PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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février 2023

  publié le 28 février 2023

Migrants : « Nous aimerions que  Saint-Brévin incarne
un modèle de solidarité 
»

Zoé Neboit  sur www.politis.fr

L’extrême droite voulait empêcher le déménagement d’un centre d’accueil dans cette petite ville de Loire-Atlantique. Elle s’est heurtée samedi à la mobilisation de ses habitants. Entretien avec Philippe Croze, retraité et président du collectif local de solidarité avec les migrants.

Depuis qu’elle a réussi à empêcher l’installation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (cada) à Callac dans les Côtes-d’Armor, l’extrême droite se sent pousser des ailes. Et c’est à Saint-Brévin-les-Pins, ville de 14 000 habitants près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) qu’elle a décidé de mener sa prochaine bataille.

L’objet : un cada, toujours, qui cette fois doit être simplement déplacé ailleurs dans la ville, en l’occurrence près d’une école élémentaire. Il n’en fallait pas plus pour que des militants de Reconquête, du RN – dont les dirigeants se sont officiellement désolidarisés – et d’autres groupuscules appellent à se mobiliser.

Samedi, ils étaient 300 tout en costumes de Chouans et drapeaux français face à 1 000 locaux et antifascistes. Philippe Croze, 73 ans, retraité et président du collectif local de solidarité avec les migrants, « Brévinois attentif et solidaires », s’en félicite mais appelle à rester vigilant.

Avec la mobilisation de samedi, peut-on parler de victoire face à l’extrême droite ?

Philippe Croze : Je n’aime pas forcément le vocabulaire du combat, car c’est eux qui l’utilisent. Un de leurs slogans, c’est « Callac, la mère des batailles », pour évoquer ce qu’il s’est passé là-bas. Au reste, je suis très content qu’on ait réussi à mobiliser autant de personnes, et surtout plus qu’eux. Mais ça ne m’étonne pas.

On peut compter sur les doigts d’une main les Brévinois qui étaient du côté des opposants. C’était surtout des gens de l’extérieur, qui d’ailleurs ne s’en cachaient pas. En fait, il suffit de discuter un petit peu avec les habitants pour se rendre compte que le fait que des migrants vivent ici ne dérange et ne questionne pas grand monde !

Car en vérité, Saint-Brévin accueille des migrants depuis des années…

Philippe Croze : Oui ! Notre commune a commencé à accueillir des réfugiés depuis 2016. Ils venaient alors principalement de la jungle de Calais. Plusieurs centaines sont passés par le centre actuel. En ce moment, la plupart sont originaires de Roumanie, de Lituanie, d’Ukraine, du Brésil. Beaucoup travaillent au chantier naval de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Ils font leur vie et ne dérangent absolument personne.

On a souvent une fausse image de l’accueil des réfugiés en France.

Le Cada va simplement être déplacé à la fin de l’année car ERDF, qui est propriétaire du local, va le vendre. Il va être transféré dans les bâtiments municipaux qui servaient jadis aux colonies de vacances, désaffectés depuis plusieurs années.

Que vous a appris l’expérience d’accueil de migrants ?

Philippe Croze : C’est un apprentissage mutuel. Il se manifeste de notre côté par la transmission du français, des sorties culturelles, la fourniture de vélos et leur réparation… Ça se joue dans de petites choses. Il y a « le vestiaire » : un endroit d’échanges mine de rien très important pour eux et pour nous, où des bénévoles fournissent des vêtements.

Nous avons connu des moments festifs magnifiques avec des échanges de culture, de musique et de repas. Nous aimerions que Saint-Brévin incarne un modèle de solidarité, même s’il y a plein d’autres communes en France où l’accueil se passe très bien aussi. Malheureusement, on a souvent une fausse image de l’accueil des réfugiés en France.

Comment expliquer cette mauvaise image ?

Philippe Croze : Je pense que ça s’explique par un repli sur soi, des idées racistes et xénophobes, la peur de l’autre en général. Mais ces derniers temps, on constate une libération de la parole xénophobe, qui est effarante. Nous ce qu’on regrette, c’est que sur le plan politique, les partis du centre et de la droite s’effacent face à cette montée du racisme. Pire, le projet de loi « Asile et immigration » du gouvernement, qui prévoit de durcir les conditions d’accueil et raccourcir les délais d’instruction, donne des gages à l’extrême-droite.

Alors, comment lutter contre ces idées et répondre à ces attaques ?

Philippe Croze : Je milite activement pour une convention citoyenne sur la migration. Je pense que ce serait une façon d’apaiser le dialogue, de mettre à plat les vrais chiffres sur l’immigration et combattre les contre-vérités. Sans vouloir convaincre la poignée de personnes haineuses, il est crucial de faire comprendre à une majorité de la population que l’immigration peut être tout à fait positive pour le pays. Associer migration et insécurité, c’est tout simplement faux. Saint-Brévin en est le témoin.

Associer migration et insécurité, c’est tout simplement faux. Saint-Brévin en est le témoin.

Je suis issu du mouvement de l’éducation populaire qui prônait l’autogestion, le militantisme et la solidarité. Ce sont des valeurs qui me suivent. Je pense qu’à présent, tout est lié : le climat, la biodiversité, l’immigration.

Alors, il faut lutter sur tous les plans. Il va y avoir à l’avenir des déplacements de populations liés à ces problèmes planétaires, c’est inéluctable, ça ne sert à rien de vouloir l’empêcher. Je reste optimiste même si de temps en temps, ça me fait un peu peur. Tout ce que je fais à mon âge, je le fais pour mes enfants, mes petits-enfants et les générations à venir.


 


 

Méditerranée. 
Soixante-deux noyés dans un nouveau drame de la migration

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Le naufrage d’une embarcation au large de la Calabre remet l’Union européenne face à ses responsabilités. Alors que plus de 2 500 exilés sont morts en mer en 2022, le gouvernement italien d’extrême droite décide de s’en prendre aux ONG.

Des débris de bois éparpillés sur une plage calabraise, quelques gilets de sauvetage et des corps sans vie… C’est tout ce qu’il reste des quelque 200 personnes qui avaient embarqué à bord du bateau venu s’échouer, dimanche 26 février, à l’aube, aux abords de la ville italienne de Crotone. 81 exilés, pour la plupart afghans et iraniens, ont été sauvés par les pompiers et garde-côtes. 62, dont quatorze enfants, ont été repêchés noyés. Des dizaines d’autres, disparus, ont rejoint les profondeurs.

2 500 exilés morts en mer en 2022

Le 15 février, au large de Qasr Al Kayar, en Libye, 73 personnes connaissaient le même sort. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avait appelé­ les États membres de l’Union euro­péenne (UE) « à agir de façon concrète : en augmentant les capacités de sauvetage en mer, en établissant des mécanismes clairs et sûrs de débarquement, mais aussi des règles régulières pour les migrations légales ».

Pas certain, cependant, que ces nouveaux drames fassent réagir les dirigeants européens. Avec plus de 2 500 exilés morts en mer en 2022, ils ne sont toujours pas parvenus à trouver un accord autour du plan d’action pour la Méditerranée centrale, ni sur le pacte sur la migration et l’asile, censé mieux répartir les responsabilités dans l’accueil des exilés entre pays de l’UE.

Nouveau « code de conduite »

Pire, en Italie, le gouvernement­ d’extrême droite de Giorgia Meloni a même décidé de s’en prendre directement aux ONG qui affrètent des bateaux de sauvetage en mer, en leur imposant depuis début janvier un nouveau « code de conduite ».

Celui-ci interdit aux navires d’intervenir auprès d’une embarcation en détresse s’ils ont déjà à leur bord des rescapés d’une première opération de sauvetage. « Avec les nouvelles règles (…), nous serons contraints de laisser vides les zones de sauvetage en mer Méditerranée, avec une augmentation inévitable du nombre de morts », a réagi dans un communiqué Médecins sans frontières.

Cet aspect de la nouvelle réglementation italienne est d’ailleurs en totale violation des lois internationales et des conventions maritimes qui obligent tous les navires à aider un autre en danger. Une autre disposition prévue par le gouvernement Meloni impose aux ONG d’enregistrer les demandes d’asile à bord des bateaux de sauvetage, afin que les procédures administratives soient à la charge du pays correspondant au pavillon du navire. Cela risque surtout de compliquer encore un peu plus l’accès des exilés à une protection internationale.

Jusqu’à 50 000 euros d’amende

Mais peu importe, ce gouvernement prévoit des amendes allant jusqu’à 50 000 euros à l’encontre du commandant de bord d’un bateau qui ne respecterait pas la nouvelle législation. Et en cas de récidive, les autorités pourraient même séquestrer le navire. «  Les opérations de secours demandent des moyens, et ces amendes pourraient nous mettre en difficulté avec nos donateurs, en Italie mais également dans toute l’Europe », s’inquiète SOS Méditerranée. L’objectif de Giorgia Meloni est bel et bien d’organiser la disparition des ONG des zones de sauvetage.

   publié le 28 février 2023

Un blocage populaire
le 7 mars

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/

Un soutien exceptionnel au blocage

 Selon un sondage IFOP publié ce jeudi, 67 % des Français estiment justifié l’appel à bloquer le pays le 7 mars. Ils sont même 40 % à trouver cette proposition de mettre « la France à l’arrêt » tout à fait justifiée. Un niveau rarement atteint pour un appel à durcir le mouvement. Et un soutien encore supérieur chez les femmes (69%), les actifs (75%), les salariés du public et du privé (76%) les 18-24 ans (77%). Avec un record absolu chez les ouvriers : 89 % d’approbation, dont 62 % qui trouvent tout à fait justifié le mouvement.

Après avoir remporté la bataille de l’opinion sur l’appréciation du contenu de la réforme en janvier, le mouvement social est en train de gagner une seconde bataille. Celle de l’adhésion à ses méthodes pour s’opposer au gouvernement : la rue et la grève. Il lui reste encore à convaincre d’ici le 7 mars que la victoire est possible, pour réussir à entraîner le monde du travail dans une participation prolongée aux grèves.

L’espérance de vie en bonne santé à la naissance reste inférieure à 67 ans

Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) indique que l’espérance de vie sans incapacités a progressé entre 2008 et 2021. Centrée sur l’espérance de vie sans incapacité à l’âge de 65 ans, elle indique que celle-ci est de 12,6 ans pour les femmes et de 11,3 ans pour les hommes en moyenne. Soit au-delà de 75 ans.

Il n’en a pas fallu plus pour que de nombreux titres de presse relayant l’étude considèrent que cette étude donnait des arguments au gouvernement en pleine réforme des retraites, puisque l’on vit plus longtemps sans incapacités. Mais c’est aller un peu vite en besogne.

Certes, l’espérance de vie en bonne santé progresse, mais le curseur des 65 ans pour l’évaluer peut induire en erreur. En effet, pour évaluer le nombre d’années en bonne santé qu’il reste à vivre à 65 ans, il faut être arrivé à cet âge en bonne santé. Ce qui soustrait les incapacités intervenues avant cet âge et a fortiori les personnes décédées avant 65 ans.

D’ailleurs, l’étude rappelle, dès son chapeau de présentation, que l’espérance de vie sans incapacité à la naissance, bien qu’ayant progressé, reste de 65,7 ans pour les hommes et 67 ans pour les femmes. Une information qui a échappé à bien des confrères.

Le chiffre du jour : 52 %

La majorité des nouveaux retraités de droit direct en 2022 sont partis avec une retraite incomplète, rapporte le journal Marianne, à partir des dernières données de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Bien que leur âge moyen de départ s’est élevé à 62,8 ans pour les hommes et 63,3 pour les femmes – au-delà de l’âge légal de 62 ans – la majorité des retraités n’avaient pas l’ensemble de leurs trimestres au moment de leur départ. Et ce, avant l’accélération de la réforme Touraine qui imposera 43 annuités pour une retraite à taux plein, dès 2027, avec la réforme du gouvernement.


 


 

SNCF : tous les syndicats appellent à la reconductible le 7 mars

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

La CFDT-cheminots rejoint la reconductible

 Dans un communiqué publié cet après-midi, la CFDT-cheminots appelle à la grève reconductible le 7 mars. « 80 % de nos adhérents [y] sont favorables », soutient la fédération. C’est la 4e fédération syndicale cheminote à y appeler après la CGT-cheminots, Sud-Rail et l’Unsa-ferroviaire.

Les quatre syndicats représentatifs à la SNCF sont, dans l’ordre, la CGT, l’UNSA, SUD et la CFDT.

Macron ne comprend pas sa propre réforme

C’est une information mise en lumière par le service de fact checking de Libération. Lors du salon de l’agriculture, Emmanuel Macron s’est fendu d’une tirade sur la valeur travail et la réforme des retraites : « Ces 1200 euros pour la retraite minimale, c’est pour ceux qui ont une carrière complète. Et c’est juste. Parce que si vous faites toute votre carrière à mi-temps, que moi je fais toute ma carrière à temps plein, qu’on arrive à la retraite, qu’on a la même retraite, à juste titre, je vais dire : ” je me suis fait avoir ” ».

Mais le président de la République confond tout. Comme le rappelle Libération, une carrière complète, qu’elle soit à mi-temps ou non, est bel et bien une carrière complète. Le fait d’avoir cumulé 43 années de cotisations sociales, ou de liquider ses droits à 67 ans, permet à tout salarié – à mi-temps ou non – d’avoir accès au minimum contributif (mico), s’il en a besoin. Avant la réforme, le mico permettait à tout salarié ayant passé sa vie au SMIC, et dont la retraite de base s’élevait à moins de 747 €, de voir sa pension complétée afin d’atteindre ce seuil. À quoi il faudra ajouter la retraite complémentaire pour atteindre environ 1200 €.

Élément crucial : ce seuil de 747 € est le même, qu’un salarié ait travaillé 43 ans au SMIC à temps plein ou non ! Ainsi, les salariés à temps partiel – qui ont les pensions les plus basses – bénéficient d’une revalorisation de leurs pensions souvent plus importante que ceux qui ont aussi touché le SMIC, mais ont travaillé à temps plein.

Or, contrairement à ce que croit Emmanuel Macron, la réforme ne change absolument rien à ce système. En remontant le niveau du mico, on peut au contraire soutenir qu’elle va davantage profiter aux salariés à temps partiel qu’à ceux à temps plein…

La loi arrive au Sénat

Il n’y aura pas de surprise au Sénat. Alors que le texte arrive en commission demain, la majorité sénatoriale de droite a déjà indiqué qu’elle voterait le texte.

Les sénateurs LR veulent toutefois apporter leur petite touche personnelle au projet. Ils ont déjà évoqué plusieurs propositions, comme la surcote de 5 % pour les mères de famille ou la suppression des régimes spéciaux. Le texte sera examiné en séance publique à partir du 2 mars, jusqu’au 12 mars inclus.

  publié le 27 février 2023

Travailler plus longtemps grâce aux exosquelettes ? : « Ils sont tellement déconnectés du monde ouvrier »

par Ludovic Simbille sur https://basta.media/

En plein débat sur la réforme des retraites, des parlementaires et ministres assurent qu’il est possible de travailler plus longtemps grâce à l’automatisation de la production et aux exosquelettes. La réalité est tout autre.

François Patriat, parlementaire macroniste, et élu sous différents mandats depuis 40 ans, se dit attentif au monde du travail. En 1982, quand son voisin maçon-couvreur lui dit qu’il n’en pouvait plus de monter sur les toits, l’élu, alors socialiste, vota la retraite à 60 ans proposée par le président François Mitterrand.

Quarante ans plus tard, ce désormais sénateur de la Côte-d’Or passé du côté du parti de Macron soutient le recul de l’âge de la retraite à 64 ans. « La nature du travail n’est plus la même, défend le Bourguignon. Aujourd’hui, les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’exosquelettes. ». À en croire l’édile, ces prothèses mécaniques, motorisées ou non, épousant la forme de l’ossature pour soutenir les muscles, seraient le nouveau bleu de travail de nombre de salariés... Ainsi, ces travailleuses et travailleurs augmentés pourraient turbiner plus longtemps sans peiner ?

« J’ai dû taper sur Google pour voir ce que c’était »

« Dans le BTP, il n'y a pas grand-chose pour soulager les ouvriers. Les collègues de 50 ans ont le dos et les articulations cassés »

« On a bien rigolé en attendant ça au boulot, sourit un inspecteur du travail de Seine-Saint-Denis. Évidemment, ce sont des choses qu’on ne voit jamais. J’ai dû chercher sur Google le mot exosquelette pour voir ce que c’était... » Pourtant, les fabricants ne lésinent pas sur les innovations ergonomiques pour améliorer le bien-être au travail. Exosquelette, gants bioniques, « préhenseur » à bras articulé, casque « du futur », harnais flexible dit « ergosquelette » ou autre robot…

Nombre d’entreprises se laissent tenter par ces trouvailles dans l’espoir de soulager les corps et de limiter les troubles musculo-squelettiques (TMS) qui représentent 88 % des maladies professionnelles. Une usine de bonbons de Côte-d’Or annonçait par exemple l’an dernier avoir acquis trois exosquelettes. La RATP dit aussi que ses équipes de maintenance utilisent cet outil pour soulager les opérateurs. Même chose chez Enedis pour limiter le poids porté par les techniciens en intervention. De leur côté, la SNCF et Alstom conçoivent leur propre outil.

« C’est de la science-fiction »

« Dans le BTP, c’est de la science-fiction, réagit Marc, un grutier toulousain. À part les grues, il n’y a pas grand-chose pour soulager les ouvriers. Les collègues de 50 ans ont le dos et les articulations cassés ». Dans certaines PME du secteur, la prévention se résume à une « réunion sécurité autour d’un café où on te fait signer un papier pour dire que t’étais présent. C’est du foutage de gueule ! », raconte-t-il.

Un maître d’ouvrage francilien n’exclut pas l’arrivée dans un futur proche de ces combinaisons mécaniques sur des chantiers importants. « Ça existe déjà à titre expérimental. Les grosses boîtes ont intérêt à investir dans la sécurité, au-delà même de leur image. Économiquement, ça leur coûte moins cher de prévenir que d’avoir un accident de travail », explique-t-il.

« Pas de preuve scientifique »

Les exosquelettes amplifient même certains dangers liés au frottement, au stress, aux sollicitations cardio-vasculaires ou aux déséquilibres corporels.

Il est difficile de trouver des chiffres sur le nombre d’exosquelettes réellement utilisés dans les entreprises en France. Sur le terrain, cet outil fait plutôt exception, comme l’écrit l’Institut national de recherche et sécurité au travail (INRS). D’ailleurs, ces « dispositifs d’aide physique » n’ont rien d’une solution miracle. Ils peuvent soulager certaines contraintes physiques ou faire disparaître certaines douleurs, mais « il n’existe pas de preuve scientifique quant à l’efficacité de ces technologies pour réduire ces risques » de troubles musculo-squelettiques, note l’INRS. Les exosquelettes amplifient même certains dangers liés au frottement, au stress, aux sollicitations cardio-vasculaires ou aux déséquilibres corporels.

« Ces innovations ne répondent pas au vrai problème tant qu’on n’interroge pas l’organisation du travail », résume David Gaborieau, sociologue du travail. Auteur d’une thèse sur la logistique, il a vu débarquer dans les entrepôts des gilets fluo à capteurs, signalant le moindre « faux mouvement » musculaire de l’opérateur. Ces gadgets n’évitent en rien la répétition des gestes à l’origine de l’usure, explique le chercheur. Il rappelle aussi que vanter la technologie qui mettrait fin au calvaire ouvrier a toujours existé. Ainsi, au milieu du 19è siècle, le médecin écossais Andrew Ure promettait déjà dans son livre Philosophie des manufactures que « la plus parfaite des manufactures est celle où l’on pourra se passer du travail des mains ».

« Si déjà on avait un échafaudage »

« Si on avait un échafaudage, ce serait déjà pas mal », tranche Thomas. En sept ans de rénovation de toiture, ce charpentier de 36 ans n’a jamais vu l’ombre d’un exosquelette ailleurs qu’en vidéo. Actuellement revenu sur la terre ferme dans une entreprise de construction de maison écolo, cet ancien cuisinier a passé des années en équilibre à six mètres de haut, entre les liteaux et les chevrons, en évitant de mettre le pied dans le vide.

« J’avais connu le stress du rush en cuisine, mais là, c’était le stress de ne pas rentrer chez soi. » Il a fallu que l’un de ses collègues passe au travers d’un toit mouillé un jour de pluie, puis que lui-même se blesse avec des tuiles pleines d’amiante, pour que l’inspection du travail impose à son employeur d’installer échafaudage, goulotte et harnais de sécurité .

Qu’aurait-il dit à François Patriat, s’il avait été son voisin ? « Qu’ils sont tellement éloignés du monde ouvrier… Ce monsieur n’a jamais dû soulever grand-chose de plus de 5kg dans sa vie », souffle celui qui mise davantage sur son minimum vieillesse qu’une véritable retraite du fait de ses années payées au noir en cuisine et des périodes de chômage.

« On ne déménage plus par les escaliers »

Face à la polémique suscitée par sa sortie médiatisée, François Patriat a ensuite tenu à nuancer ses propos : « J’ai un peu forcé le trait, mais c’était pour montrer que des travaux difficiles, il y en a de moins en moins. On ne déménage plus par les escaliers, mais par les balcons aujourd’hui. »

Le député Renaissance Marc Ferracci voit lui aussi des « évolutions positives » puisqu’un carreleur « a accès à des protections aux genoux qu’il n’avait pas il y a quinze ou vingt ans », a-t-il déclaré. Sur France Inter, la ministre de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher ne disait pas autre chose fin 2021 : « Allons dans les usines constater à quel point elles se sont modernisées, combien l’automatisation impacte moins les corps. »

Un coup d’œil aux études sur le sujet vient rapidement dissiper cet enchantement. Comme le rappelait le député LFI François Ruffin sur France Inter fin janvier, quarante années d’automatisation et de numérisation n’ont pas empêché la part des salariés subissant une pénibilité physique d’augmenter [1]. Idem pour les contraintes psychiques. Près de 60 % des ouvriers sont, par exemple, encore contraints au port de charges lourdes.

« Les cadences augmentent »

Les accidents du travail repartent à la hausse depuis 2013, en particulier pour les femmes

Certes, en trente ans, le nombre d’accidents mortels au travail a été réduit de moitié. Mais c’est moins en raison d’entreprises plus vertueuses que d’une désindustrialisation et d’une externalisation des tâches les plus mortifères. Reste que les accidents du travail repartent à la hausse depuis 2013, en particulier pour les femmes. 645 personnes sont décédées d’un accident du travail en 2021 en France, selon les chiffres de l’Assurance maladie. Et 280 personnes ont succombé la même année à des maladies professionnelles. Une accidentalité au travail parmi les plus élevées d’Europe, bien plus importante qu’en Allemagne, si souvent citée pour justifier la réforme des retraites [2].

Le nombre de maladies professionnelles a par ailleurs explosé en vingt ans : elles ont plus que doublé entre 2001 et 2019 [3]. Avec l’industrie et le transport, la construction reste le secteur le plus meurtrier. « Les cadences augmentent et les conditions se dégradent », observe Marc après treize années perché sur sa grue.

Et sans surprise, les risques professionnels se renforcent en fin de carrière. Une étude de Santé publique France a montré que les séniors étaient globalement moins fréquemment victimes d’accidents du travail, mais que ces accidents étaient plus graves.

Moins de critères de pénibilité pris en compte

Pas sûr donc que l’index pour inciter les entreprises à garder les séniors en embauche, prévu par la Première ministre Élisabeth Borne, suffise à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites. Ni ses « dispositifs d’identification des métiers à usure professionnelle ». Cela existe déjà, sous la forme du compte professionnel de prévention qui permet la reconnaissance de dix critères de la pénibilité au travail. Mais en 2017, Emmanuel Macron a supprimé quatre de ces critères.

Depuis, les salariés confrontés aux ports de charges lourdes, aux postures pénibles, aux vibrations mécaniques et aux substances chimiques ne peuvent plus envisager un départ anticipé en retraite qu’à de strictes conditions : justifier d’une maladie professionnelle et d’un taux d’incapacité permanente de 10 % minimum.

Supposer la fin de la dureté au travail pour faire travailler plus longtemps, l’ancien député de droite Paul Raynaud s’y essayait déjà bien avant François Patriat et les autres. « Les progrès de la science ont d’abord, et surtout, pour effet de prolonger l’âge mûr, pendant lequel on peut produire. [Et, le] rôle du cerveau est de plus en plus important par rapport aux muscles, or le cerveau vieillit moins vite que les muscles [4] », déclarait-il pour justifier le recul de l’âge de la retraite. C’était en 1949.

Notes

[1] Voir sur l’Observatoire des inégalités .

[2] Voir ce document

[3] Selon ce document de l’Anact.

[4] Cité par Nicolas Da Silva dans La Bataille de la Sécu, Éditions La Fabrique, 2022.

   publié le 27 février 2023

L’échec des sanctions et la fin de l’hégémonie étatsunienne

Par Robert Kissous - (Communiste - Militant associatif - Rencontres Marx) sur https://blogs.mediapart.fr/

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

Le FMI confirme ce que nous avons déclaré depuis le début : les sanctions contre la Russie échoueront et même se retourneront par un effet boomerang contre les pays européens essentiellement.

Les prévisions de croissance du FMI sont claires : la Russie est tombée en récession en 2022 avec une baisse du PIB (-2,2%) alors qu’au printemps 2022 le FMI anticipait un effondrement de 8,5 % du PIB russe. Alors que notre économiste en chef Bruno Le Maire, Mme von Leyen et tous leurs amis promettaient une catastrophe économique en Russie, le FMI prévoit une légère progression (0,3%) en 2023 puis 2,3% en 2024 soit plus que la zone euro (1,6% prévu en 2024). L'économie de la Russie devrait croître plus rapidement que celle de l'Allemagne. Non pas malgré les sanctions mais comme conséquence directe des sanctions, de leur effet boomerang.

Pour la seule Allemagne le coût pour le remplacement de l’énergie de Russie s’élève à près de 500 milliards de dollars[1]. L'industrie allemande paiera environ 40% plus chère l'énergie en 2023 qu'en 2021, selon une étude de l'assureur-crédit Allianz Trade. Le quart de l'industrie allemande déclare vouloir se délocaliser, particulièrement aux EU qui les appâte avec les subventions prévues dans la nouvelle loi étatsunienne sur la réduction de l'inflation (IRA).

Autrement dit, mais ça ils ne peuvent le reconnaître, la politique de sanctions est un échec monumental qui a plus nui aux européens qu’à la Russie tout en profitant aux EU. Les cinq plus grandes compagnies pétrolières occidentales ont engrangé 200 milliards de dollars de profits, le marchands d‘armes se portent également très bien. Les surprofits des uns font les pertes des autres.

Mais plus important encore, les Etats-Unis ont réussi à briser le lien entre la Russie et l’Allemagne qui menaçait la domination US sur l’Europe. Les excédents commerciaux colossaux de l’Allemagne, insupportables pour les Etats-Unis, supposaient une énergie abondante et pas chère que seule la Russie pouvait fournir à l’industrie allemande. L’acte terroriste, acte de guerre, qu’est le sabotage des gazoducs NS-1 et NS-2 par les Etats-Unis soutenus par la Norvège et autres, dit clairement à l’Allemagne qu’elle sera soumise à la stratégie US. Les Etats-Unis n’ont pas d’alliés mais veulent des vassaux ce qui finira par fissurer le bloc occidental.

Les Etats-Unis après leurs échecs militaires répétés pensent atteindre leurs buts par des sanctions économiques et financières. Mais ça ne marche pas mieux. Le trois-quarts des pays du monde, soit 80% de la population mondiale, refusent de s’y associer malgré des menaces ou des promesses. Le monde a changé mais le bloc occidental, qui s’autoproclame « communauté internationale », préfère ignorer la réalité.

Le moteur de la croissance mondiale est en Asie. Selon le FMI la Chine et l'Inde, à elles seules, réaliseront en 2023 la moitié de la croissance économique mondiale, contre un dixième pour les États-Unis et l'Union européenne réunis. Comment alors s’étonner de l’échec des sanctions ? Comment s’étonner du succès croissant des BRICS qui enregistrent des demandes d’adhésion nombreuses ? Comment s’étonner de l’extension de l’utilisation de monnaies nationales à la place du dollar dans les échanges internationaux entre pays du sud et pays émergents ? Les prémices de nouveaux rapports entre pays, de l’instauration d’un nouveau système financier mondial qui ne soit pas soumis au diktat des Etats-Unis ?

Il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas l’accumulation de capitaux ni le casino boursier qui créent les richesses mais le labeur des centaines de millions de travailleurs d’ex pays sous-développés, exploités, qui se mettent en mouvement pour sortir de la misère. Ils veulent en premier lieu avoir le droit au développement et non se soumettre aux stratégies du bloc occidental emmené par les EU pour assurer leur hégémonie planétaire. Stratégies dangereuses qui nous conduisent au bord du précipice. La troisième guerre mondiale a-t-elle commencée ? La question est posée, tous les éléments y concourent puisque les dominants ne cèderont pas de leur plein gré leur « paradis ».

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

[1] https://www.reuters.com/business/energy/germanys-half-a-trillion-dollar-energy-bazooka-may-not-be-enough-2022-12-15/


 


 

Les Brics, comme un pavé jeté dans l’ordre mondial

Lina Sankari sur www.humanite.fr

L’élargissement du bloc, qui réunit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, et la création d’une monnaie de réserve pourraient constituer une réponse aux bouleversements économiques nés de la guerre en Ukraine et une alternative à l’hégémonie du dollar.

Du monde se bouscule à la porte des Brics, dont les libéraux aiment régulièrement annoncer la mort. Les bouleversements internationaux, en premier lieu la guerre en Ukraine, ainsi que le retour de la gauche au Brésil, semblent de nouveau susciter l’intérêt des pays émergents pour le bloc. Treize pays ont ainsi marqué leur volonté de rejoindre l’organisation, dont l’Algérie, l’Égypte, l’Iran, le Bahreïn, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Afghanistan et l’Indonésie. « Tous les pays des Brics voient l’expansion d’un bon œil. L’Afrique du Sud également, mais nous avons besoin de trouver les modalités et les critères appropriés », explique l’ambassadeur d’Afrique du Sud en Russie, Mzuvukile Jeff Maqetuka, dont le pays assure la présidence tournante.

Le Brics coin, une alternative au dollar

Alors que les pays émergents cherchent la voie de la relance, un projet est vu comme une alternative potentielle à l’hégémonie du dollar : une monnaie commune. « La part des monnaies nationales dans les règlements entre les Brics et dans nos règlements avec d’autres pays augmente activement. Et il y a déjà des initiatives au sein des Brics visant à créer une monnaie unique », assure de son côté le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Les États-Unis et l’Europe, qui pressent les pays émergents de rompre avec la Russie à la faveur de la guerre en Ukraine, voient d’un mauvais œil cette nouvelle monnaie de réserve, le Brics coin, basée sur un panier de devises.

Contourner le Fonds monétaire international

Si l’intégration monétaire a déjà commencé pour le paiement des échanges bilatéraux, la nouvelle monnaie pourrait également permettre aux Brics de s’émanciper des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international dont la valeur est déterminée par un panier de monnaies composées du dollar, de l’euro, du yuan, du yen et de la livre sterling. Les DTS sont alloués pour le remboursement de la dette extérieure lorsqu’un pays ne dispose plus d’assez de réserves de devises étrangères. La question est vitale pour la Russie dont les réserves de change ont été gelées à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Mais également pour la Chine, qui cherche à se prémunir contre toute action éventuelle du Trésor américain et à façonner un ordre mondial affranchi des règles édictées après la Seconde Guerre mondiale. Les autres pays émergents partagent cet objectif, d’autant plus que, lorsque la banque centrale états-unienne augmente ses taux pour faire face à l’inflation, cela a des conséquences directes sur ces États qui sont ceux qui souffrent déjà le plus des conséquences économiques de la guerre en Ukraine.

Un sujet d’inquiétude pour l’Europe

Les Brics vont même plus loin. « Si (une nation) réserve une partie de (ses) ressources naturelles pour soutenir le nouveau système économique, (son) poids respectif dans le panier de devises de la nouvelle unité monétaire augmentera en conséquence, ce qui permettra à cette nation de disposer de réserves monétaires et d’une capacité de crédit plus importantes », souligne Sergey Glazyev, membre du conseil national financier de la banque centrale russe et ministre chargé de l’Intégration et de la Macroéconomie de la Commission économique eurasienne. Un sujet d’inquiétude pour l’Europe, qui tente aujourd’hui de sécuriser leur mainmise sur le pétrole ou le gaz naturel. C’est à ce moment que l’expansion des Brics intervient. L’alliance avec des pays de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) est à ce titre essentielle. La Chine, par exemple, pourrait utiliser ses capitaux pour développer ses propres capacités de raffinage et de transformation, privant les entreprises européennes de parts de marché conséquentes. De facto, l’importation de pétrole deviendrait encore plus chère pour l’Europe.

L’Indonésie, qui pourrait également être intéressée par une adhésion aux Brics, a formulé l’an dernier l’idée de créer une organisation similaire à l’Opep dédiée aux métaux rares qui entrent dans le processus de fabrication des batteries de voitures électriques. La compétition est accrue puisque, fin 2022, le Canada a demandé à trois entreprises chinoises de se retirer de l’exploitation de lithium. Actuellement, l’Europe est fortement dépendante du marché chinois et la relocalisation de cellules de batteries sur le continent serait toutefois insuffisante pour répondre à la politique protectionniste américaine. L’Inflation Reduction Act prévoit en effet des crédits d’impôt pour l’achat d’un véhicule électrique dont l’ensemble des composants sont construits aux États-Unis. Une stratégie qui pourrait entraîner des délocalisations vers les États-Unis. Dans cette guerre des capitalismes, les Brics tentent de trouver l’alternative.

 

La Celac rêve aussi d’un monde sans dollars

 Les Brics ne sont pas les seuls à réfléchir à une alternative à l’hégémonie du dollar. C’est également le cas de la Communauté d’États latino-américains et des Caraïbes (Celac) qui, par l’intermédiaire de l’Argentine et du Brésil, a avancé l’idée d’une monnaie commune, le sur, afin de relancer les investissements, l’emploi et les économies régionales successivement touchés par le Covid, puis l’inflation liée à la guerre en Ukraine. Rejetant le modèle néolibéral de l’euro et de la Banque centrale européenne, Buenos Aires et Brasilia suggèrent de permettre aux États de disposer d’une monnaie de réserve pour leurs échanges. Le sur serait accompagné d’un système de compensation entre banques centrales et ne remplacerait pas les devises nationales.


 


 

Quelle Europe émergera de cette maudite guerre ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

La guerre d’Ukraine a vu la naissance tardive d’une Union géopolitique (…). Nous devons nous doter de l’état d’esprit et des moyens nécessaires pour faire face à l’ère de la puissance et nous devons le faire à grande échelle.« Telle est depuis quelque temps la doctrine de l’Union européenne, rappelée par le chef de sa diplomatie, Josep Borrell, un mois après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine (1). Manifestement, le Kremlin, par sa maudite guerre en Ukraine, a dopé des tendances lourdes, déjà à l’œuvre dans l’UE auparavant, en exacerbant les pires travers.

La première de ces tendances est la militarisation à outrance de l’Europe. Le cas de l’Allemagne est le plus spectaculaire. Rompant avec la tradition pacifiste adoptée après la défaite du nazisme, Berlin affiche aujourd’hui l’ambition de devenir »la force armée la mieux équipée d’Europe« . Paris, de son côté, fait faire un bond de 40 % à sa loi (pluriannuelle) de programmation militaire. La Pologne, quant à elle, a plus que doublé son budget des armées. Partout, les dépenses militaires, déjà orientées à la hausse avant le conflit, s’envolent littéralement depuis son déclenchement. L’Union européenne, en tant que telle, a créé un instrument financier sans précédent – intitulé… »facilité européenne pour la paix« – pour fournir directement une aide militaire à des pays tiers. Quant à l’Otan, elle est passée en un temps record de »l’état de mort clinique« à un activisme effréné en Europe, où elle recrute même d’anciens pays neutres !

Cette militarisation de l’Europe se conjugue avec une autre tendance en plein essor : l’américanisation de l’Union européenne. Les États-Unis déploient désormais dans l’UE plus de 100 000 soldats, en particulier dans sa partie orientale. Ils y écoulent avions de chasse, chars de combat, missiles et autres pièces d’artillerie en quantité exponentielle. Ils y exportent au prix fort leur gaz naturel liquéfié, produit par fracturation hydraulique, un procédé largement interdit en Europe. Notre dépendance à l’Amérique est, plus que jamais, économique, politique et stratégique.

Ajoutons à cela que la guerre en Ukraine a déplacé le centre de gravité de l’UE vers l’Est et mis sur un piédestal la Pologne du PiS, un régime dont certains discours rappellent ceux du RN, et dont, paradoxalement, la »vision du monde n’est pas sans présenter des similitudes avec celle du président russe, qui tend à s’ériger en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe« (2). Hier paria de »l’Europe des valeurs« du fait du non-respect de l’État de droit, de l’interdiction de l’IVG, de l’établissement de »zones libres d’idéologie LGBT« , du rejet des réfugiés (à l’exception des catholiques), les migrants pouvant être »porteurs de toutes sortes de parasites« dont il convient de protéger les Polonais (Jaroslaw Kaczynski), Varsovie voit aujourd’hui validée par ses 26 partenaires sa vision stratégique de l’Europe : un atlantisme inconditionnel et une conception de la sécurité européenne qui ne voit désormais de salut que dans l’escalade des armes. Quo vadis, Europa ?

(1) Voir »le Grand Continent« , 24 mars 2022.

(2) Voir »Pologne : l’Europe du PiS« , Valentin Behr (25 juin 2018), »Regard sur l’Est« .

 

publié le 26 février 2023

Comment stopper
la colonisation israélienne ?

sur www.humanite.fr

Tel-Aviv vient d’autoriser de nouvelles colonies. Seul un coup d’arrêt à ce processus d’annexion de la Cisjordanie peut relancer un processus de paix.


 

L’Union européenne est complice des violations du droit international par Israël. Il faut se mobiliser pour que l’Europe agisse.

Par Patrick Le Hyaric, ancien député européen et membre de la délégation du Parlement européen chargé des relations avec la Palestine de 2009 à 2019

C’est contre le colonialisme et la colonisation que la jeunesse palestinienne s’insurge et agit. Elle a raison de vouloir empêcher les expulsions des logements, notamment à Jérusalem, l’accaparement des terres, le vol de l’eau de la vallée du Jourdain. C’est une nouvelle phase du combat pour la libération qui est ainsi engagée contre un occupant qui s’est doté d’un pouvoir d’extrême droite, religieux et suprémaciste.

Les États-Unis et l’Union européenne sont complices de la violation du droit international. Le gouvernement de Tel-Aviv colonise, brime et réprime, occupe, annexe chaque jour un peu plus la Palestine : 164 colonies et 116 avant-postes préparant l’installation de colonies supplémentaires incluant Jérusalem-Est. Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État. Les Palestiniens ont pour eux le nombre et le droit international. Rien ne dit qu’il sera possible d’y résister.

Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État.

Le droit international ne peut être à géométrie variable selon les intérêts occidentaux et leurs sociétés financières et industrielles. À juste titre les institutions internationales et la plupart des gouvernements demandent instamment au maître du Kremlin de mettre fin à sa tentative d’annexion et de respecter la souveraineté territoriale de l’Ukraine. Pourquoi les mêmes n’ont-ils donc aucun mot pour faire cesser l’annexion de la Palestine ? Les trois quarts de l’humanité perçoivent bien cet insupportable deux poids, deux mesures. Nous devons donc rehausser nos interventions auprès du gouvernement et de l’Union européenne.

En ces temps où l’on se gargarise tant des « valeurs » démocratiques, l’Union européenne ne semble pas décidée à sanctionner les atteintes au fameux « État de droit » malgré les mouvements de masse des populations et des juristes israéliens. Au contraire, elle garde un étrange silence et relance le conseil d’association qui avait été annulé depuis 2012. Mandataire zélé des intérêts capitalistes, les autorités européennes couvrent l’implication de centaines d’institutions financières européennes, qui ont octroyé au moins 255 milliards de dollars à une cinquantaine d’entreprises participant activement au développement des colonies à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. La France ne trouve rien à redire à l’implantation du groupe Carrefour dans les colonies, ni aux financements par BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et la BPCE, de projets irriguant l’économie de la colonisation.

L’action en direction des gouvernements et des grandes entreprises et banques qui soutiennent la colonisation est le moyen de faire respecter l’article 49 de la 4e convention de Genève, qui interdit « le transfert d’une partie de sa propre population civile par la puissance occupante dans le territoire occupé par elle ». La campagne européenne « Stop colonies » et la campagne « Boycott, désinvestissement, sanctions » doivent trouver de nouveaux prolongements pour des actions citoyennes communes à l’échelle européenne. Portons-nous aux côtés des travailleurs, des populations civiles et de la jeunesse palestinienne.

Le mouvement national palestinien est plus vivant que jamais. Seules des sanctions internationales peuvent stopper la colonisation.

Par Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne

En mai, nous commémorerons les 56 ans d’occupation militaire de la Palestine et les 75 ans de la Nakba, la grande catastrophe de 1948 et l’expulsion de 700 000 Palestiniens. Cela fait 55 ans que l’occupation militaire israélienne dure sans que le monde entier la condamne et que personne ne fasse rien pour y mettre fin. Tous les jours, il y a plus de colonies, plus de routes et plus de camps militaires. Le nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou vient d’octroyer un permis officiel à 9 nouvelles implantations et d’autoriser la construction de 9 000 logements. Aujourd’hui, 700 000 colons vivent dans les territoires occupés. Leurs milices armées agressent les habitants des villages voisins, volent les terres et détruisent les champs d’oliviers. Les colons sont des religieux millénaristes et suprémacistes juifs, prêts à tuer femmes et enfants et à procéder à un nettoyage ethnique.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. 

Pour sortir de la tragédie, la Palestine peut compter sur un mouvement national très puissant. Peu importe qui succédera à Mahmoud Abbas, le mouvement palestinien est un mouvement de citoyens. Nous assistons au retour de ceux que Jean Genet appelait les fedayins, les « combattants de la liberté ». Cette reprise de la lutte armée est le fruit de la débâcle de la diplomatie américaine, européenne et arabe. Les jeunes Palestiniens des camps de Cisjordanie ont pris les armes contre les colons. Ces jeunes qui ont entre 13 et 18 ans font preuve d’une grande maturité. Ils ne s’en prennent pas aux civils. Ces jeunes prennent les armes pour dire au monde entier que la question palestinienne ne peut pas être effacée.

Nous assistons également au réveil du mouvement des prisonniers, qui a lancé un appel à la grève de la faim à compter du premier jour du ramadan. 4 780 Palestiniens, dont 19 femmes et 150 moins de 18 ans, croupissent dans les geôles d’Israël en violation des conventions de Genève. 914 personnes sont emprisonnées comme détenus administratifs, c’est-à-dire sans connaître le motif de leur détention et sans bénéficier d’un avocat. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a décidé de retirer la nationalité à tous les prisonniers qui résidaient en Israël et leur carte de résidence à tous ceux de Jérusalem-Est. Non seulement on détruit leur maison, on durcit leurs conditions de détention, mais en plus on les rend apatrides.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. La communauté internationale doit prendre des sanctions à l’encontre d’Israël. Comment expliquer la différence de traitement entre l’Ukraine et la Palestine ? Comment expliquer la rapidité avec laquelle la Russie a été sanctionnée et l’impunité dont jouit Israël depuis 56 ans ? Aujourd’hui encore, l’Union européenne achète des produits fabriqués dans les colonies. La coopération militaire, civile et scientifique se poursuit comme si de rien n’était. Les Palestiniens se défendent comme ils peuvent. Alors que les Ukrainiens réclament des armes, nous ne demandons, nous, que des sanctions. Sans sanctions, la colonisation se poursuivra.


 


 

« L’occupation est
la principale cause de violence »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Yehuda Shaul met en lumière les objectifs du gouvernement de Netanyahou et regrette le lourd silence de la communauté internationale, qui lui laisse carte blanche.

Yehuda Shaul a fondé Breaking the Silence, qui rassemble des vétérans de l’armée israélienne engagés contre l’occupation de la Palestine. Il en a été le codirecteur jusqu’en 2019. Depuis, il a créé Ofek, le Centre israélien pour les affaires publiques, un groupe de réflexion qui se consacre à la promotion d’une résolution pacifique du conflit israélo-palestinien. Il était récemment à Paris, à l’invitation de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine.

Qu’est-ce qui a changé depuis que Netanyahou est revenu au pouvoir ?

Yehuda Shaul : Ce gouvernement a annoncé de façon très claire qu’il poursuivrait l’annexion des territoires palestiniens. Maintenant, il n’y a plus aucun doute sur ses intentions. La recherche de l’annexion est claire. À partir de là, la seule question qui vaille est : comment la communauté internationale va-t-elle réagir ? Mais c’est le silence, il n’y a aucune réaction. Pourtant, de nos jours, la question de l’annexion est un problème très actuel en Europe. Nous voyons ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie. Je ne dis pas qu’il s’agit de la même chose. Mais ce qui est commun, ce sont les questions de respect des principes internationaux ou le refus de la prise de territoires par la force et donc de l’annexion. Malheureusement, la communauté internationale ne réagit pas de la même façon lorsqu’il s’agit de l’annexion par Israël.

De nombreux éléments au sein de ce gouvernement veulent une escalade. Ils pensent que cela amènera de nouvelles violences. Parce que c’est une bonne couverture pour mettre en œuvre une politique encore plus extrémiste à l’encontre des Palestiniens. On voit comment le ministre d’extrême droite de la Sécurité nationale, Ben Gvir, pousse pour accélérer les démolitions de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est. Ce qui provoque plus de violence sur le terrain.

Il y a néanmoins des réactions internationales. Comment les considérez-vous ?

Yehuda Shaul : Je crois qu’il y a un problème sur la façon dont on en parle. Qu’il y ait une déclaration européenne contre la violence, c’est très bien. Mais, en fait, ce n’est pas sérieux. Cela fait partie du problème. Si on veut vraiment la fin de la violence, il faut s’occuper des causes. Et les causes principales sont l’occupation et l’annexion. La violence ne vient pas de nulle part. Si vous faites comme si la violence palestinienne n’avait pas de raisons, vous n’aidez pas à résoudre le problème. C’est à cela qu’il faut s’attaquer si l’on veut arriver à une situation apaisée.

Qu’est-ce qui réunit tous ces partis autour de Netanyahou ?

Yehuda Shaul : Les trois piliers de la coalition de Netanyahou ont des intérêts totalement alignés. Les raisons de ce mariage reposent sur la destruction complète du système judiciaire israélien et de son indépendance. Netanyahou est susceptible d’aller en prison pour des accusations de corruption, le Parti sioniste religieux veut en finir avec la Cour suprême parce qu’il souhaite aller vers l’annexion, et les ultraorthodoxes veulent être sûrs que la Cour suprême ne va pas statuer sur le fait que leur exemption du service militaire est inconstitutionnelle. C’est pour cela qu’ils feront tout ce qui est possible pour faire progresser ces politiques. Jusque-là, si un parti n’était pas autorisé à se présenter aux élections, il faisait appel devant la Cour suprême. C’est ce qui est arrivé au parti arabe Balad, exclu par le Parlement, mais qui a finalement pu se présenter grâce à la Cour suprême. Mais, demain, si les prérogatives constitutionnelles de la Cour suprême disparaissent, ce ne sera plus possible. Et d’autres partis pourraient suivre comme Hadash (communiste) ou Raam (islamiste). Que feront-ils ? Ils boycotteront. Mais cela signifiera qu’il y aura des élections sans partis représentant les Palestiniens d’Israël. De même, plus rien ne s’opposerait à la saisie des terres palestiniennes par les colons. Beaucoup ne réalisent pas à quel point c’est dramatique.

Israël est un pays sans Constitution. Ce qui est en train de se passer pourrait-il changer la nature du régime ?

Yehuda Shaul : C’est non seulement un pays sans Constitution, mais également un pays où vous avez des gouvernements de coalition. Ce qui signifie que l’exécutif, le gouvernement, détient la majorité au sein du législatif puisque la coalition détient 61 sièges sur les 120 de la Knesset. Aujourd’hui, le judiciaire est le seul capable de faire la balance vis-à-vis de l’exécutif. Si le judiciaire disparaît, il n’y a plus de contrepoids. Bien sûr, cela changerait la nature du régime. La fuite, survenue après la visite de Netanyahou à Paris, des propos du président Macron par lesquels il avertit que, si cette révolution réussissait, Israël s’éloignerait de la communauté des démocraties le montre. Il est important que la communauté internationale appelle les choses par leur nom.

Il reste que cette coalition est issue du vote des Israéliens. Qu’est-ce que cela dit de la société israélienne ?

Yehuda Shaul : Il faut se souvenir que Bezalel Smotrich, ministre des Finances, et Itamar Ben Gvir, de la Sécurité nationale, regroupés au sein du Sionisme religieux, ont gagné 14 sièges. Le transfert de la population palestinienne fait partie de leur plateforme. Par ailleurs, 20 % des militaires ont voté pour eux. C’est un sacré changement de tendance dans la société juive israélienne.

On assiste à de grandes manifestations contre ces projets, mais la question palestinienne semble oubliée…

Yehuda Shaul : C’est triste mais, lorsqu’il s’agit de la politique d’Israël contre les Palestiniens, il y a presque un consensus parmi les politiciens juifs. Il y a quelques jours, le Parlement a voté pour que soit retirée la citoyenneté aux Palestiniens d’Israël convaincus de terrorisme. Pas pour les juifs. Les membres du Parti travailliste ont voté pour. S’agissant des Palestiniens, le précédent gouvernement n’est pas allé aussi loin que ce que veut faire Netanyahou. Mais l’expansion des colonies s’est poursuivie, six ONG palestiniennes de la société civile ont été déclarées terroristes. Il serait pourtant dangereux de dire qu’il n’y a pas de différence. Ce gouvernement est pire.


 


 

À Naplouse, retour sur
un raid israélien meurtrier

Alice Froussard sur www.mediapart.fr

En pleine journée, le 22 février, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts et une centaine de blessés à Naplouse. C’est le bilan le plus sanglant depuis vingt ans en Cisjordanie occupée. 

Naplouse (Cisjordanie occupée).– Youssef Abu Dawoud ne peut plus bouger. Ce jeune garçon de onze ans est allongé sur le côté, le visage grimaçant de douleur et les yeux à moitié fermés. Un drap bleu recouvre son petit corps dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de Rafidia, à Naplouse. Lui ne se rappelle qu’une chute. « Lorsque l’armée israélienne a envahi la vieille ville, mon fils venait de se réveiller et il était parti acheter des mouajanat [des pâtisseries levantines – ndlr] à deux pas de la maison », raconte sa mère, Nadia Abu Dawoud, encore sous le choc.

Ce matin-là, Youssef est tombé nez à nez avec l’armée israélienne et s’est fait tirer dessus : une première balle dans la jambe, puis une autre dans l’abdomen, y laissant des éclats. Son foie est gravement atteint, son intestin a des lésions plus légères. « C’est un garçon de onze ans, ce n’est qu’un enfant !, s’exclame Nadia. En quoi était-il une menace pour les forces d’occupation israéliennes ? Il n’a même pas lancé de pierres, il est juste allé sur le marché, comme n’importe quel habitant de Naplouse. Le type de blessures qu’a mon fils montre bien que l’armée tirait sur tous ceux qui étaient sur son passage. »

Comme lui, ce 22 février, au moins 102 Palestiniens et Palestiniennes ont été blessé·es par balles. Onze personnes ont été tuées, dont trois personnes âgées et un adolescent. C’est le pire bilan en Cisjordanie depuis la Seconde Intifada (2000-2005), à peine un mois après un autre assaut israélien qui avait coûté la vie à dix Palestiniens dans le camp de réfugié·es de Jénine.

À nouveau, l’armée israélienne assure qu’il s’agissait d’« une opération antiterroriste ». Elle affirme avoir identifié « trois suspects qui avaient perpétré ou préparaient des attaques contre des Israéliens ». « Si les Israéliens cherchaient des suspects, comme ils disent, pourquoi ne sont-ils pas juste venus les arrêter, plutôt que de viser une zone densément peuplée, un jour de marché, en pleine matinée ? », assène Feras, 40 ans, un vendeur ambulant de la vieille ville.

Vers dix heures du matin ce mercredi, les mista’arvim – soldats israéliens clandestins – ont fait irruption dans la vieille ville pour se cacher dans la mosquée Al-Halabeh. « L’un des soldats se faisait passer pour un cheikh, d’autres étaient déguisés en femmes entièrement voilées. Ils avaient caché leurs armes dans des tapis de prière », raconte Zaid, un jeune de la vieille ville. Dans leur viseur, une maison où s’étaient retranchés deux membres des Areen al-Ossoud – « Tanière des Lions » en français, un groupe qui prône la lutte armée et se revendique en dehors des factions traditionnelles palestiniennes.

« Dans cette mosquée, ils étaient juste en face de la maison, là où les combattants se retrouvent tout le temps. Il y avait à l’intérieur Mohammed “Jnaidi” et Hussam Islim », poursuit le jeune. Pendant ce temps, une soixantaine de véhicules blindés entrent dans Naplouse. D’autres soldats débarquent dans le centre historique, des snipers sont sur les toits.

« En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille »

Dans la rue, c’est la panique générale : les habitant·es courent dans tous les sens et tentent de trouver refuge pour échapper aux balles de l’armée israélienne ou aux fumées des gaz lacrymogènes. Les marchands abandonnent leurs étals. De jeunes Palestiniens prennent des armes, d’autres jettent des pierres. Les balles fusent de plus belle et l’assaut dure presque quatre heures. « En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille, continue Zaid. C’était un massacre. Même les ambulances ne pouvaient pas accéder aux blessés, certaines étaient bloquées. »

Le lendemain du raid, les habitants et habitantes de Naplouse se pressent dans la maison de vieille pierre prise pour cible, sorte de pèlerinage. Il ne reste plus grand-chose, à part quelques murs porteurs. Certains prennent des selfies et des enfants escaladent les gravats en s’appuyant sur des barres de fer. Un frigo entrouvert gît sur le sol. Quelques matelas ont été éventrés par les décombres.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide.

« Les soldats ont ciblé cette maison de manière extrêmement sauvage, en utilisant tout ce qu’ils avaient : des tirs dans tous les sens, des drones, des missiles incendiaires. Le toit s’est littéralement effondré sur les résistants, explique un autre habitant de la vieille ville, la trentaine, qui fait la visite et souhaite rester anonyme, par peur des représailles. Le bâtiment datait de l’époque romaine, presque deux mille ans. C’était une partie du patrimoine de la ville. Mais l’occupation cible en permanence ce type d’édifice. Tout ce qui fait partie de notre histoire, de notre culture, et qui prouve notre présence ici. »

À côté, une pancarte au nom du combattant le plus populaire de la ville, Ibrahim al-Nabulsi – tué par Israël au mois d’août –, et une porte de métal couverte d’impacts de balles. « Ici, au sol, il reste le sang d’un des martyrs, raconte un autre habitant. C’est celui de Walid Dakhil, le troisième combattant à avoir été tué. » Un Coran a été posé à proximité.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide. Les boutiques, les cafés et les restaurants ont tous baissé le rideau, suivant un mouvement de grève générale à Naplouse et dans le reste de la Cisjordanie. Les portraits des « martyrs » s’entassent sur les murs. Quelques barrages de fortune, installés pour empêcher l’arrivée de l’armée israélienne, sont encore présents. Chacun se dévisage avec méfiance et paranoïa : une nouvelle tête, c’est potentiellement un informateur israélien.

« Ces raids sont devenus banals pour nous, les jeunes Palestiniens, raconte Mohammed, un adolescent de 18 ans. Ici, comme à Jénine, Hébron, ou dans le camp de réfugiés de Shouafat, il n’y a plus aucun horizon : nous ne pouvons même plus aspirer à des choses simples comme fonder une famille ou avoir une maison. Tous nos rêves, l’occupation peut les briser en une fraction de seconde. »

La peur des balles « papillons »

Depuis le début de l’année, 63 Palestiniens ont été tués par Israël, soit plus d’un par jour. Dix Israéliens sont morts dans des attaques de Palestiniens, soit moins d’un par semaine. « Ce n’est pas en continuant d’agir comme ça qu’ils auront la paix, soupire un riverain. Plus d’oppression, c’est forcément plus de résistance. » Ici, la quasi-totalité de la population soutient les « Lions de Naplouse ».

Dans leurs discours, ils décrivent leur combat contre les forces israéliennes comme « une nécessité ». « Ils rejettent les méthodes de l’Autorité palestinienne, qui souhaite des négociations de paix et fait des concessions, dit Mamoune, bouquiniste du quartier. Pour le moment, on l’a vu, ça n’a mené à rien. Les Lions, ils veulent combattre et ils sont prêts à mourir pour la cause. C’est même leur but. » Après l’opération de mercredi, le groupe armé a annoncé sur sa chaîne Telegram que la « porte pour les rejoindre était ouverte ».

Dans un autre quartier de la ville, des passant·es se réunissent et quelques drapeaux flottent – certains aux couleurs de la Palestine, d’autres, jaunes, à celles du Fatah, le parti au pouvoir. Tous et toutes sont venu·es présenter leurs condoléances aux familles des victimes lors de l’azza – les trois jours qui suivent les funérailles. Des cafés sont servis, on se serre les mains, mais les visages sont graves.

Dans la bouche des Palestiniens et Palestiniennes, un mot revient en permanence : les dum-dum. Ces balles dites « papillons » qui explosent et se dilatent lorsqu’elles arrivent à l’intérieur du corps humain, expressément interdites par le droit international humanitaire. L’armée israélienne nie catégoriquement les utiliser et même les détenir. « Elles aggravent encore plus les hémorragies, détruisent les tissus en profondeur et diminuent nos chances de sauver des blessés », explique Basil Aklil, chef de service des urgences de Rafidia, à l’ouest de la ville.

Impossible de vérifier si elles ont été effectivement utilisées – aucune étude balistique n’a été faite pour le moment et les éclats dans les plaies ne permettent pas d’arriver à de telles conclusions. Mais, selon un rapport de Human Rights Watch sur la répression létale israélienne, il pourrait aussi s’agir de munitions standard tirées par des fusils de sniper, conçus pour une cible normalement située à 800 mètres, mais qui, utilisées à une faible distance – 100 mètres à peine –, expliqueraient l’aggravation des blessures.

L’histoire que tout le monde connaît

« C’était de la médecine de guerre », continue le docteur. Sur 45 patients et patientes admis·es dans cet hôpital de la ville, 9 seulement étaient dans un état stable. « Il y avait du sang partout, dans le couloir et dans les escaliers. La plupart des blessés étaient des jeunes, mais il y avait aussi des personnes âgées, des femmes, des enfants. Physiquement et psychologiquement, nous sommes tous épuisés. »

À l’étage supérieur, un chirurgien orthopédiste montre une photo sur son téléphone. Des blessures aux bras, certains sont déchiquetés. « Nous sommes des docteurs, c’est notre métier de soigner la population. Mais de voir les patients arrivés massivement blessés de cette manière, ça fait quelque chose. Surtout, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’un jour, ce sera quelqu’un de notre famille, un ami, une connaissance. Le moment où j’ai cru que j’allais craquer, c’est quand j’ai entendu ce qui était arrivé à Elias al-Ashkar », dit-il, posant la main sur son cœur.

Il évoque alors une histoire que tout le monde connaît désormais à Naplouse, celle de cet infirmier aux urgences de l’hôpital Al-Najah, l’autre établissement de la ville. Il a été appelé au bloc de dernière minute pour une réanimation : un homme âgé venait d’être blessé par balle et son cœur ne battait plus. L’infirmier lui fait un massage cardiaque. En vain. Le médecin à ses côtés finit par déclarer le décès et Elias al-Ashkar regarde, après coup, le visage du défunt. C’était son père.


 


 

Une feuille de route
pour l’annexion de la Cisjordanie

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich a été investi des affaires civiles de ce territoire occupé. Une nouvelle étape dans l’accaparement des terres palestiniennes.

Naplouse (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

La grande ville de Naplouse, au centre de la Cisjordanie, panse ses plaies. Mercredi 22 février, en plein milieu de la journée, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts – dont un adolescent de 16 ans et un homme de 72 ans – et plus de cent blessés, dont un journaliste de Palestine TV, Mohammed Al Khatib. Alors que les rues étaient pleines de monde, les véhicules israéliens ont encerclé un pâté de maisons et commencé à assiéger une habitation dans laquelle se trouvaient deux résistants palestiniens. Les soldats n’ont pas hésité à tirer des roquettes et à utiliser des drones. Un déploiement de forces qui vise officiellement à éradiquer toute forme de résistance. Le ministre israélien de la Défense, toute honte bue, a salué le « courage » des forces israéliennes à Naplouse. Ces opérations se multiplient, du nord au sud de la Cisjordanie. Le 26 janvier, neuf personnes étaient tuées dans le camp de réfugiés de Jénine (au nord). Jeudi, un jeune Palestinien de 22 ans mourait après avoir reçu une balle en pleine tête dans le camp d’Al Arroub, près d’Hébron. Depuis le début de l’année, 62 Palestiniens ont ainsi été abattus.

Mais, en réalité, les deux piliers fascistes de la coalition de Benyamin Netanyahou, ses ministres Itamar Ben Gvir, en charge de la sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, aux finances, cherchent, tout en les assassinant, à provoquer les Palestiniens, les désignant comme « terroristes ». Ben Gvir a ainsi intensifié les démolitions de maisons et les expulsions à Jérusalem, ce qui pourrait enflammer la ville en même temps que la Cisjordanie occupée. C’est le deuxième volet de la stratégie du gouvernement israélien. En s’affranchissant de tout contrôle juridique (lire page 2), il met en place de nouvelles structures visant à rendre concrète l’annexion des territoires palestiniens sans avoir à rendre de comptes.

Les Palestiniens sans recours

Si, jusqu’à présent, les territoires palestiniens se trouvaient sous la tutelle du ministre israélien de la Défense, les changements opérés ne laissent plus aucun doute. Les pouvoirs de Smotrich s’étendent désormais aux affaires civiles en Cisjordanie, car il devient « ministre au sein du ministère de la Défense ». Il a maintenant autorité sur la planification et la construction des colonies (qu’il entend étendre rapidement), gère le statut de ce qu’on appelle les avant-postes illégaux (c’est-à-dire des colonies érigées sans accord gouvernemental puis légalisées par la suite) et règle les questions d’attribution des terres.

Ce dernier point est essentiel. En cas de dépossession de leurs terres, les Palestiniens saisissaient, jusque-là, la Cour suprême pour faire respecter leurs droits. Ils avaient parfois gain de cause. Si cette Cour suprême perd ses prérogatives, ils n’auront plus aucun recours. Le fait que le ministre des Finances possède également les compétences de l’administration des territoires palestiniens occupés signe l’annexion de facto. Le Conseil de Yesha, représentant les colonies, ne s’y est pas trompé, y voyant « une nouvelle importante pour le mouvement d’implantation ». P. B.

  publié le 26 février 2023

François Gemenne :
« Ce texte est en décalage avec la réalité »

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, François Gemenne pose un regard critique sur le débat actuel autour des migrations.

François Gemenne : Spécialiste des questions migratoires et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, François Gemenne déplore l’approche électoraliste des dirigeants français en matière d’immigration. Il appelle à la mise en œuvre de politiques prenant davantage en compte les réalités contemporaines.

Quel regard portez-vous sur le débat public actuel concernant l’immigration ?

François Gemenne : Ce débat est complètement déconnecté du réel. Il est guidé soit par l’idéologie, soit par les prescriptions des sondages. Parce que c’est un enjeu de société essentiel, nous avons besoin d’y réintroduire de la rationalité. L’idée d’une Europe submergée par la migration africaine est complètement fausse. Seuls 14 % des migrants en provenance d’Afrique choisissent l’Europe. Et la France ne fait absolument pas face à une immigration hors de contrôle. Certains disent que la qualité de l’accueil dans un pays détermine le nombre de personnes qui y viennent. C’est l’idée de l’appel d’air. Mais aucune étude empirique ne montre que les gens choisissent leur destination en fonction du niveau de l’aide sociale. Le débat public ne s’appuie que sur des présupposés détachés de la réalité.

Que peut-on attendre du projet de réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin ?

François Gemenne : Ce projet de loi est en décalage avec les réalités de l’immigration. Je ne nie pas les transformations de la société engendrées par la migration, mais ce qui est vraiment frappant, c’est à quel point on cherche avant tout à flatter un certain électorat, plutôt qu’à améliorer le sort des personnes migrantes et les conditions de leur migration. Sans doute parce qu’elles ne font justement pas partie de l’électorat.

Quelles sont les transformations de la société imputables à l’immigration actuelle ?

François Gemenne : On observe d’abord une transformation en termes de visibilité des personnes migrantes. Contrairement à l’immigration essentiellement européenne des années 1950 ou 1960, les immigrés, en grande partie, ne sont pas blancs et ne sont pas, non plus, catholiques ou athées. Certains secteurs de l’économie reposent aussi largement sur les migrations. On assiste également à une forme de transformation culturelle. Dans certains collèges ou lycées, des questions se posent parfois face à une approche différente de la laïcité, par exemple. Tout cela interroge la société, indéniablement.

Doit-on y voir un danger ?

François Gemenne : Ces transformations sont impossibles à empêcher. Tant que l’idée sera de résister aux migrations, l’entreprise sera vaine. L’enjeu est principalement d’organiser la migration en veillant à ce qu’elle se passe au mieux dans l’intérêt des immigrés, de la société d’accueil et de la société de départ. Cela demande du courage politique. Nous attribuons trop souvent des qualités particulières aux immigrés. Les uns les voient comme des sortes de prix Nobel ou de médaillés olympiques en puissance. Les autres, à l’inverse, comme des délinquants ou des terroristes. La réalité : les immigrés ne sont pas différents de nous. Ils nous sont, au contraire, profondément semblables. Le débat public, tel qu’il est posé, nous impose de les voir soit comme une opportunité, soit comme un fardeau ou une menace. Nous ne nous permettrions pas ce genre de raisonnement avec d’autres corps de la société. On n’imagine pas qu’un débat soit possible sur la menace ou l’opportunité que représentent les personnes en situation de handicap.

Pourquoi une telle défiance persiste-t-elle à l’égard des étrangers ?

François Gemenne : Les pouvoirs publics considèrent le verbe intégrer comme strictement intransitif. Il s’agirait de s’intégrer, mais jamais d’intégrer. Les conséquences de cette logique, c’est la création de ghettos, des situations de très grande précarité économique et sociale, de grande précarité légale aussi. De plus, depuis le début de la crise syrienne, en 2014, on utilise un jugement normatif négatif sur les migrants économiques. Ils sont montrés du doigt pour faire accepter l’accueil des réfugiés syriens. Or, la désignation de catégories de bons réfugiés et de mauvais migrants ne recoupe aucune réalité empirique. Ce sont des constructions politiques. Les motifs des migrations sont de plus en plus mixtes et s’influencent mutuellement. Le véritable problème, c’est qu’en réduisant drastiquement les voies d’immigration économique, on a fait de l’asile la seule porte d’entrée légale sur le territoire. C’est pour ça qu’on a une demande d’asile en perpétuelle augmentation et des obligations de quitter le territoire dans une quantité telle qu’elles ne peuvent pas toutes être exécutées. C’est tout le système qui est à repenser.


 


 

Immigration.
Petites phrases,
gros préjugés

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

On ne compte plus les sorties malveillantes qui alimentent la controverse autour de l’accueil des immigrés. À la veille des débats autour d’une énième loi sur l’immigration, l'Humanité rétablit la vérité sur certaines d’entre elles. 

L’aide médicale d’État, qui permet aux immigrés en situation irrégulière une prise en charge de leurs soins, ne pèse pas sur les comptes de la Sécurité sociale, comme veulent le faire croire certains. Elle représente à peine 0,5% des dépenses de santé, selon la sénatrice communiste Laurence Cohen. © Jean-Philippe Ksiazek/AFP

Le débat public autour de l’immigration est régulièrement gangrené par des contre-vérités émanant de presque toutes les tendances politiques, depuis le sommet de l’État jusqu’aux égouts idéologiques de l’extrême droite. En s’appuyant sur des données réelles, on s’aperçoit que de nombreux préjugés n’ont aucun fondement. Nos dirigeants seraient bien inspirés de faire preuve du courage politique nécessaire à la mise en place de réelles politiques d’accueil, plutôt que d’écouter ou d’entretenir les balivernes xénophobes. Le sort de milliers de nos semblables venus d’ailleurs comme celui de toute la société s’en trouveraient, de fait, améliorés. Petit exercice de désintox.

La submersion continue. Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale (janvier 2020)

« Submersion migratoire », « grand remplacement », « invasion », la France fait-elle face à une immigration incontrôlée ? En réalité, dans l’Hexagone, depuis plusieurs années, le flux des arrivées de personnes migrantes stagne autour de 0,40 % de la population. C’est deux fois moins que la moyenne des pays membres de l’OCDE. Concernant les réfugiés et demandeurs d’asile, avec environ 85 personnes accueillies pour 10 000 habitants, la France se situe au neuvième rang des pays européens. Au niveau mondial, la Turquie, par exemple, accueille 486 personnes pour 10 000 habitants, soit 5,7 fois plus que la France.

L’immigration vient (…) alimenter le chômage.Marion Maréchal, vice-présidente de Reconquête (décembre 2022)

L’idée que les étrangers viendraient prendre le travail de Français est une contre-vérité reprise année après année par les xénophobes en tout genre. Bien au contraire, « l’immigration a un effet positif, à la fois sur les salaires et l’emploi des natifs de même niveau de qualification », indiquait, en 2021, le très officiel Conseil d’analyse économique. Le travail des immigrés crée même de la richesse. L’OCDE indique qu’entre 2006 et 2018, les immigrés ont, chaque année, généré en moyenne 1,02 % du PIB.

Les mesures que (le gouvernement) propose sont un formidable appel d’air. Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat (novembre 2022)

Le mythe de « l’appel d’air » revient régulièrement dans les discours hostiles aux politiques d’accueil des immigrés. Or, ce concept, basé sur l’idée que les bonnes conditions d’accueil prévues par un État, comme l’octroi de droits sociaux, seraient déterminantes dans le choix des immigrés de se rendre dans un pays, n’a aucun fondement scientifique. « Ce n’est pas l’ouverture des frontières qui crée l’appel d’air, mais les conditions structurelles des situations de départ, propices ou non aux migrations », rappelle régulièrement Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS. En outre, un étranger en situation régulière, en France, n’a en réalité pas immédiatement accès aux prestations sociales. Elles sont pour la plupart soumises à une durée minimale de présence : cinq ans, par exemple, pour le RSA et dix ans pour le minimum vieillesse.

Des cars (d’immigrés) arriveront dans les rues de votre commune, que des hommes. Car il s’agit la plupart du temps d’hommes. Éric Zemmour, président de Reconquête (septembre 2022)

Les hordes de jeunes hommes immigrés menaçant nos paisibles places de village sont un autre fantasme largement diffusé par la droite et l’extrême droite. Dans les faits, depuis une quinzaine d’années, l’immigration féminine est majoritaire en France métropolitaine. Les femmes représentaient, selon l’Insee, près de 51,5 % des immigrés en 2020. Elles sont majoritaires, précise l’Institut, « en particulier parmi ceux originaires de Russie (66 %), de Chine (61 %), du Brésil (57 %) ou encore d’Algérie (56 %). Elles sont également plus diplômées que les hommes » ; 46 % des immigrées arrivées en 2019 étaient diplômées du supérieur, contre 39 % des hommes.

La moitié au moins des faits de délinquance vient de personnes qui sont des étrangers. Emmanuel Macron, président de la République (octobre 2022)

Le lien artificiel entre délinquance et immigration ou entre terroristes et immigrés sert régulièrement à justifier les politiques répressives. Fermetures des frontières, contrôles au faciès, etc. sont souvent justifiés par ces associations d’idées pourtant mensongères. 15 % des personnes condamnées en France sont de nationalité étrangère, c’est vrai, mais « dans 99,2 % des condamnations de personnes de nationalité étrangère, les infractions sont des délits et dans seulement 0,8 %, des crimes », indique l’institut Convergences Migrations, affilié au CNRS. Et de préciser, en outre, que ces délits sont « pour l’essentiel des infractions liées à la régularité du séjour en France ». Par contre, les étrangers sont bel et bien discriminés par la police et la justice. Une étude du CNRS, de 2020, affirme que « les représentations racistes orientent la vigilance policière, contribuant de fait à la surreprésentation des personnes immigrées (…) parmi les personnes interpellées et condamnées ».

Il est urgent d’envoyer un signal ferme en mettant fin aux incitations à l’immigration massive comme l’aide médicale d’État. Alexandre Loubet, vice-président du groupe RN à l’Assemblée nationale (octobre 2022)

L’extrême droite et la droite fustigent régulièrement l’aide médicale d’État (AME), un dispositif qui permet aux immigrés en situation irrégulière de bénéficier d’une prise en charge de leurs soins de santé. Le sénateur LR Christian Klinger dénonçait, en novembre 2022, une augmentation « continue et non maîtrisée des dépenses » de l’AME, prouvant que le gouvernement souhaite encourager « une poursuite de la progression du nombre d’étrangers en situation irrégulière. » En réalité, l’AME n’a quasiment aucun impact sur le budget de la Sécurité sociale. Elle ne représente « que 0,5 % des dépenses de santé », a d’ailleurs insisté la sénatrice communiste Laurence Cohen, lors des débats sénatoriaux à ce sujet. De plus, depuis 2020, l’obtention de cette aide est conditionnée à une durée minimale de séjour de trois mois. Et depuis 2021, le bénéfice de certaines prestations non urgentes ne peut intervenir qu’après neuf mois d’inscription comme bénéficiaire.

 

  publié le 25 février 2023

Libertés publiques. Le destin de Vincenzo Vecchi se joue à Lyon

Loan Nguyen sur www.humanite.fr

Le militant altermondialiste italien comparaissait vendredi devant la cour d’appel de Lyon pour déterminer si la justice française devait ou non exécuter le mandat d’arrêt européen le livrant à l’Italie. En cas d’extradition, il devra purger douze ans et demi de prison en vertu d’une loi fasciste. Lyon, envoyée spéciale.

Ce qui frappe en premier, c’est le contraste formel. Aux chants qui résonnent sur le parvis du palais de justice de Lyon, ce vendredi, en soutien à Vincenzo Vecchi, s’opposent les prises de parole quasi inaudibles du juge et de l’avocat général de la cour d’appel. « Il n’a pas tué, n’a pas volé/Mais a manifesté/Depuis quand, prend-on douze ans/Pour exprimer ses idées », entonnent à l’extérieur les membres du comité de soutien au militant altermondialiste italien, condamné à douze ans et six mois de prison dans son pays pour des dégradations matérielles en marge des manifestations contre le G8 de Gênes, en 2001.

Des amis bretons mais aussi italiens de Vincenzo Vecchi ont fait le déplacement, de même que l’ancienne magistrate anticorruption Eva Joly et des représentants de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Après deux décisions de la cour d’appel de Rennes en 2019 puis de celle d’Angers en 2020 refusant d’exécuter le mandat d’arrêt européen visant le charpentier installé dans le Morbihan depuis treize ans - toutes deux ayant fait l’objet d’un pourvoi en cassation de la part du ministère public -, l’affaire était renvoyée devant la cour d’appel de Lyon ce vendredi.

« Une vieille mascotte mussolinienne »

« Ce qui lui est reproché, c’est tout au plus d’avoir dégradé du mobilier urbain, d’avoir pris deux planches pour faire une barricade et d’avoir brûlé un pneu il y a plus de vingt ans », résume l’un des avocats de Vincenzo Vecchi, Maître Maxime Tessier, qui souligne la disproportion de la peine prononcée. L’avocat général près la cour d’appel avance de son côté d’autres faits dont l’agression d’un photographe, l’incendie d’une banque et d’une voiture commis lors des événements de Gênes. Des faits prescrits d’une part, et, d’autre part, dont l’Italien ne serait « pas auteur », d’après ses conseils, mais pour lesquels il n’aurait eu comme tort que de se trouver « à proximité ». Qu’importe, pour les juges italiens, que Vincenzo Vecchi ait personnellement commis ou non ces faits. « Ils ont ressorti des oubliettes une vieille mascotte mussolinienne, la loi réprimant la »dévastation et le pillage« , inusitée depuis 76 ans. C’est un outil fasciste de répression des luttes sociales qui vous rend coupable de ce qui se passe à proximité, que vous soyez auteur ou non. Cela équivaut à sanctionner un concours moral ou une responsabilité passive, ce qui va totalement à l’encontre du principe de responsabilité personnelle consacrée par le droit français », explique Pascale Jaouen, ancienne avocate et ex-magistrate et membre du comité de soutien à Vincenzo Vecchi, qui rappelle que le militant italien a déjà subi quinze mois de détention provisoire dont trois mois en France.

« Vincenzo a une famille ici, il travaille dans une Scop de construction écologique. Pour nous, c’est déchirant de se réveiller la nuit en se disant que quelqu’un qu’on aime peut nous être enlevé », résume Jean-Baptiste Ferraglio, membre du comité de soutien de Rochefort-en-Terre (Morbihan), village dans lequel Vincenzo Vecchi possède de nombreuses attaches. Mais, au-delà du cas du militant italien, c’est autre chose de beaucoup plus important qui se joue, à en croire ses soutiens. « Vincenzo est devenu un symbole malgré lui mais cette affaire va au-delà de lui maintenant », ajoute Jean-Baptiste Ferraglio. « Nous sommes très préoccupés par le fait que cette loi »dévastation et pillage« soit validée en dehors de l’Italie », pointe Luca Vanetti, ami de Vincenzo, qui a fait le déplacement depuis Milan.

Un débat juridique autour du mandat d’arrêt européen

« On fait face à un acharnement judiciaire doublé d’un acharnement politique dans cette affaire, insiste Patrick Canin, représentant du bureau national de la LDH. Par deux fois, la procédure aurait pu s’arrêter lorsque la cour d’appel de Rennes puis celle d’Angers ont estimé qu’il ne fallait pas exécuter le mandat d’arrêt européen. Or, à chaque fois, le ministère public français s’est pourvu en cassation. » Lors du dernier pourvoi en cassation, les juges ont demandé que la Cour de justice de l’Union européenne soit saisie pour éclaircir un point soulevé par la cour d’appel d’Angers, à savoir : un État doit-il ou non exécuter un mandat d’arrêt européen se basant sur une qualification pénale – en l’espèce « dévastation et pillage » - n’existant pas dans son droit national ? À cette question, la juridiction européenne a répondu, le 14 juillet dernier, de manière défavorable aux partisans de Vincenzo Vecchi, estimant qu’il n’était pas nécessaire qu’il existe des infractions équivalentes dans les deux pays. « La chambre d’instruction de Lyon n’est pas obligée de suivre le même raisonnement juridique », pointe Maître Catherine Glon, conseil de Vincenzo Vecchi. « Votre juridiction reste souveraine pour exercer son contrôle de proportionnalité », insiste-t-elle. « Cela fait plus de vingt ans depuis Gênes qu’on attend une parole de justice. On espère que cette parole de justice puisse être prononcée en France », lâche Luca Vanetti. Réponse le 24 mars, au moment du délibéré de la cour d’appel de Lyon.


 


 

Le militant Vincenzo Vecchi à ses juges : « Vous avez un choix moral à faire »

Oriane Mollaret (Rue89 Lyon) sur www.mediapart.fr

La cour d’appel de Lyon a examiné, vendredi 24 février, l’affaire Vincenzo Vecchi. L’Italie réclame sans relâche ce militant italien, condamné à douze ans et demi de prison pour avoir participé au contre-sommet de Gênes, en 2001. En quatre ans, la cour d’appel de Lyon est la troisième à se pencher sur le dossier.

Ils sont une centaine à faire le pied de grue au pied des marches de la cour d’appel de Lyon, dans le Vieux Lyon. Des banderoles noires tendues de part et d’autre réclament la « liberté définitive pour Vincenzo Vecchi ». Juste à côté, une pancarte en carton s’indigne : « 12 ans pour une manif, vous êtes sérieux ?! » Car c’est bien ce que risque Vincenzo Vecchi si la France décide de le renvoyer en Italie.

Ce militant anticapitaliste et antifasciste italien est traqué par son pays natal depuis sa participation au contre-sommet de Gênes, en 2001. Entre le 20 et le 22 juillet 2001, 200 à 300 000 manifestants avaient convergé sur la ville italienne pour s’opposer à la tenue du G8. La répression avait été particulièrement violente, faisant des centaines de blessés et un mort.

En 2012, la justice italienne avait condamné une dizaine de manifestants, surnommés les « Dix de Gênes » à de sévères peines de prison. Parmi eux, Vincenzo Vecchi avait écopé de 12 ans et demi. Redoutant justement une sanction de cet acabit, le militant avait fui en France avant son procès. En 2012, l’Italie a émis un mandat d’arrêt européen à son encontre, pour les faits de Gênes, ainsi que pour avoir participé à une manifestation antifasciste à Milan en 2006. Vincenzo Vecchi vivait dans un petit village du Morbihan, où il avait trouvé refuge en 2011, jusqu’à son arrestation par la police française en août 2019.

Depuis, il refuse d’être restitué à l’Italie. L’affaire est déjà passée devant les cours d’appel de Rennes et d’Angers, qui sont allées dans son sens. Les deux fois, le ministère public a fait en pourvoi en cassation, et l’affaire a été renvoyée devant une autre cour d’appel. Ce vendredi 24 février, celle de Lyon est la troisième cour d’appel à se pencher sur l’affaire.

12 ans et demi d’emprisonnement en Italie

Cette troisième audience commence dans une ambiance fébrile. Tout le monde n’a pas pu entrer dans la salle exiguë de la cour d’appel de Lyon. Une trentaine de personnes se serrent sur les bancs de bois, alors que plusieurs dizaines d’autres ont choisi de rester dehors, sur les marches du tribunal. Sans surprise, la double incrimination, une des questions centrales de ce dossier, revient rapidement. C’est là-dessus qu’a buté la cour d’appel de Rennes, puis celle d’Angers. En clair, pour qu’un mandat d’arrêt européen s’applique, il faut que les infractions qui sont reprochées à la personne visée par le mandat, en l’occurrence Vincenzo Vecchi, existent dans les deux pays.

Concrètement, il est reproché à Vincenzo Vecchi quatre infractions, qui lui ont chacune valu des peines de prison différentes en Italie. Le fait d’avoir obligé, en réunion, par la violence et la menace, un photographe à ne pas prendre de photos des manifestants du contre-sommet de Gênes, et lui avoir volé son matériel : un an d’emprisonnement. Le fait d’avoir emporté un nombre indéterminé de cocktails Molotov et celui de les avoir fait exploser : neuf mois pour chacune de ces infractions. Et enfin, la fameuse qualification de « dévastation et pillage », soit la destruction d’aménagement public, le saccage d’une banque et de voitures, qui lui a valu à elle seule 10 ans de prison. Soit un total de 12 ans et demi d’incarcération.

Or, ce chef d’accusation n’existe pas en droit français. Lors du deuxième pourvoi en cassation, la Cour de cassation a sollicité l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la question. Dans un arrêt en date du 14 juillet 2022, celle-ci a affirmé que la condition de double incrimination pouvait être considérée comme remplie si au moins certains des faits reprochés constituent une infraction dans les deux pays, même qualifiée différemment et avec une sanction bien différente. C’est à la suite de cette décision que la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Lyon.

La question de la double incrimination écartée

Cette absence de double incrimination, qui est l’un des arguments principaux de la défense, fera long feu à Lyon. Le président de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Lyon, Guy Pisana, le balaie dès le début de l’audience : « Avant la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire de décembre 2021, en cas d’absence de double incrimination la remise était impossible. Depuis cette loi, la remise peut quand même être accordée. » Pour lui, la double incrimination n’est donc pas la question. De son côté, l’avocat général, David Aumonier, a décidé de suivre l’avis de la CJUE, et requis « avec force et vigueur » la remise de Vincenzo Vecchi aux autorités italiennes.

Comment juger quelqu’un pour une infraction qui ne figure pas dans le droit français ? Me Glon, l’avocate de Vincenzo Vecchi, s’accroche. En 2020, la cour d’appel d’Angers a choisi de faire « l’autopsie » des faits, de prendre chaque infraction pour en trouver l’équivalence en français. Elle en a retenu sept, dont deux pénalement répréhensibles en droit français. Mais pour ces deux-là, « M. Vecchi n’était pas là !, affirme Me Glon. Il était à proximité, parmi les dizaines de milliers de manifestants. » Ce vendredi, la défense ne demande pas à la cour d’appel de Lyon de suivre la logique de celle d’Angers. « La défense a un raisonnement simple, basique : ça n’existe pas chez nous, ça n’existe pas chez nous. »

L’avocate sort alors un petit livre compact, d’apparence ancienne et couvert de post-it, qu’elle tend au président de la cour. Le livret semble impressionner le magistrat. Il s’agit d’un Code pénal français de 1832, dans lequel figurait, noir sur blanc, l’infraction « pillage et dévastation ». Celle-ci a disparu du droit français en 1994. « La France a mis fin à ça », insiste MGlon.

« Vincenzo Vecchi vit, travaille et paie ses impôts ici ! »

Cette fois-ci, c’est au tour de son confrère Maxime Tessier, second avocat de Vincenzo Vecchi, de prendre la parole. Lui va partir de l’hypothèse selon laquelle son client serait remis à l’Italie et incarcéré là-bas. Comment garantir qu’il n’y subirait pas des traitements inhumains et dégradants ? Dans son réquisitoire, l’avocat général avait aussi abordé cette question.

« Il y a des systèmes de détention particuliers pour certaines personnes dont les terroristes », avait-il argué. « M. Vecchi n’en relève pas », s’était-il hâté d’ajouter. Et de s’appuyer sur les taux d’occupation des prisons italiennes - « on n’est pas à 100 % » – pour en conclure que les conditions de détention n’y sont pas si différentes qu’en France. « Ça ne peut pas être un argument, réagit MTessier. Ça revient à dire que la situation pénitentiaire est au moins aussi pire en France et en Italie. On ne peut pas s’en satisfaire. »

L’avocat poursuit sur l’atteinte à la vie privée que représenterait pour Vincenzo Vecchi sa restitution à l’Italie. Réfugié en France depuis 2011, Vincenzo Vecchi travaille actuellement comme charpentier dans le Morbihan. Il vit là-bas, dans un petit village breton, avec sa conjointe et les enfants de celle-ci. Elle a fait le déplacement depuis la Bretagne et se tient raide, tendue, deux rangées derrière Vincenzo Vecchi.

Ses collègues aussi sont venus, reconnaissables à leurs parkas floquées du nom de leur boîte, « Écho Paille ». Sans parler du solide comité de soutien qui s’est monté dès son arrestation à Rochefort-en-Terre, toujours dans le Morbihan, en août 2019.

Me Tessier s’appuie sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il rappelle que c’est sur cet article que s’est également appuyée la cour d’appel de Paris dans une décision récente qui va dans le sens de Vincenzo Vecchi. Dix militants d’extrême gauche italiens, ex-membres des Brigades rouges, réfugiés en France depuis plusieurs dizaines d’années, étaient eux aussi sous la menace d’un aller simple pour l’Italie.

Celle-ci les réclamait pour des faits de terrorisme commis lors des « années de plomb » italiennes, dans les années 1970-1980. En juin 2022, la cour d’appel de Paris a refusé leur extradition. « Ils étaient membres des Brigades rouges, et la cour d’appel de Paris a refusé, souligne Me Tessier. Là, tout ce qu’on peut reprocher à M. Vecchi, c’est d’avoir dégradé du mobilier urbain et des parterres de fleurs. Est-ce qu’il y a besoin de déraciner M. Vecchi, le privant de sa famille, 20 ans après les faits ? »

L’extrême droite italienne en filigrane

Tout au long de cette audience, plane une menace sur laquelle les avocats de Vincenzo Vecchi ne s’appesantissent pas. Pas besoin. Dans la salle, Français comme Italiens ont en tête le visage de Giorgia Meloni, nouvelle première ministre italienne, et son parti Fratelli d’Italia, héritier du parti néofasciste Mouvement social italien (MSI). De quoi raviver les inquiétudes concernant le devenir des militants d’extrême gauche comme Vincenzo Vecchi, une fois en Italie.

Il faut aussi préciser que les murs de la cour d’appel de Lyon ont une lourde charge symbolique. C’est dans la salle voisine que fut jugé Klaus Barbie en 1987. « Je ne sais pas si l’histoire fait bien les choses, mais elle envoie des signes », remarquait MTessier avant d’entrer dans la salle d’audience. Il a décidé de poursuivre sa plaidoirie dans ce sens, en citant une tribune en faveur de Vincenzo Vecchi écrite par l’écrivain lyonnais, Éric Vuillard. « Petit-fils du bâtonnier du barreau de Lyon Paul Vuillard, résistant », précise-t-il avant de conclure.

Au terme d’une audience de plus de trois heures, le président de la cour d’appel de Lyon demande à Vincenzo Vecchi de s’approcher. Le militant italien ne fait pas ses 50 ans. Cheveux ras, lunettes à montures d’écaille et pull rayé, Vincenzo Vecchi ressemble fortement à M. Tout-le-Monde. D’un pas discret, presque timide, il s’avance. « Je ne voudrais pas être à votre place aujourd’hui, lance-t-il avec douceur au magistrat. J’ai reconnu ce qui m’était reproché, je suis ici parce que j’étais en manif. Maintenant, vous avez un choix à faire, un choix moral et éthique. »

Après cette déclaration, Vincenzo Vecchi quitte tranquillement la cour d’appel de Lyon, l’air serein, sous les applaudissements de la foule qui l’attend dehors. Discret, comme toujours, il s’empresse de disparaître dans un coin, fuyant les questions.

La cour d’appel de Lyon rendra sa décision le 24 mars. En cas de refus de restituer Vincenzo Vecchi à l’Italie, le ministère public pourrait, une fois de plus, former un pourvoi en cassation. Et cette affaire, dont les faits remontent maintenant à plus de 20 ans, continuer son ping-pong judiciaire.

publié le 25 février 2023

« Revenez demain, Madame »

Maryam Madjidi sur www.humanite.fr

C’est l’histoire d’une jeune fille qui s’appelle Chloé. Elle a 24 ans et vit à Blois. L’été 2022, elle rencontre Marvin, 27 ans. Un jeune homme violent. L’entourage de la jeune fille s’inquiète. La mère sent que sa fille est en danger. Chloé finit par se séparer mais l’homme devient de plus en plus agressif. Il refuse la séparation. Il veut avoir des « explications » avec elle. Elle avait constitué un dossier qui contenait tous les faits de violence, menaces et harcèlement dont elle était victime depuis plusieurs mois afin de déposer plainte contre lui.

Nous sommes le 13 décemb re 2022, il se rend à Blois et il l’agresse une première fois dans la rue. Une voiture de la police municipale passe. Chloé interpelle les agents. L’agresseur en profite pour prendre la fuite. Les policiers lui disent : « Allez porter plainte au commissariat. » Chloé se rend au commissariat avec son dossier de faits de violence sous le bras et la peur au ventre. L’agresseur rôde dans les parages. Le policier qui la reçoit lui dit poliment : « Revenez demain, Madame. » Pourquoi ? Parce qu’il est 17 h 24, l’agent doit boucler un complément de plainte pour vol, il n’aura pas le temps de prendre sa plainte, lire le dossier, signaler l’agresseur, la protéger, bref en un mot faire son boulot. À 17 h 24, un agent de police ne prend plus de dépôt de plainte pour violences conjugales. Il faut le savoir. À 17 h 24, un agent de police estime qu’un dossier de vol passe avant le dossier d’une femme victime de violences. Trois minutes. Il la reçoit trois minutes en tout et pour tout. « Revenez demain, Madame. »

Le lendemain, Chloé est dans le coma au centre hospitalier de Tours avec un traumatisme crânio-facial, un hématome de 13 cm au crâne, des lésions hémorragiques majeures au cerveau, le pronostic vital engagé. Sur le plan neurologique, des séquelles à vie. On a retrouvé l’agresseur. Il a avoué les coups de pied d’écrasement donnés à la tête de son ex-compagne. Cet homme a déjà été condamné à 14 reprises pour des faits de violence, stupéfiants et port d’arme prohibée, et a eu une condamnation, en 2015, à quatre mois de prison avec sursis pour des violences conjugales sur une précédente compagne.

Si, à 17 h 24, l’agent de police avait tapé sur son petit clavier le nom de cet homme, il aurait eu accès à toutes ses condamnations et compris que sa priorité était de mettre Chloé en sécurité. Ce même agent qui avait été sanctionné en août dernier d’un avertissement pour « manque de diligence » lors d’une affaire de rixe dans un bus. Cette fois-ci, sa négligence a failli coûter la vie à une femme. Deux mois après, Chloé sort du coma. Mais les séquelles sont lourdes. La mère dit que sa fille est comme un enfant de 2, 3 ans. Elle doit tout réapprendre : parler, marcher, lire, écrire.

Alors, en attendant que Chloé réapprenne à vivre, j’aimerais que la « grande cause du quinquennat », promise en 2017 comme en 2022, commence par interdire dans tous les commissariats cette phrase : « Revenez demain, Madame. »

publié le 24 février 2023

Gilbert Achcar : « C’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement »

Youness Machichi sur www.humanite.fr

Le chercheur anti-impérialiste, spécialiste des relations internationales, Gilbert Achcar explore l’hypothèse de la paix en Ukraine. La Chine et d’autres pays qui affichent leur « neutralité » par rapport à la guerre en cours pourraient jouer un rôle majeur à cet égard.


 

Vladimir Poutine vient d’annoncer la suspension des accords New Start relatifs au désarmement nucléaire. Au moment où la Finlande et la Suède s’apprêtent à rejoindre l’OTAN, le président Américain Joe Biden déclare lors de sa visite à Varsovie « l’OTAN ne sera pas divisée et nous ne lâcherons pas ». L’hypothèse d’une résolution pacifique du conflit s’éloigne-t-elle ? La Chine semble par ailleurs préparer un plan de paix. Pensez-vous qu’elle pourrait devenir un acteur décisif pour la fin du conflit ?

Gilbert Achcar : Il est clair qu’un an après, les perspectives de paix semblent plutôt lointaines. Il me semble assez évident que ce conflit ne saurait être résolu militairement, au sens où là Russie n’a clairement pas les moyens de prendre et de maintenir l’ensemble des territoires qu’elle a officiellement annexés. Et l’Ukraine, d’autre part, n’a pas les moyens d’infliger à la Russie une défaite telle qu’elle soit forcée de capituler. Dans ce sens, c’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement, à moins d’une crise politique en Russie qui changerait complètement la donne. Du fait que la confrontation oppose la Russie à l’OTAN – puisque sans être directement belligérante, l’organisation y est impliquée par son soutien à l’Ukraine – cela ne laisse qu’une troisième force à l’échelle mondiale susceptible de modifier le cours des choses, et c’est la Chine. Pékin n’a cessé d’invoquer les principes, inscrits dans la charte des Nations Unies, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États. La Chine est aujourd’hui un débouché vital pour l’économie russe, et notamment pour les exportations russes d’hydrocarbures. Elle a donc les moyens de peser de façon décisive sur la Russie. Il reste à savoir ce qu’elle va décider. Je ne participe pas de cette vision qui considère la Chine d’emblée comme étant complice de la Russie dans cette guerre. Ce n’est pas dans son intérêt sur le plan économique. Et l’alliance russo-chinoise établie depuis la fin de la guerre froide s’en est trouvée très affaiblie. La crédibilité de la force militaire russe a été fortement diminuée par l’échec fracassant de sa première phase en Ukraine et son enlisement ultérieur à l’est du pays. J’espère que la Chine formulera une position permettant de débloquer la situation et d’enclencher un processus de règlement politique. Si, par contre, Pékin ne fait qu’appeler à un cessez-le-feu et à des négociations sans réaffirmer les principes du droit international – et notamment l’inadmissibilité de l’acquisition de territoire par la force – on aura malheureusement raté une occasion majeure de changer le cour des choses.

Vous avez déclaré que l’invasion impérialiste de l’Irak en 2003, après la guerre du Kosovo en 1999, constituait un « moment fondateur de la nouvelle guerre froide ». Dans quelle mesure peut-on faire une analogie avec l’invasion russe près de 20 ans après ?

Gilbert Achcar : L’analogie s’impose. Poutine aurait pu utiliser la formule « regime change » (changement de régime) que les États-Unis ont utilisée au moment de l’invasion de l’Irak. C’est exactement ce qu’il ambitionnait de faire quand il a envahi l’Ukraine. Il pensait pouvoir facilement arriver à Kiev et déposer le gouvernement pour instaurer un régime sous sa coupe. C’est ce que les États-Unis ont fait en Irak, même si le résultat a été un fiasco total dans la mesure où c’est finalement l’Iran qui a tiré les marrons du feu. Si toutefois les États-Unis ont pu arriver sans difficulté à Bagdad, c’est non seulement, parce que l’armée irakienne avait déjà été détruite par les États-Unis en 1991, mais aussi parce que la majorité de la population irakienne était fortement hostile à Saddam Hussein. C’est une différence majeure. Quand Poutine est intervenu en Ukraine, il était persuadé que la plupart des Ukrainiens se sentaient russes et souhaitaient être de nouveau rattachés à la Russie. Il s’est heurté à une résistance à laquelle il ne s’attendait guère.

Lors du vote du 2 mars 2022 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la résolution condamnant l’agression russe contre l’Ukraine, cinq pays se sont opposés et une trentaine, en majorité africains et asiatiques, se sont abstenus. De nombreux pays mettent ainsi en place une forme de « neutralité calculée » vis-à-vis du conflit. Peut-on y voir un certain « retour des non-alignés » ?

Gilbert Achcar : Les populations des pays du Sud mondial ne trouvent pas leur intérêt dans la confrontation entre grandes puissances. Elles voient bien que la Russie viole le droit international en envahissant l’Ukraine. Mais, elles ne peuvent pas être solidaires des États-Unis, de la France ou de la Grande-Bretagne parce qu’elles savent pertinemment que ces États ont fait de même, sinon pire, avec leurs pays. Ils l’ont fait très longtemps et continuent de le faire. La série des guerres impériales menées par les États-Unis est longue. Ils viennent à peine de sortir d’Afghanistan. La France continue de croire qu’une partie de l’Afrique est son pré carré. La Grande-Bretagne se croit encore à la tête d’un empire planétaire. L’Empire russe, quant à lui, pratiquait un colonialisme de continuité territoriale sur ses « marches » et dans le nord asiatique. Il n’y a donc pas eu domination coloniale russe dans le Sud mondial comparable aux empires coloniaux occidentaux d’outremer. Les pays du Sud ne sauraient applaudir l’invasion de l’Ukraine, excepté quelques rares gouvernements étroitement liés à Moscou. Mais, en même temps, nombre d’entre eux ne veulent pas se joindre au concert des puissances occidentales, encore moins s’ils ont des liens étroits avec la Chine. D’où cette « neutralité ». Les votes neutres indiquent bien que l’affrontement mondial en cours est perçu par une bonne partie des pays du Sud comme un conflit entre pays du Nord.

 

 

 

L’urgence de trouver des solutions pacifiques en Ukraine

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Le 24 février 2022, l’horreur frappait de nouveau en Europe. Avec l’invasion de l’Ukraine par Poutine et le cénacle des oligarques russes, c’est un crime contre la paix et contre l’intégrité territoriale d’un État, au mépris du droit international, qui a été perpétré. Rien ne peut justifier cette guerre, pas même les erreurs et les provocations occidentales avec l’élargissement de l’Otan depuis vingt ans. Disons-le même tout net : le peuple ukrainien a le droit de résister face à l’invasion lancée par le maître du Kremlin. Ce dernier s’est inventé une légitimité à envahir son voisin pour restaurer un passé mythifié et se trouver un débouché économique dans la reconfiguration géopolitique en cours.

Cette guerre signifie avant tout le chaos, la mort et la destruction. 300 000 personnes ont déjà succombé sous les rafales des balles et les tirs des obus. Des millions d’Ukrainiens, femmes et enfants, ont été contraints à l’exil. Les dégâts matériels sont considérables. Les jeunesses des deux pays, véritable chair à canon, prisonnières de combats durs et féroces, n’ont rien à y gagner, elles ne peuvent qu’y perdre leurs vies et ajouter du malheur au désastre. Une génération d’Ukrainiens et de Russes risque de nourrir ressentiments et haines pendant des décennies. Tout semble indiquer que le conflit pourrait durer longtemps. L’accord pour livrer toujours plus d’armes à l’Ukraine le prouve. Demain des chars et après-­demain des avions ? Toujours plus destructrices, ces livraisons entraîneront davantage de chaos, de morts et de fracas.

Alors quelle autre solution ? Il n’est pas possible de « parier » sur une prolongation du conflit en Ukraine. Les va-t-en-guerre de plateaux nous accusent déjà de céder à l’envahisseur russe. Il n’en est rien. La lucidité et l’esprit de responsabilité nous imposent de trouver des solutions politiques. Tous les efforts diplomatiques doivent être déployés pour obtenir un cessez-le-feu d’abord, puis construire un plan de paix, respectant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, sous l’égide de l’ONU et des grandes puissances, y compris non occidentales. Les quelques espaces de négociation entre Russes et Ukrainiens ouverts en 2022, sur le blé et les échanges de prisonniers, montrent que rien n’est jamais fermé. Ce conflit doit être le prélude à bâtir une nouvelle architecture de sécurité collective en Europe, seule à même de construire durablement la paix. C’est à ce prix que les plaies ne resteront pas béantes pendant des générations.

Les relations internationales se tendent dangereusement, comme l’illustrent les 2 113 milliards de dollars dépensés en armes en 2021. Un mouvement mondial pour la paix doit également se lever pour l’Ukraine et les autres théâtres de guerre. Pas celui d’un pacifisme béat qui reviendrait à ne pas agir, mais celui d’une voix forte pour imposer la paix et le désarmement comme projet pour l’humanité. Partout où les combats sévissent dans le monde, ce sont les peuples qui en paient le prix fort, renforçant les intégrismes et les nationalismes toujours plus belliqueux. L’arme nucléaire étant une menace toujours aussi effrayante aux mains d’autocrates, il faut œuvrer à son élimination.

Les besoins sociaux immenses (dans la formation, la santé, etc.), le changement climatique et avec lui ses défis colossaux pour nos sociétés et le vivant dans la gestion des ressources nous imposent urgemment de changer de logiciel. Partout, nous devons coopérer et partager les savoirs, les pouvoirs et les richesses. Le pari de la paix et des communs reste le défi le plus juste pour notre avenir.


 


 

 

 

Bertrand Badie, politiste : « On ne peut pas penser une paix sur la base d’une victoire militaire »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Pour le spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie, la fin du conflit en Ukraine ne peut venir que d’une diplomatie « plus systémique que relationnelle ». Entretien


 

En quoi cette première année de guerre a modifié les relations internationales ?

Bertrand Badie : On découvre une forme de conflictualité tout à fait inédite. C’est probablement ce qui restera du point de vue des historiens. On voit se dessiner les contours d’une nouvelle diplomatie, avec notamment une importance renforcée de ce que l’on appelle le Sud global et les puissances émergentes. On a dit trop vite que l’on assistait à un retour de la guerre. Or, lorsqu’on observe le déroulement de ce conflit, on est loin d’être dans cette logique de reproduction. Personnellement, j’ai choisi de parler non pas de troisième guerre mondiale, mais de guerre mondialisée.

Pour la première fois dans un contexte totalement inédit, on voit une guerre au départ bilatérale irradier à grande vitesse l’ensemble de l’humanité, avec notamment la décision des Occidentaux de se ranger aux côtés de l’Ukraine mais sans participer au conflit, produisant un flou comme on n’en a jamais connu. C’est l’inverse de ce que l’on appelle les « proxy wars », où l’acteur local est dépendant des grandes puissances qui le manipulent. Ici, on a le sentiment que les puissances occidentales dépendent de choix stratégiques et politiques de l’acteur local, en l’occurrence l’Ukraine.

Autre caractéristique de cette guerre mondialisée : elle a touché de manière extrêmement rapide tous les secteurs de la vie humaine, l’irradiation géographique s’étant accompagnée d’une irradiation sectorielle. À cette guerre militaire s’est ajoutée une guerre énergétique, économique, commerciale, et peut-être demain monétaire. La forme de la conflictualité s’en est trouvée modifiée. Poutine s’est lancé dans une guerre à l’ancienne, une guerre de conquête, oubliant que, depuis 1945, très rares sont les conquêtes qui réussissent.

Les sanctions ont-elles eu un impact ?

Bertrand Badie : Je préfère parler d’exclusion. Les sanctions telles qu’on les connaît, appliquées à Cuba, à la Corée du Nord et à l’Iran, n’ont rien à voir avec ce qui s’est joué il y a un an avec l’exclusion de la Russie du système mondial non seulement de l’économie, mais aussi de la culture, des médias, du sport. Ce nouveau ressort, nous n’en connaissons pas le résultat. Nous sommes au milieu du gué. Incontestablement, l’économie russe est atteinte, mais, incontestablement aussi, il y a des trous dans la raquette, puisque certains pays ne participent pas aux sanctions. On voit par ailleurs l’effet boomerang de ces sanctions qui rétroagissent sur ceux qui les prennent.

Comment envisager une sortie de ce conflit ?

Bertrand Badie : D’abord, notons que beaucoup de personnes parlent de négociations sans se rendre compte que cela fait longtemps que les négociations n’arrêtent plus les guerres. À titre d’exemple, personne ne plaidera que les accords de Paris ont mis fin à la guerre du Vietnam. Désormais, les conflits prennent fin par jet de l’éponge de l’un des belligérants. Cela amène à une autre diplomatie pour penser à la sortie de cette guerre, une diplomatie plus systémique que relationnelle, qui s’appuie davantage sur les pressions que peut opérer le système que sur un jeu dyadique de négociations comme il y en avait au XIXe siècle.

Tant que l’on restera dans un mode  de face-à-face, soit la rRssie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. 

Les pays du Sud et les émergents ont un rôle à jouer dans la mesure où ils se sont placés dans une situation d’entre-deux et parce qu’ils disposent de ressources, soit de pression – comme la Chine en direction de la Russie –, soit d’incitation, comme l’Inde. Le ministre des Affaires étrangères de ce dernier pays a d’ailleurs développé ce concept très intéressant de « multi-alignement », conçu comme un dépassement du non-alignement qui venait de la conférence de Bandung. Le projet n’est pas de ne pas choisir, mais c’est presque le contraire, en tentant d’établir des relations avec tout le monde afin de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. Le rôle le plus important est sans doute celui du Brésil, avec cette opportunité que procure le retour de Lula aux affaires, puisqu’il occupe une position d’équilibre forte et entachée d’aucun contentieux avec quiconque.

Le concept de "multi-alignement" développé par l’inde permet de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. 

Tant que l’on restera dans un mode de face-à-face, soit la Russie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. Il y aura peut-être une lueur lorsque l’on jouera de cette pression systémique, et ce, à deux conditions : le respect du droit international et la négociation d’un régime de sécurité collective.

Mais la paix est-elle possible sans un vainqueur militaire ?

Bertrand Badie : Il faut en tout cas construire nos hypothèses concernant la paix sur l’idée qu’il n’y a plus de victoire militaire. Dans les conflits afghan, syrien, irakien, etc., on n’a pas connu d’équivalent de la victoire de la Marne ou de Midway ou de Wagram. Tout ça, c’est de l’histoire ancienne. J’y vois deux raisons : la puissance militaire n’a plus la même efficacité qu’autrefois. On voit bien dans les conflits dits asymétriques que le plus fort ne s’en tire jamais bien. Les peuples ont socialisé la guerre. Autrefois, la guerre était le champ de bataille séparé des peuples et des sociétés. Il y a une appropriation sociale de la guerre qui ne permet plus au plus puissant la possibilité d’imposer sa volonté au défait.

Il faut donc penser la paix bâtie sur autre chose. Et c’est compliqué, car nous n’avons pas la recette. Raison de plus pour ne plus faire confiance à la relation dyadique, mais aux relations systémiques.

Le multilatéralisme n’est donc pas mort ?

Bertrand Badie : C’est même la seule solution. On perçoit bien, autant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique, que si l’on reste dans le bilatéral, on est dans l’impasse la plus complète. C’est dans la solidarité globale que ce conflit pourra trouver son issue. Malgré cette obligation, nous devons faire face à deux déconvenues. La première est liée au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU. Il faut donc penser le multilatéralisme en dehors de cette instance, qui était pourtant conçue pour cela. La seconde renvoie à la défaillance incroyable du secrétaire général de l’ONU, totalement absent et muet. Il faut donc ressusciter le multilatéralisme par le bas, par la pression systémique.

  publié le 24 février 2023

Derrière les pertes
des banques centrales,
les profits du système financier

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Depuis la hausse des taux, les banques centrales perdent des milliards. En cause : les intérêts gigantesques versés aux banques commerciales, exemptées de tout effort dans la lutte contre l’inflation. Au service de qui sont les banques centrales ?

IlIl y a des pertes qui importent plus que d’autres. Le déficit putatif de 14 milliards d’euros du système de retraite français à l’horizon 2030 relève assurément de la première catégorie, dans l’esprit de nombreux responsables. Les pertes réelles des banques centrales européennes, qui vont être publiées dans les prochaines semaines, de la seconde.

Pour la première fois depuis quinze ans, la Banque centrale européenne (BCE) affiche un résultat, publié le 23 février, égal à zéro et ne versera pas de dividendes. L’institution monétaire a évité de plonger dans le rouge en puisant dans ses réserves pour effacer plus de 2 milliards de pertes liées à son changement de politique monétaire.

« Le bilan de la Banque centrale européenne ne dit pas grand-chose. Ce sont les banques centrales nationales qui constituent l’eurosystème qui portent l’essentiel des répercussions », relève Éric Dor, économiste et professeur à l’IÉSEG. Leur bilan reflète les tensions qui se sont installées depuis la montée des taux d’intérêt. « Les résultats seront négatifs pour beaucoup de banques [centrales] dès 2022, en raison de l’asymétrie des taux d’intérêt entre les actifs et les passifs », a averti ces dernières semaines le gouverneur de la Banque du Portugal, Mário Centeno.

Si la Banque de France, qui doit publier ses comptes le 22 mars, assure qu’elle affichera « un résultat positif », elle risque d’être l’une des rares banques centrales européennes à être encore préservées en 2022. La Banque centrale de Belgique a déjà annoncé des pertes de 600 à 800 millions d’euros pour 2022. Celle des Pays-Bas a prévenu qu’elle risquait elle aussi d’être dans le rouge. Selon les prévisions, la Bundesbank ferait aussi face à un déficit en 2022.

En dehors de la zone euro, la situation des banques centrales occidentales n’est pas plus flambante : toutes portent dans leur bilan les stigmates de politiques monétaires hors norme engagées après la crise de 2008 pour sauver les systèmes financiers, poursuivies lors de la crise de l’euro puis de la pandémie, et maintenues jusqu’à l’an dernier.

Dès janvier, la Banque centrale suisse a annoncé une perte colossale de 132 milliards de francs suisses (134 milliards d’euros) ! Du jamais-vu dans les 115 ans d’existence de l’institution. La somme représente le quart du PIB du pays. La Banque de Suède, elle, prévoit une perte de 81 milliards de couronnes suédoises (7,32 milliards d’euros). La Banque d’Angleterre a déjà perdu 828 millions de livres sterling (940 millions d’euros) au cours du troisième trimestre de 2022. La Banque d’Australie a enregistré une perte de 44,9 milliards de dollars australiens (29 milliards d’euros) pour son exercice 2021-2022.

La traduction pour les États est immédiate. À l’inverse des autres années, ils ne recevront aucun dividende de leur banque centrale, versé au nom de leur privilège monétaire aux finances publiques. La Banque de Suisse avait ainsi payé quelque 26 milliards de francs suisses (26,4 milliards d’euros) au gouvernement et cantons suisses l’an dernier.

Le pouvoir de création monétaire

Voir plonger ainsi les principales institutions monétaires a un aspect très perturbant : sont-elles encore en mesure d’exercer leurs missions monétaires ? Afin de couper court aux alarmes et inquiétudes infondées, la Banque des règlements internationaux (BRI), organisme tutélaire des banques centrales, a publié début février un article pour rappeler sa doctrine : en résumé, les pertes des banques centrales n’ont pas d’importance. « Plusieurs banques centrales ont travaillé ces dernières années avec des fonds propres négatifs, sans que cela nuise à la politique monétaire », insiste-t-elle.

Les économistes interrogé·es partagent cette analyse. « Si une banque centrale était une entreprise, cela serait un problème. Mais une banque centrale n’est pas une entreprise, c’est une institution dotée du pouvoir de création monétaire », rappelle Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste et professeure à l’université Paris I. « Une banque centrale ne peut pas faire défaut. C’est elle qui produit l’argent. Leur situation n’affecte en rien leur politique monétaire », poursuit Éric Dor.

Si les pertes n’ont en soi pas d’influence sur le sort des banques centrales et leur mission dans la conduite des politiques monétaires, encore convient-il « de les expliquer et de souligner les avantages globaux de leurs mesures monétaires », insiste l’article de la Banque des règlements internationaux. Et c’est sans doute sur ce point que les banques centrales vont avoir le plus de difficultés.

« Toutes les pertes des banques centrales n’ont pas la même origine. Celles de la Banque centrale suisse, par exemple, sont d’abord dues à la baisse de valeur des réserves massives de change que l’institution avait constituées pour défendre un franc suisse fort », explique Éric Monnet, spécialiste d’histoire économique et professeur à l’École d’économie de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). D’autres, comme en Suède et en Australie, ont surtout constaté dans leur bilan les moins-values latentes des titres de dettes publiques qu’elles ont massivement rachetés ces dernières années dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing).

Les stigmates des politiques accommodantes

Mais pour les banques centrales européennes, les pertes ne sont pas seulement comptables : elles représentent de réelles sorties d’argent liées au versement d’intérêts sur les facilités de dépôt accordées aux banques. « Pour résumer, les banques centrales nationales paient plus d’intérêts qu’elles ne reçoivent d’argent », dit Éric Monnet.

Dans une lettre au gouvernement belge, le président de la Banque nationale de Belgique explique clairement le mécanisme à l’œuvre aujourd’hui : « Le facteur le plus important [à l’origine des pertes] est l’augmentation du coût de financement des portefeuilles de politique monétaire : l’augmentation des coûts d’intérêt sur les dépôts détenus par les établissements de crédit auprès de la banque est compensée par les faibles rendements [revenus d’intérêts – ndlr] auxquels les titres, pour la plupart à long terme, de ces portefeuilles ont été acquis. »

Dans le cadre de sa politique monétaire ultra-accommodante menée ces dernières années, la Banque centrale européenne, en contrepartie des rachats de titres obligataires, a libéré d’énormes volumes de liquidités. Ces mesures étaient censées faciliter le fonctionnement du système financier et assurer le financement des économies européennes. Mais une grande partie de ces liquidités sont encore entreposées sur des comptes des banques centrales nationales, où elles sont rémunérées. « Le montant total placé sur la facilité de dépôt s’élève encore à plus de 3 700 milliards d’euros fin décembre. Pour la Banque de France, c’est 1 033 milliards d’euros, pour la Bundesbank c’est 1 132 milliards d’euros », explique Éric Dor.

Même si une partie de ces avoirs sont utilisés dans l’économie, ces excès de liquidités illustrent un dysfonctionnement patent du système financier, héritage des politiques monétaires « uniques » menées ces dernières années.

Pertes publiques, profits privés

Tant que les taux arrêtés par la Banque centrale étaient nuls, voire négatifs, cette accumulation d’argent ne posait pas trop de problèmes. Mais leur remontée change tout. Ces facilités de dépôt sont aujourd’hui rémunérées à 2,5 % : les banques commerciales n’ont donc aucun intérêt à utiliser ces sommes qui leur rapportent sans aucun risque. Et plus les taux vont monter – la BCE prévoit de porter ses taux à 3 % dès mars, et de les augmenter encore par la suite, tant que l’inflation ne sera pas retombée autour de 2 % –, plus l’incitation à conserver ces sommes sur les comptes des banques centrales qui leur assurent des profits garantis sera forte pour les banques commerciales.

Tandis que ces dernières accumulent les bénéfices, les banques centrales nationales, elles, prennent les pertes. « Chaque hausse de taux de la BCE de 0,25 point augmente les coûts de la Banque nationale belge de 310 millions d’euros par an », rappelle cette dernière. Celle-ci a déjà annoncé qu’elle risquait d’être en perte jusqu’en 2027. La Banque centrale des Pays-Bas a calculé qu’il lui faudrait assumer plus de 9 milliards d’euros de pertes dans les prochaines années.

Selon les calculs de Daniel Gros, responsable du Centre des études politiques européennes à Bruxelles, la Bundesbank pourrait enregistrer des pertes allant jusqu’à 22 milliards d’euros en 2023. Pour la Banque de France, elles pourraient s’élever à 17 milliards d’euros, et à 9 milliards d’euros pour la Banque d’Italie. Au total, d’après les estimations de ce think tank, les banques centrales de la zone euro pourraient enregistrer 600 milliards d’euros de pertes, si les taux sont portés à 3 % et demeurent à ce niveau pendant six ans. Interrogée à ce sujet, la Banque de France juge que « certains chiffres avancés n’ont pas beaucoup de sens ».

« Les banques centrales ont plusieurs outils pour faire face à cette situation. Elles peuvent créer de la monnaie, puisqu’elles ont ce pouvoir. Mais cela irait à l’encontre de leur objectif de leur lutte contre l’inflation. Elles peuvent demander aux États de les renflouer. Plus probablement, elles vont puiser dans leurs réserves pour éponger les pertes », analyse Éric Monnet. Le risque existe cependant de voir les banques centrales afficher des capitaux propres négatifs, au fur et à mesure que les taux remontent. « Je crains qu’à un moment ou à un autre, les États ne soient appelés à compenser les pertes des banques centrales », estime Jézabel Couppey-Soubeyran.

C’est déjà le cas en Grande-Bretagne. Comme la législation le prévoit, la Banque d’Angleterre a demandé au gouvernement britannique de la rembourser des pertes qu’elles a subies depuis la remontée des taux. « Selon nos prévisions, le Trésor va devoir payer (au cours des prochaines années) 133 milliards de livres (151 milliards d’euros) à la Banque d’Angleterre pour couvrir ses pertes, plus que les gains qu’elle a reversés [aux finances publiques] au cours des treize dernières années », souligne l’Office sur la responsabilité budgétaire dans l’un de ses derniers rapports. Mais même sans y être obligés par la loi, d’autres pays commencent à murmurer qu’il faudra bien recapitaliser les banques centrales, afin d’assurer la confiance du public, d’asseoir la solidité des institutions monétaires. L’Allemagne et les Pays-Bas, fervents défenseurs de cette orthodoxie financière, sont sur cette ligne.

Au service de qui sont les banques centrales ? Laurence Scialom, économiste, professeur à l’université Paris-Nanterre

Le sujet risque de devenir politiquement explosif. Les États qui se sont endettés à milliards pendant la crise financière puis la crise de l’euro pour voler au secours du système financier devront-ils à nouveau mettre les finances publiques à contribution pour aider les banques centrales, au moment où les taux remontent ? Et dans le même temps, les banques commerciales, exemptées de tout effort dans la lutte contre l’inflation, continueraient d’engranger des bénéfices faciles auprès des mêmes banques centrales ?

« Cela pose de vraies questions. Au service de qui sont les banques centrales ? », analyse Laurence Scialom, professeure d’économie à Paris-Nanterre. La situation révèle l’étendue du « pouvoir monétaire de la BCE au service du capitalisme financier », selon Jézabel Couppey-Soubeyran. « La mission des banques centrales est certes de stabiliser le système financier. Mais elles ne sont pas censées opérer des redistributions de manière larvée. Or là, il y a clairement un effet redistributif en faveur des banques », constate de son côté Éric Dor. 

« Il est parfaitement possible pour les banques centrales d’augmenter les taux d’intérêt aujourd’hui pour lutter contre l’inflation sans avoir à transférer une large partie de leurs profits liés à leur monopole aux banques commerciales. Ces profits appartiennent à la société dans son ensemble et doivent être transférés aux gouvernements », écrivent dans un récent article les économistes Paul De Grauwe et Yuemei Ji.

Ils étudient plusieurs pistes. D’abord en finir avec la rémunération des facilités de dépôt des banques commerciales auprès des banques centrales. La fin de cette pratique ne serait que revenir à la situation qui préexistait avant 1998, rappellent les deux économistes. Ensuite, ils préconisent aussi d’augmenter le montant des réserves obligatoires des banques – un outil délaissé par les banques centrales occidentales depuis des années mais encore très utilisé par la Banque de Chine. Ce moyen assurerait, selon eux, une meilleure stabilité du système financier.

Officiellement, la Banque centrale européenne n’a pas réagi à ces propositions. Mais les milieux institutionnels ont déjà commencé d’allumer des contre-feux pour tuer l’idée dans l’œuf. La rémunération des liquidités en dépôt auprès des banques centrales, expliquent-ils, est le socle de la politique monétaire européenne et du système financier. La supprimer nuirait à la lutte contre l’inflation menée au travers des hausses des taux d’intérêt. Pourquoi ? Mystère. « Dans les années 1980, lorsque les taux sont montés à plus de 15 % pour lutter contre l’inflation, les facilités de dépôt n’étaient pas rémunérées. C’était une taxe forte sur les banques, acceptée pour casser l’inflation », rappelle Éric Monnet.

Quant à renforcer la régulation et augmenter les réserves obligatoires, les défenseurs du statu quo y sont tout aussi hostiles. Ils insistent sur les risques de créer des dysfonctionnements dans la transmission de la politique monétaire et d’inciter les banques à contourner les règles.

« On a du mal à sortir des cadres macroéconomiques existants, alors qu’ils sont défaillants depuis plus de 15 ans », constate Laurence Scialom. « Les banques centrales sont toujours dans le mode de raisonnement qu’il ne faut pas trop toucher aux profits des banques », poursuit Éric Monnet. Avant d’ajouter : « Il n’est pas facile de changer tout rapidement, mais on peut le faire graduellement. La régulation est un bon moyen. On ne peut pas combattre l’inflation tout en continuant à payer très cher les banques. À un moment, c’est intenable. »

  publié le 23 février 2023

L’exécutif nous impose le durcissement

par Mathieu Pineau Secrétaire général de la CGT Mines-Énergie de Loire-Atlantique sur www.humanite.fr

Le « dialogue parlementaire » est à l’image du « dialogue social » dans certaines grandes entreprises : il est inexistant. Les décisionnaires convoquent toutes les parties pour cocher les étapes d’un protocole, mais sans aucune volonté de faire évoluer leurs propositions en fonction des débats. Puis ils diront : « Notre porte est ouverte ! Nous sommes prêts au dialogue ! »

Ce sont encore des méthodes de communication à la sauce macroniste. Souvenons-nous du grand débat issu du mouvement des gilets jaunes ; il n’aura offert aucune avancée sociale significative, en revanche il aura permis d’endormir la mobilisation. Seulement, monsieur Macron, nous ne sommes ni dupes, ni crédules, ni amnésiques ! Nous avons informé et débattu : les citoyens sont de notre côté. Les Français ont démontré par la grève et les manifestations massives leur refus de la réforme « Borne-Macron ». Des actions ponctuelles et symboliques ont été mises en œuvre pour que le gouvernement mesure notre capacité à durcir notre action. Puis nous laissons place au temps du « dialogue » par le biais des échanges à l’assemblée.

Alors oui, monsieur Macron, nous sommes très raisonnables et modérés. Et nous aussi nous savons respecter un « cérémonial ». Malheureusement, malgré tous ces éléments qui illustrent l’opposition quasi générale à cette réforme, le gouvernement s’enferre dans son mutisme. Alors il va falloir rentrer dans le dur ! Par des 49.3 à répétition, Emmanuel Macron nous a montré que l’usage de la force était la méthode qu’il plébiscite. Dont acte ! Nous allons lui rappeler que le « rapport de forces » est issu de notre vocable syndical et surtout qu’il constitue notre histoire et notre ADN. Nous sommes préparés et plus déterminés que jamais.

La CGT avec toutes ses forces, tous ceux qui voudront être à ses côtés et avec tous les soutiens qui lui seront apportés, saura prendre et assumer ses responsabilités. Emmanuel Macron ne nous en laisse pas le choix. Alors, poursuivons nos actions et gardons le cap jusqu’au 7 mars, continuons de grossir nos rangs et d’affûter nos capacités de nuisance ; Puis, à partir de cette date, nous donnons rendez-vous à toutes les femmes et tous les hommes de notre pays pour une mobilisation, massive, organisée, puissante et surtout reconductible et paralysante ; pour rappeler au gouvernement qu’il est à la tête d’un peuple de lutte et de résistance ; et qu’il va devoir, par la force, remballer sa réforme et tout le reste de sa politique antisociale et destructrice. Nous ne laisserons pas quelques financiers massacrer notre protection sociale.

  publié le 23 février 2023

Près de 7 milliards d’euros : ce que le gouvernement va économiser sur le dos des chômeurs

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

L’Unédic vient de chiffrer à 6,7 milliards d’euros en 2027 les économies générées par les deux réformes de l’assurance-chômage de 2021 et 2023. Si, par ailleurs, la réforme des retraites passait telle quelle, cela ferait au total 17 milliards d’euros de coupes dans le modèle social.

À la fin du second quinquennat d’Emmanuel Macron, le modèle social français pourrait connaître une véritable saignée. L’Unédic – l’organisme géré par les syndicats et le patronat chargé du régime d’assurance-chômage – vient en effet d’annoncer, ce mardi 21 février, que les deux réformes de l’assurance-chômage, qui s’appliquent depuis octobre 2021 et le 1er février 2023, permettront au régime d’économiser 6,7 milliards d’euros en 2027, du seul fait de la moindre indemnisation des chômeurs qu’elles impliquent. 

Et encore, c’est un minimum théorique : dans ses prévisions, l’Unédic n’a pas pris en compte la suppression prévue des indemnités chômage après un abandon de poste. Mesure dont le décret d’application n’est pas encore paru.

Parmi les deux réformes, c’est celle de 2023 – qui retire aux personnes s’inscrivant à Pôle emploi 25 % de leur capital de droits au motif que la conjoncture se porte bien – qui permettra de réaliser le plus d’économies. Elle se traduirait par « une diminution moyenne du nombre d’allocataires indemnisés de 12 % en année de croisière, soit environ 300 000 personnes […] et par des dépenses d’allocations réduites de 4,5 milliards d’euros » en 2027, a dit l’Unédic.

L’autre réforme, celle de 2021 – qui a notamment modifié le calcul du salaire journalier de référence (SJR) en prenant en compte les périodes non travaillées, et instauré la nécessité de travailler au moins six mois au lieu de quatre pour accéder aux allocations – sera certes moins douloureuse. Mais tout de même : d’après l’Unédic, elle s’accompagnera de moindres dépenses de l’ordre de 2,2 milliards d’euros en vitesse de croisière.

Excédents records 

Ainsi, « portés par la pleine montée en charge de la réforme de février 2023 », les excédents du régime prévus par la direction de l’Unédic vont s’envoler dans les prochaines années : à + 3,8 milliards d’euros fin 2023, puis à + 4,7 milliards fin 2024, et surtout à + 8,6 milliards fin 2025, un record !

Sur ces 8,6 milliards d’euros de solde positif en 2025, « 5,2 milliards seront liés aux réformes de 2021 et 2023 [ce montant diffère des 6,7 milliards d’euros pour 2027 car en 2025, la réforme de 2023 n’aura pas encore atteint sa pleine montée en charge – ndlr] et 3,4 milliards d’euros seront dus à l’amélioration de la conjoncture économique », a détaillé le directeur général de l’Unédic, Christophe Valentie.

Rappelons que l’amélioration de la conjoncture économique – que l’Unédic considère avec des pincettes dans ses prévisions vu le contexte international instable – est un phénomène doublement vertueux pour le régime de l’assurance-chômage : il en découle, d’une part, une baisse du nombre de chômeurs et donc de moindres dépenses d’allocations ; et d’autre part, une hausse de la masse salariale globale qui génère une hausse des cotisations adossées donc des recettes. 

Bon an mal an, ces excédents « permettront de résorber la dette du régime », a confié la présidente de l’Unédic Patricia Ferrand. Dette qui s’élève à 59,3 milliards d’euros fin 2022, dont 18,4 milliards d’euros sont liés à la seule crise du Covid. Une part que la direction de l’Unédic aimerait bien ne pas avoir à rembourser avec les excédents du régime. « Ce que l’on souhaite, c’est que l’État reprenne la totalité de la dette Covid. Mais on connaît un peu la réponse », a précisé, presque résigné, Jean-Eudes Tesson, le vice-président de l’Unédic.

Effets peu perceptibles

Du reste, il faut le dire : en faisant voter ses deux réformes de l’assurance-chômage, l’objectif affiché du gouvernement était moins de résorber la dette de l’Unédic et de baisser la dépense publique que « d’inciter » les allocataires au retour à l’emploi en durcissant les règles de l’assurance-chômage. Un « effet comportement » qui n’est toutefois « pas perceptible à ce stade pour ce qui concerne la réforme 2021 », a concédé Christophe Valentie. La direction de l’organisme promet certes une évaluation plus poussée dans les prochains mois. Mais il y a de quoi être sceptique sur les effets positifs de ces réformes sur la prospérité économique du pays. 

D’autant que juste avant Noël 2022, la direction de l’Unédic a communiqué aux partenaires sociaux un premier bilan de la réforme de 2021, qui montrait qu’elle avait fait beaucoup de perdants, comme nous l’expliquions dans cet article.

La réforme de 2023 pourrait même avoir des conséquences encore plus désastreuses. Et des économistes en vue sur le sujet, tels Bruno Coquet ou même Esther Duflo, Prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel, ont déjà déclaré que « rien ne démontre que durcir les règles de l’assurance-chômage soit efficace » et qu’« on ne voit absolument pas la preuve » que la baisse des allocations incite les chômeurs et les chômeuses à reprendre un emploi.

En revanche, si l’on raisonne en termes d’économies budgétaires, on peut dire que le gouvernement est parti pour atteindre ses objectifs, certes affichés plus discrètement. Rappelons que le 17 mars 2022, lors d’une conférence de presse lénifiante de plus de quatre heures dévoilant les grandes lignes de son programme présidentiel, Emmanuel Macron avait promis qu’il réaliserait durant le quinquennat à venir 15 milliards d’euros d’économies grâce aux réformes structurelles, « avec des gains sur la réforme des retraites et des gains sur la réforme chômage ».

Prime à la rigueur 

Or, si l’on additionne le montant de 6,7 milliards d’euros d’économies sur l’assurance-chômage en 2027, dévoilé mardi par l’Unédic, à celui de 10,3 milliards d’euros espéré par le gouvernement grâce à sa réforme des retraites, ce sont 17 milliards d’euros d’économies que le gouvernement pourrait faire sur le dos du modèle social français d’ici à 2027. Plus que promis. 

Ainsi l’exécutif pourra peut-être atteindre l’autre objectif qu’il s’est fixé auprès de la Commission européenne de rétablir le déficit public à 3 % du PIB en 2027, contre 5 % actuellement, tout en poursuivant sa politique de baisses d’impôts principalement à destination des ménages les plus aisés et des entreprises.

Après 50 milliards entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron a promis 15 milliards d’euros de nouvelles baisses d’impôts durant ce quinquennat, dont huit milliards d’euros seront liés à la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) d’ici 2024. Le plan de rigueur budgétaire du gouvernement semble donc se dérouler comme prévu. Mais à quel prix pour la cohésion sociale du pays ! 

   publié le 22 février 2023

Séismes en Turquie. Enquête
sur le business meurtrier des promoteurs, soutenus par le pouvoir

Cerise Sudry-Le Dû sur www.humanite.fr

  • Deux nouveaux séismes de magnitude 6,4 et 5,8 ont été enregistrés ce 20 février au soir dans la province turque du Hatay (Sud), la plus éprouvée par le tremblement de terre du 6 février.

  • Dans cette région, des dizaines de milliers de bâtiments se sont effondrées, piégeant leurs habitants.

  • Pourtant depuis 2018, trois millions de constructions «  illégales » ne répondant pas aux normes ont été « amnistiées » contre une simple amende.

  • Une véritable « corruption légale », qui démontre la responsabilité du pouvoir dans cette tragédie qui a fait plus de 45 000 morts. Enquête.

Antakya (Turquie), correspondance particulière.

Gülsüm s’est emmitouflée dans un anorak à fourrure. Elle a aussi mis une couverture sur ses genoux et se réchauffe auprès du feu. Il fait pourtant presque chaud à Antakya (Antioche) ce matin. Ici, dès que le soleil pointe, le froid glacial de la nuit disparaît. Mais c’est comme si ses rayons ne pouvaient plus la réchauffer.

Voilà dix jours qu’elle ne bouge pas, installée sur une chaise devant la résidence Rönesans, là où vivaient sa mère, son frère, la femme de celui-ci et leurs deux enfants. « Le corps de mon frère a été retrouvé au bout de vingt-huit heures. Ses enfants aussi. Seule leur mère a survécu, elle a la jambe cassée, indique-t-elle. Moi j’attends notre mère, elle est encore sous les décombres. »

Elle dort dans sa voiture à quelques mètres de là, n’a pas pris de douche depuis dix jours. « À minuit, je vais me reposer dans ma voiture, mais je n’arrive pas à dormir », raconte doucement cette scientifique de 43 ans, qui a fait le chemin dès qu’elle a pu de Kütahya, à 900 kilomètres de là.

La résidence Rönesans, le symbole de la corruption

Dix jours après les séismes qui ont ravagé le sud-est de la Turquie, la résidence Rönesans, avec ses 12 étages et ses 249 appartements, est devenue le symbole de la corruption, de ces constructions vendues comme « solides » et qui se sont effondrées comme des châteaux de cartes. Des immeubles bâtis à la va-vite, sans respecter les règles antisismiques, vendus par des promoteurs immobiliers plus intéressés par leur marge que par la qualité des constructions. Des milliers de bâtiments, plus de 80 000 dans la région, ne seraient pas aux normes, alors qu’elle compte environ 15 millions d’habitants.

La résidence Rönesans a été construite il y a une dizaine d’années. Considérée comme l’une des plus luxueuses d’Antakya, elle était vendue comme un « coin de paradis » avec sa piscine, ses parkings privés, et ses normes antisismiques. « Mon frère a acheté un appartement pour 900 000 livres turques (environ 50 000 euros à l’époque – NDLR). Ils habitaient dans l’immeuble juste à côté mais ont préféré déménager car c’était plus sécurisant, raconte Gülsüm. Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Ça veut dire que des gens cherchaient à fuir et se trouvaient dans l’entrée ou les escaliers quand il leur est tombé dessus. »

Le deuxième tremblement de terre, de magnitude 7,5, quelques heures plus tard, a enterré un peu plus les survivants sous des montagnes de gravats. Des centaines de personnes sont mortes sous les décombres. Le chiffre exact n’est même pas encore connu.

Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Gülsüm

Après le séisme de 1999, qui a fait 17 000 morts à Izmit, près d’Istanbul, des règles strictes de construction avaient pourtant été établies pour empêcher un nouveau drame. Recep Tayyip Erdogan, à l’époque maire d’Istanbul, avait même été le fer de lance de la contestation, sur un air de « plus jamais ça ».

Des centaines de promoteurs amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux

Mais, depuis, des milliers de bâtiments ont été construits sans être aux normes. « Oui, le tremblement de terre a été très violent, mais le nombre de constructions illégales en a amplifié gravement les effets », dénonce Pelin Pinar Giritlioglu, la présidente de la chambre des urbanistes turcs . « D’un côté, il y avait certes beaucoup de vieux bâtis qui se sont effondrés, mais aussi beaucoup de nouveaux immeubles qui n’ont pas respecté les normes en vigueur. »

En 2018, des centaines de promoteurs ont, par exemple, été amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux. Au lieu de détruire leur construction, il leur a suffi de payer une amende. Un moyen facile de remplir les caisses de l’État. Une amnistie similaire était d’ailleurs en préparation pour l’élection présidentielle de mai prochain. « 1,3 million de constructions illégales ont été amnistiées, indique Pelin Pinar Giritlioglu. Il peut s’agir d’étages supplémentaires alors que le permis de construire stipulait un nombre d’étages inférieur, des terrains pas habilités… De nombreuses chambres de métiers ont pourtant dénoncé cette amnistie. »

Le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (Parti républicain du peuple, CHP), a même dénoncé le fait que la zone des séismes a été transformée en « charnier » avec toutes ces constructions illégales. « Ici, c’est une zone de crime », renchérit Hakan Gunes, qui gère un des premiers camps de fortune qui s’est installé à Antakya, après le séisme.

Là, avec des centaines de bénévoles, il coordonne les distributions de repas chauds, de médicaments, les premiers soins ou l’installation de points électricité pour que les rescapés puissent recharger leur téléphone. « Nous allons aussi installer un bureau avec des avocats, car il faut porter plainte contre les compagnies qui ont construit ces maisons, contre les officiels qui ont délivré les permis de construire. Ils veulent se cacher, enterrer les rapports, mais nous devons être vigilants », clame-t-il.

« Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions »

Partout, dans le sud de la Turquie, les messages se multiplient pour dénoncer ceux qui ont autoriser de telles constructions, dans une zone aussi connue pour être sismique. À Malatya, à 200 kilomètres de là, la vidéo d’un bâtiment, lui aussi vendu comme antisismique et qui s’est effondré d’un coup, a énormément tourné.

Sur d’autres images, des experts, sous couvert d’anonymat, montrent des fondations très peu profondes d’immeubles de plusieurs étages, d’autres dénoncent le « sable » qui aurait été utilisé pour couler du béton ou la suppression de poutres porteuses pour rendre la construction plus aisée.

Car, si certains clament que le séisme était d’une telle violence que les effondrements ne pouvaient pas être prévisibles, beaucoup répondent que le drame aurait pu être évité. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions » , ne cessent de répéter les chambres de différents corps de métier, architectes, urbanistes ou ingénieurs.

Et la taxe « séisme », prélevée depuis 1999 en Turquie, a quant à elle été utilisée pour construire… des routes, des logements, des aéroports, de l’aveu même de l’ex-ministre des Finances Mehmet Simsek.

À Istanbul, la plus grande ville du pays, elle aussi placée sur une faille sismique, les aires sécurisées, prévues pour que la population puisse se retrouver en cas de tremblement de terre – généralement des jardins publics ou des terrains vagues –, ont très souvent été transformées en centres commerciaux.

« Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions, des constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! martèle Pelin Pinar Giritlioglu. Les coupables ne sont pas que les promoteurs, mais aussi les responsables politiques, ceux qui ont fait les contrôles… »

Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! Pelin Pinar Giritlioglu,  la présidente de la chambre des urbanistes turcs

Sur les réseaux sociaux, beaucoup ne se cachent plus pour critiquer vertement cette gestion. Plusieurs arrestations ont d’ailleurs déjà eu lieu et le gouvernement s’est indigné contre ceux qui tentent de répandre des fausses informations.

Pour se donner bonne conscience et devant l’ampleur de la contestation, il a d’ailleurs indiqué qu’une centaine de promoteurs étaient recherchés dans le pays. Le promoteur du Rönesans, Mehmet Yasar Coskun, a d’ailleurs été arrêté à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il tentait de fuir le pays. La vidéo de son arrestation a fait le tour des réseaux sociaux. En tout, des centaines de promoteurs seraient toujours recherchés, a annoncé le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag.

Devant la résidence Rönesans, Gülsüm n’a plus vraiment d’espoir de retrouver sa mère vivante. Elle voudrait juste que son corps ne soit pas emporté par les pelleteuses qui déblaient les gravats et enterré à la va-vite. Parfois, les secouristes sortent un cadavre, dressent un petit drap blanc et demandent à la ronde aux badauds quel genre de personnes ils recherchent. « Une femme ? Un homme ? Quel âge ? »

Les cadavres sont ensuite installés dans des bâches en plastique noires et posés à même le sol, en attendant que les camionnettes-corbillards qui sillonnent la ville passent par là et les ramassent. À Antakya, il y a tellement de cadavres que leurs chauffeurs conduisent au hasard dans les rues et s’arrêtent pour les prendre. « Je n’ai plus de larmes, avoue Gülsüm doucement. Je n’arrive même plus à être en colère. À quoi bon ? Ça ne me les ramènera pas. »

 


 

Moins de 30 secondes

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Douze étages, 249 appartements flambant neufs et garantis normes antisismiques… Et, pourtant, la résidence Rönesans s’est effondrée moins de trente secondes après le début du séisme du 6 février, engloutissant des centaines d’habitants. À quelques dizaines de mètres de l’amas de gravats, d’autres bâtiments sont abîmés, mais toujours debout. Terrible acte d’accusation contre le promoteur véreux et avide qui a bâti cette immense tombe.

Et pourquoi s’en serait-il privé ? Rien que dans la région d’Antakya (Antioche), ce sont des dizaines de milliers d’édifices qui ont été érigés sans tenir compte des normes. Des millions dans le pays. Depuis les années 2000 et l’arrivée au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, le secteur immobilier fait partie des enfants gâtés du régime. La frénésie immobilière a dopé l’économie turque et, selon un rapport de 2020, le nombre d’entreprises opérant dans ce secteur avait augmenté de 43 % en dix ans. Argent facile et sans risque, sauf pour les habitants. Les promoteurs misent sur « l’amnistie ». Un dispositif de 2018 qui leur permet de ne payer qu’une simple amende pour des bâtiments qui n’auraient jamais dû voir le jour, car enfreignant les règles de sécurité. Des pots-de-vin légaux, en quelque sorte. Plus de 3 millions de logements ont ainsi été régularisés, rapportant quelque 4 milliards d’euros à l’État. Sans le tremblement de terre, rien n’aurait empêché le promoteur de Rönesans de bénéficier, lui aussi, de ce type de dispositif puisque, ironie macabre, le Parlement turc était justement saisi d’une nouvelle loi d’amnistie.

Si rien ne change, on sait d’ores et déjà que le prochain séisme dans ce pays à haut risque sera tout aussi meurtrier. Si un tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 touchait Istanbul, 50 000 à 200 000 bâtiments pourraient s’effondrer et entraîner la mort de centaines de milliers d’habitants, selon les experts. Contre cette corruption légale, le peuple turc a l’occasion de tourner la page Erdogan dès l’élection présidentielle, en mai prochain.

  publié le 22 février 2023

Chercher
le chemin de la paix

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Un an déjà ! Un an d’une injustifiable guerre déclenchée par le pouvoir poutinien au cœur de L’Europe. Un an de tragédie contre le peuple ukrainien. Plus de 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, l’exode forcé de dizaines de milliers d’Ukrainiens, d’enfants déplacés, de familles séparées. Chaque jour l’armée russe bombarde, tue, viole, détruit des équipements civils pour priver les citoyens ukrainiens de leurs écoles, des jardins d’enfants, de l’accès à l’eau ou à l’énergie. Deux peuples cousins, aux familles mêlées, se haïssent désormais pour longtemps. Il y a besoin d’une mobilisation internationale exceptionnelle pour arrêter les chars de Poutine et l’engrenage guerrier en cours. Il y a besoin de hisser le rapport de force, non pas pour poursuivre la guerre, mais pour ouvrir les chemins de la paix. Or, il semblerait que depuis quelques jours on assiste à de nouvelles poussées guerrières. Le président Ukrainien, à lui-même révélé que ses alliés ne considéraient plus l’envoi de missiles de moyenne portée comme « tabou ».

Miné par les inégalités, par de multiples conflits et guerres, par les modifications climatiques, les insécurités sociales, alimentaires, sanitaires, le monde a pourtant besoin de paix et de coopération. À cette heure, ni Poutine, ni les forces de l’Otan n’empruntent ce chemin. Au contraire. De part et d’autre on s’apprête à livrer une bataille de positions de chars telle que l’Europe n’en a pas connu depuis 1945.

Cela signifie que dans les semaines à venir les vastes champs détrempés ukrainiens vont être le théâtre de combats de chars et d’une guerre de tranchées qui opposera les armes russes aux armes occidentales. C’est ce genre de conflit que nous souhaitions ne plus connaître sur le sol européen.

La Russie mobilise trois cent mille jeunes recrues pour les jeter dans la mêlée guerrière. L’Ukraine reçoit des pays occidentaux notamment des États-Unis d’Amérique, de plus en plus d’engins de guerre toujours plus sophistiqués. Une course à la production d’armements, inégalée depuis très longtemps, est enclenchée.

Après la livraison de chars, on s’apprête à franchir un nouveau cap. L’un des dirigeants d’une entreprise d’armements américaine – Lookeed- a déclaré au journal The Guardian, « qu’on parlait beaucoup du transfert par une tierce partie » d’avions F16, tandis que la presse polonaise a révélé que le pays a déjà livré en secret plusieurs MIG 29 à l’Ukraine.

En Russie comme aux États-Unis, les usines d’armements tournent à plein. Et, le secrétaire général de L’Otan vient de commander aux membres de l’alliance atlantique de décréter «  l’économie de guerre ».

L’utilisation de ces mots indique que nous passons un cran supplémentaire dans l’escalade militaire et guerrière. Celui-ci exige de faire fonctionner à plein toutes les usines d’armements, voire de réquisitionner d’autres entreprises pour les transformer en unités de production militaire. Ajoutons que l’utilisation de ce concept est souvent le prétexte à une soumission encore plus grande des peuples.

Elle servira demain à justifier les réductions de dépenses publiques pour les biens communs indispensables au profit des budgets de surarmement. Elle peut justifier aussi la limitation de droits démocratiques jusqu’à rendre illégaux des mouvements sociaux ou des grèves.

Aucun mot n’a été prononcé lors de la récente conférence de Munich en faveur de la recherche d’un cessez-le-feu ouvrant les voies d’une paix durable sur le continent européen. Il semble même que, lors de la prochaine conférence de Ramstein au mois d’avril, l’envoi d’avions de combat à l’Ukraine sera mis officiellement à l’ordre du jour.

Cette escalade devient dangereuse et rend le monde encore plus insécure. Un monde qui sous le double effet de la guerre et de la recomposition du capitalisme s’est beaucoup modifié en un an.

Par effet domino, M. Poutine a contribué à ressusciter l’Otan et a permis le retour des États-Unis en Europe. Il a ouvert la voie au réarmement de l’Allemagne et au renforcement de l’armée polonaise. Le maître du Kremlin n’a donc atteint aucun des objectifs qu’il avait proclamé en déclenchant cette sale guerre. Il a considérablement desservi les mouvements pour la paix. Certes la guerre n’est pas mondiale, mais elle est mondialisée, au sens où elle touche toutes les citoyennes et tous les citoyens du monde.

La combinaison des tensions géopolitiques sur fond de recomposition du capitalisme mondialisé est en train de provoquer une tragédie sociale : Selon un rapport des Nations Unies ; 1,2 milliard de personnes vivant dans 94 pays se trouvant « en pleine tempête » sont exposées aux trois insécurités alimentaire, énergétique et financière issues des crises et conflits actuels.

L’insécurité sociale avec les hausses de prix fait mal aux travailleurs et aux populations en Europe et ailleurs. Les insécurités alimentaires, sanitaires, climatiques, environnementales ne trouveront pas de solutions sous le bruit sourd des chenilles des chars, le bourdonnement d’avions de combat ou le sifflement des obus et des missiles.

Les responsables des pays qui n’ont pas soutenu l’invasion russe, tout en refusant de s’aligner sur l’Otan et le dollar, combattent cet ordre du monde et explorent d’autres voies que celles proposées par les pays occidentaux qui visent à mettre sur pied une « Otan économique » pour la mise à l’écart de la Russie et de la Chine, afin de constituer une nouvelle «  géopolitique des chaînes d’approvisionnements ».

Un comble de la contradiction du monde capitaliste quand on pense que ce projet est contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce !

L’ensemble de ces pays « non alignés » représentent les deux tiers de l’humanité. Ils peuvent jouer un rôle décisif auprès de M. Poutine sans s’aligner sur l’Otan.

De ce point de vue, l’initiative du président Lula est extrêmement importante et doit être soutenue avec force. Il s’agit de créer un groupe de contact pour la paix réunissant plusieurs pays, dont la France, sous l’égide de l’ONU.

Le président de La République doit sortir du covoiturage avec M. Biden et l’Otan et saisir cette proposition de Lula afin d’engager la France dans un patient travail diplomatique pour la paix. Cette initiative peut être l’ébauche de la réunion d’une conférence internationale visant la construction d’une architecture de paix, de désarmement et de sécurité commune en Europe.

Compte tenu de la transformation du conflit en une guerre Russie contre Otan, les grands pays tiers comme la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud deviennent les plus utiles et les plus efficaces pour réussir un tel projet. Et ils peuvent être les garants de la sécurité de l’Ukraine comme de celle de la Russie et donc de tout le continent européen.

La diversité des initiatives pour la paix dans les villes européennes ces 24 et 25 février peut contribuer à mettre la paix et la sécurité humaine à l’ordre du jour du calendrier du monde. C’est urgent ! C’est vital ! Toutes les informations qui parviennent des chancelleries européennes, de la maison blanche comme du kremlin ne portent pas à l’optimisme. Raison de plus pour se faire entendre !


 


 

Guerre en Ukraine.
La Chine peut-elle jouer
la négociatrice ?

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Ukraine La France, le Brésil et d’autres poussent Pékin à s’engager davantage et à convaincre la Russie d’entamer des pourparlers.

Il y a quelques années, Donald Trump s’émouvait de l’influence de la Chine aux Nations unies en dépit des faits. Les États-Unis doivent aujourd’hui observer avec effroi le fait que la France presse Pékin de s’investir pour la paix en Ukraine. À l’issue de la rencontre à Paris, le 15 février, entre le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et Emmanuel Macron, les deux pays ont exprimé « le même objectif de contribuer à la paix » « dans le respect du droit international ». À cet égard, la France demande à la Chine de convaincre la Russie de s’asseoir à la « table des négociations », comme elle l’avait fait lors du G20 de Bali, en novembre.

À cette époque, d’aucuns avaient noté le retour de la Chine sur la scène internationale après une longue période de repli liée au Covid. Le président Xi Jinping était alors intervenu pour promouvoir l’interdiction de « tout recours à l’arme nucléaire ». Soit une critique à peine voilée des menaces de guerre atomique proférées par le Kremlin. Sa stratégie fut la même en Ouzbékistan lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, en septembre. Secondé par l’Inde et les pays d’Asie centrale issus de l’ex-Union soviétique, Xi Jinping avait exhorté Moscou à travailler à la « stabilité ».

La gouvernance mondiale en question

L’appel à un engagement plus poussé de la Chine est également venu du président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, et de Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne. Sur quelles traductions concrètes peuvent déboucher ces interpellations ? La position traditionnelle d’équilibre, de respect de la souveraineté et de l’intégrité des territoires de Pékin implique à la fois de soutenir l’allié russe face aux risques liés à une intégration de l’Ukraine dans l’Otan et d’appuyer Kiev contre une agression extérieure. La Chine, qui ne livre pas d’armes à Moscou, a clairement profité de la guerre pour placer Moscou en état de vassalisation. Dans sa rivalité stratégique avec Washington, elle s’appuie en outre sur l’allié russe pour formuler une proposition alternative de gouvernance mondiale.

Wang Yi, qui sera à Moscou le 24 février, jour du déclenchement de la guerre il y a un an, dispose en théorie des leviers pour se poser en médiateur. La Chine n’a aucun intérêt à se couper de l’Europe et à voir son économie découplée de celles du continent. Si elle parvenait à convaincre la Russie de s’asseoir à la table des négociations, sa stature internationale s’en verrait renforcée. Toutes initiatives que les États-Unis voient d’un mauvais œil dans le cadre de la compétition stratégique engagée avec Pékin pour le leadership mondial, d’autant qu’ils profitent, pour l’heure, du conflit pour reconfigurer le capitalisme.

  publié le 21 février 2023

Amira Bouraoui :
« Le pouvoir algérien

ne veut plus d’opposants,
de médias indépendants 
»

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Son départ clandestin pour rejoindre la France, via la Tunisie, a déclenché une crise diplomatique. L’opposante algérienne Amira Bouraoui revient sur les raisons et sur les conditions de sa fuite, pour échapper à la répression qui s’abat, impitoyablement, sur les voix discordantes. Entretien coréalisé par Rosa Moussaoui (L’Humanité) et Rachida El Azzouzi (Mediapart).

Quatre ans après le début du hirak, le soulèvement populaire pacifique qui avait poussé des millions de personnes dans la rue et chassé du pouvoir le fantomatique Abdelaziz Bouteflika après vingt ans de règne, la dérive autoritaire et répressive du pouvoir algérien étrangle les aspirations démocratiques du peuple et d’une jeunesse qui ne rêve plus que d’ailleurs.

Pas une semaine ne passe sans l’annonce de nouvelles arrestations, de nouveaux emprisonnements. « L’Algérie nouvelle » exaltée par le président Abdelmadjid Tebboune broie, pousse en prison ou à l’exil des milliers d’opposants, tout particulièrement les plus actifs du hirak.   

Amira Bouraoui par exemple, 46 ans, activiste franco-algérienne connue depuis 2014 pour s’être opposée, avec le mouvement Barakat, au quatrième mandat de Bouteflika. Elle tire de longues bouffées sur sa cigarette, le regard inquiet, sur ses gardes, « comme une bête traquée », dans un troquet de la banlieue parisienne. Elle est « épuisée », veut « que le cauchemar s’arrête ».

La mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants

Sa fuite d’Algérie a fait grand bruit ; elle est à l’origine d’une crise diplomatique entre Paris et Alger, au plus mauvais des moments, à l’heure où le président français Emmanuel Macron et son homologue algérien s’apprêtaient à célébrer une « nouvelle ère de la relation bilatérale », qui devait se traduire entre autres par une visite d’État d’Abdelmadjid Tebboune en France au courant du mois de mai. 

Alger, qui a aussitôt rappelé son ambassadeur en France pour consultations, accuse Paris d’avoir exfiltré clandestinement et illégalement Amira Bouraoui le 6 février de Tunisie où elle s’était réfugiée pour échapper à l’emprisonnement en Algérie. L’APS, l’agence officielle, a carrément pointé du doigt dans une dépêche « les barbouzes français » de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ».

Les proportions prises par « l’affaire Bouraoui » seraient risibles si elles ne braquaient pas la lumière sur le terrible sort fait aux voix libres et aux médias indépendants en Algérie. Une tendance sensible dans tout le Maghreb, de Casablanca à Tunis, comme en témoigne ce qui arrive à Radio Mosaïque, la radio la plus écoutée de Tunisie, dont le directeur vient d’être incarcéré. Partout en Afrique du nord, l’État de droit s’étiole, les libertés reculent. 

La fuite d’Amira Bouraoui intervient après la mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants, Radio M, et l’incarcération de son directeur, Ihsane El Kadi, en décembre dernier, après la dissolution de la Ligue algérienne des droits de l’homme dans le sillage de celle du Rassemblement Actions Jeunesse, de SOS Bab-El-Oued.

Amira Bouraoui a accepté de répondre aux questions de l’Humanité et Mediapart.

Vous attendiez-vous à la crise diplomatique provoquée par votre fuite d’Algérie vers la France, via la Tunisie ?   

Amira Bouraoui : Absolument pas. C’est vrai que c’est une manière assez spéciale de se sauver, mais je ne m’attendais pas du tout à cela. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré venir en France comme j’y suis toujours venue. Si j’avais su que cela prendrait de telles proportions, j’aurais privilégié une autre voie : prendre la mer sur une embarcation de fortune, comme des centaines d’Algériens, d’Africains qui partent ainsi chaque jour vers l’Europe. Mais la voie terrestre était plus sûre que de partir en mer, en plein mois de février… 

Vous avez pris part à tous les mouvements démocratiques en Algérie ces dernières années. Vous aviez cofondé en 2014 le mouvement Barakat opposé à un quatrième mandat du président Bouteflika – « L’Algérie n’est ni une monarchie ni une dictature, disiez-vous alors - » Et vous avez participé en 2019 au hirak. Ces mobilisations n’ont pas abouti aux changements espérés. Quelles leçons en tirez-vous ?  

Amira Bouraoui : Je milite depuis plus de dix ans pour avoir plus de liberté en Algérie, pour une démocratie telle que l’ont rêvée de nombreux militants idéalistes, dont j’ai été. En 2011, on est sorti pour demander l’abolition de l’état d’urgence qui nous privait du droit de manifester dans la rue. En 2014, avec Barakat, nous nous opposions à un quatrième mandat de Bouteflika ; en tant que médecin, je voyais bien qu’il n’était plus capable de diriger le pays. Et en 2019, tout un peuple est sorti pour le changement.

J’ai un temps espéré que la présidence d’Abdelmadjid Tebboune puisse faire office de transition, même si j’étais contre la manière dont il avait été élu. Par la suite, il y a eu comme un élan de vengeance contre les militants qui s’étaient mobilisés : comme si avoir poussé Abdelaziz Bouteflika vers la sortie avait relevé du crime de lèse majesté. C’est comme ça que de nombreux militants ont fini derrière les barreaux.

Je milite depuis plus de dix ans pour avoir plus de liberté en Algérie, pour une démocratie telle que l’ont rêvée de nombreux militants idéalistes, dont j’ai été. Amira Bouraoui 

Comment décririez-vous cette mécanique répressive ? A quel moment, et comment s’est-elle mise en marche ? 

Amira Bouraoui : Cela a commencé avant l’élection d’Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019. Quand le général Ahmed Gaïd Salah, alors chef de l’état major de l’armée, a pris les rênes du pays, au lendemain de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, des militants, des chefs de partis ont été emprisonnés. J’espérais encore alors que l’on puisse avancer ; je savais que le président parfait n’existait pas. Mais c’est devenu de plus en plus dur.

Avant même le hirak, depuis 2017, je n’arrivais plus à exercer mon métier de médecin : on m’en voulait de m’opposer au système. J’avais beau écrire au ministère de la Santé, je ne pouvais pas  exercer mon travail. Il y a eu les accusations, les procès, la prison. Puis il y a eu cette interdiction de sortie du territoire, alors qu’elle n’était pas justifiée constitutionnellement. C’était une mesure injuste. Je me suis battue pour lever cette interdiction, j’ai écrit des dizaines de courriers au procureur de la République en Algérie pour que cette interdiction soit levée. Si j’en suis arrivée là, c’est parce que je ne voyais plus aucune issue. 

Vous avez fait l’objet de maintes poursuites, dont certaines pour « offense à l’islam », « offense au prophète ».  Vous avez également été traduite en justice pour « atteinte à la personne du président de la République » et « diffusion d’informations susceptibles d’attenter à l’ordre public », « atteinte à l’unité nationale ». Comme de nombreux détenus politiques et d’opinion en Algérie. Qui les avait initiées et pour quelles raisons ?

Amira Bouraoui : Lors d’un interrogatoire, une fois, à la gendarmerie, on m’a rappelé un propos que j’avais posté en 2014 sur Facebook : “Enlevez nous ce monsieur qui ne parle plus, on veut au moins un président qui parle, qui marche”. L’agent qui m’interrogeait m’a dit :  “Mais celui-là, il marche et il parle, pourquoi vous vous opposez encore?” J’ai répondu qu’on reconnaissait une nation forte à la liberté d’expression dont jouit l’opposition. En Algérie, on ne veut plus d’opposants, de médias indépendants. Quand un journaliste, un militant sort de prison, un autre le remplace aussitôt. On s’en prend au noyau dur du hirak. 

Sur les accusations d’offense à l’islam, mon grand-père était imam, j’ai grandi dans un quartier populaire, à Bab el Oued, j’ai toujours résisté à l’obscurantisme religieux, tout en distinguant le musulman qui vit sa foi en respectant les autres et l’islamistes qui instrumentalise la religion à des fins politiques. On m’a collé cette étiquette d’ennemie de la religion ; les procès ont eu lieu le même jour : j’étais désignée, dans le même mouvement, comme l’ennemie du prophète et celle du président Tebboune. 

Quand un journaliste, un militant sort de prison, un autre le remplace aussitôt. Amira Bouraoui 

Certaines rumeurs ont laissé entendre que j’aurais bénéficié d’une grâce présidentielle. C’est faux. Je n’ai jamais bénéficié d’une grâce présidentielle, mais d’une libération provisoire, le 2 juillet 2021, après avoir purgé un mois de de prison. Les procédures sont toujours en cours. 

Vous êtes médecin, gynécologue de profession. Le ministre algérien de la Communication , Mohamed Bouslimani, insiste sur le fait que vous n’êtes pas journaliste. Néanmoins, vous animiez sur Radio M depuis septembre 2022 une émission hebdomadaire, le Café presse politique. Vos démêlés avec le pouvoir sont-ils aujourd’hui liés à ceux de ce média, fermé et placé sous scellés, et à ceux de son directeur Ihsane el Kadi, lui aussi visé par des poursuites et emprisonné ?   

Amira Bouraoui : Voilà des années que je subis des pressions. Ce qui a fait déborder le vase, c’est l’emprisonnement de Ihsane el Kadi. Cela me plaçait dans la ligne de mire car le Café presse politique était l’émission phare de Radio M. J’ai continué à l’animer via Zoom. Pour le dernier numéro, que j’ai animé depuis la Tunisie, je recevais l’islamologue Saïd Djabelkhir, condamné pour « offense aux préceptes de l’islam » et finalement relaxé. Ihsane el Kadi est aujourd’hui derrière les barreaux pour avoir voulu débattre de la candidature de Tebboune à un second mandat. La Constitution le lui permet, mais qu’on puisse en débattre, qu’il puisse y avoir une parole contradictoire, que d’autres candidats puissent se présenter, être reçus sur les plateaux TV, défendre d’autres projets. C’est ce qu’on espérait mais malheureusement, il n’y a pas de place pour le débat en ce moment en Algérie. 

Citée dans les années 90 comme un modèle de liberté de ton, la presse algérienne n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Des journaux ont fermé. D’autres agonisent. Comment en est-on arrivé là ?

Amira Bouraoui : ’est vrai qu’après 1988, beaucoup de journaux se sont créés, une certaine liberté de la presse s’est imposée. Comment en est-on arrivé là ? Je pense que ça a commencé sous l’ère Bouteflika. N’oublions pas que dès le premier mandat, il avait traité les journalistes de “tayabate el hammam”, de commères de hammam. N’oublions pas qu’il a jeté en prison Mohammed Benchicou, le directeur du quotidien Le Matin

C’est d’ailleurs ce qui a fait de moi une militante. Cet emprisonnement avait profondément choqué la jeune femme que j’étais. À l’époque, on commençait à avoir accès à internet. J’ai commencé, en 2007, à suivre le blog de Benchicou sur sur la toile. J’avais lu ses livres : qu’on ait pu ou non les apprécier, trouver certains de ses écrits de mauvais goûts, soit. Mais de là à le jeter en prison, c’était inconcevable, profondément injuste. Par la suite, on a vu éclore une multitude de chaînes privées arabophones destinées à endoctriner l’opinion. 

Les journaux encore imprimés sont soumis à un chantage à la publicité. Quand je lis aujourd’hui que Le Soir d’Algérie, que j’ai toujours défendu, me présente comme une renégate, une traître, oui, ça me choque. 

Vous avez connu l’épreuve de la détention. La crainte de retourner en prison vous a-t-elle poussée au départ ? 

Amira Bouraoui : Oui. Je ne voulais pas retourner en prison pour des broutilles. Vous savez, lorsque j’ai été placée en détention en Tunisie, je n’en voulais à personne : j’avais commis un délit en entrant illégalement en territoire tunisien? Par contre, lorsque vous vous retrouvez en prison alors que vous n’avez rien fait, juste pour des posts sur Facebook…

Comment avez-vous passé la frontière ? 

Amira Bouraoui : J’ai traversé le poste-frontière dans un taxi collectif en utilisant le passeport de ma mère. Elle n’était pas au courant.Elle a été arrêtée pour cela, elle est aujourd’hui placée sous contrôle judiciaire…

Huit personnes ont été arrêtées, certaines d’entres elles ont été placées sous mandat de dépôt, comme le journaliste Mustapha Benjamaa, rédacteur en chef du journal indépendant Le Provincial, votre cousin Kamel Bentayeb, ainsi qu’un brigadier de la Police aux Frontières (PAF) et le chauffeur de taxi qui vous a conduite d’Annaba vers la Tunisie. Cinq personnes sont aujourd’hui poursuivies pour “association de malfaiteurs dans le but d’exécuter le crime d’organisation clandestine dans le cadre d’une organisation criminelle .

Amira Bouraoui : Ma mère qui a 73 ans n’était pas au courant que j’avais l’intention d’utiliser son passeport. Je le vis très mal : je sens que c’est une prise d’otage pour faire pression sur moi. Des membres de ma famille, des proches, des journalistes ont été arrêtés, alors qu’ils n’ont rien à voir avec ma “fuite”. Personne ne m’a aidée, je n’ai aucun complice. 

Que s’est-il passé quand vous êtes arrivé à l’aéroport de Tunis et que vous avez présenté votre passeport français ? 

Amira Bouraoui : On m’a arrêtée à ce moment-là. 

N’ayant pas de tampon d’entrée sur le sol tunisien, vous vous en doutiez? 

Amira Bouraoui : J’ai joué le tout pour le tout. 

Donc vous avez été arrêtée, puis conduite devant une juge

Amira Bouraoui : J’ai d’abord été mise en détention pendant trois jours, avec des détenues de droit commun. Nous étions douze femmes dans une même cellule. 

Quand j’ai comparu devant la juge tunisienne, elle m’a bien engueulée. Elle avait raison, parce que ce n’était pas normal de ne pas avoir de preuve d’entrée. Je ne me suis pas étalée sur ma situation bien sûr. Sur l’utilisation du passeport de ma mère, à laquelle je voulais épargner des ennuis. Je lui ai simplement dit que je n’avais pas de preuve de mon entrée en Tunisie mais que j’avais mon passeport français en règle. Elle me remet alors mon passeport en main, elle me libère, elle me convoque le 23 février pour mon procès. 

C’est à ce moment-là que les choses se sont accélérées, puisqu’à la sortie, sous l’œil des avocats, alors que je ressortais libre, j’ai été ramassée une nouvelle fois par deux agents en civil qui ont confisqué mon passeport. Je leur ai demandé où ils avaient l’intention de conduire. Ils m’ont ordonné de me taire. Aux avocats qui insistaient, ils ont répondu qu’ils m’emmenaient à l’aéroport. En fait, la destination était la direction générale de la police des frontières et des étrangers.

Ce sont les avocats qui ont prévenu les autorités consulaires françaises?

Amira Bouraoui : Non. Ils ont prévenu des médias, des ONG comme Amnesty international et Human Rights Watch, c’est comme ça que le consulat a pris connaissance de l’affaire. 

Quand les autorités françaises ont été mises au courant, quel type d’appui vous ont-elles apporté ? 

Amira Bouraoui : J’ai reçu une visite consulaire sur le lieu de ma détention. 

Au moment où j’ai appris le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France, j’ai pris la mesure de la crise. Amira Bouraoui 

Comment avez-vous réagi en prenant connaissance du récit fait en Algérie de votre fuite ?

Amira Bouraoui : C’était sidérant. Comment ont-ils pu raconter que j’ai été accueillie à l’aéroport Saint-Exupéry par un colonel de la DGSE ? Je suis arrivée à Lyon, personne ne m’attendait, j’ai pris un taxi qui m’a coûté 78 euros pour rejoindre un hôtel proche de la gare où j’ai passé la nuit avant de prendre le train le lendemain pour Paris. 

Au début, j’ai mis ça sur le compte de rumeurs. Je suis habituée. Depuis 2014, on me fait passer tour à tour pour une agent des services français, du Mossad. Mais au moment où j’ai appris le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France, j’ai pris la mesure de la crise. J’étais choquée. 

Quelle place cette rhétorique de l’ingérence étrangère pour discréditer et réduire au silence les opposants a-t-elle pris, ces dernières années, en Algérie? 

Amira Bouraoui : Dès qu’un militant assume publiquement son opposition, on en revient à la “main étrangère”, on finit par l’accuser de travailler pour des forces occultes. 

Comment avez-vous accueilli les commentaires acerbes sur votre binationalité? 

Amira Bouraoui : Je n’ai jamais gardé le secret sur ma binationalité. Je pensais que les gens étaient au courant, j’en avais déjà fait état publiquement. Tout le monde savait que j’avais épousé un binational dont la mère était française, vivant et travaillant en Algérie. 

Mes enfants sont franco-algériens, et j’ai décidé en 2007 de prendre la nationalité de mes enfants il y a longtemps. Certains récits faits lors de mon départ laissent entendre que j’aurais obtenu mon passeport français en Tunisie, ce qui relève du mensonge. En fait, ce qui les étonne, c’est qu’en étant binationale, je sois restée tout ce temps en Algérie pour militer. A leurs yeux, c’est suspect. 

Comment voyez-vous votre avenir ? 

Amira Bouraoui : Pour l’instant, je vis dans l’instant présent. La situation de ma mère et de mes proches poursuivis en Algérie, qui subissent l’arbitraire, occupe l’essentiel de mes pensées. J’essaye de trouver un hébergement pérenne. À plus long terme, j’aimerais reprendre l’exercice de mon métier, que j’aime tant. J’ai choisi la médecine par passion. J’ai commencé à prendre contact avec des maternités, pour des stages bénévoles, dans un premier temps, en attendant de régulariser ma situation professionnelle. 

Est-ce que vous recevez aujourd’hui des autorités françaises un appui particulier? 

Amira Bouraoui : Pas plus que n’importe quelle citoyenne se trouvant dans la détresse. 

Vous espérez retourner en Algérie ? 

Amira Bouraoui : Oui, je l’espère, j’aime ce pays. Mais probablement pas dans l’immédiat.  

Et probablement pas pour y revivre ? 

Amira Bouraoui : Je suis chez moi partout. Je suis militante. On ne peut pas être militant sans un certain optimisme, sans se dire que le bout du tunnel existe. En 2019, pendant le hirak, il n’y avait plus de harragas. Désormais, la jeunesse algérienne n’arrive plus à rêver, elle ne ne pense plus qu’à fuir vers l’Europe. Mais ce pays est magnifique, il a tout pour lui, il finira bien par se reconstruire. 

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Rachida El Azzouz

  publié le 21 février 2023

En Bretagne, les
« tsunamis de violences »
de l'extrême droite

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

L’extrême droite multiplie les attaques contre les protagonistes de projets solidaires avec les personnes exilées. Dans l’Ouest, journalistes, élus, responsables associatifs sont les cibles de graves menaces émanant de la fachosphère, qui agit pour l’instant en toute impunité.

La Bretagne est balayée depuis quelques mois par de forts coups de vents bruns. Mi-janvier 2023, la municipalité de Callac (Côtes-d’Armor) annonce, après un « tsunami de violences », selon les termes de Laure-Line Inderbitzin, maire adjointe PCF, l’abandon de son projet Horizon, portant sur l’accueil et l’insertion de personnes migrantes.

L’extrême droite s’est mobilisée contre cette initiative, n’hésitant pas à user de menaces en tous genres pour faire plier les porteurs de cette action humaniste et solidaire que devait financer le fonds de dotation Merci. Galvanisés par ce qu’ils considèrent comme une « victoire », les acolytes d’Éric Zemmour et compagnie continuent de faire souffler leur vent haineux.

« On va te crever pourriture et tes Négros que tu aimes tant ! » adressé au rédacteur en chef de l'hebdomadaire local

Ce 20 février, les locaux de l’hebdomadaire le Poher, situé à Carhaix, ont ainsi été évacués à la suite d’une alerte à la bombe. Rien n’indique, pour l’heure, que l’extrême droite en soit à l’origine. Mais le 31 janvier, en revanche, la rédaction a reçu un mail à l’attention de son rédacteur en chef, Erwan Chartier, pour lequel le doute n’est guère possible. On y lit : « On va te crever pourriture (un terme également utilisé dans l’alerte à la bombe – NDLR) et tes Négros que tu aimes tant ! »

L’intéressé a porté plainte pour menace de mort. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il subit les foudres de l’extrême droite. Quelques semaines plus tôt, il a été mentionné de façon injurieuse dans un article de Bernard Germain, candidat Reconquête aux dernières législatives, paru sur le site Résistance républicaine, et intitulé « À Callac, l’avenir de l’homme, ce n’est pas la femme, c’est l’Africain ».

Le texte est présenté comme une réaction à une enquête du Poher sur les tensions autour du projet Horizon. Le journaliste y est qualifié d’ « ignare », de « minable petit collabo » et d’ « immigrationniste islamophile ».

« Le mail de menace de mort m’est parvenu le lendemain du jour où Bernard Germain a reçu son assignation en justice à la suite de la plainte déposée après la parution de cet article », confie Erwan Chartier. Par la suite, l’hebdomadaire est une nouvelle fois victime de menaces, le 8 février, par téléphone. « Une voix masculine demande à mon propos : “À quelle heure je peux passer lui mettre une balle dans la tête ?”, promettant le même sort à la salariée qui a répondu », raconte le rédacteur en chef.

« Leurs méthodes font vraiment peur »

Bernard Germain se défend, quant à lui, de tout lien avec ces pratiques d’intimidation. « Je mène, au grand jour, un combat loyal et condamne ces méthodes », assure-t-il à l’Humanité. Il sera néanmoins jugé le 3 mars. Et son procès fait l’objet d’une forte communication dans les réseaux nationalistes et identitaires.

Parallèlement à cette mobilisation, la mouvance brune a trouvé un autre cheval de bataille. Bernard Germain, Pierre Cassen, de Riposte laïque, Christine Tasin, de Résistance républicaine, ou encore Catherine Blein, exclue du RN à la suite de son soutien aux auteurs de l’attentat contre les mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande), en 2019, et d’autres font bloc au sein du Collectif de préservation de l’école de la Pierre-Attelée, à Saint-Brévin-les-Pins, en Loire-Atlantique.

Objectif : mener la fronde contre le projet d’implantation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), à proximité des écoles maternelle et primaire de cette commune du littoral atlantique. Et leur stratégie semble être la même qu’à Callac.

« Leurs méthodes font vraiment peur, alerte Perrine Jacotin, militante de la section locale du PCF. Ils parlent de viols sur les enfants. Ils multiplient les menaces sur leurs sites Internet. Ils s’en prennent aux élus, à la présidente de l’association des parents d’élèves (APE), à la directrice de l’école… »

Cette dernière, en poste depuis la rentrée 2022, a d’ailleurs dû porter plainte après la publication d’une photographie d’elle, estampillée du qualificatif « collabo » sur le site de Riposte laïque. « La photo a été dérobée sur l’intranet de l’école, explique Sabrina Mallard, responsable de l’APE. Pour ma part, j’ai été amenée à déposer un renseignement judiciaire pour usurpation d’identité. Une fausse lettre signée par l’APE a été adressée à l’inspection d’académie pour s’opposer au Cada. En réalité, en tant qu’association, nous avons décidé de ne pas nous prononcer sur ce projet. »

Le maire traité de  « collabo » sur la toile xénophobe

Les membres du collectif d’extrême droite n’hésitent pas à se procurer les adresses électroniques des représentants des parents d’élèves, de la directrice de l’école et d’élus municipaux pour leur adresser des menaces. Bernard Germain n’y voit pas de problème. « Ces mails ne posent aucun souci, argumente le prédicateur xénophobe. Ils s’adressent à des gens irresponsables, des collabos qui soutiennent un projet immigrationniste pouvant avoir des conséquences terribles. » Il fait ainsi allusion à de supposées violences perpétrées contre des enfants par des exilés, auxquelles les élèves de la Pierre-Attelée pourraient être exposés.

« Nous accueillons régulièrement des personnes exilées, depuis 2017, explique Yannick Morez, l’édile (DVD) de Saint-Brévin. Nous n’avons jamais rencontré de problème. Et lorsque l’association Aurore, en charge de leur accueil, nous a indiqué qu’elle souhaitait pouvoir aussi recevoir des femmes et des enfants, nous avons jugé bon d’accompagner le projet de la sous-préfecture d’ouvrir un Cada dans la commune. »

Ce positionnement lui vaut, lui aussi, d’être pointé sur la Toile xénophobe comme « collabo », sans compter les menaces de mort. « J’ai lu des commentaires sur leurs sites du genre : “arrêt du projet ou bien la mort” ou encore “ce ne sera pas une tarte à la crème mais une tarte de plomb”, confie l’élu. Mais on ne se laissera pas intimider. De toute façon, c’est un projet de l’État et il a été adopté à l’unanimité du conseil municipal. »

Le projet est aussi soutenu par la population. Le Collectif des Brévinois attentifs et solidaires appelle à une manifestation en soutien au Cada, le 25 février, et entend exprimer sa solidarité, dans la matinée, avant que l’extrême droite vienne déverser sa haine lors d’un rassemblement prévu dans l’après-midi.


 


 


 

Face aux menaces de mort visant Le Poher, les médias bretons font bloc

sur https://blogs.mediapart.fr

Nos consœurs et confrères de l'hebdomadaire centre-breton Le Poher ont été visés à trois reprises par des menaces de mort en l'espace de vingt jours. La raison ? Ils avaient rendu compte de la situation à Callac où des groupuscules d'extrême droite se sont violemment opposés à l'accueil de réfugiés. En soutien, la rédaction de Mediapart s'associe à un large ensemble de médias et associations pour demander aux pouvoirs publics de faire respecter la loi et de prendre leurs responsabilités.

À Rennes, le 21 février 2023

La Bretagne est une terre de presse et de liberté. Le Club de la presse de Bretagne, avec des dizaines de médias bretons, les syndicats de journalistes, des écoles de journalisme et les clubs de la presse de France, s'élèvent avec force contre les graves menaces et intimidations en provenance de l'extrême droite qui visent à bâillonner la presse. L'information est l'un des piliers de notre démocratie.

Nos consœurs et confrères de l'hebdomadaire centre-breton Le Poher ont été visés à trois reprises par des menaces de mort en l'espace de vingt jours. La raison ? Ils avaient rendu compte de la situation à Callac (Côtes-d’Armor) où des groupuscules d'extrême droite se sont violemment opposés à l'accueil de réfugiés.

Le 31 janvier, le rédacteur en chef du Poher, Erwan Chartier, reçoit un courriel anonyme à connotation raciste et homophobe promettant de le « crever ». Le 8 février, un homme joint le journal pour demander à quelle heure il peut passer pour « mettre une balle dans la tête » du rédacteur en chef et de l'agent chargée de l'accueil qui a décroché. Le 20 février, une personne appelle dès l'ouverture des bureaux pour annoncer avoir « mis une bombe dans la rédaction », entraînant l'évacuation des locaux et l'intervention des démineurs, qui n'ont heureusement rien trouvé.

Douze plaintes déposées

Parallèlement, les animateurs de plusieurs sites web d'extrême-droite, mobilisés contre l’accueil des réfugiés à Callac, ont mis en avant les noms et photos de journalistes du Poher, les exposant à la vindicte de leurs lecteurs. Une précédente plainte pour diffamation et injure publique conduira certains membres de cette mouvance devant la justice début mars.

Une journaliste ayant couvert cette actualité pour France 3 Bretagne a également été prise pour cible puis cyberharcelée. Plusieurs plaintes ont aussi été déposées par notre consœur et son média.

« Ces menaces semblent s’inscrire dans une campagne d’intimidation de l’ultradroite », analyse Erwan Chartier. Avant les journalistes, des élus et des habitants de Callac ont déjà fait l'objet de calomnies et de menaces non signées. Le procureur de la République de Saint-Brieuc a reconnu dans Mediapart que douze plaintes ont été déposées.

Faire respecter l'État de droit

Ces multiples formes d'intimidation doivent cesser et leurs auteurs répondre de leurs actes. La liberté d'expression n'est pas la liberté d'opprimer. Face à ces faits graves, nous, journalistes de Bretagne et d'ailleurs, réaffirmons notre solidarité avec les personnes menacées.

Fidèle à sa mission de défense des journalistes et de la liberté de la presse, le Club de la Presse de Bretagne demande aux pouvoirs publics de faire respecter la loi et de prendre leurs responsabilités.

Le journalisme ne peut s'exercer dans la peur. Nous invitons tous les confrères et consœurs, et directeurs et directrices de publication soucieux des conditions d’exercice du métier et de la liberté de la presse, mais aussi les citoyens à solidairement opposer un mur de refus face à des comportements d’un autre temps.

Signataires :

Club de la Presse de Bretagne, Actu.fr, Bikini mag, Bretagne 5, Canal ti zef, CGT-ouestmedias.com, CFDT-Journalistes, CFDT Ouest-France, Club de la presse Auvergne, Club de la presse d’Anjou, Club de la presse des pays de Savoie, Club de la presse de Strasbourg, Club de la presse Drôme Ardèche, Club de la presse du Gard, Club de la presse du Limousin, Club de la presse du Périgord, Club de la presse du Var, Corlab, Dispak, Éditions du Boisbaudry, La rédaction de Mediapart, France 3 Bretagne, France Bleu Breizh Izel, Internep ouest info, IUT de Lannion, la Chronique républicaine, La Maison écologique, le Cri de l'ormeau, le Mensuel de rennes, l’Imprimerie nocturne, Mapinfo, Pays, Press pepper, Produits de la mer, Publihebdos, radio Breizh, radio Kerne, radio Kreizh breizh, radio Naoned, RCF Finistère, S3C CFDT, Sciences Po Rennes, SNJ, SNJ-CGT, SNJ-FO, SNJ Ouest-France, Tébéo, Tébésud, TVR, Unidivers, Unmondemeilleur.info, UPC2F, Sans transition !, Splann !, Ya!.

publié le 20 février 2023

Un raté dommageable ?

Pierre Khalfa (Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac) sur https://blogs.mediapart.fr/

Il y a aujourd’hui un débat sur la tactique mise en œuvre par LFI au Parlement. Ce débat renvoie non seulement à l'image que la gauche et l'écologie politique veulent donner du parlement mais aussi au rapport avec le mouvement syndical.

Il y a aujourd’hui un débat à gauche sur la tactique mise en œuvre par LFI lors du débat parlementaire. Il est tout d’abord nécessaire de préciser un point. Contrairement à ce que laisse entendre Geoffroy de Lagasnerie dans un billet de blog sur Médiapart, il n’y a pas en l’occurrence de comportement adéquat en dehors d’une analyse concrète de la situation politique. Ce dernier oppose « les rituels parlementaires » à «  la politique à l’état pur ». Or « cette vraie politique non domestiquée par des formes fictives » est une fiction. La politique est par construction est un objet hétérogène sauf à vouloir adopter une posture platonicienne qui fait de celle-ci la recherche de la vérité. Il n’existe donc pas de « vraie politique ».

Il est d’ailleurs assez ironique de constater que Geoffroy de Lagasnerie approuve le comportement de la majorité des députés LFI, lui qui avait été dans le passé un contempteur farouche de Jean-Luc Mélenchon et de LFI. Geoffroy de Lagasnerie est un antiparlementariste et il a de bons arguments pour cela, certes pas très originaux puisqu’ils trainent sur des bancs politiques très différents depuis environ deux siècles sinon plus. Toute la question est de savoir si, d’un point de vue démocratique, nous pouvons nous passer d’une représentation parlementaire malgré les défauts inhérents à la notion même de représentation et au fait que le parlement soit aujourd’hui sous domination de « l’exécutif » qui en fait n’exécute rien mais gouverne sans contrôle réel.

Au-delà de ce débat, il y avait a priori deux tactiques parlementaires possibles avec pour chacune de bons arguments. Bloquer le vote de la loi empêche que cette dernière puisse acquérir une légitimité parlementaire. Débattre de l'article 7, donc de la mesure principale, permet de montrer la faiblesse du soutien à cette mesure et est l’occasion d’essayer de mettre le gouvernement minorité, ce qui n’était pas certain loin de là, mais possible.

Le problème vient du fait que d'autres éléments entrent en ligne de compte. Le premier est celui de la position unanime de l'intersyndicale qui souhaitait que le débat puisse avoir lieu sur l'article 7. Que, de la CFDT à Solidaires, toutes les organisations syndicales se soient retrouvées sur la même position sur une question de ce type est assez rare pour que cela soit pris en compte. Or le lien entre les partis de la Nupes et l’intersyndicale est décisif non seulement pour cette bataille précise, mais dans la perspective plus large de créer un front politico-social porteur d’une alternative politique au macronisme et à l’extrême droite. Dans cette perspective, prendre le risque d'enfoncer un coin entre la gauche et l'intersyndicale est de mauvaise politique ce d’autant plus que la direction du PCF a pris prétexte de ce sujet pour en rajouter dans sa prise de distance vis-à-vis de LFI et de la Nupes.

Le second problème tient à l'image désastreuse que ce débat a renvoyé dans l'opinion. Il ne peut que nourrir un antiparlementarisme primaire ne servant, in fine, que le RN. L'attitude consistant à promouvoir un clash permanent peut plaire à une petite minorité radicalisée, mais elle ne peut convaincre la grande masse des gens. Le fait que les grands médias se soit régalés de cette situation est d'ailleurs significatif. Il ne s'agit pas certes de participer bien sagement à un débat tranquille et aseptisé ou, comme le dit Geoffroy de Lagasnerie de se comporter comme une opposition domestiquée, mais d’avoir un comportement qui soit à la fois compréhensible par tout le monde, qui redonne goût au débat poltique et qui ne soit pas destructeur des institutions auxquelles non seulement on participe mais auxquelles, comme LFI, on veut redonner un rôle majeur. C’est une ligne de crête difficile à tenir. Il me semble, par exemple, que ce qu'a fait Jérôme Guedj face à Olivier Dussopt correspond assez à ce qu'il fallait faire. Pas simple de toute façon…


 


 

 

Grandeur de la stratégie insoumise

Geoffroy de Lagasnerie sur https://blogs.mediapart.fr/

Les 15 jours consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Nous avons assisté  pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer enfin dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.

Les 15 jours qui ont été consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures du gouvernement sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Critiquée par la droite et l'extrême droite mais aussi par les fractions les plus domestiquées de la gauche (le PCF de Roussel bien sûr, les Verts et la CFDT de Laurent Berger), elle a donné naissance à un moment politique d'une intelligence stratégique profonde. Nous avons assisté  pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.

L’idée de débat et d’échange parlementaire est un mythe. Toute personne qui a déjà regardé des séances de l’Assemblée nationale sait qu’aucun argument, même le plus rationnel, ne fait jamais changer le moindre vote. Pourquoi donc se soumettre à ce rituel factice ? Pourquoi ne pas plutôt utiliser le temps disponible pour mettre en question, acculer, devenir maître d'une temporalité que les macronistes voulaient "programmée". Pourquoi présenter des amendements comme de bons petits soldats que personne n'écoute et respecter un rituel qui ne sert jamais à rien ? Il n'y a pas de débat parlementaire. Il y a des prises de parole qui se déroulent dans l'indifférence générale, et des députés qui votent en fonction de leur camp. Puisque l'on sait que ces rites sont de purs mythes, autant les subvertir et faire l'usage le plus dissident possible que l'on peut de cette enceinte : exprimer la colère, demander des explications, cibler les ministres. Si personne n'a rien d'autre à opposer à la stratégie insoumise qu'un mythe politique, c'est parce que c'est elle qui porte une part de vérité.

La stratégie de la montée en tension a permis de relayer dans l'assemblée la colère qui s'exprime dans la rue. Elle a permis aussi d'empêcher les macronistes de voter tranquillement, avec bonne conscience, ces mesures de régression sociale et d'exercer, assis sur leur siège rouge,  une extrême violence sur la vie des autres, avant de rentrer chez eux en ayant le sentiment du devoir accompli et d'avoir été de bons parlementaires. Etre une opposition non violente (discursivement), domestiquée, c'est faire le jeu de la majorité et lui être loyal. C'est lui permettre de se dire : j'ai débattu, j'ai écouté, j'ai voté, tout va bien. Faire exploser ce rituel, faire bouillir l'assemblée, en faire un lieu de tension, les bousculer, c'est rappeler à chaque député de la majorité la violence que représente le fait de voter ces Lois pour celles et ceux qui vont voir les conditions de leur vie et de leur mort s'aggraver. C'est leur retirer la bonne conscience (et c'est déjà quelque chose). Et c'est aussi accroître le rejet à leur encontre qui sera susceptible, dans le futur, d'être la base d'un mouvement de conquête de l'appareil d'Etat.

Comme l'a justement dit Jean-Luc Mélenchon dans un post vendredi soir, avoir empêché l'Assemblée Nationale de voter le texte a permis de surcroît de saboter l'objectif  que Macron s'était fixé en terme de communication politique  et que les médias se seraient empressés de reprendre pour décrédibiliser le mouvement social : faire voter rapidement l'assemblée à travers une fraude procédurale afin d'opposer au mouvement social, à la rue, le fait que "La Loi a été votée". "Macron voulait pouvoir opposer la légitimité de l’Assemblée à celle du mouvement social avec un vote favorable de l’Assemblée nationale. Échec total."

Les macronistes voulaient contrôler le temps politique. Les insoumis ont subverti ce dispositif, ils se sont appropriés le temps - et c'est une conquête décisive.

Moment de colère, moment de sabotage, moment de montée en tension, ces 15 jours ont aussi été un moment de véridiction. Il y a eu des polémiques sur Thomas Portes posant avec un ballon sur lequel était collé un masque du ministre du travail ou Aurélien Saintoul le traitant d'«assassin» et d'«imposteur».. Si certains se sont empressés de dénoncer cela comme des "excès",  il faut au contraire les voir comme les pièces essentielles d'une opération stratégique  visant à mettre en question la déréalisation qu'opèrent les rituels politiques et à rappeler la vérité de ce qui se joue sur la scène dite politique. Il n'est pas indifférent que Thomas Portes soit cheminot et que la présidente de l'assemblée nationale qui l'a exclu possède 1,5 million d’euros d’actions chez l’Oréal,  40 000 euros d’actions émanant de plusieurs multinationales (LVMH, Kering, Axa, Total, BNP Paribas…) C'est comme si la lutte des classes avait fait irruption de manière quasi-parfaite au sein de l'assemblée : celle qui préside une assemblée qui fait voter des Lois qui aggravent l'exploitation de classes (dont elle profite) et exercent des effets concrets sur l'espérance de vie accusant de violence celui qui résiste de manière symbolique à la violence qu'elle exerce sur lui. 

Si nous étouffons dans ce monde politique, c'est parce que presque tout le monde y joue un rôle faux, mythique, fictif, c'est parce que les discours sont en décalage avec la réalité et masquent les rapports concrets, c'est parce que tout le monde a tendance à se conformer à des rites prescrits et sans aucun sens - à aller au devant d'une recherche d'une sorte de respectabilité institutionnelle et médiatique. Les oppositions sont trop souvent domestiquées et participent de la mystification politique et des effets de déréalisation qu'elle produit. Et il suffit de se souvenir de la manière dont le Parti Communiste se comportait à l'Assemblée en 1947, alors qu'ils étaient un parti si important, pour comprendre que c'est dans la conflictualité et non dans la respectabilité que se trouve la clé d'une gauche puissante.

Grandeur de la stratégie insoumise qui a fait voler en éclat les mythes politiques de l'assemblée nationale, qui a domestiqué une institution pour en faire l'un des lieux essentiels de la conflictualité sociale assumée, sans masque, sans faux semblant, sans politesse. Ces 15 derniers jours furent un moment essentiel de la politique contemporaine et si le 7 mars est une réussite, ce sera en grande partie grâce aux députés insoumis.

 publié le 20 février 2023

1953-1956 :
l’affaire des époux Bac
à l’origine du
planning familial

Mathilde Blézat (La Déferlante) sur www.mediapart.fr

En juillet 1955, Ginette et Claude Bac sont condamnés à deux ans de prison pour avoir laissé mourir, faute de soins, leur quatrième enfant, Danielle, âgée de huit mois. Cette affaire judiciaire est un tournant dans la lutte pour la légalisation de la contraception en France.

Saint-Ouen, 1952. Dans son appartement exigu, Ginette Bac, mariée depuis quatre ans à Claude Bac et déjà mère de trois enfants en bas âge, est submergée par les tâches domestiques. Alors qu’elle peine à préparer les repas, faire le ménage, laver les couches et les vêtements sales à la main – elle a une paralysie du bras droit depuis sa naissance –, la jeune femme découvre qu’elle est enceinte pour la quatrième fois. Malgré le soutien logistique de sa belle-mère, Léonie, elle perd pied. À la naissance de Danielle, elle sombre dans ce que l’on diagnostiquerait aujourd’hui comme une dépression post-partum, tandis que Claude, ouvrier dans la maçonnerie, multiplie les heures supplémentaires et s’absente de plus en plus du foyer.

Quand Danielle a 6 mois, en janvier 1953, Ginette s’aperçoit, accablée, qu’elle est enceinte pour la cinquième fois. Elle s’enferme derrière ses volets, nourrissant peu ses enfants et ne les lavant quasiment plus. L’appartement « se transforme peu à peu en taudis infect », écrivent les historiennes Danièle Voldman et Annette Wieviorka, dans Tristes Grossesses (1), la passionnante enquête qu’elles ont consacrée à cette affaire. Une assistante sociale et une assistante de police passent épisodiquement, alertées par Léonie, qui vient plus rarement depuis que le couple s’est disputé avec elle. En février 1953, Danielle finit par décéder de malnutrition et de manque de soins à l’âge de 8 mois.

Ginette et Claude Bac sont incarcéré·es le temps de l’enquête judiciaire qui, fait rare à l’époque dans ce type d’affaires, n’épargne pas l’époux. « Vous ne semblez pas avoir songé, en rendant Ginette mère d’une famille si nombreuse, à la tâche psychique et morale que vous imposiez à une jeune femme de 22 ans, lui indique le juge d’instruction. Votre responsabilité morale commence là. »

Le magistrat souligne aussi l’affection que porte Ginette, délestée du travail domestique sans fin, à son cinquième bébé né en détention. À l’issue de leur procès, qui se tient en juin 1954, le jury populaire, composé de sept hommes, les déclare « coupables avec circonstances atténuantes » – sensibles sans doute à la plaidoirie de l’avocate de Ginette, qui avait mis en avant son handicap, les souffrances liées aux grossesses trop rapprochées et la situation précaire du couple.

Les époux Bac sont condamné·es à sept ans de prison, Claude est déchu de sa « puissance paternelle » et les enfants placé·es sous tutelle. L’affaire est mentionnée dans les journaux comme un fait divers parmi d’autres. Mais quand, un an plus tard, elle sera rejugée, elle jouera un rôle essentiel dans l’émergence du combat pour la légalisation de la contraception.

Dans les années 1950, malgré la répression, les femmes avortent

À l’époque où Ginette Bac subit cinq grossesses en cinq ans, la contraception et l’avortement sont strictement prohibés en France hexagonale, en vertu de la loi du 31 juillet 1920, alors même que dans les outre-mer (Réunion, Guadeloupe, Martinique…), l’État français mène une politique de limitation des naissances qui passe non seulement par la diffusion de savoirs contraceptifs, mais aussi par des avortements et des stérilisations forcées.

Dans l’Hexagone, si l’interdiction de l’avortement remonte au Code pénal de 1791, la prohibition de la « propagande anticonceptionnelle » – passible d’un emprisonnement de quelques mois – est une nouveauté de 1920 qui s’explique par le fort déclin démographique causé par la Première Guerre mondiale. Face au million et demi de morts, à l’Assemblée nationale, « empêcher un enfant de naître après l’hécatombe semblait à beaucoup un crime contre la nation ».

Cependant dans les années 1950, malgré la répression (2), les femmes avortent. C’est même «un phénomène sociologique, une habitude contractée par toutes les couches de la population, une sorte de mal nécessaire» en l’absence de contraceptifs autorisés, écrit le journaliste Jacques Derogy dans une enquête inédite sur le sujet publiée d’abord sous forme d’articles dans la presse en 1955, puis en 1956 aux Éditions de minuit sous le titre Des enfants malgré nous : le drame intime des couples.

Selon les études démographiques et médicales sur lesquelles il s’appuie, il y aurait alors 800 000 avortements par an, c’est-à-dire autant que de grossesses menées à terme. La plupart des femmes avortent seules, ou avec l’aide d’une amie, d’une voisine, d’une sœur, et, au-delà des classiques sondes, l’omniprésence (et la variété) des objets domestiques est frappante. Derogy fait ainsi état d’un « effarant bric-à-brac d’épingles à cheveux, d’aiguilles à tricoter, de cure-dents, de porteplumes, de baleines de parapluie, […] de racines, d’os de poulet, […] d’injections d’eau savonneuse, de teinture d’iode, d’esprit de sel, d’extrait d’ergot de seigle, […] d’éther, d’alcool ou de glycérine, […] fers à friser, compas, […] morceaux de cire à cacheter ! » 

Prises en étau entre la loi et leur refus d’une grossesse, les femmes subissent : quand elles se rendent aux urgences suite à un avortement qui tourne mal, « la société se venge comme elle peut », avec des médecins qui leur imposent par exemple des curetages sans anesthésie. Dix à 60 000 d’entre elles décèdent chaque année de pratiques abortives et des dizaines de milliers d’autres deviennent stériles. De toute évidence, hier comme aujourd’hui, interdire l’avortement « ne le supprime pas, il le rend mortel », comme le rappellent les pancartes des mobilisations actuelles face au recul du droit à l’IVG dans le monde.

Dans ce contexte émerge la mobilisation en faveur de la contraception comme « remède » à l’avortement, sous l’impulsion d’une gynécologue d’une quarantaine d’années, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé. Catholique de gauche, elle tire son engagement de la fin des années 1930 où, lors d’un stage en chirurgie à l’hôpital, elle est témoin des mauvais traitements infligés par de jeunes médecins aux femmes ayant avorté. En 1947, lors d’un séjour à New York, elle rencontre des militant·es du birth control (« contrôle des naissances »), comme la féministe anarchiste Margaret Sanger, fondatrice de l’American Birth Control League. Elle visite une des cliniques du mouvement où les couples peuvent trouver des ressources « pour espacer les naissances “en fonction de leurs capacités économiques, physiques et morales” », au nom de la « famille heureuse » plutôt que nombreuse.

En mars 1953, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé publie dans une revue hospitalière un premier article qui n’a aucun écho. Elle change alors de stratégie. « Pour émouvoir, susciter une adhésion, faire comprendre, il faut une histoire tragique capable de bouleverser l’opinion et la rendre ainsi accessible à l’enjeu qu’est le contrôle des naissances. Ce sera l’affaire Bac », expliquent Voldman et Wieviorka dans Tristes Grossesses.

Du procès d’un fait divers à celui d’un fait de société

En juillet 1955, après que le premier jugement a été cassé pour vice de forme, le second procès Bac s’ouvre devant la cour d’assises de Versailles. Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, citée comme « témoin sur le fond », s’en saisit pour élargir son audience. Cette audition impressionne la cour mais aussi les journalistes présent·es en nombre. Ce nouveau procès n’est plus celui d’un fait divers mais d’un fait de société et de la loi de 1920.

Le 7 juillet 1955, le jury, composé d’une femme et de cinq hommes, prononce un verdict beaucoup plus clément qu’en première instance : Claude et Ginette Bac, « coupables d’avoir […] par maladresse, imprudence, inattentions et négligences, été involontairement la cause de la mort de leur fille Danielle », sont condamné·es à deux ans de prison, une peine qui couvre la durée de détention déjà effectuée.

Si les époux Bac sortent libres du palais de justice et sont vite oublié·es par l’Histoire, leur affaire aura été à l’origine de la création de l’une des plus grosses associations féministes de ces dernières décennies : le Planning familial. Quelques mois après le verdict, Évelyne Sullerot, alors femme au foyer et mère de quatre enfants, écrit à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé pour lui proposer de créer une association de femmes pour la maîtrise des naissances.

«Qui aura le courage de mettre en branle le chœur des femmes qui depuis des millénaires chuchotent dans le privé ? », écrit Évelyne Sullerot. La gynécologue est emballée par la proposition, l’aventure est lancée. Pour ne pas attirer la suspicion des autorités, elles choisissent un nom bien sous tous rapports : la Maternité heureuse. Épaulées par l’époux de la gynécologue Benjamin Weill-Hallé, éminent médecin qui dispose d’un vaste réseau, elles convainquent intellectuelles, avocates, médecins et épouses d’hommes influents de les rejoindre.

Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? Jeannette Vermeersch, dirigeante du PCF

La plupart d’entre elles ont plusieurs enfants, caractéristique qui va être au cœur de leur stratégie de légitimation. En couverture de son livre Le Planning familial (Librairie Maloine, 1959), Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé met ainsi une photo de quatre bambins à l’air épanoui, dont l’un porte une croix autour du cou – un clin d’œil appuyé à ses détracteurs catholiques. Quant à Évelyne Sullerot, elle utilise « les normes de genre comme arme » et dépose les statuts de l’association en préfecture avec son bébé sur les genoux, provoquant une réaction enthousiaste de l’agente d’enregistrement : « La Maternité heureuse ? Ah ! Je vois ! » « Elle ne se doutait nullement que nous allions changer la société », écrira plus tard la militante.

Des coopérations internationales

Afin d’accéder à des ressources inexistantes en France, ces pionnières se rapprochent d’organisations d’autres pays où la contraception est autorisée (États-Unis, Royaume-Uni, Suède, Belgique…). L’historienne Bibia Pavard, spécialiste des luttes pour la contraception et l’avortement, parle de « transfert militant » (3) pour évoquer ce qui se passe dans les rassemblements de l’International Planned Parenthood Federation (IPPF), dont la Maternité heureuse devient membre en 1959.

Médecins et infirmier·es français·es s’y forment aux méthodes de contraception, visitent des cliniques, et se procurent, entre autres, des pilules et des diaphragmes. Les militantes de la Maternité heureuse y renforcent leur argumentaire, adapté ensuite au contexte français, qui leur est particulièrement hostile. Ainsi, plutôt que de parler de « planification familiale » (traduction littérale de family planning) ou de « contrôle des naissances » (birth control), qui peuvent insinuer une politique imposée par l’État ou même rappeler l’eugénisme nazi, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé forge le terme de « planning familial » qu’elle définit comme l’« ensemble des mesures visant à favoriser la natalité lorsque les conditions sociales, matérielles et morales s’y prêtent ».

Forte de ce nouveau terme, elle en fait, selon Bibia Pavard, « un instrument d’une natalité vigoureuse pour rallier les natalistes » qui s’opposent à son combat.

La Maternité heureuse doit également affronter un autre puissant adversaire, le Parti communiste français (PCF). Si, comme Jacques Derogy, nombre de défenseur·euses de la contraception sont proches du parti, les dirigeant·es considèrent qu’il s’agit d’une lutte petite-bourgeoise et néomalthusienne émanant des États-Unis. « Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? » raille, en mai 1956, Jeannette Vermeersch, figure du parti et vice-présidente de l’Union des femmes françaises. Pour son mari Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, « le chemin de la libération de la femme passe par les réformes sociales, par la révolution sociale, et non par les cliniques d’avortement ».

Ces prises de position à contre-courant de la société sèment le désarroi et la colère parmi les militant·es et les médecins communistes. Pour Danièle Voldman et Annette Wieviorka, l’alliance de circonstance entre le PCF et les catholiques à l’Assemblée ont retardé « d’une douzaine d’années la possibilité pour les Françaises d’accéder librement aux moyens contraceptifs », occasionnant de nombreuses souffrances et morts supplémentaires.

Du Planning familial à la loi Neuwirth

Au début des années 1960, la Maternité heureuse prend le nom de Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et opère un changement d’échelle en ouvrant des centres d’informations un peu partout sur le territoire. Pour l’historienne Bibia Pavard, tout en poursuivant son « lobbying pour un changement législatif », le mouvement cherche à diffuser auprès du plus grand nombre des savoirs sur le corps, la sexualité et les pratiques contraceptives dans l’espoir que la loi « finira alors par tomber d’elle-même en désuétude » (4).

Un premier centre ouvre à Grenoble en 1961, rapidement suivi d’un autre à Paris. Ce sont des lieux où l’on contourne savamment la loi de 1920 en n’autorisant l’accès qu’aux adhérentes et en jouant sur la non-interdiction des contraceptifs (que les médecins allié·es se procurent clandestinement en Angleterre) puisque seule la propagande anticonceptionnelle est alors prohibée.

S’appuyant sur les organisations syndicales, associatives et partisanes locales (socialistes, laïques, franc-maçonnes…), le Planning évolue dans sa sociologie, rejoint notamment par de nombreuses enseignantes. C’est aussi l’heure des premiers conflits entre les « expert·es » et les « militant·es » fraîchement arrivé·es qui politisent le mouvement. Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé reproche à ces nouvelles adhérentes leur « croisade pour la laïcité ».

En 1965, à travers notamment la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle, la contraception accède enfin au rang d’objet de politique nationale. Elle est alors accaparée par des hommes qui occupent des positions dominantes (médecins et politiques) et font partie des mêmes cercles où ils discutent ensemble des contours à donner à un nouveau cadre légal – l’Assemblée nationale ne compte alors que huit femmes.

«À “la politique de la salle à manger” entre femmes des débuts de la Maternité heureuse, se substitue “la politique des salons” feutrés, où l’on fume le cigare entre hommes », analyse Bibia Pavard dans Si je veux, quand je veux.

Finalement, c’est une proposition de loi déposée par un député de droite, Lucien Neuwirth, qui est adoptée le 19 décembre 1967, au terme de longs débats législatifs qui ont eu pour effet de la restreindre (5). Quant à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, elle quitte le Planning familial avant même le vote de cette loi, considérant l’objectif atteint puisque la population semble désormais acquise à la cause, mais aussi par désaccord avec la politisation du mouvement alors qu’elle aurait souhaité le voir se muer en une sorte de service public de la contraception.

Pour les militant·es féministes, dont l’influence grandit au sein du Planning, non sans tensions, la lutte ne fait que commencer : accès libre des mineures à la contraception, remboursement des contraceptifs par la Sécurité sociale, déploiement de l’éducation à la sexualité… mais aussi ralliement à un nouveau combat d’avant-garde, celui du droit à l’avortement.

L’accès à la contraception, un enjeu qui perdure

Des années 1960 à aujourd’hui, le Planning familial a connu de nombreux changements mais ces combats fondateurs sont restés au cœur de son action. Si, aujourd’hui, la contraception ne fait plus les gros titres des journaux, les revendications d’origine n’ont pas toutes été mises en œuvre, et il y a toujours des femmes qui, comme Ginette Bac, n’ont pas la possibilité de choisir leurs grossesses.

«Remboursement de la pilule contraceptive pour les moins de 26 ans, pilule d’urgence gratuite pour tous·tes… : au niveau des droits, on avance», explique Claire Ricciardi, coprésidente du Planning des Bouches-du-Rhône après en avoir été salariée pendant vingt ans. « Mais il reste des enjeux de taille, à commencer par l’accès de tous·tes à une information correcte et complète. »

D’un côté, les fausses informations : « On a encore des pharmacien·nes qui disent aux jeunes que la pilule du lendemain peut donner un cancer ou rendre stérile si on la prend plusieurs fois, c’est effarant », regrette-t-elle.

De l’autre, le manque de prévention, faute de moyens suffisants alloués. Au collège et au lycée, les séances d’éducation à la vie affective et sexuelle restent rares malgré l’obligation, inscrite dans la loi de 2001, d’en organiser trois par an durant la scolarité. « Dans nos interventions scolaires, on met l’accent en priorité sur les relations filles-garçons, les violences sexistes et sexuelles, les différentes orientations sexuelles et au final on n’a plus le temps pour parler de contraception, poursuit Claire Ricciardi. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des jeunes qui pensent que la pilule protège des infections sexuellement transmissibles… »

Au-delà de l’information, l’accès à la contraception reste aujourd’hui encore marqué socialement. Certaines personnes n’ont pas de carte Vitale, d’autres n’ont pas les moyens, et d’autres enfin sont discriminées par les soignant·es. Une partie des personnes handicapées sont confrontées à une obligation de contraception (en institution, par exemple) voire de stérilisation et sont entravées dans leur volonté de mener une grossesse.

À l’inverse, pour les valides, la contraception définitive reste très compliquée à obtenir, même pour celles qui ont déjà plusieurs enfants. Les hommes trans et les personnes non binaires trouvent difficilement des professionnel·les bienveillant·es et formé·es et la récente campagne du Planning familial sur l’accueil d’hommes enceints a provoqué une véritable panique morale.

«Notre féminisme, c’est “mon corps, mon choix”. Et c’est la loi », rappelait l’association en août 2022 dans une tribune parue dans Libération. Sur le droit à la santé reproductive, que ce soit à l’époque de l’affaire Bac il y a 70 ans ou aujourd’hui – de la PMA pour tous·tes à l’IVG hors délai en passant par la ligature des trompes – les positions moralistes se heurtent à des faits de société bien réels et au vécu d’une partie de la population. Un demi-siècle après sa création, le Planning familial est toujours là pour le rappeler.


 

* NOTE :

1. Danièle Voldman et Annette Wieviorka, Tristes Grossesses : l’affaire des époux Bac (1953-1956), Seuil, 2019.

2. En 1943, la « faiseuse d’ange » Marie-Louise Giraud et le médecin Désiré Pioge sont guillotiné·es pour avoir pratiqué des avortements. Si le régime de Vichy a été particulièrement répressif, avec environ 3 800 condamnations par an, des centaines furent aussi prononcées dans les années 1950.

3. Bibia Pavard, « Du Birth control au Planning familial (1955-1960) : un transfert militant », Histoire@Politique, Politique, culture, société, n18, 2012.

4. Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux : contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Presses universitaires de Rennes, 2012.

5. La loi Neuwirth prévoit un consentement écrit des parents pour avoir accès à la pilule ou au stérilet avant 21 ans, âge de la majorité avant 1974 ; les contraceptifs ne sont pas remboursés ; la propagande et la publicité restent interdites.


 

Boîte noire :

Mathilde Blézat est journaliste indépendante, autrice de Pour l’autodéfense féministe (Éditions de la dernière lettre, 2022).

  publié le 19 février 2023

Le gouvernement reprend brutalement en main la sûreté nucléaire

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

Pour lancer au plus vite la construction de nouveaux réacteurs EPR, le gouvernement réorganise au pas de charge le système qui sert à prévenir les risques et les accidents nucléaires. Dans sa ligne de mire : l’IRSN, principal organisme d’expertise et de recherche sur le sujet, menacé de démantèlement. 

Ce n’est plus une accélération, c’est le franchissement du mur du son. Lundi 20 février, le gouvernement attend un rapport sur la complète réorganisation du système de contrôle de la sûreté des centrales nucléaires, qui sert à prévenir les risques et les accidents. Le hic, c’est qu’il l’a commandé le 8 février, laissant à peine douze jours aux auteurs pour le préparer. Et le drame, c’est qu’il doit préfigurer le démantèlement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), principal organisme d’expertise et de recherche sur le sujet.

« C’est très brutal pour l’ensemble des salariés », résume un expert senior de l’institut – qui a requis l’anonymat. Le directeur général de l’IRSN a appris la décision du gouvernement trois jours après le conseil de politique nucléaire tenu à huis clos à l’Élysée le 3 février, en son absence. Il n’a été convoqué au ministère de la transition énergétique pour y recevoir sa nouvelle lettre de mission qu’à quelques heures de l’envoi d’un communiqué de presse annonçant la future disparition de l’IRSN. « Nous n’étions absolument pas au courant » de ce qui se préparait, ajoute cette source. 

D’après les premiers éléments circulant par bribes d’information, et derrière un épais nuage d’opacité, l’idée du gouvernement est de créer « un pôle unique et indépendant de sûreté » autour de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à laquelle seraient rattaché·es les expert·es de feu l’IRSN. Les chercheur·es de l’institut rejoindraient le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et les spécialistes en nucléaire militaire atterriraient auprès du délégué à la sûreté des activités de Défense (sous-marins, etc.). 

Ce chamboulement doit servir à « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN », explique le gouvernement, dans le contexte du « volume croissant d’activités lié à la relance de la filière nucléaire ». Autrement dit, pour lancer au plus vite la construction de nouveaux réacteurs EPR 2, dont les premiers pourraient démarrer en 2035, l’Élysée met la pression sur les expert·es en sûreté. D’ailleurs, cette réorganisation doit passer par un amendement du gouvernement au projet de loi d’accélération du nucléaire, que les député·es doivent examiner à partir du 1er mars. 

Exaspération et exigences

Cette annonce intervient alors que le parc nucléaire français est en plein bouleversement : nouveaux EPR, prolongement envisagé des réacteurs actuels jusqu’à 60 ou 80 ans, surveillance continue des problèmes de corrosion qui ont mis à l’arrêt une partie des installations en 2022, causant un déficit abyssal de 17,9 milliards d’euros pour EDF. La charge de travail pour les personnels du groupe et pour les organismes qui les contrôlent est énorme. 

Dans ce contexte, l’IRSN est-il réellement une cause de ralentissement des multiples chantiers en cours ? Sur un dossier important, les expert·es peuvent prendre jusqu’à un an et demi pour rendre leur avis, explique à Mediapart Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l’IRSN, chargé de la sûreté nucléaire et aujourd’hui retraité : « C’est nécessaire. Parfois une quarantaine d’experts sont mobilisés. » Une bonne expertise, c’est « préparer des questionnaires longs et précis, auxquels l’exploitant peut mettre plusieurs mois à répondre ». 

Après vient le temps de l’analyse des informations recueillies. L’ASN peut mettre un an à donner suite. Et EDF, à son tour, peut prendre plusieurs mois à répondre aux demandes de l’autorité. Mais « aujourd’hui, ce ne sont pas les temps d’instruction par l’IRSN ou l’ASN qui créent des délais », analyse un expert senior de l’institut, « ce sont les chantiers de construction organisés selon des plans qui ne sont pas réalistes ». Ainsi, sur le dossier des corrosions sous contrainte, une « task force » a été mise en place : « Notre objectif n’est pas de bloquer le système. On est là pour anticiper les difficultés. »

Du côté d’EDF, les signes d’exaspération envers l’ASN, jugée trop exigeante, se sont multipliés ces dernières années. En parcourant les derniers rapports de son inspecteur général sur la sûreté – un salarié du groupe –, on lit que l’IRSN aussi est ciblé. En 2021, au sujet de moteurs Diesel de secours présents dans les centrales, « le temps qu’il a fallu pour s’accorder avec l’IRSN sur les niveaux sismiques interroge » : « Étant donné la très grande robustesse retenue d’emblée et les marges de dimensionnement, n’y avait-il pas matière à une approche plus rapide 
et forfaitaire ? » On y parle aussi de « l’inflation des questions » de l’ASN et de l’IRSN. En 2022, nouveau tacle : « Le jeu à trois (ASN, IRSN, EDF) 
peut conduire à des surenchères superflues » et « Il est de la responsabilité
 de l’exploitant d’affirmer ses convictions »

Pourtant, en 2020, une lettre signée par la ministre de l’écologie affirme « la nécessité de ne pas découpler les missions d’expertise et de recherche concourant à l’évaluation du risque nucléaire et radiologique des sphères civiles et de défense ». Soit l’inverse de ce que demande aujourd’hui le gouvernement. Comme on le voit en bas de cette missive obtenue par Mediapart et publiée ci-dessous, la titulaire du ministère s’appelle alors Élisabeth Borne.  

« Nous souhaitons mettre en place le modèle de gouvernance plus proche de celui qui prévaut dans la plupart des grands pays nucléaires », explique aujourd’hui le ministère de la transition énergétique. À savoir ? « Intégrer expertise et prise de décision dans une seule et même entité totalement indépendante. »

C’est le modèle de la Nuclear Regulatory Commission (NRC), l’autorité de sûreté aux États-Unis. Pour Yves Marignac, chef du pôle énergies nucléaire et fossiles de l’Institut négaWatt qui a publié une note détaillée sur le sujet, cette référence ne tombe pas par hasard : « Dans la réglementation américaine, l’exigence de sûreté repose sur une démonstration de probabilité qui montre qu’on se trouve en dessous d’un certain seuil de probabilité d’avoir un accident grave. » Alors que la doctrine française de sûreté est « déterministe » : « On postule la situation la plus pénalisante et on fait la démonstration que dans ce cas, les systèmes de sauvegarde sont suffisants. » 

Selon lui, « il est techniquement évident que justifier qu’un réacteur nucléaire peut atteindre 60, voire 80 ans sera plus facile avec une approche probabiliste que déterministe ». Or, lors de ses vœux à la presse en janvier, le président de l’ASN, Bernard Doroszczuk, s’est dit ouvert à une approche « probabiliste ». Contrairement à ce que porte l’IRSN, très attaché à l’approche déterministe à la française. 

« À l’IRSN, l’expertise se fait en indépendance de l’exploitant et de l’ASN, explique Thierry Charles, sinon le risque est que l’expertise s’aligne sur la vision de la future décision. Le rôle de l’ASN est de s’assurer de la conformité aux règles. L’IRSN fait une expertise en toute liberté, sans porter aucun poids dans la décision. »

Appel à la grève

Auditionné par les parlementaires de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques) jeudi 16 février, le directeur général de l'IRSN, Jean-Christophe Niel, a expliqué que « depuis 20 ans l’IRSN remplit ses missions » et que « son organisation actuelle permet de mobiliser les compétences de l’institut à tout moment » : « La force de l’IRSN, c’est la complémentarité de tous les champs couverts. » Il en a aussi profité pour dire que l’expertise et la recherche y sont « imbriquées », parfois exercées « par les mêmes personnes »

Le comité social et économique (CSE) de l’IRSN s’est prononcé à l’unanimité contre ce démantèlement et une intersyndicale appelle à la grève le 20 février, un évènement rarissime pour cet organisme habituellement aussi discret que feutré. Environ 1 700 personnes y travaillent. Pour Thierry Charles, « il faudrait améliorer le système au lieu de tout casser. Tout ça représente un bond de 30 ans en arrière ». 

C’est l’accident de Tchernobyl, en 1986, qui a conduit la puissance publique à créer l’IRSN, en 2001, sur le principe de la séparation des fonctions d’expertise et de contrôle. Lors de la catastrophe nucléaire soviétique, les autorités françaises avaient nié l’existence de retombées radiologiques significatives sur le territoire national. Cette position, contredite par des mesures scientifiques, a jeté un discrédit durable sur le discours officiel concernant le risque nucléaire. « Je ne défends pas l’institut en tant qu’institution, tient à préciser Thierry Charles, J’y suis attaché car je sais ce qu’il vaut. Ma crainte est qu’avec cette réforme, on perde les acquis de l’IRSN, alors qu’il y a des moyens de l’améliorer. »

De son côté, l’ASN fait profil bas et s’aligne sur la position du gouvernement : « Les réflexions sur une évolution du contrôle de la sûreté sont anciennes et sont récurrentes, signe positif que l’ensemble des parties prenantes cherchent toujours à en améliorer le fonctionnement et le rendre perfectible ». Le délégué CGT de l’IRSN, Philippe Bourachot, fustige « une décision purement politique pour faire en sorte qu’un acteur dont on juge qu’il est trop pointilleux, l’IRSN, se mette au diapason ». 

Tout ne sera peut-être pas si facile pour le gouvernement : l’IRSN fut créé par une loi en 2001. Est-il possible de le supprimer par un article de loi ajouté en cours d’examen parlementaire, et donc sans étude d’impact ni passage devant le Conseil d’État ? La précipitation gouvernementale pourrait créer des obstacles inattendus. À commencer par des recours devant la justice.

  publié le 19 février 2023

Retraites.Gilles Leproust, le maire (PCF) d’Allonnes dénonce la pression du gouvernement.

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Comme ailleurs en France, le maire d’Allonnes, Gilles Leproust (PCF), a été destinataire d’une lettre du préfet de la Sarthe lui demandant de retirer une banderole contre la réforme des retraites sur le fronton de l’hôtel de ville.

Plusieurs maires en France ont reçu des missives similaires depuis le début du mois de février, témoignant ainsi d’une consigne gouvernementale aux représentants de l’État. L’édile communiste conteste vivement le bien-fondé d’une telle démarche.

Savez-vous combien de maires sont concernés par ces lettres envoyées par des préfets ?

Gilles Leproust : Nous essayons avec la Coopérative des élus communistes de rassembler des informations. Nous savons déjà que Tarnos dans les Landes est concernée. Des municipalités en Dordogne également. Outre certaines mairies des Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et la Sarthe au moins ont été ciblées. Ce n’est pas la position des préfets de tel ou tel département qui est en cause. Il s’agit clairement d’une orientation gouvernementale visant à mettre la pression sur les collectivités qui sont solidaires du mouvement.

À Allonnes, c’est la première fois que je reçois un tel courrier. Jamais, aussi bien sur les vœux votés en conseil municipal que sur un affichage sur le fronton de la mairie nous n’avions été interpellés par la préfecture.

Au-delà de la surprise, cette démarche vous pose un problème de quelle nature ? Que révèle-t-elle ?

Gilles Leproust : Jusqu’à preuve du contraire, c’est la libre administration des collectivités qui prévaut. C’est une remise en cause des engagements des équipes municipales. Parallèlement à la banderole que nous avons accrochée au fronton de la maire d’Allones, le conseil municipal a voté un vœu le 1er février demandant au gouvernement de retirer son projet et de remettre tout le monde autour de la table des négociations. Ce vœu n’a pas été contesté par les services préfectoraux. L’opposition municipale s’était également abstenue lors du vote.

Je pense que ces courriers révèlent une certaine fébrilité du gouvernement. La commune est la cellule de proximité qui fait vivre la démocratie au quotidien. Nous avons été félicités par l’État pour le rôle que nous avons joué durant la crise sanitaire. Mais on nous tape sur les doigts à présent que nous prenons des initiatives qui ne sont pas dans le sens de la politique du gouvernement.

Les préfectures invoquent le principe de « neutralité ». Que répondez-vous ?

Gilles Leproust : Nous sommes élus tous les six ans sur un programme politique. La défense des services publics, de la Sécurité sociale, des retraites, figure d’ailleurs dans notre programme de campagne pour les élections municipales. Nous jouons donc notre rôle. Les équipes municipales ne sont pas là que pour passer les plats. Mais pour aider à réfléchir, surtout à un moment où tout le monde s’inquiète de la crise de la politique. Si en plus on nous interdit de faire de l’éducation populaire, de conduire un débat démocratique dans les territoires, on ne fera qu’aggraver cette crise. C’est très inquiétant pour la démocratie. En tant qu’élus communistes, nous avons toujours porté ces valeurs dans le respect des principes républicains, et avec conviction.

Par ailleurs, en tant que collectivités, nous sommes concernés par la réforme des retraites. Elle aura des conséquences sur les ressources humaines liées au rallongement de l’âge de départ en retraite et les cotisations sociales vont augmenter. À Allonnes par exemple, la réforme engendrera un surcoût de 40 000 euros par an sur nos finances.

Comment comptez-vous réagir ?

Gilles Leproust : Nous travaillons à une réponse nationale et collective. Nous jouons notre rôle d’alerte, sur un projet de loi qui aura des conséquences concrètes sur nos territoires. Nous nous tournerons également vers les députés communistes afin qu’ils interpellent le gouvernement sur cette affaire.

publié le 18 février 2023

Bataille des retraites :
durcir le ton,
élargir le front

Fabien Escalona et Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Face à un pouvoir radicalisé, le mouvement social doit à la fois durcir ses actions et élargir la bataille à d’autres enjeux que la réforme des retraites. La victoire n’est aucunement garantie, mais seule cette voie est constructive, même en cas d’échec.

CeCe jeudi 16 février a eu lieu la dernière des grandes manifestations organisées par les centrales syndicales depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites. Sans surprise, elle n’a rien changé au rapport de force : en dépit d’une hostilité massive de la société, le pouvoir compte bien faire voter et appliquer son projet.  

Cette impasse apparente, entre d’un côté un mouvement qui a prouvé l’adhésion populaire à ses revendications, et de l’autre un exécutif retranché dans les institutions, a suscité une évolution stratégique des syndicats. La journée du 7 mars est en effet annoncée comme une « mise à l’arrêt » du pays, avec une suspension la plus large possible de l’activité productive. Un seuil serait alors franchi dans le répertoire des actions syndicales. Il mérite que l’on s’y attarde, pour en décrypter la rationalité et les équivoques.  

D’une certaine façon, l’évolution stratégique du mouvement social est parfaitement logique. L’ensemble du front syndical a pris acte que les règles du jeu ont changé. « Enfin ! », diront certains, tant les défaites se sont enchaînées depuis le retrait du contrat première embauche (CPE) en 2006. 

La précédente réforme des retraites, en 2019-2020, n’avait été abandonnée qu’avec l’aide malheureuse de la pandémie, alors que le gouvernement n’avait pas hésité à user du 49-3 à l’Assemblée. Entre-temps, des régressions en la matière avaient déjà eu lieu, comme en 2010, en dépit de cortèges syndicaux superbement ignorés par le pouvoir sarkozyste. Mais il ne s’agissait finalement que d’une redite de 2003, lorsque François Fillon avait passé outre des démonstrations de force similaires dans la rue.

Tout se passe comme si depuis des années, un pacte tacite n’était plus respecté, selon lequel un gouvernement ne peut décemment pas camper sur ses positions face à des manifestations de masse. Un pacte qui avait conduit au recul, plus ou moins bien ordonné, des exécutifs combattus par les partisans de l’école libre en 1984, les opposants de la réforme universitaire Devaquet en 1986, ou encore ceux du « plan Juppé » en 1995 (quelle qu’ait été l’intention de ce dernier de rester « droit dans ses bottes »).

« Entre 1983 et 2002, rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky dans Le 1 Hebdo, une douzaine de mobilisations vont ainsi venir à bout de projets de loi et faire sauter, dans la plupart des cas, les ministres concernés […]. La manifestation se met à fonctionner comme une sorte de référendum d’initiative populaire spontané. »

La radicalisation des élites de la Ve République

Chaque épisode a bien sûr sa singularité et ses ressorts spécifiques, mais le fait est là : jusqu’aux années 2000, les mouvements sociaux ayant atteint les étiages les plus hauts historiquement de mobilisation dans la rue ont eu gain de cause ; par la suite, ils ont largement été défaits – et il y a fort à parier que si l’actuel mouvement en reste à de sages promenades collectives, rien ne freinera la brutalisation assumée du corps social par le pouvoir macroniste.

Ce constat renvoie à une évolution plus générale du régime de la VRépublique, dont les élites dirigeantes ont décidé de transformer le modèle social français dans un sens néolibéral. Depuis les années 1980, ces choix consistent à épouser les intérêts et respecter les prérogatives des milieux d’affaires, en démantelant bout par bout l’État social bâti au fil du siècle. Ce faisant, ils ont heurté de manière de plus en plus visible et profonde les droits et les capacités d’agir des citoyens ordinaires.

Ceux-ci ont exprimé à de nombreuses reprises leur résistance à cette évolution. Mais puisque le pouvoir estime ne plus avoir les moyens de leur accorder des concessions, en raison de l’affaissement objectif et tous azimuts de l’économie capitaliste, il retourne contre le peuple toutes les armes que lui donne la Constitution de 1958. Plus encore que dans d’autres pays où des tendances similaires sont repérées, l’exécutif dispose des moyens de se retrancher dans les institutions et d’y produire des décisions, sans aucun égard pour les légitimités qui s’expriment en dehors des échéances électorales.

À ce titre, le ralliement de la CFDT à une radicalisation des moyens d’action est tout à fait révélateur. Il n’est pas anodin qu’un acteur syndical connu pour sa modération estime ne plus avoir d’autre issue que de durcir son mode de contestation. Cela renseigne sur le comportement illibéral du pouvoir, qui a altéré les formes connues d’échange politique, pour en adopter une à sens unique, depuis une poignée de décideurs vers le reste de la société.

Et cela dit bien, aussi, à quel point l’économie politique contemporaine ressemble de plus en plus à un jeu à somme nulle, dans lequel vous êtes perdant si vous n’êtes pas gagnant. Dans le capitalisme du néolibéralisme tardif, la production de profit dépend étroitement de la déconstruction des protections sociales. Sans gains de productivité suffisants, le travail doit être toujours plus pressurisé. C’est le sens des différentes réformes qui se succèdent, en premier lieu celle des retraites, qui n’est qu’une poursuite des réformes du marché du travail ou de l’assurance-chômage.

Le choix de la masse, préférable à celui des minorités agissantes

Avant l’annonce d’une possible « journée morte » le 7 mars, le mouvement social semblait précisément prendre le chemin d’une défaite par simple ignorance du pouvoir exécutif, peut-être mal-aimé mais doté de la puissance d’État.

Dans divers secteurs de la gauche radicale, la crainte de ce scénario noir a généré des réflexions concluant que le pouvoir ne reculera que s’il a suffisamment « peur ». Dans Frustration Magazine, Rob Grams affirmait ainsi, le 2 février dernier, que des occupations de lieux et des grèves ciblées sur les points de blocage de l’économie seraient bien plus efficaces que n’importe quelle massification du mouvement.

Une stratégie résumée sous la formule de « Gilet jaune salarial », qui s’appuie sur deux précédents : 1995, quand une forme de « grève par procuration » avait été menée par les fractions les plus mobilisées du corps social, notamment dans les transports, et avait fait céder le pouvoir ; 2019, quand des manifestations violentes et déterminées avaient conduit le gouvernement d’Édouard Philippe à lâcher du lest, principalement sous la forme d’une baisse de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation de la prime d’activité.

Mais avec le recul, ces deux victoires apparaissent problématiques, et justifient de chercher une autre voie, comme l’esquissent encore timidement les syndicats. Les deux mouvements de 1995 et de 2019, centrés autour d’une minorité active, ne sont en effet pas parvenus à changer la donne durablement.

1995 n’a pas empêché la contre-offensive néolibérale de se poursuivre. Dès l’année suivante, une réforme Juppé de la Sécurité sociale a été mise en œuvre, dont les conséquences jouent dans le désastre sanitaire actuel, notamment via l’assèchement des comptes par la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Cette évolution a d’ailleurs justifié les réformes des retraites de 2003 et 2010, que le mouvement social a échoué à contrer.

Quant au mouvement des gilets jaunes, s’il peut encore être inspirant de par le processus de politisation des acteurs qui s’y sont engagés, il a toujours évité la question salariale et ne s’est jamais ancré dans les entreprises. Ses revendications étaient centrées sur l’État et sa démocratisation. Dès lors, le pouvoir a pu centrer ses concessions sur des moyens parfaitement compatibles avec la logique néolibérale de compression salariale et de baisse de la fiscalité.

Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la capacité du capitalisme actuel à se remettre de tels défis. En 1995 comme en 2019, le mouvement social n’avait fait perdre que 0,2 point de richesse (PIB) à la France. Au reste, si les pertes liées au mouvement social devaient être compensées par des gains futurs estimés supérieurs, les capitalistes peuvent se montrer patients.

Autrement dit : perdre de l’argent peut leur être acceptable, du moment qu’ils ne perdent pas le pouvoir. Et la crise sanitaire a montré combien ils pouvaient s’appuyer sur l’État lui-même pour résister à l’effondrement de l’économie.

Une masse « non agissante » serait laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.

En outre, la stratégie du « blocage de l’économie » est fragile, du simple fait que l’intégralité de l’action repose sur une minorité de travailleurs. Même dans le cas de caisses de grève ou d’actions de solidarité ponctuelles, la réalité effective serait celle que d’autres travailleurs resteraient spectateurs de la grève déterminante. Cette masse serait alors laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.

Ces deux puissances s’allieront alors aisément pour faire pression sur les non-grévistes par du chantage à l’emploi pour les uns et par un jeu de division du monde du travail pour les autres. Rapidement, la minorité agissante deviendra la responsable des maux du pays, et l’unité du mouvement sera emportée. Le mouvement social aura alors lâché la proie de l’unité pour l’ombre de sa défaite.

Ce risque est très bien perçu par certaines catégories de travailleurs souvent en première ligne du mouvement social, comme les cheminots qui demandent une action plus unitaire du salariat. D’où une autre idée en circulation : le blocage général du pays. Il ne faut certes pas fantasmer la « grève générale » comme la solution miracle capable de provoquer une révolution, mais cette idée d’intégrer l’ensemble des secteurs d’activité dans une action de masse apparaît comme une gradation nécessaire, qui répond à l’état de la mobilisation sociale actuelle.

D’abord parce que l’idée d’une grève de masse prend acte du rejet général de la réforme dans la population, ce qui implique de ne pas laisser une partie du salariat dans une position passive. Un tel mouvement aurait aussi la vertu d’interroger chaque salarié non seulement sur le sens de cette réforme, mais aussi sur sa place personnelle dans le système économique (pourquoi il travaille et produit), et sur l’impact qu’il peut avoir. Lorsque le temps marchand est suspendu, la critique de la marchandise devient possible.

La nécessaire politisation du mouvement social

Un mouvement de grève massif, surtout s’il s’inscrit dans le temps, modifierait la nature du mouvement. Il obligerait en effet à s’organiser, à mettre en place des solidarités, à improviser un monde différent. Le gréviste n’est plus alors dans l’attente de la « réaction gouvernementale » ou d’un hypothétique « effondrement de l’économie » : il est sommé, par les circonstances, de se poser le problème de la production et de sa finalité. Inévitablement, la grève deviendrait alors politique.

Elle impliquerait de s’interroger non seulement sur le « monde » de la réforme des retraites, pour comprendre ce qui la rend si importante pour le pouvoir, mais aussi de relier cette lutte avec d’autres luttes du moment : les luttes économiques, bien sûr, comme la question de l’inflation, mais aussi d’autres luttes d’émancipation (on le voit déjà avec la question féministe autour de cette réforme) et, finalement, celles que nécessite la crise écologique.

Car si la contestation dépasse la seule réforme des retraites pour porter sur le mode de production et les violences politiques que celui-ci suppose pour fonctionner, alors il devient possible de remettre en cause aussi l’impact de ce mode de production sur les écosystèmes dont l’humanité est dépendante.

Pour reprendre les termes de Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe (1920), le monde du travail devient alors « capable de considérer la société à partir de son centre, comme un tout cohérent, et par suite, d’agir de façon centrale pour modifier la réalité ».

Face à un pouvoir sourd et aveugle au rejet dont sa réforme fait l’objet, le mouvement social a donc tout intérêt à promouvoir la suspension massive, et pourquoi pas durable, de l’ordre productif en vigueur. Non pas pour fragiliser l’économie en tant que telle, mais pour fragiliser le pouvoir économique. C’est cette fragilisation seule qui est capable de faire céder des élites radicalisées, parce que la perte du contrôle de l’économie rend caduques leurs réformes.

Le mouvement du 7 mars peut être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ».

Bien sûr, une étude réaliste des rapports de force doit amener à une forme de lucidité. La population vit depuis cinq décennies dans une ambiance néolibérale qui a affaibli les ressources de la contestation. L’habitude de la défaite a démobilisé les individus, l’atomisation des relations de travail a rendu les actions collectives plus difficiles, le matraquage médiatique et culturel n’arrange rien. Tout est à reconstruire.

Mais cette nécessité même invite à entrer dans une stratégie de contestation de masse sur les lieux de travail, parce que c’est précisément de là qu’il convient de rebâtir la contestation. On n’en finira pas avec le monde de la retraite à 64 ans par une simple grève générale, mais sans doute n’en finira-t-on pas sans elle.

Évidemment, un tel processus n’est pas l’objectif de l’intersyndicale qui est concentrée sur un objectif défensif. Mais si cet objectif défensif ne peut être atteint que par une contestation plus large, alors il sera nécessaire que le mouvement en prenne conscience et accepte sa propre logique. C’est là toute la spécificité de ce que Rosa Luxemburg appelait « l’action de masse » et c’est sans doute dans ce mouvement précis que les références aux gilets jaunes ou à Nuit debout sont pertinentes.

L’avenir dira si le mouvement a les capacités d’aller plus loin que la grève générale du 7 mars et si cette dernière peut mobiliser largement. Mais il n’y a pas grand-chose à perdre. Si le mouvement se poursuit jusqu’au retrait de la réforme, la victoire sera sans doute plus solide que celles de 1995 et 2019, parce qu’elle aura été emportée par un monde du travail plus largement mobilisé et conscient de son pouvoir potentiel.

Et si le mouvement finit par s’essouffler, la défaite ne pourra pas être complète : même temporaire, la mobilisation massive du salariat aura ouvert la possibilité de poser les fondations d’une réflexion politique plus large. L’enjeu sera alors de faire perdurer la contestation en mettant en danger le « monde de la retraite à 64 ans » en toute occasion : conflits salariaux, nouvelles réformes, contestation des politiques climatiques…

Dans Grève de masses, partis et syndicats (1906), Rosa Luxemburg souligne qu’« il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies ».

Sous ce prisme, le mouvement du 7 mars pourrait être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ». C’est l’occasion de répondre enfin dans les mêmes termes à une offensive néolibérale menée en conscience par des élites qui déroulent une politique de classe continue, systématique, déterminée et transformative.

Dans l’histoire des mouvements sociaux, il y a beaucoup de défaites. Mais toutes n’ont pas la même signification. Certaines sont démobilisatrices ; d’autres sont, au contraire, des moments fondateurs. Quelle que soit l’issue du 7 mars à propos des retraites, son plus grand résultat pourrait être ce que Marx avait dit de la Commune : « son existence en actes ».

 

   publié le 18 février 2023 2023

Pertes historiques,
avenir incertain : 
EDF en état d’alerte

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

En signant un déficits d’exploitation de 17,9 milliards d’euros, le groupe français paye le prix fort de la crise énergétique et de la libéralisation du marché, alors que les craintes d’un démantèlement futur persistent, alimentées par la reprise de contrôle de l’Etat.

Loin des tarifs verts et bleus, les comptes d’EDF sont dans le rouge. L’entreprise de l’électricité a subi en 2022 une lourde perte de 17,9 milliards d’euros. Un record sans précédent depuis les dégringloades de France Télécom (20,7 milliards) et Vivendi Universal (23,3 milliards) il y a 20 ans. Au total, l’endettement financier du groupe s’élève à 64,5 milliards. Pour autant, le gouvernement a réaffirmé compter sur le nouveau PDG du groupe Luc Rémont, ainsi que sur les salariés pour « rétablir dans les meilleurs délais l’intégrité de la production électrique d’EDF. »

Dérégulation et concurrence faussée

Pour l’énergéticien, 2022 s’apparente à une « annus horribilis » tant la société a traversé d’épreuves. Pour le sénateur PCF Fabien Gay, la principale d’entre elle prend son origine dans les conséquences de « vingt année dérégulations du marché, notamment avec l’Arenh. »

Ce mécanisme imposé lors de la libéralisation du secteur contraint EDF à vendre de l’électricité qu’elle produit à bas prix (42 euros le MWh) à des fournisseurs alternatifs qui, à leur tour, la revendent avec une belle marge, tout ceci afin de soutenir artificiellement la concurrence. L’an dernier, l’Etat a contraint l’énergéticien à céder encore plus de cette production vendue à perte afin de sponsoriser ses concurrents et financer le bouclier énergétique contenant la flambée des prix du courant pour les consommateurs. Cette mesure a plombé pour 8,34 milliards les comptes de l’entreprise.

« Pour satisfaire cette demande, EDF a été contraint de racheter du courant, en faveur de ses concurrents, autour de 365 euros le MWh sur le marché européen pour ensuite les revendre à 42 euros. Aucune autre entreprise industrielle n’est amenée à faire une telle démarche.  C’est de la spoliation », tacle Fabien Gay.

Un avis partagé par Karine Granger, de la CGT:  « Le gouvernement se sert des caisses de l’État et d’EDF pour enrichir les fournisseurs alternatifs qui ne produisent rien. C’est un braquage organisé en bénéfice du privé. » L’administratrice salariée d’EDF rappelle que « le volume vendu à travers l’Arenh représente 43 % de la production » du géant électrique. Elle ajoute que « l’exécutif estime que la crise de l’énergie est conjoncturelle » liée notamment à la guerre en Ukraine, « alors qu’elle est structurelle. »

A cette facture s’ajoute le coût de la croissance de 3% de son portefeuille clients. Gagner de nouveaux usagers serait une aubaine en temps normal. Pas en période de crise énergétique: EDF a dû offrir des tarifs abordables à quelque 100000 nouveaux usagers, dont une bonne partie ont été mis à la porte par des fournisseurs alternatifs affichant des tarifs prohibitifs ou ayant même tiré le rideau.

Une production réduite de moitié

Pour expliquer les 17,9 milliards de déficits, la direction d’EDF pointe quant à elle la chute de la production électrique nucléaire et hydraulique, tombée au plus bas en pleine crise énergétique et climatique mondiale. En 2022, seule la moitié du parc a été disponible sur l’année (54%, contre 73% sur la période 2015-2019), du fait de l’usure du parc nucléaire ou des opérations de maintenance repoussées lors de la crise Covid de 2020-21. Si aujourd’hui 43 des 56 réacteurs sont opérationnels, EDF ne pouvait compter que sur 30 d’entre eux au 1er novembre dernier. Un temps évoqué, le risque de coupure d’électricité cet hiver a cependant été écarté.

Dans ce contexte, la CGT déplore la fermeture d’unités de production électrique, notamment la centrale nucléaire de Fessenheim, actée sous la présidence de François Hollande après un accord électoral avec EELV en 2012, concrétisée en 2020 par Emmanuel Macron. « Le parc énergétique français ne peut plus produire en conséquence pour délester. De fait, nous avons en permanence un couteau sous la gorge », assure Karine Granger.

La relance du nucléaire en question

« Le redressement des finances d’EDF passera en priorité par l’augmentation du volume de production », ont commenté, ce vendredi, les ministres de l’économie et de la transition énergétique, Bruno Le Maire et Agnès Pannier-Runacher. Le 10 février 2022 à Belfort, Emmanuel Macron avait annoncé une commande de six nouveaux réacteurs EPR2 ainsi qu’une étude pour huit de plus. Ces réacteurs devraient entrer en fonction entre 2035 et 2045 sur les sites de centrales nucléaires existantes. Pour hâter leurs constructions, l’Assemblée nationale doit se prononcer dans les prochains jours sur un projet de loi déjà adopté par le Sénat qui vise à simplifier les démarches administratives.

Karine Granger émet de sérieux doutes sur cette relance. « Depuis le discours de Belfort rien n’a changé. Au contraire, avec la réforme des retraites, l’exécutif détricote le régime des énergéticiens rendant de fait moins attractifs nos métiers », tance la responsable syndicale qui souligne que « l e Comité social et économique central d’EDF et la CGT émettent de gros doutes sur les capacités de relancer la filière nucléaire ».

Etatisation ou nationalisation?

D’autant qu’au Parlement, se joue une bataille pour l’avenir même d’EDF. L’État a lancé une OPA (offre publique d’achat) sur les 15% du capital lui échappant, cette prise de contrôle devant faciliter la recherche de financements de la construction des six nouveaux réacteurs nucléaires. Mais les syndicats unanimes craignent que cette opération ne débouche sur la réanimation du projet Hercule de démantèlement du groupe: la cession de ses activités énergies renouvelables, hydroélectriques et de commercialisation du courant finançant la relance des activités nucléaires seules à demeurer dans son giron.

Voilà pourquoi le 10 février, une majorité de députés ont voté, contre l’avis du gouvernement, une proposition de loi socialiste visant à sanctuariser EDF tout en élargissant le bouclier énergétique à l’ensemble des TPE-PME. « La question posée est celle de recréer un grand service public, avec un monopole. Une ambition aussi grande que celle de Marcel Paul à la libération, en tenant compte des contrainte de nos jours », insiste Fabien Gay. Le sénateur PCF rappelle la « menace » que l’OPA sur EDF ne débouche « sur le dépressage » de l’entreprise, en livrant au privé les filières rentables comme Enedis et l’hydroélectrique, tout en gardant un monopole public sur le nucléaire, une filière lourde en investissements. « L’exécutif va prendre la ficelle de la dette abyssale pour justifier le projet Hercule », prévient Karine Granger.


 


 

 

EDF :
une destruction organisée

Martine Orange sur www.mediapart.fr

L’électricien public a annoncé des pertes encore plus gigantesques qu’anticipé : 17,9 milliards d’euros. Ce résultat marque l’aboutissement d’une politique assumée de spoliation publique, ruinant une entreprise indispensable à la planification énergétique et écologique.

C’est tout sauf une surprise. Depuis des mois, les personnels d’EDF avaient prévenu que les comptes du groupe public seraient catastrophiques. Et ils le sont. L’électricien public a annoncé ce 17 février une perte historique de 17,9 milliards d’euros. Tous les résultats intermédiaires sont alarmants : le résultat opérationnel affiche une perte de 12,4 milliards, le cash flow est négatif de plus de 24 milliards et l’endettement s’élève à 64,5 milliards d’euros.

Pourtant, malgré ces chiffres apocalyptiques, le nouveau président d’EDF, Luc Rémont, a gardé une étrange sérénité pour sa première intervention publique, évitant toute critique des choix passés. Comme si tout cela n’était qu’un simple accident dans la marche triomphante du « fleuron national ».

Ces résultats disent tout autre chose. Ils marquent l’aboutissement de la destruction volontaire, organisée, du service public de l’énergie engagée depuis près de vingt ans, le privant des ressources nécessaires pour son avenir et la transition énergétique, en dépit de son apport essentiel à la compétitivité du pays. L’année 2022 a été le point d’orgue de cette destruction, EDF ayant dû assumer une part essentielle de la crise énergétique, au nom de tous les autres, de ses concurrents comme de l’État.

Pour justifier cette descente aux enfers, le gouvernement comme la direction du groupe public mettent en avant l’accident industriel hors norme qu’a dû affronter l’électricien dans les pires circonstances : en pleine crise énergétique, 26 réacteurs nucléaires sur 56 (il n’y en a plus que 16 depuis le 1er novembre) se sont retrouvés à l’arrêt en raison de problèmes de corrosion sous contrainte.

Dans le même ordre d’idée, les barrages hydrauliques, autre grande source de production électrique du pays, n’ont pas pu répondre à la demande en raison d’une sécheresse historique. La production électrique d’EDF est tombée à 279 TWh, en baisse de 23 % par rapport à 2021, de plus de 30 % par rapport à sa capacité installée de 400 TWh. Ce qui a obligé EDF à acheter l’électricité au prix fort sur le marché pour assurer le maintien du système électrique en France.

La direction place ces arrêts sous le signe de la fatalité. Qui aurait pu prévoir que ces réacteurs, notamment les plus récents – car ce sont eux qui sont les plus exposés –, allaient devoir être arrêtés en raison de corrosions imprévues et, semble-t-il, liées à des problèmes de conception d’origine ? Ces corrosions, cependant, sont liées aussi à un parc nucléaire vieillissant, alors que le renouvellement des capacités de production d’électricité n’a pas été assuré, faute de politique claire.

L’absence de stratégie de planification pour répondre à la transition énergétique des gouvernements successifs a placé EDF dans un étau. Le groupe s’est retrouvé piégé dans des discours incohérents, incompatibles avec le pilotage d’une activité s’appuyant sur des équipements industriels lourds. D’atermoiements en louvoiements, Emmanuel Macron a ainsi dit tout et son contraire en matière d’énergie. Il a d’abord été contre le nucléaire et a milité pour la fermeture rapide de treize réacteurs d’ici à 2030, sans préparer le remplacement de ces outils de production par d’autres sources d’énergie. Aujourd’hui, il ne jure plus que par le nucléaire, veut construire six EPR 2 et en souhaite même huit autres après.

Faute d’alternatives, EDF est obligé d’exploiter les équipements existants et vieillissants, sous peine de plonger la France dans le noir. Le parc nucléaire, prévu pour fonctionner à l’origine pendant 40 ans, devrait passer à une exploitation de 60, voire 80 ans, selon la volonté du gouvernement. Tout cela impose un lourd programme de maintenance et de rénovation, de changement d’équipements lourds, qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Dans les arrêts de 2022, il y a aussi ces réacteurs inscrits dans le cadre du programme du grand carénage afin d’en prolonger la durée de fonctionnement. Le parc ne devrait pas retrouver son plein fonctionnement au moins avant 2027, voire 2030.

Quelle autre entreprise au monde se retrouve dans l’obligation de céder 43 % de sa production électrique à perte à ses concurrents avant d’en racheter au prix fort pour répondre à ses propres besoins ?

L’ensemble de ces difficultés industrielles aurait pu conduire le gouvernement à chercher à alléger le fardeau d’EDF. Il aurait pu ainsi décider de diminuer ses obligations à l’égard de ses concurrents afin de tenir compte de sa baisse de production. Il a choisi de charger la barque.

Alors qu’ EDF avait annoncé dès le 15 décembre 2021 la nécessité d’arrêter une partie de ses réacteurs, le gouvernement a annoncé en janvier la création d’un bouclier tarifaire, pour faire face à l’explosion des prix de l’énergie, dont le coût a été laissé pour l’essentiel à la charge d’EDF. Sans tenir compte de ses problèmes industriels, il a imposé à l’électricien de céder non plus 100 TWh mais 120 TWh à ses concurrents, au prix de 46 euros le MWh, quand les prix spot sur le marché européen étaient déjà à plus de 222 euros le MWh. Les autres énergéticiens ont été exemptés de tout effort, le gouvernement se refusant même à taxer leurs surprofits.

Quelle autre entreprise au monde se retrouve dans l’obligation de céder 43 % de sa production électrique à perte à ses concurrents avant de racheter de l’électricité et du gaz au prix fort pour répondre à ses propres besoins ? C’est ce qui est arrivé à EDF en 2022. Le groupe, qui en 2021 avait dépensé moins de la moitié de son chiffre d’affaires pour acheter des combustibles et de l’électricité, y a consacré plus de 80 % de son chiffre d’affaires en 2022. À lui seul, le bouclier tarifaire a coûté plus de 8 milliards d’euros au groupe. Le dogmatisme européen de la concurrence, accepté par le gouvernement, tourne à la spoliation publique.

Les actionnaires de TotalEnergies et d’Engie, premiers bénéficiaires de ce mécanisme délirant en France, peuvent se féliciter : l’électricien public a pris à sa charge une partie des risques de marché qu’ils auraient dû assumer et a garanti leurs profits. Certains fournisseurs alternatifs, comme Mint ou Iberdrola, qui ne produisent pas un kilowatt en France, ont même poussé le jeu plus loin : ils ont débauché des milliers de clients au printemps afin de se voir attribuer d’importants volumes d’électricité à bas prix produite par EDF.

Puis, à l’été, ils ont poussé leurs clients dehors, en appliquant des tarifs prohibitifs, leur conseillant de retourner vers les tarifs régulés d’EDF. Naturellement, ils ont conservé les volumes d’électricité qui leur avaient été attribués et les ont revendus au prix fort sur le marché. Le MWh était alors à plus de 600 euros. À l’exception d’associations de consommateurs qui ont porté plainte contre ces fournisseurs, ni le gouvernement ni la Commission de régulation de l’énergie ni la direction des fraudes n’y ont trouvé à redire.

Pour la première fois depuis l’ouverture du marché à cette concurrence factice, EDF a ainsi vu revenir un million de clients particuliers comme industriels en 2022. Ce qui l’a obligé à acheter de l’électricité supplémentaire pour les desservir. Dans le même temps, des producteurs privés d’énergies renouvelables ont décidé qu’il n’était plus utile de participer au système de mutualisation des coûts de production financé par la contribution au service public de l’électricité (CSPE) et payé sur chaque facture.

Après avoir été subventionnés pendant des années au titre du développement des énergies renouvelables par un prix d’achat garanti, ils ont estimé bien plus intéressant de vendre directement sur le marché au prix fort. Selon la bonne vieille règle de la nationalisation des pertes et des risques et de la privatisation des profits.

L’aventurisme sans fin de l’EPR

À ces dysfonctionnements structurels du marché, il convient d’ajouter l’aventure nucléaire du groupe avec l’EPR. Le chantier de Flamanville a de nouveau pris du retard. Aux dernières nouvelles, EDF espère que le réacteur puisse démarrer à l’été 2024. Selon les dernières estimations, le coût de cet EPR s’élève à plus de 13 milliards d’euros.

Mais il faut désormais ajouter celui de l’EPR britannique d’Hinkley Point, imposé par Emmanuel Macron quand il était au ministère de l’économie. La prédiction de Thomas Piquemal, alors directeur financier d’EDF et qui démissionna avec fracas pour marquer son opposition, est en train de se réaliser : ce chantier est un gouffre dont EDF assume seul la charge. Le chantier, comme annoncé, a pris du retard. Alors que le réacteur devait entrer en service en 2023, il ne démarrera au mieux qu’en 2027. Le coût, estimé au départ autour de 18 milliards d’euros, s’est envolé. EDF parle maintenant de 32 à 33 milliards de livres (36 à 38 milliards d’euros). Et derrière, il y a encore l’EPR de Sidewell C à réaliser.

La charge est énorme. Et la situation financière d’EDF augure mal de la suite : la construction des six EPR voulus par Emmanuel Macron. Avec un endettement de 64 milliards d’euros, EDF est incapable de porter un tel programme de construction de réacteurs dont le coût est largement sous-estimé (le gouvernement avance le chiffre de 55 milliards d’euros). Et ce n’est pas le démantèlement d’EDF, projeté par le gouvernement, qui pourrait permettre de résoudre l’équation : privé des ressources financières de ses filiales les plus rentables en cas de privatisation, EDF aurait encore plus de mal à faire face. Le groupe ne serait plus qu’un océan de pertes, une bad bank épongeant les désirs nucléaires présidentiels.

Faire les poches du livret A

À la recherche de financements, le ministère des finances envisage de se tourner à nouveau, comme l’ont révélé Les Échos, vers la Caisse des dépôts et de faire les poches profondes du livret A. L’information n’a suscité aucune réaction de la part du Parlement, qui est pourtant chargé de contrôler cette institution, censée échapper à la mainmise de l’État. Détourner l’épargne des Français, qui contribue au financement du logement social, pour l’investir dans le nucléaire, n’est pourtant pas un acte neutre. Le projet en dit long, en tout cas, sur la vision de la transition écologique du gouvernement : il choisit les EPR plutôt que la sobriété énergétique et la lutte contre les passoires thermiques, batailles où les bailleurs sociaux sont en première ligne en finançant de lourds programmes de rénovation de leur parc de logements.

Dans le même élan, le gouvernement songe aussi à adopter la méthode de financement choisie par le gouvernement britannique pour la construction du réacteur de Sidewell : faire payer à l’ensemble des consommateurs la construction des EPR avant qu’elle ne soit engagée, par un prélèvement sur leurs factures d’électricité. En d’autres termes, cela revient à faire assumer tous les risques de construction et de réalisation, que ni l’État, ni EDF et encore moins des financiers privés ne veulent assumer, par l’ensemble de la population. Tout cela, bien évidemment, sans qu’elle ait son mot à dire.

Et c’est cela, peut-être, qui est le plus intolérable. Alors que le bilan de la gestion d’EDF depuis des années est catastrophique, les principaux responsables de cet effondrement ne se considèrent toujours pas comptables de leurs choix et de leurs décisions. Au vu des enjeux climatiques et économiques, il est plus que temps que la nation se réapproprie la conduite de ce bien public essentiel.

 

  publié le 17 février 2023

En attendant de mettre
« la France à l’arrêt »,
les syndicats
ont enfiévré Albi

Dan Israel sur www.mediapart.fr

Pour la cinquième journée de mobilisation, les dirigeants des huit syndicats s’étaient donné rendez-vous dans le Tarn. Manière de renouveler le récit médiatique et de contrer une affluence fatalement moins forte. Mais pas d’adoucir le propos face au gouvernement, au milieu d’une foule galvanisée par le défilé.

Albi (Tarn).– La barbe blanche et l’énergie pétillante malgré ses 79 ans et une douleur au genou, Jean-Claude ne perd pas une miette du spectacle. « Je n’ai jamais vu Albi comme ça. Autant de monde, une telle unité entre les syndicats ! Et pourtant, je n’en suis pas à ma première manif », sourit cet « ancien professeur des écoles et conseiller municipal de gauche ».

Il y a bien des choses inédites qui se sont déroulées dans les rues d’Albi, jeudi 16 février, pour la cinquième journée de manifestation organisée par les huit syndicats de salarié·es, toujours unanimes contre la réforme des retraites lancée le 10 janvier par le gouvernement. Le samedi précédent, les dirigeants des huit organisations avaient annoncé qu’ils manifesteraient ensemble dans la préfecture du Tarn.

Jamais la ville n’avait accueilli 55 000 personnes, selon le décompte des syndicats, et seulement 10 000 selon la police – dans toute la France, la CGT a compté 1,3 million de manifestant·es, contre 440 000 selon le ministère de l’intérieur. C’était aussi la première fois que le défilé, ordinairement organisé dans le centre, autour des deux ponts de la ville, était fixé avenue François-Verdier, une grande voie rectiligne à l’écart du centre-ville, qui démarre sur un rond-point à l’entrée ouest de la ville.

Jamais auparavant BFMTV n’avait donc installé là un plateau télé éphémère où les dirigeants syndicaux ont défilé, devant un magasin La Halle, un Burger King et un McDonald’s. Ce qui a permis à une militante de Sud de lâcher au micro un facétieux : « On a une heure et demie à occuper, il y a un McDo à démonter sur votre gauche ! »

Pourquoi Albi ? Officiellement, il s’agissait pour les responsables de l’intersyndicale de souligner une des singularités du mouvement de contestation, qui est particulièrement suivi dans de très nombreuses villes petites et moyennes, avec souvent des niveaux de mobilisation inconnus jusqu’alors, même en 1995 ou en 2010, les derniers mouvements massifs d’opposition à une réforme des retraites.

L’intersyndicale n’était sans doute pas non plus mécontente d’avoir une nouveauté à proposer, alors que cette journée ne s’annonçait pas comme devant faire le plein de manifestant·es : deux zones sur trois sont déjà en vacances (elles démarrent vendredi soir à Paris, Montpellier, Toulouse et, donc, Albi) et tous les regards sont déjà fixés sur le 7 mars, date à laquelle les syndicats, CFDT en tête, appellent à durcir le mouvement et à « mettre la France à l’arrêt ».

Bien sûr, dans les discours des militants et militantes, l’âme de Jean Jaurès n’est jamais très loin. Natif de Castres, la sous-préfecture voisine, et député socialiste du Tarn de 1893 à sa mort en 1914, le patriarche du socialisme à la française s’est rendu célèbre en soutenant la grande grève des mineurs de Carmaux (à 20 kilomètres au nord d’Albi), de 1892 à 1895.

Le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez ne s’est d’ailleurs pas privé de passer saluer dans la matinée les ouvriers de la Verrerie d’Albi, ex-Verrerie ouvrière d’Albi. Cette ancienne coopérative est mythique car elle a été montée dans la foulée de la grève de Carmaux. Dans le défilé de l’après-midi, ses salariés arborent un gilet CGT orné de la croix occitane, d’une bouteille en verre et du portrait de Jean Jaurès.

Toujours est-il que la « manifestation nationale délocalisée » aurait pu aussi se dérouler à Tarbes ou à Mende, les dirigeants de l’intersyndicale ayant hésité. Quand la ville a été choisie, les militant·es sur place ont été saisi·es d’un léger vertige. « On ne connaissait pas tout ça, on découvre, et on est un peu débordés par l’organisation… », glissait-on mardi à l’union départementale CGT Albi.

« Je ne vous cache pas que depuis lundi soir, on n’arrête pas. Je me dis que même Ronaldo n’a pas autant d’appels que moi en ce moment ! », confiait lui aussi Philippe Béco, secrétaire général du syndicat CFDT Interco du Tarn (qui rassemble les agent·es des collectivités locales, de la justice, les policiers et pompiers, etc.). L’événement était tellement imprévu que le responsable syndical devait subir une petite opération 15 février. Mais le lendemain, il était bien présent dans le cortège, un bras en écharpe, pour saluer Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT.

Juste avant la manifestation, devant le local de FO, situé à quelques centaines de mètres du départ, c’est l’effervescence. Un petit groupe d’enseignant·es et d’AESH (accompagnantes d’élèves en situation de handicap, parmi les plus précaires de l’Éducation nationale) peaufine ses pancartes et les banderoles.

« Ça met une petite pression de recevoir les dirigeants nationaux, admet Benoît, enseignant à Gaillac, à 25 kilomètres à l’ouest. Les gens arrivent de partout, de Lozère, du Gard, de l’Aveyron… On a aspiré toute l’Occitanie. Samedi 11, nous avions déjà eu un record de manifestants. Les policiers ont compté 7 000 personnes, mais pour nous c’est impossible, on a l’habitude de jauger la densité du cortège, toujours sur le même parcours, et nous étions beaucoup plus nombreux. Et aujourd’hui, on attend un nouveau record. »

Les syndicats savourent toujours leur unité

Dans le cortège, l’ambiance est joyeuse, tous les syndicats sont représentés. On se retrouve majoritairement entre habitué·es, mais certaines et certains sont en effet venus de Toulouse, ou de plus loin. « Nous voyons d’un bon œil cette délocalisation, c’est sympathique de voir les secrétaires généraux dans cette ville. Quand on voit le monde qui s’est déplacé, on se dit que quelque chose est en marche », apprécient Fred et Lucie, qui travaillent à Pôle emploi.

Lui arrive de Castres et elle de Villefranche-de-Lauragais, à 100 kilomètres au sud. « Après des manifestations à Toulouse et Castres, Albi, c’était the place to be aujourd’hui ! On va en renfort là où il y a besoin, et à chaque fois, on est un peu plus déguisés », rigole Lucie en désignant sa tenue, chasuble blanche et nombreux autocollants aux couleurs de la FSU, son syndicat, très implanté dans le service public.

Leur regard sur le projet de réforme est sévère : « Les finances des caisses de retraite ne sont pas en danger. Et de nos postes, on le voit bien : à partir de 58 ans, les gens ont de plus en plus de mal à retrouver un job, ils deviennent inemployables [lire notre reportage à ce sujet]. Et alors, après 40 ans de boulot, ils finissent au RSA. Une telle situation, c’est socialement destructeur. Mais ça, le gouvernement ne l’entend pas. »

C’est sur cette surdité qu’ont insisté les leaders syndicaux, la mettant en opposition avec leur détermination unitaire. « Les mobilisations restent importantes car tous les Français ont compris que lorsque les syndicats sont ensemble, ils ont beaucoup de force, déclarait Philippe Martinez avant que la manifestation ne s’ébranle. Dans les petites villes, les mobilisations sont nombreuses autour de la disparition des services publics, la fermeture des écoles et des hôpitaux, les transports publics pas adaptés… Aujourd’hui, toutes ces mobilisations ont lieu en même temps derrière la question de la réforme des retraites. »

Laurent Berger (CFDT) a complété : « Cette France, celle qui vit la faible évolution des salaires, le travail qui fatigue, elle se sent méprisée. Le monde du travail entend être considéré, respecté, c’est cela qui se joue. »

Juste à côté de lui, souriait Simon Duteil, codélégué général de Solidaires. « Nous vivons une unité très large du syndicalisme, qui tient dans le temps, et qui tiendra. L’union syndicale Solidaires côte à côte avec la CFDT en tête de manif, ça ne s’est pas vu depuis… longtemps. »

Jamais peut-être, tant l’inimitié a été forte entre les deux organisations après l’exclusion, en 1989, de certaines fédérations rebelles de la CFDT, qui ont ensuite contribué à fonder Solidaires. Le petit syndicat s’est ensuite renforcé après le mouvement de 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale et des régimes spéciaux, de larges bataillons le rejoignant en quittant la CFDT, pas assez opposée à la réforme d’Alain Juppé.

Au cœur de la manifestation albigeoise, impossible de rater la trentaine de camions bleus d’Enedis, dont quelques gigantesques engins de chantier, qui roulent au pas. Certains portent encore le logo EDF-GDF, feu l’entreprise publique de gaz et d’électricité – GDF a été privatisé et a fusionné en 2008 avec Suez, avant de devenir Engie. « Regardez bien ça, ça n’existe plus ! », insiste un électricien en tapotant le logo. Il marche parmi plus de 150 salariés de l’entreprise qui accompagnent les véhicules, bien décidés à batailler pour sauvegarder leur régime spécial.

Comme à Marseille, où les actions « Robin des bois » se multiplient (lire notre reportage), la volonté de durcir la mobilisation est bien présente. « Et on n’attendra pas le 7 mars », glisse un des agents, juché sur un camion.

Portant un discours moins musclé, mais tout aussi fidèles aux manifestations depuis la première le 19 janvier, Paule, Danielle et Muriel sont venues ensemble, vêtues aux couleurs de la CFDT. Ces militantes syndicales actives travaillent à la direction générale des finances publiques, à Albi. Mais elles ne sont pas en grève aujourd’hui : elles ont toutes posé une demi-journée de congé ou de récupération.

« On a un problème de pouvoir d’achat, on ne peut pas faire grève trop souvent, sinon on ne peut plus manger », explique l’une d’elles, exhortant à ne pas avoir les yeux rivés sur le nombre de grévistes, « qui ne veut plus rien dire car les gens se débrouillent autrement pour venir manifester ». « J’ai 61 ans, et même avec mon emploi de bureau bien moins difficile que d’autres boulots, je n’aurais jamais tenu jusqu’à 64 ans, confie Paule. Je ne pense même pas partir à taux plein, c’est trop difficile, je partirai avant. »

Ce n’est pas Rose qui la contredira, elle qui porte fièrement sa pancarte « Je ne veux pas d’une retraite 6 pieds sous terre ». « J’ai fait toutes les manifestations à Albi depuis peut-être l’an 2000. Celles des “gilets jaunes” aussi !, revendique-t-elle fièrement. J’ai presque 61 ans, j’ai longtemps été femme de ménage, comment je pourrais faire ce métier à 64 ans ? »

« Et lui, comment pourra-t-il porter des charges lourdes pendant encore des années, alors qu’il a déjà des vis dans le dos », dit-elle en désignant son compagnon, Patrick, un magasinier de 55 ans. « Tous les dix ans, on se prend deux ans de travail en plus. Il faudrait peut-être que les efforts soient mieux répartis, expose celui-ci. Pas toujours sur les salariés, mais aussi sur les plus riches, les grandes fortunes, ceux qui touchent les dividendes record distribués en ce moment… »

Prochaine étape, le 7 mars

À l’image de Patrick, les salarié·es du secteur privé étaient également présent·es. Jade et Claire, par exemple, qui sont libraires jeunesse dans le centre-ville. Elles manifestent avec la bénédiction de leur patronne, qui avait baissé le rideau toute la journée pour la première manifestation, le 19 janvier, et qui a encore fermé pour quelques heures le 7 février.

Jade est apprentie et passe une semaine par mois en formation à Paris. Elle décrit avec passion la manière dont, dans la capitale, le mouvement prend peu à peu dans le monde des métiers du livre, généralement rétif aux mouvements collectifs. Mais d’AG en AG, la contagion militante fonctionne.

« Il y a d’abord eu les employés des librairies, indépendantes ou grandes chaînes, puis nous avons réussi à faire venir des éditeurs et nous avons organisé des cortèges dans les défilés parisiens, ce qui est totalement inédit, décrit-elle. Et nous espérons faire venir des personnes qui fabriquent, celles qui font les livraisons… »

Claire traduit parfaitement un sentiment omniprésent dans les rues d’Albi, mais aussi dans celles de toute la France depuis le début du mouvement : « Au-delà des retraites, c’est l’ensemble de la politique de ce gouvernement qui est critiqué. Les réformes de l’assurance-chômage, la loi Darmanin sur l’immigration qui arrive… Nous ne voulons plus de la manière dont ils gouvernent, dont ils nous traitent. »

« Aujourd’hui, c’est une démonstration de force. La mobilisation est massive, les manifestations rassemblent encore largement partout, avance Benoît Teste, le dirigeant de la FSU. Et bien sûr qu’il faut accélérer : si, le 7 mars, le mouvement de blocage est massif comme nous l’espérons, si, le 8 mars, il y a ensuite de fortes mobilisations féministes, alors la question de poursuivre le mouvement se posera. »

François Hommeril, dirigeant de la CFE-CGC, syndicat des cadres, résume l’état du bras de fer : « Le 7 mars est dans trois semaines. C’est une période que le gouvernement et Emmanuel Macron devraient mettre à profit pour étudier les voies et moyens pour retirer cette réforme. C’est la seule décision possible. »

Comment les syndicats, et leurs troupes, réagiront-ils si le gouvernement ne bouge pas ? Ils n’ont pas prévu de changer de stratégie, laissant présager un affrontement de plus un plus fort face à un pouvoir qui reste inflexible. « Le 7, ça va être symbolique. Si les choses bougent, tant mieux, mais si elles ne bougent pas, on continuera, pronostique Dominique, une juriste du syndicat Unsa. À un moment, il va falloir qu’ils écoutent les syndicats, et le peuple. »


 


 

Retraites. Deux meetings avant « l’heure de vérité »

Diego Chauvet et Nada Abou El Amaim sur www.humanite.fr

A Bobigny et Montpellier, la Nupes et Jean-Luc Mélenchon ont à nouveau etrillé la réforme des retraites. Les insoumis sont partagés sur la question du retrait de leurs amendements.

Alors que les débats à l’Assemblée nationale touchent à leur fin, la Nupes et la FI tenaient deux meetings simultanés jeudi, au soir de la cinquième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Les insoumis à Montpellier, un rendez-vous auquel participaient Jean-Luc Mélenchon et les députés Nathalie Oziol, Sébatsien Rome et Sylvain Carrière, et qui a réuni 1400 personnes. La Nupes à Bobigny, où se sont notamment retrouvés les élus FI Raquel Garrido, Eric Coquerel, François Ruffin, Clémentine Autain, l’écologiste Sabrina Sebahi, le communiste Fabien Gay et le socialiste Boris Vallaud. «  C’est plus qu’une réforme, c’est la mère de toutes les batailles », a d’emblée lancé le sénateur PCF Fabien Gay dans la ville de Seine-Saint-Denis, estimant qu’  « il nous faut mener en même temps que la bataille contre la réforme des retraites, la bataille pour le sens du travail ». « Si nous gagnons ce bras de fer, c’est la fin du quinquennat Macron », a également assuré Clémentine Autain tandis que son collègue François Ruffin insistait, lui, sur la journée de grève du 7 mars prochain. L’  « heure de vérité », lors de laquelle les Français ont l’occasion de  « reprendre (leur) destin en main », selon le député de la Somme  .

Les orateurs ont insisté à tour de rôle sur l’unité de la coalition de la Nupes, mais aussi du mouvement social : un atout décisif, selon eux, pour emporter la victoire face à la réforme de régression sociale que tente d’imposer Emmanuel Macron.  « On est tous d’accord, et cette union fait une force irrépressible », a ainsi jugé Raquel Garrido, députée insoumise de la circonscription qui accueillait ce meeting. La parlementaire considère également que seuls  « deux blocs » sont en présence :  « le peuple tout entier et un homme seul » .

A Montpellier, Jean-Luc Mélenchon a étrillé le gouvernement durant une heure trente. Le fondateur de la FI y a qualifié le ministre du travail Olivier Dussopt de  « traitre » , et interpellez son auditoire :  « cessez le travail le 7 mars, tirez les rideaux, manifestez. Montrez la force immense du peuple français, capable de renverser des montagnes. Et en même temps, à l’Assemblée, nous luttons et ne lâcherons pas ».  « Allez dire à Macron que vous ne lui avez rien demandé ! », lance-t-il également à l’adresse du patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux.

La tenue de ces meetings à distance et en simultané avait également une portée plus symbolique en ce qui concerne les insoumis. Un peu plus tôt, le groupe FI à l’Assemblée nationale a débattu et voté contre le retrait de tous ses amendements pour accélérer les débats et aller au vote de l’article 7 de la réforme des retraites, portant sur le report de l’âge légal à 64 ans. Un tweet de Jean-Luc Mélenchon, posté aux alentours de 17 heures est venu mettre la pression: il y fustigeait vivement le choix des communistes de retirer tous leurs amendements jusqu’à l’article 7. Le vote interne s’est joué à une voix près parmi une cinquantaine de députés insoumis, ce qui révèle leur divergence tactique alors que la fin des débats approche. Par ailleurs, Raquel Garrido, Alexis Corbières, François Ruffin, Eric Coquerel et Clémentine Autain, sont les cinq parlementaires FI à avoir donné de la voix pour critiquer les orientations et le fonctionnement du mouvement ces derniers mois. L’affaire Quatennens avait fait office de détonateur en septembre dernier, lorsque l’ex-candidat à la présidentielle avait twitté son soutien au député du Nord accusé de violences conjugales. La nouvelle direction du mouvement, annoncée sans vote par voie de presse en décembre dernier avait encore approfondi la crise lorsque les cinq députés du meeting de Bobigny s’en était retrouvés exclus. La question du retrait des amendements apparaît aussi être une nouvelle ligne de fracture à la tête de la France insoumise.

Pas de quoi cependant remettre en cause l’unité de la Nupes, à en croire les déclarations des autres groupes de la coalition. Pour le premier secrétaire du PS Olivier Faure, il ne s’agit que de divergences  « tactiques » , qui ne remettent pas en cause la stratégie unitaire.

 

 

Réforme des retraites :
que les politiques
fassent de la politique

La rédaction sur www.regards.fr

Les députés votent sur la réforme des retraites. Quelle stratégie à l’Assemblée nationale pour s’y opposer ? La question n’est pas tactique, elle est politique.

Face au projet de réforme des retraites, un rapport de force, solide et ancré, est en cours de construction. Les syndicats, unis, se mettent à son service. Le rythme et l’ampleur de la mobilisation sont donnés par les manifestations et les débrayages. Des millions de personnes agissent d’ores et déjà et l’élargissement du mouvement reste plus que jamais la clé. Toute idée d’avant-garde est vaine. Dès décembre, la secrétaire confédérale CGT, Catherine Perret, affirmait que son syndicat soutiendrait toute forme de lutte, quelle qu’en soit l’origine. Mais aucune ne doit être tenue pour plus légitime que d’autres : c’est leur conjonction qui permettra au mouvement de s’amplifier dans la durée.

Cette adéquation de forme et d’actions avec le mouvement social est aussi recherchée par les partis de gauche. À l’Assemblée nationale, leurs députés se veulent à l’image du mouvement. Que représenter ? Une France en colère, « au bord de l’insurrection » ? Une France pleine d’une colère froide ? La résignation tant redoutée recule et le climat des manifestations est marqué par la détermination tranquille. Mais la radicalité ne se mesure pas à l’aune de la violence des actes et des mots. Les charges violentes contre un « adversaire politique » qui se meut en « ennemi » est loin de l’état d’esprit des foules manifestantes.

Le sujet n’est pas seulement là. Les députés ne sauraient se substituer aux syndicats, aux AG d’entreprises – pas plus qu’à celles des étudiants. C’est avec eux et c’est là que se construit la mobilisation, facteur décisif de toute victoire. La fonction des députés est de donner à voir ces mobilisations. Mais surtout de faire la loi, de proposer une logique politique alternative à celle qui conduit à l’iniquité de réformes successives, dont la réforme des retraites est un sommet.

Le mouvement social a besoin que les peines du travail s’entendent dans l’Assemblée, que des arguments solides soient énoncés, que des solutions soient proposés. Que chacun soit placé devant ses responsabilités : que les députés votent devant le peuple. Le mouvement a besoin que chacun joue son rôle, que les partis fassent de la politique et que les débats soient menés.

C’est d’autant plus nécessaire que le Rassemblement national est en embuscade, dans une France dont on sait depuis 2017 qu’elle est politiquement éclatée. Ce serait un comble de laisser le parti de Marine Le Pen se présenter comme l’expression du plus grand nombre, le garant de la protection des démunis, voire le champion de l’ordre et du bon sens républicain. Si la gauche ne parvient pas à incarner, non pas une partie du « peuple » la plus déterminée à s’opposer, mais la plus large pour bâtir un autre avenir, c’est au RN que la voie est ouverte. Il n’y a pas de fatalité à cette éventualité.

publié le 17 février 2023

Ukraine. L’Otan veut
mettre en scène
sa stratégie de l’escalade

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Des avions de combat, des missiles de longue portée : l’Alliance atlantique entend présenter son projet de monter en gamme dans sa guerre par procuration avec la Russie, à la conférence sur la sécurité de Munich. Où les militants antiguerre se mobilisent aussi.

Plus de cent chefs d’État et de gouvernement, dont le chancelier allemand, Olaf Scholz, et le président français, Emmanuel Macron, les poids lourds mondiaux de l’industrie de l’armement et les stratèges en chef de l’Alliance atlantique (Otan) sont attendus ces 17 et 18 février à la traditionnelle conférence sur la sécurité de Munich. Une occasion pour l’Otan de préciser l’évolution de sa stratégie en Ukraine.

La conférence aurait ainsi rien de moins qu’une mission de salut public mondial contre les autocrates de l’acabit de Vladimir Poutine, agresseur de l’Ukraine, et « leur révisionnisme qui menace les démocraties », a lancé le patron de ce forum, Christoph Heusgen, un ex-conseiller d’Angela Merkel.

De quoi revoir, au sein de l’Otan, toutes les règles, dit-il, en brandissant le rapport 2023 de la réunion intitulé « Re : Vision ». Une façon d’indiquer l’ampleur des efforts à accomplir dans la recherche d’un alignement maximum du monde sur Washington et l’Otan. Des pays dits du « Sud global », réticents à leur emboîter le pas, ont été très démonstrativement invités à participer à la conférence. Pas sûr qu’ils se laissent séduire, sachant les dangers induits et le poids des contentieux qui demeurent entre l’Occident et les principaux pays émergents.

Quoi qu’il en soit, les militants de la paix veulent aussi se faire entendre à Munich. Une grande manifestation est prévue, ce 18 février, dans les rues de la ville. Pour dénoncer l’impérialisme russe mais aussi celui de l’Otan et les risques de déflagration irréparable que nourrissent le bellicisme de Poutine comme la montée en puissance guerrière de l’Alliance. Des militants de dizaines d’ONG, comme Attac Allemagne, ou du seul parti antiguerre outre-Rhin, Die Linke, s’y sont donné rendez-vous.

Le périmètre du Bayerischer Hof, l’hôtel de luxe qui accueille la conférence, a été placé sous haute surveillance policière. Très symboliquement, jamais n’y fut enregistrée la présence d’une délégation états-unienne aussi considérable : Kamala Harris, la vice-présidente, Antony Blinken, le secrétaire d’État, Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, sont venus, entourés de plus d’une trentaine de membres du Congrès.

À l’Élysée, on fait valoir une volonté d’éviter un « risque escalatoire »

Les nouvelles armes que réclame Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, promettent de constituer un temps fort du débat. Heusgen, le patron du forum, a d’ores et déjà annoncé la couleur : « Il faut fournir des avions de combat à Kiev » ; en dépit de la position du chancelier Scholz, peu enclin à céder à la surenchère après avoir longtemps hésité à accepter l’envoi de chars Leopard 2 sur le champ de bataille. Le chef du gouvernement allemand veut préserver son pays d’une confrontation directe avec la Russie et maintenir « au moins un contact avec le Kremlin ».

À l’Élysée, on fait valoir aussi, de façon plus discrète, une volonté d’éviter un « risque escalatoire », tout en ne cachant pas sa frustration de voir s’évanouir les ambitions d’une « Europe de la défense » plus autonome et carénée par les champions tricolores de l’armement. Quand Berlin consacre – en vertu du changement d’époque annoncé par le chancelier – 100 milliards d’euros supplémentaires à la Bundeswehr, l’armée allemande, qu’il veut propulser au troisième rang mondial. Tout en passant quasi exclusivement commandes aux géants états-uniens Lockheed Martin et Boeing, plutôt qu’à Dassault et Airbus.

Les partisans d’une implication toujours plus forte de l’Otan se promettent d’infléchir le reste de réserves franco-allemandes. L’attitude des plus ultras, comme les gouvernants polonais, dont le pays est présenté comme le meilleur élève du surarmement (4 % de son PIB), est traitée avec beaucoup de complaisance. Si ce n’est montrée en exemple. Oubliées les récriminations de tous ceux qui s’émouvaient, il y a peu de temps, jusqu’au sein de l’UE, du caractère « illibéral » de la droite polonaise au pouvoir.

La dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste

Ces super-atlantistes peuvent compter sur l’appui de personnalités locales, comme l’organisateur allemand de la conférence. Mais aussi sur des figures de la coalition tripartite aux affaires à Berlin comme la ministre allemande verte des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. En pleine polémique sur le bien-fondé de livrer des chars Leopard 2 à Kiev, ne s’est-elle pas exclamée, à l’occasion d’une rencontre au Conseil de l’Europe à Strasbourg : « Nous menons la guerre contre la Russie, pas entre nous. » Un abus de langage dans le feu de la conversation en anglais, a-t-elle plaidé, un peu plus tard. Sans vraiment convaincre tant elle appuie ouvertement, depuis des semaines, l’envoi d’armes lourdes supplémentaires à Kiev.

De quoi approfondir une ligne de fracture à Berlin entre ministère des Affaires étrangères et chancellerie, au point de renvoyer sine die la création d’une nouvelle instance allemande dévouée à la « stratégie de sécurité nationale », qui devait être présentée à Munich, à la veille de la conférence. Les querelles au sein du pouvoir allemand, si elles alimentent toutes les spéculations sur la survie de la coalition au pouvoir, épousent aussi des dissensions stratégiques plus larges au sein de l’Otan.

Présent à Munich, le géant allemand de l’armement Rheinmetall, fabricant des chars Leopard 2, n’est pas franchement du côté des « tièdes ». Son PDG, Armin Papperger, se dit favorable à la livraison à Kiev, non plus seulement de Leopard 2 mais de ses blindés dernier cri, Lynx et Panther. Et envisage même la création, dans le journal économique Handelsblatt, d’une usine en Ukraine pour les fabriquer. Pas sûr qu’une telle sortie contribue à détendre le climat avec Moscou, tant elle illustre la dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste, relevé par l’historien communiste français Jean-Paul Scot, dans la revue Commune.

Il est temps d’arrêter la course à l’abîme d’une troisième guerre mondiale qui fait planer une « menace existentielle sur l’humanité », dénoncent les organisateurs de la manifestation anti-guerre de ce samedi 18 février, à Munich. Ils réclament « un cessez-le-feu et des négociations immédiates   ». La seule voix praticable, celle de la raison.

publié le 16 février 2023

Pour monter d’un cran
dans la contestation,
les syndicats
misent sur le terrain

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Dans la perspective de la journée de mobilisation interprofessionnelle de ce jeudi, mais aussi la mise « à l’arrêt » de la France, le 7 mars, les organisations démultiplient les initiatives locales. Grâce au mouvement social, leurs structures voient grossir leurs rangs, après un reflux de 0,9 % de la syndicalisation entre 2013 et 2019

Les secrétaires généraux et présidents des confédérations quittent la capitale. Ce jeudi 16 février, les leaders des huit centrales seront à Albi, pour cette nouvelle journée de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites. Terre de Jean Jaurès, le lieu n’a pas été choisi sans arrière-pensée. Hors des vacances scolaires, la préfecture du Tarn, peuplée de 49 000 habitants, a vu plus de 15 000 manifestants déferler dans ses rues le 31 janvier. « Cela démontre l’ancrage de la contestation, les Français ne veulent pas de cette réforme » , souligne Frédéric Souillot (FO).

La mobilisation tient bon dans les territoires

Loin de s’enliser ou de se reposer sur des secteurs clefs de l’économie, la mobilisation tient bon dans les territoires. « C’est de l’inédit, parfois même supérieur à 1995, avec une particularité : la forte mobilisation dans les petites villes », note Dominique Besson-Milord, secrétaire générale de l’union départementale (UD) CGT d’Ille-et-Vilaine. Dans le département breton, 1 000 personnes ont manifesté à Cambour, le 11 février. Elles étaient également 5 000 à Fougères, ville de 20 000 habitants. « Avec 55 000 manifestants dans l’Hérault, samedi dernier, nous avons battu tous les records », insiste Serge Ragazzacci. Le responsable de l’UD CGT note la présence « frappante de primo-manifestants » dans les cortèges, qui « dépasse les bases de l’ensemble des syndicats. »

Une aubaine pour les centrales, alors que, en février, une note de la Dares pointait un recul de 0,9 % de la syndicalisation, entre 2013 et 2021, s’établissant à 10,3 % dans l’ensemble des secteurs. Pour janvier, la CFDT et la CGT ont annoncé avoir réalisé 10 000 nouvelles adhésions chacune. FO comptait 2 400 adhésions en ligne. « Dans l’Hérault, nous en sommes à 200, soit trois fois plus que les années antérieures, note Serge Ragazzacci. Dans les bus que nous affrétons, 50 % des personnes sont des non-syndiqués. Cela montre une confiance nouvelle à l’encontre des syndicats et les adhésions se font assez naturellement. »

L’importance « de se rendre là où sont les travailleurs et privés d’emploi, en distribuant des tracts dans les entreprises, les métros et les quartiers »

En Ille-et-Vilaine, la dynamique est similaire. « Nous syndiquons aussi bien dans les cortèges qu’en ligne, note Dominique Besson-Milord. Cela contribue au rapport de forces. » Au-delà de la seule question des retraites, qui s’exprime à travers ce mouvement, cette dynamique des syndicats s’explique aussi par un travail de terrain. Le 24 novembre 2022, par exemple, un meeting régional s’est tenu à Toulouse, organisé par la CGT. « Outre les marches aux flambeaux, nous démultiplions les réunions publiques avec l’intersyndicale », précise Serge Ragazzacci.

De son côté, la responsable CGT d’Ille-et-Vilaine insiste sur l’importance « de se rendre là où sont les travailleurs et privés d’emploi, en distribuant des tracts dans les entreprises, les métros et les quartiers ». Surtout, dans la perspective de la « mise à l’arrêt » de la France le 7 mars, Dominique Besson-Milord souligne la nécessité « d’ancrer la grève dans les entreprises pour bloquer l’économie ».

D’ici là, un « village intersyndical » sera organisé au centre-ville de Rennes, en lien avec les organisations de jeunesse. « L’intersyndicale est un atout dans les entreprises stratégiques comme pour les trams à Montpellier, elle permet une meilleure mobilisation des travailleurs », conclut Serge Ragazzacci.

  publié le 16 février 2023

Séisme en Turquie :
la colère prend le pas
sur le deuil

Zafer Sivrikaya sur www.mediapartfr

La mauvaise gestion des secours et l’absence flagrante d’une politique publique parasismique, par un État qui depuis vingt ans a construit sa politique économique sur un secteur du BTP laissé sans aucun contrôle, ont causé des milliers de morts et déchaînent la fureur des victimes.

Antakya, Adana, Osmaniye (Turquie).–  « Antakya a disparu », répètent en boucle ses habitant·es, errant dans les rues le regard vide, exténué·es et horrifié·es, comme si la répétition de ces mots terribles les aidait à se convaincre de la réalité de la catastrophe. L’antique Antioche est une des villes les plus durement touchées par le double séisme d’une magnitude de 7,7 et 7,6 qui a frappé la Turquie le 6 février et causé au moins 32 000 morts, selon un bilan officiel encore très provisoire. Selon le ministère de l’intérieur, la moitié des bâtiments de la ville se sont effondrés ou ont subi des dommages irréparables.

Pourtant, malgré l’ampleur des destructions dans cette ville, où le nombre de victimes serait le plus élevé du pays, les autorités de l’État y étaient encore pratiquement invisibles mardi 7 février, au lendemain de la catastrophe. Désemparé·es, frigorifié·es, les survivant·es cherchaient à sortir leurs proches des décombres.

« J’ai réussi à quitter la maison avec mes deux enfants, mais mes beaux-parents, qui habitaient au premier étage, sont toujours sous les gravats, témoignait en larmes Hüseyin Kosan. Je les entendais hier mais depuis je n’entends plus rien », s’inquiète le jeune homme, qui s’indigne que personne ne vienne à son secours. « Pas de secouristes, personne n’est là ! J’ai croisé un groupe de gendarmes qui m’ont dit qu’il fallait que je me débrouille pour dénicher un tractopelle, déblayer les gravats et les sortir, mais où voulez-vous que je trouve ça tout seul ? », se révolte-t-il.

Après plusieurs jours et avec l’aide de ses voisins, il finira par accéder aux corps de ses beaux-parents, morts. Des tragédies comme celle-là, la ville en compte des milliers, peut-être des dizaines de milliers. Combien de personnes auraient-elles pu être extraites des décombres si les services de l’État avaient été plus réactifs ? s’interrogent les rescapés.

La question est jugée presque indécente par le pouvoir et ses soutiens, majoritaires dans le paysage médiatique turc, qui se contentent de parler de la « catastrophe du siècle », comme si l’ampleur de l’événement, un double séisme de forte magnitude et de surface, à seulement 17,9 kilomètres de profondeur, à proximité de zones densément peuplées, suffisait à absoudre les manquements des services publics.

Comme il l’avait fait l’année dernière, lors de la catastrophe minière d’Amasra, qui avait coûté la vie à quarante-trois mineurs, le président turc a invoqué la main du « destin », se référant à la théologie islamique selon laquelle le moment et les circonstances de la mort des individus sont écrits dès leur naissance. « Pourtant, après le tremblement de terre de 1999 [à Izmit, non loin d’Istanbul, qui avait fait 18 000 victimes – ndlr], il ne se privait pas de critiquer le gouvernement, il n’y avait pas de destin à l’époque », s’emporte un sauveteur de l’association Marsar, à l’aéroport d’Adana.

Les sauveteurs empêchés

Marsar, Gea, Sar, Magame, Anda, Akut... dans un pays soumis à un risque sismique constant et où le séisme de 1999 a laissé des traces dans la mémoire collective, les associations de secouristes sont nombreuses. Épaulées par des alpinistes, des mineurs de fond, des conducteurs d’engins de chantier, elles ont tenté de prendre le relais d’un État absent. Mais la force de la société civile turque a été mise à rude épreuve par des années de gestion autoritaire du pouvoir par le parti-État islamo-nationaliste de l’AKP, suspicieux à l’égard du monde associatif.

« Ils ont saboté ces organisations, tenté de tout centraliser autour de leur création, l’Afad, censée gérer et organiser la réponse à ce type de crise, et voilà le résultat », peste Nasuh Makuri, le fondateur d’une des principales associations de secouristes, Akut, très active lors du séisme de 1999. Les positions critiques du pouvoir de ce kémaliste nationaliste lui ont valu d’être poussé dehors en 2018. « Un conseiller d’Erdoğan, membre de sa famille, a exigé ma démission sans quoi il menaçait d’interdire à mon association d’accéder aux terrains et de saisir nos locaux », se souvient-il.

L’Afad, organisme de gestion des catastrophes naturelles créé en 2009, cristallise les critiques. La presse d’opposition turque souligne l’étrange CV de son directeur, Ismail Palakoglu, symbole d’un système qui fait prévaloir la proximité idéologique et la loyauté sur les compétences. Palakoglu est diplômé d’un lycée d’imams, d’une faculté de théologie, et a passé l’essentiel de sa carrière au ministère des affaires religieuses. Un ministère dont le budget est plus de quatre fois supérieur à celui de l’Afad, et en hausse de 56 % dans le budget 2023, alors que les fonds de l’Afad y ont été réduits de 33 %.

« Nous sommes arrivés en Turquie le lendemain du séisme, mais il a fallu plus de six heures à l’Afad pour trouver un véhicule pour nous transporter sur la zone de secours depuis l’aéroport », regrette un membre d’une équipe de secours internationale. « J’ai entendu parler de la situation à Antakya et j’ai voulu m’y rendre tout de suite, mais l’Afad m’a demandé de partir à Mersin, où il n’y avait pourtant aucun dégât. J’ai démissionné, je suis monté dans une voiture et je suis venue ici », témoigne Deniz Çağlar, secouriste bénévole formée par l’Afad et la municipalité d’Ankara.

De décombres en décombres, les équipes de secouristes ont tenté d’extraire les survivant·es coincé·es sous les gravats, les mieux équipées, en majorité venues de l’étranger, disposant de caméras thermiques et de chiens dressés spécialement pour repérer l’odeur des vivants. Un aboiement ou une patte qui gratte le sol et elles creusaient à travers des mètres de béton. Les équipes locales, elles, ne pouvaient souvent compter que sur les survivants eux-mêmes, qui tentaient de signaler leur présence par des appels ou des coups sur les murs. À intervalles réguliers, les travaux étaient interrompus par un silence absolu pour que retentisse l’appel aux éventuel·les rescapé·es : « Quelqu’un entend ma voix ? »

« Dans le quartier d’Ürgen Paşa, devant l’appartement d’une amie que je connaissais d’Ankara, nous entendions des bruits provenant des gravats, nous avons demandé à une pelle mécanique d’intervenir pour soulever des blocs de béton qui bloquaient l’accès, mais ils nous ont répondu qu’ils ne pouvaient rien faire sans un ordre de l’Afad qui n’est jamais venu... Le troisième jour, les bruits ont cessé », sanglote Deniz qui, à une autre occasion, a échappé de peu au lynchage en raison du gilet siglé Afad qu’elle porte sur le dos.

Ils ont basé toute leur politique économique sur le béton.

L’ampleur de l’incurie des services de l’État autorise même les pires questions : « Est-ce que c’est parce qu’ils sont alévis que l’on a laissé mourir ces gens ? », s’interroge Deniz, alors qu’Antakya, comme la ville voisine de Samandag, compte historiquement un nombre important d’alévis (adeptes d’une croyance hétérodoxe qui s’inspire du chiisme mais aussi de croyances chamaniques turques) et surtout de Turcs et Turques arabophones et alaouites.

« Sommes-nous des citoyens de seconde zone ? Pourquoi l’État décide ainsi de nous abandonner ? Parce que nous lui sommes opposés ? », s’interroge en écho Metin Horoz, habitant rescapé. Pelotonné avec sa famille autour d’un feu, il dort dans un abri de fortune, sa voiture accueillant le corps d’un voisin que les services publics tardent à récupérer. Des scènes de violence ont aussi eu lieu dans la prison d’Antakya. Une émeute, dont les circonstances restent à élucider, a causé la mort de trois détenus, tués par les gendarmes, tandis qu’un habitant, Ahmet Güreşçi, arrêté par la police pour une suspicion de « pillage », serait mort sous la torture lors de sa garde à vue.

Corruption et laisser-faire

Si la gestion des secours suscite l’indignation, c’est surtout l’état d’impréparation et l’absence de politique parasismique qui déchaînent la colère de la population turque. Le risque, extrêmement élevé, est pourtant bien connu des sismologues, géophysicien·nes et même des historien·nes : Antakya, par exemple, a été rasée au IIe siècle par un séisme, et un autre, en 1822, a fait 20 000 victimes. Les scientifiques ne cessaient de prévenir de l’imminence d’un incident sismique sur la faille sud anatolienne, sans trouver d’écho dans les politiques publiques.

Sismologue de renom, le professeur Naci Görür tire depuis des années la sonnette d’alarme sur cette faille, comme sur le risque d’un séisme d’une magnitude supérieure à 7 en mer de Marmara, qui détruirait des pans entiers d’Istanbul. La veille du séisme, il avertissait du manque de préparation des autorités et de la dangerosité du parc immobilier stambouliote, critiquant la promesse électorale du gouvernement de bâtir 200 000 nouveaux logements sociaux dans le pays, « alors qu’actuellement des centaines de milliers de personnes sont en danger de mort dans leurs domiciles ».

« Cela fait plus de vingt ans qu’ils sont au pouvoir, ils y sont parvenus après le séisme de 1999, ils auraient pu en tirer des leçons, mais rien n’a été fait, au contraire ils ont basé toute leur politique économique sur le béton », critique Baris Atay, député du parti des travailleurs (gauche) originaire d’Antakya.

L’amour de l’AKP pour les grands chantiers de logements et d’infrastructures n’est plus à démontrer. « Le gouvernement a choisi ces quinze dernières années de multiplier les grands travaux, les ponts, les routes, les nouveaux aéroports ou encore le projet de nouveau canal à Istanbul, plutôt que de privilégier la rénovation du parc immobilier existant », estime Gencay Serter, président de la chambre des urbanistes de Turquie. La proximité du parti au pouvoir avec certaines grandes holdings de la construction et les accusations de corruption dans l’attribution de contrats publics déchaînent depuis des années la colère de l’opposition, qui menace régulièrement les « cinq bandits », comme elle surnomme les principales entreprises du secteur, de représailles dans l’éventualité d’une conquête du pouvoir.

Après le séisme de 1999, un impôt spécial sur les télécommunications avait pourtant été mis en place, connu dans le pays comme « l’impôt sur le séisme ». Mais ces prélèvements, qui ont rapporté 36 milliards de dollars à l’État, semblent en fait avoir été dépensés dans divers secteurs. Interrogé à ce sujet après le tremblement de terre de 2011 dans la ville de Van, qui avait fait 644 victimes, Mehmet Şimşek, ministre des finances, expliquait que l’argent avait été utilisé « dans la santé, la construction d’aéroports, de routes à doubles voies ». Interrogé à son tour par l’opposition en 2020 après le séisme d’Elazığ (41 victimes), le président turc avait été plus laconique : « Il est dépensé là où il doit l’être, nous n’avons pas le temps de rendre des comptes sur ce genre de choses. »

Les promoteurs immobiliers, boucs émissaires du pouvoir ?

Au milieu des ruines, parfois, se dresse un immeuble intact. Dans d’autres quartiers, à l’inverse, c’est un seul et unique bâtiment qui gît sur le sol. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, ce sont les bâtiments », s’acharnent à répéter les expert·es. Alors pourquoi tels ou tels immeubles se sont-ils transformés en cimetières ?

La faute aux promoteurs immobiliers peu scrupuleux, accusent les victimes. Pour économiser sur les coûts de construction, certains auraient ainsi recours à du béton non armé, c’est-à-dire non renforcé par des tiges en acier, supposé offrir une résistance à la traction, ou équipé de ferraillage de mauvaise qualité. D’autres ont même fait le choix de détruire les colonnes de soutènement des bâtiments dans des immeubles de centre-ville, afin d’y organiser au premier étage des boutiques ou des supermarchés.

Ces manquements ne permettent pas aux bâtiments de résister aux séismes et produisent des effondrement « en crêpes » : chaque étage s’effondre verticalement sur celui du dessous, les dalles de béton ainsi empilées ne laissant aucune chance de créer des poches de survie.

« Après les opérations de secours et avant que les gravats ne soient déblayés, il faut absolument que le procureur et un expert prélèvent des échantillons du béton et du ferraillage » pour documenter les futures enquêtes, réclame ainsi la responsable de la chambre des architectes, Mucella Yapici, depuis la prison où elle est enfermée depuis avril 2022, condamnée à dix-huit ans d’incarcération pour son rôle dans la défense du parc de Gezi en 2013, un des seuls espaces verts restants à Istanbul et un des rares espaces potentiels de regroupement d’urgence en cas de séisme.

Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé.

Plus d’une centaine d’enquêtes ont déjà été ouvertes à l’encontre des promoteurs de la région sinistrée, et la presse turque sonne l’hallali : untel serait en fuite, un autre aurait été arrêté à Chypre, un autre interpellé à l’aéroport d’Istanbul. « Il faut faire attention à la tentation du bouc émissaire, prévient le député Baris Atay. Il s’agit d’un problème systémique, et la responsabilité pèse sur tout le monde, depuis le sommet de l’État jusqu’aux administrations intermédiaires qui ont autorisé ces constructions. »

Un mécanisme de contrôle du respect des normes parasismiques dans la construction existe pourtant. Créé après 1999, sous la supervision du ministère de l’environnement et de l’urbanisme, il est confié à des entreprises privées, tirées au sort pour éviter les complaisances. Il ne concerne néanmoins pas les structures de moins de 200 mètres carrés, ni celles construites par les organismes publics du logement. Surtout, son contournement quasi systématique est de notoriété publique, témoigne Büşra, architecte stambouliote trentenaire, diplômée d’une université réputée.

« Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé », affirme-t-elle. Le prix de l’inspection, fixé par le ministère en fonction de la surface à contrôler, beaucoup trop bas selon elle, et l’impunité quasi garantie, poussent les entreprises de contrôle à ne pas effectuer leur travail et à falsifier les documents : « Je connais de très nombreux architectes qui, contre une petite rémunération mensuelle, fournissent leur carte professionnelle à ces entreprises, qui les font passer pour leurs salariés et imitent ensuite leurs signatures sur les documents d’inspection, c’est une pratique courante », déplore la jeune femme.

À Antakya, placée en état d’urgence, les autorités préfectorales ont eu une initiative surprenante : dans la nuit du 11 février, et alors qu’aucun travail de ce type n’a débuté ailleurs, elles ont mobilisé des bulldozers pour raser l’antenne locale du ministère où étaient justement conservés les documents et les échantillons issus des contrôle des chantiers de la ville, dénonce l’avocate Bedia Büyükgebiz.

La délivrance des permis de construire, entachée parfois de népotisme, de corruption ou d’un laisser-faire généralisé, est aussi en cause. À 130 kilomètres au nord, la ville d’Osmaniye, bastion de l’AKP et de son allié d’extrême droite du MHP, est largement pourvue en sauveteurs. En comparaison d’Antakya, elle déplore peu de dégâts, mais plusieurs dizaines de bâtiments s’y sont effondrés. En particulier dans certains quartiers, relève Ayse Bitçer, une habitante : « Le quartier d’Esenevler a beaucoup souffert, ce n’est pas une surprise, il a été bâti sur une zone marécageuse, je me demande bien comment ils ont pu donner les autorisations », s’interroge-t-elle.

Financés par des prêts à taux minimes, encouragés par la complaisance du pouvoir, promoteurs et particuliers ont multiplié les constructions et les agrandissements sans permis, tantôt complètement illégaux, tantôt en dérogeant à certaines normes. Ils pouvaient être certains qu’à l’approche d’une élection, le pouvoir annoncerait une « amnistie générale » qui, moyennant une simple amende (qui a tout de même rapporté plusieurs milliards de dollars à l’État), régulariserait leurs constructions.

En 2019, lors d’une visite dans la ville de Maras (située à 50 kilomètres de l’épicentre, la ville a particulièrement souffert du séisme), le président Erdoğan se faisait le chantre de l’amnistie prononcée l’année précédente avant les élections : « Avec cette amnistie immobilière, nous avons réglé le problème de 144 556 habitants de Maras », se félicitait-il. Quatre ans plus tard, combien ont attendu, en vain, les secours sous les décombres ?

   publié le 15 février 2023

Retraites : la pétition de l’intersyndicale dépasse le million de signatures

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

Un chiffre atteint au lendemain du premier revers du gouvernement à l’Assemblée Nationale et à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation.

C’est un chiffre symbolique qui vient d’être dépassé. Peu après 11 heures ce mercredi 15 février, la pétition lancée par l’intersyndicale contre la réforme des retraites a dépassé le million de signatures. Une petite victoire pour les organisations syndicales – la CFDT en tête – qui portaient ce moyen d’action.

Ce cap a été franchi au lendemain d’une première défaite pour la majorité gouvernementale dans l’hémicycle. En effet, le 14 février, l’Assemblée nationale a rejeté par 256 voix contre 203 l’article 2 du projet de loi. Celui-ci prévoyait la création d’un « index seniors » pour les entreprises. Ce résultat s’explique par l’opposition d’une grosse partie des députés Les Républicains – dont le président du groupe, Olivier Marleix.

« Mettre la France à l’arrêt »

Surtout, ce million de signatures intervient à la veille d’une cinquième mobilisation appelée par l’intersyndicale. Une journée aux airs de répétition générale avant un durcissement du mouvement annoncé à partir de la rentrée. Le 7 mars, les organisations syndicales appellent en effet, à « mettre la France à l’arrêt » avant, peut-être, des grèves reconductibles.

C’est en tout cas ce qu’a déjà décidé Solidaires lors d’un conseil national extraordinaire lundi. « Nous proposons à l’ensemble des travailleuses et travailleurs, du privé comme du public, de mettre en débat en assemblées générales la possibilité de reconduire la grève à partir du 7 mars selon les modalités propres à chaque secteur, avec inventivité et détermination », écrit l’union syndicale dans un communiqué.

Des débats houleux à l’Assemblée où la majorité se voit mettre en minorité, un mouvement social qui se durcit et donc, désormais, une pétition recueillant plus d’un million de signatures… Un caillou de plus dans la chaussure du gouvernement.

Pour signer : https://www.change.org/p/retraites-non-%C3%A0-cette-r%C3%A9forme-injuste-et-brutale-reformesdesretraites

publié le 15 février 2023

Logements insalubres et menaces d’expulsion :
le combat des résidents d’un foyer de travailleurs migrants

par Maÿlis Dudouet sur https://basta.media/

118 résidents des foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt sont menacés d’expulsion par le gérant, Adoma, à la suite d’une grève des loyers menée contre l’ancien bailleur et pour demander une rénovation des lieux, vétustes.

Les fissures lézardent les couloirs des bâtiments. À l’intérieur, « les pannes d’ascenseur peuvent durer plusieurs mois », rapporte Bakary Cissokho. Ce retraité sénégalais de 65 ans vit dans l’un des deux foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt, ouvert dans les années 1970. Depuis son emménagement en 1980, l’homme y observe la lente dégradation des lieux.

« Les bailleurs successifs ne veulent pas faire de travaux, et pourtant les loyers augmentent », proteste Oumar Diakité, chauffeur de taxi et codélégué du comité des résidents des foyers de travailleurs migrants de la ville. Face à cette situation, en juillet 2016, certains résidents ont cessé de payer leurs loyers à l’ancien gérant, l’entreprise Coallia, durant plus d’un an. À l’origine du mouvement, il y avait la fermeture de la cuisine collective de la résidence.

En décembre 2016, un incendie criminel cause la mort d’un résident. La victime âgée d’une quarantaine d’années s’était défenestrée du troisième étage pour échapper aux flammes. L’auteur des faits n’a pas été identifié.

Menaces d’expulsion pour 118 résidents

Depuis, les bâtiments ainsi que la dette de loyers ont été rachetés par une autre entreprise, Adoma, pour un euro symbolique, sous réserve de la tenue de travaux. Adoma est une société d’économie mixte détenue par l’État et par CDC Habitat, une filiale de la Caisse des dépôts et consignations.

L’entreprise affirme que « les locaux ont été intégralement remaniés et leur sécurité renforcée » et dresse la liste des modifications opérées : « Changement de la chaudière, travaux des ascenseurs, travaux de plomberie et remise en état des espaces de cuisines, peinture des cages d’escaliers, création d’un local d’ordures ménagères, remplacements des fenêtres des cuisines, remise à jour de la sécurité incendie, installation de vidéos protections. »

Selon Adoma, « plus de 510 000 euros ont été investis dans les foyers de Boulogne depuis avril 2018 », période à laquelle les résidents ont recommencé à payer leurs loyers, au moment du changement de propriétaire.

Mais le nouveau propriétaire a exigé devant les tribunaux le remboursement de la dette de loyer de 2016-2017, qui s’élève à plusieurs milliers d’euros par résident. La justice a donné raison à Adoma en mai 2022. 118 résidents risquent maintenant l’expulsion au 1er avril prochain s’ils ne paient pas.

Pas de gazinière et des rats dans le garde-manger

Une silhouette frêle s’extirpe d’une des chambres de 9 m2 pour saluer. Avec ses 77 ans, Sow Bamody est le plus âgé des résidents actuels. Ancien ouvrier, il est arrivé au foyer le « 14 septembre 1974 » et a travaillé à l’usine Renault de Boulogne « pendant 22 ans ».

« Avant, il y avait beaucoup d’ambiance, dit-il nostalgique. Mais depuis que le bar du bâtiment B a fermé en 2020 à cause du Covid, on ne peut plus se retrouver », soupire-t-il. « C’est devenu une prison ici », abonde Bakary Cissokho.

Au pied du bâtiment, l’ancien bar n’est plus qu’une façade fantomatique. Les entrées sont scellées par de lourdes portes métalliques. « Adoma nous a dit que c’était en raison du Covid, mais ils refusent toujours de nous rouvrir l’accès », commente Oumar Diakité. « La cafétéria-bar était en partie occupée par des personnes extérieures au foyer, et utilisée pour abriter des commerces informels. Par mesure de sécurité et pour préserver nos résidents, nous avons fait le choix de fermer cet espace afin de limiter les “squats”. Nous n’avons pas prévu de la rouvrir pour le moment », justifie de son côté le gestionnaire.

Dans le deuxième foyer de la ville, baptisé Stalingrad, la situation est encore plus critique. Au pied de la fenêtre de la chambre occupée par Lamné et son oncle Moussa Bakayoko, une planche de bois recouvre le trou béant qui les sépare de la chambre du dessous.

Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la moitié des gazinières ne fonctionnent plus dans la grande cuisine. Les hottes sont mouchetées de graisse. « Elle est pas belle notre cuisine ? » ironise Oumar Diakité. Les frigos sont scellés avec des cadenas et le garde-manger est en réalité un local rempli de barils destinés à protéger la nourriture. Un rat se fraye un chemin parmi les contenants en plastique.

                       « La moitié des résidents poursuivis sont à la retraite »

Dans ces conditions, les 118 résidents refusent de payer les arriérés de 2016-2017 à Adoma, et ont fait appel de la décision de justice. Menacés d’expulsion, ils ont manifesté le 2 février devant la mairie de la commune. « Adoma, justice ! » scandent les manifestants. « Non aux expulsions Adoma », peut-on lire sur la banderole brandie par les habitants des foyers.

« Quand Adoma est arrivé, ils nous ont donné leur parole que la dette de l’ancien bailleur Coallia ne les concernait pas, rapporte Samba Konte, résident depuis 1991, qui faisait partie des anciens grévistes des loyers. On a recommencé à payer les loyers puis ils nous ont demandé de payer les antécédents… »

« La moitié des résidents poursuivis sont à la retraite. Adoma ne peut pas saisir leur retraite, donc il n’y a pas d’argent à récupérer », dénonce aussi Pascal Winter, avocat des résidents et membre du Copaf, l’association de défense des droits des résidences sociales pour travailleurs immigrés isolés.

« Travailleurs subsahariens, maghrébins : ce qui fait toute la richesse de Boulogne, c’est nous les immigrés »

Adoma affirme avoir lancé l’action en justice « en dernier recours », et qu’« aucune expulsion n’est programmée et aucun des résidents concernés ne sera expulsé s’il respecte l’échéancier de paiement sur 24 mois qui été décidé par la justice ». L’entreprise enjoint les résidents les plus en difficulté à « respecter cet échéancier », condition qui permettrait de « déclencher des aides comme le Fonds de solidarité logement », qui peut accorder des aides financières aux personnes qui rencontrent des difficultés pour payer les dépenses liées à leur logement.

Plus de cent foyers en attente de rénovation

Au-delà du seul cas de Boulogne, c’est la question de la rénovation de tous les foyers de travailleurs migrants qui est en jeu. L’État a lancé en 1997 un « Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants » afin de remettre en état les 687 foyers dégradés accueillant près de 110 000 travailleurs immigrés. Or, d’après le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre, si 465 foyers ont pu être rénovés au 31 décembre 2020, « mi-2022, 126 foyers sont toujours en attente de traitement, exposant leurs résidents (environ 30 735 personnes) à des conditions de vétusté parfois dramatiques ». 25 ans après le lancement du plan, près d’un foyer sur cinq reste donc à rénover. C’est le cas des deux foyers de Boulogne-Billancourt.

Adoma dit vouloir les démolir pour les reconstruire en neuf, « pour plus de confort et d’autonomie » pour les résidents, vante l’entreprise. Mais le projet n’en reste pour l’instant qu’au stade d’étude, sans calendrier précis.

« N’oubliez pas que le développement de Boulogne, c’est grâce aux immigrés qui travaillaient dans les usines Renault, rappelle Bakary Cissokho devant la mairie de sa ville. Ce sont nos pères et nos grands-pères. Travailleurs subsahariens, maghrébins : ce qui fait toute la richesse de Boulogne, c’est nous les immigrés. »

Le 2 février, l’homme et les autres membres d’une délégation ont pu rencontrer l’adjointe au maire de Boulogne-Billancourt en charge de l’urbanisme. La mairie a annoncé qu’une rencontre devait être fixée pour relancer les concertations avec Adoma. Au foyer, les travailleurs qui nettoient les rues de Boulogne attendent toujours d’être fixés sur leur sort.

Nous avons contacté l’ancien bailleur Coallia ainsi que la mairie de Boulogne-Billancourt. Aucun n’a répondu à nos sollicitations.

publié le 14 février 2023

En Syrie, on meurt aussi
des sanctions occidentales

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Séisme Les États-Unis et leurs alliés sont contraints de lever en partie les mesures punitives prises contre le président Bachar Al Assad.

Au lendemain du tremblement de terre qui a ravagé le sud de la Turquie et le nord-ouest de l’Iran, Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, se vante dans un tweet : les États-Unis sont le « principal donateur humanitaire » et l’aide « ira au peuple syrien, pas au régime ». Avant le séisme, déjà, l’acheminement de l’aide dans toutes les régions de la Syrie ravagée par la guerre était semé d’embûches politiques et logistiques. Ces obstacles n’ont fait que se multiplier à la suite de la catastrophe qui a tué des dizaines de milliers de personnes et détruit des milliers de bâtiments. Et les dommages causés aux routes et à d’autres infrastructures dans le sud de la Turquie ont empêché l’aide d’atteindre le nord de la Syrie.

Le gouvernement de Bachar Al Assad à Damas est toujours un paria pour une grande partie de la communauté internationale, sanctionné par les États-Unis et les pays européens, qui sont réticents à acheminer l’aide directement par le gouvernement. Alors que les secouristes affirmaient que les retards pourraient coûter des vies, que les équipes de secours locales luttaient pour extraire les familles et les enfants des décombres et trouver un logement aux survivants dans un hiver brutal, les responsables américains et européens continuaient d’affirmer que leur position ne changerait pas.

Lors d’une conférence de presse, la semaine dernière, à Damas, le chef du Croissant-Rouge arabe syrien, Khaled Hboubati, a déclaré que son groupe était « prêt à fournir une aide humanitaire à toutes les régions de la Syrie, y compris les zones qui ne sont pas sous contrôle gouvernemental ». Il a appelé l’Union européenne à lever ses sanctions contre ce pays, à la lumière des destructions massives causées par le tremblement de terre. Les sanctions exacerbent la « situation humanitaire difficile », a-t-il insisté. « Il n’y a même pas de carburant pour envoyer des convois d’aide et de sauvetage, et c’est à cause du blocus. » Des convois d’aide et des sauveteurs de plusieurs pays, notamment de la Russie ainsi que des Émirats arabes unis, de l’Irak, de l’Iran, de la Chine et de l’Algérie, ont atterri dans des aéroports en Syrie contrôlés par le gouvernement.

Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a été, lui aussi, très clair : vu l’ampleur du désastre et des besoins, aucune sanction ne peut interférer avec l’aide à la population. Dès lors, il est devenu difficile pour les États-Unis de maintenir leur position intransigeante. Le département du Trésor américain a donc annoncé la levée temporaire de certaines sanctions. Cette mesure « autorise, pour 180 jours, toutes les transactions liées à l’aide aux victimes du tremblement de terre, qui seraient autrement interdites » par les sanctions envers la Syrie. Reste à voir l’attitude des djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), une émanation d’al Qaida, qui contrôle la région d’Idleb (Nord-Ouest). Son chef, Abou Mohammed Al Jolani, a exprimé son refus de l’arrivée des aides depuis les territoires contrôlés par Damas.

  publié le 14 février 2023

Les « Robin des bois » offrent le gaz contre la réforme des retraites

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Dans la région de Marseille, Mediapart a suivi Paul* et Marcel*, techniciens gaz à GRDF qui enchaînent les journées de grève et les manifestations. Mais ce n’est pas tout. Ils trafiquent des compteurs de gaz pour que les usagers ne payent que la moitié de leur consommation, voire rien du tout.

Marseille (Bouches-du-Rhône).– Habillés de noir, masqués, gantés et discrets, ils annoncent le programme, les yeux rieurs : « Aujourd’hui, c’est opération gaz gratuit ! » On appellera le premier Paul, le second Marcel. « Comme Paul Marcel, notre modèle », s’amusent les deux gaziers, en référence au ministre communiste de la production industrielle à l’origine de la création d’EDF-GDF et de la nationalisation de l’énergie en 1946.

Il est aussi celui qui créera les œuvres sociales d’EDF-GDF, chères à Marcel et Paul. « C’est lui qui nous a légué le statut dont on jouit encore aujourd’hui et que le gouvernement ne cesse d’attaquer. » Pour rappel, la réforme des retraites prévoit la fin du régime spécial des travailleurs des industries électriques et gazières. 

Le rendez-vous est fixé à 6 h 15 du matin ce dimanche 12 février, devant le café fermé d’une toute petite place, comptant à peine un autre commerce et une pharmacie, dans la région de Marseille. 

Les deux gaziers arrivent dans une voiture qui n’est pas la leur, le coffre plein de stickers CGT, drapeaux et autres mégaphones. « Les gens nous prêtent leur voiture quand on fait ces actions pour pas qu’on vienne avec nos propres véhicules et qu’on soit reconnus directement », affirme Paul, tout en essayant d’éviter au maximum les caméras du quartier… Tâche plutôt aisée pour les deux gaziers qui connaissent très bien les allées, les cités, les coffrets gaz du coin, puisque c’est aussi là qu’ils travaillent.

En cas de doute, pas de GPS non plus. Lors des actions « Robin des bois », chacun laisse son téléphone portable à la maison.

Opération - 50 % sur le gaz dans les quartiers populaires

Marcel est le petit, Paul, le grand et, chacun avec sa clé à pipe, ils ouvrent les coffrets gaz du quartier, y plongent les mains quelques secondes, les referment aussitôt avant d’y coller un sticker bleu qui annonce : « Électricité et gaz augmentés ! Pouvoir d’achat amputé ! Financiers gavés ! Agents énervés. » 

C’est notre grain de sable à nous, c’est ce qu’on peut faire à notre niveau pour le bien commun.

Chaque coffret marqué du carré bleu ne comptabilise plus que la moitié du gaz utilisé par les habitant·es. Mieux, les coffrets démunis du « boîtier jaune » qui assure la télécommunication entre les coffrets et les réseaux peuvent être complètement coupés sans que GRDF s’en rende compte : « Opération 100 % gratuite pour les habitants de cet ensemble ! Et notre employeur ne s’en rendra compte que quand ils dépêcheront un agent pour relever les compteurs, dans six mois ou plus. » 

« C’est pas ça qui va les sortir de la galère mais c’est mieux que rien. C’est notre grain de sable à nous, c’est ce qu’on peut faire à notre niveau pour le bien commun, et c’est toujours ça de moins dans la poche de ceux qui spéculent sur l’énergie », s’accordent à dire Marcel et Paul. 

Le soleil du Sud ne s’est toujours pas levé, les deux compères continuent d’ouvrir des robinets, arpentant rapidement les allées de la ville pour ne pas être interrompus. « Si les habitants nous demandent ce qu’on fait, on leur dit, mais si on croise des policiers, on leur ment », sourit Paul. Le silence est complet, rares sont les âmes déjà éveillées. 

Les actions « Robin des Bois » sont menées depuis 2004

Ces actions, menées par les agents mobilisés des industries électriques et gazières, ne sont pas nouvelles. Depuis 2004, date du changement de statut d’EDF-GDF et de l’ouverture de son capital à des investisseurs privés, des agents ont repris la main sur leur outil de travail pour s’opposer à certaines réformes, protester contre la hausse des prix de l’énergie ou pour exiger des augmentations de salaire.

« Depuis, on continue, rappelle Fabrice Coudour, secrétaire général de la CGT Mines-Énergie. Au quotidien, des agents font ce type d’actions “Robin des bois”, mais elles sont beaucoup plus nombreuses quand on est mobilisés et on continuera à leur montrer qu’on a la main sur l’outil productif, de bout en bout. »

On risque notre job et des poursuites en justice en faisant ça. Mais on le fait pour obtenir le retrait de la réforme.

Les raisons de la colère sont nombreuses. Marcel et Paul, entre deux coups de clé à pipe, rappellent la flambée sans précédent des prix de l’énergie, l’inflation qui prend au cou les agent·es et l’ensemble de la population, la destruction du service public de l’énergie, les profits records faits par leurs entreprises, avec un bénéfice net d’environ 3,7 milliards d’euros pour Engie selon les chiffres de février 2022.

Depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites, ils se sont mis en grève à chaque appel intersyndical et comptent bien ne plus reprendre le travail après le 7 mars, date à laquelle les syndicats promettent une journée de grève totale, dans tous les secteurs… Tout en continuant leurs activités nocturnes sur le réseau. 

« On risque notre job et des poursuites en justice en faisant ça, rappelle, sous le masque, Marcel. Mais on le fait parce que si on ne coûte pas cher à ce gouvernement, on n’obtiendra jamais le retrait de la réforme des retraites. On trouve aussi scandaleux le prix auquel les gens payent leur électricité et leur gaz. Pour nous, ça c’est du bien commun, c’est nécessaire pour que les gens vivent dignement et ça ne devrait pas être soumis à la loi du marché. » Paul acquiesce. 

Après les ensembles, les gaziers se dirigent vers les grandes tours – vingt étages, cinq logements par palier. Certaines ne sont pas équipées du « boîtier jaune » qui assure la communication avec GRDF : « Là c’est le jackpot, s’enthousiasment les techniciens. On vient de passer un peu plus de cent logements en gratuité de gaz, rien que sur cette tour. » Deux stickers rouge et noir de la section marseillaise de la CGT Énergie ornent désormais le coffret. 

Depuis le début du mouvement, on a retiré une soixantaine de boîtiers liés à des compteurs Linky.

« Depuis le début du mouvement, au niveau de l’électricité, on a retiré une soixantaine de boîtiers liés à des compteurs Linky, ce qui fait qu’on a déconnecté à peu près 60 000 Marseillais », comptabilise Renaud Henry, secrétaire général de la CGT Énergie à Marseille, depuis son local syndical. Pour ces foyers, Enedis ne pourra plus réduire a minima l’électricité de ceux et celles qui ne s’acquitteront pas de leurs factures. Ils et elles devraient jouir du courant normalement, et non pas des 1 000 watts accordés aux plus pauvres. Une alimentation qui ne permet pas, par exemple, de brancher une machine à café et un frigo à la fois. 

« Si Enedis veut quand même leur enlever le courant, il faudra qu’ils dépêchent des agents sur place, poursuit le cégétiste. On a demandé à nos agents de ne plus répondre à ces ordres-là. » 

La section marseillaise de la CGT Énergie revendique aussi le passage au tarif réduit de plusieurs boulangeries et petits commerces, ainsi que des opérations gaz à - 50 %, voire gaz gratuit, pour deux quartiers populaires de la ville.

Au niveau national, la Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT ne boude pas son plaisir à aligner les chiffres : « Une trentaine de bâtiments de santé ne payent plus l’électricité, il y a à peu près 500 foyers précaires à qui on a rétabli l’électricité après qu’ils ont été coupés. Entre 300 et 400 petites entreprises payent désormais leur électricité à tarif réduit et plus de 100 000 foyers, dont les compteurs Linky ont été coupés du réseau, ne peuvent plus subir de baisse de charge si jamais ils ne payent pas… Il y a aussi quelques permanences de députés macronistes favorables à la réforme qu’on a privées de courant », liste Fabrice Coudour. 

7 heures du matin, fin de l’action

Dans la région de Marseille, Paul et Marcel s’offrent une cigarette.  Il est 7 heures du matin, les habitant·es commencent à sortir, quelques voitures circulent, il est temps de plier bagage mais ils promettent de revenir les jours suivants, « pour finir le travail ». « À deux, c’est pas vilain », encourage Paul.

En moins d’une heure, ils ont ouvert les robinets d’une quinzaine de coffrets, passant des centaines d’habitant·es en gratuité de gaz ou leur permettant de ne payer que la moitié du prix de leur consommation. 

Autour d’un café serré sans sucre, ils tombent le masque, les gants, le bonnet. « Pour ne pas que la boulangère pense qu’on va la braquer. » Paul et Marcel pensent que l’allongement du temps de cotisation, le rapport de l’âge légal de départ à la retraite, la suppression des régimes spéciaux protecteurs ne sont pas seulement des mesures techniques mais des choix politiques violents.

« Ils veulent supprimer notre régime alors qu’il est à l’équilibre et qu’il est même excédentaire au point de reverser une partie de nos cotisations au régime général », débute l’un. « Et comme ça ne va pas dans leur narratif que notre régime soit excédentaire, ils essayent de nous faire comme à la SNCF : ils multiplient les intérimaires pour avoir moins de statutaires qui cotisent au régime spécial, ce qui fait qu’il finira par se casser la gueule », complète l’autre. 

Lundi, un rendez-vous chez la députée LREM

Sans surprise, ils souhaiteraient que leur régime protecteur soit appliqué à l’ensemble des travailleurs et des travailleuses. « Si ce n’est pas possible tel quel, on pourrait au moins généraliser l’idée de solidarité qui sous-tend notre système, et qui veut que chaque agent cotise à la hauteur de ses moyens », rêve Paul, les perles de sucre de sa brioche plein les doigts. 

Ils en ont conscience, leurs actions de ce type sont populaires. Cependant, « Robin des bois », dont Marcel, Paul et les autres se revendiquent, ne fait pas que redistribuer aux pauvres : il truande aussi les puissants. Les électriciens et gaziers marseillais comptent bien en faire la démonstration cette semaine. Pas de nom, pas de lieu, pas de précision mais ils l’assurent : « On va agir ces jours-ci, parce qu’ils ne comprennent que ça : le rapport de force. »

Lundi 13 février, les agents mobilisés rendront visite à Claire Pitollat, députée Renaissance de Marseille et ancienne agente EDF. « On a rendez-vous, d’abord pour discuter, assure Renaud Henry, de la CGT Énergie locale. Et après, on verra ce qu’on fait selon l’accueil qu’elle nous réserve et ses réponses à nos questions. »

  publié le 13 février 2023

L’effrayante contre-révolution civilisationnelle de l’Internationale Brune en gestation

Mitralias Yorgos sur https://www.ritimo.org

(reprise d’un article paru sur CADTM)

L’intérêt étant focalisé -à juste titre- sur la guerre qu’il mène contre l’Ukraine et son peuple, on oublie souvent de reconnaître les « traits de caractère » fondamentaux du poutinisme, qui font de lui le fleuron d’une Internationale Brune en gestation. Et pourtant, ce sont exactement ces « traits de caractère » ultra-réactionnaires du poutinisme qui expliquent, non seulement ses propres penchants belliqueux mais aussi, le pourquoi du soutien à sa guerre ukrainienne offert par l’aile la plus dure de l’extrême droite internationale. Et ceci à une époque où malgré les importantes défaites électorales qu’elle vient de subir au Brésil (Bolsonaro) ou aux États-Unis (Trump), cette Internationale Brune en gestation continue de représenter la plus grande et la plus immédiate menace pour les droits et les acquis démocratiques et sociaux de par le monde !

La première leçon qu’on peut tirer de ces constats devrait être que les soutiens internationaux à la guerre de Poutine ne sont ni accidentels ni éphémères, mais qu’ils sont très solides parce qu’ils correspondent aux profondes « affinités électives » idéologiques de leurs auteurs. C’est ainsi que l’apparent « mystère » qui enveloppe la collaboration plus qu’étroite entre deux régimes totalement dissemblables, comme ceux de la Russie laïque et de l’Iran théocratique, se dissout du moment qu’on tient compte du fait qu’ils partagent les mêmes « valeurs » liberticides et obscurantistes et qu’ils pratiquent les mêmes politiques profondément répressives et antidémocratiques.

Vues sous cet angle, tant la guerre ukrainienne de Poutine que la menace de « l’Internationale Brune en gestation » acquièrent une signification et un contenu beaucoup plus concret et redoutable, parce que ce contenu esquisse les contours d’un véritable programme de contre-révolution civilisationnelle et antidémocratique pour toute l’humanité ! Car, comme on l’écrivait dans un précédent article, ces autocrates ultra-réactionnaires et leurs régimes qui composent cette Internationale Brune « sont unis par leur racisme, leur xénophobie, leur autoritarisme, leur islamophobie et leur antisémitisme, leur rejet ouvert de la démocratie parlementaire (bourgeoise), leur misogynie, leur adoration des combustibles fossiles et leur climato-scepticisme, leur militarisme, leur mépris pour les droits et les libertés démocratiques, leur conception policière de l’histoire et leur complotisme, leur haine de la communauté LGBTQ, leur obscurantisme et leur attachement viscéral au triptyque « Famille-Patrie- Religion » [1].

Évidemment, ce n’est pas un hasard si la haine des femmes et de tout ce qui est différent imprègne en toute priorité l’idéologie et la pratique de tout ce beau monde fascisant. Des ayatollahs iraniens à Trump et Orban, et de Bolsonaro et Erdogan à Poutine, en passant par l’Indien Modi, l’Espagnol Abascal (Vox) ou le Français Zemmour, tous ces dirigeants d’extrême droite nourrissent un mépris et une haine viscérale proche de la misogynie, à l’égard des femmes qui n’acceptent pas « leur rôle traditionnel » et pour tous ceux qui contestent le virilisme agressif qu’eux-mêmes professent et exhibent ostensiblement. C’est ainsi que le droit à l’avortement se trouve dans la ligne de mire de la très trumpienne Cour Suprême des États-Unis qui l’attaque frontalement, tandis que le poutinisme se limite pour l’instant à interdire « toute forme de publicité pour l’avortement », tout en allant jusqu’à ressusciter l’idée de Staline de récompenser avec le titre de « Mère héroïne » et une consistante somme de roubles les femmes « qui donnent naissance et élèvent au moins 10 enfants ». D’ailleurs, ce n’est pas aussi un hasard si pratiquement tous ces dirigeants excellent en sexisme et vulgarité et n’hésitent pas à faire publiquement l’éloge du... viol. De Bolsonaro qui dit à une députée qu’elle « ne méritait pas qu’il la viole », à Trump (d’ailleurs accusé de deux douzaines de viols ou d’agressions sexuelles) qui déclare « quand tu es une star, elles te laissent faire. Tu peux les attraper par la ch…, tu fais tout ce que tu veux », et à Poutine qui se dit « jaloux » de la douzaine de... viols pour lesquels a été condamné l’ex-président d’Israël Moshé Katzav, et qui apostrophe l’Ukraine qui lui résiste avec la phrase si éloquente « Que ça te plaise ou non, ma belle, faudra supporter » !

Il va sans dire que toute cette avalanche de paroles et d’actes d’un sexisme horriblement grossier et agressif jouissent de la bénédiction des églises les plus rétrogrades, comme celle des évangélistes dans le cas de Bolsonaro et Trump, et des orthodoxes russes dans celui de Poutine. De ces mêmes églises qui se montrent pourtant très puritaines quand il s’agit de défendre bec et ongles la « famille traditionnelle » et de réprimer durement ce que ces dirigeants appellent « sexualité non-traditionnelle ». Voici donc l’oligarque et ancien agent des services secrets, le patriarche russe Kirill qui affirme que la guerre contre l’Ukraine a une signification métaphysique en tant que lutte pour la vérité divine contre le péché, ce péché suprême étant… l’homosexualité que l’Occident décadent voudrait imposer aux Russes ! Et Poutine qui enchaîne appelant l’Europe... « Gayropa », tout en sortant l’aphorisme suivant en défense de ses très chères « valeurs traditionnelles » : « Est-ce que nous voulons que notre Russie ne soit plus notre patrie ? Que nos enfants soient pervertis, qu’on leur dise qu’à part les hommes et les femmes, il existe d’autres genres ? Une telle négation de l’être humain ressemble à un satanisme ouvert ». Quant au premier propagandiste du poutinisme Vladimir Soloviev, lui proclame que la guerre contre l’Ukraine n’est qu’une « contre-attaque » lancée en réponse au « génocide de ceux qui refusent les valeurs LGBT-nazies-transgenres » !…

Heureusement, la Russie actuelle n’est pas (encore ?) l’Allemagne de Hitler et Poutine se limite pour l’instant à interdire « la propagande LGBT » et à multiplier les tracasseries aux homosexuels russes. Cependant, il ne va pas de même partout dans la Fédération Russe, car en Tchétchénie, son vassale djihadiste Ramzan Kadyrov professe et pratique la liquidation physique des homosexuels, qu’il assimile à « Satan »…avec l’assourdissant assentiment tacite de Poutine !

On s’est arrêté sur les politiques des dirigeants de l’Internationale Brune en gestation concernant les femmes et les communautés LGBT+, pour deux raisons : d’abord, parce que ces politiques sont très représentatives de leur « idéologie » tandis qu’elles concentrent en elles presque tous leurs « traits de caractère », de la violation systématique des droits de l’homme les plus élémentaires et l’obscurantisme prononcé de leur « idéologie », à leur conception et mise en application de l’état policier antidémocratique et répressif. Et ensuite, parce que partout où se trouvent ces dirigeants, de l’Iran des ayatollahs aux États-Unis de Trump, et de la Russie de Poutine au Brésil de Bolsonaro, ce sont les femmes et les mouvements féministes et LGBT+, souvent de masse, qui sont à la tête des résistances les plus effectives et les plus radicales. Alors, ce n’est pas une surprise si les commentateurs et autres « analystes » occidentaux de la guerre de Poutine, s’en occupent en priorité sur nos écrans de télé, discourant à longueur de journée de la continuité qui existe entre ces politiques liberticides et barbares de Poutine et celles des...bolcheviks.

Le mensonge est énorme et la vérité historique diamétralement opposée. Poutine ne peut pas être « l’héritier des bolcheviks », pas seulement parce qu’il ne cesse de répéter qu’il... hait ces bolcheviks plus que tout autre [2], mais surtout parce qu’il est en train de faire tout le contraire de ce qu’ont fait ces bolcheviks en leur temps. Droit à l’avortement ? Poutine et ses amis le grignotent ou même l’abolissent, quand les bolcheviks ont été les premiers dans l’histoire de l’humanité à le dépénaliser et à l’instituer « à l’hôpital et gratuit », plusieurs décennies avant les autres pays dits « civilisés » (les États-Unis l’ont fait seulement en 1973 et la France en 1975 !). De même avec le droit de vote des femmes, l’égalité juridique hommes-femmes et le divorce institués bien avant les pays occidentaux. Ce n’est pas d’ailleurs le fruit du hasard que la première femme chef de gouvernement (Ievguenia Bosch en Ukraine) et ministre (Alexandra Kollontai) de l’histoire mondiale étaient... des bolcheviques.

Mais là où l’énormité de leur mensonge crève les yeux c’est quand ils se réfèrent au traitement de la communauté LGBTQ. Poutine réprime et abolit ses (maigres) droits existants quand les bolcheviks ont été les premiers au monde à dépénaliser l’homosexualité, seulement quelques semaines après la Révolution d’Octobre ! Et en plus, ils ont autorisé les personnes transgenres à occuper des emplois publics et servir dans l’armée, comme ils ont permis de changer de genre sur demande par une simple formalité administrative. C’est à-dire, ils ont accordé des droits qui continuent à être inaccessibles dans la plupart des pays même occidentaux, plus d’un siècle plus tard ! Et tout ça dans un pays arriéré et en ruines, gouverné par un parti (bolchevique) dont plusieurs dirigeants (p.ex. Lénine) et une grande partie de ses membres continuaient de considérer l’homosexualité comme une « maladie ». Ce qui n’a pas pourtant empêché le jeune état soviétique d’avoir, de 1918 à 1930, comme ministre (commissaire) aux Affaires étrangères Gueorgui Tchitcherine, un homosexuel qui ne se cachait pas…

Ceci étant dit, l’apparent « paradoxe » de l’unanime acceptation par la droite et par une certaine gauche de l’affirmation que le poutinisme plonge ses racines dans le bolchevisme, apparaît pour ce qu’il est : une monumentale escroquerie qui sert les intérêts tant des uns que des autres. Pourquoi ? Mais, parce que tant les uns que les autres ont tout intérêt à travestir la vérité historique pour pouvoir assimiler les bolcheviks, qui ont institué les premiers tous ces droits et libertés démocratiques, à Staline qui les a supprimer... d’ailleurs, ensemble avec leurs auteurs.

Notre épilogue est sans doute alarmant : Oui, elle est bien réelle, directe et cauchemardesque la menace que fait peser sur nos droits et nos libertés démocratiques et sociales cette Internationale Brune en gestation, qui plonge ses racines tant dans le fascisme que dans le stalinisme, tout ce qu’il y a eu de plus monstrueux dans le siècle passé. D’autant plus, qu’elle paraît de plus en plus armée d’un véritable programme de contre-révolution civilisationnelle pour toute l’humanité, au moment précis où cette humanité semble plus confuse et désemparée que jamais, étant au croisement de tant des crises cataclysmiques...

Lire l’article sur cadtm.org

Notes

   publié le 13 février 2023

Réforme des retraites : chaînes d’info continue et journaux télévisés roulent-ils pour le gouvernement ?

par Samuel Gontier (journaliste et chroniqueur à Télérama) sur https://basta.media

70 % des Français sont opposés à la réforme selon les sondages. « C’est la proportion inverse sur les plateaux », observe le journaliste Samuel Gontier. Qui note toutefois une évolution, consécutive au succès des mobilisations.

La composition des intervenants sur des chaînes d’info comme BFM ou LCI, et dans les JT de TF1 et France 2, était très caricaturale au début du mouvement. Lorsque Élisabeth Borne présente le projet de réforme des retraites le 10 janvier, c’est une pluie de louanges des éditorialistes politiques et des experts libéraux invités en plateau. La réforme est « bonne », « nécessaire », « sociale », « redistributive », « équitable » avec de « vraies avancées »...

À ce moment-là, la parole des représentants des syndicats est très minoritaire, ensevelie sous les diagnostics d’experts, d’éditorialistes et de présentateurs. Ces derniers propagent l’idée qu’ « il n’y aura pas de mobilisation » et que « les gens sont résignés »… tout en alertant sur le risque d’un mouvement qui pourrait « bloquer le pays ».

Il y a un entre-soi sociologique des intervenants pour parler face caméra de réalités qu’ils ne connaissent pas. On n’entend pas les concernés, celles et ceux ayant les métiers pénibles, les femmes qui ont eu des interruptions de carrières, les ouvriers, les précaires. Le soir du 10 janvier, dans le JT de TF1, un micro-trottoir doit permettre d’évaluer le « sentiment des Français ». Sur 4 personnes interrogées, 4 personnes convaincues. 100 % des gens seraient donc favorables à la réforme des retraites !

La grande majorité du temps d’info sert à dénigrer le mouvement

Malgré le succès des mobilisations, les chaînes TV et rédactions sont marquées par une forte inertie. Au soir du 19 janvier, le JT de TF1 dédie au total 17 minutes à la mobilisation, mais seulement 3 aux manifestations. Tout le reste du temps est consacré aux désagréments, la « galère » des usagers des transports, des services publics, de l’école... Un récent reportage s’est encore terminé sur les paroles d’un passant pour lequel « c’est toujours pénible de prendre les usagers en otage ».

Il suffit qu’une poubelle brûle pour que les chaînes info diffusent son agonie pendant de longues minutes

La grande majorité du temps d’info sert à dénigrer le mouvement. Pour évoquer les journées de mobilisation, on parle systématiquement de « mardi noir », de « jeudi noir », voire de « février noir ». Le contraste avec les images était saisissant le 31 janvier avec des gens très mobilisés contre la réforme, mais très enthousiastes aussi, sous un grand soleil... Les titres ne collaient pas du tout !

En outre, l’épouvantail des violences dans les cortèges est toujours agité. Vu le bon déroulement des manifestations, c’est un angle d’attaque moins utilisé, ce qui n’empêche pas d’insister sur le risque (et la rare survenue) de « tensions », de « heurts ». Il suffit qu’une poubelle brûle pour que les chaînes d’info diffusent son agonie pendant de longues minutes.

Le traitement a évolué à mesure que le rejet de la réforme a progressé

Selon les sondages, environ 70 % des Français s’opposent à la réforme : c’est la proportion inverse chez les experts des plateaux. Cependant, le traitement a évolué à mesure que le rejet de la réforme et le niveau de soutien à la mobilisation ont progressé. Dans les studios et dans les reportages, on a entendu davantage de paroles d’opposants, de travailleurs notamment, qui expliquent pourquoi ils ne veulent pas travailler plus longtemps et qui reviennent sur la pénibilité de leur métier. C’est moins caricatural qu’au début du mouvement social et par rapport à de précédentes mobilisations comme celle des cheminots en 2018 qui faisait l’unanimité contre elle à la télé.

Les rédactions sont obligées de tenir compte du rejet massif de la réforme, sinon elles se couperaient de leur public

Cette fois, les rédactions sont obligées de tenir compte du rejet massif de la réforme, sinon elles se couperaient de leur public. C’est plus nuancé, on sent d’ailleurs certains mal à l’aise, s’empêchant d’être trop caricaturaux, admettant que les adversaires de la réforme ont des raisons légitimes de s’exprimer.

D’habitude, par exemple, les chaînes opposent les manifestants, les grévistes aux « Français » comme si les premiers n’étaient pas de la même nationalité. Depuis le succès des manifestations du 19 janvier, elles parlent désormais des « Français » pour désigner des opposants à la réforme. « Les Français » rentrent dans le champ des contestataires. Reste le problème du dispositif des débats en plateau, où représentants syndicaux et responsables politiques de gauche, toujours en minorité, servent souvent de punching-ball aux « experts » éditorialistes et présentateurs favorables à la réforme.

Les éditorialistes, porte-voix du patronat et du gouvernement

Les éditorialistes et les experts restent pour la plupart les porte-voix du patronat et du gouvernement. À la veille de la grève du 7 février, deux économistes libéraux invités simultanément sur BFMTV ont martelé que la réforme était toujours nécessaire et indispensable. On reste dans les éléments de langage : « le gouvernement n’a pas le choix », « le président l’a promis », « notre système de retraites est en danger », « c’est une question de démographie ».

Quand Franck Riester (ministre chargé des Relations avec le Parlement) reconnaît que « les femmes sont un peu pénalisées », les éditorialistes parlent de « bourde » alors que c'est un aveu

Quand Franck Riester reconnaît que « les femmes sont un peu pénalisées », les éditorialistes parlent de « bourde » alors que c’est un aveu. Quand les auditeurs ont la parole sur BFMTV pour soumettre leur cas, une journaliste du service social-économie rassure chacun : « la réforme l’a pris en compte », « vous partirez tôt à la retraite »...

Alors qu’une nouvelle séquence s’ouvre avec le débat parlementaire, les éléments de langage du gouvernement sont encore repris tels quels, le 7 février, par la journaliste Apolline de Malherbe face à la députée Sandrine Rousseau : « On avait promis du bordel (selon les mots du ministre de l’Intérieur), et ça a bordelisé ». Si ça se « bordélise », ce serait donc la faute à la gauche, à celles et ceux qui s’opposent à la réforme.

« Les chaînes d’info et les JT n’envisagent pas d’autres possibilités de financements »

Ce qui perdure également, ce sont les omissions et le manque d’explications qui présentent la réforme sous un jour favorable. La première semaine après l’annonce, les chaînes info et les JT ont répété que tout le monde aurait droit à une retraite minimale à 1200 euros sans préciser les conditions. Même chose sur les carrières longues avec des chaînes qui produisent des tableaux sur l’âge de départ sans mentionner les critères. 

Ils n’envisagent pas non plus d’autres possibilités de financements. La taxation du capital est immédiatement évacuée. C’est flagrant dans le vocabulaire employé : on parle d’« impôt », de « charges supplémentaires », sans parler de cotisations. Les chaînes recourent également très fréquemment aux exemples d’autres pays : si tout le monde le fait, pourquoi pas les Français ?

Les reportages et les graphiques se sont multipliés pour nous comparer à des Allemands, des Espagnols ou à des Japonais qui travaillent parfois jusqu’à 80 ans, sur le refrain « on vit dans un pays merveilleux, ne nous plaignons pas par rapport à ce qui se passe ailleurs ». Sauf que les comparaisons sont biaisées, incomplètes. Elles sont établies sur l’âge légal de départ sans prendre en compte la durée de cotisation. Et ne précisent jamais que le taux de pauvreté des retraités est bien supérieur dans ces pays à ce qu’il est en France.

Recueillis par Sophie Chapelle

publié le 12 février 2023

Klitch Norris et
les streamers anti-réforme

sur www.humanite.fr

De sur puis le 18 janvier, des dizaines de militants se relaient sur la plateforme de streaming Twitch pour soutenir la lutte contre la réforme des retraites grâce à une caisse de grève.

Brest (Finistère), correspondance.

De l’humour, de la musique, de l’actualité, du jeu vidéo, mais surtout des heures de discussions politiques. Depuis le 18 janvier, le streamer Klitch Norris participe avec des dizaines d’autres militants de gauche au Piquet de stream, une émission contre la réforme des retraites diffusée sur la plateforme en ligne Twitch. Le but ? Se relayer à l’écran et lever un maximum de fonds pour la caisse de grève de la CGT Infocom. Rencontré chez lui, près de Brest, ce père de trois enfants raconte aujourd’hui dédier une grande partie de son temps libre à ce projet. L’idée lui est venue il y a quelques semaines avec ses camarades Yukaino et Joyeux Sociologue, eux aussi streamers.

Entre stratégie de lutte et avenir de la gauche

C’est dans son bureau que le trentenaire passe ainsi des heures en ligne à interagir avec le public, s’attaquant à la politique de la majorité ou encore aux chimères de l’extrême droite. Le plus souvent en soirée, lorsque les petits sont couchés. Au fond de ce studio fait de bric et de broc, on distingue un flyer de la France insoumise (FI). « J’ai souvent ressenti une certaine frustration à la manière d’aborder ces sujets dans les groupes militants dans lesquels j’ai pu être. Le streaming me permet de dire ce que je veux, sans suivre la ligne d’un parti ou d’un syndicat », précise le vidéaste.  

À lui et à ses camarades, Twitch offre une opportunité de motiver les troupes et de créer un débat d’idées hors des canaux traditionnels. Sa femme, Sihaya, avec qui il réalise des pastilles vidéo sur YouTube, est aussi de la partie. Une affaire de famille, où l’on discute stratégie de lutte et avenir de la gauche entre deux parts de gâteau.

L’audience de la chaîne reste relativement modeste

Éthique et convictions politiques obligent, l’argent versé à Piquet de stream ne passe pas directement par Twitch « pour éviter d’en donner à Amazon », à qui appartient la plateforme. Si l’audience de la chaîne reste relativement modeste (quelques dizaines, voire centaines de spectateurs à la fois), le résultat est prometteur : 45 000 euros ont déjà été récoltés pour soutenir les grévistes les plus précaires, touchés par des pertes de salaire. En 2019 et en 2020, un projet similaire baptisé Recondustream et organisé contre le précédent projet de réforme des retraites, abandonné par l’exécutif en pleine pandémie de Covid, avait permis de collecter 152 000 euros en six semaines.

Un secteur souvent précaire et gangrené par l’ubérisation

C’est qu’un tel événement demande une organisation conséquente et un engagement intense, difficile à porter pour certains. Pour les militants dont le stream est le métier, cela signifie aussi une perte de revenu non négligeable dans un secteur souvent précaire et gangrené par l’ubérisation. Derrière Piquet de stream, plus d’une centaine de personnes donnent ainsi un coup de main à tour de rôle pour communiquer, s’occuper du planning ou gérer la technique. Chacun apporte sa pierre à l’édifice.

C’est pour ça que SpaaaceCore, 22 ans, a rejoint l’initiative. Le sympathisant de la FI s’occupe désormais de la promotion de l’événement. « Ça aide concrètement, le mouvement et le streaming nous permet de toucher les jeunes. C’est un outil qu’ils connaissent vraiment et on le traduit de manière à soutenir la lutte sociale. »

Difficile de manifester en fauteuil roulant

Piquet de stream permet aussi de multiplier les formats, de discuter sur le temps long, passant du divertissement pur à d’intenses moments de vulgarisation politique. Avec des moments touchants comme lorsque la jeune streameuse Desentredeux a fait intervenir son grand-père de 93 ans pour parler de son passé de militant. « Il a été très touché par les retours du public, des camarades, et très admiratif de nos façons de mener nos luttes », témoigne l’intéressée, qui participe à Piquet depuis ses débuts.

Celle-ci estime ainsi que le streaming est un mode de contestation complémentaire et « permet à certaines personnes de s’investir à leur manière ». Difficile, par exemple, de participer à une manifestation lorsqu’on se déplace en fauteuil roulant ou que l’on est agoraphobe.

Le streaming offre aussi une certaine horizontalité. Contrairement à des plateformes plus anciennes, l’interaction du public en direct est au cœur de l’intérêt de Twitch. Cet espace de dialogue, s’il est bien géré par ses utilisateurs, permet de soutenir, contredire ou corriger à la volée la parole du streamer. Et de forger une culture du collectif, seul face à son écran. « C’est paradoxal : il y a une certaine concurrence avec les autres, mais, malgré tout, on s’entraide, explique Klitch Norris. Ça crée du lien. »

À voir sur : www.twitch.tv/piquetdestream

  publié le 12 février 2023

Diplomatie. Le groupe de paix de Lula se heurte aux intérêts de Washington

Lina Sankari sur www.humanite.fr

À l’issue de la visite du président brésilien à son homologue Joe Biden, le communiqué conjoint évoque un élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU. Il pose des conditions à l’initiative diplomatique dans la guerre en Ukraine, dont la reconnaissance de la seule responsabilité russe.

Les puissances occidentales le préfèrent parlant d’environnement ou de démocratie plutôt que de paix. Reçu vendredi 10 février par son homologue états-unien Joe Biden, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva s’est heurté aux intérêts nord-américains dans les domaines de l’armement, de l’énergie, de l’agroalimentaire et des transports qui profitent de la guerre en Ukraine pour amasser des capitaux et reconfigurer le capitalisme.

À partir du constat que le Conseil de sécurité de l’ONU est à dessein mis en échec par les parties belligérantes, Lula a défendu à Washington une nouvelle « gouvernance mondiale » et un élargissement de l’instance. Le communiqué final rédigé par Brasilia et Washington évoque la nécessité de parvenir à une réforme significative du Conseil de sécurité qui aboutirait à des sièges permanents pour l’Afrique, l’Amérique latine et les Caraïbes. Sur inspiration du prix Nobel de la paix et président du Timor-oriental, José Ramos-Horta, le président brésilien a déjà plaidé auprès du président Macron et du chancelier Olaf Scholz pour la création d’un groupe de paix afin de parvenir à une solution négociée sur l’Ukraine.

Il est temps pour la Chine de se salir les mains et d’essayer d’aider à trouver la paix entre la Russie et l’Ukraine. Lula, président du Brésil

« Si je vais en Chine en mars, c’est l’un des sujets dont je veux discuter avec le président Xi Jinping. Il est temps pour la Chine de se salir les mains et d’essayer d’aider à trouver la paix entre la Russie et l’Ukraine », expliquait Lula, deux semaines avant son envol vers les États-Unis . Le groupe pourrait compter d’autres pays comme l’Indonésie, la Turquie (membre de l’Otan), qui ont tous deux exprimé leur intérêt pour le groupe émergent des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Lula entend aujourd’hui profiter du poids du Brésil pour pousser ses partenaires sur la voie du dialogue.

Ces dernières semaines, les États-Unis et la France pressent pourtant les pays du Sud, dont nombre s’étaient abstenus de condamner la Russie lors du vote à l’Assemblée générale des Nations Unies, l’an dernier, de rallier le camp occidental. Lors de sa campagne électorale, le chef d’État brésilien s’était fait le porte-voix de ces pays non-alignés, estimant que Volodymyr Zelensky et l’Otan, par l’installation de bases militaires dans l’environnement russe, portaient une partie de la responsabilité de cette guerre, s’attirant le courroux de l’Ukraine et de ceux qui, à force de livraisons d’armes, s’apprêtent à entrer dans le camp des cobélligérants afin de porter le coup fatal au rival stratégique russe.

Un « en même temps » de Paris

À l’issue de la rencontre entre Joe Biden et Lula, le communiqué conjoint acte que toute initiative diplomatique devra répondre à certaines exigences, notamment au fait de reconnaître que la violation du droit international incombe à un seul acteur, à savoir la Russie. Le communiqué condamne ainsi la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’annexion de la Crimée et du Donbass. Nulle mention, en revanche, de la proposition d’un groupe de contact formulée par Lula.

Le président Emmanuel Macron s’est aussitôt empressé de réagir par tweet interposé : « La paix était au cœur de nos discussions à Paris durant la visite historique du président Zelensky, (et) avec le chancelier Scholz. L’Ukraine a fait preuve de courage en initiant cette conversation avec son plan de paix en 10 points. Continuons ensemble sur cette base Lula », écrit-il. Un « en même temps » diplomatique qui lui permet de ne pas perdre le contact avec le Brésil, tout en posant comme préalables la « restauration de l’intégrité territoriale » de l’Ukraine et le retrait des troupes russes. Des conditions d’ores et déjà rejetées par Moscou.

publié le 11 février 2023

Les syndicats réussissent leur pari d’élargir la mobilisation contre la réforme des retraites

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

L’appel à manifester nationalement ce samedi contre le projet de loi Borne-Dussopt, lancé par les syndicats et organisations de jeunesse et soutenus par la gauche a suscité des cortèges plus importants que mardi dernier. Les leaders des confédérations envisagent un durcissement du mouvement social.

Les journées records de mobilisation contre la réforme des retraites s’enchainent et Emmanuel Macron ne voit toujours rien. À son habitude hors de France à chaque fois que la contestation contre son projet de recul de l’âge légal de retraite de 62 à 64 ans envahit les rues de toutes les villes, grandes et petites, le président de la République s’est contenté de souhaiter, depuis le sommet européen de Bruxelles, que « le travail puisse se poursuivre au Parlement », sans que la contestation « bloque (…) la vie du reste du pays ».

L’appel des syndicats et organisations de jeunesse à manifester ce samedi a pourtant été couronné de succès. À Clermont-Ferrand, 50 000 participants ont été comptabilisés (8 000 selon la préfecture). À Toulouse, la CGT a revendiqué un nombre record de « plus de 100 000 manifestants », contre 25 000 selon la police. À Paris, la CGT a annoncé 500 000 marcheurs contre le projet Borne-Macron. Mais ce sont dans les villes moyennes et petites que l’ampleur des cortèges a frappé à nouveau les esprits. Comme à Roanne (Loire) où la police a compté 6 000 manifestants, contre 3 000 mardi. Même tendance à Périgueux, où 5 200 personnes ont défilé contre 3 700 quatre jours plus tôt, selon les statistiques des forces de sécurité. Ou encore à Guéret, avec 4 000 participants contre 2 900 en début de semaine.

Quelles que soient les méthodes de comptage, les confédérations syndicales ont plus que réussi leur pari d’élargir le mouvement social à des cortèges d’opposants n’ayant pas pu manifester jusqu’alors, et ce, alors que deux zones sont en vacances scolaires. Si bien que ce « quatrième acte » a rassemblé plus de monde que le troisième, mardi 7 février dernier et relance la dynamique du combat contre la réforme des retraites.

Cette dynamique prend une nouvelle tournure, avec un appel à un cinquième acte de manifestation le jeudi 16 février prochain, et des leaders syndicaux qui défileront côte à côte d’Albi, cette fois. Ces derniers ont annoncé être prêts « à durcir le mouvement » et à « mettre le pays à l’arrêt le 7 mars », si le gouvernement et le Parlement « restent sourds » aux mobilisations. Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, devrait connaître des actions d’envergure « pour mettre en évidence l’injustice sociale majeure de cette réforme », insiste le communiqué des 8 confédérations unies contre la réforme des retraites. « Ça laisse un peu de temps s’ils veulent réagir », a commenté Laurent Berger (CFDT), précisant que l’ « on n’est pas dans la logique de grève reconductible ». Pour Philippe Martinez (CGT), « la balle est dans le camp » de l’exécutif.

L’examen du projet de loi gouvernemental reprend ce lundi à l’Assemblée nationale et s’achèvera quoi qu’il arrive vendredi soir. « Si le gouvernement n’entend pas (la mobilisation) c’est très grave. Il met en danger la démocratie » a déploré dans le cortège lillois Fabien Roussel (PCF). En marge du cortège marseillais, Jean-Luc Mélenchon a jugé que « Monsieur Macron, s’il compte sur l’usure, se trompe de pays », le chef de file des Insoumis estimant que sa manière d’agir est « une incitation à la violence ». À Paris, le patron du PS Olivier Faure a salué une « mobilisation extraordinaire » et souhaité « que chaque article soit décrypté » lors de l’examen du texte à l’Assemblée nationale.


 


 

500.000 personnes à Paris. Des manifestants venus en famille pour « transmettre le témoin des luttes sociales »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Dans la foule du cortège parisien, les primo manifestants et les familles se sont joints aux très denses cortèges syndicaux.

« C’était match ou manif… ». Entre le match des Six nations opposant la France à l’Irlande ou manifester contre la réforme des retraites, Clément a fait son choix. Comme de nombreux manifestants, ce samedi à Paris, ce syndicaliste CGT dans la culture manifeste pour la première fois du mouvement. Clément est venu avec ses collègues Lucile et Anne. Lucile a tenu à être accompagnée de sa fille, Anna, 15 ans. « C’est la première fois que je manifeste car c’est un samedi. Et je tenais à être avec ma fille, c’est pour transmettre le témoin des luttes sociales. » Anna, lycéenne, vit sa deuxième manifestation de rue. La première était en novembre, avec le collectif Nous Toutes, contre les violences faites aux femmes. «  J’avoue être moins concernée par les retraites que par les questions sociétales », assure-t-elle. Anne, la collègue de Lucile, poursuit : « Les femmes seront les premières touchées par cette réforme. Je viens de la montagne, ma mère a été saisonnière. Elle est morte six mois après son départ, avec une pension de misère, à 64 ans. Le symbole de cet âge est lourd. »

Manifester le samedi, un bon compromis.

Un peu plus loin, sur la place de la République, Simon et Géraldine tiennent la main de leur fils, Abel, 4 ans. « Bien que les scratchs de ses chaussures fassent des siennes, c’est sa première manifestation, glisse le caméraman de profession. C’est important qu’il sache qu’il est possible de contester les choses dans la rue, pacifiquement. » Simon était déjà dans la rue mardi, sans faire grève. Sa compagne, l’est pour la première fois. « Je ne travaille pas à Paris, ce qui complique le fait de venir en semaine, mesure le professeur des Universités . D’autant qu’il faut venir récupérer la petite à 17 heures tous les soirs à la maternelle. » Manifester le samedi est un bon compromis pour ce couple. Même s’ils ne font pas grève, leur détermination à obtenir le retrait de la réforme est intacte. «  Je ne me vois pas porter une caméra après 50 ans… » glisse Simon. Géraldine, elle, a fait ses calculs : « J’ai 40 ans, il me reste 103 trimestres à cotiser. Je devrais donc travailler jusqu’à 67 ans. » Et d’ironiser «  Si je ne suis pas en burn-out, c’est sûr que je serais en pleine forme pour enseigner et faire de la recherche ! »

De ma difficulté de faire grève

Dans la manifestation, après le Bataclan, en direction de la place de la Nation, le cortège est à l’arrêt. Clément et Johanna, bientôt 40 ans, tiennent la poussette de leur nourrisson. « Je travaille dans la formation professionnelle. Je donne des cours à des gens venus de France entière. Impossible de faire grève, car derrière, les gens ne peuvent pas rattraper la formation », insiste Clément. Johanna, metteuse en scène poursuit « nous sommes trop précaires pour faire grève. » Tous deux saluent l’organisation de cette journée en week-end. Pour autant, Clément se dit « admiratif » des professions qui devraient se lancer dans une grève reconductible à compter du 7 mars. Et de conclure «  je pense donner un peu d’argent à une caisse de grève pour les soutenir. »

 

L’intersyndicale prête à durcir
le mouvement, vers une grève reconductible dès le 7 mars

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

L’intersyndicale hausse le ton face à un gouvernement arc-bouté sur sa réforme des retraites, malgré la contestation populaire. Lors d’une conférence de presse, en amont de la manifestation parisienne de ce samedi 11 février, les leaders des confédérations annoncent « durcir le mouvement ». Les centrales syndicales appellent à « mettre la France à l’arrêt », le 7 mars, si « le gouvernement et les parlementaires restaient sourds à la contestation. »

« Cette démarche se construit sur le terrain, pas besoin de galvaniser nos troupes, elles le sont déjà, mesure Frédéric Souillot (FO), chargé de lire la déclaration de l’intersyndicale. Entre le 16 février et le 7 mars, nous allons maintenir la pression à la base » Par ailleurs, les responsables des organisations syndicales ont annoncé leurs présences jeudi prochain à Albi, pour la prochaine journée de mobilisation interprofessionnelle. La préfecture du Tarn, terre de Jean Jaurès, avait vu manifester 15 000 personnes le 31 janvier. Une démarche pour « appuyer l’ancrage fort de ce mouvement partout sur le territoire, dans les petites villes, comme dans les plus grandes », selon la déclaration conjointe, alors que la région d’Occitanie ne sera pas en vacances scolaires. Les syndicats innovent donc une fois de plus dans leurs formes d’action afin de mettre en échec la stratégie de l’enlisement d’un gouvernement qui reste sourd aux demandes de dialogue.

Après les congés scolaires, la journée du 7 mars devrait voir des secteurs professionnels reconduire la grève. Une perspective d’ores et déjà prévue par cinq fédérations de la CGT : verre-céramique, ports et docks, cheminots, énergie et chimie. Par ailleurs, les syndicats CGT, FO, Unsa et CFE CGC de la RATP, ont annoncé, ce samedi, « une grève reconductible à partir du 7 mars afin de peser encore plus fort et gagner le retrait de ce projet de loi. »

Frapper plus fort

« Nous avions toujours dit que si le gouvernement ne comprenait pas le rejet dans la rue, nous allions frapper plus fort », insiste Philippe Martinez. De son côté, Benoit Teste assure que « la question de continuer la grève se posera dans l’ensemble des secteurs. » Le secrétaire général de la FSU annonce que le 7 mars sera « une immense journée et massive », symbolisant « une montée en puissance de la contestation », dans un mois de mars « crucial pour l’emporter. » « Le gouvernement tente de faire le buzz pour détourner la colère. Mais ça ne fonctionne pas. 75 % des citoyens rejettent la réforme », note François Hommeril. Le président de la CFE-CCG affiche toutefois des réserves sur des actions susceptibles à « amoindrir la force du mouvement », tout en assurant que « la balle est dans le camp du gouvernement. »

Enfin, l’intersyndicale entend « se saisir » du Frapper plus fort8 mars, journée internationale de la lutte pour le droit des femmes, « pour mettre en évidence l’injustice sociale majeure de cette réforme envers les femmes », grande perdante de cette réforme. Des initiatives conjointes avec les associations sont d’ores et déjà prévues.

 

publié le 11 février 2023

Retraites : en meeting
à Nîmes, la Nupes navigue dans le sens de l’histoire

Grégory Marin sur www.humanite.fr

Prélude à la manifestation de ce samedi après-midi à Nîmes, le meeting national regroupant toutes les composantes de la Nupes, dont le secrétaire national du PCF Fabien Roussel, et quatre syndicats à rassemblé vendredi soir environ 800 personnes.

Les drapeaux rouges et verts ondulaient depuis un moment, et la foule piétinait : à Nîmes, qui a vu défiler jusqu’à 20 000 personnes dans les rues, on n’avait pas manifesté son hostilité à la réforme des retraites du gouvernement Macron depuis mardi déjà. La salle de réunion du Grand hôtel était trop petite : 600 places assises n’ont pas suffi, et presque 200 Gardois ont assisté debout à ce meeting de la Nupes, ouvert par les syndicats. Au diapason des partis politiques, ils ont alerté sur la notion de régression sociale que le projet gouvernemental fait peser sur la société.

Première en lice, Florence Daga, professeure de mathématiques au lycée Dhuoda, insiste sur le besoin d’une « résistance unie et déterminée », jusqu’ici non démentie, face à un exécutif et une majorité « hors-sol ». Une  « unité des forces progressistes » pour « profiter en bonne santé d’une nouvelle étape de la vie libérée du travail » ? Le porte-parole du Parti socialiste et maire de Saint-Vallier (Drôme), Pierre Jouvet, ne dit pas autre chose : pour lui, cette régression ( « une réforme est sensée améliorer une situation existante » ) représente  « une vision du monde que nous combattons depuis des siècles. Pour eux (les libéraux, ndlr), chaque jour d’espérance de vie gagné, chaque gain de productivité doit être capitalisé ». Et d’esquisser une idée  « diamétralement opposé, celle d’Ambroise Croizat » , dont la figure d’autorité sur le sujet reviendra plusieurs fois durant la soirée :  « redevenir maître de son temps » .

Jaurès parlait déjà retraite à Nimes en 1910.

Or, quel est le projet du gouvernement ?, s’interroge William Leday, membre de la direction nationale de Génération.s :  « poursuivre la baisse tendancielle des droits sociaux » , quand  « une vraie réforme devrait prendre soin des plus précaires »,« ménager les plus accablés » , et ne pas  « faire de l’espérance de vie une variable d’ajustement ». Un paradoxe, pointe Anne-Rose Le Van, professeur d’urbanisme à l’Université Paul Valéry de Montpellier : beaucoup de gens  « n’arrivent pas » à la retraite, explique-t-elle.  « En 2019, 17 % des travailleurs sont partis avant 60 ans pour inaptitude... » C’est que pour certains,  « le corps ne suivra pas » , assure Didier Marion, éleveur, oléiculteur, représentant la Confédération paysanne :  « Lorsqu’un paysan arrive à soixante ans, il est broyé psychiquement et physiquement. Cotiser 43 ans comme l’impose la loi Touraine est déjà irréalisable » , sans oublier les nombreuses carrières incomplètes...

Plusieurs intervenants ont rappelé le sens de l’histoire, auquel Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et la majorité tournent le dos. Raymonde Poncet Monge, sénatrice EELV du Rhône refait le film de  « la conquête du temps libre » : les huit heures, les congés payés, la retraite à 60 ans, la semaine de 35 heures... Il faut  « du temps pour l’émancipation et l’épanouissement personnel » , cite-t-elle, paraphrasant Karl Marx. Et Alexis Corbière, député France insoumise de Seine-Saint-Denis, de rappeler le discours de Jean Jaurès à Nîmes, œuvrant pour l’adoption d’un système de retraite lors du congrès de la SFIO, en 1910.  « Dès demain, si vous le voulez (...) tous les vieux relèveront le front, et tous les jeunes, tous les hommes mûrs se diront du moins que la fin de la vie ne sera pas pour eux le fossé où se couche la bête aux abois ». Voilà pour le fond. La forme est en cours de constitution.

Mettre la majorité sous pression

« Il existe une force pour empêcher ce projet, c’est vous », lance François Tardieu, vice-président departemental de la CFTC, avant d’appeler au  « blocage du pays » par une  « grève totale et reconductible. Jamais le patronat d’hier et d’aujourd’hui n’a cédé le moindre avantage, le moindre centime sans qu’on le lui arrache. » C’est  « possible » , expliquait déjà Didier Marion, car  « au Château, tout le monde commence à trembler ». La majorité, sous pression ? Il faut l’accentuer, plaide Fabien Roussel, le secrétaire national du PCF. Analyser  « les votes de son député », pour éventuellement  « le sanctionner » . Lui aussi souligne le paradoxe à aller à contre-courant de l’histoire :  « L’allongement de la durée de la vie c’est un progrès, pas un problème » , estime-t-il. Pourquoi pervertir cette bonne nouvelle - encore faut-il que la notion  « en bonne santé » soit prise en compte, nuancent les intervenants- en  « taxant » (c’est  « un impôt sur la vie », dénonce Pierre Jouvet) ceux qui pourraient bénéficier d’une avancée sociale ? Pour le secrétaire national du PCF, la solution est ailleurs.

Pour de « vieux jours heureux »

« S’il y a moins d’actifs pour plus de retraités, il faut aller chercher les richesses où elles sont : on en produit quatre fois plus que dans les années 80 ! »   « Faire cotiser les revenus du capital » autant que ceux du travail, créer des emplois dans l’industrie, les services publics ( « 500 000 emplois créés c’est 6 milliards d’euros de cotisations dans les caisses de l’Etat » ), endiguer l’évasion fiscale... Autant de propositions émises par l’ex-candidat à l’élection présidentielle pour que  « la justice fiscale finance la justice sociale »  « Ce sont les salariés qui créent la richesse, ce n’est que justice de leur reverser leur part », avance Bruno Rivier, secrétaire départemental de la CGT, cuisinier au centre hospitalier d’Alès.

« Notre horizon c’est la retraite à 60 ans (nombre d’intervenants ont plaidé pour le retour au départ a 60 ans, avec 37,5 annuités, ndlr). Nous mettons de notre côté le bonheur, l’amour, la vie. Nous voulons vivre de vieux jours heureux ! » , lance Fabien Roussel, reprenant son slogan de la présidentielle inspiré du programme du Conseil national de la Résistance. Un mot d’ordre qui résonne encore au moment de l’appel à manifester, sur l’air du Chiffon rouge chanté par Michel Fugain. Car dans la rue, autour de soi (et rêvons un peu, même à l’Assemblée nationale)  « le monde sera ce que tu le feras, plein d’amour de justice et de joie » ...

  publié le 10 février 2023

Contre la réforme, les syndicats voient encore plus grand

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

En appelant les salariés à se mobiliser ce samedi 11 février, les organisations syndicales et de jeunesse, unanimes contre le projet du gouvernement, veulent élargir le périmètre des cortèges au-delà des habitués. Elles envisagent toujours l’arme de la grève.

Le calendrier sort de l’ordinaire : ce samedi,­ les salariés sont appelés à se mobiliser partout en France. « Avec près de 2 millions de manifestants, ce 7 février a confirmé, s’il était encore nécessaire, la très forte détermination à refuser le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement », écrivaient, mardi, les 13 organisations syndicales dans un communiqué. « L’intersyndicale appelle toute la population à manifester encore plus massivement, le samedi 11 février, sur l’ensemble du territoire. »

Ce n’est pas la première fois que des syndicats organisent des journées de mobilisation le week-end – c’était le cas en octobre 2010, par exemple, lors de la bataille contre une autre réforme des retraites, défendue alors par François Fillon. Mais, globalement, les initiatives de ce type restent rares. L’objectif affiché par les syndicats est très clair : ils veulent renforcer la mobilisation en l’élargissant, en permettant à des gens qui hésitent à descendre dans la rue pendant la semaine de rentrer dans la bataille. « Il y aura beaucoup de personnes samedi qui n’étaient pas là mardi », pronostiquait ainsi, mercredi, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, sur LCI.

« Nous voulons nous adresser à tous ceux qui ont du mal à se mobiliser pendant la semaine, complète Céline Verzeletti, secrétaire confédérale à la CGT. Je pense notamment à tous ces salariés isolés, dans des secteurs dépourvus d’implantation syndicale, mais aussi aux travailleurs sous contrat précaire, qui hésitent à faire grève car ils craignent de ne pas être renouvelés. Nous espérons enfin que la manifestation sera plus familiale. » Personne ne se risque à avancer des chiffres de mobilisation, mais il est probable que les cortèges voient apparaître de nouvelles têtes, comme en témoignent ces salariés rencontrés par l’Humanité.

« Faire la démonstration du soutien de l’opinion »

Sur le terrain, les syndicalistes battent la campagne pour rallier le plus de monde possible. « Nous avons organisé beaucoup de tractages, devant les cantines administratives d’Amiens et sur la zone industrielle, à la porte des sociétés, raconte Kévin Crépin, secrétaire général de l’UD CGT de la Somme. Nous avons rencontré des gens pris à la gorge par l’inflation et le tassement du pouvoir d’achat, qui n’avaient pas fait grève jusque-là mais qui comptent bien venir samedi. » « En diversifiant le profil des manifestants, le but des syndicats est de faire la démonstration “physique” du soutien de l’opinion publique, analyse l’historien spécialiste des mouvements sociaux Stéphane Sirot. L’hostilité à la réforme est telle qu’un retournement brusque de l’opinion me paraît très improbable.  »

De fait, l’opposition au texte défendu par Élisabeth Borne atteint des niveaux inédits, par-delà les traditionnels clivages de classe ou de tranches d’âge. Un sondage Elabe publié ce mercredi 8 février le confirme encore, malgré un léger tassement : la réforme est toujours rejetée par 75 % des ouvriers et employés ; 76 % des professions intermédiaires ; 63 % des cadres, etc. « Globalement, le gouvernement a perdu la bataille de l’opinion, affirme Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’Unsa. Tout le monde a bien compris qu’avec cette réforme, il en prenait pour deux ans ferme. C’est encore plus difficile à accepter quand on sait qu’il n’y a aucune urgence à réformer, contrairement à ce que veut nous faire croire l’exécutif. »

Ce n’est pas un hasard si, dans ce contexte, ce dernier durcit le ton, quitte à s’embourber dans la caricature. « N’ayons pas peur de le dire : en matière de retraites, mesdames et messieurs les députés, c’est la réforme ou la faillite ! » lançait le ministre Gabriel Attal à l’Assemblée nationale, au début des débats. Usé jusqu’à la corde et inaudible pour une large partie de la population, cet argumentaire apocalyptique traduit la fébrilité du pouvoir au moins autant que sa détermination. Poussés dans leurs retranchements par des députés LR moins conciliants que prévu, les macronistes continuent de lâcher du lest sur le texte pour tenter d’arracher le soutien de la droite. Dans le même temps, ils espèrent à chaque journée de mobilisation que les défilés marqueront le pas.

Par définition, la manifestation de samedi pèsera moins sur l’activité économique qu’une journée en semaine, puisque les débrayages seront beaucoup moins nombreux. Cependant, il n’est pas question, pour les confédérations syndicales, de renoncer à l’arme de la grève, comme elles ne cessent de le répéter. « S’il faut passer par des blocages, nous n’aurons aucun doute, il faudra y aller ! » martèle Dominique Corona. « Les salariés sont lucides, ils savent qu’il va falloir en faire beaucoup plus pour faire céder le gouvernement et le président de la République, soulignait de son côté Philippe Martinez, sur BFM, le 7 février. Cela passe par des grèves et certainement par des grèves reconductibles. »


 


 

Mobilisations après samedi,
rendez-vous jeudi 16 février

Sur www.humanite.fr

Le calendrier de la suite de la mobilisation se précise. Jusqu’à présent, seule la journée du samedi 11 février était actée, mais l’intersyndicale vient d’annoncer une nouvelle date, le jeudi 16 février. Dès mardi, Philippe Martinez (CGT) avait appelé à des grèves « plus nombreuses et plus massives ». De son côté, Solidaires suggère le 8 mars comme première journée de grève reconductible, tout en précisant que « cette proposition doit s’articuler avec le calendrier de l’intersyndicale ». Face à l’entêtement de l’exécutif, Laurent Berger (CFDT) alerte sur « un risque » que le mouvement ne « dégénère ».


 


 

Grève le 7 mars : le plan de l’intersyndicale se dessine [L’AG]

Guillaume Bernard sur ttps://rapportsdeforce.fr

Grève le 7 mars et reconduction possible dès le 8 mars pour certains syndicats ? Le plan de l’intersyndicale se précise peu à peu. Pendant ce temps, une journée de grève est déjà fixée au 16 février, et la manifestation du samedi 11 s’annonce massive.

Grève reconductible : le plan se dessine

On s’attendait à ce que les annonces des prochaines journées de mobilisation soient faites à l’issu de la réunion intersyndicale qui aura lieu samedi 11 février en fin de matinée. Or Yvan Ricordeau, un des secrétaires nationaux de la CFDT a annoncé aujourd’hui à l’AFP qu’une journée de grève nationale aurait lieu le 7 mars, en plus du 16 février. « Il y aura une grosse journée le 7 et une initiative particulière le 8, en lien avec la journée internationale des droits des femmes », a-t-il précisé à l’AFP. Cette déclaration est d’une grande importance. Alors que l’union syndicale Solidaires a soumis à l’intersyndicale sa volonté d’enclencher une grève reconductible à partir du 8 mars, elle semble montrer que le reste de l’intersyndicale n’a pas d’hostilité à ce que se mette en place cette stratégie complémentaire. L’annonce confirme la volonté de l’intersyndicale d’ancrer la grève autour de cette journée internationale de lutte contre les droits des femmes. La CGT et la FSU pourraient être les premiers à se joindre à ce plan de bataille.

« On ne veut pas se faire piéger par un faux rythme, qui nous enfermerait dans le fait de mettre notre énergie dans les grandes mobilisations, en s’empêchant de pouvoir construire la grève reconductible. Nous proposons donc une date qui pourrait circuler et donner confiance à tout le monde pour dire : on part en reconductible. Ce serait autour du 8 mars », expliquait Simon Duteil, co-secrétaire générale de Solidaires dans une interview à Rapports de Force.

« Le 8 mars, c’est la journée internationale des droits des femmes : or, on sait que la question des femmes est centrale dans cette réforme. Celle-ci va fortement leur nuire, contrairement à ce que prétend Élisabeth Borne. On sait aussi que la manifestation du 8 mars 2020 a été la plus importante justement parce qu’on sortait de longs mois de mobilisation contre la réforme des retraites. Notre souhait, c’est que le 8 mars 2023 fasse entièrement partie du calendrier de la bataille contre la réforme des retraites », précisait Murielle Guilbert, également co-secrétaire générale de Solidaires, dans la même interview.

 Un 11 février de tous les records ?

Après trois journées de grèves et de manifestations en semaine, l’intersyndicale mise sur un élargissement de la mobilisation à de nouvelles parties du monde du travail, pour qui la grève est difficile, en proposant de manifester samedi 11 février. Ce jeudi, nous avons déjà répertorié 244 manifestations sur l’ensemble du territoire. Le 31 janvier, journée de mobilisation particulièrement massive, les syndicats avaient recensé 268 lieux. Il est probable que ce chiffre soit cette fois-ci dépassé.

 

 

Retraites : Des messages de solidarité de syndicats du monde entier

Sur www.humanite.fr

En Italie, l’Union italienne du travail (UIL)

« Nous partageons et soutenons les raisons pour lesquelles vous avez choisi de manifester et de faire grève. Nous sommes à vos côtés et ne manquerons pas de soutenir les développements de votre action. »

En Espagne (Pays Basque), Solidarité des Ouvriers Basques (ELA)

« Votre combat est aussi notre combat ! Nous savons à quel point la solidarité internationale est importante entre ceux qui partagent les mêmes luttes pour améliorer les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière en France, au Pays basque et dans le monde. »

En Algérie, la Confédération générale autonome des travailleurs (CGATA)

« Vous menez un noble combat, vous honorez la mémoire de ceux et celles qui vous ont précédés pour arracher de tels acquis et vous refusez de ne laisser qu’un champ dévasté aux générations futures. Nous vous déclarons notre entière solidarité. »

En Angleterre, le syndicat des travailleurs de la fonction publique (PCS)

« Une victoire en France, où la mobilisation permettrait de repousser le plan du président Macron, devrait inspirer le mouvement syndical britannique pour se battre également. »

En Belgique, la Confédération des Syndicats chrétiens (CSC)

« C’est une joie de voir à nouveau tant de villes et de places en France devenir des lieux de rencontre pour parler de dignité au travail, de pensions et de projets de vie émancipée ! Nos cœurs et nos pensées sont avec vous. »

À Bruxelles (UE), l’IndustriALL

« Nous saluons cette grève intersectorielle importante, qui vise à faire échouer la réforme des retraites annoncée par le président Emmanuel Macron et à s’attaquer à ces mesures injustes que le gouvernement français tente d’imposer aux travailleurs. Nous soutenons nos camarades et affiliés de la CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, Unsa, Solidaires et FSU. »

Au Liban, la Fédération nationale des syndicats des travailleurs et des employés du commerce (Fenasol)

« Nous saluons la grande mobilisation de la CGT et des syndicats en France dans leur lutte pour défendre les intérêts des travailleurs contre le projet du gouvernement sur les retraites. Nous sommes certains que vous allez réussir, dans l’unité syndicale. »

En Argentine, la Centrale des travailleurs d’Argentine (CTA-T)

« Nous partageons pleinement votre lutte contre ce projet et les politiques néolibérales qui, depuis des années, bafouent partout les droits sociaux, du travail et syndicaux. »

En Italie, la Confédération générale italienne du travail (CGIL)

« Nous serons dans les rues avec vous, à Paris et dans toutes les villes où il y a des camarades de l’Inca-CGIL. Nous sommes à vos côtés dans cette lutte. »

En Inde, le conseil central des syndicats ( AICCTU)

« Nous sommes confiants, le mouvement ouvrier uni, en France, va certainement parvenir à faire reculer le gouvernement. Nous souhaitons à la classe ouvrière une grande victoire contre cette réforme des retraites. »

En Nouvelle-Calédonie, l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE)

« Repousser l’âge de départ à la retraite est une mesure antisociale. Les plus riches trinquent tandis que le peuple trime à payer le capital. C’est la garantie de vieillir en mauvaise santé, surtout pour ceux ayant les revenus les plus modestes. »

Aux Philippines, le centre des travailleurs unis et progressistes (Sentro)

« Le Sentro exprime sa solidarité avec les travailleurs de France alors qu’ils résistent collectivement aux attaques pour faire reculer les protections sociales dont ils bénéficient. Alors que le monde est confronté aux multiples menaces et pressions liées à une récession imminente, à la résistance du Covid, ainsi qu’aux effets de la guerre, une politique sociale régressive est la dernière chose dont les travailleurs ont besoin. »

Au Bangladesh, le syndicat national des travailleurs de l’habillement (NGWF)

« Le gouvernement français joue le rôle de gardien des riches en abandonnant les intérêts des gens du peuple. Les travailleurs de l’habillement du Bangladesh sont solidaires avec les syndicats qui appellent à la grève et avec tous les mouvements de travailleurs français. Nous sommes à vos côtés. »

  publié le 10 février 2023

Ils ont du pétrole et
une seule idée :
enrichir leurs actionnaires

Martine Orange sur www.mediapart.fr

En 2022, les cinq premiers groupes pétroliers occidentaux ont totalisé 180,5 milliards de dollars de profits. Un record historique. Plutôt que d’investir dans les énergies renouvelables et de préparer l’avenir, ils préfèrent reverser l’essentiel à leurs actionnaires. Cette position de rente ne peut que relancer le débat sur le rôle des majors pétrolières.

En temps normal, les cinq premiers grands groupes pétroliers mondiaux (ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et Total) auraient sans doute plastronné. Au vu des circonstances, ils ont préféré faire profil bas. En ces temps de crise énergétique qui malmène finances publiques, entreprises et ménages, leurs profits ne peuvent que relancer le débat sur leur conduite : en 2022, ces cinq premiers groupes ont totalisé ensemble 180,5 milliards de dollars, soit 100 milliards de dollars de plus qu’en 2021, année déjà considérée comme exceptionnelle.  

Et ces profits auraient été encore plus élevés si des opérations comptables n’étaient venues lisser les comptes. Total ainsi a enregistré un bénéfice comptable net ajusté de 36,2 milliards de dollars. Après la prise en compte de ses désinvestissements en Russie (15 milliards de dollars), son bénéfice est ramené à 20,5 milliards de dollars.

Jamais dans leur histoire récente, les majors du Big Oil n’avaient enregistré des résultats aussi colossaux. En 2011, année où le prix du baril avait dépassé les 120 dollars, leurs profits s’élevaient à 140 milliards. Shell d’ailleurs le reconnaît : le groupe a enregistré un résultat historique (39,8 milliards de dollars), le plus élevé en 115 ans !

À eux seuls, ces chiffres résument la folie du moment. La crise énergétique, les tensions géopolitiques, la guerre en Ukraine sur fond de crise climatique se traduisent par des déplacements financiers colossaux et une accumulation encore plus gigantesque de capitaux entre quelques mains qui mettent à profit leur position de rente, sans qu’aucun facteur redistributif ne vienne les contrarier. Un pognon de dingue, pour reprendre l’expression désormais consacrée, est accaparé au détriment de tous à court et long terme.

Si le ministre des finances français Bruno Le Maire ne sait toujours pas ce que veut dire des superprofits, la Maison Blanche le sait, qui en a tout de suite perçu le caractère politiquement explosif. « Il est scandaleux qu’Exxon réalise un nouveau record des profits pour les compagnies pétrolières occidentales, après que les Américains ont été forcés de payer des prix si élevés à la pompe au milieu de l’invasion de Poutine », a réagi un porte-parole de la Maison Blanche dans un mail, tout de suite après la publication des résultats d’ExxonMobil annonçant 55 milliards de dollars de profits.

Une économie mondiale toujours plus dépendante des énergies fossiles

Derrière ces chiffres effarants se cache déjà un premier constat accablant : en dépit des grands discours et des beaux engagements, l’économie mondiale est plus carbonée que jamais. Alors que 2022 a été marquée par nombre d’événements (tempêtes, inondations, vagues de chaleur, sécheresses) prouvant la réalité des dérèglements climatiques et l’urgence de la situation, rien n’a été fait pour tenter d’endiguer le recours aux énergies fossiles. Au contraire. La demande mondiale en pétrole, gaz, hydrocarbures continue d’augmenter : elle a dépassé désormais les 100 millions de barils par jour et devrait continuer à progresser cette année, selon l’Agence internationale de l’énergie.

Mais face à ce rebond de la consommation, l’offre n’a pas suivi. Depuis plusieurs années, les groupes pétroliers et les pays producteurs ont opté pour une stratégie de la rareté, laquelle leur semble beaucoup plus rémunératrice et sûre que de pousser à la surproduction. L’effacement des approvisionnements pétroliers et gaziers russes, à la suite des sanctions adoptées par l’Occident en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a achevé de bouleverser les équilibres existants du secteur.

L’Europe, la poule aux œufs d’or des pétroliers.

L’impréparation et la façon brouillonne dont les pays européens ont mis en œuvre ces sanctions contre Moscou, jusqu’alors l’un des premiers, voire le premier, fournisseurs de certains pays européens, a conduit à une surenchère entre ces derniers, ainsi qu’à une spéculation effrénée. Dans leurs présentations, les grands groupes mondiaux ne manquent pas de consacrer des mentions spéciales au continent européen : « le siphonnage massif de la prospérité en dehors de l’Europe », dénoncé par le premier ministre belge à l’automne, se retrouve en partie dans les comptes de résultats de ces cinq majors.

L’Europe a été leur poule aux œufs d’or. Les profits exceptionnels de Shell sont tirés en grande partie de ces ventes de gaz naturel liquéfié à l’Europe, tout comme BP. ExxonMobil a multiplié par deux ses profits en Europe en un an. Plus grave : l’Union européenne, qui se veut le fer de lance de la transition écologique, a tourné le dos à ses propres engagements, a relancé dans la panique ses centrales à gaz, ses centrales à charbon, et construit à toute vitesse des terminaux pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL) et ainsi faire face aux ruptures provoquées par les sanctions à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Sans discuter les prix.

La mise entre parenthèses des impératifs climatiques

Cette volte-face n’a pas échappé aux majors pétrolières. Tous ces grands groupes ont tout de suite compris que le fameux signal-prix, censé être la corde de rappel économique pour contraindre la demande, n’existait pas dans un monde qui a soif d’énergie, et qui n’a d’autre solution que de se raccrocher aux énergies fossiles, faute d’alternatives.

Dans leur présentation stratégique, les cinq majors prennent toutes note de ce revirement pour s’en réjouir. Ces dernières années, elles se posaient des questions existentielles, se demandant où était leur futur : elles avaient arrêté nombre de projets d’investissements dans l’exploration et la production, les jugeant trop risqués et pas assez rentables ; elles s’inquiétaient d’être bannies par les investisseurs et les marchés de capitaux pour non-conformité aux critères sociaux et environnementaux. Toutes ces craintes se sont volatilisées : les grands groupes pétroliers occidentaux affichent aujourd’hui une sérénité rarement vue depuis 2011, leur dernière grande année de réussite.

Bien sûr, elles disent avoir encore des projets pour accompagner la transition écologique et développer d’autres énergies propres. ExxonMobil ne jure que par les techniques de production de l’hydrogène et la capture du carbone, entraînant tous ses concurrents sur ce chemin. Shell, qui n’a installé dans le monde que 2,2 GW d’énergies renouvelables, promet d’accentuer ses efforts dans ce domaine. Mais à côté, il y a les autres projets, ceux qui leur importent vraiment : les cinq projettent d’investir des dizaines de milliards de dollars dans les prochaines années pour relancer l’exploration et la production de gaz et de pétrole.

Le revirement le plus spectaculaire est sans doute celui de BP. Depuis des années, les études du groupe britannique servent de référence pour l’ensemble du monde pétrolier. Il est le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme sur la nécessaire transition écologique, le premier aussi à s’être montré le plus ambitieux dans ses objectifs de décarbonation. Tout s’est évanoui.

Alors que BP s’était engagé auparavant à diminuer de 40 % ses productions pétrolières et gazières d’ici à 2030 afin de diminuer ses émissions et de s’engager dans une stratégie bas carbone, le président de BP, Bernard Looney, a annoncé le 6 février que tout était révisé. Au lieu de 40 % de baisse de ses émissions en 2030, il ne prévoit qu’une diminution de 25 % à cette date, l’objectif initial étant repoussé à 2050. Et même si le groupe promet d’augmenter de 8 milliards de dollars ses investissements dans les énergies renouvelables, il a décidé aussi d’investir fortement dans la production des énergies fossiles, en dépit des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie d’arrêter les investissements dans ces énergies.

Une taxation bien légère et pourtant contestée

Car jamais cela n’a été aussi rentable. Un critère, cher aux investisseurs financiers, résume à lui seul la rente sur laquelle ils prospèrent : le retour sur les capitaux investis. Ce ratio a atteint des niveaux jamais vus dans une industrie lourde : 25 % pour Exxon, 20,7 % pour Chevron, 16,7 % pour Shell, 30,5 % pour BP, 28,2 % pour Total. Tous sont assis sur des montagnes de cash dépassant les 30 à 40 milliards de dollars. Une situation qui selon eux est appelée à durer au moins jusqu’en 2025. Car tous pensent que la situation sur les marchés pétroliers est appelée à rester durablement tendue, que la Russie ne reviendra pas, ou seulement par des subterfuges, sur les marchés mondiaux.

Leurs superprofits ont donc toutes les chances de perdurer. Cela ne les empêche pas de se plaindre des « mauvaises manières » qui, selon ces cinq grands groupes, leur sont faites en Europe. Tous insistent sur « l’effort considérable » qu’ils font en raison des taxes et prélèvements qui leur ont été imposés par certains gouvernements européens et britannique, sans parler de la taxe instituée au niveau européen, sur leurs superprofits.

ExxonMobil prétend que ces impositions lui ont coûté 1,8 milliard de dollars cette année ; Shell cite le chiffre de 2,2 milliards de dollars ; TotalEnergies de 1,7 milliard de dollars. Au nom de tous, ExxonMobil a engagé un procès pour contester la contribution décidée par la Commission européenne sur les superprofits. Compte tenu du flou juridique qui entoure cette décision, le groupe pétrolier a des chances de l’emporter.

Attaqués de toutes parts par des forces politiques qui contestent ces profits excessifs au moment où les finances publiques sont mises à mal, les groupes pétroliers ont engagé un lobbying d’enfer et des escouades de juristes et de fiscalistes pour contrer les attaques et dissuader tout gouvernement qui serait tenté d’augmenter la fiscalité, même de façon exceptionnelle, sur leurs profits.

Le ruissellement vers le haut de la rente pétrolière

La question, cependant, risque de s’imposer à nouveau très vite dans nombre de pays. D’autant que les grands groupes vont avoir de plus en plus de mal à justifier l’utilisation de ces résultats exorbitants.

Car que font-ils de ces profits colossaux ? Ils les reversent à leurs actionnaires. ExxonMobil a reversé 30 milliards de dollars à ses actionnaires, Shell 26 milliards, plus que ses dépenses d’investissement. Au total, les cinq grands groupes ont versé plus de 80 milliards de dollars sous forme de dividendes et de rachats d’actions en 2022. Ils se préparent à augmenter encore ces versements en 2023. Afin de s’attirer les bonnes grâces des marchés financiers, Chevron a annoncé un programme mammouth qui a même stupéfait Wall Street : le géant pétrolier s’est engagé à dépenser 75 milliards de dollars dans les prochaines années pour racheter ses propres actions. Ce qui n’est pas donner un grand signe de confiance dans ses activités ni même indiquer une vision d’avenir.

Distraire tant d’argent pour le seul bénéfice des actionnaires alors que l’on sait que la transition écologique va requérir des investissements gigantesques dans les prochaines années apparaît juste comme surréaliste. Ces sommes auraient pu être réinvesties dans d’autres projets d’énergie propre. Les dirigeants auraient pu aussi décider d’en conserver une grande partie pour créer des fonds susceptibles, le moment venu, de financer l’arrêt et le démantèlement de leurs actifs échoués. Car il y aura des dizaines de milliards d’actifs échoués dans ce secteur promis à plus ou moins long terme à entrer en voie d’extinction. Il aurait pu au moins essayer d’apporter des remèdes et des réparations aux pollutions et dégâts provoqués par leurs activités d’exploration et de production.

Habitués depuis leur création à externaliser tous les coûts de leur activité sur la collectivité et à négliger l’intérêt général, ces grands groupes ne voient pas les raisons qu’il y aurait à changer. Ils poussent leur avantage tant que c’est possible, avant de laisser aux autres la charge de payer les ardoises finales. Des ardoises de plus en plus exorbitantes. 

 

 

 

Profits :
le scandale est Total

sur www.humanite.fr

Les Français galèrent pour payer gaz et carburant, mais TotalEnergies affiche 20,5 milliards de dollars (19 milliards d’euros) de profits en 2022, record battu. Du coup, la multinationale va servir un dividende exceptionnel (3,81 euros par action) à ses actionnaires. Pensez à eux quand vous passerez à la pompe.

  publié le 9 février 2023

L’Algérie dissout sa principale organisation de défense des droits

En matière de répression, la boucle est bouclée

par Eric Goldstein, Directeur adjoint, div. Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch, sur https://www.hrw.org/

Peu après mes débuts professionnels dans le domaine des droits humains en 1986, Amnesty International a lancé une alerte au sujet d’un groupe d’Algériens qui venaient d’être condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison, pour avoir créé la première organisation indépendante de défense des droits humains dans leur pays.

Les choses ont changé après les manifestations populaires qui ont secoué l’Algérie en 1988, forçant cet État à parti unique à adopter des réformes qui incluaient la légalisation des associations indépendantes en 1989. Parmi celles-ci figurait la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), dont les fondateurs faisaient l’objet du bulletin d’alerte d’Amnesty International.

Cette Ligue est devenue une pilier du mouvement transnational de défense des droits humains dans les pays arabes au début des années 1990.

Ces événements me sont revenus à l’esprit lorsque j’ai appris la décision d’un tribunal algérien, prise en 2022 mais rendue publique en janvier 2023, de dissoudre la Ligue, suite à une requête du ministère de l’Intérieur. Le tribunal a estimé que l’organisation avait violé la loi algérienne restrictive sur les associations, en « ne respectant pas les constantes et les valeurs nationales » lorsqu’elle se réunissait avec des organisations non gouvernementales « hostiles à l’Algérie » et se livrait à des « activités suspectes » telles qu’« aborder … la question de l’immigration clandestine » et « [accuser] les autorités de réprimer les manifestations ».

La LADDH a vivement dénoncé les abus commis lors de la décennie sanglante des années 1990. Après que le terrorisme et l’impitoyable répression de cette décennie ont cessé, la Ligue a accompagné les familles des personnes disparues en réclamant des réponses et que justice soit rendue. Récemment, elle a soutenu les manifestants du mouvement pacifique du Hirak, qui a émergé en 2019 en exigeant des réformes politiques. Ali Yahia Abdennour, qui était parmi les personnes arrêtées en 1985 et le président de la LADDH pendant des décennies, est mort en 2020, à l’âge de 100 ans.

La LADDH est la dernière des organisations indépendantes en date à avoir été dissoute sous des prétextes fallacieux par les autorités. Celles-ci ont emprisonné des centaines de manifestants du Hirak pour s’être exprimés pacifiquement et ont pratiquement anéanti les médias indépendants d’Algérie, un autre fruit des réformes de 1989. L’arrestation le 24 décembre dernier d’Ihsane El Kadi et la mise sous scellés des locaux de ses deux médias en ligne, Radio M et Maghreb Émergent, en sont l’exemple le plus récent.

Craignant d’être arrêtés, des activistes ont fui le pays lorsqu’ils n’ont pas été arbitrairement bloqués à la frontière. Parmi eux, trois membres renommés de la Ligue qui sont désormais exilés en Europe.

Les prétextes invoqués pour dissoudre l’organisation phare de défense des droits humains en Algérie ne sont pas moins absurdes que ceux qui ont été utilisés pour condamner ses fondateurs il y a quatre décennies. Bien que beaucoup de choses aient changé depuis les manifestations de 1988, l’Algérie est une nouvelle fois gouvernée par des individus qui ne tolèrent pratiquement aucune contestation.

  publié le 9 février 2023

Françafrique : Macron
ne fait même plus semblant

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

Le président clame à qui veut l’entendre qu’il est en train d’écrire une nouvelle page des relations entre la France et le continent africain. Il aura pourtant rencontré, en l’espace d’un mois, trois des dirigeants incarnant le mieux le vieux monde rance de la Françafrique et un chef de gouvernement accusé de crimes contre l’humanité.

C’étaitC’était en 2017. L’amphithéâtre était chauffé à blanc. Les étudiant·es de l’université Ki-Zerbo de Ouagadougou, au Burkina Faso, attendaient le président français de pied ferme. Là, devant un public « marxiste et panafricain », Emmanuel Macron, élu depuis six mois, avait promis de tout changer. Sous sa présidence, la politique africaine de la France ne serait plus la même. Adieu Françafrique, inconscient raciste, corruption, népotisme et ingérences : le chef de l’État avait parlé « liberté », « émancipation », « Afrique indépendante », « révolution » et « changement de regard ». Il avait même souhaité « solennellement rendre hommage » à Thomas Sankara, révolutionnaire burkinabé, figure marxiste, panafricaniste et anticolonialiste majeure.

Cinq ans ont passé et les occasions de constater que ces mots étaient vains n’ont pas manqué. En guise de « révolution », Emmanuel Macron a avalisé un coup d’État constitutionnel au Tchad afin de porter au pouvoir un dirigeant favorable aux intérêts français. L’opération Barkhane s’est ensablée au Sahel et n’a quitté le Mali que contrainte et forcée, sans que les autorités françaises songent à tirer un bilan critique et honnête de leur engagement militaire sur le continent. Et le « changement de regard » à propos de l’Afrique ne concerne manifestement pas la diplomatie française, dont certains représentants continuent de s’illustrer plus ou moins glorieusement.

Mais jusque là, l’Elysée s’efforçait de préserver les apparences. À défaut du grand chamboulement annoncé, on empilait les symboles et éléments de langage comme autant de preuves d’un supposé changement : on se gargarisait d’organiser un sommet « Afrique-France » (et non plus France-Afrique) ; on donnait dans le participatif en inventant des « grandes consultations » sur des sujets anecdotiques et des « échanges » dûment médiatisés avec des représentant·es de la diaspora trié·es sur le volet. Preuve que la révolution était en route : tout était, tout le temps, « nouveau ». De « nouveaux outils de coopération », de « nouveaux acteurs du changement », de « nouveaux liens qui libèrent »... Le mot est décliné à 175 reprises dans le rapport commandé par Emmanuel Macron à l’intellectuel camerounais Achille Mbembe sur les « nouvelles » (forcément) « relations Afrique-France ».

Il semblerait que désormais, même ces apparences ne comptent plus beaucoup. Le chef de l’État et ses conseillers ont décidé, en ce début d’année, de pulvériser ce qui restait du vernis de « rupture » avec la Françafrique et ses fantômes.

En l’espace d’un mois, le président français va rencontrer trois incarnations paroxystiques de ce monde dont il avait juré se débarrasser : le Tchadien Mahamat Idriss Déby (fils de feu Idriss Déby), le Gabonais Ali Bongo et le Congolais Denis Sassou-Nguesso. Si cela ne suffisait pas, il s’est aussi offert un dîner – et une émouvante embrassade – avec un dirigeant accusé de crimes de guerre et de nettoyage ethnique, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Le Tchadien Mahamat Idriss Déby, qu’il a reçu à déjeuner le 6 février, a pris le pouvoir à la mort de son père Idriss Déby en avril 2021. Déby père, resté trente ans au pouvoir, faisait disparaître ses opposants et mettre des sacs contenant du piment sur la tête des contestataires lors de leurs interrogatoires. Déby fils a pris sa suite au mépris de la constitution, assurant qu’il n’était là que pour assurer une « transition » rapide. Près de deux ans plus tard, Mahamat Idriss Déby est toujours là, ses forces de sécurité tirent à balles réelles contre les manifestant·es opposé·es à la prolongation de sa « transition », et ceux qui ne sont pas tués sont transférés par milliers dans des prisons de haute sécurité où la torture est une « pratique généralisée et structurelle », selon les ONG. Le 20 octobre dernier, au Tchad, en une seule journée, 50 manifestant·es ont été tué·es et 300 blessé·es. Ce sont les chiffres des autorités, donc probablement sous-évalués.

Le déjeuner du 6 février entre Emmanuel Macron et Mahamat Idriss Déby était cordial. Ils y ont échangé, entre autres, sur « la poursuite du processus de transition politique au Tchad ». Les deux hommes se sont donné une « forte accolade pour marquer cet instant de convivialité » a relevé la télévision tchadienne.

Le lendemain, mardi 7 février, le président français s’attablait de nouveau. Cette fois avec le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, pour le dîner. Abiy Ahmed a ordonné, en novembre 2020, le lancement d’une « opération de maintien de l’ordre » dans la région du Tigré, au nord de l’Éthiopie. Il s’agissait en réalité d’une guerre, ouverte et meurtrière, durant laquelle l’armée fédérale éthiopienne et ses alliés ont entrepris un nettoyage ethnique contre les Tigréen·nes (voir notre émission). L’un des conseillers d’Abiy Ahmed, le pasteur Daniel Kibret, a déclaré en 2021 que les Tigréens devaient « disparaî[tre] une bonne fois pour toutes ».

Pendant plus d’un an, Abiy Ahmed et son gouvernement ont soumis le Tigré à un blocus, privant ses 6 millions d’habitant·es de nourriture, de médicaments, d’aide humanitaire, d’électricité, d’internet et de télécommunications. Des expert·es de l'ONU estiment qu’il existe des « motifs raisonnables » de croire que ce blocus était constitutif de « crimes contre l’humanité ». Un fragile accord de paix a été signé le 2 novembre dernier. Il n’est encore que partiellement appliqué. Les douilles sont encore fumantes mais la crème des entreprises françaises de défense, de cybersécurité et de surveillance est déjà dans les starting blocks pour décrocher de nouveaux contrats avec Addis-Abeba.

Le dîner, lui, a semblé réussi. À l’issue de la sauterie, Abiy Ahmed a remercié son « ami » Emmanuel Macron pour son accueil « chaleureux ». Les photographes ont immortalisé leur franche accolade.

Le président français va poursuivre sa tournée au mois de mars. Le 2 mars, il rencontrera Ali Bongo au Gabon. Les Bongo, Omar puis Ali, sont à la tête de cet État pétrolier depuis 55 ans. Le nom du père est associé à l’affaire Elf, au scandale des biens mal acquis et aux plus riches heures de la Françafrique. Le fils a acquis ces dernières années de nombreux biens immobiliers à Paris grâce à des malversations (selon un magistrat financier français), et son épouse dépense littéralement des centaines de milliers d’euros pour acheter des bijoux et vêtements de luxe lors de ses déplacements en France.

Lorsqu’il ne profite pas de son immeuble de 5 487 mètres carrés rue de l’Université, à Paris, Ali Bongo fait emprisonner ses adversaires – politiciens, syndicalistes et étudiants – dans des cellules en béton sans lumière et trop petites pour dormir. Mais il semble aimer les arbres : il coprésidera début mars, avec le président Macron, un sommet dédié à la préservation des forêts tropicales. À six mois de la prochaine élection présidentielle gabonaise, l’opposition y voit surtout une marque de soutien malvenue au président candidat.

Après ce passage à Libreville, le chef de l’État français se rendra à Brazzaville, afin d’y rencontrer Denis Sassou-Nguesso. Ce dernier est président de la République du Congo depuis 38 années, pays où les dirigeants d’organisation de défense des droits humains sont arrêtés devant leur domicile par des hommes non identifiés puis interdits de consulter un médecin lorsque leur état de santé se dégrade en détention. La famille de Denis Sassou-Nguesso aurait détourné 70 millions de dollars de fonds publics, selon l’ONG Global Witness. De récentes révélations dans le journal Libération détaillent les circuits de détournement du pétrole congolais au profit du président et de son entourage. L’histoire ne dit pas si ces millions seront mis à profit pour offrir à Emmanuel Macron un déjeuner ou un dîner, ni si l’accolade sera aussi « chaleureuse » qu’avec ses autres amis despotes.

Les quatre dirigeants ont pour point commun d’être à la tête d’États vus comme « stables » et francophiles – des qualités certainement appréciées à Paris, en ces temps où d’autres capitales africaines, Bamako en tête, sont tentées de couper les ponts avec l’ancien colonisateur et de se rapprocher de Moscou, Pékin ou Ankara. C’est oublier que si les Déby ou les Bongo finissent par passer, les Tchadien·nes, Burkinabé·es, Congolais·es ou Gabonais·es, eux, restent. Et ils sauront se souvenir en temps voulu d’où se trouvait la France alors qu’ils tentaient de se défaire de leurs autocrates de dirigeants : à table.

  publié le 8 février 2023

Retraites : Pour les patrons du CAC 40, des régimes très spéciaux

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Ils ne s’en vantent pas, mais les grands patrons du CAC 40 n’ont guère à se soucier d’âge de départ ou de décote pour leur retraite… Ils peuvent toujours compter sur des pensions supplémentaires abondées grâce aux richesses produites par les salariés de leur groupe.

Retraite chapeau. L’expression est maudite, tant elle a charrié de scandales durant les deux dernières décennies. Et quand quelques-unes des multinationales françaises l’utilisent encore dans leur documentation officielle et financière, c’est pour arguer qu’elles ont renoncé à en verser à leurs plus hauts dirigeants. Notamment depuis que la loi Pacte – ce texte qui a, en 2019, voulu donner un coup d’accélération à la retraite par capitalisation à la veille de la précédente contre-réforme des retraites – a prétendu mettre de l’ordre dans ces avantages acquis par le grand patronat…

D’après le haut comité du gouvernement d’entreprise qui se présente comme le « gardien du code Afep-Medef » – un code, non contraignant, de bonne conduite en matière de rémunération pour les grands groupes –, il ne resterait que 15 entreprises du CAC 40 avec un régime de « retraite supplémentaire à prestations définies » – le nom officiel du régime des retraites chapeaux – en faveur de leurs dirigeants.

Las ! L’Humanité a passé en revue les documents d’enregistrement universel de tous les grands groupes du CAC 40. Et derrière l’affichage ou, plutôt, le camouflage, la pratique des retraites chapeaux se poursuit dans les faits. Avec l’envol des dividendes, comme des rémunérations – d’après le cabinet Proxinvest, les grands patrons ont vu leurs revenus bondir de 52 % l’année dernière –, les cadors de nos très grandes entreprises continuent de planer dans la stratosphère…

Cette enquête n'a d'ailleurs pas plu du tout à la la présidente de l'Assemblée, Yaël Braun-Pivet : L'Humanité ? Pas à l'Assemblée

Un cocktail d’actions gratuites

Certes, effectivement, quelques mastodontes du CAC 40 ne prévoient aucune disposition de l’ordre d’une retraite garantie, mais à une exception près – EDF où la rémunération du PDG est, par ailleurs, plafonnée à 450 000 euros par an –, tous octroient, dans ce cas, des compensations plutôt généreuses.

Ainsi, par exemple, pas de retraite supplémentaire chez Dassault Systèmes, mais Charles Edelstenne, 85 ans, qui vient de quitter la présidence du conseil d’administration, a pu commencer à toucher 1 million d’euros par an à ce titre, tout en disposant de 6 % du capital pour un montant estimé à 3 milliards d’euros. Son bras droit, Bernard Charlès, a, lui, empoché une rémunération cumulée, entre fixe, variable et actions, de 43,2 millions d’euros. Ce qui laisse sans doute de quoi épargner…

Du côté de Schneider Electric, Jean-Pascal Tricoire s’est vu offrir, outre sa rémunération de 13 millions d’euros, une enveloppe de plus de 1 million d’euros ces deux dernières années. Le groupe avertit qu’avec ces montants appelés à se répéter chaque année, il « doit faire son affaire personnelle de la constitution de sa retraite ».

Même mécanisme chez Pernod Ricard, qui sert à son patron un cocktail d’actions gratuites et de paiement en numéraire pour un montant total de 650 000 euros afin qu’il les « investisse, net de charges sociales et fiscales, dans des supports d’investissement dédiés au financement de sa retraite supplémentaire ». Bouygues a, lui, mis en place un « régime additif » de retraite pouvant atteindre jusqu’à 330 000 euros de rente annuelle, mais une fois atteint, le groupe entend verser des actions gratuites à ses dirigeants bénéficiaires.

De super-comptes épargne-retraite

Les multinationales utilisent également un mécanisme extrêmement avantageux pour leurs grands patrons : une fois fermés officiellement leurs régimes à prestations garanties, elles abondent de super-comptes épargne-retraite, tout en couvrant par avance, en puisant dans les caisses des sociétés, tous les frais qui pourraient rester à la charge de leurs dirigeants.

Ainsi, Sanofi verse des cotisations de retraite supplémentaires à une société d’assurances d’un montant de 451 000 euros par an et accorde la même somme à son directeur général, Paul Hudson, pour les dépenses fiscales liées à cette pension. Idem chez Renault, Thales ou encore Engie.

Champion toutes catégories en la matière – comme sur ses revenus annuels déclarés par Stellantis à 19,15 millions d’euros l’année dernière, mais réévalués par Proxinvest à 66,7 millions d’euros –, Carlos Tavares, le PDG du constructeur automobile, bénéficie de 2,4 millions d’euros par an pour se constituer une pension. Une somme qui, là aussi, se répartit entre versement à un régime par capitalisation et prise en charge des surcoûts en matière d’impôts.

De purs régimes de retraites chapeaux

Sous de nouvelles dénominations, les grands groupes remettent aussi en place, ces dernières années, de purs régimes de retraites chapeaux qui atteignent, voire dépassent, les rendements des mécanismes précédents. Publicis a ouvert début 2022 un régime de retraite supplémentaire exclusivement dédié à son directeur général, Arthur Sadoun. En cas de « bonnes performances », il peut ainsi accumuler, chaque année jusqu’à la liquidation de sa retraite, 75 000 euros de rente en plus.

À Carrefour, le PDG Alexandre Bompard s’est déjà ­assuré une rente annuelle de 136 000 euros depuis l’ouverture il y a deux ans à peine d’un système du même ordre. Patron ­d’Accor, Sébastien Bazin dispose, après huit ans seulement, d’une garantie de pension supplémentaire annuelle évaluée à 250 000 euros. Chez Vivendi, les sept plus hauts dirigeants peuvent, eux, tabler sur des revenus de remplacement additifs à la retraite oscillant entre 400 000 et 660 000 euros.

De quoi, pour ces patrons un peu plus jeunes que la moyenne, atteindre, voire dépasser, les niveaux de leurs prédécesseurs, héritiers de l’ancien régime des retraites chapeaux… PDG de LVMH, Bernard Arnault est, sans surprise, un peu hors concours : la première fortune mondiale, avec son patrimoine évalué autour des 200 milliards d’euros, peut prétendre à une retraite supplémentaire plafonnée à 1,44 million.

Patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, rémunéré à hauteur de 6 millions d’euros par an, peut prétendre à une pension annuelle de 756 000 euros. Signe qu’il n’est pas maltraité : le géant de l’énergie français a provisionné 23 millions pour la seule retraite supplémentaire de son PDG. Aujourd’hui âgé de 70 ans, après avoir lâché la direction générale de Capgemini en 2020, mais ­conservé la présidence du conseil d’administration, Paul Hermelin est bénéficiaire d’une pension annuelle supplémentaire de 900 000 euros, en raison de sa « grande ancienneté figée à vingt-trois ans en 2015 ».

L’ex-patron d’Airbus, lui, est parti à 60 ans…

Le principal intérêt de ces régimes spéciaux pour grands patrons, c’est qu’à la différence du commun des mortels ils peuvent, en réalité, partir à la retraite quand ils veulent, sans prendre en considération l’âge de départ, les annuités et les risques de décote, évidemment. Loin des fables néolibérales que les mêmes sont capables d’entonner, beaucoup n’attendent pas pour liquider leurs droits. Ex-PDG de l’assureur Axa et aujourd’hui président de l’Institut Montaigne, un laboratoire d’idées de droite, Henri de Castries a, fin 2016, pris sa retraite à 62 ans sans avoir, à l’évidence, les 43 annuités désormais exigées. Il touche une rente annuelle de pension supplémentaire d’un montant de 1,1 million d’euros. Franck Riboud, ex-patron de Danone, est lui aussi parti à 62 ans, avec une retraite annuelle supplémentaire de 1,43 million d’euros.

Chez L’Oréal, Jean-Paul Agon a attendu 64 ans pour faire valoir ses droits – 1,6 million d’euros par an –, tout en y renonçant provisoirement, tant qu’il reste président du conseil d’administration. Un poste rémunéré pour le même montant… L’ex-patron d’Airbus, Tom Enders, est lui parti à 60 ans avec une provision globale de 26,3 millions d’euros dans les comptes de l’avionneur.

Au palmarès, deux grands patrons se distinguent. Après avoir quitté ses fonctions de directeur général d’Air liquide, au terme de quarante et un ans de travail, Benoît Potier touche, depuis juin 2022, une retraite supplémentaire de 660 000 euros et une rémunération de 800 000 euros comme président du conseil d’administration.

Ex-patron de Saint-Gobain, Pierre-André de Chalendar qui, début janvier, a pris la tête d’un think tank patronal, l’Institut de l’entreprise, touche une retraite supplémentaire de 386 000 euros, calculée sur la base de trente-huit années de carrière… Et il peut lui aussi y ajouter une rémunération de 450 000 euros comme président du conseil d’administration de Saint-Gobain.

Avec leur surrégime spécial de retraite sous des formes multiples mais aux résultats identiques, les patrons gardent l’assurance de couler de vieux jours heureux. Une garantie qui n’est pas donnée à tout le monde, les millions de manifestants qui seront dans les rues ce mardi 7 février pourront en témoigner…

Des rentes annuelles très confortables

  1. Jean-Paul Agon, L'Oréal : 1,6 millions d'euros

  2. Franck Riboud, Danone : 1,43 millions d'euros

  3. Paul Hermelin, Capgemini : 900 000 euros

  4. Patrick Pouyanné, TotalEnergies : 756 000 euros

  5. Benoît Potier, Air Liquide : 660 000 euros

  6. Pierre-André de Chalendar, Saint-Gobain : 386 000 euros

publié le 8 février 2023

Retraites : dans des cortèges moins fournis, l’envie d’en découdre

Dan Israel sur www.mediapart.fr

Pour la troisième journée de manifestations contre la réforme des retraites, mardi 7 février, des rassemblements ont encore éclos sur tout le territoire, y compris dans des villes peu habituées aux défilés. La police a compté un peu plus de 750 000 manifestants, moins que les deux premières mobilisations. Les discussions sur la suite se font pressantes.

La vague de contestation contre la réforme des retraites a cessé de grossir, mais elle déferle toujours ce 7 février. Pour la troisième journée de mobilisation appelée par les huit syndicats de salarié·es unanimes, après les 19 et 31 janvier, de larges manifestations ont eu lieu dans tout le pays, et dans de très nombreuses communes, bien au-delà des lieux traditionnels de manifestation (lire ici nos récits au cœur de cortèges partout dans le pays).

Le ministère de l’Intérieur a annoncé avoir compté 757 000 manifestant·es : 700 000 personnes hors de Paris, et 57 000 dans la capitale. La CGT, elle, a revendiqué « près de 2 millions » de manifestant·es, dont 400 000 à Paris, autant que le 19 janvier – contre 2,8 millions le 31 janvier.

Comme anticipé, on est loin du record du 31 janvier (1,27 million de personnes dans les rues de France selon la police, un record depuis la fin des années 1980, et 87 000 à Paris). Mais les chiffres restent très hauts, pour une troisième manifestation sur le même thème en moins de trois semaines. D’autant que les syndicats ont aussi donné rendez-vous dans la rue samedi 11 février, faisant le pari que les cortèges grossiront avec les familles, et les salarié·es qui ne peuvent ou ne souhaitent pas poser de jour de grève pour aller manifester.

Pour Guillaume, professeur d’EPS et militant de la FSU croisé à Amiens, il s’agit d’une course d’endurance. « Ce n’est pas de la résignation, c’est de la conscience professionnelle », glisse-t-il en constatant que la fréquentation était moindre. Mais il appelle à scruter « la diversité des profils » présents dans les rues.

Tout comme Agathe, Parisienne défilant « pour la première fois en tant que libraire » : « Notre profession, ce sont principalement des petites entreprises de quatre, cinq, dix salariés. Nous sommes en dessous des seuils de représentations syndicales. » Mais ses collègues et elle mettent un point d’honneur à venir défiler, à trois ou quatre sur les sept employé·es de la boutique, à tour de rôle, patronne comprise. La libraire résume le sentiment général face à la réforme, et sur les mauvaises conditions générales de travail qu’elle fait mine d’oublier : « Derrière la joie qu’on éprouve à manifester toutes et tous ensemble aujourd’hui, il y a tout de même beaucoup de colère… »

La querelle d’interprétation sur ces données ne devrait néanmoins pas manquer de se déployer rapidement, entre un gouvernement et sa majorité parlementaire qui seront enclins à pointer un « essoufflement » du mouvement, et leurs opposants qui se prévaudront de la robustesse du mouvement et de son ancrage territorial.

Lieux de rassemblement toujours nombreux 

Pour s’alimenter, les deux récits pourront piocher des arguments dans les faits du jour. Le taux de grévistes est en baisse dans tous les secteurs (transports, énergie, éducation, fonction publique), mais le mouvement est loin de montrer des signes d’épuisement.

Chez EDF, plus d’un tiers de grévistes ont entraîné des baisses de production importantes dans les centrales électriques, atteignant en tout l’équivalent de six réacteurs nucléaires. Et la SNCF n’a réussi à faire rouler que deux TGV sur trois, un Intercité sur deux et un TER sur deux. La circulation des trains restera par ailleurs perturbée mercredi, puisque la CGT et SUD ont appelé à une grève de deux jours.

Dans les grandes métropoles régionales, la participation aux manifestations reste importante. Il y avait quelque 25 000 personnes à Toulouse selon la police (la CGT en a dénombré 80 000) , 11 300 à Grenoble (27 000 selon la CGT). À Lyon, la préfecture a annoncé 10 700 manifestant·es, alors que le quotidien Le Progrès en a dénombré entre 14 000 et 19 000 – la préfecture les avait estimé·es à 25 000 le 31 janvier.

Surtout, le mouvement s’enracine dans des villes peu connues pour leur tradition contestataire et qui sont souvent des fiefs de la droite.

Particulièrement scrutées depuis le début du mouvement, les villes moyennes ont aussi enregistré une baisse de participation dans les manifestations. À Pontivy (Morbihan) ils étaient 3 000 ce matin, contre 5 000 la semaine dernière. On en comptait 5 000 à Angoulême selon les autorités, contre 8 500 le 31 janvier et 9 000 le 19 janvier. À Rouen, les manifestant·es étaient 8 700 selon la préfecture, contre 13 800 le 31 janvier et 13 000 le 19.

Mais là aussi, l’essoufflement est à relativiser. Le nombre d’appels à manifestation dans les différents départements atteint toujours un niveau rarement vu. Dans la Sarthe, outre la manifestation au Mans, traditionnel lieu de défilé, pas moins de quatre manifestations supplémentaires étaient organisées. En Normandie, quatre autres défilés étaient prévus, en plus de ceux de Rouen et du Havre. Des situations qui se sont répétées à l’identique en Bretagne, dans les Alpes, en Dordogne, dans l’Est…

Surtout, le mouvement s’enracine dans des villes peu connues pour leur tradition contestataire et qui sont souvent des fiefs de la droite. À Albertville (Savoie), ancien fief du chiraquien Michel Barnier, quelque 3 000 personnes ont défilé. À Pau, ville dont François Bayrou est le maire, quelque 7 500 personnes selon la police ont défilé. Les élus de ces villes pourront-ils rester longtemps insensibles aux protestations de leurs électeurs ? Le pari des syndicats, CFDT en tête, est que la pression sera trop forte.

Des manifestants loin des débats parlementaires 

Dans les cortèges, ils étaient bien peu à évoquer les débats qui ont démarré la veille à l’Assemblée nationale. Malgré des premières heures de discussion très agitées, l’inflexibilité du pouvoir, et les cartes institutionnelles qu’il pourrait jouer pour faire passer le texte même sans majorité, ne permet pas de penser que le Parlement pourra jouer un rôle de contre-pouvoir.

Ce mardi en fin d’après-midi, « l’article liminaire », qui introduit le texte de la réforme, a été voté dans l’hémicycle, à une courte majorité. 247 député·es ont voté en faveur d’un appel à supprimer cet article, et seulement 257 ont voté contre. Puis, le propos a été adopté par l’Assemblée nationale avec 246 votes pour et 229 votes contre.

C’est lors des questions au gouvernement que la position de l’exécutif, en la personne du ministre du travail Olivier Dussopt, s’est révélée la plus fragile. Iñaki Echaniz, député PS des Pyrénées-Atlantiques, lui a posé une question sur les retraites. Elle reprenait, quasiment mot pour mot, la question posée en 2010 par un jeune député socialiste nommé… Olivier Dussopt, alors farouchement opposé à un décalage de l’âge légal. Il dénonçait à l’époque une réforme « doublement injuste ». Olivier Dussopt a répondu comme si de rien n’était, avant que l’élu des Pyrénées-Atlantiques reprenne la parole pour révéler le pot aux roses.

Mais dans les défilés, cet effet de manche n’a pas été remarqué ni commenté. Les discussions tournaient bien plus autour des questions stratégiques. Celles et ceux qui défilent sont nombreux à avoir en tête le dilemme des syndicats, qui cherchent à préserver à la fois leur unité et le soutien populaire, et hésitent à se lancer dans des actions plus dures, qui risqueraient de faire s’éloigner la CFDT, et de braquer une partie des Français·es. Mais comment faire bouger un gouvernement qui reste inflexible sur l’essentiel ?

« Il faut mettre le bordel. Il n’y a plus que cela à faire », s’indignaient dans la matinée deux manifestantes niçoises de 69 et 74 ans. À Lyon, Fred, 47 ans, salarié dans un laboratoire du secteur hospitalier et militant de la CFDT pense comme elles. « C’est presque trop structuré pour que ce soit révolutionnaire. Là on s’amuse, on est gentils et c’est cool, mais ça ne suffit pas, estime-t-il. Il faut reprendre la pression des samedis comme pendant les gilets jaunes, le 11 ce sera un vrai test. Mais c’est la seule voie, parce qu’après trois jours de grève les gens tirent la langue. »

Le militant à la chasuble orange rejoint les déclarations des dirigeants CGT considérés comme des « durs ». « Si on en reste à des journées comme celles-là, on en fait encore trois ou quatre, le gouvernement passe son projet », s’énervait ce matin sur France Info Laurent Brun, secrétaire de la CGT Cheminots, tandis que Virginie Gonzales, dirigeante du secteur Mines Énergie appelait à passer « à la vitesse supérieure ».

Dans l’intersyndicale, on est conscient de l’impasse qui pourrait se profiler, et les échanges se font plus serrés pour organiser au moins une journée de grève dure, peut-être le 8 mars, après les longues vacances de février, qui s’étalent sur quatre semaines. À ce moment, le texte sera en discussion au Sénat.

Mais pour l’heure, les dirigeants syndicaux, réunis en fin d’après-midi à la Bourse du travail à Paris, n’ont rien tranché. Ils se sont bornés à appeler au retrait du texte et à souligner que le gouvernement « portera la responsabilité des suites de ce mouvement social inédit par son ampleur et désormais ancré dans le paysage social ». Alors qu’ils devaient tenir une conférence de presse, celle-ci a été reportée à la fin de la manifestation de samedi prochain.

Premières failles dans le mouvement ? Jusque-là entièrement alignée sur les positions de l’intersyndicale, la CGT a cette fois également publié un communiqué de son côté. Si le gouvernement s’entête, prévient-elle, « il faudra passer à la vitesse supérieure avec des actions plus marquées, plus longues, des grèves plus dures, plus nombreuses, plus massives et reconductibles ». L’avertissement vaut sans doute pour le gouvernement comme pour les syndicats les plus sages.


 


 

Retraites : 3ème round à Montpellier ou comment tenir dans la durée pour gagner

M. Le Coz sur https://lepoing.net/

Troisième journée de grève et de manifestation ce mardi 7 février à Montpellier, comme dans plus de 200 villes, contre la réforme des retraites, dans une unité syndicale qui persiste.

Effectivement le nombre de manifestant·es était un peu moins important que mardi dernier, un peu plus de 15 000 à Montpellier dit la CGT, 1500 à Sète et 5000 à Béziers. Mais le nombre concernant cette journée n’est pas le seul élément à prendre en compte car une nouvelle manifestation doit clore la semaine, ce samedi 11 Janvier à 13h sur les berges des rives du Lez. Et deux journées de mobilisation dans la semaine, cela commence à compter. Même si comme nous le confie un délégué de la CGT : « la manifestation de samedi sera plutôt sociétale. Ce qui n’est pas dans nos objectifs de s’inscrire dans une mobilisation de grèves reconductibles permettant d’engager une lutte qui pourrait gagner.». Ceci étant dit, la journée de samedi sera sans doute l’occasion d’évaluer le mécontentement des non-grévistes. D’autant que la période qui s’annonce, avec l’étalement des vacances scolaires sur les 3 zones, risque d’être une difficulté dans la dynamique d’une mobilisation qui persiste et s’étend.

La manifestation a suivi le même parcours que le 31 janvier (et que le 19 janvier… sic.) de la place Zeus au Peyrou puis à la Comédie avec le long du parcours du café offert en soutien aux manifestant·es par la Biocoop du Courreau. On a pu voir à nouveau tous les syndicats et partis politiques. Un cortège CGT en tête très fourni et mais également un beau cortège de jeunes, facultés et lycées, très dynamique et plus nombreux que les fois précédentes. Ce qui a fait dire dans la prise de paroles à la fin par le leader CGT  « maintenant les étudiants rentrent dans le mouvement » . Par contre la CFDT avait un cortège bien plus mince que la semaine dernière ce qui évoque sans doute cette fameuse question de l’unité syndicale dont le Poing écrivait pour le premier rassemblement du 13 janvier devant la préfecture qu’elle « était aussi attendue qu’espérée ». Le cortège Solidaires, en queue de défilé, semblait lui clair sur les objectifs : les journées de mobilisations de suffisent pas. Autrement dit : passons d’une grève d’opinion à une grève de combat. 

Le Poing a évoqué cette question avec différentes personnes lors de la manifestation. Un délégué de la CGT a évoqué « cette unité aussi miraculeuse que fragile car elle existe autour d’une seule revendication commune : le refus du recul de l’âge à 64 ans. Ce qui explique également la présence de nombreux secteurs de la population dans la rue, c’est cette mesure qui est inacceptable». Pour autant, les modalités d’action sont difficiles à trouver, par exemple une institutrice à la retraite rencontrée explique que pour ses collègues en activité « c’est le troisième jour de grève et entre deux journées de mobilisation prévues dans la même semaine elles ont préféré choisir le samedi plutôt que de perdre encore une journée de salaire. Les caisses de solidarité ont d’ailleurs du mal à se remplir à la fois à cause de l’inflation mais également sans perspective concrète quand les journées de grève sont ponctuelles, trop parsemées dans le temps ».

En 1995 la mobilisation dans la rue et le mouvement social a mis trois semaines pour faire plier le ministre Juppé, «on ne reproduira pas 1995» nous dit un délégué de Solidaires «on sait aussi qu’une seule journée de grève de temps en temps sans passer à un stade supérieur c’est une impasse pour un mouvement». Plus loin dans la manifestation la rencontre de deux militant·es de Sud Rail permet d’évoquer la grève reconductible :  « c’est un sujet à l’ordre du jour dans chacune de nos assemblées générales cela le sera encore mais sous couvert de l’unité syndicale, c’est la première chose à préserver l’unité syndicale pour la décision de toute forme d’action. » En allant à la rencontre de militants de la CGT des hôpitaux, le Poing apprend que pour l’instant il n’y a pas d’assemblées générales au CHU et cette question n’est pas évoquée. Dans les prises de parole de la CGT à la fin de la manifestation cette question a été énoncée : inscrire dans la durée le mouvement, alors que le débat au Parlement est ouvert. « Cette réforme est rejetée par l’ensemble des syndicats et de la population , la seule réponse à obtenir du gouvernement c’est son retrait. Pour cela débattons  partout y compris de la grève reconductible ».

Nous en sommes à un moment d’étape dans la mobilisation. Préserver l’unité syndicale c’est bien. Gagner, c’est mieux. 


 


 

Retraites : Dans les raffineries, tous
« prêts à partir en reconductible »

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

La colère bouillonne toujours dans les raffineries des Bouches-du-Rhône, en grève ces mardi et mercredi. Cependant, les salariés ne veulent pas faire grève « par procuration ».

Marseille (Bouches-du-Rhône), envoyé spécial.

Pour eux, la mobilisation coule de source. « Vous ne trouverez pas grand monde dans les raffineries qui soit enchanté à l’idée de bosser deux ans de plus, sourit Sébastien Varagnol, de la CGT du site de Lavéra (groupe Ineos, Bouches-du-Rhône). Nous avons des métiers pénibles, avec des salariés en trois-huit, qui vivent sept ans de moins que la moyenne. Résultat, tout le monde est hostile au projet de réforme, même ceux qui ne se mobilisent pas. » Le délégué doit hausser la voix : le bruit des enceintes se mêle au mistral qui s’engouffre sur le quai du port de Marseille, et le tout est ponctué par les détonations des pétards. En cette matinée ensoleillée, le cortège syndical s’étire lentement en direction de la porte d’Aix, affichant une joie conquérante – la CGT a compté 180 000 personnes, à peine moins que lors de la journée précédente. Les premiers fumigènes montent dans le bleu éclatant du ciel.

« Les gens savent très bien que ce type de journée ne suffira pas, poursuit Sébastien. Pour faire plier le gouvernement, il faudra peser plus fort sur l’outil de travail, comme à l’automne dernier. » Forcément, le souvenir plane dans toutes les têtes : à l’époque, plusieurs raffineries de Total et ExxonMobil s’étaient mises en grève pour arracher des augmentations de salaires. On n’en est pas encore là, même si les taux de grévistes revendiqués par les raffineries du département se maintiennent à des niveaux élevés et que le mouvement reconductible s’annonce du même niveau ce mercredi. « Chez les équipes de nuit, on tournait autour de 90 % de grévistes et nous étions à 75 % ce matin, assure Fabien Cros, délégué CGT de la raffinerie Total de la Mède. Les gens se sentent très concernés par la bataille des retraites : regarde le monde qui défile aujourd’hui ! »

La volonté des salariés d’en découdre

Dans la foule, on croise Nathalie, qui travaille au CSE de LyondellBasell depuis vingt-trois ans. Issue d’un milieu populaire – son père était ouvrier dans une ancienne raffinerie BP –, elle a commencé à travailler dès 19 ans, sitôt empoché son BEP de sténo-dactylo. À 56 ans, Nathalie sait qu’elle pourra partir plus tôt, au titre du dispositif « carrière longue », mais qu’elle devra malgré tout trimer deux ans supplémentaires. « Partir à 63 ans plutôt qu’à 61, ce n’est pas la même chose, explique-t-elle. Je n’ai pas à me plaindre de mon salaire, ni de mes conditions de travail, mais à partir d’un certain âge, on fatigue quoi qu’il arrive. Les réveils sont plus difficiles, le dos commence à tirer… »

Nathalie se dit prête à se battre « jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’au retrait. Ce n’est pas la seule : la plupart des salariés que nous avons rencontrés nous ont confié leur volonté d’en découdre, à condition de ne pas monter au front tout seule. « Les gars sont prêts à partir en reconductible, mais il faut que cela suive ailleurs, résume Fabien Cros. Nous sommes souvent l’avant-garde des mouvements sociaux, ce qui veut dire qu’on se prend les attaques médiatiques les plus féroces. Les collègues en ont marre. » Délégué CGT dans la raffinerie Esso de Fos-sur-Mer, Lionel Arbiol ne dit pas autre chose : « La grève par procuration, on n’en veut plus. En 2010 (contre la réforme des retraites – NDLR), en 2016 (contre la loi travail – NDLR), le secteur s’est mobilisé très fortement. Là, nous avons besoin que tout le monde s’y mette. »


 


 

Grève reconductible le
8 mars : la proposition de Solidaires

La rédaction sur https://rapportsdeforce.fr/

Solidaires en est persuadé, pour gagner il faut une grève dure. Comment la réussir avec des manifestations très imposantes, mais des assemblées générales encore peu fréquentées et des secteurs traditionnels qui ne souhaitent pas partir en grèves seuls ? Pour résoudre l’équation, Solidaires met en débat en son sein, comme auprès de ses partenaires syndicaux, une date de départ commune en grève reconductible le 8 mars.

  

Le niveau de mobilisation et de grève du 19 et du 31 janvier a été très haut, au point, semble-t-il, d’avoir surpris un peu tout le monde. On a désormais cette troisième journée du 7, plus un samedi… Ce niveau de conflictualité est-il suffisant pour espérer faire reculer le gouvernement ? 

Murielle Guilbert : Les millions de personnes dans la rue ont eu un effet de dynamique assez incroyable. Au-delà des choix tactiques qui seront faits dans les prochains temps, cela a renforcé la capacité à se projeter dans une victoire contre cette réforme. Et ce n’est pas rien, au vu des difficultés de ces dernières années. Mais le gouvernement est parti dans sa course pour obtenir le vote de sa loi. Il joue la carte d’ignorer ces millions de personnes dans la rue. Nous pensons donc qu’il va falloir élever le niveau de conflictualité. Si on ne touche pas au fonctionnement de l’économie, le gouvernement va jouer la carte de la lassitude de la population. Il a tort : il y a un vrai mouvement de fond, et une clairvoyance sur l’injustice que constitue cette réforme. 

Simon Duteil : Le 31 janvier, on a entendu un petit discours sur la baisse de la grève dans la fonction publique, la SNCF ou de grandes entreprises. Mais les retours que l’on a, de la part de plein d’entreprises du privé ou des manifestations, c’est que beaucoup de grévistes opèrent une forme de rotation de la grève : y aller le 31, pas le 19… Les gens posent aussi des RTT, des congés. On est dans une crise sociale forte, avec l’inflation, avec des réalités tendues sur les salaires : donc perdre des jours de salaire, c’est dur. Mais la détermination est tellement forte que les gens se débrouillent pour venir. 

En outre, on dépasse le cadre des salariés traditionnels qui y participent. On a vu des auto-entrepreneurs, des petits commerçants, des artisans, des paysannes et des paysans… Ils participent à ces manifestations, mais ce ne sont pas des grévistes de fait. Ceci étant, on voit que les assemblées générales n’ont pas été très fournies. Dans les secteurs où il y en a, on n’arrive pas, globalement, à dépasser le cadre des militants et militantes. C’est dû notamment au fait que l’on est dans la période de ces grandes manifestations entraînantes : beaucoup de monde pense que l’on peut gagner comme ça. 

Or la tactique, pour Solidaires, est assez claire : depuis le début, on dit que l’on ne pourra pas gagner si l’on ne va pas vers une vraie reconductible et un blocage généralisé de l’économie. Les grandes manifestations ne suffiront pas. 

Au-delà du calendrier fixé par l’intersyndicale depuis le 10 janvier, on n’observe pas une grande poussée de la grève, y compris dans les secteurs qui ont avancé un plan de bataille comme les raffineries, l’énergie, les cheminots… La question de la reconductible est posée dans le paysage, mais il n’y a pas d’accélération concrète pour le moment. Pour quelles raisons ? 

Simon Duteil : Il y a des tentatives par certains secteurs de faire des accélérations sur janvier et février. Mais il faut voir où on en est, en 2023, dans le mouvement syndical et dans la capacité d’entraînement. Nous sommes dans une première temporalité : se redonner confiance par la mobilisation, par ces grandes manifestations. Cela fait que des gens se disent « on peut gagner », là où beaucoup partaient défaitistes. C’est aussi une histoire d’adéquation des moments. 

Du côté des secteurs que l’on dit plutôt bloquants, comme les cheminots, certains ne veulent pas être les locomotives. Ce que l’on porte chez Solidaires dans ces secteurs, et c’est le cas de Sud Rail notamment, c’est qu’il faut arrêter la grève par procuration. C’est en étant en grève toutes et tous ensemble que l’on pourra gagner. Mais cela nécessite un peu de recul par rapport à là où on en est, maintenant, dans la mobilisation. 

Murielle Guilbert : Il y a aussi le constat, y compris par ces secteurs, que les dates intersyndicales et interprofessionnelles marchent, avec un haut niveau de mobilisation, comme on n’en a jamais vu depuis dix ans. Cela change la grille de lecture dans certains secteurs, qui s’économisent aussi. Ces secteurs ont beaucoup donné dans les dernières grèves, que ce soit les raffineries dans les mobilisations autour des salaires ou les cheminots en 2019. Être à nouveau un secteur en pointe, ça signifie des situations de reconductibles très rudes.

Tout cela est en train de se mettre en place. Pour le moment, il y a une attente, une prudence, pour observer si d’autres secteurs partent et rejoignent une démarche de grève unitaire plus large. 

Simon Duteil : On ne veut pas se faire piéger par un faux rythme, qui nous enfermerait dans le fait de mettre notre énergie dans les grandes mobilisations, en s’empêchant de pouvoir construire la grève reconductible. Nous proposons donc une date qui pourrait circuler et donner confiance à tout le monde pour dire : on part en reconductible.

Ce serait autour du 8 mars. C’est une proposition, évidemment : nous ne sommes pas un état-major, qui déciderait de tout sans être au plus près de ce qu’il se passe dans les territoires, dans les secteurs. On pense qu’on va gagner, on sait qu’on va gagner, mais il faut adapter notre tactique à ce qu’il se passe sur le terrain.  

Vous proposez donc de fixer un nouveau cap de construction de la grève en mars, avec un départ en reconductible le 8 mars. Attendre quatre semaines, cela ne risque-t-il pas de faire redescendre le niveau de la mobilisation ? 

Simon Duteil : Cette proposition doit s’articuler avec le calendrier de l’intersyndicale professionnelle nationale. Il n’est pas question de rompre l’unité qui est très importante. Mais on sait aussi que cette intersyndicale n’appellera pas à des grèves reconductibles. On pense par contre qu’elle est capable d’assumer une diversité des tactiques. Notre calendrier se pose donc comme un calendrier complémentaire. 

Murielle Guilbert : Anticiper sur le 8 mars, ça ne veut pas dire qu’il ne se passera rien d’ici là.  Début mars, c’est la sortie des vacances scolaires. Ça laisse aussi le temps aux militants d’aller encore convaincre. Notre proposition est faite pour sortir de ce moment un peu attentiste, où chacun regarde l’autre. Et en même temps, on ne souhaite pas décréter de mouvement hors sol. Il y a des endroits où les salariés ne savent pas à quoi sert une AG. Il y a aussi des générations qui ne pensent pas forcément que la grève reconductible est une manière de sortir gagnants du conflit. 

Le 8 mars, c’est la journée internationale des droits des femmes : or, on sait que la question des femmes est centrale dans cette réforme. Celle-ci va fortement leur nuire, contrairement à ce que prétend Élisabeth Borne. On sait aussi que la manifestation du 8 mars 2020 a été la plus importante justement parce qu’on sortait de longs mois de mobilisation contre la réforme des retraites. Notre souhait, c’est que le 8 mars 2023 fasse entièrement partie du calendrier de la bataille contre la réforme des retraites.

On sait que la FSU et la CGT ont l’habitude de construire le 8 mars à nos côtés. Pour le reste, on n’a pas les contours de leur positionnement. Cette semaine est de toute façon très importante. À la fin, on aura une sorte de bilan global de là où on en est. 

Simon Duteuil : Il est possible que pendant trois semaines, la mobilisation soit moins sur le devant de la scène, qu’il y ait moins de monde en manifestation que le 31 janvier. Mais cela ne va pas empêcher les marches, les meetings, les collages… Économiser sur la grève, c’est se donner les moyens de la réussir au moment où il faudra partir tous ensemble. 

Il faut aussi garder en tête que si une accélération arrive dans les jours prochains, on ne s’interdit pas d’accélérer aussi, comme on l’a fait en octobre sur les salaires.

  publié le 7 février 2023

Direct 7 février.
400 000 manifestants à Paris,
les Rosies arrêtées,
la CGT appelle à intensifier le mouvement

sur www.humanite.fr

L'ESSENTIEL

  • Après avoir rassemblé deux millions de personnes le 19 janvier, puis 2,8 millions de manifestants le 31 janvier, une nouvelle journée de mobilisation se déroule ce mardi 7 février, avant une autre manifestation cette fois le samedi 11 février.

  • La manifestation a réuni 400 000 manifestants à Paris, selon la CGT. Soit un chiffre comparable à la première journée de mobilisations du 19 janvier 2023.

  • Ce matin, une trentaine d’activistes et Rosies d’Attac ont organisé une action aux portes de l’Assemblée nationale, pour dénoncer la réforme. Suite à cette action, 9 militant.es sont en gardes à vue, dont deux porte-paroles d’Attac : Lou Chesné et Youlie Yamomoto.


 

Une mobilisation comparable au 19 janvier selon la CGT

Il y a à Paris 400.000 manifestants, selon la CGT. Soit un chiffre comparable à la première journée de mobilisations du 19 janvier 2023, qui s'était soldée selon les organisations syndicales par un total, sur toute la France, de deux millions environ de manifestants.


 

Inaki Echaniz, un député facétieux...

Le député PS  des Pyrénées-Atlantiques Inaki Echaniz a posé à l'actuel ministre du Travail Olivier Dussopt une question d'actualité sur la réforme des retraites. Olivier Dussopt ne s'est pas aperçu en répondant que mot pour mot, cette question, pour critiquer une réforme des retraites, il l'avait lui-même posée quand il était député PS le 4 mai 2010... 

vidéo : https://twitter.com/i/status/1622972139191119872

Je remercie @olivierdussopt d’avoir répondu à la question qu’il avait lui-même posé le 4 mai 2010 à @ericwoerth ministre en charge de la #ReformeDesRetraites de @NicolasSarkozy   Depuis, il a retourné sa veste pour devenir ministre de la casse sociale et de l’impôt sur la vie !

Vidéo : https://twitter.com/i/status/1622984948062777344


 

Les Rosies embarquées après avoir dansé devant l'Assemblée

La présidente de l'Assemblée nationale, Yael Braun-Pivet, a confirmé que des militantes du célèbre collectif féministe "Les Rosies" avait été arrêtées après avoir mené une action symbolique contre la réforme des retraites, devant le palais Bourbon. Les forces de sécurité leur reprochent des dégradations sur la statue de la loi et sur une porte de l'Assemblée. 

Vêtues de leur célèbre bleu de travail, les Rosies ont dansé et chanté "Nous on veut vivre", leur habituelle performance artistique qu'elles déploient lors des manifestations contre le projet gouvernemental de recul de l'âge légal de départ à 64 ans. Les militants d'Attac en ont profité pour déployé une chasuble géante bleue sur la statue qui a alors arboré un "64 ans, c'est non". Des "60 ans" ont de même été inscrits au sol.

Lors d'une conférence de presse, ce mardi matin, Yael Braun-Pivet a dénoncé des "pressions" et "intimidations inqualifiables" contre des députés des groupes Renaissance et Rassemblement national en marge des débats sur les retraites.  Lundi, "c'est la présidente de la Commission des Affaires sociales (Fadila Khattabi, Renaissance) qui recevait une lettre particulièrement odieuse d'insultes racistes et de menaces contre elle et contre sa famille", a d'abord cité la présidente (Renaissance) de l'Assemblée. Avant de déplorer "des appels téléphoniques malveillants qui ont été adressés à certains membres de cette Assemblée", notamment des messages vocaux reçus lundi par des députées du Rassemblement national, prétendant qu'un membre de leur famille était hospitalisé. Dans un second temps, la locataire du "perchoir" a poursuivi son propos en citant les inscriptions sur l'Assemblée et "des individus" interpelés.

Dans un communiqué, Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac et co-fondatrice des Rosies explique l'action matinale : « L’étude d’impact du gouvernement démontre elle-même que la réforme va pénaliser plus sévèrement les femmes, qui perçoivent une pension inférieure de 40% en moyenne par rapport aux hommes. Or le projet ne prévoit aucun dispositif pour compenser cette situation. L’impact sur les femmes constitue une injustice majeure de cette réforme. C’est cette question que les Rosies soulèvent par leurs chansons chorégraphiées, qui ont vocation à servir de levier de mobilisation pour faire barrage à cette réforme. »


 

La CGT appelle à intensifier le mouvement

Avant que ne démarre le défilé parisien, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez appelle à des grèves "plus dures, plus nombreuses, plus massives". Si le gouvernement persiste à ne pas écouter, forcément il faudra monter d'un cran", a-t-il déclaré, se montrant par ailleurs optimiste sur la participation à la troisième journée de grèves et de manifestation à l'appel des syndicats, avec des chiffres montrant "qu'on est au niveau du 19 si ce n'est plus". A ses côtés, Laurent Berger (CFDT) a jugé que ce serait "une folie démocratique de rester sourd" à la contestation de la réforme.


 

Pour Martinez, "Macron joue avec le feu"

Le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez a dénoncé mardi "l'ego surdimensionné" d'Emmanuel Macron, accusé par le leader syndical de vouloir faire passer la réforme des retraites à tout prix avec le risque que le RN "prenne l'Elysée" en 2027.

"On a à faire à un président de la République, parce que c'est lui qui est au coeur de tout ça, qui veut par ego surdimensionné montrer que lui, il est capable de faire passer une réforme. Quel que soit l'avis de l'opinion publique, quel que soit l'avis des citoyens et c'est dangereux de raisonner comme ça", a déclaré M. Martinez sur RTL à l'occasion de la troisième journée de mobilisation contre la réforme des retraites.

"Le président de la République joue avec le feu", a affirmé le N.1 de la CGT.

Il a appelé l'exécutif et les députés qui ont commencé lundi l'examen du texte à l'Assemblée nationale à "écouter le peuple" au risque d'aller au devant de déconvenues démocratiques.

"Si on est élu, une fois qu'on est élu, on fait ce qu'on veut et on écoute plus, forcément, il ne faut pas s'étonner premièrement, de l'abstention et puis du risque que dans quelques années, pas si longtemps que ça, ça soit le Rassemblement national qui prenne les clés d'Élysée", a fait valoir Philippe Martinez.


 

Macron a un message pour les manifestants

Le député Renaissance proche d'Emmanuel Macron, Marc Ferracci a assuré mardi que "la détermination va rester" du côté de la majorité présidentielle pour faire passer le texte sur la réforme des retraites malgré la nouvelle journée de mobilisation à l'appel de l'ensemble des syndicats. "On n'a pas été élus pour gérer les affaires courantes pendant 4 ans", assure le député.

Répétant souhaiter "ardemment" que le texte soit adopté sans passage par l'article 49.3 (qui permet une adoption sans vote sauf motion de censure), il a estimé que "si on n'arrive pas à dégager une majorité sur un texte aussi important, il faut se poser la question d'en chercher une autre"


 

4.500 MW de baisses de production d'électricité dans les centrales d'EDF

Les grévistes d'EDF ont procédé entre lundi et mardi à des baisses de production d'électricité de près de 4.500 MW, soit l'équivalent de plus de quatre réacteurs nucléaires, mais sans provoquer de coupures, pour s'opposer au projet de réforme des retraites, a-t-on appris auprès de la CGT et du site internet d'EDF.

Plusieurs centrales nucléaires, comme celle de Paluel (Seine-Maritime) et de Dampierre (Loiret), mais aussi la centrale à charbon de Cordemais (Loire-Atlantique) ou la centrale thermique de Martigues (Bouches-du-Rhône) étaient touchées, avec "de forts taux de grévistes" et des "filtrages à l'entrée des sites", selon Fabrice Coudour, secrétaire fédéral de la FNME-CGT.

  publié le 7 février 2023

Contre le Parlement européen, l’ambassadeur français vole au secours du Maroc

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Dans un climat de vives tensions autour des ingérences étrangères au Parlement de Strasbourg, le représentant de la France à Rabat estime que la résolution des eurodéputés qui demande au Maroc de respecter la liberté d’expression « n’engage aucunement la France ».  

PourPour une présidence française qui a fait de son engagement pro-européen l’une de ses marques de fabrique, la sortie de l’ambassadeur français au Maroc, en fin de semaine dernière, a de quoi sidérer. En poste depuis décembre 2022 à peine, Christophe Lecourtier a fait savoir, à la une de l’hebdomadaire marocain Tel Quel publié le 3 février, qu’une résolution critique du Maroc en matière de droits humains, adoptée au Parlement de Strasbourg il y a quelques semaines, « n’engage aucunement la France ».

« Nous, on est comptables des décisions des autorités françaises, le Parlement européen est loin de notre autorité, ce sont des personnalités qui ont été élues. On y trouve une diversité de groupes et de courants d’idées », avance le diplomate, qui insiste : « Le gouvernement français ne peut pas être tenu pour responsable des eurodéputés. »

D’un point de vue technique, Christophe Lecourtier n’a pas tort : ce sont bien des eurodéputé·es qui ont voté ce texte, et pas les capitales de l’UE, représentées, à Bruxelles, par une autre institution, le Conseil. Surtout, ces résolutions sur les droits humains ne sont pas contraignantes, d’un point de vue juridique.

D’un point de vue politique, c’est une tout autre histoire. D’abord parce que cela revient, pour Paris, à prendre ses distances avec une résolution qui défend la liberté d’expression et des médias dans un pays qui la met à mal. Ensuite parce qu’au Parlement européen, toute la délégation Renaissance, à commencer par Stéphane Séjourné, très proche conseiller d’Emmanuel Macron, a bien voté ce texte sans ciller - on pensait donc jusqu’alors qu’il s’agissait bien de la position française.

Joint dimanche matin par Mediapart, le porte-parolat du Quai d’Orsay n’avait pas encore, au moment de la publication de cet article lundi, répondu à nos sollicitations, pour commenter les déclarations de celui qui fut par le passé ambassadeur de France en Australie, avant de prendre la tête en 2017 de Business France, en remplacement de l’ancienne ministre Murielle Pénicaud.

Une résolution adoptée à une large majorité, sans les socialistes espagnols

De quelle résolution est-il question ? Le texte a été adopté le 19 janvier à Strasbourg. Si les eurodéputé·es ont l’habitude de voter des résolutions critiques des violations de droits humains un peu partout sur la planète, c’était, en ce qui concerne le Maroc, une première depuis 27 ans (et ce, même si des textes condamnant la politique migratoire du royaume ont été votés plus récemment à Strasbourg).

Le Parlement a exhorté Rabat à respecter la liberté d’expression et de la presse et plaidé pour une libération provisoire immédiate de journalistes emprisonnés, dont Omar Radi. À l’initiative du groupe des Verts, un amendement avait été ajouté au texte : il demande de bloquer l’accès au Parlement à des représentant·es du Maroc, sur le modèle de ce qui a déjà été décidé pour le Qatar, en réaction au scandale d’ingérence supposé du Qatar et du Maroc dans l’UE.

Cette résolution avait été adoptée à une large majorité (356 voix pour, 32 contre, 42 abstentions), dans un hémicycle peu fourni en raison du refus du premier groupe (la droite du PPE) de voter des résolutions d’urgence, depuis les premières révélations sur le « QatarGate ». Du côté français, une majorité des élu·es prenant part au vote a soutenu le texte, y compris, donc, la délégation Renaissance.

Ce jour de janvier, ce sont les socialistes espagnols, au pouvoir à Madrid, qui s’étaient fait remarquer en s’opposant au texte (tout comme des député·es français du RN et de Reconquête!). Ce qu’avait assumé sans ciller le chef du gouvernement, Pedro Sánchez, jugeant, en marge du sommet franco-espagnol de Barcelone le 19 janvier, que son parti, le PSOE, ne « partage[ait] pas certains éléments » de la résolution, sans être plus précis.

Dans son ensemble, cette résolution marquait un durcissement de la position du Parlement. Une courte majorité d’élu·es était déjà parvenue, mi-décembre, à épargner le Maroc pour mieux critiquer le Qatar, sur fond de divisions, à l’époque, de la délégation macroniste sur le sujet.

Rabat dénonce le « harcèlement » du Parlement européen et des « machinations »

Ce vote d’un texte pourtant non contraignant a suscité l’ire de Rabat. Dès le 23 janvier, les parlementaires marocains disaient, dans une résolution, avoir enregistré « avec beaucoup de surprise et de ressentiment cette recommandation qui a mis à mort la confiance entre les institutions législatives marocaines et européennes », sur fond d’une « campagne tendancieuse qui cible le royaume ».

De son côté, un parlementaire marocain, Lahcen Haddad, est allé jusqu’à dénoncer « l’État profond français » qui serait à l’origine de cette résolution du Parlement européen, s’inquiétant de voir qu’« un proche de la présidence française », en l’occurrence Stéphane Séjourné, en ait été « l’un des architectes ».

Ces passes d’armes entre Strasbourg, Paris et Rabat intervenaient quelques jours après la visite officielle au Maroc de Josep Borrell. Dans un contexte déjà tendu par les révélations du « QatarGate », le chef de la diplomatie de l’UE avait prévenu lors d’un point presse à Rabat qu’« il ne peut y avoir d’impunité pour la corruption – tolérance zéro ».

De son côté, le ministre marocain des affaires étrangères, Nasser Bourita, avait dénoncé le « harcèlement » du Parlement européen, parlant de « machinations » et d’une « volonté de nuire » au partenariat UE-Maroc.

La sortie de l’ambassadeur français au Maroc s’inscrit dans ces turbulences, et alors que la perspective d’une visite d’État d’Emmanuel Macron, un temps annoncée en tout début d’année, semble s’être éloignée. Les tensions avec Paris, qu’essaient manifestement d’atténuer l’ambassadeur, contrastent, de fait, avec l’attitude très conciliante de Madrid.

Pedro Sánchez s’est rendu au Maroc pour une spectaculaire visite d’État la semaine dernière, flanqué de douze ministres (mais pas un seul de son partenaire de coalition Unidas Podemos, de la gauche radicale), afin d’ancrer un « partenariat stratégique ».

C’était un épisode prévisible, après le tournant diplomatique espagnol de mars 2022, lorsque Madrid a accepté de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, ce territoire du Nord-Ouest africain, frontalier de la Mauritanie, annexé en 1975 par le Maroc. Mais la presse conservatrice à Madrid n’a pas manqué de dénoncer une « soumission inexplicable » de l’Espagne vis-à-vis du Maroc, durant cette visite.

Le scandale Pegasus aussi en arrière-plan

Sans surprise, la question particulièrement sensible de la souveraineté du Sahara occidental, l’un des derniers conflits postcoloniaux encore pendants devant les Nations unies, est un fil rouge des tensions entre Marocains et Européens. Elle semble être au cœur de l’enquête menée par les enquêteurs belges depuis l’été 2022 sur ce qui s’appelle désormais le « QatarGate » et le « MarocGate », puisque la supposée ingérence du Maroc dans l’hémicycle aurait servi à influencer des votes sur le Sahara occidental.

Le Maroc est aussi dans le viseur des eurodéputé·es via la commission d’enquête lancée au printemps 2022 sur le recours au logiciel d’espionnage Pegasus. À l’été 2021, des médias avaient révélé des écoutes d’Emmanuel Macron pour le compte du Maroc.

En Espagne, une ancienne ministre des affaires étrangères, Arancha González Laya, avait accusé Rabat, en juin 2021, d’avoir fait écouter son téléphone portable, et celui du chef du gouvernement, Pedro Sánchez.

C’est dans ce contexte particulièrement houleux qu’une enquête interne a été ouverte à BFMTV, première chaîne d’info de France, en raison de soupçons visant Rachid M’Barki. Ce présentateur des journaux de la nuit avait notamment lancé un sujet, qui n’avait pas été validé par la rédaction en chef, en parlant du « Sahara marocain » au sujet du Sahara occidental, nourrissant des spéculations, là encore, sur une forme d’ingérence extérieure.

publié le 6 février 2023

Royaume-Uni :
grève record des soignants

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Après une journée de grève massive dans l’éducation le 1er février au Royaume-Uni, c’est au tour des infirmières et des ambulanciers de se mobiliser ce 6 février pour exiger des augmentations de salaire. Avec plusieurs dizaines de milliers de grévistes, la journée est d’ores et déjà considérée par les syndicats comme historique.

A en croire les syndicats, Unite, GMB et Royal College of Nursing (RCN), le Royaume-Uni vient de vivre, ce lundi 6 février, « la mobilisation la plus massive de l’histoire du National Health Service (NHS) », le système public de santé britannique. Des dizaines de milliers d’infirmiers et d’ambulanciers, principalement anglais, sont entrés en grève. Ils et elles demandent des augmentations de salaire permettant de faire face aux 10,5% d’inflation. Or pour l’heure, seule une augmentation de 4% leur a été proposée.

Les journées de grève dans ce secteur sont rares, notamment à cause des règles d’encadrement du droit de grève au Royaume-Uni. « Pour les secteurs clés de l’économie comme les transports ou de la santé, le seuil pour passer à l’action est élevé, puisqu’il faut que 40 % du corps électoral vote pour la grève », rappelait l’universitaire Marc Lenormand dans une interview à Rapports de Force fin août.

Une longue séquence de grève interprofessionnelle

Or, depuis la mi-décembre les grèves s’enchainent dans la santé. A noter : ce lundi 6 janvier c’est la première fois qu’infirmières et ambulanciers cessent de travailler le même jour, ce qui va entraîner d’importantes perturbations dans les hôpitaux, déjà dans une situation très préoccupante. Selon le directeur de NHS Providers, Julian Hartley, environ 88 000 rendez-vous médicaux ont déjà été annulés en raison des grèves.

« Si quelqu’un met [la vie des patients] en danger, c’est ce gouvernement ! 500 personnes meurent chaque semaine à cause du manque d’ambulances. Et il manque 130 000 personnels au NHS, c’est comme s’il y avait grève tous les jours ! », a réagi la syndicaliste Sharon Graham auprès du journal Le Monde.

La mobilisation du jour est à replacer dans un contexte plus général de forte de grève dans les services publics au Royaume-Uni depuis plusieurs mois. Le 1 février, « pour la première fois depuis 12 ans, la quasi-totalité du système éducatif s’est arrêté : 85% des écoles étaient concernées, de la maternelle à l’université », rappelle la CGT, soutien attentif du mouvement, dans un communiqué confédéral. En grève également le jeudi 2 février : « la fonction publique et une partie des transports et des trains », continue la CGT. La semaine prochaines, les cheminots, les postiers et les douaniers ont également prévu une journée de grève. Ces mouvements sociaux ne sont pas nouveaux. Dès la fin de l’été, les salariés britanniques des postes, des ports ou encore de l’industrie s’étaient massivement mis en grève pour leurs salaires.


 

  publié le 6 février 2023

Derrière la réforme,
un enjeu de civilisation

Emilio Meslet et iego Chauvet sur www.humanite.fr

Retraite Le projet de loi arrive ce 6 février à l'Assemblée nationale. Deux visions s'affrontent. En décidant d’augmenter l’âge légal de départ à 64 ans, le gouvernement se met, une fois de plus, au service du capital. À l’inverse, la gauche entend promouvoir une société où travailler moins permet de travailler mieux. Analyse

Sortir la tête des lignes de comptes, des tableurs Excel et de la gestion des recettes et des dépenses dans lesquels les libéraux veulent enfermer le débat qui s’ouvre à l’Assemblée nationale ce lundi. Au-delà du sujet crucial de son financement, le thème des retraites devrait impliquer un questionnement autrement plus large que les seules vues budgétaires de la Macronie. Chaque député, comme chacun des Français, est confronté à un choix de société, voire de civilisation. D’un côté, le projet de faire travailler toujours plus au nom d’une compétitivité économique insatiable. De l’autre, celui d’élargir le temps libre hors marché pour permettre l’émancipation.

60, 62, 64, 65, 67 ans… Derrière le recul ou l’avancée de l’âge légal de départ à la retraite, il n’est pas seulement question de l’équilibre financier de la branche retraite de la Sécurité sociale. Toute l’organisation sociale est interrogée, à commencer par le travail. « Emmanuel Macron et la classe dominante veulent nous enfermer comme des hamsters dans la cage de la production-consommation, prisonniers des marchés et des supermarchés ! » tance l’insoumis François Ruffin. Or le sens de l’histoire, poussé par les mouvements ouvriers depuis des décennies, a toujours été, notamment grâce à la hausse continue de la productivité, de « libérer du temps hors travail, et de le rendre le plus émancipateur possible », rappelle Ian Brossat, porte-parole communiste. « C’est l’un des enjeux de la bataille en cours : permettre à tous d’avoir accès à un travail et de l’exercer moins longtemps », résume-t-il, en écho à la proposition d’une large partie de la gauche, dont le PCF, de passer aux 32 heures hebdomadaires au lieu des 35 heures actuelles.

Intuitivement, on pourrait penser que, au fil des ans, la pénibilité s’est réduite grâce à la robotique, au numérique et surtout aux gains de productivité. « C’est faux, répond François Ruffin. En 1984, 12 % des salariés subissaient une triple contrainte physique. Aujourd’hui, le chiffre atteint 34 %. À l’époque, 6 % subissaient une triple contrainte psychique contre 35 % aujourd’hui. » D’où la nécessité d’une retraite qui n’empiète pas sur les années en bonne santé dans ce nouvel âge de la vie qu’est l’après-travail.

Faire le choix de l’augmentation du temps de travail plutôt que de le partager pour mieux le répartir, c’est faire le choix du chômage, notamment pour les plus jeunes et les plus vieux. De la précarité, en particulier pour les femmes, et de la pénibilité pour les plus pauvres. Et c’est aussi « cornériser » les non-salariés dans un statut d’ « inactif », comme s’ils étaient peu « utiles » à la vie de la cité. Comme si seule la production issue du « marché du travail » était vertueuse.

Un système de solidarité par répartition, hors des griffes de la capitalisation privée

« On imagine encore que les retraités seraient, comme au XIXe  siècle, des vieillards qui touchent leur retraite comme une pension d’invalidité », pointe le député PS Arthur Delaporte, également historien. « La retraite est une conquête récente sur la vie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’opère la bascule vers la valorisation d’autres formes d’activités qui sont un apport indéniable à la société », poursuit-il. L’élu appelle à protéger ce « bijou qui permet de profiter de la vie sans être réduit à l’extrême pauvreté », bâti par le ministre communiste du Travail d’alors, Ambroise Croizat.

Un précieux système de solidarité par répartition, hors des griffes de la capitalisation privée, qui autorise le repos et les loisirs. « Le temps libre, c’est le temps de la vie, non pas inactive, mais dont on dispose soi-même, où l’on décide de ce que l’on va faire. Vivre, aimer, s’occuper des siens, lire de la poésie, faire de la peinture, chanter ou ne rien faire », explique Jean-Luc Mélenchon.

Preuve que la retraite n’est pas synonyme de mise en retrait du monde : 40 % des maires et 50 % des présidents d’association ne sont plus des travailleurs. Les grands-parents, en France, cumulent par ailleurs près de 23 millions d’heures de garde d’enfants, soit l’équivalent de 650 000 emplois à plein-temps, d’après le réseau Silver Valley. Reculer l’âge légal de départ de deux années reviendrait à bouleverser cet écosystème. « Il y a un profond désir populaire de l’a-capitalisme, pense François Ruffin. Quand on s’occupe des gamins au foot ou du comité des fêtes, on n’attend pas d’être rémunéré mais on sort ce temps de la concurrence et du marché. » D’autant plus que rien ne dit que les futurs retraités s’engageront davantage après leurs deux années supplémentaires à trimer, la réforme rognant leurs années en bonne santé.

Les responsables de gauche voient donc dans les desseins de l’exécutif un « impôt sur la vie » visant à ne surtout pas bouleverser l’actuelle répartition des richesses. La réforme « répond à une logique de lutte des classes et à une volonté du capital d’élargir son emprise sans fin », assure Ian Brossat. Elle « prélève sur les corps des plus précaires de quoi financer les exonérations de cotisations », selon Arthur Delaporte, qui alerte sur le fait que « le rallongement de la durée de travail va plus vite que l’augmentation de l’espérance de vie ». Pour le député communiste Pierre Dharréville, un « choix très simple » s’offre au pays : « S’occuper soit du capital, soit du travail.» Les gouvernants ont choisi, continue-t-il, « de faire casquer les salariés, et très fort. À l’un, on distribue les milliards ; aux autres, on vole des années de retraite. »

« Une taxe de 2 % sur la fortune des milliardaires français rapporterait 12 milliards »

« La retraite à 64 ans, c’est une réforme du partage de la valeur au détriment du travail. Plus vous augmentez le chômage (une des conséquences de la réforme – NDLR), plus vous faites pression sur les salaires », attaque Aurélie Trouvé, parlementaire insoumise et économiste. À l’inverse, avancer l’âge légal de départ à la retraite, par exemple à 60 ans, c’est reprendre une partie de la valeur ajoutée qui est allée dans les poches des actionnaires plutôt que des salariés.

La gauche propose d’inverser le rapport de forces, qui voit le capital grignoter, année après année, du terrain sur le travail. La Nupes suggère de le ponctionner pour abonder le salaire socialisé/différé/continué (c’est selon). « Une taxe de 2 % sur la fortune des milliardaires français rapporterait 12 milliards à notre système de retraite, exactement la somme que le gouvernement prétend économiser », met sur la table Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. « Et un relèvement de 0,8 % sur les cotisations salariales, ajoute par ailleurs la députée écologiste Sandra Regol à la liste des propositions. En commission, le gouvernement a tout balayé. » Car l’exécutif a déjà choisi son modèle de société, où l’on doit travailler toujours plus, au mépris des limites planétaires et des corps de travailleurs.

publié le 5 février 2023

Mobilisons-nous ce mardi 7 et

samedi 11 février pour dire

non à la réforme des retraites

https://r.newsletter.cgt.fr/

Rejoindre la lutte

 

Même pas peur” a rétorqué le gouvernement à la levée en masse des 2,8 millions de manifestant·es le 31 janvier. Un moyen de se rassurer ? Une astuce pour décourager la contestation ? Un peu des deux probablement.

Le gouvernement est borné.

Faire l’autruche n’est jamais bon signe. La méthode “circulez, il n’y a rien à voir” est un pari risqué. Derrière le discours de fermeté, les faux airs de sérénité et les provocations se cache une certaine fébrilité.

L’ampleur de la contestation met en échec la stratégie gouvernementale.

La pression augmente. Le pouvoir reste sourd, mais tout le monde ne chante plus à l’unisson. Le doute s’installe dans le camp des pourfendeurs de la réforme. Pas sur le fond, mais sur le passage en force.

À défaut d’être entendue, la mobilisation ne peut être étouffée.

La puissance et l’enracinement géographique de la contestation dans les territoires souligne l’élargissement du mouvement au-delà des “bastions” syndicaux.

La balle est dans notre camp.

Alors que 60% des Français·es déclarent comprendre le blocage par la grève pour faire capoter le projet, sur le terrain, les militant·es de la CGT s’emploient à convaincre du rôle que chacun·e peut jouer dans cette bataille.

 

C’est l’enjeu pour gagner le succès des deux prochaines journées de mobilisation les 7 et 11 février et mettre en échec le projet du gouvernement.

 

  publié le 5 février 2023

Israël-Palestine : 
le grand silence de Macron

René Backmann sur www.mediapart.fr

Encore une fois, Emmanuel Macron a manqué l’occasion de faire observer au premier ministre israélien Benyamin Netanyahou que tout le monde n’approuve pas son alliance avec l’extrême droite raciste, son refus de négocier avec les Palestiniens, ses projets d’annexion et l’orientation autoritaire qu’il entend donner à l’État d’Israël.

AbbaAbba Eban, politicien travailliste israélien qui fut, de 1966 à 1974, ministre des affaires étrangères de son pays, avait, paraît-il, l’habitude de dire que « les Palestiniens ne manquent jamais une occasion de manquer une occasion ».

Dans les relations franco-israéliennes, la même formule pourrait s’appliquer à Emmanuel Macron. Car le président français ne manque jamais une occasion de manquer l’occasion de dire au premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ce qu’il devrait entendre de la bouche d’un chef d’État ami d’Israël. D’un chef d’État parlant au nom de la France, attaché – en principe – au respect des droits humains et du droit international, et en particulier des résolutions des Nations unies et des Conventions de Genève.

On avait déjà pu le déplorer en novembre lorsque Emmanuel Macron avait été l’un des premiers à féliciter Netanyahou pour sa victoire sans le mettre en garde sur les périls que représentait, pour la démocratie israélienne, pour les perspectives de paix avec les Palestiniens, et donc pour les relations entre Israël et ses amis, son alliance avec l’extrême droite suprémaciste.

Une visite très discrète

C’est encore ce qu’on a pu constater jeudi lors de la visite à Paris du premier ministre israélien, désormais chef du gouvernement et de la coalition les plus à droite, les plus religieux et les plus racistes de l’histoire de l’État d’Israël.

Improvisée à l’initiative de Benyamin Netanyahou, cette visite très discrète a été organisée au lendemain de l’attentat qui a fait sept morts, le 27 janvier, à proximité d’une synagogue non pas de Jérusalem, mais de Neve Yaacov, une colonie en majeure partie peuplée de religieux, à la périphérie de la ville. Attentat qui faisait suite à un raid lancé la veille par l’armée israélienne dans la ville palestinienne de Jénine, au cours duquel dix Palestiniens avaient été tués.

Cette opération, la plus meurtrière depuis 20 ans en Cisjordanie, arrivait au terme d’un mois au cours duquel au moins 29 Palestiniens – un par jour – avaient été tués par l’armée israélienne. Au cours d’une conversation téléphonique avec le premier ministre israélien deux jours après l’attaque de Neve Yaacov, Macron avait « condamné cet attentat abject ».

Il a de nouveau fait part à Benyamin Netanyahou, lors du « diner de travail » donné jeudi à l’Élysée, de la « solidarité pleine et entière de la France, après l’attaque ignoble » à proximité de la synagogue. Il a aussi, selon le communiqué publié vendredi par la présidence, « rappelé l’importance d’éviter toute mesure susceptible d’alimenter l’engrenage de la violence qui a déjà fait trop de victimes innocentes parmi les civils palestiniens et israéliens ».

En fait, selon le centre israélien des droits de l’homme B’Tselem, les forces israéliennes ont tué en 2022, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, 146 Palestiniens (le bilan le plus lourd depuis 2004), dont cinq femmes, 34 enfants (le plus jeune avait 12 ans) et sept hommes de plus de 50 ans (le plus âgé avait 78 ans). Huit Palestiniens ont été tués dans des « incidents » où des soldats et des civils israéliens armés étaient impliqués, et 32 autres ont trouvé la mort dans la bande de Gaza.

Du côté israélien, 17 civils et 4 membres des forces de sécurité ont été tués en 2022.

Un silence choquant

Sur les « mesures susceptibles d’alimenter l’engrenage de la violence » qu’il importe aujourd’hui d’éviter, Emmanuel Macron s’est montré très discret. Le communiqué de l’Élysée rappelle l’opposition de la France « à la poursuite de la colonisation, qui sape les perspectives d’un futur État palestinien autant que les espoirs de paix et de sécurité pour Israël ». Rappel utile au moment où les statistiques officielles israéliennes révèlent que le nombre des colons atteint le demi-million en Cisjordanie – une progression de 16 % en cinq ans – et dépasse 200 000 à Jérusalem-Est.

Mais discours aussi rituel que vain, qui relève de l’incantation quand il n’est accompagné d’aucun rappel du droit et d’aucune proposition ou menace de sanction. Et quand il « oublie » de mentionner l’occupation militaire des territoires palestiniens, laquelle permet cette « poursuite de la colonisation ».

Le silence d’Emmanuel Macron sur ces points, aussi bien dans les propos tenus à table face au premier ministre et rapportés par les témoins que dans les communiqués officiels, est d’autant plus choquant – voire inacceptable pour les Palestiniens – que l’occupation, la colonisation et l’annexion des territoires palestiniens sont au cœur du programme politique de la coalition au pouvoir. Et constituent le ciment de l’alliance conclue entre Netanyahou et ses deux alliés de l’extrême droite nationaliste et religieuse, Itamar Ben-Gvir, aujourd’hui ministre de la sécurité, et Bezalel Smotrich, ministre des finances, partenaires indispensables de son projet de réforme de la justice.

Essentiellement destiné à permettre au premier ministre, poursuivi pour « corruption », « fraude » et « abus de confiance », d’échapper à ses juges, cette réforme menace de détruire le pouvoir de la Cour suprême, unique contre-pouvoir institutionnel du gouvernement. Le danger que constitue cette réforme pour le maintien de l’État de droit et de la démocratie est à l’origine des manifestations massives et des protestations d’économistes, de juristes qui se multiplient dans le pays depuis un mois.

Lors de sa visite en Israël et dans les territoires palestiniens, il y a une semaine, le secrétaire d’État américain Antony Blinken n’a pas hésité, lors de la conférence de presse tenue aux côtés de Netanyahou, visiblement crispé et mal à l’aise, à rappeler que « les relations entre les États-Unis et Israël sont fondées sur des intérêts et des valeurs partagées : les principes fondamentaux et les institutions de la démocratie, le respect des droits humains, une justice égale pour tous, des droits égaux pour les groupes minoritaires, le règne de la loi, une presse libre et une robuste société civile ».

En d’autres termes, si ces principes sont bafoués, nos relations ne pourront pas ne pas en être affectées. Il avait aussi souligné, à l’intention du puissant clan des colons au sein de la coalition, « l’opposition des États-Unis au développement des colonies, aux projets d’annexion, aux démolitions et au changement de statut des Lieux saints ». Et en réponse aux ennemis de la solution à deux États qui entourent Netanyahou, il avait tenu à répéter que « le président Biden reste convaincu que pour que les Palestiniens et les Israéliens puissent bénéficier de manière égale de la sécurité, de la liberté, de la justice, de la confiance dans l’avenir et de la dignité auxquelles ils ont droit, il n’y pas d’autre moyen que de mettre en œuvre notre vision : deux États pour deux peuples ».

Emmanuel Macron, pour des raisons obscures, car jusqu’à présent sa stratégie diplomatique au Proche-Orient n’a pas débouché sur des succès spectaculaires ni permis des percées historiques, a choisi de continuer à ménager le premier ministre israélien.

Alors que Netanyahou n’a toujours pas été invité à Washington depuis qu’il a repris la tête du gouvernement et que son voyage aux Émirats a été reporté (ce devait être, symboliquement, la première visite à l’étranger de son nouveau mandat), c’est donc pour Paris qu’il s’est envolé. Peut-être, avance un diplomate israélien qui se dit « effaré par les embardées idéologiques » de son premier ministre, « parce que Macron a un tel désir ou besoin d’exister sur la scène internationale qu’il est prêt à accueillir n’importe qui ».

Selon Le Monde, le président français aurait, au cours du dîner, « exprimé sans détour ses craintes face à la réforme de la justice voulue par Netanyahou et ses partenaires du gouvernement ». Il aurait aussi mis en garde contre une évolution institutionnelle qui « dégagerait Israël d’une conception commune de la démocratie ».

Mais de cela il n’est pas question dans le communiqué officiel de l’Élysée. Non plus que d’autres sujets qui auraient pu fâcher, comme les punitions collectives contre les Palestiniens, l’expulsion récente de l’avocat franco-palestinien Salah Hammouri ou le refus d’ouvrir une enquête crédible sur les conditions de la mort de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh, tuée par l’armée israélienne à Jénine en mai 2022 – enquête qu’Emmanuel Macron avait demandée au premier ministre israélien du moment, Naftali Bennett.

Il y aura bientôt vingt ans, le ministre des affaires étrangères français Dominique de Villepin prononçait devant le Conseil de sécurité un discours vibrant pour expliquer l’opposition de la France à l’intervention militaire internationale contre l’Irak. Il invoquait alors le « vieux pays, la France », au nom duquel il s’exprimait, « debout face à l’histoire et devant les hommes ».

Aujourd’hui, le jeune président de ce vieux pays reçoit à sa table un politicien corrompu et cynique qui a déjà transformé l’État des rescapés du génocide en un régime d’apartheid, et qui s’apprête à détruire ce qu’il reste des institutions démocratiques d’Israël pour échapper à la justice.  


 

 

 

Lettre ouverte au Président de la République concernant la venue officielle du Premier ministre israélien

sur https://www.france-palestine.org

par Bertrand Heilbronn, Président de l’Association France Palestine Solidarité

Le 1er février 2023,

Objet : visite officielle du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou.

Monsieur le Président de la République,

Ce jeudi 2 février, vous vous apprêtez à recevoir officiellement le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Nous en sommes stupéfaits et profondément indignés.

Faut-il revenir sur le passé de ce sinistre personnage ? Vous souvenez-vous qu’il était à la pointe de la campagne de haine qui a abouti à l’assassinat de Itzhak Rabin en 1995 ? Vous souvenez-vous de l’offensive meurtrière qu’il a ordonnée contre la population de la Bande de Gaza en juillet et août 2014, qui a fait 2220 morts dont 550 enfants, et de celle de mai 2021, d’une incroyable violence, dont les Palestiniens de Gaza, et particulièrement les enfants, sont encore loin d’être remis ? Vous souvenez-vous qu’il a toujours développé la colonisation de la Palestine, qu’il n’a jamais caché ses opinions suprémacistes, qu’il est l’artisan de la loi « État-Nation du peuple juif » qui a fait entrer ses conceptions suprémacistes dans la loi constitutionnelle israélienne ?

Mais c’est la situation présente qui nous indigne encore plus. Netanyahou a constitué un gouvernement qui fait la part belle à des ministres ouvertement racistes, fascistes, suprémacistes, à qui il a donné les clés du développement de la colonisation et de la répression contre les Palestiniens. Dans un mépris total du droit international, il a placé au premier rang des priorités de son gouvernement le développement de la colonisation. Oui, nous en sommes là : le gouvernement israélien n’en est plus à tergiverser avec le droit international, il le foule ouvertement aux pieds, il l’assume dans le cynisme le plus total. Et parmi les provocations de ce gouvernement, le ministre Ben-Gvir n’hésite pas à aller parader sur l’Esplanade des Mosquées.

Comment est-il possible de se réclamer du droit international en Ukraine et de le laisser fouler aux pieds en Palestine ? Ne voyez-vous pas que votre parole, et de ce fait la parole de la France, sera décrédibilisée par la manière dont vous recevez officiellement ce criminel à l’Élysée ?

C’est un engrenage tragique qui est à l’œuvre en Israël et en Palestine. Les Palestiniens vivent le cauchemar des offensives quotidiennes sans la moindre retenue de l’armée israélienne d’occupation dont les soldats ont reçu un blanc-seing pour tuer comme bon leur semble : l’attaque contre Jénine jeudi dernier, qui, a été d’une sauvagerie inouïe et a fait 10 morts palestiniens, en témoigne, comme en témoignent les 36 Palestiniens tués par l’armée israélienne depuis le début de l’année. Les Palestiniens subissent dans le même temps les exactions de colons haineux et fanatisés, armés et protégés par l’armée israélienne, qui ont lancé des dizaines d’attaques contre eux pas plus tard qu’hier. Qui est là pour les protéger ? Quant aux Israéliens, à qui l’on n’a jamais demandé aucun compte, ils sombrent de ce fait dans la spirale du racisme et de la haine de l’autre, qui se retournera un jour contre eux-mêmes.

Vous ne manquerez pas d’exprimer votre émotion sur les 7 Israéliens de la colonie de Neve Yaakov à Jérusalem-Est qui ont été tués vendredi dernier par un jeune Palestinien de Jérusalem. Ces 7 morts, comme tous les autres, sont des morts de trop. Mais avez-vous mesuré la violence quotidienne subie par les Palestiniens de Jérusalem, les dizaines de morts, les expulsions, les destructions de maison, les humiliations, les provocations ? Peut-on évoquer cet événement sans le replacer dans son contexte ? Peut-on accepter les punitions collectives annoncées par le gouvernement israélien ?

Et c’est maintenant en France que les exactions du gouvernement israélien trouvent leur prolongation. L’ambassadeur d’Israël se permet d’intervenir sur la tenue d’une réunion publique à Lyon, il est soutenu par des députés de votre majorité, puis par le CRIF qui confond très dangereusement son rôle de représentation communautaire avec la défense inconditionnelle de l’Etat d’Israël et de son gouvernement. Et lorsque Salah Hamouri, victime de l’arbitraire israélien contre lequel vous n’avez pas su le défendre, est honteusement attaqué par un député de votre majorité, le ministre de l’Intérieur n’hésite pas, dans sa réponse, à le diffamer et à menacer sa liberté d’expression en France.

Monsieur le Président de la République, vous devez en être bien conscient : si Benyamin Netanyahou est reçu à l’Elysée, il exploitera politiquement cette visite pour renforcer son pouvoir. Vous vous serez alors rendu complice de sa politique, de ses crimes, de l’impasse dans laquelle il entraîne le peuple israélien, de la situation désastreuse subie de son fait par le peuple palestinien. Ce ne sont pas quelques expressions convenues d’appel à la retenue ou du rappel purement formel d’une solution à deux Etats déjà en ruines qui y changera quoi que ce soit.

Monsieur le Président de la République, nous vous demandons solennellement de ne pas recevoir ce criminel à l’Elysée, et d’avoir enfin une parole claire pour ne laisser aucune place aux ingérences directes ou indirectes de l’État d’Israël dans notre vie démocratique.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.

Bertrand Heilbronn

Président de l’Association France Palestine Solidarité

Copie de cette lettre envoyée à : Catherine Colonna, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères.

  publié le 4 février 2023

En plein mouvement social,
le médico-social
veut se faire entendre

Victor Fernandez sur https://rapportsdeforce.fr/

Ce jeudi 2 février, Sud Santé Sociaux et la CGT organisaient une manifestation des salariés du secteur médico-social à Paris, pour exiger de meilleures conditions de travail. Dans leur ligne de mire : le destin de la future convention collective du secteur et la prime Ségur.

 Organiser une manifestation sectorielle entre deux grosses journées de mobilisation contre la réforme des retraites : le pari des organisations syndicales du médico-social pouvait paraître risqué. Mais ce rendez-vous du 2 février était planifié depuis plusieurs semaines, et les salariés du secteur ne souhaitaient pas voir la réforme des retraites, qui les affectera tout particulièrement, éclipser leurs autres revendications.

C’est donc devant les locaux de Nexem, l’une des deux organisations patronales représentant les employeurs du secteur associatif, que se réunissent des aides soignantes, infirmières, assistantes sociales ou aides à domicile, ce jeudi matin. Entre 1 000 et 2 000 personnes sont présentes. Le lieu du rassemblement n’a pas été choisi au hasard, pas plus que la date du rendez-vous. Ce jour-là, des négociations ont lieu entre représentants syndicaux et employeurs, à propos de la future convention collective étendue.

La future convention a pour objectif de rassembler derrière un même accord tous les salariés du secteur médico-social, actuellement partagés entre deux conventions, la 51 et la 66, chacune ayant certains avantages et inconvénients. Si l’objectif de fusion est partagé par les deux camps, ce sont ses modalités qui font débat. Alors que les salariés demandent une convention collective étendue « de haut niveau », prenant appui sur les avantages des deux conventions, les organisations patronales jouent plutôt la carte de la régression sociale.

« C’est la merde »

A l’heure du déjeuner, l’ambiance est à la fête au cœur du 3e arrondissement de Paris. Des salariés venus de toute la France et exerçant des métiers variés sont réunis. Les drapeaux de la CGT et de Sud s’agitent sous le regard des passants, pas forcément au courant de l’enjeu de cette mobilisation.

Mais cette joie militante cache une colère bien vive. « Nexem, on a besoin d’aide. C’est la merde ! », s’exclame une femme à la tribune, sous les fenêtres de l’organisation patronale. Une autre, venue des Alpes-Maritimes, lui succède : « On n’acceptera pas de négocier la convention bloc par bloc », explique-t-elle avec force, avant de demander à la foule : « qui veut exprimer sa colère ? ». Au fil des interventions, c’est le portrait d’un secteur fracassé par les contraintes budgétaires qui se dessine. Xavier, venu de Poitiers avec 90 de ses collègues, désespère : « on est aussi invisible que les personnes qu’on accompagne ». Un slogan tourne alors en boucle dans la bouche des personnes présentes : « Le social, il se bat pour tout le monde. Et tout le monde se bat pour le social ».

Le gouvernement dans leur ligne de mire

Sur les coups de 14h, la place se vide et les personnes présentes se tournent vers leur nouvel objectif : Matignon. Leur colère n’est pas seulement dirigée vers leurs employeurs, mais également vers le gouvernement. Dans la catégorie des patrons peu scrupuleux, l’Etat se taille une bonne place comme le rappellent des salariées de l’Education Nationale ou de l’hôpital public. Et sans surprise, il n’hésite pas à soutenir les propositions au rabais des employeurs du secteur privé non lucratif.

Mais c’est surtout la prime Ségur qui fait figure de symbole d’injustice aux yeux de beaucoup. Si certaines professions du secteur médico-social y ont droit, d’autres en restent exclus, alors même qu’ils sont au contact quotidien de personnes fragiles et dès lors assume un rôle social dans leur travail. « N’oubliez pas de parler de la prime Ségur ! », nous apostrophe une femme en passant à côté de nous. Pour ces salariés, ces 183€ mensuels viennent compléter de faibles salaires, mais jouent aussi un rôle symbolique : pour beaucoup, elle est un signe de reconnaissance de leur abnégation au travail.

Une valeur sociale non reconnue financièrement, mais sur laquelle n’hésitent pourtant pas à jouer les employeurs lorsque les salariés se mobilisent. « La culpabilité doit changer de camp. Moi quand je me mets en grève, c’est pour moi mais c’est aussi pour ceux que j’aide, pas contre eux » , explique Thibault, éducateur de rue dans l’Essonne et adhérent de la CGT.

Médico-social : une manifestation contre la précarité

Dans le cortège, Angélique raconte les restrictions budgétaires. « Dans ma structure, on a 500€ par an pour organiser des activités. Qu’est ce qu’on fait avec 500€ ? Rien .» Après 25 ans en tant qu’aide-soignante, elle a jugé nécessaire de venir à Paris depuis le Calvados pour exprimer son désarroi. « A chaque fois, on se mobilise dans nos établissements mais on n’est pas visibles. Là, à Paris, on est davantage visibles ». Pascale et David, eux, sont venus d’Eure-et-Loire, « pour des augmentations de salaire, pour la convention, pour de meilleures conditions de travail ». Tous deux accompagnent des travailleurs handicapés, au sein d’une structure dédiée. En 23 ans de carrière, David l’assure : les conditions de travail se sont empirées. Pascale, elle, a rejoint le secteur il y a seulement 5 ans. Elle fait partie de ces salariées qui voient leur salaire stagner au Smic à cause d’une grille dont les premiers échelons sont en dessous du salaire minimum.

Précaires mais déterminés à se faire entendre, tous l’assurent : ce rendez-vous ne sera pas le dernier. Les 25 et 26 mars, la rencontre nationale du travail social en lutte aura lieu à Lille. D’ici là, les syndicats appellent à se mobiliser les 7 et 11 février contre la réforme des retraites

  publié le 4 février 2023

Retraites. Le grand retour des cotisations sociales

Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr

Pour éviter le recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, les Français se disent prêts à cotiser plus. Tailler dans les exonérations pourrait aussi assurer l’équilibre financier du régime général.

Le soutien à la hausse des cotisations pour financer la retraite est massif dans toutes les couches de la population, sauf du côté du patronat (40%). © Sameer Al-Doumy / AFP

Plutôt que de travailler plus longtemps, une majorité de Français (59 %) seraient prêts à cotiser plus. Le sondage publié dans « le JDD », réalisé par l’Ifop, juste avant la présentation du projet de réforme, signe le grand retour des cotisations sociales. Ce mécanisme solidaire consiste à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer notamment les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.

Augmenter les cotisations permettrait d’échapper à la double peine inscrite dans le projet gouvernemental (recul de l’âge de départ à 64 ans plus accélération de la hausse de la durée de cotisation à 43 ans). L’économiste Michaël Zemmour l’affirme. En reprenant les hypothèses de l’exécutif d’un déficit du régime de 12 milliards d’euros en 2027, il a calculé ce que les salariés devraient payer « en jouant uniquement sur le levier des cotisations et sans mesure d’âge ». En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant », poursuit l’économiste.

En finir avec les exonérations

La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur tout le monde, y compris les travailleurs pauvres. Mais les parades sont possibles. La CGT propose une hausse des salaires. Avec 5 % dans le privé, cette augmentation alimenterait de « 9 milliards de cotisations supplémentaires la branche retraites ». Soit « la moitié de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme injuste ». De même, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.

Une hausse légère (de 14 euros par mois pour un smicard) suffirait à générer 12 milliards de recettes.

Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution, d’autant que les entreprises ont bénéficié de nombreuses exonérations depuis trente ans. Initiée en 1993, poursuivie tout au long de la décennie 2000, l’utilisation de cet instrument a atteint son paroxysme en 2015 avec le pacte de responsabilité et de solidarité actant une baisse de 1,8 point des cotisations sociales, jusqu’à 1,6 Smic, étendue jusqu’à 3,5 Smic en 2016. Si bien qu’à ce jour, le manque à gagner atteint 75 milliards d’euros. Tout cela pour un résultat médiocre pour l’économie. Le Conseil d’analyse économique estime dans une récente étude que ces exonérations auraient surtout servi à améliorer la marge des entreprises.

Soumettre l’épargne salariale

Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisation pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité ». Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies », calcule le think tank. La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales.

Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale. » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.

Et pourquoi pas une « cotisation spéciale » ? Selon les calculs de l’économiste communiste Denis Durand, les cotisations sociales prélevées sur les revenus financiers pourraient rapporter un peu plus de 61 milliards d’euros la première année, si l’on prend en compte les dividendes, plus-values boursières, taux d’intérêt… Cette mesure aurait un double avantage, souligne l’auteur du calcul : « Désintoxiquer l’économie de la finance, mais aussi mieux faire contribuer les revenus du capital des ménages. » Ainsi, une réforme des retraites se parerait de vertus.

Aucune urgence à réformer

Les syndicats martèlent qu’il n’y a aucune « urgence financière » à réformer le système de retraite. Ce qui fut confirmé, jeudi 19 janvier, lors de la première journée d’action et de grève, par le président du Conseil d’orientation des retraites, Pierre-Louis Bras, auditionné par la commission des Finances de l’Assemblée nationale. « Les dépenses de retraite sont globalement stabilisées et même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre. (…) Donc, les dépenses de retraite ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées », a-t-il expliqué.


 


 

Ces 3 solutions pour financer nos retraites que le gouvernement refuse

Cyprien Boganda et Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr

Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron le 12 septembre 2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Sauf que sur le point clé des sources de financement de notre systèmes de retraites, il y a beaucoup de tabous que l’exécutif refuse de faire tomber. Pourtant ces solutions sont valables. Démonstration.

Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron, devant des journalistes politiques réunis le 12 septembre2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Dans le débat public, le concept de tabou est souvent utilisé par les promoteurs du libéralisme pour disqualifier leurs adversaires, caricaturés en défenseurs de vieilles lunes incompatibles avec l’entrée dans la modernité – au hasard : les 35 heures, le droit du travail, la retraite à 60 ans, etc.

Mais en matière de tabou, il en est un que, pour le coup, l’exécutif refuse de faire tomber : en Macronie, toute hausse des cotisations sociales est proscrite pour ne pas « alourdir le coût du travail ». Le déficit du régime des retraites, évalué à 12 milliards d’euros en 2027 par le gouvernement, devra donc être épongé en forçant les travailleurs à allonger leur vie professionnelle.

Les Français, pourtant, ne sont pas du même avis : non contents de rejeter massivement le projet gouvernemental, ils seraient disposés à explorer la piste écartée d’emblée par l’exécutif. Selon un sondage réalisé par l’Ifop pour le JDD, en janvier, 59 % des Français (non retraités) seraient « prêts personnellement à cotiser davantage pour éviter de partir plus tardivement à la retraite   ». Le chiffre grimpe même à 63 % chez les électeurs de Renaissance, le parti présidentiel.

La cotisation est un mécanisme solidaire consistant à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer, notamment, les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.

Augmenter les cotisations sociales

De combien faudrait-il augmenter les cotisations des travailleurs pour dégager 12 milliards d’euros ? L’exercice a été réalisé par l’économiste Michaël Zemmour. En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 heures par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant   », note l’économiste. La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur les seuls salariés, y compris les travailleurs les plus pauvres.

L’autre moyen pour faire rentrer les cotisations sans amputer le pouvoir d’achat est bien d’augmenter les salaires. Avec 5 % de hausse salariale dans le privé, « 9 milliards de cotisations supplémentaires pour la branche retraites » entreraient dans les caisses de retraite, estime la CGT. Soit les trois quarts de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme ! L’autre variable clé est celle de l’emploi. Par exemple, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.

Réévaluer les exonérations aux entreprises

Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution. Depuis 1993 et sous la pression d’un lobbying efficace, la France a empilé les dispositifs fiscaux à destination des entreprises : allégements de cotisations en dessous de 1,2 Smic (1993-1998) ; exonérations liées au passage aux 35 heures (1998-2002) ; allégements « Fillon » (2003-2005) ; crédit d’impôt compétitivité emploi (2012), etc. En matière de réduction du « coût » du travail, l’objectif est atteint : « Au total, les cotisations sociales et patronales qui financent les régimes de Sécurité sociale sont désormais nulles au niveau du Smic », se félicitait France Stratégie en juillet 2017.

Mais l’empilement de ces dispositifs représente un coût exorbitant pour l’État, avec un manque à gagner estimé à 75 milliards d’euros. L’efficacité économique n’a, quant à elle, jamais été réellement démontrée. Selon la théorie économique libérale standard, une baisse du « coût du travail » permettrait de créer plus d’emplois. Dans une étude parue en octobre 2022 (« Un capitalisme sous perfusion »), plusieurs économistes ne vont vraiment pas dans ce sens (1).

Les premières mesures d’exonération ont surtout un effet de substitution, expliquent-ils. Ainsi, la « baisse relative du coût du travail encourage les entreprises à recourir à du travail (relativement peu cher) plutôt qu’à du capital. (…) Présentée comme une modification des facteurs de production qui favorise l’emploi, cette substitution signifie une baisse de l’incitation à investir dans du capital productif, ce qui dégrade la dynamique macroéconomique à court terme et réduit les gains de productivité et la compétitivité à moyen terme ». Autrement dit, même le raisonnement libéral de base (baisser le coût du travail permet de doper la compétitivité) ne se vérifie pas dans les faits.

L’autre argument était également de défendre l’idée que les dispositifs d’exonération permettaient de préserver les entreprises exportatrices et d’éviter les délocalisations. Le résultat de leur veille révèle qu’ «   aucun effet positif n’a pu être mis en évidence », l’effet serait même négatif, selon une étude citée dans le rapport. Pis, la mise en place du crédit d’impôt compétitivité emploi, transformé en exonération de cotisations sociales, aurait cette fois servi à améliorer les marges des entreprises, selon une analyse datant de 2019, réalisée par le Conseil d’analyse économique.

Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisations pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité » . Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies » . La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales. Le PCF préconise, lui, de moduler le taux des cotisations en fonction de l’attitude de l’entreprise, en définissant des critères précis d’emploi, d’investissement, de rémunération, d’environnement.

Ponctionner le capital

Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale  » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.

Une « cotisation spéciale » pourrait également toucher les revenus du capital. Denis Durand, économiste communiste, préconise de créer un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises, « pour les dissuader de placer leurs profits en titres financiers et les pousser à les utiliser, plutôt, pour des investissements porteurs d’emplois et d’efficacité économique   ». Les sommes en jeu sont colossales. « Les revenus financiers des entreprises ont atteint 385 milliards d’euros en 2021, dont 98 milliards d’intérêts et 231 milliards de dividendes, écrit l’économiste. Si ces revenus étaient soumis à un prélèvement au même taux que celui des cotisations patronales vieillesse sur les salaires, cela rapporterait à la Sécurité sociale 40 milliards d’euros la première année. »

(1) Auteurs : Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmies, Simon Nadel, Franck Van de Velde et Loïck Tange.

  publié le 3 février 2023

Logement cher :
le gouvernement
laisse faire

 Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Les prix de l’immobilier augmentent deux fois plus vite que les revenus, faisant ainsi craindre à la Fondation Abbé Pierre une aggravation du mal-logement. Hélas, le gouvernement ne fait rien pour juguler cette crise du logement cher.

Ce n’est pas le phénomène économique à l’œuvre le plus médiatisé de ces derniers mois, mais il a pourtant un impact certain : entre la fin 2019 et la fin 2022, les prix de l’immobilier ont bondi en France de 20 % dans l’ancien, selon les chiffres publiés en janvier par la Fédération nationale des agents immobiliers (Fnaim), soit deux fois plus vite que la hausse du revenu brut des ménages sur la même période (+ 10 % selon l’Insee).

Cette déconnexion importante entre prix des logements et évolution du niveau de vie inquiète. Surtout que l’inflation immobilière galopante ne se concentre plus sur les principales métropoles françaises, comme cela fut le cas lors de la précédente décennie.

En effet, la hausse des prix se répand désormais sur une large partie du territoire, que ce soit dans les « villes moyennes » proches de la région parisienne telles que « Le Mans, Tours, Chartres, Reims, Orléans ou Angers », mais aussi sur « toute la zone littorale qui va de Saint-Malo à Biarritz », et même sur « la quasi-totalité des métropoles et des secteurs à proximité de l’Allemagne, de la Suisse et du Luxembourg », constate la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport sur l’état du mal-logement en France publié le 1er février. Dans les cent plus grandes « villes moyennes » de France, la hausse des prix atteint environ 25 % sur trois ans, selon la Fnaim.

Comment l’expliquer ? D’abord par les opportunités nouvelles données par le télétravail aux ménages aisés, qui ont réinvesti des zones moins denses que les grandes métropoles. Mais surtout, il faut savoir qu’en France, à chaque tressaillement de rebond économique, les ménages – qui ont le culte de la propriété chevillé au corps – se ruent sur l’achat immobilier : au deuxième trimestre 2021, le nombre de ventes dans l’ancien a par exemple atteint un record historique, à 1,2 million de transactions sur douze mois. Ruée certes dopée par les taux d’intérêts de crédits immobiliers qui sont restés très bas durant cette période. 

Incidences économiques et sociales 

La Fondation Abbé Pierre craint que le caractère brutal de cette augmentation généralisée des prix ne conduise à un « élargissement des territoires d’exclusion », et fasse, in fine, gonfler le chiffre de 15 millions de personnes en situation de fragilité par rapport à leur logement en France.

Elle précise : « Alors que le logement représente depuis plusieurs années le premier poste de dépense des Françaises et Français, à hauteur de 27,8 % de leurs revenus en 2021, contre 20 % en 1990 – une hausse qui impacte plus particulièrement les locataires du parc privé modestes dont les dépenses en logement représentaient 45 % de leurs revenus en 2017, contre 7 % pour les propriétaires aisés libérés de leur emprunt –, cette tendance tend à s’accentuer depuis 2019 où l’on assiste à une nouvelle envolée des prix de l’immobilier. »

L’accélération de l’inflation immobilière a, disons-le, des incidences sociales majeures. Elle contraint les ménages à la recherche d’un toit – et qui n’ont pas accès à une HLM – d’acheter ou de louer des logements inadaptés à leurs besoins : plus petits, moins bien isolés, ou éloignés des centres-villes. Dès lors, des situations de mal-logement se développent, avec des effets néfastes sur la santé des ménages et la réussite scolaire des enfants. 

Un coût trop élevé pour se loger a aussi des incidences économiques lourdes : c’est un facteur dégradant de la compétitivité de l’économie, car cela complique les recrutements pour les entreprises, éloigne les salarié·es de leur lieu de travail et nuit à leur productivité. Il y a aussi un lien établi entre le prix élevé du logement et le chômage : en effet, les petits propriétaires surendettés sont bloqués chez eux, ce qui limite la mobilité géographique et réduit leurs perspectives d’emploi. Enfin, un taux d’effort élevé pour se loger est autant de pouvoir d’achat en moins pour les ménages, ce qui obère la consommation. 

La hausse des prix de l’immobilier est aussi l’un des principaux facteurs d’inégalités économiques dans le pays. Citons les inégalités patrimoniales avec, d’un côté, les propriétaires qui bénéficient de la hausse des prix et, de l’autre, les locataires qui n’ont rien. Un chiffre donne le vertige : selon l’Insee, plus de la moitié des logements privés loués dans les grandes villes – là où les prix sont les plus élevés – appartiennent à des multipropriétaires d’au moins cinq logements. Pour eux, à chaque boom immobilier, c’est le jackpot. 

Bilan désastreux 

Ces conséquences connues des économistes préoccupent, du reste, peu le gouvernement. Comme nous l’expliquions dans cet article, Emmanuel Macron est en fait assez peu intéressé par la question du logement en général. Regardant ce sujet par le petit bout de la lorgnette, il partage avec les « technos » de Bercy l’idée qu’il y a un « pognon de dingue » à récupérer dans les 40 milliards d’euros du budget de l’État consacré chaque année au logement. Ainsi, lors de son premier quinquennat, il ne s’est pas privé pour sabrer dedans : le gouvernement a notamment abaissé de 10 milliards d’euros en cumulé les aides au logement (APL).

Une baisse qui a principalement pesé sur les finances des organismes HLM. En effet, pour compenser la réduction des APL des locataires de HLM, le gouvernement a imposé aux bailleurs sociaux de baisser leurs loyers d’autant. Ce qui a mécaniquement réduit leurs recettes – elles ont été grevées durablement de 1,5 milliard d’euros par an – et donc leurs marges de manœuvre financières pour lancer la production de nouvelles HLM. À cela il faut ajouter le passage de la TVA de 5,5 % à 10 % sur la construction de logements sociaux qui a également fragilisé leur modèle économique.

On ne peut dès lors s’empêcher de faire le lien entre ces réformes et les chiffres désastreux du logement social depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir : quand, entre 2008 et 2017, de 112 000 à 145 000 nouveaux logements sociaux étaient financés chaque année, il n’y en a eu qu’entre 87 000 et 108 000, de 2018 à 2022… soit une baisse de 22 % par an en moyenne !

Comprendre : Emmanuel Macron a coupé durablement l’un des rares leviers à disposition de la puissance publique pour proposer aux ménages une alternative abordable aux logements trop chers du secteur privé.

Guerre aux mal-logés, paix aux propriétaires 

En fait, hormis le prolongement de certains des dispositifs votés sous François Hollande comme la garantie « Visale » – qui permet aux jeunes précaires n’ayant pas les garanties financières suffisantes d’accéder au parc locatif privé – ou l’encadrement des loyers, rien de significatif n’a été mis en œuvre par le gouvernement pour juguler la crise du logement cher en France. 

Au contraire, alors qu’il avait promis en 2017 de lutter contre la « rente immobilière », Emmanuel Macron s’est ravisé et nourrit désormais le culte de l’achat immobilier des ménages français, qui est la principale explication à la hausse continue des prix de l’immobilier depuis les années 1990.

Lors de sa campagne de 2022, il a par exemple promis de relever les abattements fiscaux sur les successions – constituées pour beaucoup d’immobilier – alors que le système fiscal est déjà ultra-favorable aux héritiers en France : 1 % seulement des ­successions sont imposées à plus de 10 %. Et plus de 80 % des ménages échappent déjà à l’impôt. 

Plus récemment, sous la pression des lobbys immobiliers, le gouvernement a aussi consenti à lâcher du lest sur le « taux d’usure » pour les crédits immobiliers, le taux d’emprunt maximum fixé par la loi censé éviter les situations de surendettement. Les lobbys estiment que son niveau trop bas nuit à l’activité du secteur immobilier et à l’accès à la propriété. Le gouvernement a en partie accédé à leur demande, proposant une révision mensuelle. « L’accès au crédit est au cœur de notre pacte social en ce qu’il permet l’accès à la propriété », a justifié le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire. 

Et que dire de la proposition de loi antisquat portée par le groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, et désormais défendue par le ministre du logement Olivier Klein ? Un texte d’une violence inouïe contre les mal-logés et construit sur une fable médiatique mettant en scène les déboires de « petits propriétaires », comme nous l’expliquions ici de manière détaillée.

L’exécutif s’est donc rangé derrière le consensus qui consiste à défendre la classe des propriétaires – près de 60 % des ménages le sont en France. Consensus historiquement entretenu par la majorité de la classe politique et des médias – telles la politique « la France des propriétaires » de Nicolas Sarkozy ou l’émission de Stéphane Plaza sur M6 – mais qui, de fait, entretient la boulimie pour l’achat immobilier et donc la hausse des prix. Autrement dit, le gouvernement a fait le choix politique du logement cher. Et peu importe s’il y a des laissés-pour-compte. Les locataires modestes notamment. 

publié le 3 février 2023

La « sale guerre » sans fin d’Erdogan contre le peuple kurde

sur https://cqfd-journal.org

L’attentat contre un centre culturel kurde à Paris le 23 décembre 2022, des soupçons d’utilisation d’armes chimiques par la Turquie au Kurdistan… L’actualité nous ramène sans cesse au drame du peuple kurde et à son combat pour l’émancipation. Evîn, militante internationaliste pro-kurde, revient sur les dernières évolutions du conflit.

Malgré le « cessez-le-feu » du 17 octobre 2019 et la fin de l’opération militaire classique des forces turques au Rojava (le Kurdistan syrien), les offensives acharnées contre les Kurdes ne se sont jamais arrêtées. La Turquie diversifie ses attaques et bombarde désormais les territoires kurdes des pays voisins : n’arrivant pas à ses fins dans les montagnes turques et irakiennes contrôlées par la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), elle se tourne vers les plaines syriennes et irakiennes. Et poursuit plus que jamais contre le peuple kurde une guerre, entamée il y a des décennies, dont seules les modalités varient.

De la guerre de « basse intensité »…

L’expression « de basse intensité » désigne un conflit qui ne dit pas toujours son nom, un état de guerre permanent, normalisé1. Ce qui implique de changer ses méthodes : contre la résistance au Rojava, la Turquie se sert de ses barrages pour limiter le débit des eaux de l’Euphrate et du Tigre, multiplie les attaques de drones, mène des opérations de déforestation massive… Dans le même temps, des bombardements quotidiens plus « classiques » ciblent des infrastructures civiles, plombant la vie quotidienne. Clément*, un militant internationaliste actuellement au Rojava, témoigne : « Dans la nuit du 20 novembre, des avions turcs ont bombardé une centrale électrique à Derîk, tuant onze civils et coupant l’électricité de toute une région. L’insécurité actuelle a aussi entraîné la fermeture d’un certain nombre d’écoles dans les régions les plus durement attaquées. »

En parallèle, l’État turc poursuit ses tentatives d’anéantissement du mouvement en visant ses leaders, comme le dénonce Clément : « Les drones turcs ont assassiné des dizaines de civils ainsi que des militaires tous les mois, voire toutes les semaines. Parmi eux, Ferhat Şibli, artisan infatigable de la construction de l’AANES2, tombé martyr en Irak le 17 juin, et trois femmes combattantes fin juillet. » Cette guerre de basse intensité rend difficile le maintien d’un large mouvement de solidarité sur du long terme : comment mobiliser alors que les attaques sur tous les fronts – militaires comme politiques – sont quotidiennes ?

à l’intensification de la guerre

« La Turquie n’attaque pas seulement le long de la frontière, mais aussi jusqu’à 80 km à l’intérieur du territoire »

Depuis avril 2022, le conflit s’intensifie à nouveau. C’est à cette date que l’armée turque a commencé à bombarder massivement, par voie terrestre et aérienne, les montagnes du Bashur (Irak) d’où opère la guérilla du PKK. Au Rojava aussi, les zones de conflit s’étendent, témoigne Clément : « Aujourd’hui, les attaques aériennes se poursuivent dans toute la région. La Turquie n’attaque pas seulement le long de la frontière, mais aussi jusqu’à 80 km à l’intérieur du territoire. »

Cette recrudescence guerrière coïncide avec un agenda politique tendu. Au pouvoir depuis vingt ans, Recep Tayyip Erdoğan est candidat à sa réélection au mois de juin dans un contexte de grave crise économique. Encore une fois, il brandit la « guerre contre le terrorisme » pour l’emporter. Et s’active pour faire taire les oppositions, en faisant notamment arrêter responsables politiques, artistes et journalistes3.

Le président turc entend notamment profiter de l’anniversaire du traité de Lausanne pour porter encore davantage son discours nationaliste4. Signé il y a un siècle avec les pays occidentaux vainqueurs de la Première Guerre mondiale (et plus particulièrement la France et l’Angleterre), celui-ci revenait sur le découpage initialement prévu de l’Empire ottoman déchu. Il reste, aujourd’hui encore, synonyme dans la mémoire collective turque d’une certaine humiliation. Tout à sa nostalgie de l’époque des sultans, Erdoğan souhaite élargir ses frontières, et s’y emploie en multipliant les tentatives de conquêtes territoriales sur les régions à majorité kurdes.

L’attentat du 13 novembre 2022 à Istanbul lui a fourni un prétexte parfait pour lancer de nouveaux raids aériens au Rojava et menacer la région d’une invasion terrestre5. Depuis le 20 novembre, cette nouvelle offensive, baptisée « Griffe épée » par le régime turc, vient faire suite aux tristes opérations « Rameau d’olivier » à Afrin en 2018 et « Source de paix » à Serêkaniyê en 2019.

Des frappes aux armes chimiques

Le 17 octobre dernier, des vidéos, insoutenables de violence, ont montré des combattants du PKK agonisant après ce qui ressemble à s’y méprendre à une attaque aux armes chimiques. Les résultats d’une mission d’enquête indépendante, dépêchée un mois plus tôt sur place au Kurdistan irakien, semblent confirmer l’utilisation de ces armes pourtant interdites depuis trente ans par le droit international6.

Au Kurdistan, cette utilisation n’est hélas pas une nouveauté. En 1988 déjà, Halabja, en Irak, était la cible de bombardements aux gaz chimiques par le régime de Saddam Hussein. En 2015, Daech aurait à son tour fait usage d’armes chimiques contre les populations kurdes. Depuis 2019, des soupçons toujours plus lourds d’utilisation de ce type de techniques contre ces mêmes populations kurdes irakiennes et syriennes pèsent sur la Turquie…

« Si on pousse l’enquête sur ces armes chimiques, on remarquera qu’elles sont fabriquées avec des composants qui viennent d’Allemagne, des États-Unis ou d’Angleterre »

L’année qui vient de s’écouler marque un durcissement dramatique : le PKK et les organisations qui lui sont affiliées ont dénoncé près de 1 300 attaques chimiques depuis le mois d’avril 2021 7, des chiffres qui peuvent être plus importants selon les sources. Deux dates sont particulièrement mémorables : le 17 octobre 2022, 17 combattants du PKK succombaient aux attaques aux armes chimiques ; puis onze autres le 5 novembre 2022. Dans le silence assourdissant de la communauté internationale.

Il faut dire que ces exactions probables de la Turquie sont susceptibles d’éclabousser ladite communauté internationale, qui jusqu’ici n’a pas demandé à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) d’enquêter. Pour Azad*, membre de la diaspora kurde à Strasbourg, la raison est simple : « Si on pousse l’enquête sur ces armes chimiques, on remarquera qu’elles sont fabriquées avec des composants qui viennent d’Allemagne8, des États-Unis ou d’Angleterre. Ces pays devraient rendre des comptes, c’est pour cela qu’ils refusent d’appeler à des enquêtes. »

Daech en embuscade

Pour couronner le tout, ces incessantes attaques empêchent les combattants kurdes de faire reculer la menace Daech, toujours présente dans la région. « Récemment, la campagne de lutte contre les groupuscules de l’État islamique au Rojava a dû être interrompue pour pouvoir riposter aux attaques turques », explique Clément. Le 26 décembre dernier, six membres kurdes des Forces démocratique syriennes (FDS) ont trouvé la mort alors que Daech tentait un assaut contre une prison abritant des djihadistes.

Une double menace qui met en danger l’expérience du confédéralisme démocratique – dont les piliers sont la liberté des femmes, des différentes ethnies et religions ainsi que l’écologie sociale – menée par les populations kurdes. Et qui appelle à une solidarité internationale sur le long terme pour, qu’enfin, cesse la « sale guerre » d’Erdoğan.

Evîn

1 « Reconnaître une guerre quand on en voit une », Riseup 4 Rojava et Secours Rouge International, 2020 (riseup4rojava.org).

2 Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie, l’entité qui gère le Rojava.

3 « L’État turc fait la chasse aux journalistes kurdes », CQFD n°215 (novembre 2022).

4 « En 2023, le traité de Lausanne prend fin. Les frontières de la Turquie dessinées par ce traité seront-elles caduques ? », Afrique Asie, 10 octobre 2022 (Afrique-asie.fr).

5 Dimanche 13 novembre, une bombe explosait dans la grande artère d’Istiklal à Istanbul. Ankara accuse le PKK et le PYD d’avoir fomenté cet attentat, ce qu’ils démentent.

6 « Soupçon chimique sur les opérations d’Erdogan contre les Kurdes en Irak et en Syrie », L’Humanité, 5 décembre 2022.

7 Ibid.

8 Les armes chimiques peuvent être fabriquées avec des composants à usages multiples, comme le fluor qui peut servir aussi à faire du dentifrice. « Armes chimiques au Kurdistan : “Des questions assez sérieuses pour justifier une enquête” », L’Humanité, 4 décembre 2022.

publié le 2 février 2023

À l’Assemblée, gauche et majorité s’écharpent sur le financement des retraites

Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Arc-boutés sur leur idée de « sauver » le système par répartition via l’allongement de deux ans du temps de travail, les macronistes ont écarté en commission toutes les pistes de financement alternatives proposées par la Nupes.

AprèsAprès la (vaine) bataille de lundi pour sauver les régimes spéciaux et les discussions sur « l’index senior » qui se sont éternisées mardi, c’était au tour, mercredi 1er février, du volet « recettes » du projet de loi réformant les retraites d’arriver sur la table de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.

Un sujet très politique qui a, pendant huit heures, réactivé à plein le clivage gauche/droite. Avec, d’un côté, une majorité présidentielle, soutenue par le parti Les Républicains (LR), arc-boutée sur le cœur de sa réforme – combler les « déficits » par l’allongement du temps de travail des salariés ; de l’autre, une gauche résolue à mettre à contribution le capital plutôt que le travail.

La matinée a commencé fort, avec un amendement signé par la députée de La France insoumise (LFI) Rachel Keke pour rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) – « une mesure de salubrité publique », selon la Nupes. Stéphanie Rist, la rapporteure générale du projet de loi, donne un avis défavorable. « Vous voulez une nouvelle fois créer une nouvelle fiscalité sur le capital. Or la France est déjà le pays où la fiscalité du capital est la plus forte », avance-t-elle.

La salle se fait de plus en plus remuante. « Ne nous ramenez pas cette histoire d’ISF, ça ne sert à rien de ressortir ces vieilles antiennes ! », implore le député du MoDem Philippe Vigier, tandis que Prisca Thevenot, sa collègue de Renaissance, file la métaphore botanique : « Plantez des députés Nupes à l’Assemblée, il poussera des impôts pour les Français ! »

Une immédiate levée de boucliers qui a donné le ton au reste de la journée. Tous les amendements déposés pour financer la branche vieillesse ou le fonds de réserve pour les retraites, qu’ils portent sur la taxation des fonds de pension, des dividendes, des retraites chapeaux, des superprofits ou des successions, ont été balayés les uns après les autres.

Ce n’est ni la fortune ni l’oisiveté qui vont sauver le système.

Dans la salle de la commission, la majorité, qui n’a que le mot « déficit » à la bouche, tente de convaincre du bien-fondé de son projet : le système de retraite ne doit reposer ni sur les subsides de l’État ni sur les financements privés, fait valoir l’élu MoDem Nicolas Turquois. « Sinon, on ne sera plus dans le système par répartition », prévient-il, remémorant le principe du système de retraite à la française : « Les salariés d’aujourd’hui assurent la pension des retraités d’aujourd’hui. »

Éric Alauzet, ancien écologiste passé sous pavillon macroniste, juge la réforme « utile et urgente » car il pense à l’avenir. « L’accumulation des déficits fera qu’on se tournera dans cinq ans vers les législateurs en leur disant “qu’est-ce que vous avez foutu ?” », argue-t-il, avant de se tourner vers ses collègues de la Nupes : « Ne laissez pas croire qu’en ciblant quelques personnes, ça suffira à régler le problème… »

Du côté de LR, le député Thibault Bazin, pour qui « ce n’est ni la fortune ni l’oisiveté qui vont sauver le système », voit même un effet contre-productif aux pistes présentées par la gauche. Comme cette idée de taxer les propriétaires, alors même que la détention d’un patrimoine permet de s’offrir une retraite un peu meilleure…

Les « Thatcher » des retraites

En face, on s’agace et on s’impatiente. L’écologiste Sandrine Rousseau rappelle les 8 milliards qu’a coûté la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) adoptée grâce au 49-3 dans le dernier projet de loi de finances, ou la participation des entreprises au financement de la Sécurité sociale, qui a diminué de 20 points depuis 1995.

Jérôme Guedj repart à l’attaque. Le socialiste « ne conteste pas qu’il y a, au moins pour un temps, un déficit conjoncturel », mais pourquoi ne pas recourir à d’autres recettes que celles générées par un « impôt sur la vie » ? « Vous êtes les Thatcher du régime de retraite !, lance-t-il à la majorité. Dès que nous proposons une alternative à votre système, vous la rejetez ! » « Votre conception d’une réforme juste, c’est de voler deux ans de vie aux Français au lieu de trouver d’autres moyens de financement… Entre “ceux qui ne sont rien” et les autres, vous avez choisi », accuse l’Insoumise Charlotte Leduc.

En début de séance, le député LFI Hadrien Clouet, toujours très en verve, avait fait une drôle d’offre de service aux élus macronistes : « Si vous voulez trouver 12 milliards d’euros [pour financer les retraites], il y a deux solutions : soit vous choisissez la solution qui consiste à ce qu’il y ait moins de retraités vivants, soit vous prenez un ou deux amendements, et vous pouvez retirer ce texte. »

Il ne trouvera pas preneur. Exception faite d’un amendement du communiste Pierre Dharréville pour ramener de 8 % à 6 % la hausse de la CSG sur les pensions de retraite qui, grâce au vote de LR, est adopté. Éric Alauzet s’étouffe : « Vous venez de baisser la CSG pour les gens les plus aisés, voilà ce que vous venez de faire ! » 

L’amendement sur la taxation des retraites chapeaux ne connaîtra pas le même succès. Il est rejeté, lui aussi, en dépit du vote du Rassemblement national (RN) qui « n’est pas contre les riches, mais qui considère que les riches ne doivent pas abuser non plus », dit l’élu d’extrême droite Thomas Ménagé, soudainement sorti de sa torpeur.

Toute la journée, le parti de Marine Le Pen a fait montre d’un notable manque d’imagination politique, se contentant de prôner la suppression du minimum vieillesse pour les étrangers sous les « Oooh ! » indignés de l’assistance. Pour le reste, les députés du RN se sont bornés à réclamer instamment l’examen de l’article 7 et à reprocher aux députés de la Nupes d’être « les idiots utiles de ce débat » en jouant l’obstruction.

Pendant trois jours, la gauche a en effet sciemment fait durer les discussions pour éviter d’arriver au vote de l’article 7 reportant l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Pas question d’offrir une victoire, fût-elle symbolique – le texte qui sera examiné à partir de lundi dans l’hémicycle sera celui du gouvernement et non sur celui modifié en commission –, à la majorité, alors que la mobilisation sociale bat son plein.

Il reste un peu plus de deux heures avant la fin de la séance, et on a à peine dépassé l'article 2. À 17 h 40, le député communiste Sébastien Jumel a une « proposition sérieuse » à faire : « Si vous votez cet amendement de mise à contribution qui rapporte 30 milliards, on enlève tous les amendements pour passer directement à l’article 7, on le supprime, et comme ça, on rentre chez nous ! » Des rires fusent dans la salle qui fermera ses portes avant 20 heures, après vingt-huit heures de débats.

  publié le 2 février 2023

Appel contre l’immigration jetable et pour une politique migratoire d’accueil

tribune sur https://basta.media/

Le gouvernement doit présenter ce mois-ci son projet de loi sur l’immigration. Un collectif d’associations et de syndicats s’y oppose dans cet appel, car cette réforme priverait encore plus de droits les personnes étrangères en France.

Nous refusons le nouveau projet de loi asile et immigration !

Le nouveau projet de loi asile et immigration du gouvernement conduit à une négation radicale des droits fondamentaux des personnes migrantes. Il a pour objectif de graver dans le marbre et de radicaliser les pratiques préfectorales arbitraires et répressives : systématisation des obligations de quitter le territoire français (OQTF) et des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF), dans la suite des instructions déjà prises pour augmenter les assignations à résidence et le nombre de centre et locaux de rétention administrative.

Le projet s’inscrit délibérément dans une vision utilitariste et répressive dont témoigne l’obsession des expulsions et l’inscription des sans-papiers au fichier des personnes recherchées. Les personnes migrantes sont déshumanisées et considérées uniquement comme de la main d’œuvre potentielle, qui n’a droit qu’à des propositions de régularisations précaires, limitées aux métiers dits “en tension”.

Alors que la dématérialisation prive de l’accès au séjour de nombreux personnes étrangères, le droit du séjour et le droit d’asile vont être encore plus restreints. Le projet prévoit des moyens pour empêcher d’accéder ou de rester sur le territoire, au lieu de les utiliser pour accueillir dignement celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions, la misère ou les conséquences du dérèglement climatique...

Les droits sont de plus en plus bafoués

Les droits protégés par les conventions internationales sont de plus en plus bafoués (asile, droit de vivre en famille, accueil des femmes et des personnes LGBTIA+ victimes de violences…) y compris ceux des enfants (enfermement, non-respect de la présomption de minorité, séparation des parents…). Les droits des personnes étrangères sont de plus en plus précarisés. 

Nous appelons à nous mobiliser contre cette réforme qui, si elle était adoptée, accentuerait encore le fait que les personnes étrangères en France sont considérées comme une population de seconde zone, privée de droits, précarisée et livrée à l’arbitraire du patronat, de l’administration et du pouvoir.

Il est de la responsabilité de nos organisations, associations, collectifs et syndicats de réagir. Nous appelons à la mobilisation la plus large possible sur tout le territoire dans les prochaines semaines. Nous appelons à la mobilisation devant toutes les préfectures le 1er février, et durant le mois de février devant les centres de rétention administrative. Nous préparons une mobilisation nationale début mars.

Premiers signataires : Association Bagagérue, Association française des juristes démocrates, Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF) Attac France, CGT, La Cimade, CNT-Solidarité Ouvrière, CTSPV (Collectif des Travailleurs Sans-Papiers de Vitry), collectif Vigilance pour les droits des étrangers Paris 12e, Coordination des sans papiers paris CSP75, FASTI, FEMMES DE LA TERRE, FSU, GISTI, Groupe Accueil et Solidarité, Ligue des Droits de l’Homme, Marche des Solidarités, Médecins du Monde, Pantin solidaire, Paris d’Exil, Solidarités Asie France (SAF), Syndicat de la Magistrature, Syndicat des Avocats de France, Tous Migrants Briançon, Tous Migrants 73, Union syndicale Solidaires.

  publié le 1er février 2023

Droits des chômeurs :
six années de mutilations

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart .fr

La nouvelle réforme de l’assurance-chômage entre en vigueur ce 1er février. Elle ampute de 25 % la durée d’indemnisation. Après s’être attaqué aux fondations du système, l’exécutif a réduit l’accès et le montant des allocations avant de s’en prendre à leur durée. Retour sur six années de destruction des droits.

UnUn à un, les verrous ont sauté. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, des pans historiques du système d’assurance-chômage sont tombés, permettant à l’exécutif de rétrécir toujours plus les droits au chômage. Et d’engranger des milliards d’euros d’économie.

Dernier acte ce 1er février 2023 avec la diminution de 25 % de la durée d’indemnisation de toutes les personnes nouvellement inscrites à Pôle emploi ou qui doivent recharger leurs droits. La durée maximale de versement passe, par exemple, de deux ans à dix-huit mois. Six mois évaporés, au motif que la conjoncture économique est jugée « favorable ».

Si le taux de chômage, actuellement de 7,3 %, dépasse les 9 % ou augmente de 0,8 point en un seul trimestre, la durée initiale des droits sera rétablie. C’est le seul baromètre retenu par l’exécutif. Tant pis pour celles et ceux qui vivent dans des bassins d’emploi sinistrés où le taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Le gouvernement veut son plein-emploi et entend l’obtenir en tranchant dans le vif, sans exception.

Officiellement, le but est de venir à bout des « difficultés de recrutement » sur lesquelles larmoient les patrons depuis un an et demi. En réalité, cela poussera surtout les chômeurs et les chômeuses à accepter n’importe quel emploi, à n’importe quel salaire. Et de barrer opportunément la route aux desiderata en matière de hausse salariale (lire le parti pris de Romaric Godin).

Les économies réalisées au passage seront copieuses. Plus de 4 milliards d’euros par an en « régime de croisière ». La première réforme, entrée entièrement en vigueur en octobre 2021, permet déjà une réduction des dépenses de deux milliards par an. Tout cela sur le dos des chômeurs et des chômeuses dont le sort ne soulève jamais les foules.

Depuis 2017, les atteintes à leur égard ont été particulièrement violentes. Un coup d’œil dans le rétroviseur permet d’en mesurer l’ampleur. Pierre par pierre, l’exécutif a démonté l’édifice, suivant un plan méthodique. Celui d’étatiser le système de l’assurance-chômage pour s’accorder toujours plus le droit… de retirer des droits.

La fin du modèle assurantiel, l’acte fondateur

Le 1er octobre 2018, le modèle social a profondément changé de nature. Depuis cette date, les salarié·es ne cotisent plus à l’assurance-chômage. Un bouleversement, soixante ans tout juste après la création de l’assurance-chômage et son financement par des contributions – les cotisations – de salarié·es et d’employeurs.

Depuis quatre ans, plus aucune cotisation chômage n’est donc prélevée sur les salaires. La mesure, vendue à l’époque comme un gain de pouvoir d’achat, reste mal comprise. Beaucoup continuent de penser qu’ils ont des droits au chômage parce qu’ils ont cotisé. C’est inexact. Désormais, chacun·e contribue à financer les allocations-chômage par le biais d’un relèvement de la CSG, un impôt directement versé à l’État. Qui peut donc en disposer à sa guise.

En 2018, Mediapart le pressentait : « Désormais, c’est l’État qui décidera quelle part de son budget doit être affectée au financement du système de chômage. Sans aucune garantie qu’à terme, le montant des allocations-chômage ne baisse pas drastiquement, puisque les salariés n’y contribueront plus directement. »

Et c’est précisément ce qu’il s’est produit.

Les droits siphonnés

En 2021, avec deux ans de retard sur le calendrier prévu pour cause de Covid puis de camouflets devant le Conseil d’État, la première réforme a réduit drastiquement les allocations-chômage des travailleurs et des travailleuses ayant des parcours professionnels fractionnés. Les règles de calcul, en vigueur depuis quarante ans, ont été sévèrement redéfinies.

Le premier bilan, publié récemment, est effarant. Un peu plus de la moitié des inscrit·es à Pôle emploi se voient désormais verser moins d’allocations. Elles ont baissé en moyenne de 16 %. Et ont même fondu de 20 % à 50 % pour 15 % des demandeurs et demandeuses d’emploi.

La réforme de 2021 a également durci les conditions pour prétendre à des indemnités. Six mois de travail, contre quatre auparavant, sont nécessaires. Résultat : jamais la part des inscrit·es à Pôle emploi touchant une indemnisation n’a été aussi faible : seulement 36,6 % de l’ensemble des inscrit·es en juin 2022 contre 40,4 % en décembre 2021.

Les plus fragiles et précaires ont payé le prix fort. La baisse d’ouverture de droits est particulièrement marquée chez les jeunes (– 26 %) et les allocataires ayant perdu un CDD (– 30 %). C’est la chute libre, – 37 %, pour les allocataires en contrat d’intérim.

Voilà pour les effets concrets sur les demandeurs et demandeuses d’emploi. Mais les effets promis par le gouvernement, eux, se font attendre. Cette réforme était censée réduire le recours aux contrats courts. C’est raté. Le nombre d’allocataires qui signent des contrats courts et travaillent en « activité réduite » est toujours aussi élevé : 2,2 millions de personnes selon les derniers chiffres, publiés fin janvier. Dans son bilan de la réforme, l’Unédic, gestionnaire de l’assurance-chômage, le souligne : ni les allocataires ni les employeurs ne semblent avoir modifié leurs pratiques.

Le changement de règles devait aussi garantir aux allocataires d’avoir une durée d’indemnisation plus longue. « Il vaut mieux avoir des allocations plus basses mais plus longtemps », martelait Élisabeth Borne en 2021. Encore raté. La réforme entrant en vigueur ce 1er février vient justement leur reprendre ce que le gouvernement présentait comme une juste contrepartie.

Aujourd’hui, les allocations sont donc plus difficiles à obtenir, plus basses et versées moins longtemps. Le siphonnage des droits fonctionne à plein.

Les partenaires sociaux très affaiblis

En reprenant la main sur le financement de l’assurance-chômage, l’État s’est accordé le droit de fixer les règles du jeu, empiétant largement sur le territoire des partenaires sociaux. Autrefois, syndicats et patronat géraient les règles en toute indépendance et négociaient des conventions d’assurance-chômage. Désormais, le gouvernement leur précise, en amont, ce qu’il attend des négociations en termes de règles à revoir et d’économies à en attendre. La loi « avenir professionnel » de 2018 a introduit le concept de « lettre de cadrage », sorte de liste de courses très précise feignant de laisser une marge de manœuvre.

Mais ce qui devait arriver… arriva. Incapables de se mettre d’accord sur des consignes aussi strictes, les partenaires sociaux ont été contraints début 2019 de reconnaître l’échec de leurs négociations. Et l’État a décidé tout seul de la première réforme de l’assurance-chômage.

Trois ans plus tard, bis repetita mais en pire. Le gouvernement n’a même pas pris la peine d’envoyer une lettre de cadrage aux partenaires sociaux. Le Medef, dès l’été 2022, avait de toute façon enterré toute idée de négociation. En novembre, l’exécutif a donc fait inscrire dans la loi le principe de « modulation » des allocations en fonction de la conjoncture économique. Puis organisé un simulacre, non plus de négociations, mais de simples « concertations » avec les partenaires sociaux. Les syndicats étaient invités à donner leur avis sur une mesure qu’ils rejetaient unanimement.

De nouvelles négociations sont censées se tenir en janvier 2024 dans un décor déjà bien planté. La modulation figure dans la loi et le cadre des discussions aura encore été renouvelé. Les partenaires sociaux doivent, dans les prochains mois, discuter de la refonte de la gouvernance de l’Unédic.

Pour le moment, cette gouvernance est tripartite, répartie entre État, syndicats et patronat. D’après Les Échos, le Parlement pourrait, à l’avenir, entrer dans la danse. Olivier Dussopt a promis un document d’orientation « très ouvert », mais ce dernier se fait attendre. Les partenaires sociaux devaient le recevoir fin janvier 2022, ils n’en ont toujours pas vu la couleur. Pourtant, le temps presse et l’enjeu est majeur.

Casser le sytème à coups de mensonges et d’idées reçues

Les discours anti-chômeurs et chômeuses n’ont pas émergé en 2017, loin de là. Mais il faut reconnaître à l’exécutif une sérieuse application à les diffuser depuis six ans. Des chômeurs en vacances de Christophe Castaner aux « fraudeurs » de la recherche d’emploi de Muriel Pénicaud, en passant par le célèbre « traverser la rue » du président, le mythe du demandeur d’emploi fainéant et profiteur a été bien entretenu. Et le terrain des deux réformes solidement préparé.

La première repose même sur une immense arnaque intellectuelle, dénoncée dès 2019 par Mediapart. Le chiffre choc du gouvernement affirmant que 20 % des chômeurs et chômeuses indemnisées par Pôle emploi toucheraient « une allocation-chômage supérieure à la moyenne de leurs revenus » a été martelé partout. Il n’était pourtant qu’une illusion statistique.

Force est de constater que ces discours fonctionnent. Car plus les règles sont sévères, plus le regard des Français·es sur les chômeurs et les chômeuses est sévère. En décembre 2022, le dernier baromètre « sur la perception du chômage et de l’emploi » publié par l’Unédic a mis en lumière une progression du « soupçon à l’égard des demandeurs d’emploi ». La moitié (49 %) des personnes interrogées affirment « que la plupart des chômeurs ne cherchent pas vraiment à retrouver un emploi ». Près des deux tiers considèrent même que « les chômeurs ne veulent pas risquer de perdre leur allocation-chômage ».

Pourtant, et c’est peu de le dire, ils ont déjà beaucoup perdu, en très peu de temps.


 


 

Réforme des retraites et
de l’assurance-chômage :
deux faces d’une même pièce

Romaric Godin sur www.madiapart.fr

1La réforme des retraites n’est pas indépendante de celle de l’assurance-chômage, qui entre en vigueur mercredi 1er février. C’est bien plutôt son complément, visant à discipliner le monde du travail au profit d’un système productif en crise structurelle.

Mercredi 1er février, la deuxième réforme de l’assurance-chômage entre en vigueur, réduisant de 25 % la période d’indemnisation des nouveaux chômeurs. Cette mesure vient après une première réforme qui avait, en moyenne, réduit de 16 % les indemnités des demandeurs et demandeuses d’emploi. L’application de cette violente réforme, au moment même où le gouvernement s’apprête, malgré l’opposition majoritaire de l’opinion, à repousser de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, rappelle la violence structurelle de l’exécutif à l’égard du monde du travail.

Derrière le masque moralisateur de la « valeur travail » affiché à tout propos, se révèle une action déterminée et concrète contre celles et ceux qui, chaque jour, sont soumis à la réalité du travail dans le capitalisme contemporain. Cette « valeur » qui serait porteuse de tout bien et de tout mérite n’a d’ailleurs pour fonction que d’invisibiliser cette réalité, celle de l’intensification du travail, des burn-out, des pressions physiques et morales et des accidents du travail. 

Une même invisibilisation préside aux deux réformes, celle de l’assurance-chômage et celle des retraites. Le « travail » serait une activité neutre et abondante, dont on pourrait à volonté moduler la quantité. En réalité, il n’en est rien : la quantité de travail disponible et la qualité de ce travail ne sont nullement déterminées par les travailleurs, mais bien par le système productif, lui-même contrôlé par les capitalistes.

Dès lors, ces réformes sont non seulement étroitement liées, mais ont aussi une fonction précise dans le cadre du capitalisme actuel. C’est sans doute ce qui explique la rigidité de l’exécutif dans l’application de l’une comme de l’autre. Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a souvent varié sur nombre de sujets, mais il n’a jamais bougé sur sa volonté d’affaiblir les positions des travailleurs face à leurs employeurs.

Le chômage, sous-produit de la réforme des retraites

Or ces deux réformes vont encore dans ce sens. Lorsque l’on augmente l’âge légal de départ à la retraite, on contraint les travailleurs âgés à travailler davantage. Les effets de cette mesure sur le marché du travail sont assez discutés par les économistes, mais en réalité, il n’existe que deux possibilités. La première, c’est que les travailleurs restent en poste. C’est ce que prétend le gouvernement en affirmant que le taux d’emploi des plus âgés augmente avec le report, ce qui est, par ailleurs, assez logique, puisque les gens doivent travailler davantage pour prétendre à leur pension.

Mais comme on l’a vu, ce ne sont pas les travailleurs qui décident de leur emploi. Il existe donc une autre possibilité : celle que les entreprises continuent de se débarrasser de leurs effectifs les plus âgés, considérés comme trop chers et pas assez productifs. Dans ce cas, les futurs retraités sont versés dans la catégorie « demandeurs d’emploi ».

En fait, il est inutile, pour ce qui nous occupe, de trancher cette question. Dans le premier cas, le maintien en emploi deux ans de plus réduit l’offre de postes libérés par les départs à la retraite pour les autres générations. Dans le second cas, la réforme augmente le chômage des plus anciens. Autrement dit : la réforme crée du chômage à court terme.

L’étude d’impact du projet de loi de réforme des retraites évite très soigneusement cette question (comme d’ailleurs toutes les conséquences macroéconomiques de la réforme), s’en tenant à une hypothèse « de long terme », entièrement arbitraire, d’un taux de chômage de 4,5 %. Les projections de l’OCDE ne laissaient cependant aucun doute sur l’effet négatif du recul de l’âge légal sur le chômage à court terme. Or, en matière économique, le court terme représente la plus grande probabilité.

Cette étude d’impact signale, au reste, que le taux de chômage des générations partant à la retraite est de 13 %, soit plus du double de celui de la population générale. Autrement dit, si l’activité des personnes les plus âgées augmente avec le report de l’âge, le chômage augmente proportionnellement davantage. Le tout sans compter l’effet sur les autres générations.

Pression sur le monde du travail

C’est là que la réforme des retraites entre en cohérence avec celle de l’assurance-chômage. Elle participe de la contrainte qui sera imposée sur les demandeurs d’emploi, futurs retraités ou non. En terme macroéconomique, elle permet de maintenir une « armée de réserve » qui fait pression à la baisse sur les salaires. Cette pression s’exerce d’ailleurs moins par la quantité de main-d’œuvre que par l’acceptation forcée des bas salaires.

On peut ici le résumer aisément. La salariée (ou le salarié) qui aura perdu son emploi après ses 60 ans se retrouvera avec des droits au chômage réduits et un parcours allongé avant sa retraite. La pression sera donc plus forte pour qu’elle (ou il) accepte le premier emploi disponible, y compris le plus pénible ou le plus mal payé, puisque l’enjeu est ici de survivre jusqu’à la pension. Ce qui, en passant, exerce une pression sur les emplois disponibles pour les autres générations, rendant les augmentations de salaire et les améliorations des conditions de travail moins urgentes.

En cela, la réforme répond à deux des principales préoccupations du moment du capital. La première est celle de résister à toute demande de hausse salariale, alors que le taux de chômage recule. La seconde est de faire en sorte que les travailleurs acceptent les emplois proposés, qui sont souvent pénibles et mal payés. Ces deux préoccupations peuvent se résumer en une seule : le capitalisme contemporain est un capitalisme de bas régime, avec des gains de productivité faibles, voire négatifs.

Dans ce cadre, les emplois sont à la fois abondants et nécessairement mal rémunérés et avec des conditions de travail détériorées. Dès lors, les deux problèmes se posent immédiatement : la préservation des profits suppose une résistance à toute revendication d’amélioration des conditions de travail et des salaires. Mais cette réalité même rend peu attractifs les emplois proposés, ce qui peut conduire à des manques de main-d’œuvre dans certains secteurs. C’est là tout le paradoxe de ce plein-emploi en trompe-l’œil que nous promet l’actuel système économique.

La seule solution à ce problème est alors la contrainte : il faut obliger les travailleurs à accepter l’état existant de l’emploi et, pour cela, il faut faire pression sur ses conditions de subsistance. C’est absolument la fonction des trois réformes mises en œuvre depuis 2020 par le chef de l’État. Durcir les conditions d’accès et d’indemnisation à l’assurance-chômage, et rendre plus difficile l’accès à la retraite conduit alors à vouloir discipliner le monde du travail dans l’intérêt du capital. Il permet d’exonérer ce dernier de toute réflexion sur le contenu des emplois qu’il crée.

Derrière les boniments se cachent bien la guerre sociale et la violence de classe.

En cela, ces réformes sont des formes évidentes de violence sociale et de politique de classe. Il n’y a là rien d’étonnant de la part de ce pouvoir qui mène depuis des années cette même politique, non seulement dans le domaine du travail (dès les ordonnances de 2017), que dans celui, par exemple, de la politique fiscale.

Dès lors, le débat sur le financement du système de retraite et ses déficits, utilisé pour justifier, d’ailleurs fort maladroitement, la réforme, n’est qu’un rideau de fumée. Une des raisons de cette réforme est bien davantage, comme Emmanuel Macron l’avait assez benoîtement revendiqué pendant des mois, de contraindre la population à « travailler plus ». Un surcroît de travail rendu nécessaire par un système économique en crise structurelle.

On le comprend : « le plein-emploi » promis par le gouvernement et utilisé pour justifier les réformes de l’assurance-chômage et de la retraite est une fable. C’est un plein-emploi sans augmentation des salaires, un plein-emploi de contraintes et de pression et, finalement, un plein-emploi de misère. Car derrière les boniments se cachent bien la guerre sociale et la violence de classe.

L’enjeu de la lutte actuelle contre la réforme des retraites dépasse donc le seul enjeu du report de l’âge légal de départ à la retraite. Il s’agit aussi de refuser une future dégradation de la condition des travailleurs et, plus globalement, de s’interroger sur le contenu des emplois.

En réalité, cette mobilisation a le potentiel, de par l’objet qu’elle conteste, de poser des questions devenues fondamentales : que devons-nous produire, comment et dans quel but ? Des questions que la crise écologique rend incontournables. Et c’est bien à cela que l’avenir du monde du travail et celui de l’humanité sont directement liés. Et c’est pourquoi cette lutte concerne toute la société, et en particulier la jeunesse.

publié le 1er février 2023

La mobilisation du 31 janvier, « un uppercut dans la tête du gouvernement »

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

Entre 1,27 et 2,8 millions de personnes ont manifesté ce mardi pour protester contre le projet de réforme de retraites du gouvernement. Prochaines dates de mobilisations interprofessionnelles : les mardi 7 et samedi 11 février.

« 6 000 à Saint-Omer, 4 600 à Auch, 9 000 à Saint-Quentin. Même sur la petite île de Groix, il y a eu 300 personnes ! » Au soir de la seconde journée de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites, les différentes organisations syndicales se réjouissaient de son succès écrasant.

Douze jours après celle du 19 janvier qui avait déjà largement mobilisé, entre 1,27 (selon le ministère de l’Intérieur) et 2,8 (selon les syndicats) millions de personnes ont manifesté partout en France, un record depuis 1995 pour une mobilisation contre une réforme sociale.

« Et ça augmente partout », souligne Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT, « entre 15 et 30 % dans presque toutes les villes ». « Ce 31 janvier a confirmé la très forte détermination à refuser le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement » affirme le communiqué de l’intersyndicale publié dans la soirée, à l’issue d’une réunion qui a rassemblé des représentants de chaque organisation.

« Les députés feraient bien d’entendre cette colère avant de voter n’importe quoi »

À l’issue de celle-ci, tous mettent d’ailleurs l’accent sur cette très forte mobilisation en région – que Politis vous raconte dans ce reportage à Laon. « Ça montre que les gens ont envie de se mobiliser chez eux, sans forcément aller dans les grandes villes », analyse Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT.

Surtout, alors que le projet de loi a commencé à être examiné en commission au Parlement, les syndicalistes souhaitent que ces fortes participations mettent la pression sur les députés. « Ils sont élus localement. Ils doivent aussi rendre des comptes aux électeurs locaux » poursuit Marylise Léon. « Les députés ont vu les chiffres dans leur circonscription. Ils feraient bien d’entendre cette colère avant de voter n’importe quoi » abonde Catherine Perret.

Car c’est ce qui ressort de cette seconde journée de mobilisation : le gouvernement a bel et bien perdu la bataille de l’opinion. « Personne ne s’est laissé tromper par la propagande du gouvernement », assène ainsi le communiqué. Dans le cortège parisien, on n’hésite pas, par exemple, à railler la petite phrase de Franck Riester, ministre chargé des relations avec le Parlement, qui a reconnu que « les femmes seront pénalisées par le report de l’âge légal ».

 Il suffit de les laisser parler, à chaque fois qu’ils prennent la parole, ils s’enfoncent un peu plus.

« Regardez, c’est eux-mêmes qui le disent » lit-on sur une pancarte dans le cortège. « Il suffit de les laisser parler, à chaque fois qu’ils prennent la parole, ils s’enfoncent un peu plus » rit Simon Duteil, co-secrétaire national de Solidaires, « cette journée est clairement un uppercut dans la tête du gouvernement ».

Rendez-vous les 7 et le 11 février

Afin de poursuivre sur cette lancée, l’intersyndicale appelle à deux nouvelles journées de mobilisations interprofessionnelles, mardi 7 et samedi 11 février. Deux dates rapprochées, dont une un samedi, que Catherine Perret explique : « On veut être accordé avec le monde du travail. On a conscience que faire grève, perdre une journée de salaire, c’est parfois compliqué, surtout en ce moment. Cette journée du samedi permettra à des gens, bien souvent des invisibles, de se rassembler en dehors du temps de travail pour s’opposer à cette réforme. Les invisibles doivent pouvoir compter dans ce mouvement. »

Au risque d’avoir des chiffres en baisse le mardi ? « On verra, mais il faudra tirer les enseignements le samedi au soir, pas avant » souffle Marylise Léon qui rappelle l’importance de « faire masse ».

Une grève générale et reconductible, elle, ne semble pas être encore à l’ordre du jour de l’intersyndicale. « On aura sans doute une réflexion là-dessus d’ici la mi-février » assure Simon Duteil. « Après, il peut y avoir des secteurs qui décident de partir en grève reconductible. Ce serait un appui supplémentaire », poursuit-il, évoquant différents préavis de grève, notamment chez les cheminots.

Un avis pas forcément partagé à la CFDT où l’on craint de voir basculer l’opinion publique en cas de blocage important, notamment en période de vacances. « C’est normal qu’on ne soit pas d’accord sur tout, sinon on ne serait qu’une seule et même organisation. Cette intersyndicale a été réfléchie depuis des mois. Elle est forte, soudée et chacun assume ses différences » assure Murielle Guilbert, co-secrétaire national de Solidaires.

Pour l’instant la mobilisation est très bon enfant. Mais si on ne nous entend pas, ça risque de se durcir.

Des mots partagés par l’ensemble des représentants syndicaux sur place. Fort de ces deux succès consécutifs, ils sentent que c’est aussi leur union qui rassemble et inquiète le gouvernement. « On se parle très régulièrement, et franchement. L’ambiance est vraiment bonne » affirme Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’UNSA.

Silence gouvernemental

Ce mardi soir, c’est surtout le silence du gouvernement qui interroge. Aucune des organisations syndicales n’a été contacté pour d’éventuelles négociations. « Y’a plus de son, plus d’image » commente, un peu ahuri, Dominique Corona. « Pour l’instant la mobilisation est très bon enfant. Mais si on ne nous entend pas, ça risque de se durcir. » Même son de cloche côté cégétiste : « On en a encore beaucoup sous la pédale. Si le gouvernement passe en force, il sera responsable de l’embrasement du pays. »

En début de soirée, au moment de l’annonce des futures dates de mobilisations, la Première ministre, Élisabeth Borne, s’est fendue d’un tweet. « La réforme des retraites suscite des interrogations et des doutes. Nous les entendons » a-t-elle notamment écrit, poursuivant : « Le débat parlementaire s’ouvre. Il permettra, dans la transparence, d’enrichir notre projet avec un cap : assurer l’avenir de notre système par répartition. C’est notre responsabilité ! »

Un tweet sans concession, mais en forme de première perche vers des discussions de la part de la Première ministre qui craint, sans doute, la même défiance dans l’hémicycle que dans la rue.


 


 

Partout en France, un raz-de-marée populaire contre la réforme des retraites

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

L’opposition au projet régressif du gouvernement a soulevé les foules, partout en France, ce mardi. Avec 2,8 millions de manifestants, selon la CGT, dont 500 000 à Paris, la lutte a dépassé le niveau du 19 janvier, soulignant le rejet massif de ce texte. Reportages

Une démonstration de force. Partout en France, les manifestants ont déferlé pour rappeler leur opposition, très largement majoritaire, au projet de réforme des retraites régressif d’Emmanuel Macron et d’Élisabeth Borne. « C’est une des plus grandes manifestations organisées dans notre pays depuis des dizaines d’années », s’est félicité Laurent Berger, numéro un de la CFDT.

Les huit organisations syndicales qui appelaient à la mobilisation (CFDT, CGT, FO, CFDTC, Unsa, CFE-CGC, FSU et Solidaires) s’attendaient à faire aussi bien qu’il y a dix jours, mais la réalité a dépassé leurs espérances. « Dans tous les retours que j’ai, c’est plus que le 19 », confirme Philippe Martinez de la CGT. Avec 500 000 personnes à Paris au départ de la place d’Italie, 65 000 à Nantes, 10 000 personnes à La Réunion, 80 000 personnes à Toulouse, la mobilisation de ce mardi 31 janvier a atteint une ampleur monstre, qui pourrait titiller les records des grèves de 1995.

Face à ce raz-de-marée, la première ministre, Élisabeth Borne, a assené que « la majorité sera unie ». Méthode Coué ? En tout cas, pour l’instant, l’unité est surtout du côté de la rue, où tous les manifestants ont clamé en chœur leur mécontentement face à une réforme injuste.

C’est le cas de Fabrice. À 59 ans, le maître-nageur sauveteur attendait patiemment son départ à la retraite prévu à 60 ans et 7 mois, grâce à une carrière commencée jeune. Si la réforme entre en vigueur, il devra finalement continuer à travailler jusqu’à 62 ans passés. « C’est comme si on courait un marathon, et à quelques pas de la ligne d’arrivée, on rajoutait 3 kilomètres », déplore celui qui n’avait jamais battu le pavé avant le 19 janvier. « Est-ce que j’arriverai encore à exercer mes missions de sauveteur à 62 ans ? Ma santé ne sera pas excellente avec tout le chlore que j’inhale », se questionne-t-il.

La logique du recul de l’âge légal échappe aussi à Farid Borsali, secrétaire général SUD à Stellantis, à Poissy (Yvelines). « Le travail sur une chaîne de montage, c’est usant. Les ouvriers sont à bout à 50 ans, alors aller jusqu’à 64 ? C’est impensable », tranche le salarié, affecté sur la ligne de production des Opel Mokka.

La « propagande gouverne mentale » ne prend pas

Face à la férocité du mouvement social, les ministres de Macron ont multiplié les allocutions pour tenter de convaincre du bien-fondé de la réforme. Avant de hausser le ton : Borne a ainsi déclaré que le report à 64 ans de l’âge légal n’était plus « négociable ».

Mais, dans le cortège parisien, la « propagande gouvernementale » ne prend pas. « On nous explique qu’il n’y a pas de sous pour les retraites, alors qu’on parle de proposer 400 milliards de matériels militaires à l’Ukraine ? Je n’y crois pas une seconde. On n’a pas eu autant de mal à trouver des sous lors de la crise sanitaire », constate, amer, Cédric Soltani, éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse, secrétaire interrégional au SNPES-FSU. Lydie, employée à la préfecture de l’Essonne, ne décolère pas après avoir reçu, sur son adresse électronique personnelle, une vidéo de son ministre de tutelle, Stanislas Guerini, vantant les mérites de la réforme. « C’est un scandale. Il n’a fait que nous répéter à quel point cette réforme allait être bonne pour nous, c’est de la propagande », s’agace la fonctionnaire, une chasuble floquée FO sur le dos.

Comme eux, de nombreux agents de la fonction publique étaient en grève ce mardi : ils étaient un peu moins de 20 %, et plus de 50 % parmi les professeurs du primaire et du secondaire. À EDF, le taux de grévistes s’élevait à la mi-journée à 40,3 % de l’effectif global. Les chiffres, légèrement en retrait par rapport à la semaine passée, témoignent tout de même de « la même dynamique », assure la CGT mines et énergie. Les raffineries ont maintenu la pression avec de 75 % à 100 % de grévistes, selon les sites. Lycéens et étudiants ont également été très nombreux dans les cortèges.

Cristelle, mêlée à l’impressionnant cortège bleu de la CFTC, n’avait pas manifesté depuis 2010 et le projet de réforme de Woerth, mais s’enorgueillit de participer à une si grande mobilisation. « J’ai commencé à travailler tard, alors, pour avoir une pension décente, il faudrait déjà que je travaille jusqu’à 70 ans », regrette la vendeuse en magasin de jouets. Bien que déterminée, la Seine-et-Marnaise redoute que ses finances ne l’empêchent de multiplier les journées de mobilisation. « Je crains que le gouvernement ne joue sur ce facteur, qu’il profite que la grève s’essouffle », s’alarme-t-elle. « Mais il faut rester démocratique, il faut tenir compte de la mobilisation ! » enjoint-elle, sans cesser de remuer son drapeau bleu ciel. À ses côtés, et ailleurs en France, des centaines de milliers de Français sont décidés à continuer le mouvement.

 


 

Mobilisation retraites le 7 et 11 février : la stratégie de l’intersyndicale décryptée

sur https://rapportsdeforce.fr/

Plusieurs options étaient sur la table de l’intersyndicale contre la réforme des retraites, au soir d’une journée de mobilisation très réussie dans la rue ce 31 janvier. Finalement, les huit syndicats annoncent ensemble une prochaine journée de grève le mardi 7 février et une manifestation le samedi suivant. Décryptage.

 Le choix de l’accélération l’a plutôt emporté lors de la réunion de l’intersyndicale contre la réforme des retraites. Les huit syndicats qui la composent ont décidé que la prochaine journée de grève aurait lieu mardi 7 février, soit dans une semaine exactement. Mais ce n’est pas tout. Dans la foulée, le samedi 11, ils organisent également une journée de manifestation pour rassembler les salariés pour qui il est difficile de se mettre en grève.

Des stratégies syndicales différentes à concilier

Laurent Berger de la CFDT n’en a pas fait mystère : son syndicat n’est pas partisan d’un appel à la grève reconductible et fonde plutôt sa stratégie sur des démonstrations de force dans la rue pour faire flancher l’exécutif et fragiliser la possibilité d’une majorité parlementaire votant le projet de loi. A l’inverse, au moins la CGT et Solidaires poussent à la grève et à sa possible reconduction pour contraindre le gouvernement à abandonner tout recul de l’âge de départ à la retraite.

Mais une chose est certaine : les huit syndicats sont quasiment condamnés à se mettre d’accord. Tous sont convaincus que leur union a été un levier important du succès des deux premières journées de mobilisations. C’est probablement ce qui explique que chacun accepte des compromis. D’abord la CFDT, en acceptant la date du 19 janvier, alors qu’elle préférait laisser passer le Conseil des ministres du 23 janvier avant de se mobiliser. Puis, les syndicats de transformation sociale, qui ont accepté à leur tour le 31 janvier, plutôt que le 26 janvier, alors que la CGT avait cette date en tête.

En outre, une troisième stratégie est sur la table. Elle est portée par 4 fédérations de la CGT. Celle de la chimie (FNIC), celle de l’énergie (FNME), les cheminots ainsi que les ports et docks. Toutes ont d’ores et déjà fait part de leurs volonté d’observer plusieurs jours de grèves entre le 6 et le 8 février.

Une mobilisation historique dans la rue

C’est pourquoi ce 31 janvier au soir, l’équation permettant de trouver le bon calendrier de mobilisation était difficile à résoudre. Surfer sur des manifestations énormes pourrait apparaître comme une évidence.

Le nombre de manifestants à battu tous les records des grandes mobilisations sociales. Avec 2,8 millions de manifestants dans tout le pays selon la CGT (1 272 000 selon le ministère de l’intérieur), il y avait plus de monde ce 31 janvier qu’en 1995, en 2010 ou en 2019.

Les cortèges ont été très importants dans la capitale avec 500 000 personnes dans les cortèges (87 000 selon la police), dans les grandes villes et plus encore dans des villes moyennes. Les 14 000 manifestants de Saint-Nazaire ou les 20 000 de Brest, selon Ouest France, en sont une démonstration nette. De la même façon, le nombre de points de rassemblements a presque atteint les 300 sur l’ensemble du territoire. Là aussi, un niveau très important.

Autre élément notable, même si c’est loin d’être une déferlante, la jeunesse a participé aux mobilisations du jour. Le syndicat L’Alternative affirme que 150 000 jeunes étaient présents dans la rue cette fois-ci : au moins deux fois plus que le 19 janvier. De son côté, le syndicat La Voix lycéenne revendique 200 blocages et 300 lycées mobilisés. Des chiffres contredits par le ministère de l’Éducation nationale qui compte 11 lycées bloqués, 4 tentatives et 17 filtrages. Pour autant, les actions lycéenne se sont élargies au-delà de la capitale, contrairement au 19 janvier.

Pourtant, malgré un succès majeur dans la rue, les taux de grève dans les secteurs traditionnels et le niveau de fréquentation des assemblées générales ne traduisent pas une poussée de la grève.

Les secteurs traditionnels légèrement moins mobilisés

Une chose est sûre, les raffineurs sont au rendez-vous lors des journées de grève. La CGT TotalEnergies a annoncé, ce mardi 31 janvier, 75 à 100 % de grévistes dans les raffineries et dépôts de l’entreprise. La raffinerie de Normandie compte 75% de grévistes, celles de Feyzin (Rhône) et Donges (Loire-atlantique) respectivement 80 et 90% de grévistes.

Mais outre ce secteur fer de lance, la mobilisation est légèrement plus faible dans les secteurs les plus habitués à la grève. Du côté des énergéticiens, la mobilisation est massive mais légèrement moins forte que le 19 janvier. Selon les chiffres de la direction, le taux de gréviste à la mi-journée s’élève à 40,3 % chez EDF, en très légère baisse par rapport au 19 janvier où il était de de 44,5 %.

A la SNCF, le taux de gréviste est également important : 36,5% pour cette deuxième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, a appris l’AFP de source syndicale. Toutefois, le 19 janvier, ils étaient 46,3%. Pour l’heure, la direction de la SNCF n’a pas annoncé ses chiffres.

Petit affaissement également chez les enseignants. Le SNES-FSU (syndicat majoritaire) annonce 55% de grévistes dans l’enseignement secondaire. Dans le premier degré, le SNUipp-FSU (également majoritaire) avait déjà annoncé 50% de grévistes lundi 30 janvier. C’est légèrement moins que le 19 janvier, où les deux syndicats avaient respectivement annoncé 65% et 70% de grévistes. De son côté, le ministère annonce 26,65% de grévistes dans le premier degré et 25,22% dans le second degré. Le 19 janvier, il déclarait respectivement 42,35% et 34,66%. Les chiffres du gouvernement sous-évaluent souvent la mobilisation du fait de la méthode de calcul utilisée.

Enfin, selon le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques, le nombre de grévistes à la mi-journée dans la fonction publique d’État passe de 28 % le 19 janvier à 19,4 % ce 31 janvier. Cela confirme une mobilisation un peu moins exceptionnelle dans l’Éducation nationale, qui constitue le gros des effectifs de ce versant de la fonction publique. Petite baisse également dans la territoriale (7,9 % contre 11,3 % le 19 janvier) et l’hospitalière (8,5 % contre 9,9%), soumise à réquisition.

L’inconnu du privé

Comment dès lors expliquer que, malgré des chiffres de grève légèrement plus bas, les mobilisations soient encore plus massives dans la rue ce 31 janvier ? Sur ce point, on ne peut faire que des hypothèses. La première, c’est que de nombreuses grèves ont lieu dans des secteurs faiblement syndiqués, dans lesquels il n’est donc pas possible d’obtenir de remontées chiffrées du nombre de grévistes. En somme, une sorte de grève invisible du privé.

Nathalie Cagny, secrétaire régionale CFDT en charge du département de la Somme et salariée au centre d’appel Coriolis d’Amiens, observe un fort taux de gréviste dans sa boîte, complètement resté sous les radars. « Au centre d’appel Coriolis d’Amiens, on a plus de 50% de grévistes, sur 700 à 800 salariés », souligne-t-elle.

Du côté de la CGT, on confesse aussi volontiers ce manque d’ancrage et de remontées. Une partie du travail de construction de la grève, effectué ces derniers jours, consistait d’ailleurs à recontacter les mandatés CGT pour leur demander d’effectuer ce travail de documentation tout en mobilisant leurs collègues (voir notre article). La confédération annonce toutefois quelques données : 5 000 grévistes chez Airbus, plus de 90% de grévistes dans les ports et 100% des dockers, du Havre à Ajaccio, de Brest à Bayonne, de Cherbourg à Marseille.

La possibilité que de nombreux salariés aient posé des jours de RTT pour participer à la manifestation n’est pas non plus à exclure. D’abord parce que l’étiquette gréviste peut être stigmatisante dans certaines entreprises. Ensuite, parce que certains salariés peuvent essayer de limiter le coût de leur participation aux mobilisations dans un contexte de forte inflation. Un choix que l’on retrouve aussi parfois dans la fonction publique : « plusieurs de mes collègues ont préféré poser des RTT pour aller manifester, au vu de la crise actuelle… », confiait ainsi Éric, de la CGT Territoriaux, lors d’une AG ce matin au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis).


 


 

Face à la réforme des retraites, le retour de la « joie militante » pour faire des manifestations une fête

par Ivan du Roy, Yann Lévy sur https://basta.media

Déguisements, jeux de mots, slogans inventifs, musiques ou maquillages : les grandes manifestations contre le recul de l’âge de départ à la retraite voient refleurir la joie de se retrouver et de se faire entendre. Notre reportage en images.

Mobilisation massive

Environ deux millions de personnes ont manifesté dans toute la France ce 31 janvier, lors de cette deuxième grande journée de mobilisation contre la réforme des retraites portée par Élisabeth Borne et Emmanuel Macron. Deux millions si l’on retient la moyenne entre les chiffres du ministère de l’Intérieur (1,3 million) et ceux de la CGT (2,8 millions). L’écart entre ces deux sources est le plus fort à Paris, où les organisations syndicales annoncent un demi-million de manifestants et manifestantes, contre seulement 87 000 comptabilisés par la préfecture.

Près de 300 manifestations et rassemblements se sont tenus sur l’ensemble du territoire, avec de très fortes participations dans plusieurs villes moyennes. C’est la plus grosse mobilisation sociale sur les retraites depuis trente ans, y compris lors des grandes et longues grèves de novembre-décembre 1995. Le nombre de grévistes a été important dans l’Éducation nationale, les transports en commun, le secteur de l’énergie, chez les dockers (voir le détail sur le site Rapports de force). Plusieurs dizaines de lycées ont par ailleurs connu des actions de blocages.

Comment installer le mouvement dans la durée, voir même l’intensifier, sans épuiser manifestants et grévistes ? Telle est la question qui se pose désormais aux animateurs de la contestation sociale. Rendre les cortèges revendicatifs plus festifs, en faire des moments où l’on se rencontre et l’on s’amuse, est peut-être l’un des moyens pour continuer à attirer les foules.

Des collectifs, des artistes, des grévistes ou des citoyens imaginatifs tentent déjà de rompre avec le risque de défilés syndicaux routiniers, et parfois un peu tristes. Et avec la crainte d’une répression débridée et aveugle qui planait sur les participants aux manifestations depuis le mouvement contre la loi Travail puis le celui des Gilets jaunes.

Le photographe Yann Lévy était dans la manifestation parisienne du 31 janvier pour saisir des instants de cette « joie militante » [1].

Zombies

Grimées en zombies pour dénoncer le recul de l’âge de départ à la retraite, le collectif des Rosies s’est créé en 2019 lors de la précédente tentative de remise en cause du système de retraites par répartition pour dénoncer ses conséquences négatives pour les femmes, déjà maltraitées par le système actuel. Et organise des ateliers de maquillage en plein air.

Bourgeois

Un manifestant s’est déguisé en caricature de bourgeois pour dénoncer les milliardaires et revendiquer qu’ils soient mis à contribution pour le financement des retraites. Pour l’ONG Oxfam, une taxation du patrimoine des 42 milliardaires français – dont la fortune cumulée atteint 544 milliards d’euros – à hauteur de 2 % suffirait à combler le déficit attendu du système des retraites (12 milliards d’euros en 2027 selon le Conseil d’orientation des retraites).

Inégalités de genre

Les femmes, particulièrement affectées par le projet de réforme de retraite, étaient très nombreuses dans le cortège parisien. Actuellement, une femme perçoit une pension inférieure en moyenne de 30 % à 40 % à celle des hommes. Cette inégalité de genre perdure depuis toutes les précédentes réformes des retraites.

Born to be...

« Un mouvement massif ça donne la pêche aux gens », pense John, qui est postier. « La manifestation, c’est une façon de s’organiser, l’occasion de se rencontrer, d’échanger, de discuter. On se rend compte que si on est nombreux, des choses sont possibles, que l’on peut inverser le rapport de force avec le patronat. Ce n’est pas que la réforme des retraites : l’inflation, les salaires trop bas, on en a marre. » Admirez le jeu de mots. Sa revendication est claire.

Batucada

Emma travaille dans l’Éducation nationale. « Je fais partie d’une batucada. Je joue souvent en manifestation. Je ne sais pas si la musique correspond à ce genre de manifestation où on est là pour revendiquer. Mais créer une ambiance festive, ça aide à se rassembler, faire bloc et se solidariser. »

Cool

« Je viens avec mon fils, le côté joyeux comme aujourd’hui c’est cool, ça ressemble à une grosse fête pour lui », raconte Damien, qui est artiste. « C’est important de pouvoir l’emmener et qu’il découvre ce qu’est manifester, ce que signifie nous faire entendre. » Avec la réforme, les nouvelles générations ne seront pas à la fête. Elles devront travailler jusqu’à 64 ans pour percevoir une pension complète, et cotiser pendant 43 ans ans minimum (donc commencer à travailler à 21 ans pour prendre sa retraite sans baisse de pension).

Margaret Macron

Emmanuel Macron mixé avec Margaret Tatcher, fossoyeuse de l’industrie, des services publics et des mouvements sociaux britanniques dans les années 1980. Le Royaume-Uni est actuellement confronté à une très forte inflation qui pénalise les salariés et les familles modestes. Le pays connaît également un mouvement social de grande ampleur, avec une grève massive ce 1er février.

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