PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 30/06/2020

Hôpital. Digue populaire face à la deuxième vague

 

Stéphane Guérard (site humanite.fr)

 

Personnels soignants et usagers défilent à nouveau ce mardi à l’appel des syndicats et des collectifs pour faire pression sur le Ségur. Un échec de ces discussions censées aboutir vendredi fait craindre une hémorragie des personnels.

Il y a un mois, alors que le Covid-19 avait desserré son étreinte sur les services de réanimation parisiens et que les premiers « mardis de la colère » reprenaient leurs manifestations en faveur du système de santé, Inès et Solène faisaient le point sur leurs jeunes carrières d’infirmières. L’une en poste en service néonatal, réaffectée contre l’épidémie ; l’autre intérimaire et en fin de missions en service Covid. L’une ayant eu droit à la prime de 1 500 euros. L’autre pas. Par-delà leurs différences de traitement, les deux partageaient le même vécu. « Quand on choisit ce métier, on le fait pour soigner les gens, explique Inès. Si je suis venue prêter main-forte durant la crise, c’était bien pour cette urgence. Mais ça fait des années que les personnels appellent à l’aide. Peut-on encore soigner dans ces conditions ? » Pour l’infirmière intérimaire, c’est non. Sa consœur s’accroche. « On a 25 et 26 ans, nous sommes en début de carrière. Mais une carrière, c’est cinq à sept ans en moyenne. Pourtant, nous adorons notre métier. Il faut donner envie d’y travailler et d’y rester. On se bat pour ne pas être dégoûtées. »

Un mois a passé. Le Ségur de la santé bat toujours son plein. Plutôt son vide. Et d’individuelles, ces interrogations sur l’avenir se sont propagées pour devenir collectives. Ce mardi, pourtant, la mobilisation pour un système de santé renouvelé et renforcé s’annonce massive. Quinze mois après la première grève des urgences lançant le mouvement social dans les hôpitaux publics, trois mois après les premières promesses de changements énoncées par Emmanuel Macron, quinze jours après une journée nationale de grèves et défilé post-Covid-19 réussie, tout ce que la santé compte de personnels soignants on non soignants, de praticiens comme de paramédicaux et du médico-social, de l’hospitalier public comme du privé non lucratif ou commercial, de blouses blanches et d’usagers, est appelé à défiler à l’appel d’une large intersyndicale (CGT, FO, Unsa, SUD, CFE-CGC), des collectifs de soignants (Inter-Urgences, Inter-Hôpitaux, Inter-Blocs), rejoints par les organisations de médecins hospitaliers (INPH, APH, Jeunes Médecins). Le cœur y sera. Car les doutes n’ont jamais été aussi douloureux quant à la capacité de l’hôpital public à tenir une deuxième vague, qu’elle soit due au Covid-19 ou même à la canicule et à une « simple » grippe saisonnière. « On nous dit qu’on a fait face à la première vague, mais on n’a pas fait face. On a subi la crise en nous redéployant dans des services et en fermant tous les autres. On a été exposés au virus, sans masque, sans surblouse. Les professionnels sont fatigués, méprisés. Si une deuxième vague arrive, ce sera du même acabit. Car les choses ne sont pas près d’évoluer au vu du Ségur », constate Grégory Chakir, du collectif Inter-Blocs. « Les gens sont épuisés, diagnostique aussi le docteur Olivier Milleron, cardiologue à Bichat et membre du collectif Inter-hôpitaux. Un espoir est né quand on parlait des soignants comme des héros. Mais comment faire face à une deuxième vague alors qu’il y a, rien que pour mon établissement, toujours cent postes vacants et que l’on a du mal à revenir à la normale ? C’est comme avant, mais en pire. Au manque de moyens encore plus patent se conjugue le retour de patients en plus mauvaise santé. Si rien ne sort du Ségur, les collè gues vont quitter l’hôpital. »

Médecin, infirmier : même pulsation défaillante au bout du stéthoscope. « Dans mon département, la Seine-Saint-Denis, pourtant l’un de ceux les plus touchés par l’épidémie, on continue à fermer des hôpitaux, comme Jean-Verdier à Bondy, s’offusque Thierry Amouroux, du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Ailleurs, ce n’est pas mieux. Fermeture confirmée du Samu à Auxerre après celui de Nevers. Quatorze lits de réanimation fermés à Strasbourg. À Tours, les 350 lits des services fermés pour étoffer le service Covid ne rouvriront pas. On craint vraiment une fuite des personnels. » Thierry Brig, du syndical national des médecins hospitaliers FO, se fait moins diplomate. « On en parle comme ça. Mais les retours que nous font nos collègues sont très violents. Ils nous disent que si les promesses ne sont pas tenues, ils ne seront plus là pour la deuxième vague », prévient-il, avant de préciser : « Le ministère de la Santé est au courant. »

Grand corps malade de la République, l’hôpital public connaîtra rapidement la gravité de l’hémorragie qui le guette. Après son installation poussive par un gouvernement qui s’est placé lui-même ensuite aux abonnés absents durant un bon mois, le temps que les municipales se passent, le Ségur de la santé est censé aboutir vendredi à des conclusions à la hauteur des promesses présidentielles de changements. Trois petits jours de discussion pour donner un avenir au système de santé. Côté médecins hospitaliers, leurs organisations professionnelles étaient invitées hier soir par Olivier Véran à trouver un accord cinq jours après une première rencontre qui avait tourné court. Ces organisations chiffrent à 7 milliards d’euros la somme nécessaire aux rattrapages salariaux. Côté paramédicaux, la revendication commune d’une revalorisation de 300 euros pour tous dépasse de loin les 6 milliards évoqués par le ministre de la Santé (lire l’Humanité de vendredi), qui ne prennent eux-mêmes pas en compte les autres demandes communes d’ « un plan de formation professionnel avec des postes à la clé, des moyens supplémentaires à la Sécurité sociale dès son projet de loi de finances ainsi que (de) l’arrêt des restructurations en cours », liste Mireille Stivalla, de la CGT santé et action sociale. Ou peut-être que si.

« On a l’impression que le gouvernement veut acheter les soignants avec ses 6 milliards, suggère Michèle Leflon, présidente de la Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Mais ça ne suffira pas à faire revenir les soignants qui sont déjà partis. Ça ne suffira pas non plus à retenir ceux qui sont toujours là mais qui s’entendent dire chaque jour qu’il faut être bête pour travailler pour si peu de salaire dans des conditions aussi mauvaises. »

 

Stéphane Guérard

Publié le 29/06/2020

De l’amiante encore détecté dans des produits cosmétiques, dont le talc pour bébé

 

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

 

Plusieurs milliers de procédures judiciaires sont en cours aux États-Unis, engagées par des femmes atteintes d’un cancer de l’ovaire après avoir utilisé du talc pouvant contenir de l’amiante. En France les associations dénoncent l’inertie des pouvoirs publics.

Le géant américain de produits pharmaceutiques J&J (Johnson & Johnson) a annoncé le retrait des ventes de son talc pour bébé, le « Johnson’s baby powder », six mois après la découverte de traces d’amiante dans plusieurs échantillons, et un premier rappel de plusieurs dizaines de milliers de flacons. Seuls les États-Unis et le Canada sont concernés par ce retrait, ce qui provoque l’incompréhension de nombreuses associations de victimes de l’amiante un peu partout dans le monde. En Italie et en Belgique, les associations ont interpellé leurs ministres de la Santé [1]. En France, le talc pour bébé mis en cause continue d’être commercialisé.

Près de 20 000 procédures judiciaires

« Le talc est un minéral naturel extrait dans des mines, explique Alain Bobbio de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). Dans les gisements exploités, le talc coexiste avec divers minéraux parmi lesquelles on peut trouver de l’amiante. » Entrant dans la composition d’un grand nombre de produits cosmétiques tels que les anti-transpirants, les poudres de maquillage, les produits d’hygiène féminine ou encore les soins pour bébé, le talc peut, suivant les gisements dont il est extrait, avoir des conséquences sanitaires gravissimes [2].

« À ce jour 19 400 procédures judiciaires ont été engagées aux États-Unis principalement par des femmes qui ont utilisé du talc "Johnson’s Baby Powder" pour l’hygiène intime et qui ont aujourd’hui un cancer de l’ovaire ou un mésothéliome », précise l’Andeva. Le mésothéliome est une forme rare de cancer (il atteint la plèvre, cette membrane qui entoure les poumons), dont la seule cause établie à ce jour est l’exposition à l’amiante. En juillet 2018, 22 femmes ont obtenu une reconnaissance judiciaire. L’entreprise J&J a dû leur verser plusieurs milliards de dollars. La réputation de ses produits en a pris un sérieux coup.

« Pourquoi ce produit continue-t-il à être vendu en France ? », interroge l’Andeva. Dans l’Union européenne, l’importation de produits contenant de l’amiante est interdite depuis 2005. Des sites web tels que Easy pharmacie ou Amazon continuent pour le moment à commercialiser le produit.

Le principe de précaution à la trappe

L’association, qui a écrit à Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, le 3 juin dernier, demande un contrôle renforcé de la composition des talcs importés, ainsi qu’une cartographie précise des gisements, de façon à pouvoir identifier ceux qui sont à risque. Cette cartographie était déjà évoquée dans un avis de l’Anses émis en 2012 ! L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail recommandait d’assurer la traçabilité des produits à base de talc, depuis leur extraction jusqu’à leur commercialisation [3].

Le ministre de la Santé Olivier Véran a répondu à l’Andeva le 9 juin. Il signale dans son courrier que le système européen Rapex – pour Rapid Alert System for dangerous non-food products, il permet de mutualiser les alertes de chaque autorité sanitaire nationale – avait relayé une alerte lancée aux Pays-Bas, en 2018, suite à la détection de fibres d’amiante dans du maquillage [4]. « Cet événement a conduit les États membres à envisager l’élaboration d’un guide pour définir les impuretés possibles afin d’évaluer la sécurité des produits cosmétiques », précise le ministre.

L’alerte néerlandaise signale que le produit de maquillage en question présente un risque chimique, qu’il contient des fibres d’amiante, et que les fibres d’amiante présentent un risque cancérigène. « Deux ans ont passé depuis cette alerte, constate Alain Bobbio. Le "guide européen sur la sécurité des produits cosmétiques" dont la parution avait été "envisagée" par les États membres ne semble toujours pas avoir été réalisé. »

L’étrange immobilisme français

Le ministre indique ensuite que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n’a pas mené d’enquête spécifique sur l’amiante dans le talc et n’a pas reçu de signalement pour des produits commercialisés sur le territoire national qui en contiendraient. « Aucune enquête malgré 19 400 procédures judiciaires aux USA et une analyse récente de la FDA [l’autorité sanitaire fédérale, ndlr] révélant la présence d’amiante dans un lot de talc "Johnson’s Baby Powder", produit diffusé dans de nombreux pays ! Cet argument est irrecevable, proteste l’Andeva. Ces faits auraient dû alerter la DGCCRF qui aurait dû, de sa propre initiative, engager une enquête. »

L’absence de réaction des autorités françaises est d’autant plus étrange que l’affaire est connue depuis longtemps : trois associations italiennes de défense des victimes de l’amiante rappellent que « en Italie déjà, en 1984, une analyse de produits cosmétiques contenant du talc disponibles sur le marché a trouvé de l’amiante dans 6 des 14 prélèvements examinés, avec des pourcentages en masse variant de 0,03 % à 0,13 % pour 4 prélèvements et de 18 % à 22 % dans les deux autres prélèvements ».

Le déclassement des archives de J&J, épluchées par Lisa Girion, journaliste de l’agence de presse Reuters, révèle que l’entreprise savait depuis les années 1970 que certains de ses produits à base de talc présentaient des risques. « En 1976, alors que l’agence américaine de sécurité sanitaire des médicaments et de l’alimentation mesurait la présence d’amiante dans les produits cosmétiques à base de talc, J&J a assuré au régulateur qu’aucun amiante n’était détecté dans aucun échantillon de talc produit entre décembre 1972 et octobre 1973, omettant de préciser qu’au moins trois tests effectués par trois laboratoires différents de 1972 à 1975 avaient trouvé de l’amiante dans son talc – à des niveaux rapportés comme "plutôt élevés" dans l’un des trois tests. »

D’autres secteurs concernés, dont le BTP

« Les documents décrivent également les efforts couronnés de succès de J&J pour influencer les plans des autorités de réglementation américaines qui voulaient limiter l’amiante dans les produits cosmétiques à base de talc. L’entreprise a également cherché à influencer la recherche scientifique sur les effets du talc sur la santé », précise cette enquête très documentée. Une stratégie qui rappelle furieusement la technique des industriels du tabac, ou du secteur des pesticides, qui activent mille leviers pour faire durer leurs produits le plus longtemps possible, histoire de sauver leurs profits.

Les éléments de preuve accablants rassemblés par ces enquêtes, les milliers de plaintes et les procès perdus ne semblent en rien entamer les certitudes de J&J. Dans un courrier du 9 juin adressé à des associations de défense de la santé et de l’environnement aux Philippines, l’entreprise écrit : « Les ventes de "Johnson’s baby powder" ont diminué au cours de ces dernières années en raison des changements d’habitude des consommateurs et à cause d’informations erronées sur la sécurité du produit. Nous continuerons de mettre le produit à la disposition des consommateurs que nous estimons, et restons très confiants dans la sécurité de notre produit. »

L’entreprise française Chanel attaquée aux États-Unis

L’Andeva et plusieurs autres associations dans le monde demandent également la protection des salariés exposés au talc en milieu professionnel. Car si les produits cosmétiques posent des problèmes particuliers en raison de leur application directe sur la peau, et de leur très haute teneur en talc, ils ne représentent qu’une petite partie des usages [5]. Le talc est utilisé dans les industries de céramique (31%), de papier (21%), de peinture (19%), de toiture (8%) de plastique (5%), et de caoutchouc (4%). « Dans quelles conditions le talc est-il manipulé par les personnes qui travaillent sur ces chaînes de production ?, demande l’Andeva. Nous aimerions le savoir. »

J&J n’est pas la seule entreprise concernée par des procédures judiciaires entamées outre-Atlantique par des personnes malades, atteintes de cancers pour beaucoup d’entre elles. Les entreprises américaines Revlon et Avon, fabricants de cosmétiques, font l’objet de poursuites. De même que l’entreprise française Chanel, et le groupe français Sanofi, à l’origine de la poudre corporelle « Gold Bond », distribuée par une des ses filiales américaines. La femme californienne qui attaque Chanel est atteinte d’un mésothéliome. Elle utilisait une poudre corporelle à base de talc que Chanel avait choisi de retirer du marché en 2016.

« C’était un produit sûr », a déclaré Amy Wyatt, représentante de Chanel aux États-Unis, en mars 2020. Avant d’ajouter « nous avons décidé de respecter la perception du public et de le retirer du marché ». Même rhétorique du côté de l’entreprise pharmaceutique canadienne Bausch Health, impliquée dans 165 actions en justice, qui a changé récemment la formule de sa poudre « Shower To Shower » pour « s’adapter aux tendances du marché, et non pour des raisons sécuritaires », selon une représentante de la société citée par l’agence de presse Reuters. « Le talc que nous utilisons dans nos produits est de grande qualité et fait l’objet de tests stricts permettant de confirmer qu’il ne contient pas de fibres d’amiante », précise aussi L’Oréal. Le groupe français, ainsi que Chanel et l’étatsunien Revlon, ont cependant annoncé qu’ils allaient retirer progressivement le talc de leurs matières premières.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Il y a eu des réactions indignées en Inde, au Brésil, au Japon, au Vietnam, en Malaisie, au Rwanda.

[2] Voir le blog de l’Andeva.

[3] L’Anses avait lancée une étude en 2009 suite à plusieurs signalements concernant l’utilisation, en milieu professionnel, d’un enduit fabriqué à partir de talc suspecté de contenir des fibres d’amiante.

[4] Voir l’alerte lancée en 2018.

[5] En 2008, selon l’Anses, 7,51 millions de tonnes de talc ont été produites dans le monde

Publié le 28/06/2020

Convention citoyenne pour le climat : les trois propositions qui vont vraiment agacer Macron

par Barnabé Binctin, Sophie Chapelle, Vanina Delmas (Politis) (site bastamag.net)

 

Les propositions de la convention sur le climat ne se résument pas à la limitation des 110 km/h, qui obnubile les commentateurs. Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre le 29 juin. Soumettra-t-il « sans filtre » l’ensemble des propositions citoyennes au travail législatif ou référendaire, comme il l’a assuré ? Retour sur trois mesures qui obligent le gouvernement à en finir avec ses faux-semblants sur l’écologie.

Il y a au moins une chose sur laquelle tout le monde s’accorde, au sortir de la Convention Citoyenne pour le Climat : ce fut une expérience intense. Neuf mois de travaux, répartis en sept sessions de trois jours, qui ont abouti le 21 juin à un rapport de 600 pages regroupant 149 propositions. Celles-ci entendent répondre au mandat fixé par une lettre du Premier ministre [1], il y a tout juste un an, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes et de sa convergence naissante avec les marches pour le climat : « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».

Un travail considérable que Laurence Tubiana, coprésidente du comité de gouvernance de cette convention, a qualifié de « vrai projet de société » en préambule des votes qui ont permis de toutes les adopter – à l’exception de la proposition visant à réduire le temps de travail hebdomadaire à 28h, sans perte de salaire. Ce processus, tout à fait inédit, semble avoir emporté l’adhésion des 150 citoyens représentatifs, engagés dans l’aventure par tirage au sort : « c’était nouveau pour tout le monde, donc on a appris en marchant, résume Fabien, 29 ans. D’un point de vue démocratique, c’est tout de même très riche de pouvoir échanger, puis délibérer, tous ensemble, en se formant un avis éclairé grâce aux ressources mises à notre disposition, alors même qu’on partait de niveaux de connaissance très inégaux. »

 « On n’avait pas vocation à construire un programme présidentiel »

Pour quel résultat ? C’est là que commence le vrai débat. Aux enthousiastes, tant de la méthode participative – et de sa fameuse « intelligence collective » – que des propositions formulées, ont répondu d’autres voix, plus sceptiques, pointant notamment l’absence du nucléaire ou de la taxe carbone. C’est le choix des mesures soumises à référendum – légiférer sur l’écocide, réviser la Constitution pour y ajouter deux alinéas reconnaissant des objectifs écologiques –, l’un des gros enjeux de ce dernier week-end de négociation, qui inquiète le chercheur François Gemenne : « nous voilà donc partis pour des semaines de débats sur des symboles largement inopérants, qui vont complètement occulter les autres mesures (concrètes celles-là) proposées par la Convention Citoyenne. C’est vraiment dommage. Pendant ce temps, il fait 38°C en Arctique… » a-t-il écrit le 21 juin.

Alors, trop frileuse la Convention Citoyenne pour le Climat ? La critique a tendance à fatiguer l’une de ses participantes : « bien sûr qu’il y a des déceptions – on aurait pu aller plus loin sur les pesticides, on aurait pu être plus courageux sur le référendum – et que cela reste imparfait, incomplet. Mais à titre de comparaison, le ministère de l’Écologie, c’est 40 000 personnes déjà formées… On n’avait pas non plus vocation à construire un programme présidentiel ! Et au final, la plupart de nos mesures restent assez ambitieuses… ». Parmi elles – et parce que cette Convention Citoyenne pour le Climat ne se résume pas à la mesure des 110 km/h qui a défrayé les plateaux de télé – Basta ! et Politis ont passé trois mesures au crible, qui pourraient bien se révéler de sacrés cailloux dans la chaussure de Macron.

Bientôt un crime d’écocide puni de 20 ans d’emprisonnement ?

Guy Kulitza, l’un des tirés au sort de la convention, a voulu chercher des solutions allant plus loin que celles touchant le quotidien individuel. Il découvre alors le travail de Valérie Cabanes, juriste internationale qui milite depuis une dizaine d’années pour la reconnaissance du crime d’écocide. « Il me semblait pertinent de pouvoir mettre au pas les multinationales les plus polluantes, les encadrer et leur montrer à quel point elles sont néfastes pour le climat, et instaurer le crime d’écocide correspondait à ce que j’imaginais », raconte le retraité vivant dans le Limousin, qui a porté haut et fort ce combat pendant neuf mois. Certains restent dubitatifs, mais Alexia, une jeune Guadeloupéenne, le soutient en racontant les ravages du chlordécone, un pesticide utilisé dans les bananeraies et qui empoisonne les sols, les eaux et les habitants des Antilles depuis 40 ans et dont les entreprises et autorités connaissaient la dangerosité..

Dans leur rapport final, les 150 proposent de soumettre à référendum la création d’un crime d’écocide dans la loi, selon une nouvelle définition [2]. La sanction comprendra une peine d’emprisonnement de 20 ans, une amende en pourcentage significatif du chiffre d’affaires de l’entreprise et l’obligation de réparation [3].

Mais ce n’est pas gagné. En 2019, des propositions de loi pour introduire le crime d’écocide dans le droit pénal ont été rejetées par le Sénat et l’Assemblée nationale, invoquant des imprécisions dans la définition. En cause notamment, la délimitation des fameuses limites planétaires, qui ne fait consensus ni chez les politiques, ni chez les avocats spécialistes du droit de l’environnement. Dans la proposition de la convention, elles seraient les indicateurs clés pour cadrer les contours des crimes d’écocide, et les lignes directrices à suivre pour les éviter. Le 24 juin, lors des questions au gouvernement au Sénat, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a souligné deux obstacles principaux à la création d’un tel crime. L’un sur le fond : il y a une « exigence de précision de la loi pénale » que ne remplirait pas ce crime. L’autre sur la forme : « On ne peut pas soumettre ces propositions au référendum puisqu’elles portent sur la législation pénale ».

Une Haute Autorité des limites planétaires serait créée : cette instance scientifique supra ministérielle pourrait accompagner les acteurs privés afin que leur modèle économique soit en accord avec les neuf limites planétaires et la loi sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017 après un long combat mené par des associations et quelques députés de gauche.

En choisissant de soumettre à référendum une telle mesure, les 150 ont pris au mot le président de la République qui affirmait, le 25 avril 2019, soumettre « sans filtre soit au vote du parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe » ce qui sortira de la Convention. En plein G7, il déclarait avec ardeur qu’un écocide se jouait en Amazonie. Mais devant la Convention en janvier dernier, il s’avouait « sceptique sur l’effet utile si on ne le fait qu’en droit français » et se disait « favorable à ce qu’on le porte à l’international ». Ce n’est donc pas le mot « écocide » qui le gêne aux entournures, mais bien l’application. Emmanuel Macron se retrouve pris entre deux feux : arborer une belle étiquette de défenseur de l’environnement ou protéger les grandes entreprises.

Lutter contre l’étalement urbain

Quand William Aucant a été tiré au sort pour participer au groupe de travail « Se loger », il était ravi. Il a mis en œuvre toutes ses compétences et porté au débat la lutte contre l’artificialisation des sols. « En discutant de rénovation, de réhabilitation, de l’importance de prendre soin de l’existant, nous avons conclu qu’il fallait exploiter en priorité les surfaces déjà artificialisées au lieu de grignoter les espaces naturels et agricoles. » Priorité donc à la réappropriation des grandes friches industrielles ou des parkings, à la réquisition de logements et de bureaux vacants, à l’évaluation systématique des bâtiments avant démolition pour vérifier s’ils peuvent avoir une seconde vie… Une manière de lutter contre l’étalement urbain tout en rendant attractive la vie dans les villes et les villages. Selon Tanguy Martin, médiateur foncier pour l’association Terre de liens, « leur vision globale du sujet laisse penser qu’ils ne sont pas tombés dans le piège des mécanismes de compensation qui ne tiennent pas la route, tout comme la renaturation d’un site que personne ne maîtrise : aujourd’hui, nous ne sommes capables que de recouvrir une ancienne carrière de quelques centimètres de terre végétale, pas de retrouver un véritable espace naturel ».

Au Salon de l’agriculture en 2019, Emmanuel Macron déplorait lui-même la perte par la France d’un quart de sa surface agricole sur les 50 dernières années [4]. Si le plan biodiversité de 2018 prévoit bien d’atteindre l’objectif de « zéro artificialisation nette » en 2030, les actes sont encore rares car c’est toute une vision de l’aménagement du territoire et en particulier des zones périurbaines qu’il s’agit de remettre en cause. « Toute la logique de rentabilité foncière repose sur l’idée d’urbaniser la moindre opportunité, or nous estimons qu’il faut faire l’inverse, souligne William Aucant. Comment créer un bassin de proximité dynamique en multipliant les zones commerciales éloignées de tout ? Nous en revenons aux questions de pression foncière qui contraignent les villes à construire encore et encore. »

La question foncière devait justement faire l’objet d’une refonte et d’une nouvelle loi en 2020 mais le ministre de l’Agriculture a annulé cette échéance il y a quelques jours. Est-ce pour laisser plus de champ de manœuvre au plan de relance économique post-Covid19 ou au puissant secteur du BTP ? Dix organisations écologistes et agricoles exigent que cette nouvelle loi foncière soit inscrite à l’agenda législatif en 2021 [5].

Inscrire des clauses environnementales dans les accords commerciaux

Mélanie, 36 ans, responsable d’une agence événementielle, n’avait pas spécialement d’intérêt pour les questions de politique commerciale européenne avant la convention citoyenne. C’est le tirage au sort qui l’a conduite à travailler sur ce thème. « Les auditions d’ONG, de syndicats d’agriculteurs à qui l’on impose des importations déloyales, m’ont fait prendre conscience de ce qui n’allait pas sur le sujet, notamment en termes de transports. » La signature de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mexique en pleine pandémie a heurté les membres de la convention. « ça nous a titillés au même titre que les aides données aux grandes entreprises sans aucune condition, réagit Mélanie, pointant l’hypocrisie du gouvernement.

Parmi les mesures clés votées dans ce domaine figure la renégociation du Ceta – l’accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada – afin d’intégrer les objectifs climatiques de l’accord de Paris. « Quand on dit que, demain, on voudrait ne pas avoir d’accords commerciaux mauvais pour le climat comme le Ceta, c’est un signal fort », observe Mathilde Imer, membre du comité de gouvernance de la convention. « Ça dessine un monde de mieux vivre. » Des recommandations ont également été transmises au gouvernement pour défendre à l’échelle européenne l’inscription du principe de précaution et de clauses environnementales dans les accords commerciaux.

« Quelques clauses internes aux accords de libre-échange ne suffiront pas pour dompter la libéralisation des échanges et des investissements » estime néanmoins l’association Attac. L’accord de Paris n’est par exemple pas « armé » pour contrôler le commerce international d’un point de vue climatique [6]. Par ailleurs, le droit commercial s’impose face au droit de l’environnement. Résultat, toute mesure de protection de l’environnement ou norme écologique peut être contestée en tant que « restrictions déguisées au commerce international ». Du Canada à l’Inde, des dispositifs publics de soutien au développement des énergies renouvelables s’appuyant sur des filières locales ont ainsi été attaqués parce qu’ils étaient jugés défavorables aux intérêts des entreprises multinationales [7]. Le cadrage préalable du gouvernement n’a sans doute pas permis à la convention de s’attaquer à une remise en cause structurelle des règles organisant le commerce et l’investissement à l’échelle mondiale.

« On a bossé les mesures, on les a votées, on ne les lâchera pas ! »

Et maintenant ? « C’est là que tout commence, résume le philosophe Pierre Charbonnier. Le processus a été intéressant et a montré qu’on pouvait tout à fait former de vrais citoyens à l’écologie. Mais que vont devenir leurs propositions ? Le risque, c’est que cela serve de légitimité écolo à un Macron qui pourrait se contenter de faire semblant d’être à la hauteur… ». Sa « réponse », lundi 29 juin à l’Élysée, où il recevra une délégation de citoyens, devrait donner une première indication. Ce délai très rapide, une semaine après la clôture des travaux, en a rassuré certains sur ses intentions, tandis que d’autres craignent de voir le sujet se noyer au milieu du fameux discours de reconstruction et du remaniement probable, après les municipales.

Emmanuel Macron se sait pourtant attendu au tournant, sur le sujet. Soumettra-t-il bien, « sans filtre », l’ensemble des propositions citoyennes au travail législatif ou référendaire, comme il s’y était engagé ? « Il lui faudra être aussi sérieux et rigoureux sur ses engagements que les citoyens l’ont été pendant ces neuf mois de travail », résume Mathilde Imer. C’est pour assurer ce suivi, et donner corps à la suite de ces propositions, qu’une association des « 150 » vient d’être créée. Le président de la République est prévenu : « On a beaucoup travaillé et on veut défendre ce travail, ne pas en être dessaisi ou que ça finisse aux oubliettes, témoigne l’une des participantes. On a bossé les mesures, on les a votées, on ne les lâchera pas ! »

Barnabé Binctin, Vanina Delmas, Sophie Chapelle

Illustration : Pietro Piupparco via Flickr

Cet article est écrit en collaboration entre Basta ! et l’hebdomadaire Politis.

Notes

[1Voir la lettre d’Edouard Philippe, le 2 juillet 2019.

[2] Selon la Convention citoyenne pour le climat, « constitue un crime d’écocide, toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ».

[3Voir le document de la Convention citoyenne pour le climat qui précise le crime d’écocide

[4] Selon France Stratégie, organisme d’étude rattaché au Premier ministre, les terres artificialisées ont augmenté de 70 % depuis 1981 alors que la population n’a crû que de 19 % sur la même période.

[5Voir le communiqué signé par Agter, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Terre de Liens, CCFD Terre solidaire, Confédération paysanne, Fnab, Greenpeace, Notre affaire à tous, Réseau action climat France, Sol.

[6] L’Accord de Paris ne couvre pas les émissions du commerce mondial, et il ne dispose pas d’instruments pouvant s’opposer aux règles du commerce international. Lire à ce sujet cette tribune publiée dans Politis

[7] Voir ce document pour quelques exemples

Publié le 27/06/2020

Les profs déconfinent leurs colères

 

(site lepoing.net)

 

Après le personnel soignant, l’Éducation nationale va-t-elle déconfiner ses revendications ? Plusieurs rassemblements ont eu lieu ce mercredi devant des rectorats partout en France à l’appel de plusieurs organisations syndicales (FNEC FP-FO, Sud Éducation et CGT Éduc’Action). À Montpellier, c’est une grosse cinquantaine de personnes – majoritairement des profs syndiqués, et quelques gilets jaunes venus en soutien – qui ont protesté contre le projet de loi de création d’un statut de directeur d’école, discuté ce mercredi 24 juin à l’assemblée nationale.

Depuis le début du quinquennat de Macron, les personnels de l’Éducation nationale a lutté à plusieurs reprises contre les attaques du gouvernement et de Jean Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale : la réforme du bac et Parcoursup, la réforme des retraites, les E3C… Le confinement n’a fait qu’accentuer la colère des profs : dématérialisation forcée de l’enseignement, « continuité pédagogique » gérée de manière désastreuse et flou total quant à la potentielle réouverture des écoles. Le texte présenté aujourd’hui à l’assemblée nationale semble donc être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et ce n’est pas la seule raison de la colère des enseignants au vu de la longue liste de revendications communes  formulées par les trois syndicats cités plus haut, qui dénoncent une « casse de l’école publique émancipatrice ».

« Pas de chef.fe, tous.tes collègues ! »

Le projet de loi sur la création d’un statut de directeur d’école primaire a été préparé pendant le confinement par la députée LREM Cécile Rilhac, également membre de la commissions des affaires culturelles et de l’éducation. « Aujourd’hui, le statut de directeur d’école n’est pas réglementé par un statut particulier, pour nous, enseignant, c’est un collègue qui doit être un peu déchargé de sa classe pour faire des tâches administratives. » nous explique un instituteur présent devant le rectorat. Sur son vêtement, un sticker Sud Éducation « Pas de chef.fe, tous.tes collègues ». « Avec cette loi c’est différent, ça va devenir un supérieur hiérarchique ». continue-t-il.

En effet, le texte prévoit de reconnaître la spécificité de la profession via les titres « d’emploi fonctionnel » (utilisé pour parler de postes de direction) et de « délégataire de l’autorité académique ».

Un coup de pression supplémentaire qui inquiète les enseignant autant qu’il les agace : ils accusent le gouvernement d’instrumentaliser le suicide de Christine Renon – directrice d’école maternelle de Pantin qui expliquait dans une lettre être « épuisée » et « seule » dans sa fonction – pour faire passer cette loi, avec l’argument d’une « reconnaissance » de la profession. Une rhétorique qui enrage les membres des organisations syndicales, qui avaient été consultées via des concertations avec le gouvernement à la suite de ce suicide. Aucun résultat n’est sorti de ces concertations à ce jour.

L’idée de ce projet de loi est donc de « revaloriser », « simplifier » et « soutenir » les directeurs et directrices d’écoles. Et pour se faire, le texte permet aux collectivités territoriales de mettre à disposition une aide de conciergerie ou administrative. Dans le même ordre de nouveautés promues par Blanquer, le dispositif « 2S2C » fait lui aussi grincer des dents au sein de l’éducation nationale.

« 2S2C », la fin du « cadrage national de l’école ? »

Pendant qu’une délégation intersyndicale rentre dans le rectorat pour y être reçu, une enseignante nous décrit la nouveauté pédagogique qui accompagne la reprise progressive des cours post-confinement, le dispositif « 2C2S »  (Sport-Santé-Culture-Civisme) : « Vu que les cours reprennent progressivement et qu’on doit être moins nombreux en classe, il  y aura des intervenants embauchés via une convention avec les collectivités territoriales pour venir proposer des activités en lien avec le sport, la santé, la culture, et le civisme, SUR LE TEMPS SCOLAIRE !  Nous on passe moins de temps avec nos élèves on finira jamais les programmes ! On a peur qu’à terme ça remplace les profs d’EPS, de musique, d’art plastiques, etc. » Le site du ministère de l’Éducation nationale précise cependant que ces activités « peuvent être assurées en priorité par des professeurs, en complément de service, avec des échanges de service ou en inter-degrés (école /collège), et en heures supplémentaires. » en soulignant le fait que ces interventions ne se substituent pas aux enseignements véhiculés par les profs. De plus, ces activités ne sont pas obligatoires.

« Une destruction du cadre national de l’école dans la lignée des réformes précédentes » selon une autre enseignante retraitée interrogée sur la question. Elle réclame de son côté l’embauche massive d’enseignants et un aménagement des salles de classe pour pouvoir accueillir tous les élèves en même temps et pas « par roulement. » entre l’instituteur et un intervenant. Près de 70 communes de l’académie de Montpellier ont signé la convention 2S2C et appliquent déjà ce dispositif au sein de leurs écoles.

Sureffectifs, précarisation, répression syndicale…

Les autres raisons de se révolter sont nombreuses : précarisation de la profession via l’embauche de contractuels, un manque de reconnaissance du statut d’AESH – assistant d’élève en situation de handicap – (voir une interview ici) et une répression administrative féroce à ceux qui oseraient s’opposer aux réformes de Blanquer. Dans un communiqué intersyndical daté du 20 janvier dernier, les différents signataires dénoncent des pressions de la part de recteurs d’académies.

« Ainsi le recteur d’Aix-Marseille dans un courrier envoyé aux chefs d’établissement parle de « faute professionnelle avec toutes les conséquences disciplinaires qui en découlent » en cas de refus de participer aux E3C. De la même façon, et le recteur d’Aix-Marseille et celui de Toulouse menacent d’avoir recours au Code pénal, c’est-à-dire de porter plainte contre les professeur·es. »

Autre exemple, dans le Jura, où un professeur en lycée a été suspendu pour avoir contesté les E3C avec ses élèves dans son lycée. Tous ces malaises se transforment aujourd’hui en revendications, formulées et signées par la main de trois organisations syndicales (FO, Sud éducation et la CGT educ’action).

Des mots d’ordres communs pour continuer la lutte

« On a été écouté, et puis ils nous ont dit que le ministre avait été clair » raconte un représentant syndical à la sortie du rectorat. Une provocation de plus qui a déclenché un rire jaune chez l’auditoire.  Ils ont donc appelé à maintenir « l’unité syndicale » sur une liste de revendications précises :

– Abandon des 2S2C ;
– Abandon de la proposition de loi sur la direction d’école ;
– L’arrêt des suppressions de postes et la création des postes nécessaires dans l’éducation nationale ;
– La création d’un vrai statut pour les AESH ;
– L’abrogation de la réforme du baccalauréat et du lycée, des E3C et de Parcoursup ;
– L’augmentation des salaires et du point d’indice ;
– L’arrêt total des mesures et procédures engagées contre tous les personnels ayant participé à des actions syndicales contre les réformes et le bac Blanquer.

Plusieurs actions sont déjà annoncées. Une grève est prévue au collège de Saint-Clément-de-Rivière le 30 juin, date de la prochaine manifestation du personnel hospitalier. Avec un flou total sur ce qui est prévu à la rentrée dans les établissements scolaires, la frustration du personnel de l’éducation nationale ne peut qu’augmenter encore. Va-t-on vers un regain du mouvement social post- confinement ? En guise de semblant de réponse, on se contentera du slogan gilet jaune détourné version Blanquer, repris en cœur à la dispersion du cortège : « On est là, même si Blanquer ne le veut pas nous on est là, pour l’honneur des professeurs, et pour un monde meilleur ! »

Publié le 26/06/2020

Industrie. Les promesses de relocalisation déjà envolées

 

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

En dépit des déclarations d’Emmanuel Macron, les grands groupes continuent à délocaliser et à fermer des usines en France, souvent avec l’aide de l’argent public distribué sans contreparties sociales, voire avec la bénédiction de l’État.

«Souveraineté » et « planification ». En à peine trois mois, Emmanuel Macron a davantage prononcé ces mots que durant tout le reste de sa carrière politique. Jadis bannis de son répertoire, ils ponctuent désormais ses envolées lyriques, comme autant de marqueurs d’une révolution lexicale en marche : à la faveur de la crise, l’apôtre résolu du libre-échange s’est mué en un ardent défenseur du « produire français ». Le 31 mars, en pleine pandémie, Emmanuel Macron annonçait son intention de reconstruire une « souveraineté nationale » dans le secteur de la santé. Et le 16 juin, il célébrait face caméras les tout nouveaux engagements de Sanofi en la matière. Selon l’Élysée, le groupe va investir en France « 610 millions d’euros dans la recherche et la production de vaccins », « la preuve que le Covid n’a emporté ni notre volonté, ni nos compétences ». « Le cœur de Sanofi bat en France », renchérit le PDG du groupe, Paul Hudson.

La réalité est moins spectaculaire. Le groupe annonce injecter 120 millions d’euros dans un nouveau centre de R&D (recherche et développement) situé à Marcy-l’Étoile (Rhône). Par ailleurs, 490 millions d’euros doivent être investis dans l’implantation d’un site de production de vaccins à Neuville-sur-Saône (Rhône), équipé de technologies dernier cri, avec 200 emplois à la clé. Ces chiffres méritent que l’on s’y attarde. Personne ne peut cracher sur des créations de postes, à plus forte raison dans la période. Mais celles-ci se feront par le déblocage à court terme d’une enveloppe de 200 millions d’euros d’argent public censée amorcer le financement de ce genre d’infrastructures de production.

10 000 emplois perdus en dix ans dans l’industrie pharmaceutique

Et ces promesses de relocalisation risquent de faire pâle figure en regard de la casse sociale de ces dernières années : entre 2013 et 2018, quelque 2 100 emplois ont été détruits par Sanofi dans l’Hexagone, malgré une pluie d’exonérations fiscales (crédit d’impôt recherche, Cice, etc.). Par ailleurs, l’investissement sera réalisé sur cinq ans, ce qui ne fait qu’une centaine de millions par an… soit 1,6 % du budget annuel de R&D du groupe (environ 6 milliards d’euros) !

« Les sommes annoncées sont finalement assez faibles, confirme Nathalie Coutinet, spécialiste du secteur. L’industrie pharmaceutique française a perdu 10 000 emplois en dix ans, et le pays a rétrogradé à la quatrième place européenne, derrière l’Italie. Ce ne sont pas 600 millions d’euros qui vont nous permettre de retrouver notre indépendance sanitaire ! » L’économiste replace les annonces dans le contexte actuel : « Si cet investissement est le signe d’une amorce de changement stratégique, c’est une bonne chose. Mais il s’agit aussi d’un élément de communication politique. Beaucoup de gens ont été choqués d’apprendre que Sanofi envisageait de “réserver” en priorité un éventuel vaccin anti-Covid aux États-Unis. La publicité faite autour des investissements français vise à rectifier le tir dans l’opinion… »

Thierry Bodin, de la CGT Sanofi, redoute les dégâts collatéraux de la création d’un nouveau site à Neuville : « Flexible et polyvalent, le bâtiment pourrait produire plusieurs vaccins. C’est très bien sur le principe, mais le risque est que cette nouvelle technologie concurrence le site de Marcy… D’autant que la production de plusieurs vaccins doit s’arrêter à Marcy dans les prochaines années : polio, rage, etc. Le risque est donc que les nouveaux postes prévus à Neuville ne fassent que compenser les dest ructions d’emplois probables ! »

Le chantage à la baisse des impôts du Medef

Depuis le début de la pandémie, le concept de relocalisation a gagné ses lettres de noblesse. Mais, sur le terrain, les logiques industrielles anciennes continuent de prévaloir. Et pas seulement dans la santé. Le finlandais Nokia (télécoms) vient d’annoncer son intention de supprimer 1 233 emplois en France, dans sa filiale Alcatel-Lucent. Il s’agit du quatrième plan social depuis son rachat de l’entreprise, en 2015, avec la même logique sous-jacente de délocalisation. « Les suppressions de postes concernent majoritairement la R&D, souligne Frédéric Aussedat, de la CFE-CGC Alcatel-Lucent. La direction nous a donné la liste des pays qui vont récupérer l’activité abandonnée en France : Pologne, Finlande, Inde. Le Covid n’est qu’un prétexte. Nokia n’a racheté Alcatel-Lucent que pour conquérir le marché américain, sur lequel nous étions bien implantés, et ils font le ménage dans ce qui ne les intéresse pas. Quant à l’argument des pertes financières, il ne tient pas la route : Nokia a d istribué 2 milliards d’euros aux actionnaires depuis le rachat, quitte à s’endetter ! » Obligé de réagir face à cette nouvelle purge, le gouvernement français a sommé l’équipementier finlandais « d’améliorer très significativement » son plan de suppressions de postes, sans donner davantage de détails.

Dans certains cas, le gouvernement ne se contente pas d’assister en spectateur à la désindustrialisation : il l’entérine à coups de milliards. Renault va bénéficier d’un prêt garanti par l’État de 5 milliards d’euros, mais ça ne l’empêchera pas de tailler dans ses effectifs. Là encore, la R&D va payer un lourd tribut, puisque le tiers des 4 600 postes supprimés en France le seront parmi les ingénieurs. Entamée il y a plusieurs années, la délocalisation de la matière grise s’accélère, avec la montée en puissance des technocentres indiens et roumains. Le problème n’est évidemment pas que le constructeur tricolore embauche des travailleurs dans les pays en développement, mais que cette mise en concurrence se fasse au détriment des salariés… Et avec la bénédiction de l’Etat. « En réalité, tous les plans de relance actuels obéissent à la même logique, résume Gabriel Colletis, économiste spécialiste de l’industrie. L’État met de l’argent sur la table, en laissant le soin aux entreprises de prendre les décisions et d’élaborer les budgets. La politique industrielle est confiée aux industriels eux-mêmes, qui fixent leurs conditions pour la suite. Le Medef se dit prêt à relocaliser en France, mais à condition que l’État diminue les impôts de production (taxes sur le chiffre d’affaires, la valeur ajoutée, etc.), supposément “insupportables”. C’est le triomphe du moins-disant fiscal. Le patronat espère profiter de la crise actuelle, une nouvelle fois. »

Cyprien Boganda

 

Ces usines médicales dans la tourmente

« Le gouvernement nous parle de souveraineté sanitaire mais laisse mourir des usines de produits médicaux », déplore Martial Bourquin, ex-sénateur socialiste et maire d’Audincourt (Doubs). Comme d’autres responsables de gauche, il bataille pour la sauvegarde de trois usines emblématiques : Luxfer (bouteilles d’oxygène), fermée pour raisons financières, Famar (médicaments), en redressement judiciaire, et Peters Surgical (sondes médicales), elle aussi dans la tourmente. En pleine pandémie, André Chassaigne, député PCF, réclamait que l’État nationalise Luxfer. Sans succès. Une proposition de loi a été déposée le 18 mai par Martial Bourquin visant à nationaliser les trois entreprises, « seule manière pour l’État de disposer d’un contrôle effectif de ces actifs stratégiques ».

Publié le 25/06/2020

Réprimer la délinquance des puissants

D’un côté, l’idéologie sécuritaire augmente la répression que subissent les classes populaires. De l’autre, police et justice se désintéressent de la criminalité des puissants, qu’il s’agisse de représentants de l’État ou d’intérêts privés. Loin de rendre la société plus sûre, ce déséquilibre augmente son niveau d’injustice et de violence, laissant se propager une tolérance générale à l’égard des pratiques illégales.

 

par Vincent Sizaire  (site monde-diplomatique.fr)

 

Depuis plus de vingt ans s’est imposée dans le débat public l’opinion selon laquelle notre sécurité — entendue, très restrictivement, comme la prévention des atteintes à notre intégrité physique — serait garantie au prix d’une emprise toujours plus grande du pouvoir répressif sur nos existences. Autrement dit, la lutte contre la criminalité impliquerait de réduire toujours davantage l’encadrement juridique et le contrôle juridictionnel des autorités pénales, en particulier de la police. À l’heure où l’omniprésence de la question terroriste interdit tout dialogue serein, il est difficile de remettre en cause ce qui se présente sous les traits d’un incontestable bon sens.

Pourtant, une tout autre réalité se dessine. D’un côté, la sécurité promise par les artisans de cette fuite en avant répressive demeure un mirage — il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que l’effroyable massacre de Nice, le 14 juillet 2016, a été perpétré alors même qu’était proclamé depuis huit mois l’état d’urgence, forme ultime de ces pleins pouvoirs policiers censés mettre à l’abri les citoyens. De l’autre, le « sécuritarisme » produit des effets bien réels sur les populations qui y sont le plus directement exposées, à savoir les classes populaires. Alors même que celles-ci sont davantage victimes d’actes de délinquance — elles sont par exemple deux fois plus exposées au risque de vol de leur véhicule et trois fois plus exposées aux violences sexuelles (hors du ménage) que les classes aisées (1) —, elles se retrouvent soumises à une insécurité croissante vis-à-vis de la police et de l’autorité judiciaire. Elles subissent notamment davantage de contrôles policiers abusifs et discriminatoires — les jeunes dont la tenue est supposée typique des quartiers populaires courent jusqu’à seize fois plus de risques d’être soumis à un contrôle d’identité que les jeunes habillés autrement (2).

Les classes populaires sont aussi plus pénalisées. Elles sont surreprésentées au sein de la population carcérale : 48,5 % des personnes détenues n’ont aucun diplôme, et 50 % n’exerçaient aucune activité professionnelle lors de leur entrée en prison (3). Dans le même temps, au-delà de quelques affaires très médiatisées, les autorités répressives se désinvestissent de la lutte contre la grande criminalité économique et financière ; leur priorité demeure le traitement rapide de la délinquance la plus visible, celle de voie publique. Le nombre total d’enquêteurs de police spécialisés en matière économique et financière, déjà très faible, est passé de 529 fin 2013 à 514 quatre ans plus tard (4).

Effets ravageurs des violences policières

Prenant modèle sur les économistes néolibéraux, on peut soutenir que, si le « bon sens » sécuritaire échoue aussi lamentablement à atteindre les buts qu’il s’est fixés, c’est parce qu’on n’est pas encore allé assez loin dans la répression. Mais on peut aussi estimer que cela tient à ce qu’il appréhende le problème complètement à l’envers. Être en sûreté, ce n’est pas s’en remettre à l’arbitraire du pouvoir répressif en échange d’une garantie chimérique contre tout risque d’agression : c’est bénéficier de la protection de la loi contre tout abus de pouvoir, qu’il émane de personnes privées ou des pouvoirs publics. Pierre angulaire de l’ordre juridique qui se met en place à la Révolution, l’exigence de sûreté suppose la stricte égalité juridique des individus, quelle que soit leur place dans la société. Loin de justifier la toute-puissance des autorités, elle implique leur subordination au droit et, corrélativement, la protection juridique effective des personnes les plus vulnérables. La loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », précise la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

L’exigence d’exemplarité s’impose en premier lieu aux représentants des pouvoirs publics. Rompant avec le droit de l’Ancien Régime, le code pénal de 1791 institue de nombreux crimes et délits afin de réprimer les malversations des agents publics (comme le détournement de fonds ou le trafic d’influence). Il traduit ainsi l’idée des constituants selon laquelle l’atteinte à la liberté d’autrui est d’autant plus grave qu’elle émane d’une personne chargée de représenter l’intérêt général. S’expriment ici non seulement les aspirations démocratiques radicales des acteurs de la Ire République, mais également leur profond pragmatisme. L’un des inventeurs de la législation pénale révolutionnaire, Louis Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, affirmait en 1791 : « Une bonne police avec de bonnes mœurs, voilà ce qu’il faut pour un peuple libre au lieu de supplices. Partout où règne le despotisme, on a remarqué que les crimes se multiplient davantage ; cela doit être parce que l’homme y est dégradé ; et l’on pourrait dire que la liberté, semblable à ces plantes fortes et vigoureuses, purifie bientôt de toute production malfaisante le sol heureux où elle a germé (5). »

Ce constat n’a pas pris une ride. C’est en effet dans des pays qui pratiquent une répression disproportionnée, menée par une police largement militarisée, comme le Brésil, le Mexique ou la Colombie, que l’on recense le plus grand nombre d’homicides volontaires par habitant. Loin de diminuer la violence, cette politique contribue au contraire à l’exacerber par une surenchère belliqueuse qui amène les acteurs de la délinquance organisée à se militariser à leur tour (6). Les États-Unis, eux, ont à la fois un système répressif parmi les plus implacables — ils concentrent près d’un cinquième de la population carcérale mondiale (7) — et un taux d’homicide volontaire qui, quoique en baisse, reste sans commune mesure avec celui des pays européens : 5,35 pour 100 000 habitants en 2016, contre 1,35 en France et 1,18 en Allemagne, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.

La façon dont on prévient, identifie et sanctionne les abus commis par les services de police est donc décisive pour la santé d’une démocratie. Les défaillances en la matière nous exposent non seulement à l’arbitraire des pouvoirs publics, mais aussi à un surcroît de violence. Elles provoquent en effet une radicalisation des comportements délictueux que l’on prétendait combattre, tout en entamant le lien de confiance entre les forces de l’ordre et la population. Celle-ci peut alors se montrer réticente à signaler les infractions subies, ou, pis encore, privilégier le recours à la violence privée pour résoudre les conflits.

Dans le même ordre d’idées, il faut insister sur la nécessité de sanctionner la délinquance des autres composantes de la classe dirigeante, et en particulier des élites économiques, à la hauteur de l’atteinte qu’elle porte à la cohésion sociale. L’incidence des actes de prédation économique est d’autant plus importante qu’ils sont commis par des personnes occupant des positions de pouvoir. D’abord, bien sûr, en raison de leur ampleur potentielle : la fraude fiscale génère un manque à gagner budgétaire évalué à plusieurs dizaines de milliards d’euros (8) ; pourtant, on ne comptait en 2016 que 524 condamnations pour fraude fiscale, et les services fiscaux transmettent à la justice moins de 1 000 cas sur les quelque 15 000 qu’ils constatent en moyenne chaque année (9). Plus largement, les infractions économiques et financières ne représentent que 3 % des poursuites pénales en 2016 et 2017 (10).

Par ailleurs, le risque est grand de voir les pratiques délictueuses des classes dirigeantes acquérir une dimension centrale dans les relations économiques et sociales, au prix d’un effondrement généralisé de la protection juridique dont peuvent bénéficient les citoyens. Ceux-ci peuvent en effet être amenés à payer des commissions occultes pour obtenir le simple exercice de leurs droits économiques et sociaux, tandis que la corruption et la privatisation de l’appareil répressif par les plus riches les exposent à la violence policière, ou à l’impunité de la violence privée, s’ils ont le malheur d’entrer en conflit avec eux (11).

En outre, les pays qui connaissent un taux élevé de corruption des élites souffrent d’un relâchement général du niveau d’observation de la loi par l’ensemble de la population : là où sévit la prévarication des grands, la fraude se banalise, et même se normalise, dans le rapport aux institutions étatiques, notamment en matière fiscale. En Italie, par exemple, la pénétration mafieuse rend la population plus tolérante à l’égard de la fraude fiscale et, plus largement, de la combinazione (les magouilles et petits arrangements avec la loi) (12). Là encore, l’application de la règle de droit aux classes supérieures conditionne directement la sûreté de tous.

Réciproquement, on ne saurait se montrer trop vigilant quant aux conditions dans lesquelles les personnes les plus vulnérables peuvent faire valoir leurs droits, en particulier lorsqu’elles sont mises en cause par des puissances publiques ou privées. Autrement dit, la vigueur démocratique d’un système juridique se mesure également à sa capacité à fonctionner de façon désintéressée, c’est-à-dire à garantir la protection de la loi à celles et ceux qui, ponctuellement ou structurellement, ne disposent d’aucune autre ressource (économique, culturelle, sociale…) pour défendre leurs intérêts. À cet égard, le sort réservé aux personnes particulièrement fragiles que sont les enfants, les détenus, les ressortissants étrangers et, plus largement, tous ceux qui se retrouvent dans une situation de fragilité économique et sociale constitue un indicateur déterminant.

Aujourd’hui, les enfants bénéficient certes d’une protection relativement étendue contre l’arbitraire des adultes, tant dans la sphère familiale qu’en dehors. En revanche, tel n’est pas le cas des prisonniers. Régulièrement dénoncées par les instances nationales et européennes qui veillent au respect des libertés fondamentales, leurs conditions de détention bafouent leur dignité la plus élémentaire. Et tel n’est pas davantage le cas des ressortissants étrangers, même mineurs, dont le sort n’a cessé de s’aggraver au cours des vingt dernières années, qu’il s’agisse de leur droit au séjour ou des procédures en matière de reconduite à la frontière. Enfin, les personnes précarisées rencontrent souvent d’importantes difficultés pour obtenir le respect de leurs droits sociaux. Ainsi, un contentieux s’est récemment développé autour des radiations abusives pratiquées par Pôle emploi, mettant en lumière la situation d’« insûreté » totale dans laquelle se retrouvent certains bénéficiaires d’allocations, confrontés à la suspension intempestive de leurs droits.

De la même façon que la sanction de l’illégalisme des classes dirigeantes affecte le niveau général d’application de la loi au sein de la société, la protection juridique dont bénéficient les personnes vulnérables peut renforcer ou, au contraire, fragiliser la sûreté de chaque citoyen. Plus les autorités sont incitées à respecter les droits des personnes démunies, plus elles seront enclines à respecter ceux des personnes suffisamment dotées pour les revendiquer elles-mêmes. A contrario, la faiblesse des garanties reconnues aux unes peut facilement s’étendre aux autres. On a pu l’observer avec les mesures de restriction des libertés auxquelles le droit des étrangers a servi de laboratoire. Les assignations à résidence de personnes soumises à une obligation de quitter le territoire français, prononcées sans aucun contrôle judiciaire, ont ensuite été étendues aux supporteurs supposément violents. Seule la censure du Conseil constitutionnel a permis d’éviter qu’elles ne concernent également les manifestants (13).

Imposer un même degré d’application de la loi du haut au bas de l’échelle sociale constitue donc un enjeu démocratique de première importance. Si l’on rend l’État de droit palpable pour la majorité des citoyens, ceux-ci cesseront définitivement d’accorder du crédit à la rhétorique sécuritaire.

 

Vincent Sizaire

Maître de conférences associé à l’université Paris Nanterre, auteur d’Être en sûreté, principes élémentaires et droits fondamentaux, La Dispute, Paris, 2020.

 

(1Cf. Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité » 2018, ministère de l’intérieur, Paris, décembre 2018.

(2) René Lévy et Fabien Jobard, « Les contrôles d’identité à Paris », Questions pénales, n° 23.1, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, Guyancourt, janvier 2010.

(3) « Qui sont les personnes incarcérées ? », Observatoire international des prisons.

(4) « Les moyens consacrés à la lutte contre la délinquance économique et financière », Cour des comptes, Paris, 12 décembre 2018 (PDF).

(5) Cité dans Félix Lepeletier de Saint-Fargeau, Œuvres de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, Lacrosse, Bruxelles, 1826.

(6) « How’s life ? », rubrique « Safety », OCDE, Paris.

(7) Roy Walmsley, « World prison population list », 12e édition, Institute for Criminal Policy Research, Londres, 2018.

(8) « Commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales », Sénat, Paris, 17 juillet 2012.

(9) « Rapport d’information sur les procédures de poursuite des infractions fiscales », n° 982, Assemblée nationale, Paris, 23 mai 2018 (PDF).

(10Infostat Justice, n° 169, ministère de la justice, Paris, mai 2019 (PDF).

(11) Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2011.

(12) Roberto Scarpinato et Saverio Lodato, Le Retour du prince, La Contre Allée, Lille, 2015.

(13) Lire « Des sans-culottes aux “gilets jaunes”, histoire d’une surenchère répressive », Le Monde diplomatique, avril 2019.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de mars 2020.

Publié le 24/06/2020

Ségur, la grande mascarade

(site politis.fr)

 

Censé établir en concertation l’avenir de l’hôpital, le Ségur de la santé se présente mal : organisation opaque, temps réduit… L’attente est immense, mais la déception risque de l’être davantage.

Devant l’ouverture de ce « grand débat », on ne peut s’empêcher de se dire « encore un ! » Comme si les problèmes de l’hôpital n’avaient pas été dénoncés sur la place publique depuis plus d’un an lors de journées de mobilisation organisées par des personnels excédés. Des alertes incessantes et ignorées, jusqu’à la démission administrative d’un millier de chef·fes de service hospitalier. Partout, les mêmes revendications : embauches et revalorisations salariales des personnels paramédicaux, davantage de moyens pour être en mesure de recentrer l’offre sur le soin plutôt que sur l’obsession budgétaire. Il aura fallu attendre cette crise sanitaire d’une ampleur inégalée pour que les politiques s’alarment. De l’aveu d’Emmanuel Macron – celui de s’être « trompé » –, tous les espoirs étaient permis pour ce « Ségur de la santé » qui promettait de s’atteler à quatre grands « piliers » : « Transformer les métiers et revaloriser ceux qui soignent », « Définir une nouvelle politique d’investissement et de financement », « Simplifier radicalement les organisations et le quotidien des équipes » et, enfin, « Fédérer les acteurs de la santé dans les territoires ». Mais plus de quinze jours après son lancement, c’est la douche froide.

Au pas de course

« On a une réunion hebdomadaire d’une heure et demie, dont la thématique a été décidée en amont, sans nous. Dans mon “pilier”, il y a 75 participants, pas de compte rendu ou de document faisant état de nos échanges. Chacun se borne à son petit pré carré et on n’a même pas accès aux propositions écrites des autres interlocuteurs, souffle Caroline Sault, représentante du Collectif inter-hôpitaux (CIH) au sein du pilier « territoires ». Nous sommes déçus car il n’y a aucun débat de fond. » Le lendemain, Nicole Notat, ancienne responsable de la CFDT et cheffe d’orchestre de ce Ségur désignée par le gouvernement, annule de manière unilatérale la deuxième des trois réunions plénières du « comité Ségur », qui devait faire office de « bilan d’étape ». À la place, elle organise une réunion sur le numérique…

La représentation pose aussi question : les paramédicaux sont quasi absents et l’organisation de l’expression est telle que des sujets centraux ne sont pas abordés. Pour les salarié·es, silence sur le manque d’effectifs. Sur la question des territoires, exit la répartition de la permanence des soins : « Un sujet extrêmement important, car c’est l’hôpital public qui assure quasiment seul cette permanence », résume Caroline Sault.

Par ailleurs, les animateurs et leur façon d’orienter certaines discussions créent un malaise. « La CFDT a été le seul syndicat à pouvoir s’exprimer à l’ouverture de la réunion plénière, alors qu’il n’est que troisième représentant des personnels hospitaliers, s’agace Patrick Bourdillon, secrétaire fédéral de la CGT santé, premier syndicat représentatif. On se demande forcément si le fait que Nicole Notat en soit l’ancienne secrétaire générale ne joue pas… » Sur le pilier « territoires », c’est Jocelyne Wittevrongel, présidente de l’Union nationale des professionnels de santé, regroupant 22 syndicats de médecins libéraux, qui anime. « Après avoir vanté la mobilisation des soignants libéraux, elle nous a fait un laïus sur des doyens d’université qui auraient refusé de laisser leurs étudiants en médecine soutenir les équipes pendant la crise. Elle a clamé : “Je ne l’oublierai pas”… nous n’avons pas compris ce que ça venait faire là, s’inquiète Caroline Sault. Ils se tutoient avec certains interlocuteurs, s’appellent par leur prénom alors qu’on ne sait même pas qui ils sont, ils ne se présentent pas toujours. J’ai l’impression d’être à l’écart de leur monde. Certes, il y a une écoute bienveillante, mais les discussions restent très générales. Moi je suis sur le terrain : ces débats technocratiques me paraissent bien éloignés de mon quotidien. »

D’autant qu’une grande question demeure : que va faire l’État de toutes ces concertations ? « Pour le moment, on n’en sait rien », admet Cécile Vigneau, professeure au CHU de Rennes, représentante du CIH au sein du pilier « gouvernance ». Selon le communiqué du gouvernement, un « accord » doit aboutir. Mais lequel ? Seule la feuille de route transmise à Nicole Notat est claire : rendu des copies fin juin pour des annonces officielles mi-juillet. C’est le pas de course, au risque d’un effet « vite fait, mal fait » que chacun redoute. « On ne pourra pas tout régler d’ici là », admet Cécile Vigneau.

Même inquiétude du côté des syndicats. « Il aurait été plus constructif de commencer par une prime de 1 500 euros à l’ensemble des personnels – et non pas seulement à 40 % des CHU. Ça a créé une colère monumentale, déplore Patrick Bourdillon. Puis il fallait définir un calendrier pour discuter de manière plus approfondie des fondamentaux : les métiers, la gouvernance et le financement. » C’est précisément parce qu’aucun de ces préalables n’a été posé sur la table que le syndicat SUD santé sociaux a claqué la porte du Ségur dès le 3 juin : « Nous voulions des propositions fortes sur les salaires, les fermetures de lits, les restructurations en cours et les embauches, et ils n’avaient rien, dénonce Jean-Marc Devauchelle, secrétaire général du syndicat. Ils sont arrivés avec des feuilles blanches, comme si rien ne s’était passé avant. Alors nous continuons la mobilisation dans la rue. »

« Mascarade »

Malgré la grogne, le Premier ministre a, dès l’ouverture du Ségur, recentré les orientations du débat : « La crise exige de nous non pas nécessairement de changer de cap, mais très certainement de changer de rythme. » La référence au projet « Ma santé 2022 », lancé par le gouvernement en 2018, ne saurait être plus claire. Pour les soignants, le risque est de permettre au gouvernement, au prix de quelques modifications à la marge, de s’arroger la puissante légitimité de la « coconstruction collective » pour appliquer un projet décidé il y a deux ans, qui peine à se mettre en place et comporte de nombreuses lacunes. « On a un peu l’impression d’une mascarade, admet Caroline Sault. On reste parce qu’on ne veut pas faire la politique de la chaise vide, mais on se réserve le droit de se désolidariser de toute proposition faite en notre nom et qui ne correspond pas à nos revendications. »

Le Premier ministre, lui, continue de se gargariser de cette stratégie : « Nous avons mis fin à la sempiternelle baisse des budgets de la santé, cessé de demander à l’hôpital de faire toujours mieux avec moins », a-t-il clamé. Une façon habile de jouer sur les mots. « C’est faux !, s’insurge Brigitte Dormont, professeure à l’université Paris-Dauphine, responsable de la chaire santé. Les budgets sont toujours aussi contraints. Depuis deux ans, les tarifs ont cessé de baisser, mais cela ne signifie pas du tout que les budgets totaux ont augmenté. Les tarifs ne font pas l’objet d’une décision, leur niveau découle d’une régulation prix/volume. » C’est le vice du « point flottant » : plus un hôpital fait d’activités – et il y est encouragé par la tarification à l’acte (T2A) –, plus le tarif desdits actes baisse pour tous les hôpitaux. « Les tarifs n’ont été “décidés” qu’une fois, il y a deux ans : l’activité n’avait pas augmenté au-delà des prévisions, les tarifs auraient dû être constants, mais le gouvernement les a quand même diminués pour gagner des marges de manœuvre budgétaires. L’année d’après, les tarifs ont juste évolué en fonction de l’activité. S’ils n’ont pas baissé, c’est parce que l’activité a été inférieure à ce qui était prévu, un phénomène nouveau qu’il s’agit d’interpréter. Il faudrait savoir si ce ralentissement est dû aux fermeture de lits par manque de personnel », recadre l’économiste.

Enveloppe fermée

Cette injonction contradictoire – course à l’activité qui aboutit à la baisse des tarifs – est la conséquence d’une enveloppe finale figée, celle de l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam). Quelle que soit la fluctuation de l’activité, le budget annuel reste le même. Tels des hamsters dans leur roue, les hôpitaux entrent en concurrence pour se « partager »le gâteau et subissent tous, à la fin, la baisse des tarifs qui en découle.

L’Ondam est voté chaque année par le Parlement dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), tous deux créés par le plan Juppé de 1995, soutenu à l’époque par la secrétaire générale de la CFDT : une certaine Nicole Notat…

Depuis, c’est donc l’État qui fixe, en avance, les dépenses de sécurité sociale en fonction d’objectifs prédéterminés. Aujourd’hui, l’Ondam est ventilé entre deux grands pôles : l’hôpital et la médecine de ville. « Dans le PLFSS 2020, alors que l’on prévoyait 3,3 % d’augmentation des dépenses de l’hôpital, l’augmentation de budget proposée a été de 2,1 %, soit un manque à gagner de plus d’un milliard d’euros. L’idée est qu’il doit être possible de trouver des gisements de gains de productivité qui permettront de fonctionner avec un budget inférieur aux prévisions de dépenses. Il me semble que c’est demander à l’hôpital de faire plus avec moins… », démontre Brigitte Dormont, qui insiste sur le fait que « le manque d’encadrement des dépenses de la médecine de ville nourrit la rigueur budgétaire pour l’hôpital, des réserves faites sur son budget étant utilisées pour compenser les excès de dépenses imprévues en ville… »

Cette année, malgré la crise et le bouleversement budgétaire qu’elle a induit, aucun PLFSS rectificatif ne sera voté : le gouvernement plaide pour que les répercussions s’inscrivent dans celui de 2021. On suppose donc que la revalorisation de l’Ondam annoncée par le Premier ministre – mais pour le moment jamais chiffrée – interviendra l’année prochaine. Cela dit, nulle part il n’est fait état d’une transformation de ses modalités de fonctionnement.

Certes, dans le projet « Ma santé 2022 », le gouvernement réduit la part de la T2A (de 63 % à 50 %) dans le financement de l’hôpital, en faisant émerger d’autres modalités de financement liées à la qualité de soins ou au type de pathologie. Mais tant que l’enveloppe finale reste fermée, les effets pervers perdurent.

Prise de décision

Par ailleurs, la gouvernance, l’une des grandes attentes des personnels hospitaliers, n’apparaît pas dans le projet « Ma santé 2022 ». Bien qu’il soit l’un des piliers du Ségur, le Premier ministre en a cependant réduit la voilure lors de son discours d’ouverture en refusant de parler de « gouvernance », mais plutôt d’un problème de « management ». « Quand on ne prend jamais l’avis des gens qui travaillent, c’est un problème de gouvernance, s’agace Anne Gervais, cofondatrice du Collectif inter-hôpitaux. La question est : qui on associe à la prise de décision ? Et ça, ce n’est pas une question de management. »

Pour Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement (CME) de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) – instance représentative de la communauté médicale mais qui n’a qu’un rôle consultatif –, « il faut remettre le service au cœur de la décision. Il a été oublié avec la création des pôles [en 2007, rassemblement de plusieurs services, NDLR], dont l’unité de gestion et le projet médical ne sont pas toujours cohérents et dont le pouvoir n’est pas si important en réalité. Pourtant, le directeur de pôle est l’interlocuteur privilégié de la direction… » À l’AP-HP, la situation est d’autant plus critiquée que ces pôles sont devenus, l’année dernière, des départements médicaux universitaires éparpillés sur plusieurs « méga-sites ». « On revendique la suspension de ces intermédiaires qui plombent le fonctionnement du système », renchérit la professeure Vigneau.

Pour donner au médical plus de place, la CME de l’AP-HP propose de rendre obligatoire son avis pour toutes décisions ayant trait à la politique médicale d’un établissement. « Il ne faut pas mettre les médecins à la place des directeurs, mais les deux doivent cohabiter », plaide Rémi Salomon.

Une ébauche de propositions pourrait aussi émaner des conclusions de la commission sur la médicalisation de la gouvernance de l’hôpital, lancée par Agnès Buzyn en décembre dernier. En plein Ségur, c’était au professeur Olivier Claris de rendre sa copie mardi 16 juin, au moment de boucler ce numéro, alors que le monde hospitalier est dans la rue. « Il est essentiel que l’hôpital soit consolidé. S’il n’y a pas de vraies avancées, la déception va être immense, prédit Rémi Salomon. Et la rentrée risque d’être compliquée… »

 

par Nadia Sweeny et Chloé Dubois

Publié le 23/06/2020

Résistance des régions, coopérative ferroviaire : ces alternatives face à l’ouverture du train à la concurrence

 

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

 

Plusieurs régions gérées par la gauche ont décidé de ne pas ouvrir à la concurrence leurs trains express régionaux. Une coopérative ferroviaire « citoyenne » tente aussi de se lancer sur quelques lignes pour assurer un service que la SNCF n’assume plus.

Entre le mouvement de grève pour les retraites et l’arrivée du Covid-19, le bouleversement en cours du système ferroviaire français a presque été oublié. Le réseau des trains express régionaux (TER) est officiellement ouvert à la concurrence depuis le 3 décembre 2019. Cette ouverture à la concurrence concernera les lignes TGV en décembre prochain ainsi que plusieurs lignes intercités (un appel d’offre est en préparation pour les lignes Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon). Ce calendrier est inscrit dans la loi « pour un nouveau pacte ferroviaire », adoptée en 2018. Cette loi entérine aussi la fin du statut de cheminot et la transformation de la SNCF, d’un établissement public en une société anonyme. L’ouverture du rail à la concurrence est nouvelle une étape vers la privatisation, voire le démantèlement, de la SNCF.

La fin du service public ferroviaire est-elle inéluctable ? « Soit on laisse faire l’ouverture à la concurrence, et nous aurons des entreprises qui vont se focaliser sur des lignes rentables, et le reste sera laissé aux régions qui sont limitées dans leurs compétences et leur moyens. Soit on développe un modèle alternatif pour montrer qu’on peut proposer autre chose que le modèle ultra-libéral appliqué au ferroviaire », estime Nicolas Debaisieux, directeur générale d’une toute jeune coopérative ferroviaire, Railcoop, créée en novembre 2019.

Plusieurs régions françaises gérées par des majorités de droite ont déjà annoncé qu’elles lanceraient des appels d’offres pour leurs TER (Hauts-de-France, Grand-Est, Pays-de-la-Loire, Paca). En Paca, le conseil régional, où ne siègent presque que des élus LR et RN (ex-FN), a voté pour une « procédure de délégation de service public » mi-décembre, en plein mouvement de grève des cheminots. Elle veut livrer au privé la ligne Marseille-Toulon-Nice dès 2022, ainsi que plusieurs lignes locales, entre Nice, Grasse et Cannes notamment [1].

Face à une SNCF qui veut réduire l’emploi, des négociations compliquées

D’autres régions, dirigées par des majorités de gauche, comme la Bretagne et l’Occitanie, ont choisi une autre voie : ne pas déléguer leurs TER à des opérateurs privés. Elles le peuvent jusqu’en 2023, et plus tard encore si leur convention actuelle avec la SNCF dépasse cette date. La région Occitanie a ainsi signé, en 2018, une nouvelle convention avec la SNCF qui court jusqu’en 2025. « C’était une négociation compliquée. Elle nous a pris presque 18 mois, il a fallu tenir ferme. Car la SNCF d’aujourd’hui n’est pas la même que celle avec laquelle mes prédécesseurs avaient traité », raconte Jean-Luc Gibelin (PCF), vice-président de la région, chargé des Transports.

L’élu régional s’est retrouvé à négocier au moment même où la SNCF se préparait à devenir une société anonyme. « Quand j’ai commencé les discussions, je me suis trouvé face à un interlocuteur SNCF qui avait un plan de réduction de l’emploi, un objectif de moins de présence humaine dans les trains et moins de présence humaine dans les gares. » La région Occitanie est finalement parvenue à un compromis qu’elle juge acceptable. La SNCF voulait une convention qui ne durerait que deux ans, ce qui aurait conduit à une ouverture à la concurrence plus rapide. La région a obtenu que la convention dure huit ans. « Et nous avons imposé qu’il y ait le même nombre d’emplois entre le début et la fin de la convention », ajoute l’élu communiste.

« En face, nous avons un opérateur qui n’est plus dans une logique de service public »

Plusieurs lignes fermées seront rouvertes aux voyageurs – Rodez-Sévérac, Limoux-Quillan, Montréjeau-Luchon, Alès-Bessèges ainsi que les lignes de Nîmes et Pont-Saint-Esprit aujourd’hui réservées au fret. La région s’est engagée à verser 300 millions par an à la SNCF, et à investir 5 milliards d’euros, notamment pour l’achat de nouvelles rames. L’élu régional défend ces dépenses : « Nous avons fait le choix du ferroviaire, la question centrale, ce n’est pas l’argent, même si nous négocions évidemment toutes les factures. Le problème, c’est qu’en face, nous avons un opérateur qui n’est plus dans une logique de service public. »

La région n’a pas réussi à faire plier la SNCF sur un point : que l’opérateur abandonne l’expérimentation du dispositif « agent seul », quand le conducteur est le seul personnel de la SNCF à bord. Ce modèle « à bas-coût » avait conduit au droit de retrait de conducteurs à travers toute la France à l’automne 2019, suite à une collision avec un véhicule coincé sur un passage à niveau à Saint-Pierre-sur-Vence (Ardennes). Le conducteur du TER, lui-même blessé, s’était retrouvé seul responsable à bord pour mettre en sécurité les passagers.

« Dans le pire des cas, on ne s’interdira pas de créer une compagnie régionale »

« "Vous voulez des lignes, vous les financez", c’est désormais le message de la SNCF aux régions », résume Yannick Tizon, secrétaire régional de la CGT cheminots en Bretagne. La région a signé en début d’année sa nouvelle convention avec la SNCF, en vigueur jusqu’en 2029. Les élus ont refusé l’ouverture du transport ferroviaire régional à la concurrence « parce que nous voulons une offre de qualité pour toute la Bretagne », dit à Basta ! Gérard Lahellec (PCF), le vice-président responsable des transports. « Nous ne voyons pas comment on pourrait "détacher un lot" du réseau ferroviaire de Bretagne pour le soumettre à la concurrence sans risquer de détériorer la desserte du secteur concerné. »

Le TGV qui relie Paris à Brest et Quimper n’est en revanche pas du ressort de la région. Or, les lignes TGV seront ouvertes à la concurrence à partir de 2021. « Pour le TGV, le segment qui intéressera la concurrence, c’est Paris-Rennes. Quelle compagnie de train privée irait jusqu’à Brest et Quimper ? », interroge l’élu breton. « Une chose est claire : rien ne nous fera renoncer à ce que le meilleur du ferroviaire aille jusqu’à Brest et Quimper. Dans le pire des cas, on ne s’interdira pas le droit de créer une compagnie ferroviaire régionale. »

Une compagnie régionale pour maintenir localement le service public du train, à l’image des régies municipales de l’eau ou de l’énergie, ne risque-t-elle pas de favoriser, malgré elle, le démantèlement d’un service public ferroviaire national ? « Envisager une compagnie régionale, c’est la position d’un élu qui veut un service public de qualité. Mais une régie régionale poserait la question du statut des agents, et aussi d’organisation, sachant qu’on est sur un réseau partagé avec le TGV. Ce serait une petite guerre entre deux entreprises ferroviaires, alerte Yannick Tizon, de la CGT cheminots. À la CGT, nous défendons un système ferroviaire intégré. »

Des compagnies sont aussi en train de se placer pour exploiter des lignes interrégionales entre grandes villes, sous forme de « notification de service ferroviaire librement organisé ». Ce service ferroviaire « libre » sera possible dans quelques mois, à partir de décembre 2020. Il ne s’agit pas ici d’une délégation de service public, il n’y a pas d’appel d’offre. Les entreprises se placent librement sur des lignes de leur choix, en demandent l’autorisation d’exploitation à l’autorité de régulation des transports, et paieront des redevances à la SNCF réseau – qui gère les voies – quand elles feront rouler leur train.

Une coopérative veut faire renaître la ligne Lyon-Bordeaux

Les compagnies qui se préparent à concurrencer la SNCF sous cette forme peuvent être à but tout à fait lucratif, comme Thello, filiale de la compagnie italienne Trenitalia, qui fait déjà rouler un Paris-Venise. Ou d’intérêt collectif, comme Railcoop, une coopérative qui prévoit de lancer, à partir de 2022, des trains de type intercités entre Bordeaux et Lyon, desservant notamment Périgueux, Limoges, ou Montluçon. Cette ligne a été abandonnée par la SNCF il y a huit ans. La coopérative compte commander des rames neuves à Alstom, pour environ 60 millions d’euros d’investissement. « Notre projet est de mettre en place un opérateur ferroviaire dont la mission principale ne sera pas de gagner de l’argent. On nous dit qu’on pourrait se porter candidats sur les délégations de services publics de TER, mais nous estimons que notre mission n’est pas de prendre des parts de marché à la SNCF », explique Nicolas Debaisieux, le directeur générale de la coopérative. Railcoop, « pionnier du ferroviaire citoyen français » compte pour l’instant quelque 300 sociétaires [2].

Leur équipe est composée d’ingénieurs, de personnes qui viennent de coopératives citoyennes d’énergies renouvelables, et de cheminots, retraités ou travaillant pour des entreprises privées de fret. Le projet est de relier des villes sans devoir passer par Paris et de relancer des petites lignes dans des zones délaissées. « Le système ferroviaire actuel est centré sur Paris, les liaisons de province à province sont considérées comme un mal nécessaire. Et la SNCF s’est surtout positionnée sur la grande vitesse. Notre plan pour le Lyon-Bordeaux est de faire rouler trois trains par jour, sans grande vitesse. C’est presque de l’artisanat ! Nous avons mené des études de marché, la ligne a du potentiel, mais c’est sûr que ce n’est pas une ligne qui intéressera les fonds de pension ! », poursuit le fondateur de Railcoop.

 « Travailler avec les communes » pour relancer des petites lignes

La coopérative envisage ensuite, avec les bénéfices issus de ses liaisons intercités, de créer des lignes locales, où le modèle économique est plus incertain. Elle est ainsi en discussion avec le Syndicat ferroviaire du Livradois-Forez, en Auvergne, géré par des communautés de communes, qui exploite des trains touristiques dans le parc naturel régional du même nom et est propriétaire de ses infrastructures. « On lance une réflexion avec eux pour voir ce qu’on peut expérimenter sur ces territoires pour faire revenir les gens vers le train. Nous avons monté la société coopérative pour pouvoir aussi travailler avec des communes. »

Railcoop prévoit également de transporter du fret, secteur totalement délaissé par l’État et la SNCF (moins de 10 % des marchandises circulant en France le font via le train). Une première ligne ouvrira entre Figeac et Toulouse (sur 130 km), à partir de l’été 2021. Le fret étant déjà totalement ouvert à la concurrence, il suffit d’un certificat de sécurité et d’une licence pour faire rouler des trains. Une coopérative qui ambitionne de défendre le ferroviaire d’intérêt général tout en profitant de la brèche de l’ouverture à la concurrence, n’est-ce pas contradictoire ? « Nous n’aurions aucune raison d’exister si tout ce que nous sommes en train de faire, la SNCF le faisait. Sauf qu’aujourd’hui, nous constatons que la SNCF ne le fait pas, répond Nicolas Debaisieux.

 

Rachel Knaebel

Notes

[1] Voir l’annonce du marché ici.

[2] Voir le site de la coopérative.

Publié le 22/06/2020

Pour les confiner, des patients en psychiatrie enfermés à double tour

 

Par Mathilde Goanec (site mediapart.fr)

 

Un hôpital psychiatrique du Val-d’Oise se voit rappeler à l’ordre pour avoir enfermé des patients dans leur chambre, au motif d’empêcher la circulation du Covid-19 pendant le confinement. Une dérive qui rappelle le poids croissant du soin sous contrainte, en France, dans les établissements en santé mentale.

Le Covid-19 ne peut pas tout justifier, rappelle en substance le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), dans une recommandation rendue vendredi, après la visite en urgence de l’hôpital psychiatrique Roger-Prévot de Moisselles dans le Val-d’Oise.

Alerté par l’un des psychiatres de l’établissement, l’une de ses équipes s’est rendue sur place il y a un mois. De nombreux patients, testés positif au Covid-19 ou non, certains venant d’arriver, étaient alors enfermés à double tour dans leur chambre depuis plusieurs jours, avec des conséquences parfois dramatiques.

« Une patiente hébergée dans une unité “entrants”, au deuxième étage, avait été gravement blessée et admise aux urgences après être sortie par la fenêtre de sa chambre qu’elle avait brisée, détaille l’autorité administrative. Le CGLPL ignore si cette patiente souhaitait se donner la mort par défenestration ou si, plus probablement, elle ne désirait que recouvrer sa liberté de mouvement. »

Comme dans un autre rapport, sur l’hôpital psychiatrique du Rouvray à Rouen, quelques mois plus tôt, le document, publié au Journal officiel, relate au passage les conditions de vie de ces patients enfermés, « habillés d’un pyjama en tissu déchirable », et dont « les sous-vêtements avaient été retirés à certains d’entre eux ». Des chambres où la toilette se fait au lavabo, sans télévision, sans radio, sans horloge, et où l’air circule mal.

Cette manière de fonctionner relève d’une « confusion absolue entre les notions de confinement sanitaire et d’isolement psychiatrique », poursuit le CGLPL. Des patients ont été enfermés à clé 24 h sur 24 sans que leur état clinique psychiatrique le justifie, sans décision médicale écrite émanant d’un psychiatre ni traçabilité et, au surplus, dans des espaces dangereux car non aménagés à cet effet ». Depuis la visite des contrôleurs, cette situation aurait cessé.

Le cas du Val-d’Oise n’est pas isolé. D’après des documents consultés par Mediapart, le directeur d’un établissement en santé mentale dans le Val-de-Marne proposait lui aussi, fin mars, « compte tenu du niveau 3 de la pandémie Covid-19 », « d’isoler strictement les patients à l’admission afin de prévenir une contagion potentielle dans le service, même si cela doit limiter la liberté d’aller et venir, de façon strictement proportionnée ». En les maintenant en « chambre fermée », et s’ils résistaient et montraient de l’agressivité, « en chambre d’isolement ».

Dans cet article, publié en pleine crise sanitaire, Mediapart révélait également des pratiques posant question sur le plan éthique, pour limiter la déambulation des patients âgés, présentant des troubles psychiques ou cognitifs, au sein des Ehpad. Certaines agences régionales de santé, dans des protocoles envoyés aux établissements, ont en effet préconisé que, dans le contexte du Covid-19, où « l’intérêt collectif prime sur l’intérêt individuel, il pourra malheureusement être nécessaire de confiner le résident/patient dans sa chambre. […] En fonction de la tolérance de ce confinement, des moyens de contention chimique et/ou physique supplémentaire pourront être envisagés ».

Illustration dans cet Ehpad d’Aubervilliers, racontée dans une autre enquête de Mediapart, où un directeur a été mis à pied, notamment pour avoir voulu changer les serrures des résidents, afin de les enfermer de l’extérieur.

La dérive des notions de contention et d’enfermement a même motivé une note du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, rendue publique le 30 mars, entièrement dédiée aux Ehpad, et remise aux autorités sanitaires. « Les mesures envisagées à l’échelle des établissements doivent tenir compte d’exigences sanitaires pour les personnes résidentes et leur entourage, ainsi que d’exigences éthiques et humaines fortes, également essentielles », relevait le comité, qui y renouvelait son alerte sur les structures collectives.

En psychiatrie comme dans le médicosocial, le manque de moyens explique en partie ces décisions : le secteur a perdu des milliers de lits ces dernières années, sans que l’ambulatoire ne soit taillé pour les compenser. Le personnel n’y est pas assez nombreux, ni formé, les psychiatres sont devenus une denrée rare que l’on s’arrache.

Avec la pénurie de masques et d’équipements de protection, qui a touché ce « parent pauvre » comme le reste de l’hôpital public (lire à ce sujet l’enquête du Poulpe à Rouen), les foyers de contamination étaient inévitables et se sont vite développés.

Mathieu Bellahsen, le psychiatre ayant saisi le CGLPL au sujet de son propre établissement dans le Val-d’Oise, très engagé dans le mouvement du Printemps de la psychiatrie, explique ce qui a motivé son signalement : « Nos difficultés quotidiennes sont évidentes. Mais mon rôle de médecin ce n’est pas de gérer et d’accepter la pénurie. Si on ne veut pas fermer les portes à clé, il n’y a pas de secret, il faut plus de monde auprès des patients, pour parler, pour expliquer ce qui est en train de se passer. »

Plus fondamentalement, le médecin dénonce l’habituel « fond asilaire » de la psychiatrie française. « Les médecins et les soignants décident continuellement à la place des patients. Et tout cela n’est pas si grave, finalement, ce qui compte c’est de protéger du virus… Mais on n’est pas obligé de faire n’importe quoi ! »

« Il y a la paupérisation de la psychiatrie qui renforce les isolements et la contention, mais elle ne suffit pas à tout expliquer, poursuit le psychiatre. Pourquoi les gens ont des serrures dans la tête ? Pourquoi, au cœur de la formation en psychiatrie, il n’y a pas cette notion de liberté ? Pourquoi notre démocratie sanitaire est à ce point-là défaillante, sans contre-pouvoir ? C’est aussi toute une culture et des imaginaires alternatifs qui font défaut. »

L’enfermement des malades mentaux est en effet une « tendance lourde », depuis 25 ans, relève un autre rapport publié le 17 juin par le même CGLPL, alors que le mandat de l’actuelle contrôleuse générale, Adeline Hazan, touche à sa fin. Au terme de plus de 200 contrôles, l’hôpital psychiatrique y est bel et bien décrit comme un lieu de privation de liberté, où la contention et l’isolement ne sont pas des exceptions, alors qu’augmente de manière vertigineuse le soin sans consentement.

« Même si les textes affirment que les soins libres doivent être privilégiés lorsque l’état de santé de la personne le permet, dans la pratique, la part des soins sous contrainte dans les admissions croît de façon préoccupante, atteignant le quart des admissions et représentant 40 % d’entre elles dans certains établissements », note Adeline Hazan dans ce document et regrette l’absence, malgré des initiatives locales, de « volonté politique » de la limiter davantage.

Vendredi 19 juin, une autre décision est venue enfoncer le clou sur ce diagnostic. Le Conseil constitutionnel, sollicité sur la loi du 26 janvier 2016 « de modernisation du système de santé » au sujet des conditions d’isolement et de contention lors d’une prise en charge dans un établissement assurant des soins psychiatriques sans consentement, a rappelé que ces mesures doivent être « réduites dans le temps, notifiées par un psychiatre, et restaient soumises au contrôle du juge judiciaire ». Épidémie de Covid-19 ou pas.

Publié le 21/06/2020

Déboulonner statues, totems et tabous français... ou pas ?

 

Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

La vague antiraciste fait peur. Mais lorsqu’elle s’en prend à des symboles du pouvoir glorifiés dans l’espace public, la peur se mue en intolérance. Si Emmanuel Macron refuse tout dialogue, la société, elle, s’est emparée de ce débat. Tour d’horizon des arguments.

 « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. » De mémoire d’historien, jamais chef de l’État français n’avait mis son nez dans une telle affaire. Encore moins pour dire pareilles sottises. Car Emmanuel Macron a doublement tort – en plus de n’avoir aucune autorité en la matière. Il a tort sur le fond : depuis 1789, la République française n’a jamais cessé de « déboulonner » ses statues. Des rois sont tombés, des nobles, des collabos, etc. Il a tort sur la forme : déboulonner une statue, cela n’équivaut pas à effacer un nom de l’histoire. Ou alors, cela reviendrait à considérer que l’inverse peut être vrai : celles et ceux qui n’ont pas de statues ne sont pas entrés dans l’histoire.

Il faut bien garder à l’esprit ce qu’est une statue : l’exaltation, la glorification, l’honorification d’un personnage. Rien de moins, rien de plus. Figurez-vous nos voisins espagnols. Depuis que la gauche est au pouvoir, le pays a entrepris de déloger le dictateur Franco de son mausolée, puis envisage de faire interdire l’apologie du franquisme dans l’espace public (statues et noms de rue comprises). Parmi les nombreux contre-arguments, il y avait celui-ci : « Vous n’allez pas effacer de l’histoire celui qui fit la Sécurité sociale » – affirmation plus que discutable au demeurant. 35 ans de dictature fasciste et l’Espagne peine encore à en parler. En ce qui nous concerne, 400 ans d’esclavage, de traite négrière, de colonisation, ça mérite bien un débat.

Déboulonner les statues, oui, mais pour quoi faire ?

Avant toute chose, il s’agit de dédramatiser la situation. La France n’est pas en péril. D’autant que s’en prendre à une statue s’apparente plus à un geste de désespoir politique qu’à une volonté insurrectionnelle. Comme l’explique l’historien Emmanuel Fureix dans un entretien aux Inrocks, « l’idée est d’obtenir une réparation symbolique face à des statues ou des monuments publics qui blessent l’œil et offensent des mémoires. [...] Les gestes que l’on observe sont surtout des gestes d’interpellation de l’opinion publique. On cherche à créer des actes spectaculaires [...] plus qu’on ne cherche à renverser une souveraineté. »

En 2017 déjà, Louis-George Tin, alors président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), écrivait ces lignes :

« La question des emblèmes esclavagistes dans l’espace public [...] est formulée depuis au moins trente ans par des citoyens – qu’ils viennent de l’outre-mer ou non – qui demandent que ces symboles soient retirés. [...] Cette exigence suscite chez certains de nos compatriotes une certaine angoisse : jusqu’où, disent-ils, faudra-t-il aller ? La réponse est claire : on ne pourra sans doute pas modifier tous les symboles liés à l’esclavage dans l’espace public, tant ils sont nombreux et intimement liés à notre histoire nationale. Mais on ne peut pas non plus ne rien faire, en restant dans le déni et dans le mépris, comme si le problème n’existait pas. Entre ceux qui disent qu’il faut tout changer et ceux qui disent qu’il ne faut rien changer, il y a probablement une place pour l’action raisonnable. On pourrait, par exemple, se concentrer sur les collèges et les lycées Colbert [...] Pourquoi Colbert ? Parce que le ministre de Louis XIV est celui qui jeta les fondements du Code noir, monstre juridique qui légalisa ce crime contre l’humanité. Par ailleurs, Colbert est aussi celui qui fonda la Compagnie des Indes occidentales, compagnie négrière de sinistre mémoire. En d’autres termes, en matière d’esclavage, Colbert symbolise à la fois la théorie et la pratique [...] Comment peut-on sur un même fronton inscrire le nom de "Colbert", et juste au-dessous, "Liberté, Egalité, Fraternité" ? Comment peut-on enseigner le vivre-ensemble et les valeurs républicaines à l’ombre de Colbert ? [...] les noms de bâtiments ne servent pas à garder la mémoire des criminels, ils servent en général à garder la mémoire des héros. C’est pour cela qu’il n’y a pas en France de rue Pierre-Laval, alors qu’il y a de nombreuses rues Jean-Moulin ».

Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, a toujours été très investi par ces questions. Dans une tribune publiée par Le Monde, il interroge lui aussi la place de Colbert : « Comment comprendre [...] que dans les locaux de l’Assemblée nationale, le cœur battant de notre démocratie, une salle porte encore le nom de Colbert, qu’on ne savait pas être une figure de notre vie parlementaire ni de la République ? » À la question posée par Ouest France « changer le nom d’une salle, est-ce vraiment cela qui va faire cesser le racisme ? », l’ancien Premier ministre socialiste rétorque « oui, car les préjugés viennent de là. » Et si Colbert ne convient plus, prenons le contre-pied : « Des nouvelles rues et des nouvelles places pourraient voir le jour, en France, en donnant le nom à ceux qui ont combattu l’esclavage, comme Lamartine, Condorcet, Aimé Césaire. Je n’oublie pas non plus les tirailleurs sénégalais. Je veux qu’on présente toute l’histoire, pas seulement une partie », ajoute Jean-Marc Ayrault.

L’historienne Françoise Vergès propose pour sa part de déplacer ces statues qui dérangent tant : « En France cela fait longtemps que des statues sont déplacées et pas des moindres, la statue de La Fayette a été déplacée, Victor Hugo a été déplacé, Gambetta a été déplacé à Paris, donc ça se fait. Il n’y a pas de raison de les garder parce qu’il y a 300 ans c’était ainsi. L’histoire change, la manière dont on perçoit, la manière dont on pense la ville, elle change. »

Après le déboulonnage à Fort-de-France de la statue de Victor Schœlcher, Emmanuel Macron avait condamné « avec fermeté les actes qui [...] salissent sa mémoire et celle de la République ». Pour la chercheuse Maboula Soumahoro, interviewée par Politis, l’explication de ce geste est moins caricaturale que ne le souhaite le Président : « Ce n’est pas seulement la figure de ce personnage qui était visée, mais plus largement le "schœlcherisme", c’est-à-dire le point de vue adopté dans le récit de la décolonisation et de l’abolition de l’esclavagisme aux Antilles. Car enfin, qui valorise-t-on pour cela via le mobilier urbain ? Une figure blanche et paternaliste de "grand sauveur". C’est un parti pris. N’existe-t-il donc pas d’autre manière de célébrer ces actes ? Les révoltes d’esclaves ont pourtant été précurseuses ! » Le député européen LFI Younous Omarjee le dit d’une façon plus directe : « Si nous considérons que l’esclavage est un voyage de l’humanité au bout de la nuit, qu’on s’abstienne d’ériger à la gloire et en pleine lumière des négriers qui sont des criminels contre l’humanité. Il ne viendrait à l’esprit de personne de défendre que soit érigé une statue à la gloire d’un nazi non ? Dans le récit national, on opère des choix. Ceux qui sont faits en disent longs. »

Changer le nom d’une rue, c’est facile. Remplacer une statue par une autre, ça peut aisément s’envisager – le hashtag #JeVeuxUneStatueDe vous offrira l’embarras du choix. On pourrait aussi faire comme ces militants antiracistes qui, jeudi 18 juin, ont recouvert d’un drap noir une statue de Joseph Gallieni. Mais la symbolique, qui déjà perturbe tant le pouvoir – Édouard Philippe parle d’« épuration mémorielle » –, ne suffit pas. Maboula Soumahoro continue : « Après avoir éliminé ses statues de l’espace public, va-t-on toucher à la fortune accumulée par Léopold II de Belgique ? Le pays envisagera-t-il des réparations au Congo ? »

En France, le 10 mai, journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, mis en oeuvre par la loi Taubira de 2001, a été une étape majeure. Mais admettons que l’on enlève la statue de Colbert, que faisons-nous d’elle alors si sa place n’est plus dans l’espace public ? Désormais, la question de la création d’un musée de la colonisation devient plus qu’essentielle. Sur Twitter, l’historien Nicolas Offenstadt explique qu’à Berlin, « il y a un musée, récemment ouvert (2016), spécialement dédié aux statues de la ville qui ont été déboulonnées au XXe siècle. Il est très bien fait, avec beaucoup d’explications dans des bornes numériques. » À Paris, nous avons le Musée national de l’histoire de l’immigration, nous avons le Musée du quai Branly, à Nantes nous avons le Mémorial de l’abolition de l’esclavage, mais nous n’avons rien sur cette période longue et spécifique qu’est la colonisation. La France tourne autour de la question depuis des années, sans vouloir la saisir bien en face. Manque la volonté.

Laisser les statues, oui, mais pour faire quoi ?

Ne nous attardons pas sur ces esprits jupitériens pour lesquels il faut laisser toutes les statues à leur place et ne rien céder aux « communautaristes ». Prenant l’exemple de Jules Ferry, les propos de Mona Ozouf sont des plus éloquents et ne peuvent laisser indifférent quant à l’idée que cette histoire – l’histoire de l’humanité – ne peut se résoudre à des appréciation simplistes. L’historienne développe, le 12 juin sur France 5 :

« Je ne suis pas absolument sûre que démeubler notre espace des statues anciennes soit une très bonne idée. D’abord parce que je n’aimerais pas du tout vivre dans un pays où les rues n’auraient pas de nom et simplement des numéros. Je crois qu’on ne se rend pas compte assez souvent de la profondeur historique que donne à un peuple le fait de se promener à travers des statues et dans des rues qui portent des noms. Par ailleurs, le problème, s’il faut absolument purifier tout notre passé, c’est-à-dire ne garder sur nos places que des êtres absolument parfaits, il va y avoir un déménagement considérable. Je suis hostile à ce que nous devenions un peuple sans image, sans statue. Évidemment, il y a une célébration dans le fait de poser une statue dans un endroit. Il y a aussi un hommage. L’hommage peut être justifié, il peut être corrigé, il peut être contesté. L’exemple qui m’est constamment proposé, c’est bien entendu l’exemple de mon cher Jules Ferry, à qui on doit non seulement l’école primaire gratuite, obligatoire et laïque, mais auquel nous devons toutes les libertés sur lesquelles nous vivons. Dans les six petites années où il a exercé le pouvoir, nous lui devons la liberté de la presse, la liberté syndicale, l’élection des maires – point capital de la vie française. Il a été, nous dit-on, un colonisateur. Il a été, en effet, un colonisateur sans état d’âme. Il n’a pas été un colonialiste. Ce colonisateur, maintenant pourfendu, est quelqu’un qui a fait des écoles partout en Algérie. Des écoles qu’il appelait tendrement "mes filles". C’est quelqu’un qui, assistant à une interrogation d’un petit Mohamed par une maîtresse qui avait fait venir évidemment son meilleur élève, et qui lui demande devant les autorités, Jules Ferry, l’inspecteur d’académie : "Mohamed, peux-tu dire à ces messieurs ce que c’est que la France ?", et Mohamed répond : "C’est notre mère". Et Jules Ferry note dans son carnet : "Pauvre petit perroquet, dis plutôt notre marâtre". Voilà le colonialiste. Avec les écrits de Ferry, judicieusement découpés, on peut faire un magnifique pamphlet anticolonialiste. D’ailleurs, il a comme ennemis principaux les colons, arc-boutés contre les écoles aux petits musulmans, écoles où Jules Ferry veut introduire l’enseignement de la culture et de l’histoire arabe. Les gens sont plus compliqués, il faut essayer de mettre de la complication et de la complexité dans nos existences, parce qu’elles deviennent brutalement sommaires et binaires. »

S’il est des argumentaires qui virent à l’extrémisme – appréciez donc celui-ci –, là encore, écoutons Jean-Marc Ayrault : « Je ne demande pas qu’on démonte toutes les statues, par exemple, mais qu’on y appose une plaque rappelant qui est Colbert et ce qu’il a fait. Que ce fut, certes, un grand administrateur de l’État, mais aussi qu’il fut un colonisateur, à l’origine de la création de la Compagnie des indes, et qu’il a réalisé le Code noir. » L’historien Emmanuel Fureix expose, lui, d’autres pistes : « Je voudrais insister en réalité sur la gamme des gestes possibles. On n’est pas réduits à l’alternative entre tout détruire ou tout conserver. On peut tout à fait déplacer un monument qui est devenu insupportable, et le transformer en une pièce historique enclose dans un musée, on peut ajouter une plaque explicative pour montrer les ombres du personnage commémoré, on peut envisager la construction d’un contre-monument à proximité du monument contesté pour créer un autre espace, on peut même conserver une statue "vandalisée", comme la statue de Joséphine de Beauharnais décapitée depuis 1991 ! Bien des solutions sont possibles pour à la fois préserver des traces qui font partie d’une histoire, et en même temps montrer que cette histoire est derrière nous et que les blessures présentes et passées sont prises en compte par la société d’aujourd’hui. » L’Élysée, dans une manœuvre pour rattraper la présidentielle parole, a fait cette proposition d’ériger des contre-monuments, le 15 juin : « Il ne s’agit pas de débaptiser l’avenue Bugeaud mais pourquoi pas un monument adressé à l’émir Abdelkader » ou puis aussi « pourquoi pas une statue d’Émile Zola en face de celle de Paul Déroulède [un antidreyfusard, NDLR] »... Levée de boucliers à droite et l’Élysée rétropédale vitesse grand V. Il faut dire que l’idée d’un face-à-face figé pour l’éternité entre deux ennemis est saugrenue, un « en même temps » morbide qui ne ferait qu’ajouter de la confusion à la discorde.

Déboulonner ou ne pas déboulonner, quitte à choisir, les sorties par le haut de ce débat sont nombreuses. Pour faire ce travail de mémoire nécessaire aux citoyens – à tous les citoyens – il est peut-être temps que le pays suivent l’exemple de Bordeaux ou de Nantes, qui ont notamment apposé des plaques explicatives dans les rues au nom d’anciens négriers. Avec les limites que chacune ont rencontrées. [1]

La question de l’espace public

À Sciences et Avenir, l’historien François-Xavier Fauvelle évoque « une émotion politique, c’est-à-dire publique, et qui exprime toujours une certaine conflictualité entre le collectif qui se mobilise (pour ou contre) au sujet de la statue en question et le public qui a cette statue sous les yeux tous les jours [...] Il n’y a pas à être effrayé par ce phénomène, totalement inhérent à ce qu’est l’espace public, c’est-à-dire un lieu de conflictualité nécessaire, pour autant qu’il s’exprime de façon légale ». En fait, cette affaire de statues est double : démocratique et locale. Hélas, lorsqu’Emmanuel Macron donne sa fin de non-recevoir, le débat est-il clôt sans avoir commencé. On reconnaît bien sûr là la patte de notre cher Président absolutiste. S’il a fermé la porte à tout débat, la société, elle, s’en est saisi. Qu’ils soient pour ou contre le « déboulonnage », nombreux ont été les participants, encore plus les arguments. Mais la démocratie ne saurait s’arrêter aux portes des lieux de décisions, de pouvoir. Nous parlons justement-là d’une statue de Colbert – symbole des symboles – qui trône devant le Palais-Bourbon !

La question n’est pas seulement celle de l’histoire, de l’identité de chacun, ni celle du racisme passé et présent. C’est bien la question de l’espace public qui se pose. Cet espace qui devrait appartenir à tout le monde et à personne. Or, sans démocratie, cet espace ne peut être qu’un lieu où se règlent les conflictualités.

François-Xavier Fauvelle continue : « Nous vivons au milieu de ce réseau de symboles, qui fait l’objet, par définition, d’une gestion publique permanente : on en ajoute, en en retire ». Mais surtout, l’historien rappelle ce qui semble être méconnu de tous aujourd’hui : « La majorité des symboles historiques présents dans l’espace public ne sont nullement les produits d’un programme commémoratif national, comme le sont les monuments aux morts présents sur tout le territoire ou les plaques commémoratives de la déportation des juifs de France. Les noms de rues et beaucoup de monuments sont le fruit de décisions prises en conseil municipal pour rendre compte d’une mémoire locale. »

En prenant position, Emmanuel Macron empêche les choses de se passer normalement : par le débat, à une échelle locale, de façon apaisée – ou pour le moins apaisante.

Histoire d’une domination

Invoquer la démocratie comme solution à tous les problèmes – et donc à celui qui nous intéresse ici – est chose facile. La démocratie est le résultat de jeux de pouvoir et donc de domination. Cette question des statues, ils la posent en tant que jeunes citoyens, contemporains, là où les statues ont été placées dans l’espace public en des temps où la question coloniale ou celle du racisme ne se posaient pas, ou si peu. Emmanuel Fureix évoque « la volonté d’émanciper la société en émancipant l’espace public commun ». Or, le groupe social dominant domine aussi l’espace public. Il choisit ses héros et, de fait, tait les héros des dominés. Jeunes, femmes, noirs, arabes, etc., etc. Tous ceux qui n’ont pas voix au chapitre s’indignent de cette situation, comme l’évoque Françoise Vergès : « On compte environ 30 femmes pour 350 statues. C’est un univers très masculin, très blanc, qui n’est pas du tout dans l’égalité. Il n’y a pas d’égalité mémorielle [...] Quels sont les statues que je vois quand je me promène à Paris ? Essentiellement des hommes, blancs, très souvent guerriers, des généraux, des maréchaux ; quelques poètes, écrivains et philosophes, je vois très peu de femmes », et pour cause, 2% des rues françaises portent le nom d’une femme !

Ainsi François-Xavier Fauvelle trouve que « la quasi absence des femmes parmi les symboles historiques présents dans l’espace public est un scandale, comme l’est l’insensibilité de certains monuments à l’égard de ceux d’entre nous qui sont descendants d’esclaves ou de colonisés. Ce n’est pas du communautarisme que de le dire, seulement la prise en considération du fait que l’espace public n’appartient pas exclusivement à ceux auxquels il appartenait quand ces statues et monuments ont été érigées. L’espace public n’est pas hors de l’histoire. Il évolue comme la société. » Penser l’histoire de cette façon-là, comme un bien présent et changeant, cela mérite un effort d’empathie non-négligeable.

Dans Le Monde, Frédéric Régent, maître de conférences en histoire à l’université Paris-I, a réagi à cette affaire : « Mettre Schoelcher sur le même plan qu’un esclavagiste relève de la confusion et d’une inquiétante racialisation de l’histoire. On ne voit plus la lutte entre dominants et dominés, entre défenseurs de l’égalité et partisans de l’esclavage. Voir tout à travers le seul prisme racial, c’est faux, et cela nous promet de tristes lendemains. » Dominique Taffin, directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, abonde dans le même sens auprès du journal La Croix : « Les personnages historiques visés ne sont pas tous comparables. La destruction de deux statues de Victor Schœlcher en Martinique a fait réagir notre Fondation car, certes il croyait en la colonisation civilisatrice, mais c’est surtout un grand abolitionniste », ajoutant que « seul le dialogue permettra l’apaisement des mémoires ».

Néanmoins, dire tout cela, ça ne suffit pas. Il faut savoir qui parle, « d’où » cette personne s’exprime, et surtout savoir l’écouter. Là, nous assistons à une scène de l’histoire où une partie de la population exprime un désaccord quant à l’utilisation de l’espace public. Elle nous dit à nous tous : cette statue, ce nom de rue, m’offense, m’insulte en tant qu’être. Une telle remarque ne saurait être balayée avec dédain. Les « Colbert, ça n’est pas que le Code Noir » ne suffisent pas.

Sur Facebook, le sénateur PS de Guadeloupe et ancien ministre des Outre-Mer Victorin Lurel pose finalement les termes exacts du débat politique qui n’a pas lieu : « Dans un État républicain, démocratique et libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. Pourtant, parce que l’Histoire fonde nos consciences, parce que les mémoires – longtemps honteuses – restent douloureuses, parce que face à l’occultation et au déni encore vivaces, l’honneur de la République est d’œuvrer pour la réconciliation des mémoires ». Manque la volonté.

 

Loïc Le Clerc

Notes

[1] À venir incessamment sous peu sur regards.fr l’entretien du directeur fondateur de Mémoires et Partages Karfa Diallo

Publié le 20/06/2020

À quand des étincelles dans les terrains vagues ?

 

par Evelyne Pieiller, (site monde-diplomatique.fr)

 

On patauge dans le flou.
On se cogne dans le contradictoire.
C’est assez mauvais pour la santé.
L’OMS le 29 mai conseille d’ «
 envisager d’autoriser la tenue de rassemblements de masse lorsqu’il est sécuritaire de le faire ». La langue de l’OMS, comme celle de l’Unesco d’ailleurs, est une source d’étonnement sans cesse renouvelée, mais enfin, on croit possible de soupçonner qu’elle indique qu’on peut y aller. Si on a du gel. Ou bien ?

Le ministre de la santé etc. Olivier Véran rappelle le 15 juin qu’il faut toujours « éviter les regroupements de plusieurs personnes en milieu fermé » et que les interdictions des rassemblements de plus de 10 personnes sur la voie publique et des grands événements (plus de 5 000 personnes) sont toujours d’actualité.

Le Conseil d’État vient pour sa part de préciser : « Alors que la liberté de manifester est une liberté fondamentale, le juge des référés en déduit que, sauf circonstances particulières, l’interdiction des manifestations sur la voie publique n’est justifiée par les risques sanitaires que lorsque les “mesures barrières” ne peuvent être respectées ou que l’événement risque de réunir plus de 5 000 personnes ». À propos, l’éprouvante Fête de la musique, le 21 juin, autorisée, pas autorisée ?

La Vendée et les vicomtes ont la vertu inattendue d'être virusproof

Ouverture le 11 juin du Puy du Fou, annoncée le 20 mai. La Vendée et les vicomtes ont la vertu inattendue d’être virusproof. Les patrons de festivals qui ont été obligés d’annuler sont méditatifs.

Réouverture des lieux de spectacle dès le 2 juin en zone purifiée, dés le 15 ailleurs. Chaque spectateur impérativement masqué doit être isolé dans 4 mètres carrés. Les responsables de salles sont réservés.

Réouverture des cinémas le 22 juin. Obligation de n’utiliser qu’un fauteuil sur deux. Le spectateur sera incité à porter un masque. Dans le train, depuis le 31 mai, la solitude prophylactique du voyageur n’est plus réglementaire. Les exploitants sont interrogatifs.

Soit dit sans méchanceté particulière, on les comprend. C’est même à peu près tout ce qu’on comprend. Comme on ne souhaite pas induire le lecteur (tiens, à propos, le lecteur précisément, il peut gaiment aller acheter des livres, il doit vraiment en revanche étudier l’affaire de près pour savoir si, quand, comment la bibliothèque de son quartier est ouverte, et prendre rendez-vous ), donc, comme on ne souhaite pas induire le lecteur en erreur, on va chercher quelques éclaircissements sur le site du ministère de la culture. Avec une ruse dont la transparence finirait par être touchante, il titre sur « le déconfinement de la scène de la création contemporaine », c’est-à-dire sur, ah surprise surprise, les… plasticiens, et offre une affable publicité à une galerie privée. Le ministère devient fascinant. Le lecteur est toujours perplexe, et de surcroît un peu irrité qu’on le prenne pour un imbécile heureux. Il y a une chose sûre : il n’est pas heureux.

En réalité, ce long moment où les salles sont vides et où les artistes ne peuvent aller sur scène, n'est-ce pas la cristallisation grossissante du temps d'avant

On nous aura beaucoup parlé de « temps perdu » à propos des mois de confinement, sans compter les mois à venir, dont il est à peu près clair (noir clair) qu’ils vont être dépourvus d’opportunités pour une grande partie des artistes du spectacle vivant — épouvantable expression. Temps perdu, travail interrompu, projets qui ne verront pas le jour. Mais en réalité, ce long moment où les salles sont vides et où les artistes ne peuvent aller sur scène, n’est-ce pas la cristallisation grossissante du temps d’avant, où les salles étaient souvent peu remplies et où de nombreux artistes ne parvenaient pas à se faire programmer, faute d’entrer dans la grille des normes des programmateurs ? À se demander si ce n’est pas depuis une trentaine d’années qu’on est entré dans le temps perdu, dans les imaginaires perdus, dans les légendes perdues. Qu’il est doux de justifier l’absence de public par les failles de la démocratisation culturelle, comme si elle était possible sans transformation politique, économique, sociale radicale. Qu’il est simple de justifier le choix des spectacles ou des musiques par leur supposée vertu d’ouverture à l’autre, de contrepoids aux injustices, l’éditorial de la brochure de saison 2019-2020 du Théâtre de l’Odéon en donne ainsi une agréable illustration — à propos de ses artistes, le texte précise « il est beaucoup question de frontières et d’identités dans leurs créations — de ces frontières que beaucoup voudraient voir renaître en Europe — mais aussi de ces frontières de genre et des identités assignées — car s’il est une mission du théâtre — c’est bien celle de briser les frontières... »

Clichés pathétiques, vides de tout sens autre que celui de faire plaisir aux tutelles. Oui, ça fait trente ans au moins qu’on se dévitalise l’imaginative, avec brio. On ne peut qu’espérer que surgisse, à la faveur du désespoir péri-pandémie de chômage, l’invention de caves, grottes, terrains vagues, endroits perdus, arrière-salles etc, où se feront entendre les dissonances et les épopées incompatibles avec tous les extrême-centres, mais indispensables pour nous ébrécher le confort, nous creuser un vide qui fait désirer sans prévenir que la vie étincelle.

 

Evelyne Pieiller

Publié le 19/06/2020

Andalousie : Esclavage moderne au sein du « potager de l’Europe »

 

Victor Fernandez (site rapports de force.fr)

 

Alors qu’au début du confinement, le gouvernement appelait ceux qui n’avaient plus d’activité à rejoindre la « grande armée de l’agriculture française », c’est une solution encore plus cynique que semblent avoir trouvé les propriétaires de serres espagnols. Au mépris des principes les plus élémentaires du droit du travail, des hommes et des femmes sont exploités pour alimenter l’industrie agro-alimentaire.

Dans la province d’Almería, qui servait autrefois de décor aux films de western spaghetti, ce sont des hors-la-loi d’un nouveau genre qui opèrent. Ici, des travailleurs immigrés, majoritairement originaires d’Afrique du nord ou subsaharienne plantent et récoltent tomates, poivrons, courgettes, aubergines ou melons, sous des serres où règne une chaleur étouffante, pour des propriétaires de serres qui refusent d’appliquer le droit du travail.

« Ils sont payés en dessous du SMIC, n’ont pas de protection quand ils épandent des produits phytosanitaires, pas de toilettes et les salaires leur sont payés avec du retard », énumère Joanna Moreno, membre du Sindicato Andaluz de Trabajadores (SAT) qui se mobilise particulièrement sur cette thématique. Une déshumanisation qui se traduit également par des propos racistes, comme cette femme malienne se faisant insulter de « cabra negra » (chèvre noire), une expression associée à Satan qui résonne particulièrement dans une Espagne encore très catholique. Le tout pour un salaire de misère et sans garantie de voir leur contrat reconduit le lendemain.

S’ils acceptent ces conditions de travail déplorables, c’est souvent par obligation. Majoritairement immigrés, parfois clandestins, ils ont fuit leur pays d’origine pour rejoindre l’Europe, un « El Dorado » qui leur permettra de subvenir aux besoins de leur famille.

Un succès économique sur le dos des travailleurs

Cette situation a permis à Almería de s’imposer comme l’un des poumons économiques de l’Andalousie, la région la plus pauvre d’Espagne. En 2016, plus de 3,5 millions de tonnes de fruits et légumes étaient produits dans ces serres. Les trois quarts sont destinés à l’exportation et rapportent chaque année 2,5 milliards d’euros. Ainsi, un quart du PIB de la province d’Almería provient directement de l’agriculture sous serres. Mais ce qui est parfois présenté comme un miracle économique a été rendu possible grâce à ces travailleurs immigrés précaires.

A Huelva, les travailleurs ne sont pas mieux traités. Si cette province est le deuxième producteur mondial de fraises derrière les États-Unis, c’est encore une fois en appliquant la même recette : une main d’œuvre principalement étrangère et sous-payée. Mohammed Lamine Camara est porte-parole du Collectif des Travailleurs Africains à Huelva. Il explique : « L’Andalousie, ce n’est plus l’Europe. Nos droits ne sont pas respectés. Ils prennent les marocains et les noirs, et ils les font travailler dans des conditions difficiles. Les pouvoirs publics doivent nous aider car nous sommes présents pour nourrir les européens ». 

Avec le Covid-19, la situation est devenue encore plus problématique. Le 20 mai, l’Asaja, le principal syndicat patronal agricole espagnol se félicitait de l’augmentation de la demande européenne en citrons et fruits pendant le confinement. Pour répondre aux besoins des consommateurs européens, les travailleurs de ces exploitations agricoles ont dû redoubler d’effort, parfois sans protection. A Almería, au début de l’épidémie, certains étaient obligés de se confectionner des masques avec du papier toilette faute de masques chirurgicaux. Par ailleurs, en l’absence de contrat de travail, il a été difficile pour certains de convaincre les forces de l’ordre de les laisser se déplacer jusqu’à leur lieu de travail.

Dès lors, ils ont été privés de revenus pendant plusieurs jours voire semaines et contraints de bénéficier de l’aide d’ONG venant réaliser des distributions alimentaires. Dans les bidonvilles, l’absence d’eau courante a également été problématique. Sans possibilité de se laver les mains, la lutte contre la transmission du virus s’est avérée compliquée. « Nous ramassons les framboises à la main. Et nous n’avons même pas accès à de l’eau pour nous les laver » souligne Mohammed.

Passivité des pouvoirs publics

Après avoir travaillé pendant de nombreuses années dans ces serres, il décide avec des collègues de fonder ce collectif en octobre 2019. Une manière d’officialiser un combat qu’ils ont débuté depuis longtemps pour faire respecter leurs droits. Une lutte qui est pourtant loin d’être gagné : « Nous nous sommes assis avec le maire pour discuter de notre situation. Il nous a dit qu’il ne pouvait rien y faire. »

Une passivité partagée par nombre d’acteurs publics. Si les manquements aux droits des travailleurs sont un secret de polichinelle, aucune action n’a véritablement été entreprise pour régler ce problème. Pourtant, il s’agit d’un véritable manque à gagner pour l’État espagnol. Les heures travaillées non déclarées dans le secteur agricole représentent ainsi une perte de 50 millions d’euros de cotisations pour la Sécurité Sociale. Mais pour Joanna Moreno, ce désintérêt n’est pas étonnant : « Il est mal vu de s’attaquer à l’agriculture, le veau d’or de l’Andalousie. C’est le secteur qui génère le plus d’emplois dans la région ».

S’ils ne sont donc pas aidés par les pouvoirs publics, les employés de ces exploitations peuvent en tout cas compter sur la solidarité de leurs camarades. Ainsi, Mohammed Lamine Camara raconte « Une de nos collègues a eu un cancer. Quand son employeur l’a appris, il l’a licencié sans lui verser aucune indemnité. Elle s’est donc retrouvée sans aucun salaire. Alors, nous l’avons aidé pour qu’elle puisse se payer un médecin et se trouver un logement décent ».

Avoir un logement décent n’est d’ailleurs pas une évidence pour ces salariés. Nombre d’entre eux vivent dans des chabolas, ces bidonvilles installés aux alentours des exploitations agricoles. Ici, ni électricité, ni eau courante et encore moins de toilettes. Leurs maisons ont été construites grâce aux rebus de plastiques et de cartons qu’ils ont trouvé et ils doivent donc encore supporter une chaleur étouffante. « On ne peut pas rester à l’intérieur pendant la journée, ni y conserver de la viande ou des produits frais ».

Pas de droit du travail mais des labels et subventions

Si l’agriculture andalouse est loin d’être vertueuse, elle bénéficie cependant de subventions de l’Union Européenne. Ainsi au titre de la Politique Agricole Commune, 2 milliards d’euros sont attribués chaque année aux agriculteurs andalous. Si les propriétaires des serres d’Almería et de Huelva sont principalement des petits producteurs (rares sont les exploitations dépassant les 10 hectares), on compte tout de même quelques mastodontes.

Ainsi, Haciendas Bio, premier producteur de fruits et légumes bio en Espagne possède 433 hectares en Andalousie. Mais elle ne semble pas plus respectueuse du code du travail que les petites exploitations. Dans cette entreprise, des salariés ont été licenciés après s’être plaints de leurs conditions de travail. Aujourd’hui, un procès est en cours. Pourtant, la marque s’enorgueillit de posséder divers labels attestant de ses bonnes pratiques. Parmi ces certifications, on retrouve notamment le label Agriculture Biologique français ou son équivalent européen.

Si ces labels ne comportent pas explicitement de clause sociale, les conditions de productions de ces fruits et légumes semblent entrer en contradiction avec une certaine idée qu’on pourrait se faire de l’agriculture biologique respectueuse du bien-être animal mais aussi humain. L’Agence Bio, qui assure la communication autour du label français Agriculture Biologique, n’a pas souhaité répondre à nos questions, nous rappelant simplement que les critères de ce label étaient alignés sur celui du label bio européen. Les porte-paroles de la section agriculture de la Commission Européenne, n’ont quant à eux pas répondu à nos sollicitations.

Demeter, un label peu soucieux des droits des travailleurs

Plus surprenant, Haciendas Bio bénéficie également du label Demeter. Si ce label, qui se revendique de la biodynamie, est peu connu de prime abord, il est pourtant octroyé à de nombreux produits de chaînes de magasins bio tels que Naturalia, La Vie Claire ou Bio c’bon. Réputé plus exigeant que le label Agriculture Biologique classique, il comporte une clause de responsabilité sociale stipulant que les entreprises labellisées doivent « garantir la santé et la sécurité de toutes les personnes travaillant pour l’entreprise et s’assurer que personne n’est mis en danger lors de son travail ».

Ces entreprises sont également tenues de lutter contre « le manque de droits sociaux » et les « conditions de travail ou salaires en dessous des standards en vigueur ». D’après ses anciens salariés, Haciendas Bio ne respecte pas ces règles. Pourtant, ils continuent de bénéficier de ce label. Contacté à ce sujet, Cornelia Hauenschild, la responsable des certifications chez Demeter, nous a informé qu’une enquête avait été menée dans la semaine du 18 mai par des inspecteurs de Demeter et d’un autre label semblable, Naturland, en compagnie d’un représentant de la Confederación Sindical de Comisiones Obreras (CCOO), l’un des syndicats majoritaires en Espagne. Toutefois, il ne nous a pas été possible d’obtenir les conclusions de cette enquête.

Isolés, les travailleurs peinent à se mobiliser

Malgré ces conditions de travail difficiles, il est compliqué pour les travailleurs de se mobiliser. Si le taux de syndicalisation est plus élevé chez nos voisins espagnols (autour de 20%) qu’il ne l’est en France (11%), ce sont la CCOO et l’Union General de los Trabajadores (UGT) qui concentrent la majorité des adhésions. Or, selon un représentant de la Confederación National del Trabajo (CNT), ces syndicats sont peu intéressés par les problématiques que rencontrent les travailleurs des serres andalouses.

Par ailleurs, la syndicalisation est particulièrement rare dans le milieu rural, et les salariés hésitent à témoigner par peur des représailles. Jamal, qui a travaillé à Almería et à Huelva, raconte ainsi qu’une de ses collègues est tombée enceinte et que son employeur l’a mis en congé maternité sans que ne lui soit pourtant versé aucune indemnité. Si cette pratique est en contradiction flagrante avec le droit du travail, la femme en question a peur des retombées négatives et préfère donc se taire. Ces salariés ne parlant pas toujours espagnols sont donc souvent seuls pour faire valoir leur droit face à des propriétaires de serres qui peuvent les licencier du jour au lendemain.

Enfin, les contrôles par les inspecteurs du travail sont rares et peu efficaces. « Quand des inspecteurs viennent, ils préviennent nos employeurs. On nous demande alors de nettoyer les serres de fond en comble et aucun défaut n’est présent à leur arrivée. Les salariés qui pourraient être tentés de critiquer l’employeur sont ensuite placés loin de l’inspecteur et ceux qui lui sont favorables sont placés à proximité ».

Si la lutte de ces travailleurs pour obtenir de meilleures conditions de travail et de logement est donc compliquée, une prise de conscience semble débuter. Le 7 février, le rapporteur de l’ONU sur l’extrême pauvreté alertait publiquement sur l’urgence de la situation. « Nous ne pouvons pas traiter ces immigrés comme s’ils n’existaient pas » insistait-il. Ce sera donc peut-être les consommateurs qui feront évoluer ces pratiques. Comme le rappelait Joanna Moreno : « La société civile peut avoir un rôle à jouer, en refusant d’acheter ces produits ».

<Publié le 18/06/2020

La tyrannie des bouffons

 

Par Christian Salmon (site mediapart.fr)

 

La pandémie de coronavirus a eu un effet de loupe sur une nouvelle forme de tyrannie qui se déploie à l’échelle de la planète. Elle ne cesse d’étendre son empire, aux États-Unis, au Brésil, aux Philippines, au Royaume-Uni, en Italie… En France, elle ne s’est pas encore incarnée dans une figure politique. Mais de nombreux Ubu se sentent pousser des ailes au point d’inquiéter l’Élysée.

 Après la mort de George Floyd, l’éditorialiste conservateur du Washington Post George Will n’a pas mâché ses mots contre Donald Trump : « La personne que les électeurs ont élue en 2016 pour “veiller à ce que les lois soient fidèlement exécutées” a déclaré le 28 juillet 2017 à des policiers en uniforme : “S’il vous plaît, ne soyez pas trop gentils lors des interpellations.” Son espoir s’est réalisé pendant 8 minutes et 46 secondes sur le trottoir de Minneapolis. »

Prix Pulitzer du commentaire politique, Georges Will est l’un des éditorialistes les plus écoutés de la mouvance conservatrice. Depuis 2016, il n’a pas caché « le dégoût » que lui inspirait Trump et la manière dont le parti républicain avait capitulé en en faisant son candidat. Mais son article va beaucoup plus loin, il appelle à sa défaite à la prochaine élection de novembre et à celle du parti républicain au Congrès, en particulier, a-t-il précisé, « ces sénateurs qui gambadent encore autour de ses chevilles, avec un appétit canin de caresses ».

Les néoconservateurs, exclus du pouvoir par Donald Trump à son arrivée à la Maison Blanche, ont de bonnes raisons de lui en vouloir mais ils ne sont pas les seuls. L’ancien président George W. Bush vient d’annoncer qu’il ne voterait pas pour lui en novembre. Colin Powell a décidé de voter Joe Biden.

Selon George Will, les provocations du président depuis son élection, amplifiées par « les technologies modernes de communication », ont « encouragé une escalade dans le débat public d’une telle violence que le seuil du passage à l’acte s’est trouvé rabaissé chez des individus aussi dérangés que lui ». Donald Trump « donne le ton à la société américaine qui est malheureusement une cire molle sur laquelle les présidents laissent leurs marques ». Et Will de conclure : « Ce roi Lear de bas étage a prouvé que l’expression “bouffon maléfique” n’est pas un oxymore. »

« Bouffon maléfique » : en associant ces deux termes contradictoires, l’éditorialiste conservateur met en évidence le caractère clivé du pouvoir de Trump sur lequel la critique de ses opposants a constamment achoppé. Si la bouffonnerie relève le plus souvent du registre de la comédie et de la farce, la « bouffonnerie » de Trump est maléfique. Elle utilise les ressorts du grotesque pour orchestrer le ressentiment des foules, réveiller les vieux démons sexistes, racistes, antisémites, dont la liste des victimes s’allonge, de Pittsburgh à El Paso – et à George Floyd.

« L’histoire est une blague », disait Henry Ford. Trump en a fait une politique.

Avec lui, il ne s’agit plus de gouverner à l’intérieur du cadre démocratique, mais de spéculer à la baisse sur son discrédit. Trump est un héros du soupçon qui a construit sa stratégie sur un paradoxe : asseoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », spéculer à la baisse sur le discrédit général et en aggraver les effets. Le danger, dans toute spéculation à la baisse, c’est qu’elle est autoréalisatrice. De même que beaucoup d’économistes voient dans la spéculation à la baisse les principales causes de la chute des bourses, on assiste à la même crise spéculative dans la sphère politique.

C’est le ressort de son pouvoir hégémonique qui s’impose non plus à travers des récits crédibles mais par des blagues qui jettent le discrédit sur toutes les formes d’autorités (économiques, médiatiques, politiques, médicales). Avec Trump, le grotesque a remplacé le récit (et le carnavalesque le romanesque) dans la conquête des cœurs et des esprits.

Selon le linguiste russe Mikhaïl Bakhtine, le carnaval au Moyen Âge, loin de n’être qu’une manifestation folklorique, était l’une des expressions les plus fortes de la culture populaire, en particulier dans sa dimension subversive. Dans son ouvrage, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, il analysait l’esprit du carnavalesque comme le renversement des hiérarchies et des valeurs : entre le pouvoir et le peuple, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le style raffiné du savant et le langage grossier du peuple…

Le carnaval qui en est l’expression la plus achevée et culmine dans l’élection d’un roi du carnaval qui se substitue à l’autorité en place. « En la personne de Rabelais, écrit Bakhtine, la parole et le masque du bouffon médiéval, les formes des réjouissances populaires carnavalesques, la fougue de la basoche aux idées démocratiques qui travestissait et parodiait absolument tous les propos et les gestes des bateleurs de foire se sont associés au savoir humaniste, à la science et aux pratiques médicales, à l’expérience politique et aux connaissances d’un homme qui… était intimement initié à tous les problèmes et secrets de la haute politique internationale de son temps. »

Le trumpisme est une forme de carnavalesque renversé, un carnavalesque d’en haut qui installe les valeurs du grotesque au sommet du pouvoir et assoit leur légitimité sur les réseaux sociaux et la télé-réalité. Le reality show trumpiste rejoue, en le singeant, le renversement du haut et du bas, du noble et du trivial, du raffiné et du grossier, du sacré et du profane, le refus des normes et des hiérarchies instituées entre le pouvoir et les sans-pouvoir, le mépris des formes du beau style du savoir-vivre, au profit d’une vulgarité revendiquée assumée et conquérante.

Le lien souligné par Bakhtine entre le carnavalesque démocratique et le savoir humaniste est brisé. Si Trump a lancé un défi au système démocratique non pour le réformer ou le transformer, mais pour le ridiculiser. Son omniprésence sur Twitter et celle d’un roi de carnaval qui s’arroge le droit de tout dire et de jeter le discrédit sur toutes les formes de pouvoir. Loin de se présidentialiser une fois élu, il a ridiculisé la fonction présidentielle par ses foucades, ses sautes d’humeur, ses postures ubuesques. « C’est un clown – littéralement, il pourrait avoir sa place dans un cirque », a déclaré un jour Noam Chomsky.

L’épidémie de coronavirus en a été le théâtre insensé. Soudain, le grotesque butait sur le mur de l’épidémie. La puissance du discrédit qui enflammait les foules ne pouvait rien contre le virus qui s’attaquait à elles. Elle risquait même de se retourner contre celui qui était en charge de la santé publique. La crise épidémique a mis en évidence ce « grotesque discréditant » au travers de mille signes de mauvais goût, d’indécence et de stupidité.

Trump a d’abord cherché à sous-estimer la gravité du mal en contestant l’avis des épidémiologues et en prédisant la fin de l’épidémie pour le printemps. Puis, alors que sa dangerosité se précisait, il décida d’externaliser le virus en Chine et en Europe contre lequel il fallait dresser un mur pour endiguer son invasion : « La sécurité des frontières est également une sécurité sanitaire et vous avez tous vu le mur se lever comme par magie. […] Des mesures strictes aux frontières sont l’une des raisons pour lesquelles le nombre de cas aux États-Unis est faible. »

Enfin, il se déchargea de sa responsabilité fédérale déléguant aux gouverneurs des États sa responsabilité et jetant le discrédit sur leur inaction.

Mais on aurait tort d’en tirer des conclusions hâtives. Loin de le disqualifier auprès de ses supporters, la crise du coronavirus lui a fourni l’occasion de démontrer une sorte d’impunité, la preuve manifeste qu’il ne dépend d’aucun jugement et peut donc imposer inconditionnellement sa volonté.

ll a eu un effet de loupe sur cette nouvelle forme de tyrannie, qui se déploie à l’échelle de la planète, la tyrannie des bouffons, dont Trump n’aura été que la première manifestation et qui n’a cessé depuis quatre ans d’étendre son empire au-delà des frontières des États-Unis : Jair Bolsonaro au Brésil, Rodrigo Duterte aux Philippines, Boris Johnson au Royaume-Uni, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Jimmy Morales au Guatemala, Viktor Orbán en Hongrie. Mais aussi Volodymyr Zelensky, ce comédien élu président de l’Ukraine. En Inde, le député Rahul Gandhi, petit fils d’Indira Ghandi, s’en est pris au premier ministre Narendra Modi en ces termes : « Cessez de faire le clown, l’Inde est en état d’urgence. »

Les tweets de Trump, les posts de Salvini sur Facebook, les clowneries de Beppe Grillo, les blagues de Boris Johnson reflètent un charisme clownesque, anti-héroïque. Ces nouveaux leaders, qu’on qualifie de populistes, sont dépourvus de l’ascendant des grands leaders populistes latino-américains comme Juan Perón ou Getúlio Vargas. Ce sont des clowns qui exercent leur influence par l’outrance, la parodie, les fake news.

Cette nouvelle génération de leaders met à l’épreuve la notion de pouvoir charismatique telle que l’avait définie Max Weber, « l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu… en tant qu’il se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef ». Mais ils ne sont pas dénués d’un certain charisme. En eux, c’est l’homme commun que les réseaux sociaux acclament, l’homme-clown de la télé-réalité ou des talk-shows, magnifié et comme électrisé par les réseaux sociaux.

Leur performance appartient à l’univers de l’imagerie grotesque et à la syntaxe scatologique et sexuelle. Salvini fait appel à la nourriture en postant chaque jour sur Twitter des photos de ses repas, Trump n’hésite pas à parler de « chattes » et de sang menstruel comme lorsqu’il insulta la journaliste de CNN, Megyn Kelly, qui avait eu l’audace de lui rappeler ses propos sexistes. Dans les relations internationales, les jurons, insultes et grossièretés se multiplient et transgressent tous les usages diplomatiques à l’instar de Boris Johnson traitant François Hollande de « kapo » et qualifiant délicatement les Français de « petites crottes » ou de « fumiers ».

Le souverain grotesque ne nous est pas totalement inconnu. Et l’on pourrait en retracer la généalogie, comme le rappelait Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur l’anormal (1975-1976) de Caligula, avide de sang, cruel, incestueux avec ses sœurs, adultère, passionné par les jeux du cirque, et qui veut faire de son cheval un consul, à Héliogabale, « faisant l’amour comme une femme et comme un homme [...] accueillant la débauche par tous les orifices de son corps », en passant par Claude, asservi à sa femme, la vicieuse Messaline, et Néron, qui ne rougit pas de se livrer aux actes les plus honteux avec hommes et femmes, qui aime se travestir et épouse son affranchi.

Dans sa thèse Les Scènes de la vérité, Arianna Sforzini a rassemblé et problématisé les observations éparses de Foucault sur le pouvoir grotesque. « Foucault, écrit-elle, identifie dans le grotesque ou dans l’ubuesque, une catégorie précise de l’analyse historico-politique », catégorie qui exprime la force que « le pouvoir assume quand il revêt les formes les plus bouffonnes et les plus infâmes ». L’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets, qui sont au contraire d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque – Ubu roi, précisément. « Un énorme fonctionnement du souverain infâme ».

Foucault nous alertait contre l’illusion qui consiste à voir dans le pouvoir grotesque « un accident dans l’histoire du pouvoir », « un raté de la mécanique », mais « l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir ». « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il s’agit de manifester de manière éclatante le caractère incontournable, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié ».

Depuis l’élection de Trump, constate Xenophon Tenezakis, qui prolonge l’analyse de Foucault dans un article récent de la revue Esprit, « chaque jour, de nouvelles décisions sont prises à l’encontre des grands principes de la démocratie et des engagements des États-Unis ; de nouveaux ratés, de nouvelles saillies absurdes et de nouvelles fuites font surface, qui dévoilent l’anarchie au cœur du pouvoir. Devant cette allure carnavalesque du mandat trumpien, l’attitude souvent adoptée est celle de la sidération : “Comment est-il possible qu’il puisse rester au pouvoir, alors qu’il dit des choses si absurdes et qu’il prend des décisions à l’encontre parfois du bon sens ou de l’humanité la plus élémentaire ?” Si l’on suit le raisonnement foucaldien, c’est plutôt la question inverse qu’il faudrait poser. »

La lutte des bouffons et des hologrammes

Hitler et Mussolini pouvaient bien avoir des côtés grotesques mais c’était un grotesque malgré eux, un burlesque involontaire. Mussolini faisait du ski torse nu ou Hitler enfermé dans son bunker quelques heures avant son suicide demandait qu’on lui procure des gâteaux au chocolat « jusqu’à en crever ». Mais leur pouvoir empruntait à la représentation impériale la plus austère et recyclait les signes des souverainetés anciennes (les faisceaux, l’aigle, le salut romain, les parades, le svastika…). Leur mode opératoire s’appuyait sur un réseau administratif, policier et bureaucratique pour contrôler les individus et ne devait rien à l’improvisation burlesque des Trump et consorts.

Du roi Ubu (d’Alfred Jarry) à Arturo Ui (de Bertolt Brecht), ou au Dictateur de Chaplin, le grotesque exerçait ses pouvoirs aux dépens d’eux. Il visait à délégitimer leur pouvoir en lui retirant sa majesté. Brecht dit quelque part dans ses écrits : « Arturo Ui est une parabole dramatique écrite avec le dessein de détruire le traditionnel et néfaste respect qu’inspirent les grands tueurs de l’histoire. »

Cela est évidemment impossible avec une tyrannie qui revendique le pouvoir du grotesque. Trump est une figure du trash de luxe qui triomphe sous les signes du vulgaire, du scatologique et de la dérision. Il en incarne une sorte d’idéal type, le plouc revêtu d’une patine de notoriété. Les statues de Trump nu qui se sont répandues sur les places publiques des villes américaines pendant la campagne de 2016 consacraient une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituent la représentation spontanée du pouvoir burlesque.

Carter Goodrich, le caricaturiste qui a dessiné la une du New Yorker présentant Trump en clown maléfique, a ainsi déclaré : « C’est difficile de parodier cet homme… Il marche, parle déjà comme une caricature de lui-même. »

Michel Foucault a évoqué ce pouvoir mystérieux du grotesque, « la terreur ubuesque » : « La souveraineté grotesque opère non pas en dépit de l’incompétence de celui qui l’exerce mais en raison même de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent […] J’appelle grotesque le fait qu’en raison de leur statut, un discours ou un individu peut avoir des effets de pouvoir que leurs qualités intrinsèques devraient les disqualifier. »

Selon Foucault, le pouvoir grotesque est l’expression de sa puissance extrême, de son caractère incontrôlable, inévitable, nécessaire. L’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets, qui sont au contraire d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque – Ubu roi, précisément.

Ce fonctionnement intense s’est adjoint aujourd’hui la puissance des réseaux sociaux et l’usage stratégique des big datas et des algorithmes. Partout où elle a réussi à s’imposer, la tyrannie des bouffons combine les pouvoirs fantasques du grotesque et la maîtrise méthodique des réseaux sociaux, la transgression burlesque et la loi des séries algorithmiques.

Le prototype en a été le couple formé par Beppe Grillo et l’expert en marketing Gianroberto Casaleggio qui ont à eux deux inventé le mouvement algorithmique Cinq Étoiles. Partout c’est sous ce même visage de Janus, le clown et l’ l’informaticien, qu’il est apparu. Donald Trump et Brad Parscale, Boris Johnson et Dominic Cummings, Viktor Orbán et Arthur Finkelstein, Matteo Salvini et Luca Morisi, l’inventeur de la « Bestia », un logiciel qui analyse les big datas avec ses 3,6 millions de fans sur Facebook.

Avec l’avènement des réseaux sociaux, une nouvelle génération de conseillers politiques est apparue : docteurs en sciences informatiques, « ingénieurs du chaos », comme les appelle l’ex-conseiller de Matteo Renzi, Giuliano da Empoli, capables d’exploiter les potentialités politiques du Web et de canaliser vers les urnes la colère née sur les réseaux sociaux.

Mais tous les partis politiques ont leurs ingénieurs informaticiens. Ils savent manipuler les électeurs grâce aux big datas et aux algorithmes. Le coup de génie de Gianroberto Casaleggio fut de synchroniser la figure du clown et celle de l’expert en marketing. Dans l’ombre de l’agitateur histrionique, il y a toujours l’informaticien. Mais l’ingénieur n’est rien sans le bouffon.

Sur la scène hypermoderne de notre carnaval politique, ce qui se joue, c’est le théâtre paradoxal de la dérision et de l’expertise. D’un côté, le clown comme accélérateur du discrédit ; de l’autre, le logiciel comme vecteur de mobilisation. L’un est extravagant quand l’autre est méthodique. Derrière le clown, un logiciel. Sous le désordre apparent du carnaval, la rigueur des algorithmes. Le Carnaval et le Vortex vont de pair.

En France, la tyrannie des bouffons ne s’est pas encore incarnée dans une figure politique. Marine Le Pen n’a pas voulu reprendre l’héritage de son père qui fut l’un des premiers à incarner le burlesque politique avec en Italie Silvio Berlusconi, mais l’un et l’autre étaient des figures télévisuelles, avant les réseaux sociaux.

Faute d’être incarné, le phénomène burlesque ne cesse de contaminer la vie publique comme un principe viral, par capillarité. Une série de micro-événements en témoignent : coups de fil d’Emmanuel Macron à Jean-Marie Bigard qui disait se faire l’interprète de la vox populi, se plaignant sur Twitter de la non réouverture des bistrots. Mais aussi échanges de SMS avec Cyril Hanouna. Ou déplacement à Marseille du président pour rendre visite à Didier Raoult.

 « Si on veut que les gens sensibles à ces personnes ne leur tombent pas dans les bras en 2022, il faut leur parler, leur manifester de la considération, montrer qu’on les entend », a expliqué Emmanuel Macron. Comme l’écrit vertement Ellen Salvi dans Mediapart, « Emmanuel Macron soigne sa démagogie. » Il flirte avec les bouffons. Pendant la crise des gilets jaunes, on apprenait ainsi que ce dernier avait passé une heure à discuter du mouvement social avec Patrick Sébastien et qu’il avait adressé un « sympathique SMS » à Cyril Hanouna pour lui dire qu’il appréciait ses émissions thématiques.

Dans le même temps, plusieurs membres du gouvernement se succédaient sur le plateau de l’animateur épinglé par le CSA pour ses humiliations ou ses dérapages sexistes et homophobes. Avec toujours la même explication : « Il n’y a pas de citoyens de seconde zone », « il faut parler à tout le monde ». Mais de Patrick Sébastien à Cyril Hanouna, l’attention présidentielle ne va pas vraiment à tout le monde. Elle va à Éric Zemmour, choyé pour avoir essuyé quelques jurons dans la rue, à Philippe de Villiers qui a obtenu la réouverture du Puy du Fou, à Jean-Marie Bigard, dont on dit à l’Élysée qu’il « incarne une certaine France ». Pourquoi pas une certaine idée de la France tant qu’on y est ?

C’est toute la vie publique qui est atteinte par le phénomène burlesque. Contamination sournoise qui opère ce glissement du domaine de l’exercice du pouvoir à celui de sa mise en scène burlesque. Les clowns n’ont pas encore détrôné ceux que Didier Raoult appelle les « hologrammes ». Mais ils sont déjà en mesure de « leur chier dessus », comme l’a élégamment affirmé Jean-Marie Bigard après le coup de téléphone du président : « Je ramène ma gueule, je chie sur le président et le président m’appelle. Je trouve ça génial. »

Depuis son exploit scatologique, Bigard se sent pousser des ailes. Le site Politico aux États-Unis lui consacre un article : « The comedian who would be French president ».

Mais Bigard n’est pas le seul à convoiter la place du clown qui voulait être président. L’ex-candidate de téléréalité Afida Turner a annoncé sa candidature, le 31 mai, sur Twitter. S’adressant à ses « dear fans, dear Français », « afin de remédier aux problèmes des Gilets jaunes et de surcroît à cette police violente ». Sur le plateau de Cyril Hanouna, elle a confirmé : « Vous savez à qui vous avez affaire. Je ne blague jamais », a-t-elle affirmé, ce qui est une évidence, quand on est une blague. Cyril Hanouna y pense. Didier Raoult fait mine de ne pas s’y intéresser mais c’est sans doute lui qui à la faveur de l’épidémie a conquis un véritable pouvoir grotesque, élevant sa figure pasteurienne au rang d’un mythe barthésien.

Le mythe du professeur Raoult repose sur la tête du professeur. C’est une belle tête si l’on entend par là, avec Roland Barthes, qu’elle réunit toute une série de signes contradictoires empruntés à la légende et associés à la modernité. Avec sa blouse blanche de Pasteur, ses longs cheveux grisonnants de Gaulois réfractaire, ses airs de Panoramix, le druide du village d’Asterix, détenteur du secret de fabrication de la potion magique, et sa bague à tête de mort, « qui lui donne une allure de rocker mais qu’il invoque comme le memento mori, “le souviens-toi que tu vas mourir” des Romains qui incite selon lui, à se méfier du triomphe ».

Raoult réunit en sa seule personne la figure dédoublée du clown et de l’expert. Grand prix de l’Inserm 2010, il chasse et collectionne les virus comme d’autres les papillons. Deux bactéries portent son nom : les « Raoultella » et les « Rickettsia raoulti ». Mais le savant aime aussi sortir de sa zone de confort. Il croise volontiers ses compétences épidémiologiques avec le talent du bateleur. Il enfile volontiers la tenue du bouffon narcissique qui s’autorise moins de Pasteur que de Trump, affiche la même indifférence aux valeurs scientifiques de cohérence, d’expérimentation, et se livre en de multiples interviews à une forme de décompensation narcissique

À chaque époque ses mythes. Celui de l’abbé Pierre présentait tous les signes de l’apostolat, écrivait Roland Barthes dans Mythologies. Un apostolat de la charité inspirée par la foi chrétienne. L’apostolat du professeur Raoult est bien différent, il prêche non pas la foi mais le discrédit. C’est un apostolat du soupçon, un discrédit qui frappe toutes les figures d’autorité : médicale, scientifique, politique, médiatique, intellectuelle. « Je crois, dit Raoult, que je représente quelque chose d’un choc qui secoue le monde en ce moment : c’est-à-dire qu’on vient vous disputer le monopole de la parole. Ce “droit de dire” dont vous jouissiez – notamment, vous, les médias – on vous le dispute, on vous le vole. On s’en fout de vous. Maintenant, on dit les choses nous-mêmes. »

Qui est ce « on », est-on tenté de lui demander ? Qui est ce « vous » ? Mais l’expertise du Professeur Raoult ne s’étend pas visiblement jusqu’à la rhétorique dont il recycle à son insu les pires procédés. « Les gens, ils pensent comme moi. […] Vous voulez faire un sondage entre Véran et moi ? Vous voulez voir ce que c’est que la crédibilité ? », a-t-il lancé à David Pujadias. Succès garanti.

Mais le professeur se targue aussi de parler philosophie avec Michel Onfray, Nietzsche. Platon. Tout ça. Il cite aussi volontiers Jean Baudrillard, qui aurait sans doute vu en lui une de ces « figures de mascarade » qu’il voyait poindre dans son dernier essai Carnaval et Cannibale, « qui ne sont pas déjà plus qu’une caricature d’eux-mêmes, se confondant avec leurs masques ».

La tyrannie des bouffons n’a pas encore triomphé mais de nombreux Ubu se dressent un peu partout, enhardis par l’épidémie qui poussent à la révolte. En leur tendant la main, le président Macron cherche à greffer le phénomène grotesque naissant à son pouvoir monarchique dévalué, mais rien ne dit que la greffe prenne et que les phénomènes de rejet de sa personne ne l’emportent. Le scénario d’une Cinquième République se retournant contre elle même en consacrant la rencontre d’un bouffon et de son peuple n’est plus à écarter.

Publié le 17/06/2020

Emmanuel Macron : entre méthode Coué et discours de l’ordre

 

 rédaction (site humanite.fr)

 

Lors de sa quatrième allocution télévisée depuis le début de la crise, le président de la République a annoncé l’accélération du déconfinement et appelé à travailler plus.

Emmanuel Macron a annoncé dimanche que le pays avait remporté une « première victoire » contre le Covid-19. L’ensemble du territoire passe ainsi en zone verte, et le second tour des municipales aura bien lieu le 28 juin. Dès à présent, le président de la République l’assure : il est possible de « reprendre pleinement le travail » et de « retrouver notre art de vivre ». Après avoir vanté le « choix humaniste de placer la santé au-dessus de l’économie », qui a permis de sauver des « dizaines de milliers de vies », après avoir salué tous ceux qui se sont retrouvés en première ligne et, enfin, souligné que « 500 milliards d’euros » ont été mobilisés dans la période, Macron a évoqué l’après. Car ces milliards « viennent s’ajouter à notre dette ». Or, « nous ne la financerons pas en augmentant les impôts », assène-t-il, écartant tout retour de l’ISF. La « seule réponse », c’est de « travailler, de produire davantage », insiste-t-il. « Nous devons le faire alors que notre pays va connaître des plans sociaux et des faillites multiples », pronostique le président, qui souhaite répondre par une reconstruction économique qui devra être « écologique, souveraine et solidaire ». Celle-ci sera « préparée tout l’été avec les forces vives de la nation ». À voir, tant ces forces ont été écartées depuis le 15 mars. Le président entend aussi donner « des libertés et des responsabilités inédites » aux hôpitaux, universités et maires, avec à n’en pas douter un fort risque de rupture de l’égalité républicaine. Une mesure qu’il cherche à imposer depuis des mois. « Je ne crois pas que relever les défis qui sont devant nous invitent à revenir en arrière », tranche-t-il. « Et cela ne s’arrêtera pas. »

Déconfinement accéléré, retour de l’école obligatoireÀ défaut d’acte 3 du quinquennat, les Français ont gagné, dimanche soir, quelques précisions sur l’épisode 3 du déconfinement, après les assouplissements intervenus les 11 mai et 2 juin derniers. Même si « le virus n’a pas disparu » et « qu’il faudra vivre encore longtemps avec lui », Emmanuel Macron a annoncé que l’ensemble du territoire, sauf Mayotte et la Guyane encore très touchées, allait passer, dès ce lundi, « en zone verte ». Conséquences : « Une reprise plus forte du travail », « la réouverture des cafés et restaurants en Île-de-France », « la possibilité de se déplacer dans les pays européens sans restriction », et même, à partir du 1er juillet, au-delà du Vieux Continent, dans les États qui parviennent à maîtriser l’épidémie. Surtout, le chef de l’État a répondu à l’attente de nombreux parents en rétablissant, « à partir du 22 juin », le principe de l’école « obligatoire », « selon les règles de présence normales », dans les écoles maternelles, primaires et les collèges, sans mentionner toutefois les lycées (lire en p. 4). Autre conséquence de cette épidémie contenue, les visites dans les maisons de retraite et les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) seront de nouveau « autorisées » à partir de ce lundi, sans restriction autre que les classiques mesures barrières. Mais les rassemblements de personnes resteront « très encadrés », pour éviter toute seconde vague. « Nous devons nous préparer si l’épidémie revient avec plus de force », a-t-il aussi prévenu.

Autocélébration et généralitésEn fait d’annonces fracassantes, le chef de l’État s’est borné à vanter les mérites de sa politique économique, tout en traçant un timide cap pour la suite. « Chômage partiel, prêts aux entreprises, accompagnement aux indépendants… Tout a été mis en œuvre pour sauvegarder nos emplois », a-t-il tout d’abord énuméré. Avant de renchérir dans l’autocélébration : « Plans massifs pour l’industrie automobile, l’aéronautique, le tourisme… Nous avons mobilisé près de 500 milliards d’euros pour notre économie. Dans combien de pays tout cela a-t-il été fait ? »Pour ce qui est de l’avenir, Emmanuel Macron s’est placé dans le droit-fil de son discours du 31 mars dernier, où il avait surpris par ses accents souverainistes. Il va falloir « reconstruire une économie forte, écologique, souveraine et solidaire », a-t-il martelé, appelant à sceller un nouveau « pacte productif ». Ce « pacte », aux contours flous, impliquera visiblement des relocalisations, mais seulement « lorsque cela se justifie ». Au détour d’une envolée, Emmanuel Macron a également laissé entendre qu’il faudra « travailler davantage » – sans reprendre la formule sarkozienne jusqu’au bout qui précisait « pour gagner plus » – tout en insistant sur la multiplication probable des « faillites et des plans sociaux ». Une porte ouverte au chantage à l’emploi, qui a déjà commencé à être utilisé par certaines directions d’entreprises ? Finalement, la seule annonce tangible tient en un plan de rénovation thermique des bâtiments, sans chiffrage pour autant. Quant aux mesures censées assurer la transition écologique de notre modèle productif, elles se résument à une « industrie plus verte » et à un énigmatique recours à « notre puissance maritime ».Enfin, le chef de l’État a adressé quelques phrases aux personnels soignants, qui ont prévu de descendre dans la rue le 16 juin. Après avoir salué leur courage, il a assuré qu’ils seraient « revalorisés » dans le cadre du Ségur. Les syndicats redoutent que, si les négociations débouchent bien sur une revalorisation de leur traitement, ce rattrapage salarial se fasse au prix d’une nouvelle flexibilisation. C’est ce qu’avait annoncé il y a trois semaines déjà le ministre de la Santé Olivier Véran en expliquant à des soignants de la Pitié-Salpêtrière sidérés : « Nous avons fait le bon diagnostic, nous avons pris les bonnes orientations. Mais nous n’avons été ni assez vite ni assez fort. »

Silence et mépris sur les violences policèresL’intervention du président, silencieux depuis le 2 juin, date à laquelle s’étaient réunis devant le tribunal de Paris des milliers de manifestants à l’appel du comité Adama, était très attendue sur la question du racisme et des violences policières. Au lendemain d’une nouvelle et importante manifestation (lire p. 7), Emmanuel Macron en a d’abord appelé à l’« unité autour du patriotisme républicain ». « Nous sommes une nation où chacun, quelles que soient ses origines, sa religion, doit trouver sa place. Est-ce vrai partout et pour tout le monde ? Non », a-t-il lucidement constaté, mais pour mieux en appeler à l’égalité des chances. Le concept favori des libéraux pour cacher la forêt des inégalités. Le chef de l’État a promis « de nouvelles décisions fortes » en la matière après que la porte-parole du gouvernement a plaidé, samedi, la réouverture du « débat autour des statistiques ethniques » et que le ministre de la Ville a annoncé de nouveaux testings en entreprise.Si l’hôte de l’Élysée a enjoint à être « intraitable face au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations », il n’a pas eu un mot sur les violences policières dénoncées par des milliers et des milliers de jeunes. Il a préféré envoyé des gages aux policiers et gendarmes mobilisés depuis jeudi dernier contre les mesures annoncées par Christophe Castaner la semaine dernière, notamment la suppression de la clé d’étranglement. « Ils sont exposés à des risques quotidiens en notre nom, c’est pourquoi ils méritent le soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la nation », a-t-il déclaré avant de fermer le ban.En revanche, Emmanuel Macron s’est fait le pourfendeur des « séparatistes », quitte à stigmatiser l’ensemble du mouvement mondial qui s’est mis en branle depuis la mort de George Floyd. « Ce combat noble est dévoyé lorsqu’il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé », a-t-il affirmé, prévenant que « la République n’effacera aucune trace, ni aucun nom de son histoire », tout en appelant à « lucidement regarder ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires », « notre rapport à l’Afrique en particulier ». Un renversement des rôles alors que les jeunes mobilisés veulent précisément faire la lumière sur les pans oubliés de notre histiore.

 

La rédaction

Publié le 16/06/2020

« Quelque chose gronde » : comment les mouvements sociaux réinventent leurs modes d’action

 

par Elsa Gambin, Nicolas Mayart (site bastamag.net)

 

Alors que la répression policière clairsemait les rangs des manifestations, l’arrivée du Covid-19 a temporairement muselé les luttes pour la justice sociale. Sauf que, le temps d’un confinement inédit, la colère est devenue une cocotte-minute.

« Et la rue, elle est à qui ? » entend-on souvent en manif. Si elle ne fut plus aux mobilisations sociales durant de longues semaines, le virus a mis en exergue ce que dénonçait depuis longtemps ceux qui l’occupaient régulièrement. Un système à l’agonie, l’urgence vitale de changer les choses. Et la nécessité de voir au-delà de la simple manifestation pour y parvenir. Partout éclosent de nouvelles revendications qui, doucement, se muent en convergence des luttes. Ici, les soignants exposent une banderole contre le racisme et les violences policières, là, syndicalistes et écologistes proposent 34 mesures « pour un plan de sortie de crise », ailleurs des collectifs et territoires en lutte veulent agir « contre la réintoxication du monde », ici encore un collage de féministes interpelle sur les contrôles de police.

Si la manifestation a survécu aux interdictions préfectorales (qui se multiplient, sous couvert de bienveillance sanitaire), « les contraintes obligent une réinvention », affirme Sophie, membre des Féministes révolutionnaires de Nantes, « collectif anticapitaliste et antiraciste », plutôt axé sur le soutien aux travailleuses. Pour Sophie, « les manifs sont certes fédératrices mais aujourd’hui clivantes. Certaines personnes ont peur d’y aller ». Elles ne sont pas restées les bras croisés pendant le confinement, avec la distribution, dans les pharmacies et halls d’immeubles, d’une affiche de leur cru face aux violences conjugales.

« En tant que féministe, on ne peut pas passer à côté de cette période, souffle Paloma. On a vu des femmes sacrifiables et corvéables. On est conscientes que tout ne peut pas se jouer en manif, et que ce ne sera pas l’insurrection demain. Pour nous, il est temps de faire entendre l’intérêt d’une grève féministe. » Même si les jeunes femmes savent que l’idée est difficile à mettre en application, l’option « bloquer l’économie » demeure un mode d’action idéal. En attendant, elles occupent l’espace, virtuel aussi. « Le militantisme, pendant le confinement, nous a permis de faire des lives Facebook et Youtube. » Et organisent des « actions-éclairs » très visuelles, invitant les photographes à s’en saisir, pour mieux diffuser leur message. « Là où ça se joue, c’est dans la manière dont tout ça est médiatisé », assure Sophie. D’ailleurs, le collage de rue, et ses fameuses lettres découpées, repris par les soignants, a été initié par des féministes, désireuses de se réapproprier les espaces publics avec une forte visibilité, égrenant hors centre-ville des slogans chocs.

« Il faut reprendre la main sur nos vies »

Mais la manifestation a, semble t-il, encore de belles années devant elle, et la rentrée sociale s’annonce brûlante sur les cendres des licenciements, l’explosive colère des soignants et l’étincelle des violences policières. « Pour moi, la lutte pour l’hôpital concerne tout le monde », affirme Eugénie, interne en psychiatrie à l’AP-HP, qui a rejoint l’initiative de Bas les masques, groupement de soignants né pendant le confinement. « Notre parole était peu écoutée. Notre lutte avait du mal à rencontrer d’autres luttes. La crise sanitaire a montré que les revendications dépassaient notre simple cadre, que notre mouvement était plus englobant que les seules revendications salariales. » 

La jeune soignante y voit un combat pour une meilleure justice sociale, et rage d’un service public qui non seulement n’a plus les moyens de soigner les gens, mais reçoit de plus en plus de personnes dont la grande précarité met la santé en danger. « Notre moyen de lutte est de mettre en avant la vérité populaire. Cette vérité qui s’impose est un acte politique. Nous sommes une caisse de résonance de cette vérité, il faut reprendre la main sur nos vies. » Ce qu’ils et elles ont fait, à coups d’actions concrètes et efficaces, en allant voir, avec des banderoles, des responsables de grands magasins pendant le confinement pour « libérer les masques », dont ils avaient tant besoin. « Bas les masques est aussi là pour participer et soutenir les luttes. L’idée n’est pas de rentrer dans les négociations, mais bien de faire changer les mentalités. On n’y croit plus, à ce gouvernement. On se pose dans une logique de rapports de force. » Le mot est lâché, et semble le credo de la rentrée mouvementée qui se dessine. 

Alors, pas grand-chose à attendre des annonces gouvernementales ? C’est également l’avis de Anne-Françoise, infirmière puéricultrice à l’hôpital Robert-Debré, à Paris, membre du Collectif Inter-Hôpitaux (CIH), et sceptique sur un aboutissement constructif du Ségur de la santé. « Le Collectif Inter-Urgences (CIU) en a été exclu d’emblée, les usagers également, ça ne sert à rien du coup ! Le Ségur est une espèce de justification pour eux, alors qu’en réalité, leurs plans sont déjà faits ! » 

« La convergence n’est pas gagnée partout »

Pour le CIH, « les moyens de lutte ne sont pas évidents et la convergence n’est pas gagnée partout ». Mais elle l’est à l’hôpital Robert-Debré, où les soignants ont vu des enseignants, des Gilets jaunes, des usagers et des artistes les rejoindre. Pour Anne-Françoise, la rue doit être le lieu de cette convergence. « Quelque chose larvait déjà avant la crise du Covid. Il n’y a qu’avec les usagers que nous pourrons nous battre efficacement. »

L’infirmière ne pense pas qu’une « grève des soins » soit envisageable, mais elle a suivi d’un œil intéressé la démission de milliers d’infirmières finlandaises, « qui ont obtenu ce qu’elles voulaient en 24h. Une démission massive serait forte, voilà un moyen de lutte efficient ». Car le CIH n’a pas l’intention de lâcher sur ses quatre revendications : augmentation du budget des hôpitaux, arrêt des fermetures des lits et réouvertures de ceux fermés, revalorisation salariale et changement du système de gouvernance des hôpitaux.

Pour Anne-Françoise, la goutte d’eau a été l’automne dernier : « On a dû transférer 28 nourrissons atteints de bronchiolite en région. À plus de 200 km de chez eux, faute de lits ». La soignante reste confiante. « Quelque chose gronde. Les gens vont nous rejoindre. Les assos, les collectifs… Oui, peut-être faut-il penser des modes d’actions plus radicaux. Bloquer le périph’ avec des ambulances par exemple. Il faut inventer de nouveaux moyens de lutte, sortir de notre pré carré. Tout ça est bien plus large que le combat hospitalier ! » 

À la Rochelle, la fédération Sud Santé Sociaux semble adopter la même stratégie. Une centaine de soignants a déployé, à l’appel du syndicat, une banderole entre les deux tours du port pour bloquer son accès. « Avec cette action coup de poing d’une heure, la colère des soignants a enfin pu sortir des hôpitaux pour s’exprimer à la vue de tous », se réjouit Christophe Geffré, élu syndical et membre du conseil de surveillance. À l’instar de sa collègue infirmière, il craint « l’industrialisation et la casse de l’hôpital public », renforcés par le Ségur, dont son organisation a claqué la porte. Dans le viseur du syndicat également, les primes promises aux soignants, elles aussi très critiquées. « Elles ne récompensent pas les soignants, ça les met en concurrence. Dans notre hôpital, peu touché par le virus, moins de 40% des gens vont l’obtenir, alors qu’une centaine de mes collègues sont tombés malades. On met en concurrence les soignants, quand nous, on estime qu’il faudrait réfléchir collectivement. C’est un écran de fumée. »

« Jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales »

Loin de calmer la colère des soignants, sur laquelle la crise du coronavirus « a joué le rôle d’une loupe sociale », les annonces gouvernementales ont au contraire décuplé les inquiétudes dans les hôpitaux. « Les solutions ne peuvent pas être dictées de là-haut par celles et ceux qui ont mis le service public à genoux. Il faut construire un rapport de force citoyen, la santé concerne tout le monde, contrairement à ce que pensent certains syndicats, ce n’est pas l’affaire de miettes, d’applaudissements et de primes », abonde le délégué Sud au téléphone. Si l’unité syndicale semble ne pas être à l’ordre du jour, Christophe Geffré l’assure : « La date du 16 juin est importante pour construire un rapport de force contre le gouvernement, pas seulement pour l’hôpital public mais aussi pour toutes les autres luttes post-confinement ».

La crise du Covid-19 et son retentissement sur les luttes a t-elle connu des précédents ? Selon Ludivine Bantigny, historienne spécialiste des conditions de travail et des cultures politiques, « jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales. Mais, comme on pouvait l’imaginer après une pause des luttes et des mobilisations physiques, due au confinement, les militants ont retrouvé la rue avec la marche, les solidarités ou encore les rassemblements contre les violences policières », s’enthousiasme la chercheuse impliquée dans divers collectifs. « C’est assez surprenant ce basculement entre un pays confiné et le retour des mobilisations qui réunissent plusieurs milliers de personnes. Mais ça montre bien que, si les luttes étaient stoppées pour des raisons sanitaires, l’analyse politique, l’élaboration collective, la solidarité, avec les brigades populaires, ont continué de vivre durant les deux mois d’enfermement. »

 

Privés de manifestation hebdomadaire pendant près de deux mois, les Gilets jaunes de Vallet (44) peuvent en témoigner : la crise sanitaire n’a pas calmé la colère de ces militants... Sur les réseaux sociaux, dans les discussions privées ou sur les groupes Facebook, la politique du gouvernement ravive un sentiment d’abandon et d’injustice. Des discussions émergent, de nouvelles idées fleurissent. Ces échanges donnent vie à un nouveau numéro du journal local d’expression, L’Affreux Jojo, et à une campagne d’affichage, mise à disposition de tous les groupes militants de Loire-Atlantique. « Finalement peu de choses ont changé dans le monde d’après, notre ligne directrice reste la même : on se bat pour les mots d’ordre ‘’justice sociale, justice fiscale’’, explique Grégory, l’un des gilets jaunes du vignoble nantais. La question de la distanciation physique en manifestation s’est posée, mais les rassemblements initiés par le mouvement Black Lives Matter ont créé un précédent. Ce sera difficile de revenir en arrière et de continuer à interdire les grosses manifestations. »

Reprendre la rue, mais pas seulement

Alors, nos centres-villes vont-ils à nouveau connaître l’animation des cortèges aux chasubles jaune fluo ? Marc, membre du groupe « Cité jaune angevine » et citoyen engagé dans diverses luttes, ne ferme pas la porte à cette possibilité, mais, pour l’instant, lui et ses « camarades » préfèrent d’autres moyens d’action moins sujets à une répression violente. « Le coronavirus signe un peu un retour aux origines et aux fondamentaux du mouvement. À Angers, on se donne rendez-vous sur des lieux de passage : des ronds-points, des ponts où on installe des banderoles » sourit le sexagénaire. Pour « retrouver la convivialité des rassemblements, renouer des liens de camaraderies » bien sûr, mais surtout être visibles, « montrer que les colères sont elles aussi déconfinées ».

Du côté des militants « habitués » de la rue, la réflexion sur de nouveaux modes de lutte suit elle aussi son cours. Nestor, antifa et anarchiste, « ne sacralise plus la manif. Trois ans de mouvements successifs, avec une seule technique de lutte… » pour peu de résultats. « D’autant que ce mode de lutte, même s’il est addictif, est le plus risqué aujourd’hui, et qu’il permet à l’État de continuer à perfectionner son maintien de l’ordre, constate le jeune homme. Les affrontements sont ritualisés, même lieux, mêmes effets. » Il se dit en revanche agréablement surpris par « la force d’appel d’Assa Traoré. Ce qui se passe aujourd’hui contre les violences policières est passionnant. C’est quelque chose de mondial, qui a obligé Castaner à faire un pas en arrière. Et ce qui se passe aux USA est une belle tribune pour les mouvements antifascistes ».

 

Mais l’anarchiste aimerait davantage de blocages ou d’occupations d’entreprises, « ce qui devrait arriver avec la vague de licenciements », en plus des manifs. Des actions gênantes aussi, comme la dégradation d’antennes-relais, constatée durant le confinement. Pourtant, il reconnaît que la radicalité de certaines manifestations sert à faire bouger des lignes. « Avec les Gilets jaunes, les milieux autonomes ont un peu raté le coche. Les Gilets jaunes ont su créer, dès décembre 2018, des zones d’affrontements, de véritables espaces insurrectionnels. Des manifs qu’on n’avait pas vues depuis des dizaines d’années... » Pour lui, la mouvance autonome doit également réfléchir à la transmission de savoirs : « Nous devrions donner les outils à tout le monde, comment venir en manif, s’enfuir, ne pas être blessé, se comporter face à la justice… Mais on le fait mal »

Nestor aimerait enfin que les milieux autonomes quittent le confort des centres-villes, leur terrain de prédilection. « Quand on les attend sur un moment précis, ils ne viennent pas, soupire le jeune homme. Pour beaucoup, c’est un style de vie plutôt que de réelles convictions. Or il faut mettre en place des points de friction hors de la manif du centre ! »  

« Il y a eu la mort autour de nous. On sait comment on ne veut plus vivre »

S’extraire de la ville est aussi le pari de Rouen dans la rue, média local engagé aux positions clairement révolutionnaires. « Nous sommes là pour informer, lire l’actu à partir d’une sensibilité qui est la nôtre, mais aussi pour relayer des appels et participer aux luttes, explique Jack. Mais nous n’exprimons pas un désir d’État. Nous sommes opposés à toute demande adressée aux institutions ». Si le collectif n’était guère optimiste sur la reprise du mouvement social au sortir du confinement, il est sensible aux luttes écologiques territoriales et a continué le combat pendant cette étrange période, notamment en participant au développement d’un réseau d’entraide et en se battant pour sauvegarder la forêt du Madrillet d’une urbanisation galopante menaçant 80 hectares sur 300. « En respectant les consignes sanitaires, nous avons distribué des tracts à l’entrée de la forêt aux familles qui venaient se promener. »

 
Pour Jack, « il est difficile de savoir où les luttes vont exploser dans l’après ». « Mais la rage due au meurtre de George Floyd est authentique. On voit bien que la détermination fait voler en éclat les contraintes. Les temps qui viennent ne seront pas pacifiques… Les raisons de se révolter ne manquent pas. » Le jeune homme est lucide. « On ne va pas réussir à construire un monde désirable pour 60 millions de personnes. Mais nous pouvons penser une rupture révolutionnaire grâce à la multiplication de zones qui échappent à l’État », à l’image de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou de
cette zone autonome créée, début juin, en plein Seattle aux États-Unis. Et pour faire éclore ces zones, il faut poursuivre les luttes, ensemble, partout. 

Eugénie, l’interne en psychiatrie, veut croire à ces nouveaux paradigmes. « Il y a eu la mort autour de nous. C’est aujourd’hui la violence d’État dans sa globalité qui est dénoncée. Malgré le virus, malgré les interdictions, pourvu que ça grossisse ! On sait comment on ne veut plus vivre. »

 

Elsa Gambin & Nicolas Mayart

Publié le 15/06/2020

Chômage partiel, retraites, emploi… Le retour de « Jupiter » ?

 

(site politis.fr)

 

Les syndicats, réunis ce jeudi en table de ronde, dénoncent la méthode du gouvernement dans sa concertation sur les dossiers sociaux. Après trois mois de contacts rapprochés, ils craignent d’être tenus à l’écart des décisions cruciales

Les leaders syndicaux, salariés comme patrons, sont passablement énervés par la publication, ce jeudi dans Les Échos, de premières pistes d’arbitrages sur le chômage partiel. Alors que le gouvernement consulte, depuis le début de semaine, ils renouent avec la désagréable impression que leur parole n’est pas prise en compte. « Il y a un problème de méthode », concède même Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef. « C’est plus qu’agaçant, c’est insupportable », tonne à son tour Laurent Berger (CFDT).

Durant le confinement, les échanges étaient quotidiens avec l’exécutif, témoignent les leaders syndicaux, réunis presque au grand complet ce jeudi par l’Association des journalistes d’information sociale (Ajis).

« Je n’ai jamais autant parlé à des ministres que depuis ces trois derniers mois », reconnaît Philippe Martinez (CGT), qui regrette néanmoins « des décisions très verticales » dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. « Qu’est-ce qu’il reste [de toutes ces discussions] à part des mesures prises dans l’urgence dont on est en train de nous dire que certaines, peut-être, resteront la norme ? » raille de son côté François Hommeril, président de la CFE-CGC.

Très remonté, le chef de file des cadres fustige le gouvernement :

Il avait besoin de nous pendant la crise, on a répondu présent. Tout se passe bien, c’est très chaleureux, notre personnalité morale, ce qu’on représente, tout ça est pris en considération, mais ce qu’on fait remonter, le gouvernement s’en fout.

Des réunions multiples se tiennent au ministère du Travail et doivent se clôturer, autour du 19 juin, par une rencontre des syndicats avec Emmanuel Macron pour des premières annonces. Les syndicats craignent donc de ne pas pouvoir peser sur les arbitrages. « Un discrédit est porté sur la concertation. Trop souvent, ces derniers temps, on a été mis devant le fait accompli, regrette Yves Veyrier, de Force ouvrière. On fait appel aux syndicats par dépit, pour panser les plaies. Ça ne peut pas fonctionner comme ça, il faut nous donner du grain à moudre. »

La dernière négociation sur l’assurance-chômage, dans le carcan d’une « note de cadrage » intenable, reste dans tous les esprits. « Il y a une forme d’étatisation rampante [de l’assurance-chômage], il faut que nous prenions acte de cela », fait même remarquer le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux.

« Sans nous, ils vont faire de grosses bêtises », soupire Laurent Berger, qui se tourne néanmoins vers ses camarades syndicalistes, pour une critique à peine dissimulée de la CGT et Force ouvrière, invoquant « la responsabilité des acteurs » du dialogue social :

Moi je partage l’idée du dialogue social et du paritarisme à condition que nous soyons capables de le faire réellement […]. Nous sommes sept (CFDT, FO, CFE-CGC, CFTC, CGT, Medef, U2P), pourquoi ne sommes-nous pas capables, au sujet de l’assurance chômage, du maintien de l’emploi, du chômage des jeunes, de nous exprimer tous ensemble d’une même voix ?

Réponse tout aussi codée du leader de la CGT, Philippe Martinez, qui juge que « le dialogue social ne doit pas être une icône. Il faut prendre en compte ce que disent les syndicats. »

Pour une annulation des réformes du chômage et des retraites

Trois sujets sont particulièrement présents à l’esprit des leaders syndicaux. Le plus urgent est celui du chômage partiel, sur lequel des annonces sont attendues et que même le Medef espère voir prolonger. « Ce serait une folie douce de baisser le niveau de prise en charge pour les salariés […] [qui] n’ont pas le choix », juge Laurent Berger.

Les Échos évoquent ce jeudi l’hypothèse d’une baisse du chômage partiel à 60% du net (contre 84% aujourd’hui) pour les salariés, dès le 1er juillet, pour faire atterrir le dispositif vers un système, moins généreux qu’aujourd’hui, destiné à durer « un à deux ans », selon la ministre du Travail, Muriel Pénicaud.

Deuxièmement, les syndicats de salariés sont unanimes pour dénoncer le durcissement des règles d’indemnisation chômage (1), entré partiellement en vigueur en novembre 2019 et qui doit être finalisé en septembre (après un report en raison du confinement). « Une réforme absurde et indigne », tacle François Hommeril au sujet de la dégressivité des allocations pour les cadres. « Une folie », abonde Laurent Berger.

Même Geoffroy Roux de Bézieux observe les choses avec distance, préférant connaître les chiffres précis sur le chômage et un état des lieux complet de la situation avant d’entrer dans le débat.

Troisièmement, tous les syndicats, y compris la CFDT, préconisent désormais un report de la réforme des retraites. Même s’il « continue de croire qu’un régime “universel” est beaucoup plus juste », Laurent Berger juge que les discussions sur l’équilibre du régime, qui visaient à dégager « 8 à 12 milliards d’euros [d’économies] d’ici à 2027 », n’ont plus lieu d’être au regard de la dégradation colossale des régimes sociaux face à la crise :

Cela n’a plus aucun sens d’aller se mettre sur la figure sur ce sujet-là.

Il n’est pas contredit sur cette ligne par le Medef, qui attend de voir dans un premier temps « la profondeur du trou » et ne compte pas s’arc-bouter sur une réforme qu’il n’a « jamais considérée comme l’alpha et l’oméga ».

La concertation ouverte au ministère du Travail porte aussi sur le plan de soutien aux jeunes, la formation professionnelle et les travailleurs détachés. À plus long terme, les leaders syndicaux jugent que la sortie de crise devra se faire au prix d’une réflexion en profondeur sur le sens du travail.

Patronat compris, les voix s’élèvent également pour réinterroger le « modèle low-cost » et « arrêter la course effrénée à la compétitivité à bas coût» (Cyril Chabanier, CFTC). Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef, s’aventure même dans une critique fondamentale du modèle de sous-traitance qui ne permet pas de rémunérer dignement les salariés de la « seconde ligne », mobilisés pendant la crise du Covid (nettoyage, sécurité, éboueurs, etc.) :

La rentabilité de ces entreprises se situe tout en bas de l’échelle, parce qu’elles sont dans des appels d’offres où le seul critère est le prix. Malheureusement, lancer une négociation [pour la revalorisation des salaires] n’aboutira donc pas. La seule solution, elle n’est pas simple à décider, c’est de renégocier les contrats [de sous-traitance] dans une économie qui soit moins low cost. Ça suppose que les entreprises qui font nettoyer leurs locaux, par exemple, acceptent de payer plus cher. Car 80 % des coûts de ces sous-traitants, c’est de la masse salariale.

Un discours que ne renieraient pas les syndicats de salariés.


(1) Il faut désormais avoir cotisé 6 mois sur 24 contre 4 mois sur 28 auparavant pour ouvrir des droits au chômage. Le calcul du salaire de référence, qui détermine l’allocation-chômage, devait désormais se fonder non plus sur les jours effectivement travaillés, mais sur l’ensemble des jours ouvrés (mesure reportée au 1er septembre).

 

par Erwan Manac'h

Publié le 14/06/2020

Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

 

La publicité et la com’ des multinationales ne servent pas seulement à vendre toujours plus de produits, souvent pas très bons pour le climat ou la santé. Elles servent aussi à influencer, sans le dire, l’opinion publique et les décideurs pour protéger leurs modèles de profit. Une nouvelle publication, dont l’Observatoire des multinationales est partenaire, propose plusieurs mesures pour protéger notre démocratie de l’intoxication.

Le 20 mai dernier, quelques jours après la première étape du déconfinement, le groupe Orange a inauguré à sa manière le « monde d’après » en lançant une opération de communication de grande envergure dans plusieurs médias. Profitant de la chute du prix des espaces publicitaires, il s’est acheté des pages dans plusieurs grands quotidiens. Pas moins de six rien que dans Le Figaro, affichant fièrement sur fond noir la nouvelle « raison d’être » adoptée par l’entreprise héritière du service public des télécommunications : « être l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable ». Apparemment, les communicants d’Orange n’ont pas noté la contradiction flagrante qu’il y a à afficher sa responsabilité et son engagement pour la planète au moyen de quantités massives de papier et d’encre. Du côté du Figaro, on était probablement trop préoccupé par la dégringolade des revenus publicitaires pour faire la fine bouche. Discours sociétaux vaporeux, gâchis de ressources, appropriation des aspirations au changement, dépendance des médias... Cet exemple résume à lui tout seul tout ce qui ne va pas avec la pub aujourd’hui.

Avec l’épidémie du Covid-19 et le confinement, beaucoup de grandes marques ont adapté leur communication et leurs slogans publicitaires en les axant sur des messages de prudence et de solidarité – ce qui était un peu le seul moyen de ne pas se faire oublier des consommateurs [1]. Après le déconfinement, l’injonction à consommer est revenue en force, tout en tâchant de surfer sur les aspirations qui ont émergé durant la crise : davantage de cohésion sociale, de relocalisation, de simplicité, de « jours heureux ». Aller faire ses courses dans les supermarchés en respectant les gestes barrières est présenté comme une forme d’engagement social ; revenir acheter dans les grands magasins est synonyme de liberté retrouvée. Prendre l’avion pour partir en vacances est un retour à l’essentiel, acheter une nouvelle voiture un geste patriotique. Même pour ce qui est de l’écologie et du climat, les industriels ont tout prévu. Qui veut d’un gros SUV électrique tout neuf ?

Plongée dans l’univers impitoyable de la communication des grandes entreprises

Si la bataille pour le « monde d’après » se joue dès maintenant, en grande partie à coups d’idées, de représentations, de désirs et d’imaginaire, le rapport Big Corpo. Encadrer la publicité et la communication des multinationales : un impératif écologique et démocratique arrive à point nommé. Issue d’un travail collectif de deux ans ayant associé 22 organisations de la société civile et des chercheurs dans le cadre du programme SPIM (« Système publicitaire et influence des multinationales ») [2], élaborée en partenariat avec l’Observatoire des multinationales, cette publication est une plongée dans l’univers impitoyable de la communication des grandes entreprises : ses méthodes, ses stratégies, ses acteurs, les sommes colossales qui y sont investies, la manière dont elle pénètre tous les recoins de nos sociétés et influencent les discours publics, mais aussi les moyens de s’en protéger.

Pour les industriels, la publicité sert d’abord à vendre. Et l’investissement en publicité et en marketing sera généralement inversement proportionnel à la réalité du « besoin » justifiant l’achat (penser ici luxe ou modèle dernier cri d’un smartphone ou un T-shirt pas très différent du précédent) ou à la qualité environnementale ou sanitaire des produits venus (penser ici malbouffe, SUV et week-ends au soleil en avion). Mais la publicité dite « corporate », les discours vantant les engagements sociaux et écologiques des firmes permettent aussi et surtout de soigner leur image de marque, donc la valeur de leurs « actifs immatériels », donc leur cours en bourse.

Pire encore : en mettant l’accent sur les initiatives volontaires à la place des lois et des réglementations, en cherchant sans le dire à influencer l’opinion et à façonner les discours publics, cette communication sert aussi fondamentalement des objectifs politiques. C’est pourquoi, en matière de climat par exemple, on voit tellement de belles affiches écolos et si peu de règles et d’objectifs contraignants. Tout en étant de plus en plus envahissante, occupant nos espaces de vie et accaparant notre attention, façonnant le contenu des médias, du web et des réseaux sociaux, la communication des multinationales s’affiche de moins en moins comme telle, masquant des objectifs intéressés derrière une façade de générosité ou d’objectivité.

En France, 600 grandes entreprises contrôlent 80 % du marché publicitaire

L’invasion publicitaire et les manipulations de la com’ des grandes entreprises ne sont donc pas une simple affaire de « baratin ». C’est un enjeu central, dont dépendent à la fois leurs profits, leur « acceptabilité sociétale », leur liberté d’action et leur influence vis-à-vis des pouvoirs publics. Il suffit de considérer les chiffres. Au niveau global, les dépenses de communication des multinationales ont dépassé 1300 milliards de dollars en 2018. En France, 600 grandes entreprises contrôlent 80 % du marché publicitaire, avec des dépenses annuelles de communication de plus de 45 milliards d’euros. Plusieurs poids lourds du CAC 40, comme L’Oréal ou LVMH, dépensent largement plus pour communiquer que pour fabriquer les produits qu’ils vendent (lire Les folles dépenses publicitaires du CAC 40). ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total dépensent près de 200 millions de dollars par an en publicité pour se doter d’une image positive sur l’enjeu du climat.

Face à la capacité de nuisance démocratique de la com’ des multinationales, le laisser-faire qui prévaut actuellement est-il encore une option ? Cette nouvelle publication propose un arsenal de mesures pour y remédier, depuis des « lois Evin pour le climat » interdisant la pub pour les produits et services les plus nocifs jusqu’à une refonte des aides à la presse pour favoriser les titres qui servent vraiment des objectifs d’information et d’intérêt général, en passant par un contrôle plus strict des contenus et une taxation des dépenses de communication. Autant de gestes barrières pour protéger notre démocratie de l’intoxication.

Olivier Petitjean

Notes

[1] Le site Reporterre en donne quelques exemples ici.

[2] Programme chapeauté par Résistance à l’agression publicitaire (RAP), les Amis de la Terre France et Communication sans frontières. Voir

 

le site dédié.

Publié le 13/06/2020

 

 

LA SANTE, c’est l’affaire de toutes et tous.

 

Mobilisons-nous ensemble le 16 juin !!

(site UD CGT 34)

 

Depuis plus d’un an, les personnels de la santé, du médico-social, toutes catégories confondues, sont mobilisés pour exiger plus de moyens pour bien travailler au service de la population notamment les plus fragiles. Plus de moyens matériels et humains, une reconnaissance de leur métier et de leur qualification sur le bulletin de salaire. Durant des mois, ils et elles ont été souvent raillés voire ignorés par les pouvoirs publics et le gouvernement, plus souvent à même de critiquer l’organisation du travail, le temps de travail que de mettre en avant leur propre responsabilité dans une gestion uniquement budgétaire des politiques de santé depuis plusieurs décennies. 

 

Non, la santé n’est pas un coût mais un investissement. 

 

C’est dans ces conditions très difficiles que l’ensemble de ces personnels ont dû affronter de façon exemplaire la crise sanitaire du CORONAVIRUS. Ils et elles ont travaillé sans compter pour soigner, sauver des vies parfois au détriment de la leur. Cette période particulière a mis en avant la nécessité d’avoir un système de santé et de protection sociale solidaire mais elle a également révélé à grande d’échelle, tous les maux et toutes les attaques subies, ces dernières décennies. Nous avons été très nombreux à les avoir applaudis le soir, à les avoir chaleureusement remerciés, mais ces remerciements ne peuvent se solder par la remise d’une médaille ou de primes à géométrie variable!   Aujourd’hui, c’est un autre soutien qui est nécessaire car il faut des réponses concrètes aux revendications comme aux moyens dédiés à la santé et à la protection sociale dans notre pays. 

 

Lors du lancement du SEGUR de la santé, le 1er ministre annonce vouloir garder le cap. Alors que le gouvernement devrait prendre en considération l’ensemble des questions qui sont posées autour des problèmes de santé et de son financement, il est à craindre que ce SEGUR soit une imposture. Comment faire confiance à un gouvernement qui s’est régulièrement contredit sur les stocks de masques et qui laisse les salarié.es travailler sans protection, avec du matériel inadapté ou en nombre insuffisant. 

Il est temps d’en finir avec les discours compatissants, mais sans lendemain, et de passer aux actes. C’est pourquoi la CGT porte le projet d’une Sécurité Sociale intégrale financée à 100% par des cotisations sociales, salarié-es et employeurs. Il faut renforcer la sécurité sociale en intégrant des nouveaux droits comme la perte d’autonomie des personnes âgées ou celles en situation de handicap, quel que soit l’âge, dans la branche maladie. 

 

En cette période de dé-confinement progressif du pays, de multiples problèmes sont posés pour l’ensemble de la population. Pour la CGT, il n’est pas question de les remettre à plus tard ou de les évacuer au nom de la reprise économique comme le suggèrent déjà le MEDEF et le gouvernement. 

 

Dans la sortie de crise sanitaire qui s’amorce, ils voudraient que tout redevienne comme avant ou pire. Des voix s’élèvent déjà chez les libéraux de tous poils pour augmenter le temps de travail ou reparler du fameux « coût du travail » comme un handicap majeur pour la compétitivité du pays. 

Ils cherchent à instrumentaliser la crise pour imposer des reculs sociaux et notamment la baisse des salaires, puis l’austérité dans les dépenses publiques pour payer la dette. 

 

Ces projets sont inacceptables ! 

Après avoir salué hypocritement ceux qu’on nomme désormais « les premiers de corvées » ils vont encore plus les fragiliser et creuser les inégalités qui se sont amplifiées avec la crise sanitaire. 

 

Alors que 450 milliards ont été dépensés pour aider les entreprises, l’annonce de restructurations et de suppressions d’emplois dans les entreprises privées, publiquescomme dans les services publics sont inadmissibles. Une nouvelle fois, c’est au monde du travail que gouvernement et MEDEF veulentfaire payer cette crise. 

 

Au contraire, la CGT revendique :

  • Une vraie rupture avec les politiques économiques et sociales
  • L’annulation de la réforme de l’assurance chômage et celle des retraites. 
  • L’augmentation des salaires 
  • La reconnaissance des qualifications, 
  • Une réduction du temps de travail à 32 heures sans perte de salaire pour partager le travail et ainsi travailler tous et mieux. 

 

Ce sont des leviers essentiels pour la croissance, l’emploi et contre les inégalités.  

 

La CGT a produit un document « LE PROGRES SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL, C’EST

POSSIBLE ET URGENT » avec de multiples propositions concrètes pour le monde de demain.   Beaucoup de salarié-es luttent pour défendre leur emploi, leur santé, leurs conditions de travail, leurs droits dans de nombreux secteurs, tout comme les jeunes, les privés d’emplois ou les précaires encore plus fortement impactés. Les salarié-es de la Fonderie de Bretagne (56) chez RENAULT viennent de faire la démonstration, par la mobilisation, que des succès sont possibles. 

 

La CGT apporte son soutien :

  • A tous les travailleurs et toutes les travailleuses en luttes. Comme à  Maubeuge (59) où la population s’est mobilisée aux côtés des salarié.es afin de revendiquer le maintien de tous les emplois, engageons-nous auprès de toutes celles et tous ceux qui luttes pour imposer d’autres choix. 
  • Aux manifestations contre les violences policières et contre le racisme, elle réclame la fin de l’état d’urgence et des restrictions sur le droit à manifester dans l’espace public.

 

Parce que la santé est l’affaire de toutes et tous, la CGT soutient les mobilisations en cours nommées « les mardis de la colère » dans la santé et appellent l’ensemble des citoyennes et des citoyens à prolonger leurs applaudissements en s’engageant dans ces mobilisations.  

 

 

Toutes et tous ensemble, le 16 juin pour la santé et le progrès social.

 

La CGT Hérault appelle l’ensemble des usagers et travailleurs à converger lors des rassemblements organisés par les travailleuses et travailleurs de la santé

 

Montpellier

Santé Privée RDV 10h30 Clinique Saint Jean

 

CHU 12h00 Arnaud de Villeneuve

Publié le 12/06/2020

Covid-19 : ces consultants au cœur de la « défaillance organisée » de l’État

 

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

 

Après avoir accompagné et encouragé la réduction du nombre de personnels et la soumission de l’hôpital public aux contraintes gestionnaires, les grands cabinets de conseil – Boston Consulting Group, Capgemini, McKinsey… – se sont assuré un rôle clé auprès du pouvoir exécutif et de l’administration pour façonner la réponse à la crise sanitaire.

Ce sont des acteurs méconnus de la gestion de l’épidémie du Covid-19. On les retrouve partout : auprès des hôpitaux et des autorités de santé pour les conseiller sur leur organisation, auprès du pouvoir exécutif pour aider à mettre en place le confinement et le déconfinement et à faire face à l’urgence et aux pénuries, auprès du ministère de l’Économie aujourd’hui pour flécher les aides aux entreprises et contribuer à l’élaboration des plans de relance. C’est l’un des grands enseignements du rapport « Lobbying : l’épidémie cachée » que l’Observatoire des multinationales a publié le 3 juin en partenariat avec les Amis de la Terre France.

« Ils », ce sont le grands cabinets de conseil en gestion : McKinsey basé à New York, Boston Consulting Group (BCG) et Bain à Boston, Accenture à Dublin, Roland Berger à Munich, Capgemini à Paris, ou encore Strategy& (ex Booz, appartenant aujourd’hui à PwC) et Parthenon (filiale d’Ernst & Young). Leur rôle est de conseiller leurs clients – des entreprises, des institutions publiques et privées, et même des États - sur leur stratégie et leur organisation.

On pourrait les comparer aux « Big Four » de l’audit et de la comptabilité - PwC, Ernst & Young, KPMG et Deloitte – auxquels ils sont parfois directement liés. Travaillant comme ces derniers à la fois pour le public et – surtout – pour le privé, ils contribuent à aligner le premier sur le fonctionnement et la vision de monde du second. Très impliqués dans la « révision générale des politiques publiques » de Nicolas Sarkozy, puis dans la « modernisation de l’action publique » de François Hollande, aujourd’hui dans la « transformation de l’action publique » d’Emmanuel Macron, ils sont à la fois les artisans et les profiteurs de la « réforme de l’État », selon l’euphémisme en vigueur pour désigner les politiques de réduction du nombre de fonctionnaires et de repli du secteur public. C’est-à-dire ces politiques mêmes qui apparaissent aujourd’hui comme l’une des principales causes des carences constatées face au Covid-19.

Quand les consultants organisent la réponse à l’épidémie

Un exemple, relaté par Mediapart, résume à lui seul le problème. L’un des principaux acteurs de la réforme de l’État depuis des années, le cabinet McKinsey, a été mobilisé en plein pic épidémique pour aider à mettre en place une task force interministérielle en vue du déploiement de tests sur le territoire français. Cette task force a rapidement confié une mission d’évaluation des capacités des laboratoires français à... une autre firme de conseil, Bain. Pendant ce temps, des dizaines de laboratoires publics et privés qui avaient offert leurs services dès le début de la crise attendaient, incrédules, que le gouvernement veuille bien leur répondre. Bref, les firmes qui ont accompagné les politiques d’austérité et de suppressions d’emploi dans la fonction publique se voient aujourd’hui confier la mission de pallier les défaillances qui en résultent. Les résultats ne semblent pas, en l’occurrence, très probants.

D’après le site spécialisé Consultor, les cabinets ont été très sollicités pendant l’épidémie et ont eux-mêmes volontairement offert leurs services. On les retrouve auprès des hôpitaux parisiens de l’APHP (BCG et Roland Berger), du ministère de la Santé (Strategy& et Bain), et de celui de l’Économie (Roland Berger, EY-Parthenon et Strategy&). Leur rôle auprès de Bercy ? Aider à identifier les vulnérabilités dans l’industrie, élaborer les plans de relance, soutenir les PME, aider à gérer les achats de l’État, mettre en place les conditions d’une plus grande « souveraineté économique » (sur cette notion, lire notre récente analyse).

Certaines de ces missions semblent avoir été réalisées gratuitement (peut-être pour maintenir les bonnes relations), d’autres ont été rémunérées. Une grande opacité règne sur ces contrats de conseil et leurs tarifs. Ils ne doivent être déclarés qu’à partir d’un certain seuil, et restent pour partie éparpillés entre différentes administrations. On ne dispose donc pas d’un chiffre global sur les montants dépensés chaque année par l’État pour s’acheter les services de ces consultants. D’après les informations recueillies et les estimations de la Cour des comptes, il s’agit pourtant de centaines de millions d’euros. La teneur des « conseils » ainsi livrés à l’État est, elle-aussi, rarement rendue publique.

McKinsey et Boston Consulting Group, réformateurs de l’hôpital public

La situation de l’hôpital public est au centre des controverses autour de la gestion du Covid-19. Après lui avoir imposé des années de coupes budgétaires, le gouvernement semble avoir redécouvert son importance et le besoin de lui donner les moyens de ses missions. Les cabinets de conseil, à commencer par BCG et McKinsey, ont joué un rôle considérable dans la restructuration des hôpitaux et leur adaptation aux contraintes financières et gestionnaires. À plusieurs reprises, leurs missions ont d’ailleurs suscité la controverse : comment justifier des contrats de conseil et d’accompagnement se chiffrant en centaines de milliers, voire en millions d’euros alors que les moyens matériels manquaient au quotidien ? Même la Cour des comptes a fini par s’en inquiéter en 2018, évoquant, à propos de ces prestations, « des résultats souvent décevants et des marchés fréquemment irréguliers ».

En arrivant dans les hôpitaux et l’administration de la santé, les consultants de Capgemini, McKinsey et BCG ont contribué à « la disqualification des expertises jusqu’alors considérées comme légitimes ... au profit d’expertises concurrentes et privées », selon les termes du sociologue Frédéric Pierru [1]. Comme celle des « mandarins » qui disposaient jusqu’alors d’une grande influence sur la gestion du système hospitalier (qu’ils ont partiellement recouvrée avec l’épidémie). Mais aussi tout simplement celle des praticiens et des fonctionnaires de terrain qui ne se sentaient plus écoutés. On peut même se demander si le choix de faire appel à ces conseils privés n’avait pas précisément pour objectif de modifier les rapports de force internes. Toujours selon Frédéric Pierru, cette transformation des hôpitaux s’est « traduite concrètement par un processus de bureaucratisation..., mais une bureaucratisation d’un nouveau type, qui peut être qualifiée de ’néolibérale’ donc, et qui se distingue de la bureaucratie classique par des phénomènes d’hybridation public-privé et par la diffusion des normes du ’privé’, du marché, de l’entreprise, de la concurrence et de la compétition ».

Quand bien même Emmanuel Macron fait miroiter un changement de doctrine à ce sujet, on semble bien parti pour continuer sur la même lancée. Dans le cadre du Ségur de la santé, une opération de « consultation citoyenne » sur l’hôpital de demain a été lancée. Son organisation a été confiée à un autre cabinet de conseil, Eurogroup consulting, un cabinet français basé dans les Hauts-de-Seine.

La frontière très poreuse entre conseil et influence

Le rôle central des cabinets de conseil dans la gestion de l’épidémie ne se limite pas à la France. McKinsey et BCG ont été missionnés pour aider à gérer le confinement et le déconfinement en Italie, au Canada et dans plusieurs États des États-Unis, dont celui de New York. L’équipe de crise mise en place par Jared Kushner, gendre de Donald Trump, pour gérer la crise en court-circuitant l’administration fédérale, compte elle aussi plusieurs consultants de McKinsey. Au Québec, les conseils prodigués par McKinsey sur le déconfinement se sont trouvés au centre de controverses, certains secteurs ayant été apparemment favorisés.

Entre conseil et influence, où passe la frontière ? En France, les relations entre politiques, haute administration et cabinets de conseil sont marquées par un degré particulièrement élevé de « portes tournantes », des allers-retours des responsables entre ces différents secteurs, un temps au service de l’État, un temps au service du privé. La « révision générale des politiques publiques » (RGPP) avait été mise en place sous l’égide d’Éric Woerth, ministre en charge de la réforme de l’État de Nicolas Sarkozy, lui-même ancien consultant (chez Andersen). Le directeur général de la Modernisation de l’État de l’époque, François-Daniel Migeon, avait été recruté chez McKinsey.

Aujourd’hui encore, la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) compte en son sein de nombreux employés de cabinets de consultants, alors même qu’elle est chargée de coordonner une partie des missions de conseil commandées par l’État. L’actuel chef de service de la DITP, Axel Rahola, vient par exemple de Capgemini. Cette direction a été dirigée jusqu’en novembre dernier par Thomas Cazenave, inspecteur général des finances et candidat malheureux pour LREM à la mairie de Bordeaux, auteur en 2016 d’un livre préfacé par Emmanuel Macron et dont le titre est révélateur : L’État en mode start-up [2]. Son successeur, Thierry Lambert, lui aussi inspecteur général des finances, a passé douze années au sein du groupe Saint-Gobain.

Au sein des cabinets, la proximité personnelle avec les cercles de pouvoir est aussi la règle. Qui aide la Direction générale des entreprises, pour le compte du cabinet Strategy&, à penser la « souveraineté économique » ? Olivier Lluansi, membre du corps des Mines, ancien conseiller de François Hollande, passé notamment par Saint-Gobain et RTE (Réseau de transport d’électricité). L’un des dirigeants actuels de McKinsey France, Karim Tadjeddine, est réputé proche d’Emmanuel Macron qu’il a côtoyé au sein de la commission Attali. Il l’aurait aidé à préparer le lancement d’En marche ! [3]. Agnès Audier, l’une des chevilles ouvrières de BCG en France, est elle aussi issue du corps des Mines. Après être passée par les cabinets de Simone Veil alors ministre des Affaires sociales (1993-1995) et Jean-Pierre Raffarin, ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat (1995-1997), elle a travaillé pour Vivendi puis est arrivée au BCG après un bref passage par l’Inspection des finances. Elle siège aujourd’hui aux conseils d’administration d’Ingenico, d’Eutelsat et du Crédit agricole, et vient d’être nommée par le gouvernement au Conseil général de l’armement.

Quel est vraiment le pouvoir et l’influence réels de ces cabinets de conseil ? Comme beaucoup de professions similaires (lobbyistes, conseillers en communications...), les consultants en gestion et en stratégie tendent à exagérer fortement leur rôle quand ils parlent à des clients potentiels, et à le minimiser lorsqu’ils se retrouvent sous le feu des critiques. Certes, ces cabinets de conseil sont des acteurs clé de l’alignement croissant des pouvoirs publics sur les intérêts du secteur privé. Mais le simple fait qu’on fasse appel à eux est le signe que les décideurs étaient déjà largement convertis. Pour ce qui concerne la gestion de l’épidémie du Covid-19, leur omniprésence a surtout valeur de symptôme : celui de la « défaillance organisée » de l’État.

 

Olivier Petitjean

Publié le 11/06/2020

Assurance chômage : 15 jours pour obtenir l’abandon de la réforme

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Inquiet de la progression du nombre de chômeurs, alors qu’une nouvelle classe d’âge entrera sur le marché du travail à la rentrée, l’exécutif ouvre des discussions express sur une adaptation des nouvelles règles de l’assurance chômage. Bien que les syndicats réclament l’abandon de cette réforme, le gouvernement tente de garder son cap, malgré un rapport de l’Unedic confirmant l’appauvrissement des demandeurs d’emploi.

 

« Il y a les aides sociales qui permettre d’attendre entre deux périodes d’activité, malheureusement elles ne sont pas assez incitatives » a expliqué Gérald Darmanin dans la matinale de RTL. C’était le 29 mai 2020 et non au début de l’année 2019. Pour le ministre de l’Action et des Comptes publics, pas de changement de cap sur le sujet. Toujours le même élément de communication qu’au moment de la mise en œuvre de la réforme de l’assurance chômage : des indemnisations trop généreuses ne poussent pas les chômeurs à rechercher du travail. Et tant pis si les données statistiques contredisent cet argument.

Depuis le 1er novembre, l’État a imposé un durcissement des règles pour ouvrir ou de recharger des droits, et un second volet, initialement prévu au 1er avril, prévoit de baisser le montant des allocations en changeant le mode de calcul des indemnités journalières. Sous l’effet du coronavirus et du confinement, cette seconde partie de la réforme a été repoussée au 1er septembre. Mais les conséquences du premier volet sont déjà bien présentes pour les plus précaires en cette période de crise économique. Ainsi, Muriel Pénicaud annonçait le 27 avril l’ouverture de discussions avec les partenaires sociaux « pour adapter rapidement nos règles d’assurance chômage à cette situation exceptionnelle ». Mais semaine après semaine : rien !

Un mois plus tard, le nombre de chômeurs en catégorie A, celle des personnes n’ayant pas du tout travaillé au mois d’avril, explose (+22,6 %). Elle s’explique en partie par la disparition du travail pour celles et ceux qui ordinairement enchaînent les contrats courts en CDD ou intérim. Toutes catégories confondues, le chômage progresse de 3,6 %. Au même moment, l’Unedic édite un dossier de synthèse sur l’assurance chômage. Les chiffres sont sans appel sur les conséquences du premier volet de la réforme. Entre novembre 2019 et février 2020, 20 000 chômeurs chaque mois ont vu un rejet de l’ouverture de leurs droits sur la base des nouvelles dispositions du 1er novembre. Avant même l’arrêt d’une grande partie de l’activité économique, la réforme avait déjà supprimé des droits à 80 000 personnes.

 

Emmanuel Macron à la manœuvre

 

Le « rapidement » de la ministre du Travail, d’abord sans effet, est alors devenu urgent un mois plus tard. Le 4 juin, Emmanuel Macron reprend la main. S’entourant de cinq ministres, il reçoit à l’Élysée les représentants du patronat et des salariés. Au programme : emploi des jeunes, chômage partiel, assurance chômage, formation et régulation du travail détaché.

Alors, comment comprendre cette réunion à l’Élysée sur la question de la réforme de l’assurance chômage ? Un coup de communication ? Une façon de jouer la montre ou une réelle intention de lâcher du lest sur un dossier à fort impact politique ? En tout cas : la conscience que l’arrivée sur le marché du travail de 800 000 jeunes en fin d’études dans un contexte économique dégradé va continuer à affoler la courbe du chômage. Et donc écorner encore l’image politique du gouvernement, voire casser l’élan d’un remaniement ministériel pressenti pour l’été. D’où probablement le thème des jeunes et de l’apprentissage placé en tête de gondole de la réunion.

Mais là, aucune annonce laissant penser à un changement de logiciel politique. En fait, pour l’apprentissage : la promesse d’une aide aux entreprises qui embauchent un nouvel apprenti entre le 1er juillet 2020 et le 28 février 2021. Un « coup de pouce » de 5000 € pour un mineur et 8000 € pour un majeur sur 8 mois. Soit en réalité, l’essentiel de la charge restant à l’entreprise. En somme, du travail gratuit offert aux employeurs avec des deniers publics. Pour l’assurance chômage, malgré les éléments de constats produits par le rapport de l’Unedic : pas de mesures annoncées, mais l’ouverture d’une discussion avec Muriel Pénicaud. Celle-ci recevra tous les partenaires sociaux mardi 9 juin pour un séminaire de l’emploi, avant des rencontres bilatérales les 12 et 15 juin.

Pourtant, une annonce sur la prolongation des allocations versées aux chômeurs en fin de droit, même insuffisante, aurait pu être un premier signe donné. À l’inverse, alors qu’au printemps la ministre du Travail avait laissé entendre que ce dispositif pourrait courir jusqu’à l’été, celui-ci a pris fin brutalement le 31 mai. Il a coûté 530 millions d’euros depuis le 1er mars en couvrant l’absence de revenus promise pour 240 000 personnes. Une somme pas vraiment démesurée au regard des 24 milliards de prise en charge des salaires des entreprises dans le cadre du dispositif d’activité partielle.

À défaut d’annonces fortes cadrant les intentions gouvernementales, les leaders des organisations syndicales n’ont pas interprété de la même manière les volontés du pouvoir. Là où Philippe Martinez n’a rien entendu sur le sujet de l’assurance chômage, Laurent Berger a noté que le gouvernement reviendrait sur la durée d’affiliation dans sa réforme, alors qu’Yves Veyrier a compris que la suspension du deuxième volet pourrait être allongée. Réponse dans une quinzaine de jours.

Publié le 10/06/2020

40 ans de réformes de l'assurance-chômage : la réduction des droits touche d'abord les plus précaires

 

Par Catherine Petillon (site franceculture.fr)

 

Entretien | Jamais le nombre de chômeurs indemnisés n’a été aussi bas qu’à la fin des années 2010. Trois chercheurs ont étudié quarante ans de réformes de l’assurance-chômage, entre 1979 et 2019, et leurs effets sur l’indemnisation, en particulier des plus précaires. Analyse du sociologue Mathieu Grégoire.

Depuis quarante ans, le chômage s’est beaucoup transformé : il a augmenté mais s’est aussi modifié, avec la montée en puissance de l’emploi atypique et la multiplication des contrats courts. Qu’en est-il de la couverture du chômage ?

Trois chercheurs, le sociologue Mathieu Grégoire, enseignant-chercheur à l’Université Paris Nanterre, la sociologue Claire Vives, sociologue au Cnam,  et l’économiste Jérome Deyris, doctorant à Paris-Nanterre, ont étudié ces quarante années d’évolution des droits à l’indemnisation-chômage, de 1979 à 2019.

Jamais le nombre de chômeurs indemnisés n’aura été aussi bas qu’à la fin des années 2010. Une baisse d’accès aux droits qui concerne avant tout les personnes en emploi discontinu. Cette recherche a été réalisée pour l'Institut de recherches économiques et sociales, l’Ires, et soutenue par la CGT, dans le cadre de sa convention d’études avec l’Institut.

Entretien avec le sociologue Mathieu Grégoire, qui a coordonné ce travail.

Qu’avez-vous observé sur cette période de 40 ans de réformes de l’assurance-chômage ?

L'objet de cette étude était de s'intéresser aux droits des chômeurs à l'assurance-chômage et à l'indemnisation sur une longue période, afin de comprendre comment ont évolué ces droits, en particulier pour les salariés à l'emploi discontinu — comme les intérimaires, les intermittents, les travailleurs de l'hôtellerie ou de la restauration, les personnes en contrats courts. En somme, tous ceux qui alternent de l'emploi et du chômage, que ce soit à des rythmes très saccadés ou plus lents.

Ces profils nous intéressaient plus particulièrement car ils ont été mis en avant lors des réformes de 2009 et 2014. Et ce sont leurs droits qui ont été remis en cause en 2017, puis très profondément avec la réforme de 2019.
Grâce à un simulateur de droits nous avons pu comparer pour différents cas-types les effets de chaque réforme. 

Quels sont les principaux enseignements ? 

Le temps long montre des évolutions assez profondes dont les négociateurs n'ont pas forcément conscience quand ils travaillent, réforme après réforme, à modifier les droits. Or c’est intéressant, en particulier pour la dernière réforme, car cela contredit l'affirmation récurrente selon laquelle les règles de 2019 consisteraient simplement à revenir sur des droits plus généreux, accordés après la crise de 2008. Et qu’il ne s’agirait en somme que d’un retour à la normale.

Or ce qu'on montre, c'est qu'en 40 ans, pour les salariés en emploi discontinu, jamais l'indemnisation n'a été aussi basse que celle qui est prévue dans le décret de 2019.  

Les conditions sont toujours plus restrictives ? 

On constate une inversion complète de la hiérarchie de l'indemnisation au cours de la période. En 1979, l'assurance-chômage fonctionne vraiment comme une assurance : les personnes les plus exposées au chômage sont les plus indemnisées. Mais à la fin des années 2000, pour les plus précaires, c'est une autre logique qui l'emporte : les chômeurs sont d'autant plus indemnisés qu'ils sont en emploi. Selon une logique cette fois de compte-épargne ; à chaque fois qu'ils travaillent, ils gagnent des droits supplémentaires.
Concrètement, cela se traduit par une course-poursuite durant laquelle ils travaillent, acquièrent des droits, deviennent éligibles à l'assurance chômage, puis épuisent leurs droits, en gagnent de nouveaux et ainsi de suite. Ils remplissent leurs comptes et le consomment successivement.

Autrement dit, l'indemnisation du chômage s'est beaucoup transformée pour inciter les salariés les plus précaires à l'emploi, davantage que pour leur assurer un revenu de remplacement pendant les périodes de chômage.
Avec l’idée qu’il vaut mieux un mauvais emploi que pas du tout. Et les dispositifs comme l’activité réduite sont d’ailleurs une manière d’inciter à accepter des emplois dans des conditions dégradées.

Pour ce type de travailleurs, c’est une évolution continue dans le temps ? 

L’un des résultats qui nous a surpris, c'est la stabilité totale et absolue sur quarante ans des droits des “salariés stables” — c’est-à-dire le cas d’une personne en emploi pendant une longue période, qui se retrouverait au chômage pendant 15 mois et puis retrouverait un emploi. Cette situation là donne lieu à des variations infimes. Et ça, je ne pense pas que les négociateurs en aient une conscience entière quand ils négocient à chaque réforme, les conditions d'indemnisation de l'assurance-chômage. Cela montre une forme d'impensé de la négociation, à savoir que cette figure du salariat, on n'y touche pas. Ce sont les travailleurs plus à la marge qui vont connaître des variations régulières et très importantes de leur indemnisation. 

C’est plus vrai encore depuis la réforme de 2019 ?

Pour les salariés stables, encore une fois, cela ne change rien à ce qui existe depuis depuis 1979, à quelques exceptions près comme des mesures de dégressivité pour les hauts revenus. En revanche, pour les salariés en emploi discontinu, c'est une révolution. Cela constitue un effondrement historique de leurs droits. Notamment parce que le calcul du salaire journalier de référence prend en compte non plus simplement le salaire, mais aussi la performance d'emploi. Par exemple, un travailleur payé au Smic mais au chômage la moitié du temps considéré verra son salaire journalier divisé par deux. Cela a des effets extrêmement forts sur les droits des salariés en emploi discontinu et cela introduit encore plus l'idée de compte épargne.

Vous avez conçu un simulateur d’indemnisation qui permet de mesurer les effets des réformes pour chaque cas type pour une période de 60 mois. Pourquoi choisir une durée si longue ?

Les personnes en intermittence d'emploi ne sont pas souvent éligibles au chômage de façon claire. lls le deviennent au bout d'un certain temps, puis consomment leurs droits ; comme ils travaillent, ils finissent par redevenir éligibles, et ainsi de suite. Ils sont dans une intermittence de l’emploi, mais aussi de l'indemnisation. Or ne regarder qu’une seule période de droit, c’est ne pas considérer les périodes durant lesquelles les personnes ne sont pas indemnisées, ni celles durant lesquelles elles le sont à nouveau.. C’est pourquoi nous avons considéré systématiquement les parcours sur 60 mois.

Un autre intérêt de la simulation est de mesurer la diversité des profils. Car quand on parle des salariés à l'emploi discontinu, il est essentiel de bien distinguer ceux qui ont eu un emploi stable auparavant, et ressemblent plus à des chômeurs “standard”; et ceux qui entrent sur le marché du travail ou alors vivent en permanence dans l'intermittence de l'emploi. Ces deux cas sont désignés de la même façon, comme des précaires. En réalité, leur traitement par l'assurance-chômage est radicalement différent.

Vous insistez aussi sur ce qu’on appelle le taux de couverture. Pourquoi est-ce important, et quel usage politique est fait de cette indicateur ?

Le taux de couverture est simplement la part des chômeurs qui perçoivent une indemnisation. Ce taux de couverture, il a fallu qu'on le reconstitue parce que les données n'étaient pas disponibles, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer. Et on a constaté que la part des salariés indemnisés chute de façon très importante à partir de 2003, pour arriver en 2018 à la part des chômeurs indemnisés, la plus basse de toute l'Histoire depuis 1985.
Et pourtant, la surprise c’est qu’à partir de 2016 les publications officielles se sont intéressées à un nouvel indicateur, le seul publié depuis : la part des chômeurs non pas indemnisés, mais indemnisables. C’est le cas quand on est inscrit à Pôle emploi.
Or cet indicateur pose un certain nombre de questions puisqu'il prend en considération des gens qui ne sont pas forcément indemnisés et même sont parfois en emploi.
Par exemple, quelqu'un qui a travaillé à temps plein durant le mois considéré mais reste inscrit à Pôle emploi, ce qui est de plus en plus courant, sera considéré comme couvert par l'assurance-chômage, dont on se félicitera alors des performances positives.

Même si les deux indicateurs sont intéressants, cela pose un gros problème si le nouveau taux de couverture officiel occulte d'une certaine manière à la réalité, quand même beaucoup plus crue, qui est que l'indemnisation du chômage n'a jamais concerné une proportion aussi faible de chômeurs qu’à la fin des années 2010. On peut aussi penser, et c’est l’un des résultats de la simulation, que la réforme de 2019 baissera encore le nombre d'indemnisations. 

Les chercheurs ont également publié une synthèse de leur étude.

 

Catherine Petillon

Publié le 09/06/2020

Police, États-Unis, France

 

par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)

 

On fait momentanément un crochet dans la « série », mais c’est qu’il y a comme qui dirait une urgence.

Peut-être aurait-il fallu donner un autre titre : « La fenêtre ou le miroir ». Avec cette sûreté dans l’erreur qui est le propre de tous ses mouvements spontanés, la presse française a en effet instantanément pris le parti de la baie vitrée. Quel spectacle effrayant les États-Unis ne nous offrent-ils pas ? Depuis notre fenêtre sur le monde. L’idée que ce qui se passe là-bas pourrait aussi nous parler d’ici, l’idée que la police américaine nous tend un miroir sur la police française, n’a pour l’heure pas encore trouvé une tête d’éditorialiste à traverser.

On comprend pourquoi : les émeutes qui enflamment les villes américaines depuis six jours, et que, depuis, la fenêtre, on peinerait à ne pas comprendre, risqueraient de déboucher logiquement sur une compréhension du même type, les mêmes émeutes éclateraient-elles entre Stains et La Courneuve. Or pour Le Monde, L’Obs ou France Inter, la violence est non seulement condamnable absolument, mais exclue de toute intelligibilité, en tout cas quand elle a lieu en France : il faut, et il suffit, que les pauvres, les racisés, les grévistes et les « gilets jaunes » apprennent un peu à parler, et finissent par acquérir le bel ethos de la démocratie — le « débat » avant tout. Malheureusement, des deux côtés de l’Atlantique, tout ce petit monde commence à en avoir assez de se faire équarrir sous les auspices du débat et de l’agir communicationnel (1). Un graffiti retrouvé dans un commissariat de Minneapolis en ruine est assez explicite à cet égard : « Et maintenant, vous entendez ? »

Et en effet, il aura fallu ça pour qu’« ils » commencent à entendre. Ils, qui ? Ils, les institutions — policières et politiques. Ce dont cet épisode fait, une fois de plus, la démonstration, c’est que les institutions sont au naturel dures de la feuille. En réalité, même du gros volume sonore n’y suffit pas. Il faut toujours mettre un « petit quelque chose » en plus des décibels. Sans quoi rien. Aux États-Unis, la communauté noire a trouvé quoi. On ne sait pas trop jusqu’où elle parviendra à se faire entendre, mais ce qu’on sait, pour sûr, c’est que c’est là le « minimum syndical ». En dessous de quoi, donc : rien.

« À partir de l’hypothèse d’un commissariat de Seine-Saint Denis entièrement incendié, vous tenterez de composer l’éditorial du journal Le Monde ou la chronique matinale de Thomas Legrand »

Comme toujours, les institutions font porter à ceux qui en ont assez de parler dans le vide le poids de leur surdité à elles. Expérience de pensée (ou sujet du bac de français créatif) : « À partir de l’hypothèse d’un commissariat de Seine-Saint Denis entièrement incendié, vous tenterez de composer l’éditorial du journal Le Monde ou la chronique matinale de Thomas Legrand ». Or, nous le savons, un jour en France, ça va partir. Comme c’est en train de partir depuis Minneapolis. Et ce sera au moins aussi justifié. Étonnamment cependant, on pressent que les médias français ne se pencheront pas sur le cas domestique avec la même intelligence des causes que sur le cas américain (la fenêtre oui, le miroir non !).

Nous compterons donc deux catégories de la population pour regretter le temps béni du confinement : les écrivaines de l’île de Ré et la police. Ah ça, quelle fête ce confinement ! Le corps social entièrement tétanisé dans sa peur, incapable de penser à autre chose, les médias coulés à pic dans la « couverture ». On ne pourra pas dire, la couverture a rempli son office : elle a couvert et recouvert. Couvert tout ce qu’elle disait couvrir, et recouvert tout le reste. Notamment les descentes de la police en banlieue, milice hors de contrôle, lâchée à proportion de ce que toute l’attention du corps social était ailleurs — la fête.

Comme toujours, la levée des censures révèle les vraies natures. Même si nous étions déjà très au courant, la police a parfait son autoportrait en deux mois de confinement. Le site Rebellyon tient les comptes que le reste de la presse ne veut pas tenir : 12 morts pendant le confinement, dans des conditions qui sont claires comme du jus de chique, ou plutôt qui ont la seule clarté des rapports de police. Mais il y a aussi toutes les interpellations qui ont montré le vrai visage de la police : celui qu’elle se donne quand elle est laissée à elle-même. Le journal Regards en a fait une compilation et c’est un enchantement républicain.

Comme la police se surpasse elle-même chaque jour, les compilations sont obsolètes au moment même où elles sont publiées. Entre-temps, la police française, qui n’est pas économe de son courage, a décidé de s’en prendre à un môme de 14 ans. En général, les policiers s’y mettent à quatre ou cinq sur un seul homme, ou s’arment jusqu’aux dents pour envoyer à l’hôpital une femme de 70 ans (comme Geneviève Legay). Mais c’est encore un déséquilibre de forces bien favorable aux agresseurs de la république, aussi, pour rétablir les conditions d’un affrontement qui ne sollicite pas la bravoure des troupes au-delà du raisonnable syndical, abaisser l’âge des prospects a semblé une réponse appropriée. À 14 ans, normalement, en s’y mettant à plusieurs, on doit pouvoir les prendre.

Dans le commentariat, l’idée que, dans le miroir de la police américaine on puisse voir la belle tête de la police française n’effleure personne

On en était là quand éclatent les émeutes aux États-Unis. Alors on parle de la-police-aux-États-Unis. Dans le commentariat, l’idée que, dans le miroir de la police américaine, on puisse voir la belle tête de la police française n’effleure personne. À la limite on pourrait presque comprendre : car la vérité, c’est que la police française est encore pire que la police américaine. Les médias américains découvrent que leurs journalistes peuvent se faire arrêter sans la moindre raison, ou se faire mettre en joue par un malade à LBD — et en sont très émus. S’ils savaient… Ces choses-là sont depuis longtemps devenues tout à fait ordinaires en France — il n’y a qu’Ariane Chemin pour en avoir des vapeurs en regardant MSNBC. Au reste, la presse française ne se sentant elle-même pas très concernée par toutes ces histoires n’y a longtemps prêté aucune attention tant que les premiers journalistes violentés n’appartenaient pas aux rédactions de barons. De même qu’il lui a fallu presque trois mois pour s’apercevoir que des mains et des yeux sautaient parmi les « gilets jaunes », et un peu plus pour commencer à envisager qu’il y a peut-être un problème plus général avec le maintien de l’ordre à la française que le monde entier nous envie — toutes choses dont n’importe qui descendu dans la rue depuis 2015 avait déjà eu cent fois l’occasion de s’horrifier.

Là où la comparaison devient spectaculairement accablante — pour la France — c’est que, si la police américaine est structurellement comme on la voit — casquée, armée, violente, raciste —, des shérifs, des chefs de police, de simples flics, sans doute très minoritaires, peut-être diversement sincères, mais tout de même, sont au moins capables d’oblats symboliques, font connaître publiquement leur sentiment de scandale au meurtre de George Floyd, mettent le genou à terre. Ça ne modifie aucune interprétation, mais ça donne des éléments de comparaison péjorative. Car ça n’est pas en France qu’on verrait des errements pareils. Chez nous la maison est bien tenue, et le front syndical bétonné. Quand un manifestant se fait arracher une main devant l’Assemblée nationale, le secrétaire général de Unité SGP Police commente sobrement que « c’est bien fait pour sa gueule ». On comprend dans ces conditions que poursuivre Camélia Jordana lui soit la moindre des choses. Encouragés par tous ses collègues syndicalistes, dont certains ont pour passe-temps de faire ouvertement la chasse aux journalistes qui leur déplaisent sur les réseaux sociaux. En fait c’est très simple : il n’est pas une affaire de violence où les syndicats policiers ne se soient portés spontanément à la défense de l’indéfendable.

Pendant ce temps le président de la Licra, désireux d’une « réconciliation du peuple français avec ses policiers », invite à ne pas emprunter « les sentiers rebattus de la facilité et de la généralisation ». On comprend : « pas d’amalgame ». Mais qui fait les « amalgames » ? La condition logique minimale pour dénoncer les amalgames serait que se fassent connaître des policiers qui ne fassent pas partie de l’amalgame. Pour l’heure, en France, nous n’avons pas vu un seul genou à terre (en verrions-nous un…). Nous n’avons pas vu un seul commissaire déclarer publiquement sa honte. Nous n’avons pas vu un seul groupe de policiers un peu consistant se former pour prendre dans l’espace public une position « républicaine », un mot qui ne veut plus rien dire depuis belle lurette mais qui, justement, retrouverait du sens par un simple effet de différence. Personne ne fait d’amalgame — à part la police qui s’amalgame elle-même, barricadée dans sa forteresse assiégée.

Le problème structurel de la police offre alors un étonnant parallèle, quoique à front renversé, avec celui de la finance

Le problème structurel de la police offre alors un étonnant parallèle, quoique à front renversé, avec celui de la finance : dans les deux cas on cherche l’exception pour racheter la structure. Mais dans la finance, l’exception, c’est la bad apple, alors que dans la police c’est la good  ! Parce que le trader fou est fou, on ne doit pas douter que la structure générale des marchés soit saine. Dans la police à l’inverse, c’est la good apple qui doit prouver que tout le panier est de qualité. On comprend que la « démonstration par l’exception » soit moins bien partie pour la police que pour la finance : il est plus difficile de racheter le panier quand presque toutes les pommes sont pourries. On comprend surtout qu’un genou à terre ne changera rien à l’analyse.

Qu’il ne s’en trouve aucun d’observable apporte cependant un argument a fortiori par son paradoxe même : l’argument pèse d’autant plus lourd que ce qu’il réclame est plus léger. Le genou ne coûte pas grand-chose mais, pour la police française, c’est encore exorbitant. Nous pouvons donc dire, d’autant plus assurés, que la police française est violente, raciste et hors de contrôle. Il faut voir d’ailleurs le déni forcené, général, dont ces qualités font l’objet. Des syndicats de police, ça va sans dire. Du pouvoir politique, instance supposée du contrôle mais confrontée à sa faillite de contrôleur, on le comprend. Disons que l’esprit logique le comprend. Mais pour le reste n’en est pas moins impressionné. Il faut lire l’entretien de Laurent Nuñez dans Libération pour mesurer l’épaisseur du bunker. « Un racisme diffus dans la police, je ne peux pas laisser dire ça » — c’est pourtant Libération qui, par charité ou plus probablement par autocensure, a proposé à Nuñez l’hypothèse du racisme diffus. « Dire qu’il y a un racisme diffus reviendrait à dire que tous les policiers ou qu’une grande partie d’entre eux seraient racistes ». Idée évidemment contredite par l’observation élémentaire des comportements de la police dans les quartiers, les statistiques des contrôles d’identité et la couleur de peau des morts. Nuñez : « je n’ai jamais constaté cela ».

Vous voyez qu'on est capable de le dire : il y a du racisme structurel !

Vient alors la pièce finale du dispositif d’ensemble de la dénégation : les médias. Car si l’idée que la police est violente, voire commence à « poser un problème » dans la société française, a fini — au bout de quatre ans de répression forcenée — par connaître un début de lumière, celle d’un racisme systémique, institutionnel, continue d’y faire l’objet d’un parfait refus d’obstacle. Dont l’indice nous est donné a contrario par la vitesse avec laquelle la presse mainstream en France sait porter la plume dans la plaie des autres : « Les Noirs américains se révoltent contre des violences policières qui semblent aussi inévitables que le racisme structurel qui plombe l’Amérique ». Vous voyez qu’on est capable de le dire : il y a du racisme structurel ! En Amérique. Et, finalement, dit comme ça, on comprendrait presque que les Noirs aient des raisons de se révolter. Alors, voyons : que disait L’Obs quand la police se détendait dans les quartiers pendant le confinement, et que, comme aux États-Unis aujourd’hui, les jeunes, à force de tabassés et d’estropiés, ont décidé que ça commençait à bien faire ? Eh bien… rien. On a parlé de « tensions », « d’échauffourées », et surtout bâtonné de la dépêche AFP. Rien.

On cherche la raison : comment une série d’observations aussi continues, aussi cohérentes et aussi accablantes ne parvient-elle pas à déboucher sur la conséquence logique à laquelle elle tend manifestement ? Le racisme structurel en « Amérique », ça on y arrive. Mais « l’Amérique » ne peut pas être un miroir. Et le racisme structurel ne peut pas exister en France. Puisque nous sommes « la République ». Donc ça n’existe pas.

Heureusement, des médias combattent courageusement les contrevérités, et aussi l’effondrement de la « confiance » en la police. C’est qu’il doit rester suffisamment de personnes n’ayant jamais eu affaire à la police à qui raconter les légendes de « la loi et l’ordre ». Ainsi, par exemple, il n’est pas une seule soirée de la semaine, pas une seule, où l’égout de la TNT, généralement entre C8, W9, TMC et TFX, ne propose un « reportage » de glorification embedded de la police — pour ne rien dire de l’unanimité des représentations de fiction. Certaines de ces chaînes, si profondément prises dans leur participation policière, ne se rendent d’ailleurs même plus compte de ce qu’elles montrent. Ainsi de cette scène édifiante de « formation » d’une police municipale, où l’« instructeur » explique comment s’adresser à « certaines personnes » — mais on comprend assez vite de qui il s’agit. Et la démonstration est alors imparable de ce que la police n’est ni violente ni raciste. Laurent Nuñez, toujours dans Libération, toujours sur la question du racisme (diffus) : « nous avons mis en place des formations ». On en est au point où la police française est si gangrenée de l’intérieur qu’on finit presque par se demander si, même les formations, il vaudrait mieux ne pas.

Et puis, bien sûr, il y a l’élite de l’information objective : BFM, CNews et LCI. Avec le même naturel qui lui fait demander s’il ne faut pas « baisser les salaires pour sauver l’emploi », BFM titre à propos d’une voiture de police de New York qui fonce délibérément dans les manifestants qu’elle « brave la foule ». La conjonction de ces deux traits de génie n’est pas fortuite, elle nous fait même voir que c’est tout un : baisser les salaires et laisser la police foncer en voiture dans la foule sont les aspects strictement complémentaires d’une même politique. Au reste, c’est bien ainsi que l’entendent les manifestants américains eux-mêmes, parmi lesquels on est loin de ne trouver que des Noirs, et qui descendent dans la rue porteurs d’un filet garni de colères écumantes — et solidaires.

Les mêmes qu’en France — comme ça se trouve ! Mais comment BFM (et avec elle tout l’oligopole des médias officiels), incapable de voir la première, serait-elle capable de voir les autres, et surtout leur accrochage ? Or c’est l’ensemble qui est appelé tôt ou tard à faire résurgence. Il y aurait d’ailleurs une sorte de satisfaction politique à ce que, comme aux États-Unis, ce soit dans la brèche ouverte par la révolte contre l’injustice raciste que s’engouffrent, à sa suite, toutes les autres révoltes.

Il faut être honnête : on peut maintenant comprendre la rationalité par laquelle la police s’accroche à ses LBD et s’enterre sous les stocks de munition. C’est qu’elle s’est rendue si haïssable que tous les matraqués de ces dernières années ont accumulé solidairement une grosse envie de lui présenter les comptes. La police, dont il est évident depuis longtemps qu’elle n’est absolument plus « gardienne de la paix » — on peut même soutenir qu’elle est devenue, littéralement, la principale cause de trouble à l’ordre public —, n’est même plus seulement gardienne de l’ordre social : elle n’est plus tendanciellement que gardienne d’elle-même.

Ce qui n’empêche nullement l’axe pouvoir-police de tenir, plus que jamais peut-être, par un simple effet d’alignement d’intérêts. Rationalité pour rationalité, on peut aussi comprendre celle de Nuñez, Castaner, Macron à s’enfermer dans le déni de toute violence policière, leur obstination à laisser les procureurs regarder ailleurs et l’IGPN tourner à l’Impunité Générale de la Police Nationale — l’argument, consciencieusement répété par Nuñez, des pauvres policiers qui font à eux seuls « 55 % des sanctions de la fonction publique » est toujours aussi drôle : il est certain qu’on ne risque ailleurs que de se prendre un coup de tampon encreur ou d’agrafeuse. Le pouvoir en est arrivé à un point de détestation tel que, ne tenant plus qu’abrité derrière une muraille de robocops sur-armés, il ne peut pas prendre le moindre risque de contrarier ceux-là mêmes qui tiennent son sort entre leurs mains. De part et d’autre de l’Atlantique, tout le monde est bien conscient de ça. Le bunker où Trump a été exfiltré quelques heures fait étrangement écho à l’hélicoptère en stand-by de Macron pendant les « gilets jaunes ». C’est la démocratie — « la patrie des droits de l’homme » ici, « la plus grande du monde » là. Et les deux ont également bonne mine.

Il ne faut pas attendre que les institutions de la surdité générale — pouvoir, police, médias — tirent en France les leçons de ce qui se passe aux États-Unis. Tous les relais de parole institutionnels ayant fait faillite, si les gens ont un message à faire passer ici, il va falloir procéder comme là-bas : avec des décibels et, en plus, le « petit quelque chose ». Avec également de la peinture et un pinceau pour le commentaire : « Et maintenant, vous entendez ? »

 

Frédéric Lordon

Publié le 08/05/2020

Interview. Répression à la RATP : en première ligne du Covid19, aujourd’hui menacés de licenciement

 

(site revolutionpermanente.fr)

 

Après la grève historique pour les retraites, puis l’épidémie de Covid-19 qui a vu les transports en commun devenir de véritables foyers de contamination, la RATP cherche à tout prix à se débarrasser de tous ceux qui dérangent. Entretien avec Ahmed Berrahal, élu CGT au dépôt de bus RATP Flandre, menacé de révocation au même titre qu’Alexandre El Gamal de Vitry.

Interview publiée initialement sur L’Anticapitaliste

Alexandre El Gamal et toi êtes tous les deux convoqués en conseil de discipline mercredi 10 juin. La RATP envisage une sanction pouvant aller jusqu’à la révocation. Vous êtes tous les deux délégués CGT sur vos dépôts de bus et avez été des meneurs de la grève de cet hiver pour nos retraites... On imagine que ça n’a pas dû leur plaire ?

C’est ça ! Ils nous ont convoqué pendant la grève pour des soi-disant blocages de dépôts de bus, parce qu’ils n’ont pas supporté qu’on se batte pendant deux mois, dès 4 heures du matin sur nos piquets... Ils ne s’attendaient pas à une telle mobilisation donc ils ont fait ce qu’ils savent faire le mieux : la répression ! Pendant la grève la direction de la RATP a appelé la police pour nous réprimer à coups de matraques, et après la grève elle s’est lancée dans des procédures disciplinaires contre les grandes gueules. Avant le confinement il y a déjà Yassine, Patrick et François, trois camarades de la CGT du dépôt de bus de Vitry qui ont été convoqués et ont pris des sanctions lourdes de deux mois de mise à pied pour Yassine et Patrick, et une mutation disciplinaire pour François... Et puis il restait Alex et moi mais avec l’épidémie nos conseils de discipline avaient été reportés. Dès que le déconfinement a commencé, la RATP n’a pas perdu de temps et nous a convoqués pour le 10 juin.

La RATP a l’air plus rapide à réprimer qu’à prendre des mesures sanitaires pour faire face à l’épidémie non ?

Bien sûr ! Je suis aussi secrétaire CSSCT sur mon secteur et pendant toute l’épidémie on n’a pas arrêté de se battre pour la moindre mesure sanitaire. La RATP a eu un train de retard sur tout : pour stopper la vente de tickets à bord des bus et faire monter les passagers par l’arrière, pour nous fournir des masques et du gel... et le pire c’est le nettoyage des bus, une catastrophe ! Grâce à nos alertes et nos dénonciations sur les réseaux sociaux, l’inspection du travail est même venue contrôler l’état des bus et la RATP a été mise en demeure pour mise en danger de ses salariés. C’est inédit et tout ça c’est grâce à notre mobilisation sur le terrain. Mais ce qui est révoltant c’est qu’à cause de cette négligence plus de 110 agents ont été contaminés au Covid-19, et au moins neuf en sont décédés. Et encore, il y a une vraie opacité sur les chiffres... Et pour les usagers ce n’est pas mieux, on sait très bien que les transports en commun ont été un vrai foyer de contamination.

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Et justement, les salariés des transports ont été en première ligne pendant la pandémie, la RATP vous a même appelés hypocritement « héros du quotidien »... Comment expliques-tu un tel acharnement contre des syndicalistes comme Alex et toi aujourd’hui ?

C’est simple, déjà ils pensent que c’est un moyen de nous faire taire, parce qu’en tant que syndicalistes on ne les laisse pas mettre les salariés en danger comme on l’a montré pendant la crise sanitaire, et qu’on ne les laissera pas vendre la RATP. On sera toujours là pour défendre le service public, se battre pour nos droits et défendre chaque collègue sanctionné, comme on le fait depuis des années ! D’ailleurs ça fait longtemps qu’ils veulent ma tête, presque tous les ans ils lancent des procédures disciplinaires à mon encontre, même si j’ai toujours gagné aux prud’hommes... Ils continuent à s’acharner. Et puis ils cherchent à faire des exemples pour intimider l’ensemble des agents de la RATP. Ils se disent que s’ils arrivent à nous mettre un genou à terre, plus personne n’osera l’ouvrir. Mais c’est hors de question qu’on se laisse faire ! Au contraire, plus ils nous tapent dessus et plus ça renforce notre détermination, surtout qu’on est très soutenus. La peur est de leur côté, pas du nôtre, et il est hors de question qu’on se soumette à ces patrons qui ne sont là que pour leurs profits !

Tu parlais de la répression policière sur les piquets de grève, et en ce moment il y a une forte mobilisation, en France comme aux États-Unis, sur la question des violences policières dans les quartiers populaires. Comment vois-tu tout ça ?

Tout ça ne date pas d’aujourd’hui, on le voit maintenant grâce aux smartphones mais quand on était jeunes c’était la même situation, les policiers venaient nous gazer en bas de chez nous sans que personne ne le sache. Moi-même j’ai grandi à la cité des 3000 à Aulnay, donc on connaît bien tout ce harcèlement policier, leurs insultes racistes... Et 30 ans après pour moi, en tant que syndicaliste, ça doit aussi être un de nos combats. Si nous qui avons été en première ligne à vivre la misère et le racisme dans nos banlieues on ne se bat pas aujourd’hui, qui le fera ? Cette discrimination on la retrouve aussi à l’embauche ou dans la recherche de logement, on sait bien que le blanc sera toujours prioritaire et que pour nous les arabes ou les noirs il faudra faire beaucoup plus d’efforts pour s’en sortir. La plupart des syndicalistes sont frileux de parler de tout ça, comme si c’était un sujet tabou, alors que c’est un combat majeur. Quand on voit cette prise de conscience sur les violences policières aujourd’hui, on se dit que c’est normal que ça explose et qu’il était temps que les gens se soulèvent. Cette révolte est légitime.

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Et dans les entreprises on voit que la répression est partout en ce moment, à la SNCF, dans l’éducation nationale, dans la santé... Comment peut-on mettre un frein à tout ça d’après toi ?

Il n’y a pas de mystère, il faut qu’on soit solidaires, nous les ouvriers. Quel que soit le secteur, public, privé... on a tous intérêt à se battre ensemble face à ces patrons voyous ! Parce que la crise sanitaire l’a montré aux yeux de tous : si on laisse nos vies aux mains des capitalistes, on est morts. Même face à un virus meurtrier, on a bien vu que tout ce qui compte pour eux c’est leurs profits. Ils se foutent de nos vies et de celle de nos familles. Le gouvernement, les patrons et le MEDEF sont unis pour nous réprimer, pour ça eux ils sont solidaires entre eux ! Mais nous aussi on a la force de notre solidarité, et on ne veut pas se battre pour des miettes : on doit récupérer notre dû, le fruit de notre sueur, c’est notre part du gâteau. Les patrons essayent de nous diviser pour mieux régner mais si les salariés étaient tous unis, c’est le patron qui dégagerait rapidement !

En parlant de solidarité, que peut-on faire pour vous soutenir Alex et toi face à cette répression ?

Déjà c’est important qu’il y ait du monde pour nos conseils de discipline le 10 juin. Ils interdisent les rassemblements de plus de 10 personnes, soi-disant pour notre santé, mais tout ça c’est du blabla... On a bien compris qu’ils voulaient surtout nous museler ! Avec les Gilets jaunes et les retraites le gouvernement a vu les gens descendre dans la rue, ensuite il y a eu la crise sanitaire et on a vu comment nos droits étaient bafoués. Ils veulent éviter qu’on se soulève pour qu’on ne retrouve pas le goût de se battre. Mais c’est là qu’on doit leur démontrer qu’on n’a pas peur de leur répression. On ne peut pas rester chez nous, tout le monde doit sortir dans la rue. On ne va pas attendre d’avoir un vaccin pour manifester notre colère ! C’est pour ça qu’on doit être le plus nombreux possible dans chaque rassemblement, aux côtés des soignants et face à la répression. Sinon les seuls gagnants de ces interdictions de manifester ce sera les patrons et le gouvernement. Ils nous ont dit qu’on était en guerre, mais maintenant c’est nous qui sommes en guerre contre ce gouvernement ! Quand on voit tous ceux qui détournent des millions en toute impunité et que nous on se retrouve au placard ou à perdre notre boulot pour un rien, on voit bien qu’il y a une justice à deux vitesses. On ne peut pas se laisser faire : toutes les organisations syndicales et politiques doivent appeler à se mobiliser à nos côtés pour dire stop à tout ça !

Propos recueillis par Flora Carpentier

Pétition de soutien à Alex et Ahmed

Publié le 07/06/2020

La colère des médecins généralistes, sévèrement endeuillés par la Covid-19

Par Laetitia Cherel et Cellule investigation de Radio France  (site franceculture.fr)

 

Enquête | SOS Médecins évalue à 16 % le nombre de ses médecins contaminés par la Covid-19, tandis que l’Ordre estime qu’une trentaine de praticiens libéraux sont décédés en France. Des médecins généralistes reprochent au ministre de la Santé d’avoir trahi sa promesse de les équiper de masques FFP2.

Combien de médecins libéraux sont morts pendant la pandémie de Covid-19 ? Combien ont été contaminés par le nouveau coronavirus ? Il est impossible de disposer de données précises de la part des autorités sur ces personnels de santé qui ont pourtant été parmi les plus exposés au virus.

Selon une étude de SOS Médecins, que révèle la cellule investigation de Radio France, 16 % des 1 300 médecins regroupés dans ses 63 associations ont été contaminés, dont 20 % à Paris. C’est bien plus que les médecins d’établissements de santé (des hôpitaux notamment) qui ont été touchés à hauteur de 10 %, selon le point épidémiologique de Santé publique France du 19 mai :

SOS Médecins ne comptabilise pas de décès dans ses équipes, mais sept personnes hospitalisées pour une forme grave de la Covid-19, dont trois sont encore dans un état sévère.

Une trentaine de médecins libéraux morts de la Covid-19

De son côté, le Conseil national de l’Ordre des médecins a décompté 40 décès, parmi lesquels une trentaine de médecins libéraux, sur près de 83 000 en activité. "Un chiffre sans doute en-dessous de la réalité, explique son vice-président Jean-Marcel Mourgues, car les conseils départementaux de l’Ordre ne sont pas systématiquement prévenus par les familles de la cause du décès." Plus de 2 800 médecins généralistes auraient été contaminés par le virus, et "une trentaine se trouveraient en réanimation, dont la moitié en situation grave", précise encore l’Ordre.

Une autre évaluation de la Carmf, la Caisse autonome de retraite des médecins de France, estime à 46 le nombre de décès de médecins libéraux depuis le 1er mars. Parmi eux, 26 étaient en activité à temps plein et 20 étaient retraités, sans que l’on sache si ces derniers avaient repris une activité bénévole pendant la pandémie. Ces tous derniers chiffres sont à prendre avec précaution, car les décès attribués à la Covid-19 l’ont été sur la base des déclarations des familles des victimes, et non des certificats de décès qui ne mentionnent pas la cause de la mort. "Ils auraient pu fermer leur cabinet, mais l'immense majorité des généralistes libéraux a continué à assurer des consultations en présentiel. Ils sont allés se battre en se débrouillant pour trouver des masques. C'était suicidaire au début", estime Thierry Lardenois, médecin et président de la Carmf.

"Aidez-nous, on n’a pas de masques"

Parmi ces "morts au combat sans artillerie ni cartouche", comme le dit un médecin, il y a notamment Ali Djemoui, un généraliste de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). Cet homme, très connu et apprécié dans le quartier sensible du Bois-l'Abbé, est mort de la Covid-19 le 2 avril à 59 ans. Sa femme, qui travaillait à ses côtés, nous a raconté comment les malades ont soudainement afflué au cabinet médical.

"Après les vacances de février, début mars, on a eu une recrudescence de patients qui avaient les symptômes du coronavirus. L’hôpital était débordé et les renvoyait vers nous, les généralistes. On ne pouvait pas les refuser." Bientôt, trois des cinq médecins du quartier tombent malades et ferment leur cabinet. Leurs patients, ainsi que ceux d’un quatrième médecin ne travaillant pas le matin, se rendent chez le docteur Djemoui. "Le matin à 9 heures, il y avait une trentaine de personnes devant la porte du cabinet, deux fois plus que d’habitude, se souvient la veuve du médecin. L’après-midi, mon mari allait voir les plus fragiles à leur domicile jusque tard le soir. Pour créer une continuité de soins, on a recruté un médecin l’après-midi au cabinet."

Au total, Ali Djemoui verra près de 1 400 patients en un mois, à raison d’une soixantaine par jour, six jours sur sept. "Sans gants, ni gel, ni masque, précise son épouse. On a eu recours au système D. La pharmacie nous a fabriqué du gel, et on a eu quatre masques chirurgicaux. Trois pour lui et un moi, alors qu’il faut en changer toutes les quatre heures. Mais de FFP2 [les plus protecteurs], on n’en a jamais eu. Il n’a pas arrêté d’envoyer des mails à la Sécurité sociale pour dire « aidez-nous, on n’a pas de masques ».

Cette pénurie aura des conséquences : "Le 27 mars, il est rentré à la maison, il n’était pas bien, il vomissait, poursuit sa veuve. Il est allé à l’hôpital. Il a été testé positif." Le docteur Djemoui décèdera cinq jours plus tard. Il a été enterré au carré musulman de Thiais, laissant quatre enfants qui ont entendu, émus, l’hommage des habitants du quartier applaudissant leur père depuis leur balcon.

Aucun masque chez le pharmacien

Le cas du docteur Djemoui n’est pas isolé. À Paris, un autre médecin, Didier Benovici, est également mort du Covid-19 le 2 mai en exerçant son métier. Installé dans le IIIe arrondissement depuis 35 ans, avec sa femme qui était son assistante, il a reçu, de fin février à fin mars, de très nombreux patients qui présentaient les symptômes du Covid-19. Sa fille Aurélie, encore sous le choc, témoigne : "À partir de fin février, de nombreux patients sont venus avec des toux suspectes, des maux de tête, et se sont fait hospitaliser début avril comme lui. On lui disait de porter un masque, mais il descendait tous les jours à la pharmacie. Et tous les jours le pharmacien lui disait qu’il n’en avait pas reçus." La seule boîte de masques qu’il ait eue, c’était le 4 mars. Elle contenait cinquante masques chirurgicaux (qui protègent moins qu’un masque FFP2, étanche). Il en a donné une partie à ses patients les plus fragiles.

Dans la semaine du 20 mars, son frère, également médecin généraliste à Vincennes, tombe malade. "Mon père a voulu se faire tester, mais on lui a refusé, parce qu’il n’avait pas de symptômes. Les jours qui ont suivi, il a eu une petite toux. Il a fait un test qui a été positif. Il a été transféré rapidement à l’hôpital Lariboisière. Ses poumons étaient très attaqués. Son état s’est dégradé rapidement et il est mort après trois semaines en réanimation."

Didier Benovici, lui, avait 68 ans. Il était père de six enfants, dont un de 17 ans, et avait quatre petits-enfants. Quand certains proches, inquiets, lui ont conseillé de fermer son cabinet pendant la crise, il a répondu : "Hors de question. Où vont aller mes patients si je ferme ?" Aujourd’hui, ils viennent toujours sonner au cabinet. Sans obtenir de réponse. Sa famille envisage de porter plainte contre l’État pour "faute lourde".

Point commun entre ces médecins morts : ils étaient très proches de leurs patients

Des médecins morts en exerçant leur fonction, il y en a aussi eu plusieurs dans le Grand Est, l’une des régions les plus touchées par l’épidémie. Plusieurs d’entre eux ont été recensés par l’AFP. Parmi eux, dans le Haut-Rhin, on trouve Mahen Ramloll, 70 ans, généraliste dans un cabinet de Fessenheim. Il est décédé le 22 mars, à l'hôpital de Colmar. Dans le même département, le 3 avril, André Charon a été emporté par l’épidémie à l’âge de 73 ans. Il avait décidé de poursuivre son activité en raison du manque de généralistes dans son quartier. Dans le Territoire de Belfort, Olivier-Jacques Schneller, 68 ans, médecin de campagne, s'est aussi éteint à l'hôpital de Trévenans.

"Dans cette région fortement touchée, les généralistes ont été parmi les premiers en France, avec l’Oise, à voir des patients atteints du Covid-19, sans disposer de moyens de protection, affirme Jérôme Marty, du syndicat UFML (Union française pour une médecine libre). On a eu des confrères qui ont eu 40 à 50 patients infectés par jour dans leur cabinet."

Autre constat fait par le docteur Marty : 

Ils étaient très proches de leurs patients au sens littéral du terme, proches physiquement, ne comptant pas leurs heures. C’est ce type de médecins qui ont développé les formes les plus graves du virus dans les zones très touchées, et qui, malheureusement, en sont morts.

Le manque de masques aurait été déterminant dans leur contamination. "50 à 60 % d’entre elles viennent des microgouttelettes qui restent en suspension dans l’air, poursuit Jérôme Marty. Si un médecin généraliste n’aère pas sa pièce, le taux de microgouttelettes se concentre au fur et à mesure que les patients entrent. S’il n’a pas de masque FFP2, c’est-à-dire de masque étanche, il respire ce bain viral toute la journée. Et si ça dure deux, trois, quatre ou cinq jours, au bout d’un moment, ça explose. Il reçoit une telle charge virale qu’il va faire une forme très symptomatique de la maladie, se retrouver en réanimation, et parfois en mourir."

SOS médecin en première ligne

Cette carence de masques FFP2, la plupart des généralistes que nous avons contactés l’ont ressentie comme le signe d’un abandon de la part des pouvoirs publics. "C’est insupportable d’avoir réservé ces masques en priorité aux hôpitaux, et en deuxième partie aux médecins généralistes, s’insurge Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France. On a été en première ligne, et on est aujourd’hui très en colère."

Même tonalité à SOS Médecins : "On méritait au moins la même protection qu’à l’hôpital, parce que nous étions fatalement plus exposés", regrette Serge Smadja, le secrétaire général de SOS Médecins, tout en se défendant de vouloir créer une quelconque polémique avec ses collègues hospitaliers. Selon lui, les visites à domicile accroissent particulièrement les risques. "Quand on va chez les patients, taper le code de l’immeuble avec ses doigts, appuyer sur le bouton de l’ascenseur, toucher les poignées de porte, même si on fait les gestes barrière, même si on se lave les mains et qu’on met du gel, c’est encore plus dangereux qu’au cabinet médical, d’autant plus quand on n’a pas de masque étanche comme les FFP2. Les chiffres sont là pour le prouver.

Interrogée, la direction générale de la Santé (DGS) nous a confirmé que "les masques filtrant de protection de type FFP2 ont été réservés exclusivement aux personnels soignants en établissements de santé, pour la réalisation des gestes médicaux invasifs ou des manœuvres au niveau de la sphère respiratoire".

David Zerbib, médecin généraliste à Clichy (Hauts-de-Seine), lui-même contaminé par le Covid-19, garde un souvenir particulièrement amer de la course contre la montre qu’il a dû faire pour trouver des masques. Testé positif le 23 mars, il s’est arrêté de travailler durant quatre semaines. Lorsque l’épidémie a commencé, il n’était pourtant pas inquiet, convaincu qu’il serait facile de se procurer des masques FFP2 : "On aurait pu nous-mêmes faire des stocks, mais on n’en a pas fait, pare qu’on était persuadés qu’on allait en recevoir comme au moment de la grippe H1N1 [en 2009]. À aucun moment, on ne s’est inquiétés. Y compris quand le prix des FFP2 augmentait."

Des masques FFP2 pourtant promis aux médecins généralistes

David Zerbib n’était pas le seul à avoir cru aux livraisons de masques FFP2. En effet, selon les informations de la cellule investigation de Radio France, le 21 février, Olivier Véran, le ministre de la Santé, a expliqué aux représentants des médecins, lors d’une réunion au ministère, que leur kit – y compris celui des généralistes – allait contenir ce type de masques, se souvient Jean-Paul Hamon de la Fédération des médecins de France, lui-même contaminé par le coronavirus. Des propos du ministre confirmés par plusieurs autres sources médicales qui ont participé à la réunion. Interrogés sur cette promesse, ni le cabinet du ministre, ni la direction générale de la Santé n’ont répondu à nos questions.

Certains vont cependant tomber de haut. Début mars, lorsque David Zerbib va chercher une boîte de 50 masques chirurgicaux, à la pharmacie, il est très surpris et pense qu’il s’agit d’une erreur. Ce ne sont pas des FFP2, mais bien des masques chirurgicaux qu’on lui fournit. Son pharmacien lui confirme qu’ils sont destinés aux généralistes.

Il découvre alors qu’entre-temps, la stratégie du gouvernement a changé, comme en atteste la note publiée le 2 mars par la direction générale de la Santé. Il n’est plus question de masques FFP2 pour les médecins libéraux, mais bien de masques chirurgicaux : "Chaque professionnel de santé recevant ce message, c'est à dire médecin généraliste, médecin spécialiste, infirmier diplômé d'État, sage-femme, masseur kinésithérapeute et chirurgien-dentiste, est invité à se présenter à son officine de proximité afin de retirer une boite de 50 masques chirurgicaux du stock État."

Pour justifier ce changement de stratégie, la DGS précise que les médecins libéraux doivent porter un masque chirurgical, ainsi que leur patient, selon le principe du "double masque". La note précise qu’"en l'absence d'acte invasif, ce principe permet de limiter l'exposition des soignants aux gouttelettes potentiellement infectieuses du patient".

La note précise enfin que "de nouveaux approvisionnements issus du stock d’État seront assurés afin de permettre aux professionnels de santé de disposer de ces équipements en quantités suffisantes". Résultat, les médecins font avec. "C’était mieux que rien parce qu’on n’avait rien", explique aujourd’hui le docteur Zerbib. Mais "on savait bien que ces masques ne nous protégeaient pas. Et avec 50 masques, on s’est dit qu’on pourrait en distribuer aux patients qui n’en avaient pas [pour respecter la consigne du double-masque émise par le gouvernement]. On ne pensait pas alors qu’on n’en aurait plus assez pour nous, puisqu’on nous promettait des masques en quantité suffisante", se souvient-il.

Quatre masques par semaine

À cette époque, le médecin de Clichy reçoit de plus en plus de patients qui présentent des symptômes du Covid-19. Il les aide à se protéger. En quatre jours, sa boîte de masques est presque épuisée. Le vendredi 13 mars, confiant, il en redemande à son pharmacien. "Je n’en ai plus", répond ce dernier. Et partout dans toute la ville on fait cette même réponse. C’est alors que le médecin s’inquiète : "Je réalise que je n’ai plus que quatre masques pour la semaine suivante."

L’après-midi, le docteur Zerbib se démène pour essayer d’en trouver. Il appelle l’Ordre des médecins. Il explique qu’il ne souhaite pas fermer son cabinet et qu’il a besoin de masques pour freiner les contaminations. "La situation a déjà été signalée", lui répond l’Ordre qui précise : "La position de l’Ordre des médecins ne pourra pas être de fermer les cabinets." La mairie qu’il contacte aussi n’a pas de solution à lui proposer. On est trop occupée à organiser les élections qui doivent se tenir le surlendemain. La semaine suivante, il n’a plus de masques à distribuer aux patients symptomatiques. "Je pense à ces patients qui sortent de mon cabinet. Ce sont mes patients. Ils vont contaminer leur famille !", écrit le docteur dans un journal de bord qu’il tient pendant l’épidémie.

Une chaîne de solidarité se met alors en place. Une patiente lui propose quelques masques FFP2 qu’elle a pu récupérer. Il trouve également deux boîtes de masques FFP3 dans une pharmacie. Le 23 mars, épuisé et fiévreux, le docteur Zerbib est testé positif au Covid-19. Il ne reprendra le travail que le 20 avril. Il n’aura jamais reçu le moindre masque FFP2 via un circuit officiel avant de tomber malade.

Dépanné par son carrossier

Comme le docteur Zerbib, la plupart des généralistes que nous avons interrogés ont eu recours au système D pour se procurer des masques. "C’est mon carrossier qui m’a dépanné", raconte Emmanuel Sarazin, médecin à Tours. "Les équipements qu’on a eu étaient soit des donations d’entreprises et de patients, soit des masques périmés du H1N1, explique le docteur Veron, généraliste à Tracy-le-Mont (Oise) et président du conseil de l‘Ordre de l’Oise, l’un des premiers et plus importants clusters. La dotation officielle a été quasi inexistante."

Même constat à SOS Médecins. Serge Smadja, le secrétaire général, raconte : 

C’est grâce aux dons des sociétés de bricolage, d’agriculteurs, d’entreprises de publicité, de patients, qu’on a pu avoir des équipements. Les gens nous appelaient partout en France pour nous procurer des masques. C’était très difficile car chaque jour, on ne savait pas si on allait en avoir assez. Sans ces dons, on n’aurait pas tenu.

D’autres, comme le docteur Xavier Lambertyn, le président de l'Association départementale d'organisation de la permanence des soins de l'Oise, Adops 60 (qui assure les urgences médicales le week-end), ont dû en passer par un bras-de-fer avec les autorités. Il réclamait 200 masques pour lui-même et 12 autres médecins. "Le premier Français décédé du Covid-19 sans avoir de lien avec la Chine venait de mourir à Crépy-en-Valois. On voulait assurer les gardes sans risque d’être contaminés ou de contaminer nos patients." Après avoir menacé de fermer les permanences de soins, il a finalement obtenu gain de cause au bout de deux jours de discussions et d’une vingtaine de coups de téléphone. L’agence régionale de santé lui livrera des masques, "mais à chaque fois, c’était une livraison au masque près, et juste pour le week-end. Ça a été très pénible".

"Ils ont mis un bon mois avant d’être honnêtes"

Entre lassitude et colère, certains médecins ont le sentiment d’avoir été trompés par les plus hautes autorités. "Ils nous ont annoncé qu’on allait avoir des masques et on ne les a pas eus. Ils ont mis un bon mois avant d’être honnêtes, fulmine Jean-Paul Hamon, de la Fédération des médecins de France. Ils ne nous ont jamais dit qu’ils manquaient de masques, poursuit-il. Ils étaient complètement à la rue. Ils ont fini par nous expliquer que des centaines de millions de masques avaient été commandés, mais que, comme ils étaient essentiellement fabriqués à Wuhan, ils avaient des difficultés à s’approvisionner parce que le monde entier en réclamait."

Trois médecins membres du collectif C19, Emmanuel Sarrazin, le médecin de Tours, Philippe Naccache, et Ludovic Toro, soutenus par plus de 600 personnels de santé, ont porté plainte contre Olivier Véran, le ministre de la Santé. Ils ont saisi la Cour de justice de la République, seule instance habilitée en France à juger des actes commis par des membres du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions. Leur avocat, Maître Fabrice Di Vizio, estime que "le gouvernement n'a pas présenté jusque-là de preuves de commandes ou de contrats pour les équipements nécessaires" de protection, comme des masques. Ces trois médecins ont également déposé plainte contre Agnès Buzyn, l'ancienne ministre de la Santé, et le Premier ministre Edouard Philippe. Leur avocat les accuse de s'être "abstenus" de prendre à temps des mesures pour endiguer l'épidémie de Covid-19.

"Je ne fais pas partie de ceux qui ont porté plainte. Ce n’est pas le moment, estime pour sa part Jean-Paul Hamon. Mais quand les choses seront calmées, on réclamera des comptes et des têtes."

 

Laetitia Cherel et Cellule investigation de Radio France

Publié le 06/06/2020

Faire dialoguer social et écologie

 

(site politis.fr)

 

Artisans d’une convergence inédite autour de la « sortie de crise », la CGT et Greenpeace ont engagé un débat exigeant, sans masquer leurs divergences. Entretien croisé avec Philippe Martinez et Jean-François Julliard.

Leur première rencontre a eu lieu à Irun, lors du contre-G7 en août 2019, à l’initiative d’Attac. Depuis, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, et Jean-François Julliard, président de Greenpeace France, poursuivent leurs discussions aux côtés d’autres organisations et syndicats dans le collectif « Plus jamais ça (1) ». Politis les a réunis par visioconférence pour en savoir plus sur cet alliage inédit entre social et écologie désormais inscrit dans le programme commun de sortie de crise du collectif. Ils ont joué le jeu sans nier leurs désaccords et en analysant sans faux-semblants leurs marges de manœuvre pour tendre vers une société plus juste et écologique.

Greenpeace et la CGT qui discutent et pensent « le monde à reconstruire » ensemble. Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus de points de divergence ou que vous faites d’énormes compromis ?

Philippe Martinez : Nous ne nions pas qu’il persiste des points de divergence, mais nous pouvons nous flatter d’avoir été suffisamment intelligents pour commencer par travailler sur l’immense quantité de choses qui nous rassemblent. Le nucléaire, nous devons en parler même si nous savons que nous ne sommes pas d’accord. Mais, si nous en parlons en premier, nous n’avancerons pas. Notre plan de sortie de crise est le résultat d’une écoute de notre part sur les énergies fossiles et les investissements dans le nucléaire, et Greenpeace, je pense, n’y a pas mis certaines de ses convictions. Ce texte est donc notre plus grand dénominateur commun. Il a été possible parce que nous nous faisons confiance et que nous ne faisons pas semblant d’être d’accord sur tout.


Jean-François Julliard : Chez Greenpeace, cela fait plusieurs années que nous souhaitons nous rapprocher d’organisations qui ne sont pas nos alliés naturels. Si nous voulons aller plus loin que le slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », qui nous rassemble naturellement, nous devons créer ces rapprochements. Nous ne nions pas les désaccords, mais nous nous retrouvons autour de valeurs communes et du constat que le monde ne fonctionne pas bien.

Les emplois détruits dans les secteurs polluants par la transition écologique ne pourront pas être recréés dans les mêmes domaines : faut-il expliquer aux ouvriers de ces secteurs, aux transporteurs routiers, etc., qu’ils devront se reconvertir dans le maraîchage biologique ?

P. M. : Les choses ne sont pas si binaires. De nombreux exemples démontrent qu’il n’y a pas besoin de fermer une boîte pour qu’elle corresponde aux règles environnementales et à la protection de l’environnement. Nous avons trop tendance à couper le monde en deux, avec d’un côté les méchants salariés qui travaillent dans des industries polluantes, et de l’autre celles et ceux qui œuvreraient dans un monde écologique. De notre point de vue, des investissements permettraient à des employeurs de mieux respecter les règles environnementales. Seulement, il faut mettre de l’argent !

Ensuite, certains secteurs comme l’aéronautique ont besoin de se transformer, notamment concernant les petits trajets. Mais des mesures sociales permettraient de préserver l’emploi : si Air France et Hop ! appliquaient les 32 heures, les conséquences des réorganisations sur l’emploi seraient moindres.

J.-F. J. : Les transformations ne doivent pas se faire en une nuit. Nous sommes certes pressés, parce que l’urgence climatique est là, mais nous avons une approche pragmatique de cette question et nous ne sommes pas favorables à ce que quiconque perde son emploi à cause de la transition écologique. L’idée est d’anticiper autant que possible, pour commencer dès maintenant à convertir des secteurs. Les gens, notamment les plus jeunes, ont bien cela en tête.

Certaines centrales à charbon fermeront dès l’année prochaine. Les reconversions sont-elles engagées ?

P. M. : C’est toujours la même question. À la centrale de Cordemais (Loire-Atlantique), les salariés sont conscients que la planète ne va pas bien. Le problème est qu’ils ont le choix entre perdre leur boulot et sauver la planète. Cela fait quatre ans qu’ils travaillent sur une -reconversion de leur site, pour continuer à produire avec d’autres combustibles. La direction n’a pas souhaité examiner leur proposition parce que ça coûte trop cher, et l’État se cache derrière un discours pseudo-écolo : « Ça pollue, donc on ferme. » La notion de rentabilité prime toujours sur l’emploi et la planète. Les salariés ne sont pas des abrutis : ils réfléchissent, ils connaissent leur boîte. Il faut les écouter et les laisser proposer des choses.

J.-F. J. : Sur l’aspect climatique, nous sommes pour la fin du charbon et nous pensons qu’il faut fermer ces centrales en reconvertissant les emplois, ce qui ne me paraît pas insurmontable. Mais j’ai d’autres inquiétudes, concernant des industries à forte croissance plus problématiques que le charbon, qui, lui, décline. Nous avons par exemple beaucoup échangé avec la CGT au sujet de la raffinerie Total de La Mède, dans le Sud-Est, et sur la question des agrocarburants, qui sont pour nous très inquiétants, car c’est une industrie qui risque de croître fortement et d’accélérer la crise climatique et la déforestation.

Des militants de Greenpeace ont justement bloqué la raffinerie de La Mède. Quelle a été la réaction des ouvriers ?

P. M. : C’est sur ce genre de sujets qu’il me semble sain que nous discutions à la tête de nos organisations. Oui, il y a des syndicats de la CGT qui ont du mal à apprécier le fait que nous travaillons avec Greenpeace, parce qu’ils ont l’impression qu’on accuse les salariés d’être responsables de la pollution. Nous ne devons pas nous tromper de cible. Nous menons chacun des initiatives « coup de poing » qui nécessitent que nous discutions et que les militants de Greenpeace et de la CGT se rencontrent sur le terrain, pour faire en sorte que nos messages soient bien lus. Nous avancerons plus vite qu’en restant chacun dans notre coin à nous traiter de je ne sais quoi, pendant que ceux qui nous gouvernent se frottent les mains.

J.-F. J. : À La Mède, d’ailleurs, il y avait eu des rencontres entre militants de Greenpeace et syndiqués CGT qui ont permis que, le jour du blocage, les choses se passent bien. Nos activistes ont bien expliqué que les salariés n’étaient pas visés, et cela a été rappelé dans toutes nos prises de parole.

La CGT demande des protections contre les licenciements qui n’ont pas de justification économique, mais des activités devront cesser pour des besoins écologiques… Faut-il commencer à imaginer juridiquement des « plans sociaux pour raison écologique » et des garanties spécifiques pour les salariés qui perdront leur emploi ?

P. M. : Pour nous, il ne peut pas y avoir de licenciements si les salariés n’ont pas eu l’occasion de proposer des plans alternatifs par le biais de leurs représentants. On a des exemples : la papeterie Chapelle-Darblay est menacée de fermeture alors qu’elle fait du recyclage de papier et fournit une centrale biomasse. Les salariés ont un projet de poursuite de l’activité. C’est une question de volonté politique !

Le plan de relance de l’industrie automobile présenté fin mai par le gouvernement vise à faire de la France un champion mondial de la voiture électrique. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

P. M. : La voiture électrique a un avenir, mais cela suppose de répondre à certaines questions comme le coût carbone de l’importation des batteries de Corée… Par ailleurs, il faut poursuivre les recherches, notamment sur l’hydrogène. Or les directions d’entreprise regardent leurs profits à court terme plutôt que l’emploi et la planète. Je travaille chez Renault depuis trente-huit ans, au Technocentre de Guyancourt : les ingénieurs ont pris l’habitude de dire : « Avant, on me demandait si mon projet marchait ; maintenant, on me demande combien il rapporte. » Il y a un véhicule électrique dans les cartons, chez Renault, depuis quatre ans, avec un coût d’investissement pour le lancer de 400 millions d’euros. Si on compare ça aux 5 milliards qui seront prêtés à Renault, ce n’est pas grand-chose.

J.-F. J. : Nous aurions préféré qu’Emmanuel Macron fasse plutôt de la France le champion d’une « mobilité » réinventée. La voiture électrique n’est pas la panacée, même si à court terme nous préférons qu’il y ait 100 % de voitures électriques plutôt que 100 % de voitures thermiques, comme c’est quasiment le cas aujourd’hui.

L’enjeu, pour nous, est d’apprendre à nous passer de la voiture. On aimerait donc que le gouvernement pense la mobilité comme un tout, qu’il fasse de la France un champion du ferroviaire, du vélo, des transports en commun, etc. Comme nous avons toujours tout pensé à l’aune de la voiture individuelle, beaucoup de gens n’ont pas d’autre choix aujourd’hui que d’utiliser leur voiture. Ils auront besoin de temps pour s’en passer, mais il faut au moins engager la transition.

En 2013, Greenpeace épinglait les syndicats qui défendent la filière nucléaire, notamment la CGT. Qu’est-ce qui a évolué en sept ans ?

P. M. : Des choses ont bougé. Pas pour tous nos adhérents, mais l’arrivée de beaucoup de jeunes dans la CGT pose le débat différemment. Nous restons convaincus que le nucléaire est indispensable. En revanche, nous considérons désormais qu’il faut mettre beaucoup plus de moyens dans les énergies renouvelables pour diminuer la part du nucléaire. Nous pensons aussi que la recherche doit se poursuivre, y compris sur le nucléaire, notamment sur la question des déchets.

Il y a un débat interne à la CGT et j’aimerais que ce débat ne soit pas uniquement l’affaire des travailleurs des centrales, mais de tous les adhérents, afin de montrer la diversité de nos appréciations. Au dernier congrès, beaucoup de jeunes sont montés au créneau pour demander un débat sur le sujet à l’échelle de la CGT. Nous évoluons donc, même si notre position reste encore bien différente de celle de Greenpeace.

J.-F. J. : Greenpeace, depuis sa création, a toujours été antinucléaire. Cela reste une constante, mais nous avons évolué en intégrant la dimension sociale. Pendant des années, Greenpeace disait : « il faut sortir du nucléaire le plus rapidement possible », sans expliquer comment faire, ce que ça allait coûter et ce que ça représentait en termes d’impact social pour les 200 000 travailleurs du secteur. Nous intégrons désormais cette question en rappelant que des alternatives existent. Nous avons démontré en 2018 avec le Réseau action climat que, pour 1 euro investi dans les énergies renouvelables, le nombre d’emplois créés est trois fois plus important que pour 1 euro investi dans le nucléaire. Nous essayons de convaincre et de faire en sorte que la CGT, peut-être dans cinq ou dix ans, puisse tenir un discours qui n’est pas encore le sien aujourd’hui et se rende compte qu’on peut se passer du nucléaire.

Dans son « plan de sortie de crise », le collectif Plus jamais ça demande « une loi contre la surconsommation et la surproduction » clairement antiproductiviste, antipub et opposée à « l’expansion du e-commerce ». Faut-il néanmoins souhaiter une reprise rapide de l’activité, comme cela semble se profiler depuis la fin du confinement ?

J.-F. J. : Ce qui nous a effectivement rassemblés, c’est une approche globale et une mise en garde sur une reprise économique qui consisterait à reprendre le même fonctionnement qu’avant. Nous interpellons donc sur la question de la surconsommation, qui est problématique d’un point de vue environnemental, mais qui l’est tout autant d’un point de vue social, notamment au sujet du e-commerce. Ce qui nous rassemble, c’est le constat qu’il faut transformer en profondeur notre société, nos appareils de production et nos modes de consommation. Cela ne signifie pas qu’il faut cesser toute activité économique, mais, oui, une décrue sera nécessaire dans certains secteurs.

P. M. : À la CGT, nous pensons qu’il faut produire différemment et consommer autrement, nous ne sommes pas partisans d’une « décroissance ». Il ne s’agit pas de moins consommer, mais de consommer mieux. Concernant la relance, nous disons qu’il faut rééquilibrer la consommation entre ceux qui surconsomment et ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les choses essentielles. Enfin, le e-commerce doit aussi être revu au regard des conditions sociales de ses travailleurs. Nous pensons notamment que ce modèle répond au fait que les gens -travaillent de plus en plus. S’ils travaillaient 32 heures par semaine, ils n’auraient pas besoin de courir du matin au soir et de faire leurs achats sur Internet.

Le confinement a fait baisser les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 30 %, seulement, en France. Cela démontre l’ampleur du défi pour atteindre les objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050. Est-ce de nature à modifier votre perception des choses ?

J.-F. J. : Le confinement a montré à ceux qui en doutaient encore que les émissions de GES sont très directement liées aux activités humaines, notamment économiques. Et que, dès que notre économie ralentit fortement, l’impact est quasi immédiat sur l’amélioration de la qualité de l’air (Chine, nord de l’Italie, France…). En revanche, nous ne nous réjouissons pas totalement de ce répit pour l’environnement, car il a eu lieu dans des conditions qui nous sont imposées. Cela nous montre à quel point la tâche sera ardue, à quel point nous avons besoin d’une refonte importante de notre modèle économique, de nos pratiques d’échanges commerciaux pour que les objectifs de neutralité carbone ne soient pas qu’une mention inscrite en bas d’une feuille. On réalise que les mesures qui pouvaient paraître très radicales avant le confinement, comme réduire le trafic aérien ou transformer notre agriculture, ne le sont pas tant que ça et sont au contraire nécessaires.

P. M. : On peut dire sous forme de boutade que travailler moins est bon pour la planète ! Effectivement, le confinement a révélé que l’activité économique du pays, de la planète, a forcément un lien avec les enjeux -environnementaux et oblige à se poser des questions sur les échanges entre pays. Relocaliser certaines productions – sans être pour la fermeture des frontières – permettrait de diminuer l’impact du trafic routier et aérien, mais aussi des productions elles-mêmes. Par exemple, les deux voitures françaises les plus vendues dans l’Hexagone, la Peugeot 208 et la Renault Clio, ne sont pas fabriquées en France ! Cette période a mis en évidence beaucoup de choses que nous affirmions déjà : soit on continue comme avant, soit on opère des changements radicaux. Mais ceux-ci ne doivent pas être imposés, ils doivent correspondre à des envies, des opinions que les citoyens ne pouvaient pas assumer à cause de contraintes économiques décidées par le gouvernement ou le marché.

Peut-on relocaliser sans tomber dans le repli sur soi ?

J.-F. J. : À Greenpeace, nous avons une approche très internationaliste, nous sommes pour une liberté totale de circulation des personnes, donc relocalisation et circuit court ne signifient pas fermeture des frontières. Il faut relocaliser les productions pour que ce soit bénéfique sur le plan social et environnemental, tout en continuant à prôner le multilatéralisme pour résoudre la crise climatique, qui est internationale et globale.

P. M. : La CGT fait partie d’une confédération syndicale internationale, ce qui lui offre une vision globale. Nous pensons que, pour gagner sur les enjeux climatiques, il faut une harmonisation des règles sociales dans le monde, et nous défendons l’idée d’un tribunal international du social. Par exemple, il est demandé aux ouvriers brésiliens de Renault de baisser leur salaire de 30 % pour garder leur emploi ! C’est l’inverse de ce que nous prônons : changer les critères de relocalisation et de délocalisation afin que tout le monde travaille moins et gagne plus. Aujourd’hui, le critère qui prévaut pour affecter des productions dans un endroit reste le fameux coût du travail, donc ça n’empêche absolument pas de déplacer des entreprises dans des pays où les syndicats sont interdits ! S’il est précisé dans les appels d’offres que les travailleurs doivent avoir le droit de se syndiquer et de manifester, de nombreuses entreprises ne pourront même pas postuler.

La prise de conscience écologiste de la CGT vient-elle de vous, Philippe Martinez, ou d’échos venant de la base ?

P. M. : La CGT est une grande organisation qui compte 660 000 adhérents – et le renouvellement de génération fait évidemment évoluer les réalités, que ce soit sur les enjeux climatiques ou sociaux. Ensuite, je suis convaincu que, pour être un syndicat de son temps, il faut prendre en compte les préoccupations de notre époque, même pour un syndicat qui a fêté ses 125 ans ! Certains comparent nos 34 mesures au programme du Conseil national de la Résistance. Même si rien n’empêche de nous en inspirer, nous ne sommes pas à la sortie de la guerre, ce n’est pas du tout la même chose !

Concernant les écolos, le mouvement Climat et donc Greenpeace, pensez-vous que les gilets jaunes ont permis l’accélération de la prise de conscience autour de la notion de justice sociale ?

J.-F. J. : Avant les gilets jaunes, il y a eu la COP 21 à Paris en 2015. Pour la première fois s’est concrétisé ce mot d’ordre qui existait déjà dans le mouvement climat de « transition -écologique juste » sur le plan social. Cette transition doit se faire au bénéfice des gens et pas seulement des écosystèmes, incitant à se rapprocher des mouvements sociaux et des syndicats. Mais il est vrai que les gilets jaunes ont accéléré tout ça puisque l’origine du mouvement vient de l’augmentation de la taxe sur les carburants, mesure portée par les organisations environnementales. Dans le fond, nous étions d’accord, et nous le sommes toujours : augmenter le prix du carburant est indispensable pour se désintoxiquer des énergies fossiles, mais cette taxe a été mal expliquée par le gouvernement et était injuste car elle impactait les plus précaires. Chez Greenpeace, et au sein d’autres organisations du mouvement climat, nous nous sommes dit qu’il fallait rendre systématique cette façon de penser : nous ne portons plus de propositions bonnes pour l’environnement si celles-ci contribuent à accroître les inégalités sociales. D’autre part, les mobilisations climat qui ont fleuri ces deux dernières années, portées surtout par les mouvements de la jeunesse (Youth for Climate, ANV-COP 21…), nous ont donné une leçon importante car ils intégraient naturellement cette double injonction de l’écologie et du social.

Selon vous, l’écologie est-elle de gauche ?

J.-F. J. : L’écologie n’est pas forcément de gauche mais, de fait, nous avons constaté que nos propositions n’ont été commentées que par des partis de gauche et écolos. Si Les Républicains ou LREM veulent échanger sur nos propositions, c’est très bien !

P. M. : L’écologie est une affaire citoyenne, donc on ne peut pas la qualifier de gauche ou de quoi que ce soit. À mon avis, ce sont les questions sociales qui clivent davantage aujourd’hui : quand la droite dit qu’il faut travailler plus, ce n’est pas compatible avec nos mesures de réduction du temps de travail. Effectivement, les seuls qui nous ont interpellés sont les partis de « gauche » (avec des guillemets car on peut s’interroger sur l’étiquette de gauche pour certains). Nous avons réussi à réunir toute la gauche sur le même écran, c’est suffisamment rare pour être souligné ! Il n’y a qu’un parti à qui on ne répond jamais : le Rassemblement national.

Seriez-vous prêts à aller jusqu’à la rédaction d’un programme commun pour la présidentielle 2022 ou à soutenir une candidature unitaire ?

J.-F. J. : Ce n’est pas l’idée. Nous avons fixé une ligne rouge dès les premières discussions : nous sommes un collectif d’associations, de syndicats, d’ONG, de mouvements, de think tanks à la rigueur, mais nous n’incluons pas les partis politiques dans cette alliance. Notre rôle est de formuler des propositions, de les amener au débat public, puis les partis politiques doivent faire le boulot, qu’ils soient dans l’opposition ou la majorité. Nous ne sommes pas naïfs, nous savons que nous avons besoin de la puissance publique, car notre détermination ne suffira pas à transformer nos idées en changements concrets dans la vie réelle. Nous ne fuyons pas le dialogue avec les responsables politiques, au contraire. Mais cela n’ira pas jusqu’à avoir un programme commun, ni à devenir nous-mêmes un parti politique, ni même à soutenir un candidat.

P. M. : Nous faisons encore la démonstration que nous n’avons pas besoin des partis politiques pour réfléchir. Nos 34 mesures s’adressent en premier lieu aux citoyens, pour alimenter le débat collectif au niveau national, européen, mondial. Soit on cherche la défense des intérêts collectifs, soit on a une démarche partisane. Quant aux partis politiques, on leur pose une question : « Et vous, qu’est-ce que vous faites maintenant ? »

(1) Les Amis de la Terre France, Attac France, Confédération paysanne, FSU, Oxfam France, Union syndicale Solidaires, 350.org France, ANV-COP 21, Alternatiba, CCFD-Terre solidaire, Droit au logement, FIDL, Fondation Copernic, Syndicat de la magistrature, Unef, UNL. Lire _Politis_de la semaine dernière, n° 1605.

 

par Erwan Manac'h et Vanina Delmas

Publié le 05/06/2020

L’Aigle et le Dragon

 

Bruno GUIGUE (site legrandsoir.info)

 

La propagande anti-Pékin déchaînée aux États-Unis a conduit le chef de la diplomatie chinoise à dénoncer « certaines forces politiques américaines qui prennent en otage les relations entre la Chine et les États-Unis et poussent nos deux pays au bord d’une nouvelle Guerre Froide ». Une saillie inhabituelle qui intervient peu de temps après la déclaration de Donald Trump dans laquelle il accusait le gouvernement chinois d’avoir commis une « tuerie de masse » en laissant se propager le Covid-19. La critique mutuelle entre Pékin et Washington n’est pas une nouveauté, mais l’innovation sémantique dont témoigne la riposte chinoise n’est pas anodine. Franchissant un nouveau cap symbolique, cet échange verbal se situe en effet à la rencontre de deux tendances contradictoires.

La première, c’est la radicalisation idéologique de la présidence Trump. Élu pour redresser l’économie en inversant la tendance à la désindustrialisation, le locataire de la Maison Blanche sait que le bilan qu’il va présenter aux électeurs en novembre prochain n’est pas enthousiasmant. Le déficit commercial avec la Chine a diminué en 2019, mais c’est après avoir augmenté au cours des deux années précédentes. Avec la récession économique, le déficit budgétaire atteindra des sommets inégalés. La gestion calamiteuse de la pandémie et ses 100 000 morts seront portés au passif de l’administration actuelle. Bref, Trump est aux abois, et il lui faut impérativement avoir recours à une ficelle aussi vieille que la politique : la désignation d’un bouc-émissaire.

Pour jouer ce rôle malgré lui, Pékin est tout trouvé. Après tout, le nouveau virus est supposé venir de Chine (même si c’est de moins en moins sûr), et il suffit de l’appeler « virus chinois » pour instiller dans l’opinion l’idée absurde que la Chine est coupable. Personne n’aurait songé à commettre ce genre d’amalgame lors des crises précédentes (VIH, Sras, Ebola, H1-N1, vache folle, etc.) mais les EU sont par essence le pays où rien n’est impossible. Ayant proféré tout et son contraire, félicité la Chine et l’OMS avant de les stigmatiser, moqué les mesures de protection et appelé les anti-confinement à manifester les armes à la main, Donald Trump a fini par exiger une indemnisation de Pékin pour compenser l’effet désastreux de sa propre incurie, voire, et c’est encore plus grave, de son indifférence au sort des victimes.

Car les États-Unis, il faut le rappeler, sont l’un des rares pays où l’on a ouvertement recommandé de faire prévaloir la croissance économique sur la santé publique. Lorsque le vice-gouverneur du Texas a dit qu’il fallait sacrifier les vieux à l’économie, il a révélé la pensée profonde d’une oligarchie qui noie toute considération humaine « dans les eaux glacées du calcul égoïste », comme disait Marx. Profond mépris pour les faibles, eugénisme néolibéral dont on voit le résultat aux États-Unis, où l’hécatombe qui frappe les Afro-Américains les plus âgés en dit long sur une société vermoulue. Que l’espérance de vie moyenne y régresse et que les pauvres n’aient pas accès aux soins est sans importance. Pour Washington, la cause est entendue : c’est la faute de ces communistes chinois qui ont toujours le mensonge à la bouche, alors que l’Amérique est un pays dont les dirigeants, animés d’une foi inébranlable dans la démocratie, disent toujours la vérité au bon peuple.

Or cette radicalisation d’un Donald Trump en état d’hystérie pré-électorale, manifestement, vient percuter la montée en puissance d’une Chine qui n’a pas l’intention de tendre la joue gauche. Ce pays a longtemps adopté sur la scène internationale un profil bas qui recoupait l’inflexion de sa politique économique : il fallait attirer dans le pays les capitaux et les technologies qui lui faisaient défaut. La Chine s’est donc mise en congé de la politique internationale pour se consacrer à son propre développement. Elle a joué le jeu de la globalisation des échanges en renonçant à toute initiative susceptible de froisser l’Occident. Mais cette époque est aujourd’hui révolue. Depuis 2014, elle est la première puissance économique mondiale si l’on calcule le PIB en parité de pouvoir d’achat. Elle a accumulé du capital à des hauteurs vertigineuses, accompli des prouesses en matière d’innovation, construit des équipements colossaux et noué des partenariats tous azimuts.

Il n’y a aucun exemple dans l’histoire où un tel accroissement des capacités matérielles d’un pays ne transfuse d’une manière ou d’une autre dans la sphère géopolitique. C’est aujourd’hui le cas du « pays du milieu ». Cet empire sans impérialisme ne fait aucune guerre depuis 40 ans, il n’inflige aucun embargo à personne et ne finance aucune organisation subversive dans aucun pays. Le principe sacro-saint de sa politique étrangère tient en deux mots : respect de la souveraineté nationale. La Chine s’interdit de se mêler des affaires des autres et ne tolère aucune ingérence étrangère dans les siennes. Toute intrusion dans ses affaires intérieures, à Hong Kong ou au Xinjiang, sera combattue sans ménagement. Mais la Chine entend aussi respecter ses engagements à l’égard de ses alliés : lorsque Washington prive de médicaments les enfants vénézuéliens, la Chine en livre aussitôt des dizaines de tonnes à Caracas. On sait bien ce que vaut la diplomatie des droits de l’homme à l’occidentale, et celle de la Chine soutient fort bien la comparaison.

Ce qui rend notre époque passionnante, c’est qu’elle voit le croisement périlleux du déclin américain et de la poussée chinoise. Nous sommes entrés dans une zone de turbulences dont il y a deux façons de sortir. La première serait une aggravation des tensions qui aurait pour effet de relancer la course aux armements. C’est la stratégie de Trump, et ceux qui le considèrent comme l’adversaire de « l’État profond » oublient qu’aucun président n’a mieux servi le complexe militaro-industriel. Mais cette militarisation des relations internationales ne mène nulle part. La guerre avec la Chine n’aura pas lieu, car elle signifierait la destruction mutuelle. Les États-Unis ne la font de préférence qu’à plus faible qu’eux, et même dans ce cas ils trouvent le moyen de la perdre. Cette stratégie ne mènera pas non plus à la paix, car la militarisation se fait toujours au préjudice du développement, et c’est ce qui risque de nourrir les conflits du futur.

L’autre façon de sortir de l’affrontement actuel, c’est de laisser le temps travailler en sa faveur. Ce sera évidemment la stratégie chinoise. Après tout, les bouledogues de Washington peuvent bien aboyer autant qu’il leur plaira. L’essentiel, c’est le mouvement qui s’effectue en profondeur, loin de cette agitation de surface chère aux démocraties, loin de cette politique-spectacle dont elles raffolent. Tandis que les Occidentaux sont aliénés au court terme, les Chinois excellent dans la gestion du temps long. Leur stratégie visera avant tout l’évitement du conflit de haute intensité. Elle n’empêchera pas l’expression des différends, mais elle inhibera leur dégénérescence en lutte armée. A quoi bon précipiter les choses, quand l’évolution du monde rogne les prérogatives d’un empire déclinant ? Cette stratégie du mûrissement compte sur « les transformations silencieuses », pour reprendre l’expression du philosophe François Jullien. Elle laisse lentement venir, au lieu de chercher à prendre un avantage immédiat. Sachant que le basculement du monde est irréversible, la Chine prendra son parti des crises de nerf d’États-Unis en perte de vitesse. Ce sera la longue patience du Dragon face à la vaine impétuosité de l’Aigle.

 

Bruno Guigue

Publié le 04/06/2020

Priscillia Ludosky – Marie Toussaint : « Nous voulons une justice libre, impartiale et indépendante »

 

par Barnabé Binctin, Vanina Delmas (site bastamag.net)

 

Elles mènent désormais leur combat en commun : Priscillia Ludosky, l’une des figures du mouvement des gilets jaunes, et Marie Toussaint, euro-députée écologiste, unissent leur force pour la justice sociale et environnementale. Une convergence ici qui fait écho aux mouvements de protestation qui montent ailleurs dans le monde. Entretien.

La première a lancé la pétition dénonçant les inégalités sociales de la taxe carbone qui a donné naissance au mouvement des gilets jaunes. La seconde est à l’origine de la pétition l’Affaire du siècle, avec l’association Notre affaire à tous, qui a lancé une action en justice climatique contre l’État français. Priscillia Ludosky et Marie Toussaint, aujourd’hui eurodéputée EELV, poursuivent leur combat pour la justice sociale et climatique en publiant Ensemble nous demandons justice, pour en finir avec les violences environnementales (éd. Massot, 2020). Une mise en commun de leurs observations et de leurs réflexions, articulées autour des témoignages de victimes et de militants : les populations tsiganes polluées suite à l’incendie de l’usine Lubrizol, les algues vertes en Bretagne, les boues rouges à Cassis, les ouvriers du bâtiment face au réchauffement climatique… Un « tour de France » des injustices sociales et environnementales qui dessine aussi une envie de créer un vrai contre-pouvoir citoyen.

Basta ! & Politis : Vous dénoncez l’opposition caduque entre gilets jaunes et gilets verts, c’est-à-dire entre social et écologie, et son instrumentalisation par « les productivistes, les lobbys, les forces de l’argent et les pouvoirs publics ». Mais la difficulté de ces mouvements à se rencontrer n’a-t-elle pas des causes plus profondes, au sein même de ces forces et mouvements politiques ?

Priscillia Ludosky : J’ai souvent entendu des personnes dire qu’elles préféraient d’abord remplir leur frigo et que, dans un second temps, elles verraient si elles peuvent acheter des produits bio. Cela reflète l’urgence, la détresse. On se focalise toujours sur ce qui manque dans le portefeuille, moins sur l’origine de ce manque. Mais, en creusant, on s’aperçoit que toutes ces personnes parlent aussi d’écologie : l’accès difficile à des produits sains, payer un loyer très cher et vivre à côté d’une usine, être malade à cause des rejets de cette même usine… Seulement, cela ne colle pas avec l’image de l’écologie construite au fil des années, restreinte au label bio ou à l’alimentation vegan. L’écologie, c’est faire partie d’un tout, vivre ensemble sur terre, avec l’animal et le végétal, et donc avoir droit à un environnement sain. Or, nous avons été tellement conditionnés à dissocier l’écologie du reste que c’est difficile de tout relier aujourd’hui. Ce livre décrit les luttes par la base, pour montrer à ceux qui n’en ont pas conscience qu’ils se questionnent déjà sur ces questions écologiques.

Marie Toussaint : Nos mouvements ont le même élan pour la justice sociale et environnementale. Ce lien a souvent été nié au cours de l’histoire. En Angleterre, au XVIIIe siècle, les paysans ont été sortis des campagnes pour densifier les villes et constituer une main-d’œuvre épuisable mais interchangeable pour les mines de charbon. Leur milieu de vie et leur culture ont été détruits pour les asservir. Parfois, les écolos ont contribué à ces mouvements : pour la création des grands parcs naturels aux États-unis, exportée ensuite en Amérique latine ou en Inde, une politique colonialiste a expulsé les habitants des territoires en considérant qu’ils n’avaient pas de valeur. Or, ceux qui voulaient défendre leur cadre de vie défendaient aussi la planète. On le voit encore aujourd’hui avec des luttes comme celle des Sioux contre l’oléoduc Dakota Access. En France, le collectif Front de mères se bat pour une bonne alimentation dans les cantines pour les enfants, mais aussi pour le bien de la planète.

Pourquoi avoir choisi de mettre le concept de « justice » au cœur de votre livre et pas celui des inégalités face à l’environnement et à la crise écologique ?

M. T. : Le mot « justice » est polysémique : il renvoie à la fois aux lois, aux tribunaux, à la police et à la justice sociale. Dans le livre, on dit notamment qu’on veut une justice libre, impartiale et indépendante. Dans la vallée de l’Orbiel, les habitants sont pollués à l’arsenic depuis des décennies, des ouvriers syndicalistes se sont mis en lutte pour dénoncer cela, ainsi que les problèmes liés à la mine de Salsigne et aux déchets accumulés là-bas. Or, leur seule chance de gagner quelque chose devant la justice, c’est ce qu’on appelle « le préjudice d’anxiété ». On a donc besoin de changer les lois, et les pratiques, car il y a beaucoup de restrictions pour saisir la justice. Puis beaucoup de difficultés à obtenir des réparations pour les victimes ! Les combats sur l’amiante, les pesticides, les algues vertes, etc. : ce sont des années de travail pour prouver les liens de cause à effet, prouver que c’est une maladie professionnelle… Nous avons besoin que soit reconnu – pas seulement en théorie – que l’environnement a des droits et que les citoyens ont des droits environnementaux.

P. L. : Les inégalités sont au cœur du sujet mais la vraie question est « comment les réduire ? ». Quels outils les citoyens peuvent-ils utiliser ? Les lois actuelles sont à degrés variables : si un citoyen lambda jette ses déchets ou s’il enfreint la loi, il est sanctionné ; en revanche, les grandes sociétés et les lobbyistes ne le sont pas toujours et parviennent à s’en sortir. C’est le nœud du problème. Au fil des récits de lutte, nous voyons se dessiner les mêmes schémas : l’absence de sanction pour non-respect des lois environnementales, le lobbying des grandes sociétés pour que les lois soient en leur faveur, notamment pour cacher leurs crimes environnementaux, avec toujours les mêmes organismes qui font barrage aux militants…

Quand on demande plus de lois et de sanctions, il faut aussi avoir un moyen de contrôle derrière, et en l’occurrence, virer ceux qui défendent toujours leur intérêt. Aujourd’hui, il n’y a pas d’outils de contrôle indépendant qui appartiennent aux citoyens, qui permettent d’empêcher les conflits d’intérêts. Il faudrait aussi faciliter l’accès aux documents pour les citoyens qui veulent vérifier des informations liées à un projet : c’est très important pour les militants qui se retrouvent face à une administration qui leur fait barrage, et qui doivent très souvent autofinancer des études indépendantes, notamment sur le plan sanitaire pour espérer peser.

Une autre victime en filigrane est le principe de précaution, qui devrait pourtant protéger les populations…

M. T. : Dans la loi, le principe de précaution a été une victoire « arrachée » mais personne ne veut vraiment l’appliquer. Ce principe, tout comme celui de pollueur-payeur, existe dans le traité de l’Union européenne mais quand on les utilise dans des actions en justice, ils ne sont jamais considérés comme des éléments prioritaires. C’est censé être reconnu mais, dans les faits, on observe que le principe de précaution est quasiment toujours tordu au service des puissants, même en France, pays plutôt bien loti.

P. L. : Dans l’Aude, les militants racontent que des décrets interdisent de cultiver les jardins partagés et qu’ils se sont habitués à ce que leurs légumes soient empoisonnés par les produits issus de l’exploitation minière du coin. Ce n’est pas normal de s’habituer à manger de l’arsenic dans ses tomates ! Quand les gens meurent à petit feu à cause de sociétés ayant déversé des produits toxiques dans l’environnement, ça pourrait relever du crime contre l’humanité. Et la justice devrait s’auto-saisir dès que notre environnement est menacé.

M. T. : Le cas des incinérateurs est très intéressant : l’étude montre que non seulement on installe des pauvres à côté des incinérateurs, mais on installe aussi des incinérateurs à côté des pauvres ! Et c’est la même chose pour les gens du voyage, les habitants des quartiers populaires depuis les années 1970 : on a détruit leur milieu de vie, et empêché l’accès à la nature. L’urbanisation ne doit pas signifier la destruction du cadre de vie de certaines personnes, toujours les mêmes, invisibilisées. Au contraire, il faut garantir l’accès à un environnement sain pour tous.

Vous racontez le scandale du chlordécone aux Antilles, les cas de leucose bovine à La Réunion, les projets miniers et l’orpaillage illégal en Guyane. Ces injustices environnementales sont-elles aussi post-coloniales, voire raciales ?

P. L. : Le chlordécone est un bon exemple de l’évolution des méthodes d’accaparement : on arrive, on asservit et on se sert, sans se soucier de la base, et cela perdure encore aujourd’hui. Après l’abolition de l’esclavage, on ne pouvait plus faire de sucre sans l’exploitation esclavagiste. Les grands propriétaires terriens se sont adaptés avec la monoculture de la banane tout en continuant d’exploiter les ouvriers, dans des conditions indignes : heures non déclarées, retraite minuscule et travail au contact de ce pesticide sans protection…

L’un des fils rouges, c’est le business, l’asservissement et la surproduction. La méthode d’exploitation, des gens comme de l’environnement, s’est simplement adaptée pour passer entre les mailles du filet. L’autre, c’est le profil des exploitants : les familles descendant des grands esclavagistes sont celles qui détiennent aujourd’hui la majorité des commerces dans les DOM-TOM. C’est un schéma qui se reproduit, se multiplie et évolue dans le temps : la colonisation, les pillages, l’esclavage, et cela prend désormais d’autres formes s’inscrivant dans le capitalisme : la version 2.0 de l’exploitation. Et encore, je pense qu’en Occident nous n’avons que la version édulcorée de ces pratiques.

M. T. : Ces injustices sont restées sans réparations et les inégalités perdurent. La distance est un facteur important : loin des instances décisionnaires principales, les projets se développent plus facilement. On ne va pas bloquer la Montagne d’or comme on a pu se rendre régulièrement à Notre-Dame-des-Landes… Et les préfets ont plus de pouvoir dans les territoires ultra-marins qu’en métropole, ce qui donne des situations d’illégalité invraisemblables : on interdit les forages en mer le long des côtes hexagonales, mais pas dans les DOM-TOM… Il est intolérable que des citoyens de la République, en fonction de leur lieu de naissance et de leur couleur de peau, n’aient pas accès à la même qualité d’environnement. Ce sont en effet des formes d’injustice et de racisme.

Le terme « classe sociale » n’apparaît pas, à aucun moment, dans votre livre : considérez-vous que c’est une lecture dépassée de la société que de raisonner en termes de classes sociales ?

P. L. : Je crois que cela n’a été un sujet de discussion à aucun moment pour Marie et moi ! Je pense que ça révèle qu’il n’y a pas de volonté de dissocier les profils des victimes…

MT : C’est vrai qu’on n’a pas travaillé à définir précisément de catégories sociales. Les gens à qui nous donnons la parole sont très différents, dans leur métier, leurs parcours et leurs modes de vie, mais ils représentent tous ceux que l’on considère souvent comme le « bas » de la société… On a donc plutôt opté pour la formule « eux contre nous », un peu comme Vandana Shiva parle du 1% contre le 99%, avec une proportion assez semblable : le « eux » visent au final un nombre très restreint de personnes.

Le « eux contre le nous », comme le « 1% contre le 99% », est certes une arme rhétorique intéressante, mais cette formulation binaire n’est-elle pas un peu limitée pour affronter la réalité ? Le mouvement des gilets jaunes a montré qu’il était complexe, hétérogène, habité par des représentations politiques très différentes… Diriez-vous que c’est un sentiment de « révolte » qui lie toutes ces personnes ?

P. L. : Votre question sur la « classe sociale » est intéressante, car, pour moi, il est important que les gens ne se sentent pas catégorisés… Au contraire même, on devrait plutôt sentir que les rôles se sont inversés : ce sont eux qui pointent ce qui ne va pas, eux qui disent comment on est censé vivre et ce qu’est une société plus juste, eux finalement qui donnent des leçons à la place de ceux qui leur en donnaient habituellement. On a souvent mis les « 1% » sur un piédestal, en créant l’envie de leur ressembler. Cela a pu générer du complexe d’infériorité, le fait de ne pas oser se battre, dénoncer certaines choses parce qu’on n’avait pas les mêmes moyens financiers ou logistiques, ou parce que qu’on ne pensait pas avoir la légitimité de s’exprimer en dehors des votes. Notre idée est de renverser cette vision des choses, et de montrer que les vrais responsables sont très peu nombreux, en réalité.

Vous incarnez deux postures politiques très différentes, qu’on peut également avoir tendance à opposer. Priscillia, vous avez notamment défendu des formes de démocratie beaucoup plus directe, avec le référendum d’initiative citoyenne (RIC) par exemple. Qu’est-ce que cela vous fait de travailler en collaboration avec une parlementaire, qui endosse donc un mandat de représentation que vous avez pu dénoncer par le passé ?

P. L. : Je trouve le parcours de Marie très intéressant. Chez les gilets jaunes, certains aussi ont fini par se dire : « J’ai tout fait, les actions de blocage et de désobéissance civile, etc., depuis des années, mais ça ne fonctionne pas… » Ils ont cru qu’avec le mouvement des gilets jaunes il y aurait du changement, ils ont été déçus et ont donc décidé de franchir le pas d’aller en politique, pour passer dans un cadre où ils seraient peut-être plus entendus. Personnellement, je ne m’inscris pas dans ce cadre, en tout cas pas maintenant. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de pouvoir apporter ma pierre un peu partout… mais pas n’importe où ! Je considère qu’il faut contribuer à créer du débat, à donner l’envie aux gens de se battre face à des injustices. Avec toujours, selon moi, le même objectif : réduire les inégalités !

M. T. : On avait déjà porté des projets ensemble, comme celui de la Convention citoyenne pour le climat. De mon côté, je vois que le Parlement européen n’est pas un endroit où il y a beaucoup de pouvoirs – et où, par ailleurs, la plupart de mes collègues sont complètement coupés de ce qui se passe dans la société. J’ai beau m’inscrire dans le cadre politique, je pense qu’on a, avec Priscillia, une volonté commune de dire qu’on a besoin d’une démocratie beaucoup plus « remontante ». Je ne sais pas si on a le même horizon idéal sur ce que devrait être une « bonne » démocratie, mais en tout cas on partage la même analyse sur la nécessité de chambouler les structures représentatives, inefficaces aujourd’hui !

C’est par ailleurs une forme de « convergence » qui semble dans l’air du temps – comme on peut la voir avec le « plan de sortie » mené conjointement par la CGT, Greenpeace et Attac, par exemple.

M. T. : Je pense que Priscillia et le mouvement des gilets jaunes ont une grande responsabilité dans ce mouvement de convergence. Le mouvement écolo parlait déjà de justice sociale avant, bien sûr, mais ça restait un peu en l’air. Depuis, on voit vraiment des coopérations se développer avec les syndicats, des marches se faire ensemble – comme celle menée avec Assa Traoré, le 15 mars dernier. Ce sont des moments forts, importants.

P. L. : Tout au long de 2019, il y a eu des actions communes et des collaborations un peu inédites. Avec Marie, on s’est rencontrées à la Base, un lieu à Paris réunissant les militants, c’est très symbolique. Ce livre reflète les transversalités qui se multiplient, les envies de sortir du traditionnel cloisonnement des luttes. Celui-ci est nécessaire pour acquérir de l’expertise, apprendre à défendre un sujet précis. Mais unir nos forces entre luttes devient vital quand on se rend compte qu’on a toujours les mêmes responsables face à nous. Cela permet aussi de se nourrir de l’expertise, de l’énergie des autres et d’adresser son propre message à de nouvelles personnes. C’est aussi comme ça que nos combats entrent dans plus de foyers.

 

Recueillis par Barnabé Binctin (Basta !) et Vanina Delmas (Politis)

Publié le 03/06/2020

Le Défenseur des droits dénonce la discrimination systémique pratiquée par la police

 

Par Pascale Pascariello (site mediapart.fr)

 

Dans une décision du 12 mai, le Défenseur des droits dénonce des contrôles et des violences policières discriminatoires systémiques. Ces faits relèvent d’un système mis en place par la hiérarchie policière, visant délibérément des jeunes qualifiés d’« indésirables » dans un quartier du XIIe arrondissement de Paris. 

  Voilà une décision décisive non seulement pour un collectif de jeunes d’une cité parisienne, mais pour l’ensemble des quartiers populaires qui subissent régulièrement des pratiques policières similaires de harcèlement discriminatoire. 

Les « indésirables ». C’est par ce qualificatif que, dans une cité du XIIe arrondissement de Paris, des fonctionnaires de police désignaient dans les registres de mains courantes de jeunes Français issus de l’immigration. Selon le Défenseur des droits Jacques Toubon, les contrôles d’identité répétés et abusifs, ainsi que les violences commises à leur encontre, relevaient non pas d’initiatives individuelles mais d’un système, d’une « discrimination systémique ». Il demande dès lors à la justice « d’interroger le ministre de l’intérieur sur la justification […] de telles violations », sur ce « harcèlement discriminatoire » mis en place.

Pourtant, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner réfutait encore le 24 mai toute pratique policière discriminatoire. Des déclarations aujourd’hui largement remises en question par cette décision du Défenseur des droits.

Comme nous l’avions révélé (à lire ici et ), une douzaine de policiers du Groupe de soutien des quartiers (GSQ), surnommés les « tigres » en référence à l’écusson cousu sur leur tenue, ont, des années durant, contrôlé en permanence et sans motif valable des jeunes âgés de 14 à 23 ans. 

Ces contrôles discriminatoires et abusifs s’accompagnaient de propos racistes, d’agressions physiques et de transferts injustifiés au commissariat. En décembre 2015, dix-huit de ces jeunes ont déposé plainte, notamment pour « violences aggravées », « agressions sexuelles aggravées », « séquestrations et arrestations arbitraires » et « discrimination ». Compte tenu du caractère systématique de ce harcèlement, les victimes ont tenu à concentrer en une seule plainte l’ensemble des faits subis entre 2013 et 2015. 

Après avoir obtenu, en avril 2018, la condamnation à des peines de prison avec sursis pour violences aggravées de trois policiers (ces derniers ont fait appel), ces mêmes jeunes ont assigné le ministre de l’intérieur et l’agent judiciaire de l’État pour « faute lourde », en l’occurrence des faits de « harcèlement discriminatoire » (à lire ici)

Dans le cadre de cette procédure, le Défenseur des droits a été saisi en qualité de « amicus curiae », « ami de la cour », personne qui n’a aucun lien avec les parties et qui apporte une expertise objective susceptible d’aider les juges. 

Dans sa décision rendue le 12 mai, le Défenseur des droits rappelle que, « sur instructions de la hiérarchie, des opérations de patrouille ont été mises en place ayant pour objectif de repérer les regroupements de jeunes et de les “évincer”, c’est-à-dire de leur demander de quitter les lieux lorsque des nuisances de type tapage », par exemple, étaient constatées. 

Mais, en pratique, ces « contrôles d’éviction » accompagnés de « palpations, de fouilles et de conduites au commissariat » concernaient toujours les mêmes jeunes d’origine maghrébine et africaine, qualifiés « d’indésirables ». Souvent immotivés, ces contrôles se produisaient « en dehors du cadre légal ». 

« Si certains fonctionnaires de police affirmaient que cela faisait suite à des nuisances constatées, rapporte le Défenseur, plusieurs déclaraient également qu’ils pouvaient agir dans un cadre préventif. » 

Exemple : pour pouvoir le contrôler et procéder à plusieurs vérifications, dont celle de son portable, des policiers ont prétexté qu’un jeune qui écoutait de la musique avait proféré une insulte à leur passage. In fine, ces pratiques « ne reposent sur aucun fondement légal ni objectif ». 

Des téléphones vérifiés, voire parfois détruits, des injures racistes, ainsi que des transports tout aussi abusifs au commissariat. Comme nous l’avions relaté, certains policiers insultent ces mineurs de « sale singe », de « sale Noir », de « chien » ou encore de « babines de pneu »

La violence est également physique. Certains de ces jeunes reçoivent des coups de matraque, d’autres des coups de poing, et parfois certains sont victimes de palpations dérivant vers des agressions sexuelles. Reconnaître leur caractère répété et organisé, c’est « remettre en cause des pratiques professionnelles qui les génèrent comme étant discriminatoires », en l’occurrence celle de la police. Concernant les conduites au poste, « l’enquête menée par l’IGPN a révélé que ces pratiques n’entraînaient jamais la mise en œuvre de la procédure de vérification d’identité, prévue par l’article 78-3 du code de la procédure pénale ». Ce manquement n’est pas sans conséquence : il empêche de facto tout contrôle a posteriori du bon déroulement des opérations.    

Mais le constat du Défenseur des droits ne s’arrête pas là. « Encouragé[es] par les consignes transmises par la hiérarchie », ces pratiques d’éviction quotidiennes ont créé « un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant », c’est-à-dire un « harcèlement discriminatoire »

Le Défenseur des droits conclut qu’il s’agit là non pas de pratiques isolées, mais d’un système discriminatoire. Il rappelle qu’une discrimination est définie comme systémique « lorsqu’elle relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non »« conscientes et inconscientes, directes et indirectes »

« Aujourd’hui, les nombreux constats de l’existence de différences de traitement liées à l’origine dans les relations police-population ne sont plus à présenter », déplore-t-il encore, avant de demander au juge « d’interroger le ministre de l’intérieur sur la justification de telles violations encouragées » par la hiérarchie policière. 

Le  ministère de l’intérieur et la préfecture de police de Paris n’ont pas souhaité répondre aux questions de Mediapart. Aucune information, non plus, sur les mesures administratives prises à l’encontre des policiers incriminés, ou sur celles pour faire cesser ce système discriminatoire. 

Selon Slim Ben Achour, avocat du collectif de jeunes, « une telle décision est fondamentale et historique. C’est la première fois qu’une instance étatique comme le Défenseur des droits reconnaît un système discriminatoire, et cela au sein de la police ». Il regrette que dans le cadre de cette assignation, la seule réponse de l’État se réduise pour l’instant à une « non-réponse, puisqu’il réfute toute discrimination. Il évite d’aborder la notion de système. Il n’en dit rien et finalement ne répond pas ».

« Il est difficile d’engager la responsabilité de l’État dans les pratiques policières, tout comme la responsabilité individuelle des policiers, poursuit Slim Ben Achour. Mais là, cette décision soulève la responsabilité collective et elle peut être déterminante dans le combat que mènent de nombreux jeunes dans les quartiers pour faire cesser le harcèlement discriminatoire, ainsi que les discriminations institutionnelles qu’ils subissent des policiers. »

Publié le 02/06/2020

Deuxième phase du déconfinement scolaire

 

(site politis.fr)

 

Réouverture de toutes les écoles, annulation de l’oral de français, retour en classe des lycéen·nes… Les personnels pédagogiques se préparent à la mise en œuvre de la deuxième phase du déconfinement. Une organisation qui se déroule toujours autour de nombreuses inconnues.

I l y a les éléments de langage, et il y a la réalité du terrain ». Pour Brendan Chabannes, cosecrétaire général de SUD Éducation, il est à peu près clair que l’ensemble des annonces gouvernementales ne pourront être appliquées et effectives dès demain.

En théorie, toutes les écoles primaires doivent rouvrir à compter du mardi 2 juin afin que « toutes les familles qui le souhaitent » puissent « scolariser leurs enfants au moins une fois sur une partie de la semaine », précise le plan de déconfinement de l’Éducation nationale. Des mesures qui risquent toutefois de s’appliquer difficilement dans les établissements du premier degré, où seuls 22% des élèves ont été accueillis depuis le 11 mai.

Côté collège, en zone verte, l’objectif est de garantir un accueil à tous les élèves, quel que soit leur niveau. En zone orange (1), la priorité est donnée aux collégien·nes de sixième et de cinquième, le retour des élèves des autres niveaux étant possible « si les conditions matérielles sont réunies ».

Fermés jusqu’à présent, les lycées en zone verte pourront accueillir tous les élèves d’au moins un niveau – ou plus, selon les situations locales. En zone orange, les lycées professionnels devraient ouvrir pour les élèves « qui ont besoin de certifications professionnelles (CAP, bac pro, etc.) », tandis que les élèves des établissements d’enseignement général et d’enseignement technologique seront convoqués pour des entretiens individuels – ou par petits groupes de travail – « pour faire un point sur le suivi de leur scolarité, le projet d’orientation et le suivi de Parcoursup ».

Une mesure encore très floue dont devront se saisir les personnels pédagogiques. « Je pense que le principal intérêt est de pouvoir nous entretenir avec les élèves qui vont devoir passer les oraux de rattrapage en septembre pour travailler avec eux les disciplines qu’ils vont devoir reprendre », suppose Frédérique Rolet, secrétaire générale du SNES-FSU. « Des entretiens qui seront sûrement à la charge des personnels de vie scolaire ou des professeurs principaux, étant donné le manque de conseillers d’orientation et de psychologues de l’Éducation nationale », rebondit Brendan Chabannes.

Désorganisation et inégalités

Communiquées le 28 mai, les mesures concernant la deuxième phase du déconfinement « sont assez anxiogènes puisque l’on sait que, dans les lycées par exemple, cela ne devrait concerner qu’entre 10% et 20% des effectifs si l’on veut un accueil serein, dans le respect du protocole sanitaire, continue le syndicaliste, enseignant de français dans un lycée professionnel à Amiens. Ça met la pression à tout le monde pour des objectifs qui ne peuvent être atteints. »

Comme dans les écoles et les collèges, le retour en classe des lycéen·nes devrait donc s’échelonner sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines. « Dans mon établissement par exemple, la commission hygiène et sécurité n’est prévue que le 4 juin, et le conseil d’administration se tiendra dans la foulée, continue Brendan Chabannes. Les élèves ne seront donc sans doute pas de retour avant le 9 juin. »

Entre autres problématiques sanitaires, la question des masques mine toujours une partie du monde enseignant dans le secondaire. Car si le matériel de protection doit être fourni par l’employeur aux personnels de l’Éducation nationale, les masques pour les élèves restent à la charge des familles. Une réalité qui n’est pas la même selon les territoires et les établissements, qui ont parfois constitué des stocks de leur côté, rappelle Frédérique Rolet, qui plaide pour la gratuité et la distribution des masques à tous les élèves qui seront de retour à l’école.

Évaluation en temps de confinement

Autre mesure : l’annulation des épreuves orales de français pour les élèves de première. Une victoire pour une grande partie des enseignant·es qui la réclamait depuis plusieurs semaines. Mais certaines méthodes d’évaluations sèment encore le trouble. « Officiellement, les élèves ne sont pas évalués sur le troisième trimestre et ce sont les notes des premier et deuxième trimestres du contrôle continu qui prévaudront, explique Brendan Chabannes. Cependant, la circulaire du 4 mai indique que les enseignant·es restent libres de donner des notes et de les inscrire sur les bulletins scolaires, coefficientées 0.»

Des appréciations qui pourraient être prises en compte par les jurys des classes à examens, qui se baseront notamment sur le livret scolaire pour se prononcer sur une revalorisation au point supérieur de la note finale dans le cadre de l’obtention du diplôme. « Nous nous opposons à toutes mentions relatives à ce qui a pu être fait par les élèves durant le confinement puisque beaucoup d’élèves n’ont pas pu participer à la continuité pédagogique pour des raisons indépendantes de leur volonté : difficultés d’accès à internet ou à un poste de travail, problématiques sociales et familiales, etc. »

Des perspectives « inquiétantes » pour septembre

Soucieuse de préparer la rentrée de septembre dès aujourd’hui, Frédérique Rolet, du SNES-FSU, s’inquiète toutefois de voir la machine se mettre en route sans concertation avec les organisations syndicales et les fédérations de parents d’élèves. « Il semble que le ministère n’envisage pas de nous consulter avant la mi-juin, souligne la secrétaire générale. Pour l’instant, nos discussions ne sont pas du tout formalisées alors que la Dgesco (2) a déjà mis en place un groupe de travail, avec quelques recteurs, pour travailler sur des scénarios à mettre en place pour septembre, notamment la poursuite d’un “enseignement hybride”. »

D’après Frédérique Rolet, trois pistes thématiques d’aménagements sont en effet à l’étude dans le cadre de cette rentrée, développées autour du numérique, du dispositif Sport-Santé-Culture-Civisme (2S2C), et « de l’affaiblissement des réglementations nationales au profit du local. »

« On voit bien que Blanquer veut profiter de ce qui s’est passé durant la crise sanitaire pour développer l’enseignement numérique, constate le syndicaliste, craignant un glissement vers des remplacements de profs en arrêt maladie par de l’enseignement à distance. Mais nous avons plusieurs points d’inquiétude et de vigilance autour de l’accès, très inégal, aux outils numériques, de la portée didactique de ce type d’enseignement ou relatif à la formation des enseignant·es. »

Par ailleurs, le dispositif des 2S2C, initialement créé dans le cadre de la première phase du déconfinement des élèves, pourrait se voir intégré plus longuement sur le temps scolaire. Ce programme permet aux collectivités territoriales et aux associations de proposer des activités culturelles et sportives aux élèves qui ne pourraient, sur du temps scolaire, accéder à l’enseignement en présentiel.

Dans un communiqué, le SNES-FSU alerte quant à ce possible « outil de démantèlement » qui pourrait amener à la « déscolarisation » de certaines disciplines scolaires, comme l’éducation musicale et artistique ou l’éducation physique et sportive (EPS) : « Ces disciplines font partie intégrante de la culture commune et doivent être enseignées par des professeur·es formé·es dans le cadre du service public d’éducation. Si, dans la période, proposer des activités aux élèves qui ne pourraient avoir accès aux établissements en raison des contraintes du protocole sanitaire peut avoir du sens, la proposition du ministre pose de nombreux problèmes et n’est pas acceptable en l’état. Elle demande une poursuite de la réflexion avec l’ensemble de la communauté éducative en vue de préciser ses objectifs et son cadrage. »

 (1) En zone orange : Île-de-France, Guyane et Mayotte

(2) Direction générale de l’enseignement scolaire

 

par Chloé Dubois

Publié le 01/06/2020

La majorité présidentielle rejette la création d’un Pôle public du médicament

 

Par Rozenn Le Saint (site mediapart.fr)

 

Face aux pénuries révélées par la crise du Covid-19, La France insoumise propose la création d’un établissement public qui gèrerait les stocks et produirait les remèdes manquants. Les députés LREM l’ont rejetée en commission et demandent de simples rapports. L’idée sera soumise au vote le 4 juin.

Une première occasion de joindre la parole aux actes a été manquée le 27 mai. Les députés de la majorité présidentielle ont évacué la proposition de La France insoumise (LFI) de créer un Pôle public du médicament dans le but d’éviter de futures pénuries, en commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Une chance de se rattraper se présente ce mercredi 4 juin : la proposition, aujourd’hui vidée de sa substance, sera discutée, peut-être retravaillée et votée dans l’hémicycle en séance publique.

L’annonce très « America first » du PDG de Sanofi, le 13 mai, avait agité l’exécutif français. Paul Hudson expliquait que le fleuron pharmaceutique tricolore donnerait la priorité aux Américains pour les premières commandes d’un éventuel vaccin contre le Covid-19 produit sur leur territoire pour récompenser les États-Unis de l’investissement de leur ministère de la santé dans son aide à la recherche (lire aussi La France délaisse la course au vaccin contre le Covid-19).

« Il est nécessaire que ce vaccin soit un bien public mondial, extrait des lois du marché », avait répliqué Emmanuel Macron. Au cours de cette crise sanitaire, les ministres ont souvent rappelé l’importance de « retrouver de la souveraineté et de l’autonomie, et de lancer une réflexion pour relocaliser la production nationale de médicaments », comme l’admettait le ministre de la santé, Olivier Véran, le 19 avril, par exemple.

À quand le passage de la réflexion à l’action ? Au plus fort de la crise du Covid-19, les tests de dépistage et les médicaments vitaux pour les patients Covid-19 en réanimation ont cruellement manqué. En cas de pandémie, tel que l’imaginent les députés du parti de Jean-Luc Mélenchon, le Pôle public du médicament aurait les moyens de les produire pour subvenir aux besoins de la population. Il serait aussi chargé de « garantir l’approvisionnement d’une réserve stratégique de médicaments essentiels » et « d’assurer que le stock national de médicaments soit suffisant pour faire face aux demandes de toute nature ».

« Quand j’entendais toutes ces paroles, j’imaginais que le fameux “monde d’après” allait arriver. Dommage », a lâché la députée LFI de Meurthe-et-Moselle et rapporteure du texte Caroline Fiat, dégoûtée au terme de l’examen du texte en commission parlementaire. La proposition en ressort désossée : sa colonne vertébrale, la création d’un établissement public de recherche et de production des remèdes, a été éjectée en 45 minutes.

Caroline Fiat, député La France insoumise, janvier 2020 © Ludovic Marin / AFP

Pendant la crise, cette aide-soignante de profession a en parallèle prêté main-forte à l’hôpital. « Avec le Pôle public du médicament, en tant que soignants, nous n’aurions plus à subir les conséquences des ruptures de stock en série, en cherchant des médicaments de substitution quand l’habituel n’est plus disponible. Et tout ça parce que l’industrie pharmaceutique ne le produit plus, car elle estime qu’il ne rapporte plus assez ! Les soignants et les patients sont sacrifiés », se désole-t-elle.

Pour toute réponse, Audrey Dufeu Schubert, députée LREM, a estimé que la création de ce service public du médicament ne « [répondait] pas à l’enjeu ». Elle a cité les solutions déjà enclenchées en brandissant la feuille de route annoncée en juillet 2019 par le ministère de la santé pour lutter contre les pénuries de médicaments. Une des actions envisagées vise à « réfléchir à la pertinence et la faisabilité de la mise en place d’une solution publique permettant de sécuriser l’approvisionnement en MITM [médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, qui sont vitaux pour les patients – ndlr] ».

Pour l’heure, la Direction générale de la santé (DGS) ne nous a pas fait part de l’état d’avancement de cette réflexion, ni de la date de publication prévue du rapport de Jacques Biot sur les pénuries de médicaments, rapport également « attendu » par Audrey Dufeu Schubert. Initialement commandé pour une remise en décembre 2019, la DGS indiquait le 28 janvier 2020 à Mediapart qu’il était « en cours de finalisation ».

En attendant, donc, LREM a fait remplacer l’article proposant de créer un Pôle public du médicament du texte de LFI par la demande de deux nouveaux rapports sur le sujet… Un « frondeur », Aurélien Taché, avait annoncé quitter le parti présidentiel le 17 mai, dans le Le JDD, déplorant que « l’ouverture » du parti ne se soit « faite que vers la droite », pour devenir membre d’Ecologie démocratie solidarité. Il s’est lui aussi contenté de demander un énième rapport, cette fois sur l’impact des incitations fiscales à la recherche et à la production.

Et ce, en réponse à un article de la proposition de loi rejeté, qui suggérait que pour financer le Pôle public du médicament, il faudrait supprimer le crédit impôt recherche (CIR) et rediriger l’argent qui lui est aujourd’hui dévolu vers le nouvel établissement. « En dix ans, Sanofi a reçu, sans aucun contrôle, 1,5 milliard d’euros au titre du CIR. Dans la même période, le laboratoire a supprimé plus de 2 800 postes de recherche », appuie l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.

Son cofondateur, Jérôme Martin, peste : « La majorité présidentielle ne fait déjà que cela, demander des rapports quand il faut agir. Un groupe qui a mis en scène son départ de LREM pour préparer un “jour d’après” ne propose pas mieux. Ces députés qui ont rejeté le cœur du texte font semblant d’avoir compris ce qui s’est passé pendant la crise. Ils auront à rendre des comptes à la prochaine grosse pénurie de médicaments. L’irresponsabilité politique a ses limites ! »

Un appel de la société civile à soutenir la création d’un pôle public du médicament

Le 29 mai, l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament a lancé un appel commun avec des ONG comme Oxfam, des associations de défense de patients telles que Act Up ou l’Apesac, des syndicats comme la CGT ou SUD Chimie, le collectif de soignants Inter-Urgences et des chercheurs pour soutenir cette proposition de créer un Pôle public du médicament.

« Une réelle planification sanitaire doit être mise en place et doit être accompagnée d’une production publique locale du médicament : pour approvisionner notre marché national à hauteur des besoins, mais également pour envisager une coopération européenne et internationale essentielle à un accès réellement universel », énonce l’appel. Ces militants espèrent encore un électrochoc d’ici au vote de l’ensemble des députés le 4 juin.

Le rapport de Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique, devait déjà répondre à bon nombre de questions anciennes mises sur le devant de la scène pendant la crise sanitaire. Dans sa lettre de mission que Mediapart a pu consulter, le premier ministre attend de lui qu’il étudie « les incitations et moyens pouvant être proposés à la relocalisation en France ou en Europe de la fabrication de certains médicaments et principes actifs dont l’approvisionnement ne serait pas suffisamment sécurisé ».

La source du problème de ces pénuries est connue depuis longtemps : les premières étapes de leur fabrication ont stratégiquement été délocalisées par l’industrie pharmaceutique en dehors de l’Europe, accentuant notre dépendance, essentiellement vis-à-vis de l’Asie, de la Chine et de l’Inde, en particulier.

Les députés du MoDem et de Les Républicains (LR) se sont alignés sur la position de la majorité présidentielle lors de la présentation du texte de LFI. Les parlementaires LR ont même repris l’argumentaire classique du lobby des entreprises du médicament, le Leem : « Rogner les prix du médicament année après année n’est pas de nature à résoudre les choses », ont soutenu Bernard Perrut et Gilles Lurton, à l’unisson. Ce dernier a insisté : « Cela incite l’industrie pharmaceutique à s’exiler dans les pays où la main-d’œuvre est moins coûteuse. »

« Nous disons stop aux pénuries, il faut que l’on soit autonomes tout le temps. Quand il arrive une crise comme [celle que] nous avons connue, on ne peut plus compter sur les autres pays et on se retrouve le bec dans l’eau », argumente encore Caroline Fiat. Son collègue de LFI, Adrien Quatennens, souligne aussi : « Cette crise est révélatrice d’un problème ancien. Le Pôle public du médicament permettrait de produire les molécules indispensables, dont nous pouvons avoir besoin tout le temps. »

Pierre Dharréville, député de la Gauche démocrate et républicaine, soutient également la création d’un Pôle public du médicament, mais toutes les initiatives législatives passées de son parti ont échoué. Il a d’ailleurs dans ses tiroirs une nouvelle proposition de loi créant un tel service public du médicament : « Pour assainir le marché, il faut un acteur public », assure-t-il. « Le Pôle public du médicament, en tant qu’alternative de production, permettrait de fournir les hôpitaux quand ils sont en carence et servirait à mettre la pression sur l’industrie pharmaceutique, notamment sur les prix », soutient quant à elle Sandrine Caristan, adhérente à SUD Chimie.

La crise du Covid-19 a fait sortir de l’ombre le combat du personnel de l’usine de façonnage de médicaments Famar de Saint-Genis-Laval, près de Lyon, en redressement judiciaire (lire aussi Des ministères aux affaires : les folles manœuvres du conseiller Supplisson). « Famar pourrait être un bon point de départ d’un Pôle public du médicament si l’État se portait acquéreur et reprenait l’outil de production ainsi que les salariés, au savoir-faire précieux », suggère alors Pierre Dharréville.

Toujours concernant le rapport attendu de Jacques Biot, Édouard Philippe lui avait demandé d’expertiser « la pertinence d’une solution mixte public-privé pour la production de certains médicaments anciens, en cas de pénurie avérée ». « À cette fin, vous analyserez notamment les expériences étrangères et spécifiquement aux États-Unis », précise la lettre de mission. Outre-Atlantique, Civica RX, une fondation à but non lucratif regroupant 1 200 hôpitaux américains, las des ruptures de stock à répétition, produit ainsi ses propres génériques, les copies des remèdes « de marque ».

Le Pôle public du médicament pourrait fabriquer ces « anciens » médicaments, ceux qui ne sont plus protégés par un brevet, pour lesquels le laboratoire premier producteur ne jouit plus d’un monopole. Ce sont généralement ceux qui se retrouvent en rupture de stock, abandonnés par l’industrie pharmaceutique, qui les juge insuffisamment rentables dès lors que les prix diminuent avec l’arrivée de la concurrence des génériques.

La proposition de loi initiale envisageait aussi que le Pôle public du médicament puisse produire de nouveaux remèdes, toujours protégés par un brevet. Et ce, en facilitant le recours à la licence d’office. Elle consiste à suspendre l’effet de monopole d’un brevet et à permettre à d’autres fabricants de produire et de fournir le produit. Le dispositif existe déjà depuis 1992 dans l’arsenal législatif hexagonal s’agissant du médicament « si l’intérêt de la santé publique l’exige ». Mais cette arme n’a jamais été dégainée en France.

« Les États peuvent s’approprier un médicament considéré comme stratégique pour servir l’intérêt public, en cas de pénurie ou de prix demandés exorbitants, explique Alain-Michel Ceretti, administrateur de France assos santé. Marisol Touraine avait menacé de le faire quand les fabricants de traitement pour l’hépatite C exigeaient des tarifs trop élevés. C’est une bombe atomique. Dans les négociations, il faut être crédible. Si vous avez dans votre manche un atout que vous ne sortez jamais, vous n’êtes plus crédible », se désole-t-il. La proposition de loi prévoit un élargissement de ce mécanisme aux dispositifs médicaux comme les essentiels tests de dépistage du Covid-19 : cette partie-là du texte, et c’est bien la seule, a été adoptée en commission parlementaire.

Le 19 mars, en pleine crise du Covid-19, Israël a fait usage de la licence d’office. Il s’agissait de fabriquer des copies d’un médicament contre le VIH testé en combinaison avec d’autres produits comme traitement contre le coronavirus, le Kaletra, commercialisé par Abbvie. « Dès le 20 mars, Abbvie a informé le Medicines Patent Pool [une organisation internationale de santé publique qui vise à améliorer l’accès aux traitements – ndlr] qu’il renonçait dans le monde entier à toute mesure qui empêcherait la fabrication de génériques du Kaletra, même s’il était toujours sous brevet ! Cela donne un ordre d’idée du pouvoir de la licence d’office », relate Ellen’t Hoen, experte hollandaise en politique du médicament et en propriété intellectuelle.

L’outil pourrait être particulièrement bienvenu en cas de découverte d’un traitement efficace contre le Covid-19 ou d’un vaccin, du fait de l’explosion prévisible de la demande. « Ce que nous avons vu par le passé, avec la grippe H1NI par exemple, c’est que les pays riches ont passé d’importantes commandes de vaccins, à tel point qu’il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Les pays en développement et les plus pauvres sont passés à côté. Cela ne peut plus arriver », plaide Ellen’t Hoen. D’autres pays ont aussi adopté des mesures facilitant l’usage de la licence d’office dans le contexte de crise du Covid-19, comme l’Allemagne, le Canada, le Chili ou l’Équateur.

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