible. Leurs enfants vont maintenant à l’école, à l’université. Ils sont nés ici, et n’ont aucune raison de dire merci : ils veulent les mêmes droits que tous les Français, tout simplement. Et parmi ces droits figurent celui de pratiquer leur religion, un droit qu’ils revendiquent d’autant plus qu’on les regarde maintenant depuis quelques années davantage comme des musulmans que comme des Arabes...

En 1944 Jean-Paul Sartre affirmait que « c’est l’antisémite qui fait le Juif ». Soixante ans plus tard, le réalisateur Karim Miské observait que « c’est l’islamophobe qui fait le musulman ». Aux faits s’oppose la prophétie auto-réalisatrice, qui elle-même engendrera d’autres faits, dans une dialectique complexe et dont il serait impossible de déterminer le premier facteur. L’islamisation des regards créé le musulman, qui lui-même en retour renforce le regard qu’on a faussement porté sur lui.

La construction de la menace

Alors que la figure du musulman est désormais bien installée dans le paysage médiatique et politique, les années 1990-2000 vont la teinter d’une couleur menaçante, celle du terrorisme. Le « musulman » est remplacé par le « musulman dangereux », et ce dès la guerre du Golfe, qui « mobilise des figures de l’Arabe menaçant la France depuis l’extérieur », montre Thomas Deltombe dans un article co-écrit avec Mathieu Rigouste. « C’est le moment où le concept d’islamisme arrive dans le débat public, alors qu’avant on parlait plutôt d’intégrisme. C’est aussi le moment où est introduit le concept de communauté musulmane », nous explique le chercheur. Les attentats de 1995 renforcent cette figure menaçante : « Le personnage de Khaled Kelkal, co-auteur présumé de l’attentat de la station RER de Saint-Michel, est décrit à la fois comme un "terroriste islamique né à Mostaganem en Algérie" et comme un "jeune délinquant originaire de Vaulx-en-Velin" », écrit Thomas Deltombe.

Dans ces années-là, si l’image du musulman a pris le dessus sur celle de l’Arabe, elle est encore ambiguë. L’extrême droite, notamment, hésite encore sur sa cible. « Entre 1989 et 1998, le FN considère dans sa revue théorique que l’islamisme participe comme lui d’un front identitaire contre le nouvel ordre mondial », explique Nicolas Lebourg.

L’attentat du 11 septembre 2001 est le point d’orgue de cette évolution, qui installe durablement la figure du terroriste musulman dans l’imaginaire collectif, et oriente la stratégie de l’extrême droite. « C’est là que l’islam devient, pour certains, antinomique avec la République », selon Pascal Blanchard. C’est là aussi que la vision populaire misérabiliste, celle de personnes passives inadaptées à la société française, fait place à la vision beaucoup plus active de personnes autonomes qui vont nous adapter, qui voudraient nous changer, à défaut de se changer eux-mêmes. « C’est l’idée d’une contrainte sociale, que les musulmans imposeraient leur rythme, leurs valeurs, que l’on peut voir dans le livre de Houellebecq, Soumission », commente Patrick Simon.

Les années qui suivent sont des années de crispation de part et d’autre, qui entérinent définitivement la figure du musulman dangereux ou du musulman revendicatif dans le paysage mental. À l’installation en 2003 de la commission Stasi chargée de réfléchir à « l’application du principe de laïcité » – en réalité à l’interdiction du foulard en l’école – et aux propos polémiques de l’éditorialiste Claude Imbert (« Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire ») répond la création du Collectif contre l’islamophobie (CCIF).

Un racisme reformulé

La suite est connue : le terrorisme qui se revendique de l’islam s’est multiplié, tout comme les unes des journaux titrant sur « cet islam sans gêne » ou « la peur de l’islam ». Le paradigme qui s’est mis en place dans les années 1980 ne s’est pas évanoui, il s’est même renforcé, tandis que l’expression « les Arabes » a presque complètement disparu du langage politique.

C’est ce que montre l’étude des tweets des hommes et femmes politiques, à partir d’un autre outil linguistique. #ideo2017, créé par l’équipe du linguiste Julien Longhi, recense les tweets des candidats et candidates aux élections présidentielles. Doctorante au laboratoire Praxiling, Manon Pengam a interrogé pour nous cette base. Résultat : elle n’a relevé qu’une seule occurrence du mot arabe, dans un tweet de Marine Le Pen, qui mentionne la « langue arabe ». En revanche, le mot « musulmans » ou ses dérivés sont utilisés dans une cinquantaine de tweets des candidats.

Si le musulman a supplanté l’Arabe, il ne faut toutefois pas se méprendre : le contenu de ces deux expressions conserve de nombreux points communs. « Le rejet aujourd’hui des musulmans présente beaucoup de ressemblances avec celui de l’Arabe dans les années 1970 », estime Todd Shepard. « On n’ose plus parler des Arabes, mais les mêmes préjugés, la même détestation subsistent », complète Christine Delphy.

On observe donc à la fois une recodification et un glissement de sens. Recodification, parce ce qu’une partie du contenu et de l’imaginaire xénophobe sous-entendu dans l’expression « les Arabes » subsiste dans l’emploi actuel de l’expression « les musulmans ». Et glissement, parce que l’opinion publique plaque aussi des choses nouvelles derrière cette expression : « Le racisme anti-Arabes a été recodé en islamophobie tactique, mais cette islamophobie a aujourd’hui une vie organique qui lui est propre », estime Marwan Muhammad, directeur du CCIF.

Arabe ou musulman, il s’agit dans les deux cas de la réduction d’un individu à une seule de ses caractéristiques, réduction qui peut s’avérer violente, aliénante. « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles », écrivait le philosophe Henri Bergson, dans Le Rire. Les mots sont essentiels à la vie en commun, forment des œuvres d’art uniques, mais ils sont aussi de terribles instruments de pouvoir.

Aude Lorriaux

Publié le 23/07/2019

Grèce : L’introuvable « retour à la normalité » sur fond de faillite historique de ses gauches !…

Yorgos MITRALIAS (site legrandsoir.info)

Presque unanimement, tant les médias grecs et internationaux que les leaders des principaux partis grecs ont commenté les résultats des élections du 7 juillet en célébrant “le retour à la normalité” du pays dont la crise a défrayé la chronique européenne pendant la dernière décennie.

Retour donc à la normalité car l’addition des scores de Nouvelle Démocratie (39.9%) et de Syriza (31,4%) donne un écrasant 71,3% en faveur du bipartisme qui semble revenir en force après un intermède chaotique qui a vu des masses de citoyens abandonner les partis de leur vieux bipartisme traditionnel et se déplacer pratiquement d’une extrémité à l’autre du paysage politique en des temps record ! Et aussi, quelle meilleure preuve de la réalité de ce retour à la normalité que l’absence des députés de la très néonazie Aube Dorée des bancs du nouveau Parlement hellénique, ce qui annoncerait (?) la fin de ce pur produit d’une période agitée, mais désormais révolue...

Alors, “retour à la normalité” ? Oui, sûrement, mais seulement en apparence. Et tout d’abord, parce que la crise historique (économique, mais aussi sociale et politique) qui a fait naître une Grèce qui ressemblait à l’Allemagne de Weimar comme deux gouttes d’eau, est toujours ici, indifférente aux exorcismes et autres vœux pieux que lui adressent quotidiennement ceux exactement des Grecs et des étrangers qui l’ont provoquée et nourrie. Car, par exemple et surtout, la dette publique grecque, que tous ont appelé -et avec raison- “mère de tous les maux”, n’a pas disparu et continue à étrangler, à gangrener et à faire chanter le pays tant que ceux qui le dirigent (de droite ou de gauche) ne font rien de concret pour affronter le problème à sa racine et refusent obstinément d’auditer cette dette afin d’annuler sa plus grande partie manifestement illégitime.

Mais, pourrait-on rétorquer, la plupart des conséquences politiques de cette crise historique semblent avoir disparues ou tout au moins, rendues inoffensives, Aube Dorée en tête. Oui, effectivement la menace de l’Aube Dorée semble s’éloigner pour de bon et son concurrent direct dans le milieu ultra-raciste et néo-fasciste qui est la Solution Grecque (déjà en crise) parait bien trop minable et clownesque pour qu’on la prenne au sérieux. Cependant, bien naïf celui qui tirerait de tout ça la conclusion que l’extrême droite grecque a disparu comme par un coup de baguette. En réalité, elle est toujours ici, bien présente et dangereuse, mais peut-être moins visible que par le passé récent car cachée à l’intérieur du parti de la Nouvelle Démocratie dont elle constitue une aile très importante.

En effet, cet aile extrémiste de droite à l’intérieur de ND ne se limite pas à des personnalités comme Adonis Georgiadis ou Makis Voridis, déjà ministres importants du nouveau gouvernement Mitsotakis, dont le passé fasciste violent et raciste dur les rendrait imprésentables même chez Salvini, Le Pen ou Orban. Malheureusement, elle est bien plus large englobant des milliers de cadres et de militants de ce parti, qui ont eu déjà l’occasion de manifester des positions et des attitudes qui feraient d’eux de bons membres même d’Aube Dorée ! La question (cruciale) qui se pose est donc si, quand et comment cette « sensibilité » extrémiste de droite pourra et voudra se manifester ouvertement pour peser de façon autonome sur la vie politique du pays. Un début de réponse nous est donné par le précédent du Parti Populaire espagnol, lequel a « hébergé » depuis la fin du franquisme la majeure partie de l’extrême droite espagnole. Tant que régnait la « normalité » dans la vie politique de l’État espagnol, cet « hébergement » pouvait continuer presque sans problème. Mais, tout changea quand le PP vieillissant se montra incapable d’affronter des crises importantes comme p.ex. celle provoquée par la lutte du peuple catalan pour son indépendance : La « sensibilité » néo-franquiste et ultra-droitière qui jusqu’à alors se tenait plus ou moins tranquille à l’intérieur du PP, s’autonomisa faisant le bonheur d’un petit parti comme Vox, qui en un temps record voyait ses résultats électoraux passer de 0,4 % ou 0,5 % à plus de 10 % !

Alors, est-ce possible un Vox à la grecque ? Étant donné la profondeur de la crise historique qui persiste, le peu d’enthousiasme populaire que provoque le nouveau gouvernement de droite, les problèmes pratiquement insolubles (problèmes dits « nationaux » des rapports avec les pays voisins, la question des migrants, etc.) qu’il affronte et qui mettront sûrement à dure épreuve l’unité -déjà fragile- du parti, l’existence d’un fort courant extrémiste de droite à l’intérieur de ND représente une véritable bombe à retardement. Et cela d’autant plus que le contexte européen et mondial marqué par la montée en flèche d’une extrême droite agressive, favorise l’autonomisation de ce genre de courants et leur constitution en partis à la droite de la droite traditionnelle. Donc, un Vox à la grecque est non seulement possible mais aussi probable...

Évidemment, beaucoup dépendra du principal parti d’opposition, mais Syriza (Coalition de la Gauche Radicale) qui n’a plus rien de radical, se prépare, selon les premières déclarations post-électorales de son président Alexis Tsipras, à se réorganiser de fond en comble pour répondre à deux exigences de sa direction : d’abord, combler l’écart abyssal qui sépare le nombre de ses électeurs, qui sont des millions, du nombre de ses membres, qui ne dépassent pas les quelques milliers. Et ensuite, graver dans le marbre son virage déjà effectué et annoncé vers la social-démocratie.(1)

On n’a aucun doute que M. Tsipras entreprendra très bientôt la transformation de Syriza, ou plutôt la fondation d’un nouveau parti, mais la tâche est de taille, son succès prendra du temps et n’est pas garanti d’avance. En attendant, Syriza restera donc un parti électoral, sans base organisée et dépourvu des moyens matériels pour contrôler les masses des Grecs qui ne croient plus à rien et à personne, et qui pourraient transformer à tout moment leur résignation (fruit des défaites historiques successives de ces 8-9 derniers ans) en colère violente qui explose de façon chaotique ! Ceci ne veut pas dire que Syriza n’est pas aujourd’hui en bien meilleure posture qu’il y a un, deux ou trois ans, après avoir accompli un vrai exploit électoral, améliorant en quelques semaines son score des élections européennes de 8 points (!) et obtenant seulement 3 % moins que son résultat triomphal de 2015.

Alors, suffira cet exploit électoral pour que Syriza nouvelle mouture assume avec succès sa part de responsabilités dans ce bipartisme retrouvé, qui garantit le tant désiré « retour a la normalité », que M. Tsipras lui-même s’est empressé de célébrer le lendemain du jour des élections ? La réponse ne peut être que négative dès qu’on tient compte du fait que l’exploit électoral de Syriza cache mal ses énormes faiblesses : l’incroyable bric-à-brac politique de son groupe parlementaire où coexistent eurocommunistes, socialistes, sociaux-démocrates, conservateurs, libéraux et même nationalistes chauvins et racistes d’extrême droite, le manque cruel des cadres expérimentés, ainsi que l’inexistence des liens affectifs et organisationnels de la grande majorité de ses électeurs avec le parti et son programme. Et surtout, il cache mal le fait que ce succès est dû en très grande partie à l’absence d’une alternative politique tant soit peu crédible et préparée à sa gauche...

En effet, on peut désormais légitimement considérer que les élections du 7 juillet ont scellé la faillite définitive des formations créées il y a quatre ans, pour se démarquer du virage à droite de Tsipras et offrir une alternative de gauche à Syriza. Leurs résultats électoraux -en chute libre- sont plus qu’éloquents : 0,28 % pour l’Unité Populaire (UP) des ministres du premier gouvernement de Syriza (Lafazanis, Stratoulis et Issihos), 1,4 % pour le parti de l’ancienne présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoulou. Et aussi, seulement 0,41 % pour la Coalition de la gauche anticapitaliste « Antarsya », qui elle existe depuis 2009 et n’a jamais nourrit la moindre sympathie pour Syriza. A l’exception (partielle) de Antarsya, toutes les autres formations ont vraisemblablement payée cher le fait qu’elles n’ont pas résisté aux tentations chauvines et même xénophobes et racistes qui balayaient le pays. Alors, tandis que Mme Zoé Konstantopoulou prétendait se mettre à la tête de ceux qui promettaient l’échafaud « aux traîtres qui vendent notre Macédoine au bâtards de Skopje, notre Thrace et la mer Égée aux Turcs et -même- l’Épire du Nord aux Albanais » et allait jusqu’au bout de sa « logique » refusant désormais de se situer à gauche (son mot d’ordre est « ni à droite, ni à gauche, en avant »), UP -comme d’ailleurs le PC grec- cherchait le salut dans l’alliance privilégiée « de notre nation avec la Russie » de Poutine. Ce qui l’amenait à descendre dans la rue pour soutenir... Assad ou à qualifier la catastrophe climatique de « plus grande escroquerie de l’impérialisme » ! Et tout ça pendant que le mouvement anarchiste, particulièrement fort en Grèce surtout parmi la jeunesse, passait son temps en vase clos, inventant des insurrections populaires qui existaient seulement dans son imagination...(2)

Le bilan de la gauche grecque, toutes sensibilités et courants confondus, au lendemain des élections du 7 juillet et surtout, 10 ans après l’éclatement d’une crise qui a vu le peuple grec se révolter en masse et abandonner ses partis traditionnels avant d’installer au pouvoir « le premier gouvernement de gauche de l’histoire du pays », peut se résumer en deux mots : QUEL GÂCHIS !

Quel gâchis tout d’abord de cette expérience mondialement unique de l’alliance durable d’une douzaine d’organisations d’extrême gauche avec un petit parti eurocommuniste pour fonder ensemble Syriza. Et quel gâchis de ce « premier gouvernement de gauche » dont la direction a trahi non seulement le résultat du référendum du 5 juillet 2015, transformant le non puissant du peuple grec aux memoranda des créanciers à un oui combien servile, mais aussi et surtout la confiance des millions de gens en Europe et de par le monde qui avaient investi leurs espoirs d’un monde meilleur et plus humain, sans austérité, racistes et fascistes, aux Grecs de Syriza. Bien qu’on ait déjà vu se répéter mille fois depuis un siècle -en Grèce et partout ailleurs- la tragédie de ces directions de gauche qui s’empressent de courber l’échine et de se rendre à l’adversaire de classe, on ne peut pas maintenant s’empêcher de se sentir profondément indignés, blessés mais aussi révoltés devant l’ampleur du désastre...

Yorgos MITRALIAS

Notes

1. Voir aussi l’article que nous avons écrit à chaud, seulement quelques heures apr7 le volte face de Tsipras, le 13 juillet 2015 : http://www.cadtm.org/Journees-funestes-du-4-aout-1914

2. KINAL, le parti construit avec ce qui restait de PASOK, a fait le score honorable de 8,1 %, mais le succès de Syriza le condamne à un rôle subalterne de comparse, ce qui provoque déjà des remous en son sein et la défection de certains de ses dirigeants.

Quant au MeRA25 de M. Varoufakis, il a célébré à juste titre son entrée au Parlement, mais il faudra beaucoup plus que le triomphalisme , le flou programmatique et l’inconsistance de son leader pour jouer le rôle d’arbitre qu’il ambitionne.

URL de cet article 35109
https://www.legrandsoir.info/grece-l-introuvable-retour-a-la-normalite-sur-fond-de-faillite-historique-de-ses-gauches.html

 

Publié le 10/07/2019

En Grèce, dans une usine autogérée, le travail devient un « lieu de solidarité et de liberté »

par Andrea Fuori, Raphaël Goument (site bastamag.net)

Ils ont repris leur usine en faillite suite à la crise financière, réorienté la production, plus « écologique », sauvegardé une vingtaine d’emplois, créé un réseau de distribution pour vendre leurs produits. Et décliné concrètement le credo « Occuper, résister, produire ». Peu soutenus par le gouvernement de gauche, qui vient d’être battu aux élections législatives, les ouvriers grecs de l’usine Vio Me, à Thessalonique, ne sont pas au bout de leur peine. Reportage.

« On n’est pas assez pour défendre notre usine demain matin ! Qui peut venir nous aider ? » Makis lève les bras au ciel. Face au quinquagénaire à la barbe poivre et sel, une assemblée d’une quinzaine de personnes assises à l’ombre des platanes, sur la place de l’Agora à Thessalonique, deuxième ville du pays. Trois d’entre-elles travaillent à Vio Me, l’usine autogérée de savons écolos devenue un symbole du mouvement autogestionnaire grec. Les autres sont des soutiens. « Nous avons besoin de gens qui n’ont pas déjà des soucis judiciaires ! On a lancé des appels depuis des semaines, mais on ne sait toujours pas sur qui on peut compter ! »

Le crépuscule tombe, les rues bruissent de passants et la ville sort lentement des lourdes chaleurs de la mi-juin. La réunion reste étrangement calme. Si Makis est inquiet, il ne le montre pas. Pourtant, les ouvriers jouent gros : le lendemain matin, le 20 juin, leur usine sera mise aux enchères, vendue au plus offrant - une banque ou un investisseur. À force, ils ont fini par s’y habituer : ils occupent illégalement leur site depuis pas moins de huit ans, et bloquent sa revente depuis quatre ans.

« S’ils ne peuvent pas, nous pouvons ! »

Tout commence en 2011. La maison-mère de Vio Me, Philkeram Johnson, une entreprise grecque de fabrication de carrelages fondée en 1961, autrefois florissante, dépose le bilan. Les 70 salariés de Vio Me, qui fabriquent de la colle pour carrelages, sont privés de salaires ou licenciés. L’usine fait faillite dans la foulée. Une histoire banale, dans un pays plombé par les politiques d’austérité. Mais cette fois, les travailleurs refusent le clap de fin et décident d’écrire de nouveaux chapitres.

À l’assemblée de Thessalonique (© Raphaël Goument)

Organisés depuis 2006 dans un syndicat très déterminé, l’Union des travailleurs de Vio Me, 45 d’entre eux occupent le site à partir l’été 2011. « À cette époque, on exigeait seulement le paiement de nos de salaires ! », se souvient l’un d’eux, Dimitris, un gaillard aux yeux bleus éduqué dans une famille syndiquée. Il a commencé à travailler à 14 ans dans l’industrie textile, avant de rejoindre Vio Me. La première année, les occupants tiennent seulement grâce à leurs maigres indemnités chômage. Bientôt cela ne suffit plus : « On a multiplié les assemblées, les événements de soutien et les actions en justice. Sans résultat. On a décidé d’arrêter de revendiquer pour aller plus loin et agir nous-mêmes », poursuit l’ouvrier avec des gestes énergiques. La suite ? Elle est résumée sur son tee-shirt, aux couleurs de l’usine – rouge, noir, gris. On y lit leur credo, devenu incontournable : « Occuper, Résister, Produire ».

En 2012, les travailleurs rencontrent de lointains collègues des coopératives argentines autogérées depuis le début des années 2000, notamment Zanon, une fabrique de tuile tenue par 400 personnes. C’est le déclic. Fin 2012, une nouvelle assemblée décide de relancer l’activité sans patron, sous contrôle ouvrier. Le mot d’ordre ? « S’ils ne peuvent pas, nous pouvons ! »

Des savons et des lessives « écologiques »

Impossible de redémarrer l’ancienne production. La demande dans le secteur du BTP s’est effondrée avec la crise, et les coûts de production sont trop élevés. Des savons et des lessives « écologiques » remplacent ainsi la colle pour carrelage : la demande est forte, la production plus simple. « Ça nous permettait aussi d’utiliser la matière première la plus proche de nous : l’huile d’olive. On se fournit chez une dizaine de producteurs locaux, justifie Dimitris. On a commencé avec une première recette, puis on a continué à chercher sur Internet, à se former en étant aidé par le mouvement de soutien. » Chez eux, pas de direction « recherche et développement », mais l’expérimentation, au risque des ratés. « Au début, leurs produits étaient vraiment de mauvaise qualité. Impossible de laver les vêtements avec ! », sourit Marcellina, soutien de la première heure.

En six ans de production, les apprentis savonniers ont progressé. Ils commercialisent aujourd’hui une quinzaine de produits ménagers au sein des réseaux militants de centres sociaux, squats et épiceries coopératives : savons à base de lavande, lessive, détartrant, produit lave-vitre, ou encore crème pour le visage.

« Au début, ça a été un choc culturel. On n’avait plus à prendre les ordres de personne ! »

Pour mieux comprendre leur histoire, il faut aller rendre visite aux travailleurs, et s’armer de patience. La zone est éloignée du centre-ville, coincée entre l’aéroport international et les enseignes tapageuses d’une immense zone commerciale. Au bout d’un chemin bordé d’arbres et de buissons, il faut se signaler à l’interphone afin d’espérer voir s’ouvrir le large portail métallique. Menacé d’expulsion à tout moment, le lieu est gardé jour et nuit depuis huit ans. Sur la friche de treize hectares trônent d’immenses hangars en apparence vides et décrépis. Sur l’un d’eux, un graffiti : « Les usines appartiennent à ceux qui y travaillent ». Ce dimanche, Dimitris est là pour nous accueillir, tandis que deux de ses collègues déchargent de l’huile d’olive d’un vieux camion.

L’ouvrier est intarissable sur leur histoire, qu’il est visiblement habitué à partager. « Au début, ça a été un choc culturel. On n’avait plus à prendre les ordres de personne ! », se souvient-il dans le petit bureau étroit, tapissé d’affiches de soutien, où lui et ses collègues se réunissent tous les matins pour se répartir les tâches. « C’était difficile de s’adapter à cette nouvelle organisation collective. Aujourd’hui encore, ça n’est pas toujours évident de se mettre d’accord, mais on y travaille. » Au-delà de la prise de décision en assemblées, les ouvriers mettent un point d’honneur à ce que « tout le monde tourne » aux postes de production. Sauf pour certaines missions plus pointues comme la gestion de l’électricité ou la comptabilité.

« Notre usine, c’est un outil de lutte »

Dimitris nous embarque pour une visite au pas de course. Sur une porte blanche, l’écriteau « No entry » a été remplacé par un « No boss » rageur, doublé d’un doigt d’honneur. Derrière la porte, l’atelier où la plupart des produits ménagers sont préparés. Dans un recoin, une bétonnière un peu rouillée, « pour préparer les lessives ». Plus loin, deux vieilles machines à laver données par des soutiens pour les tester. Les postes de travail sont rangés à la va vite, dans un fouillis de bassines, de cuillères et de lessive, et le sol est collant. Le chaudron et le mélangeur, que les ouvriers ont dû racheter aux enchères, sont eux immaculés.

Ici, aucun standard n’est imposé de l’extérieur. Les ouvriers ont transformé l’outil de production à leur mesure : un mélange d’atelier de bricolage et de petite industrie, où chacun a voix au chapitre et reçoit la même rémunération. « On n’a plus besoin des cadres ni des patrons ! », assène le quadragénaire. Et pour cause : leurs anciens bureaux ont été transformés en séchoirs pour des milliers de savons parfumés – ils en produisent 1600 par semaine et en conservent 3000 en stocks.

En bas : Dimitris, au sein de l’usine (© Raphaël Goument)

« Pour nous, ici, c’est bien plus qu’une usine : c’est un espace social, un lieu de solidarité et de liberté. » À l’entrée, de grandes tables et d’imposants barbecues accueillent des banquets réguliers. Juste à côté, une « clinique sociale et solidaire » a ouvert en 2015 dans un ancien bureau. Le matériel a été donné par des soutiens en France et en Allemagne, et une dizaine de médecins bénévoles s’y relaient pour des consultations gratuites tous les mercredis à destination des ouvriers et de quelques personnes du mouvement de solidarité. Un peu plus loin, une scène de palette attend son heure. Une compagnie de Thessalonique y jouait sa dernière pièce la semaine précédente. « Des rappeurs ont aussi tourné un clip il y a quelques mois », ajoute fièrement le travailleur. Au fond du hangar, à côté d’immenses sacs de colle et de vieilles machines assoupies, des vêtements et du matériel de soutien pour les réfugiés attendent de partir vers les « points chauds ». « Notre usine, c’est un outil de lutte. »

« Aujourd’hui pour toucher 1000 euros, il faut avoir deux diplômes et parler cinq langues ! »

Avant 2011, l’usine employait soixante-dix personnes. Au début de l’aventure autogestionnaire, en 2013, les ouvriers n’étaient plus que 14. Depuis, cinq personnes ont été embauchées et ils sont maintenant 19 sur le site. Vio Me grandit lentement, avec prudence. Car les travailleurs gèrent leur affaire loin des critères habituels. Les fournisseurs, publics ou privés, sont payés d’avance pour éviter tout endettement. La plus grande partie des bénéfices sert aux éventuelles réparations du matériel, et une petite fraction seulement à l’investissement.

« Quand on a commencé, on dégageait l’équivalent de 5 euros par personne par jour travaillé. Aujourd’hui, on est monté à 20 euros, et ça augmente chaque année », calcule Dimitris. Ils gagnent chacun environ 400 euros par mois – pas plus que la maigre indemnité chômage qu’ils touchaient en 2011. « Ça nous permet de vivre avec dignité. C’est dans la moyenne des salaires depuis la crise. Du temps de l’ancien propriétaire, on touchait autour de 1000 euros. Mais les conditions de travail avec les produits chimiques étaient beaucoup plus dures et tout le monde ne bénéficiait pas de la même paie. Et aujourd’hui, pour toucher 1000 euros il faut avoir deux diplômes et parler cinq langues ! »

Un système de distribution militant, au-delà de la Grèce

Empaquetés en grandes piles sur des dizaines de palettes, des produits attendent d’être expédiés. Mais pas n’importe où. Les supermarchés classiques n’ont jamais été une option. L’illégalité de l’usine ne le permet pas, et de toutes manières les travailleurs le refusent en bloc. Vio Me a dû développer pour survivre un fort réseau de solidarité pour commercialiser ses produits en Grèce et à l’étranger. Une boutique en ligne a été ouverte, renforcée par une forte présence sur le terrain. À Thessalonique et Athènes, deux « assemblées de solidarité » se réunissent toutes les semaines depuis 2013, et se coordonnent une fois par mois avec les travailleurs via Skype. À la demande des travailleurs, elles chapeautent une partie de la diffusion dans le réseau militant. À chaque festival, concert, les mêmes scènes : une petite table installée pour y déposer les produits avec soin, un sac plastique pour faire office de caisse, la compta griffonnée à la va-vite sur un calepin.

« Aujourd’hui, quand on va dans les cuisines ou les toilettes des centres sociaux, on trouve toujours nos produits, fanfaronne Yorgios. Sans ce mouvement de solidarité, nous ne pourrions rien faire. Ce sont comme des minis Vio Me », raconte-t-il. Cinq personnes, parmi les soutiens les plus impliqués sont même employées par la coopérative pour gérer les entrepôts et la logistique commerciale à Athènes et Thessalonique.

Force est de constater que cela fonctionne. Le mouvement de solidarité dépasse aujourd’hui largement la Grèce. Les travailleurs ont organisé en 2017 les « Rencontres euro-méditerranéennes des travailleurs des coopératives », et participé à des rencontres équivalentes en Argentine. Du bout du pied, Dimitris désigne une palette de cartons en partance vers l’Allemagne : « Là, c’est pour une école et là, pour un journal. » Le pays est le plus gros importateur, suivi de près par la France où le supermarché alternatif parisien « La Louve » distribue notamment leurs produits. Vio Me exporte aussi en Italie, en Espagne, en Suisse et jusqu’en Roumanie ou en Bulgarie. « On voudrait exporter vers l’Amérique Latine, mais c’est impossible sans cadre légal. L’absence de statut freine notre développement. »

« Sur le papier, nous sommes toujours considérés comme les employés d’une entreprise en faillite »

Après huit ans de lutte, les ouvriers de Vio Me sont toujours dans l’illégalité. En 2014, ils ont créé une société coopérative qui s’est dotée d’un compte en banque. Mais elle n’est ni propriétaire ni locataire des actifs. « Sur le papier, on est toujours considérés comme les employés d’une entreprise en faillite. Depuis six ans, notre travail n’est pas reconnu », peste Makis. « J’ai 52 ans. Si l’usine fonctionnait normalement, j’aurais pu partir en retraite à 59 ans. Là, c’est l’inconnu. » Depuis 2013, les avocats mènent une bataille juridique avec l’ancienne propriétaire pour obtenir le paiement des salaires. Cette dernière a bien été condamnée, en 2014, à plusieurs années de prison, mais n’a toujours pas vu la couleur des barreaux. Ni les ouvriers celle de leur fiche de paie. La procédure traîne toujours.

En haut : Makis (© Raphaël Goument)

Ils craignent également les coupures d’électricité par le fournisseur public. « C’est déjà arrivé quatre fois, la dernière en 2016. Depuis, on a réussi à faire pression sur le gouvernement. Pour l’eau on est obligé de pomper sur la citerne d’un voisin. Tous ces obstacles nous freinent pour augmenter la production. »

Les promesses trahies du gouvernement Tsipras

Au mur du petit bureau, Dimitris pointe une photo jaunie d’Alexis Tsipras, premier ministre depuis 2015, et qui vient d’être battu aux élections législatives du 7 juillet. Le patron de Syriza avait visité l’usine lors de sa campagne électorale en 2014. « Il nous a promis de légaliser notre statut. Il nous a assuré qu’on était des travailleurs modèles, sur qui ils s’appuieraient pour leur projet économique. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. » Il n’a pas l’air de s’en offusquer. « On n’attendait rien du gouvernement de Syriza, ni du précédent. On sait très bien qu’ils privilégient toujours les propriétaires. » Inutile d’ajouter que les ouvriers n’attendent rien des élections législatives anticipées du 7 juillet, remportées par le parti de droite Nouvelle Démocratie, avec 40% des voix, contre 31 % pour Syriza, le parti de Tsipras.

« Ils n’ont pas la volonté politique de légaliser une exception. Ça aurait pu créer un précédent pour tous les autres travailleurs d’entreprises en faillite dans le pays », analyse-t-il. Semé d’embûches, le chemin choisi par Vio Me n’a d’ailleurs pas ouvert la voie à d’autres coopératives ouvrières. Les milliers de structures autogérées qui ont fleuri en Grèce après le mouvement des places de 2011 se concentraient surtout dans le secteur des services. Selon les ouvriers interrogés elles ont, pour beaucoup d’entre elles, disparu. Les tentatives de réappropriation industrielle se comptent sur les doigts d’une main. Parmi elles, seule Vio Me serait encore debout.

« Même s’ils arrivent à vendre l’usine, ça ne va pas stopper la lutte »

Pour l’heure, la principale menace est judiciaire. En 2014, une vingtaine d’anciens salariés ont réclamé la liquidation rapide des actifs de la maison-mère pour toucher les sommes dues. Depuis 2015, l’État organise chaque année une session de vente aux enchères des terres et bâtiments, pour rembourser les millions de dettes de l’entreprise. Les travailleurs ont essayé d’éviter la vente à un investisseur privé. « On a proposé une autre solution simple aux différents gouvernements : les services publics (sécurité sociale, eau, électricité) envers qui Vio Me était endettée pourraient reprendre une propriété correspondant au montant, et nous louer les locaux. Quant à nos arriérés de salaires de 2,5 millions, on pourrait les échanger contre les machines », explique Makis. Sans succès.

Alors, inlassablement, les ouvriers publient des appels à soutien, bloquent les tribunaux, envahissent les salles d’audience, campent devant le ministère du travail en essuyant les coups de la police. « Mais le prix de rachat est plus bas chaque année : ils ont commencé en 2015 à 32 millions d’euros, puis 25 en 2016, 18 en 2018. Cette fois, ils sont descendu à 12,5 millions », s’alarme Makis. Ce 20 juin, à nouveau, 200 personnes se sont rassemblées devant le tribunal. Sans réussir à bloquer les enchères. Heureusement, aucun acquéreur n’a proposé d’offre. Jusqu’à quand ? La prochaine session aura lieu en septembre.

Les ouvriers se préparent au pire, mais restent déterminés. « Même s’ils arrivent à vendre l’usine, ça ne va pas stopper la lutte. Ce qui est important, c’est de continuer le combat. Seule la lutte nous fera gagner ! », assène Makis. À ses côtés, confiant, Dimitris glisse, poings serrés : « Avec toutes les heures de notre combat depuis des années, c’est comme si on avait déjà racheté l’usine ! »

Andrea Fuori et Raphaël Goument

 

Publié le 09/07/2019

Concurrence de la maternelle à l’université

Réforme du lycée et du baccalauréat, projet de loi pour une école de la confiance, instauration du principe de sélection à l’université… Depuis deux ans, le gouvernement a entrepris de bouleverser le modèle éducatif français. Son objectif ? Instaurer, de la maternelle à la faculté, un système concurrentiel au profit des élèves les plus « méritants ».

par Laurence De Cock  (site monde-diplomatique.fr)

 

Si l’éducation nationale n’a jamais été très douée pour faire fonctionner l’ascenseur social, le projet de loi pour une école de la confiance, porté par le ministre Jean-Michel Blanquer, en a même abandonné l’ambition. L’objectif de démocratisation scolaire, définie comme la volonté de compenser les inégalités sociales, culturelles ou territoriales par un système éducatif obligatoire, gratuit et laïque, y laisse place à un modèle concurrentiel, où les déterminismes sociaux se trouvent contrebalancés par des coups de pouce individualisés aux plus « méritants ».

Coordonnée avec le ministère de l’enseignement supérieur, l’offensive concerne l’ensemble du système éducatif, de la maternelle à l’université. En bout de chaîne, la réforme dite « Parcoursup » a instauré, depuis 2018, une sélection sur dossier à l’entrée des facultés, dont personne ne réussit à saisir les « attendus » (les prérequis pour pouvoir être accepté) tant les critères restent opaques. Les couacs se comptent par milliers : lycéens dont la moyenne est excellente recalés, bugs informatiques, fausses joies, jeunes sur le carreau... La réforme a en revanche fait le bonheur des officines privées de coaching, qui proposent aux candidats paniqués par la complexité du logiciel et des procédures d’inscription des services d’accompagnement, comme le « pass sérénité » vendu par la société Tonavenir.net pour la modique somme de 560 euros — et 340 euros supplémentaires pour un dossier international (1).

Parcoursup a souvent été présentée comme un moyen de remédier au fort taux d’échec des étudiants en première année, estimé par le gouvernement à quatre étudiants sur dix inscrits, et qui concerne en particulier les titulaires d’un baccalauréat professionnel ou technologique. En guise de solution, le gouvernement a donc décidé de leur fermer la porte des universités, en effectuant un tri en amont. C’est d’ailleurs la ligne directrice des réformes actuelles : toujours abaisser le palier du tri.

Aussi la réforme du lycée s’enchâsse-t-elle parfaitement avec celle de l’université. Afin de rompre avec le système des filières (littéraire, scientifique, et économique et sociale), jugé trop contraignant, les experts ministériels ont imaginé de multiplier les enseignements de spécialité à l’issue de la classe de seconde, selon un système flexible, à la carte — à l’image d’un menu de restauration rapide. Mais, du fait des contraintes budgétaires, les lycées n’ont pas été dotés de la même offre. Sur les douze enseignements de spécialité, sept sont obligatoires (2) et chaque établissement doit les proposer. Mais certains n’offrent que ceux-là — à l’image du lycée François-Rabelais, dans la partie populaire du 18e arrondissement de Paris ou du lycée Le Verrier à Saint-Lô — quand d’autres présentent une plus large palette avec, par exemple, les options sciences de l’ingénieur ou numérique et sciences informatiques, recommandées pour s’inscrire dans certaines formations supérieures. D’après une étude menée par le Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) auprès de quatre mille élèves de seconde, il semble en outre que les lycéens reconstituent à l’identique les anciennes filières : 66 % ont choisi la spécialité mathématiques ; 50 %, sciences de la vie et de la terre ; et 47 %, physique-chimie, soit les ingrédients composant l’ancienne filière scientifique. Faute de place, les conseils de classe devront pratiquer une sélection quant aux spécialités choisies (3).

Le projet du gouvernement suscite des mobilisations éparses, dont on mesure encore mal l’ampleur, mais qui témoignent d’une colère forte chez les enseignants : manifestations, rétention des notes, démission collective de la fonction de professeur principal, éventualité d’une grève du baccalauréat... Pourtant, au-delà du milieu scolaire, la résistance paraît faible, sinon inexistante, y compris parmi les parents d’élèves.

Logique de tri social

Il faut dire que les textes de la réforme témoignent d’une technicité pouvant se révéler dissuasive pour les personnes peu familières du labyrinthe éducatif, notamment au sein des classes populaires. Or ce sont justement les lycées des territoires les plus défavorisés (banlieues pauvres, espaces ruraux, petites villes) qui vont le plus pâtir de cette offre de spécialités au rabais. Ils sont également en première ligne de la refonte du baccalauréat, qui comporte désormais une forte part de contrôle continu et une épreuve dite « grand oral », calquée sur le modèle des grandes écoles, sans temps de préparation alloué ; cela ne pourra aboutir qu’à valoriser des élèves déjà habitués aux épreuves orales — c’est-à-dire, souvent, ceux des établissements favorisés. Mises bout à bout, toutes ces mesures entérinent la disparition du lycée unique et du baccalauréat national, remplacés par une dynamique de différenciation scolaire sur fond de tri social.

D’autant qu’à ce tableau il faut ajouter la réforme du lycée professionnel. Dès la rentrée prochaine, les enseignements généraux (mathématiques-sciences, lettres-histoire, langues vivantes, éducation physique et sportive) y verront leur volume horaire diminuer fortement. Cette évolution signe la fin d’une tradition d’équilibre entre formations culturelle et professionnelle, qui offrait aux lycéens de ces filières d’autres débouchés qu’une voie pas forcément choisie.

Les projets concernant les autres cycles empruntent la même direction. Certes le président Emmanuel Macron a promis de limiter à vingt-quatre le nombre d’élèves par classe de la grande section de maternelle au cours élémentaire de première année (CE1), mais tous les professionnels savent qu’à budget constant cela se soldera par une augmentation des effectifs dans les autres niveaux. Expérimenté depuis la rentrée 2017, le dédoublement des classes de cours préparatoire (CP) dans les établissements situés en réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+) — une bonne chose — s’arrête déjà dans beaucoup d’écoles. Ailleurs, ce sont des agences privées, comme Agir pour l’école, une émanation du très droitier Institut Montaigne, qui dictent au ministère les directives pédagogiques d’apprentissage de la lecture (4).

La loi Blanquer, actuellement débattue, et avec remous, au Parlement, doit être définitivement adoptée en juillet. Le processus de contre-démocratisation s’y lit à plusieurs endroits. La mise en place des établissements publics locaux d’enseignement international (Eplei) — dont on ignore encore le nombre —, avec un directeur unique de la maternelle au lycée, officialise une école à plusieurs vitesses, à l’image des lycées de la IIIe République, payants et donc réservés aux enfants de la bourgeoisie. Les Eplei sont en effet destinés aux enfants de cadres étrangers — dans le souci d’accroître l’attractivité nationale — et aux élèves français capables de suivre un enseignement multilingue.

Autre exemple, l’encouragement aux « expérimentations pédagogiques » menées par les établissements qui le souhaitent laisse supposer une attribution de moyens en fonction de ces projets dits « innovants », au risque de renforcer la concurrence entre établissements. Les orientations pédagogiques mises en avant pour justifier l’instauration de l’instruction obligatoire à 3 ans (contre 6 ans actuellement) montrent la volonté de dénaturer l’école maternelle, sas de transition pour les petits entre l’intimité familiale et l’école élémentaire, en la transformant en un lieu des premiers « apprentissages fondamentaux », ce qui favorisera les enfants maîtrisant déjà les codes scolaires, c’est-à-dire issus de familles à fort capital culturel.

Le projet de M. Blanquer repose enfin sur un double verrouillage : la mise au pas des enseignants, inscrite dans l’article premier, qui insiste sur l’« exemplarité » du personnel et sur le « respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement » ; et la suppression de toute structure indépendante du pouvoir pour évaluer l’efficacité des réformes en cours — une mission jusqu’alors assurée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco). Ni contestation ni évaluation, voilà une « école de la confiance » bien ficelée.

Laurence De Cock

Enseignante et chercheuse en histoire et en sciences de l’éducation ; auteure, avec Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, de L’Histoire comme émancipation, Agone, Marseille, 2019.

(1) Lire Annabelle Allouch et Benoît Bréville, « Lycéens contre le tri sélectif », Le Monde diplomatique, janvier 2019.

(2) Humanités, littérature et philosophie ; langues, littératures et cultures étrangères ; mathématiques ; physique-chimie ; sciences de la vie et de la terre ; histoire, géographie et sciences politiques ; sciences économiques et sociales.

(3) « Note sur la réforme Blanquer. Analyse statistique des choix d’orientation des élèves (2e trimestre) » (PDF), Syndicat national des enseignements de second degré, 2019.

(4) Sylvain Mouillard et Marie Piquemal, « Lecture : agir pour l’école sème la discorde par sa méthode », Libération, Paris, 22 janvier 2019.

 

Publié le 08/07/2019

 

Le terrorisme économique britannique, étasunien et européen contre la Syrie

Kevork Almasian (site legrandsoir.info)

Hier, mercredi 4 juillet, le Royaume-Uni a saisi un pétrolier iranien se dirigeant vers la Méditerranée, via Gibraltar, à destination du peuple syrien [*], au motif qu’il violait les sanctions imposées par l’Union européenne ; lesquelles sanctions visent à paralyser économiquement la Syrie.

Aujourd’hui, le gouvernement de Gibraltar a déclaré avoir des "motifs raisonnables" portant à croire que le navire, saisi à l’est de ce territoire britannique, transportait du pétrole brut à la raffinerie de Banyas en Syrie. Et la télévision nationale iranienne a annoncé que l’ambassadeur britannique à Téhéran avait été convoqué pour « saisie illégale » du pétrolier transportant du pétrole iranien.

Ainsi, devant l’échec de la guerre sur la Syrie commencée à la mode dudit « printemps arabe », suivie d’une campagne médiatique du camp ennemi visant à déclencher une guerre par procuration, puis de l’envoi de dizaines de milliers de terroristes étrangers pour mettre à genoux le gouvernement de Damas, les États-Unis et l’Union européenne ont décidé de priver le peuple syrien de ses besoins élémentaires. Ce faisant, ils pensent que la base populaire du gouvernement syrien se dressera contre « Assad », car incapable de répondre à tous ses besoins.

C’est là un jeu très sale. Mais qui s’en soucie vraiment ? Le peuple syrien devrait être puni pour ne pas avoir abandonné son président…

Certains parmi vous pourraient demander : pourquoi la Syrie achète du pétrole à l’Iran alors qu’elle en a ? La réponse est parce que près de la moitié de ses sources d’énergie et de pétrole sont occupées par les États-Unis, et les forces qui leur sont inféodées, à l’Est de l’Euphrate. Il est vrai que les milices kurdes vendent du pétrole au gouvernement syrien, mais en petites quantités.

D’autres pourraient demander : pourquoi l’Iran envoie des pétroliers du Golfe persique vers la Syrie en faisant tout un détour par le Cap de Bonne-Espérance et Gibraltar, au lieu d’emprunter un trajet plus simple passant par l’Irak ou le Canal de Suez ? Il y a différentes réponses à cette deuxième question :

  • Concernant le transit par l’Irak : certains analystes affirment que l’axe routier Iran-Irak-Syrie n’est pas encore sûr du fait de la présence de cellules dormantes appartenant à Daech, d’autres soutiennent que les bases américaines en Irak et en Syrie auraient stoppé le convoi, et d’autres expliquent que l’Iran ne peut pas acheminer 300 000 tonnes de pétrole par camions-citernes.
  • Concernant le transit par le Canal de Suez : certains soutiennent que l’Égypte applique les sanctions décrétées par les États-Unis et l’Union européenne contre la Syrie, d’autres expliquent que le pétrolier iranien « Grace 1 » chargée de 300 000 tonnes de pétrole ne peut pas emprunter ce trajet vu que la charge maximale pouvant franchir le canal est de 160 000 tonnes.

Quelle que soit la vraie réponse, la seule vérité incontestable est que lorsque, entre 2013 et 2015, Daech volait le pétrole syrien et le vendait à la Turquie et, plus tard, à l’Europe et à Israël, la prétendue coalition de lutte contre Daech, comprenant le Royaume-Uni et dirigée par les États-Unis, ne voyait pas d’intérêt à stopper le vol du pétrole syrien. Mais, aujourd’hui, le Royaume-Uni stoppe un pétrolier parti pour délivrer de l’énergie au peuple syrien.

C’est de la pure piraterie.
C’est du terrorisme économique.

Kevork Almasian
Citoyen syrien originaire d’Alep

05/07/2019

Traduit par Mouna Alno-Nakhal

Source : SYRIANA ANALYSIS
Watch

[*] La tension monte entre Londres et Téhéran après la saisie d’un pétrolier iranien

URL de cet article 35089
https://www.legrandsoir.info/le-terrorisme-economique-britannique-etasunien-et-europeen-contre-la-syrie.html

 

Publié le 07/07/2019

Une nouvelle atteinte à la liberté de la presse

(site lamarseillaise-encommun.org)

Alors que le gouvernement envisage de sortir l’injure et la diffamation de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, syndicats et sociétés de journalistes, collectifs et associations alertent les parlementaires sur l’entrave à la liberté d’informer que constituerait une telle réforme. Notre équipe s’associe sans réserve au collectif  signataire de cette tribune publiée dans Libération le 2 juillet.

 

Tribune.

Réforme de la loi de 1881 : une nouvelle atteinte à la liberté de la presse

L’enfer est pavé de bonnes intentions. Sous le prétexte de lutter contre les «discours de haine» sur Internet, le gouvernement envisage de sortir l’injure et la diffamation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, pour faire rentrer ces délits de presse dans le droit pénal commun. Annoncée par la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, confirmée par le ministre de la Culture, Franck Riester, cette réforme porterait un coup extrêmement grave à la liberté de la presse, garantie par ce texte fondateur de la liberté d’expression.

Sortir la diffamation de la loi de 1881 reviendrait à vider de sa substance cette loi, et à remettre en cause le principe fondamental de ce texte selon lequel, en matière d’expression, la liberté est le principe et le traitement pénal son exception. Aujourd’hui, les délits de presse sont jugés essentiellement par des sections spécialisées, comme la 17e chambre à Paris, considérée comme «la chambre de la presse». Faire basculer les délits de presse dans le droit pénal commun reviendrait à contrecarrer les acquis de la jurisprudence en matière de droit de la presse, qui permet aux journalistes de faire valoir leur bonne foi en démontrant le sérieux de leur enquête, devant des magistrats spécialisés.

Comparutions immédiates

Cette réforme aurait pour conséquence de fragiliser l’enquête journalistique, en facilitant les poursuites aujourd’hui encadrées par le délai de prescription de trois mois, et une procédure très stricte, volontairement protectrice pour les journalistes. A l’heure des intimidations, rendre possibles des comparutions immédiates pour juger les journalistes enverrait un message extrêmement fort aux groupes de pression divers et variés, aux ennemis de la liberté, à tous ceux qui ne supportent pas la contradiction et ne rêvent que d’une presse et des médias aux ordres.

Ce gouvernement a-t-il un problème avec la liberté de la presse ? Il semblerait que oui. La transposition de la directive européenne sur le secret des affaires, votée par cette majorité, a ouvert une nouvelle voie aux lobbies, un nouvel outil dans l’arsenal juridique pour multiplier les procédures-bâillons. La loi fake news, qui intime au juge des référés de «dire la vérité» en quarante-huit heures, et élargit encore les prérogatives du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), porte en elle les germes de la censure. Et le projet annoncé de réforme de l’audiovisuel annonce un nouveau renforcement des compétences du CSA sur le champ de l’information. Faut-il le rappeler ? Cet organisme dont les membres sont nommés par le pouvoir politique n’a rien d’une instance indépendante.

Enfin, les récentes déclarations du secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, malgré son rétropédalage sur la création d’un conseil de l’ordre des journalistes, sont plus qu’inquiétantes.

Violences policières et déni

Dans la logique d’une dérive répressive qui remonte à 2015 et la loi renseignement, déjà attentatoire à la protection des sources des journalistes, garantie par la loi de 1881, cette nouvelle menace arrive dans un contexte très inquiétant pour la liberté d’informer en France. Depuis le 17 novembre et le début du mouvement des gilets jaunes, les violences exercées contre des reporters de terrain, condamnées par les organisations syndicales, n’ont suscité de ce gouvernement qu’indignation sélective et inaction: indignations contre les violences de certains manifestants, déni des violences policières exercées en marge des manifestations contre des photographes et/ou vidéastes couvrant le mouvement social. On ne compte plus les journalistes bousculés, matraqués, gazés, blessés par des tirs de LBD ou des éclats de grenades de désencerclement, le matériel de protection confisqué, les appareils photos cassés. Et les arrestations aux relents arbitraires. Les nombreux signalements à l’IGPN d’incidents divers n’ont pas, à ce jour, été suivis d’effets.

Protection des sources malmenée

Enfin, ces dernières semaines, la tentative de perquisition des locaux de Mediapart, et les auditions de huit journalistes par les services de la DGSI dans le cadre des Yemen Papers, et de «l’affaire Benalla» ont démontré que la protection des sources des journalistes, pierre angulaire de la liberté de la presse, était une notion étrangère au ministère public et niée par les pouvoirs publics. Rongée par une précarité galopante, malmenée par une partie des employeurs qui ne respectent pas le code du travail et la convention collective des journalistes, la profession n’a pas besoin de muselière. Elle réclame au contraire un respect de son statut, des conditions de travail et des moyens dignes de sa mission d’information du public, de nouveaux outils pour renforcer son indépendance, sa crédibilité, et reconquérir la confiance du public, à l’heure de la concentration des médias, du tout-numérique, et du tout-info-en-continu. Elle réclame de vraies mesures pour garantir le pluralisme des médias.

Nous, représentants des syndicats de journalistes, des sociétés de journalistes, des sociétés de rédacteurs, des collectifs et des associations, journalistes permanents ou rémunérés à la pige, photographes, vidéastes, titulaires d’une carte de presse ou non, nous dénonçons l’ensemble de ces atteintes à la liberté d’informer, et mettons en garde les parlementaires sur les dangers d’une réforme de la loi de 1881.

Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes et SGJ-FO ; les sociétés de journalistes (SDJ) de TV5 Monde, RFI, France 2, France Culture, FranceInfoTV, M6, Premières Lignes, 20 Minutes, Challenges, les Echos, le Figaro, BFM TV, Télérama, Courrier international, RTL, RMC, LCP, le Parisien, France Info, France 24, France 3 National, TF1, France Inter, l’Express, la Tribune, le JDD, Paris Match, Mediapart, de l’Agence France Presse (AFP) ; la Société des journalistes et du personnel de Libération ; la société des journalistes de LCI, la Société des personnels de l’Humanité ; les Sociétés de rédacteurs (SDR) de l’Obs, France Soir, Europe 1 ; la société civile des journalistes de Sud Ouest ; l’Association de la Presse judiciaire (APJ), l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef), l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), l’Association des journalistes Nature et Environnement (AJNE), l’Association des journalistes européens (AEJ); la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) ; l’Union des photographes professionnels ; les collectifs Informer n’est pas un délit, YouPress, les Incorrigibles, Extra Muros, Profession: Pigiste, le collectif des collectifs Ras la plume, Altermidi ; les clubs de la presse de Bretagne, de Lyon et de sa région, d’Occitanie.

 

Publié le 06/07/2019

Disparition de Steve Maia Caniço, mort de Zineb Redouane : la police déteste tout le monde ?

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

Quand les forces de l’ordre tuent, la légalité et/ou la légitimité de la violence ayant entraîné la mort ne font plus office que d’arguments permettant de lever toute responsabilité. Ceux qui appliquent la loi deviennent alors irresponsables de leurs actes.

 « Où est Steve ? » Cette question fait froid dans le dos. C’est la question que se posent les proches de Steve Maia Caniço, ce Nantais de 24 ans, disparu depuis douze jours. Depuis le 21 juin, où une banale soirée de fête de la musique est devenue le théâtre d’un défouloir policier.

Il est alors 4h30 du matin. Une centaine de personnes sont toujours au niveau du quai Wilson, sur un terrain vague, loin de toute habitation, profitant de la douceur de la nuit en cette période de canicule. L’été est là, c’est la fête. L’arrêt de la musique était prévu pour 4h. Voilà pourquoi la police intervient. La disparition de Steve, c’est l’histoire d’une mauvaise rencontre. Mais tout le problème, de plus en plus souvent, c’est que ces mauvaises rencontres, c’est avec les forces de l’ordre que les Français les font.

Il est vrai que depuis des mois, l’ambiance entre citoyens et policiers, gendarmes et autre CRS est loin d’être au beau fixe. Mais la fête de la musique nom de Dieu ! Est-il normal que 14 personnes finissent dans la Loire pour échapper aux balles de LBD, aux grenades de désencerclements et aux gaz lacrymogènes, pour avoir fait la fête 30 minutes de trop ? Faut-il que toutes les interventions policières se déroulent avec un tel degré de violence ? Avec l’utilisation systématique de quasiment tout l’arsenal disponible ? Rappelons ici les sages paroles de Laurent Nuñez, secrétaire d’Etat à l’Intérieur : « Ce n’est pas parce qu’une main a été arrachée, parce qu’un œil a été éborgné que la violence est illégale ».

Les experts parlent aux irresponsables

Comme toujours, les principaux syndicats policiers déchargent leurs collègues de toute responsabilité : « Ils se sont défendus, ils se sont fait agresser parce qu’un commissaire a donné l’ordre d’aller évacuer à quinze des centaines de personnes. Y avait-il urgence ? On ne le croit pas. » Dans une chaîne de commandement, qui est le plus malin : celui qui donne un ordre idiot ou celui qui l’applique bêtement ? Quoi qu’il en soit, ce corporatisme absolu, notamment envers les policiers et gendarmes agissant contre toute règle de déontologie – ceux qui dénoncent des cas de corruption, par exemple, n’ont pas droit au même traitement –, est en passe de devenir le cœur du problème dans la relation entre les forces de l’ordre et la population. Protéger et servir, mais qui ?

Christophe Castaner a rapidement saisi l’inspection générale de la police nationale (IGPN) pour faire toute la lumière sur les circonstances de ce drame car, selon le ministre de l’Intérieur, la disparition de Steve serait « peut-être » liée à l’intervention policière – tout en sachant que pour lui, les « violences policières », ça n’existe pas. Petite subtilité de cette enquête, expliqué par Libération : « En faisant le choix de saisir seulement l’IGPN d’une enquête administrative, le ministère a, de fait, verrouillé les investigations. La police des polices ne dispose effectivement d’aucun pouvoir de contrôle de l’autorité préfectorale, pourtant responsable de l’opération de maintien de l’ordre en cause. »

De son côté, Claude d’Harcourt, le préfet (irresponsable donc, selon Beauvau) de Loire-Atlantique, déclarera au micro de France Bleu Loire : « Les forces de l’ordre interviennent toujours de manière proportionnée. Mais face à des individus avinés, qui ont probablement pris de la drogue, il est difficile d’intervenir de façon rationnelle. » La rationalité des policiers serait altérée par l’ivresse des gens à qui ils ont à faire ?

Une semaine après les faits, le 29 juin, une marche pour Steve était organisée à Nantes. Le préfet, visiblement peu enclin à faire preuve d’humanité, ne serait-ce que pour tenter d’apaiser la situation, évoque un « rassemblement festif » – oui, oui, il parle bien de la marche en hommage au jeune homme disparu – et prévient : « Les organisateurs d’une manifestation non déclarée encourent des sanctions pénales allant jusqu’à six mois de prison et 7.500€ d’amende. En cas de risque avéré de troubles à l’ordre public, l’autorité administrative peut – en dernier ressort – décider d’interdire la manifestation. »

D’abord, on agit comme des bourrins pour mettre fin à une fête qui ne dérange personne, puis on menace les proches d’un jeune homme disparu après cette intervention policière. Mais rassurez-vous, le cadre légal est respecté et la loi a été rétablie de manière proportionnée. Et vive la République !

Et ils se demandent pourquoi on ne les aime pas ?

Les méthodes de la police française posent beaucoup de questions ces derniers temps – pas forcément du fait d’un réel durcissement mais surtout parce qu’elles sont de plus en plus flagrantes. Cette scène de Nantes n’est pas sans rappeler celle des militants d’Extinction Rebellion, assis, dont la seule « infraction » était de gêner la circulation – incroyable pour une manifestation. Les policiers les gazeront avec le même flegme avec lequel on pulvériserait de l’eau pour rafraîchir une foule.

Faut-il évoquer les centaines de gilet jaunes blessés, plus ou moins grièvement, lors de ces derniers mois ? S’il ne fallait choisir qu’un seul cas, ce serait la mort de Zineb Redouane. Tout comme le préfet de Loire-Atlantique, le ministre de l’Intérieur a depuis longtemps oublié le sens du mot « honte ». Car c’était bien Christophe Castaner qui doutait qu’une grenade de désencerclement reçu en plein visage – alors qu’elle fermait ses fenêtres pour se protéger de la manifestation qui avait lieu dans sa rue – ait pu être à l’origine du décès de cette Marseillaise de 80 ans. Il est même allé jusqu’à sous-entendre que, comme elle était morte le lendemain à l’hôpital, c’était plus de la responsabilité des médecins que des CRS. Il aura fallu attendre une autopsie effectuée en Algérie pour que la version officielle de l’Intérieur soit mis à mal. Sans conséquences, faut pas rêver.

« On ne meurt pas pour quelques notes de musique », écrivent dans un communiqué les membres du groupe Bérurier Noir, émus de la disparition incompréhensible de Steve. Et ils ont raison. En France, on ne meurt pas que pour ça.

Loïc Le Clerc

 

Publié le 05/07/2019

Un « Big Bang » pour quoi faire ? Retour sur le meeting au Cirque Romanès

(site revolutionpermanente.fr)

Dimanche, le « Big Bang » avait lieu au Cirque Romanès. Depuis le revers de LFI aux européennes, Clémentine Autain et Elsa Faucillon multiplient les appels à « fédérer la gauche ». Si des représentants de la gauche politique et syndicale ont bien répondu présents, l’initiative est cependant restée limitée des mots mêmes de participants. Les objectifs du « bigbang », quant à eux, étaient clairement assumés : être prêt pour les élections municipales.

Au programme de cette journée, trois heures de discussions qui ont réuni plus de 400 personnes sous le chapiteau du Cirque Romanès, mêlant militants associatifs et politiques, intellectuels, représentants d’organisations politiques et syndicales, avec la présence particulièrement remarquée du secrétaire confédéral de la CGT, Philippe Martinez.

Parmi les politiques présents, Pauline Graulle de Mediapart recense : « Les communistes unitaires – le député Stéphane Peu ou l’ex-eurodéputée Marie-Pierre Vieu – et, plus étonnant, un communiste dit « identitaire » – Igor Zamichiei. Mais aussi quelques représentants d’Europe Écologie-Les Verts – l’élu de Paris Jérôme Gleizes ou la sénatrice, égérie des gilets jaunes, Esther Benbassa –, des camarades de Benoît Hamon – l’ex-ministre de François Hollande Dominique Bertinotti, et Guillaume Balas. Sans oublier Olivier Besancenot, du NPA, qui depuis un an hurle dans le désert pour appeler au réveil de la gauche face à Macron et Le Pen. »

D’où vient le « Big Bang », quels sont ses objectifs ?

Début juin, dans le sillage du résultat des élections européennes, Clémentine Autain (député LFI du 93) et Elsa Faucillon (député PCF du 92), lançaient ensemble un appel à un « Big Bang de la gauche écologique et sociale » visant à réunir les forces qui se reconnaissent derrière un projet de « gauche » pour proposer une « perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société » dans un contexte où la gauche apparaît « en miettes ».

Un « Big Bang » qui sonne comme un appel à l’union de la gauche, mais pas « à la papa » comme s’en défend Elsa Faucillon. Pour les politiques et militants réunis, il s’agit de proposer une alternative pour infléchir la stratégie « populiste de gauche » portée par la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon en tête, mais aussi d’interpeler Yannick Jadot, le leader d’EELV, qui serait bien tenté de partir seul en échappée.
En somme, l’objectif premier du « big bang » est de peser pour « fédérer la gauche » en vue notamment des prochaines élections comme l’affirme Clémentine Autain : « l’objectif du big bang n’est pas de construire des listes aux municipales mais on tentera de faire en sorte qu’il y ait moins d’éparpillement, que la gauche mène des listes communes ».

Un « big bang » électoral sans un big-bang des luttes ?

Si l’objectif semble centralement électoral, sous le chapiteau, se succèdent micro les interventions faisant référence au mouvement des Gilets jaunes, et de nombreux représentants des « mouvements sociaux » ont été conviés. Tout au long de la journée interviendront ainsi un représentant du Comité Gonesse, Aurélie Trouvé de Attac, Youcef Brakni du Comité Adama, un militant de Pas Sans Nous ou encore Christophe Prudhomme, médecin urgentiste venu parler du mouvement qui secoue les SAU de France ou Léna Lazard de Youth For Climate. De même, différents syndicalistes prennent la parole, comme Zora Abdallah de la CGT Carrefour ou une ancienne déléguée du personnel de GM&S.

Cependant, force est de constater que si Elsa Faucillon affirme que le « Big bang » doit « lutter contre l’éparpillement » et jouer un rôle de « catalyseur » la question de comment regrouper l’avant-garde qui lutte actuellement, ainsi que la discussion d’un plan de bataille commun visant à faire converger les différents secteurs en lutte à la base, n’a en aucun cas été le sujet de la discussion, se bornant au strict aspect électoral, avec l’enjeu des regroupements possibles pour 2020.

Un certain décalage à l’heure où la radicalité des Gilets jaunes contre l’Etat et ses institutions alimente, sans qu’ils convergent pour le moment, la lutte des hospitaliers en grève ce 2 juillet, et des enseignants en lutte contre Blanquer. En ce sens, l’absence quasiment totale du mouvement des Gilets jaunes dans l’événement est marquante.

Pour seule représentation, la mobilisation qui dure depuis bientôt 8 mois a eu le droit à la projection d’une vieille interview de Geneviève Legay, tournée juste avant que celle-ci soit jetée au sol par un policier à Nice. De même, si beaucoup font référence au mouvement, c’est avant tout pour déplorer que celui-ci n’ait pas été capitalisé par la gauche lors des élections européennes. Pour la « gauche » qui s’exprime ici, la séquence lutte de classe semble déjà refermée, et les perspectives qui se dessinent sont centrées autour des seules perspectives électorales.

Une impression que confirme Clémentine Autain lors de sa prise de parole. Invitant à réinvestir les valeurs de la République ainsi que la notion de « gauche », qu’il s’agit « de remplir, pas de brandir », elle explique que les élections municipales constitueront l’occasion d’expérimentations de listes communes. « Il ne s’agit pas de faire une liste de plus, mais des listes en moins » résume-t-elle, sans « caporalisation ». Le sujet de la discussion a le mérite d’être clair : la question est bien de peser dans le rapport de force pour une « union de la gauche » relookée en vue des présidentielles comme l’affirme Clémentine Autain : « nous poursuivrons le travail, pour avoir en 2022 la meilleure proposition contre le dangereux duel entre pouvoir en place et extrême droite ».

« Discuter des luttes » sans discuter de la stratégie de Martinez ? Une gageure !

Un tropisme électoral qui explique que, si le débat entre « stratégie populiste » et « union de la gauche » est évoquée de nombreuses fois au cours de la journée, notamment lors de la discussion opposant un journaliste de Regards et un représentant du média Le Vent Se Lève, le bilan du mouvement des Gilets jaunes ne fera en revanche l’objet d’aucune table-ronde ni de véritable discussion. Les leçons stratégiques de 7 mois de luttes semblent ici d’un intérêt moindre que la réflexion sur la ligne à adopter pour les prochaines élections.

L’échec de la gauche radicale aux européennes n’aurait-il aucun lien avec la faiblesse de son intervention dans la lutte de classe ? Le silence de la plupart des représentants de la gauche qui intervienne semblent le dire, à l’exception de Olivier Besancenot qui résume : « Quand on loupe ce type de rendez-vous dans la lutte de classe, on loupe les rendez-vous politiques derrière. » et appelle la « gauche radicale » à assumer d’avoir manqué le « grand rendez-vous » des Gilets jaunes.

Philippe Martinez ferme quant à lui immédiatement toute possibilité de discussion sur la stratégie de la CGT au cours du mouvement des Gilets jaunes. « Nous n’avons pas besoin de conseillers spéciaux pour savoir comment organiser la lutte » explique ainsi le secrétaire général de la CGT, applaudi par une partie de la salle, avant d’évoquer l’importance de « se parler pour faire des choses ensemble. » Une interdiction de critique qui ne sera bravée par aucun intervenant, y compris Olivier Besancenot qui revenait pourtant récemment, lors d’un meeting du NPA, sur la stratégie délétère des journées « saute moutons » avant de rebrousser chemin et de minorer dans la foulée la responsabilité des directions syndicales dans le mouvement des Gilets jaunes.

L’impasse d’un "Big Bang" sur un terrain purement institutionnel

Par-delà les débats de « ligne » stratégique à porter, c’est donc bien sur le terrain des urnes, le terrain purement institutionnel que l’« unité de la gauche » proposée dans le « Big Bang » semble se dessiner.

Pourtant, alors que les Gilets jaunes ont impacté profondément la situation politique, ce sont les brèches ouvertes par le mouvement qu’il conviendrait de chercher à approfondir, de même que les tendances à la radicalité, que l’on observe aujourd’hui à l’état embryonnaire chez les enseignants ou les hospitaliers.

Dans un contexte international éruptif, ce n’est pas à partir d’une énième « union de la gauche » que la « gauche radicale » pourra se « recomposer », mais plutôt en travaillant centralement à partir du terrain de la lutte des classes, en s’appuyant sur la radicalité montrée par les Gilets jaunes pour la lier avec le mouvement ouvrier organisé et les luttes actuelles comme le mouvement des hospitaliers et des enseignants.

Publié le 04/07/2019

Santé. La plongée d’un député dans l’enfer des urgences

 

Maud Vergnol (site humanite.fr)

L’élu PCF du Nord Alain Bruneel a passé six heures aux urgences de Douai pour juger par lui-même les conditions de travail et d’accueil des patients : « Dramatique ».

Enveloppée de verre, la façade moderne de l’hôpital de Douai, dans le Nord, ne laisse rien deviner de la fièvre qui monte derrière ses murs. Il est 21 h 30 lorsque Alain Bruneel pousse la porte des urgences. Le député communiste, venu incognito, vendredi, pour juger de ses propres yeux ce que vivent les usagers et les agents, ne sera pas déçu du voyage. Le service est saturé. 200 autres patients sont déjà enregistrés. Première étape : le « tri ». Alain Bruneel prétend souffrir de violents maux de ventre. « Une fois que ma tension et ma température ont été prises, j’ai été installé sur un brancard dans une salle de régulation avant qu’une deuxième infirmière se charge de me faire un électrocardiogramme. » Il est « abasourdi » que seules deux infirmières de régulation assument toute une nuit l’accueil des patients, l’appel des familles, le lien avec le Samu ou les ambulanciers. « De véritables héroïnes », lâche-t-il.

« C’est grâce à leur professionnalisme que l’hôpital tient encore debout »

À 22 h 50, l’une d’elles l’oriente vers la zone des « semi-lourds ». Comprendre : « pas d’urgence vitale ». Au bout de ce couloir étroit, où une vingtaine de brancards sont placés en file indienne : le sésame. À savoir ces fameux « box » où il pourra enfin être ausculté par un médecin. Ce sera cinq heures plus tard. Mais le député ne le sait pas encore. Allongé sur sa civière, Alain Bruneel observe, prend des notes. « De toute manière, je ne pouvais pas travailler sur mon portable car il n’y a pas de réseau. » Dans ce passage saturé, le personnel hospitalier peine à se faufiler au milieu des brancards. Six heures sans eau ni nourriture. Une personne âgée veut aller aux toilettes. Personne à l’horizon pour l’aider. Alors Alain Bruneel et un autre patient viennent à son secours et la guident. C’est qu’aucune infirmière n’est disponible pour accompagner les patients dans ce goulet d’attente interminable. Alors c’est un agent de sécurité qui les rassure. C’est lui qui répondra des dizaines de fois aux questions récurrentes : « Ça va être encore long ? », « Vous êtes sûr que je vais pouvoir voir un médecin ? ». Ce soir-là, pas d’esclandres, ni d’agressions. « J’ai été étonné de la solidarité entre les patients et leur respect du personnel soignant, confie Alain Bruneel. Les grèves ont permis de faire prendre conscience au public des conditions de travail et de l’engagement des salariés. » Le 18 juin, au même endroit, une infirmière avait reçu deux coups de poing au visage. Une agression qui venait s’ajouter à une cinquantaine d’autres depuis le début de l’année. Le lendemain, les 110 salariés des urgences, tous postes confondus, avaient initié un mouvement de grève. Cette année, une infirmière de nuit a tenté de se suicider. Le taux d’absentéisme ne cesse de grimper. Le CHSCT et la médecine du travail sont débordés…

Une heure du matin. Et toujours rien. Pas de cohue dans les couloirs, juste le silence, parfois perturbé par des sonneries ou des soupirs. Et le bruit des portes battantes qui claquent de temps à autre, laissant espérer l’appel de son nom. « La souffrance des personnels se lit sur leur visage. C’est indécent comme on les traite ! enrage le député. Alors que c’est grâce à leur professionnalisme que l’hôpital tient encore debout. » À côté de lui, un vieux monsieur angoisse. « Je vis ma dernière heure », lance-t-il au député. La vie et la mort, le soulagement ou l’inquiétude : c’est ça, l’hôpital. Il est 3 h 15 : « Monsieur Bruneel ? » Enfin… Six heures après son arrivée, il va pouvoir rencontrer un médecin. C’est parfois bien pire. Quel que soit leur âge, des personnes peuvent attendre quatorze à vingt-quatre heures sur un brancard. Mais le parcours du combattant n’est pas terminé. La médecin qui l’a appelé s’agace : « Bon sang, on n’a pas de box disponible, c’est plus possible de travailler comme ça ! » Une fois un box libéré, elle y accueille le député, qui lui confie son identité et les raisons de cette immersion. « J’appréhendais un peu sa réaction, mais elle a été très surprise et touchée de ma présence. Je ne voulais pas la déranger trop longtemps, mais elle m’a parlé des conditions indignes de travail, du danger pour les patients… » Quand Alain Bruneel s’en va, elle lui lance : « Vous le direz, hein, qu’il manque des box ? » Six heures qui en disent plus que n’importe quel rapport, et qui expliquent le caractère inédit du mouvement de grève qui s’est manifesté, hier encore, à Paris (voir page 9).

« De l’argent, il y en a. Ce n’est qu’une question de volonté politique ! »

Si c’est la première fois que le député communiste du Nord se rend aux urgences de Douai pour lui-même – il habite à dix minutes en voiture –, le terrain ne lui était pas inconnu, venu il y a quelques semaines soutenir les grévistes. Début avril, il y avait organisé une chaîne humaine pour protester contre l’annonce d’un plan d’économies de 2 millions d’euros. Et puis, il connaît son sujet, lui qui ferraille régulièrement dans l’Hémicycle pour un système de santé ambitieux. Il est l’un des parlementaires communistes à avoir initié le tour de France des hôpitaux en 2018, qui aboutira sur une proposition de loi-cadre pour la santé, présentée par les communistes en septembre. « Les solutions existent. De l’argent, il y en a. Ce n’est qu’une question de volonté politique ! » rappelle celui qui a visité plus de 50 hôpitaux et Ehpad sur tout le territoire. De quoi se faire une idée précise d’une situation explosive qu’il résume ainsi : en 2000, les urgences accueillaient 5 millions de passages. En 2017, 21 millions. Dans la même période, 100 000 lits ont été supprimés… Des chiffres qui claquent, des êtres humains qui souffrent.

Maud Vergn

 

Publié le 03/07/2019

Comment des pesticides interdits en Europe se retrouvent dans nos jus, notre café et nos assiettes via le Brésil

par Guy Pichard (sitebastamag.net)

Champion du monde de la consommation de pesticides, le Brésil semble vouloir conserver son titre si peu honorifique avec le président Bolsonaro aux commandes. Le consommateur européen pourrait regarder cela de loin, se pensant à l’abri derrière les normes sanitaires plus restrictives de son continent. En fait, cela nous concerne aussi directement. Car des pesticides interdits en Europe continuent d’y être fabriqués puis sont exportés vers le Brésil, qui nous les renvoie ensuite parmi les tonnes de soja, de café, de raisin, ou d’oranges importées chaque année du Brésil vers la France et le reste de l’Europe. Explications.

239 pesticides supplémentaires ont été légalisés et mis sur le marché au Brésil depuis l’arrivée au pouvoir du président d’extrême-droite Jair Bolsonaro, le 1er janvier 2019. Plus d’un par jour ! Un record qui vient s’ajouter à celui d’être le premier consommateur de pesticides au monde, avec plus de 500 000 tonnes par an. En 2017, le Brésil représentait même 18 % du marché mondial des pesticides. La très importante présence de groupes agricoles industriels et de leurs lobbys jusqu’au sein du parlement brésilien explique cette course folle. Mais à quel prix ? Une personne meurt presque tous les deux jours au Brésil intoxiquée par les pesticides [1]. Évidemment, les travailleurs agricoles sont les plus exposés. Un drame sanitaire que la nouvelle ministre de l’Agriculture brésilienne, Tereza Cristina da Costa, explique par le fait que, selon elle, « les travailleurs agricoles font un mauvais usage des produits ».

Avant d’entrer au gouvernement de Bolsonaro, Tereza Cristina da Costa dirigeait l’association des « ruralistes » au Parlement brésilien. Ce groupe rassemble députés et sénateurs qui portent les intérêts de l’agrobusiness. Dans la même veine, la ministre a défini les pesticides comme « une sorte de médicament », et ajouté que « les plantes sont malades et nécessitent ces médicaments ». Mais d’où viennent ces soi-disant médicaments qui tuent les travailleurs agricoles et que le Brésil asperge sur ses terres par centaines de milliers de tonnes ? Une partie de ces pesticides est produite sur le continent européen, par des entreprises européennes, puis exportée au Brésil. Certains de ces produits ne sont destinés qu’à l’exportation. Cela pour une raison simple : ils sont tellement toxiques que leur utilisation est interdite en Europe.

La route des pesticides toxiques : de l’Europe au Brésil, puis du Brésil à l’Europe

« Beaucoup de groupes industriels vendeurs de produits pesticides sont européens. Or, une grande partie des produits qu’ils vendent au Brésil est interdite dans leur propre pays », explique Larissa Mies Bombardi, géographe et professeure à l’Université de São Paulo. Elle étudie depuis près de dix ans la question des pesticides dans son pays. À partir des données des importations de pesticides au Brésil, de leur utilisation dans les différentes régions et pour les différentes cultures, et des données d’exportations de ces produits, elle a élaboré un Atlas des usages des pesticides au Brésil, et leurs connexions avec l’Europe. Un travail inédit pour alerter l’opinion publique européenne et brésilienne sur la dangerosité des nombreux produits consommés et exportés par son pays vers notre continent.

Toutes les données et chiffres de son recueil viennent de sources publiques. « L’idée de cet atlas est de dénoncer les contradictions de ce système », poursuit-elle. Car, en matière de pesticides comme de matériel militaire, l’Europe n’est pas avare d’hypocrisie. Ainsi, cette année, le Royaume-Uni a fourni aux agriculteurs brésiliens plus de 200 tonnes de paraquat, un herbicide interdit en Europe depuis 2007 [2]. « Des études ont prouvé que l’exposition chronique au paraquat pouvait provoquer à long terme les dommages suivants : altération des fonctions pulmonaires, dermatose de la peau, maladies neuro-dégénératives », souligne l’ONG suisse Public Eye au sujet des effets toxiques de ce produit. De même, l’Italie a vendu au Brésil en 2019 plus de 200 tonnes d’un herbicide interdit dans l’Union européenne depuis 2004 : l’atrazine. Pour un montant d’un peu plus de 750 000 dollars (660 000 euros) [3].

Au moins 25 substances toxiques interdites en Europe vendues par Bayer et BASF au Brésil

L’Allemagne n’est pas en reste, avec comme têtes de gondole les deux géants de la chimie Bayer et BASF. De 2016 à 2019, les deux firmes ont vu leurs ventes de pesticides interdits en Europe mais destinés au Brésil bondir : +50 % de ventes pour Bayer et + 44 % pour BASF. Au moins une douzaine de substances toxiques interdites en Europe sont vendues par Bayer au Brésil, sous différentes marques de pesticides [4]. « En 2016, j’avais entrepris d’examiner les produits que Bayer vend au Brésil. Nous avons renouvelé cet examen trois ans plus tard. Résultat : le nombre de produits que Bayer vend au Brésil et qui sont interdits dans l’Union européenne n’a pas diminué, mais a au contraire augmenté entre 2016 et 2019 », signalait l’activiste allemand Christian Russau en avril 2019 devant les actionnaires de Bayer lors de l’AG annuelle de la multinationale chimique. Christian Russau est membre de l’Association des actionnaires critiques (Dachverband Kritische Aktionäre), un groupe d’activistes allemands qui tente d’alerter sur les méfaits des entreprises allemandes en matière environnementale, de paix, de conditions de travail. Il est aussi fin connaisseur du Brésil [5].

L’ONG allemande a réalisé le même travail pour l’autre grande entreprise allemande qui vend des pesticides au Brésil, BASF. Les conclusions sont similaires. En 2016, BASF a vendu au Brésil neuf pesticides bannis dans l’Union européenne. En 2019, ce nombre est monté à treize.… [6]

Quand la France interdit l’export de pesticides toxiques, la ré-autorise, puis l’interdit à nouveau

En France, un article de la loi agriculture votée en octobre 2018 a interdit, à partir de 2022, l’exportation de pesticides prohibés sur le sol national. Mais les sénateurs sont revenus sur cette mesure dans la loi Pacte, au printemps, jugeant que les producteurs français de pesticides pouvaient continuer à vendre à des pays du Sud des produits trop toxiques pour être autorisés en Europe. Finalement, le Conseil constitutionnel, sur demande des députés de gauche, a retoqué ce retour en arrière, et confirmé l’interdiction d’export de ces substances [7].

Au final, plus d’un tiers des pesticides utilisés au Brésil sont interdits en Europe, car trop nocifs pour la santé humaine. Sans être illégal, ce juteux commerce a de graves conséquences sur la santé des travailleurs agricoles et des consommateurs brésiliens. Il a aussi des conséquences sur nous, consommateurs européens. Car le Brésil exporte énormément de denrées alimentaires.

Un extrait de l’Atlas des agrotoxiques au Brésil : la carte des intoxications aux pesticides au Brésil entre 2007 et 2014.

Des dizaines de pesticides interdits utilisés pour cultiver les oranges, le soja et le café

Jus d’orange, café et soja. Voici le podium des produits les plus exportés par le Brésil vers les pays de l’Union européenne. Près de 80 % des oranges brésiliennes sont destinées à l’Europe, grande consommatrice de jus de fruits, et en particulier de jus d’orange (22 litre par personne par an en France [8]. Gênant, quand on sait que c’est le produit d’exportation le plus riche en résidus de pesticides : les normes brésiliennes en autorisent vingt fois plus que celles en vigueur en Europe !

Au sujet du café, 25 % des pesticides utilisés pour sa culture au Brésil sont interdits en Europe. Or, la France a importé en 2016 près de 90 millions d’euros de café brésilien. Et l’Allemagne, premier importateur de café brésilien en Europe, plus de 850 millions d’euros. La culture du café au Brésil utilise 30 substances toxiques qui sont interdites en Europe, comme le paraquat. Plus de 30 pesticides interdits en Europe sont aussi aspergés au Brésil pour la culture du soja dont, encore une fois, le paraquat.

 

Cultivé de manière intensive et en partie responsable de la déforestation de l’Amazonie, le soja brésilien est transgénique à 98 %. Les cultures OGM étant bannies en Europe, il est donc interdit à la consommation à destination des humains, mais autorisé pour nourrir les animaux, comme les poules, les porcs ou encore les bovins qui produisent notre lait. Ainsi, en 2016, la France et l’Allemagne ont chacune importé pour plus de 600 millions d’euros de soja brésilien [9]. Les normes locales autorisent par ailleurs dans le soja brésilien 200 fois plus de résidus de glyphosate – qui n’est pas encore interdit en Europe - que dans celui de notre vieille Europe. « Dans une grande partie du soja importé depuis le Brésil, on peut être certain de la présence de glyphosate », note Larissa Mies Bombardi.

« L’Union européenne doit de toute urgence renforcer ses contrôles sur tous les produits issus du Brésil et militer pour leur harmonisation mondiale, s’alarme la chercheuse. Les lois de l’UE concernant les produits exportés sont aléatoires et il n’existe pas de sanctions si les produits ne sont pas conformes. Quand un lot est au-dessus des normes autorisées, il sera rendu mais on continuera d’acheter ce produit », explique-t-elle. Un constat inquiétant au moment où un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) vient d’être conclu, en dépit de l’impératif climatique, des oppositions et des protestations.

En Suède, une chaine de supermarché retire les produits brésiliens de ses rayons

L’usage des pesticides n’étant pas au cœur des préoccupations des négociations actuelles, la solution passe pour Larissa Mies Bombardi par le fait de forcer les producteurs agricoles brésiliens en les tapant au portefeuille. « Le consommateur français doit éviter d’acheter des produits brésiliens et exiger un contrôle plus rigoureux de ces derniers. À court terme, c’est toujours mieux de privilégier les produits bio », conseille-t-elle.

En Suède, une chaine de supermarché a pris l’initiative de retirer tous les produits brésiliens de ses rayons et de ne plus en commercialiser tant que la politique agricole du président Bolsonaro serait autant basée sur les pesticides [10]. Le PDG de cette entreprise de supermarché, Paradiset, Johannes Culberg, a même expliqué ce choix fort via une vidéo sous-titrée en portugais qui a fait beaucoup de bruit de l’autre côté de l’Atlantique.

Au Brésil, « dans dix ans la principale cause de mortalité sera le cancer »

Si l’Europe est sous la menace de ses propres pesticides, qu’elle a interdit sur son sol, la situation au Brésil est encore bien plus grave. Sur le territoire brésilien, 5000 fois plus de résidus de pesticides sont permis dans les aliments et l’eau courante ! Laver ses fruits, se doucher et même cuisiner peut donc être source de forte exposition à ces produits toxiques... Même l’eau en bouteille peut potentiellement être contaminée car les nappes phréatiques pourraient aussi être polluées, selon Larissa Mies Bombardi.

Les habitants des zones rurales sont encore plus exposés. Dans l’État du Mato Grosso, une étude de l’université fédérale a montré que dans les municipalités situées à proximité de champs de soja, maïs et coton, le taux de cancers de l’estomac, de l’œsophage et du pancréas était 27 fois supérieur à celui de villes non exposées. « Dans dix ans, la principale cause de mortalité au Brésil sera le cancer », alerte Larissa Mies Bombardi.

Guy Pichard, avec Rachel Knaebel

Photo de une : © Guy Pichard

Voir : Atlas dos Agrotóxicos (en portugais) et en anglais A Geography of Agrotoxins use in Brazil and its Relations to the European Union.

Notes

[1] Voir cet article du journal Globo, qui chiffre à 164 le nombre de personnes décédées en 2017 à la suite d’une exposition aux pesticides.

[2] Voir une description du paraquat sur le site de l’ONG suisse Public Eye.

[3] En 2017, ce sont 1340 tonnes d’atrazine qui ont été vendues par l’Italie au Brésil.

[4] Notamment : carbendazim, cyclanilid, ethiprole, ethoxysulfuron, fenamidone, indaziflam, ioxynil, oxadiazon, propineb, thidiazuron, thiodicarb, thiram…

[5] Christian Russau a écrit un livre entier sur les méfaits des entreprises allemandes au Brésil.

[6] Voir ce texte de Christian Russau, en portugais, de mai 2019, sur le site de la Campagne permanente contre les agrotoxiques.

[7] Voir la décision du Conseil constitutionnel ici, dans la section « Sur les articles 17 et 18 ».

[8] Selon les chiffres de l’Union nationale interprofessionnelle des jus de fruits (Unijus).

[9] Source : Atlas dos Agrotóxicos.

[10] Voir cet article du Guardian.

 

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