PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

    mise en ligne le 18 mars 2024

« Choc des savoirs »
et groupes de niveau : l’arrêté publié au Journal officiel, les syndicats dénoncent des mesures « iniques »

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de cacophonie entre Gabriel Attal et sa ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, l’arrêté imposant la création de groupes de niveau au collège en français et en mathématiques, a été publié au Journal officiel, le 17 mars. Malgré une souplesse affichée, les syndicats continuent de dénoncer des « mesures iniques » et appellent à faire de la mobilisation nationale du 19 mars l’occasion d’un rejet massif du « choc des savoirs ».

L’expression a disparu des textes, mais l’esprit est bien le même, acté noir sur blanc dans le Journal officiel. Après plusieurs semaines de cacophonie ministérielle, sur fond de désaccords entre le premier ministre et sa ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, et malgré le rejet unanime des syndicats, la réforme dite des « groupes de niveaux » au collège voulue par Gabriel Attal a été officialisée dans la nuit du samedi 16 mars au dimanche 17 mars.

Ce nouvel arrêté prévoit ainsi, dès la rentrée prochaine, un regroupement des élèves de sixième et de cinquième dans des « groupes (…) constitués en fonction des besoins des élèves identifiés par les professeurs » en français et en mathématiquesLa généralisation aux élèves de quatrième et troisième est prévue pour la rentrée 2025. Exit donc la notion explicite de « groupes de niveau », qui a cristallisé la colère des représentants syndicaux. Mais, dans les faits, le résultat sera le même, l’arrêté prévoyant quelques lignes plus loin que « les groupes des élèves les plus en difficulté bénéficieront d’effectifs réduits ».

Tour de passe-passe lexical

Un tour de passe-passe qui n’a pas trompé les syndicats. Le Snes-FSU, syndicat le plus représentatif du second degré, qui a réagi dès la parution de l’arrêté, continue de pointer « des mesures iniques », comme lors du Conseil supérieur de l’Éducation (CSE) du 8 février où leurs amendements à la réforme dite « choc des savoirs », dans laquelle s’inscrit cette mesure, avaient été systématiquement rejetés par l’exécutif.

L’organisation voit dans les concessions et la souplesse affichées, à savoir notamment la possibilité offerte aux directions d’établissements de permettre, durant une période allant d’« une à dix semaines dans l’année » de sortir de ce dispositif et de regrouper les élèves dans leur classe de référence pour ces enseignements, un nouvel exemple de « dérégulation ».

« Comme à chaque réforme néolibérale, l’organisation est renvoyée au local. Derrière la « souplesse » affichée, c’est en fait une dérégulation supplémentaire, chaque établissement pouvant adopter une organisation différente des autres », s’est insurgée l’organisation dans ce communiqué. Et le syndicat de pointer les multiples entraves rendant inapplicable une telle « souplesse » : « Comment organiser des retrouvailles d’élèves en classe entière s’il y a des groupes surnuméraires ? », « Quel enseignement dispenser face à des élèves qui auront vu des méthodes et des éléments du programme différents selon leur groupe ? », « Quel sort sera réservé aux professeur·es des regroupements surnuméraires sans élèves pendant ces périodes ? »

Au-delà de la méthode, les syndicats dénoncent l’esprit même de cette mesure, derrière les circonvolutions lexicales. Dans les colonnes de L’Humanité, le sociologue Pierre Merle, spécialiste des politiques éducatives et de la ségrégation scolaire, l’avait ainsi résumé : « Les groupes de niveau sont un équivalent moderne du bonnet d’âne. »

Classe préparatoire à la classe de seconde

D’autres mesures ont également été déclinées dimanche dans le Journal officiel. À commencer par un décret sur le redoublement, qui sera désormais, dans les écoles primaires (écoles maternelles et élémentaires), « décidé » par le conseil des maîtres et non « plus proposé » aux familles, qui devront opposer un recours dans un délai de quinze jours en cas de refus.

Autre « innovation », concernant cette fois le secondaire : la création d’une « classe préparatoire à la classe de seconde », destinée à « consolider les acquis du cycle des approfondissements » pour les élèves qui n’auront pas eu leur brevet en fin de troisième (dont l’obtention conditionnera désormais le passage en seconde).

Autant de mesures qui, selon les syndicats, ne feront qu’accroître le gouffre séparant les élèves des classes populaires et ceux des classes plus favorisées. À la veille de la mobilisation nationale prévue le 19 mars, le Snes-FSU appelle les personnels de l’Éducation nationale à exprimer de façon massive leur opposition « à cette réforme et ses conséquences désastreuses pour les élèves et les personnels ».


 

   mise en ligne le 17 mars 2024

Mort au travail : les syndicats
se mobilisent pour enrayer cette « hécatombe silencieuse »

Lucie Pelé Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs se sont ouvertes à la Bourse du Travail de Paris. Organisées par des syndicats, associations et militants de la santé au travail, ces Assises souhaitent mettre en lumière le fléau systémique des morts au travail, le manque de prévention, de sécurité et de protection. Depuis début 2024, 58 travailleurs ont déjà perdu la vie en France.

Au moins 1227 salariés sont morts du travail en 2022, dont 738 personnes en raison d’un accident. Les chiffres publiés par la caisse Accidents du travail Maladies professionnelles (ATMP) traduisent une véritable hécatombe pourtant largement passée sous silence. Un bilan qui, en dix ans, n’a pas diminué et serait par ailleurs sous-évalué, en raison d’un recensement défaillant.

Face à cette « situation catastrophique », la CGT, FSU et l’Union syndicale Solidaires ainsi que plusieurs associations mobilisées dans ce domaine appellent à un sursaut, en organisant, le mercredi 13 et le jeudi 14 mars, les Assises pour la santé et la sécurité au travail.

Faire des morts au travail un sujet prioritaire

L’événement, qui se tient à la Bourse de Paris, est l’occasion de revenir sur les causes de ce fléau qui, selon les syndicats, serait en grande partie imputable aux « politiques d’entreprise sacrifiant la santé et la sécurité pour réduire les coûts ».

Les organisations syndicales comptent aussi, à l’occasion de ces deux journées, tracer la voie vers une «convergence des luttes afin que les pouvoirs publics en fassent un sujet prioritaire », alors que selon la Cour des comptes, 18 % des postes d’inspecteurs du travail sont restés vacants, en 2022.

« Vous ne pouvez plus bénéficier de ce regard, qui n’est pas seulement là d’ailleurs pour sanctionner les entreprises, mais aussi dans un rôle de prévention et d’accompagnement », a témoigné sur France info Matthieu Lépine, auteur de L’hécatombe invisible : enquête sur les morts au travail. Un ouvrage de référence sur les morts au travail, qui révèle qu’aujourd’hui, dans certains départements français, les appels à l’inspection du travail sonnent dans le vide.

Face au silence de “l’employicide”, Matthieu Lépine dénombre les victimes depuis plus de cinq ans, sur ses réseaux sociaux. Les professions les plus touchées par des accidents ou maladies professionnelles, avec une forte représentation d’hommes, sont le transport, le BTP, la santé et le nettoyage.

Deux morts par jours en moyenne

3 mars 2024. Tony Nellec, agent autoroutier pour Escota depuis 20 ans, patrouille sur l’Autoroute A8, direction Aix-en-Provence. Au kilomètre 208, sous une pluie torrentielle, un véhicule accidenté est en chargement. Un autre véhicule fonce droit dans le balisage de la zone d’accidents et fauche l’ensemble des personnes présentes. Tony Nellec meurt sur le coup et son collègue est grièvement blessé. Depuis le 1er janvier, 31 véhicules d’intervention Vinci Autoroutes ont été percutés sur le réseau.

5 mars 2024. Jean-Luc Soulas, 46 ans, embauche dans la concession Peugeot de Châteaubernard où il travaille comme mécanicien. Il ouvre le large portail métallique qui coulisse manuellement. Pour des raisons encore indéterminées, le portail de la concession sort de ses rails et s’effondre sur Jean-Luc Soulas. Sous les centaines de kilos de métal du portail, le mécanicien écrasé perd connaissance. Malgré les efforts de ses collègues pour l’extraire, il fait un arrêt cardiorespiratoire. Il meurt après avoir été Héliporté au CHU Pellegrin de Bordeaux.

11 mars 2024. Près du quai de la gare de Dijon, un employé de la maintenance SNCF âgé de 33 ans travaille avec trois autres agents sur le réglage de mesure d’entretien des rails. Un train de marchandises les percute, entraînant la mort de l’employé. Le syndicat Sud-Rail rappelle qu’il avait alerté plus tôt la SNCF sur « les conditions de travail des agents de SNCF Réseau [qui] se dégradaient dangereusement à cause du manque de personnel et des délais de production imposés par la direction de l’entreprise ». C’est la deuxième mort d’un cheminot « au travail en une semaine ».

11 mars 2024. Dans l’usine sucrière Tereos de Lillebonne (Seine-Maritime), classée Seveso seuil haut, un employé de l’entreprise sous-traitante Cardem monte sur dans une nacelle pour démanteler un four. Au-dessus de lui, un convoyeur à chaîne se détache et entraîne la nacelle dans sa course. L’homme de 28 ans meurt dans la chute de la nacelle.

La liste est tristement longue encore. En même temps qu’ils espèrent l’arrivée de meilleurs dispositifs sécuritaires, les syndicats, associations et familles de victimes attendent aussi les condamnations des entreprises et employeurs pour leurs responsabilités dans ces décès professionnels.

Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs lanceront une campagne nationale autour du thème « Le travail tue, le travail détruit : Mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! », réclamant un « changement radical de politique qui fasse de la prévention des risques professionnels une priorité qui prime sur la course au profit et la réduction des dépenses publiques ».


 


 

Santé au travail : aux Assises un appel à « un changement radical de politique »

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Durant deux jours, des militants syndicaux, avocats, chercheurs, ont débattu des pistes pour sortir de la dégradation généralisée des conditions de travail et de l’hécatombe des morts au travail.

Stopper le recul de la santé au travail. Ce jeudi, lors des Assises de la santé et de la sécurité des travailleuses et travailleurs, organisées par la CGT, Solidaires, la FSU mais aussi diverses associations comme l’Andeva (Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante), Attac, les Cordistes en colère, tous ont appelé à faire cesser l’hécatombe des accidents du travail et des maladies professionnelles en exigeant un « changement radical de politique ». En 2022, 93 accidents mortels du travail de plus ont été décomptés dans le secteur privé par rapport à 2021, montant leur nombre à 738.

Les femmes les plus concernées

Pourtant, la campagne de communication orchestrée en grande pompe par le gouvernement sur la sécurité au travail à l’automne dernier ne se limite qu’au constat du problème. Pour Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, invitée lors de la table ronde conclusive, il est temps « d’en faire un sujet politique. Il faut aussi forcer les entreprises à investir dans les politiques de prévention, précisant que » Pour les travaux des Jeux Olympiques, on a réussi à imposer une charte sociale. Les accidents ont été divisés par 4. » Mais des zones d’ombre demeurent partout sur les conditions de travail, contribuant à invisibiliser ces souffrances.

Dans le secteur du nettoyage, qui emploie en grande majorité des femmes précaires, « Il y a encore 5 % de la composition des produits utilisés qui n’est pas mentionnée sur l’étiquette, explique, Marie-Christine Cabrera Limane, infirmière et membre du Giscop 84 (Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle) lors d’un atelier sur les cancers des femmes au travail. « Les formations dans ce secteur sont peu présentes. Qui se méfie d’un berlingot de Mir ? Ces femmes travaillent aussi en horaire de nuit, ce qui est néfaste pour la santé. Dans les pays scandinaves, le ménage se fait la journée. »

Pour lutter contre cette dégradation généralisée, la mobilisation d’un réseau d’acteurs : syndicalistes, experts en CSE, avocats, chercheurs… pourrait encore être renforcée. En évoquant les 400 tonnes de plomb parties en fumée toxiques lors de l’incendie de Notre-Dame-De-Paris, Benoît Martin, secrétaire général de l’Union Départementale CGT, concède qu’il n’avait d’abord pas vu venir cette problématique.

Risques psycho-sociaux

« Ce sont des personnels qui nous ont alertés. Nous avons ensuite été rejoints par des associations de santé au travail et de victimes de saturnisme. Puis nous avons contacté un avocat pour lancer une procédure au pénal. Nous avions exigé le confinement du site, comme il n’a jamais été décontaminé, ou encore d’avoir un centre de suivi médical sanitaire, mais cela n’a pas été entendu… »

Face à ces situations, pour Murielle Guilbert, co-déléguée générale de Solidaires, il est temps de remettre la pression : « nous sommes repassés dans une phase où les capacités d’agir et les instances représentatives du personnel ont été rabotées », estime-t-elle, en faisant référence à la disparition des CHSCT.

En 2017, avant les ordonnances Macron, 59 % des entreprises de plus de 50 salariés avaient un CHSCT, seuls 35 % ont une CSSCT (commission santé, sécurité et conditions de travail) aujourd’hui. D’autant que, comme le rappelle Benoît Teste, secrétaire national de la FSU, l’explosion des risques psycho-sociaux continue : « On sait qu’exercer son métier en mode dégradé et un management toxique sont des facteurs de risques «, soulignant que » la défense du statut de fonctionnaire fait aussi partie de cette question. »

Les acteurs de ces Assises souhaitent le lancement d’une campagne nationale « le travail tue, le travail détruit : mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! » et exigent, notamment, la mise en place d’une politique pénale du travail aussi sévère qu’en matière de délinquance routière ou encore le doublement des effectifs de l’inspection du travail et des services de prévention. En attendant, tous ont en ligne de mire la mobilisation du 25 avril prochain lors de la journée internationale de la santé au travail.


 

   mise en ligne le 16 mars 2024

Impôt mondial : un projet mort-né

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Annoncé en fanfare à l’automne 2021, le projet de fiscalité mondiale minimum présenté par l’OCDE n’est plus qu’une ombre. Une partie du texte entrée en application début 2024 a été vidée de sa substance. Et les États-Unis mettent leur veto sur la taxe sur les géants du numérique.

La question va se reposer. Inévitablement. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages s’effondre face à l’inflation, tandis que les groupes et la sphère financière engrangent des profits colossaux, que les finances publiques se détériorent et que les politiques d’austérité reviennent en force, le sujet de la fiscalité ne peut que revenir. Pourtant, c’est dans ce moment que les gouvernements sont en train d’enterrer sans bruit le projet d’impôt mondial sur les multinationales.

« On a eu une multiplication des effets d’annonce, mais on ne voit rien se concrétiser. Il n’y a aucune dynamique. On nous reparle de la hausse de la dette, des taux d’intérêt, des politiques d’austérité. Mais jamais de fiscalité », constate Éric Toussaint, historien belge et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

Le silence entretenu au sujet de l’impôt minimum mondial est tel que certains pensent que cette initiative, considérée comme la plus porteuse pour lutter contre l’évasion fiscale depuis plusieurs décennies, est désormais un projet mort-né. Interrogée sur l’état exact de la négociation, l’OCDE n’a pas répondu.

Effets d’annonce

Pourtant, que de promesses et d’applaudissements quand l’OCDE annonce en octobre 2021 un accord sur l’impôt mondial. Cent quarante pays se disent alors signataires de ce texte qui prévoit d’instaurer une fiscalité mondiale minimum pour les multinationales. Tous jurent alors que c’en est fini de la course au moins-disant fiscal, aux paradis fiscaux et à l’évasion à grande échelle qui privent chaque année les États de centaines de milliards de recettes publiques. À eux seuls, les paradis fiscaux sont soupçonnés de détourner 500 milliards d’euros par an, essentiellement au détriment des pays européens.

Un premier volet, dit « pilier un », vise en priorité les géants du numérique, qui appliquent avec un art consommé toutes les techniques de l’évasion fiscale. Il prévoit de les forcer à payer l’impôt là où ils réalisent leur chiffre d’affaires. Un deuxième volet dit « pilier deux » prévoit d’imposer une taxation minimum de 15 % pour tous les groupes réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec la possibilité pour un pays tiers de réclamer le fruit de cet impôt s’il n’est pas appliqué par le pays concerné.

À l’époque, beaucoup de connaisseurs du dossier avaient souligné la faiblesse du taux d’imposition exigé pour les multinationales : 15 %, ce n’était pas vraiment beaucoup pour des groupes réalisant des dizaines de milliards de bénéfices. L’OCDE et les gouvernements avaient alors expliqué que c’était la condition pour rallier tous les pays, notamment ceux qui avaient pris l’habitude de pratiquer une fiscalité agressive pour attirer les grands groupes, à l’instar de l’Irlande. Le projet, selon eux, était un premier pas. D’autres suivraient.

Prévu pour entrer en application en 2023, le deuxième volet n’est entré en vigueur que le 1er janvier 2024. Mais sur les 140 signataires du début, ils ne sont que 55 à l’avoir mis en œuvre aujourd’hui.

Un impôt vidé en grande partie de sa substance.            Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité

Pourtant, le texte a été sensiblement édulcoré, en raison du travail acharné des lobbyistes qui se sont activés pendant ce laps de temps pour en diminuer la portée. « Il a perdu une grande partie de sa substance », reconnaît Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité animé par l’économiste Gabriel Zucman.

Le premier détournement a été de faire reconnaître l’existence d’une activité économique dans le pays, comme les sièges, les centres de recherche, les effectifs, dans le calcul d’imposition minimum des 15 %. En d’autres termes, toutes les dépenses engagées vont venir en déduction de ce taux minimum pourtant considéré généralement comme très peu élevé. « On risque de se retrouver avec des entreprises affichant des taux effectifs d’imposition de 3 ou 4 % comme avant », redoute Quentin Parrinello.

Alors que la France a inscrit la taxe minimum de 15 % dans sa loi de finances 2024, les grands groupes français du CAC 40 peuvent dormir sur leurs deux oreilles : rien ne va changer pour eux. Cela fait des années qu’ils ont appris à optimiser leur fiscalité : ils ont transformé leurs activités en France uniquement en centre de coûts.

La course aux crédits d’impôt

La deuxième grande faille est que des mécanismes de crédit d’impôt ont été adjoints à cet impôt minimum de 15 %. Ces crédits d’impôt peuvent être de tout ordre, ne sont subordonnés à aucune conditionnalité (lutte contre les dérèglements climatiques, innovations, créations d’emplois, etc.). Ils peuvent être accordés de façon opaque et arbitraire, un peu à la manière des rescrits fiscaux pratiqués par le gouvernement luxembourgeois pendant de nombreuses années. « Après une surenchère au moins-disant fiscal, on risque d’assister à une course au crédit d’impôt », pronostique le porte-parole de l’Observatoire européen de la fiscalité.

Ce n’est qu’au début de l’année prochaine, une fois que le taux mondial minimal sera perçu pour la première fois, que les premières conclusions sur ce texte pourront être tirées. Voir la Suisse ou Singapour, qui depuis des décennies ont mis en œuvre une stratégie continue pour attirer les capitaux et les protéger de toute fiscalité, être parmi les premiers pays à accepter d’appliquer ce deuxième pilier de l’impôt mondial, suscite cependant quelques interrogations. Cet impôt va-t-il avoir un quelconque effet ?

L’OCDE, en tout cas, a révisé ses projections. Lors de la signature de l’accord en 2021, l’organisation internationale prévoyait que, grâce à cet impôt mondial minimum, les pays pourraient récupérer autour de 220 milliards de dollars par an. Dans ces dernières études, elle ne table plus que sur 150 milliards de dollars. Les paradis fiscaux, d’après ces dernières, sont appelés à avoir encore de beaux jours devant eux, notamment l’Irlande et les Pays-Bas où les multinationales ont déjà délocalisé depuis des années leurs centres de profits.

Veto américain

Si l’application de cette partie de l’accord sur la fiscalité mondiale est peu réjouissante, la suite donnée au premier pilier, celui censé remplacer la taxe Gafam, est carrément déprimante. Le texte est censé aboutir en juin. Lors de la réunion des ministres des finances du G20 au Brésil fin février, le constat s’est imposé : le projet est dans une impasse. « Le texte n’a aucune chance d’aboutir parce qu’il doit être ratifié par les États-Unis. Et compte tenu du contexte politique actuel, il ne le sera pas », pronostique un connaisseur du dossier. « C’est un texte soumis au veto américain », dit Quentin Parrinello.

L’accord avait pourtant été porté par l’administration Biden à ses débuts. Négocié sous l’égide de la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, il avait pour but de tuer dans l’œuf le projet de la Commission européenne d’instituer une taxe européenne unique pour les géants du numérique réalisant d’importantes activités en Europe mais échappant à tout impôt. En lieu et place de cette taxe Gafam, l’accord de l’OCDE prévoyait une taxation minimum pour ces multinationales.

Le président américain n’est jamais parvenu à trouver une majorité au Congrès pour ratifier l’accord, en raison de l’opposition du parti Les Républicains mais pas seulement : l’administration Biden, ayant circonscrit la menace européenne, s’est montrée beaucoup moins allante par la suite pour pousser le projet.

Et puis le contexte a changé. Alors que les tensions géopolitiques s’exacerbent, que les priorités nationales reprennent le dessus, son objectif est d’abord de faire payer les multinationales américaines sur le territoire américain, et pas que le produit de leurs profits réalisés à l’extérieur bénéficie à d’autres. Une vision totalement partagée par Donald Trump.

Autant dire que le projet n’a aucune chance de voir le jour à court et moyen terme. Le Canada l’a bien compris, ayant institué une taxe sur les activités des géants du numérique dès le milieu de 2023. En Europe, certains pays comme la France l’ont instaurée. Mais ce n’est pas la même chose qu’une taxe unique au niveau européen ou mondial où, là encore, la compétition fiscale joue à plein.

La contre-attaque des pays du Sud à l’ONU

Un des arguments souvent avancés pour justifier l’embourbement de l’accord de l’OCDE est l’initiative des pays émergents qui aurait cassé toute la dynamique. Estimant que cet accord n’avait été négocié que par et pour le seul profit des pays développés, une vingtaine de pays africains ont déposé en octobre une résolution à l’ONU pour demander une convention internationale sur la fiscalité afin qu’elle soit au bénéfice de tous les pays.

Le vote de cette résolution a une nouvelle fois illustré les fractures internationales en cours : tous les pays membres de l’OCDE ont voté contre. Après quelques mois de tensions et de fâcheries, la relation semble s’être apaisée, selon Quentin Parrinello qui assistait au sommet du G20 à Sao Paulo : « L’OCDE et l’ONU semblent avoir l’intention de travailler ensemble. Mais cela demandera du temps, sans doute plusieurs années, pour trouver une convention-cadre. »

Est-il possible de faire renaître au niveau de l’ONU un projet équitable de fiscalité mondiale ? Le contexte géopolitique le permettra-t-il ? Et, surtout, a-t-on le temps d’attendre aussi longtemps ? Autant de questions auxquelles, à ce stade, personne ne sait répondre.

Éric Toussaint, lui, se montre pessimiste. « Les pays du Sud ont fait nombre de déclarations avec lesquelles on ne peut que sympathiser. Néanmoins, quand on regarde les Brics, il n’y a pas de cohérence avec leurs déclarations. Les nouvelles puissances économiques restent dans les mêmes logiques. Elles ne proposent pas de politique alternative. »

   mise en ligne le 15 mars 2024

Sophie Binet : « Nous avons besoin
d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Pour les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance, Sophie Binet signe une préface de la réédition des Jours heureux. La secrétaire générale de la CGT alerte sur le glissement d’un patronat qui refuse de répondre aux défis sociaux et environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses.

Quatre-vingts ans d’espoirs, toujours intacts. Le 15 mars 1944, était adopté le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), les Jours heureux. Au péril de leur vie, les représentants de l’ensemble de la Résistance voulaient instaurer une véritable démocratie économique et sociale, impliquant « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ».

Depuis, sous le poids du patronat et des néolibéraux, le legs du CNR est de plus en plus attaqué. Dans une préface de la réédition des Jours Heureux, « Il est minuit moins le quart » (Grasset, 9 euros), la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, présente une relecture personnelle des Jours heureux, dont les postulats sont toujours d’actualité.

En quoi les Jours heureux sont-ils une source d’inspiration ?

Sophie Binet : Ce programme a donné lieu au plus grand cycle de réformes économiques et sociales depuis la Révolution française. Si on ne m’avait pas sollicitée, je n’aurais jamais osé écrire la préface des Jours heureux, ne me sentant pas légitime face à un texte d’une telle force. J’ai accepté en considérant que cela permettait la reconnaissance de la place et du rôle du syndicalisme, singulièrement celle de la CGT, dans la Résistance et dans la reconstruction de la France.

Le dernier président du CNR, Louis Saillant, était un dirigeant de la CGT. Près du tiers de ses membres étaient des syndicalistes. L’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon est une reconnaissance du rôle du mouvement ouvrier dans la Résistance. L’objectif des Jours heureux n’était pas seulement la libération nationale, mais bien d’analyser et de rompre avec ce qui a conduit la France à collaborer. D’où ce programme, en rupture complète avec le régime de Vichy et les forces de l’argent.

Ses auteurs se sont interrogés sur la corruption des élites. Des Jours heureux, je retiens deux fils rouges : l’humanisme radical, ciment de ce rassemblement de différentes forces de Résistance, mais aussi, la volonté de reprendre le pouvoir sur l’économie.

Ces deux postulats sont-ils valables de nos jours ?

Sophie Binet : Oui. Cependant, ne tombons pas dans la nostalgie d’un passé mythifié. Les Jours heureux ont des lacunes, notamment sur la place des femmes et la question coloniale. Les massacres de Sétif interviennent dès le 8 mai 1945. Les Algériens voulaient bénéficier des principes portés par les résistants. Le monde a changé et de nouvelles questions se posent aujourd’hui, concernant notamment le défi environnemental et la globalisation de l’économie.

La force de la Résistance était sa jeunesse. On ne mobilise pas les jeunes sur de la nostalgie. Le programme du CNR comporte deux parties, une sur l’intensification de la lutte armée, et la deuxième sur le programme de réformes. Ces deux parties permettent de donner un contenu offensif à la notion de résistance : se battre et se défendre, mais, en même temps, porter un projet de conquête. Il ne s’agit donc pas de faire un copier-coller du programme du CNR, mais bien de s’inspirer de ses principes.

Pourquoi écrire que « pour le néolibéralisme, la démocratie est désormais un problème » ?

Sophie Binet : Nous faisons face à un grand hold-up démocratique. Les multinationales ont accaparé le pouvoir, au point d’être plus puissantes que des États. L’exécutif n’a qu’une seule obsession : que la France soit bien classée par les agences de notation. D’où les annonces sur les tours de vis austéritaires de Bercy.

Dans le même temps, les populations et les travailleurs prennent conscience de l’impasse sociale et environnementale du néolibéralisme. La question posée est démocratique : comment allons-nous reprendre la main ? Nous avons besoin d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR.

En détricotant méthodiquement son héritage, les néolibéraux ne sont-ils pas la cause de la résurgence de l’extrême droite ?

Sophie Binet : Dès la Libération, le capital a déclaré la guerre au programme du CNR. Mais la dynamique populaire autour des Jours heureux a donné la force nécessaire pour son application, dans les grandes lignes. Il a fallu attendre le mandat de Nicolas Sarkozy pour que l’offensive soit clairement assumée par l’assureur Denis Kessler. L’ancien numéro 2 du Medef appelait à « défaire méthodiquement » le programme du CNR.

En 2007, nous étions à un moment de bascule. Les résistants s’éteignaient à petit feu, et la droite rompait avec son héritage gaulliste. C’est une rupture sociale et morale, ayant pour conséquence la remise en cause du barrage républicain. Cette frontière étanche était une particularité française, issue de la Résistance. L’extrême droite prospère sur les cendres laissées par les politiques néolibérales.

Nous assistons actuellement à la tombée des digues entre l’extrême droite et les partis républicains. La loi immigration en est le symbole. Comble du cynisme, Emmanuel Macron récupère le sigle du CNR, en lançant un Conseil national de la refondation, tout en détricotant son héritage. Mais cela démontre que, quatre-vingts ans après, le CNR est encore très parlant.

Par quels aspects ?

Sophie Binet : D’abord, la notion même de résistance. Il revient à nos organisations d’entretenir la mémoire avec les résistants et d’opérer une forme de passation. Les Français sont largement attachés à la Sécurité sociale. Lors de sa création, le patronat n’était pas en mesure de s’y opposer.

Le mouvement social de 2023 démontre que les Français sont fortement liés au système de retraite par répartition. C’est d’ailleurs pour cela qu’aucun gouvernement n’a osé privatiser frontalement les retraites. À défaut, les gouvernements ont baissé progressivement les niveaux de droits et de garanties pour laisser un espace à la capitalisation.

Diriez-vous que, pour maintenir la captation des richesses au détriment du travail, le capital financiarisé a tout intérêt à s’appuyer sur les forces réactionnaires ?

Sophie Binet : Oui. Une partie du capital bascule à l’extrême droite. Le tournant se fonde sur des alliances entre la droite et l’extrême droite, sous le patronage d’une partie du capital. Le Brexit a été financé par un courant de la City qui y avait intérêt pour faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal. L’extrême droite tire profit de l’intégrisme religieux.

En France, Vincent Bolloré finance les catholiques intégristes qui combattent l’IVG ou l’homoparentalité. Le courant wahhabite est subventionné par les pétromonarchies. En Israël, les ultrareligieux participent à une coalition gouvernementale. Les intégrismes, d’ailleurs, s’auto-alimentent : Netanyahou est le meilleur allié du Hamas et inversement.

D’où le titre de votre préface, « Il est minuit moins le quart » ?

Sophie Binet : Exactement. Partout, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir développe des logiques guerrières. Nous replongeons dans des situations semblables à celles d’avant le programme du CNR et le grand sursaut collectif d’après la Seconde Guerre mondiale.

Vous expliquez que l’extrême droite pourrait tirer profit de la crise climatique. Comment ?

Les crises se nourrissent entre elles. Les migrations climatiques vont se multiplier. Les forces de l’argent, cupides, refusent de répondre aux défis environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses. De fait, les travailleurs sont la seule variable d’ajustement. Un exemple : le diesel va être taxé mais pas le kérosène, utilisé par les jets privés.

L’extrême droite peut ainsi dérouler un discours climatosceptique. C’est un signal d’alarme pour la gauche et le syndicalisme sur l’impérieuse nécessité de dépasser les contradictions entre le social et l’environnemental. C’est pour cela que la CGT est en train de bâtir un plan d’action syndical pour l’environnement : quelle croissance soutenable dans un monde où les limites environnementales sont claires ?

Un des atouts du CNR n’est-il pas l’introduction de la notion de la planification de l’économie ?

Même des économistes libéraux l’admettent. Dans son rapport sur les incidences économiques de l’action pour le climat, Jean Pisani-Ferry, un proche d’Emmanuel Macron, pointe trois leviers : la planification, l’investissement, la taxation des plus riches.

En 1944, les questions environnementales n’existaient pas, l’enjeu était la reconstruction d’une France ruinée. La CGT était partie prenante de la bataille de la production. Aujourd’hui, la planification est indispensable pour répondre aux défis sociaux et environnementaux.

Le programme du CNR ne tire-t-il pas aussi sa force de son acceptation par un large spectre de forces sociales et politiques ?

Sophie Binet : Ce compromis est fort, parce qu’il s’est fait sur la base des intérêts du monde du travail. Le capital, collaborationniste, était en dehors du CNR. Les Jours heureux sont un compromis politique, pas économique. À la Libération, nous avons obtenu de nombreuses avancées : les comités d’entreprise, le statut de délégué du personnel ou encore, bien sûr, les nationalisations… Il a fallu l’ordonnance de février 1945 et la loi de mai 1946 pour imposer, avec des compromis, les comités d’entreprise au patronat farouchement opposé.

Aujourd’hui, comme il y a quatre-vingts ans, l’enjeu est bien la place des travailleurs dans la prise de décisions stratégiques des entreprises. Les patrons considèrent toujours qu’il est de leur ressort de définir les grandes orientations de l’économie. C’est une question centrale dans l’affrontement de classe avec le capital. Dégager toujours plus d’argent pour les actionnaires est une impasse sociale et environnementale.

Une des leçons que vous tirez du CNR est celle d’une « construction par le bas ». Que voulez-vous dire ?

Sophie Binet : Nous sommes dans un temps autoritaire. C’est vrai dans l’usage du pouvoir par Emmanuel Macron, mais aussi dans l’entreprise, avec un management toujours plus dur et une ligne directrice : décider d’en haut ce qui est bien pour les gens. A contrario, le programme des Jours heureux a été voté à l’unanimité de ses membres, en pleine clandestinité.

Cette dernière n’a pas été un prétexte pour couper court au débat, qui a duré près de neuf mois, donnant lieu à trois versions du programme, largement amendées. Je veux retenir cette pratique démocratique poussée. L’essentiel du programme a été mis en œuvre, sous l’impulsion de Louis Saillant, autour d’une grande dynamique populaire. Le général de Gaulle avait besoin du CNR pour peser sur les Anglo-Américains, mais refusait de se voir imposer son programme.

La Libération a donné lieu à un bras de fer avec le gouvernement provisoire. Louis Saillant a pris de nombreuses initiatives, comme celle du grand rassemblement au Vél’d’Hiv, le 7 octobre 1944, ou les états généraux de la renaissance française, permettant la victoire des partis du CNR, en 1946, et l’application des Jours heureux.

Vous appelez à « reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique (…) ni courroie de transmission ni organisation corporatiste ». Quelle place la CGT doit-elle prendre ?

Sophie Binet : Marcel Paul et Ambroise Croizat, deux cégétistes, sont entrés au gouvernement et ont joué un rôle central pour mettre en place les grandes conquêtes ouvrières. Louis Saillant a, lui, refusé, pour jouer son rôle de contre-pouvoir. Bien qu’ayant plusieurs ministres et députés, la CGT est restée dans son rôle de contre-pouvoir et la bataille menée par Louis Saillant avec le CNR a permis de renforcer les marges de manœuvre de Marcel Paul et d’Ambroise Croizat.

La CGT est un syndicat qui a vocation à intervenir sur le terrain politique, non pas comme un parti, mais pour défendre les travailleurs. Le syndicalisme a une capacité unitaire, nous l’avons démontré lors de la mobilisation de 2023. En 1934, la réunification de la CGT est déterminante pour la dynamique du Front populaire. En 1943, les accords du Perreux (reconstitution de la CGT – NDLR) aident à la constitution du CNR.

Vous avez été à l’initiative d’une large mobilisation politique, associative, syndicale, contre la loi immigration, le 21 janvier. Ce mode de rassemblement doit-il revoir le jour ?

Sophie Binet : Oui. L’appel du 21 janvier rassemblait des gens très différents, autour d’un humanisme radical. La loi immigration fait partie des moments de clarification, de refus de céder sur des valeurs essentielles. Nous avons rassemblé des acteurs syndicaux et associatifs qui, par habitude, ne signent jamais d’appel avec les politiques.

J’ai moi-même sollicité des responsables religieux, ce qui n’est pas dans les habitudes d’une secrétaire générale de la CGT. Nous avons rassemblé des gens de gauche et de droite. La gravité du moment l’exigeait. Nous avons semé des graines. La rose et le réséda.

   mise en ligne le 14 mars 2024

Padre Beniamino, l’ange gardien des migrants exploités

Par Augustin Campos sur https://reporterre.net/

Le père Beniamino Sacco, 81 ans, consacre sa vie à l’aide aux travailleurs exilés du sud-est de la Sicile. Dans cette région dédiée à l’agriculture intensive, les migrants peinent à faire valoir leurs droits.

Vittoria (Sicile, Italie), reportage

La ville de Vittoria a un nom chantant, un nom à se laisser bercer par les vagues. Et pourtant, pas un touriste ne met les pieds dans cette cité du sud-est de la Sicile, noyée au milieu des serres de plastique. Ceux qui y viennent sont là pour travailler. Cœur battant de l’agriculture intensive sicilienne, qui, en soixante ans, a mangé 80 km de terres côtières et vu pousser 5 200 entreprises agricoles, sur la bien nommée fascia trasformata (« la bande transformée »), la ville ne vit que de cette activité. Parmi les 64 000 habitants, on compte 8 000 étrangers enregistrés et des milliers d’autres invisibles aux yeux de la loi car sans-papiers, tous indispensables à un secteur agricole en demande constante de main-d’œuvre sous-payée. Ce sont eux qui triment dans les serres et les magasins de conditionnement des fruits et légumes exportés ensuite dans toute l’Europe.

Le lundi, bien souvent, nombre de ces travailleurs délaissent ces paysages de plastique. C’est le premier jour de la semaine que le charismatique père Beniamino, connu de tous dans les serres, ouvre les portes de sa paroisse de l’Esprit-Saint à tous ceux et celles qui ont besoin d’une attestation de résidence. En cette fin février ensoleillée, les bousculades disent l’enjeu que représente ce bout de papier pour la cinquantaine de personnes présentes. Certains y sont depuis 5 heures du matin. Les Tunisiens, les plus nombreux, Bangladais et autres Sénégalais sont venus avec l’espoir que cette fois-ci sera la bonne.

Parmi eux, Redouane, un ouvrier agricole tunisien aux cernes démesurés. Il est là pour la troisième semaine d’affilée, car il doit renouveler son titre de séjour d’un an. « Le prêtre nous aide beaucoup en faisant ces attestations de résidence. C’est la seule solution car, sinon, je peux redevenir sans-papiers rapidement et je ne pourrai plus travailler », raconte le jeune homme, en jean de la tête aux pieds. Il est hébergé chez un ami depuis que le propriétaire de l’appartement qu’il louait a décidé de le vendre.

Avec 45 euros par jour pour huit heures de travail, malgré un contrat qui indique 58 euros nets – une pratique frauduleuse généralisée dans la fascia trasformata – il n’a que peu de marge pour se loger. La majorité des travailleurs agricoles immigrés, avec ou sans papiers, sont payés entre 20 et 50 euros par jour et sont contraints de s’entasser dans des logements de fortune, souvent au milieu des serres. En ville, certains propriétaires refusent de louer aux étrangers.

Dans son bureau, une fois le calme revenu, le très occupé Beniamino Sacco, 81 ans, reçoit les exilés, chacun leur tour. « Je leur fais cette attestation fictive parce qu’elle leur est indispensable : sans elle, ils ne peuvent pas résider officiellement dans la ville, ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire, faire leurs démarches de régularisation, ni renouveler leur titre de séjour », explique le généreux religieux, assis devant un portrait du pape François, auquel il s’identifie aisément. Cette pratique est tolérée par les autorités, conscientes de la problématique majeure du logement pour les étrangers dans la région, à laquelle aucune solution n’est apportée.

En trente-cinq ans, le père Sacco a, notamment, fondé un centre d’accueil pour les demandeurs d’asile et une coopérative agricole. Il accueille une vingtaine d’exilés vulnérables dans sa paroisse. Cela a créé des remous parmi ses fidèles, qui ont un jour fixé un ultimatum : « Ou les immigrés s’en vont, ou c’est nous. » Le prêtre leur a répondu : « Alors, partez. » Ils sont restés.

Beniamino Sacco dit signer chaque année « environ 1 500 attestations de résidence ». Il est le seul dans la région à faire cela gracieusement. D’autres, profiteurs de misère, font payer entre 600 et 1 000 euros. Entre les serres, toutes sortes de business prospèrent sur la vulnérabilité des travailleurs étrangers – même le transport en est un, en l’absence d’un service public – souvent l’œuvre d’intermédiaires et d’agriculteurs crapuleux. Mounir (il a souhaité rester anonyme) peut en témoigner. Père de famille tunisien de 49 ans, il dit être arrivé il y a six mois avec un visa payé 5 000 euros à un intermédiaire tunisien et une promesse d’embauche dans une serre. Après quatre jours de travail payés 2,5 euros par heure, logé avec deux compatriotes dans un bloc de béton nu de 12 m2 en bordure de serres, on l’a prié de quitter le spartiate local.

C’est contre ce climat d’impunité que se bat le padre Beniamino. « La sueur est une chose sacrée, et personne ne peut profiter de la sueur des autres », dit avec autorité celui dont l’aura rayonne dans toute la région. « Quand je prononce son nom, il arrive que certains agriculteurs se mettent dans des états pas possibles, et crient que “le padre Beniamino, il faut le tuer, car il nous a ruinés” », raconte, amusé, Pipo Genovese, producteur d’aubergines, de tomates et de poivrons sur 20 hectares, fidèle de la paroisse. Il dit avoir toujours « respecté ses salariés », aujourd’hui au nombre de 30, et voit en Beniamino Sacco « un homme libre, qui se bat pour que tout le monde soit libre, contre ceux qui essaient de priver les autres de leur liberté ».

Au début des années 1990, le prêtre a affronté avec succès la mafia, organisant régulièrement des marches contre la criminalité. Dans les années 2000 et 2010, il s’est attaqué, aux côtés du syndicaliste Giuseppe Scifo, fin connaisseur de la fascia trasformarta, aux exploitants agricoles qui abusaient sexuellement des travailleuses roumaines. « Je me souviens d’une femme roumaine, payée 20 euros par jour pour 18 heures de travail. Elle payait aussi un lit 400 euros par mois à son patron, qui lui avait confisqué ses papiers et considérait qu’elle était à sa disposition », raconte le prêtre, le regard impassible. Il a hébergé la victime et dénoncé son agresseur au procureur de la République, comme il l’a fait « plus d’une cinquantaine de fois » ces trente dernières années dans des cas de viol et d’abus sur les ouvrières et ouvriers agricoles. L’agriculteur criminel a été envoyé en prison.

De nouvelles lois pour empêcher les abus

La région n’est désormais plus une zone de non droit pour l’activité agricole, même si dénoncer un patron reste risqué lorsque l’on veut retrouver du travail, malgré la protection du prêtre. « Il y a maintenant des lois [notamment celle de 2016 contre l’exploitation] et il y a donc une action dissuasive, de sorte qu’aujourd’hui, l’agriculteur a davantage peur », affirme Giuseppe Scifo, dont le syndicat dénonce régulièrement des abus. « Nous avons dénoncé une mentalité plutôt que les individus, dit le padre Beniamino. Ainsi, on incite les autorités à agir. » La tâche reste grande, même si les arrestations se font plus nombreuses. La dernière en date a eu lieu fin février dans la commune d’Ispica une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Vittoria, où 16 ouvriers agricoles ghanéens et nigérians étaient payés un à deux euros de l’heure.

Dans les 6 000 m2 de serre de tomates cerise de la coopérative qu’il a créée, le prêtre veut donner l’exemple. Les quatre employés fixes sont payés 1 400 euros nets. Celui que le prêtre appelle le « manager », Islam, père de famille bangladais de 44 ans, a vu cet univers de plastique évoluer : « Il y a quinze ans, on trimait pour 16 euros par jour, sans jamais avoir de contrat et, souvent, on n’était pas payés à la fin de la journée. Aujourd’hui, ceux que je connais gagnent plus de 40 euros, avec ou sans papiers. »

Islam fait aujourd’hui partie des protégés du prêtre – « il a toujours été là pour moi », dit-il. De son côté, le syndicaliste agnostique Giuseppe Scifo, qui connaît le padre Beniamino depuis qu’il a 8 ans, voit le religieux au doux sourire comme un « leader ». C’est au prêtre que ce communiste doit « l’envie de lutter », « car le padre interprète la religion comme un fait de justice terrestre et non comme une aspiration à aller au paradis ».


 

   mise en ligne le 13 mars 2024

Guerre à Gaza : derrière la polémique à Sciences Po, les universités françaises mobilisées pour la Palestine

Hayet Kechit et Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Mardi 12 mars, dans le cadre d’une mobilisation européenne pour le boycott académique d’Israël, des dizaines d’initiatives ont eu lieu en France. Les quelques incidents à Sciences Po, montés en épingle au mépris des faits, ne doivent pas masquer l’ampleur et le sens d’un mouvement qui interroge la complicité de l’université israélienne dans la guerre à Gaza et la colonisation en Cisjordanie.

« Antisémitisme », « wokisme », « islamo-gauchisme »… Sciences Po est depuis vingt-quatre heures sous le feu des anathèmes. En cause : l’occupation dans la matinée du 12 mars d’un amphithéâtre de la prestigieuse école par une centaine d’étudiants manifestant leur soutien à Gaza. L’initiative nommée « quatre heures pour la Palestine » s’inscrit dans le cadre de la journée européenne des universités contre le génocide à Gaza, à l’appel de la Coordination universitaire européenne contre la colonisation en Palestine (CUCCP).

Comme il est désormais de coutume dans toute initiative publique visant à dénoncer la catastrophe humanitaire à Gaza, une énième polémique, largement attisée par la bollorosphère, a pris le pas sur l’objet même de la mobilisation, contribuant encore une fois à faire taire toute critique à l’encontre d’Israël.

Elle fait suite aux accusations lancées par des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), selon lesquels une étudiante aurait été refoulée de l’amphithéâtre « parce qu’elle était juive ». « Faux », répondent les organisateurs, réunis dans « un groupement d’étudiants auto-gérés » comptant une centaine de personnes.

Un scandale cousu de fil blanc à Sciences Po

« Tous les étudiants étaient les bienvenus, c’était un moment d’échanges ouvert à tous, y compris à l’UEJF, dont certains des membres étaient présents au sein de l’amphithéâtre, sans que cela ne cause aucun problème », affirme Hicham, un étudiant en Master de Droits de l’homme et projets humanitaires dans l’école des affaires internationales, et membre du groupe à l’origine de cette initiative. Le jeune homme de 22 ans donne ainsi des faits une version radicalement différente.

L’étudiante exclue de l’amphithéâtre, qui serait membre de l’UEJF, ne l’aurait pas été en raison de sa confession, mais parce qu’elle aurait fait usage de provocations avant la tenue de la rencontre, par des agressions verbales et en prenant en photo sans leur consentement ses organisateurs. Des actes représentant « un risque à la sécurité de certains participants » qui ont poussé les personnes chargées d’éviter les débordements, à lui refuser l’entrée.

Et le jeune homme de décrire « l’état d’alerte maximal » généré par un climat général de harcèlement à l’encontre de ceux qui, au sein de l’école de la rue Saint-Guillaume, dénoncent la situation à Gaza. Il ciblerait particulièrement des étudiantes identifiées comme musulmanes et se traduirait régulièrement par la prise de photos ou de vidéos à la volée relayées ensuite sur des comptes Twitter dans le but de déclencher des campagnes de cyberharcèlement.

« On sait que cette personne nous a pris plusieurs fois en photo et en vidéo », assure Hicham, qui ajoute que des membres de l’administration, présents au moment des faits, se seraient opposés à cette exclusion, mais que les étudiants leur auraient aussitôt fait part des provocations répétées de la jeune femme à leur encontre.

Des arguments auxquels la direction de Sciences Po, soumise depuis cette polémique à une pression médiatique maximale faisant de l’école un « repaire d’islamo-gauchistes », semble être restée sourde. Dans un communiqué publié le 12 mars, elle condamne « l’action et les pratiques utilisées qui s’inscrivent délibérément hors du cadre fixé en matière d’engagement et de vie associative » et annonce qu’elle saisira « la section disciplinaire en vue de sanctionner ces agissements intolérables ».

Quand c’est autorisé, ni heurts, ni polémiques

Même configuration mais autre ambiance à l’université Paris Dauphine-PSL où – élément notable qui fait sans doute toute la différence – le rassemblement, organisé par la Coordination Palestine et les syndicats CGT et Sud-Education, avait été autorisé par l’administration.

Dans le hall plein comme un œuf, des centaines d’enseignants, chercheurs et étudiants, avec beaucoup de drapeaux palestiniens – du jamais vu dans ce grand établissement spécialisé en gestion ou management, et installé au cœur des beaux quartiers de Paris -, des pancartes appelant au cessez-le-feu ou dénonçant un génocide à l’œuvre dans la bande de Gaza… Et quelques dizaines d’autres portants des portraits des otages du Hamas, ainsi qu’une banderole faite à la main appelant à rendre « hommage à toutes les victimes (Yémen, Israël, Congo…) ».

Dans une brève intervention avant la minute de silence prévue, une enseignante a pu rappeler, sans protestations ni heurts, le sens de la mobilisation inscrite dans le cadre de la mobilisation européenne dans les universités. « Nous exigeons un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, la levée permanente du blocus de Gaza, la défense du droit des Palestiniens à l’éducation, a-t-elle lu. Pour cela, nous proposons les moyens d’action suivants : pousser nos universités à agir activement contre le régime d’apartheid israélien, établir des liens académiques avec des universités et des universitaires palestiniens, soutenir et participer au boycott universitaire visant les institutions académiques israéliennes complices de la violation des droits des Palestiniens, défendre la liberté d’expression et la liberté académique autour de la Palestine ici et hors de France. »

Une participante relève : « L’appel n’a pas été hué et la minute de silence, nous l’avons faite pour toutes les victimes. Le rassemblement n’était pas interdit, les enseignants se sont largement mobilisés, je suis convaincue que ça change tout. C’est une bonne manière de neutraliser les velléités polémiques, à coups de messages sur les réseaux sociaux et de polémiques… Et ça permet de parler du fond ! »

Une mobilisation historique à l’université

Partout en Europe et dans tout le pays, de Rennes à Aix-en-Provence en passant par Strasbourg et Montpellier, des mobilisations pour un « boycott universitaire » ont eu lieu ce mardi 12 mars. « C’est historique », se félicite une des promotrices de ces initiatives.

Née, ces dernières semaines, dans la foulée de pétitions, pour la liberté d’expression et les libertés académiques puis pour le cessez-le-feu, ayant rassemblé plusieurs milliers de signataires dans l’enseignement supérieur et la recherche, la Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) entend passer un cap, en faisant adopter des motions pour l’arrêt du génocide au sein des établissements de l’enseignement supérieur, mais surtout en organisant le boycott académique d’Israël.

« C’est tout à fait légal et pacifique, glisse un des initiateurs de la CUCCP. À travers cette action de boycott, nous visons les institutions universitaires, pas les individus. Certaines universités israéliennes ont été bâties illégalement sur des territoires occupés dont les Palestiniens ont été chassés. Les institutions israéliennes collaborent avec le système militaire, et certaines universités françaises peuvent dès lors s’y trouver mêlées dans le cadre de leurs partenariats. »

Un des chercheurs, présents lors d’une autre rencontre-débat, mardi soir, sur le site Condorcet de l’EHESS à Aubervilliers, ajoute, lui, en aparté. « On nous parle parfois des libertés académiques israéliennes qui seraient menacées par notre boycott, mais pourquoi évoque-t-on si peu celles des Palestiniens ? À Gaza, toutes les universités sont aujourd’hui détruites… Cette situation n’est pas supportable, et c’est tout le monde qui devrait réagir dans la sphère universitaire en France et en Europe. »


 

   mise en ligne le 12 mars 2024

Malgré Macron et la France, l’Europe protège enfin les travailleurs ubérisés

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Le Conseil de l’Europe a adopté la directive européenne imposant la présomption de salariat : une victoire de haute lutte pour les travailleurs ubérisés, malgré le blocage de la France, qui a voté contre.

Après moult péripéties et deux ans de négociations, le Conseil de l’Europe a adopté, lundi 11 mars, la directive européenne imposant la présomption légale et réfutable de salariat pour les travailleurs des plateformes, comme Uber ou Deliveroo. Après avoir passé toutes les étapes législatives et le trilogue (accord entre le Parlement, les États membres et la Commission), le texte s’était heurté au blocage obstiné de la France, seule à voter contre quand quelques pays, dont l’Allemagne, se sont abstenus.

Une pratique quasi inédite dans l’histoire de l’UE. La directive est repartie en négociation et, cette fois, la Grèce et l’Estonie ont voté pour, débloquant la situation in extremis, à quelques semaines des prochaines élections européennes. Ce texte a pour vocation d’harmoniser et d’améliorer, au sein des Vingt-Sept, les conditions de travail de quelque 28 millions de personnes, exerçant dans 90 % des cas, souvent de façon injustifiée, sous le statut d’indépendant. Il laisse toutefois une marge de manœuvre significative en permettant aux États membres de définir eux-mêmes les conditions de cette présomption de salariat, selon leur législation respective.

Si cette directive est encore soumise à un vote formel, son issue ne fait plus de doute, les ministres des affaires sociales réunis le 11 mars à Bruxelles ayant à cette occasion exprimé leur position.

Congés payés, arrêts maladie, retraite…

La nouvelle a largement été saluée par élus de gauche à la manœuvre depuis deux ans dans ce combat pour imposer aux plateformes le paiement de leurs cotisations sociales et défendre le droit des travailleurs ubérisés aux congés payés, au chômage, aux arrêts maladie, à la reconnaissance des accidents du travail, à la formation, ou encore à une retraite digne de ce nom.

« Des millions de faux indépendants à travers l’Europe vont être requalifiés en salariés, s’est réjouie l’eurodéputée France insoumise (FI) Leïla Chaibi, négociatrice de la directive pour la gauche. Tout au long des négociations, le président français aura tenté de torpiller la présomption de salariat pour servir Uber plutôt que les travailleurs. »

« Macron n’aura pas pu protéger plus longtemps Uber ! Les votes de l’Estonie et de la Grèce débloquent la situation. La directive des travailleurs de plateformes est enfin adoptée ! Maintenant, il faut faire voter une loi nationale pour la faire respecter. Le travail continue ! », a également réagi Pascal Savoldelli, sénateur communiste et membre de la Commission des finances.

En juillet 2023, une commission d’enquête parlementaire « relative aux révélations des Uber files » avait mis au jour les rouages de l’implantation et de la stratégie d’influence développée par la plateforme de transports Uber en France, dès 2013. Dans son rapport, elle pointait « un déficit criant de volonté politique » pour faire respecter l’État de droit face à une entreprise dont la stratégie est fondée sur un « lobbying agressif (…) consistant à pénétrer au cœur des élites françaises ». Parmi ces décideurs publics, Emmanuel Macron est clairement mis en cause pour sa complaisance : « Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron, un ministre de l’Économie prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC, avec lequel Uber a entretenu des liens extrêmement privilégiés. »


 

   mise en ligne le 11 mars 2024

Paris 2024 : « Pour les Jeux, nous aurions préféré un projet mobilisateur
pour les fonctionnaires »,
déplore Céline Verzeletti

Séphane Guérard sur www.humanite.fr

Pressé par les préavis de grève de la CGT et de FO, le ministre Stanislas Guerini a annoncé la tenue, mardi, d’une réunion sur les conditions de mobilisation des agents durant Paris 2024. Céline Verzeletti, de la CGT, réagit à ses propositions.

Le 22 novembre, une circulaire prise par Élisabeth Borne offrait aux employeurs publics la possibilité de gratifier en prime n’excédant pas 1 500 euros brut des agents « selon leur degré et la durée » de leur mobilisation durant les jeux Olympiques. Puis, silence radio. Plus aucune précision sur ces primes, ni sur l’organisation des services durant l’événement. Jusqu’à samedi.

Le dépôt, jeudi dernier, d’un préavis de grève par la CGT, puis FO, a fait sortir de sa réserve le ministre Stanislas Guerini, qui a annoncé, samedi, des primes de 500, 1 000 et 1 500 euros, ainsi que la tenue d’une réunion avec les syndicats, ce mardi.

Comment réagissez-vous aux propositions de Stanislas Guerini ?

Céline Verzeletti : Voilà plusieurs mois que nous insistons pour avoir des échanges avec le gouvernement. Les questions ne manquent pas : quelle charge de travail, quelle organisation, quel temps de travail, quelles mesures d’accompagnement ? Il a fallu ce préavis pour que le ministre précise ses premières réponses. Cela démontre que nous sommes dans un rapport de force perpétuel. C’est malheureux, d’autant que les choses ont si peu été préparées que certaines situations risquent d’être irrattrapables.

De quelles situations parlez-vous ?

Céline Verzeletti : En s’y prenant en amont, on aurait pu quantifier les besoins, effectuer des recrutements. Mais le gouvernement a fait le choix de ne rien faire, puis d’en passer par les obligations réglementaires pour imposer des astreintes sept jours sur sept, l’augmentation du temps de travail et la limitation des congés. Sans renfort, les personnels hospitaliers pourront-ils faire face si une canicule s’ajoute aux besoins liés à la venue de centaines de milliers de visiteurs à Paris ?

De même, est-il raisonnable de dépêcher sur le terrain de nouveaux douaniers après une formation express ? Comme lors du Covid, on demande aux agents de faire toujours plus, alors que les services sont déjà à l’os et qu’on vient de nous annoncer, en plus du gel des rémunérations pour 2024, des coupes budgétaires dans les services publics. Nous aurions préféré un vrai projet mobilisateur pour les Jeux, avec des agents en capacité de répondre aux besoins.

Le montant des primes contente-t-il vos revendications ?

Céline Verzeletti : Nous demandions que des critères soient établis pour que l’employeur ne soit pas seul décideur. Ils commencent à être définis, de même que la garde d’enfant (10 000 chèques emploi service universels de 200 à 350 euros – NDLR). Le problème est que seuls les agents directement en lien avec les Jeux semblent concernés. Qu’en est-il des personnels des crèches parisiennes, par exemple, qui devront rester au travail pour accueillir les enfants des agents mobilisés ?

Autre problème : la circulaire ne semble concerner que les fonctionnaires d’État. Que deviennent les agents hospitaliers et des collectivités territoriales ? Enfin, pourquoi tous les agents ne toucheraient-ils pas les 1 900 euros de prime spéciale promise aux policiers, gendarmes ou douaniers ?

Les contraintes liées à la sécurité publique sont déjà prises en compte dans les métiers concernés. Pourquoi les autres fonctionnaires, touchés par les mêmes astreintes et allongement du temps de travail, ne percevraient-ils pas ces 1 900 euros ? Un éboueur est-il moins impliqué qu’un policier ?


 

   mise en ligne le 10 mars 2024

Pour un cessez-le-feu en Palestine, beaucoup de jeunes dans la rue

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Ce 9 mars, au premier rang de la manifestation parisienne pour un cessez-le-feu en Palestine, des responsables associatifs, syndicaux, politiques. Et derrière, des milliers de personnes, dont de nombreux jeunes. Ils ont la vingtaine ou moins et racontent leur combat pour la Palestine. 

ÀÀ la veille du ramadan, qui devait marquer le début d’un cessez-le-feu qui ne vient pas, et après cinq mois d’offensive israélienne sur la bande de Gaza qui a fait plus de 30 000 morts, des milliers de Parisien·nes ont défilé dans la rue ce 9 mars. Drapeau palestinien sur l’épaule et keffieh autour du cou, elles et ils ont défilé dans les rues de la capitale à l’appel du collectif Urgence Palestine et de l’Association France Palestine solidarité (AFPS). Selon l'AFPS, ils étaient 60 000 à Paris.

Des mobilisations similaires ont eu lieu ailleurs en France, en Dordogne, à Lyon ou encore en Bretagne, et dans d’autres capitales occidentales, à Londres et à Rome notamment. 

À Paris, d’autres drapeaux se sont mêlés aux drapeaux palestiniens, dont ceux de plusieurs partis de gauche, de La France insoumise (LFI) au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en passant par Les Écologistes et le Parti communiste. Au premier rang du cortège, de nombreux députés insoumis ont marché au cri de « Tahia Falestine ! » (« Vive la Palestine ! »), dont David Guiraud, Nadège Abomangoli ou encore Aymeric Caron. Rima Hassan, juriste franco palestinienne, candidate aux élections européennes pour LFI, a rejoint le cortège accompagnée de la tête de liste, Manon Aubry, et de Jean-Luc Mélenchon. Elles et ils partageaient la banderole avec plusieurs responsables associatifs et syndicaux, de la FSU, de la CGT ou encore de Solidaires. 

Avant le début de la marche, Bertrand Heilbronn, président d'honneur de l’Association France Palestine solidarité a redit ce qui unissait toutes ces organisations : l’appel à un cessez-le-feu immédiat. En conclusion de sa prise de parole, et comme beaucoup de manifestants et manifestantes du jour, il s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Vous avez contribué à la catastrophe en cours. » Et d’exiger des actions concrètes contre la politique de l’État israélien. 

« Face à l’inaction de nos gouvernements, en France et, partout dans le monde, la société civile continue à se mobiliser, abonde Linda Sehili, inspectrice des finances publiques et responsable syndicale à Solidaires. C’est un véritable mouvement social qui est en place… Dans un cadre large et unitaire, nous disons qu’il faut mettre fin à ce génocide, qu’il faut un cessez-le-feu pérenne et immédiat, qu’il faut arrêter le blocus de Gaza, permettre de faire parvenir l’aide humanitaire, redonner des moyens à l’UNRWA, il faut maintenant des sanctions contre Israël. » 

Derrière l’épais cortège de tête, tout un tas d’organisations ont déplié leurs banderoles. Les habitué·es des manifestations parisiennes pour la Palestine retrouvent de l’élan. Cela faisait des semaines qu’ils et elles n’avaient pas vu autant de monde dans les rues. 

Parmi eux, de très nombreux jeunes, des enfants venus avec leurs parents, des collégiennes venues avec leurs grandes sœurs, des lycéennes, de jeunes travailleurs et travailleuses qui ont fait le déplacement parfois depuis l’autre côté de l’Île-de-France. Elles et ils disent la même chose : les vidéos du massacre qui défilent sur le fil Instagram, la « honte » des postions prises par le gouvernement français, la peur que leur mobilisation ne soit pas entendue et que les attaques israéliennes continuent. Auprès de Mediapart, elles et ils racontent les mille et un petits impacts qu’a eus sur leur vie la prise en compte de la situation palestinienne depuis le début de l’offensive, il y a cinq mois. 

Dépasser la barrière des réseaux sociaux 

Pendant qu’une jeune femme s’époumone, dans un haut-parleur défectueux, à égrener les noms de quelques-uns des 30 000 morts palestiniens depuis le début de l’offensive, Rémi et son petit ami Massiré défilent bras dessus, bras dessous. Le premier a 21 ans, il est étudiant en information et communication, le second a 19 ans et étudie le graphisme. Ils n’en sont pas à leur première manifestation pour un cessez-le-feu en Palestine. Les deux viennent à chaque fois qu’ils le peuvent. 

Ils partagent quasi quotidiennement des contenus sur les réseaux sociaux sur le conflit israélo-palestinien mais considèrent que « ça ne suffit pas » : « C’est important de ne pas se contenter de partager des storys, débute Rémi. On veut que les Palestiniens sachent qu’en France des gens se mobilisent pour eux, dans la rue, dans la vraie vie. » 

« On dépasse la barrière des réseaux et on vient dans la rue, abonde Massiré. Dans la rue, on s’adresse à tous ceux qui ne savent pas comment se positionner, au gouvernement, à Macron. » « On ne va pas lâcher la cause, poursuit le second. Il ferait mieux d’agir concrètement pour le cessez-le-feu puisque en France, on est de plus en plus nombreux à dire haut et fort qu’on n’est pas d’accord. » Si les amoureux ont remarqué un léger changement de ton présidentiel, ils attendent de pied ferme des actions concrètes et restent dubitatifs.

Fatine, 20 ans, étudiante en licence d’anglais à l’université de Nanterre, est venue d’Argenteuil pour la manifestation, avec Maissa, même âge, même fac, mêmes études. Tout aussi investies soient-elles sur leurs réseaux sociaux, elles considèrent que les posts, les réels, les tweets n’ont plus un impact suffisant, alors elles ont sorti les drapeaux et ont rejoint le cortège, comme leurs parents avant elles. Pas sûr que l’impact soit plus tangible, « mais si on ne fait rien, c’est sûr qu’il ne se passera rien ».

Comme Rémi et Massiré, elles marchent pour que Macron revoie sa position, mais les deux jeunes femmes ont d’autres ambitions, plus internationales. « J’espère que Biden verra nos manifestations, assure Fatine, que lui et les autres comprennent qu’ils n’ont pas les peuples avec eux. »

Puisque la bande de Gaza n’est pas accessible aux médias, que les journalistes palestiniens se font tuer un à un, elles s’informent sur les réseaux sociaux, suivant des comptes de Palestinien·nes encore sur place, réfugié·es, journalistes ou non. Tous les jours, elles prennent numériquement des nouvelles de Bisan ou de Motaz. Quitte à voir des images de corps déchiquetés, affamés, démembrés. Hors de question de fermer les yeux. « Moi je regarde les vidéos de Djihanna. C’est une femme palestinienne, elle n’est pas journaliste mais elle raconte tout ce qui se passe », explique de son côté Syrine, 16 ans, qui a fait près de deux heures de transport pour être présente à la manifestation. 

« Quel confort de se dire : pour ma santé mentale, je ne regarde pas les vidéos, estime Rémi. Même si c’est horrible, c’est important de voir la réalité de ce qui se passe tous les jours, de le partager, de s’informer. » Massiré avoue être « très sensible aux images de mort » mais a refusé de ne pas voir, ni le 7 octobre, ni les jours d’après.

Des amitiés abîmées et des marques boycottées 

Dans leur vie privée, au lycée, au travail, tous et toutes ont fait évoluer leurs habitudes, au fur et à mesure que les Palestiniens et Palestiniennes mourraient sous les bombes, les balles ou de faim. 

Syrine, en seconde dans un lycée du Val-d’Oise, le dit fièrement : plus de Coca dans les goûters de classe, avec l’aval de l’ensemble de ses camarades de lycée. « On boycotte toutes les marques qui ont une activité ou qui soutiennent directement Israël », assure-t-elle avec sa cousine de 15 ans, Meriem. Leurs mères ne vont plus à Carrefour. Plus de McDonald’s pour Fatine et Maissa, « et pourtant les McFish, c’est trop bon ». Fatine s’est désabonnée de la plateforme de vidéo à la demande de Disney. « Je regardais tout le temps mais c’est pas grave, on trouve toujours des alternatives. » Sur le chemin de la manifestation, un Starbucks est retapissé de stickers et d’une pancarte sur laquelle on peut lire : « Par milliers, par millions, nous sommes tous des Palestiniens. » 

Au-delà des boycotts, le sujet est venu s’immiscer dans les classes : le professeur d’histoire-géographie de Syrine a contourné le programme scolaire pour insérer une séance sur l’histoire de la Palestine. « Il ne nous a pas donné son avis mais il nous a expliqué la situation, des deux côtés, pour qu’on comprenne mieux ce qui se passe. » Meriem, elle, connaît des lycéens qui se sont fait exclure quelques jours de cours pour s’être exprimés en faveur du peuple palestinien dans l’enceinte du lycée. Elle ne sait pas exactement ce qu’ils ont dit, mais dit avoir « honte » de la France. Elle n’a pas fini de prononcer le mot que sa grande sœur la tance du regard : « la honte » de la France, cela ne se dit pas à une journaliste.

Et après les boutiques, les classes, les liens du cœur. Salimat, 21 ans, étudiante en langues étrangères appliquées anglais-japonais, a travaillé, à côté de ses études, pendant plus d’un an et demi, dans un Starbucks de la région parisienne. « J’y retournais souvent, à chaque fois que j’avais besoin de travailler, et sinon j’y allais en tant que cliente, parfois je passais derrière le bar me préparer mes propres boissons. » Ses collègues étaient devenus ses amis mais le silence s’est installé entre eux quand elle s’est heurtée à leur manque d’intérêt pour la cause des Palestiniens. « Je leur demande pas de démissionner, tout le monde ne peut pas se le permettre, mais au moins de se sentir un peu concernés, en tant qu’humains. Mais je vois bien qu’ils s’en foutent, alors, peu à peu, j’ai arrêté de leur parler. »

Fatine, après un post sur Instagram, a reçu un message d’un ancien camarade de classe. « Il me disait que la victime, c’était Israël, que je ne comprenais rien. J’ai pas senti qu’il pouvait comprendre, je l’ai bloqué. » Elle estime que la situation est si grave qu’y rester insensible est déjà une violence et ne parle plus à sa cousine préférée, qui ni ne s’informe, ni ne se mobilise. 

Sous la pluie légère, en passant près de Strasbourg-Saint-Denis, dans le IIe arrondissement de Paris, Rémi et Massiré pressent le pas et débattent d’un avenir souhaitable pour la Palestine. Un, deux États ? Avec liberté de circulation pour tous ? Et que ferait-on des Israéliens ? « Moi je crois à un État où tout le monde peut vivre et circuler en paix, tranche Massiré, plutôt qu’à deux États avec un partage inégal, et que la Palestine se retrouve avec un tout petit pays. » « Oui, pourquoi pas, mais il ne faudrait pas que cette solution efface les décennies de colonisation d’Israël. »

Et comment appellerait-on ce pays unifié ? « Palestine », propose l’un. Et de continuer leur discussion en slalomant entre les groupes militants, ceux qui scandent « Contre l’impérialisme et les États racistes, une seule solution, la révolution » et ceux qui hissent de grands haut-parleurs au-dessus de la foule d’où s'échappent des chansons et des slogans en arabe, en hommage à la Palestine, qui racontent les champs d’oliviers, l’importance de la terre et la force de celles et ceux qui restent. 


 

   mise en ligne le 9 mars 2024

À Paris, une grève féministe
et encore tant de chemin à faire

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Elles étaient des milliers dans les rues à réclamer, de nouveau, l’égalité salariale et la fin des violences sexistes et sexuelles. À Paris, des lycéennes aux anciennes du MLF, en passant par les syndicalistes, toutes racontent un chemin vers l’égalité réelle qui est encore long. 

De la colère et des paillettes. Ce vendredi 8 mars 2024, pour la Journée internationale des droits des femmes, les rues de France se sont emplies de lycéennes, de travailleuses, d’exilées, de retraitées, de militantes de la cause LGBT, de syndicalistes, de militantes féministes. À Paris, à l’appel des organisations féministes, elles criaient, en chœur : « So-so solidarité, avec les femmes, du monde entier ! »« Violences sexistes, violences sociales, même combat contre le capital ! » ou encore « Avec ou sans Constitution, pour avorter, faut du pognon ! ».

14 heures, place Gambetta, dans le XXe arrondissement de Paris, les ballons syndicaux et associatifs prennent le soleil, le clitoris géant et violet de Solidaires, bien installé sur le camion du syndicat, domine la foule et les manifestantes qui arrivent encore par toutes les rues. Au milieu des cortèges et des drapeaux, des groupes de musiciennes répètent leurs classiques de manif ; six jeunes femmes et personnes non binaires, assises sur des tabourets de fortune, toisent le monde.

Et elles écartent les jambes de manière ostensible. « On a décidé de prendre la même place dans la rue que les mecs prennent dans les transports publics », sourit l’une d’entre elles. Elles pratiquent le « manspreading » avant de défiler, pendant qu’à côté d’autres discutent de l’importance de la constitutionnalisation de l’IVG, entérinée quelques jours plus tôt.  

En face des manspreadeuses, le bandeau de l’intersyndicale, sur lequel on peut lire : « Toutes et tous mobilisé·es pour l’égalité réelle ». Et, cette année, sur le bandeau, les logos des différentes organisations prennent plus de place que d’habitude. Pour la première fois de leur histoire, l’Unsa et la CFDT ont appelé à la grève féministe, aux côtés de la CGT, de la FSU et de Solidaires. 

Auprès de Mediapart, sur fond de batucada, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, explique que sans grève, il est difficile d’avoir du monde dans la rue : « On a appelé à la grève pour être le plus nombreuses et nombreux possible mais aussi pour donner à voir dans les entreprises et les administrations que c’est un sujet important qui doit être traité. En fin d’année dernière, on a eu un certain nombre d’engagements du gouvernement et il faut que ça se concrétise en 2024. »

Et de détailler les revendications portées par l’intersyndicale : la révision de l’index égalité femmes-hommes pour qu’il soit plus transparent, plus précis, pour avoir aussi une vision plus complète sur les inégalités femmes-hommes dans le monde du travail, « puisque seulement un quart des salariés sont couverts pour le moment par l’index ». Au-delà des notes, les syndicats réclament que des sanctions s’appliquent réellement aux entreprises en dehors des clous. « Aujourd’hui, bonne ou mauvaise note sur l’index, il ne se passe pas grand-chose », rappelle la secrétaire générale de la CFDT

Un peu plus loin, seuls deux ballons orange du syndicat défilent et quelques centaines de militant·es derrière. On est bien loin des grands cortèges de la CFDT contre la réforme des retraites. Et le constat s’applique de la même façon pour plusieurs autres organisations syndicales. Le temps, peut-être, que la base s’acclimate à la grève féministe. L’idée n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 1882, la militante révolutionnaire Louise Michel appelait à la grève des femmes à l’occasion de deux meetings organisés par la Ligue des femmes. Plusieurs jeunes femmes ont imprimé son portrait et l’ont porté haut sur des pancartes, plus d’un siècle après son décès.

Une chasuble orange sur le dos, Ingrid Clément, à la tête de la fédération CFDT Interco, regroupant des fonctionnaires, des agent·es de collectivités territoriales ou encore des ministères de l’intérieur, de la justice, des affaires étrangères, semble moins à l’aise avec la nécessité de la grève que sa secrétaire générale nationale. À la question : « Pourquoi, cette fois-ci, la CFDT appelle-t-elle à la grève ? », elle tente d’esquiver : « Vous n’avez pas une autre question ? » 

Et sa camarade, Laurence de Suzanne, secrétaire fédérale pour les services judiciaires, de prendre le relais : « C’est important pour libérer de leurs métiers les gens qui veulent pouvoir se mobiliser aujourd’hui… L’égalité hommes-femmes, ça ne doit plus être que des choses qu’on dit, mais aussi des choses qu’on fait, que cette égalité se concrétise. Ne pas se contenter d’un index qui autorise une certaine part d’inégalité. Nous on veut une égalité complète. »

Comme d’autres syndicalistes qui défilent pour ce 8 mars, elle déplore le manque d’implication de certains et regrette, par exemple, que des réunions de travail se tiennent normalement dans son secteur aujourd’hui, alors que pour d’autres mobilisations nationales, l’activité est gelée pour la journée.

Même déception pour Nadine, agente territoriale spécialisée des écoles maternelles (Atsem), un métier peu rémunéré et très majoritairement féminin. Au départ du cortège, la militante CGT regrette que la foule ne soit pas plus dense. « Je ne suis pas très optimiste. On a une seule grève pour les femmes, on devrait en faire beaucoup plus tellement on subit d’inégalités », souffle-t-elle. Ses collègues Atsem hochent la tête. « Le chemin vers l’égalité est encore très très long. Pourtant, Dieu sait que des femmes se sont battues avant nous ! Ça n’avance pas assez vite, sur les salaires, contre les violences… On continue de se battre pour avancer, mais on avance à une allure de tortue. » 

Féministes, du MLF à TikTok

De son côté, Sophie Binet, de la CGT, s’entoure des salariées de Leroy Merlin, avant de prendre la parole devant nos confrères, et réclame au gouvernement et au patronat de mettre « enfin un terme aux inégalités en matière de salaires ». Pour rappel, tous temps de travail confondus, en moyenne, les femmes gagnent toujours moins que les hommes, 24,4 % selon les derniers chiffres de l’Observatoire des inégalités. Le pourcentage est répété, devant toutes les caméras, par la responsable syndicale. « Ça fait, en moyenne, 20 euros par jour de moins. 400 euros par mois. C’est énorme. Pour mettre fin à ces inégalités, c’est très simple, il suffirait de sanctionner les entreprises qui ne respectent pas la loi. » 

Lorraine et Jade, toutes les deux 17 ans et lycéennes de Boussy-Saint-Antoine, en Essonne, ont pris les transports publics pendant une heure pour leur toute première manifestation. Officiellement, pour leurs professeurs, elles sont malades. En tout, elles sont sept de leur lycée à avoir fait le déplacement, pas la foule des grands jours. « Grève féministe, c’est pas considéré comme un motif valable d’absence », s’amusent celles qui, pour se former aux luttes féministes, scrollent sur Instagram et TikTok. « On apprend des choses avec le compte de Nous toutes et de Jeneveuxpasd’enfants, par exemple. » 

Si elles fouillent Internet, se partagent des réels et des posts, continuent sans cesse de s’informer sur les luttes passées, celles des femmes du monde entier, elles n’ont pas à chercher bien loin pour raconter la société patriarcale. 

À la maison, les parents de Jade attendent d’elle qu’elle fasse « beaucoup plus de tâches ménagères » que son frère. Lorraine, elle, pourrait, raconter pendant des heures les remarques reçues dans la rue par des hommes, souvent plus âgés. Et quand elle a dit à son père pourquoi elle s’absentait des cours aujourd’hui, « il a levé les yeux au ciel » : « Pour lui, on a déjà l’égalité, il ne comprend pas pourquoi je manifeste. »

Et puis, il y a le lycée et sa farandole d’interdictions vestimentaires. « Il y a eu tout le débat sur l’abaya, se souvient Jade, lycéenne dans un établissement public. C’était hallucinant ces restrictions que pour les femmes. Dans notre lycée, on ne peut venir ni en abaya, ni en crop top, ni en short, mais les mecs viennent habillés comme ils veulent, personne ne leur pose la question. » « Même les débardeurs, ça ne passe pas toujours », abonde sa copine. 

De l’autre côté de l’âge, mais à seulement quelques mètres, les pionnières du Mouvement de libération des femmes, mouvement féministe non mixte fondé en 1970, ont ressorti les vieilles pancartes qui étaient exposées dans une bibliothèque féministe de Paris. 

Annie Schmitt, 78 ans, professeure de sport à la retraite et membre du MLF depuis 1971, s’amuse de la situation. Quelques minutes auparavant, un groupe de très jeunes filles sont venues à sa rencontre pour lui demander ce que voulait dire « MLF ». Et c’est avec plaisir qu’elle leur a raconté des décennies de lutte féministe, bien avant #MeToo et ses répercussions.

« On a ânonné pendant quarante ans, on a réclamé l’IVG, on a dit : “Ras le viol”, on a exigé de nouvelles libertés pour les femmes… Puis, tout d’un coup, avec #MeToo ça a explosé. On a été entendues. Il reste encore du chemin, ce mouvement a permis de nous faire avancer beaucoup plus rapidement. » 

Si elle se réjouit des avancées pour les femmes, certaines réalités qui étaient les siennes dans les années 1980 sont toujours d’actualité : « Dans l’Éducation nationale, on est tous payés pareil mais regardez dans les échelons, dès qu’on monte, on ne voit plus beaucoup de femmes. Les carrières sont plus hachées pour les femmes. » 

À l’époque où elle travaillait encore, Annie Schmitt ratait rarement une mobilisation du 8 mars. Les cortèges étaient infiniment plus clairsemés qu’aujourd’hui. Un 9 mars, il y a de cela plus de trente ans, un proviseur avait questionné Annie sur son absence de la veille. « Et je lui avais répondu que j’étais absente parce que je n’étais pas là, c’est tout. Aujourd’hui, je crois qu’on peut plus facilement dire qu’on fait la grève féministe. » Derrière elle, un jeune homme donne le rythme des slogans en tapant sur un tambour sur lequel est inscrit « Dead man don’t rape » (« Les hommes morts ne violent pas »).

Il est bientôt 15 heures quand le cortège passe aux abords du cimetière du Père-Lachaise. Des militantes, un grand drapeau palestinien sur les épaules, un keffieh autour du cou, répètent : « Femmes de Gaza, femmes de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine ». « Se battre pour le droit des Palestiniens, des Palestiniennes, c’est aussi un combat féministe. On ne peut pas être aveugles au sort des femmes qu’on assassine là-bas », explique l’une d’entre elles, pressée de rattraper ses amies. Avant de partir, elle rappelle en une phrase le nombre de morts en Palestine depuis l’offensive israélienne, plus de 30 000 personnes, en majorité des femmes et des enfants. 

Plus tard dans l’après-midi et selon plusieurs vidéos postées sur les réseaux sociaux, des affrontements ont eu lieu entre des féministes propalestiniennes et le service d’ordre du collectif juif et féministe Nous vivrons, composé en très grande partie d’hommes cagoulés, dont certains auraient été munis de bombes lacrymogènes – Mediapart n’a pas assisté à ces événements mais a constaté, sur place, la composition exclusivement masculine du service d’ordre. Le collectif féministe, qui avait déjà fait parler de lui lors d’une manifestation le 25 novembre, a ensuite été exfiltré par la police et a assuré, sur X : « Une fois encore, nous avons été empêchés suite à des agressions verbales et physiques. »

Selon la CGT, environ 200 000 personnes ont défilé ce jour dans toute la France, dont la moitié à Paris, 5 000 à Lille, 10 000 à Lyon ou encore 8 000 à Bordeaux. 


 

   mise en ligne le 8 mars 2024

« Des dizaines d’enfants sont morts de faim et de déshydratation à Gaza »,
le constat glaçant de Jonathan Crickx, porte-parole de l’Unicef Palestine

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Alors qu’Israël maintient son étau autour de la bande de Gaza, plusieurs dizaines d’enfants sont morts ces derniers jours de faim et de déshydratation. Jonathan Crickx, porte-parole de l’Unicef Palestine dresse l’état des lieux du chaos régnant dans l’enclave palestinienne, où l’acheminement de l’aide humanitaire est confronté à de multiples entraves, et redoute de voir le nombre de jeunes victimes aller croissant.

Les images de son corps squelettique, de ses mains diaphanes et de son regard figé, au dernier jour de son agonie, ont fini par arriver jusqu’à nous. Yazan, 10 ans, est mort le 2 mars, dans un hôpital de Rafah, par manque de nourriture, d’eau et de médicaments. Plusieurs dizaines d’enfants palestiniens ont ces derniers jours subi le même sort dans la bande de Gaza.

Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) voit ainsi ses pires craintes confirmées. Dans un rapport publié le 3 mars, l’organisation sonne de nouveau l’alarme et appelle à un sursaut international pour éviter une famine généralisée, dont les enfants sont d’ores et déjà les premiers à payer le prix.

Si la catastrophe commence à susciter un émoi international, le président américain Joe Biden ayant annoncé ce jeudi 8 mars la création d’un port à Gaza pour permettre « une augmentation massive » des aides, selon le porte-parole de l’Unicef Palestine, Jonathan Crickx, une véritable course contre la montre est désormais enclenchée pour endiguer les ravages de la malnutrition et de la déshydratation. Il plaide pour une levée des entraves à l’acheminement de l’aide humanitaire, plus que jamais vitale, en particulier dans le nord de l’enclave, où survivent encore 300 000 civils.

L’Unicef a publié un rapport qui sonne l’alarme face aux décès d’enfants dus à la malnutrition dans la bande de Gaza. Sur quels constats repose ce rapport ?

Jonathan Crickx : Des rapports nous parviennent depuis une semaine, indiquant qu’une quinzaine d’enfants sont morts de malnutrition et de déshydratation, en particulier dans le nord de la bande de Gaza. D’autres sont en train de mourir et notre grande inquiétude est que leur nombre aille croissant.

C’est absolument tragique, mais ce n’est pas une surprise car cela fait plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, que l’Unicef, mais aussi le Programme alimentaire mondial, l’Organisation mondiale de la santé, alertent sur la crise alimentaire dans la bande de Gaza, où la nourriture est en quantité insuffisante. Nous réaffirmons aujourd’hui que cette situation, si elle dure, va amener à court terme à la mort, par la faim, de plusieurs dizaines d’autres enfants.

L’Unicef a fait des relevés (screenings), en janvier et février 2024, pour mesurer le diamètre des bras des enfants. Dans le Sud, les données collectées indiquent que 5 % des enfants sont victimes de malnutrition sévère ; dans le Nord, où l’aide humanitaire est quasi inexistante, ils sont 15 %, soit un enfant sur six. Au-delà de ces décès, la malnutrition sévère cause des dégâts irréversibles sur la santé des enfants en bas, en affectant notamment leur croissance et leur développement cognitif.

« Dans le nord de la bande de Gaza, 15 % des enfants, soit un enfant sur six, souffrent de malnutrition sévère »

Comment les civils font-ils face à cette situation dans la bande de Gaza ?

Jonathan Crickx : Il y a un mois, j’étais à Rafah, dans le Sud, où sont rassemblées environ 1,4 million de personnes. J’ai pu voir de près les très longues files composées de plusieurs centaines de personnes, attendant pour quelques boîtes de conserve contenues dans les colis d’aide humanitaire. J’ai rencontré des familles survivant sous des tentes, construites avec les moyens du bord, qui ne peuvent souvent se permettre plus d’un repas par jour.

Elles sont confrontées à un problème de manque de nourriture mais aussi à son absence de diversité. Selon nos enquêtes, la plupart des familles se nourrissent principalement de farine de blé, qu’elles utilisent pour faire du pain et de riz, et c’est à peu près tout. Pas de légumes, pas de fruits, pas de viande, ou en tout cas très peu. Dans les toutes petites échoppes que j’ai pu observer sur place, les quantités sont dérisoires, avec parfois seulement quatre ou cinq oranges dans les présentoirs, à des prix inaccessibles pour la majorité de la population.

« Une bouteille de 1,5 litre d’eau par personne et par jour »

À la malnutrition s’ajoute la déshydratation. La production d’eau dans la bande de Gaza, qui était déjà un véritable problème avant cette escalade des hostilités, équivaut aujourd’hui à environ 10 % de la production habituelle. Dans le Sud, les personnes déplacées arrivées ces dernières semaines à Rafah disposent d’une bouteille d’eau de 1,5 litre par personne et par jour. Cette ration est censée remplir tous leurs besoins : boire, cuisiner, se laver.

Ainsi, une mère qui vient d’avoir un bébé doit chaque jour choisir entre s’hydrater pour allaiter ou pour faire un biberon —, même si le lait en poudre atteint des prix records —, cuisiner, mais aussi pour assurer l’hygiène de leurs enfants. Un litre et demi pour tout ça. Les conséquences en termes de déshydratation mais aussi en termes de santé sont redoutables car il faut savoir qu’une grande partie de l’eau disponible n’est pas une eau propre à la consommation.

Qu’est-ce qui empêche un acheminement normal de l’aide humanitaire ?

Jonathan Crickx : Il y a quatre problèmes majeurs. Le premier est lié à la sécurité des équipes qui acheminent l’aide alimentaire dans une zone de conflit armé, où les bombardements sont omniprésents. Le deuxième problème est le défaut d’accès aux populations, en particulier aux civils restés dans le Nord de la bande de Gaza. Cet accès nécessite des autorisations qui ne sont pas toujours octroyées. Le troisième problème est celui des communications.

Les réseaux de téléphonie sont très souvent dysfonctionnels. Or ils sont indispensables. Pour livrer des médicaments dans un hôpital, l’Unicef et ses partenaires doivent assurer un travail de coordination, par téléphone, pour fixer les rendez-vous, déterminer les besoins, les capacités de stockage… Quand le réseau téléphonique ne fonctionne pas, comment fait-on ?

Le quatrième problème est lié au nombre insuffisant de camions pour effectuer ces livraisons, mais aussi aux problèmes d’acheminement du fuel dans l’enclave. Le cœur de notre plaidoyer consiste à demander que l’ensemble des conditions soient réunies pour que l’aide humanitaire puisse être distribuée à l’intérieur de la bande de Gaza, à l’échelle, de manière sûre et partout où les populations en ont besoin. Il est particulièrement vital cette aide puisse atteindre les enfants.


 

   mise en ligne le 7 mars 2024

Risque de génocide Gaza :
manifestons le 9 mars !

Par Olivier Gebuhrer et Pascal Lederer, co-animateurs d'Une Autre Voix Juive sur www.humanite.fr

Le cataclysme déclenché sur Gaza par l’Armée israélienne fait pâlir l’horreur provoquée par les attentats terroristes perpétrés par le Hamas le 7 octobre. Jour après jour l’indignation à l’encontre du gouvernement israélien monte d’un cran dans le monde.

Loin de respecter les injonctions de la Cour Internationale de Justice, exigeant d’Israël de prendre toutes les mesures visant à éviter un génocide, le gouvernement israélien et ses membres fascisants violent les résolutions qui fondent l’appartenance d’Israël à l’ONU. La punition collective infligée à la population civile de Gaza, les meurtres et exactions dans les territoires occupés n’ont rien à voir avec le « droit d’Israël à se défendre contre toute agression ». Israël s’enfonce dans les crimes contre l’Humanité. Dans ce désastre, d’autres, Etats-Unis, Union Européenne et France en tête, complices de fait de ce désastre, en portent une lourde responsabilité par leurs atermoiements et leur condamnation en demi-teinte. 

Les condamnations internationales et l’expression de l’indignation populaire s’imposent devant les souffrances des populations civiles de Gaza, les morts de faim, les tueries de femmes et d’enfants. Elles ne suffisent plus ; les dirigeants israéliens devront répondre de leurs actes en temps et heure mais aujourd’hui ce qui est urgent est de forcer Israël et le Hamas à cesser le feu, imposer au Hamas et à Israël la libération des otages et des prisonniers politiques palestiniens, ouvrir pour de bon les couloirs permettant l’aide humanitaire de masse indispensable. Des sanctions internationales visant le gouvernement israélien et ses ministres fascistes sont impératives. L’Union Européenne doit suspendre l’accord d’Association avec Israël qui la rend complice des crimes israéliens. La France,qui doit jeter son poids dans cette bataille, doit reconnaître l’Etat de Palestine, maintenant. 

Une Autre Voix Juive (UAVJ) a été fondée pour que puisse s’exprimer en France la critique à la politique israélienne, impossible de fait il y a 20 ans, et l’exigence de respect des droits nationaux palestiniens, sans remise en cause des droits nationaux israéliens. Aujourd’hui, les haines accumulées de part et d’autre par la colonisation croissante et l’apartheid en 

Cisjordanie, par le blocus, les bombardements de Gaza et les attaques terroristes visant des civils israéliens, se sont exacerbées depuis le 7 octobre. 

Aucune paix ne peut résulter du seul face à face des Palestiniens et des Israéliens. 

C’est une évidence : aucune paix durable ne peut survenir si la communauté internationale n’intervient pas pour contraindre Israël à négocier avec les dirigeants légitimes du peuple palestinien. 

UAVJ appelle à une Conférence Internationale de Paix sous l’égide de l’ONU pour que cessent les massacres et pour ouvrir le chemin d’une Paix Juste négociée, durable destinée à faire respecter les droits fondamentaux du peuple palestinien, les résolutions de l’ONU, et les conditions d’indépendance et de sécurité pour le peuple palestinien comme pour le peuple israélien. Sur ces bases, UAVJ appelle à manifester le 9 mars, place de la République à Paris, départ à 14 heures.


 

   mise en ligne le 6 mars 2024

Appel à la grève féministe
pour la journée internationale de lutte
pour les droits des femmes

sur https://basta.media/

« Face aux attaques du gouvernement, des droites et extrêmes droites, partout les femmes résistent ! » Pour le 8 mars, des dizaines d’organisations organisent une journée de grève féministe pour les droits des femmes. Voici leur appel.

Nous appelons à la grève du travail, des tâches domestiques, de la consommation. Parce que seules nos voix, nos cris, nos actions visibles pourront faire bouger la société et le pouvoir pour enfin obtenir l’égalité.

Solidarité avec les femmes du monde entier

Le 8 mars, nous serons en grève en solidarité avec nos sœurs confrontées aux guerres qui sévissent dans le monde. En solidarité avec celles qui font face à des bombardements massifs, à l’exode, sont victimes de viols de guerre, peinent à nourrir leur famille et elles-mêmes. En solidarité avec toutes celles qui se défendent farouchement pour recouvrer leur liberté et leurs droits.

Non à l’extrême droite

Les idées d’extrême droite qui prônent la haine de l’autre, le racisme, la misogynie, la LGBTQIAphobie, remportent des succès électoraux partout dans le monde, se banalisent. En France, le gouvernement et la droite en reprennent à leur compte.
La loi immigration votée en décembre dernier en est un exemple. Même si un tiers des dispositions, comme celles instituant la préférence nationale ont été invalidées par le Conseil constitutionnel, cette loi raciste s’attaque au droit d’asile et à tous·tes les sans papiers. Nous réclamons l’abrogation de la loi immigration et la régularisation de tous·tes les sans-papiers.

Vivre et pas survivre

Les inégalités salariales, les bas salaires et désormais l’inflation dégradent les conditions de vie. Les femmes représentent 62% des personnes payées au SMIC et 70% des bénéficiaires des banques alimentaires. Plus de 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 300 000 personnes dont 3000 enfants vivent dans la rue. Certaines en meurent. Nous demandons la hausse des salaires, la revalorisation des minimas sociaux, la construction massive de logements sociaux.

Du travail et des salaires décents

Les femmes, notamment les mères isolées, sont particulièrement impactées par la vie chère, elles occupent des emplois mal rémunérés, sont souvent percutées par la précarité et le temps partiel imposé et touchent un salaire en moyenne ¼ inférieur à celui des hommes. Les femmes, dont les retraites sont 40% inférieures à celles des hommes, sont encore plus impactées par la dernière réforme.

Nous réclamons l’abrogation de la réforme Macron des retraites, des lois qui pénalisent les chômeurs·euses et les bénéficiaires du RSA. Nous réclamons la revalorisation des métiers féminisés (éducation, soin, nettoyage…), l’égalité salariale, l’interdiction du temps partiel imposé, la transformation des CDD en CDI. Nous voulons la retraite à 60 ans avec 37,5 annuités.

Des services publics au service de nos besoins

L’idéologie libérale vise à casser et à privatiser les services publics : hôpital, école, EHPAD, logement. Ce sont les femmes qui compensent cette carence auprès des enfants comme des plus âgé·es, des malades, au détriment de leur carrière, de leur autonomie financière, de leur santé. Elles assument la grande majorité des tâches domestiques et d’éducation des enfants. Elles portent une charge mentale les obligeant à devoir constamment tout planifier.

Nous voulons des services publics de qualité et réclamons la création de services publics de la petite enfance et de la perte d’autonomie. Nous voulons du temps pour vivre, un partage égal des tâches, une réduction du temps de travail pour toutes et tous.

Notre corps nous appartient

Le droit à l’avortement est un droit fondamental Nous réclamons la réouverture de tous les centres d’interruption volontaires de grossesse fermés. Nous voulons inscrire dans la Constitution le droit à l’avortement de façon réellement protectrice.

Macron appelle à un “réarmement démographique », aux relents pétainistes et natalistes, comme si le désir d’enfant dépendait de l’injonction politique et nous prépare un congé de naissance tout en pointant du doigt des parents « défaillants ».
LGBTQIA, nous voulons pouvoir faire nos choix de vie, vivre librement notre orientation sexuelle, nos identités.

Handicapées, nous subissons toutes les violences

Nous sommes privées de nos droits à l’autonomie, à l’éducation, à l’emploi, aux soins, et à la procréation. Nous voulons notre indépendance économique, l’accessibilité universelle à l’ensemble de l’espace public et à tous les lieux et bâtiments.

Stop aux violences sexistes et sexuelles

#MeToo est partout, dans tous les milieux. L’impunité persiste, 1% des viols sont condamnés.Macron se permet d’ apporter son soutien à Depardieu, mis en examen pour viol et se porte ainsi garant de tout un schéma d’oppression. Les violences obstétricales et gynécologiques (VOG) sont systémiques et impunies. 9% des femmes se disent victimes de brutalités dans le soin selon le Haut Conseil à l’Égalité.

Ce dernier insiste sur la persistance du sexisme chez les plus jeunes. Quand 56% des victimes de violences sexuelles sont des mineur·eures et 160 000 enfants victimes par an, Macron décapite la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants et fait silence sur les 30 000 témoignages recueillis.

Alors que la France accueillera cet été les Jeux olympiques et Paralympiques, nous demandons la mise en place d’actions concrètes pour lutter contre toutes les violences sexistes et sexuelles, protéger les victimes et combattre les réseaux de traite prostitutionnelle et de proxénétisme

Nous voulons restaurer la Civisr [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants] dans son but initial et suivre ses recommandations. Nous réclamons trois milliards pour lutter contre les violences, l’application des lois existantes, le vote d’une loi-cadre contre les violences masculines à l’encontre des femmes, des enfants et des minorités de genre.

Éduquer à l’égalité

Une éducation à l’égalité doit permettre aux enfants de comprendre les mécanismes de domination s’exerçant dans notre société. Nous voulons une éducation non sexiste, la mise en place effective d’une éducation à la vie affective et sexuelle qui intègre les notions de désir et de plaisir, d’une éducation au consentement et à l’égalité.

Le 8 mars, nous serons en grève contre le patriarcat et ce gouvernement. Nous montrerons le rôle fondamental des femmes dans la société : quand les femmes s’arrêtent, tout s’arrête.


 

Premières signataires de l’appel : 

Africa 93, Assemblée des femmes, Attac, CGT, Collectif CIVG Tenon, Collectif National pour les Droits des Femmes, Coordination des associations pour le Droit à l’avortement et la contraception, Coordination française pour le lobby européen des femmes , Diplomatie Féministe Femmes d’Avenir, les Effronté-es, Femen, Femmes contre les précarités, le chômage et les discriminations, Femmes Egalité, Femmes Solidaires, Fondation Copernic, FSU, Las Rojas, Ligue des Femmes Iraniennes pour la Démocratie, Maison des femmes Thérèse Clerc de Montreuil, Marche Mondiale des Femmes France, Mémoire traumatique et victimologie, Mouvement des Femmes Kurdes en France-TJK-F, Mouvement du Nid, Organisation de Solidarité Trans, Osez le Féminisme, Planning Familial, Réseau féministe Ruptures, SKB ( Union des Femmes Socialistes Turquie), Stop aux Violences Obstétricales et Gynécologiques, Union étudiante, Union nationale des étudiants de France, Union Nationale des Familles de Féminicides, Union syndicale Solidaires, Vigilance et Initiatives Syndicales Antifascistes. En soutien : Les Écologistes, Ensemble !, France Insoumise, Gauche Démocratique et Sociale, Gauche Ecosocialiste, Génération.s, Jeunes Génération.s, Jeunes socialistes, Nouveau Parti Anticapitaliste, NPA-Nouveau Parti Anticapitaliste Jeunes, Parti Communiste Français, Parti Communiste des Ouvriers de France, Parti de Gauche, Parti Socialiste, Place Publique, Pour l’Ecologie Populaire et Sociale, Rejoignons-nous, Union Communiste Libertaire


 

   mise en ligne le 5 mars 2024

Pour l’égalité réelle, toutes et tous mobilisé·es pour le 8 mars !

sur www.cgt.fr

Communiqué intersyndical CFDT - CGT - UNSA - Solidaires - FSU

Nos organisations appellent à se mobiliser y compris par la grève le 8 mars 2024. Portons haut les couleurs de l’égalité entre les femmes et les hommes pour revendiquer une société de progrès et de justice.

Malgré les effets d’annonces gouvernementales de faire de la cause des femmes la grande cause du quinquennat, les inégalités persistent dans le travail, dans les foyers et dans la société.

Les inégalités salariales et de carrières ne diminuent pas ou très peu. Les femmes perçoivent 1/4 de salaire de moins que les hommes et à la retraite l’écart des pensions se creuse à hauteur de 40 %. C’est comme si les femmes s’arrêtaient de travailler tous les jours à 15h40. Elles sont 58 % à être payées au SMIC et y restent plus longtemps. Alors qu’elles sont plus diplômées que les hommes, elles ne sont que 39 % à occuper des emplois de cadre. Les métiers à prédominance féminine sont dévalorisés et mal rémunérés. L’index dit « Pénicaud » doit être amélioré et cet outil ne doit pas remplacer les accords et les plans d’action dans les entreprises. Ses trop bonnes notes ne reflètent pas la réalité des inégalités salariales que subissent les femmes alors même qu’il ne concerne que 1% des entreprises et que seules 0,5% ont des index calculables.

Assignées à leur rôle de mère, elles occupent 80% des emplois à temps partiel et 95% des congés parentaux sont pris par les femmes. Le poids de la parentalité, incluant la double journée et la charge mentale, pénalise exclusivement la carrière des mères, accentuant encore les inégalités salariales. Tout est à craindre concernant l’émancipation des femmes, lorsque le président parle de « réarmement démographique » alors que les conditions de travail et de vie des femmes sont l’impensé des politiques publiques. Il manque plus d’un million d’emplois dans les métiers du soin et du lien et plus de 200 000 places dans la petite enfance.

Les discours masculinistes se renforcent dans la sphère publique, prônant un retour aux « vraies valeurs » et à un sexisme décomplexé. Le Haut Conseil à l’Égalité, dans son rapport annuel, fait le constat que le sexisme s’aggrave d’année en année.

Les moyens alloués à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles sont très en deçà des besoins, 80 % des plaintes sont classées sans suite, et le gouvernement français refuse d’inclure la notion de consentement et le viol dans la directive européenne contre les violences faites aux femmes. De la même manière qu’il refuse d’appliquer au-delà du droit constant la convention 190 et à plein la recommandation 206 de l’organisation internationale du travail pour lutter contre la violence et le harcèlement au travail.

Pour toutes ces raisons, nous devons faire du 8 mars 2024 une puissante journée de grève et mobilisation partout. Pour :

  • l’égalité salariale et de carrière entre les femmes et les hommes

  • la revalorisation des métiers à prédominance féminine

  • des services publics de qualité répondant aux besoins notamment dans la petite enfance

  • des moyens pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles

Ne laissons pas passer les discours passéistes, sexistes, masculinistes. Nous ne voulons plus de promesses, nous voulons des actes.

Le 8 mars, toutes et tous en grève et en manifestation !

 

   mise en ligne le 4 mars 2024

Lisa Carayon : « La loi constitutionnelle ne garantit pas l’accès effectif à l’avortement »

Elora Mazzini sur www.humanite.fr

La constitutionnalisation de l’IVG, examinée par le congrès ce lundi, va-t-elle « graver dans le marbre » la liberté d’avorter ? La juriste et maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris Nord Lisa Carayon analyse, au prisme du droit, la portée de cette avancée.


 

Si le congrès valide son inscription dans la Constitution, « la liberté des femmes de recourir à l’IVG » sera-t-elle véritablement « irréversible » ?

Lisa Carayon : Rien n’est jamais irréversible en droit. Il existe différentes manières de remettre en cause le droit à l’avortement : jouer sur les délais, sur la disponibilité du personnel, sur le financement, etc. Une loi qui dérembourserait partiellement l’avortement serait-elle contraire à la Constitution ? Ce n’est pas sûr du tout.

Ce qui semble en voie d’être empêché, c’est une loi qui supprimerait totalement cette liberté, ou qui poserait des conditions extrêmement drastiques à l’accès à l’avortement. Mais tout ce que le congrès fait, il peut le défaire. Ce n’est pas impossible qu’un jour, un gouvernement anti-avortement refasse passer une modification constitutionnelle pour changer ce texte.

Dans la rédaction retenue, « la loi détermine les conditions selon lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une IVG », ces termes vous paraissent-ils ambigus ?

Lisa Carayon : Les « conditions » peuvent être restrictives d’un point de vue financier, matériel ou moral. L’usage du terme « droit » à la place de « liberté » aurait été plus fort. L’ajout du mot « garantie » est plutôt positif, dès lors qu’il suggère qu’une suppression totale de cette liberté serait contraire à la Constitution.

« La femme », pour moi, est vraiment une formulation catastrophique car, même si la situation est peu fréquente aujourd’hui, il existe des hommes transgenres enceints. L’expression « interruption volontaire de grossesse » est aussi ambiguë : parle-t-on de l’IVG telle qu’elle est encadrée par Code de la santé publique ? Qu’en est-il de la liberté de s’avorter soi-même, qui n’est pas prévue par celui-ci ?

La Constitution ne garantirait donc pas l’accès à l’avortement pour les hommes transgenres ?

Lisa Carayon : Le terme n’interdit évidemment pas la sauvegarde de la liberté des hommes transgenres : cela a été dit notamment par le Conseil d’État. Pour autant, il y a encore un an et demi, le Conseil constitutionnel a débattu de l’accès à l’assistance médicale à la procréation pour les hommes transgenres, et il a validé leur exclusion de ce dispositif…

Par la formulation « la femme », le gouvernement envoie à la droite le message qu’il a choisi de négliger la situation des hommes transgenres. Il faut replacer tout cela dans le contexte du harcèlement subi par le Planning familial en rendant visible l’accueil des hommes transgenres dans une de ses campagnes.

L’article 34 de la Constitution est-il le mieux adapté pour accueillir cette modification ?

Lisa Carayon : L’article 34 énumère les domaines dans lesquels le Parlement possède la compétence pour légiférer. La Constitution de la République française de 1958 n’a pas été conçue pour recevoir un article de sauvegarde des droits fondamentaux, mais pour garantir une organisation institutionnelle. Toutes les garanties de droits sont traditionnellement renvoyées à son préambule depuis 1971. L’une des solutions était donc de l’inscrire à cet endroit.

Une autre possibilité était de l’introduire dans l’article premier de la Constitution, qui contient la devise de la République et le principe de parité dans l’accès aux fonctions publiques et aux fonctions de représentation de façon générale. Cela aurait pu avoir du sens de le rajouter à cet endroit dans la mesure où le droit à l’avortement est fondamental pour garantir l’effectivité du principe d’égalité entre les hommes et les femmes.

Que va changer cette inscription dans la Constitution, si elle est promulguée, dans les parcours d’avortement des personnes concernées ?

Lisa Carayon : Le texte de la loi constitutionnelle n’impose pas au législateur de donner davantage de moyens aux centres qui proposent des IVG, d’inclure les sages-femmes parmi les professionnels qui peuvent les exercer, d’élargir le délai, de supprimer la clause de conscience…

Donc, dans un moment politique où aucun parti n’est publiquement hostile à l’IVG, mais où par ailleurs on détruit les services publics et l’hôpital, rien ne va changer. Et rien n’interdit de penser que les conditions d’accès à l’avortement pourraient se dégrader dans le futur. Pas parce qu’on attaquerait le droit en lui-même, mais parce qu’on ne se donnerait pas les moyens d’offrir aux femmes de bonnes conditions d’accès.

Est-ce à dire que cette constitutionnalisation n’a qu’une valeur symbolique ?

Lisa Carayon : La valeur du symbole est importante, puisque la France est l’un des premiers pays européens à inscrire formellement dans la Constitution la liberté de recourir à l’IVG, donc la nécessité de protéger ce droit. On peut espérer que cela ait un effet sur les débats constitutionnels ailleurs.

Au niveau international, pour l’instant, la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais reconnu un droit des femmes à avoir recours à l’avortement. Elle laisse ce choix aux États. Le lui faire reconnaître, c’est le prochain combat juridique et déontologique.


 

   mise en ligne le 3 mars 2024

Collecte alimentaire :
le partage de la pauvreté

Vincent Tartar sur https://blogs.mediapart.fr/

À chaque fois le même constat : ce ne sont pas les plus riches qui donnent.

Commençons ce premier billet par une séance d'ultracrépidarianisme : je ne suis ni sociologue ni statisticien, je n'ai pas fait de grandes écoles et je n'ai évidemment passé aucun concours. Je suis titulaire d'un bac L, où j'ai voulu être tour à tour fabricant de robots, prof de philo et réalisateur de films. Je suis ensuite passé rapidement par une fac de cinéma où je ne suis jamais allé voir les résultats des partiels. Sur le papier je ne suis donc aucunement compétent pour parler de précarité, de solidarité, de bénévolat ou d'action sociale. Et pourtant.

18 ans plus tard, je suis technicien sur les tournages de films, je suis payé en cachets d'intermittence mais non indemnisé par France Travail car je ne cumule pas les 507 heures déclarées nécessaires à cette indemnisation (en effet, les sociétés de production ne payent que trop rarement l'intégralité du travail que nous fournissons, mais c'est un autre débat), je touche donc un RSA complémentaire à mon activité.

Des courses en famille

Aujourd'hui, nous sommes allés en famille faire les courses au Leclerc du coin, participants malgré nous à ce grand jeu connu de tant de français.e.s : remplir son caddie le plus possible tout en dépensant le moins possible. On s'amuse comme on peut.

Devant l'entrée, les bénévoles des Restos du Cœur étaient là, distribuant avec enthousiasme leur flyer coloré, car ce week-end c'est collecte ! La précarité augmente, l'inflation galope, les files de bénéficiaires s'allongent malgré des critères resserrés, et les Restos n'y arriveront pas sans la solidarité citoyenne aujourd'hui sollicitée.

Pourtant, aujourd'hui une sensation différente m'étreint.

J'ai été bénévole à la Croix-Rouge française, j'ai eu l'occasion de participer à des maraudes et de collecter de l'argent pour nos différentes actions. J'en ai passé des journées sur le trottoir à recevoir des dons pour aider les autres, et à chaque fois le même constat : ce ne sont pas les plus riches qui donnent.

Lorsque nous faisions la quête, je peux vous dire que c'était surtout les vieilles voitures cabossées qui baissaient leurs vitres pour donner en s'excusant (!) les quelques pièces jaunes de leur boîte à gant, bien plus rarement nous recevions les dons des voitures haut de gamme dont je ne connais même pas les modèles.

Par ailleurs, nombre des bénévoles en action sociale étaient eux-mêmes précaires, la difficulté de joindre les deux bouts était parfois visible, mais ça ne les empêchait pas de faire leur part pour aider les autres personnes dans le besoin.

En voyant le visage de ces bénévoles des Restos, une sorte d'agacement profond s'anima en moi, pas contre eux bien sûr, mais contre cette situation : "Bien sûr que nous allons acheter des pâtes et du riz, évidemment qu'on va faire notre part, non ce n'est pas leur faute et non je ne suis pas énervé."

En réalité, je l'étais. Comment se fait-il que ce soient les précaires qui remplissent le caddie des Restos ?

Nous dont chaque centime de nos salaires est scruté par la CAF chaque trimestre pour voir si on ne gagne pas trop pour bénéficier du RSA ? Nous qui étions fébriles hier encore quand la même CAF a par erreur transformé trois semaines de travail en trois mois de travail, entrainant par la même occasion une demande de remboursement de 1029 € ? Nous qui profitons tellement du système que nous avons parfois dû payer nos courses en quatre fois ?

Et la réponse si décevante tant elle est simple : parce que les pauvres savent ce que c'est d'être pauvres.

Cette épiphanie soudaine et non-académique devant le rayon pâtes du supermarché m'a semblé lever le voile sur des interrogations jamais vraiment résolues pour moi, et notamment comment se fait-il que les personnes les plus fortunées portent un regard si sévère sur les personnes précaires ?

Car comme tout animal, l'humain à tendance a craindre ce qu'il ne connaît pas, et bien que la société produise plus de pauvres que de riches, certaines fortunes sont si élevées qu'elles n'ont même pas un ami pauvre dans leur entourage pour les éclairer sur la réalité de cette situation.

Inventer le pauvre

Il est donc nécessaire de définir le pauvre, lui donner un contour afin de pouvoir s'en distinguer d'une part, et le pointer du doigt, souvent dans un but électoral d'autre part.

Un sondage de l'Ifop de septembre 2023 pour l'Humanité est récemment revenue sur le devant de la scène, car elle a retenu l'attention de notre premier ministre. Dans cette étude, 65 % des sondé.e.s sont « tout à fait » et « plutôt d’accord » avec la phrase "les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment."

Bingo : Le pauvre est responsable de sa situation. Exit les entreprises qui licencient et qui gavent les actionnaires, exit les superprofits, exit les enfants nés dans une famille pauvre. Si le pauvre ne veut pas se retrousser les manches, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

Par ailleurs, le pauvre ne sait pas ce qui est bon pour lui. Ainsi, notre président déclarait récemment au salon de l'agriculture que "les smicards préfèrent des abonnements VOD à une alimentation plus saine". Subtile et péremptoire démonstration de la supériorité intellectuelle de notre dirigeant, sans doute.

Le pauvre est donc à la fois paresseux et non éduqué, le disqualifiant de facto de toute possibilité de voir ses arguments ou idées pris en compte dans le débat public. Une sorte de "passe ton bac d'abord" revisité à la sauce "sort du RSA d'abord".

Et pourtant le pauvre fait sa part

N'en déplaise à nos riches dirigeants (n'oublions pas que 50% de nos ministres sont millionnaires), les pauvres font leur part. Ils sont celles et ceux aux emplois précaires, qui prennent le premier métro pour nettoyer les bureaux de la Défense, qui remplissent les rayons des supermarchés, qui conduisent les camions-poubelles et qui cultivent les champs. Ils ne gagnent pas leur vie, et pourtant, ils sont indispensables.

N'en déplaise à nos dirigeants déconnectés de la réalité, l'immense majorité des précaires ne sont pas des profiteurs. Parler de valeur travail à des gens qui ne joignent pas les deux bouts alors qu'ils sacrifient leur existence à tenter de s'en sortir est d'une indécence pure. Le profiteur parasite qui ricane tapis dans l'ombre en profitant du système n'existe pas, c'est un épouvantail inventé à des fins électorales, car tout le monde sait que ce ne sont pas les pauvres qui se gavent.

N'en déplaise à nos dirigeants en cols roulés qui ne payent pas leur chauffage, on hérite de la pauvreté. Dans un rapport de 2018, l'OCDE déclarait qu'en France il faut six générations pour qu'une famille pauvre atteigne le revenu moyen. La pauvreté est un problème systémique, pas le résultat de mauvais choix individuels.

N'en déplaise à nos dirigeants et à leurs œillères, les personnes précaires ne sont pas des marchepieds électoraux. Ils ne peuvent pas être à la fois la cause de tous les maux et le moyen de détourner le regard sur les vrais problèmes d'inégalité. Il faut un certain cynisme pour faire croire aux classes moyennes que les plus pauvres de notre pays sont responsables de leurs difficultés financières.

Le partage de la pauvreté

Comme toujours il y a des exceptions, mais ne soyons pas naïfs, les riches ne font pas leur part. Ce sont bien plus les personnes qui ont connu la précarité, ou dont les proches ont connu les difficultés financières, qui vont aider leur prochain. Soit en donnant de l'argent, ponctuellement ou régulièrement, soit en donnant de leur temps.

À l'heure où nos dirigeants dans leur grande sagesse nous expliquent qu'il faut faire des économies, tranchant avec brutalité dans les aides sociales, parlant de courage en supprimant des budgets parfois indispensables pour la vie des plus pauvres, peut-on encore croire que l'état fait sa part ?

Que se passerait-il si tous les bénévoles et donateurs refusaient de cautionner ce système malade et cessaient de participer à ces collectes ? Nos dirigeants prendraient-ils enfin leurs responsabilités ? Rien n'est moins sûr. La machine est poussive et avance avec de plus en plus de difficultés. Malheureusement, ce ne sont pas leurs épaules qui souffrent sous son poids, et c'est là tout le problème.

Alors ne nous y trompons pas, ce week-end, ce seront bien plus les RSA et SMIC des personnes précaires que les bénéfices des actionnaires du CAC40 qui auront financé les paquets de pâtes déposés dans les caddies de la collecte alimentaire des Restos du Cœur.


 

   mise en ligne le 2 mars 2024

Régularisation de
620 sans papiers grévistes :
« Nous touchons au but », assure la CGT

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Selon la CGT, le ministre de l'Intérieur s'est engagé à donner consigne aux préfectures pour régulariser plus de 600 travailleurs sans-papiers soutenus par le syndicat en Ile-de-France, Champagne, dans le Nord et en Seine-Maritime. Entretien avec Gérard Ré, secrétaire confédéral CGT.

Vers une sortie de conflit pour les travailleurs sans papiers grévistes ? Jeudi 29 février, la CGT a obtenu l’ouverture d’un processus de régularisation de 620 travailleurs sans papier qu’elle mobilise. Aux 502 grévistes d’Ile-de-France, depuis la mi-octobre, s’ajoutent ceux de l’emblématique lutte d’Emmaüs dans le Nord, de 60 saisonniers agricoles de la Marne, pris dans un réseau de traite d’êtres humains et de 7 grévistes d’Amazon en Seine Maritime, en grève au mois de mai 2023.

Sans confirmer le nombre de travailleurs concernés, le ministère de l’Intérieur a précisé auprès de l’AFP que le ministre Gérald Darmanin a “rappelé les règles en matière de régularisation à la suite de la loi immigration : ne pas avoir troublé l’ordre public et avoir déposé un dossier individuel et non collectif”. Des sanctions envers les entreprises qui ont employé des sans-papiers sont également prévues. “Un cadrage sera envoyé à l’ensemble des préfets afin qu’ils appliquent la même méthode”, précise-t-on place Beauvau. Gérard Ré, secrétaire confédéral CGT qui coordonne ses luttes, fait le point sur la situation.

Que signifie pour vous la décision prise par le ministère de l’intérieur ? Est-on proche d’une régularisation globale de ces travailleurs?

Gérard Ré : Nous touchons au but. Les discussions avec le ministère de l’Intérieur étaient déjà bien entamées. Dans cette séquence loi immigration, il était peut-être difficile pour les services de l’État d’accélérer dans ces dossiers. Mais pour beaucoup de grévistes, l’attente était devenue insoutenable. 51 grévistes du Nord travaillant à Emmaüs, sont en grève depuis le 29 juillet. En Ile-de-France, 502 sans papiers, travaillant pour la plupart dans l’intérim, sont mobilisés depuis le 17 octobre.

Les travailleurs en lutte, sans revenus, ont démontré une détermination exemplaire. Le ministre doit désormais envoyer une lettre de cadrage aux préfets. Nous maintenons la pression pour que les titres de séjours soient rapidement accordés.

Quels ont été les obstacles à lever dans ce dossier ?

Gérard Ré : Forcément, nous sommes pragmatiques, l’étude se fera au cas par cas. Nous pouvons toutefois déplorer le manque de coordination au niveau des préfectures : toutes ne travaillent pas de la même façon, ce qui empêche l’ensemble des grévistes d’être sur un pied d’égalité. Cependant, dès les préparatifs de cette action en Ile-de-France, nous avons préparé minutieusement les dossiers pour obtenir des régularisations en faveur de l’ensemble des grévistes.

Du côté des employeurs, nous avons globalement obtenu les CERFA attestant des durées de travail très rapidement. Nous déplorons cependant des blocages venus de certains d’entre eux. Nous sommes surpris que certaines entreprises, qui font usage de l’intérim, refusent de reprendre des travailleurs sans papiers qui seront régularisés. Certains d’entre eux disposent de convocations techniques, c’est-à-dire de documents qui leur permettent de travailler en attendant le récépissé de titre de séjour, sont laissés sur la touche. Il n’y a pas d’autre explication d’une discrimination au motif de l’obtention d’un titre de séjour. Certaines de ces entreprises continuent pourtant d’obtenir des marchés publics. Le ministre s’est engagé à donner consigne aux DREETS d’ordonner la réintégration de tous les grévistes.

Vous avez aussi évoqué, avec le ministre, les cas de répression antisyndicale contre plus de 1 000 cégétistes. Quelle a été la réponse du ministre ?

Gérard Ré : Gérald Darmanin nous a assuré qu’il ne donne aucune consigne aux forces de police ou aux services de l’État lorsque des plaintes sont déposées, tout en étant attentif sur le respect du droit de manifester, sans trouble à l’ordre public.

La CGT a rétorqué en demandant qu’il n’y ait pas deux poids deux mesures et que les consignes données aux services de police et de gendarmerie, s’agissant des mobilisations des agriculteurs, soient réciproques.


 

   mise en ligne le 1° mars 2024

En Seine-Saint-Denis,
les profs entament leur 5ᵉ jour de grève dans l’indifférence du ministère

Par Aissata Soumare sur https://www.bondyblog.fr/

Les professeurs du département entament leur 5ᵉ jour de mobilisation. Hier, une assemblée générale s’est tenue à la Bourse du travail de Saint-Denis. La grève est reconduite et les revendications restent les mêmes : la mise en place d’un plan d’urgence en matière d’éducation dans le département.

« Pas de moyens, pas de rentrée ! » Le message des enseignants de Seine-Saint-Denis est limpide. Et pour cause, depuis la rentrée scolaire du 26 février dernier, de nombreux professeurs des premiers et second degré du département sont en grève. Ils réclament un plan d’urgence pour l’Éducation nationale dans le département le plus pauvre et le plus jeune de France hexagonale.

Depuis ce lundi, les mêmes scènes se produisent dans plusieurs villes du 93. Des piquets de grève devant les établissements, des réunions d’informations, des assemblées générales locales organisées. L’ensemble des communautés éducatives est sur le pont pour exiger un plan d’urgence pour les écoles publiques et l’abandon des groupes de niveau au collège prévu pour la rentrée 2024.

Le plan d’urgence est une initiative lancée en décembre 2023 par l’intersyndicale avec plusieurs revendications pour ce territoire en proie à de graves difficultés sociales. Mais depuis la présentation de ce plan, les enseignants n’ont pas été reçus par leur ministère de tutelle.

Un mouvement suivi, soutenu par les parents et les élèves

Ce jeudi, c’est dans une salle comble que plusieurs prises de parole s’enchaînent et qu’un premier constat s’impose : le mouvement est très suivi dans les établissements.

Des applaudissements fournis se font entendre lorsque les représentants du lycée Paul Éluard de Saint-Denis expliquent avec fierté qu’il y a dans leur établissement « 100 % de grévistes chez les AED (assistant d’éducation) et entre 20 et 30 profs en grève. » Les représentants de ce lycée alertent régulièrement sur les conditions de travail et les manques matériels qu’ils subissent.

À Bagnolet, la première journée de grève a connu un succès avec 80 % de grévistes pour la vie scolaire. Les chiffres pour la 4ᵉ journée se stabilisent avec 30 % pour les enseignants et 50 % pour la vie scolaire. « On essaie de sensibiliser en organisant des réunions publiques avec les parents », résume Margot, enseignante à Bagnolet.

Le ministère semble être désormais le seul à ignorer la force inédite de la mobilisation

Preuve de la détermination des professeurs, ils étaient 700 en rassemblement, d’après les syndicats, mardi 27 février devant les locaux de la Direction des services départementaux de l’Éducation nationale de Bobigny (DSDEN).

« L’intersyndicale a été mandatée par les collègues pour remettre officiellement, à l’occasion d’une audience, les doléances chiffrées (dans le rapport pour un plan d’urgence, ndlr) à la DSDEN 93. Les autorités académiques se sont engagées à transmettre nos revendications au ministère qui semble être désormais le seul à ignorer la force inédite de la mobilisation », rapportait dans un communiqué l’organisation.

« Faute de remplacement, mes élèves ont dû préparer le bac de français sans prof »

On ne compte plus les alertes du corps enseignant depuis de nombreuses années. Sur les manques criants d’effectifs, les classes surchargées, les bâtiments en mauvais état ou encore sur les manques de moyens matériels.

Des problématiques dont sont victimes les enseignants et les élèves. « J’ai été en congé maternité, je n’ai pas été remplacée et mes élèves ont dû préparer le bac de français sans prof », raconte Melissa qui enseigne le français au lycée Blaise Cendrars de Sevran. « Ce qui m’indigne également, c’est l’état du bâti. L’année dernière, un plafond s’est effondré. Depuis un an, il y a une croix gammée inscrite sur une table dans ma classe et je demande régulièrement à ce qu’elle soit remplacée. Ça n’est toujours pas le cas parce qu’il n’y a pas de tables en plus », décrit l’enseignante de 33 ans.

Les enseignants réclament des moyens pour travailler avec les élèves en prenant en compte la situation de sinistre dans le département. Ces problématiques et elles accentuent les inégalités de plus en plus flagrantes.

Le plan d’urgence de l’intersyndicale (FSU, Sud éducation, la CGT et la CNT-éducation) est précis. Il demande la création de 5 000 postes supplémentaires : plus de mille postes pour la vie scolaire (surveillant, conseillers principaux d’éducation), 2 200 postes d’AESH pour accompagner les enfants en situation de handicap avec plus de reconnaissance dans le statut et le salaire. Le coût de ce plan a été estimé à 358 millions d’euros.

Les perspectives et actions à venir

Durant cette assemblée générale, des discussions ont eu lieu sur la suite du mouvement. La poursuite de la grève a été votée et amplifiée jusqu’au 7 mars et 8 mars (jours de mobilisation massive). Cependant, l’intersyndicale appelle à multiplier les initiatives locales d’ici là. Les piquets de grève, les AG, réunions d’informations et les opérations collège désert en lien avec les parents vont se poursuivre.

D’autres actions au ministère de l’Éducation nationale sont également prévues. Et preuve de l’influence du mouvement, d’autres départements envisagent ou ont entamé des actions similaires.

Si quelques désaccords sur les actions subsistent. La détermination et la motivation des enseignants sont incontestables. L’objectif visé est de continuer jusqu’à la journée du 19 mars qui sera une journée de grève dans la fonction publique.

Le dernier plan d’urgence négocié dans le 93 remonte au 21 octobre 1998. Claude Allègre était le ministre de l’Éducation nationale. À l’issue de six semaines de grève, les enseignants avaient obtenu la création de 3 000 postes en plus. Le succès de cette lutte reste dans les mémoires de certains qui retrouvent cette même énergie dans la mobilisation de 2024.


 

   mise en ligne le 29 février 2024

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », alerte le chef des Affaires humanitaires de l’ONU

Agence France-Presse repris sur www.mediapart.fr

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’est indigné jeudi le chef des Affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, réagissant aux nombreux morts lors d’une opération de distribution d’aide humanitaire à Gaza.

« Je suis indigné par les informations selon lesquelles des centaines de personnes ont été tuées et blessées lors d’une opération de transfert d’aide humanitaire à l’ouest de Gaza City aujourd’hui », a écrit M. Griffiths sur le réseau social X.

Plus de 100 Palestiniens ont été tués jeudi à Gaza pendant une distribution d’aide humanitaire qui a tourné au chaos, a annoncé le Hamas en accusant les soldats israéliens d’avoir ouvert le feu sur une foule affamée.

« Le bilan du massacre de la rue al-Rashid (où la distribution alimentaire avait lieu à Gaza City, ndlr) s’élève désormais à 104 morts et 760 blessés », a déclaré dans un communiqué le porte-parole du ministère de la santé du Hamas, Ashraf al-Qudra, révisant à la hausse un premier bilan hospitalier qui faisait état d’au moins 50 morts.

Des sources israéliennes ont indiqué à l’AFP que des soldats israéliens se sentant « menacés » ont tiré à balles réelles sur des Palestiniens lors de cette opération de distribution.


 


 

Le Parlement européen appelle à
un cessez-le-feu immédiat et permanent
à Gaza

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de pression des eurodéputés de gauche, le Parlement européen a adopté le 28 février un amendement exigeant un cessez-le-feu immédiat et permanent dans la bande de Gaza, où plus de 30 000 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre. Pour la gauche, ce vote signe une avancée du camp de la paix.

C’est l’issue de plusieurs mois de pression et de combat porté par la gauche à Bruxelles. Il a fini par payer. Près de cinq mois après le début de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, le Parlement européen, réuni en séance plénière le 28 février, a adopté dans la soirée l’amendement de la délégation des insoumis exigeant « un cessez-le-feu immédiat et permanent » dans l’enclave palestinienne. L’amendement 29 a remporté les suffrages à 269 voix pour et 234 voix contre.

« Une victoire pour la solidarité »

Une victoire largement saluée par les élus européens de gauche, dont le groupe au Parlement européen a réagi sur X en interprétant ce vote comme « une victoire pour la solidarité » et la preuve « qu’il faut maintenir la pression dans la rue et dans les institutions ».

Younous Omarjee, député La France insoumise, s’est pour sa part réjoui sur son compte X, dès l’annonce des résultats, de ce vote « important » obtenu après « plusieurs semaines d’efforts » et avoir essuyé plusieurs échecs. « Cela veut dire que la mobilisation des Européens, des Français, qui chaque semaine sont dans la rue pour faire entendre la voix de la paix, la voix de l’humanité sont des voix qui portent et des voix qui comptent. Nous ne cesserons jamais de travailler ici dans ce Parlement européen pour la paix et pour que cesse le martyre du peuple palestinien », a souligné l’élu.

Même satisfaction pour l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi, qui voit dans l’adoption de cet amendement une « progression du camp de la paix ». Ce texte marque en effet un changement significatif par rapport à la frilosité passée du Parlement, qui s’était contenté en octobre 2023 d’appeler à une simple « pause » humanitaire afin d’accélérer l’acheminement de l’aide aux civils de Gaza.

Plus de 30 000 morts dans la bande de Gaza

Si Manon Aubry, eurodéputée FI et présidente du groupe de la gauche au Parlement, s’est également réjouie du succès de cette initiative, elle estime pour sa part qu’une nouvelle étape doit être franchie, avec des « sanctions claires contre Israël pour mettre fin au massacre ».

Ce vote intervient après cinq mois de guerre, qui a causé la mort de plus de 30 000 Palestiniens, tandis que la famine menace de s’abattre sur les survivants contraints de manger des feuilles, du fourrage pour le bétail, voire d’abattre des animaux de trait pour se nourrir. Une catastrophe humanitaire sans précédent, dénoncée de toutes parts par les ONG et les médecins, qui risque encore de s’amplifier avec l’attaque imminente programmée par l’armée israélienne sur la ville de Rafah où 1,5 million de Gazaouis espéraient trouver un dernier refuge.


 

   mise en ligne le 28 février 2024

Accusations de génocide :
Israël piétine la décision
de la Cour internationale de justice

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

Le vendredi 26 janvier, la cour des Nations unies ordonnait à Israël de prendre dans un délai d’un mois une série de mesures afin d’éviter que des actes de génocide soient commis lors de son opération militaire à Gaza. Ce délai passé, les ONG dénoncent l’inaction de l’État hébreu.

Le lundi 26 février était la date butoir fixée par la Cour internationale de justice (CIJ) à Israël pour lui transmettre un rapport détaillant les mesures prises afin d’éviter que des actes de génocides soient commis à Gaza. Cette obligation est largement ignorée par l’État hébreu, dénoncent plusieurs organisations humanitaires.

« Israël défie la décision de la CIJ visant à prévenir un génocide en n’autorisant pas l’aide humanitaire adéquate à atteindre Gaza », écrit ainsi Amnesty International. « Israël agit en violation flagrante de la décision » de la cour, accuse de son côté la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Le vendredi 26 janvier, la CIJ, instance judiciaire des Nations unies chargée de juger les litiges entre les États membres, avait donné un mois à Israël pour « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide.

La cour avait été saisie d’une requête déposée par l’Afrique du Sud accusant Israël de violer, dans le cadre de son opération militaire lancée en représailles à l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, qui impose aussi aux États de prendre des mesures pour prévenir le risque de génocide.

« À la lumière des droits en jeu, ainsi que du préjudice en cours, extrême et irréparable, souffert par les Palestiniens à Gaza, l’Afrique du Sud demande que la cour traite cette requête comme une question d’extrême urgence », plaidait la requête sud-africaine.

Une urgence reconnue par la CIJ, qui avait rendu deux semaines après la tenue des audiences, les 11 et 12 janvier, une ordonnance provisoire, le fond des accusations devant être jugé dans plusieurs années après une instruction approfondie.

En rendant cette décision, la présidente de la cour, la juge Joan Donoghue, soulignait ainsi « être pleinement consciente de l’ampleur de la tragédie humaine qui se joue dans la région et nourri[r] de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continue d’y déplorer ».

Six mesures ordonnées par la CIJ

Six mesures provisoires avaient été fixées à Israël. Il doit notamment « veiller avec effet immédiat à ce que son armée ne commette aucun des actes » de génocide. L’ordonnance « considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».

La cour, basée à La Haye (Pays-Bas), demandait « en outre » à l’État hébreu de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Enfin, l’ordonnance de la CIJ ordonnait aux autorités israéliennes de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes » de génocide.

Pour vérifier la bonne application de ces mesures conservatoires, la cour demandait à l’État israélien de lui transmettre, dans un délai d’un mois, un rapport détaillant les mesures prises dans ce but.

Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février.         La FIDH

Or, un mois plus tard, les opérations militaires se sont poursuivies, et le nombre des victimes palestiniennes n’a cessé de croître. « Bien que la CIJ n’ait pas expressément ordonné un cessez-le-feu, rappelle le communiqué de la FIDH, les mesures provisoires indiquées par la cour auraient les mêmes effets pratiques si elles étaient appliquées. Néanmoins, Israël a poursuivi sa campagne à Gaza, entraînant la mort de près de 30 000 Palestiniens au 23 février. »

Et l’État hébreu n’a non seulement pris aucune mesure pour faciliter l’accès de la population civile aux biens et services de première nécessité, mais a en plus entravé la livraison de l’aide humanitaire.

« Israël continue à faire obstacle à la fourniture de services de base et à l’entrée et la distribution à Gaza de carburant et d’une aide vitale », pointe Human Rights Watch (HRW). Pour l’ONG, Israël inflige ainsi une « punition collective » relevant « des crimes de guerre », qui « incluent l’utilisation de la famine comme arme de guerre contre les populations civiles ».

« Le gouvernement israélien est en train d’affamer 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, les mettant encore plus en danger qu’avant la décision de la cour », s’inquiète Omar Shakir, directeur de HRW pour Israël et la Palestine. « Le gouvernement israélien a tout simplement ignoré la décision de la cour, et à certains égards a même intensifié sa répression, notamment en bloquant encore plus l’aide vitale », accuse-t-il.

« Une indifférence impitoyable »

« Non seulement Israël a créé une des pires crises humanitaires au monde mais il fait également preuve d’une indifférence impitoyable au sort de la population de Gaza en créant des conditions qui, selon la CIJ, l’exposent à un risque imminent de génocide », alerte de son côté Heba Morayef, directrice régionale Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

« Les provisions entrant à Gaza avant la décision de la CIJ étaient déjà une goutte dans l’océan comparées aux besoins sur les seize dernières années, souligne par ailleurs Amnesty. Pourtant, dans les trois semaines suivant la décision de la CIJ, le nombre de camions entrant à Gaza a diminué d’environ un tiers, d’une moyenne de 146 par jour durant les trois semaines précédentes à une moyenne de 105 par jour durant les trois semaines suivantes. Avant le 7 octobre, en moyenne environ 500 camions entraient à Gaza chaque jour », détaille l’ONG.

Les associations pointent par ailleurs les déclarations belliqueuses et jusqu’au-boutistes de responsables israéliens totalement insensibles au sort des civils palestiniens, comme celle de la ministre pour la promotion des femmes May Golan, déclarant le 19 février à la Knesset (le Parlement israélien) : « Je suis personnellement fière des ruines de Gaza et que chaque bébé, dans quatre-vingts ans, puisse dire à ses petits-enfants ce que les Juifs ont fait. »

« Cette déclaration, parmi beaucoup d’autres, indique que le gouvernement israélien ne faiblit pas et ne montre aucun remords pour ses actions qui ont poussé la CIJ à reconnaître la plausibilité d’un génocide israélien contre les Palestiniens », souligne la FIDH.

Israël affirme respecter ses obligations

Israël, de son côté, a bien transmis un rapport à la CIJ lundi 26 février, soit à la date exigée par l’ordonnance, a rapporté la presse israélienne. Son contenu n’a pas été divulgué mais, selon le quotidien Haaretz, le gouvernement israélien y affirme remplir ses obligations humanitaires et assure que ses opérations militaires n’entraînent pas d’actes de génocide.

Face au déni israélien, les ONG en appellent à la communauté internationale pour convaincre Israël d’accepter un cessez-le-feu. « Seul un cessez-le-feu immédiat et maintenu peut sauver des vies et assurer que les mesures provisoires de la CIJ, notamment la livraison d’une aide vitale, soient appliquées », insiste Heba Morayef.

Or, un cessez-le-feu ne pourra être imposé à Israël que par une pression internationale. La CIJ ne dispose en effet d’aucun pouvoir coercitif direct. Celui-ci est du ressort du Conseil de sécurité des Nations unies, où Israël dispose d’un allié jusqu’à présent indéfectible et qui bénéficie d’un droit de veto lui permettant de bloquer toute décision : les États-Unis.

« Les USA ont, pour la troisième fois, opposé leur veto à une résolution des Nations unies demandant un cessez-le-feu, donnant ainsi leur feu vert à plus de morts, de souffrance de masse des Palestiniens », regrette Heba Morayef.

Utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos.         Appel d’Human Rights Watch à la communauté internationale

« Les pays ayant une influence sur le gouvernement israélien, dont les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les autres alliés, ne doivent pas rester les bras croisés et regarder les Palestiniens mourir d’une mort évitable comme un bombardement, le manque de nourriture et d’eau, la propagation de maladies et le manque de soins », plaide encore Heba Morayef.

HWR appelle de son côté la communauté internationale à « utiliser toutes les formes de pression, y compris les sanctions et les embargos, pour pousser le gouvernement israélien à se conformer aux ordonnances contraignantes de la cour ».

La date du lundi 26 février était par ailleurs également celle du dernier jour des audiences, débutées une semaine plus tôt, consacrées à une demande d’avis consultatif « sur les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ».

Cette autre procédure, impliquant 49 États, fait suite à une demande d’avis adressée à la cour par l’Assemblée générale des Nations unies par une résolution adoptée le 30 décembre 2022.

Dans ce dossier, la CIJ est appelée à répondre à deux questions. La première vise à préciser « les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongée du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ».

La seconde demande à la cour de tirer les conséquences de ces pratiques « sur le statut juridique de l’occupation » ainsi que les « conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations unies ».

La CIJ rendra sa décision à une date qui n’a pas encore été précisée.


 

   mise en ligne le 27 février 2024

Décès aux urgences : 
après l’alerte, la dégringolade

Caroline Coq-Chodorge www.mediapart.fr

En 2019, les soignants des urgences alertaient sur la mise en danger des patients entre leurs murs. Si les premières victimes médiatisées étaient des personnes âgées isolées, désormais de jeunes patients décèdent. C’est le signe d’une dégradation accélérée de la situation.

Y compris dans Mediapart, qu’est-ce qui n’a pas été dit, écrit sur les dramatiques dysfonctionnements des urgences, porte d’entrée éventrée de l’hôpital ? En 2019, c’est bien de ces services qu’est partie une vaste mobilisation hospitalière, fauchée net par le Covid. À l’origine du mouvement de colère, un décès déjà, celui de Micheline Myrtil, 55 ans, fin 2018, oubliée en salle d’attente.

Qui est responsable ? La justice vient de donner un début de réponse, à la suite de la plainte de la famille de Micheline Myrtil. Au terme de l’instruction, le parquet de Paris a demandé, début 2023, le renvoi en correctionnelle de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Ce ne sont pas les soignant·es, mais la direction qui est mise en cause. Et derrière elle, les politiques qui ont inlassablement voté des budgets au rabais, dont l’hôpital a fait les frais.

Aujourd’hui, les témoignages de proches de patient·es décédé·es déferlent. Tous méritent du temps : il faut obtenir les dossiers médicaux par l’intermédiaire des familles, recouper les témoignages, écouter la douleur et la colère de voir partir un proche, déterminer l’origine des dysfonctionnements. Ce sont souvent les mêmes. 

Les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleur n’ont plus de sens.

Dans les zones d’attente surchargées de brancards, les patient·es sont trié·es de plus en plus vite. Les personnes âgées ont été les premières victimes rendues publiques : isolées, porteuses de nombreuses maladies chroniques, les différents services qui pourraient les accueillir se les renvoient comme des balles de ping-pong.

Ils les refusent faute de lits, mais aussi parce que ce sont de probables « bed blockers », des patients et patientes qui peuvent occuper des lits pour de longues semaines, parfois des mois. Or, à l’hôpital, un lit rapporte peu. Et de manière moins cynique : les lits manquent partout, y compris pour des malades plus jeunes aux pathologies plus aiguës.

La situation est plus périlleuse encore pour les personnes qui n’ont pas les codes pour communiquer avec les soignant·es, ou s’expriment mal en français, comme Achata Yahaya, 79 ans, Comorienne, qui ne parlait pas français. À Jossigny (Seine-et-Marne), elle est décédée le 30 octobre 2022 dans la zone d’attente couchée des urgences, d’une détresse respiratoire pourtant identifiée comme « prioritaire », qui aurait dû être prise en charge en moins de 20 minutes. Près de deux heures plus tard, les médecins ont tenté de la sauver, en vain. Dans le dossier médical d’Achata, « la barrière de la langue » est mentionnée à plusieurs reprises. Sa fille Fatima, qui parle français, était pourtant à ses côtés.

Souvent, l’alerte vient des soignant·es, qui passent outre leur devoir de réserve. À Hyères, après le décès de Lucas aux urgences dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 2023, révélé par Mediapart, ce sont des médecins qui ont encouragé la famille à réclamer son dossier médical. Finalement, une partie de celui-ci a été déposée dans sa boîte à lettres, de manière anonyme.

« Avant, la politique de l’hôpital était d’éviter les plaintes, en traitant ce qu’on appelle “les événements indésirables graves” en interne », explique Pierre Schwob, infirmier à l’hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine) et président du Collectif inter-urgences, à l’origine de la mobilisation de 2019. « Il y a cinq ans, on a lancé l’alerte et rien n’a été fait. Aujourd’hui, les médecins incitent les patients à porter plainte. » À ses yeux, il y a un autre fait nouveau, qui est le signal d’une aggravation manifeste de la situation : « Les premières victimes aux urgences étaient des personnes âgées, souvent isolées. Aujourd’hui, ce sont des jeunes. La population prend conscience que cela peut toucher tout le monde. »

En décembre 2022, le syndicat Samu Urgences de France, pourtant le plus proche du pouvoir, était monté d’un cran dans l’alerte. Il demandait à ses adhérent·es de dénombrer les « morts inattendues » dans leurs services, soit les personnes qui n’ont « pas été identifiées comme étant en urgence vitale, qui sont souvent sur des brancards, dans des couloirs, depuis des heures, et qui décèdent. Ou encore tous ceux qui n’ont pas pu être sauvés parce que le Smur [le véhicule d’urgence des urgentistes – ndlr] n’est pas arrivé assez vite. Ces morts inattendues, il y en a toujours eu. Mais là, il y en a beaucoup trop », expliquait le docteur Marc Noizet, président du syndicat. Samu Urgences de France a rapidement cessé ce recensement : « C’était trop dur pour les équipes », explique-t-il aujourd’hui.

Les fermetures de lits s’accélèrent

Après le Covid, les politiques ont multiplié les promesses. Depuis, les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleurs n’ont plus de sens. L’augmentation de la fréquentation des urgences est continue : 22 millions de passages en 2019, 17 millions dix ans plus tôt, soit une augmentation moyenne de 500 000 patient·es par an.

Mais le problème clé reste l’aval des urgences, c’est-à-dire la capacité du reste de l’hôpital d’hospitaliser dans d’autres services les patient·es des urgences. Malgré les promesses politiques, les lits d’hospitalisation ferment toujours : − 1,8 % en 2022, un rythme « plus rapide qu’avant la crise sanitaire (− 0,9 % par an en moyenne) », a révélé en décembre dernier la Drees, le service des statistiques du ministère de la santé.

Les politiques continuent à creuser la dette des hôpitaux

En janvier 2020, la ministre de la santé Agnès Buzyn s’était engagée à effacer 10 milliards des 30 milliards d’euros de dette des hôpitaux, qui plombent un peu plus leurs finances. La crise du Covid a balayé la promesse. La dette est toujours de 30 milliards et se creuse encore. En 2022, les hôpitaux affichaient un déficit de 1 milliard d’euros. Il pourrait atteindre 2 à 3 milliards pour l’année 2023, estime la Fédération hospitalière de France. En cause : l’inflation et les augmentations de salaire consenties après le Covid, non compensées.

Les hôpitaux publics subissent en prime une baisse d’activité, liée à la fermeture de lits (ce qui contribue à l’engorgement des urgences), et ne parviennent pas à consommer leur enveloppe financière votée en loi de financement de la Sécurité sociale. Cette enveloppe non consommée est « mise en réserve ». La ministre du travail, de la santé et des solidarités Catherine Vautrin s’est félicitée de leur restituer 388 millions d’euros… sur 720 millions. Question de perspective : pour la FHF, c’est « une ponction de plus de 300 millions d’euros », « au profit du secteur privé lucratif », qui a lui dépassé son enveloppe, dénonce la FHF.

Et de nouvelles coupes se profilent. La loi de financement de la Sécurité sociale 2024 revient à des niveaux d’économies identiques à ceux des années 2010, qui ont laminé l’hôpital : l’objectif de dépense d’assurance-maladie (246,6 milliards d’euros en 2023) doit progresser de 3,4 % en 2024, puis de 3 % en 2025 et de 2,9 % en 2026 et 2027, très loin de la progression naturelle de ces dépenses portée notamment par le vieillissement de la population. Le premier ministre Gabriel Attal a annoncé à sa nomination 32 milliards d’euros en cinq ans pour le système de santé… soit moins que les maigres enveloppes déjà programmées.

Un nombre de médecins toujours insuffisant

La démographie médicale n’offre pas plus de perspectives. Là encore, les politiques ont multiplié les promesses de papier. Le numerus clausus, soit le nombre de places ouvertes en deuxième année de médecine, a été remplacé par un numerus apertus : le nombre de places, bien que toujours limité, est désormais déterminé au niveau régional, en fonction des besoins du territoire. Plus de dix mille places en deuxième année de médecine sont maintenant ouvertes, comme dans les années 1970 (le nombre de places avaient chuté à moins de trois mille dans les années 1990).

Mais comme le soulignent les député·es de la commission sociale dans un récent rapport, dans les années 1970, il y avait 15 millions de Français·es en moins, bien plus jeunes qu’aujourd’hui… Les projections restent inquiétantes : les effectifs de médecins vont stagner jusqu’en 2027, avant de légèrement augmenter jusqu’en 2050.

Dans l’une de ses premières prises de parole, vendredi 16 février sur France Info, le nouveau ministre délégué à la santé Frédéric Valletoux a décliné la proposition en ciblant les patient·es : selon lui, certains « Français n’ont pas besoin » de se présenter aux urgences. Il s’est très vite heurté au mur du réel : en catastrophe, il s’est déplacé au CHU de Toulouse (Haute-Garonne), où deux viols et un suicide sont survenus aux urgences psychiatriques en quelques jours. Il n’aurait, a-t-il déclaré, « jamais vu ça ».

Le président Samu Urgences de France Marc Noizet déplore de son côté « la valse des ministres : quatre en dix-huit mois. Les cabinets ont changé, les dossiers ont été oubliés, il n’y a aucune continuité. Je repars à zéro pour la troisième fois en un an, dans un moment aussi critique… »

Le problème des urgences est intimement lié à l’accès à un médecin généraliste. Six millions de Français·es n’ont pas de médecin traitant. Les négociations conventionnelles entre les médecins libéraux et l’assurance-maladie reprennent après avoir échoué au printemps 2023.

L’assurance-maladie est prête à porter à 30 euros la consultation de base des médecins généralistes, à la condition notamment de leur participation à la permanence de soins, au moins en première partie de nuit, pour soulager les urgences. Aujourd’hui, seuls 40 % des médecins généralistes participent à la permanence des soins.

Pour Agnès Gianotti, présidente du syndicat de médecins généralistes MG France, la mesure est illusoire. La première difficulté, rappelle-t-elle, est de « trouver un médecin aux heures ouvrables. Aujourd’hui, tous les médecins généralistes doivent refuser de nouveaux patients, c’est insupportable ». Ceux-ci atterrissent aux urgences. Elle insiste elle aussi sur le risque d’une fuite des médecins généralistes vers d’autres formes d’exercice, bien moins pénibles : des « centres à horaire élargi », qui accueillent des patient·es sans rendez-vous, sans aucun suivi, ou les « téléconsultations ».

Aux urgences, le docteur Marc Noizet constate lui aussi des réflexes de protection chez les jeunes médecins. « Il y a un virage sociétal. Leur première exigence est la qualité de vie. En novembre dernier, j’ai recruté quatre médecins, trois ont demandé un temps partiel. »

Aux urgences du CHU de Bordeaux, les plus grandes de Nouvelle-Aquitaine, Mediapart racontait, à l’été 2022, la valse des chefs de service. Parmi eux, Guillaume Valdenaire a préféré quitter la spécialité qu’il « pensait exercer toute [s]a vie ». Il ne supportait plus « les nuits aux urgences, les dizaines de patients non vus, en permanence, qui attendent cinq ou six heures ». À 45 ans, il lui fallait « des jours pour [se] remettre de la violence de ces nuits ». 


 

   mise en ligne le 26 février 2024

TAX THE RICH - Attac déploie
une banderole géante sur la façade du futur hôtel LVMH de Bernard Arnault

sur https://france.attac.org

Ce 24 février à 18h30 sur les Champs-Élysées à Paris, une quarantaine d’activistes d’Attac ont pris part au déploiement d’une immense banderole sur la façade du futur hôtel LVMH fraîchement racheté par Bernard Arnault pendant qu’une centaine d’activistes prenaient part à un rassemblement en face du bâtiment. Sur cette banderole était écrit « Tax the Rich », en référence à l’enrichissement indécent des milliardaires avec la complicité du gouvernement, et pour rappeler qu’une politique de justice fiscale est possible et nécessaire.

Ce samedi 24 février, plus d’une centaine d’activistes d’Attac ont pris part au déploiement d’une immense banderole sur la façade du futur hôtel LVMH sur laquelle on pouvait lire "Tax the Rich".

Une cinquantaine d’entre elles et eux se sont infiltré·es dans l’échafaudage de l’édifice pour accéder au toit afin de déployer le message et disperser des faux-billets de 60 milliards, une somme qu’Attac propose de récupérer à travers sa campagne « Super-profits, ultra-riches, méga-injustices ».

L’autre partie du groupe, rassemblée en face du bâtiment, a pris le temps d’expliquer les raisons de cette action et les revendications d’Attac aux passant·es et aux touristes par le biais de prises de paroles de partenaires associatifs et syndicaux et distribution de tracts.

Le lieu ciblé par cette action, racheté par Bernard Arnault pour en faire un futur hôtel de très haut standing, est actuellement en chantier. Il est recouvert d’un échafaudage de luxe symbolisant une malle Louis Vuitton. Ce lieu matérialise l’opulence et l’indécence sans limite de Bernard Arnault et plus généralement des ultra-riches.

« Pour Attac, taxer les riches est nécessaire pour dégager des recettes publiques qui seraient investies pour financer la bifurcation sociale et écologique, pour réduire les inégalités et pour renforcer le consentement à l’impôt, pilier d’une démocratie digne de ce nom. En France, avec un impôt sur la fortune débarrassé de certaines « niches » que comportaient l’ancien ISF, c’est 10 milliards d’euros qui peuvent être dégagés à court terme. Dans l’Union européenne, un impôt de 2% sur la fortune des milliardaires pourrait rapporter 40 milliards d’euros et près de 200 milliards d’euros s’il était appliqué au plan mondial. » explique Lou Chesné, porte-parole d’Attac.

Ce que nous défendons :

En déployant le message géant "Tax the Rich" sur la façade du futur hôtel LVMH, c’est l’enrichissement indécent des ultra-riches facilité par le gouvernement que nous dénonçons, symbole de l’évasion fiscale et de l’inégalité de traitement devant l’impôt. Lire plus ici.

À l’opposé de la politique d’austérité injuste et injustifiée annoncée par le gouvernement, Attac a formulé les solutions pour financer les urgences écologiques et sociales. En inscrivant nos 6 mesures concrètes au PLF2025, nous pourrions récupérer à minima 60 milliards. En mettant enfin à contribution les ultra-riches et leurs multinationales 15 à 20 milliards d’euros pourraient être collectés rien qu’en mettant en place un ISF rénové et en modifiant la taxation sur les héritages. Lire plus ici.

Ces recettes supplémentaires permettraient de financer la rénovation énergétique des bâtiments, une vraie politique de logement social, des alternatives alimentaires face à l’inflation, la remise sur pieds de l’hôpital public...

Pour que ce plan d’urgence soit réellement mis en œuvre, une mobilisation citoyenne d’ampleur est nécessaire. C’est pourquoi Attac lance la campagne : « Super-profits, ultra-riches, méga-injustices ». Au programme : éducation populaire, interpellation d’élu·es, actions locales... Dans toute la France dans les mois à venir, Attac et ses militant·es se mobiliseront pour la justice fiscale et la fin du ruissellement vers le haut !


 

   mise en ligne le 25 février 2024

Bande de Gaza :
« Ce sont  des héros malgré eux,

mais ils sont en train de mourir »

Bérénice Gabriel et Camille Busquets sur www.mediapart.fr

Pascal André, médecin, est de retour de l’hôpital européen de Khan Younès, dans le sud de l’enclave palestinienne. À travers des témoignages audios enregistrés sur place, il documente la détresse absolue de médecins palestiniens. Mediapart les diffuse en même temps que son interview.

Les yeux cernés, le visage creusé, Pascal André, urgentiste et infectiologue, est parti le 5 février afin de faire le point, pour l’association Palmed, sur la situation infectieuse dans la bande de Gaza, anéantie par plus de quatre mois de guerre.

« Il n’y a pas de savon disponible et pas d’eau non plus pour prendre une douche avant l’intervention. Il y a encore du gel hydroalcoolique, mais il est utilisé pour allumer des feux, pour se chauffer et faire cuire la nourriture. Les gens n’ont plus rien et trois bouts de bois, ça coûte plus d’un dollar. » 

Ce médecin est parti avec une vingtaine d’autres confrères, des chirurgiens, des anesthésistes, des urgentistes. « Les salles d’opération débordent, l’activité est multipliée par quatre. Du jamais-vu, même pour des collègues spécialisés dans la traumatologie de guerre depuis plus de quarante ans. »

Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains. Pascal André

Ces conditions de travail, de vie, il les a immortalisées dans une cinquantaine d’audios, mais aussi en vidéo et en photographies, déjà publiés par Mediapart (voir en lire aussi). « Les journalistes internationaux ne peuvent pas se rendre sur place, les journalistes gazaouis qui continuent de faire leur métier sont ciblés. J’en ai reçu deux à l’hôpital européen, dans un état dramatique, qui venaient d’être ciblés par des tirs. » 

Pour Pascal André, la couverture médiatique en France n’est pas à la hauteur de ce dont il a été témoin : « Il est temps d’ouvrir nos oreilles à d’autres narrations que la narration unique qui nous est proposée. Il faut que l’on se rappelle que nous sommes tous humains, nous sommes tous les mêmes, quelle que soit notre couleur de peau ou notre religion. » 

À son micro, les médecins palestiniens décrivent leurs conditions de travail, leur fatigue après quatre mois à être déplacés du nord vers le sud, à opérer à tour de bras sans dormir, sans nourriture, sans eau, sans salaire, et à essayer de continuer de prendre soin des autres. « Un anesthésiste local m’a dit : “Là, j’endors cet homme et en même temps je me demande ce que je vais faire avec mes quatre filles, comment je vais les protéger. J’ai déjà perdu ma femme et un fils.” »

Avec un autre membre de l’équipe, il a aussi pu se rendre à Rafah, où il a visité la dernière maternité de l’enclave et le service de néonatologie. Une ville surpeuplée de 1,4 million de réfugié·es, selon l’ONU, qui est régulièrement bombardée ces derniers jours et menacée d’assaut par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, si le Hamas ne libère pas les otages d’ici le 11 mars, date du début du ramadan. « On se dirige vers une nouvelle Nakba [la « catastrophe » en arabe, par référence à l’exode en 1948 de centaines de milliers de Palestinien·nes hors de la Palestine mandataire – ndlr] », estime le médecin humanitaire, qui espère retourner en mission d’ici une quinzaine de jours, « même si ça semble compliqué, au vu de [s]a prise de position. Pas sûr qu’Israël [l]e laisse re-rentrer ».


 


 

À Rafah, la vie quotidienne est un exploit

Gwenaëlle Lenoir sur www.mediapart.fr

Les discussions diplomatiques se succèdent pour un cessez-le-feu, Washington affirmant dimanche 25 février qu'un « terrain d'entente » a été trouvé à Paris. Pendant ce temps, la population prise au piège dans la bande de Gaza déploie une énergie folle pour survivre. Témoignages depuis Rafah.

Ce 26 février, Israël doit présenter à la Cour internationale de justice un rapport « sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter » l’ordonnance du tribunal onusien rendue un mois plus tôt, le 26 janvier. Parmi ces mesures provisoires contraignantes figurent celles permettant « la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Israël devait donc faciliter le passage des convois humanitaires, l’accès aux soins, à la nourriture, à des abris, à l’eau, à l’électricité, bref à ce qui relève de la vie la plus basique.

Les ONG et les agences onusiennes présentes dans la bande de Gaza n’ont pas noté d’amélioration. Au contraire, ces dernières ont publié le 21 février un communiqué commun intitulé « Les civils de Gaza sont en grand danger tandis que le monde regarde : dix conditions pour éviter une catastrophe encore plus grave ». Les mots claquent : « Les maladies sévissent. La famine menace. L’eau arrive au compte-gouttes. Les infrastructures de base ont été décimées. La production alimentaire s’est arrêtée. »

Sur les réseaux sociaux se multiplient les appels à financement collaboratif en provenance de la bande de Gaza. Ici un musicien demande des milliers de dollars pour faire sortir sa femme et ses enfants de l’enclave. Comme l’a documenté une enquête du regroupement de journalistes d’investigation OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et du média égyptien Saheeh Masr, des courtiers ou des agences de voyage égyptiennes fournissent un « ticket de sortie » pour lequel il faut débourser entre 4 500 et 10 000 euros par tête. Là, des personnes se mobilisent pour une famille, indiquant juste qu’elle a tout perdu et n’a plus de quoi vivre.

Un même sentiment d’urgence ressort des déclarations des acteurs humanitaires internationaux, exaspérés de leur impuissance et de la surdité volontaire d’Israël et de ses alliés, et des Gazaoui·es, qui ne savent plus vers qui se tourner.

À quoi ressemble la vie à Rafah ? De quoi sont faits les jours et les nuits dans ces quelques dizaines de kilomètres carrés où s’entassent, depuis déjà des mois, 1,4 million de personnes, souvent déplacées plusieurs fois ?

Des abris bricolés, des boîtes de conserve

« J’ai construit un abri avec des morceaux de bois, des bâches de plastique et du tissu, explique Adam, un jeune infirmier. C’est si dérisoire. » Il y vit avec ses parents, sa femme et ses deux petits garçons depuis qu’il a dû fuir Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Avant cela, lui qui travaillait dans le département d’oncologie de l’hôpital Al-Shifa, avait déjà été déplacé de Gaza City.

Sur une courte vidéo envoyée le 24 février, il fait « visiter [sa] maison ». Au sol, posés directement sur le sable, des sacs en plastique pour l’isolation. Des matelas en mousse, des couvertures sont roulés dans un coin, les deux gamins assis dessus. Le plus petit, à peine plus de 1 an, ressemble à un bonhomme Michelin, tant il est engoncé sous des couches superposées de pulls. À côté, la tente de ses parents, de même facture. Et puis la « cuisine », un âtre creusé dans le sol, et la « salle de bains », qu’il s’excuse de montrer, un trou dans le sol derrière une bâche, et un jerricane pour se laver.

Il a presque de la chance, Adam. Il a un semblant de toilettes à côté de sa tente.

« Ma femme, mes filles, mes belles-filles, elles attendent la nuit tombée pour aller se soulager, parce qu’elles doivent se rendre jusqu’à la mosquée qui est à presque un kilomètre du camp. Dans la journée, il faut faire la queue longtemps », raconte Ismaïl. Dans cette société conservatrice où la pudeur est une valeur cardinale, se rendre aux toilettes et y attendre au vu et au su de tous est pour les femmes une humiliation. Même si les conditions de vie plus que précaires ont bouleversé les coutumes.

L’intimité est un luxe. Ismaïl, 73 ans, fonctionnaire de l’Autorité palestinienne à la retraite, a été déplacé deux fois, comme Adam, de Gaza City à Nousseirat, puis de Nousseirat à Rafah. Lui aussi a construit une tente, avec du bois, des bâches, des morceaux de tissu. Elle lui a coûté 1 700 shekels (433 euros). Elle abrite toute la famille, 25 personnes. Il pleut à l’intérieur.

Son nouveau chez-lui, lui et ses nouveaux voisins l’appellent le « camp de Siyam », du nom de la famille à laquelle appartient le terrain. Car partout à Rafah ont poussé des tentes, souvent bricolées. Une parcelle libre, un terrain vague avant la guerre, et voilà un camp. Il y a quelques semaines, de jeunes hommes sont allés récupérer des barbelés le long du mur frontalier avec l’Égypte. Ils voulaient ainsi protéger leur « camp ».

« On leur donne des noms, comme en 1948. À l’époque, on a appelé le rassemblement de tentes “camp de Shati”, parce qu’il était à côté du quartier Shati, “camp de Jabaliya” à côté du quartier de Jabaliya. Aujourd’hui, c’est pareil », soupire Rami Abou Jamous, un journaliste gazaoui lui aussi déplacé à Rafah. C’est en 1948 que la bande de Gaza, jusque-là provinciale et champêtre, a vu affluer des dizaines de milliers de personnes chassées de leurs villes et villages par les milices juives qui deviendront l’armée du jeune État d’Israël. Les abris bricolés d’aujourd’hui sont, dans l’esprit des Gazaoui·es, une terrible réminiscence.

Dans le « camp de Siyam », les habitant·es ont mis en place un comité. Il s’occupe de relever leurs besoins et d’organiser la collecte des biens de première nécessité, notamment la nourriture, auprès des ONG et surtout de l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide dans la bande de Gaza aujourd’hui. 

Tout est très cher, à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut rien. Rami Abou Jamous, journaliste palestinien

Ismaïl, comme ses voisins, a enregistré toute sa famille auprès de l’UNRWA, même s’ils ne sont pas réfugiés de 1948 ou de 1967, ni descendants de réfugiés. L’organisation a accepté tout le monde, sur simple présentation d’un document d’identité. C’est la seule façon, quand on n’a plus d’argent, d’obtenir de quoi se vêtir et de quoi manger.

La population se nourrit quasiment exclusivement de boîtes de conserve. Les fermes, les serres, les poulaillers, les champs, les bateaux de pêche, tout a été détruit par les bombardements et les chars israéliens. Plus rien n’est produit dans la bande de Gaza.

« Les conserves viennent d’Égypte. Ce sont des fèves, des pois chiches, des petits pois, des boulettes de ce qui est censé être de la viande. Elles sont incroyablement mauvaises. Avant la guerre, jamais je n’aurais mangé ça », déplore Rami Abou Jamous. Lui n’est pas inscrit auprès de l’UNRWA car il a encore quelques moyens. Il a réussi à trouver une pièce à louer au rez-de-chaussée d’un immeuble et achète sa nourriture dans les rares épiceries encore ouvertes. Il y trouve parfois des pépites, du riz, par exemple. Parfois, bizarrement, des chips, des friandises au chocolat ou du soda. Mais, la plupart du temps, ce sont des boîtes de conserve.

Rentrer chez soi, même sur des décombres

« Les gens font la queue dans les écoles de l’UNRWA, aux points de distribution de l’aide. Parfois, il y en a, parfois non. Parfois, il y a des sacs de farine, on peut faire du pain. Tu as le droit à un certain nombre de sacs de 25 kg de farine, en fonction du nombre de personnes dans la famille », explique-t-il.

Sur le « marché du secteur privé », les prix des denrées ont explosé. Le kilo de sucre coûte, selon les jours et les arrivées, 8, 20 ou 25 euros. Celui de poulet était vendu 75 centimes d’euros avant la guerre, il faut débourser aujourd’hui 12 euros pour de la volaille congelée de la plus basse qualité. « Il est sûr que certains se font beaucoup d’argent, avec l’appui des Israéliens, car ce sont les Israéliens qui autorisent, ou non, le passage des camions depuis l’Égypte, affirme Rami. Tout est très, très cher à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut plus rien. »

Tout est difficile, à Gaza. Quand on a de quoi manger, de quoi faire le thé, il faut le combustible pour le brasero ou pour la cuisinière à gaz. Remplir la bouteille de gaz tient du miracle et vide les portefeuilles déjà plats. Alors, il y a le bois. Celui des palettes de l’aide humanitaire, qui se vend. Celui du peu d’arbustes qui restent encore. Celui, même, des racines de ces arbustes. Faute de bois, il y a tout ce qui brûle. Le plastique, les morceaux de pneus.

Ce vendredi 23 février, il y a eu un petit miracle dans le pâté de maisons où Rami Abou Jamous habite avec sa femme et ses enfants : l’eau s’est mise à couler du robinet. L’eau municipale, comme on dit. Alors tout le monde s’est précipité, avec des seaux et des jerricanes pour remplir les citernes. Car cette eau-là est gratuite.

À défaut d’être potable. De toute façon, de l’eau potable, il n’y en a plus. Sauf les bouteilles, tellement chères – 1 euro la pièce – qu’elles sont réservées aux enfants qui, pour beaucoup, souffrent déjà de diarrhées chroniques.

Une des premières activités de la journée consiste à aller chercher de l’eau. Dans les écoles de l’UNRWA, dans les mosquées. Il faut faire la queue pour cette eau que l’on boira, à défaut d’autre chose, et qui rendra malade.

Pour se laver, Saad, chef pâtissier, déplacé comme Ismaïl dans le « camp de Siyam », doit aller à la mosquée trouver du bois pour faire chauffer un peu l’eau. Évidemment, il n’est pas le seul. Là aussi il faut faire la queue. Les déplacé·es se lavent rarement entièrement. Saad, du coup, est obsédé par les maladies, favorisées par une hygiène précaire, par la promiscuité, la faiblesse des corps dénutris. Il les craint pour ses trois enfants, surtout la plus jeune, âgée de 11 mois.

Il veut que la guerre s’arrête. « Qu’on respire », dit-il. Même une trêve provisoire est bonne à prendre, juge-t-il. Son voisin de misère et de camp, Ismaïl, n’est pas de cet avis : « Après tant de mois de souffrances, ce n’est pas imaginable de ne rien obtenir. » Sans être vraiment capable de définir quoi. Mais au moins retourner chez lui, même si sa maison est détruite. « Le jour où ça s’arrête, je prends la tente et je vais la planter sur les décombres de ma maison. Au moins, ce sont mes décombres, et je serai chez moi », lâche-t-il.

 

   mise en ligne le 24 février 2024

Manifestation en marge des Césars : « Entendre c’est bien, agir c’est mieux »

Lucie Fratta-Orsolin sur www.humanite.fr

Vendredi soir, aux abords de l’Olympia, à Paris, une soixantaine de personnes ont manifesté en marge de la cérémonie des Césars pour que la voix des victimes de violences sexistes et sexuelles soit enfin entendue.

Sous l’œil des passants en tenue de soirée, le rassemblement se forme. Ils et elles sont venus, au pied levé, soutenir et faire entendre la parole des victimes : « Il faut que les voix portent. Ce n’est pas qu’aux victimes de s’exprimer. On doit les accompagner », témoigne David Faure, comédien, qui veut être solidaire et lucide face à ces cas qui n’ont de cesse d’augmenter.

Une émulation collective s’empare des manifestants, les voix portent, les pancartes se dressent. on peut y lire : « Entendre c’est bien, agir c’est mieux », « On ne sera ni de passage, ni un effet de mode ». Sur l’une d’elles est également inscrite une citation d’Agnès Varda : « I tried to be a joyful feminist, but I was very angry » (J’ai tenté d’être une féministe joyeuse mais j’étais très en colère). La colère est devenue un moteur.

Initié par la CGT spectacle, le collectif 50/50, l’ADA (association des acteurices), le SFA (Syndicat français des artistes interprètes) et Femmes à la caméra, le rassemblement fait suite à une discussion avec l’Académie des César il y a une semaine. « On nous a répondu qu’une victime allait s’exprimer lors de la Cérémonie donc on ne nous a accordé qu’une prise de parole de deux minutes pendant le Tapis rouge », indique Ghislain Gauthier, nouveau secrétaire général de la CGT spectacle. Salomé Gadafi, secrétaire adjointe du syndicat et Marine Longuet, du collectif 50/50 ont pu s’exprimer au début de la diffusion télévisée en direct du Tapis rouge, sorte d’antichambre de la cérémonie où les invités et les nommés sont interviewés. « Nous voulons apporter notre soutien à Judith Godrèche, Isild, Anna Mouglalis », poursuit Ghislain Gauthier, « dire que derrière leurs prises de parole, il y a des techniciennes, des maquilleuses, des artistes qui se taisent parce que l’omerta est lourde dans le secteur ». Pour Marie Soubestre, membre du SFA, la situation n’a que trop duré : « Ces hommes utilisent leur statut pour commettre des agressions, ils mélangent leur désir artistique et sexuel, le regard du cinéaste et le regard de l’homme prédateur ».

une manifestation est prévue le 8 mars

Même si ce n’était pas prévu, une autre cause s’est agrégée au rassemblement, la situation dans la bande Gaza. Le collectif Artists against Apartheid est venu en masse, et ses membres parfois grimés, comme cet homme, dont le visage dégouline de sang, symbole de la violence qui perdure.

Après une heure passée dans le froid, la flamme ne s’éteint pas. À l’arrivée de Sophie Binet, elle brûle de plus belle. « Nous sommes ici ce soir pour donner rendez-vous à toutes les femmes, le 8 mars prochain, pour une grande journée de grève féministe. Les consciences bougent, les oreilles s’ouvrent, il faut que nous soyons nombreuses dans la rue pour forcer le patronat et les pouvoirs publics à prendre des mesures structurelles pour mettre fin à ces scandales », a déclaré la secrétaire générale de la CGT. Sophie Binet a conclu son intervention sous un flot d’acclamations et un tonnerre d’applaudissements. Rendez-vous le 8 mars.


 

   mise en ligne le 23 février 2024

Ne renouvelez pas
les fréquences de CNews et C8,
foyers de sexisme et de racisme !

Tribune d’associations sur www.humanite.fr

« La télévision n’est pas une zone de non-droit » : dans cette tribune, des organisations féministes et femmes politiques féministes ayant de longue date boycotté CNews et C8, interpellent l’Arcom.

8 février : énième saisine par de nombreux téléspectateurs de l’Arcom, le régulateur de l’audiovisuel, après une séquence profondément choquante sur TPMP : alors que Loana, première lauréate de « Loft story », raconte en direct et probablement en état de stress post-traumatique, son viol, l’animateur Cyril Hanouna glousse hors champ et une des chroniqueuses de l’émission, Kelly Vedovelli, est manifestement hilare.

CNews et C8 sont régulièrement sanctionnées pour avoir enfreint les obligations qui leur incombent en vertu de la loi du 30 septembre 1986 (qui prohibe l’incitation à la haine ou à la violence fondée sur les origines, la religion ou la nationalité et punit les propos antisémites, racistes ou homophobes ainsi que ceux faisant l’apologie de crimes contre l’humanité dans les programmes mis à disposition du public), mais aussi pour les infractions à la convention signée avec l’Arcom. En effet, les fréquences d’émission font partie du domaine public, elles appartiennent au peuple français et sont mises à disposition de chaînes privées en contrepartie d’une convention qui stipule notamment que les programmes n’encouragent pas « les comportements discriminatoires en raison de la race ou de l’origine, du sexe, de l’orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité » et assurent « le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion ».

En 2017, une sanction de 3 millions d’euros contre C8 venait sanctionner un canular homophobe sur le plateau de Cyril Hanouna. La même année, une interdiction de diffuser de la publicité pendant deux semaines était infligée à la chaîne pour les comportements sexistes constatés dans la même émission, Touche pas à mon poste. En mars 2021, 200 000 euros de sanction pour incitation à la haine envers les mineurs étrangers isolés dans l’émission « Face à l’info » sur CNews après qu’Eric Zemmour y a déclaré qu’ils étaient « tous des voleurs, tous des assassins, tous des violeurs ».

Quant au pluralisme, 36 % des invités politiques de CNews sont classés à l’extrême-droite, sans compter, comme le souligne Le Monde, que les prises de parole plus que conservatrices des présentateurs et chroniqueurs, tels que l’essayiste Mathieu Bock-Côté ou encore Pascal Praud, ne sont pas décomptées à ce jour : c’est ce que le Conseil d’État vient de demander à l’Arcom de faire dans son évaluation du respect du pluralisme des expressions sur CNews.

Bien sûr, nous considérons que les conséquences politiques d’une telle désinhibition de la parole sexiste et raciste sont dramatiques (alors même que la loi encadre la liberté d’expression dans notre pays en prohibant l’appel à la haine). Olivier Mannoni, traducteur d’une version de « Mein Kampf » en français, explique de la manière suivante comment l’indicible horreur du IIIe Reich a pu survenir dans l’Histoire : « C’est arrivé aussi par le langage, une manière de faire sauter aussi les tabous du langage. Quand on dit « tu ne diras pas ça », c’est que le fait de le dire ouvre des portes et qu’une fois qu’on a ouvert les portes, il n’y a plus aucun contrôle ».

Mais le sujet ici est un sujet légal plus qu’un sujet politique : chercheuse spécialiste des médias Julia Cagé soulignait le 18 janvier devant la commission d’enquête parlementaire sur les chaînes de la TNT que « le non-respect des obligations conventionnelles par CNews n’est pas un problème idéologique mais un problème entièrement légal. (…) Si cela avait été fait par un actionnaire qui avait une ligne beaucoup plus marquée à gauche, cela poserait exactement les mêmes difficultés ».

Enfin, selon le sémiologue et spécialiste des sciences de l’information et de la communication François Jost, CNews ne peut même plus être considérée comme une chaîne d’information, contrairement à ce qu’indique sa convention avec l’Arcom. Une observation des programmes du 31 janvier au 4 février 2022 lui a permis de noter que dans les émissions Midi News et Soir Info, « l’information stricto sensu, comme énonciation de faits, occupe 13 % du temps ».

En deux ans, ce sont ainsi 34 interventions et sanctions de la part de l’Arcom qui ont été recensées à l’encontre de C8 et CNews pour « des faits de désinformation, de racisme, de sexisme, d’incitation à la haine, de non-respect du pluralisme, d’un manque « d’honnêteté dans l’information » comme le souligne la lettre ouverte de la députée Sophie Taillé-Pollian et de l’ex-journaliste Latifa Oulkhouir.

La télévision n’est pas une zone de non-droit. Au-delà des séquences ayant abouti à des sanctions effectives, nous ne pouvons plus accepter les propos racistes d’un Jean-Claude Dassier qui explique en toute impunité que « tant qu’on s’adressera à des classes qui comprennent 75 % de noirs, d’arabes, j’en passe et des meilleurs, on n’y arrivera jamais » ; qu’un Zemmour déclare qu’il est du côté du général Bugeaud quand celui-ci massacre les musulmans et les juifs en Algérie, qu’un Pascal Praud multiplie propos et comportements sexistes à l’antenne. La réalité, c’est que ces « dérapages » n’en sont pas et sont devenus la marque de fabrique de chaînes qui fonctionnent à coups de buzz et de comportements et propos racistes et sexistes de ses animateurs et chroniqueurs vedettes, repris sur les réseaux sociaux et qui essaiment dans le reste du paysage audiovisuel français. Ces chaînes paient les sanctions, quand sanction il y a, et rien ne change, mis à part la qualité du débat public et la crédibilité des régulateurs qui se dégrade. Elles seront certainement prêtes à signer les prochaines conventions élaborées par l’Arcom, avant de s’asseoir allègrement dessus comme elles le font depuis des années.

Dans ce contexte, nous, organisations féministes et femmes politiques féministes ayant de longue date boycotté CNews et C8, appelons l’Arcom à ne pas renouveler l’attribution de fréquence à ces chaînes.

À l’initiative de

Autrices :

  • Gabrielle Siry-Houari, autrice de « La République des hommes », Maire-adjointe du 18e arrondissement de Paris

  • Ursula Le Menn, porte-parole d’Osez le féminisme

Co-signataires :

  • Marie-Noëlle Bas, présidente des Chiennes de garde

  • Céline Thiebault Martinez, présidente de la coordination pour le lobby européen des femmes (CLEF)

  • Monique Dental, présidente du réseau féministe « Ruptures »

  • Suzy Rojtman,  porte-parole du Collectif National pour les Droits des Femmes (CNDF)

  • Nicole Chartier, Association pour le développement des initiatives économiques de femmes (ADIEF)

  • Jocelyne Andriant Mebtoul, Femmes du monde et réciproquement (FMR)

  • L’assemblée des femmes

  • Ensemble contre le sexisme


 

   mise en ligne le 22 février 2024

Au Panthéon, Manouchian
mis au supplice du verbe macronien

Antoine Perraud sur www.mediapart.fr

La translation des restes de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon a donné lieu à deux ou trois moments magnifiques, dont « L’Affiche rouge » chantée par Feu! Chatterton. Néanmoins, tout fut terni par l’accaparement et l’embrouillamini du pouvoir.

Où est le peuple ? Voilà bientôt cent ans, le 23 novembre 1924, le cercueil de Jean Jaurès entrait au Panthéon. Parti de l’Assemblée nationale, il était accompagné d’une foule de prolétaires, avec en tête les mineurs de Carmaux. Le Paris bourgeois tremblait d’effroi, rappelle, dans La Gauche en France depuis 1900, un professeur à Sciences Po de l’autre siècle, Jean Touchard. Celui-ci, sur un balcon familial du boulevard Saint-Germain, avait alors assisté à la frousse de la haute.

Aucun danger pour Manouchian. Pas un chat ou presque : The show must go on, place aux seules caméras. À l’extérieur, il pleut et la foule n’est de toute façon pas prévue : persona non grata. À l’intérieur, sous la coupole du Panthéon, les huiles de la République patientent – un Lionel Jospin émacié et, côte à côte, mais qui n’ont rien à se dire, Édith Cresson et Laurent Fabius.

Il y a le Parti communiste réduit à Fabien Roussel. Au fond près du radiateur, des collégiens, filles et garçons, s’agitent en s’apercevant sur les écrans, comme dans un stade de football – la réalisation jouera au chat et à la souris toute la cérémonie avec une telle joie d’être filmés, interrompue dès qu’elle s’exprime.

En attendant, c’est l’heure de meubler. France 2 est sage comme une image et se lance dans du micro-trottoir avec la léthargie du pêcheur quand rien ne mord. CNews déroule avec vaillance sa propagande en plateau : « Patriotisme républicain qui fait défaut aujourd’hui […] La France n’est pas un droit. Il faut l’aimer pour obtenir la nationalité. On a trop octroyé. » Julien Dray, qui représente ici la gauche, ose ceci : « Ces étrangers n’aimaient pas seulement des paysages, mais ce que représentait symboliquement la France depuis la Révolution. » Un démon passe…

Voici le président de la République, qui s’est transporté sur place. La bibliothèque Sainte-Geneviève à main droite, il tourne le dos à la tour Clovis du lycée Henri-IV – où il accomplit une partie de sa scolarité dans les années 1990. Tout à l’heure, Patrick Bruel, qui suivit une partie de sa scolarité au lycée Henri-IV dans les années 1970 (en de plus petites classes), lira la lettre de Manouchian à Mélinée. On appelle cela l’entre-soi.

Sur « la place des grands hommes », le président se livre à son passe-temps favori depuis Henry Hermand – Daniel Cordier et quelques autres en firent les frais : le détournement de vieillards. Il embarque vers le saint des saints deux résistants communistes, chacun dans sa 98e année : Léon Landini et Robert Birenbaum. Une prise de guerre en temps de paix.

Sur CNews, alors que la présentatrice Laurence Ferrari fait les gros yeux à ceux « qui ont tendance à dénigrer et réviser notre histoire », l’un des commensaux de la chaîne Bolloré, Alexandre Devecchio, pérore ainsi : « Pour les jeunes qui ont du mal à s’intégrer, il y a là un récit national qui peut aider. » Et comme à CNews on stigmatise ceux qui ont tendance à réviser notre histoire, il est martelé une fois pour toutes que « la Résistance est venue de la droite et de l’Action française ».

Attention, ça commence ! Nous sommes « rue Edmond-Rostand » (c’est en réalité une place), assure France 2. Résonne l’appel aux morts devant une immense reproduction de l’Affiche rouge. La question d’époque, « Des libérateurs ? », qui surmontait les visages indomptables, appelait une objection voilà quatre-vingts ans. La réponse est à présent positive. Cela ne fait pas un pli. Et cela fait du bien.

« Mort pour la France »

Les noms des vingt et trois éclatent dans la nuit, par la voix de Serge Avédikian, qui met à chaque fois l’accent pour faire retentir, sous la pluie et les étoiles, toutes les consonances étrangères possibles. C’est beau et puissant. Avant que ne réponde, après chaque patronyme, un déchirant : « Mort pour la France. »

Et ce « mort pour la France », qui souvent ne veut pas dire grand-chose sur tant de monuments de la Grande Guerre – « On croit mourir pour la patrie mais on meurt pour les industriels », dénonçait Anatole France dans L’Humanité il y a tout juste un siècle –, ce « mort pour la France » sonne enfin juste.

Les deux cercueils de Missak et Mélinée sont ensuite hissés sur les épaules de soldats de la Légion étrangère − faisons mine de ne retenir de cette troupe d’assaut que sa qualité de Compagnon de la Libération. S’enclenche le fameux pas lent idoine : « Un, un, deux, trois. »

Des haltes sont prévues rue Soufflot. Ce sera le pire du « en même temps ». L’empilement rococo ; un p’tit côté « on trouve tout à la Samaritaine » ; du « en veux-tu en voilà ». Tout cela résulte sans doute de l’apport d’une fourmilière de conseillers du prince, qui n’ont pas compris l’essentiel : commémorer, c’est choisir.

Alors ignorons Ils sont tombés de Charles Aznavour entonné par… la maîtrise populaire de l’Opéra-Comique (bonjour les oxymores). Glissons sur une interprétation faussement polyphonique et résolument sirupeuse de La Complainte du partisan – alors que la musique d’Anna Marly et les paroles d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, comme avait su les sublimer Leonard Cohen, empoignent en toute autre circonstance.

Le Chant des partisans, heureusement, résiste, s’impose et donne la chair de poule : « Ami si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place », avaient composé Kessel et Druon, en tapant en rythme sur une table, tels des proto-rappeurs, dans un modeste hôtel du Surrey. C’était en 1943, trois mois avant que Manouchian et les autres fussent coffrés.

Aujourd’hui, c’est le premier jour du Congrès antifasciste, qui se tient à la salle Pleyel.
Carnets de Missak Manouchian

Mais voici que Missak s’évade. Ce sont les mots de ses carnets qui s’échappent, par la voix de comédiens se passant le relais – Lisa Toromanian, ou encore le fabuleux Serge Bagdassarian de la Comédie-Française : « Aujourd’hui, j’ai déposé ma demande de naturalisation. » Manouchian est là, tout près, au Luxembourg, ce jardin qu’il aimait tant, quand il écrivit cela.

Ses mots s’élancent vers notre vil aujourd’hui. Des télescopages donnent aux vivants le courage de continuer le combat, face à la hure du lepénisme qui ne cesse de fouir le sol démocratique prêt à se dérober : « Aujourd’hui, c’est le premier jour du Congrès antifasciste, qui se tient à la salle Pleyel. »

Un programme de vie jaillit des carnets de Manouchian : « Se consacrer à la lutte sociale […] Un grand poème germe dans mon esprit. » Et soudain, neuf mots tout neufs, qui cinglent, comme pour décrire la cérémonie voulue par le pouvoir, cette panthéonisation tenue en lisière, sans le peuple, sans la révolte, sans l’internationalisme (terme interdit de séjour) : « Autour de moi, on dirait que chaque chose vieillit. »

La démonstration va en être donnée avec le discours du président Macron. Mais avant, il y aura eu un autre moment sublime, qui se hissa presque à la hauteur du thrène bramé ici même, en décembre 1964 – soixante ans déjà –, par André Malraux. Il y aura eu L’Affiche rouge d’Aragon-Ferré, chantée par Feu! Chatterton. Calme de possédés, frénésie cadavéreuse, typhon intime, souveraineté secrète. Rien ne parut plus beau, plus bouleversant, plus essentiel.

Subséquemment : trajectoire en toboggan ! Petite tribune, petit Macron. « Et toujours le même président », se cabre la France entière. La grandeur, c’est de déléguer. De Gaulle laissa donc la parole à Malraux. Il fallait toute la mauvaise foi et le vieux fond pétainiste d’Alain Robbe-Grillet pour oser proférer qu’un discours du ministre d’État chargé des affaires culturelles du général, « c’était pire qu’Adolf Hitler ! ».

Le 20 avril 1995, lors de la cérémonie de translation de Marie Curie, François Mitterrand, très malade mais enlevant son manteau parce que le président Lech Wałęsa avait ôté le sien sous le péristyle du Panthéon balayé par le vent : cela avait de la gueule.

Sous les yeux las et l’ouïe rebutée d’un public déçu d’avance, le président semble conjuguer sans fin le verbe récupérer. Je récupère, tu récupères, il récupère, nous récupérons…

En 1996, pour la panthéonisation d’André Malraux – commentée pour la télévision par un drôle de duo : Alain Peyrefitte et Régis Debray –, ce fut Maurice Schumann qui officia. Il était quasiment aveugle, mais fit semblant de lire un discours appris par cœur : « La mort, parce qu’elle a conféré l’éternité à son angoisse… » Chapeau bas !

Or voici qu’en ce 21 février 2024, Macron macronne. Ivre d’être soi-même et d’être là, il abuse des silences appelés soupirs en musique, il impose avec les mots qu’il enfile une sorte de rubato dégoulinant, à la manière de certains interprètes de Chopin avant guerre. Il regarde furtivement de côté puis semble se rengorger, en le pensant si fort que nous l’entendons : « L’ai-je bien prononcé ? »

Un vrai flipper à paroles

Tout est attendu, convenu, conformiste, superficiel, artificiel. Nous n’en pouvons plus d’entendre ce vieux disque rayé, dont nous anticipons chaque ficelle usée jusqu’à la corde. Le président paraphrase Aragon. Fier de sa culture de khâgneux endormi sur ses lauriers – le contraire de l’autodidacte Manouchian toujours sur le qui-vive sprirituel –, le locataire de l’Élysée fait fuser de ses fiches des citations qui partent dans tous les sens : un vrai flipper à paroles.

C’est répétitif et redondant, vain, à l’image d’un pan précédent de la cérémonie, quand le portique du Panthéon, transformé en fond d’écran ou en boule à neige à coups de pixels, résumait la vie de Manouchian. Mêlant le kitsch et l’empoignant, le politique et le folklorique. Pour qu’il n’en restât rien ; pour que tout s’annulât.

Emmanuel Macron arbore le masque de l’émotion. Son regard se voudrait à la fois lointain et intérieur. Il nous vend son labeur désincarné pour de l’inspiration tripale. Il met du cœur là où il n’y en a pas. Il joue l’empathie, toujours chez lui absente. Il simule l’émotion, feint les affects, prend ses vessies rhétoriques pour des lanternes oratoires et fait passer son indécrottable boursouflure pour simplicité bienveillante.

Cabotin odéonien qui ne dupe plus personne, il n’habite pas son texte. Sous les yeux las et l’ouïe rebutée d’un public déçu d’avance, il semble conjuguer sans fin le verbe récupérer. Je récupère, tu récupères, il récupère, nous récupérons…

« Insolents, tranquilles, libres », dit-il, comme pour dépolitiser ces militants si politiques. Puis il s’adresse à la dépouille : « Vous entrez ici toujours ivre de vos rêves. » Non, non et non : Manouchian n’était pas ivre de ses rêves, mais soucieux de ses combats.

France 2 pense à la suite et feuilletonnise déjà : la prochaine panthéonisation de Robert Badinter pose problème, puisque sa veuve entend reposer plus tard auprès de lui – toujours très délicat, le service public. CNews y va franco. On y cause « héroïsme patriotique ». On y entend : « Sauver la France », comme si, chez Bolloré, on reprenait un cantique du temps de l’ordre moral : « Sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré Cœur. »

C’est encore plus retors. La chaîne d’extrême droite voudrait que nous nous enfonçassions ceci dans le crâne : « La victoire contre le nazisme a eu lieu, elle est acquise. Ce qui menace la France, l’ennemi mortel d’aujourd’hui, c’est contre quoi s’est dressé un autre héros : Arnaud Beltrame. » Mission accomplie : un officier supérieur de gendarmerie français vient d’être symboliquement substitué, en fin de cérémonie, à un militant communiste apatride d’origine arménienne.

Les images de la célébration qui s’achève laissent entrevoir, à droite de l’écran, sur la place du Panthéon, côté mairie du Ve arrondissement, des rangées de sombres berlines officielles. Après avoir rendu hommage à Missak et Mélinée Manouchian, après avoir vanté les FTP-MOI de la Résistance, nos excellences, qui roulent carrosse, vont partir derechef nous concocter des lois antisociales ; sans oublier de bien faire la courte échelle à l’extrême droite.


 


 

Manouchian au Panthéon :
le double jeu de Macron

Hugues Le Paige (journaliste-réalisateur) sur https://blogs.mediapart.fr/

L'entrée des Manouchian au Panthéon et l'hommage rendu aux Francs-tireurs et partisans − Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) est une réparation tardive mais indispensable à leur égard. Elle illustre aussi le double langage d'Emmanuel Macron qui se sert de la politique mémorielle pour se refaire une virginité politique.

Qui ne se réjouirait pas de l’entrée de Missak Manouchian et de sa femme Mélinée au Panthéon ? Ouvrir les portails du temple de la République à l’un des responsables des Francs-tireurs et partisans − Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) à qui la France avait refusé par deux fois d’accorder la nationalité est d’abord un acte de réparation[1]. Elle comble, au moins partiellement- le trou noir d’une mémoire historique jusque-là soigneusement entretenue par tous les pouvoirs de la République. Enfin, des communistes, des internationalistes, de toutes origines (Juifs — en majorité-, Arméniens, Espagnols, Italiens, Polonais, Roumains et tant d’autres) ont droit à la reconnaissance de leur combat et de leur sacrifice pour la France et un autre monde. Ce n’est pas rien quand on connaît la conception étroite et souvent partiale de l’histoire officielle de la résistance.

Oui, de ce point de vue, on ne peut que se réjouir de voir entrer au Panthéon celui qui incarne « L’Affiche Rouge », celle ou les nazis dénonçaient « l’armée du crime, commandée par des étrangers et inspirés par les Juifs ». Et pourtant ce geste décidé par le Président de la République charrie sa part d’ombre et de double jeu. Car c’est bien le même Macron qui vient de faire adopter une loi sur l’immigration dont le Rassemblement National a pu proclamer triomphalement qu’elle représentait sa « victoire idéologique ». L’introduction de la préférence nationale, la mise en cause du droit du sol, l’alignement sur toutes les mesures réclamées à cor et à cri par l’extrême droite qui dicte désormais sa loi à la droite traditionnelle, le tout sur le regard complice du macronisme : voilà qui corrompt l’initiative mémorielle du chef de l’État. Emmanuel Macron est coutumier du fait : il sait utiliser la mémoire, le seul domaine où il affirme des principes, pour tenter de se refaire une virginité politique, mais du même coup il prend le risque de dénaturer la portée de ses propres initiatives.

La seule présence de Marine Le Pen ce 21 février au Panthéon en est la preuve. Par l’incessante pratique tacticienne de la triangulation, de la manipulation et de la confusion politique permanente, Macron a pris le risque de faire du Rassemblement National le maître du jeu et sans doute le futur vainqueur des prochaines échéances électorales alors qu’il avait été élu pour lui faire barrage. L’opportunisme présidentiel lui tient lieu de projet et les coups médiatiques remplacent les valeurs qu’il prétend porter.

Cela n’enlève rien à l’importance symbolique et historique de l’entrée des Manouchian au Panthéon même si d’autres parrains leur auraient fait honneur.

[1] Dans son discours au Panthéon, ce 21 février, Emmanuel Macron a regretté que « La France ait alors oublié sa vocation d’asile ». Et aujourd’hui ? Toute son intervention en hommage à Manouchian et à ses camarades contredisait la politique menée par  ses gouvernements. Double langage qui lui a aussi permis de saluer les communistes comme ceux-ci ne l’ont jamais entendu. "Est-ce  ainsi que les hommes font de la politique ?"  (pour ceux qui ont entendu le discours macronien…)


 


 

Manouchian : la police française insulte la mémoire des résistants communistes

Olivier Doubre  sur www.politis.fr

Lors de la cérémonie d’entrée au Panthéon des héros de la Résistance immigrée communiste et internationaliste, Mélinée et Missak Manouchian, la police parisienne a empêché toute manifestation populaire d’antifascisme ou d’appartenance politique dans la foule. Récit.

Quelques minutes après 19 heures, mercredi 21 février. Les cercueils de Mélinée et Missak Manouchian remontent la rue Soufflot vers le Panthéon, portés par des soldats de la Légion étrangère, sous une pluie battante qui ne veut pas cesser. Ils s’arrêtent quelques mètres après le croisement avec la rue Saint-Jacques. L’émotion est palpable dans la foule, compacte, amassée derrière les barrières de sécurité. Des poings se lèvent.

Puis, de la terrasse d’un café qui jouxte le cortège, partent quelques cris : « Vive le combat antifasciste ! » ; « À bas le fascisme ! » puis, bientôt plus nombreux : « No pasarán ! » 
Peu après la lecture d’extraits des carnets de Missak Manouchian, les cercueils reprennent leur montée vers la cathédrale laïque en haut de la rue. Sous les applaudissements du public, nombreux, massé de chaque côté de la chaussée. Et le « Chant des partisans » alors de s’élever, interprété par le chœur de la Garde républicaine.

Mais à peine deux minutes plus tard, trois agents de la police parisienne en uniforme, dont l’un est même cagoulé, entrent dans le petit espace clos et bondé de la terrasse couverte du café d’où sont partis les quelques slogans criés joyeusement durant moins d’une minute. Contrôle des papiers, questions agressives pour les quelques « criards » qu’ils avaient dû repérer du dehors, à travers les vitres détrempées de la terrasse abritée.

Contrôle d’identité et confiscation des drapeaux

Les regards fixent les agents. Les papiers d’identité de quelques « suspects » sont examinés. Jusqu’à ce que les agents invitent vertement deux d’entre eux à les suivre à l’extérieur. On ne les reverra pas. Sans que l’on puisse en savoir davantage sur la suite de leur soirée. Beaucoup des témoins présents échangent et expriment alors, prudents, sans trop d’éclats de voix, d’une table à l’autre de la terrasse du café, leur révolte devant la scène à laquelle ils viennent d’assister. 


On peine à croire que dans de telles circonstances, la police française ait conservé certaines de ses ‘bonnes’ vieilles habitudes.

Quelques dizaines de mètres plus bas, à l’angle de la rue Soufflot et du boulevard St-Michel, avait lieu à peu près simultanément une autre intervention des agents de police. Avec quelques drapeaux du PCF, une poignée de militants s’était rassemblée au bas de la rue Soufflot. Là où les soldats de la Légion étrangère allaient bientôt porter les dépouilles du couple de résistants communistes arméniens des FTP-MOI jusque devant la tribune où sont rassemblés les familles des défunts et les corps constitués de la République – dont la présidente du groupe parlementaire du Rassemblement national, Marine Le Pen.

Au moment où allait débuter la cérémonie, des policiers se sont empressés de venir confisquer à ces militants leurs drapeaux tricolores et ceux de leur parti. Sans doute pour ne pas faire tache sur les vidéos de l’événement, retransmises sur écrans géants devant la foule imposante venue rendre un dernier hommage aux résistants immigrés, exécutés jour pour jour il y a 80 ans. On peine à croire que dans de telles circonstances, la police française ait conservé certaines de ses « bonnes » vieilles habitudes.


 

   mise en ligne le 21 février 2024

Israël ne cible pas l’UNRWA
mais le droit au retour

Ayman Al-Sayyad Journaliste et ancien conseiller du président de la République égyptien (2012) sur https://orientxxi.info/ traduit de l’arabe par Nada Ghosn.

En accusant sans preuves une partie du personnel de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) d’avoir participé à l’opération du 7 octobre, le gouvernement israélien tente de marginaliser la question des réfugiés palestiniens et de remettre en question le droit au retour. C’est également une manière de faire oublier que le pays s’est créé sur la base d’un nettoyage ethnique.

Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a été on ne peut plus clair lorsqu’il a déclaré, lors de sa rencontre avec une délégation d’ambassadeurs à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 31 janvier 2024, que la mission de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devait prendre fin, car elle ne fait selon lui que « maintenir vivante la question des réfugiés palestiniens, et il est temps que l’ONU et la communauté internationale comprennent que cela doit cesser ». Plusieurs pays occidentaux, avec en tête les États-Unis, se sont alors empressés de prendre des mesures pour aider Nétanyahou à atteindre son objectif ultime : abolir l’UNRWA ou plutôt le principe juridique à l’origine de son existence.

Outre la tentative de semer le doute sur l’intégrité des rapports de l’UNRWA et des organisations apparentées – au lendemain de l’ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, qui reposait en grande partie sur ses rapports -, la déclaration de Nétanyahou révèle le véritable objectif stratégique de la violente campagne israélienne contre l’organisation, durant laquelle Israël a accusé 12 de ses employés d’avoir participé aux attaques du 7 octobre, ou d’avoir exprimé leur joie à la suite de l’événement. Rappelons que ces accusations concernent seulement douze individus sur plus des treize mille travailleurs que compte l’organisation.

L’institutionnalisation d’un droit

Le Premier ministre israélien réitère ainsi une position israélienne bien ancrée sur la question des réfugiés et du droit au retour, qu’Israël perçoit comme une menace tant au niveau historique que géographique. Le simple fait de rappeler la question des réfugiés de 1948 saperait ainsi les fondements sur lesquels l’État d’Israël a été créé. Quant au droit au retour des réfugiés, quelles que soient les solutions précédemment proposées le concernant dans le cadre des Accords d’Oslo, il aurait certainement un impact géographique et démographique qui changerait toutes les équations sur le terrain.

En effaçant la question des réfugiés palestiniens, les Israéliens veulent perpétuer le mensonge « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et en essayant d’abolir l’UNRWA, les Israéliens tentent de faire oublier au monde entier comment leur État a été créé, soit à travers un processus de nettoyage ethnique et le déplacement de 750 000 Palestiniens, même s’ils cherchent à l’oublier eux-mêmes.

On peut citer ici une étude publiée en 1994 par le Centre d’études stratégiques de l’Université de Tel-Aviv, réalisée par Shlomo Gazit qui a été entre 1974 et 1978 chef du renseignement militaire après voir travaillé comme coordinateur des activités dans les territoires occupés. Cette recherche, qui faisait partie d’un ensemble de documents établis en prévision de possibles négociations fixées par Oslo sur une solution permanente, était consacrée exclusivement au « problème des réfugiés palestiniens ».

La question des réfugiés figurait officiellement parmi les questions liées à une solution permanente, censée être discutée à partir de mai 1996 selon l’agenda décidé à Oslo, négociations que les tergiversations israéliennes sont parvenues à empêcher pendant plus de cinq décennies, à savoir depuis 1948.

En préparation de ce qui pourrait être (mais n’a jamais été) les négociations d’Oslo sur une solution permanente, Shlomo Gazit prévient le futur négociateur israélien que la première étape devrait inclure « l’abolition de l’UNRWA » et le transfert de la responsabilité des camps aux pays hôtes. Il s’agissait là d’abolir le « statut légal/officiel » des réfugiés qui permet aux Palestiniens d’acquérir le « droit au retour », conformément à la résolution n°194 de l’Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948), stipulant dans son onzième article que l’Assemblée générale :

« décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables. »

Or, d’un point de vue purement juridique, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU est toujours valable et la communauté internationale n’a pris aucune décision ultérieure pour l’annuler ou la modifier.

Même si personne dans les gouvernements arabes ne se soucie de cette question ou fasse les efforts nécessaires pour activer (ou du moins rappeler) les résolutions internationales, le fait est que Nétanyahou, comme ses prédécesseurs, n’a pas oublié que l’UNRWA, de par son statut juridique, est l’agence qui consolide le statut juridique des réfugiés en accordant la carte de réfugié, et en établissant les camps de réfugiés comme des unités échappant à la responsabilité des États hôtes, et distincts de leur environnement naturel, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne.

Une position historique

Tout comme son prédécesseur Naftali Bennett, qui a tenu des propos similaires lors d’une interview sur CNN le 2 février 2024, Nétanyahou ne fait ici que reprendre d’anciennes positions israéliennes. L’on se souvient d’une première proposition américaine en 1949, stipulant qu’Israël autorise le retour d’un tiers du nombre total de réfugiés palestiniens, « à condition que le gouvernement américain prenne en charge les dépenses liées à la réinstallation du reste des réfugiés dans les pays arabes voisins ». Cependant, David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël et son premier Premier ministre d’alors, avait rapidement rejeté la proposition américaine, avant même que les pays arabes concernés ne se soient prononcés.

Il n’y a donc rien de surprenant dans la position israélienne qui se perpétue de Ben Gourion à Nétanyahou, dans la mesure où la reconnaissance par Israël du droit des réfugiés impliquerait une reconnaissance de sa responsabilité dans l’émergence du problème et ce qui en découle légalement, c’est-à-dire le droit au retour. Rien de surprenant non plus dans la position du leader israélien à l’égard de l’UNRWA, qui est l’incarnation juridique du problème des réfugiés.

Au moment de la création de l’UNRWA, on pensait que cette agence serait « temporaire », en vertu des deux résolutions de l’Assemblée générale la créant (résolution 212 en novembre 1948 et résolution 302 en décembre 1949). Son travail, voire son existence même, devait prendre fin lorsque les réfugiés palestiniens dont elle s’occupait retourneraient dans leurs maisons et sur leurs terres saisies par les milices sionistes en 1948. Au lieu de cela, leur nombre a augmenté à mesure que l’État d’Israël s’est emparé de davantage de territoire pendant la guerre de 1967. Puis Nétanyahou est venu tenter de mettre fin à ce problème de réfugiés, non pas en leur permettant de rentrer dans leurs foyers, comme cela semblerait être la solution naturelle face à un tel problème, mais en éliminant l’organisation internationale qui « rappelle leur existence ».

En conclusion, la campagne israélienne contre l’UNRWA a plusieurs objectifs, dont deux principaux. Elle a tout d’abord un objectif immédiat qui, comme le soutient l’éminent professeur d’histoire anglo-israélien Avi Shlaim, est lié à la décision de la CIJ. En prévision des prochaines délibérations de celle-ci, la campagne israélienne entend déformer l’image de l’UNRWA, intimider ses responsables et les pousser à garder le silence sur les violations israéliennes qui n’ont pas cessé, en plus de saper la crédibilité de ses rapports et déclarations sur lesquels le tribunal s’est appuyé dans sa décision initiale. Très probablement, comme le font habituellement les avocats du mensonge lorsqu’ils manquent de preuves, ce sera la principale carte présentée par la défense israélienne à la reprise de l’audience (au moins pour des raisons de propagande). Le deuxième objectif de la campagne israélienne est stratégique, avec un impact plus profond. Il s’agit d’une tentative nouvelle et ancienne d’effacer totalement la question des réfugiés qui, du point de vue du droit international, est toujours d’actualité et n’a pas encore été éliminée.

Bien que Nétanyahou veuille faire oublier la question des réfugiés, avec toutes ses dimensions juridiques et humanitaires, sa position sur l’UNRWA et sa déclaration claire à ce sujet révèlent qu’à l’instar d’autres porteurs de l’étendard du sionisme comme idée et stratégie, il n’a pas oublié ce qui est dit dans les statuts de l’agence des Nations unies sur la définition du réfugié ; il peut être attribué à toute personne :

« qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours »

Selon les registres de l’UNRWA, le nombre de réfugiés palestiniens dépasse les six millions. Ce chiffre serait donc une menace démographique pour le sionisme ? L’idée, la stratégie (et l’État) d’Israël seraient-ils au-dessus de toute tentative de porter cette question là où le droit international pourrait être applicable — et efficace ?


 

   mise en ligne le 20 février 2024

Livraison d’armes à Israël : 
le silence troublant de la France

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Alors que plusieurs parlementaires interpellent le gouvernement au sujet des armes françaises envoyées vers l’État hébreu, Amnesty International publie mardi une lettre ouverte demandant à Emmanuel Macron l’arrêt de ces ventes.

Dimanche 18 février, le ministre israélien Benny Gantz a promis une offensive sur la ville de Rafah si le Hamas n’a pas libéré les otages encore retenus dans la bande de Gaza d’ici au ramadan, c’est-à-dire autour du 10 mars. Face à l’éventualité de cette attaque sur la zone qui concentre 1,4 million de réfugié·es, la communauté internationale a cependant mis Israël en garde. 

Dans les colonnes de L’Humanité lundi, Emmanuel Macron a affirmé qu’une telle opération, « même si des combattants du Hamas s’y trouvent, c’est la certitude d’une catastrophe humanitaire ». Depuis la semaine dernière, le ton du président français s’est durci : le 14 février, il a exhorté Benyamin Nétanyahou, lors d’une conversation téléphonique, à « cesser » les opérations, dénonçant un « bilan humain » et une « situation humanitaire » « intolérables ».

n diplomatique plus sévère, la France n’a toujours pas pris de sanctions contre Israël, notamment concernant leur collaboration de défense. Depuis quelques semaines, la pression des parlementaires et des ONG sur la question des exportations d’armes françaises s’intensifie, et le gouvernement entretient le flou.

Pressions sur le Quai d’Orsay

Ce mardi, à la suite des articles de Mediapart sur le sujet, l’ONG Amnesty International a envoyé une lettre ouverte au président français pour demander un « arrêt des livraisons d’armes et de matériels de guerre à Israël ». « La France doit respecter un devoir de prévention du génocide. Cela implique notamment de ne pas fournir à Israël de moyens lui permettant de commettre des actes entrant dans le cadre d’un risque de génocide », stipule la lettre.

Cette demande d’embargo de la part d’Amnesty intervient dans un contexte de manque de transparence du ministère de l’Europe et des affaires étrangères sur la question des livraisons d’armes et de composants militaires vers Israël.

À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza. Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International

Le 14 février, la députée insoumise Mathilde Panot interpellait à ce sujet le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, en demandant notamment « la liste [des armes et composants] déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », a indiqué la députée, qui attend toujours le précieux document.

Le lendemain, c’est le sénateur communiste Fabien Gay qui demandait au Quai d’Orsay « des chiffres précis sur les exports et autorisations d’export d’armes décidés par la France vers Israël en 2023, et le détail des équipements qui ont été livrés dans cette période ». Une requête restée sans réponse à ce stade.

Depuis dix ans, la France a vendu pour 208 millions d’euros de matériel militaire à Israël, dont 25,6 millions en 2022, un chiffre marginal qui ne représente que 0,2 % des ventes totales de la France à l’étranger. Mais ce qui interroge, c’est surtout l’autorisation de vente de composants de type « ML4 » pour 9 millions d’euros apparaissant dans le dernier rapport parlementaire sur les exportations d’armes de la France en 2022. Ces composants désignent, d’après le rapport, les « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs et matériel et accessoires connexes et leurs composants spécialement conçus ».

Autrement dit, des composants ayant pu être utilisés, s’ils ont été livrés, pour bombarder la bande de Gaza où presque trente mille personnes ont été tuées depuis le 7 octobre. « À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen d’affirmer que les composants français [comme des systèmes à distance d’aide à la conduite de tir, l’utilisation de composants utilisés pour le pilotage de drones – ndlr ] ne servent pas à l’offensive en cours à Gaza ou la facilitent », se désole Aymeric Elluin, spécialiste des questions d’armement à Amnesty International.

Si l’armée israélienne est volontairement floue sur la nature des armes utilisées sur le terrain, la France a toujours refusé de mettre en place un contrôle a posteriori de ses ventes d’armes. Interrogé par Mediapart, le Quai d’Orsay se contente de répondre que « chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères ».

Situation humanitaire catastrophique à Gaza, nouvelle impasse en vue à l’ONU

La situation humanitaire reste catastrophique mardi dans la bande de Gaza, où 1,4 million de Palestinien·nes s’entassent dans la ville de Rafah menacée d’assaut par Israël, au moment où une nouvelle impasse se profile au Conseil de sécurité de l’ONU quant à un possible cessez-le-feu.

Après environ vingt semaines de guerre, les rapports des organisations humanitaires sur la situation dans la bande de Gaza sont de plus en plus alarmants. Selon les agences de l’ONU, les denrées alimentaires et l’eau potable sont devenues « extrêmement rares » dans le territoire palestinien, et 90 % des jeunes enfants y souffrent de maladies infectieuses. La perspective d’assaut sur Rafah inquiète la communauté internationale. Vingt-six des vingt-sept pays de l’Union européenne ont réclamé lundi une « trêve humanitaire immédiate ». Mais les espoirs qu’elle advienne sont de plus en plus minces.

Le Conseil de sécurité de l’ONU doit se prononcer mardi sur un nouveau texte, préparé depuis des semaines par l’Algérie, exigeant un cessez-le-feu « immédiat ». Une résolution menacée par un nouveau veto des États-Unis, allié d’Israël, qui serait leur troisième depuis le début de la guerre.

Ces critères évoqués par le ministère sont définis notamment par le traité sur le commerce des armes (TCA), que la France a signé et qui lui interdit de vendre des armes si elle a « connaissance […] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».

La France est au courant des violations du droit international par Israël depuis au moins le mois de juillet 2023, date de son mémoire remis à la Cour internationale de Justice (CIJ) dans le cadre de l’« avis consultatif » que celle-ci doit rendre à l’Assemblée générale de l’ONU sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé ». Dans ce texte que la France exposera mercredi – les audiences ont débuté lundi –, Paris pointe sans équivoque « les violations continues du droit international auxquelles Israël doit mettre un terme ». 

Mais l’élément qui aurait dû créer une « révolution copernicienne » pour Aymeric Elluin est la décision de la CIJ du 26 janvier dernier. La juridiction suprême onusienne a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission à l’encontre des Palestiniens de Gaza de tout acte » de génocide. « Ce n’est plus une opinion politique, continue le spécialiste, la France a l’obligation de prévenir qu’un génocide se réalise. »

Muré dans le silence

Pourtant, depuis le 26 janvier, malgré les pressions des parlementaires et des ONG, aucune annonce en faveur d’un embargo n’a été prononcée par le gouvernement, qui préfère rester flou, voire silencieux, sur les questions qui lui sont posées à ce propos.

La France a-t-elle livré ou vendu des armes à Israël depuis le 7 octobre, et lesquelles ? Continuera-t-elle d’en livrer ou d’en vendre à l’avenir, malgré les risques de se rendre complice de crimes de guerre à Gaza ? Le 7 novembre déjà, le député insoumis Aurélien Saintoul posait les questions en ces termes au ministère des armées, restées pour l’heure sans réponse.

Depuis notre dernier article en date du 24 janvier, nous n’avons cessé de relancer le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Dans une réponse en date du 31 janvier, le Quai d’Orsay affirmait que « les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites » (voir la réponse intégrale en Boîte noire). Relancé le 19 février sur la question des matériels de type ML4 notamment, le ministère des affaires étrangères n’a pas donné suite.

La liste détaillée des armes exportées par la France par pays devrait, comme chaque année, être publiée en juin 2024. Ce n’est qu’en juin 2025 que sera rendue publique la liste du matériel envoyé à partir de janvier 2024.

Aux Pays-Bas, la justice a tranché la semaine dernière. Saisie par trois ONG, un tribunal de La Haye a, le 12 février, ordonné au gouvernement néerlandais de cesser ses livraisons d’armes en Israël - en l’espèce, des pièces détachées destinées aux F-35 américains stockées aux Pays-Bas - compte tenu du « risque clair de violations graves du droit humanitaire » par Israël.

En novembre, deux ONG américaines avaient saisi la justice américaine, dénonçant la complicité des responsables américains, au premier rang desquels le président Joe Biden. Fin janvier, le tribunal californien a rejeté la requête, estimant ne pas être compétent, tout en appelant cependant les trois responsables visés, Joe Biden, Antony Blinken et Lloyd Austin, à « examiner les résultats de leur soutien indéfectible au siège militaire contre les Palestiniens à Gaza », et acceptant l’affirmation selon laquelle il est plausible qu’Israël commette un génocide dans l’enclave.

Boîte noire

À nos questions du 24 janvier sur les livraisons d’armes à Israël depuis le 7 octobre ainsi que ses nouvelles commandes, et sur son souhait de continuer à le faire en dépit de ses engagements internationaux, le Quai d’Orsay nous a répondu le 31 janvier.

« Historiquement, la France est un partenaire marginal d’Israël en matière d’équipements de défense. Pour l’année 2022, le montant de nos exportations en matière d’équipements de défense vers Israël représente 0,2 % du montant total de nos exportations de matériel de guerre pour la même année. 

Les matériels exportés sont, pour l’essentiel, des composants, pour lesquels nous accordons une vigilance toute particulière s’agissant de l’utilisation du matériel final dans lequel ils ont vocation à être intégrés, et non des armes proprement dites.

La France dispose d’un dispositif de contrôle parmi les plus aboutis et les plus stricts, fondé sur un principe de prohibition conduisant à soumettre l’ensemble des activités dans le domaine de l’armement à autorisation préalable délivrée par les autorités étatiques compétentes.

Chaque demande d’exportation de matériels de guerre repose sur un examen interministériel minutieux et rigoureux, au cas par cas, sur la base de différents critères, dont ceux définis par le Traité sur le commerce des armes ainsi que ceux de la Position commune 2008/944/PESC “définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires”. »

Le ministère a été relancé le 19 février sur la question des composants de type ML4 (bombes, roquettes, torpilles…) et sur la signature de nouveaux contrats et les livraisons depuis le 7 octobre, mais il n’a pas répondu à l’heure où nous publions cet article.


 

   mise en ligne le 19 février 2024

John Shipton, le combat d’un père pour faire libérer Julian Assange

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

À 78 ans, John Shipton mène une bataille sans relâche depuis 2019 pour faire libérer son fils. New York, Paris, Berlin, Melbourne, Genève, le père de Julian Assange a promis de ne jamais cesser son combat alors qu’un dernier recours doit être examiné, les 20 et 21 février, à Londres. Un rejet pourrait déclencher son extradition vers les États-Unis.

Traits tirés, barbe blanche, John Shipton enchaîne les déplacements dans un seul but : faire libérer son fils, Julian Assange. Assez discret durant les sept années d’asile à l’ambassade d’Équateur, l’arrestation du fondateur de WikiLeaks en avril 2019 par la police britannique pousse cet ancien architecte à sortir du silence. « Julian ne peut plus parler pour se défendre. C’est à sa famille et ses amis de parler pour lui. Je suis devenu un de ses ambassadeurs partout où je vais afin d’obtenir sa libération », explique John Shipton.

Dès les premières minutes d’incarcération de son fils, les États-Unis adressent une demande d’extradition visant l’Australien de 52 ans pour violation de la loi relative à l’espionnage, pour laquelle il risque cent soixante-quinze ans de prison. Washington le poursuit sans relâche pour la diffusion de 750 000 documents classifiés, à partir de 2010, qui ont révélé des crimes de guerre commis en Irak et en Afghanistan par les armées américaine et britannique.

Une lutte de tous les jours

Depuis l’Australie où il réside, John Shipton n’hésite pas et prend le premier vol direction Londres pour retrouver son fils, qui se trouve dans une cellule de la prison de haute sécurité de Belmarsh. Cette visite le marque profondément. Il y découvre le journaliste dans un état physique extrêmement dégradé et de santé mentale inquiétant. « Il avait perdu plus de 10 kilos avec une pression psychologique constante. Je lui ai immédiatement promis de revenir régulièrement tant qu’il ne serait pas libre », raconte-t-il.

À Belmarsh, Julian Assange demeure dans une petite cellule, 22 heures sur 24, et ne reçoit que deux visites par semaine et un appel téléphonique de dix minutes. D’où la colère de John Shipton, qui interpelle les autorités britanniques sur le fait de « mettre en prison un journaliste, sans jugement, dans un établissement de sécurité maximale, à l’instar d’un terroriste ou d’un meurtrier ! Qu’a-t-il commis si ce n’est publier des informations d’intérêt public ? Il s’agit d’une pierre angulaire de la liberté des médias, du droit des citoyens et des droits de l’homme qui fondent nos démocraties ». Les Nations unies ont reconnu et alerté sur une forme de « torture » que constitue sa détention.

À 78 ans, il n’a jamais renoncé à ce combat. Depuis cinq ans, ce militant antiguerre et progressiste n’a pas ménagé ses efforts en se rendant partout où il était invité. « Nous avons visité plus d’une cinquantaine de pays pour donner des conférences aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Europe, en Amérique latine avec sa femme, Stella, ou son demi-frère, Gabriel. Nous avons également visité diverses institutions comme le Haut-Commissariat des Nations unies, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et plusieurs Parlements, comme l’Assemblée nationale à Paris ». Dans cette lutte constante, le regret demeure de devoir laisser sa fille à Melbourne.

Un épilogue le 21 février

Ce soutien remonte à près de vingt ans, lorsque Julian Assange, étudiant, s’installe à Newtown chez son père. Plus tard, ils entretiennent de longs échanges sur la création de WikiLeaks ; l’adresse de la société a été réalisée sous le nom de Shipton.

Malgré tout, ce combat sans relâche a un coût financier qui a poussé John à vendre sa maison de Newtown, faute de liquidités, et à compter sur les dons des particuliers, la vente de livres. « Après tout, cette procédure symbolise un bras de fer international entre un homme et un empire sur la liberté de la presse », résume-t-il.

L’épilogue de l’affaire Assange pourrait se jouer les 20 et 21 février. La Haute Cour de justice britannique examinera durant ces deux jours la recevabilité de l’ultime appel du journaliste au Royaume-Uni pour empêcher son extradition vers les États-Unis. « À l’issue de ces deux jours d’audience, ou bien les deux juges autorisent le fondateur de WikiLeaks à présenter formellement cet appel ou bien ils le lui refusent. Dans ce cas de figure, le journaliste australien pourrait être extradé dans la foulée par Washington. On aura la possibilité de présenter un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) mais celui-ci ne sera pas suspensif. Il appartiendra au Royaume-Uni de prendre en considération cette décision car rien ne l’y contraint », alerte, inquiet, John Shipton.


 

   mise en ligne le 18 évrier 2024

Sanctions contre Israël :
les gauches convergent sur le principe

Fabien Escalona, Pauline Graulle et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Initialement portée par les seuls Insoumis, la revendication de sanctions diplomatiques et économiques contre l’État hébreu réunit de plus en plus les gauches françaises. L’embargo contre les armes fait consensus, de même qu’un durcissement des mesures contre la politique de colonisation.

Tardivement, le ton des diplomaties occidentales se durcit à l’égard de Benyamin Nétanyahou. Alors que le bilan humain de l’intervention militaire de l’État hébreu dans la bande de Gaza approche des 30 000 morts, le premier ministre israélien menace d’une opération d’ampleur la ville de Rafah où se sont réfugiées plus d’un million de personnes dans des conditions effroyables.

Jeudi soir, le président des États-Unis Joe Biden a tenté de dissuader Benyamin Nétanyahou. En France aussi, Emmanuel Macron a haussé le ton cette semaine, signifiant mercredi au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a dit Emmanuel Macron, avant de menacer deux jours plus tard de reconnaître l’État palestinien, ce qu’il s’est toujours refusé à faire jusque-là.

Les deux pays ont par ailleurs pris des mesures de rétorsion à l’égard de « colons violents » en Cisjordanie, mais aucune en lien avec les crimes et destructions commises à Gaza. Longtemps évitée par les chancelleries, mais aussi largement absente du débat public, la question des moyens concrets d’arrêter la tragédie en cours finit par devenir incontournable. 

En France, Jean-Luc Mélenchon a été le premier responsable politique de premier plan à demander clairement, le 14 décembre dernier, des « sanctions économiques contre le gouvernement de l’État d’Israël ». En Belgique, le président du Parti socialiste (PS) belge Paul Magnette a défendu la même chose. Mercredi, sans prononcer le mot, les premiers ministres d’Espagne et d’Irlande ont évoqué les « mesures adéquates » à prendre par la Commission européenne en cas de non-respect par Israël des droits humains. 

Mais qu’en pensent les gauches françaises dans leur diversité ? Ces dernières semaines, en dehors donc de l’expression de La France insoumise (LFI), il était difficile d’y voir clair dans le positionnement public des uns et des autres. La dénonciation de l’action du gouvernement israélien, souvent vigoureuse, s’achevait volontiers sur des propos plus évasifs à propos des pressions à exercer à son égard. 

Mediapart a donc sollicité par écrit les quatre partis disposant d’un groupe à l’Assemblée nationale – La France insoumise (LFI), le Parti socialiste (PS), Les Écologistes et le Parti communiste (PCF). Des questions similaires ont été adressées aux chef·fes de groupe et à des député·es identifié·es pour leur travail sur le sujet. Raphaël Glucksmann, tête de liste des socialistes aux prochaines européennes mais leader de Place publique, a également été interrogé. 

Sanctions contre les exactions de colons : un consensus pour aller plus loin

Tous les parlementaires interrogés approuvent les mesures prises par la France le 13 février « à l’encontre de colons israéliens violents » en Cisjordanie, que Paris souhaiterait également voir adoptées au niveau européen. À ce jour, 28 personnes sont concernées par une interdiction administrative du territoire français. 

« C’est un premier pas qui va dans le bon sens », concède la députée PCF Elsa Faucillon, tout en regrettant qu’« il aura fallu attendre que les États-Unis prennent des sanctions pour que le gouvernement français se décide à prendre une mesure similaire ». À son image, tous les élus pointent le caractère insuffisant de ces dispositions. Olivier Faure et Boris Vallaud, respectivement premier secrétaire du PS et président de son groupe à l’Assemblée, mentionnent ainsi qu’il pourrait y être ajouté « le gel des avoirs » des personnes déjà visées, en France et si possible en Europe. 

Dénonçant comme ces derniers le problème structurel posé par la colonisation illégale, qui mine toute perspective de paix entre Israéliens et Palestiniens, les autres parlementaires vont plus loin en déduisant un élargissement nécessaire des sanctions à édicter. 

Ce qu’il faut sanctionner, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite. Cyrielle Chatelain, députée écologiste.

Selon Mathilde Panot, présidente du groupe LFI, « il ne faudrait pas que [le] changement de vocabulaire calqué sur les États-Unis vienne à faire oublier que ce n’est pas les seuls colons dit “extrémistes” qui sont le problème au regard du droit international, mais la colonisation elle-même. » « Il n’y a pas les colons “violents” et “les autres”, abonde l’écologiste Sabrina Sebaihi. La colonisation est une violence à part entière, que l’on prenne les terres qui ne nous appartiennent pas par les armes ou à la faveur d’une absence. » 

Pour Éric Coquerel (LFI), « les sanctions devraient concerner tous les colons qui sont tous en situation illégale par rapport au droit international ». D’autres affirment que les dirigeants israéliens eux-mêmes devraient être visés, comme ce que suggère l’avocate Sarah Sameur, qui vient de déposer une requête en ce sens à Josep Borell, le haut représentant de la diplomatie européenne. 

C’est le cas d’Elsa Faucillon (PCF), qui trouverait plus courageux de « prendre des sanctions contre le gouvernement israélien », dans la mesure où les exactions sont commises à l’intérieur d’un « système colonial ». « Ce qu’il faut sanctionner, affirme également l’écologiste Cyrielle Chatelain, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite qui encourage ces comportements criminels et qui persiste dans sa politique de colonisation. »

Sanctions économiques contre Israël : une convergence, mais pas au même rythme

Si les mesures prises par la France sont insuffisantes, indiquent tous les parlementaires contactés, c’est aussi qu’elles ne concernent pas les pertes humaines et les destructions qui s’accumulent dans la bande de Gaza. À cet égard, les choses ont bougé depuis le mois de novembre, lorsque le socialiste Jérôme Guedj, déjà interrogé sur d’éventuelles sanctions par Mediapart, répondait « qu’après le 7 octobre ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste »

Les Insoumis, interrogés sur les sanctions précises qu’ils envisagent depuis décembre, se refusent à « une liste à la Prévert » mais répondent, sous la plume de Mathilde Panot, qu’« en toute hypothèse il faudrait arrêter les missions économiques et déclarer un embargo sur les produits liés aux colonies. Par ailleurs, Manon Aubry [eurodéputée LFI – ndlr] a demandé au Parlement européen la suspension des accords UE-Israël. Et il faut évidemment arrêter immédiatement toute coopération sécuritaire et militaire de la France avec Israël. » 

Mathilde Panot a interpellé à ce sujet le ministre des affaires étrangères Stéphane Séjourné, en demandant « un embargo sur la fourniture d’armes et de composants militaires à Israël » et « la liste de ceux déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », indique l’Insoumise.  

Les communistes vont dans le même sens que LFI. « Les sanctions réputationnelles ne suffisent plus, constate Elsa Faucillon. Il faut engager un rapport de force. » Selon son président de groupe André Chassaigne, « il existe deux leviers efficaces pour sanctionner Israël : les armes et le commerce. L’UE pourrait tout à fait édicter des sanctions diplomatiques et économiques à l’égard d’Israël, ne serait-ce que pour sortir du cercle infernal du “deux poids, deux mesures”, qui affaiblit considérablement la crédibilité de la France et surtout le droit international. »

L’écologiste Sabrina Sebaihi fait valoir que l’UE a su prendre des sanctions contre l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, et qu’elle devrait désormais en prendre contre Israël, à commencer par un embargo sur les armes et les produits issus des colonies. Sa présidente de groupe, Cyrielle Chatelain, répond également que face à « des violations du droit international humanitaire », l’UE et la France ont le devoir d’adopter des sanctions « comme elle le ferait à l’égard de n’importe quel autre pays qui commettrait de tels actes ».

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche.

Du côté du PS et de Place publique, le principe de sanctions est accepté, mais en prenant soin de rappeler la condamnation sans faille des attaques du 7 octobre menées par le Hamas – « le pire crime antisémite de ce siècle » selon Boris Vallaud ; « le pire pogrom depuis la fin de la Seconde guerre mondiale » d’après Raphaël Glucksmann. 

« Rien ne saurait justifier les attaques terroristes du 7 octobre 2023 ; rien n’autorise en retour le massacre aveugle des Palestiniens de Gaza au mépris du droit international », résume Olivier Faure, en rappelant la triple revendication de libération des otages, de cessez-le-feu et d’enquête internationale de l’ONU. « Raser le Nord, déplacer les civils à Rafah et maintenant bombarder leur dernier refuge, ce n’est pas lutter contre le terrorisme », abonde Raphaël Glucksmann. 

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche. Ses responsables citent surtout un « embargo sur les armes et les munitions utilisées par les parties belligérantes à Gaza », même si la porte n’est pas fermée à des mesures supplémentaires. Boris Vallaud évoque ainsi « des mesures ciblées, économiques et diplomatiques », pour obtenir un cessez-le-feu et une véritable aide humanitaire. Le PS soutient par ailleurs la demande des premiers ministres espagnol et irlandais d’examiner le respect de l’accord d’association UE-Israël. 

La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. Mathilde Panot, députée LFI.

Raphaël Glucksmann le dit plus clairement encore : « L’UE devrait agir et envoyer un signal clair : déclencher par exemple la procédure de suspension de l’accord d’association UE-Israël sur la base de l’article 2 portant sur les droits humains. » Avec une mise en conformité des États membres par rapport aux règles européennes d’exportations d’armes,  il y aurait là l’occasion d’une « fermeté » que l’eurodéputé juge difficile à atteindre dans un système où l’unanimité est requise. « L’Europe est trop divisée sur la question », constate-t-il, jusque dans sa propre famille politique. 

La France devrait-elle agir de manière unilatérale ? « La Cour de justice internationale (CIJ) a demandé des mesures conservatoires pour mettre fin à un risque de génocide à Gaza, répond Mathilde Panot (LFI). Dans un tel contexte, il n’est pas acceptable de ne rien faire sous prétexte que certains pays européens restent sur la ligne du soutien inconditionnel au gouvernement de Nétanyahou. La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. »

Saisir la Cour pénale internationale ? 

Les sanctions sont des mesures décidées par des autorités politiques pour contraindre un acteur extérieur. La voie de la justice internationale, nécessairement plus longue, est aussi explorée par les partis de gauche. À cet égard, trois groupes parlementaires ont récemment pris une initiative supplémentaire. 

Déposée le 18 janvier, une proposition de résolution de Sabrina Sebaihi et Elsa Faucillon vise à inciter le gouvernement à saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur la situation à Gaza. Cosignée par des parlementaires écologistes, communistes et insoumis, la résolution ne devrait toutefois pas être inscrite à l’agenda par la majorité.

Dans l’esprit de ses initiatrices, la saisine de la CPI aurait pour objet la qualification des crimes commis à Gaza (« y compris celui de génocide »), l’enquête sur les crimes de guerre et les éventuels crimes contre l’humanité et la demande de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de Benyamin Nétanyahou et d’autres dirigeants israéliens. 

« Il ne suffit pas de rappeler mollement à Israël qu’il doit se conformer au droit, souligne Elsa Faucillon. Il faut agir et lui imposer de le faire. Face à ce qui se passe à Gaza, les mots ne suffisent pas. » À l’unisson, Sabrina Sebaihi défend l’utilité de l’initiative en dépit de son caractère symbolique : « Cette saisie permet de continuer à mettre la pression au gouvernement français, qui a d’ores et déjà modifié son discours suite à la mobilisation citoyenne et politique. » 

La CPI, c’est le temps long. Si nous voulons aider les civils […] pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique.

Les socialistes, eux, n’ont pas signé la proposition de résolution. Ils en « partage[nt] l’intention », assure Boris Vallaud, mais « la saisine de la CPI trouvera malheureusement assez vite ses limites et ne sauvera dans le délai aucune vie », souligne Olivier Faure, rappelant que les États-Unis et Israël ne sont pas membres de la juridiction de La Haye. 

Le PS demande, plutôt qu’une enquête de la CPI, une « enquête internationale sous l’égide de l’ONU », qu’il estime plus efficace, et martèle la nécessité de « durcir la pression diplomatique », dixit Boris Vallaud. « Toute démarche permettant à la justice internationale d’établir les faits et les responsabilités est positive et reçoit mon soutien », indique de manière plus positive Raphaël Glucksmann, qui souligne néanmoins que « la CPI, c’est le temps long ». « Si nous voulons aider les civils bombardés et pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. »  

« Parfois, l’action politique ne parvient pas à se concrétiser mais son symbole reste fondamental, répond à distance André Chassaigne (PCF). Des parlementaires de plusieurs groupes réaffirment l’absolue nécessité du respect de la justice pénale internationale. C’est d’autant plus indispensable suites aux déclarations du Procureur de la CPI, Karim Khan, annonçant que son bureau pourrait prendre des mesures à l’encontre d’Israël. »

« Cette saisine seule ne peut changer la donne à court terme, [mais] elle s’inscrit dans une indispensable stratégie globale, défend Mathilde Panot (LFI). Et son impact n’est pas négligeable. S’il l’était, comment expliquer que le  gouvernement israélien soit vent debout contre ce type d’initiative ? »

Si des différences continuent à exister entre les gauches, dans la façon de parler du conflit et dans la radicalité des mesures à défendre par la France, les positions se sont rapprochées sur la nécessité de pressions concrètes pour inciter le gouvernement israélien à modifier son comportement. Sur un sujet qui avait contribué à faire exploser la Nupes, le constat n’est pas anodin. 

Boîte noire

Tous les parlementaires cités ont répondu par écrit aux questions de Mediapart, envoyées mercredi 13 février dans l’après-midi. 


 

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   mise en ligne le 17 février 2024

Sénégal : tout comprendre
à la crise politique qui secoue le pays

Benjamin König sur www.humanite.fr

Souvent présenté hâtivement comme le « bon élève démocratique » de l’Afrique, le Sénégal connaît à son tour une période de fortes turbulences. Dans un pays où près de mille opposants, journalistes ou voix de la société civile, sont emprisonnés, le récent report de l’élection présidentielle a aggravé une situation qui s’était détériorée depuis plusieurs années. Jeudi 15 février, le Conseil constitutionnel a invalidé cette décision, prolongeant l'incertitude.

Le 2 février, le président Macky Sall, à la tête du Sénégal depuis 2012, a annoncé le report de l’élection initialement prévue le 25 février, après avoir annulé purement et simplement le décret convoquant le scrutin. Une décision invalidée, jeudi 15 février, par le Conseil constitutionnel. Loin d’être une surprise, cette nouvelle crise politique n’est que l’aboutissement de tensions et d’une dérive autoritaire du pouvoir en cours depuis plusieurs années.

1. Les manœuvres de Macky Sall

Durant les derniers jours précédant l’annonce, des rumeurs bruissaient de cette volonté de Macky Sall de reporter l’élection par crainte d’une défaite de son camp : la coalition Benno Bokk Yakaar (Unis par l’espoir en wolof), représentée par le premier ministre actuel, Amadou Ba. Le président a profité d’un contentieux entre des députés de l’opposition – notamment du Parti démocratique sénégalais (PDS) – envers le Conseil constitutionnel pour ajourner le scrutin. Un projet de loi a été déposé dans la foulée, mais l’opposition catégorique d’une centaine de députés a entraîné leur expulsion de l’Hémicycle par les gendarmes. Une scène hallucinante. Les députés restants, ceux de la majorité et du PDS, ont ensuite validé le texte…

Un coup d’État civil qui a entraîné des réactions outrées dans la population, mais aussi dans le propre camp de Macky Sall : le ministre et secrétaire du gouvernement, Abdou Latif Coulibaly, a démissionné : « Je n’ai pas de mots pour qualifier ça », a-t-il dénoncé. Durant ces deux journées des 4 et 5 février, malheureusement historiques, plusieurs manifestations ont été interdites et durement réprimées. Pire : plusieurs élus ont été arrêtés alors qu’ils comptaient mener campagne malgré tout, dont l’ex-première ministre de Macky Sall, Aminata Touré, emprisonnée puis libérée quelques heures plus tard.

2. Une répression féroce

Le président sortant voulait en réalité se représenter pour un troisième mandat, pourtant interdit par la Constitution. Il avait dû renoncer en juillet 2023 après des mois de mobilisation de la société civile et des intellectuels sénégalais. Le 20 janvier, le Conseil constitutionnel avait validé vingt candidatures, mais en écartant deux opposants, des poids lourds de la politique du pays : Karim Wade, du PDS, en exil au Qatar depuis 2016, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (entre 2000 et 2012).

Et surtout Ousmane Sonko, le dirigeant du mouvement Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), la bête noire de Macky Sall. Ousmane Sonko est en prison depuis juillet dernier après une condamnation pour appels à l’insurrection et complot contre l’État. Le Pastef avait également été dissous par le gouvernement après les manifestations de mars 2021 et juin 2023, où 28 personnes au moins avaient été tuées par les « forces de sécurité ».

Ousmane Sonko a été également condamné pour diffamation envers le ministre du Tourisme, ce qui a permis de le déclarer inéligible. Pour le scrutin du 25 février, son bras droit Bassirou Diomaye Faye avait vu sa candidature validée : moins connu et populaire que son leader, il n’a, pendant longtemps, pas représenté un danger pour le pouvoir. D’autant que lui aussi est… emprisonné pour « outrage à magistrat et diffamation » après avoir critiqué les juges.

Des cas qui illustrent l’instrumentalisation systématique de la justice. « Quand Macky Sall est arrivé au pouvoir, le Sénégal était considéré comme le phare de la démocratie et des droits humains sur le continent africain. Depuis lors, il s’est employé à détruire les acquis démocratiques en instrumentalisant la justice, la police et la gendarmerie », martèle Seydi Gassama, le directeur d’Amnesty International Sénégal.

3. Quel horizon pour le Sénégal ?

En réalité, la démocratie sénégalaise a toujours été imparfaite – comme toutes. Mais cette fois, le Sénégal plonge dans l’inconnu : jamais un scrutin n’avait ainsi été reporté. Qui plus est aussi loin – le 15 décembre. Une longue période d’incertitude qui pourrait déboucher sur une véritable déstabilisation du pays. Onze candidats sur les vingt retenus ont annoncé leur volonté de poursuivre leur campagne et s’en tenir à la date du 25 février.

« Macky Sall s’est mis au ban de la toute la communauté internationale (…). Mobilisons-nous pour obtenir le scrutin du 25 février ! », a exhorté Aminata Touré. Si la France, l’UE et les États-Unis ont fait part de leur « préoccupation », leur hantise, comme celle de Macky Sall, était de voir un candidat du Pastef l’emporter : ses positions souverainistes, panafricanistes, parfois populistes, mais dénonçant fermement le néocolonialisme, notamment français, rebutent. Pas au Sénégal : parmi la jeunesse, comme dans les pays voisins, ces thèmes rendent Ousmane Sonko et le Pastef – même dissous – très populaires.

4. Une nouvelle page de la Françafrique ?

« Pour une fois, au Sénégal, un candidat aurait pu être élu pour œuvrer à l’autonomie de son pays sans être sous la dictée de Paris, en étant issu d’élections normales. Jusqu’à samedi, je me suis demandé si c’était possible. Quand le report a été annoncé, je me suis dit que ça s’inscrivait parfaitement dans notre histoire françafricaine », analyse Ndongo Samba Sylla, économiste et coauteur de De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral, paru en janvier (la Découverte).

Car Macky Sall est notamment un allié d’Emmanuel Macron, sur le plan diplomatique comme idéologique. D’autant plus qu’un enjeu économique se fait jour avec l’ouverture prochaine des gisements de pétrole : une rente qui aiguise les appétits, ceux des dirigeants sénégalais mais aussi des compagnies pétrolières occidentales.

Cette domination économique symbolisée par le franc CFA ou les récents accords de pêche entre le Sénégal et l’UE, qui entraîne un pillage de la ressource au détriment des pêcheurs locaux, est au cœur des griefs formulés par la jeunesse sénégalaise. Désormais, les regards sont tournés vers plusieurs dates : celle du 25 février, mais aussi du 2 avril, qui devait sonner la fin du mandat de Macky Sall. Au-delà, son maintien en fonction peut être considéré comme illégal. Et enfin, celle du 15 décembre 2024, désormais date de l’élection présidentielle.


 

   mise en ligne le 16 février 2024

Grève chez Lacoste : « On est la cinquième roue du carrosse »

Dan Israel sur www.mediapart.fr

L’approvisionnement des boutiques de toute l’Europe et les expéditions des commandes en ligne sont bloqués depuis lundi par un mouvement social dans le centre logistique de la marque au crocodile. Les salariés mobilisés pour leur salaire dénoncent aussi le « mépris » de la direction.

Buchères (Aube).– L’immense entrepôt, qui s’étend sur plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés dans la zone industrielle de l’agglomération de Troyes, ne porte aucun signe distinctif. C’est en approchant les petits groupes de salarié·es bloquant l’entrée aux camions qui se présentent qu’on repère de discrets indices. Ici et là, quelques doudounes siglées, une poignée de chasubles orange portant le fameux logo et, sur le drap qui récapitule les revendications rédigées au feutre de couleur, un crocodile esquissé laisse couler ses larmes. Les slogans qui l’accompagnent sont des cris du cœur : « Vivre dignement de notre travail », « Notre pouvoir d’achat est en chute libre depuis 3 ans ».

L’anonyme site industriel « Solodi 2 », sur la commune de Buchères, abrite en fait la plateforme logistique de Lacoste pour toute la zone Europe et Méditerranée. Toutes les boutiques du continent sont approvisionnées depuis ce gigantesque hangar, ouvert en janvier 2021, et toutes les commandes en ligne des Européens partent de là. Elles en partent du moins quand les salarié·es de l’entrepôt ne sont pas en grève.

Depuis lundi 12 février, la quasi-totalité des 220 personnes travaillant en CDI pour la filiale logistique de Lacoste ont cessé le travail. Selon les syndicats, plus de 90 % des salarié·es sont impliqué·es dans le mouvement, en grève totale ou avec des débrayages partiels, voire avec une participation au piquet de grève en dehors de leurs heures de travail.

Les grilles sont fermées aux poids lourds venus décharger les marchandises ou emporter les produits prêts à être expédiés. Quelques provisions sont abritées sous un barnum, flanqué d’un petit barbecue : depuis mardi matin, un tour de garde est organisé 24 heures sur 24 pour s’assurer que des mouvements de camions n’aient pas lieu dans la nuit ou au petit matin, comme cela a été le cas le premier jour de la grève.

Ce jeudi matin, un salarié masque mal un profond bâillement : il a tenu la garde toute la nuit. « Ça pique un peu », glisse-t-il avant de s’éclipser. Pour les nuits prochaines, et pour chaque moment de la journée, un tableau récapitule la liste des volontaires, qui tâchent d’être au moins une dizaine à tout instant.

Le mouvement appuie les demandes de l’intersyndicale (CFDT-Unsa-CGT). La principale porte sur une augmentation de 175 euros brut pour toutes et tous. De quoi revaloriser d’environ 9 % les plus petits salaires, et ne pas augmenter l’écart de salaire avec les cadres les mieux payés.

« Cette augmentation identique pour tous représenterait une hausse de salaire moyenne de 4,5 % pour 2024, alors que la direction a imposé une hausse de 3 %, précise Jean-François Brevière, le délégué syndical Unsa. Et l’an dernier, l’augmentation des salaires a seulement été de 2,5 %. Avec la forte inflation que nous vivons, nous avons calculé qu’en deux ans, nous avons perdu presque 5 % de pouvoir d’achat. »

D’autres revendications portent sur une revalorisation des astreintes ou une petite augmentation des indemnités kilométriques. « Nos revendications ne sont pas folles et certaines auraient même un coût zéro pour l’entreprise », souligne le syndicaliste. Par exemple la mise en place du volontariat pour les heures supplémentaires pour les plus de 55 ans, ou l’instauration d’un congé menstruel d’un ou deux jours, sur présentation d’un certificat médical.

Cela n’empêche pas la direction de rejeter en bloc toutes les propositions. Deux courtes réunions, lundi et mercredi, ont permis de constater que la situation était bloquée. « Il y a une rupture complète du dialogue », constate Jean-François Brevière. La direction demande que le blocage de l’entrepôt – une pratique qui n’est pas autorisée dans le cadre du droit de grève – cesse avant tout début de discussion. Mais les salarié·es tiennent à conserver leur moyen de pression.

« Pourtant, nous sommes prêts à discuter. Nous avons même proposé, en gage de bonne volonté, de laisser passer deux camions au début d’une réunion, puis d’en laisser entrer d’autres si elle se déroulait bien », raconte Pierre Kolikoff, le délégué syndical CFDT. Refus. Pour l’heure, même une proposition de médiation par l’inspection du travail n’a pas trouvé d’écho chez les dirigeants de Lacoste.

L’entreprise se porte très bien 

Le mouvement est symbolique à bien des égards. Troyes est le berceau de Lacoste, qui a fêté ses 90 ans en 2023. C’est dans cette ville en 1933 que le bonnetier André Gillier, déjà inventeur du slip kangourou, a fabriqué le premier polo à la demande du champion de tennis René Lacoste. C’est ici qu’est encore installée une petite partie de la production de la marque, et que certains services opérationnels sont encore implantés.

La marque, rachetée en 2012 par le groupe suisse Maus Frères (qui possède aussi The Kooples ou Aigle), se porte à merveille depuis qu’elle a engagé une stratégie de « premiumisation » – le polo iconique est désormais vendu 110 euros pièce. En 2022, ses résultats ont progressé de 26 %, et son chiffre d’affaires a doublé en dix ans, atteignant le niveau record de 2,5 milliards d’euros. Pour 2026, les 4 milliards de chiffre d’affaires sont officiellement la cible. Et les syndicalistes évoquent le chiffre de 150 millions d’euros de dividendes dernièrement versés à l’actionnaire suisse.

Aujourd’hui, l’entreprise insiste plutôt sur les incertitudes de la conjoncture. « Dans un secteur textile en souffrance et où les difficultés des entreprises se multiplient, Lacoste accompagne ses collaborateurs dans la durée avec pour objectif principal la sécurité de l’emploi et la pérennité de la marque, en particulier concernant les zones de production et de logistique sur le territoire français », indique-t-elle à Mediapart.

Lacoste assure que sa politique de rémunération permet « de protéger le pouvoir d’achat [des salarié·es] et d’améliorer leurs conditions de travail ». Pas de quoi calmer la mobilisation, tant s’en faut, alors même que l’entreprise et ses filiales ne sont pas connues pour être particulièrement remuantes. L’an dernier, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites n’a pas rencontré de succès dans l’entrepôt Lacoste, comme dans tout le secteur de la logistique.

« La dernière grève avec blocage, c’était dans les années 1990, se remémore Pierre Kolikoff. Ces dernières années, j’ai souvent appelé à organiser des petits débrayages au moment des Nao, et c’était assez peu suivi, on avait du mal à embarquer les gens. Là, c’est parti tout seul ! Il y a une accumulation de fatigue, de contrariétés, qui font que les gens sont très motivés. »

Des salaires rattrapés par le Smic

À 10 h 15 ce jeudi, un poids lourd se présente. Aussitôt, une ligne de grévistes se met en travers de son chemin devant l’entrée des camions, sifflets à la bouche pour certains. Un petit groupe vient expliquer la situation au chauffeur, qui renonce et va se garer avec son chargement dans une petite rue quelques mètres plus loin.

Dans les bouches de tout le personnel mobilisé, ce sont d’abord les salaires qui surgissent. Elles et ils sont caristes, préparateurs de commande, techniciens de maintenance. Une bonne partie est payée aux alentours de 1 850 euros brut, sur 13 mois. « Cela fait plus de cinq ans que nous travaillons ici avec mon conjoint, et lui a pris du galon entretemps, explique Julie*. Avant, on ne faisait pas les comptes et on s’en sortait sans problème. Aujourd’hui, je dois faire les comptes tous les jours. C’est devenu difficile, malgré les heures sup’, qui sont payées 25 % de plus : en période de pointe, je peux travailler jusqu’à 44 heures par semaine au lieu de 35. »

« Le Smic nous rattrape, on est sur du piétinage salarial », complète Marion, qui souligne que le salaire des préparateurs et préparatrices de commande est fixé à 11,70 euros de l’heure, alors que le salaire minimum est passé à 11,65 euros de l’heure en janvier. C’est ce que sont payé·es les intérimaires qui défilent – ils sont entre 150, en période normale, et 400, en « période haute » : fêtes de fin d’année, périodes de soldes, fêtes des pères et des mères… Le sentiment de déclassement est réel.

À leurs côtés, David*, technicien, souligne que l’écart de salaire entre un de ses collègues en début de carrière et un autre qui affiche plus de 30 ans d’ancienneté, « est seulement de 200 euros ». Il cite aussi la suppression des « primes de glissement de poste », qui accompagnaient auparavant la prise de responsabilité.

Dans ce cadre morose qu’ils sont nombreux à décrire, les conditions de travail sont aussi unanimement pointées du doigt. Le site de Buchères a été rénové et très largement agrandi pendant de longs mois, avant d’être relancé sous sa forme actuelle à partir de janvier 2021. La promesse était d’automatiser une grande partie des tâches logistiques et de pouvoir absorber un flux de marchandises en hausse perpétuelle, du fait de l’augmentation des ventes, mais aussi du rapatriement en interne des ventes online ou des commandes de chaussures, jusque-là gérées depuis la Grande-Bretagne.

Les promesses n’ont pas été tenues. Les premiers mois ont été très difficiles, la ligne automatique connaît de nombreuses pannes, les tâches répétitives se font encore largement à la main, l’afflux de marchandises peut gêner les lignes de préparation de commandes…

« Et la ligne a été mal conçue dès le départ, se plaint Marc*. On reçoit des cartons très épais et bien fermés, qu’il faut ouvrir à la main, au cutter. C’est déjà pénible pour le corps. Ensuite, il faut balancer les cartons sur le convoyeur à déchets, qui est situé en hauteur. Je peux l’atteindre en me mettant sur la pointe des pieds, mais les femmes moins grandes que moi doivent sauter. »

Les grévistes et les syndicalistes assurent que les accidents du travail sont fréquents. « On en compte déjà plusieurs depuis le début de l’année : un pied cassé, des tendinites à répétition… Les gens sont fatigués, il y a de l’inattention ou bien ce sont les corps qui lâchent », glisse Marion. En juin 2021, un homme a fait une chute mortelle dans l’entrepôt. Si l’enquête a montré qu’il n’avait pas respecté toutes les procédures de sécurité, nombreux pensent que la cadence imposée sur place explique en partie sa faute.

Plus récemment, un autre drame a été évité de peu : deux nacelles évoluant entre les rayons pour aller chercher les colis les plus hauts se sont percutées frontalement. L’une d’elles a basculé, faisant chuter le travailleur de 8 mètres de haut. « Quelques bleus seulement », croient savoir ses collègues, qui saluent un miracle. Mais l’homme était intérimaire, et il a disparu de l’entrepôt à la fin de son contrat.

Différences de traitement 

Un vrai sentiment d’être méprisé·es pointe aussi, régulièrement. Les salarié·es soulignent que les remerciements officiels pour leur implication sont rares, et toujours effectués par écrit, par mail ou sous la forme d’une petite note affichée à un tableau. « En janvier, on a battu un record de pièces à la journée, 104 000 pièces préparées en un jour, et on n’a même pas eu droit à des félicitations de vive voix », s’indigne une gréviste, se sentant « la cinquième roue du carrosse dans cette entreprise ».

La comparaison revient constamment avec « les Gayettes », le site historique de Lacoste dans le centre de Troyes, qui emploie encore des centaines de personnes, en partie pour la production de certaines des pièces les plus connues de la marque. « Ils sont mieux payés de 14 % pour le même métier », peste Marc.

Autre exemple, symbolique : jusqu’au début de cette année, le montant des tickets restaurant ou des primes « paniers repas » des employé·es du centre de Troyes était supérieur à ceux de la filiale logistique Solodi. « OK, ils sont mieux payés que nous parce qu’on nous dit qu’ils ont un savoir-faire particulier. Mais on n’aurait pas le même estomac ? », ironise Thomas*.

Dans ce contexte, et sans réponse adéquate de la direction, les grévistes assurent qu’elles et ils veulent inscrire leur mouvement dans la durée. Les sacrifices financiers sont déjà trop importants. Et quelque chose est en train de naître dans cette zone industrielle.

« Pour moi, qui n’avais jamais fait grève jusqu’à aujourd’hui, c’est devenu une mission. Je compte bien tenir, pour montrer qu’on n’est pas des petites mains, des numéros qu’on peut ignorer, professe Marion. On est solidaires, il y a des gens de tous les secteurs, des personnes qu’on ne croise pas tous les jours, on apprend à se connaître, tous les ouvriers s’y sont mis, c’est beau. »

« On montre aussi que si on a été capables de faire ça, on pourra le refaire », lance Marc, levé à 3 heures ce jeudi matin pour prendre son tour de garde avant d’embaucher, à 5 h 40. « On nous rappelle constamment les valeurs de Lacoste, par exemple “Play as one team”, jouer en équipe, décrit Jean-François Brevière, de l’Unsa. Mais aujourd’hui, face à nos demandes, elle est où, l’équipe ? »

Boîte noire

* Aucun des salarié·es non protégé·es par un mandat syndical n’a souhaité faire connaître son nom ou son prénom. Dans cet article, elles et ils s’expriment sous des prénoms d’emprunt.


 


 

« Porter l’uniforme SNCF n’est plus une fierté » : avant la grève, les contrôleurs désabusés

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Alors qu’un train sur deux circulera ce week-end sur les grandes lignes à la suite d’un mouvement de grève chez les chefs de bord, l’Humanité a recueilli les témoignages de deux contrôleurs. Des conditions de vie et des salaires loin des privilèges dépeints dans les médias.


Samedi, Stéphane, un agent du service commercial trains (ASCT) de 58 ans, était sur le pont. Ce contrôleur s’est levé dès 3 heures du matin pour atteindre la gare de Lyon, à Paris, depuis son domicile picard. L’embauche est faite à 5 h 30. Dix minutes plus tard, Stéphane effectue les vérifications sur son TGV, avant de débuter l’accueil embarquement des voyageurs à destination de Bourg-Saint-Maurice.

Arrivé à la station de ski vers 12 heures, le chef de bord repart une heure plus tard pour Chambéry. Pour Stéphane, la journée se termine à l’heure du goûter, dans la cité savoyarde. Le lendemain, après une nuit à l’hôtel, l’ASCT se rend en TER sur Grenoble, comme un voyageur lambda, pour effectuer son service à bord d’un TGV en direction de Paris.

« L’entreprise n’est plus la même »

Depuis ce lundi, après que la direction de la SNCF n’a pu s’engager à tenir les promesses formulées lors de la crise de Noël 2022, poussant ces agents à la grève, les contrôleurs sont sous le feu des critiques. Pourtant, les témoignages recueillis par l’Humanité font état du malaise dans la profession.

Agent sur l’axe Sud-Est, Stéphane dit « ne plus avoir la fierté familiale de porter l’uniforme SNCF ». Son père, électricien-dépanneur, avait participé à la validation des rames TGV avant leur mise en activité. « L’entreprise n’est plus la même. Nous ne sommes plus un service public. On nous explique que le client doit être au centre de nos préoccupations, déplore-t-il. Or, la SNCF fait tout pour les laisser à quai. Aujourd’hui, l’entreprise est segmentée par activités, TGV, Intercités, TER… Le voyageur est livré à lui-même. »

De quoi impacter le travail des plus de 8 000 ASCT. Au-delà des procédures de fermeture des portes et de départ des trains, « s’il se passe quoi que ce soit sur l’encadrement de la circulation, d’un choc du train au malaise du conducteur, j’ai une responsabilité en matière de sécurité », mesure Stéphane. La seconde mission : la vie à bord, c’est-à-dire la sûreté des passagers. « Nous pouvons intervenir face à des forcenés ou des personnes ivres », insiste-t-il.

Un traitement brut de 2 473 euros après trente-cinq ans de carrière

Un constat que partage Yohan. « Nous sommes assistante sociale, garde du corps… gérer l’humain est de plus en plus compliqué dans une société plus violente. La direction nous pousse à faire toujours plus de chiffre, forcément, cela amène à des clashs. Le pouvoir d’achat des Français n’est pas au mieux. Quand vous demandez 100 euros, des fois, ça fait très mal au porte-monnaie. » D’ailleurs, la présence de deux contrôleurs dans l’ensemble des TGV fait partie des revendications de ce mouvement de grève.

Le chef de bord de 45 ans poursuit : « En 2019, j’ai dû intervenir auprès d’un homme qui voulait frapper une dame. J’ai reçu deux coups de poing. » Pour l’agent, « la déshumanisation des gares rajoute des missions aux contrôleurs. En réalité, nous sommes à la fois vendeur de billets, aide à la clientèle, aide aux personnes à mobilité réduite… ».

Et les salaires ? Après trente-cinq ans de métier, Stéphane dit toucher un traitement brut de 2 473 euros. Auquel s’ajoute la prime de travail, de 593 euros. La CGT réclame son augmentation à hauteur de 780 euros brut. « Hors prime, je gagne 2 095 euros brut, note Yohan. J’entends Gabriel Attal dire que le travail est un devoir. Mais le premier ministre a-t-il seulement travaillé une journée comme un ouvrier ? »


 

   mise en ligne le 15 février 2024

14 février 1974 : en Martinique,
le massacre oublié de la Saint-Valentin

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes ouvrent le feu sur les ouvriers agricoles en grève depuis la mi-janvier. La fusillade fera deux morts et de nombreux blessés.

Par Gilbert Pago, historien spécialiste de l’histoire de la Caraïbe et de l’histoire des femmes et du féminisme.

Le 14 février 1974, à Basse-Pointe, les gendarmes, qui ont reçu l’ordre d’écraser par tous les moyens la révolte des ouvriers agricoles de la banane, ouvrent le feu. Rénor Ilmany, 55 ans, s’écroule, mortellement touché, le corps de Georges Marie-Louise, 19 ans, sera découvert deux jours après. La fusillade fait aussi de nombreux blessés. Ce dénouement s’établit dans la mémoire collective comme une vive et nouvelle douleur de nos luttes sociales.

Cette remémoration s’insère dans la litanie du martyrologue des massacres de février 1900 au François, de la fusillade de Bassignac en février 1923, du carnage du Carbet en mars 1948, des tirs de mousqueton de mars 1953 à la Chassaing (Ducos), des tueries de décembre 1959 à Fort-de-France, de la boucherie de mars 1961 au Lamentin.

Rien qu’en l’espace de sept décennies, soit le temps de la vie d’un être humain, mesurons le coût terrifiant imposé aux résistances populaires martiniquaises ! Cette grève dure du 17 janvier 1974 jusqu’au protocole d’accord du 19 février. Ses temps forts sur tout un mois sont : Vivé du Lorrain, l’extension rapide de Grand-Rivière (au Nord) jusqu’à Rivière-Pilote (au sud), puis enfin les drames de Chalvet.

Les raisons de la colère

Ce soulèvement social agricole ne se disjoint pas des autres luttes revendicatives généralisées depuis 1971 dans le pays. Cet arrière-plan imprime une large partie de la force de ce mouvement des campagnes. En premier lieu, des secteurs nouveaux depuis trois ans, comme les salariés des banques ou de la Sécurité sociale, vécus jusque-là comme desdits privilégiés, rallient les luttes des milieux ouvriers. 

En second lieu, en fin d’année 1973, les personnels du quotidien France-Antilles réagissent fermement au monopole du groupe Hersant, celui-ci employant toutes les armes patronales (lock-out, licenciements, embauche de jaunes, interventions agressives d’hommes de main, etc.). En troisième lieu, le mouvement ouvrier traditionnel – avec les dockers, les ouvriers du bâtiment, les électriciens de SPDEM (future EDF), les employés du commerce (en grande majorité des femmes), les ouvriers de la métallurgie et ceux des dernières usines sucrières – ne cesse de se mobiliser.

Il appelle en intersyndicale en plusieurs fois à la grève générale. Ensuite et en dernier lieu, à ses côtés, un puissant mouvement lycéen tient la rue, en cohabitation avec les syndicats enseignants et ceux d’autres organismes du secteur public.

Par ces temps de dur chômage dont le premier choc pétrolier a eu immédiatement des effets dévastateurs, on relève une inflation statufiée dans les deux chiffres, un Smig et des allocations familiales beaucoup plus faibles qu’en France, un Smag réducteur des revenus des salariés agricoles, une émigration organisée.

Tout cela s’ajoute comme des facteurs aggravant la situation. Enfin, le contexte politique, avec l’ordonnance du 15 octobre 1960 et les enquêtes administratives et policières sur les diplômés revenant de France quand ils demandent des emplois (tant public que dans les groupes privés), est un élément de mécontentement.

La canne à sucre en crise

Le monde des campagnes n’est absolument pas séparé de toute cette atmosphère. En outre, il vient de subir en moins de vingt ans une brutale mutation. Désormais, les ouvriers de la canne ne forment plus la cohorte des salariés agricoles. Leurs effectifs ont considérablement baissé à la suite de la terrible crise mondiale du sucre et des fermetures de 13 des 17 usines centrales sucrières et de dizaines de distilleries rhumières. La nouveauté de cette lutte agricole vient de ce que les ouvriers et ouvrières sont d’abord ceux de la banane.

La fermentation sociale dans le pays facilite une préparation de la riposte depuis des mois. Sur ce nouveau secteur agricole, l’apparition de concurrents à la CGTM se fait jour. C’est encore une nouveauté ! D’autant plus qu’il s’agit de militants d’obédience maoïste et trotskiste, cependant en totale discorde.  

Outre les questions touchant aux salaires et rémunérations (passer de 20 francs à 32 francs, redéfinir les tâches, payer sans retard les congés payés), il est posé la question du refus des licenciements, des conditions de travail, des droits syndicaux. Vient surtout en bonne place la mise en cause des pesticides (Mocap, Nemacur, Kepone, tous ancêtres de la chlordécone).

Les fortes mobilisations à Fort-de-France et la grève générale du 12 février lancée par l’intersyndicale donnent un fort écho à la lutte agricole. Une multitude de travailleurs des champs y participent avec à leur tête leurs leaders, dont madame Cabrimol dite Man Toye. La campagne se connecte au puissant défilé de la capitale. On n’avait pas vu depuis longtemps de tels rassemblements et on constate comme une véritable convergence de luttes.

Deux jours après le 14 février, poursuivant leur traque harcelante contre les protestataires, les gardes mobiles s’en prennent, avec en outre l’utilisation d’un hélicoptère, à une colonne de grévistes traversant un champ d’ananas (plante de 50 centimètres de taille). C’était notre Saint-Valentin !

 

   mise en ligne le 14 février 2024

Mayotte : « avec ses annonces,
Gérald Darmanin mène la politique de Marine Le Pen »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

En visite à Mayotte les 11 et 12 février, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé une batterie de mesures d’exception au nom de la lutte contre l’immigration. Principale promesse : la fin du droit du sol, un principe constitutionnel qui s’applique pourtant partout sur le territoire français. Autre annonce de taille : la relance d’une nouvelle opération Wuambushu, visant la destruction d’habitats informels au nom de la sécurité et de la lutte contre l’immigration irrégulière. Décryptage avec Mouayad Madjidi, secrétaire général de Solidaires à Mayotte. 

 

Rapports de Force : Que pensez-vous, à Solidaires, des annonces faites par le ministre de l’Intérieur sur la fin du droit du sol à Mayotte ?

Mouayad Madjidi : Nous sommes contre le fait que Mayotte soit injustement traitée comme cela, sur le mode d’une exceptionnalité du territoire. Depuis 30 ans, nous demandons l’égalité sociale par rapport aux autres départements. En 2011, nous avons obtenu notre statut de département : à partir de là, on ne comprend pas pourquoi nous restons dans le registre du droit local, au lieu d’appliquer le droit commun.

Il y avait déjà eu un durcissement du droit du sol en 2018 : pour obtenir la nationalité française à la majorité, il faut prouver que l’un des parents vivait en situation régulière à Mayotte depuis au moins trois mois au moment de la naissance. Ce type de dérogations n’a, par ailleurs, jamais été vraiment contrôlé, puisque nous n’avons pas les services et les infrastructures suffisantes. Toujours est-il que nous voulons les mêmes droits et mêmes lois que les autres territoires. En 1851, le droit du sol avait été renforcé dans la loi française : il faut que cela reste le cas à Mayotte aussi.

Dans quel contexte politique s’inscrivent ces annonces, selon vous ? 

Mouayad Madjidi : Aujourd’hui, avec ses annonces, Gérald Darmanin mène la politique de Marine Le Pen. Car c’est bien la ligne de Marine Le Pen [le RN s’est félicité de cette mesure sur le droit du sol déjà proposée en 2018 par Marine Le Pen, ndlr]. Nous, nous sommes contre cette propagande, qui fait de Mayotte un territoire d’exception. Ces annonces arrivent aussi parce que bientôt, en juin, ce sont les élections européennes. Il y avait eu un vote massif pour Marine Le Pen, à Mayotte, aux présidentielles de 2022. Le gouvernement dans lequel était déjà Gérald Darmanin avait pris une gifle. Comme dans tous les DOM-TOM. C’était un message fort pour dire à Emmanuel Macron que toutes ses promesses autour de l’égalité, de la sécurité, du droit commun, n’avaient pas été respectées. On les attend toujours.

N’y a-t-il pas aussi un contexte de xénophobie au sein de la population, avec des amalgames faits entre insécurité et immigration, sur lequel s’appuie ces annonces ? 

Mouayad Madjidi : Le problème, c’est que l’on s’emmêle les pinceaux. Lorsque vous écoutez la population, tout le monde dit que nous voulons l’égalité sociale. Nous voulons des minimas sociaux. Nous voulons être traités de manière égale par rapport aux autres territoires. Reste que lorsqu’ils parlent d’immigration, les Mahorais doivent se remettre en question. Car ce sont aussi les Mahorais qui en profitent : c’est nous qui louons des maisons aux arrivants ; nous qui les faisons travailler.

Il est aussi reproché à l’État de ne pas arriver à contrôler l’entrée des migrants par la voie maritime [en réponse, Gérald Darmanin vient d’annoncer la mise en place d’un « rideau de fer maritime » via le déploiement de moyens humains et technologiques de contrôle, ndlr]. Mais il faut rappeler que cette partie de l’Océan Indien entre les Comores et Mayotte, c’est une tombe. Des gens s’y jettent pour tenter leur chance et s’y noient. Il y a plus de décès dans cette mer que d’arrivées à Mayotte.

La présence de l’État sur ces sujets, ce n’est donc pas juste de venir comme ça faire des annonces, non. C’est de faire appliquer ici le droit commun qui s’applique partout ailleurs. Les Mahorais devraient plutôt sanctionner l’État pour le manque de droits et d’infrastructures sur l’île.

Quel est l’état des infrastructures d’accompagnement social, d’accueil ou encore d’hébergement, que ce soit pour les Mahorais ou pour les personnes immigrées ?

Mouayad Madjidi : Il n’y a rien, ici ! Rien. Il faut des infrastructures publiques pour accueillir, mais aujourd’hui, on ne les a pas : donc on produit de la discrimination. Les associations font seules le travail en gérant des foyers de jeunes, des maisons de jeunes… À Mayotte, on a tout donné aux associations. Ou à des familles d’accueil, pour ce qui est de la prise en charge des jeunes – en sachant qu’il y a de la maltraitance dans ces familles d’accueil. Or, il faudrait commencer par renforcer le service public, avant de déléguer à des services privés !

Mais l’État ne veut pas investir : cela impliquerait de former du personnel pour ces établissements, des assistantes sociales… L’État préfère subventionner des associations. L’argent arrive dans les poches des dirigeants de grandes associations ou des élus, et derrière, ces élus vont nous dire : « écoutez il y a de l’insécurité… ».

Vous êtes soignant à l’hôpital. En 2023, les soignants se sont fortement mobilisés, notamment pour dénoncer l’insécurité qui les touchent. Où en est-on aujourd’hui ? 

Mouayad Madjidi : Oui, en tant que soignant, nous sommes aussi touchés par des violences. Depuis trois ans, nous n’arrêtons pas de faire remonter des signalements sur les agressions que subissent les agents et les patients de l’hôpital, que ce soit sur les routes, ou juste à côté de nos établissements de santé. Nous avons obtenu des garanties de la part de notre direction, avec la mise en place de protocoles de prise en charge des soignants qui se sont faits agresser.

Récemment, aussi, nous avons pu discuter avec des jeunes auteurs d’agressions, et trouver des solutions. Nous leur avons expliqué que les forces de l’ordre ne travaillaient pas avec nous. Que si les forces de l’ordre détruisent leurs cases, détruisent leurs vies, ce n’est pas notre faute. Qu’il ne faut pas associer les agents de l’hôpital aux forces de l’ordre…

Avec l’annonce d’une opération Wuambushu 2, ne craignez-vous pas que ces efforts de dialogue avec les jeunes ne soient mis à mal ? 

Mouayad Madjidi : Cette annonce, c’est une honte. Avant de détruire, il faut construire. Si Wuambushu 1 a échoué, c’est parce que le gouvernement est sourd, il ne prend pas en compte les avis de la population de Mayotte. On peut déjà dire que la seconde opération sera elle aussi un échec… Lorsqu’un quartier insalubre est détruit, tant que les gens ne sont pas été identifiés, accompagnés socialement et relogés dans des maisons salubres, ils vont reconstruire un habitat avec les mêmes problématiques ailleurs. Cela ne fait que déplacer un problème existant dans un quartier pour le ramener dans d’autres quartiers.

Et puis, ce sont des familles qui habitent dans ces quartiers insalubres ! On détruit leur toit, des enfants grandissent dans la nature, sur les routes… Forcément dans cinq ou six ans, lorsqu’ils seront grands, ces jeunes en garderont des séquelles. Et ce sont ces séquelles-là, justement, qui amènent la violence. C’est comme une vengeance. Ces jeunes-là, ensuite, font leur loi, en attaquant les biens des agents publics, des services publics : parce que pour eux, tout le monde est fautif.

Aujourd’hui, ce qu’il faudrait, ce sont des sociologues, des professionnels prêts à étudier profondément la population et la vie au quotidien des Mahorais, afin que l’on puisse remédier à ces problématiques.


 


 

Mayotte : un raz-de-marée de naturalisations ?

par Martial Villefort sur https://regards.fr/

Le député de l’île alerte, depuis 2005, sur les « 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années ». Loin des chiffres réels. Mais tout le monde s’en moque bien, des faits, même Gérald Darmanin.

La « submersion migratoire » à Mayotte inquiète. Elle inquiète au point que le ministre de l’Intérieur a trouvé une solution : empêcher les enfants nés à Mayotte de parents étrangers de devenir Français à leur majorité (ou à 13 ans s’ils ont vécu en France 5 années depuis l’âge de 8 ans), ces conditions étant déjà durcies à Mayotte, puisque « à la date de sa naissance, l’un de ses parents au moins réside en France de manière régulière, sous couvert d’un titre de séjour, et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois ».

Comme à Mayotte un habitant sur deux est étranger, on pourrait se dire que les nouveaux « Français de papier » à leur majorité vont submerger Mayotte, et c’est le raisonnement d’un député LR de Mayotte qui, dans un amendement déposé en 2018 avec d’autres écrivait que « sur la base des naissances enregistrées depuis (2015), ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

L’ennui est que, en 2005, le même député déposait une proposition de loi où il prédisait déjà, mot pour mot, que, « sur la base des naissances enregistrées depuis [2002], ce sont environ 50 000 naturalisations, par l’effet mécanique du droit du sol, qui interviendront dans les 15 prochaines années, soit un tiers de la population mahoraise actuelle ».

Qu’en est-il ? En 2022, il y a eu pour toute la France 32 000 acquisitions de nationalité par ce dispositif, un nombre assez stable depuis 25 ans si on excepte un maximum de 42 000 en 1999. À Mayotte, il y en a eu 799 en 2022, 1587 en 2013, 1314 en 2014, 648 en 2015, 1514 en 2016, 1708 en 2017, 2829 en 2018, 1467 en 2019, 446 en 2020, 649 en 2021. D’après notre député, on aurait donc dû en avoir 50 000 en 15 ans, soit 33 000 en 10 ans, et pas 13 000 comme observé. Cela relativise les choses et semble montrer que si les femmes étrangères viennent accoucher à Mayotte, ce n’est pas dans leur majorité parce qu’elles espèrent que leurs enfants deviendront Français un jour, mais que peut-être c’est lié à la meilleure situation sanitaire, par exemple.

La situation de Mayotte n’est pas simple. Comme on peine à voir comment empêcher quelques centaines de jeunes d’y acquérir la nationalité tous les ans va l’arranger, on en vient à se dire que cette proposition du ministre de l’Intérieur est pour le moins étrange. Sauf si son but est ailleurs. Il était parfaitement prévisible que l’extrême droite et la droite de moins en moins républicaine allaient se jeter dessus pour demander son extension à la France entière : modifier la Constitution le permettrait et on en vient à penser que la différence entre le régime en place et l’extrême droite se réduit comme peau de chagrin, car va-t-on réunir le Congrès pour seulement empêcher quelques centaines de naturalisations par an ? On en doute, par contre, si c’est pour la France entière… Une seule question, combien de millions de Français ne le seraient pas aujourd’hui, y compris parmi les dirigeants de droite et d’extrême droite, si on avait appliqué cette restriction depuis des décennies ?


 


 

Mayotte : « La suppression du droit du sol est une division pure et simple du territoire de la République »

Kareen Janselme sur ww.humanite.fr

En arrivant à Mayotte, ce dimanche, Gérald Darmanin a annoncé vouloir supprimer le droit du sol sur l’île grâce à une révision constitutionnelle. Une décision justifiée par un fantasme que démontre le chercheur en droit de la nationalité Jules Lepoutre.


 

Comment réagissez-vous à l’annonce de Gérald Darmanin de vouloir supprimer le droit du sol à Mayotte ?

Jules Lepoutre : Cette déclaration va beaucoup plus loin que la précédente, qui visait à étendre la période de résidence régulière des parents au moment de la naissance de l’enfant. Nous sommes passés d’un changement de modalités à une suppression pure et simple du droit du sol.

C’est complètement différent en termes de politique. La réforme de 2018 avait déjà créé un droit dérogatoire à Mayotte. Il fallait un séjour régulier d’un parent au moment de la naissance pour que la nationalité puisse être acquise, plus tard, par l’enfant. Le Conseil constitutionnel n’avait rien vu alors de contraire à la Constitution. Là, nous quittons la dérogation. Nous sommes dans une division pure et simple du territoire de la République.

Pour supprimer ce droit, Gérald Darmanin annonce une révision constitutionnelle. Qu’est-ce que cela change dans le droit français ?

Jules Lepoutre : Cela peut surprendre de prime abord qu’on veuille réviser la Constitution pour supprimer le droit du sol, alors que celui-ci est prévu par le Code civil. À mon avis, le gouvernement craint que, s’il supprime le droit du sol à Mayotte par une loi, le Conseil constitutionnel ne censure cette révision législative en considérant que le droit du sol a une valeur constitutionnelle.

L’idée est que le droit du sol est consubstantiel à la tradition républicaine de la France et que, pour le supprimer, il faudrait une loi constitutionnelle et non simplement une loi ordinaire. Et quand on change la Constitution, le Conseil constitutionnel ne contrôle rien.

Serait-il simple d’obtenir une majorité favorable pour changer la Constitution ?

Jules Lepoutre : Les deux chambres doivent d’abord tomber d’accord sur le même texte. Ensuite, celui-ci doit être adopté soit par référendum, soit par une majorité renforcée des trois cinquièmes de l’ensemble des deux chambres réunies en congrès. La majorité sénatoriale serait sans doute favorable à l’adoption d’un tel texte.

C’est d’ailleurs cette majorité qui était à l’origine de la première réforme du droit du sol en 2018. En revanche, pour l’Assemblée nationale, tout dépend si on prend en compte ou non les voix du Rassemblement national. Car il pourrait y avoir des difficultés dans l’aile gauche de la majorité. Après on peut aussi faire un référendum, et là, tout est possible.

Peut-on envisager une telle décision face à nos principes républicains ?

Jules Lepoutre : Figurez-vous qu’avant 1993, Mayotte était toujours régie par le droit colonial en termes de droits de la nationalité. Mayotte a intégré la France au XIXe siècle. À cette époque, le droit de la nationalité de la métropole ne s’appliquait pas aux colonies. C’est uniquement à partir de 1993 que la grande loi de droite Pasqua-Méhaignerie va intégrer Mayotte dans le droit commun de la nationalité. Si on supprimait aujourd’hui ce droit du sol, on reviendrait à la situation coloniale.

Que révèle cette déclaration du contexte actuel, après un premier durcissement de la loi immigration en décembre 2023 ?

Jules Lepoutre : Au-delà de travailler nos imaginaires sur l’aspect colonial, la justification du gouvernement se situe sur le terrain du fantasme, en évoquant l’attraction que créerait le droit du sol sur le parcours migratoire. Selon Gérald Darmanin, les populations comoriennes gagneraient Mayotte dans la perspective de donner naissance à un enfant sur le territoire français.

Cet enfant, en devenant français, créerait un ancrage pour ses parents, qui pourraient alors être régularisés et pleinement intégrés à la communauté française. Cela tient du fantasme pour au moins deux raisons. Une raison juridique : en France, il n’existe pas de droit du sol absolu, comme aux États-Unis.

Le seul fait de naître sur le territoire français ne donne droit à rien. Il faut attendre les 13 ans de l’enfant et que celui-ci ait déjà séjourné cinq ans sur le sol français. Ce n’est qu’à partir de là que les parents peuvent réclamer la nationalité française pour leur enfant. L’enfant né sur le sol français peut au plus tôt devenir français treize ans après sa naissance.

Cela paraît absurde que des personnes se lancent dans une migration, attirées par le droit du sol, alors même que ça ne leur ouvrirait des droits que treize ans plus tard. Autre raison qui montre que c’est un fantasme : aucune étude économique, sociologique, démographique ne démontre cette attractivité des règles françaises de nationalité.


 


 

Mayotte : le coup de com’ de Darmanin ne répond pas aux urgences

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Le ministre de l’intérieur a annoncé une batterie de mesures sur l’île, dont la fin du droit du sol. Loin de répondre aux problématiques que connaît le 101e département français, il attise surtout la haine de l’autre et contribue à en faire une zone d’exception. 

La visite de Gérald Darmanin était attendue par les uns, volontairement ignorée par les autres. Plusieurs jours avant l’arrivée du ministre de l’intérieur, dimanche 11 janvier, sur l’île de Mayotte, des habitant·es se laissaient aller aux sarcasmes : « Que des paroles, il va repartir et vous allez oublier tous les problèmes. Vous êtes vraiment habitués aux belles paroles ? », interrogeait l’un d’eux sur un groupe Facebook d’actualité locale très suivi. « Donc en douze heures, vous allez me dire que le ministre aura répondu à toutes nos attentes ? Impressionnant ! », commente un autre en publiant l’agenda, effectivement serré, du ministre sur place.

Comment ne pas voir dans cette visite un coup de com’ bien ficelé ? Depuis près d’un an, Mayotte fait l’objet d’une attention pour le moins sélective. L’opération de lutte contre l’immigration, nommée « Wuambushu » et préparée en catimini par le ministère de l’intérieur avant d’être lancée au printemps 2023, a suscité l’intérêt de nombreux journalistes venus de métropole.

L’opération a très vite montré ses limites et provoqué le chaos, entre décision de justice interdisant la démolition d’un premier bidonville, violences policières et blocage des centres de soins par des collectifs favorables à l’opération Wuambushu et assumant de s’en prendre aux plus vulnérables.

La médiatisation a duré plusieurs semaines. Puis plus rien. La presse et les yeux du monde s’en sont détournés, laissant de nouveau l’île seule face à la pauvreté, au manque d’infrastructures, de professeur·es, de logements ou d’eau… En somme, de tout.

Jusqu’à l’occupation du stade de Cavani, à Mamoudzou, par des demandeuses et demandeurs d’asile africains, que certain·es habitant·es ont choisi de diaboliser et de cibler, tels des boucs émissaires responsables de tous leurs maux. Les occupant·es du stade n’aspiraient pourtant qu’à un simple hébergement, un droit parmi les plus élémentaires.

Cela a suffi à embraser l’île, où des collectifs se sont organisés pour monter eux-mêmes des barrages routiers et exiger l’évacuation du camp. Gérald Darmanin leur a donné raison et promis que ce serait chose faite. Ses annonces sur la fin du droit du sol, les restrictions sur le regroupement familial, la suppression des visas territorialisés et la mise en place d’un « rideau de fer » maritime, le 11 février, sont venues s’inscrire dans ce contexte de haine, exacerbé par une extrême pauvreté et une forme de sous-développement assumé, que jamais les dirigeant·es politiques ne jugent bon de pointer en évoquant la situation de Mayotte.

Des mesures outrancières

Un rapport caché mais explosif sur la situation de Mayotte, dévoilé par Mediapart en 2023, aurait pu servir de source d’inspiration pour répondre aux innombrables problématiques locales. Il suffit de s’y rendre pour voir combien l’île est en souffrance. Mais il est illusoire de croire que l’approche purement sécuritaire adoptée par l’État, aisément associée à la lutte contre l’immigration illégale, puisse l’apaiser. Les annonces du ministre de l’intérieur, d’une extrême gravité et pourtant validées par le président de la République, ne sont qu’un leurre.

Il s’agit avant tout de criminaliser les uns pour calmer la colère des autres ; et tant pis si, dans cette tentative de diversion, l’État bafoue ses principaux fondamentaux et donne crédit aux idées de l’extrême droite. Qui peut croire qu’avec la fin du droit du sol, les personnes originaires des Comores cesseront de tenter la traversée vers Mayotte, seul « îlot de richesses » (à relativiser, bien sûr) dans un « océan de pauvreté », comme le disait le chercheur Fahad Idaroussi Tsimanda ?

« Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parents français. Nous couperons ainsi littéralement l’attractivité qu’il peut y avoir dans l’archipel mahorais, il ne sera donc plus possible de venir à Mayotte, de mettre un enfant au monde ici et d’espérer devenir français de cette façon », a déclaré Gérald Darmanin à son arrivée à Mamoudzou. Mais, contrairement à ce que pourrait laisser croire le ministre de l’intérieur, le profil des migrants et des migrantes n’est pas homogène.

Il n’existe à ma connaissance aucune étude [...] qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration. Jules Lepoutre, professeur de droit public

On y trouve des femmes, parfois enceintes, mais également des personnes malades, handicapées ou âgées, des adolescent·es, des enfants et de jeunes adultes en quête d’un avenir meilleur. La fin du droit du sol comme les restrictions sur le regroupement familial n’empêcheront pas les prochains arrivants de s’orienter vers ce qu’ils estiment être le seul horizon, la seule « perspective », parfois au péril de leur vie.

« Il n’existe à ma connaissance aucune étude en démographie, économie ou sociologie qui indiquerait que la nationalité est un facteur d’attraction de la migration », fait remarquer Jules Lepoutre, professeur de droit public, spécialiste des questions liées à la nationalité, à la citoyenneté et aux migrations. Ces mesures, si elles sont appliquées un jour, n’auront pour effet que d’accroître la précarisation des plus vulnérables, une fois qu’ils auront déjà rejoint le territoire mahorais. Et c’est cette même vulnérabilité qui crée une partie de la délinquance au niveau local.

« Une juge des libertés et de la détention disait que la violence à Mayotte était justement créée par l’État, puisqu’en expulsant les parents, des enfants se retrouvaient souvent seuls, livrés à eux-mêmes », confie un greffier du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mediapart. Pour Sitina, une ressortissante des Comores vivant à Mayotte depuis 1996, la machine à expulser a en effet de lourdes conséquences : « Des femmes sont embarquées par la police aux frontières et expulsées après avoir accouché, et on s’étonne que des enfants se retrouvent seuls et deviennent desdélinquants”. »

Le mal-être de toute une jeunesse ignoré

Les problèmes liés à l’accès à la nationalité, poursuit-elle, existent déjà dans les faits. « Des jeunes qui sont nés ici, ont suivi leur scolarité ici, ont ensuite du mal à avoir leurs papiers à leur majorité. À l’âge de 18 ou 19 ans, ils réalisent qu’en fait, ils n’ont rien. » Depuis 2018, le droit du sol à Mayotte a déjà été limité via la loi Collomb, qui impose qu’au moins un des deux parents ait été présent en France de manière régulière depuis au moins trois mois au jour de la naissance.

« On grandit ici, on finit nos études et on se retrouve sans papiers, parfois à la rue. On jette des cailloux parce qu’on a besoin de manger », résume Djamal Eddine, un jeune du quartier de Tsoundzou. Amdou, son ami, abonde : âgé de 20 ans, il dit être né à Mayotte mais constate que la loi française, dont le droit du sol, « n’est pas appliquée » sur l’île.

« J’ai jamais eu de papiers. On est nés là mais on nous dit qu’on est des étrangers. Après, on est obligés d’arnaquer les autres pour avoir à manger. Quand t’as faim, tu peux faire des trucs bêtes. » Le jeune homme dit avoir déjà « barré la route », alors qu’il était ivre. Il a été condamné à deux ans de prison avec sursis en 2020.

Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. Un jeune habitant de Mayotte

Les « bêtises », ou la délinquance, « c’est aussi une manière de dire : “On est là, on existe, faites quelque chose pour nous” », souligne Fatawi, membre d’une association Kaja Kaona, située à Tsoundzou, qui œuvre à la réinsertion sociale et professionnelle des jeunes à travers des ateliers dits « mobilisateurs », visant à valoriser les ressources et savoir-faire locaux.

Tous sont conscients que les responsables politiques n’hésitent pas à tracer le signe « égale » entre immigration et délinquance : qu’il s’agisse de Wuambushu ou des récentes annonces de Gérald Darmanin, les seules « réponses » apportées visent en priorité la question migratoire. « Pourquoi [les autorités] n’envoient pas des entreprises ou des usines ici ? Je vois beaucoup de jeunes qui aimeraient travailler. On n’est pas tous des délinquants, mais ils nous mettent tous dans le même panier », dit un autre.

Bien sûr, l’insécurité est un fléau et il ne s’agit pas de la minimiser. Il faut se rendre à Mayotte pour constater les barrages venant bloquer les habitant·es sur les routes de l’île durant des heures, empêchant de nombreuses personnes de se rendre sur leur lieu de travail ou à de simples rendez-vous ; pour voir les tentatives de caillassage sur les véhicules une fois la nuit tombée, qui contraignent les habitant·es à devoir adapter leurs déplacements en permanence ; pour entendre, aussi, les récits terrifiants d’agressions physiques, de viols ou de torture animale, face auxquels les témoins restent souvent impuissants.

Difficile, néanmoins, d’affirmer que cette insécurité est directement liée aux migrations. Interrogé par Mediapart durant l’opération Wuambushu, le sous-préfet de Mayotte, Frédéric Sautron, avait lui-même précisé qu’il n’y avait pas de lien direct entre les deux phénomènes devant le député Damien Carême, à l’occasion de la visite d’un lieu de rétention administrative. Les personnes qui y étaient enfermées n’étaient « pas des délinquants », avait-il souligné. L’opération Wuambushu et le renforcement des effectifs de forces de l’ordre sur place, de même que l’accélération des éloignements, faisait pourtant à elle seule le lien direct entre insécurité et immigration.

D’autre part, ce n’est certainement pas en créant de telles inégalités et en fracturant la société que cette problématique se dénouera. De nombreuses études scientifiques montrent combien la précarité, notamment financière, mais aussi administrative, peut engendrer différentes formes de délinquance.

L’impensé pourtant essentiel des Comores

Mayotte aurait besoin d’investissements massifs dans le système éducatif, culturel, social et économique. Les politiques migratoires appliquées sur place ont quant à elles montré toute leur inefficacité : plus de 20 000 personnes sont expulsées en moyenne chaque année, ce qui ne les empêche pas de revenir, pour toutes les raisons déjà évoquées.

« Le droit du sol sans une meilleure politique d’intégration pour les immigrés ne vaut pas grand-chose, souligne un éducateur spécialisé ayant vécu à Mayotte et suivi de nombreux jeunes au parcours difficile. Mais y mettre fin n’est pas une solution non plus. Il faut une meilleure politique de réinsertion sociale et éducative, à la fois pour les enfants et les familles. Il faut penser de nouvelles politiques d’immigration. »

Et de poursuivre, sur la question de la délinquance : « Je peux comprendre ceux qui s’en offusquent et qui en veulent aux jeunes. C’est assez humain, quand on est victime d’un problème, d’en vouloir à la cause directe. Mais je pense qu’il faut prendre du recul et questionner le problème dans sa globalité. » Et surtout, pointe-t-il, cela « ne justifie en rien la xénophobie et les mouvements d’extrême droite » qui fleurissent sur l’île, « tout comme le fait que certains brûlent les matelas des exilés sur le campement de Cavani ou cherchent à bloquer l’accès aux droits des immigrés ».

« Il faut que la France réfléchisse mieux à ce qu’elle fait à Mayotte. C’est l’État français qui est délinquant », assène un jeune originaire des Comores, qui considère être chez lui sur le territoire mahorais. « Si la France ne prend pas ses responsabilités, qu’elle s’en aille. » Aux yeux de l’éducateur déjà cité, les familles de migrants comoriens sont avant tout « victimes » des politiques menées à la fois par la France et les Comores, qu’il renvoie à leurs responsabilités respectives.

Dénoncer la situation que connaît Mayotte sans évoquer les Comores est en effet insensé. C’est l’angle mort du discours porté par les responsables politiques français depuis près d’un an : la situation de Mayotte ne pourra s’améliorer tant que rien ne sera mis en place pour juguler la pauvreté et la misère, la corruption, le chômage et le manque de perspectives aux Comores.

Rappelons que pour l’ONU, Mayotte n’est officiellement pas rattachée à la France, que l’île est surtout l’objet d’une longue colonisation consentie et que la séparation d’avec les autres îles des Comores est, pour beaucoup, intenable dans la durée. L’idée d’en faire un territoire d’exception, où sont assumées les dérogations en cascade, contribue surtout à sa mise à l’écart, comme le soulignait l’avocate Marjane Ghaem, spécialisée en droit des étrangers et basée à Mayotte.


 

   mise en ligne le 13 février 2024

SNCF : « 70 à 90 % des contrôleurs feront grève ce week-end », annonce la CGT

Naïm Sakhi sdur www.humanite.fr

Après plusieurs jours de négociations, la CGT Cheminots et Sud rails maintiennent leur préavis de grève et appellent les contrôleurs à se mobiliser entre le 16 et le 18 février. Sécurité à bord des trains, rémunérations et fins de carrières font partie des contentieux avec la direction de la SNCF, selon Thierry Nier (CGT).

Cette fois, les syndicats ont pris les devants. Débordés par une grève sectorielle des Agents du service commercial trains (ASCT, contrôleurs) durant la période des fêtes de fin d’année en 2022, la CGT Cheminots et Sud rails appellent les contrôleurs à se mobiliser du 16 au 18 février. La cause ? le non-respect de certains accords obtenus lors de la sortie de crise, après plusieurs tables rondes ces sept derniers jours. Entretien avec Thierry Nier, secrétaire général de la fédération CGT des Cheminots.

Pour quelles raisons estimez-vous que l’accord de sortie de crise, lors de la mobilisation catégorielle à Noël 2022, n’est pas respecté ?

Thierry Nier : Plusieurs points de cet accord n’ont pas abouti. À commencer par l’engagement pris d’avoir deux Agents du service commercial trains (ASCT, contrôleurs, NDLR) à bord des TGV. C’est une revendication de longue date de la CGT, dans un contexte de recrudescence des incivilités et agressions à bord des trains.

Deux agents pour assurer le bon voyage, l’information, l’accueil, la sécurité de circulation de 600 usagers, ce n’est pas de trop. Cette mesure n’est valable que dans 87 % des TGV. L’objectif de 100 % est remis à 2025, contre 2023 initialement. Nous le déplorons. Les conditions de travail à bord des TGV se dégradent et les ASCT sont en attente.

Le second point d’achoppement est celui des primes de travail. Ces dernières sont des éléments de rémunération qui reconnaissent les compétences et contraintes liées au travail en fonction des métiers. Dans le salaire des cheminots, elles s’ajoutent au traitement et à l’indemnité de résidence.

Depuis trois ans, la CGT propose un projet complet de revalorisation des primes de travail de l’ensemble des cheminots, dont les ASCT. En fusionnant des éléments de rémunérations, notamment des primes, nous pouvons passer de 590 à 780 euros brut. Ce projet est resté lettre morte auprès de l’entreprise. Cette attente provoque des crispations auprès des contrôleurs.

Qu’en est-il des fins de carrière ?

Thierry Nier : La renégociation de la cessation progressive d’activité devait avoir lieu en 2023. Ce dispositif n’a pas été revu depuis 2008. Nous réclamons d’urgence une table ronde pour l’ensemble des cheminots. Contrôleur est un métier à pénibilités avérées. Dans une carrière de 35 ans, un ASCT est hors de chez lui pour une durée d’environ cinq années, sans compter le travail de nuit. Un ASCT reste à bord du train, même si ce dernier a du retard ou un problème. Pour contrecarrer les effets de la réforme, nous voulons pousser l’ouverture de ce droit à 48 mois avant le départ en retraite.

Où en sont les 8 400 embauches promises par la SNCF ?

Thierry Nier : En dehors des promesses faites, la CGT a lancé 107 luttes locales pour concrétiser ces embauches. Le bilan mi-parcours se fera avant l’été. Nous apprécions positivement ces annonces. C’est un niveau de recrutement jamais vu depuis 2010.

Cela étant, en plus des 8 400 recrutements programmés, la CGT évalue les besoins dans l’ensemble des entreprises de la SNCF à 7 400 supplémentaires. Le compte n’y est donc pas. Concernant les ASCT, 650 recrutements ont été réalisés. Mais la direction n’a pas anticipé la durée de formation. Elle ne peut donc pas concrétiser l’engagement d’avoir la présence de deux contrôleurs à bord des TGV.

Le groupe a réalisé 2,3 milliards de bénéfices en 2022. Cette trajectoire devrait se poursuivre en 2023. Thierry Nier (CGT Cheminots)

Le président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, a annoncé le versement d’une prime de 400 euros en mars, qui s’ajoute à celle du même montant en décembre dernier. Les cheminots recevront un intéressement lié à la bonne santé de l’entreprise de 1 200 euros en mai. Est-ce satisfaisant ? 


Thierry Nier : Pour la CGT, l’ensemble de ces sommes doivent être versées en augmentations générales de salaires, bruts, et cotisés, ou bien dans une réévaluation des primes de travail. L’intéressement de 1 200 euros résulte de l’excédent brut d’exploitation, à savoir la différence entre les recettes et les dépenses. Or dans cette différence figure la masse salariale.

De fait, cette logique de rémunération conduit à devoir baisser les emplois, la masse salariale, pour toucher des intéressements. Le groupe a réalisé 2,3 milliards de bénéfices en 2022. Cette trajectoire devrait se poursuivre en 2023. Mais les cheminots doivent pouvoir payer leurs loyers et leurs courses quotidiennement et non au gré des bons ou mauvais résultats de la SNCF.

Jean-Pierre Farandou vous appelle à « bien réfléchir » sur les conséquences de ce mouvement durant ces congés de février. À quoi faut-il s’attendre ?

Thierry Nier : Chez les ASCT, ce mouvement va être suivi : 70 à 90 % de la profession seront grévistes. Cela démontre d’un haut niveau de mécontentement. Cette colère est vraie chez les contrôleurs mais aussi auprès des autres métiers. Les agents du matériel et de la conduite doivent être solidaires de ce mouvement : fabriquer un train nécessite une singerie entre les métiers.


 


 

Jeu vidéo : une grève nationale inédite pour les salaires chez Ubisoft

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Tous les syndicats, présents pour la première fois de l’histoire du géant français dans les CSE des différents studios, appellent les plus de 5 000 salariés français à se mobiliser, ce mercredi, pour demander des augmentations de salaire.

Les choses ont bien changé chez Ubisoft, fleuron du jeu vidéo français. Pour la première fois dans son histoire, il y a des représentants du personnel syndiqués, fraîchement élus en 2023. Légitimement, ils ont demandé l’ouverture de NAO, les négociations sur les salaires.

Consciente de la nouveauté de la situation, « la direction a recruté un négociateur, mais sans vraiment lui en donner les moyens. Alors, il est venu discuter et il est reparti avec appel à la grève », raconte Marc Rutschlé, délégué de Solidaires informatique chez Ubisoft. Ainsi, tous les salariés de l’entreprise, plus de 5 000, sont appelés à se mobiliser ce mercredi, dans tous les studios de France.

À Paris, les trois syndicats, le STJV (Syndicat des travailleurs du jeu vidéo), la CFE-CGC et Solidaires ont conjointement appelé à la grève. Ils avaient déjà fait liste commune aux élections, se partageant chacun un tiers des élus. Dans les studios de Montpellier ou d’Annecy, le STJV est seul, ou avec le Printemps écologique.

Ubisoft, fidèle à son habitude, ne propose pas d’augmentation générale, mais confie aux directions des studios une enveloppe globale, à distribuer à discrétion par les managers. Mais partout, elle sera, pour la deuxième année de suite, inférieure à l’inflation. « L’année dernière, les résultats étaient mauvais, donc malgré le pic inflationniste, beaucoup des salariés ont compris qu’ils allaient se serrer la ceinture, explique Clément Montigny délégué STJV d’Ubisoft Montpellier. Mais là, c’est vécu comme une insulte. »

C’est que, ce jeudi 8 février, le patron d’Ubisoft, Yves Guillemot, présentait devant les actionnaires ses résultats supérieurs aux prévisions, vantant la « performance » et la « dynamique positive » de l’entreprise. S’il a pris soin de « saluer le travail remarquable des équipes d’Ubisoft », celles-ci attendent un peu plus que des remerciements.

200 millions d’euros d’économies

« Cela fait deux années de suite qu’on est augmentés moins que l’inflation, donc, concrètement, on perd en niveau de vie, alors que l’entreprise gagne de l’argent et en a gagné énormément pendant le Covid », déplore Vincent Cambedouzou, élu STV à Paris. Son collègue Alexandre Berneau, du studio d’Annecy, renchérit : « Le coût de la vie ici aussi est très cher, mais la direction nous dit qu’on est dans un plan d’économies, il faudrait même qu’on soit contents des miettes qu’on obtient. »

En 2023, en effet, Yves Guillemot a annoncé vouloir économiser 200 millions d’euros sur deux ans. Pas de plan de licenciement, mais de « l’attrition naturelle », un anglicisme synonyme d’usure. « Parfois, on se demande si nos conditions de travail et nos faibles rémunérations ne font pas non plus partie de cette stratégie d’attribution naturelle », soupire Vincent Cambedouzou.

Le STJV dénonce ainsi des économies de bouts de chandelle qui ont, à terme, de tristes conséquences sur la qualité des jeux produits. « Nous faisons du développement, mais nous fabriquons aussi une œuvre culturelle, nous voulons être fiers de ce que nous faisons. On accepte des salaires plus bas que dans d’autres industries, parce qu’on est là pour créer une œuvre commune. Mais, ces derniers temps, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de salariés d’Ubisoft France qui soient réellement satisfaits des jeux qui ont été produits, quand leurs projets n’ont pas été tout simplement annulés, insiste Alexandre Berneau. C’est malheureusement de plus en plus courant dans l’industrie. »

Vers un procès pour harcèlement sexuel institutionnalisé

Preuve de cette « attrition », à l’échelle mondiale, le groupe est passé de 20 000 à 19 000 salariés en un an, sans plan social. Chez Solidaires informatique, on insiste sur le nombre de non-reconductions de CDD, et le syndicat déplore plusieurs licenciements disciplinaires (comme de l’insubordination) ou pour insuffisance.

« La direction coupe aussi dans les fonctions support, comme ils disent, dont les ressources humaines, qui sont débordées. Cela se voit notamment sur la baisse de qualité des lettres de licenciement », ironise Marc Rutschlé, qui souligne que des recours aux prud’hommes sont en cours.

Le rapport des salariés à la direction d’Ubisoft a aussi bien changé. Il est loin le temps où ils arboraient des tee-shirts en soutient à leur patron, sous la menace d’une OPA de Bolloré. Depuis, il y a eu les scandales de harcèlement et d’agression sexuelle qui ont notamment touché le numéro 2 du groupe. Ce que pudiquement la direction appelle en interne (prendre l’accent anglais) la crise « respect at Ubisoft 2020 » sera jugé en 2025 pour soupçon de harcèlement sexuel institutionnalisé.

La mobilisation exemplaire contre la réforme des retraites avait aussi permis aux jeunes syndicats du secteur de toucher plus largement les salariés de ces entreprises et d’améliorer plus généralement l’image du syndicalisme. La campagne pour les élections professionnelles a renforcé cette proximité, surtout depuis que, à peine élus, les représentants se sont saisis du sujet qui compte : les salaires. Tous les ingrédients sont réunis pour que la deuxième grève de l’histoire d’Ubisoft soit un succès.


 


 

Jeu vidéo : le malaise social grandit chez Don’t Nod

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans ce prestigieux studio parisien de jeux vidéo, les nouveaux représentants des salariés récemment élus font face à une direction qui s’oppose à l’organisation de NAO. Les risques psychosociaux s’accumulent.

Ce mardi est sorti Banishers, le nouveau gros jeu du studio parisien Don’t Nod. L’entreprise a bonne réputation. Elle est connue pour embaucher en CDI, comme pour la qualité de ses jeux narratifs tels Jusant, unanimement salué par la presse spécialisée, ou son premier grand succès, Life is strange. Bref, un studio plutôt marqué à gauche, qui, jusqu’à récemment, ne faisait parler de lui que pour la qualité de ses productions.

Mais force est de constater que cela ne va plus aussi bien. Signe qui ne trompe pas, aucun des quatre salariés de Don’t Nod à qui l’Humanité a pu parler n’a souhaité voir publié ne serait-ce que son prénom, y compris les représentants du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), nouvellement élus. « C’est la première fois que des syndicalistes, formés, siègent au CSE et, depuis, la direction est devenue très agressive, comme si chaque demande de document ou de tenue de réunion dans les règles était une attaque contre elle », se désole une salariée syndiquée.

Par exemple, en 2023, la direction a refusé toute NAO, oubliant le sens même de l’acronyme : négociation annuelle obligatoire. Pour 2024, des réunions sont programmées, mais uniquement sur les thèmes imposés (intéressement), rien en revanche n’est prévu sur les salaires. « Depuis que nous sommes élus, nous n’avons plus le droit de communiquer par mail avec l’ensemble des salariés, la direction prétend qu’il faut un nouvel accord de méthode, mais refuse toute tenue de réunion à ce sujet » raconte encore un représentant du STJV.

Des élus « au bout du rouleau »

Tous s’accordent sur le fait que la situation chez Don’t Nord s’est lentement dégradée depuis 2020. Les raisons potentielles sont multiples, mais c’est l’année où l’entreprise a vraiment grossi, passant de 170 à 360 salariés, de 3 à 6 chaînes de production, où le géant chinois Tencent y a injecté 30 millions d’euros, prenant 41 % du capital, et où s’est engagée une réorganisation interne jamais vraiment expliquée, ni achevée…

Et, dernièrement, c’est toute l’équipe de développement de Jusant qui s’est retrouvée dissoute, malgré la très bonne réception du jeu. « La direction n’avait pas prévu quoi faire de nous, alors pendant sept semaines, certains se sont retrouvés sans rien avoir à faire, comme mis au rebut », dénonce l’un des salariés concernés.

Selon une expertise demandée par le CSE, en 2020, seuls 14 % des salariés avaient pris un arrêt maladie (130 en tout) ; la proportion grimpe à un travailleur sur deux en 2022 (290 arrêts). Un autre salarié, en CDD, déplore que, depuis un an et demi, les embauches en CDI sont gelées, alors que c’était la norme auparavant.

L’ambiance s’est tellement dégradée que l’ancienneté moyenne des démissionnaires a doublé en deux ans. Les représentants des salariés veulent se pencher sur les risques psychosociaux, mais ils se disent eux-mêmes débordés et au bout du rouleau. « De plus en plus, les sujets importants sont expliqués par les élus au CSE et non plus par la direction, qui communique mal ou peu », explique une adhérente du STJV.

Au moins, à chaque permanence syndicale, plusieurs dizaines de salariés viennent s’informer, malgré le fort taux de télétravail. Les élus ressentent un fort soutien, mais espèrent encore une réaction de la direction avant d’appeler à se mobiliser, comme leurs camarades d’Ubisoft.


 

   mise en ligne le 12 février 2024

Médecin du travail interdit d’exercer :
« Le patronat cherche à
court-circuiter les règles »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Exerçant dans le secteur du BTP, un médecin du travail, le Dr Jean-Louis Zylberberg, vient d’être lourdement sanctionné par l’Ordre des médecins. Sa faute ? Avoir délivré des avis d’inaptitude « de complaisance », de nature à « léser» l’entreprise, estime l’Ordre. Le médecin concerné et ses soutiens dénoncent un système de pression exercé sur la profession, au détriment de la protection des salariés. 

Interdiction d’exercer la profession de médecin du travail durant un an, dont six mois avec sursis. C’est la sanction tombée sur les épaules du Dr Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, poursuivi par l’employeur Valente Sécurité. « Une nouvelle attaque à l’encontre de l’autonomie d’exercice des médecins (…), dangereuse pour la santé des salarié·es » a réagi la CGT dans un communiqué paru le 26 janvier.

En plus de son travail quotidien, Jean-Louis Zylberberg est présent dans plusieurs instances consultatives de la CGT. Il avait déjà été menacé de licenciement en 2016, alors qu’il exerçait toujours dans le secteur du BTP. Cette fois, la décision a été rendue par la chambre disciplinaire d’Ile-de-France de l’Ordre des médecins, le 12 janvier. Celle-ci conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance », de nature à« léser de manière directe et certaine » l’entreprise Valente Sécurité.

Pour rendre son verdict, l’Ordre des médecins dit avoir pris en compte le fait que le médecin « n’a fait l’objet d’aucune procédure disciplinaire durant plus de vingt-cinq ans de carrière ». Mais la sanction est lourde, tout de même, et sans précédent à ce titre : « elle me paraît être prise “pour l’exemple” », réagit Jean-Louis Zylberberg auprès de Rapports de force.

L’Association Santé et Médecine du Travail, dont le Dr Zylberberg assure d’ordinaire la présidence, qualifie cette sanction comme étant d’une « exceptionnelle sévérité ». Et dénonce un « pur prétexte pour tenter d’évincer un médecin du travail ».

Six avis d’inaptitude délivrés par le médecin du travail au coeur du dossier 

 Dans cette affaire, l’Ordre des médecins de Paris s’est associé à la plainte déposée par l’entreprise Valente Sécurité en février 2022. Qu’est-il reproché à ce médecin du travail ? Au coeur du dossier : six avis d’inaptitude, délivrés à six salariés de Valente Sécurité, de janvier 2020 à février 2022. Avant d’émettre ce type d’avis, un médecin du travail se doit de procéder à l’étude des postes et conditions de travail préalables.

Il est reproché au Dr Zylberberg de ne l’avoir fait « que sur la base des déclarations du patient et d’une visite dans l’entreprise qui aurait été effectuée en mai ou juin 2020 », écrit l’Ordre des médecins dans sa décision, consultée par Rapports de force. Une visite trop ancienne, aux yeux de l’Ordre. Et en se référant à une « fiche entreprise » datant de 2017 qui n’a été actualisée qu’en 2022 : trop ancien là encore, selon l’Ordre.

Mais il faut regarder de plus près les conditions d’exercice des médecins du travail. « J’ai 390 entreprises à suivre, dans mon secteur », rappelle le Dr Zylberbeg. Actualiser très régulièrement la fiche d’entreprise, « c’est mission impossible », selon lui.  Quant au déplacement pour étudier le poste de travail, « je me suis déplacé dans cette entreprise en 2020, après le confinement, sans prévenir car nous avons un libre accès ; et j’ai failli me faire foutre à la porte. C’est une entreprise très particulière… Y compris en termes de violences sur les salariés », tient à préciser le médecin du travail.

« Dans la réalité, vu le nombre de médecins du travail rapportés aux nombres de salariés à suivre, et le fait que l’on est confrontés à des boîtes aux conditions intenables… On est déjà sous l’eau », abonde Gérald Le Corre, inspecteur du travail et militant CGT.

« L’entreprise est extrêmement maltraitante » : le lien entre santé et travail en jeu

L’Ordre des médecins lui reproche aussi d’avoir écrit, dans une lettre adressée au médecin traitant de l’un de ces salariés, que l’ « entreprise est extrêmement maltraitante avec l’ensemble des salariés » et « respecte peu la réglementation ». Un propos tenu « sans l’avoir pourtant constaté lui-même », estime l’Ordre des médecins, qui conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance, sans constatation médicale correspondante ».

À noter : le courrier en question relève d’un échange privé. « Je ne sais pas où l’employeur a récupéré ce courrier, adressé à un confrère. C’est un courrier que l’on remet au salarié, sous enveloppe, pour son médecin traitant », s’indigne Jean-Louis Zylberberg.

Mais surtout, ce reproche soulève un enjeu central : l’Ordre des médecins, historiquement, n’accepte pas que le médecin du travail inscrive dans son diagnostic ce type d’analyse des conditions de travail. « L’Ordre dit : vous n’avez pas le droit de faire un certificat ou une attestation qui démontre un lien diagnostic entre santé et travail », explique Dominique Huez, médecin du travail à la retraite, l’un des premiers à avoir subi des poursuites judiciaires, après avoir exercé des décennies dans le secteur du nucléaire. « Et nous n’avons toujours pas réussi à faire reconnaître notre droit à instruire le lien santé-travail. C’est-à-dire le lien de causalité expliquant que des gens peuvent laisser leur peau au boulot ».

C’est ce que l’on appelle la clinique médicale du travail. Mais l’Ordre des médecins « ne veut pas entendre parler de ça », soupire Dominique Huez. « Le dogme de l’Ordre des médecins, c’est le diagnostic “objectif”. Un diagnostic type “coups et blessures”, basé sur le constat visuel. C’est une négation de tout ce qui constitue, par exemple, la clinique de la santé mentale », souligne Jean-Louis Zylberberg.

L’interdiction temporaire d’exercer, qui prend effet à partir du 1er avril, est assortie de l’obligation de verser 1000 euros à Valente Sécurité, au titre des frais exposés pour la procédure judiciaire. Le Dr Zylberberg annonce déjà son souhait de faire appel.

« Le patronat cherche à court-circuiter les règles »

Pour mémoire, avant 2017, ce type de contestation des avis d’inaptitude devait se faire devant l’inspection du travail. « Les employeurs le faisaient peu, par peur que l’inspection du travail mette le nez dans les contrats irréguliers, les heures supplémentaires non payées… », retrace Gérald Le Corre, l’inspecteur du travail et militant CGT. Depuis une réforme entrée en vigueur en janvier 2017, c’est fini. La contestation doit se faire devant les Prud’hommes, dans les 15 jours. Généralement, « le conseil des Prud’hommes demande alors un avis médical d’un médecin inspecteur du travail. C’est un médecin qui a une double casquette », précise Gérald Le Corre.

Mais quand l’employeur n’a pas non plus envie que ce médecin inspecteur du travail mette son nez dans le dossier, alors, il lui reste une possibilité : saisir uniquement le Conseil de l’Ordre. Cette possibilité est permise par une brèche dans la rédaction de l’article R. 4126-1 du code de la santé publique. Modifié par décrets fin 2019, cet article indique que les plaintes auprès de l’Ordre peuvent être « notamment » formées par des patients, associations d’usagers… Sans exclure les entreprises, donc. Nombre d’employeurs ont vu dans ce « notamment » une opportunité. « Le patronat au sens large, qui a souvent plus de juristes que nous, a imaginé ce système qui permet de faire pression. On a, depuis, une multiplication des procédures visant des médecins du travail, poussés à revoir leur pratique professionnelle et à se démunir de leur capacité d’analyse », déplore Gérald Le Corre.

« Que l’employeur puisse saisir directement l’Ordre des médecins, sans par ailleurs saisir le conseil des Prud’hommes, de peur d’avoir à s’étendre sur les conditions de travail de ses salarié·es, est une grave atteinte à la protection de ces dernier·es », estime la CGT dans son communiqué du 26 janvier. Le syndicat demande à l’État de retirer ce fameux terme « notamment » de la loi. « En utilisant la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins, juridiction d’exception, le patronat cherche à court-circuiter les règles de droit de protection de la santé des salariés », conclut l’Association Santé et Médecine du Travail.

Toute cette affaire s’inscrit, en outre, dans une séquence politique au cours de laquelle la perception du métier de médecin du travail évolue. Fin 2022, « en pleine préparation de la loi sur les retraites, le ministre du travail a clairement annoncé qu’il comptait sur les médecins du travail pour « maintenir les salariés en emploi », rappelle la CGT dans un communiqué précédent. La loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail mettait déjà en avant la « prévention de la désinsertion professionnelle ». Le rôle attendu des médecins du travail : « proposer des reclassements afin d’éviter les licenciements pour inaptitude », analyse encore la CGT. « On veut passer d’une médecine du travail qui faisait de la prévention des risques professionnels à une médecine d’aptitude, qui vise à sélectionner la main d’œuvre », conclut Gérald Le Corre.


 


 

Jean-Louis Zylberberg,
un médecin du travail sanctionné pour avoir fait son job

Latifa Madani sur www.humanite.fr

Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, est interdit d’exercice médical pour un an dont six mois avec sursis, par la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins d’Île-de-France. L’Ordre a été saisi par l’employeur Valente Securystar qui s’estime « lésé » par des avis d’inaptitudes délivrés par le médecin.

Pour avoir fait son job, à savoir protéger la santé et la sécurité des travailleurs, il risque d’être empêché d’exercer son métier. Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, est interdit, depuis le 12 janvier, d’exercice médical pour un an dont six mois avec sursis, par la chambre disciplinaire régionale de l’ordre des médecins d’Île-de-France. L’Ordre a été saisi par l’employeur Valente Securystar.

L’entreprise basée à Thiais (Val-de-Marne) fabrique des portes blindées. Il est reproché au docteur Zylberberg d’avoir émis des « avis d’inaptitude litigieux (…), de nature à léser de manière directe et certaine l’entreprise ». Il s’agit, en vérité, d’avis d’inaptitude pour la sauvegarde de la santé de salariés très précarisés, rédigés avec l’accord de ces salariés. « La sanction est d’une exceptionnelle sévérité », estime l’association Santé et Médecine du travail, qui note que « la contestation de ces avis ne relève pas de l’ordre des médecins (…) L’employeur aurait dû saisir les prud’hommes ».

« L’action des médecins du travail en faveur exclusivement de la santé des salariés est en jeu »

Le cas du docteur Zylberberg est emblématique des attaques subies par la médecine du travail et l’ensemble du secteur prévention, santé et sécurité, notamment depuis la loi El Khomri. Pendant ce temps, le bilan des accidents et morts au travail fait froid dans le dos.

Jean-Louis Zylberberg a fait appel. Il a reçu de nombreux soutiens, dont celui du syndicat des inspecteurs et contrôleurs (SNTEFP CGT), premier syndicat du ministère du Travail. Il est lui-même représentant de la CGT à la direction du service de médecine du travail du BTP, qui cherche à le licencier. À travers lui, souligne le service de presse confédéral, « c’est l’action des médecins du travail en faveur exclusivement de la santé des salariés qui est en jeu ».


 

   mise en ligne le 11 février 2024

Après quatre mois de
guerre génocidaire israélienne

par Gilbert Achcar sur https://www.cadtm.org/

Quatre mois se sont écoulés depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » et le début de la guerre génocidaire sioniste qui l’a suivie. La Nakba de 1948 est désormais dépassée sous le rapport de l’intensité du désastre et de l’horreur. Considérons les faits présentés par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à un logement convenable, dans un article remarquable publié par le New York Times le 29 janvier : Israël a largué sur la bande de Gaza l’équivalent en explosifs de deux bombes atomiques du type de celle qui a été larguée par les États-Unis sur Hiroshima en 1945.


 

Ce bombardement massif a entraîné à ce jour la destruction d’environ 70 % des bâtiments de l’ensemble de l’enclave et 85 % de ceux de sa moitié nord. En conséquence, 70 000 habitations ont été complètement détruites et 290 000 habitations l’ont été partiellement. Si l’on ajoute à cela la destruction des infrastructures de services tels que l’eau et l’électricité, du système de santé, y compris les hôpitaux, ainsi que du réseau éducatif (écoles et universités), des sites culturels et religieux et des bâtiments historiques, le résultat est l’éradication presque totale de la Gaza palestinienne. Cela est semblable à la suppression de la plupart des traces de vie palestinienne par la destruction d’environ 400 villes et villages sur les 78 % de la terre de Palestine entre le fleuve et la mer saisis par l’État sioniste en 1948.

Le rapporteur de l’ONU a proposé d’ajouter un nouveau crime à la liste des crimes contre l’humanité, un crime qu’il a proposé d’appeler « domicide ». Il a cité des situations du siècle présent auxquelles peut s’appliquer ce concept : Grozny en Tchétchénie, complètement détruite par l’armée russe de Vladimir Poutine au tournant du siècle ; Alep en Syrie, détruite par l’armée russe alliée aux forces iraniennes et à celles du régime Assad en 2016 ; et Marioupol en Ukraine, détruite par l’armée russe au cours premiers mois de l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. Il faut ajouter à cette liste la ville irakienne de Falloujah, dont la majeure partie a été détruite par l’armée américaine en 2004 lors de la deuxième année de son occupation de l’Irak, ainsi que Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie, toutes deux détruites par les forces américaines et leurs alliés lors de la guerre contre l’État islamique en 2017.

Le « domicide » de Gaza diffère cependant de tous ces cas en ce qu’il n’a pas touché une seule ville, mais toute l’enclave avec toutes ses villes – une zone bien plus vaste que celle de chacune des villes susmentionnées. Le « domicide » de Gaza s’est accompagné d’un génocide contre sa population. Pas seulement par le meurtre d’une proportion élevée de celle-ci : environ 27 000 à l’heure où ces lignes sont écrites, soit plus de 1 % de la population totale, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé de Gaza – chiffres qui ne tiennent pas compte du nombre de personnes qui meurent en raison des conditions sanitaires catastrophiques créées par l’agression, aggravées par les restrictions imposées par Israël à l’accès de l’aide humanitaire à la bande de Gaza. Ces conditions exposent une grande partie des blessés palestiniens, qui sont environ 70 000, à la mort ou à des séquelles permanentes qui auraient pu être évitées si les traitements nécessaires avaient été disponibles. Il en va de même pour le nombre de personnes souffrant de maladies naturelles qui ne reçoivent plus les médicaments nécessaires à leur survie et dont le nombre n’est pas disponible.

Ajoutez à tout cela qu’environ deux millions de personnes, soit 85 % de la population de la bande de Gaza, ont été déplacées de leur domicile vers la ville de Rafah et autres zones adjacentes à la frontière égyptienne. Même si l’agression cessait soudainement aujourd’hui et que les personnes déplacées étaient autorisées à aller où elles le souhaitent dans la bande de Gaza, la grande majorité d’entre elles seraient contraintes de rester dans leur abri actuel en raison de la destruction de leurs demeures. De plus, l’armée sioniste s’apprête maintenant à compléter son occupation de la bande de Gaza en envahissant Rafah, aggravant ainsi inévitablement la situation des déplacés, même si elle les oblige à se déplacer encore une fois, vers une autre zone du sud de la bande de Gaza, afin de les placer sous son contrôle et de les détacher de ce qui reste des institutions que le Hamas a dominées depuis qu’il a pris le contrôle de l’enclave en 2007.

Il s’agit bien d’une immense catastrophe qui dépasse en intensité et en horreur la Nakba de 1948, une nouvelle Nakba dont l’impact politique sur l’histoire de la région, voire du monde, ne sera pas moindre que celui de la première Nakba, comme l’avenir ne manquera pas de le prouver. Face à cette scène d’horreur, le bavardage de l’administration américaine et des autres gouvernements préoccupés par les conséquences de cette nouvelle Nakba, ou plutôt leur radotage sur une « solution » à la question palestinienne, évoque une extension du statut de la zone A de la Cisjordanie à la bande de Gaza, en remettant celle-ci sous la tutelle de l’Autorité palestinienne qui est elle-même sous le contrôle direct d’Israël, outre le déploiement continu des forces d’occupation dans la majeure partie de la Cisjordanie (zones B et C) et leur intervention militaire à volonté dans la zone A. Appeler « État » une telle entité croupion qui jouirait en réalité de moins de souveraineté que les bantoustans d’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, n’est rien d’autre qu’une misérable tentative de dissimuler la responsabilité de Washington, avec la plupart des États européens, dans l’encouragement prodigué à la guerre génocidaire sioniste et dans son soutien militaire – car Israël n’aurait certainement pas été en mesure de faire tout ce qui est décrit ci-dessus sans le soutien militaire des États-Unis.


 

Traduit à partir de la version anglaise de l’original arabe publié dans Al-Quds al-Arabi le 6 février 2024, postée à l’origine sur le blog de l’auteur.


 

Gilbert Achcar est professeur de relations internationales et politiques à la School of Oriental and African Studies (Université de Londres). Il a publié dernièrement, en français, Symptômes morbides (2017) Le peuple veut (février 2013), Marxisme, orientalisme et cosmopolitisme (6 mai 2015), Les Arabes et la Shoah (2009).


 

   mise en ligne le 10 février 2024

Montpellier : nouvelle grève
chez les salariés de l’association Issue

sur https://lepoing.net

Après une première journée de mobilisation en décembre, les salariés de l’association Issue, qui s’occupe d’un accueil de jour pour personnes sans-abris, étaient de nouveau en grève ce jeudi 8 février, pour s’opposer au non-renouvellement de CDD. Ils dénoncent des conséquences délétères pour le suivi des personnes qu’ils accompagnent

9 h 30, les salariés de l’association Issue, distribuent, comme à leur habitude, un petit déjeuner aux personnes à la rue qu’ils accompagnent au sein de leur accueil de jour, un lieu qui permet d’offrir repas, douches, machines et accompagnement à des personnes sans-abris. Seule différence : ils ne sont pas dans leurs locaux quartier Gambetta, mais devant la Direction Départementale de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (DDETS), pour s’opposer au non-renouvellement de trois postes, qui mettraient selon eux leur mission d’accueil de jour en difficulté.

Car s’ils sont en grève, ils ne veulent pas pour autant abandonner leurs bénéficiaires, qui se servent un café pendant que Mathieu Granat, délégué syndical, explique la situation. « Quatre CDD ne vont pas être renouvelés faute de moyens, alors que nous sommes déjà en flux tendu sur notre accueil de jour à Gambetta. Nous avons déjà fait une journée de grève en décembre pour s’opposer à cela, notre direction a dit qu’elle ne pouvait rien faire et qu’il fallait voir avec le financeur, donc l’État. C’est pour cela qu’on est là, devant la DDETS. »

Actuellement, la structure est répartie sur deux lieux d’accueil de jour, un à Gambetta, et un à Richter. « Le site de Richter va être fermé trois mois de avril à juin faute de financements nécessaires, avec une réouverture possible en septembre », explique le syndicaliste. « Du coup, ce sont entre 150 et 180 personnes qu’on accompagne là-bas qui seront rapatriés dans notre local quartier Gambetta. »

« Sauf qu’on a aucune garantie de réouverture en septembre », complète Max Boyer, coordinateur du site de Richter. « Il nous manque 12 000 euros par mois. Ce ne sont pas des frais de fonctionnement, c’est pour payer les salaires. C’est pour cela qu’on demande un rendez-vous avec la DDETS, pour ne pas que le site ferme. » Une fermeture, qui selon lui, peut entrainer une rupture de lien avec les bénéficiaires. « Notre combat, c’est pour eux. »

« On reste dans le flou total »

Christine, salariée de la structure, est elle-même menacée par ces suppressions de postes. « Mon contrat va s’arrêter en mars. A Gambetta, on reçoit déjà 300 à 400 personnes chaque matin pour le petit-déjeuner, et manque de moyens pour accompagner les gens. On ne peut pas assurer le service des machines à laver et on a réduit les heures d’ouvertures, car on n’est pas assez nombreux. Donc là, on reste dans le flou total sur l’organisation. »

Pour compenser, la structure, associative, a recours à des bénévoles, qui sont des « usagers-participants », soit des personnes accompagnées volontaires dans l’aide à l’association. « Sans eux, on ne peut pas ouvrir », commente Christine.

Mohamed en fait justement partie.
« Je suis venu en soutien, car grâce à Issue, j’ai eu une aide morale, j’ai pu me doucher, et ne pas rester dans la solitude que la rue impose. Si ces postes sont supprimés, il n’y aura pas assez d’effectifs pour être disponible pour tout le monde. » Aujourd’hui, Mohammed aide les autres usagers de la structure en passant des coups de fils ou en rédigeant des lettres pour eux.

« Toute une chaîne d’acteurs »

La mobilisation des salariés d’Issue a attiré d’autres travailleurs sociaux montpelliérains, venus en soutien. C’est le cas d’Anouk (prénom modifié), infirmière dans une structure médico-sociale qui travaille en lien avec l’accueil de jour. « Ce que vivent les salariés, c’est le cas dans tout le secteur. Chez nous aussi, on supprime des postes et on a recours à des bénévoles, on vit tous la même chose. Les populations à la rue ne font qu’augmenter, donc c’est du boulot supplémentaire, mais nous, on ne pourra pas tout traiter. »

Pour elle, des suppressions de postes chez Issue affecte « toute une chaîne d’acteurs » du secteur du médico-social. « Dans mon association, on dépose des gens à l’accueil de jour, s’il ferme ou que ses heures d’ouvertures se réduisent, ça va créer des sortes d’embouteillage dans le processus d’aide des gens. On le voit, les personnes à la rue restent déjà longtemps dans de l’hébergement d’urgence faute de moyens. » Une conséquence selon elle de la crise du logement qui frappe le Clapas.

Les salariés d’Issue ont demandé un entretien à la DDETS, mais ne pourront pas être reçus ce jeudi. « nous allons faire une assemblée générale, et demander un rendez-vous plus tard », conclut Mathieu Granat. La mobilisation semble donc partie pour durer.


 

   mise en ligne le 9 février 2024

Procès pour apologie du terrorisme
à Montpellier :
de la prison avec sursis requise

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Le 4 novembre dernier, Abdel L., un militant décolonial, avait fait une prise de parole à la fin d’une manifestation de soutien à la Palestine dans laquelle il avait parlé de l’attaque du Hamas du 7 octobre comme d’un “acte héroïque de la résistance palestinienne” et un “battement d’aile de papillon”. Il était jugé ce jeudi 8 février à Montpellier.

Ils étaient quelques uns, ce jeudi 8 février, place Pierre Flotte à Montpellier, à s’être réunis devant le tribunal pour venir en soutien à Abdel, militant décolonial, convoqué pour apologie du terrorisme à la suite de propos tenus à la fin d’une manifestation le 4 novembre dernier.

Dans le hall, un journaliste de l’AFP tendait le micro à Perla Danan, présidente de la section Montpelliéraine du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), constitué partie civile dans le dossier. “Le Crif demande une peine exemplaire. On parle de personnes radicalisées, il faut barrer la route aux personnes qui distillent de la haine.”

Le paradoxe survint quelques minutes plus tard, quand, arrivée dans la salle d’audience, elle s’assit aux côtés d’une femme, l’embrassa puis papota d’un air amical avec elle. Il s’agit de Florence Médina, ancienne candidate Reconquête aux législatives de 2022 dans la première circonscription de l’Hérault, elle même convoquée à l’audience pour incitation à la haine, après avoir posté un message sur Facebook en disant “Si c’est la guerre que les racailles veulent ils vont l’avoir. Dans les années 80 il existait des ratonnades – au risque de choquer on peut recommencer” après le meurtre du jeune Thomas à Crépol. Son avocat étant malade, son affaire a été renvoyée au 14 novembre prochain.

Un discours politique”

C’est aux alentours de 16 heures qu’Abdel L. a été appelé à la barre, et que la présidente de séance a rappelé les faits qui lui étaient reprochés : “Le 4 novembre à Montpellier, lors d’une manifestation de soutien à la Palestine, vous avez pris la parole publiquement, et avez qualifié l’attaque du Hamas du 7 octobre “d’acte héroïque”, “d’acte de résistance”,de “réponse proportionné” et de “battement d’aile de papillon”. Une enquête a été ouverte par le préfet pour apologie du terrorisme après la diffusion d’une vidéo sur les réseaux sociaux, et vous vous êtes rendu spontanément au commissariat.”

Le prévenu, qui était depuis lors sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rendre en manifestation de soutien à la Palestine, a assumé ses propos, et les a explicité devant le tribunal. “Le bout de vidéo a décontextualisé mon propos, qui se voulait plus large. C’est un discours politique, qui souligne la déroute de l’armée israélienne, la victoire militaire de la résistance palestinienne l’espoir que cela représente pour les palestiniens. Il faut comprendre le contexte Je parlais de la destruction d’un mur, construit illégalement et de façon contraire au droit international, dans lequel les palestiniens sont enfermés depuis des décennies. L’acte de résistance, c’est de s’être échappé de ce mur pour rentrer chez eux. Même les militants décoloniaux Israéliens disent que cette situation est une cocotte minute qui allait exploser.”

Un débat sur le mot terrorisme

C’est ensuite le terme de “terrorisme” qui a été débattu, Abdel le récusant face aux questions et relances du tribunal. “Si on veut condamner des morts de chaque côté, il faut parler de crimes de guerre, c’est un terme juridique.” Selon lui, le terrorisme est “un terme fourre-tout” qui impose un récit favorable à l’Etat d’Israël. et d’insister “Cela a été perçu par les palestiniens comme un acte de résistance. On ne peut pas parler du 7 octobre sans parler de la colonisation Israélienne. Oui, ces morts sont tragiques, mais qualifier la résistance palestinienne de terrorisme est une insulte. Qualifier quelque chose de terrorisme n’apporte pas de solution. Moi, je suis pour la paix, il faut appliquer le droit, définir ces morts juridiquement pour qu’il y ait des jugements, sinon ça va créer encore de la violence.”

Il a également argumenté a propos des accusations d’antisémtisme dont il a fait l’objet sur les réseaux sociaux après la diffusion de la vidéo de son intervention. “Je pense que ce jour-là, les gens qui m’écoutaient ont compris que je dénonçais l’instrumentalisation de la question juive à des fins politiques, j’ai même été applaudi.”

L’avocate de l’Organisation des Juifs d’Europe, constituée partie civile ,lui a ensuite demandé comment il qualifiait “le massacre de jeunes Israéliens qui écoutaient de la musique ce soir-là”. “Un mort est un mort, j’ai de la peine”, a répondu Abdel L.. Et l’avocate de reprendre : “Est-ce du terrorisme ?”, allant jusqu’à comparer cette scène aux attentats du Bataclan en 2015, provoquant des réactions choquées dans la salle. “Je ne sais pas pourquoi vous me demandez cela.”, a simplement répondu le militant.

Autre association partie civile dans le dossier, le Bureau National de Vigilence contre l’antisémitisme (BNVCA), dont l’avocate a ensuite demandé quelle était l’habilitation d’Abdel L. à défendre les Palestiniens, en sachant qu’il n’était “ni dans un parti politique, ni un palestinien vivant sur place.” Réponse du prévenu : “Des blancs d’Afrique du Sud ont soutenu les noirs pendant l’apartheid, des français ont soutenu les algériens dans leur désir d’indépendance.” Il a également ajouté qu’il avait mené des missions humanitaires dans plusieurs pays, dont la Palestine.

Pas habilité”

Devant les questions récurrentes des avocats des parties civiles pour savoir si il qualifiait l’acte du 7 octobre, Abdel L. a fini par répéter qu’il n’était “pas habilité” à répondre à ces questions, car il fallait répondre sur un plan juridique. C’est alors que le procureur, après avoir recadré les débats en précisant que “si chacun avait son avis sur la question, ce n’était pas une arène politique”, a alors rappelé la définition du terrorisme en droit français, en parlant “d’atteinte à l’intégrité d’autrui”.

Les plaidoiries des avocats des parties civiles se sont ensuite enchainées. Celui du Crif a rappelé que depuis le 7 octobre, les actes antisémites avaient augmentés de 1 000 % en France, et que “ces propos distillent la haine dans notre société en usant d’un sophisme qui fait passait un terroriste pour un résistant. Or, ce n’est pas l’objectif politique qui sépare le résistant du terroriste, mais l’objectif opérationnel”, a-t-il martelé. “Ce n’est pas un acte héroïque, c’est une abomination.”

Puis, rappelant la cérémonie nationale d’hommage aux français tués en Israël le 7 octobre qui a eu lieu le 7 février, il a cité Emmanuel Macron. “Le 7 octobre est le plus gros massacre antisémite de notre siècle” puis a évoqué pèle-mêle l’attentat de l’hypercasher et la mort de Samuel Paty. L’avocate de l’organisation juive européenne a parlé de “pogrom” et a comparé le 7 octobre aux “atrocités nazies”.

De son côté, l’avocate du BVNCA a dénoncé “une tribune politique devant le tribunal” et a rappelé “l’horreur de viols, de tortures, commises par le Hamas le 7 octobre”, en disant qu’Abdel niait ces massacres. “Quand vous allez manifester dans la rue et que vous prononcez ces paroles de justification de ces actes, vous transposez le conflit en France”, a-t-elle scandé. Elle a demandé 5 000 euros de préjudice et une publication de la décision de justice dans les journaux aux frais d’Abdel L.

Prison requise

Avant d’entamer ses réquisitions, devant la sensibilité du sujet, le procureur a tenu à rappeler qu’il ne tiendrait pas de discours politique. “J’ai mon opinion, mais je représente la nation entière.” Pour lui, le caractère d’apologie du terrorisme des propos d’Abdel L. est caractérisé. Il a donc requis douze mois d’emprisonnement avec un sursis probatoire intégral et un stage de citoyenneté à effectuer.

Au 24 janvier, il y avait 25 700 palestiniens morts et 63 000 blessés” ont précisé les avocates de la défenses avant d’entamer leur plaidoiries, en parlant de “génocide”. Citant plusieurs arrêts, elles ont tenté de démontré que la parole de leur client était politique et qu’elle s’inscrivait dans le cadre de la liberté d’expression. “Il n’est pas dans le déni des crimes, il parle de paix et de lutte contre l’antisémitisme, et il soutient tous les peuples en lutte”, ont-elle argué. “L’apologie du terrorisme, dans ce cas, n’est que de l’interprétation, on ne peut pas condamner quelqu’un sous le coup d’une émotion nationale.” Elles ont également plaidé que la constitution des parties civiles étaient infondée, tout en soulignant le fait qu’elles “tentaient d’instrumentaliser le dossier.” On lui a demandé si il était habilité à militer en faveur de la Palestine. Moi je suis blanche et d’origine chrétienne, je n’ai donc pas le droit d’être contre le racisme ?”, a lancé une de ses avocates. Elles ont demandé la relaxe.

Le délibéré aura lieu le 21 février à 14 heures.


 

   mise en ligne le 8 février 2024

À Lyon, des identitaires violents
bien connectés aux partis traditionnels

Daphné Deschamps et Arthur Weil-Rabaud sur www.mediapart.fr

Deux militants du groupuscule identitaire des Remparts, dont son ancien porte-parole, ont été condamnés mardi à de la prison ferme pour une agression raciste à Lyon. Candidats à des élections pour le RN et LR, leurs profils mettent en lumière les liens entre le groupe d’extrême droite et la politique partisane.

Lyon (Rhône).– Vendredi 2 février, à Lyon, la fin de soirée de K., M. et T. vire au drame. Les trois amis ont une première altercation avec plusieurs militants identitaires dans un bar dansant de la place des Terreaux, dans le centre-ville. Une fois dehors, une bagarre éclate. L’un des militants identitaires fait alors usage d’un couteau et porte une dizaine de coups au visage et au cou des trois victimes. Le plus sévèrement touché passe la nuit au bloc opératoire et s’en tire avec dix jours d’ITT (incapacité totale de travail). Ses deux amis en auront moins de huit, mais sont traumatisés par l’agression.

Parmi leurs agresseurs se trouvent une figure majeure et un militant des Remparts, organisation d’extrême droite locale héritière de Génération identitaire (GI) : son ancien porte-parole, Sinisha Milinov, et Pierre-Louis Perrier, un jeune militant âgé de 20 ans et auteur des coups de couteau. Mardi 6 février, les deux hommes ont été condamnés pour « violences aggravées à caractère raciste » : Sinisha Milinov a écopé de seize mois de prison dont six ferme, Pierre-Louis Perrier de trente-six mois dont douze avec sursis. Ils ont également interdiction d’apparaître dans le Rhône et sont inéligibles pendant cinq ans.

Outre leurs engagements au sein du groupuscule identitaire, Sinisha Milinov et Pierre-Louis Perrier entretiennent des liens avec d’autres partis ou organisations, classés à droite ou à l’extrême droite : des Républicains (LR) à Reconquête, en passant par le Rassemblement national (RN) ou la Cocarde, un syndicat étudiant proche des formations de Marine Le Pen et Éric Zemmour. Et leur cas n’est pas isolé aux Remparts.

Le CV de Sinisha Milinov est bien chargé. Passé par une bonne partie des chapelles de l’extrême droite lyonnaise, le militant a fait ses armes à Génération identitaire avant la dissolution du groupe. En 2020, l’étudiant, également engagé auprès de la Cocarde, est candidat aux élections municipales et métropolitaines à Villeurbanne sur une liste RN. Il devient ensuite responsable de la section lyonnaise de la Cocarde, avec laquelle il pratique la provocation.

À Lyon comme ailleurs, la dissolution de GI n’affecte pas beaucoup les identitaires, qui se renomment « Remparts ». Milinov en devient le porte-parole et profite, comme nombre de ses camarades, de la présidentielle de 2022 pour devenir un des « adhérents pionniers » de Reconquête. Entre-temps, il a été impliqué dans plusieurs actions violentes, dont une confrontation avec des militants antifascistes au cours de laquelle il s’était armé d’un couteau. Depuis septembre 2023, Sinisha Milinov se consacre à sa carrière d’influenceur identitaire, mais continue de fréquenter les Remparts.

D’une liste LR-LREM-UDI... aux Remparts

Arrêté à ses côtés vendredi 2 février au matin, Pierre-Louis Perrier a un profil assez rare chez les radicaux. L’auteur des coups de couteau, qui fait partie des proches de l’ancien porte-parole des Remparts, s’est présenté aux élections départementales de 2021 dans le canton de Saint-Vallier (Drôme) en tant que candidat suppléant sur une liste rassemblant des candidat·es issus de LR, de La République en marche (LREM, ex-Renaissance) et de l’UDI. Âgé de 18 ans à l’époque, il était même le plus jeune candidat du département.

Aux Remparts, les connections avec les partis et organisations politiques sont nombreuses. Antoine Jaumouillé, qui milite sous le pseudonyme « Antoine Durand », est le nouveau porte-parole du groupuscule depuis le départ de Milinov. En parallèle, il a aussi pris la tête de la Cocarde Lyon, réglant ainsi ses pas sur celui de son mentor. Il conduit la liste de la Cocarde pour les élections étudiantes au Crous, qui ont lieu cette semaine.

Sur cette liste, on trouve en cinquième position un autre militant des Remparts, Augustin Patzelt, un proche de Pierre-Louis Perrier. Les deux militants fréquentent régulièrement les gradins de l’Olympique lyonnais, dans la tribune de Lyon 1950, un groupe ultra qui penche fortement à l’extrême droite. 

Stéphane Ravier donne conférence aux identitaires

Les jeunes militants des Remparts s’inscrivent dans la tradition de leurs aînés, qui entretenaient aux aussi des liens avec le parti des Le Pen. Fin novembre, plusieurs militants affiliés au groupuscule ont été interpellés par les forces de l’ordre alors qu’ils collaient en hommage à Thomas, tué lors d’une soirée à Crépol (Drôme), et « contre le racisme anti-blancs ». Parmi eux : deux anciens candidats RN.

Historique de la mouvance identitaire lyonnaise, Roxane Chaudesaigues s’est présentée dans l’Ain aux élections départementales puis régionales en 2015 sous l’étiquette du Front national. Cette défenseuse de la suprématie blanche a depuis évolué vers Éric Zemmour. Il y a quelques mois, à l’occasion de la Fête des moissons organisée près de Lyon par Reconquête, elle prenait ainsi la pose avec la tête de liste aux prochaines élections européennes Marion Maréchal, au côté d’un autre militant des Remparts.

Parmi les personnes arrêtées fin novembre pour le collage, on retrouve aussi un certain Adam. Sous son pseudonyme « Aubert », il était le contact privilégié de la section lyonnaise de Génération identitaire. C’est pourtant sous son vrai nom, Adam Vega, que le militant préside Top Sport Rhône, l’association qui occupe l’Agogé, la salle de boxe des identitaires. Et c’est sous ce nom qu’il est apparu sur une liste du RN, lors des élections métropolitaines lyonnaises de 2020, aux côtés d’une autre militante identitaire, sympathisante des Remparts, Lucie I.

Enfin, l’un des anciennes figures du groupe, Adrien Ragot, dit « Lasalle » − condamné en juin 2022 pour avoir lui aussi fait usage d’un couteau dans les rues lyonnaises − a fréquenté les rangs de Reconquête − plus précisément ceux de sa branche jeunesse Génération Z − aux côtés de Sinisha Milinov. Les deux apparaissent dès 2021 sur des photos de soirée « entre militants » postées par Génération Z Auvergne-Rhône-Alpes, en compagnie notamment d’Hilaire Bouyé, le vice-président et coordinateur national du mouvement.

Les liens entre le groupuscule d’extrême droite et la politique « traditionnelle » se concrétisent également au sein de la Traboule, le bar des identitaires à Lyon, où des figures connues viennent donner des conférences. Récemment, on y a ainsi vu le sénateur Stéphane Ravier, ancien RN passé chez Reconquête, ou encore le fondateur de l’Institut Iliade, Jean-Yves Le Gallou, référence intellectuelle de la Nouvelle Droite, ancien membre du RN, qui a longtemps conseillé les Le Pen, avant de soutenir Éric Zemmour.

Boîte noire

Contactés par Mediapart, les Remparts de Lyon, le Rassemblement national de la jeunesse (RNJ) Rhône, Reconquête Rhône, et Les Républicains Drôme n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Daphné Deschamps et Arthur Weil-Rabaud sont journalistes indépendant·es, spécialistes de l’extrême droite. Elle et il signent ici leur premier article pour Mediapart.


 


 

Enquête : comment l’extrême droite s’arme légalement en France

Romane Frachon et Mathieu Burgalassi sur www.humanite.fr

En France, de nombreux attentats meurtriers sont commis avec des armes légales. Si la législation se veut stricte, il n’est en fait pas si difficile de s’armer. Et l’extrême droite en profite.

Le 19 mars 2022, à Paris, l’international de rugby Federico Martín Aramburú boit un verre à la terrasse du bar Le Mabillon. À côté de lui, un groupe tient des propos racistes. Il intervient, une bagarre éclate, on les sépare. Federico Martín Aramburù règle la note et prend le chemin de son hôtel avec son associé Shaun Hegarty. Sur le retour, une jeep les rattrape. Deux hommes en descendent, les mêmes qui tenaient des propos racistes au Mabillon. Ils sont armés, hors de contrôle. Six coups de feu partent. Federico Martin Aramburù s’effondre. Il meurt dans la nuit.

Première surprise de l’enquête : les tireurs auraient dû se trouver en prison. Ce sont des militants d’extrême droite qui ont tabassé et torturé Édouard Klein, leur ancien chef au GUD. Selon le journal « Marianne », ils ont bénéficié d’une libération sous caution payée par un proche de Marine Le Pen. Deuxième surprise, selon Me Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, les armes utilisées étaient « parfaitement légales ». Il s’agissait de « revolvers à poudre noire, une arme de catégorie D, en vente libre, sans permis ». Chez l’un d’entre eux, les enquêteurs trouvent même une dizaine d’armes de ce type, rangées à côté d’une statuette de Hitler et d’un exemplaire de « Mein Kampf ». Comment ces hommes fichés S, membres d’un mouvement raciste et en attente d’un jugement pour violences volontaires, ont-ils pu conserver légalement leurs armes jusqu’au jour du meurtre ?

Est-il si facile de s’armer en France ? Michel Baczyk, président de la Fédération française de tir, nuance : « En termes de législation, on applique la loi européenne ; seules quatre fédérations ont l’autorisation du ministère des Sports pour acquérir des armes : celles de tir, de chasse, de ball-trap et de ski. » Il reconnaît néanmoins qu’une fois affiliés à ces fédérations, les Français peuvent avoir accès à « toutes sortes d’armes légalement, de l’arbalète jusqu’à des fusils de guerre – attention, pas en rafales, c’est strictement interdit ». Jean-Michel Dapvril, directeur délégué aux affaires juridiques de la Fédération nationale des chasseurs, admet lui aussi qu’il est possible pour les membres de sa fédération d’acquérir « jusqu’à 12 armes ». Mais il rappelle que « la loi s’est considérablement resserrée ».

« On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles »

Depuis 2011, un fichier administratif géré par le ministère de l’Intérieur, le Finiada, recense toutes les personnes soumises à des interdictions d’acquisition et de détention d’armes. « Dès que vous êtes dans le fichier, vous êtes bloqué, vous ne pouvez ni acquérir une arme ni obtenir un permis de chasser », indique le responsable de la fédération. D’ailleurs, que ce soit à la FN chasse ou la FF Tir, tout le monde est formel : « On vérifie toujours au Finiada en amont de chaque inscription. »

Selon le ministère de l’Intérieur, plus de 100 000 personnes sont actuellement inscrites au Finiada et, en 2020, 1 600 d’entre elles ont essayé d’acquérir une arme malgré leur interdiction. Un contrôle qui semble se renforcer, comme l’explique Jean-Michel Dapvril : « Quand le dispositif Finiada a démarré, on avait 400 contrôles positifs par an ; maintenant, c’est plutôt dans les 1 200. » Pour autant, la mesure n’est pas vécue négativement. Michel Baczyk complète : « On voit nos armes comme un outil de sport, mais on sait que la dérive peut arriver, donc on comprend le contrôle. » Un avis que partage Jean-Michel Dapvril : « On aimerait que l’État ne réduise pas la voilure sur les contrôles ; en fait, les chasseurs veulent plus de contrôles et plus de police de la chasse. »

Si le système semble efficace, il n’est pas sans défaut. Des angles morts existent. David Durand, auteur d’un article intitulé « Porosité du contrôle des utilisateurs d’armes » dans la revue « Sécurité globale », ne mâche pas ses mots : « Même après les graves attentats des années 2015-2016 et les récents événements liés au terrorisme ( « Charlie Hebdo”, le Bataclan et Nice – NDLR), le contrôle des personnes dans le tir sportif reste, en l’état actuel, poreux et peu performant. »

Il pointe du doigt une juridiction s’intéressant davantage à la détention qu’à l’utilisation : « Dans le monde du tir français, des non-licenciés peuvent utiliser des armes par le biais d’initiations payantes ou sur invitation d’un tireur licencié. La France ne dispose toujours pas de moyens techniques pour contrôler ces utilisateurs d’armes. » N’importe qui peut ainsi apprendre à tirer sans rejoindre une fédération, donc sans être soumis à une vérification auprès du Finiada. Une faille d’ailleurs exploitée en 2015 par Samy Amimour et Charaffe Al Mouadan, deux des terroristes du Bataclan. Ils avaient suivi des cours de tir en passant par une société privée qui organisait des sessions d’initiation à l’usage des armes de poing et des armes longues.

Le député FI Thomas Portes a été alerté sur ces stages : « C’est un vrai sujet, un moyen détourné de former des gens au maniement des armes qui ne demande aucun contrôle ou justification. Vous venez, on vous met une arme entre les mains et on vous apprend à tirer. » Son collègue de la Nupes, Aurélien Taché, partage ce constat : « On voit des stages de type survivalistes où les gens font du maniement d’armes sans être rattachés à la moindre association agréée. Des stages bien loin de tout esprit sportif et souvent » vendus comme des séminaires de combat » », écrit David Durand. « C’est une pratique qui existe et contre laquelle on se bat, s’agace Michel Baczyk, de la FF Tir, il faudrait que tous les stages d’initiation au tir soient faits par des formateurs qui ont des brevets fédéraux et des diplômes d’État. » Un souhait qui nécessiterait un changement de la loi. En attendant, de nombreuses sociétés privées continuent de vendre des initiations au tir hors de tout contrôle étatique.

Le pistolet à poudre noire : en accès libre et prisé de l’extrême droite ?

Toutefois, pour Thomas Portes, le plus gros du sujet n’est pas là : « On a un vrai problème avec les catégories d’armes et surtout avec les armes à poudre noire. » Christophe Cariou-Martin, l’avocat de Shaun Hegarty, développe : « Ce sont des armes à feu de catégorie D qui sont en vente libre sans aucune contrainte, si ce n’est celle d’être majeur. » Ce que confirme Michel Baczyk, de la FF Tir : « Pour les armes de catégorie D, il n’y a aucune vérification du casier ou du Finiada, elles peuvent être achetées et détenues librement. » Il nuance tout de même : « C’est dur à utiliser, il faut savoir ce qu’on fait pour ne pas qu’elles vous explosent à la figure. »

Des armes en tout cas suffisamment fonctionnelles pour permettre l’assassinat de Federico Martín Aramburú en 2022. « Ce sont des armes létales, qui ont été utilisées pour tuer jusqu’au XXe siècle ! tempête Christophe Cariou-Martin. Quand vous voyez la force de l’impact d’une balle à poudre noire sur des plaques d’acier, c’est tout simplement effroyable. » Ces armes sont en vente sur de nombreux sites Internet. La marque Pietta propose même des modèles de revolvers à six coups, à 195 euros. Et il ne s’agit pas de pétoires usées, mais d’armes neuves, en parfait état de marche.

Le député Thomas Portes se désole : « Ce sont des armes qui tuent mais qui peuvent être achetées sur simple dépôt d’une pièce d’identité, même par des gens déjà condamnés pour des actions violentes. » Pour lui « l’affaire Martín Aramburú montre qu’il faut agir sur la classification et restreindre l’accès légal aux armes à poudre noire ». Une proposition de renforcement du contrôle qui semble séduire les fédérations : « Sur les armes à poudre noire, on trouverait normal que tous les utilisateurs soient aussi encadrés et contrôlés que nous », estime Jean-Michel Dapvril, du côté des chasseurs.

Cet encadrement semble d’autant plus urgent que les affaires criminelles qui impliquent des armes de catégorie D se multiplient. Outre le meurtre de Federico Martín Aramburú, l’affaire dite de la famille Gallicane en est un exemple frappant. Il s’agissait d’un groupuscule survivaliste constitué de supporters d’Éric Zemmour qui s’étaient filmés en train de tirer sur des caricatures racistes et antisémites avec des revolvers à poudre noire. Un type d’arme retrouvé aussi lors des perquisitions chez Logan Nisin, le terroriste d’extrême droite condamné à neuf années de prison pour avoir planifié des tentatives d’assassinat visant Jean-Luc Mélenchon et Christophe Castaner. D’ailleurs, concernant les violences d’extrême droite, le recours à des armes légales est presque toujours systématique.

« L’extrême droite théorise le fait de s’armer, il y a une culture des armes à feu. Les militants se préparent à combattre de manière violente et militaire les gens qui sont face à eux », relève Thomas Portes. « Dans l’extrême droite française, l’arme est un symbole politique », ajoute Aurélien Taché. Aussi les influenceurs d’extrême droite ont-ils pris l’habitude de conseiller leurs followers sur les meilleurs moyens de s’armer légalement. Par exemple, le youtubeur d’extrême droite Tireur Zéro (12 100 abonnés) a proposé plusieurs vidéos sur les armes à feu en vente libre. Parmi ses « conseils » : comment obtenir une arme à poudre noire mais, surtout, quels modèles peuvent être détournés et utilisés avec des munitions standards. On y apprend que, en France, le célèbre fusil Winchester utilisé par Schwarzenegger dans « Terminator II » s’achète sans permis. Une arme que l’on peut pourtant utiliser avec des cartouches de calibre 12 classiques, ce qui devrait la classer parmi les armes de chasse nécessitant un permis.

Évidemment, ce n’est pas la dimension sportive qui intéresse ces influenceurs racistes. Dans sa vidéo sur le survivalisme, le youtubeur d’extrême droite Code-Reinho (328 000 abonnés) conseille lui aussi la poudre noire et ne cache pas ses intentions. Selon lui, s’armer, c’est se préparer à tirer sur ceux qu’il surnomme les « chances pour la France », comprenez les immigrés. Interrogé à ce propos, Michel Baczyk, de la FFTir, s’irrite : « Ce genre de tireur qui prend une licence en sous-marin, c’est une grosse problématique que l’on a… Il y a quelque temps, on a dû sanctionner une personne qui faisait du tir sur des silhouettes humaines. »

« Il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi »

Joint par « l’Humanité », Nico1, un détenteur d’armes à feu qui a été longtemps proche de l’extrême droite, témoigne : « C’est sûr qu’il n’y a rien de bien compliqué à s’armer en France. » D’après lui, les armes à poudre noire ne sont que le sommet émergé de l’iceberg : « C’est facile d’accès au début, mais on réalise vite qu’en fait, ce n’est pas compliqué de passer le permis de chasse, et qu’il faut à peine six mois au stand de tir pour rapporter une arme de poing chez soi. » De nombreux militants d’extrême droite semblent avoir fait le même constat. Claude Sinké, ancien candidat FN, auteur de l’attaque de la mosquée de Bayonne en 2019, avait utilisé un fusil à pompe et un pistolet 9 mm : deux armes qu’il détenait grâce à sa licence de tireur sportif. Valentin Marcone, le survivaliste qui avait abattu deux personnes en 2022, était lui aussi un tireur sportif en club et l’arme utilisée pour ses meurtres était parfaitement légale.

Un scénario qui tend à se répéter, notamment lorsque des réseaux d’extrême droite sont démantelés. Par exemple, en 2021, les armes du groupuscule Honneur & Nation – qui voulait commettre des attentats contre une loge maçonnique et le ministre Olivier Véran – étaient toutes enregistrées pour du tir sportif. Une situation qui rappelle celle du groupuscule Action des forces opérationnelles – qui voulait assassiner des femmes portant le foulard et des imams –, dont la grande majorité des armes était aussi détenue grâce à des licences de tir sportif et des permis de chasse.

Si les experts et les fédérations semblent réclamer un durcissement des règles, du côté du ministère de l’Intérieur, rien ne bouge. Un rapport parlementaire s’est bien penché, en novembre 2023, sur l’activisme violent. Mais, si la dangerosité de la menace identitaire est constatée, les armes légales ne sont pas évoquées. Pire, le ministère de l’Intérieur vient d’acter une nouvelle mesure autorisant les bureaux de tabac à vendre des munitions. Depuis le 1er janvier 2024, chacun peut donc se procurer des cartouches de catégories C et D chez son buraliste. Deux ans après l’assassinat de Federico Martín Aramburú, les balles utilisées pour son meurtre s’achètent comme un simple paquet de cigarettes.

Malgré la gravité de la situation, actuellement, rien n’est mis en œuvre pour interdire l’acquisition d’armes létales sans permis et hors de tout contrôle fédéral par des mouvements suprémacistes. Aucun projet de loi, aucun amendement, aucun décret ministériel. Pour Aurélien Taché, cela prouve que le problème relève moins d’un angle mort de la législation que d’un aveuglement du ministère : « Dès qu’on sort du djihadisme, il y a une absence de volonté politique sur le sujet terroriste, insiste le député écologiste. Le dernier rapport d’Europol prévient que la moitié des attentats d’extrême droite sur le sol européen ont eu lieu en France, mais l’extrême droite n’est toujours pas considérée comme une menace sérieuse par le gouvernement. »

Si Thomas Portes partage cette analyse, il est moins diplomate : « Ne rien faire sur les armes quand on voit la situation actuelle du terrorisme d’extrême droite, c’est assumer une volonté de laisser faire. » Rappelant les amitiés passées de Gérald Darmanin avec le mouvement royaliste, collaborationniste et antisémite Action française, pour lequel le ministre a publié cinq articles en 2008, Thomas Portes considère qu’il est « toujours un militant d’extrême droite » et que « cela a un impact sur la gestion sécuritaire du terrorisme ». Nico, le détenteur d’armes, résume : « Si rien ne change, on va forcément avoir de plus en plus d’attentats d’extrême droite dans les années à venir. » Malgré de multiples relances, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre à nos questions.

  1. Son nom a été changé à sa demande pour sa sécurité.

   mise en ligne le 7 février 2024

Mayotte paralysée
par les blocages, et par la haine

Grégoire Mérot sur www.mediapart..fr

Depuis le 22 janvier, Mayotte est paralysée par des barrages routiers érigés aux quatre coins de l’île par des militants antimigrants. Le mouvement se durcit. Au-delà, transpire un sentiment d’abandon de l’État, pris à son jeu de la surenchère xénophobe.

Mamoudzou (Mayotte).– « Nous sommes menacés, quoi que nous fassions. On retrouve ici ce qu’on a fui. » Vendredi 26 janvier au matin, alors que les trombes d’eau ont enfin cessé de s’abattre sur les bâches bleues du camp de migrant·es installé dans l’enceinte du stade de Cavani, à Mamoudzou, un petit groupe d’hommes et de femmes tient forum. Et racontent. Ils viennent de l’Afrique des Grand Lacs, là où, sous différents uniformes, les soldats se livrent aux mêmes horreurs, violent, pillent, tuent, sans cesse. Il fallait fuir, à tout prix, traverser l’Ouganda puis la Tanzanie. Et de là, embarquer.

« On ne savait pas trop où on allait. Mayotte, on n’en avait jamais entendu parler », explique un père de famille. Beaucoup sont morts en mer. Puis une lueur d’espoir : « la France ». La paix, la sécurité, enfin ? « Non, rétorque le papa. Depuis que nous sommes ici, la situation que nous vivons est inhumaine. » 

D’abord, l’État n’assure pas son obligation d’héberger les demandeurs et demandeuses d’asile à Mayotte : faute de place, expliquent ses représentants depuis 2019 et l’apparition des premiers campements de ressortissant·es africain·es sur l’île. Le système dérogatoire étant la norme à Mayotte, principalement en termes d’aides sociales et d’accueil, les demandeurs et demandeuses d’asile ne bénéficient que de 30 euros par mois, sous forme de bons d’achat.

« Avec ça, c’est vraiment impossible de survivre ici », commente un demandeur d’asile entouré de ses compagnons d’infortune. Ils acquiescent. Alors, pour survivre, face à la misère cette fois, « les Africains », comme les désigne la population, se regroupent pour partager les fruits de la débrouille quotidienne et les dons de « quelques bons samaritains » : « Ils se cachent car ils ont peur, mais il y en a quand même. » 

Fin 2023, lassé des nuits à subir les rackets et les agressions de bandes dans sa rue-dortoir, un groupe de demandeurs d’asile investit un monticule en friche dans le périmètre du stade de Cavani. Le mur d’enceinte devait leur apporter un peu de la protection tant recherchée, introuvable au pied des locaux de l’association Solidarité Mayotte – la Spada (Structure du premier accueil des demandeurs d’asile) locale –, débordée par les demandes de quelque 2 000 nouveaux arrivants et arrivantes du continent en 2023.

Très vite, l’installation suscite l’indignation d’un côté, l’imitation de l’autre. Et alors qu’en décembre, le maire de Mamoudzou invite ses agent·es à manifester quotidiennement contre la présence des demandeurs et demandeuses d’asile, les tentes bricolées se multiplient le long du mur. De son côté, le conseil départemental, propriétaire des lieux, forme un recours en référé pour demander l’expulsion des occupant·es. Le juge administratif le déboute le 26 décembre, considérant que le caractère d’urgence n’avait pas été démontré. La préfecture, elle, se mure dans le silence. Les « collectifs » entrent alors en scène.

« Les collectifs » mènent la danse

Depuis 2018 et le dernier grand mouvement social qui a paralysé l’île pendant deux mois, ces groupes d’habitant·es plus ou moins structurés, comme le Collectif des citoyens de Mayotte 2018 ou le Comité de défense des intérêts de Mayotte, sont devenus des acteurs incontournables de la vie politique locale. Ne cachant rien de leur xénophobie, ils accueillent Marine Le Pen en 2021 devant les locaux de la Cimade, association qu’ils assiègent car fautive, selon eux, d’aider les étrangers et étrangères au détriment des Mahorais·es. La structure, si elle n’a pas officiellement mis la clef sous la porte, n’opère plus sur le territoire. 

Depuis, les différents représentants de l’État, et spécialement Gérald Darmanin, leur prêtent une oreille des plus attentives. Caution populaire de l’opération Wuambushu, les collectifs ont le champ libre pour bloquer l’hôpital et les dispensaires – accusés eux aussi de favoriser l’immigration clandestine – en mai 2023. Les forces de l’ordre ont pour instruction de ne pas intervenir, comme elles ont celle de ne pas débloquer le service des étrangers de la préfecture, lui aussi (toujours) verrouillé par les militant·es, ce qui empêche l’émission de titres de séjour. De quoi, pour l’État, faciliter les expulsions et assurer le quota annuel de 25 000 personnes reconduites. Un jeu trouble qui ne pouvait que mal finir.

Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” Un médecin métropolitain bloqué par un barrage

Début janvier, les « collectifs » rejoignent ainsi le groupe de riverain·es installé aux abords du stade de Cavani pour réclamer son évacuation. Depuis, « on nous menace, on nous insulte tout le temps, on nous empêche de circuler », témoigne un réfugié. Haine et discrimination deviennent la règle, alors que les habitant·es du camp s’abreuvent dans une rivière saumâtre : « Pendant les distributions d’eau qu’il y avait pour tout le quartier aux abords du stade, quand les membres des collectifs voyaient un Africain, ils demandaient à arrêter la distribution et tout le monde s’exécutait », illustre Daniel Gros, délégué local de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Sa présence quotidienne aux côtés des réfugié·es et demandeurs et demandeuses d’asile du stade lui vaut un lot journalier de menaces et d’intimidations.

Mi-janvier, c’est l’explosion quand un groupe de ressortissants somaliens débarqués le jour même sur l’île tente de rejoindre le campement. Riverain·es et collectifs veulent les en empêcher physiquement. Pour la seule soirée du 14 janvier, 17 migrants sont blessés, selon Mayotte la 1ère. Des batailles rangées se font jour, plongeant riverain·es et réfugié·es dans un quotidien fait d’explosions, de gaz lacrymogène, de pluie de pierres et d’incendies.

« Il va y avoir des morts », assure un père de famille demandeur d’asile. « Si l’État ne prend pas vraiment les choses en main, ça va être une catastrophe », poursuit celui qui n’envoie plus ses enfants à l’école, car « c’est trop dangereux, ils sont harcelés tout le temps ». 

Darmanin reprend Le Pen

Le 17 janvier, l’État, par l’entremise de son ministre de l’intérieur et des outre-mer, prend enfin la parole. « Ils ont raison [ceux qui demandent le démantèlement du camp – ndlr] », indique-t-il. « Non, il n’y a pas de faillite de l’État, il y a des associations qui aident ces personnes à venir », poursuit alors Gérald Darmanin. Marine Le Pen a été condamnée en diffamation pour des propos similaires tenus à l’endroit de La Cimade-Mayotte.

« C’est un fantasme local bien ancré, pourtant il n’y a plus aucune association qui vient en aide aux étrangers. La seule qui existe, c’est Solidarité Mayotte, et elle opère pour le compte de l’État », rappelle Daniel Gros, de la LDH. 

Qu’importe, voilà les collectifs soutenus dans leur analyse. Leur mobilisation s’intensifie. Lundi 22 janvier, les premiers barrages se font jour pour réclamer le démantèlement effectif du camp. Le préfet Thierry Suquet confirme dans la foulée le début des opérations dans les jours qui suivent.

Pas de quoi faire lever les barrages qui, au contraire, essaiment aux quatre coins de l’île, avec, à chaque fois, des arbres coupés au milieu de la chaussée, des poubelles, palettes ou autres gazinières, un coin cuisine, le tout tenu par quelques militant·es, principalement des femmes, dans une ambiance festive mais déterminée. Personne ne passe. Même le personnel soignant reste souvent bloqué.

« Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on n’a pas besoin de toi” », raconte un médecin métropolitain qui tentait de rejoindre son dispensaire. Le système de soins est pourtant déjà très fragile. « À la maternité, on a fait dix accouchements en trois jours, alors qu’on fait normalement le triple. Ça veut dire qu’il y a eu une vingtaine d’accouchements à domicile dont on n’a même pas encore entendu parler... Ce qu’il se passe est hallucinant », explique-t-il. 

La traque aux réfugiés

Jeudi 25 janvier, l’opération menée par la préfecture au stade de Cavani commence au petit matin. Sous les huées et les insultes de la population locale, 77 personnes sont exfiltrées pour regagner un hébergement d’urgence. « C’était affreux, les gens nous filmaient, filmaient nos plaques et nos voitures pour savoir où on allait », témoigne une salariée chargée de conduire des familles de réfugié·es.

Dans les villages et les barrages, les rumeurs et la folie xénophobe s’emparent de certains esprits chauffés à blanc. Partout, les réfugié·es sont pisté·es, traqué·es. Des maisons d’« ennemis de Mayotte » sont présentées à la vindicte comme hébergeant des « Africains ». Même les ambulances sont fouillées par les barragistes pour s’assurer qu’elles ne transportent pas des réfugié·es. L’idée que « les Africains » s’installent dans les villages leur est insupportable. Et ne fait que renforcer le mouvement.

« Pour beaucoup d’entre nous, c’est la même chose, ce qu’il se passe ici, que ce qu’on a voulu fuir, témoigne le père de famille qui vit encore au stade avec ses deux enfants. Même si on nous donne un hébergement, on est pris au piège parce qu’on ne pourra pas en sortir, ils savent où on est. » Il dit aussi que celles et ceux qui avaient réussi à louer un petit banga (case en tôle) se font mettre à la porte car les propriétaires ont peur.

« Nous demandons à la population de comprendre que nous sommes tous des humains, nous voulons juste la paix. La xénophobie ne leur amènera rien de bon », poursuit un voisin de campement.

La supplique de la préfecture

Vendredi, le préfet demande aux collectifs d’appeler à la levée des barrages. Dans un communiqué, il leur demande de ne pas faire revivre 2018, alors que « de lourdes conséquences sur le fonctionnement de l’île » se font déjà sentir. La gravité des actions entreprises est pour une fois pointée, à l’instar des fouilles d’ambulances. 

Les collectifs refusent. Pris au piège de la frange radicale longtemps choyée, le représentant de l’État appelle désormais « la majorité silencieuse » à la rescousse. Reste à voir qui volera au secours de l’État, jusqu’alors incapable d’assurer la sécurité des habitant·es de l’île, qui subissent chaque jour une violence inouïe et des services publics déficients. De graves carences et un sentiment d’abandon qui, pour beaucoup d’habitant·es, légitiment une forme de révolte.

Samedi matin, alors que les barrages sont toujours en place, les blindés de la gendarmerie ont fait le tour de l’île pour dégager les axes routiers. Mais dans plusieurs localités, les routes sont à nouveau barrées sitôt la caravane militaire passée. « Ce n’est pas fini », préviennent les collectifs, sur un ton guerrier. 


 


 

À Mayotte,
l’école, ses élèves,  ses enseignants,
pris en étau dans les violences

Grégoire Mérot sur www.mediapart.fr

Alors que les moins de 20 ans représentent 55 % de la population de l’île, aucun plan pour la jeunesse ne se profile, laissant chaque jour la violence et l’errance gagner du terrain. Dernier rempart à un abandon généralisé, l’école tente de faire face mais se retrouve elle-même bien isolée.

Mamoudzou (Mayotte).– Deux mois après la visite express d’Élisabeth Borne, alors première ministre, rien n’a changé ou presque à Mayotte. « C’est encore pire », dit-on même du côté de Koungou, où les conflits entre quartiers font plus que jamais rage. Le 24 janvier, le collège était pris d’assaut par une cinquantaine de jeunes. Partout, les droits de retrait fleurissent en même temps que les violences explosent aux abords des établissements scolaires.

« École en sous-France », disait une pancarte rouge sang, érigée le 8 décembre, jour de la visite d’Élisabeth Borne devant le collège de Passamainty, un « village » de Mamoudzou. Autour, bloquant l’accès à l’établissement, professeur·es et élèves voulaient se faire entendre : le mal-être partagé entre générations a son mot : l’insécurité.

Tous et toutes évoquent alors les pluies de pierres quotidiennes, les coups de machette, de couteau, de ciseaux, la panique générale puis les sirènes, les détonations en salves fournies. Car à Mayotte, principalement autour de Mamoudzou, les affrontements entre bandes ou avec les forces de l’ordre rythment la vie et charrient leurs lots de dommages collatéraux. Sur le maigre réseau routier, les bus scolaires sont pris pour cible au petit matin. Le soir venu, au tour des automobilistes et des motards de recevoir cailloux et fers à béton pour être mieux rançonnés.

« On vit dans la peur, on a peur pour nous, pour nos élèves, parce que l’on sait qu’à un moment, dans la journée, ça va péter. La question n’est plus de savoir si ça va péter mais quand. Ce ne sont ni des conditions de vie, ni des conditions d’enseignement acceptables quand on est censés être dans un département français », dénonce une enseignante du collège du Koungou, commune au nord de Mamoudzou. Autour de la professeure de sport, une équipe de collègues en T-shirts rouges, toujours. Ce jour-là, ils auront enfourché leur deux-roues à chaque déplacement de la cheffe du gouvernement dans l’espoir d’un échange, aussi bref soit-il, avant que 8 000 kilomètres ne les privent encore de cette occasion. En vain.

Pour ajouter à la déconvenue, au terme de la visite au pas de course – cela faisait huit ans qu’un premier ministre ne s’était pas rendu sur le territoire –, cette annonce : l’État prendra à sa charge le coût du blindage des vitres des bus scolaires. « C’est désespérant, réagit une infirmière scolaire. Quand on voit la souffrance de nos gamins au quotidien, on se sent vraiment abandonnés. »

Dans le même temps, une partie de la population a érigé des barrages aux quatre coins de l’île, initialement pour exiger le démantèlement d’un camp de réfugié·es et de demandeurs et demandeuses d’asile, avant de faire muter le mouvement en une protestation plus large contre l’insécurité et l’immigration clandestine. Un glissement qui, en ces temps violents qui secouent l’île, permet aux militant·es de s’attirer quelques soutiens supplémentaires. À l’instar de plusieurs équipes pédagogiques.

Rebondissant sur les prises de position effectuées par la base, le syndicat CGT Éduc’action prend à son tour la parole dans un communiqué commun diffusé début février avec la CGT Protection judiciaire de la jeunesse. Les deux branches locales expriment ainsi « leur solidarité envers tous ceux et celles qui se mobilisent pour défendre nos droits afin que Mayotte puisse enfin vivre dignement et sereinement ».

Mais les syndicats alertent : « En ces jours difficiles, il nous paraît vital de ne pas se laisser berner par celles et ceux qui tenteraient d’opposer les différentes franges de la société mahoraise en ciblant des boucs émissaires. »

Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel. Jacques Mikulovic, recteur de Mayotte

Illustrant cette mise en garde, la manifestation du mardi 6 février, organisée par « Les Forces vives », la nouvelle bannière des différents collectifs locaux mobilisés contre l’immigration et l’insécurité, a été émaillée d’incidents au tribunal judiciaire de Mamoudzou, dont les manifestants accusent les magistrats de laxisme envers les délinquants. Puis elle s’est soldée par le cadenassage et le siège des locaux de deux associations à caractère social, accusées de favoriser l’immigration clandestine.

De manière générale, toute structure qui œuvre sans distinction de nationalité est perçue comme favorisant un « appel d’air » migratoire. Et sur un territoire où la moitié de la population est étrangère, c’est avant tout là que le bât blesse, selon nombre de professeur·es. « Le problème, c’est qu’en dehors de l’école, il n’y a plus aucun accompagnement pour énormément d’enfants, ne serait-ce que pour les besoins les plus primaires comme manger ou se soigner. Si l’on devait faire des “informations préoccupantes” auprès des services de l’aide sociale à l’enfance sur les mêmes standards qu’en métropole, on ne ferait que ça. Mais c’est impossible, car on sait qu’il ne se passe rien derrière », déplore une infirmière scolaire qui, accompagnée d’une collègue, a « l’impression de pallier à travers l’école tout ce que le reste de la société devrait faire, sans en avoir les moyens ».

Et les deux infirmières d’exposer leur quotidien, avec majoritairement « des élèves dont les parents ont été expulsés » – en moyenne, 25 000 personnes par an sont expulsées du territoire. Des enfants aux mères seules et sans revenu, et pléthore de jeunes confiés à des adultes peu regardants. « Ils font parfois l’objet de suivi par des éducateurs spécialisés mais qui sont eux-mêmes complètement débordés et ne sont pas en mesure de répondre aux besoins. » Des moyens qui manquent de toutes parts, comme les perspectives : près de la moitié des lycéen·nes sort de l’école sans papiers ni avenir. De quoi décourager nombre d’élèves en amont, qui viennent gonfler les rangs des quelques 10 000 mineur·es non scolarisé·es de l’île.

Quant aux situations moins critiques, « on constate que l’immense majorité des élèves n’ont rien à faire quand ils sortent de l’école, ils sont très demandeurs mais il n’y a quasiment aucune activité à leur proposer. Alors, forcément, ils traînent et pour beaucoup, c’est le début d’un engrenage sans fin », explique l’équipe du collège de Koungou.

« Il manque une véritable politique jeunesse, c’est pourtant essentiel », abonde le recteur de Mayotte, Jacques Mikulovic. Reste à convaincre les élus locaux de la mettre sur pied, puis en œuvre. « C’est compliqué, souffle le recteur. Nos partenaires ont tendance à se tourner vers l’État sur ces questions. Il y a des choses qui se passent avec des associations, avec quelques maires qui embrayent mais c’est encore embryonnaire et l’opinion politique locale ne va pas dans ce sens-là », explique-t-il, craignant que le mouvement social en cours ne remette encore les compteurs à zéro.

Reste que pour la CGT Éduc’action, « le principal fautif est bien l’État, incapable d’assurer ses missions sur le territoire ». État auquel le syndicat demande de « concevoir une vraie politique qui ne se limite pas à l’envoi des forces de l’ordre à Mayotte, mais [procède] à des investissements massifs dans tous les services publics ».


 

   mise en ligne le 6 février 2024

Allocation de solidarité spécifique : comment le gouvernement va plonger les chômeurs dans la pauvreté

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

En s’attaquant à l’allocation de solidarité spécifique, le filet de sécurité destiné aux chômeurs en fin de droits, pour la remplacer par le revenu de solidarité active, l’exécutif poursuit sa politique délibérée de précarisation des chômeurs et de démantèlement de l’assurance-chômage. Leur horizon : le contre-modèle allemand.

On peut reprocher beaucoup de choses à Emmanuel Macron, mais pas de manquer de constance : après avoir entamé son premier quinquennat en expliquant aux chômeurs qu’ils n’avaient qu’à « traverser la rue » pour retrouver du boulot et poursuivi en menant les réformes les plus régressives de l’histoire de l’assurance-chômage, le voici qui relance son second mandat en rouvrant le chantier de démolition.

Lors de son discours de politique générale du 30 janvier, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé qu’il comptait supprimer l’allocation de solidarité spécifique (ASS), filet de sécurité destiné aux chômeurs en fin de droits, pour la remplacer par le revenu de solidarité active (RSA).

Vu de loin, cette mesure peut paraître purement technique. Il n’en est rien : les quelques phrases prononcées à l’Assemblée nationale par le premier ministre, assorties du couplet de rigueur sur la nécessité de « chercher un modèle social plus efficace et moins coûteux », ont dû faire trembler environ 322 000 personnes.

L’allocation de solidarité spécifique, c’est 18 euros par jour, soit environ 540 euros par mois

Selon les derniers chiffres de la Drees (le service statistique ministériel), datant de fin 2022, c’est le nombre de bénéficiaires de l’ASS, une allocation créée en 1984 et destinée à des privés d’emploi ayant épuisé leurs droits au régime d’assurance-chômage (dix-huit mois d’indemnisation au maximum pour les moins de 53 ans). Le montant de l’ASS n’a rien de somptuaire : 18 euros par jour, soit environ 540 euros par mois ; 58 % des bénéficiaires ont 50 ans et plus. « Les chômeurs de longue durée qui perçoivent l’ASS sont souvent des seniors, confirme la sociologue Claire Vivès. Le gouvernement part d’un problème réel (le chômage des plus de 50 ans), mais rend les personnes qui le subissent responsables de leur situation, plutôt que de remettre en cause, par exemple, le comportement des employeurs. »

Le basculement programmé de ces personnes au RSA risque de faire des dégâts pour au moins deux raisons. La première, c’est que les personnes à l’ASS cotisent automatiquement pour leur retraite, contrairement aux bénéficiaires du RSA. La seconde, c’est qu’il est plus facile pour une personne en couple de percevoir l’ASS, même si son conjoint travaille. Pour le dire autrement, un chômeur vivant avec une personne payée au Smic peut toucher l’ASS, mais n’aura pas le droit au RSA si l’ASS vient à être supprimée. Selon les calculs de l’économiste Michaël Zemmour, la décision de Gabriel Attal pourrait faire perdre entre 100 et 150 euros par mois à un ménage dont un des conjoints travaille au Smic, soit 5 à 10 % de ses revenus.

Au fond, cette décision s’inscrit dans le droit-fil de la politique macroniste de démantèlement de l’assurance-chômage menée tambour battant depuis 2017. Cette politique s’appuie à la fois sur un présupposé idéologique (le mythe du chômage « volontaire » ), un objectif financier de réduction de la dépense publique et un mot d’ordre implicite, selon lequel un travailleur précaire vaut mieux qu’un chômeur indemnisé. « Il s’agit de rendre la situation des salariés plus enviable que celles des chômeurs, mais sans augmenter les salariés, résume la sociologue Claire Vivès. Ce qui revient en fait à dégrader les conditions de vie des chômeurs, tout en mobilisant un discours glorifiant la dignité du travail. »

« Mais qu’est-ce que les chômeurs ont fait à Macron ? »

Dans l’histoire de la Ve République, aucun pouvoir ne s’était attaqué à l’assurance-chômage avec un tel systématisme. Les gouvernements macronistes ont joué sur tous les paramètres : dégressivité des allocations pour les cadres (entrée en vigueur en juillet 2021) ; modification du calcul de l’allocation (octobre 2021) ; durcissement des conditions d’accès (décembre 2021) ; réduction de 25 % de la durée maximale d’indemnisation pour les nouveaux inscrits (février 2023). Avec un double objectif : faire baisser le nombre d’inscrits et réaliser des économies.

La dernière réforme, entrée en vigueur en février 2023, va faire « économiser » 4,5 milliards d’euros par an à l’assurance-chômage. Selon les estimations de l’Unédic, le nombre d’allocataires indemnisés chuterait mécaniquement de 12 % à horizon 2027, soit environ 300 000 personnes en moins. Sans indemnités, des milliers de chômeurs seront poussés à accepter n’importe quel boulot, ce qui n’est peut-être pas pour déplaire à l’Élysée : après tout, Emmanuel Macron s’est fixé pour objectif d’atteindre le plein-emploi en 2027, mais sans préciser les modalités pour y parvenir.

Le chef de l’État n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Lors du récent sommet de Davos, il a redit son intention d’ouvrir « un deuxième temps sur la réforme de notre marché du travail en durcissant les règles de l’assurance-chômage ». De quoi susciter une levée de boucliers généralisée parmi les syndicats. « Mais qu’est-ce que les chômeurs ont fait à Macron ? » fait mine de s’interroger la dirigeante de la CFDT, Marylise Léon, tandis que Sophie Binet, son homologue de la CGT, prévient l’Élysée que « si, encore une fois, il s’agit de remettre en cause les droits des travailleurs », ce serait « un casus belli ».

Emmanuel Macron a souvent vanté les mérites de la « flexisécurité » danoise, mais le « modèle » allemand l’inspire au moins autant. C’est probablement un hasard, mais Gabriel Attal a annoncé le prochain tour de vis en moquant « le droit à la paresse » devant les députés : c’est en dénonçant ce même « droit à la paresse » que le chancelier Gerhard Schröder préparait les esprits, dès 2001, aux réformes du marché du travail. En 2005, la loi Hartz IV (du nom de l’ex- DRH, Peter Hartz) prévoit que les chômeurs ne seront plus indemnisés que pendant douze mois (contre trente-six mois au maximum auparavant), pour basculer ensuite sur une indemnité forfaitaire très faible. Par ailleurs, les contrôles sont durcis.

Il est difficile de ne pas percevoir l’écho de cette politique (au moins dans son esprit), dans les récentes mesures macronistes : réduction de la durée d’indemnisation, remplacement de l’ASS par le RSA, renforcement du contrôle des chômeurs. Reste que la comparaison avec l’Allemagne est cruelle. C’est précisément au moment où la France s’engage dans cette voie pied au plancher que le voisin allemand fait prudemment machine arrière : il y a quelques semaines, Hartz IV a été édulcorée par la coalition au pouvoir.


 

   mise en ligne le 5 février 2024

Droits des personnes exilées aux frontières intérieures : le gouvernement sommé de revoir sa copie

Communiqué commun dont la LDH est signataire

sur https://www.ldh-france.org/

Le Conseil d’Etat vient de rendre sa décision, ce 2 février 2024, sur le régime juridique appliqué aux frontières intérieures depuis 2015 après que la Cour de justice de l’Union européenne a, dans un arrêt du 21 septembre 2023, interprété le droit de l’Union.

Conformément aux demandes des associations, le Conseil d’etat annule l’article du Ceseda qui permettait d’opposer des refus d’entrée en toutes circonstances et sans aucune distinction dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.

Surtout, suivant son rapporteur public, le Conseil d’Etat souligne qu’il appartient au législateur de définir les règles applicables à la situation des personnes que les services de police entendent renvoyer vers un Etat membre de l’espace Schengen avec lequel la France a conclu un accord de réadmission – entre autres, l’Italie et l’Espagne.

Après huit ans de batailles juridiques, le Conseil d’Etat met enfin un terme aux pratiques illégales des forces de l’ordre, notamment en ce qui concerne l’enfermement des personnes hors de tout cadre légal et au mépris de leurs droits élémentaires à la frontière franco-italienne. Le Conseil constate que leur sont notamment applicables les dispositions du Ceseda relatives à la retenue et à la rétention qui offrent un cadre et des garanties minimales. Enfin, il rappelle l’obligation de respecter le droit d’asile.

Nos associations se félicitent de cette décision et entendent qu’elle soit immédiatement appliquée par l’administration.

Elles veilleront à ce que les droits fondamentaux des personnes exilées se présentant aux frontières intérieures, notamment aux frontières avec l’Italie et l’Espagne, soient enfin respectés.

Organisations signataires : ADDE, Alliance DEDF, Anafé, Emmaüs Roya, Gisti, Groupe accueil et solidarité, La Cimade, LDH (Ligue des droits de l’Homme), Roya Citoyenne, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Tous migrants

Paris, le 2 février 2024


 

   mise en ligne le 4 février 2024

Suspension du plan Ecophyto :
une décision « inefficace » pour des syndicats et des ONG environnementales

Samuel Eyene sur www.mediapart.fr

Ce jeudi 1er février, le ministre de l’Agriculture a annoncé la « mise en pause » du projet qui doit définir la stratégie française de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques à l’horizon 2030. Syndicats et ONG environnementales fustigent cette décision.

« La stratégie Ecophyto 2030 est soumise à la consultation des parties prenantes pour une publication à l’horizon début 2024 », précisait le 30 octobre dernier le ministère de l’Agriculture sur son site mais force est de constater que les dirigeants de la FNSEA et des JA ont eu sa peau. Ce jeudi 1er février, pendant que les agriculteurs mobilisés attendaient des nouvelles annonces du premier ministre pour répondre à leur crise, le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a révélé la mise « en pause » du projet qui doit définir la stratégie française de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques à l’horizon 2030. Une « mise à l’arrêt » confirmé dans la foulée par l’hôte de Matignon, lors de sa conférence de presse.

Une « mesure allant dans le bon sens » pour la FNSEA et les JA mais immédiatement décriée par les ONG environnementales et autres syndicats agricoles. Sur le barrage de l’A43 à Saint-Quentin-Fallavier (Isère), Thierry Bonnanour, porte-parole de la Confédération Paysanne Auvergne-Rhône-Alpes déplore le « recul » d’un plan qui « n’était déjà pas très efficace pour réduire l’usage des pesticides ».

« Le politique décide à la place des experts scientifiques »

De son côté, François Veillerette de Générations Futures, estime que depuis l’élaboration du plan Écophyto I, la FNSEA et les JA poussaient « pour retirer le Nodu ». Lancé en 2008, il sert à calculer de nombre de doses de produits phytosanitaires utilisés à l’hectare par les exploitants agricoles. Pourtant, le premier ministre Gabriel Attal a annoncé « l’élaboration d’un nouvel indicateur ». Une décision que regrette le porte-parole de l’ONG : « La FNSEA et le gouvernement vont en mettre au point un nouveau en toute opacité. Nous n’aurons pas accès à leurs discussions ».

Et les mauvaises nouvelles s’enchaînant, lors de son intervention le premier ministre Gabriel Attal a aussi visé indirectement l’activité de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en voulant « sortir d’une situation » où l’agence des pouvoirs publics décide de quelle molécule chimique interdire sans attendre l’accord de l’Union européenne. « On en revient à un système où le politique décide à la place des experts scientifiques », se désole François Veillerette.

Pour le président du Modef, Pierre Thomas, ces annonces sont le signe que le gouvernement « n’incite pas à trouver des solutions » pour changer de modèle. « Si le gouvernement avait dit ”on met sur pause le plan Écophyto, parce qu’il met en difficulté les agriculteurs, mais on lance à fond la recherche et les investissements sur les nouvelles méthodes de culture pour changer nos pratiques”, nous aurions pu entendre l’argument. Mais là, il met sur pause les mesures environnementales sans rien proposer ensuite ». Un avis partagé par Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV. « Le gouvernement peut décider de ne plus protéger l’eau, la terre, la biodiversité et même notre santé. Mais avec ça nos agriculteurs ne gagneront pas plus (leur principale revendication), a-t-elle publié sur X. À la fin, tout le monde est perdant ».

Le 14 décembre 2023, une commission d’enquête parlementaire sur les produits phytosanitaires dénonçait déjà une forme d’« incurie » des pouvoirs publics à réduire l’usage de ces produits chimiques. Et lors de ces précédentes annonces, Gabriel Attal a notifié la mise au pas les agents de l’Office français de la biodiversité, désormais placés sous la tutelle des préfets. « Le quinquennat sera écologique ou ne sera pas », la promesse présidentielle, formulée en 2022 dans l’entre-deux-tours, est déjà bien lointaine.

 

   mise en ligne le 3 février 2024

Cabinets de conseil : l’Assemblée valide en première lecture une proposition de loi vidée de sa substance par le gouvernement

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

L’Assemblée nationale a adopté jeudi 1er février en première lecture la proposition de loi des sénateurs communistes visant à encadrer les dépenses de conseil des pouvoirs publics, dans une version largement détricotée par les amendements du gouvernement. Pour la sénatrice communiste Éliane Assassi, rapporteure de cette loi au palais du Luxembourg, « le texte de l’Assemblée nationale multiplie les reculs ».

L’Assemblée nationale a adopté, jeudi 1er février en première lecture, la proposition de loi des sénateurs communistes visant à encadrer les dépenses de conseil des pouvoirs publics, dans une version largement détricotée par les amendements du gouvernement. Deux changements majeurs ont été validés par rapport à la version adoptée par le Sénat : l’intégration des collectivités de plus de 100 000 habitants au champ d’application du texte et le fait que cette loi ne s’appliquera pas aux prestations de conseil déjà en cours au moment de sa promulgation.

Le gouvernement souhaitait en effet étendre la loi aux collectivités territoriales (communes, département, régions) de plus de 100 000 habitants. Si l’intention est louable, elle n’a fait l’objet d’aucune étude d’impact, déplore Nicolas Sansu. Cela pourrait conduire le Sénat, où l’influence des élus locaux est importante, à enterrer purement et simplement le texte en deuxième lecture. Les députés sont en revanche parvenus à rétablir, contre l’avis du gouvernement, une disposition prévoyant une déclaration d’intérêts obligatoire pour les consultants et les cabinets sollicités par l’administration.

Le risque d’un enterrement de la loi au Sénat

Le gouvernement de Gabriel Attal était à la manœuvre pour vider de sa substance cette proposition de loi sur les cabinets de conseil. Cette dernière avait été votée à l’unanimité au Sénat fin 2022, sous l’impulsion de la communiste Éliane Assassi, après les révélations dans l’affaire McKinsey.

Lors de l’examen du texte, jeudi 1er février, à l’Assemblée nationale, le gouvernement faisait désormais marche arrière, comme l’a souligné le co-rapporteur du texte, le député PCF Nicolas Sansu. Plusieurs amendements, examinés mercredi soir en commission, avaient été ainsi transmis par l’exécutif. Ils en disent long sur la philosophie qui anime le gouvernement de Gabriel Attal.

Ce dernier souhaitait une réécriture des articles 3 et 4, qui instaurent une obligation de publier les recours aux cabinets de conseil. L’article 5 bis visant à interdire de confier à un cabinet de conseil la rédaction d’une étude d’impact sur une nouvelle loi est également dans le viseur.

Les amendements exigés par le gouvernement conduiraient à « réduire » les pouvoirs de contrôle de la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP), selon Nicolas Sansu. Par ailleurs, les sanctions ne seraient plus administratives, mais pénales, les rendant plus difficiles à appliquer. Pour Éliane Assassi et Arnaud Bazin (LR), « le texte de l’Assemblée nationale multiplie les reculs » et « n’est pas à la hauteur des constats alarmants de la commission d’enquête ».


 

   mise en ligne le 2 février 2024

La France prête à enterrer
la définition européenne du viol

Sarah Brethes et Mathieu Magnaudeix sur www.mediapart.fr

Éric Dupond-Moretti a affiché jeudi son opposition à une révision de la définition pénale du viol fondée sur la notion de non-consentement. Ce veto compromet un accord à Bruxelles sur un article clé d’une directive sur la lutte contre les violences envers les femmes, qui fait l’objet d’une ultime négociation mardi 6 février.

Frances Fitzgerald ne cache pas sa « déception ». L’eurodéputée libérale irlandaise bataille depuis des mois pour faire aboutir une directive européenne de lutte contre les violences faites aux femmes. 

Pourtant, à quelques jours des ultimes tractations entre le Parlement européen, la Commission et les chef·fes d’État et de gouvernement, qui auront lieu le 6 février, Frances Fitzgerald avoue son scepticisme sur la possibilité de faire aboutir dans cette directive une définition juridique européenne commune du viol fondée sur la notion de non-consentement.

« Nous n’avons pas de majorité qualifiée, déplore-t-elle, alors même que la directive a été votée à une large majorité par le Parlement européen. Pour l’obtenir, nous avions besoin du soutien d’États représentant 65 % de la population européenne. Mais ni la France ni l’Allemagne ne sont d’accord pour inclure le viol dans cette directive. » La Hongrie de Viktor Orbán ne l’est pas davantage, au contraire de quinze autres États, dont la Pologne, depuis peu gouvernée par une coalition libérale. 

Jeudi, des déclarations d’Éric Dupond-Moretti sont venues confirmer le scénario d’une absence d’accord sur ce texte clé. Lors d’une audition devant la délégation aux droits des femmes au Sénat, le ministre de la justice a appelé à la « prudence » face aux appels en faveur d’une révision de la définition pénale du viol en France. « La législation française est une des plus répressives d’Europe », a-t-il ajouté. 

Dans notre émission « À l’air libre » consacrée à ce sujet, Véronique Riotton, la présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, a confirmé qu’à ce stade, « l’article 5 [sur le viol] est enlevé de cette directive ». « La France, a dit cette députée membre du parti d’Emmanuel Macron, doit changer de position : elle a jusqu’au 5 février pour le faire. » Les propos du ministre de la justice laissent peu d’espoir. 

Au Parlement européen, les eurodéputé·es macronistes sont pourtant favorables à cette définition du viol fondée sur le non-consentement. Dans une tribune publiée par Le Monde, vingt-trois d’entre elles et eux ont « appel[é] le gouvernement [français] à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps », et de ne plus utiliser des « argumentaires juridiques byzantins », qui donnent « un sentiment de déconnexion totale avec la souffrance des victimes »

L’eurodéputée Frances Fitzgerald se dit « choquée » : « J’aurais attendu de la France qu’elle se prononce pour ce symbole. » Pour sauver le reste de la directive, qui lutte contre les mutilations forcées, les mariages forcés, le harcèlement sexuel ou le « revenge porn », la version actuelle du texte ne comprend donc plus l’article sur le viol, qui fâche. 

À Bruxelles, le temps presse car il ne sera plus possible d’avancer dans quelques semaines, à cause des élections européennes de juin ; mais aussi de la présidence du Conseil européen qui passera à la Hongrie ultra-conservatrice de Viktor Orbán à partir du 1er juin.

L’autre rapporteure du texte, l’eurodéputée suédoise Evin Incir, une sociale-démocrate, veut encore croire que « tout peut changer jusqu’au bout ». Elle estime qu’il est encore temps de « mettre la pression sur Macron ». « Si la France dit oui, cela suffira à avoir une majorité », affirme-t-elle à Mediapart. 

Une définition du viol restrictive

Le 24 janvier, de nombreuses ONG et organisations féministes européennes, comme Amnesty International, Human Rights Watch ou le Center for Reproductive Rights, ont déploré « que certains États membres fassent preuve d’une absence de réponse têtue face au besoin de combattre le viol dans l’Union européenne, en se cachant derrière des interprétations légales restrictives »

Selon l’Insee, 100 000 viols sont recensés chaque année dans l’Union européenne. D’après l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, une Européenne sur trois âgée de plus de 15 ans a subi des violences physiques et/ou sexuelles, et une femme sur vingt a subi un viol. 

Au cœur du désaccord, l’idée même d’une définition commune européenne du viol, notamment refusée par la France qui estime que le viol ne relève pas du domaine de compétence de l’Union européenne. Mais aussi les mots choisis dans la directive : le viol y est en effet défini comme un rapport sexuel sans consentement. 

En théorie, cette définition s’impose aux États européens, en vertu de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe ratifiée par la France en 2014. De nombreux États européens (Espagne, Italie, Belgique, Irlande, Suède, Danemark, etc.) l’ont d’ailleurs déjà incluse dans leur législation. L’Allemagne l’a fait également, mais elle bataille aujourd’hui contre la directive pour des raisons de souveraineté juridique. 

Il y a un risque majeur de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, je le crois, personne ne veut. Éric Dupond-Moretti

En France, ce n’est pas le cas. Le viol reste en effet défini dans le Code pénal français comme un acte sexuel commis sous « la menace, la contrainte, la surprise ou la violence ». Une définition jugée très restrictive par des professionnel·les du droit et défenseur·es des droits des femmes. En France, 74 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation en 2020.

« La législation française en matière de viol est sans doute la plus répressive d’Europe : 15 ans de réclusion criminelle jusqu’à la perpétuité [...] lorsque l’Espagne fixe une peine de 6 à 12 ans depuis 2022 », a fait valoir jeudi Éric Dupond-Moretti. « Notre définition du viol protège les victimes et permet de sanctionner lourdement les auteurs en s’attachant à démontrer la responsabilité de l’agresseur qui impose une relation sexuelle non consentie », a-t-il défendu.

« Est-ce le rôle de la loi pénale que de définir le consentement d’une victime, au lieu de s’attacher à définir la responsabilité d’un criminel ? », a encore déclaré le ministre de la justice, pointant « des risques de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, [il] le croi[t], personne ne veut ». « Je veux ici mettre en garde quant au risque de braquer la focale sur la victime alors que le seul responsable est le violeur. Le risque majeur est de faire peser la preuve du consentement sur la victime », a-t-il ajouté. 

Ces derniers mois, les appels à changer le Code pénal pour introduire la notion de consentement se sont multipliés aussi chez les expert·es du droit.

« Indéniablement, punir un acte sexuel car il a été commis en l’absence de consentement de la victime sans inscrire cette notion de consentement au cœur de la loi conduit à un traitement judiciaire des viols semé d’embûches, source de grandes désillusions pour les victimes, insistent dans Le Monde la professeure de droit pénal Audrey Darsonville et le magistrat François Lavallière. Comment prouver que l’acte était violent quand la victime n’a pas eu la force de résister ou n’a pas pu s’opposer ? Comment attester que l’auteur avait placé la victime dans une situation de contrainte morale annihilant tout consentement ? Comment établir le défaut de consentement quand celui-ci est un fantôme dans la loi ? » Quand les victimes sont en état de sidération psychique, des juges peuvent aussi passer à côté de cette absence de consentement. 

« Dans tous les pays où la législation a changé, les condamnations ont augmenté, assure à Mediapart Evin Incir, la co-rapporteure de la directive. Et aussi les plaintes, car les femmes se disent que ça sert à quelque chose de signaler ces agressions. »

Renversement sociétal

Depuis des mois, la France fait obstinément obstacle à la directive. Ces derniers jours, un arbitrage élyséen était attendu. Mais il semble tarder, alors même que certains ministres, à commencer par Stéphane Séjourné, ancien président des eurodéputé·es macronistes récemment nommé ministre des affaires étrangères, y sont favorables. 

« Certains ont instrumentalisé ce débat pour dire que la France était rétrograde : c’est d’abord, surtout, et uniquement à nos yeux, un débat de compétences de l’Union et de doctrine », a dit jeudi le ministre de la justice, jugeant « primordial de ne pas prendre le risque d’un texte qui se ferait annuler par la Cour de justice de l’Union européenne ».

En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, on s’attaque à la culture du viol. Véronique Riotton, députée Renaissance

Certain·es spécialistes estiment par ailleurs qu’il ne serait pas pertinent d’intégrer la notion de consentement dans le Code pénal. « C’est une erreur et une erreur sexiste ! – que de définir le viol par le non-consentement, assure dans Le Monde la philosophe Manon Garcia, autrice de La Conversation des sexes (Flammarion, 2021). Certains pays l’ont fait parce que leur définition du viol reposait jusque-là uniquement sur la violence et c’est un indéniable progrès, mais la législation française n’a pas ce problème. »

Manon Garcia assure que « croire qu’il suffit de définir le viol pour y mettre fin est illusoire ». Elle pointe le risque de voir des victimes « scruté[e]s » dans les prétoires sur leur propre consentement, « au lieu » que les audiences ne se « concentr[ent] sur le comportement du mis en cause ».

Au-delà des arguments juridiques, la députée Véronique Riotton assure qu’il existe « un autre frein, colossal », d’ordre culturel, et qui peut expliquer la frilosité du gouvernement français. « En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, dit-elle, on s’attaque à un renversement sociétal encore plus grand. On s’attaque à la culture du viol. » Et donc à un imaginaire sexiste très ancré, dès qu’il s’agit de la sexualité. 

« Selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité, un quart des jeunes de 18 à 25 ans pensent que lorsqu’une femme dit non, elle dit oui. Et 25 % des hommes pensent encore qu’une femme prend du plaisir quand elle est forcée », déplore-t-elle. 

Pour la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, elle aussi favorable à la définition du viol par le non-consentement, « cette proposition se heurte à ce qui est encore malheureusement inscrit dans l’imaginaire de la société vis-à-vis de la sexualité : la présomption de consentement ». « Aujourd’hui, le Code pénal nous dit : a priori, vous êtes consentante sauf si vous êtes capable de prouver la menace, la contrainte, la surprise ou la violence. Là, il s’agit de renverser cet élément et de considérer que, a priori, on n’est pas consentante. » 

« Quand on dit cela, on nous répond souvent : et donc on va devoir signer un contrat avant un rapport sexuel maintenant ?, poursuit-elle. Mais en réalité, la prise en compte du consentement n’est difficile que pour la sexualité. Si vous êtes chez vous, sur votre canapé, que quelqu’un rentre alors que vous n’avez invité personne, tout le monde comprend que ça ne va pas. On ne va pas aller vous dire “Mais vous étiez assis comment sur le canapé ?”,Vous avez regardé par la fenêtre ou la porte ?”,Vous n’avez rien dit quand il est entré ?”. Ça, tout le monde le comprend ! Mais pour votre corps, ce n’est pas si simple. Et c’est à ça qu’on s’attaque, en réalité. »

« C’est le patriarcat qui tremble, le droit inaliénable des hommes à avoir les femmes à leur disposition », analyse l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, qui défend des victimes de violences sexuelles et conjugales. 

« On a 94 000 viols ou tentatives de viol tous les ans en France, rappelle Véronique Riotton. Dans l’imaginaire collectif, le viol, c’est : on est dans la rue, on se fait attaquer, étrangler, et du coup cette notion de consentement paraît dérisoire. Or la réalité du viol [est différente] : à 90 %, ils se passent dans l’univers personnel, avec des gens qui sont connus. » La notion de consentement interroge donc profondément la dynamique des relations hommes-femmes dans toutes les sphères de la société, y compris le couple ou la famille. « Quand je dis que c’est colossal, c’est qu’on s’embarque dans un changement de société. Qu’est-ce qu’on change dans les relations hommes-femmes ? » 

Voilà la nature profonde de la question à laquelle l’exécutif français, qui a pourtant érigé la lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes comme sa « grande cause » depuis 2017, n’a sans doute pas envie de répondre immédiatement. 


 

   mis en ligne le 1° février 2024

Mobilisation nationale
samedi 3 février 2024
contre la Loi Darmanin

https://solidaires.org

Ce jeudi 25 janvier, au moment où se tenait un rassemblement à proximité, a eu lieu le rendu du Conseil constitutionnel sur la loi Darmanin. Même s'il a retiré un certain nombre de dispositions, ce qui en reste demeure l'une des pires lois de la Ve République, une loi anti-immigré et anti-ouvrière qui facilitera grandement les conditions d'expulsions, qui ne respecte pas les droits fondamentaux, qui rendra plus précaire l'accueil des réfugiés et plus difficiles les conditions de vie, pas seulement des Sans-papiers, mais de l'ensemble des personnes d'origine étrangère. Pour cela, nous appelons à une nouvelle journée nationale de manifestations le samedi 3 février 2024 prochain.

ABROGATION DE LA LOI ASILE IMMIGRATION !!

La loi Asile Immigration, votée le 19 décembre 2023, marque un tournant que nos collectifs, associations, syndicats, organisations ne peuvent accepter. Elle reprend de nombreuses idées de l'extrême droite comme la préférence nationale et aura des conséquences terribles sur la vie de centaines de milliers d'habitante.es étrangère-es sur le sol français. Il s'agit de la loi la plus régressive depuis 40 ans. Cette loi raciste et xénophobe restreint le droit au séjour, accentue considérablement la répression. En outre, ce 19 décembre, les parlementaires ont fait sauter des digues jusque-là infranchissables via l'attaque contre l'hébergement d'urgence, l’instauration de la "préférence nationale" par le durcissement de l'accès aux prestations sociales dont les allocations familiales et les aides aux logements, par les restrictions au droit du sol, les attaques contre le séjour des personnes étrangères malades ou encore des étudiant.es non européen.nes.

Cette loi, telle que promulguée par Macron, va précariser davantage les travailleuses et travailleurs, les lycéens, les étudiants avec ou sans-papiers. L'arbitraire préfectoral est encore renforcé, refoulement aux frontières, délivrance systématique des OQTF et IRTF et allongement de leur durée, notamment pour les travailleuses et les travailleurs. Cette loi s'attaque aux libertés publiques, bafoue les droits fondamentaux tels que le droit au regroupement familial, le droit d'asile, réinstaure la double peine et fait honte à la France, qui prétend défendre des valeurs d'égalité entre toutes et tous. Nous exigeons donc l'abrogation de cette loi.

Nous appelons :

À soutenir toutes les luttes pour la régularisation des sans-papiers, notamment les grèves

À empêcher l'application de cette loi en multipliant les actions de solidarité, de grèves, de refus.

À manifester massivement sur tout le territoire le samedi 3 février, pour que cette loi soit abrogée,

À combattre le racisme, la xénophobie et défendre une politique migratoire d'accueil et de solidarité.


 

POURSUIVONS LA MOBILISATION SUR TOUT LE TERRITOIRE

CONTRE LA LOI DARMANIN

SAMEDI 3 FÉVRIER 2024


 

appel signés par de nombreuses associations, syndicats et partis politiques


 


 

 

Loi Darmanin : maintenant, désobéir !

par Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr/

Nous n’avons pas réussi à l’empêcher. Ce samedi 3 février nous montrerons que nous ne lâchons rien. Mais revendiquer l'abrogation est insuffisant. Car ce qu’il faut déterminer désormais c’est comment se battre dans les conditions concrètes créées par l’adoption de cette loi.

Samedi 3 février des manifestations contre la loi Darmanin auront lieu dans toute la France. Réclamant l’abrogation de la loi elles permettront de montrer que le combat ne s’arrête pas. De plus, dans de nombreux endroits, comme à Paris, Lyon, Marseille ou Rennes, les cortèges contre le racisme et en solidarité avec les Sans-Papiers seront rejoints par les cortèges de solidarité avec la Palestine.

La vitalité de ce mouvement est cruciale. C’est la base sur laquelle il peut redéfinir ses stratégies alors que la loi a été promulguée.

Ce lundi 29 janvier, à la Bourse du travail de Paris, lors de la réunion hebdomadaire de la Marche des Solidarités, la salle était encore comble comme pratiquement chaque semaine depuis quelques mois : représentant·e·s des collectifs de Sans-papiers, lycéen·ne·s, étudiant·e·s, enseignant·e·s, personnels de la santé, membres de différents réseaux et associations…

C’était la première réunion depuis la promulgation de la loi Darmanin. La première réunion depuis la fin d’une séquence de plus d’un an et demi à combattre pour que cette loi ne soit pas adoptée.

Nous indiquons ici les premières pistes issues de la discussion pour faire face à la situation nouvelle créée par l’adoption de cette loi.

Nous invitons tous les cadres qui se sont mobilisés dans les régions à nous faire remonter leurs propres réflexions et pistes pour riposter. Trouver comment répondre à la nouvelle situation nécessitera de multiplier les échanges d’idées et d’expérimentations.

Car croire qu’on peut simplement faire comme avant risquerait fort de nous laisser désarmé·e·s et surtout de laisser isolé·e·s les Sans-papiers et les immigré·e·s.

Exiger l'abrogation, oui mais...

Nous avons suffisamment alerté contre les conséquences de cette loi pour se permettre le luxe de l’oublier, une fois la loi promulguée. De ne pas en tenir compte pour notre lutte.

Il faut bien sûr ajouter l’abrogation de cette loi à notre liste de revendication. Mais disons-le se focaliser sur cette revendication risque d’être à la fois trop et pas assez pour orienter concrètement notre activité.

Trop : comment imaginer que cette revendication soit pratique, c’est-à-dire oriente concrètement notre activité alors que nous n’avons pas réussi à empêcher que la loi ne passe.

Trop : parce que, en attendant, cette loi va être appliquée et que la revendication de son abrogation ne doit pas masquer les tâches pratiques de résistance contre ses conséquences concrètes pour les Sans-papiers et tous et toutes les immigré·e·s.

Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que renforcer le développement du racisme, son emprise idéologique dans toute la société comme sa réalité en termes de politique d’État.

Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que préciser le danger fasciste et la légitimité des courants qui le portent.

Le mot d’ordre de désobéissance

Darmanin ne fera pas sa loi ! Personne n’est illégal !

Voilà ce que nous avons proclamé pendant toute cette séquence de combat contre la loi. Cela reste.

La loi est passée. Continuer de la combattre, dans les faits, c’est assumer qu’il est juste désormais d’y désobéir, de ne pas accepter ce qui sera fait, légalement, au nom de cette loi. Pas simplement attendre qu’elle soit abrogée. Nous ne parlons pas là des intentions de désobéissance affichées (avant la promulgation de la loi) par des cadres institutionnels. Tant mieux si les discours sont suivis d’actes à ces niveaux. Mais nous parlons ici d’une désobéissance de lutte.

Ce mot d’ordre donne un des contenus de l’activité à développer. Les formes de cette désobéissance sont à construire et à inventer. (Et il va aussi falloir suivre dans les détails les décrets d'application et circulaires qui formaliseront les modalités précises)

Car la loi va d’abord restreindre considérablement les possibilités de régularisation des Sans-papiers tout comme l’accès spécifique au droit d’asile qui en est une des modalités. 

Elle soumet désormais totalement l’attribution du titre de séjour à l’arbitraire préfectoral selon des critères flous juridiquement (intégration, respect des valeurs de la République, menaces à l’ordre public) et liés à la considération raciste qui fait des immigré·e·s un potentiel danger.

Elle va ensuite précariser considérablement les titres de séjour (un an renouvelable, lien à un « métier en tension »), possibilité de retrait du titre de séjour selon les mêmes critères soumis à l’arbitraire préfectoral et policier.

Mais les conséquences les plus immédiates et directes vont être la traduction du versant répressif qui permet à Gérald Darmanin de se réjouir d’avoir les mains libres pour expulser des milliers d’étranger·e·s.

Réseaux de défense

Désobéir c’est donc construire d’abord tout ce qui permet aux Sans-Papiers et Immigré·e·s et aux réseaux de solidarité d’empêcher à la machine à harceler, contrôler, assigner, emprisonner et expulser de fonctionner.

Le renforcement des organisations de Sans-Papiers et d’immigré·e·s est une des premières réponses. Cette machine à illégaliser les Sans-Papiers (arrestations, Ordres de Quitter le Territoire, Interdictions de Retour sur le Territoire, assignations à résidence, rétentions, expulsions) fonctionne d’autant mieux sur des personnes isolées et atomisées. Les formes d’organisation collective sont une protection et un moyen de réponse dès le contrôle et/ou l’arrestation.

Et la protection collective et la capacité de défense immédiate est bien sûr considérablement renforcée quand elle peut s’appuyer sur un réseau au sein du quartier, de la ville, de l’école, du lieu d’études ou du lieu de travail.

C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’une des premières tâches est de renforcer et de coordonner tout ce qui a commencé à émerger dans la mobilisation contre la loi Darmanin avec comme objectif immédiat d’organiser la solidarité concrète autour des Sans-papiers et immigré·e·s menacé·e·s :

- les Collectifs de Sans-papiers et leur unité

- les formes de mobilisation dans les écoles, personnels et parents d’élèves

- l’organisation des lycéen·ne·s et des étudiant·e·s

- la mobilisation active de syndicalistes contre le racisme et en solidarité avec les Sans-papiers

- la convergence avec différents réseaux et fronts de lutte (environnement, féminisme, LGBTQI, solidarité avec la Palestine…)

Luttes pour la régularisation

La lutte pour l’égalité des droits est d’abord une lutte pour la régularisation. Plus la régularisation sur des critères individuels se ferme et plus la lutte collective prend un sens immédiat. Pas de régularisation sans combat : il faut trouver les modalités d’action et de luttes permettant d’imposer des régularisations collectives.

La décision de régularisation ne sera plus autant répartie, en ce qui concerne la régularisation dite « par le travail » entre patronat et État. Elle sera désormais bien plus exclusivement aux mains de l’État (en réalité le ministère de l’intérieur via les préfectures).

Cela n’enlève pas la grève comme outil de lutte mais devra en modifier les modalités.

La perspective d’une journée de grève en mars impliquant travailleurs et travailleuses avec et sans papiers a été avancée lors de cette réunion de la Marche des Solidarités. Cela implique bien sûr de convaincre des syndicalistes et syndicats de cette perspective. Ce serait par ailleurs un outil pour développer un réseau syndical de solidarité avec les travailleurs et travailleuses sans-papiers.

Cela devra s’accompagner d’autres répertoires d’action avec les Sans-Papiers en lutte. L’exemple de la lutte actuelle des Jeunes mineurs de Belleville en est un exemple. Les luttes menées il y a quelques années autour des écoles avec RESF en sont une autre. Tout comme le sont les luttes menées avec des familles à la rue et les occupations menées à Lyon, Rennes ou ailleurs.

Lutte contre le racisme et le fascisme

Racisme, fascisme, colonialisme, de cette société-là, on n’en veut pas !

Le vote de la loi l’a illustré : sur le dos des immigré·e·s avec et sans papiers c’est toute l’évolution de la société qui est concernée.

Laisser se développer les attaques contre l’immigration c’est légitimer une société de plus en plus inégale, liberticide, nationaliste et sécuritaire. Et ouvrir la voie aux courants fascistes. Symétriquement, laisser se développer ces tendances c’est rendre de plus en plus difficile la lutte pour l’égalité des droits et la régularisation des sans-papiers.

Il va bien sûr falloir prendre le temps pour comprendre pourquoi nous n’avons pas réussi à construire un mouvement suffisamment fort pour empêcher la loi de passer.

Mais, dans tous les cas, la lutte, immédiate sur des lignes défensives, doit s’accompagner d’une lutte politique plus générale contre le racisme et le fascisme.

A court-terme la Marche des Solidarités participera à la manifestation contre le fascisme appelée par les syndicats le 10 février prochain.

Nous appelons à participer aux manifestations organisées par des familles victimes des violences policières les 16 mars et 21 avril prochains.

Nous lançons déjà l’appel à organiser, dans tout le pays, des manifestations, comme chaque année, le 23 mars prochain à l’occasion de la Journée Internationale contre le racisme.

Nous prévoyons de travailler sur la mobilisation contre l’organisation des Jeux Olympiques : Pas de JO sans papiers ! Pas de Jo sous loi raciste ! Pour la solidarité internationale.

Ce ne sont que de premières grandes lignes ouvertes à la discussion et qui devront être précisées et enrichies.

Nous invitons déjà :

- A participer, à Paris, à la soirée organisée avec la Marche des Solidarités et les Collectifs de Sans-Papiers, ce vendredi 2 février à partir de 19H00 (prises de paroles, concert,…)

- A rejoindre toutes les manifestations organisées ce samedi 3 février (Pour Paris à 14H00 à République)

- A participer, pour la région parisienne, à la réunion de la Marche des Solidarités (tous les lundis à 19H00 - Bourse du travail 2 rue du Château d’eau Métro République) et aux assemblées organisées dans différentes villes.

Les collectifs de la Marche des Solidarités


 

   publié le 31 janvier 2024

« Pour l’École publique, nos salaires
et conditions de travail,
toutes et tous en grève »

par Rédaction sur https://basta.media/

Face aux propos jugés dénigrants de la nouvelle ministre de l’Éducation à l’encontre de celles et ceux qui vont vivre l’École publique, et aux mesures annoncées, plusieurs organisations syndicales appellent à manifester le jeudi 1er février.

« Les premiers mots de la nouvelle ministre de l’Éducation nationale de la jeunesse (…et des sports… et des jeux olympiques), loin de trancher avec la politique précédente, ont visé frontalement l’École publique et ses personnels » soulignent plusieurs organisations syndicales dans un communiqué commun.

Pour rappel, quelques heures à peine après sa nomination surprise à la tête de ce superministère, Amélie Oudéa-Castéra réagit aux révélations liées à la scolarisation de ses enfants à l’école privée Stanislas à Paris. Elle évoque alors « un paquet d’heures » de cours qui « n’avaient pas été remplacées  » dans l’école publique fréquentée auparavant par ses enfants. « Moi et mon mari (…), on en a eu marre », lance-t-elle aux côtés de son prédécesseur, désormais premier ministre, Gabriel Attal. Un mensonge, dénonce l’opposition – l’enseignante visée a ensuite assuré ne pas avoir été absente.

« Pendant ce temps, soulignent les syndicats, le quotidien des personnels est toujours plus dégradé : des classes surchargées, des promesses salariales non tenues, une crise de recrutement qui persiste, la précarité des AESH, des vies scolaires sous tension… » Ils déplorent que les conditions d’études des élèves ne se soient pas non plus améliorées et que les inégalités scolaires continuent de se creuser.

Les syndicats estiment également dans leur appel commun que la mise en place des mesures contenues dans le "Choc des savoirs" « n’est pas de nature à résorber ces inégalités. Inspiré d’un modèle d’École passéiste et conservateur, il pose les bases d’une École du tri social à l’image des groupes de niveaux qui vont contribuer à assigner les élèves dans les positions sociales et scolaires. C’est aussi une redoutable remise en cause de la liberté professionnelle des enseignants (par la labellisation des manuels par exemple) et l’accentuation du pilotage par les évaluations nationales standardisées à tous les niveaux ».

La FSU, la FNEC FP-FO, la CGT Éduc’action et SUD éducation – rejoints par le SE-UNSA et le SGEN-CFDT appellent à la grève et aux manifestations ce jeudi 1er février 2024. « Parce que nous faisons l’École, exigeons des personnels mieux payés, respectés, protégés, des conditions de travail et d’étude améliorées. Pour nos salaires et nos conditions de travail, pour l’École publique, toutes et tous en grève le jeudi 1er février ! » précise l’appel.

Plusieurs mesures d’urgence sont mentionnées : revalorisation sans contreparties des personnels articulée autour de mesures immédiates et d’une loi de programmation pluriannuelle, abandon du Pacte, création d’un statut de fonctionnaire de catégorie B pour AESH et amélioration des conditions de travail, notamment par la baisse des effectifs dans les classes et un plan pluriannuel de recrutement.


 


 

L’avenir du collège au cœur
de la colère enseignante

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Écoles fermées, cortèges multiples : la journée d’action, ce jeudi, à l’appel de la quasi-totalité des syndicats, s’annonce puissante, de la primaire à l’université. Mais c’est l’avenir du collège, cible des dernières annonces gouvernementales, qui concentre les inquiétudes.

Friande d’écoles catholiques pour sa progéniture, Amélie Oudéa-Castéra risque de vivre sa montée au Golgotha en cette journée de grève et de manifestations dans l’éducation nationale. Jamais, sans doute, arrivée Rue de Grenelle aura suscité en si peu de temps un tel rejet, le scandale Stanislas ayant fait de l’ancienne dirigeante de multinationales un objet d’horreur aux yeux de l’ensemble de la communauté éducative.

Mais, qu’elle se rassure : ce n’est pas une affaire personnelle. C’est avant tout l’état de l’école et ce que le gouvernement lui promet, du « choc des savoirs » à la réforme des lycées professionnels ou agricoles, qui mettent les enseignants en colère.

Et pas seulement les enseignants. Il est peu commun, en effet, de voir les syndicats de personnels de direction et même les inspecteurs exprimer leur inquiétude et appeler dans la foulée à la mobilisation. Côté inspecteurs, le SUI-FSU dénonce « l’épuisement professionnel » qui les frappe, à base de « demandes toujours plus urgentes et d’injonctions contradictoires », avec au final une volonté de « réduire (leur) rôle à la promotion des consignes ministérielles », dont ils contestent le bien-fondé.

« De très nombreux collègues, syndiqués ou non, seront grévistes »

Éric Nicollet, secrétaire général du syndicat, pronostique à cette aune que « de très nombreux collègues, syndiqués ou non, seront grévistes » jeudi. Du côté des personnels de direction, il est tout aussi rare de voir le syndicat majoritaire, le SNPDEN-Unsa, plutôt accompagnateur des réformes depuis 2017, contester aussi vertement les dernières annonces. Dans une lettre adressée à la ministre, son secrétaire général, Bruno Bobkiewicz, dénonce « une vision et un projet pour l’école antinomiques avec les valeurs portées par le SNPDEN-Unsa ».

Au cœur de la colère : l’avenir du collège et la contestation, sur le fond comme sur la forme, de la mise en place de groupes de niveau en mathématiques et en français, dès la rentrée 2024 en 6e et en 5e et à la rentrée suivante en 4e et 3e.

Sur le fond, le Snes-FSU, premier syndicat du secondaire, dénonce un « tri stigmatisant des élèves qui définira dès l’entrée en 6e leur parcours scolaire ». La quasi-unanimité des enseignants et de leurs organisations redoute, pêle-mêle, l’éclatement du groupe classe (français et mathématiques représentent un gros tiers des emplois du temps) dont les conséquences ont déjà été mesurées, sur des élèves pourtant plus âgés, avec la réforme du lycée.

Des doutes plus que sérieux s’expriment sur les effets du regroupement des élèves les plus faibles et aussi sur le stress généré, pour des enfants de 11 ans, par les tests d’évaluation nationale à l’entrée en 6e qui détermineront les groupes de niveau vers lesquels ils seront dirigés.

Les enseignants inquiets face au risque de « relégation scolaire »

Tous s’inquiètent également de la volonté de faire du diplôme national du brevet (DNB), en fin de 3e, un point de passage obligatoire conditionnant l’accès au lycée. Le risque de « relégation scolaire » est pointé dans les classes « prépa lycée » envisagées pour celles et ceux qui n’obtiendraient pas le DNB.

Car, au-delà des objections de fond, le contexte vient lui aussi mettre en cause la valeur de ces dispositifs. Groupes de niveau comme « prépas lycée » vont exiger des postes… qui n’existent pas, et que les 2 300 créations – dont une majeure partie par redéploiement – annoncées par la ministre ne suffiront pas à éponger. Moyennant quoi, en 6e et 5e, la limitation à 15 des effectifs des groupes « faibles » impliquera, de façon mécanique, des effectifs à 30 et plus dans les autres groupes, donc une dégradation des conditions d’apprentissage.

Quant aux « prépas lycée », s’il s’avère impossible de les créer en nombre suffisant pour les quelque 93 000 élèves (chiffres de l’échec au DNB 2023) concernés, que deviendront ces derniers ? La réponse probable à ces questions redouble la colère : tout se fera au détriment des dédoublements en langues et en sciences, des options telles que langues et cultures de l’Antiquité ou européennes, des classes bilangues… Autant de dispositifs souvent conçus, entre autres, pour diversifier les parcours et (ré)introduire de la mixité socio-scolaire dans les collèges, dont ni les enseignants ni les familles ne souhaitent faire table rase.

Mais la colère ne se limite pas au collège : de la primaire – où des centaines d’écoles devraient être fermées, en particulier en Île-de-France – au supérieur, où la dégradation des salaires et des conditions d’études atteint des sommets, en passant par les lycées professionnels et aussi l’enseignement agricole, elle déborde à tous les étages et atteint aussi les parents, comme en témoigne le soutien apporté par la FCPE au mouvement de ce jeudi. Sans vraies réponses, elle ne risque guère de s’éteindre.


 

   publié le 30 janvier 2024

Gaza : l’insoutenable « en même temps »
de la France

Loïc Le Clerc sur https://regards.fr

Comment peut-on prétendre souhaiter la création d’un État palestinien tout en soutenant un gouvernement qui met tout en oeuvre pour rayer de la carte les territoires palestiniens ?

Avec Stéphane Séjourné au ministère des Affaires étrangères, on est loin de la hauteur de vue de Dominique de Villepin en 2003, lorsque la France disait non à la guerre en Irak, mais avouez que pour un macroniste, le minimum syndical est assuré. Le problème avec eux, c’est que dès que l’on gratte un peu la peinture, on se rend compte du vide abyssal qui règne dans leurs esprits, mais aussi du double-jeu mortifère auquel ils se prêtent.

Il y a comme quelque chose de pourri sur la scène internationale, notamment du côté du monde occidental. Le 26 janvier dernier, saisie par l’Afrique du Sud, la Cour international de justice – la plus haute instance judiciaire de l’ONU – a ordonné à Israël de « prévenir et punir » l’incitation au génocide. Une décision qui a provoqué un tollé à Tel Aviv et une réaction internationale qui ressemble fortement à des représailles : les grandes puissances occidentales, notamment les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada, le Japon ou encore l’Australie annoncent qu’elles ne financeront plus l’agence onusienne d’aide humanitaire aux réfugiés palestiniens (l’UNRWA) – une agence créée en 1949 et qu’Israël cherche à décrédibiliser depuis. Autant dire que sans ces pays, l’UNRWA disparaîtra.

Pourquoi donc l’Occident lâche-t-il l’UNRWA soudainement ? Parce qu’une dizaine des 13 000 employés de l’agence sont suspectés de complicité avec le Hamas et son attaque terroriste du 7 octobre.

Et la France ?

Cette voix si discordance dans le concert des nations n’est plus qu’une chèvre qui bêle dans le sens du vent. La France semble fière d’avoir déployé son « navire-hôpital » pendant deux mois au large de Gaza et ainsi soigné 120 personnes. Une goutte d’amertume dans un océan de larmes. Rappelons que depuis le 7 octobre, plus de 10 000 enfants ont été tués par Israël à Gaza. Par contre, pas question de mettre un terme à l’envoi d’armes à destination d’Israël. Avouez que pour un des premiers trafiquants d’armes au monde, ça serait un comble. Et qu’importe si ces armes finissent, selon le New York Times, bien souvent dans les mains du Hamas.

Quant à l’UNRWA, se félicitant qu’« au vu de la situation humanitaire catastrophique à Gaza, la France a fait le choix d’accroître considérablement son soutien humanitaire aux populations civiles de Gaza », la diplomatie française annonce qu’elle « n’a pas prévu de nouveau versement à l’UNRWA au premier trimestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs. » L’art de ne parler pour ne rien dire. Mais les faits sont têtus.

Car pendant que l’Occident lâche son financement d’aide humanitaire – aide qu’Israël refuse de voir arriver jusqu’aux Palestiniens –, les Gazaouis meurent, sous les bombes, de faim, de soif, de maladie, et, s’ils survivent, sont contraints à l’exil. À l’heure où l’Onu craint un génocide, les principales puissances poussent un peu plus les Palestiniens au bord du précipice.

En Israël, c’est la fête pour la reconquête de Gaza

Finalement, il n’y a que le pouvoir israélien qui regarde et dit la vérité en face : Gaza est et sera à Israël. Il suffit de les écouter. Quand bien même Benyamin Netanyahu joue la petite musique du « droit à se défendre », de la « destruction du Hamas » et de la libération des otages, le reste de son gouvernement et de sa majorité est clair : tout ceci, ce ne sont que des étapes – pas nécessairement obligatoires à en croire les protestations des familles des otages –, vers la réinstallation de colons à Gaza.

Écoutez le président israélien Isaac Herzog dire que « c’est une nation entière qui est responsable [du 7 octobre]. Cette rhétorique selon laquelle les civils n’étaient pas conscients, pas impliqués, n’est absolument pas vraie. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu se battre contre ce régime diabolique [du Hamas]« . Écoutez le ministre de la Défense Yoav Gallant assurer que « nous allons tout éliminer et ils le regretteront ». Voyez ce week-end, il y avait même une conférence pour l’annexion de Gaza et la réinstallation des colonies juives, conférence à laquelle ont assisté 12 ministres et 15 élus de la coalition Netanyahu. Ils ont dit ce qu’ils disent depuis toujours : il n’y aura pas deux États, il n’y aura pas de Palestiniens, Israël vaincra. Et ils ont dansé. Et ils ont fait la fête.

Benyamin Netanyahou, lui, n’en finit plus d’ouvrir des boîtes de Pandore. Sa lutte pour le pouvoir lui a fait commettre toutes les fautes imaginables : corruption, politiques liberticides, pacte avec l’extrême droite, favorisation du Hamas, etc. L’œuvre de Benyamin Netanyahou aura été celle de la guerre, avec le 7 octobre en apogée. Aujourd’hui plus impopulaire que jamais et à la merci de la justice, le Premier ministre s’enferme dans sa fuite en avant. « Au lieu de renforcer le statut d’Israël au sein de la communauté internationale, comme il l’avait promis dans son premier livre, Une place parmi les nations, Netanyahu l’a élevé au statut d’État criminel et meurtrier », écrivait Aluf Benn, rédacteur en chef d’Haaretz, ce 28 janvier.

Mais rassurez-vous, des mots de Stéphane Séjourné, « il faudra un État pour les Palestiniens. Pas une occupation sans fin. » Le jour où il n’y aura plus de Palestiniens à Gaza, que dira alors l’Occident pour ne pas respecter ses propres chartes internationales ?

 

   publié le 29 janvier 2024

Des actions ciblent les hypermarchés et l’agroalimentaire, accusés de
« mal payer » les agriculteurs

par Sophie Chapelle

Alors qu’un « siège de la capitale » est annoncé par la FNSEA, d’autres agriculteurs préfèrent cibler les multinationales agroalimentaires et de la grande distribution qui entravent leur juste rémunération et les empêchent de vivre de leur travail.

La colère du monde agricole ne s’apaise pas après les annonces du Premier ministre Gabriel Attal vendredi 26 janvier. Les agriculteurs de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs (JA) du Grand Bassin parisien ont annoncé entamer, ce lundi 29 janvier, un « siège de la capitale ». Des actions visant l’industrie agroalimentaire et la grande distribution se sont aussi multipliées dans les heures qui ont suivi le discours de Gabriel Attal, sous des formes très diverses.

Abandon de la hausse de la taxe sur le gazole non routier (GNR), accélération du versement d’aides d’urgence et lancement d’un chantier de simplification figurent parmi les principales mesures annoncés par le chef du gouvernement. Mais pour la Confédération paysanne, troisième syndicat agricole, « les annonces de Gabriel Attal ne donnent aucune réponse pour le revenu ni pour protéger le travail des paysannes et paysans ». Plusieurs actions ont ainsi ciblé les grandes enseignes de la grande distribution et des multinationales agroalimentaires.

À Châteauroux, dans l’Indre, les adhérent·es de la Confédération paysanne ont déployé une banderole au dessus de l’entrée d’un hypermarché, pour alerter sur le faible revenu tiré de leurs productions : « Avec Leclerc, notre travail ne vaut pas cher », peut-on y lire. À Chauvigny, dans la Vienne, une opération Robin des bois s’est tenue dans un hypermarché Auchan. Le mot d’ordre : « Nous, on travaille presque gratuitement toute l’année, aujourd’hui c’est le tour du groupe Auchan ! »

70 personnes de la Confédération paysanne, aux côtés de la CGT, y ont ouvert les caisses de hypermarché pendant quelques minutes, pour que les clients puissent sortir avec leurs caddies alimentaires sans payer. « Une réelle sortie de modèle passera nécessairement par un changement de modèle », défendent les agriculteurs et agricultrices à l’initiative de l’action qui entendent dénoncer leur faible rémunération face à l’industrie agroalimentaire et la grande distribution.

« Les marges des petits producteurs n’ont cessé de s’éroder »

Les faibles prix payés pour leurs produits sont au cœur de ce mouvement de colère. La baisse des revenus agricoles s’inscrit dans une histoire longue qui dépasse largement la France. Depuis plus d’un siècle, « les marges des petits producteurs n’ont cessé de s’éroder », rappelle Alessandro Stanziani, historien économiste et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales [1]. Dans le monde, le pourcentage du prix de vente qui revient aux agriculteurs est passé de 40 % en 1910 à 7 % en 1997, selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO).

« Tout au long du 20e siècle dans les pays du Nord, il y a une prise de contrôle de la part des grandes surfaces et des intermédiaires commerciaux qui imposent des marges extrêmement limitées aux producteurs, explique l’historien. Ils y parviennent parce que c’est un marché de quasi-monopole de l’acquéreur. Si vous ne faites pas affaire avec ces grands acquéreurs, vous êtes hors marché. C’est ça le système. Ils imposent des prix et des qualités standardisées, les deux vont de pair. »

« La libéralisation économique a livré l’agriculture aux lois du marché. On est en concurrence entre paysans ici et par rapport aux collègues en Europe et au-delà, appuie Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. On rencontre des difficultés majeures à pouvoir vivre de notre travail, avec de grosses inégalités dans le secteur. Si une poignée a des revenus très solides, une grande partie vit avec des revenus très faibles. » 18 % des agricultrices et agriculteurs en France vivent actuellement sous le seuil de pauvreté.

L’agroalimentaire bloque la revalorisation des revenus des agriculteurs

Lors de son premier quinquennat, Emmanuel Macron avait promis une revalorisation des revenus des agricultrices et agriculteurs. La loi Alimentation (dite loi « Egalim ») adoptée en octobre 2018 devait permettre à ce que la valeur soit mieux répartie au sein de la filière (notre décryptage). Le président avait notamment proposé d’inverser la construction des prix : ne plus partir de la marge que souhaitent dégager les transformateurs et les distributeurs aux dépens des producteurs, mais sanctuariser la prise en compte des coûts de production pour garantir un revenu aux paysan·nes.

L’exécutif avait alors confié aux interprofessions la responsabilité de rédiger des plans de filières. Or, les négociations se sont heurtées aux blocages des industriels et de la distribution, notamment au sein de l’interprofession viande bovine).

Ces derniers ont utilisé leur droit de veto pour bloquer tout calcul. Autour de la table figurait par exemple le groupe Bigard qui siège sous la bannière « Culture viande ». « Certaines organisations disposent d’un droit de veto et c’est le cas de Culture viande. Avec la fédération des distributeurs, ils ont tout bloqué à chaque réunion, que ce soit la méthode de calcul, la prise en compte des coûts, etc », nous avait expliqué une éleveuse présente dans les négociations.

Marges indécentes de la grande distribution

Depuis l’adoption de la loi Egalim, rien n’a changé pour les producteurs. Les prix de leurs produits baissent, voire s’effondrent dans certaines filières. Prenons l’exemple du lait. En 20 ans, le prix du litre pour les consommateurs a progressé de 55 à 83 centimes d’’euros hors taxe. Les distributeurs et l’industrie agroalimentaire en ont bénéficié, augmentant respectivement leur marge brute de 188 % et 64 % ! Les éleveuses et éleveurs perçoivent, eux, 4 % de moins sur la vente de leur lait...

La Fondation pour la nature et l’homme, à l’origine d’un rapport publié en septembre sur la hausse des prix des produits laitiers, souligne « l’asymétrie de pouvoirs en place » : huit distributeurs vendent 98 % du lait produit en France, trois entreprises agroalimentaires – Lactalis (Lactel, Président, Bridel...), Sodiaal (Candia, Yoplait, Entremont...) et LSDH (Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel) – conditionnent 70 % du lait vendu en France.

Le prix payé aux productrices et producteurs reste la principale variable d’ajustement, à l’heure où l’industrie agroalimentaire réalise des marges historiques. Entre fin 2021 et début 2023, le taux de marge des industries agroalimentaires est passé de 28 à 48 % !

Un site de Lactalis, leader mondial des produits laitiers, a été visé en Haute-Saône le 23 janvier. Une vingtaine de bennes remplies de fumier ont été déversées devant l’entreprise par environ 70 agriculteurs qui qualifient Lactalis de « mauvais payeur ». Le géant industriel, plus important groupe laitier mondial, les rémunère encore 40 centimes d’euros le litre quand une autre coopérative sur le secteur rémunère aux alentours de 48 centimes.

« Il me semble que quand on est numéro un mondial, on est capable, logiquement, de payer correctement ses producteurs » déplore le président de l’Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (Unell) auprès de France Bleu. Le chiffre d’affaires du géant laitier a pourtant dépassé 28 milliards d’euros en 2022 et son PDG, Emmanuel Besnier, possède la sixième fortune de France.

Interdire tout achat en dessous du prix de revient

« Beaucoup d’agriculteurs n’obtiennent pas de prix couvrant les coûts de production et la rémunération de leur travail, dénonce Laurence Marandola, de la Confédération paysanne. Ce n’est pas normal que des paysannes et paysans travaillent et ne soient pas correctement rémunérés. »

Face à la colère agricole, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire vient de promettre des « sanctions » contre les distributeurs et industriels qui ne respectent pas la loi Egalim. « Je ne leur laisserai que quelques jours pour se conformer à la loi Egalim, faute de quoi ils seront sanctionnés à hauteur de 2 % de leur chiffre d’affaires », a-t-il précisé. Trois entreprises seraient d’ores et déjà visées.es sanctions étaient déjà prévues dans la loi Egalim, en cas de non-respect des processus de négociations. « Ce sont des mesures structurelles que nous attendions avec des prix minimum garantis, de la régulation des marchés, y compris en Europe, et de la maîtrise des volumes », souligne la Confédération paysanne. « On demande l’interdiction de tout achat en dessous du prix de revient [prix qui intègre les coûts de production et la rémunération], ainsi qu’un engagement solennel de la France de cesser toute négociation visant à signer de nouveaux accords de libre-échange, précise Laurence Marandola. On sent qu’on est au bout d’un système. Il est temps de redonner de l’avenir à l’agriculture. »


 

   publié le 28 janvier 2024

Oui Monsieur le ministre,
les mots ont un sens

C.J.R.F Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France sur https://blogs.mediapart.fr/

Suite à l'ordonnance du 26 janvier de la Cour internationale de justice (Afrique du Sud c. Israël), un communiqué du Ministère des Affaires étrangères indique que « la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite l’établissement d’une intention ». Le Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France (CJRF) déplore la lecture partiale de la diplomatie française « tant la motivation de la Cour est limpide. »

Le 26 janvier 2024, l’Etat d’Israël a perdu devant la Cour Internationale de Justice.

Il faut rappeler qu’Israël avait prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.

La Cour Internationale de Justice vient de lui répondre clairement dans l’ordonnance (dont la version intégrale est consultable ici :

« La Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle. »

Elle a également indiqué d’importantes mesures conservatoires, car selon elle « il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive. »

Nous aurions pu espérer qu’une lecture attentive de cette décision sans équivoque conduise la diplomatie française à soutenir l’action de l’Afrique du Sud, tant la motivation de la Cour est limpide.

Après avoir déclaré au sein de l’Assemblée Nationale qu’accuser Israël de génocide, c’était « franchir un seuil moral », le Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères vient de publier un communiqué dans lequel il annonce que la France indiquera notamment « l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».

Le Ministère pourrait utilement se référer aux points 51 et 52 de l’ordonnance reproduits ici :

« 51. À cet égard, la Cour a pris note de plusieurs déclarations faites par de hauts responsables israéliens. Elle appelle l’attention, en particulier, sur les exemples suivants.

52. Le 9 octobre 2023, M. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un « siège complet » de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible » et que « tout [étai]t fermé ». Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « J’ai levé toutes les limites … Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons … Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »

Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : « Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués. Ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale. »

Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : « Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de [G]aza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde. »

La Cour a aussi pris note d’un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies se sont alarmés de la rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens ».

Dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël, la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite « l’établissement d’une intention ».

Dans l’affaire Gambie c. Myanmar, elle avait argumenté que « précisément parce que la preuve directe de l’intention génocidaire sera rarement manifeste, il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide. »

Ne doutons pas en conséquence que si pour le Ministre des Affaires Etrangères, « les mots doivent conserver un sens », il ne pourra pas ignorer les nombreuses déclarations des dirigeants israéliens, dont certaines viennent d’être rappelées par la Cour.

Ces mots lui permettront de considérer que l’intention génocidaire est établie, et a fortiori qu’elle peut être déduite, si la France, par souci de cohérence, décidait d’en rester à l’« approche équilibrée » qui a été la sienne dans les affaires précédentes.

Le 26 janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a jugé :

« À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable. »

Il est déjà regrettable que la France n’ait pas pris l’initiative de cette action.

Il serait désastreux qu’elle persiste dans une définition spécifique à Israël de l’intention génocidaire.

Le tabou dans lequel la France semble s’être enfermée a volé en éclats à La Haye.

Il est temps de le comprendre et d’agir en conséquence.

Car effectivement, les mots ont un sens, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de crimes. Crimes commis envers le peuple palestinien et dont le communiqué du Ministère ne dit pas un… mot.


 


 

Malgré l’avertissement
de la justice internationale,
la guerre fait rage à Gaza

Matthieu Suc sur www.mediapart.fr

La décision de la Cour internationale de justice d’ordonner à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a pour l’heure aucun effet sur la violence des combats, qui ont redoublé. Le mauvais temps s’ajoute aux bombardements pour des civils palestiniens dans une situation toujours plus précaire.

DesDes centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, portant couvertures et baluchons, qui fuient au milieu des ruines face à l’avancée des chars israéliens. « Ce qui arrive aux enfants et aux femmes est injuste. Nous vivons dans l’humiliation. Arrêtez la guerre ! Arrêtez-la ! », s’écrie une femme interrogée par l’Agence France-Presse (AFP).

Des combats meurtriers entre l’armée israélienne et le Hamas font rage samedi dans le sud de la bande de Gaza, principalement à Khan Younès, une ville considérée par Israël comme une place forte du mouvement palestinien. Les combats font rage notamment aux abords des deux principaux hôpitaux de la ville, Nasser et Al-Amal, qui ne fonctionnent plus qu’au ralenti et qui abritent des malades mais aussi des milliers de déplacés. « Des tirs de chars massifs visent depuis le matin les secteurs ouest de la ville, le camp de réfugiés de Khan Younès et les abords de l’hôpital Nasser », où ils ont provoqué « une coupure d’électricité », a déclaré samedi le gouvernement du Hamas.

La « capacité chirurgicale » de l’hôpital Nasser est « quasiment inexistante » et les « quelques membres du personnel médical qui sont restés doivent composer avec des stocks de matériel médical très faibles », selon Médecins sans frontières (MSF).

« Il reste actuellement 350 patients et 5 000 personnes déplacées dans l’hôpital », a ajouté sur X Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « L’hôpital est à court de carburant, de nourriture et de fournitures », a-t-il ajouté, appelant à un « cessez-le-feu immédiat ».

Le Croissant-Rouge palestinien a une nouvelle fois condamné samedi le siège « pour le sixième jour consécutif » de son hôpital, Al-Amal, par l’armée israélienne.

Quelques kilomètres plus au sud, des dizaines de milliers de civils sont massés à Rafah, coincés dans un périmètre très réduit contre la frontière fermée avec l’Égypte. Plus de 1,3 million de personnes s’entassent dans la ville surpeuplée, selon le bureau de coordination des affaire humanitaires de l’ONU (Ocha). Pendant la nuit, des pluies diluviennes ont inondé les camps de tentes, ajoutant à la détresse des déplacés qui piétinaient dans l’eau boueuse en tentant de sauver quelques affaires.

Samedi matin, le ministère de la santé du Hamas a annoncé que 174 nouvelles personnes ont été tuées durant les dernières 24 heures.

Sur le terrain,  la décision rendue vendredi par la Cour internationale de justice (CIJ), qui a ordonné à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a donc rien changé, à ce jour.

D’après l’instance judiciaire internationale, « il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » aux Palestiniens de Gaza. Saisie à la suite d’une plainte de l’Afrique du Sud, la Cour demande à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission […] de tout acte » de génocide, et de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».

Ces mesures de protection ont été chacune adoptées par 15 ou 16 des 17 juges de la juridiction basée à La Haye (Pays-Bas) ayant statué sur ce dossier. Ils ont en revanche choisi de ne pas appeler au cessez-le-feu.

Un très hypothétique cessez-le-feu

Le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, a salué samedi la décision de la Cour internationale de justice : « La décision confirme le respect du droit international et la nécessité pour Israël de se conformer impérativement à ses obligations en vertu de la Convention sur le génocide », a-t-il déclaré dans un communiqué diffusé sur les réseaux sociaux, dans lequel il se félicite des mesures ordonnées par la Cour.

La veille, la Palestine et l’Afrique du Sud bien sûr, mais aussi le Brésil, le Chili, l’Égypte, l’Espagne, l’Iran, l’Irlande, le Mexique, la Namibie, le Pakistan, le Qatar, la Slovénie et la Turquie avaient également salué cette décision. De son côté, la Commission européenne avait appelé Israël et le Hamas à s’y conformer. L’Union européenne « attend [la] mise en œuvre intégrale, immédiate et effective » des mesures préconisées, avait-elle souligné dans un communiqué.

Dans ce concert des nations, la France a fait entendre une note discordante. Tout en réaffirmant « sa confiance et son soutien » à la CIJ, elle s’est contentée de dire qu’elle « relève » que la juridiction a pris des mesures conservatoires. Paris a même manifesté une forme de distance à l’égard de la décision des juges. Dans un communiqué publié après la décision de la CIJ, le Quai d’Orsay a annoncé son intention de déposer des observations afin de souligner « l’importance que [la France] attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».

Quelques jours plus tôt, le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, s’était indigné, à l’Assemblée nationale, du fait qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ».

Hormis la France, Israël, bien évidemment, et son plus fidèle allié, les États-Unis, ont contesté les accusations de génocide. Et encore, Washington a pris soin de rappeler dans sa déclaration avoir « toujours dit clairement qu’Israël devait prendre toutes les mesures possibles pour minimiser les dommages causés aux civils, augmenter le flux d’aide humanitaire et lutter contre la rhétorique déshumanisante ».

La juge Joan Donoghue, qui a donné lecture vendredi de la décision de la CIJ, avait insisté sur son caractère provisoire, qui ne préjuge en rien de son futur jugement sur le fond des accusations d’actes de génocide. Celles-ci ne seront tranchées que dans plusieurs années, après instruction. En attendant, si la décision de la CIJ est juridiquement contraignante, la Cour n’a pas la capacité de la faire appliquer.

Le Conseil de sécurité de l’ONU se réunira mercredi pour se pencher dessus, à la demande de l’Algérie, « en vue de donner un effet exécutoire au prononcé de la Cour internationale de justice sur les mesures provisoires qui s’imposent à l’occupation israélienne », a indiqué le ministère algérien des affaires étrangères. Avec pour objectif un très hypothétique cessez-le-feu que la Cour internationale de justice n’a pas réclamé dans sa décision. Pourtant, cette décision « envoie le message clair que dans le but d’atteindre tous les objectifs qu’elle fixe, il y a besoin d’un cessez-le-feu », veut croire l’ambassadeur palestinien à l’ONU Riyad Mansour. Les ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch réclament qu’Israël applique les mesures prévues par la Cour international de justice.

Ce n’est pas gagné. Les autorités israéliennes ont critiqué les ordonnances d’urgence réclamées par les juges de La Haye. « Nous poursuivrons cette guerre jusqu’à la victoire absolue, jusqu’à ce que tous les otages soient rendus et que Gaza ne soit plus une menace pour Israël », a commenté vendredi le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.

Le patron de la CIA, le service de renseignement américain, va rencontrer « dans les tout prochains jours à Paris » ses homologues israélien et égyptien, ainsi que le premier ministre qatari, pour tenter de conclure un accord de trêve entre Israël et le Hamas, a indiqué vendredi à l’AFP une source sécuritaire.

Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, qui a fait environ 1 140 morts en Israël, majoritairement des civils, et  conduit à la prise en otage de 240 personnes, selon un décompte de l’AFP, la guerre menée dans la bande de Gaza par Israël a causé la mort de 26 257 Palestiniens, en grande majorité des femmes, enfants et adolescents, selon le dernier bilan du ministère de la santé contrôlé par le Hamas.


 


 

Gaza : l’UNRWA dans le collimateur des soutiens d’Israël

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les États-Unis, l’Allemagne, le Canada et la France suspendent leur aide à cet organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, sous prétexte que des employés auraient soutenu l’attaque du 7 octobre.


Le jour même où la Cour internationale de justice (CIJ) reconnaissait l’existence d’un « risque sérieux de génocide » dans la bande de Gaza, les États-Unis annonçaient qu’ils suspendaient leurs aides financières à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).

Ils ont pris comme prétexte des accusations selon lesquelles des employés de l’organisme des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens auraient aidé le Hamas dans sa préparation de l’attaque contre Israël le 7 octobre. Washington était immédiatement suivi par Toronto et Berlin puis, dimanche, par Paris.

« La France n’a pas prévu de nouveau versement au premier semestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs », dont fait partie Paris avec 60 millions d’euros versés en 2023 à l’UNRWA, affirme dans un communiqué le ministère des Affaires étrangères, évoquant des accusations d’une « exceptionnelle gravité ».

Une suspension de l’aide humanitaire « choquante » selon l’UNRWA

l’UNRWA avait auparavant annoncé, le 26 janvier, avoir reçu des informations de la part d’Israël sur « l’implication supposée de plusieurs de ses employés » dans l’attaque. « Pour protéger les capacités de l’agence à délivrer de l’aide humanitaire, j’ai décidé de résilier immédiatement les contrats de ces membres du personnel et d’ouvrir une enquête », a fait savoir le chef de l’agence, Philippe Lazzarini. « Tout employé qui a été impliqué dans des actes de terrorisme devra en répondre, y compris à travers des poursuites judiciaires. » Ce qui ne l’empêchait pas d’exprimer son indignation face à cette décision, soulignant que cela menace le travail humanitaire en cours dans le territoire palestinien.

Une décision lourde de conséquences pour les Palestiniens, alors que la situation humanitaire s’aggrave toujours un peu plus dans la bande de Gaza. Philippe Lazzarini a appelé ces pays à reconsidérer leur décision, soulignant que les Palestiniens de Gaza ne méritent pas une punition collective.

Il a qualifié la suspension de « choquante » compte tenu des mesures prises et du rôle vital de l’UNRWA pour la survie de 2 millions de personnes. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a exhorté dimanche les pays suspendant leur financement à garantir au moins la poursuite des opérations cruciales de l’office.

Israël, qui veut que l’agence de l’ONU ne joue plus aucun rôle à Gaza, comme l’a fait savoir Israël Katz, son chef de la diplomatie, entend ainsi faire d’une pierre deux coups. Les rapports fournis par l’UNRWA depuis le 7 octobre, qu’il s’agisse de la situation des populations ou des hôpitaux ciblés, ont alimenté le dossier déposé contre les exactions israéliennes et les risques de génocides.

Depuis des années, Tel-Aviv veut en finir avec le droit au retour des réfugiés palestiniens dont cet organisme de l’ONU marque l’existence. Avec l’aide des États-Unis, Israël tente d’éradiquer ce statut qui se transmet de génération en génération, témoignage de la Nakba (catastrophe de 1948). Les attaques répétées contre les camps de réfugiés, tant dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie participent de cette volonté.

   publié le 27 janvier 2024

Magyd Cherfi : « L’immense échec de la gauche, c’est l’immigration »

Caroline Constant sur www.humanite..fr

Le chanteur de Zebda, enfant des quartiers nord de Toulouse, est devenu écrivain. Alors que sort au cinéma l’adaptation de son récit « Ma part de Gaulois », Magyd Cherfi publie son premier vrai roman, « la Vie de ma mère ! », à la fois ode à la liberté des femmes, récit de la reconquête d’un amour filial et réflexion sur le désordre des identités.

Sept ans après Ma part de Gaulois, qui avait été sélectionné pour le prix Goncourt, Magyd Cherfi revient avec un nouveau livre. Le précédent était un récit autobiographique. La Vie de ma mère ! est un roman aux multiples inspirations, mais qui puise aussi dans le passé, les rencontres et le don d’observation de l’auteur. Il y raconte la relation compliquée de Slimane, le narrateur, un mec un peu paumé de 50 ans, et de sa « reine-mère », Taos. Elle souffre mille maux, liés à l’âge, il veut avoir avec elle un dialogue « d’égal à égale ».

Quand il commence à l’aider, elle se métamorphose, et ose devenir elle-même, libre. C’est une très belle ode aux femmes, en même temps qu’une réflexion sur les rapports dans la famille et le grand âge. Le roman, sensible, à l’image du chanteur de Zebda, est évidemment aussi très politique, sur l’évolution de la société, le regard sur l’immigration. L’entretien a eu lieu à Paris, à quelques heures de la conférence de presse d’Emmanuel Macron. L’occasion d’en parler au chanteur et écrivain toulousain, dont le franc-parler et la langue imagée frappent le cœur et l’esprit.

Avez-vous regardé la dernière prestation télévisée du président de la République ?

Magyd Cherfi : Rien ne m’a choqué dans son discours. Macron, c’est la droite. Une droite déguisée, avec les fantômes de la gauche. À partir de là, je ne me fais aucune illusion. Je présume que les sondages ou les élections le bousculent. Alors il se dit : pour éliminer le Rassemblement national, virons à droite. Sarko l’a fait avant lui. Mais la droite, je ne m’y intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est la gauche, et la façon dont elle s’est autodétruite ces quarante dernières années. Quelle gauche peut accéder au pouvoir, aujourd’hui, et satisfaire notre soif d’idéaux ? J’ai assisté ces quarante dernières années à un effondrement, depuis l’idéal de 1981, avec ce basculement de plus en plus à droite.

Mais basculer plus à droite, c’est renoncer aussi, non ? On brandit l’idéal républicain, comme l’a fait Macron à sa conférence de presse, et on fait un bras d’honneur à toutes les valeurs d’égalité ?

Magyd Cherfi : La gauche a construit, en arrivant au pouvoir : les radios et médias libérés, les allocations familiales, des droits en veux-tu en voilà, la retraite à 60 ans. Mais le grand échec, l’immense échec, ça a été l’immigration. La gauche s’y est désintégrée, jusqu’à la déchéance de nationalité proposée par Hollande, qui visait l’Arabe et le Noir, et non le délinquant immigré en général, pas l’immigré italien, portugais, européen.

Et on arrive en bout de logique avec la loi immigration d’Emmanuel Macron…

Magyd Cherfi : Et cette loi frise la préférence nationale. Macron se drape d’un voile translucide mais raciste. La préférence nationale, je pensais que c’était une limite qui ne pouvait pas être franchie, parce que l’idée universelle, c’est l’idée française par excellence. Et tout d’un coup, le territoire devient réservé aux Blancs…

Ce sont des thèmes très transversaux que l’on retrouve dans votre livre. Votre personnage, Slim, est en colère, y compris contre sa mère, lorsque le roman commence…

Magyd Cherfi : Parce qu’ils n’ont pas arrêté de se fâcher. Il attend d’elle un rapport adulte. Mais qu’est-ce qu’un rapport d’égale à égal lorsque l’un n’a pas les armes, les codes de ce type de rapport ? La mère ne comprend pas. Pour elle, c’est « je suis ta mère, donc tu me fais allégeance ». C’est sa seule façon à elle de dominer. Il ne lui vient pas à l’idée que ses enfants sont adultes, eux-mêmes parents d’adultes. J’ai été directement inspiré par des jeunes de quartier, à une terrasse de café. L’un disait : « Ma mère, c’est une sainte », l’autre répliquait : « Ma mère, je veux lui payer le pèlerinage à la Mecque », un troisième se gargarisait : « Moi, je vais lui construire une maison énorme. »

Et c’est marrant, parce qu’à 20 ans, moi aussi je pensais que ma mère était une sainte. Et nos mères ne sont pas des saintes. Le village kabyle, le quartier, les hommes exigeaient qu’elles soient des mères, pas des femmes. Ce que j’ai compris avec ma propre mère, c’est qu’il y avait une femme planquée derrière chacune, avec des exigences tues : travailler, avoir pas ou peu d’enfants, des diplômes, le permis de conduire, du bleu aux paupières, le droit de divorcer. Et même aimer un homme qu’elles ont choisi. Tout ce qu’elles n’ont pas fait, en définitive, pour rassurer et sauver l’honneur de la tribu.

Comment ce personnage de mère qui renaît avec le regard de son fils sur elle vous est-il venu ?

Magyd Cherfi : Parce qu’il y a une vingtaine d’années, maman, en confiance face à moi, s’est lâchée. Elle m’a parlé d’un « beau Gitan au regard ténébreux ». Elle m’a balancé cette phrase en kabyle. Et j’ai réalisé qu’elle a aimé. Je n’ai pas voulu en savoir plus, j’ai eu peur. J’ai éteint ça dans ma mémoire. J’ai commencé à écrire bien plus tard. Mais c’est à ce moment que je me suis rendu compte qu’il y avait une femme derrière ma mère.

Votre personnage s’ouvre à la vie en voyant sa mère renaître…

Magyd Cherfi : La connaître, c’est apprendre forcément sur lui-même. Il ne veut pas être l’enfant d’une mère sacrificielle. Ce que les hommes, le père, le mari, les frères – la trinité masculine, en somme –, ont imposé à cette femme, c’était une vie d’obligations. Et si la vie de sa mère est un mensonge, celle de Slim est aussi un mensonge. En revanche, si elle n’est pas une sainte, qu’elle a rêvé d’un autre que le père, il peut avoir accès à ses vrais désirs. Ses enfants interrogent Slim : « Pourquoi tu veux absolument que ta mère te dise ”je t’aime”. Vis sans ! » Et même sur le fait d’être français… Car ils le sont : « Si on ne vous plaît pas, on vous emmerde. » Alors que pour la génération du père, c’était plutôt : « Regardez comme je sais conjuguer des verbes à l’imparfait du subjonctif ! »

Soraya, la sœur, dit que la mère a réussi à faire de ses cinq enfants des « gauchistes mécréants » qui vous ressemblent, Magyd Cherfi, non ?

Magyd Cherfi : Bien sûr que Slimane me ressemble ! Maman nous disait par exemple : « Vos sœurs ne sont pas vos esclaves. » Dans le quartier, à 14 heures, les copains étaient sur le terrain de foot. Et il manquait la famille Cherfi. Parce qu’on faisait la vaisselle, on passait la serpillière, on faisait les lits. Elle nous a inculqué le sentiment de solidarité avec les filles. Et plein d’autres notions, modernes, mais instinctives. Par exemple, sur Dieu, elle a instillé le doute : quand sonnait l’heure de la prière, qu’on lui rappelait, elle poussait juste un petit soupir. Son discours anticlérical, c’était ce soupir. Mais qui a inspiré toute la famille.

Tout au long du livre, les fils de Slimane prennent fait et cause pour la Palestine, alors que lui-même est bien plus prudent, avec la peur qu’on l’accuse d’être un « mauvais Français »… Vous avez récemment signé une tribune sur le sujet. Cette question vous taraude-t-elle ?

Magyd Cherfi : Oui bien sûr… Pour moi, l’identité, c’est évidemment le Maghreb – l’Algérie, la Kabylie – et la France. Et puis d’autres qui font que je me sens un être multiple. Mais en étant multiple, j’ai le sentiment de ne convenir à personne. Dans toutes ces identités, il y a l’identité palestinienne : mon père fêtait les naissances des garçons, parce que ce qui lui importait, c’est qu’on fasse partie de la grande armée de la résistance palestinienne. Je suis né et j’ai été palestinien toute ma vie. Et arrive le 7 octobre. Et on a envie d’être moins palestinien, parce que le choc est trop fort. Le Palestinien que je suis, il a besoin qu’elle soit belle, la cause. Qu’elle ne soit pas entachée. Il sursaute à tous les événements.

L’autre identité, fil rouge de votre livre, comme de votre œuvre, c’est justement votre identité de Français…

Magyd Cherfi : Ça m’est arrivé d’avoir envie d’être moins français. J’ai un désir d’appartenir à un peuple, à une langue, à une histoire, à un territoire. Mais je n’ai pas envie d’être seul au monde. J’ai envie d’appartenir à un ou des peuples, à condition qu’ils me veuillent. Et a priori, on ne me veut pas. Enfin, je parle de l’immigration maghrébine. Si les 7 ou 8 millions de Noirs et Maghrébins prenaient la décision de partir, on sent mal une main nous retenir… Donc, comment voulez-vous que ça ne tourne pas au désastre dans les années qui viennent ?

Vous montrez aussi que dans les cités de votre enfance, la religion et le recours aux langues d’origine sont systématiques, ce qui n’était pas le cas quand vous étiez plus jeune…

Magyd Cherfi : J’interviens dans des classes, depuis trente ans. Je demande toujours s’il y a des Français dans la salle. Et jamais je n’ai vu un doigt se lever. Je vois des mômes de la quatrième ou cinquième génération s’identifier à leurs origines : « Moi je suis sénégalais, malien, algérien, monsieur. » L’idée, c’est d’utiliser tout ce qui gonfle les Blancs et les Français. « Vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’islam ? On est musulmans », « vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’Afrique, on est africains ».

« Le discours de la gauche, c’est : ” Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous”. »

Ces mômes cherchent tout le temps le contre-pied de ce qu’il leur semble qu’on exige d’eux. Parce qu’on leur a dit « intégrez-vous ! ». Mais ils ont compris que s’intégrer, c’est devenir blanc. Ça coince de toutes parts… Le discours de la gauche, c’est : « Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous. » Et après, on s’interroge sur les raisons de la haine, de la colère, du précipice qui s’ouvre : mais pour ça ! Les gamins lisent entre les lignes, ils voient la société, écoutent, entendent ce qui se passe, et sont donc en résistance. « La République, oui, on va la renier », et même si c’est du cinéma, ils vont acquiescer à la charia. Pas parce qu’ils y croient, mais parce que ça fait chier. Fondamentalement, pourtant, ce sont des mômes désireux d’un État de droit. Mais comme le droit est trop faible, ils abandonnent.

Et comment sort-on de cette impasse ?

Magyd Cherfi : À la gauche, il faut dire : « Écrivez-nous un récit cosmopolite. Tout de suite. Avant qu’ils arrivent. » Et même aller très loin : oui, il y aura plus de mosquées, puisqu’il y a plus de musulmans. Quel sera cet islam ? Je ne sais pas. On suppose que ce sera quelque chose de francisé, de laïcisé, de sécularisé… Mais ça ne veut pas dire que ces musulmans ne seront pas des Français exemplaires, ou patriotes, ou je ne sais quoi. Mon père, il emmenait ses cinq enfants pour prier dans une cave.

Comment voulez-vous que la colère n’émerge pas ? La radicalité, elle vient du fait que l’islam n’a pas été traité sur un pied d’égalité avec la religion catholique. Vous aviez des églises, des nobles bâtiments, et nous des caves. Que voulez-vous qu’il en émerge ? De la tolérance ? De la laïcité ? C’est un rendez-vous manqué. Je parle en particulier de la gauche, parce qu’on ne l’attendait évidemment pas de la droite. En 1981, Mitterrand, tout de suite, parle de « seuil de tolérance ». Et après, c’est un écroulement : Rocard avec « la misère du monde », Fabius et son « le FN pose de bonnes questions mais donne de mauvaises réponses »… Chaque fois, des fenêtres s’ouvrent, qui sont des boulevards pour le Rassemblement national.


 

   publié le 26 janvier 2024

Afrique du Sud vs Israël : saisie pour
« génocide » à Gaza,
la Cour internationale de justice
rend son verdict

par Lina Farelli sur https://www.saphirnews.com/

Le verdict de la Cour internationale de justice (CIJ) est tombé vendredi 26 janvier. Saisi par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire principal des Nations Unies basé à La Haye, aux Pays-Bas, ordonne à Israël, par seize voix contre une, de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».

Par quinze voix contre deux, Israël se voit exiger de prendre, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », toutes les mesures nécessaires « pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », en particulier, explicite le CIJ, le « meurtre de membres du groupe », l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe », la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » et les « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ». Israël doit aussi « veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes » cités plus haut.

Une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien »

Par seize voix contre une, la CIJ, qui s’est déclarée compétente pour juger du litige opposant l'Afrique du Sud à Israël, réclame aussi de ce dernier de prendre « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l'aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent pour faire face aux conditions de vie défavorables auxquelles sont confrontés les Palestiniens » à Gaza. Les juges n'ont cependant pas évoqué la nécessité de mettre en place un cessez-le feu humanitaire immédiat.

Le gouvernement israélien, qui devra soumettre à la cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises « pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci », s’est indigné du verdict. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a qualifié les « accusations de génocide » de « scandaleuses ». Auparavant, il avait affirmé que « personne ne nous arrêtera, ni La Haye, ni l'Axe du Mal, ni personne d'autre ». Les ordonnances de la CIJ sont juridiquement contraignantes et sans appel mais elle n'a néanmoins aucun moyen pour les faire appliquer.

Réunie en congrès près de Johannesburg, la direction de l'ANC, le parti historique au pouvoir en Afrique du Sud, s'est félicitée de l'issue de l'audience à la CIJ, estimant qu’il s’agit d’une « victoire décisive pour l'État de droit international et une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien ».


 


 

Il existe un « risque sérieux de génocide » à Gaza estime la Cour internationale de Justice

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’organe supérieur de la justice de l’Organisation des Nations unies estime que des mesures conservatoires doivent être prises face à la situation de la population de l’enclave palestinienne soumise aux bombardements et au bord de la famine. Une décision historique même si aucun cessez-le-feu n’a été ordonné.

Jamais sans doute une décision de la Cour internationale de justice (CIJ) n’était aussi attendue à travers le monde. Saisi à la fin du mois de décembre par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire suprême des Nations unies devait statuer, dans un premier sur les mesures conservatoires demandées face à un possible génocide en cours dans la bande de Gaza. Les plaidoiries de l’accusation et la défense israélienne s’étaient déroulées les 11 et 12 janvier.

Le risque de génocide enfin reconnu

Il aura donc fallu seulement quinze jours aux 17 juges de la CIJ pour se prononcer. Par la voix de sa présidente, Joan Donoghue, celle-ci a effectivement reconnu qu’il existe un « risque sérieux de génocide » et qu’il était urgent de prendre des mesures conservatoires pour défendre la population palestinienne de Gaza et préserver ses droits. Une décision historique même si la Cour n’a pas jugé utile d’ordonner un cessez-le-feu, mesure la plus utile pour éviter un génocide.

Il est cependant intéressant de constater que le juge israélien a voté pour la mesure rappelant l’obligation faite à Israël de respecter la convention de 1948 sur le génocide. Ce qui revient à reconnaître ce risque de génocide. Israël doit prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », a souligné la CIJ.

En moins d’une heure, la présidente Joan Donoghue a redonné ses lettres de noblesse au droit international bien malmené jusque-là. Elle a donné les arguments expliquant les décisions de la Cour. Elle a situé le contexte dans lequel la Cour avait été saisie, notamment l’attaque par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël qui a fait 1 400 morts et 240 otages puis « l’opération militaire de grande envergure » de l’armée israélienne. Elle a dit combien la CIJ avait « conscience de la tragédie humaine en cours dans la région ».

Étudiant plus précisément les accusations formulées par l’Afrique du Sud, elle a notamment longuement cité les déclarations de plusieurs dirigeants israéliens, dont l’actuel ministre de la Défense, Yoava Gallant, parlant des Palestiniens comme des « animaux humains », le même prévenant « nous détruirons tout » ou encore le président israélien qui s’en prenaient aux civils palestiniens accusés de soutenir le Hamas dans son attaque du 7 octobre.

La magistrate donnait également lecture de la définition du génocide tel que voté par l’Onu et contenu dans la Convention de 1948 qui précise que « le génocide s’entend d’un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

L’important étant évidemment le « en partie ». Elle rappelait les plus de 25000 morts, les 360000 logements détruits et les 1,7 millions de Palestiniens déplacés dans la bande de Gaza. Elle reprenait les déclarations du secrétaire général de l’Onu, celles du directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ainsi que les paroles terribles du commissaire général de l’organisation des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), Philippe Lazzarini de retour de l’enclave palestinienne. « Chaque fois que je me rends à Gaza, je vois de mes yeux les habitants s’enfoncer toujours plus dans le désespoir, luttant chaque minute pour leur survie. »

Le droit d’être protégé

C’est ainsi que « la Cour est d’avis que les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention », affirme la CIJ.

Une fois les « risques de génocide » déclarés, il convenait de définir les mesures conservatoires. Joan Donoghue insistait sur le fait que la Cour n’avait pas obligation, en la matière, de suivre les demandes de l’Afrique du Sud, en l’occurence, un arrêt de l’agression israélienne contre la bande de Gaza. Il a été décidé qu’Israël doit, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : a) meurtre de membres du groupe, b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. »

La Cour considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide et « doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence. » Enfin, Israël est tenu de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve » concernant un possible génocide.

Un mois pour appliquer les mesures

Israël doit fournir à la CIJ un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai d’un mois. Un rapport qui sera attendu avec impatience. Mais c’est bien la première fois qu’Israël se trouve ainsi sous le coup d’une sanction internationale. Animateur de l’Initiative nationale palestinienne, le docteur Mustapha Barghouti a déclaré sur x (ex-Twitter) : « Nous assistons à la fin de l’impunité illégale israélienne devant le droit international qui a duré 75 ans. » Et le ministre palestinien des Affaires étrangères, Riad al-Maliki s’est félicité « des mesures conservatoires prononcées par la Cour internationale de justice ».

Benyamin Netanyahou a demandé à ses ministres de ne pas commenter l’arrêt de la CIJ. Mais peu importe pour Itamar Ben-Gvir (extrême-droite), en charge de la sécurité nationale. Il accuse la CIJ d’être « antisémite » et affirme que les décisions rendues par celle-ci « menacent la pérennité de l’État d’Israël » et « ne sauraient être prises en compte ». Netanyahou, lui, considère l’accusation de génocide contre Israël « non seulement mensongère mais odieuse » et affirme : « Nous menons une guerre juste et nous la poursuivrons jusqu’à la victoire totale ».

Pour Human Rights Watch, « l’arrêt de la CIJ signale à Israël et à ses alliés qu’une action immédiate est nécessaire pour empêcher tout génocide contre les Palestiniens de Gaza. » C’est évidemment toute la question maintenant. La communauté internationale va-t-elle agir pour faire respecter les décisions de la Cour International de Justice pour protéger définitivement le peuple palestinien ?

L’Afrique du Sud a salué les mesures temporaires ordonnées par la CIJ contre Israël, les qualifiant d’étape « importante et historique ». Israël devra cesser les combats dans la bande de Gaza assiégée s’il veut respecter les ordres de la Cour internationale de justice, a déclaré le ministre sud-africain des Relations internationales après la décision. « Comment apporter aide et eau sans cessez-le-feu ? Si vous lisez l’ordre, vous verrez qu’un cessez-le-feu doit avoir lieu », a déclaré la ministre, Naledi Pandor, sur les marches du siège du tribunal de La Haye.

   publié le 25 janvier 2024

Les germes de la colère

Pierre Jacquemain  sur www.politis.fr

Les tarifs d’électricité au 1er février vont augmenter de 8,6 à 9,8 %. Emmanuel Macron, champion autoproclamé du pouvoir d’achat, est plutôt celui qui aura tout fait pour mettre les moyens de l’État au service des bien portants.

Est-ce la goutte d’eau qui fera déborder le vase ? Les gilets jaunes sont nés pour moins que ça. La taxe carbone était encore à l’état de projet que des milliers de Français avaient commencé à envahir les ronds-points et les rues de France. Seuls les mobilisations massives et les face-à-face violents avec les forces de l’ordre avaient eu raison de cette mauvaise décision. Mais là, c’est du concret.

Bruno Le Maire a assumé la hausse des tarifs d’électricité au 1er février, comprise entre 8,6 et 9,8 %. Et comme le ministre ne manque pas d’humour, il loue même le « courage » de cette nouvelle mauvaise décision. Taxer 90 % de la population, à commencer par les plus modestes, quand les 10 % restants auraient pu participer à l’effort collectif, à travers une taxe sur les grandes fortunes ? Que nenni. Bruno demande. Mais il demande aux Français. Et certainement pas aux plus fortunés. Bruno a besoin d’équilibrer le budget de la France. Alors il fait les poches du plus grand nombre. Sans aucun esprit de justice sociale.

Du grand art : comble de cette décision politique – elle n’était pas inéluctable selon son ancienne collègue du gouvernement, Emmanuelle Wargon, qui préside désormais la Commission de régulation de l’énergie –, les abonnés au tarif « heures creuses », c’est-à-dire ceux qui participent le plus à la réduction de la consommation d’électricité (et donc à sa régulation en période tendue), seront les plus pénalisés. Pour eux, la hausse sera de 9,8 %, soit d’environ 250 euros nets par an, en moyenne, pour une maison individuelle habitée par un couple et deux enfants. Et pour ceux qui ont été, selon Le Maire, les plus protégés par le bouclier tarifaire pendant la crise énergétique, les 3 % ayant souscrit au tarif Tempo d’EDF, la hausse sera même de 10,1 % !

En trois ans, le nombre de salariés au Smic aurait progressé de 41 %, passant de 12 à 17 %.

Faites des efforts et vous en paierez les conséquences. Voilà le message que le gouvernement envoie à ceux qui ont joué le jeu, baissé leur consommation et favorisé les énergies vertes. Double incohérence : budgétaire et écologique. On n’est plus à une près ! Mais surtout, ce que nous dit en substance le ministre de l’Économie, c’est que ces Français-là paient le coût du bouclier tarifaire (100 milliards d’euros entre 2021 et 2023) qui avait permis, un temps, de limiter la hausse des prix de l’électricité et du gaz, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté. Une hausse limitée mais pas sans conséquence. Parce que, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, la facture s’est tout de même alourdie de 90 euros en moyenne, soit une hausse de 43 à 44 % sur deux ans selon le type de contrat.

Et il n’y a pas que l’électricité qui a augmenté. Après le gaz et l’électricité, les prix de l’alimentation ont subi une hausse de 25 % dans la même période. Le président de la République a beau faire des conférences de presse – sans contradicteur ou presque – pour dire qu’il est celui qui a le plus fait pour le pouvoir d’achat des Français, il est surtout celui qui aura tout fait pour mettre les moyens de l’État au service des bien portants. Et les faits sont têtus. Les Français ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail. Les salaires n’augmentent pas.

Pire : selon Le Monde, on assiste à une « smicardisation » du monde du travail. En trois ans, le nombre de salariés au Smic aurait progressé de 41 %, passant de 12 à 17 %. Les germes de la colère pourraient donc bien prendre racine. Les puissantes mobilisations des agriculteurs en Allemagne semblent faire tache d’huile en France. Et même si les mobilisations des exploitants français devaient conduire le gouvernement à céder rapidement aux revendications de la très productiviste – et pro-pesticides – FNSEA, elles pourraient d’ici là en déclencher d’autres. Et elles seraient bienvenues !


 


 

Le gouvernement prévoit
le doublement des franchises médicales à partir de fin mars

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

À partir de fin mars, le gouvernement va doubler le montant des franchises sur les boîtes de médicaments, actes paramédicaux, transports sanitaires, et de la participation aux consultations et examens de biologie.

S’il se targue de lutter contre l’inflation sans que les effets s’en fassent sentir au quotidien, le gouvernement pourrait, en revanche, devenir le champion incontesté des mauvaises nouvelles pour le portefeuille des Français. Après la confirmation par Bruno Le Maire de la hausse des tarifs de l’électricité au 1er février, « les nouveaux montants des franchises et des participations forfaitaires devraient entrer en vigueur », fin mars, pour les médicaments, les actes paramédicaux et les transports sanitaires, « d’ici à début juin », pour les consultations et les analyses de biologie médicale, indiquent les ministères de l’Économie, du Travail et de la Santé.

Dans le détail, les franchises seront doublées à 1 euro sur les boîtes de médicaments et les actes paramédicaux, comme un rendez-vous chez le kinésithérapeute, à 4 euros pour les transports sanitaires. Les participations forfaitaires, elles, passeront à 2 euros pour les actes et consultations des médecins, les examens et les analyses de biologie médicale. Seuls les mineurs, les « femmes qui bénéficient de l’assurance maternité » ou « les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire » en seront exemptés.

« Renoncements aux soins et un accroissement des inégalités en santé »

Au total, ces dispositions représenteraient 800 millions d’euros « d’économies ». Lors de sa conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron avait justifié sa décision, prétextant que « la médecine, le soin, les médicaments, ça ne coûte pas rien », avant d’ajouter que le système de protection sociale « prend déjà beaucoup en charge, quasiment tout ».

Pour l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, en transférant les dépenses de santé vers le patient, le président de la République « piétine les fondements de la solidarité, selon lesquels chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Pour redresser les comptes publics, l’exécutif aurait pu remettre en cause les exonérations de cotisations sociales, qui ont atteint 73,6 milliards d’euros en 2022, ou « évaluer la pertinence des prix des médicaments, de plus en plus exorbitants, alors même que les financements publics à la recherche et au développement aident, souvent massivement, les industriels dits privés ».

La mesure, présentée comme indolore par le chef de l’État, est loin d’être anodine. Car, « toute augmentation du reste à charge entraîne des renoncements aux soins et un accroissement des inégalités en santé », précise l’observatoire. Selon l’Ifop, actuellement, une personne sur quatre vivant en France a renoncé à des soins ou équipements médicaux pour des raisons financières.

Le principal syndicat de médecins généralistes, MG France, redoute en particulier ses effet sur les personnes les plus précaires. Si le gouvernement maintient à 50 euros chacun les deux plafonds annuels, l’un pour les franchises, l’autre pour les participations forfaitaires pour les pathologies les plus lourdes, le secrétaire général adjoint de MG France, Jean-Christophe Nogrette, estime que « les malades chroniques, les personnes âgées (…) arriveront encore plus vite plus vite au plafond ». Or, « 100 euros par an (si les deux plafonds sont atteints) sur une petite retraite, ce n’est pas négligeable ».


 


 

Bruno Le Maire cherche 12 milliards ? Fakir lui en trouve 163 !

par Cyril Pocréaux et François Ruffin sur http://fakirpresse.info/

"Le plus dur est devant nous ! Nous devons trouver au minimum 12 milliards d’euros d’économies en 2025" prévenait, menaçait, même, Bruno Le Maire, ce 8 janvier 2024, devant les "acteurs économiques" réunis sous les dorures de Bercy. Comprenez : "le plus dur est devant les plus modestes, sur qui on va encore gratter douze milliards"... Mais que Bruno se rassure : Fakir lui a déniché, ses douze milliards ! Et même beaucoup plus que ça ! Car Emmanuel Macron, comme candidat en 2017, éludait la question : quel serait le coût de ses cadeaux aux plus riches ? Alors, en 2022, après son premier quinquennat, on avait sorti la calculatrice... Réponse : un pognon de dingue ! Voilà où Bruno va pouvoir gratter !

Suppression et modification du CICE

Imaginé dès 2012 par un Emmanuel Macron alors conseiller de François Hollande à l’Élysée, le Crédit d’impôt compétitivité emploi, c’est environ 22 milliards offerts chaque année, en particulier aux plus grosses entreprises, comme Auchan. Sans embaucher en contrepartie, assurent deux rapports de France Stratégie, organisme rattaché à Matignon : 100 000 emplois au grand maximum, voire aucun. Une fois élu en 2017, Emmanuel Macron le transforme en baisse de cotisations. Double effet : le cumul des mesures a coûté 20 milliards à l’État en 2020, et la transformation coûtera 4,6 milliards de plus, dès 2019. Coût du cadeau sur le quinquennat : 125,8 milliards.

Baisse des impôts de production

Dans la même veine que le CICE, la baisse des impôts de production instaurée en 2021, à la faveur du Covid, profite pour un quart aux 250 entreprises… les plus riches. Soit 2,5 milliards par an pour des boîtes qui n’en ont pas vraiment besoin. Coût du cadeau sur le quinquennat : 5 milliards.

Suppression de l’impôt sur la fortune

L’impôt sur la fortune (ISF), c’est démodé, selon le Président. Pour que les 350.000 contribuables les plus riches puissent faire ruisseler leur argent, on ne taxe plus, dès octobre 2017, que la fortune immobilière (IFI). Et on ne touche plus aux actions, par exemple. Cette mesure, ≪ ce n’est pas de l’injustice, c’est une politique d’investissement ≫, se défend le Président. Sans savoir ce qui sera fait de l’argent… Coût du cadeau sur quatre ans : 12 milliards.

Instauration de la Flat Tax (ou Prélèvement forfaitaire unique)

Je réduirai la fiscalité du capital pour la ramener a des niveaux plus proches de la moyenne européenne ≫, avait promis le candidat Macron. C’est le prélèvement forfaitaire unique sur le capital, plus connu sous le nom de Flat Tax. Le principe : pour ne pas plonger dans l’insécurité les financiers qui boursicotent en France, on fixe un plafond à leur imposition. 30% des revenus financiers, pas moins, mais surtout pas plus. Sauf que jusque là le capital était taxé, grosso modo, à hauteur de 60 %. Et qu’on met les prélèvements sociaux en bonus dans le paquet. Coût du cadeau sur quatre ans : 5,2 milliards.

Suppression de la 4e tranche de la taxe sur les salaires

Parmi les investisseurs étrangers, il y a des salaries qui ont des niveaux de revenus élevés. Or, la taxation de ces revenus est très forte ≫, déplorait Bruno Le Maire, le 5 juillet 2017. On supprime donc la taxe que devaient payer les entreprises sur les salaires les plus élevés. Coût du cadeau sur quatre ans : 548 millions.

Suppression « Brexit » de la taxe pour les banquiers et assureurs

Comment attirer les banquiers et assureurs anglais qui fuient la Grande‑Bretagne, traversent la Manche par bateaux entiers, réfugiés économiques terrorisés par le futur Brexit ? Emmanuel Macron a une idée géniale, neuve, iconoclaste : une ristourne fiscale, la suppression de la taxe sur les hauts salaires pour les banquiers et assureurs expatriés. Soit 250 millions de cadeau de bienvenue dès la première année, chiffre le Sénat, pour leur donner l’amour de la France. Coût du cadeau sur quatre ans : 1,2 milliard.

Baisse de l’impôt sur les sociétés

En allégeant les charges et les impôts sur les entreprises, je rendrai l’investissement dans le capital des entreprises plus profitable ≫, promettait Emmanuel Macron. Alors qu’il baisse continuellement (sans succès) depuis trente ans, le taux d’impôt sur les sociétés est encore rogné pour passer en 2018 de 33 à 28 % pour les bénéfices jusqu’à 500.000 euros, pour atteindre 25 % en 2022. Coût du cadeau sur quatre ans : 11 milliards.

Suppression de l’Exit Tax

C’est une grave erreur pour nos start‑up, parce que nombre d’entre elles, considérant la France moins attractive, ont décidé de lancer leurs projets en partant de zéro a l’étranger afin d’éviter cet impôt. ≫ C’est Emmanuel Macron himself qui le disait, et pas n’importe où : dans Forbes, le magazine des milliardaires. Dans son viseur : l’Exit Tax. Instaurée en 2011 par Nicolas Sarkozy, elle vise les exilés fiscaux qui transfèrent leur domicile à l’étranger pour y vendre leurs sociétés ou leurs actions (pour 800 000 euros minimum). Quelque 800 millions d’euros de taxe sur les ventes pourraient ainsi échapper à l’administration fiscale, selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires. Coût du cadeau sur quatre ans : 3,2 milliards.


 

Total : 163.958.000.000 d’euros !


 

   publié le 24 janvier 2024

Marche pour le logement :
« La France n’a jamais été aussi riche
et compté autant de sans-abris »

par Rédaction sur https://basta.media/

Depuis le 25 décembre, un campement de sans-abris est installé à proximité de l’Assemblée nationale, au pied d’un immeuble de logements vide. Une marche est prévue le jeudi 25 janvier pour en exiger la réquisition, en mesure d’urgence.

« La France n’a jamais été aussi riche, n’a jamais engrangé autant de recettes fiscales issues du logement cher (93 milliards en 2022) et n’a jamais compté autant de sans-abris (plus de 330 000), de marchands de sommeil, d’expulsions, de demandeurs de logement HLM (2,4 millions), de logements vacants (3,1 millions), de logements chers, ni produit aussi peu de vrais logements sociaux », dénonce le l’association Droit au logement (Dal).

Depuis le 25 décembre, l’association a installé un abri de fortune à Solférino, dans le très chic 7e arrondissement de Paris, proche du ministère du Logement. Situé sous les fenêtres d’un grand immeuble de logements vacants, le campement accueille depuis un mois des dizaines de personnes sans-abri. Les personnes accueillies sont « des familles prioritaires Dalo (droit au logement opposable). Elles ont fait une demande de logement social et ont un emploi pour la plupart. Certains ont des enfants », précise l’association.

« La réponse immédiate à cette crise du logement, bien moins coûteuse que des hôtels, serait de mobiliser les logements inoccupés, six fois plus nombreux qu’en 1954 selon l’Insee (530 000 en 1954 et 3,1 millions en 2022) et les bureaux vacants (5 millions de m2 en Ile-de-France) » détaille le Dal. L’association exige un hébergement stable et décent jusqu’au relogement, mais aussi l’application de la loi de réquisition pour tous les sans-abris et les victimes de marchands de sommeil.

Indifférence du gouvernement

Depuis un mois, l’association fait face à l’indifférence du gouvernement, « voire même à des politiques qui aggravent la situation », déplore Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du Dal auprès du site d’informations Le Média qui a couvert l’action « La galette des droits », le 16 janvier.

Deux jours plus tard, les familles du campement de Solférino, se sont rendues successivement sous les fenêtres de la Catherine Vautrin, nouvelle ministre en charge des Solidarités - qui n’a pas donné suite à la demande de délégation - puis à la préfecture de région, qui a en charge l’hébergement d’urgence. Cette dernière les a reçus mais ne leur a pas fait, à ce jour, de proposition d’hébergement.

« Il a été reproché aux 31 ménages de Solférino de ne pas appeler le 115 systématiquement, 115 dont la spécialité est bien d’imposer aux sans-abris des jours et des semaines d’appels quotidiens, souvent sans aucun résultat, ce qui a pour effet, sinon pour objectif de les décourager. Lorsqu’ils ont été hébergés, c’est la remise à la rue après quelques semaines, déplore le Dal dans un communiqué. « Il a aussi été reproché aux familles de vouloir passer devant les autres : Il y a donc une file d’attente pour avoir un hébergement ? Ainsi, même en pleine vague de froid, le nombre de places d’hébergement est très largement insuffisant. »

L’association Droit au logement appelle, le jeudi 25 janvier, à marcher vers la mairie du 7e arrondissement et le ministère du Logement. Le rendez vous est fixé à 12h au camp des sans logis, métro Solférino à Paris.

Les revendications sont nombreuses : réquisition des logements vacants de gros propriétaire, durcissement de la taxe sur les logements vides, aide financière et technique aux petits propriétaires défaillants ou négligents pour réhabiliter leur logement en échange d’un loyer conventionné. « Il faut également produire massivement des logements sociaux, plutôt que des logement spéculatifs, interdire les locations Airbnb en zone tendue, baisser les loyers et réguler le marché immobilier et locatif, devenu inaccessible à une part grandissante de la population » réclame le Dal.


 


 

Le logement social
n’est pas un gros mot !

par Philippe Rio sur www.humanite.fr

Une semaine après le remaniement ministériel, pas de ministre du Logement de plein exercice en vue ! À croire que le premier poste de dépenses des Français, qui a pris une place en expansion dans nos vies, ne le mérite pas… En 1961, le logement tout compris représentait 20,4 % des dépenses des ménages. Il en représente aujourd’hui 33 % ! Le mal-logement, c’est d’abord la honte des 3 000 enfants qui dorment dans les rues de notre pays. Ce sont ces 330 000 SDF, ces naufragés de la vie, qui peuplent nos villes et dont l’un d’entre eux succombe chaque jour à la vague de froid en cours. En 2017, Emmanuel Macron avait déclaré : « Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus. C’est une question de dignité, c’est une question d’humanité. » Cela lui fait, me direz-vous, un point commun supplémentaire avec Nicolas Sarkozy qui, en 2006, promettait « plus de SDF en deux ans ! ». On a parfois l’impression de jouer au jeu des sept différences entre deux présidents jupitériens…

La libéralisation à l’excès du marché de l’énergie crée une double peine pour des millions de familles, qui ne s’en sortent plus. Et le suspens est mince pour le traditionnel rapport sur le mal-logement de la Fondation Abbé-Pierre attendu pour le 1er février. Ce sont 2,5 millions de foyers qui sont désormais demandeurs d’un logement social et se transforment pour beaucoup en proies faciles pour les marchands de sommeil. Alors que la file d’attente des mal-logés ne cesse de s’allonger, il convient plus que jamais de battre en brèche l’idée que le logement social est un gros mot et serait l’apanage des plus précaires. Sauf à considérer que 70 % des Français qui y ont droit sont pauvres…

Après la faute de la baisse de 5 euros des aides pour le logement (APL) et le 1,3 milliard d’euros ponctionné, chaque année, dans le budget des bailleurs sociaux, le logement social est plus que jamais en berne. Et le marché immobilier ressemble à une bulle spéculative prête à éclater. Même si les 10 000 places supplémentaires d’hébergement d’urgence annoncées par Patrice Vergriete, ex-ministre délégué au Logement, sont à saluer, il n’est jamais trop tard pour augmenter leur nombre, réquisitionner les logements vacants et ouvrir les équipements publics aux victimes du froid. Il est même nécessaire de mettre en place un encadrement des loyers renforcé, une loi copropriétés dégradées moins terne et une politique efficace de lutte contre l’explosion des locations touristiques. Et on pourrait même lancer un plan décennal et national pour la construction et la rénovation énergétique des logements !

Reprendre la main sur le marché du logement et de l’énergie, c’est enfin se redonner le pouvoir de vivre dignement !


 


 

Logement : « Il serait plus efficace que les maires puissent réquisitionner », défend Ian Brossat

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Alors que la vague de froid a déjà fait plusieurs morts, le sénateur PCF Ian Brossat a déposé le 12 janvier une proposition de loi afin de faciliter la réquisition des logements vides pour répondre aux besoins d’hébergement d’urgence.

L’arrivée d’une vague de froid n’a pas conduit à la mise à l’abri de l’ensemble des personnes à la rue. Au moins quatre d’entre elles ont déjà trouvé la mort en raison de cette inaction, symbole d’une politique qui déshumanise les plus pauvres.

Que pensez-vous de la réponse apportée à cette situation d’urgence ?

Ian Brossat : Le plan grand froid qu’a déclenché le gouvernement le 8 janvier est au rabais. À Paris, il se traduit par l’ouverture de 250 places supplémentaires quand, selon les derniers chiffres de la Nuit de la solidarité, 3 000 personnes dorment dehors. C’est donc dérisoire au regard des besoins. D’autant qu’avant même cette vague de froid, la situation était dramatique.

La France, 7e puissance économique du monde, compte selon la Fondation Abbé-Pierre 330 000 personnes sans domicile. Phénomène nouveau, en tout cas dans ces proportions : il y a parmi elles de plus en plus de familles et d’enfants. Rien qu’à Paris, 400 enfants scolarisés sont dans ce cas.

Le gouvernement porte une très lourde responsabilité dans cette situation extrêmement préoccupante. Il s’est opposé à toutes les propositions, portées par la gauche, visant à augmenter les crédits de l’hébergement d’urgence, et plus profondément parce que ses choix politiques ont généré une crise générale du logement. La production de logements sociaux connaît une baisse sans précédent qui grippe toute la chaîne de l’hébergement et du logement.

Vous avez déposé une proposition de loi vendredi 12 janvier pour faciliter les réquisitions…

Ian Brossat : Ce texte demande que la possibilité de réquisitionner des logements vides pour héberger des sans-abri ne soit plus de la seule compétence du préfet, mais qu’elle soit octroyée aux maires. Ce serait plus efficace car aujourd’hui, beaucoup des maires qui demandent des réquisitions ne les obtiennent pas des préfets. Cette revendication est portée depuis longtemps, par exemple par le DAL (Droit au logement). 

Même la droite l’a réclamé : en 2019, elle a déposé une proposition de loi qui allait encore plus loin et voulait retirer le droit de réquisition aux préfets pour ne le confier qu’aux maires. Alors, quand je les entends nous traiter de bolcheviks, ça me fait sourire. En réalité, mon texte est pragmatique. Les maires sont quand même bien placés pour connaître les difficultés sur leurs territoires et y répondre.

Pourquoi est-ce important ?

Ian Brossat : Jusqu’à présent, les préfets ne réquisitionnent que des bâtiments mis à disposition volontairement par les propriétaires. À Paris, cela fonctionne, parce que la municipalité mobilise tout le foncier dont elle dispose. Mais quand les propriétaires ne sont pas volontaires, les préfets ne leur tordent jamais le bras, même s’ils possèdent des bâtiments vides depuis des années.

Si on veut créer des places supplémentaires, il faut pourtant s’accorder la liberté de réquisitionner aussi ces bâtiments. C’est arrivé quand la volonté politique était là, quand Jospin était premier ministre, et par Jacques Chirac à Paris en 1995.

Comment expliquer que ce type de mesure passe désormais si mal ?

Ian Brossat : Il y a une stratégie de déshumanisation des personnes à la rue et de criminalisation de la pauvreté. Cela se traduit dans la baisse de l’intérêt vis-à-vis du sort des SDF, mais aussi dans la mise en cause des chômeurs, qu’on fait passer pour des fainéants pour réduire leurs indemnités. L’autre élément est la sacralisation du droit de propriété, qui fait passer complètement au second rang le droit au logement.

La place croissante des exilés parmi les SDF alimente-t-elle cette idéologie anti-pauvres ?

Ian Brossat : C’est la fameuse idée de l’appel d’air : cette stratégie stupide qui consiste à croire qu’en dégradant les conditions d’accueil, on va empêcher les gens de venir. Pourtant, cela fait des années que l’accueil est dégradé et les flux migratoires n’ont pas diminué. Ça prouve bien que ce qui compte, ce ne sont pas les conditions de vie dans le pays d’accueil, mais dans le pays de départ.

Que craignez-vous avec la fin de l’hébergement inconditionnel inscrit dans la loi immigration ?

Ian Brossat : Cela va juste conduire à une multiplication des campements. Ce qui a d’ailleurs des conséquences en cascade, parce que plus il y a de campements, plus il y a de racisme et de xénophobie.

Quand les gens sont hébergés et accompagnés, il n’y a pas de problème. Mais quand ils s’entassent dans des campements de fortune, cela crée des frictions avec les riverains, qui expriment leur colère. C’est une politique désastreuse et un cercle vicieux.


 

   publié le 23 janvier 2024

Guerre à Gaza : les Espagnols demandent encore plus de courage à Pedro Sanchez

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Comme dans une centaine d’autres villes espagnoles, mais aussi partout dans le monde, des dizaines de milliers de personnes ont défilé, samedi 20 janvier, à Madrid, pour demander l’arrêt du « génocide en Palestine ».

Madrid (Espagne), envoyé spécial.

À midi précise, c’est sous un froid clément s’entremêlant avec la clarté d’un ciel azur que des milliers de Madrilènes ont suivi, ce samedi 20 janvier, le démarrage du cortège lancé depuis l’extrême sud du boulevard du Prado, au rond-point de la gare d’Atocha. Direction la fontaine de Cybèle, un kilomètre plus loin, en réponse au rendez-vous donné par le Réseau de solidarité contre l’occupation de la Palestine.

Vingt-cinq mille personnes ont répondu présent dans la capitale, sereinement réunies derrière une énorme banderole floquée « Halte au génocide, vive la lutte du peuple palestinien ». Si l’ambiance est relâchée – ici, il n’y a pas d’âge pour brandir fièrement le drapeau aux bandes noire, blanche, verte et au triangle rouge, et le dispositif de sécurité est quasiment imperceptible –, les revendications n’en sont pas pour autant dotées de tiédeur, bien au contraire.

Un cessez-le-feu immédiat et l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv

Lucia et son compagnon Jorge, la quarantaine, sont venus en famille – un fils sur les épaules, le second dans sa poussette – pour dénoncer « l’horreur insupportable que vivent les Gazaouis ». À l’heure où « la majorité des victimes des bombardements sont des femmes et des enfants », insiste celle qui travaille à l’accueil d’un centre de santé de proche banlieue, « comment ne rien faire, comment ne pas se révolter face au massacre » ?

À ses côtés, un groupe de retraités, « tous membres du PSOE », précise l’énergique Teresa Galvàn, salue les prises de position du chef du gouvernement espagnol. « Avec (le socialiste) Pedro Sánchez, notre pays a sûrement été l’un des plus critiques à l’égard du criminel (président israélien Benjamin) Netanyahou, et nous le lui avons dit en face, soutient-elle… Avant de lever soudainement la voix : « Mais c’est loin d’être assez ! »

Et de rappeler que, comme l’ont précisé les organisateurs de la manifestation, « le peuple espagnol » exige non seulement l’obtention d’un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, mais aussi l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv. « Il faut mettre plus de pression, sinon nous devenons complices », assure-t-elle avant de conclure : « Le comportement de l’Europe me fait honte. »

Plus loin, à hauteur de la majestueuse façade néoclassique abritant le musée du Prado, cinq jeunes étudiants équipés de pancartes « Israël et USA : super-terroristes » reprennent en chœur un slogan fulminé par des centaines de voix : « Où sont-elles, où sont-elles, les sanctions contre Israël ? » Marisa, en troisième année de licence de droit, voudrait surtout voir Pedro Sánchez soutenir « la courageuse plainte pour génocide » déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ).

Elle rejoint ainsi les positions de l’aile gauche du gouvernement, incarnée par la coalition Sumar, dont nombre de représentants – comme la ministre de la Jeunesse Sira Rego – ont participé à la mobilisation. « Nous demandons la reconnaissance de l’État palestinien, ainsi que la rupture des relations diplomatiques et commerciales », a déclaré la députée du groupe de la gauche au Parlement européen María Eugenia Rodríguez Palop. « Nous ne voulons pas financer l’occupation, on ne répond pas à une agression par un génocide. » Au total, des manifestations pour exiger une plus forte action gouvernementale contre Israël ont eu lieu dans plus de 100 villes espagnoles, samedi 20 janvier.

 

    le 22 janvier 2024

 

Sexisme : internet, famille, école… que dit le rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes

Jessica Stephan sur www.humanite.fr

Dans son rapport annuel publié lundi 22 janvier, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat accablant de la construction du sexisme dans la famille, à l’école et sur le numérique, tout en insistant sur le décalage entre la prise de conscience des inégalités et des violences, et la persistance de cette attitude discriminatoire.

« Nous avons mis en lumière les trois secteurs dans lesquels le virus du sexisme était inoculé : essentiellement la famille, l’école et le numérique », résume Sylvie Pierre-Brossolette, présidente du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Dans son rapport publié le 22 janvier, le HCE décrit l’état inquiétant du sexisme en France, notamment chez les jeunes adultes, et constate le décalage entre la prise de conscience générale des inégalités et des violences et leur persistance, voire leur recrudescence. Avec un message fort : il est urgent de « s’attaquer aux racines du mal ».

Une incubation dès le plus jeune âge

Premier enseignement : Les stéréotypes de genres et les inégalités se construisent dès les premières années. Ainsi, le rapport indique que 70 % des femmes estiment ne pas avoir reçu le même traitement que leurs frères au sein de leur famille, alors que les parents pensent avoir traité leurs enfants de la même manière, toutes générations confondues.

Une différence de traitement qui persiste à l’école, selon près de la moitié des 25-34 ans. À l’école, « on crée des mondes, le monde des filles et le monde des garçons. La distinction sert une hiérarchie », analyse Édith Maruéjouls, géographe du genre. Elle opère à tous les niveaux : comportements, tenues, choix des activités, cour de récréation… pour devenir des mondes « imperméables ». Avec des conséquences : « Il faut s’attaquer à l’absence de relation qui fait violence plus tard », insiste la géographe. Le numérique alimente également massivement ces stéréotypes genrés, puisque selon le HCE, 92 % des vidéos pour enfants en contiennent.

Un phénomène toujours prégnant, notamment chez les 25/34 ans

« Le constat général est accablant », analyse Sylvie Pierre-Brossolette : 9 femmes sur 10 déclarent avoir subi une situation sexiste. Les proportions sont similaires pour les renoncements à des comportements visant à éviter d’être victimes de sexisme. « Malgré la conscientisation de toutes les générations, hommes comme femmes, sur la nécessité de l’égalité et de lutter contre les violences – 84 % de la population estime prioritaire la lutte contre le sexisme –, la pratique est complètement en décalage avec cette exigence morale et politique. C’est très frappant. » analyse Sylvie Pierre-Brossolette.

La catégorie des jeunes adultes est la plus préoccupante, selon la présidente : « Les conclusions de l’étude de cette année, malheureusement, corroborent et amplifient le diagnostic de l’année dernière : le sexisme reste prégnant, particulièrement chez les 25-34 ans. » Le rapport pointe une « résistance masculine », un véritable backlash. Ce retour en force des injonctions conservatrices, notamment à la maternité – 54 % des femmes de 25-34 ans la ressentent – et à l’assignation à la sphère domestique, est particulièrement présent sur les réseaux sociaux.

Et si 37 % des femmes déclarent avoir subi une relation sexuelle non consentie, toutes tranches d’âges confondues, ce taux passe à 50 % pour les femmes de 25-34 ans. Enfin, deux tiers des jeunes hommes déclarent s’inspirer du porno pour leurs relations sexuelles. « Quand on sait que 90 % des vidéos pornos contiennent des violences passibles du code pénal, selon la procureure de Paris, il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir des générations qui arrivent baignées et biberonnées au porno », ajoute Sylvie Pierre-Brossolette.

Le tonneau des Danaïdes

Des jeunes adultes qui ont ou auront peut-être des enfants, exposés à leur tour à ces représentations, avec un risque d’aggravation. « Ce sera le tonneau des Danaïdes. Si on n’agit pas au départ, on aura à l’arrivée des générations qui seront tout aussi violentes, sinon plus, que leurs aînées », craint la présidente du HCE. Tant qu’aucune action n’est menée à la source, le sexisme se perpétue. Un point de vue partagé par Édith Maruéjouls : « Ne pas agir sur la question égalitaire, c’est produire un système inégalitaire. C’est une question qui se pose de manière collective. »

La conclusion ? Agir sur tous les fronts où cela est possible. Le rapport formule ainsi trois axes de recommandations complémentaires : « éduquer » à l’égalité et lutter contre l’invisibilisation des femmes ; « réguler », particulièrement les contenus numériques et la pornographie ; et « sanctionner » de manière plus systématique et efficace. « Il y a évidemment une grosse responsabilité à l’Éducation nationale. Cependant, si on ne fait rien pour agir sur le numérique, il dominera tout », précise Sylvie Pierre-Brossolette, qui lance « un appel urgent aux pouvoirs publics afin qu’ils agissent, pour redresser la situation tant qu’il en est encore temps ».


 

   publié le 21 janvier 2024

Gaza dans le miroir d’Al Jazeera

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Il y a la bataille des images que se livrent le Hamas et l’armée israélienne. Mais il existe aussi un abysse entre ce que voient le peuple israélien et le peuple palestinien à travers les médias. Premier volet de notre mini-série.

Depuis plus de 100 jours, la chaîne qatarie Al Jazeera, la plus regardée du monde arabe, ne parle que de Gaza. Sur une heure d’antenne, et depuis quelques jours seulement, seules les toutes dernières minutes peuvent éventuellement être consacrées à d’autres actualités internationales, par exemple la guerre en Ukraine.

La chaîne d’information en continu – la « péninsule » ou « l'île » en arabe  – a tourné tous ses efforts et ses caméras vers la petite bande de terre palestinienne prise sous le feu incessant de Tsahal, désignée comme « l’armée de l’occupant » sur la télévision fondée en 1996, qui a vu sa figure la plus connue, Shireen Abu Akleh, mourir sous les balles de celle-ci en 2022, alors qu’elle couvrait un raid militaire sur le camp de Jénine en Cisjordanie.

Grâce à des moyens exceptionnels, à des correspondants à Tel-Aviv, au Liban et à Ramallah, et à des journalistes présents en permanence dans l’enclave palestinienne, Al Jazeera est devenue le centre de l’attention des Palestinien·nes du monde entier et, au-delà, de l’ensemble du monde arabophone. 

Déjà célèbre, son reporter vedette à Gaza, Wael al-Dahdouh, qui vient d’arriver au Qatar après avoir pu quitter le territoire exsangue par l’Égypte, y est devenu un héros national depuis qu’on l’a vu apprendre en direct la mort de sa femme et de ses enfants dans un bombardement israélien, partir se recueillir sur leurs corps et retourner quelques heures après sur le terrain…

Média inféodé au Hamas – selon le leadership israélien, qui menace régulièrement de fermer ses bureaux –, instrument de soft power du Qatar et/ou dernier espace de visibilité de la souffrance des Gazaoui·es, la chaîne d’information Al Jazeera occupe désormais une place centrale dans la représentation que se fait le monde arabe et palestinien de la guerre en cours.

Mais elle tient aussi une place cardinale dans l’information mondiale depuis le 7 octobre dernier, alors que l’enclave palestinienne demeure interdite d’accès aux médias occidentaux. À cet égard, les rédactions en anglais et en arabe de la chaîne demeurent indépendantes et n’ont pas le même ton, même si elles partagent certaines images et une ligne ouvertement propalestinienne.

Une journée sur Al Jazeera

La journée type sur Al Jazeera en arabe débute à 9 heures à Doha, soit 8 heures à Gaza et 7 heures à Paris, par l’émission présentée par le chef du bureau palestinien de la chaîne, Walid al-Omari. À partir de sa propre revue de presse – il parle hébreu –, le journaliste commence par un aperçu de la situation, ce qu’il faut retenir de la journée de la veille et ce qu’on peut attendre de celle à venir. Il contacte ensuite les différents correspondants de la chaîne : à Tel-Aviv, à Ramallah, à l’intérieur de Gaza, à la frontière de Gaza côté israélien, ainsi qu’à la frontière entre Israël et le Liban.

Sur cette frontière, dont les reporters sont contactés à chaque mouvement du Hezbollah, Al Jazeera choisit de faire intervenir de manière quasi systématique, en split screen, un·e journaliste côté libanais et un·e autre côté israélien.

Ce qui peut donner lieu à des échanges étranges. En effet, autant Al Jazeera a pour politique de nommer Israël comme tel, autant le Liban ne reconnaît pas l’existence de cet État, une loi de boycottage de 1955 interdisant à toute personne physique ou morale d’entrer en contact avec des Israélien·nes ou des personnes résidant en Israël.

Le ou la journaliste présente au Sud-Liban se retrouve ainsi à devoir se contorsionner pour évoquer la « Palestine occupée », même lorsque ses collègues en Galilée ou à Doha lui posent des questions sur Israël nommé ainsi.

Walid al-Omari accueille ensuite dans son direct un ou plusieurs spécialistes de la société israélienne, vivant en Israël ou en Cisjordanie ; à Haïfa ou à Naplouse. La plupart d’entre eux sont des « Palestiniens de 1948 » ou des Palestiniens d’Israël ayant l’avantage de connaître à la fois l’hébreu et l’arabe, qui commentent l’actualité en Israël ou en Cisjordanie occupée.

Ces intervenants s’appliquent notamment à noter les conséquences économiques négatives pour Israël de la guerre à Gaza : baisse drastique du tourisme, réduction des activités mobilisant les réservistes…

Après ce rituel matinal, Al Jazeera enchaîne les rendez-vous d’information typiques d’une chaîne en continu mais focalisés sur Gaza : bandeaux défilant en continu en bas de l’écran, Breaking News s’affichant en rouge et en gros, logo « Al Jazeera exclusif » sur les images de Gaza et présentateurs et présentatrices se succédant à l’antenne sur des tranches d’environ deux heures.

Si elles et ils sont basés à Doha, ces journalistes ont comme spécificité de venir de l’ensemble du monde arabe – Tunisie, Palestine, Jordanie, Liban… – ce qui a pour effet de renforcer l’identification de l’ensemble des pays arabophones à la chaîne qatarie et à sa couverture de Gaza.

Ces tranches d’information sont régulièrement ponctuées de bilans chiffrés des morts et blessés de la journée depuis le début de l’offensive israélienne, sans mention du fait que le ministère de la santé à Gaza qui les fournit est contrôlé par le Hamas.

Ces tranches sont composées de nombreux entretiens avec des experts intervenant depuis Amman, Istanbul ou Washington, mais pour l’essentiel de duplex réalisés avec des reporters de la chaîne intervenant en direct, depuis la Cisjordanie, le Sud-Liban ou la bordure israélienne de Gaza, mais surtout depuis différents lieux de l’enclave palestinienne elle-même.   

Mercredi 17 janvier au matin, par exemple, c’est un bombardement à Rafah ayant fait plusieurs morts, dont des enfants, et l’éventrement d’un cimetière à Khan Younès qui occupent le devant d’une scène où se succèdent témoignages de survivants, images de femmes pleurant leurs proches, d’un homme portant un bébé mort au visage flouté dans ses bras, de déchets hospitaliers jetés à même la rue, avec un angle émotionnel et une empathie assumée…

Les termes employés sont systématiquement ceux de « massacres » et de « martyrs » pour désigner les morts, ce qui distingue Al Jazeera d’Al Arabiya, la chaîne saoudienne, également encore présente dans l’enclave, qui ne désigne pas ainsi les Gazaouis tués par l’armée israélienne. 

Signe que la guerre à Gaza a dépassé son troisième mois et que les journalistes d’Al Jazeera ont déjà payé un lourd tribut, ce ne sont pas, ce 17 janvier, des reporters réguliers de la chaîne qui couvrent ces événements, mais des freelances engagés récemment. 

Celui qui braque la caméra sur les pierres tombales brisées de Khan Younès s’appelle Ismail Abu Omar, ne porte même pas de gilet de protection ou de casque siglé « presse », et parle à travers son téléphone portable et non un véritable micro.

Celui qui fait le reportage à Rafah, Hani Shaer, ne dispose pas non plus d’un gilet pare-balles, ni d’un micro siglé « Al Jazeera », et donne à voir un immeuble éventré, des jouets d’enfants, une antenne satellitaire à terre, en expliquant qu’il s’agit d’une « nouvelle Nakba » (en référence à la « catastrophe » de l’exode palestinien de 1948).

Des vidéos des brigades du Hamas

Ces tranches d’information sont interrompues plusieurs fois par jour par des vidéos qu’il est difficile de voir ailleurs, puisque de nombreux pays en empêchent l’accès : celles diffusées par les brigades Al-Qassam du Hamas, principalement par l’intermédiaire de leur chaîne Telegram, et moins fréquemment celles du Jihad islamique.

Annoncées par une animation basique mais néanmoins floquée d’un logo du « Déluge d’Al-Aqsa » – le nom donné à l’opération meurtrière du 7 octobre –, ces vidéos courtes montrent la plupart du temps, en caméra subjective et avec une esthétique proche du jeu vidéo, une arme – souvent un lance-roquettes Yassine – surnommé ainsi en hommage au fondateur du Hamas – visant un point rouge s’affichant à l’écran et désignant une cible israélienne qui explose avant que la vidéo ne s’arrête.

D’autres filment des combattants du Hamas, cagoulés ou floutés, émergeant d’un tunnel ou remplissant à toute allure de rudimentaires lanceurs de roquettes, parfois en criant « Allah Akbar ! » à chaque tir, sous couvert d’un peu de végétation ou d’un immeuble en ruine, afin d’éviter les tirs de riposte israéliens.

Quant aux « Breaking News » qui s’affichent à l’écran, elles ont une tendance certaine à valoriser le rôle du Qatar. Que ce soit ce mercredi 17 janvier, pour célébrer le rôle de ce pays dans le « deal » devant permettre d’acheminer des médicaments, fournis par la France, pour les otages israéliens souffrant de maladies chroniques en échange de camions d’aide humanitaire. Ou pour souligner une information demeurée anecdotique dans le reste de la presse mondiale, à savoir que l’émir du Qatar a discuté avec le président tchèque de la situation au Proche-Orient…

Galvaniser « la résistance »

En début d’après-midi, et jusqu’à tard dans la soirée, entre en scène, à l’intérieur des différents créneaux d’information, la nouvelle star de la chaîne qatarie. À plus de 70 ans, Fayez al-Dwairi, retraité de l’armée jordanienne, toujours tiré à quatre épingles, n’imaginait sans doute pas s’imposer ainsi dans les rétines et les oreilles du monde arabe. Absent de X (ex-Twitter) avant le 7 octobre, il compte désormais plus de 435 000 abonné·es.

Au début de la guerre, le correspondant militaire de la chaîne intervenait encore par Zoom depuis Amman. Mais ses analyses précises et accessibles aux non-spécialistes, ainsi que sa tendance à souligner les faiblesses et défaillances de l’armée israélienne et à galvaniser les actions et l’état d’esprit de « la résistance » – le terme uniformément employé sur Al Jazeera pour désigner toutes les factions qui combattent Israël – l’ont rendu indispensable à la chaîne qatarie, qui lui a demandé de s’installer à demeure à Doha avec toute sa famille.

Ce 17 janvier, le correspondant militaire, debout devant une carte animée représentant Gaza et indiquant des combats entre l’armée israélienne et la « résistance » dans certains quartiers de Gaza City ou du camp de Jabalia pourtant présentés comme maîtrisés par le ministre de la défense israélienne seulement deux jours avant, se délecte des dernières images produites par l’armée israélienne. On y voit, depuis un avion, le parachutage de matériel sur le sud de Gaza.

Pour al-Dwairi, comme pour l’ensemble des intervenants de la chaîne qatarie qui évoquent ce parachutage, il s’agit d’un aveu de faiblesse. L’armée israélienne serait certes capable d’investir des zones entières du sud de l’enclave, mais inapte à les contrôler dans le temps et même en difficulté pour s’en retirer. Un tel parachutage, sur un territoire aussi exigu et à quelques kilomètres seulement de la frontière avec Israël, surdoté en chars d’assaut et avions F-16, serait même le signe d’une unité de combattants israéliens en grande difficulté et assiégée…

Plus généralement, tout au long de la journée, les différents intervenants donnent à penser que Gaza finira, en dépit des souffrances actuelles, par constituer l’échec, voire le tombeau de l’armée israélienne, en usant et abusant pour cela de la comparaison avec la guerre menée contre le Hezbollah en 2006. Celle-ci avait aussi comme objectif d’en finir avec l’organisation ennemie et de ramener au pays les otages enlevés, mais n’a réalisé aucun de ces deux buts de guerre.

Tout au long de l’après-midi, al-Dwairi distille donc ses analyses sur les images récupérées sur les comptes officiels de l’armée israélienne ou diffusées sur les réseaux du Hamas ou du Jihad islamique. Il juge, ici, que l’explosion d’un char israélien n’a pas pu faire seulement trois victimes comme annoncé par l’armée israélienne, mais entre cinq et dix, compte tenu du modèle du char. Il décompose, là, une vidéo postée par les brigades Al-Qassam, le plus souvent pour souligner l’audace des combattants s’approchant au plus près de l’ennemi et l’efficacité des armes et des actions de la « résistance ». 

Mais une journée sur Al Jazeera ne serait pas complète sans la grand-messe du soir, organisée autour du journaliste Mohamed Kreishan. Celui-ci prend l’antenne à 20 h 30, heure de Doha, angle son émission sur ce qu’il considère être l’information importante du jour – la politique états-unienne en ce mercredi 17 janvier – et rassemble autour de lui hommes politiques, analystes, experts et chercheurs, dont plusieurs sont des intervenants réguliers, à l’instar de Khalil Jahshan, un Palestinien-Américain basé à Washington, ou Mustafa Barghouti, un parlementaire palestinien habitant à Ramallah et critiquant aussi bien le Hamas que le Fatah.

Cette tranche phare d’Al Jazeera commente en direct les « Breaking News » mais surtout les déclarations des porte-parole du Hamas, tel Oussama Hamdan, qui s’exprime régulièrement depuis Beyrouth, Abou Obeida, porte-parole des brigades Al-Qassam à Gaza, ou, en ce 17 janvier, celle d’un responsable des houthis yéménites en treillis militaire, au débit aussi saccadé que belliqueux. Mais elle traduit et commente aussi systématiquement le point presse quotidien, tenu en hébreu, du porte-parole de l’armée israélienne, le contre-amiral Daniel Hagari.

Plus généralement, Al Jazeera passe beaucoup de temps à décortiquer les propos des responsables politiques et militaires israéliens, à montrer les images des manifestations des familles d’otages, et s’intéresse de près à l’opinion publique de l’État hébreu, à laquelle elle consacre une véritable revue de presse. Soigneusement choisie.

Ce 17 janvier, étaient ainsi mis en avant un éditorial du journal Haaretz jugeant qu’Israël devait se débarrasser du gouvernement Nétanyahou avant que la Cisjordanie n’explose et un article du Jerusalem Post titré sur la nécessité pour Israël de revenir à une vision politique modérée… 

Caisse de résonance en continu des souffrances de Gaza et proposant une vision géopolitique et militaire de la situation capable de parier sur une défaite israélienne, Al Jazeera s’est d’autant plus installée dans le cœur du peuple palestinien et d’une large partie du monde arabe que les autres chaînes arabophones ne lui arrivent qu’à la cheville.

Palestine TV, financée par une Autorité palestinienne exsangue, a perdu beaucoup de ses journalistes dans les premiers jours de la guerre, demeure trop liée à un régime honni de beaucoup de Palestinien·nes et n’a pas les moyens de sa grande sœur qatarie.

Al Arabiya, la chaîne saoudienne, dispose quant à elle, potentiellement, d’autant de journalistes et de réserves financières et techniques que sa rivale, mais son traitement moins engagé et systématique de la guerre à Gaza ne lui permet pas de prétendre tenir une place similaire à celle qu’Al Jazeera occupe dans un monde arabe qui souffre au rythme des enfants tués à Gaza.

Quant à la chaîne Al Mayadeen, plus populaire qu’Al Arabiya et diffusée depuis le Liban, elle a été fondée par un ancien d’Al Jazeera, Ghassan ben Jeddou. Mais son positionnement ouvertement pro-Bachar al-Assad, ainsi que ses saillies jugées antisémites, lui ont aliéné une large fraction des Palestinien·nes.

Alors que le commandement militaire israélien annonce une baisse dans l’intensité des frappes qui ne se fait guère sentir en termes de bilan humain et matériel, tout en rappelant que la guerre sera longue et sans éclairer ce qui pourrait y mettre un terme, Al Jazeera a encore bien le temps de vibrer au diapason du martyre de Gaza.

   publié le 20 janvier 2024

Financement de l’école privée : « La fin d’une omerta qui dure depuis 40 ans »

Mathilde Mathieu sur www.mediapart.fr

Corapporteur d’une mission parlementaire sur le financement de l’école privée, le député Paul Vannier (LFI) dénonce l’« opacité » de certaines subventions, de même que l’indigence des contrôles opérés par l’État. En pleine affaire Oudéa-Castéra, il insiste sur l’urgence de revoir le système de financement de fond en comble.

Enseignant et responsable du programme « éducation » du candidat insoumis Mélenchon, le député Paul Vannier n’avait qu’un objectif en entrant à l’Assemblée nationale en 2022 : « Rouvrir le débat démocratique » sur le financement de l’école privée. Sans grand succès jusqu’ici.

Mais « l’affaire Oudéa-Castéra » rebat les cartes, veut croire l’élu de La France insoumise (LFI), par ailleurs conseiller régional d’Île-de-France. Outre la démission de la ministre, qu’il réclame, il espère boucler rapidement les travaux d’une mission d’information lancée sur le sujet en septembre.

Corapporteur, il dénonce « l’opacité » qui règne dans les relations entre l’enseignement catholique et l’État et compte déposer une proposition de loi pour revoir les critères de financement et contrer les logiques « séparatistes » qui pèsent, in fine, sur l’école publique.

Mediapart : Les déclarations d’Amélie Oudéa-Castéra ont remis sur la table la question de l’école privée et de son financement. Un sujet négligé, pour ne pas dire étouffé depuis des décennies...

Paul Vannier : Cette affaire marque la fin d’un cycle et d’une omerta politique qui a duré quarante ans [le socialiste Savary avait renoncé à toute réforme après des manifestations monstres en défense de « l’école libre » en 1984 – ndlr]. À peine entamé, le débat sur le financement de l’école privée et l’égalité républicaine s’était, à l’époque, aussitôt refermé.

Quarante ans plus tard, les propos de la ministre déclenchent enfin une onde de choc. C’est qu’entre-temps, l’école publique s’est effondrée : 15 millions d’heures de cours non remplacées chaque année, 10 000 postes supprimés et 1 000 écoles fermées depuis 2017, 3 000 postes vacants aux concours, etc. Nous assistons à un moment de révélation. Et je l’espère, à un moment démocratique. Les établissements sous contrat, c’est à peu près 13 milliards de dépense publique chaque année. Trop, c’est trop.

Pourquoi dites-vous « à peu près » ?

Paul Vannier : C’est l’un de nos principaux constats à l’issue de nos travaux : personne n’est capable, en France, de chiffrer précisément le montant de cette dépense publique. Et même, personne ne cherche plus à savoir. Je parle là du montant global versé à l’école privée sous contrat, non seulement le budget de l’État [8 milliards d’euros en 2022, selon la Cour des comptes – ndlr] comprenant les rémunérations des enseignants et le forfait « d’externat » versé aux établissements du second degré pour les personnels de vie scolaire, mais aussi les dépenses des collectivités (communes, départements et régions), obligatoires pour certaines, facultatives pour d’autres.

Les estimations globales tirées de la trentaine d’auditions que nous avons menées, avec mon corapporteur Christopher Weissberg (député Renaissance), varient entre 12 et 13 milliards d’euros. L’épaisseur du trait, si je puis dire, est de l’ordre du milliard !

Comment ce flou est-il possible ?

Paul Vannier : À cause des subventions d’investissement facultatives que les régions peuvent consentir en faveur des lycées [elles sont plafonnées par la loi à 10 % du budget propre de chaque établissement - ndlr]. Or, dans certains cas, elles ont flambé. En Île-de-France, collectivité présidée par Valérie Pécresse (Les Républicains), les subventions au privé ont bondi de 450 % entre 2016 et aujourd’hui, pour atteindre 10 millions d’euros programmés en 2024 – Stanislas en bénéficie d’ailleurs.

Or, quand je demande aux représentants des départements et des régions de France les sommes agrégées au national, personne n’est en mesure de les communiquer. Personne n’en dispose. Si ces dépenses facultatives ne sont pas considérables en volume, elles manifestent évidemment des choix politiques.

Que dit, selon vous, cette part d’ombre ?

Paul Vannier : Que le système, reconduit de façon tacite depuis presque soixante-dix ans [depuis la loi Debré de 1959 – ndlr], est hors de contrôle. Il repose sur ce que les différentes parties appellent un « climat de confiance ». En réalité, il repose sur l’opacité, non seulement celle relative au détail de la dépense publique, mais aussi celle qui régit l’affectation des moyens et des postes, dont la ventilation se joue en partie dans le secret du cabinet du ministre. Ce qui est contraire à l’esprit de la loi Debré, selon laquelle le contrat d’association est passé au plus près du terrain, entre les établissements et les rectorats...

Il y a enfin une opacité sur la traçabilité des fonds versés par les collectivités, une fois qu’ils sont tombés dans les caisses des établissements. À quoi servent-ils exactement ? On peut parler là de véritables boîtes noires. Dans le premier degré, par exemple, la loi interdit que les communes financent des investissements. Pourtant, au fil de nos auditions, des allégations sont apparues laissant penser à des détournements des usages prévus. Est-ce généralisé ou pas ? En l’absence de contrôles, je ne suis pas en mesure de le dire.

Des contrôles sont pourtant prévus par la loi pour vérifier le respect, par les établissements, des engagements contenus dans leur contrat d’association. Des contrôles financiers d’une part, qui incombent aux directions des finances publiques ; des contrôles pédagogiques d’autre part, passant par les inspecteurs d’académie. Selon la Cour des comptes, les premiers sont « peu ou pas exercés », les seconds mis en œuvre « de manière minimaliste ». Qu’avez-vous constaté ?

Paul Vannier : Que l’obligation de transmission annuelle des comptes, faite aux établissements sous contrat, est inconnue de la quasi-totalité de nos interlocuteurs, dans les réseaux privés. Et la plupart d’entre eux reconnaissent ne pas y satisfaire. Dans trois régions au moins, la Cour des comptes indique d’ailleurs n’avoir observé aucune demande de ce type de la part des directions régionales des finances publiques. Notamment en Bretagne et dans les Pays de la Loire, régions où la proportion d’établissements privés sous contrat est la plus forte de France.

On imagine donc que les « sanctions » sont quasi inexistantes ?

Paul Vannier : Sur les milliers d’établissements concernés, on pouvait s’attendre à ce qu’un certain nombre de contrats soient cassés, quand des obligations financières ou pédagogiques ne sont pas respectées. Or, il semblerait que le lycée musulman Averroès soit parmi les tout premiers cas de rupture de contrat [le préfet du Nord y a mis fin en décembre 2023 – ndlr].

En tout cas, ces ruptures sont extrêmement rares depuis la loi Debré. Seuls deux cas nous sont remontés lors de nos auditions : le premier au début des années 1980 – à la suite d’un salut nazi –, et une suspension de contrat plus récemment dans un réseau d’écoles juives. Cela montre que le système repose sur un « climat de confiance » tel que jamais ou quasiment jamais le mécanisme de financement n’est interrogé. En fait, il y a une reconduction tacite, année après année.

Les exigences qui sont celles de l’État vis-à-vis d’Averroès devraient aussi prévaloir pour Stanislas, sinon cela indique un traitement discriminatoire.

Comment comprendre que le contrat du lycée Stanislas perdure malgré des propos homophobes, des messages visant à condamner la pratique de l’IVG, des manuels véhiculant une image sexiste et dégradante de la femme ? Non seulement le contrat perdure, mais il y a eu une volonté de ne pas communiquer les conclusions d’une inspection.

Dans le cas d’Averroès, qui ne respectait pas les valeurs de la République selon le préfet, les reproches faits à l’établissement ont été rendus publics... Les exigences qui sont celles de l’État vis-à-vis d’Averroès (et pourquoi pas...) devraient aussi prévaloir pour Stanislas, sinon cela indique que l’établissement musulman a été victime d’un traitement discriminatoire.

Faut-il aujourd’hui revoir le financement du privé sous contrat ? Comment ?

Paul Vannier : Nous demandons de moduler ce financement en fonction du respect d’un certain nombre de critères. S’il y a un contrat, ce contrat peut être revu, et des critères peuvent être ajoutés dans le cadre d’un débat démocratique. Ce que je propose, au fond, c’est ce qui vaut pour toute dépense publique, « critériser » et contrôler. Là, il y a une exception qui ne peut plus perdurer.

Il ne s’agit pas de couper le financement du jour au lendemain – nous ne demandons pas l’abrogation immédiate de la loi Debré, car l’état de l’école publique ne permettrait pas de faire face. Mais il faut, selon moi, un mécanisme de modulation financière qui permette d’œuvrer en faveur de la mixité sociale et scolaire. Nous préciserons nos propositions à l’issue de nos travaux.

La Cour des comptes recommande de tenir compte du « profil des élèves », plus favorisés dans le privé, voire des « performances » des établissements...

Paul Vannier : Oui, car les écoles privées écartent souvent les élèves les plus faibles. Pas toujours mais très souvent. On peut donc imaginer que dans les mécanismes d’allocation financière, ces processus d’éviction soient sanctionnés. Les établissements qui ne gardent que les meilleurs élèves n’apportent aucune plus-value éducative... Alors que le système reposait en principe sur la liberté de choix des familles, celle-ci n’existe plus : c’est plutôt la liberté de choix des établissements. Le système s’est renversé.

Au printemps dernier, le prédécesseur de Gabriel Attal et d’Amélie Oudéa-Castéra, Pap Ndiaye, a voulu imposer davantage de mixité sociale à l’école privée, afin de lutter contre la ségrégation scolaire. Sous pression, il a dû renoncer, dans son plan final, à toute mesure contraignante...

Paul Vannier : Il y a fort à parier que ce « protocole mixité », mis en place dans chaque académie, n’aura aucune portée. Pire : il a constitué une forme d’opportunité pour certains établissements sous contrat, en particulier du réseau catholique, qui s’en sont saisis pour se tourner vers les collectivités territoriales avec des exigences financières réévaluées à la hausse. En disant : « Pourquoi pas faire des efforts en matière de mixité, mais il va falloir nous aider... »

Cet épisode montre que si une guerre scolaire existe aujourd’hui, c’est bien celle menée contre l’école publique.


 

   publié le 19 janviEr 2024

Marchons dimanche, ripostons lundi !

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Le 19 décembre 2023 a marqué une déchirure profonde de notre devise républicaine. Par le vote de la loi asile immigration, à travers une commission mixte paritaire pilotée directement par l’Élysée, les forces libérales et autoritaires ont donné corps à une revendication historique de l’extrême droite, avec l’introduction de la préférence nationale. S’y ajoute une atteinte au droit du sol, la restriction du droit d’asile, le durcissement du regroupement familial et des conditions de séjour, le retour de la double peine et du délit de séjour irrégulier…

Marine Le Pen peut proclamer une victoire idéologique et affirmer qu’elle irait plus loin si elle accédait au pouvoir. Partout en Europe, le vent rance et brun souffle sur nos démocraties malades de l’ultralibéralisme. Le Parlement britannique a voté l’expulsion des migrants vers le Rwanda, quand l’extrême droite allemande rêve d’un projet similaire pour les immigrés et les Allemands d’origine étrangère.

Nous vivons un moment de bascule. Des mesures racistes et xénophobes ont été crédibilisées au Parlement. C’est le produit d’un matraquage idéologique, du ministère sarkozyste de l’Identité nationale au fantasme du grand remplacement, qui a fait son œuvre. Concomitant d’une œuvre de destruction sociale, ce travail de sape a fracturé notre peuple. Ce climat révèle aussi l’échec d’un silence collectif, devenu complice, laissant à penser que l’extrême droite pouvait être battue sans l’affronter idéologiquement voire, pire, en reprenant ses thèses comme le font croire les droites coalisées.

Il n’y a rien, donc, à attendre d’un pouvoir macroniste en décrépitude qui déroule une stratégie politique minable, ni même d’un ripolinage juridique par le Conseil constitutionnel. Quand le droit des étrangers est attaqué, c’est une attaque contre l’ensemble de nos droits. Cette atmosphère suffocante nécessite une réplique populaire et unie. Il ne faut plus réagir mais agir pour ne plus accepter les mots blessants, les discriminations et le racisme.

Des forces disponibles sont déjà en action, politiques, syndicales, associatives, mais aussi dans le corps médical, universitaire, des arts et de la culture. Faisons corps ensemble, ce dimanche 21 janvier et au-delà, pour affirmer notre humanité commune.

à Montpellier : 14h30 départ place Albert 1er


 


 

Un collectif dévoile les terrifiantes conséquences de la loi immigration

Michel Soudais  sur www.politis.fr

La « préférence nationale » induite dans la loi Darmanin cible les plus précaires et les enfants, qu’elle va dangereusement appauvrir, démontre le collectif Nos services publics dans une note publiée ce jeudi. Une analyse remarquable et bienvenue.

La préférence nationale introduite dans la loi immigration touchera au moins 110 000 personnes dont 30 000 enfants. Telle est l’alerte que lance aujourd’hui le collectif Nos services publics en publiant une note très fouillée. Issue du travail d’agents publics, d’économistes et de statisticiens spécialistes du système de protection sociale, elle chiffre et illustre les conséquences qu’aurait l’article 19 (ex-article 1N) de cette loi dans la vie des habitantes et habitants de notre pays s’il est validé par le Conseil constitutionnel.

C’est en effet cet article qui conditionne la quasi-totalité des prestations familiales et des allocations logement, pour les personnes étrangères uniquement (1), à une durée de présence sur le territoire d’au moins cinq années ou d’une durée d’activité professionnelle minimale de trente mois.

Seraient ainsi conditionnées :

  • Les prestations familiales relevant de l’accueil et de l’éducation des enfants : prime de naissance ou d’adoption, allocation de base versée jusqu’aux 3 ans de l’enfant, le complément d’activité qui vise à compenser la perte de salaire liée à l’accueil de l’enfant, et le complément au libre choix du mode de garde jusqu’à 6 ans ;

  • Les allocations familiales dont bénéficient toutes les familles de plus de deux enfants de moins de 20 ans ayant moins de 6 200 euros de revenus mensuels ;

  • Le complément familial pour les familles comptant trois enfants ou plus à charge ;

  • L’allocation de soutien familial, pour les parents isolés élevant leurs enfants seuls ;

  • L’allocation journalière de présence parentale, qui sert à accompagner les enfants malades ;

  • L’allocation personnalisée d’autonomie, versée par les départements aux personnes âgées de 65 ans et plus en perte d’autonomie ;

  • Le droit au logement décent : droit au logement opposable (DALO) pour les ménages prioritaires avec les recours associés ;

  • Les aides personnalisées au logement (APL) sont, elles, conditionnées à cinq ans de présence ou un visa étudiant, ou trois mois d’activité professionnelle.

Des cas-types illustrent les conséquences dramatiques de cette loi

Alors que ces mesures de « préférence nationale » ont été votées à la va-vite, le 19 décembre, sans aucune étude d’impact sur les évolutions qu’elles impliqueraient dans la vie des travailleurs et travailleuses concernées, la note du collectif Nos services publics a le mérite d’illustrer sur plusieurs cas-types les conséquences dramatiques des modifications prévues.

Dans le cas de deux employés de restauration de 21 ans à temps partiel (70 %) rémunérés au smic horaire, soit 912 €/mois, Amar (égyptien), Matthieu (français), le premier arrivé en France en 2023 n’a pas droit aujourd’hui à la prime d’activité de 393 €/mois que perçoit le second, et il perdrait demain son APL de 112 €/mois que conserverait évidemment le premier. L’un et l’autre acquittent les mêmes cotisations, sont redevables des mêmes impôts (en l’occurrence la TVA), mais Matthieu disposera au final d’un revenu mensuel de 1 412 € quand Amar, qui était déjà sous le seuil de pauvreté, basculera avec 912 € seulement en deçà du seuil de la grande pauvreté.

Autre cas-type pointé dans la note : celui de deux aides-soignantes en EHPAD, mères célibataires avec un enfant de moins de trois ans. L’écart de revenu après la mise en place de la préférence nationale serait encore plus criant avec des conséquences dramatiques faciles à imaginer.

Tous les étrangers extra-européens seraient discriminés. Avec trois enfants de moins de dix ans et les deux parents rémunérés 1630 €/mois, une famille canadienne arrivée en France il y a un an et demi, perdrait mensuellement 319 € d’allocations familiales, 182 € de complément familial et 98 € d’allocation de rentrée scolaire.

Dans le cas de deux enfants d’un an, nés en France, dans une famille ayant déjà un enfant de moins de trois ans, les droits sociaux ne seraient pas les mêmes le foyer du petit Ismaël (français par le droit du sol) dont les parents libanais sont arrivés en France en 2022.

Plus de pauvreté, moins d’intégration

Pour les auteurs de cette note : le conditionnement de ces prestations aura deux conséquences : « L’aggravation de la pauvreté des enfants et la détérioration des conditions de vie des ménages déjà précaires. » « Au moins 110 000 personnes devraient voir leur niveau de vie diminuer du fait de cette loi », notent-ils en se fondant sur une contribution adressée au Conseil constitutionnel par des économistes.

On voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression de droits sociaux et l’appauvrissement qui en découle.

Parmi ces ménages « au moins 30 000 enfants devraient ainsi subir une diminution des ressources disponibles pour leur logement, leur alimentation, leur santé et leur éducation ». 3 000 d’entre eux au moins basculeraient en situation de pauvreté portant à plus de 25 000 le nombre d’enfants dans cette situation pour les familles concernées. Plus de 8 000 porteraient à plus de 16 000 le nombre d’enfants en situation de très grande pauvreté ; au sein de cette population « 12 500 enfants vivront dans des familles disposant d’un revenu mensuel inférieur à 600 € par unité de consommation » (2).

Ces chiffres effarants ne sont toutefois pour le collectif Nos services publics qu’« une hypothèse basse » qui ne retient que les ménages dont les deux conjoints sont étrangers. Prudente, elle n’inclut ni les familles monoparentales, ni les familles dont l’un des conjoints est français.e. En incluant ces deux types de ménages, jusqu’à 700 000 personnes et 210 000 enfants pourraient être touchés par une baisse de niveau de vie.

Alors même que cette loi dans son intitulé complet se fixe pour objectifs de « contrôler l’immigration » et « améliorer l’intégration ». Si les moyens mis au service du « contrôle » n’ont jamais été aussi étendus, on voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression des droits sociaux cités plus haut et l’appauvrissement qui en découle.

Une rupture avec nos principes républicains

Une validation par le Conseil constitutionnel constituerait un « précédent dangereux  pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics ».

En imposant des différences de traitement fondées sur l’origine, la loi immigration heurte des principes constitutionnels que rappellent les auteurs en citant ce que le Conseil constitutionnel écrit sur sa « jurisprudence constante » s’agissant du principe d’égalité, central dans notre devise républicaine :

« Le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Il reste que certaines différenciations sont constitutionnellement proscrites. Tel est le cas, par exemple, de celles qui ont pour objet l’origine, la race, la religion, les croyances et le sexe (art. 1er, al. 1er, de la Constitution de 1958 et 3 ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946). »

Si d’aventure les Sages – qui rendront leur décision sur la loi immigration le 25 janvier –, venaient rompre avec cette jurisprudence en validant l’introduction d’une condition de travail ou de résidence pour l’accès à des droits sociaux, cela constituerait un « précédent dangereux », estiment les auteurs. Dangereux pour les étrangers auxquels la préférence nationale pourrait être opposée pour « de nombreuses catégories de droits sociaux ou du travail ». Dangereux également « pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics » puisque le caractère universel de ces droits n’étant plus reconnus, ils pourraient être conditionnés.

Notes :

1 Ne sont toutefois pas concernées les personnes ayant obtenu la protection subsidiaire, le statut de réfugié, les personnes apatrides, ou les personnes disposant d’un titre de résident de 10 ans.

2 L’INSEE retient une unité de consommation pour le premier adulte et 0,3 unité de consommation pour un enfant de moins de 14 ans.

   publié le 18 janvier 2024

Face à la xénophobie ambiante,
quel sursaut ?

sur www.humanite.fr

Le vote de la loi sur l’asile et l’immigration a reçu le soutien du Rassemblement national. Cela se produit dans un contexte où, chaque jour, le matraquage idéologique en faveur du repli identitaire est incessant sur les réseaux sociaux, dans les médias, etc. Comment réagir ? 4 personnalités prennent position.


 

La parole raciste s’est libérée. La mobilisation de celles et ceux qui refusent la haine de l’autre sous toutes ses formes est urgente

par Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)

Le vote, le 19 décembre 2023, d’une loi sur l’asile et l’immigration, xénophobe et raciste, la plus dure jamais adoptée en France depuis quarante ans, semble avoir agi comme un électrochoc. Il faut s’en féliciter. Mais cette loi n’est qu’un révélateur exemplaire du poison qui s’est infiltré dans notre société au moins depuis 2002. Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur, puis comme président de la République a sans hésiter repris le vocabulaire et une partie des propositions du FN. En 2007, il créa un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et, en 2010, rattacha, pour la première fois dans l’histoire de la République, l’immigration au ministère de l’Intérieur.

Autrement dit, l’immigration est devenue une question de sécurité et non plus d’intégration rattachée au ministère des Affaires sociales. Les mêmes politiques ont été poursuivies sous la présidence de François Hollande. Peu à peu, ces tentatives de récupération des voix se portant sur l’extrême droite n’ont fait que banaliser ses idées, et le RN a vu ses scores exploser (Marine Le Pen récoltant plus de 13 millions de voix au second tour en 2017). Le tout sans surprise puisque les électeurs·trices préféreront toujours l’originale à la copie. Et ainsi, le 19 décembre 2023, Marine Le Pen a pu, tranquillement, revendiquer une victoire idéologique.

La parole raciste s’est totalement libérée. Tout est la faute de l’étranger, de l’autre, du différent, de celui ou celle qui n’a pas la bonne couleur de peau ou la bonne religion. Les passages à l’acte sont de plus en plus nombreux et des groupuscules d’ultra-droite s’affichent sans hésiter pour manifester dans les rues.

Tout cela rappelle tristement les années 1930. Alimenter la haine de l’autre est la solution la plus facile pour celles et ceux qui refusent de combattre ou de prendre à bras-le-corps les inégalités et les discriminations de toute nature qui fracturent la société française.

Oui, un sursaut est nécessaire. Il passe par la mobilisation de toutes celles et tous ceux qui refusent ce retour de la haine de l’autre, dont les formes se corrèlent les unes aux autres. Le raciste est le plus souvent tout aussi antisémite qu’islamophobe et sexiste, homophobe ou transphobe… Quand on regarde l’indice de tolérance produit chaque année par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), on est en droit d’être optimiste : il est actuellement de 64 %, contre 58 % en 2013, et la CNCDH souligne que son évolution polarise de façon croissante les écarts en fonction de l’âge et de l’appartenance politique.

C’est de cohésion et d’égalité dont notre société a besoin. Il est temps de comprendre que l’égalité, l’égalité réelle de l’accès à tous les droits, pour toutes et pour tous, doit se construire « en même temps » dans tous les champs de la société et qu’il est contre-productif d’opposer les combats les uns aux autres. Ce défi est devant nous. C’est un enjeu majeur pour construire un nouveau projet de société apte à reconquérir celles et ceux qui boudent les urnes.


 

L’extrême droite se présente aujourd’hui comme une alternative. La contre-offensive doit donc être menée projet contre projet

par Roger Martelli, historien

C’est un environnement global qui décide si le racisme et la xénophobie sont en activité ou en sommeil. Le nôtre est déterminé par cette évolution longue qui a vu se succéder et s’imbriquer la crise du soviétisme, les reculs de l’État social et les déstructurations produites par la longue hégémonie de l’ultralibéralisme. Dès lors, l’incertitude et l’inquiétude se conjuguent, alors même que s’étiole la conviction qu’est possible une société différente de celle qui nous enserre et qui nous contraint.

L’image de la gauche reste associée à l’époque du soviétisme et de l’État-providence, tandis que le macronisme et la droite sont confondus avec la mondialisation et ses effets, déstabilisateurs pour les plus fragiles. Écartée longuement du pouvoir par l’opprobre des fascismes européens, l’extrême droite se présente ainsi comme une alternative à des forces jugées révolues. Elle le peut d’autant plus qu’elle a su imposer au fil des années sa thématique de l’identité au détriment de celle de l’égalité et qu’elle a pu cultiver les obsessions de la guerre des civilisations. Plus récemment, elle a enfin travaillé à investir le champ des demandes sociales les plus urgentes et les plus immédiates.

La force de l’extrême droite tient toutefois avant tout à la cohérence de son projet. Dans un monde instable et dangereux, elle promeut le rêve de la protection absolue par l’hermétisme des frontières et par la défense des identités acquises. Elle relie ces objectifs à celui de la lutte contre l’assistanat : au sein d’un modèle concurrentiel assumé et dans un monde aux ressources limitées, elle joue sur le sentiment que le plus réaliste est de réduire le nombre de ceux qui se partagent la richesse disponible. Se replier sur le cocon de l’État-nation, écarter les parasites au profit de ceux qui travaillent, tenir à distance l’étranger et valoriser la proximité de la préférence nationale : tel serait l’horizon unique du possible et du souhaitable.

Toute contre-offensive suppose bien sûr, comme un préalable, de déconstruire pièce par pièce le discours des droites extrêmes, de ne leur faire aucune concession, de se débarrasser de cette fausse évidence selon laquelle elles poseraient de bonnes questions mais donneraient de mauvaises réponses. Mais cet effort de détricotage rationnel ne produira ses effets que si l’on peut l’adosser à un projet de société humaniste et rassurant, qui redonne confiance dans l’avenir, qui associe la colère à l’espérance, et qui permette ainsi aux catégories populaires dispersées de devenir un peuple politique maître de son destin.

La droite nous propose de conjuguer la confiance, le marché et l’ordre ; l’extrême droite suggère l’inquiétude, la protection et le mur. Si elle veut s’imposer face à ces projets, la gauche doit valoriser une société rassemblée par l’égalité, la citoyenneté, la solidarité et la sobriété. Et elle doit légitimer ce projet par le réalisme du rassemblement politique et social à gauche qu’elle promeut en même temps que lui.


 

Au-delà des fantasmes sur la question migratoire, la lutte contre l’extrême droite nécessite un engagement politique et social sur le terrain.

par Assan Lakehoul, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF)

La loi immigration votée par les macronistes, LR et le RN nous indigne. En faisant le pari, dont on connaît déjà l’inefficacité, de dégrader l’accueil pour dissuader les personnes migrantes de venir en France, le texte va enfoncer des êtres humains dans l’extrême pauvreté et dans une précarité administrative aux conséquences désastreuses. Pourtant, les données statistiques et démographiques sur l’immigration sont loin des fantasmes alimentés par l’extrême droite, repris en chœur par la droite et le gouvernement.

Au-delà de la seule question migratoire, le vote de cette loi marque un tournant important. Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, les idées de l’extrême droite arrivent au pouvoir. Pire, elles le font par la voix de celui qui a été élu pour s’y opposer. Cela témoigne d’une extrême droitisation de la vie politique, y compris de la droite dite républicaine, qui fait de l’accession au pouvoir du RN une issue désormais probable.

Face à la montée des idées d’extrême droite, notamment dans la jeunesse, l’appel à la morale ne suffira pas. Se contenter de clamer haut et fort que les idées de l’extrême droite sont nauséabondes ne suffit plus. Pendant ce temps-là, tout une partie des jeunes, des travailleuses, des travailleurs voient dans le RN la seule solution contre le « système ».

C’est en faisant la démonstration que l’engagement politique autour d’un projet de transformation sociale est efficace que nous les ferons reculer. C’est en organisant les jeunes, en se battant pour des victoires concrètes que nous prouverons qu’il existe une alternative crédible au repli nationaliste comme au capitalisme déshumanisant.

C’est sur un contenu clair, et dans les actes, que nous ferons reculer l’extrême droite. Cela fait maintenant vingt ans que se succèdent tribunes et appels aux « valeurs humanistes », sans que l’extrême droite recule, bien au contraire. Ce n’est pas en restant entre nous, gens de gauche aux valeurs « supérieures » que nous convaincrons. Disons cela non pas par cynisme, mais avec lucidité, avec l’espoir de faire changer les choses et faire reculer pour de bon l’extrême droite.

Nous appelons l’ensemble des organisations de jeunesse progressistes à nous rejoindre dans des batailles utiles répondant aux besoins et aspirations de la jeunesse. Organisons des fronts larges contre Parcoursup et pour un système éducatif émancipateur. Unissons-nous pour lutter contre la réforme du lycée professionnel pour permettre à chaque jeune d’avoir un avenir, quelle que soit sa filière. Battons-nous ensemble pour la dignité au travail pour permettre à notre génération d’appartenir à un projet commun.

Unissons nos voix pour parler de paix et de solidarité entre les peuples. Cette action, c’est une action de terrain, un travail de fourmi, pour parler à tous les jeunes, sans aucune exclusive. Allons convaincre un par un chaque jeune qu’une alternative est possible, et que celle-ci ne réside pas dans le rejet ou l’exclusion. C’est une tâche de longue haleine qui peut être ingrate, sûrement peu médiatique, mais elle est nécessaire. Il est encore temps.


 

Comme dans les années 1930, l’autre est dépeint comme une menace. Menons le combat de résistance à l’instar des anciens qui ont libéré notre pays.

Par Carine Picard-Niles, présidente de l’Amicale Châteaubriant-Voves-Rouillé-Aincourt

L’étranger, source de tous nos maux, ou quand l’histoire se répète ! À partir de 1930, une série de lois et de décrets se sont succédé afin de rendre responsables « ces immigrés qui prennent le travail des Français » dans un pays qui vient de subir la grande crise mondiale de 1929. L’hospitalité de la France est rendue contraignante pour les étrangers, « qui menacent la sécurité nationale ». Le langage guerrier de l’époque n’est pas sans rappeler celui du président Macron dans ses vœux aux Français le 31 décembre 2023. Tout comme cette loi immigration vient faire écho à l’activisme législatif d’avant 1936.

En 1936, tous ces immigrés, qui avaient fui le fascisme en Espagne, en Italie, au Portugal, vont entrer en résistance et s’unir aux partis de gauche et aux grands syndicats pour créer le Front populaire, permettant aux ouvriers d’hier d’arracher de grandes avancées sociales. Ces conquis sociaux, toujours en vigueur, nous protègent mais continuent d’aiguiser l’appétit des ultralibéraux malgré la réponse unitaire de nos syndicats et partis politiques.

En 2024, toutes et tous, nous avons dans nos veines du sang d’immigré, sang espagnol, portugais, polonais, italien, puis tunisien, algérien, marocain, africain, indien, avec des ancêtres ayant fui une guerre ou un risque climatique. La Seconde Guerre mondiale a été une période d’extermination d’êtres humains par d’autres êtres humains, autoproclamés « supérieurs ».

1934-1944-2024. En août prochain, nous célébrerons le 80e anniversaire de la fin de cette période inhumaine et dévastatrice sur notre sol qu’a été la guerre. Presque tous les survivants de cette période ont disparu ou leurs voix s’éteignent. Allons-nous être condamnés à revivre ce pan de l’histoire ? Le travail a toujours attiré les immigrés, avec l’assentiment des patrons dans tous les pays. Mais, à chaque fois, les gouvernements rendent responsable des crises sociales ou économiques l’étranger, celui qui est différent, le jeune, la femme…

Face à une xénophobie ambiante et aux conflits mondiaux, il faut se rappeler l’histoire et accompagner celui qui arrive afin que cet étranger ne le reste pas. C’est le rôle d’un État fort pourvu de services publics protecteurs, autonomes, justes, de proximité, avec des moyens financiers et humains pour évaluer, contrôler et agir en sanctionnant justement, si besoin, le profiteur.

Et qui profite le plus ? Celui qui perçoit un peu plus d’allocations qu’il ne le devrait ou bien celui qui détourne des millions d’euros et que personne ne croise dans son HLM ? Faisons taire ces « supercheries » d’un État qui stigmatise une catégorie et crée des clivages. La misère, cette misère décrite dans les Misérables de Victor Hugo et qui revient à l’assaut de notre pays « riche » est le terreau fertile de la haine, de la xénophobie, du racisme, de l’antisémitisme. Elle est voulue et entretenue par les plus riches qui voient en elle un moyen de pression sur les plus pauvres, lesquels sont prêts à se battre pour un téléphone, une télévision…

Il est de notre devoir de renverser cette régression humaine sociale et économique pour que chacun trouve sa place et que nos anciens, nos parents, grands-parents, résistants, ne soient pas morts pour rien. Soyons dignes d’eux pour notre jeunesse, pour un avenir sans guerre.


 

   publié le 17 janvier 2024

Sophie Binet : « La loi immigration organise le désordre social »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

« Soucieux de rassemblement et de solidarité plutôt que de division sans fin de notre société, nous demandons au président de la République de ne pas promulguer cette loi. » Suite à l’appel de 201 personnalités à manifester le 21 janvier contre la loi immigration, retrouvez chaque jour des voix qui s’unissent à l’initiative. Ce mardi, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT.

Selon l’exécutif, ce texte permet de doubler le nombre de régularisations par an. En quoi la régularisation de l’ensemble des travailleurs sans papiers serait bénéfique pour l’ensemble des travailleurs ?

Sophie Binet : Ce sont des fausses promesses. Depuis la mi-octobre, la CGT a lancé une grève inédite en mobilisant plus de 500 travailleurs sans papiers en Île-de-France. Ils n’ont toujours pas été régularisés, alors qu’ils remplissent les critères. J’aborderai directement ce dossier, avec celui de la non-application de la loi asile et immigration, lors de ma rencontre avec Gabriel Attal.

Le gouvernement ment et laisse les étrangers se précariser au travail, permettant ainsi aux employeurs de tirer les droits de l’ensemble des salariés vers le bas. Le jour où un salarié français refuse d’effectuer des heures supplémentaires ou des conditions de travail inacceptables, son patron peut l’imposer à un travailleur sans papiers. C’est une politique de dumping social.

Les femmes en situation irrégulière seront-elles plus exposées avec cette loi ?

Sophie Binet : Ce texte introduit une double peine pour les femmes étrangères par la suppression des droits sociaux et celle de l’accès aux centres d’hébergement d’urgence universel. Mais les femmes seront aussi durablement pénalisées par la limitation du regroupement familial. Les cas de femmes isolées, avec des enfants, qui ne pourront plus vivre avec leur époux vont se multiplier. Nuire au regroupement familial, c’est empêcher les pères de jouer leur rôle et de partager les tâches familiales.

Une de mes anciennes élèves (Sophie Binet est conseillère principale d’éducation – NDLR), de nationalité française, est mariée avec un Mauritanien, avec qui elle a deux enfants. Elle a pu obtenir un titre de séjour pour son époux, en éduquant seule ses enfants durant un an. Mais le renouvellement du titre est bloqué. Son mari ne peut donc pas travailler et risque d’être expulsé.

Quelles sont vos craintes avec l’introduction de la préférence nationale pour bénéficier d’aides sociales vitales ?

Sophie Binet : Notons d’abord qu’aucune étude ne démontre un lien entre la qualité d’accueil et le nombre d’étrangers dans un pays. La théorie de l’appel d’air est directement issue de la logorrhée de l’extrême droite. Cette loi ne va pas diminuer le nombre d’étrangers en France.

Mais elle organise le désordre social en précarisant les étrangers, rendant d’autant plus difficile leur intégration. La mise sous condition de nationalité ou de durée de séjour des allocations familiales est scandaleuse, car ces aides sont financées par nos cotisations.

Celles et ceux qui travaillent doivent y avoir accès. C’est une rupture avec les valeurs de solidarité de la France, issues du programme du Conseil national de la Résistance. La loi Darmanin remet en question l’universalité des droits. Le ver dans le fruit. Cette logique sera demain étendue, en divisant les travailleurs en catégories, pour qu’ils ne puissent avoir accès à l’ensemble des droits.

Pour le 21 janvier, la CGT et d’autres organisations ont fait le choix d’un appel inédit de 201 personnalités invitant à des marches citoyennes pour réclamer la non-promulgation de cette loi. Pourquoi ce format ?

Sophie Binet : Au quotidien, la CGT organise les travailleurs et travailleuse sans papiers. Nous accompagnons, par exemple, devant les tribunaux 60 d’entre eux dans la Marne pour dénoncer des conditions de vie et de travail indignes. Nous menons actuellement des luttes avec les sans-papiers dans les territoires comme le Nord ou en Haute-Garonne. Mais la remise en question des principes fondateurs de la France appelle à dépasser les organisations identifiées dans ces combats. L’ensemble de la société doit se mobiliser.

Nous devons mener la bataille culturelle. La CGT le fait à partir du travail. Notre économie comporte 3,9 millions de salariés étrangers. Sans ces personnes, l’économie française ne tournerait pas. D’ailleurs, les salariés sont en majorité opposés à la remise en question de l’égalité des droits. Face à nous, le patronat est hypocrite. Ils ont besoin d’une main-d’œuvre étrangère, mais dans une situation de précarité pour mieux les exploiter.

Qu’attendez-vous des saisines du Conseil constitutionnel, dont les conclusions sont attendues d’ici au 25 janvier ?

Sophie Binet : Nous espérons que les sages censurent très largement ce texte de loi. C’est un des enjeux de la mobilisation du 21 janvier. Mais quoi qu’il ressorte du Conseil constitutionnel, cette loi ne doit pas être promulguée. Une censure, même partielle, devra conduire à un nouveau débat, a minima au Parlement. Il existe une différence entre la légalité en droit et la justesse politique d’une réforme. Or la totalité des articles de ce texte est à jeter.

Nos syndicats organisent des travailleurs qui sont sommés d’appliquer cette loi. La justice des étrangers sera expéditive. Les travailleurs sociaux devront appliquer la préférence nationale. La suppression de l’aide médicale d’État impactera le travail des soignants. Ces salariés doivent pouvoir respecter leur éthique, en refusant d’appliquer cette loi de la honte.


 


 

Loi immigration :
« La France est en bonne position pour remporter le prix Nobel de l’isolationnisme »

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Par Serge Abiteboul et Gilles Dowek, chercheurs à l’Inria et à l’ENS Paris-Saclay

« Nous sommes nombreux à avoir une véritable répulsion pour cette loi. Il faudrait des dizaines de pages pour en détailler les éléments négatifs, en termes de santé publique, d’égalité devant la loi, de démographie… En tant que chercheurs et enseignants, nous allons nous concentrer sur l’un d’entre eux : la nouvelle attaque que cette loi constitue contre le système universitaire français.

La recherche est par nature universelle parce qu’elle cherche aussi à développer une compréhension partagée du monde. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont-ils si éloignés de l’université qu’ils semblent ne pas avoir conscience qu’il est impossible de développer une recherche de qualité en s’isolant du reste du monde ? Dans cette direction, un objectif premier d’une loi sur les migrations devrait donc être de favoriser la venue de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants internationaux dans les universités françaises.

Au lieu de cela, la loi immigration votée par le Parlement en décembre 2023 renforce le contrôle de l’immigration étudiante. La France était déjà connue, dans le monde entier, pour l’accueil glacial que ses employés préfectoraux réservent aux savants internationaux qui ”viennent manger le pain des Français”, quand les universités étrangères de nombreux pays déroulent un tapis rouge aux savants qui souhaitent les rejoindre, quelle que soit leur nationalité. Elle est, avec cette loi, en bonne position pour remporter le prix Nobel de l’isolationnisme.

Répétons-le : les étudiants, en particulier les doctorants, sont la sève de la recherche. S’il fallait donner un seul facteur de la suprématie de la recherche états-unienne et de son industrie, ce serait qu’elle a su attirer les meilleurs étudiants du monde entier, et garder souvent les plus dynamiques sur son territoire.

Le président du CNRS, Antoine Petit, s’est élevé, dans une chronique parue dans le Monde, contre cet aspect de la loi. Sylvie Retailleau, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, avait présenté, mercredi 20 décembre 2023, sa démission (qui avait été refusée). Des présidents de grandes universités ont cosigné une déclaration où ils parlent de ”mesures indignes”.

De nombreuses voix ont critiqué cet aspect de la loi, tant dans les milieux académiques qu’industriels. Encore première ministre, Élisabeth Borne elle-même, dans son interview du 20 décembre 2023 semblait regretter ces dispositions (”ce n’est pas le meilleur système”), voire essayer de les tamiser (”on peut dispenser certains étudiants étrangers de la caution”). On reste dans un grand flou quand une des missions de l’État est de préparer l’avenir du pays en renforçant l’attractivité de ses universités.

Cette loi cherche à couper notre pays du reste du monde, à l’isoler. C’est le cas pour l’accueil des étudiants étrangers comme pour d’autres aspects du texte. Une autre voie est possible pour la France, qui chercherait à résoudre le vrai problème : l’attractivité de nos universités, mais aussi, de manière générale, de notre pays, qui le placerait dans le chœur des nations les plus dynamiques, plutôt que de le condamner à la décadence. »

   publié le 16 janvier 2024

Le gouvernement Attal,
une chance pour la gauche

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche.

Les libéraux parleraient d’une étude de marché. Mais c’est un fait : le déplacement de la « Macronie » vers la droite libère potentiellement un vaste espace à gauche. Hélas, le mot important est « potentiellement ». Car encore faudrait-il que l’offre existe, qu’elle soit crédible et attractive, c’est-à-dire unitaire et démocratique. Et ce n’est pas gagné ! Mais la place est à prendre. Le remaniement souligne spectaculairement cette évidence. Au fond, rien de neuf. Juste un aveu. Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. Tous ceux qui faisaient illusion dans l’équipe précédente mais qui ont eu des états d’âme à propos de la loi « immigration » ont été virés ou relégués. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, a été débarquée pour avoir osé contredire Emmanuel Macron dans l’affaire Depardieu.

Les dossiers qui touchent au plus près la vie des gens, la santé, le logement n’ont plus de ministères de plein exercice ou sont confiés aux plus droitiers, comme la sarkozyste Catherine Vautrin. L’Éducation nationale échoit à une ancienne directrice générale de la Fédération française de tennis. Laquelle s’est illustrée, au premier jour, par un dénigrement de l’école publique, au prix d’un gros mensonge. Bref, c’est le gouvernement du mépris de classe. Les Français font de la figuration dans cette architecture où n’existent que les jeux de pouvoir. L’arrivée de Rachida Dati à la Culture en est évidemment le symbole le plus grossier. Le pouvoir, le vrai, est grosso modo entre les mains de trois hommes : Emmanuel Macron, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. On hésite à mettre Gabriel Attal dans cette catégorie, lui dont le discours de politique générale est déjà spolié par l’envahissante conférence de presse d’Emmanuel Macron. Une grand-messe imposée aux télés à l’heure de plus grande écoute. Même De Gaulle n’avait pas osé !

C’est le gouvernement du mépris de classe.

Le pire est qu’il n’est pas sûr que ces jeux, somme toute assez vulgaires, soient gagnants. Le débauchage de Dati risque plus d’hypothéquer le soutien de la droite que de garantir au gouvernement les voix des amis d’Éric Ciotti à l’Assemblée. Quant à Gabriel Attal, il se présente comme le VRP du président. À son agenda quotidien, on mesure ce qu’est devenue la politique. Il lui faut chaque soir, à l’heure du journal télévisé, être vu à la rencontre des Français en souffrance ou en colère. Empreinte carbone et démagogie !

Et la gauche dans tout ça ? Eh bien, elle n’a plus qu’à exister ! Mais ça risque de mal commencer avec les européennes. On nous promet au moins quatre listes. Il est vrai qu’une liste unique aurait eu de la gueule. Mais on comprend les arguments des écologistes et des socialistes. Un argument officiel d’abord : la somme des listes (31 %) serait supérieure au score espéré d’une liste unique. Mais Clémentine Autain, qui a milité pour une liste commune, a raison de souligner que la dynamique unitaire vaut mieux qu’une simple addition. En vérité, les partisans du « chacun pour soi » ont un autre argument, moins avouable. Écologistes et socialistes ne seraient pas mécontents de devancer significativement La France insoumise. Histoire de bousculer une hiérarchie héritée de la présidentielle, et dont Mélenchon a fait un usage immodéré et autoritaire.

Les européennes peuvent-elles rebattre les cartes ? Glucksmann va-t-il imposer son discours œcuménique ? Cela passe par une difficile revalorisation de l’enjeu européen dans l’opinion, alors que nous avons affaire à deux guerres, que l’ombre inquiétante de Trump se profile de nouveau, et que le dossier immigration n’a pas de solution « nationale ». Un double défi. Les sondages placent aujourd’hui Glucksmann en tête de la gauche (11 % contre 7,5 % à LFI). Mais, quoi qu’il en soit, on est loin du compte en regard du score attribué à une liste Bardela (28,5 %) (1).

Tout se passe comme si deux compétitions se menaient en parallèle. En première division, la course-poursuite éperdue des macronistes pour réduire l’écart qui les sépare du Rassemblement national. En division inférieure, la gauche et les écologistes. Macron se débat in extremis pour ne pas être le président qui aura donné notre pays à l’extrême droite, alors qu’il a fait jusqu’ici tout le contraire, et la gauche pour surmonter sa maladie chronique, la division. Mais cette fracture n’est pas fatale. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche. Celle-ci a son destin en main.

Note :

1 Les autres résultats du sondage Cluster 17 pour Le Point, du 15 janvier : PCF : 3 %, EELV : 8 %, Renaissance : 18 %, LR : 7%, Reconquête : 7 %.

   publié le 15 janvier 2024

Loi immigration :
des milliers de personnes défilent en France contre une « loi scélérate »

David Perrotin sur www.mediapart.fr

Des dizaines de manifestations ont eu lieu en France ce dimanche à l’initiative de 400 collectifs. À Paris, des milliers de personnes ont dénoncé un texte « xénophobe » et « dangereux ».

Il fallait être chaudement habillé ce dimanche à Paris pour défiler contre la future loi immigration. Alors qu’il fait zéro degré, des milliers de personnes remplissent peu à peu la place de la République avant de s’élancer vers 15 heures direction Strasbourg-Saint Denis, gare de l’Est puis gare du Nord. Il fallait aussi beaucoup d’espoir pour battre le pavé alors que la loi a été votée le 19 décembre dernier sans encore avoir été promulguée. 

Louise*, 71 ans, est venue pour « le symbole » et attend avec gants, écharpe et masque de voir si du monde a répondu à l’appel. « Je sors juste d’une grippe. Je suis venue seulement 15 minutes et je repars. J’ai froid », lâche-t-elle, tremblante. « Cela me paraît essentiel de se battre contre cette loi, même si j’ai peu d’espoir que cela puisse faire changer les choses », poursuit cette dame qui se mobilise pour les migrant·es « depuis les années 1980 ». « Si on était un million, il y aurait une chance de faire reculer le gouvernement et d’abandonner cette loi dangereuse et xénophobe. Mais ce n’est pas vraiment le cas. »

S’il n’y a pas le million, des milliers de personnes ont tout de même défilé ce dimanche dans les grandes villes en France à Marseille, Bordeaux, Lyon, mais aussi à La Rochelle, Nîmes, Saint-Étienne ou Lannion. À Paris, nombreux étaient « agréablement surpris » face à cette mobilisation plus importante qu’espérée. D’autant que plus de 200 personnalités assez diverses – de Sophie Binet à Jacques Toubon, en passant par Josiane Balasko, Fabien Roussel ou encore Marina Foïs – ont appelé à manifester dimanche 21 janvier pour exiger la non-promulgation de la loi et étaient absentes aujourd’hui. 

Ce dimanche, plus de 400 collectifs, associations (Attac, la Ligue des droits de l’homme…), syndicats (Unef, Solidaires) et partis politiques (La France insoumise, Les Écologistes…) avaient appelé à manifester contre un texte qui « reprend de nombreuses idées de l’extrême droite ». « La haine de l’égalité qui imprègne cette loi fait de la menace pour l’ordre public l’argument premier pour supprimer les quelques droits qui étaient encore garantis aux migrants, et installe l’idée, martelée depuis des années par l’extrême droite et la droite dite républicaine, que les migrants seraient nécessairement des délinquants en puissance », dénonce Attac France, qui demande comme tous les participant·es « l’abrogation » immédiate de cette loi. 

« Le Conseil constitutionnel doit statuer sur l’incompatibilité de certains articles de cette loi avec la Constitution française, mais le gouvernement est allé tellement loin que la logique xénophobe d’ensemble demeurera. »

« On aime la France »

Les premiers concernés, des centaines de sans-papiers, ont tenu à défiler, à se montrer et à prendre la parole pour casser de « nombreux préjugés ». Au micro, l’un d’entre eux fustige cette « loi honteuse ». « Nous, les étrangers, on aime la France. On travaille de 6 heures à 18 heures, on paie des impôts ou des cotisations et on demande seulement à vivre avec dignité. »

Mariam, 25 ans, est arrivée en 2020 en France depuis le Mali. Elle se souvient de son périple difficile jusqu’à « devoir traverser l’eau ». « J’essaie de travailler, j’ai fait une formation de français et de cuisine, mais tout est compliqué pour nous », lâche-t-elle, résignée. Bétina, 28 ans, juriste de formation, l’accompagne. Elle est là pour « elle » et pour « dénoncer les conditions de vie actuelles et futures des personnes étrangères ». « Je marche car je suis en colère. Il serait temps que nos politiques publiques favorisent l’accueil et l’intégration au lieu de ne penser que répression. »

« Le racisme nous étouffe, j’appelle d’air », peut-on lire sur la pancarte de Delphine, 47 ans. Elle regrette « tous ces débats télévisés qui stigmatisent les étrangers » et dénonce « le racisme ambiant ». « Si ce n’est pas cette loi, il y en aura de toute façon une autre. La seule solution proposée par ce gouvernement, c’est l’acharnement contre les migrants. »

Le moment est particulier. Si la loi a été votée et a ravi le Rassemblement national (RN) et Marine Le Pen, plusieurs ministres se sont défaussés sur le Conseil constitutionnel, espérant que certaines mesures puissent être retoquées. Gérald Darmanin ou Élisabeth Borne ont même reconnu que le texte comportait des dispositions contraires à la Constitution. « C’est ce qui fait que j’y crois », espère quant à lui Paul, 19 ans, venu avec un autocollant La France insoumise (LFI) et un drapeau français. « Et vu ce qu’a dit récemment Laurent Fabius, on peut espérer que tout soit atténué. »

Lors de ses vœux au président de la République le 8 janvier dernier, le président du Conseil constitutionnel avait taclé Emmanuel Macron en précisant que le Conseil constitutionnel « n’était ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion, ni une chambre d’appel des choix du Parlement ». Il a aussi rappelé l’un des principes d’un État de droit : ne pas voter une loi dont on sait que certaines dispositions sont contraires à la loi fondamentale.

« Le Pen en a rêvé, Macron l’a fait »

Présent avec d’autres politiques (Julien Bayou, Mathilde Panot, David Belliard, Éric Coquerel…), Carlos Martens Bilongo (LFI) voit dans cette loi « un coup de poignard ». « C’est honteux que le président de la République mise sur le Conseil constitutionnel de cette manière », dénonce le député du Val-d’Oise, qui regrette « toutes les tractations » qu’il y a pu avoir avec ce texte et l’impasse sur la motion de rejet. « Je suis parlementaire mais on ne parlemente plus finalement, poursuit-il. Avec toutes les idées diffusées dans cette loi, le pire est déjà là. On ouvre les vannes pour le RN et on commente les sondages prédisant sa victoire. »

En plus des slogans scandés tout au long de la manifestation, de nombreuses pancartes mettent directement en cause les membres du gouvernement, jusqu’au président de la République. « Le Pen en a rêvé, Macron l’a fait », « Darmanin l’inhumain », ou encore « En marche pour le Rhaine ». 

Sabrina, 24 ans, étudiante, pense elle aussi « que le mal est déjà fait ». « Peu de gens doivent connaître le contenu de cette loi ignoble. Mais beaucoup ont suivi les débats, ont vu toute la haine déversée sur les étrangers à la télé, regrette-t-elle. Comment réparer ça après ? »

Le contenu de la loi, justement, prévoit notamment de restreindre le versement des prestations sociales pour les étrangers et étrangères, instaure des quotas migratoires, remet en question l'automaticité du droit du sol et rétablit un « délit de séjour irrégulier ». Parmi la trentaine de loi votées pour « réguler l’immigration », c’est l’une des plus dures. 

« La République, c’est vous », lance à un collectif de sans-papiers le député Éric Coquerel depuis un camion : « On ne veut pas de leur loi pourrie qui est une loi d’extrême droite qui instaure la préférence nationale et la déchéance de la nationalité selon vos origines, qui en veut au droit du sol… »

Plus loin, Solenn, 25 ans et bénévole chez Aides, tient une pancarte « Soins des étrangers-ères menacés = santé en danger ». Son association lutte notamment contre le VIH ou les hépatites et sait combien les migrants sont une « population particulièrement vulnérable ». Elle sait aussi qu’après cette loi, un autre combat sera à mener : « Le gouvernement a déjà promis de réformer l’Aide médicale d’État. Ce n’est que le début d’une grave atteinte contre l’accès à la santé. » 

Plus tôt, à Caen, le nouveau premier ministre Gabriel Attal a été interpellé par une passante sur cette réforme. « C’est ignoble de voter une loi pareille, a-t-elle lancé. On a tellement besoin de ces gens-là [des personnes immigrées – ndlr], qui sont utiles dans plein de métiers. » Et l’ancien socialiste de répondre : « Je ne dis pas le contraire, mais il faut à la fois être plus clair sur nos règles […] et mieux intégrer les personnes qui ont vocation à rester en France car, vous avez raison, on en a besoin. » 

À Paris, Mamadou, 49 ans, sait qu’il fait partie de « ces gens-là » et défile parce qu’il « a peur de cette loi ». « Je travaille dans le nettoyage grâce à des faux papiers. Je paie tout ce qu’on me demande de payer et je ne fais que travailler, explique-t-il. Tout est déjà difficile, mais maintenant ce sera pire. »


 


 

« À Gaza, aux frontières,
pas d’humanité » : à Montpellier soutien à Gaza et rejet de la loi Immigration ensemble

sur https://lepoing.net/

Environ 1500 personnes ont fait une manifestation commune ce dimanche 14 janvier dans les rues de Montpellier, contre la loi Immigration et l’attaque israélienne sur la bande de Gaza.

Dès 15h les participant.e.s à l’évènement du jour commençaient à affluer à Plan Cabanes.

Une journée de manifestation contre la loi Immigration avait été programmée nationalement par la Marche des Solidarités et plusieurs centaines de collectifs de sans-papiers. Alors que les soutiens au peuple gazaoui, attaqué depuis plus de trois mois par les forces armées israéliennes, manifestent maintenant tous les samedis.

Les collectifs montpelliérains impliqués dans la contestation de la loi Immigration (citons entre autre le collectif Migrants Bienvenus 34, La Ligue des Droits de l’Homme Montpellier, Solidaires 34, la FSU ou encore le Syndicat de Combat Universitaire de Montpellier), tout comme les soutiens à la Palestine, avaient alors décidé de mener une manifestation commune ce dimanche, avec deux cortèges.

Le texte d’appel, qui mentionne « une manifestation, deux cortèges […] contre l’impérialisme et le racisme. », met en avant les valeurs et pratiques racistes communes aux deux problématiques, lesquelles justifient à la fois la colonisation de la Palestine par Israël et les privations de droit pour les étrangèr·es, souvent issu·es de l’ancien empire colonial, en France.

Force est de constater que la démarche commune aura permis de regarnir les rangs des manifestant.e.s, puisque près de 1500 personnes auront finalement participé au défilé, entre Plan Cabanes, Observatoire, la gare Saint-Roch, la Comédie, avant dispersion devant la préfecture.

À noter l’absence de la CGT, qui suit en ça la consigne de la confédération : ne pas appeler à manifester cette semaine, pour privilégier les cortèges organisés la semaine prochaine, alors que le 25 le texte de la loi Immigration doit passer devant le Conseil Constitutionnel qui devrait censurer plusieurs articles.

La loi Asile et Immigration, adoptée le 19 décembre 2023 à l’Assemblée Nationale, fait particulièrement polémique pour sa reprise de nombreux points du programme du RN, notamment en matière de « préférence nationale ».

Entre autres méfaits, elle introduit un nouveau critère de préférence nationale en exigeant des conditions de présence en France (cinq ans) ou de travail (30 fiches de paie) pour avoir accès aux allocations familiales et aux aides au logement. Elle met aussi fin à l’automaticité du droit du sol pour les personnes nées en France de parents étrangers, censées acquérir la nationalité française automatiquement à leur majorité. Pour plus de détails, vous pouvez lire cet article de Rapports de Force.

Une nouvelle manifestation contre la loi Immigration est donc d’ors et déjà programmée pour le dimanche 21 janvier, au départ de la place Albert 1er à 14h30.

Tandis que les membres du comité local de BDS (Boycott Désinvestissements Sanctions, une campagne qui vise à lutter contre l’apartheid israélien) appellent à une action la veille, samedi 20 janvier (plus de précisions à venir, se tenir informés sur les réseaux sociaux).

Avant ça, jeudi 18 janvier, une discussion sur la Palestine est organisée par le même comité, sur le thème « Contre le colonialisme de peuplement et l’apartheid, quelle résistance avec le peuple palestinien ? », avec la présence de deux palestinien.nes résidant en France (Nantes et Paris). Ce sera à partir de 19h au local associatif La Carmagnole, 10 rue Haguenot.


 

   publié le 12 janvier 2024

Didier Fassin et Anne Claire Defossez : « L'idée de "rendre la vie invivable aux migrants" est un projet politique dangereux »

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Dans leur ouvrage, l’Exil, toujours recommencé, la sociologue et l’anthropologue se livrent à une analyse fine et documentée de ce qui se joue aux alentours de Briançon. Ce point de passage est le théâtre d’une traque par les policiers, gendarmes et militaires des exilés qui tentent de le franchir.

Didier Fassin est anthropologue, sociologue, médecin et professeur au Collège de France. Anne-Claire Defossez est sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study à Princeton (États-Unis). Dans l’ouvrage l’Exil, toujours recommencé, ils ont allié leurs compétences dans une enquête au long cours à la frontière franco-italienne des Hautes-Alpes afin de documenter les parcours des exilés qui la traversent, les solidarités qu’ils connaissent et l’action de plus en plus massive et répressive des autorités qui tentent de les refouler.

En quoi la frontière constitue un objet d’étude intéressant pour les anthropologue et sociologue que vous êtes ?

Anne-Claire Defossez : Il s’agit d’une scène où interagissent plusieurs types d’acteurs : des exilés qui passent ou tentent de le faire ; des personnes solidaires, qui leur portent secours dans la montagne et assistance dans les vallées ; des autorités publiques municipales et préfectorales représentées par les forces de l’ordre, composées de policiers, de gendarmes et de militaires.

C’est aussi un lieu où l’on recueille les témoignages de personnes ayant effectué de longs périples migratoires que l’on peut ainsi analyser et comprendre. La frontière est donc non seulement un poste d’observation de ce qui se passe au présent, mais un prisme qui ouvre sur le temps long.

Comment avez-vous effectué votre enquête à Briançon ?

Didier Fassin : Durant cinq ans, nous avons passé deux à trois semaines chaque hiver et chaque été dans le Briançonnais et aussi, côté italien, dans le Val di Susa (val de Suse), car le col de Montgenèvre est l’un des deux principaux points de passage des personnes venant de la route des Balkans ou du Sahara. Cette immersion nous a permis de constater les évolutions de la démographie des exilés et des politiques de contrôle de la frontière.

Concrètement, en participant à certaines activités dans le refuge solidaire de Briançon, nous avons pu conduire notre enquête auprès des personnes de passage et des acteurs de la solidarité. Anne-Claire faisait de l’accueil et aidait à l’intendance. Je tenais une consultation médicale et partais faire des maraudes avec Médecins du monde la nuit pour mettre à l’abri des personnes qui avaient franchi la frontière et se trouvaient parfois dans des situations difficiles, notamment l’hiver, dans le froid et la neige, pour des familles avec des nouveau-nés et des enfants en bas âge.

Mais nous avons aussi, par exigence méthodologique, tenu à rencontrer la totalité des acteurs locaux, représentants des autorités comme membres des forces de l’ordre, car il était important pour nous d’entendre les discours et de comprendre les perspectives de tous les protagonistes. Ce qui nous a d’ailleurs montré que certains policiers et gendarmes désapprouvaient la politique répressive qu’on leur fait appliquer, car ils comprennent que les femmes et les hommes qu’ils interpellent ont traversé des épreuves terribles et n’ont rien à voir avec des délinquants.

Briançon, à la différence de Calais, est présentée comme une ville solidaire au regard des arrivées contemporaines d’exilés. Comment cette image s’est-elle construite ?

Anne-Claire Defossez : En 2015, la municipalité de Briançon, fortement soutenue par des citoyens et des associations locales comme la maison des jeunes et de la culture ou le Secours catholique, a accepté la création d’un centre d’accueil et d’orientation (CAO). Une vingtaine d’exilés de la jungle de Calais y sont arrivés. Promesse leur avait été faite qu’ils seraient dédublinés, c’est-à-dire qu’ils pourraient déposer une demande d’asile en France même s’ils avaient été enregistrés dans un autre pays européen avant leur arrivée dans l’Hexagone.

Les personnes ont ainsi pu obtenir des titres de séjour et ont bénéficié d’un élan de solidarité de la part de la population locale. Ensuite un deuxième CAO a été établi avec d’autres exilés venant cette fois de campements parisiens. Mais le nouveau préfet n’a pas tenu l’engagement de les autoriser de déposer une demande de titre de séjour. Une grève de la faim et une marche vers la préfecture de Gap ont été organisées.

Cette lutte, soutenue par les habitants, a permis à certains de ces exilés de s’installer dans le Briançonnais, d’y travailler, d’y fonder une famille et d’y devenir partie prenante de la communauté locale. À partir des années 2017-2018, les passages par la frontière franco-italienne ont commencé à s’intensifier. Des bénévoles rencontraient des exilés dans la montagne, souvent mal équipés, épuisés, en hypothermie. Il y a eu des amputations suite à des engelures. De tels drames ont beaucoup compté dans la mobilisation citoyenne.

Des maraudes ont été organisées. Les habitants ramenaient chez eux les personnes en détresse. Puis, le nombre d’exilés augmentant, les premières associations, comme Refuges solidaires et Tous migrants, ont été créées pour accueillir dans des espaces adaptés les exilés qui, après avoir franchi la frontière, faisaient une halte avant de continuer leur route, et aussi pour défendre leurs droits.

À partir de quel moment cette frontière a-t-elle été militarisée ?

Anne-Claire Defossez : En avril 2018 sont venus à Briançon des membres de Génération identitaire, un groupuscule d’extrême droite qui s’était déjà illustré par des actions xénophobes. En tenue bleue, entretenant la confusion avec l’uniforme des forces de l’ordre, ils pourchassaient les exilés dans la montagne pour les remettre à la police. Cette collaboration, illégale mais tolérée, a duré plus d’un mois.

Le point d’orgue de cette action a été la mise en place de barrières symboliques dans la montagne avec d’énormes inscriptions indiquant que la frontière était fermée et que les étrangers n’étaient pas les bienvenus. Le moment de cette opération n’avait pas été choisi au hasard puisque à l’Assemblée nationale était discutée une nouvelle loi sur l’immigration et l’asile, plus répressive.

Didier Fassin : Le lendemain de cette action spectaculaire, une contre-manifestation citoyenne a été organisée, rassemblant quelques centaines de personnes, qui ont marché d’Italie en France. Le soir même, le ministre de l’Intérieur français annonçait l’envoi sur place d’un premier escadron de gendarmes mobiles à Briançon pour contrôler la frontière. Un deuxième escadron le rejoindra quelque temps plus tard.

C’est vraiment de ce double événement que date le début de la militarisation de la frontière. On est passé d’une présence relativement discrète de quelques dizaines d’agents de la police aux frontières (PAF) à une présence massive de 250 membres des forces de l’ordre avec, outre les gendarmes, des militaires de l’« opération Sentinelle », des réservistes et même, récemment, une « border force ». 

Vous avez calculé le coût en argent public d’un tel déploiement…

Anne-Claire Defossez : En utilisant la méthode de calcul employée par l’ancien député Sébastien Nadot, qui avait présidé la commission d’enquête parlementaire sur les migrations en 2021 et avait évalué le coût de la présence des forces de l’ordre pour empêcher le passage entre la France et l’Angleterre, nous avons estimé que chaque non-admission à Montgenèvre, c’est-à-dire le refoulement vers l’Italie, revient à 14 000 euros.

Cette somme ne prend en compte que les dépenses liées à la présence des effectifs supplémentaires, mais pas les investissements en véhicules tout-terrain, motoneiges, drones, ni les policiers de la PAF déjà présents avant 2018.

Didier Fassin : Les statistiques de non-admissions publiées par la préfecture ne rendent pas compte du nombre d’exilés qui franchissent la frontière. Elles pèchent à la fois par excès, car elles comptent les mêmes personnes qui se font arrêter plusieurs fois, et par défaut, car elles ignorent celles qui passent sans être interceptées et dont nous avons pu constater dans notre enquête que c’était le cas de 80 % d’entre elles.

Ces chiffres, s’ils mesurent donc l’activité des forces de l’ordre, ne disent rien de l’inefficacité du contrôle de la frontière. En effet, les policiers et les fonctionnaires de la préfecture reconnaissent, en le regrettant, que leur travail ne sert à rien, car ils savent que les exilés tenteront le passage autant de fois que nécessaire et finiront toujours par réussir, parce qu’en montagne on ne peut étanchéifier la frontière et surtout parce que les raisons qui poussent les personnes à partir sont tellement impératives, qu’il s’agisse de persécution ou de pauvreté, qu’elles ne se décourageront pas, et ce d’autant qu’elles ont réussi à passer d’autres frontières bien plus dangereuses.

Qu’est-ce que la présence massive d’hommes en armes a changé tant pour les exilés que pour les habitants de la région ?

Anne-Claire Defossez : Elle n’a pas empêché le franchissement de la frontière, mais l’a rendu plus difficile et plus risqué, car les exilés doivent s’aventurer sur des chemins accidentés et parfois se perdent dans la montagne. Dans le mois qui a suivi l’arrivée du premier contingent de gendarmes, les premiers accidents mortels ont été observés. Blessing Matthew, une jeune femme nigériane de 21 ans, s’est noyée le 7 mai 2018 dans la Durance alors qu’elle tentait d’échapper à la police.

Puis ce sont Mamady Condé, 33 ans, et Mohamed Fofana, 18 ans, qui n’ont pas survécu à des chutes. De même, après l’arrivée de la « border force » à l’automne 2023, trois autres personnes ont perdu la vie dans des conditions similaires. Il y a un lien direct, statistique, entre le déploiement de militaires et les accidents mortels, auxquels s’ajoutent des blessés et des disparus.

Didier Fassin : La violence politique des frontières, ces exilés en ont eu l’expérience tout au long de leur périple. Après que l’Union européenne a signé un accord avec le Niger, le gouvernement de ce pays a édicté une loi très répressive contre les passeurs et les exilés, avec pour conséquence que les véhicules de transport empruntent désormais des pistes peu fréquentées pour éviter les forces de l’ordre et qu’une panne de moteur laisse les occupants au milieu du désert, les plus fragiles périssant de déshydratation.

Le danger est en fait permanent, que ce soit dans les geôles libyennes ou dans la traversée de la Méditerranée, dans les camps grecs ou face à la brutalité des policiers en Croatie. Pour celles et ceux qui parviennent à la frontière française, il n’est que plus absurde et cruel d’être exposés à de nouveaux périls là où des dizaines de milliers de touristes étrangers passent sans même être contrôlés.

Quelles sont les caractéristiques des parcours d’exil des personnes que vous avez interrogées ?

Anne-Claire Defossez : Il faut d’abord rappeler que, parmi les gens contraints de quitter leur pays en raison des violences ou de la misère, l’immense majorité part vers une autre région ou dans les pays voisins. Dans le cas des Camerounais, par exemple, ils sont des centaines de milliers à fuir vers le Nigeria et le Tchad, mais seulement quelques centaines à venir en France.

Didier Fassin : Pour la minorité qui se dirige vers l’Europe, depuis l’Afrique subsaharienne, le Maghreb, l’Afghanistan, l’Iran ou la Syrie, le parcours est rarement linéaire. Il se redéfinit et se redessine en fonction des contraintes. Certains sont restés plusieurs mois ou plusieurs années en Algérie ou en Turquie, y ayant trouvé du travail non déclaré.

Les politiques de ces pays s’étant durcies, ils sont partis plus loin. C’est ce qui nous conduit à parler d’exil « toujours recommencé ». Et d’ailleurs, quand ils entrent en France, c’est souvent avec l’idée de poursuivre vers des pays plus accueillants, comme l’Allemagne, ou bien où ils ont de la famille, comme en Angleterre. 

La violence est-elle un invariant ?

Anne-Claire Defossez : Oui, non seulement en Afrique ou au Moyen-Orient, mais aussi au cœur même de l’Europe. En Croatie, par exemple, la police exerce sur les exilés des brutalités qui s’apparentent parfois à de la torture. Les hommes sont forcés de se déshabiller, leurs vêtements et leurs chaussures sont brûlés, leur téléphone détruit et leur argent volé. Parfois, on leur bande les yeux et on simule leur exécution.

On les relâche à moitié nus, parfois blessés, souvent dépouillés. Certains se sont heurtés 10 ou 20 fois à cet obstacle croate. La Grèce laisse également des souvenirs très douloureux aux exilés. Mais ce qui est remarquable, c’est la solidarité qui se développe parmi ces femmes et ces hommes soumis à des épreuves si dures, une entraide transnationale et transculturelle qui sauve certains de la mort ou du désespoir.

Et, pourtant, les gouvernants qui permettent cette violence arguent de la protection de leurs concitoyens…

Didier Fassin : Ce que nous observons à Briançon est à l’image de ce qui se passe dans l’ensemble du pays. On est dans la performance. On ne cherche pas résoudre des problèmes, mais à produire du spectacle. Il y a une déconnexion totale entre les faits sur le terrain et les discours des responsables politiques.

De la même manière qu’on interpelle des gens dont on sait qu’ils finiront par passer, on met en place des lois toujours plus restrictives et discriminatoires à l’égard des étrangers, y compris en situation régulière. L’idée du ministre de l’Intérieur, de « leur rendre la vie invivable », est un projet politique dangereux qui nous prépare une société de division et de ressentiment nourrie de la peur de l’autre.

L’Exil, toujours recommencé, de Didier Fassin et Anne Claire Defossez, Seuil, 448 pages, 24 euros.


 

   publié le 11 janvier 2024

Asile et immigration :
contre la loi de la honte,
mobilisons-nous les 14 et 21 janvier 2024

Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le vote de la loi asile et immigration le 19 décembre dernier marque un tournant inacceptable.

Si cette loi est promulguée, toutes les personnes étrangères vivant dans notre pays verront leurs droits fragilisés, quel que soit leur statut et un grand nombre d’entre elles seront précarisées.

La LDH (Ligue des droits de l’Homme), dès l’annonce de ce énième projet de loi contre l’immigration, s’est engagée pour dénoncer son inhumanité. Le gouvernement, pour faire passer cette loi, a capitulé non seulement devant la droite mais aussi devant l’extrême droite dont de nombreuses propositions ont été reprises au mépris des conventions internationales, de la Convention européenne des droits de l’Homme et même des traités européens. Le président de la République et la Première ministre ont clairement acté que de nombreuses mesures étaient contraires à la Constitution. Ils ont eux même saisi le Conseil constitutionnel, dont le président vient de rappeler quelques principes fondamentaux de l’Etat de droit lors de la cérémonie des vœux.

Comme la LDH a déjà eu l’occasion de le dire aux côtés de nombreuses autres organisations, c’est l’ensemble des droits des étrangers qui sont mis en cause comme jamais auparavant.

Rappelons quelques exemples :

l’accès au droit d’asile comme aux titres de séjour et à leur renouvellement sera rendu plus difficile y compris pour les étudiants, au mépris du rayonnement de la France dans le monde ;

le regroupement familial va devenir quasi impossible pour de nombreuses personnes ;

une priorité nationale est instaurée en matière de prestations sociales pour les familles ne résidant pas depuis assez longtemps en France de façon régulière, comme si un enfant étranger avait moins besoin de manger ou de se loger qu’un enfant français ;

l’inconditionnalité du droit à l’hébergement d’urgence, pilier de la lutte contre le sans-abrisme, est mise en cause comme s’il fallait avoir les bons papiers pour ne pas dormir à la rue ;

les expulsions par simple décision préfectorale, sans aucune décision de justice préalable, pour des personnes qui ne respecteraient pas les valeurs de la République ou représentant une « menace » à l’ordre public renforce le pouvoir discrétionnaire des préfets.

Alors que celles et ceux (syndicalistes, employeurs, économistes…) qui constatent les apports de l’immigration à notre société sont de plus en plus nombreux, cette loi est une machine à créer des sans-papiers et de l’exclusion.

La LDH appelle toutes les citoyennes et tous les citoyens à se mobiliser contre la promulgation de cette loi et notamment :

le 14 janvier à l’appel de nombreux collectifs de sans-papiers notamment ;

le 21 janvier pour une marche citoyenne pour la liberté, l’égalité et la fraternité à l’appel de nombreuses personnalités très diverses du mouvement syndical, associatif, du monde de la culture…

Elle appelle toutes ses sections à s’engager pour la réussite de ces mobilisations et actions diverses sur l’ensemble du territoire.

Plus que jamais, les militantes et militants de la LDH poursuivront leur action quotidienne auprès des étrangers comme auprès de toute personne victime d’un déni de ses droits fondamentaux, à développer dans les cadres les plus larges possibles l’indispensable travail d’information et de conviction face aux marchands de haine et de division.

Paris, le 9 janvier 2024


 

   publié le 10 janvier 2024

« Chaque jour est pire » : en Bretagne,
les urgences n’accueillent plus les patients dignement

par Chloé Richard sur https://basta.media/

Faute de moyens, le personnel hospitalier souffre dans tout le pays et les services d’urgence peinent à répondre aux besoins de soins. Reportage en Bretagne, où la crise des hôpitaux devrait empirer avec l’accroissement de la population.

Le nonagénaire est resté plus de 24 heures sur un brancard. « J’ai enregistré un patient de 92 ans à 18 h pour gêne respiratoire, il avait besoin d’oxygène. Le lendemain soir quand je suis revenu, il était toujours là, allongé sur son brancard dans le couloir, déplore Pierre* [1], urgentiste au centre hospitalier de Quimper (Finistère). À cet âge-là, si le patient est malnutri, passer plusieurs heures sur un brancard peut vite engendrer des escarres », ajoute l’urgentiste.

Faute de lits disponibles au sein de l’hôpital, mi-décembre, « les personnels de nuit ont été forcés d’installer des patients dans une réserve », confie Pauline*, infirmière travaillant également aux urgences de Quimper. Une pièce inadaptée à l’accueil des patients « puisque celle-ci ne contient ni aspirateurs [machines qui servent à aspirer les sécrétions buccales et nasales pour les personnes encombrées] ni oxygène ». Des patients ont aussi été rassemblés dans une « réserve » de l’hôpital de la Cavale-Blanche, à Brest (Finistère). « Il peut y avoir jusqu’à 40 patients et seulement un infirmier et un aide-soignant pour les surveiller, souffle Marie*, urgentiste. On manque de 15 équivalents temps plein ». Dans ce service des urgences, le personnel a fait grève près de deux mois en novembre et décembre.

Les médecins partent

Avec l’arrivée de l’hiver et des pathologies virales, les hôpitaux font face à un afflux de patients couplé à un manque de moyens humains et matériels. « Les indicateurs des infections respiratoires aiguës [grippe, bronchiolite et Covid-19] étaient en hausse en médecine de ville et à l’hôpital tous âges confondus », pointe Santé publique France début janvier. (...) « La détection du SARS-CoV-2 dans les eaux usées restait à un niveau élevé », signe d’une circulation encore importante du virus et de ses variants. Conséquence : « Ça déborde à tous les niveaux, que ce soit sur les prises en charge des patients qui sont complexes, longues et nécessitent des hospitalisations ou bien le manque de lits dans les services. Il y a des patients qui font toute leur hospitalisation aux urgences », regrette Pauline.

Ces conditions de travail poussent des médecins à partir. À l’hôpital de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), cinq praticiens urgentistes ont quitté leur poste fin 2023. À Pontivy (Morbihan), le chef de service a annoncé sa démission mi-octobre. « On est sous tension depuis plusieurs semaines, on sent qu’on passe un cap », indique Christian Brice, médecin urgentiste à Saint-Brieuc et délégué régional pour l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). L’activité s’intensifie alors même que les urgences voisines de Lannion et Guingamp ferment plusieurs nuits par semaine.

« Le cœur du problème, c’est le manque de lits dans les hôpitaux », ajoute le médecin. Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), entre 2003 et 2021 le nombre de lits d’hospitalisation (toutes formes d’hospitalisation confondues) est passé de 468 000 à 383 000. Les lits pour les séjours dits « longs » ont surtout pâti de cette baisse en passant de 80 000 lits en 2003 à 30 000 en 2021.

90 patients pour trois urgentistes

« On a, d’une part, voulu réduire la voilure hospitalière, car on estimait que l’hôpital coûtait trop cher. Le mot d’ordre, c’était le virage ambulatoire afin de faire diminuer la durée moyenne de séjour », explique Frédéric Pierru, sociologue au CNRS spécialiste des politiques de santé. D’autre part, la mise en place d’un numerus clausus jusqu’en 2019, limitant le nombre d’étudiants en médecine, entraîne un déficit de médecins. « Il n’existe pas non plus de régulation quant à l’installation de médecins sur le territoire. Résultat, aujourd’hui, il n’y a plus assez de professionnels pour suivre les patients une fois qu’ils sortent de l’hôpital », ajoute le sociologue.

Les patients se retrouvent alors aux urgences. « Depuis le début de ma carrière dans les années 2000, on est passé de 32 000 passages aux urgences à Saint-Brieuc à 62 000 aujourd’hui », note le médecin Christian Brice. À l’hôpital de Noyal-Pontivy (Morbihan), dans le centre Bretagne, la désertification médicale entraîne également des bouchons aux urgences.

Le service des urgences voit passer tous les jours entre 80 à 90 patients pour trois médecins urgentistes titulaires. « C’est une hausse d’activité de 30-40% en 15 ans. Un bon tiers de la population ici ne voit pas son généraliste dans l’année, déplore le docteur Ambroise Le Floc’h, urgentiste au centre hospitalier de Pontivy. C’est compliqué quand on travaille de se dire que chaque jour est pire que le précédent », souffle-t-il.

Avec plus d’habitants, nouvelle crise annoncée

« J’ai des patients qui restent plusieurs mois dans le service faute de place en Ehpad ou en service de soins de suite et de réadaptation , souligne de son côté Camille*, pneumologue à l’hôpital de Quimper. Avec l’arrivée des virus, on est vite engorgé dans le service . » Mais l’hiver n’est pas la seule période de l’année où les urgences se trouvent particulièrement saturées. Avec l’été, l’afflux des touristes, et les congés côté personnel médical, les urgences bretonnes se retrouvent à nouveau en difficulté.

« En juillet et en août, avec la hausse de la population sur le littoral, on a été sous l’eau pendant un certain temps », confie Christian Brice. D’ici 2040, la Bretagne, qui compte déjà quelque 3,3 millions d’habitants, devrait accueillir 400 000 nouveaux résidents. Entre cette hausse de la population et son vieillissement, « c’est évident qu’il va y avoir davantage de problèmes », commente Frédéric Pierru. « Tout afflux de population dans un système qui est déjà au bord de la surcharge avec des moyens déjà au taquet, cela provoque forcément des crises ». Démographes, médecins, sociologues, « cela fait 20 ans qu’on alerte sur la crise des hôpitaux. On va arriver à la catastrophe », ajoute Frédéric Pierru. À moins, qu’enfin, les autorités prennent la mesure de la situation.


 


 

À Meulan-en-Yvelines,
l’hôpital crie à l’aide

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Rassemblé devant le Centre hospitalier intercommunal Meulan-Les Mureaux (Yvelines), ce lundi 8 janvier, le personnel du service des urgences, épuisé par le manque d’effectifs, laisse planer la menace d’une grève illimitée.

La tête rentrée dans les épaules, l’écharpe sur la tête. Tout dans la posture de Sarah laisse à penser que rester debout sous les flocons de neige n’est pas chose aisée. Pourtant, malgré le froid, cette infirmière affiche fière allure pour ce premier jour de grève du service des urgences du Centre hospitalier intercommunal Meulan-Les Mureaux (Chimm). De fait, ce lundi 8 janvier, les membres de l’équipe paramédicale se sont retrouvés devant l’établissement de soins, pour dénoncer un manque d’effectifs dans leur service.

« Nous demandons, depuis deux ans, le recrutement d’une infirmière supplémentaire. Les effectifs, la nuit, sont composés de trois infirmières. On nous demande de prioriser les prises en charge. Les collègues partent les unes après les autres. Je suis arrivée il y a cinq ans et je fais déjà partie des plus anciennes », explique la jeune femme de 29 ans, adhérente à la CGT.

« Des infirmiers obligés de se détacher sur plusieurs postes »

Sur place, les salariés s’amusent à danser sous la voix enivrante de Stevie Wonder diffusée par une enceinte. Plusieurs corps de métier sont venus apporter leur soutien à leurs collègues : aides-soignants, médecins ou encore brancardiers. Au total, une cinquantaine de personnes ont participé à la grève depuis la matinée, estime David Frigère, infirmier aux urgences et secrétaire général de la CGT Chimm.

« Lorsqu’on a un flux trop massif de patients, la nuit, l’infirmière à l’accueil est obligée de se détacher de son service pour assurer les soins », explique-t-il. Cela a été le cas de Nadjet, salariée des urgences de l’hôpital. « On nous demande d’occuper plusieurs postes à la fois. Un jour, alors que j’étais à l’accueil, j’ai dû m’absenter en urgence pour m’occuper de patients. À mon retour à mon poste, je me suis fait incendier par ceux qui attendaient pendant des heures. Mais, s’il se passe quelque chose de grave avec un patient pendant que je suis à l’accueil, que dois-je faire ? » se désespère-t-elle.

Arrivée il y a trois ans au sein du service, elle a décidé de troquer sa tenue d’infirmière contre la chasuble de la CGT, le temps d’une journée. Ce n’est pas la première fois que ce service se retrouve au cœur du tumulte. L’été dernier, déjà, il avait été contraint, faute de personnel, de fermer tous les jours de 17 h 30 à 7 heures du matin, jusqu’au 31 août, poussant les patients à se diriger vers l’hôpital de Poissy-Saint-Germain.

Les personnels grévistes accusent la direction de ne pas vouloir recruter d’infirmier supplémentaire pour des raisons financières. « Les urgences ne devraient pas être concernées. Mais il s’agit bien là de faire des économies sur le personnel », suspecte David Frigère.

De son côté, Sébastien Kraüth, directeur délégué du Chimm, considère que l’argument n’est pas « financier ». « C’est une question d’organisation. On se compare aux services d’urgences dautres hôpitaux qui ont des flux plus importants et on voit où on se situe. C’est pour cela qu’on a refusé la demande de la CGT. » Mais l’argument ne convainc pas les salariés, qui menacent de poursuivre le mouvement de grève jusqu’à la fin du mois.


 

   publié le 9 janvier 2024

CAC 40 : un festin historique
pour les actionnaires en 2023

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Les actionnaires des quarante plus grosses entreprises françaises ont empoché 97,1 milliards d’euros l’an passé, selon la lettre Vernimmen. C’est un record historique.

Les actionnaires du CAC 40 ont toutes les raisons de se réjouir, en ce début d’année. Selon la lettre Vernimmen (une publication financière spécialisée), ils ont empoché la bagatelle de 97,1 milliards d’euros en 2023, dont 30,1 milliards d’euros sous forme de rachats d’actions et 67,1 milliards sous forme de dividendes, « soit le niveau le plus haut jamais enregistré depuis » le début de la publication.

Sans surprise, les entreprises les plus généreuses appartiennent à trois secteurs en excellente santé économique : l’énergie (grâce à la hausse des cours du brut, notamment), la finance et le luxe. Ainsi, TotalEnergies a distribué 18,4 milliards d’euros à ses actionnaires ; BNP, Paribas, 9,7 milliards et LVMH, 7,5 milliards. À elles trois, ces multinationales ont versé 37 % de l’ensemble du gâteau perçu par les actionnaires.

Une croissance boostée par les rachats d’action

Fait significatif, le volume des rachats d’actions poursuit sa progression depuis trois ans. Pour mémoire, ce procédé consiste pour une entreprise à acquérir ses propres actions pour les annuler ensuite, avec un double objectif strictement financier : l’augmentation du bénéfice par action (puisque le nombre total de parts en circulation diminue mécaniquement), et la hausse du cours de bourse (puisque la demande de titres augmente).

La publication financière se félicite que depuis 2017, les effectifs globaux du CAC40 ont augmenté de 13 %, un signe selon elle que « croissance des dividendes et croissance des effectifs ne sont pas antinomiques, comme on l’entend parfois dans des jugements à l’emporte-pièce ». Néanmoins, cette augmentation du nombre de salariés fait pâle figure, face aux 111 % de hausse de rémunération empochée par les actionnaires pendant la période.

En tout, les entreprises du CAC 40 ont ainsi reversé 72 % de leurs bénéfices aux actionnaires en 2023. Il y a quelques mois, l’ONG Oxfam avait cherché à mesurer cette répartition sur le moyen terme. Bilan, entre 2011 et 2021, dans les 100 plus grandes entreprises françaises cotées, la dépense par salariés n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires bondissaient de 57 %. « Le constat est clair, écrivait Oxfam : les bénéfices générés sont de plus en plus captés par les actionnaires. (…) La course à leur satisfaction incite les grandes entreprises à adopter une vision court-termiste qui se fait au détriment du climat et des salariés, qui sont pourtant au cœur de la création des richesses de l’entreprise. »


 

   publié le 8 janvier 2024

La pluie, l’austérité, les inondations

par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Céline, Ciara, Domingos, c’est ainsi qu’ont été baptisées, les tempêtes et fortes pluies successives qui se sont abattues sur le pays. Ces beaux prénoms sont devenus synonymes de cauchemar pour des milliers d’habitants, de commerçants, de paysans, d’entrepreneurs, du Pas-de-Calais et de quelques autres départements.

Des centaines de familles ont perdu leur maison acquise au prix d’une vie de labeur. Les fruits du travail paysans sont détruits et les productions agricoles à venir fortement hypothéquées. Les locaux, les stocks et les outils de travail de très nombreux commerçants, artisans et entreprises sont également détruits. De multiples équipements sont hors d’usage. Les voies de communication, les axes routiers et les liaisons ferroviaires sont dégradés.

Seule la solidarité entre habitants, la mobilisation héroïque des secours, des agents des services publics et des élus locaux ont permis aux familles plongées dans un profond désarroi de tenir debout. Et voici qu’aujourd’hui, ces populations vont devoir faire face à une dure vague de froid.

Nombre de nos concitoyens du nord de la France sont d’autant plus dégoûtés, démoralisés, désespérés, qu’ils subissent ces intempéries pour la seconde fois en l’espace de deux mois. Nos cœurs se serrent, et notre émotion nous envahit à la vue de ces situations dramatiques, de ces souffrances et de ces angoisses, de leurs larmes aussi.

Les spécialistes expliquent que nous avons subi cet automne, les effets d’un puissant courant stratosphérique, alimentant les dépressions qui traversent l’Atlantique Nord, au-dessus de la moitié nord de la France. Puis la combinaison de la géographie et de la géologie qui oriente l’eau de pluie vers des vallées étroites et plates, ralentit l’écoulement de manière d’autant plus importante que le niveau moyen de la mer augmente régulièrement.

Devons-nous pour autant considérer cette situation comme fatale et verser des larmes de crocodiles avec les ministres venus sur place en balade, costume bien taillé, souliers cirés, comme en balade pendant que les sinistrés pataugent dans la boue glacée.

Nos gouvernements ont toujours bien plus d’idées quand il s’agit de sauver une banque que pour protéger les populations victimes d’intempéries et de pertes dont ils ne sont en rien responsables. Mis à part de bonnes paroles, le gouvernement n’a rien à proposer de concret pour venir en aide aux habitants et aux élus, alors que les compagnies d’assurances gavées de profits financiers tardent à évaluer les dégâts et à faire connaître les modalités d’indemnisation.

Alors que partout dans le monde, des évènements climatiques d’ampleur se multiplient, que depuis des années de multiples experts, géographes ou géologues alertent sur les risques, le gouvernement s’est permis d’abaisser d’au moins 30 millions d’euros les ressources des plans de prévention des risques d’inondations, au nom, de ce fameux critère de la « réduction des dépenses publiques ».

Où est la fameuse solidarité européenne qui aurait pourtant permis aux équipes de secours et de protection ainsi qu’aux élus, de disposer de dizaines de grosses pompes, permettant d’évacuer l’eau et de limiter les dégâts ?

À quel moment le gouvernement va-t-il se décider à demander officiellement à bénéficier des fonds de secours et de solidarité européen, avec l’objectif de compenser à 100 % les pertes et les réparations à des populations qui subissent déjà la violence de l’inflation et la stagnation des rémunérations ?

Il est désormais avéré comme l’ont montré des chercheurs du CNRS et leurs homologues italiens que la hausse des précipitations est liée aux modifications climatiques.

Le cycle de l’eau est perturbé. Cela signifie que nous assisterons alternativement à des sécheresses plus fréquentes et plus longues puis à des séquences pluvieuses tout aussi intenses. Il semblerait qu’il faille désormais s’attendre à une augmentation des pluies hivernales dans la partie nord de la France, alors qu’on s’attend à une diminution du cumul des pluies dans la partie sud. Ceci n’empêchant d’ailleurs pas de fortes pluies ponctuelles. Il convient donc d’élaborer des politiques nouvelles et de se donner les moyens de les mettre en œuvre.

Dans l’immédiat, il y a urgence à déployer la solidarité nationale, à débloquer les fonds nécessaires pour permettre aux habitants, aux paysans, aux commerçants et entrepreneurs, soit de réparer maisons et outils de travail, soit de reconstruire dans des lieux plus sécurisés. Cela doit se faire, en lien avec la Banque centrale européenne, avec une mobilisation du secteur des banques et assurances pour avancer les crédits non remboursables indispensables aux populations, aux collectivités locales, aux entreprises, pour leur permettre de repartir de l’avant.

Évidemment, il faut désormais aller beaucoup plus loin. Il s’agit d’aider à bâtir des projets de vie sécurisée partout sur le territoire, en tenant compte des modifications climatiques, dont une multitude de nos concitoyens prend conscience avec gravité et parfois dans la souffrance.

Les collectivités publiques doivent disposer de moyens nouveaux considérables pour entretenir les canaux et les fossés afin d’évacuer l’eau des polders vers la mer du Nord.

Les conclusions doivent être tirées de la trop grande artificialisation des sols par des zones industrielles, des parkings et des équipements construits dans les fonds plats des vallées. Il faudra sans doute revenir sur le bétonnage et le goudronnage qui empiète sur la vie des sols et donc celle de la nature. Il est aussi nécessaire de relancer la plantation de haies qui permet de ralentir le ruissellement de l’eau, et favoriser les cultures dans les champs tout au long de l’année. Bref, il est urgent de prendre des dispositions pour ne pas subir l’insécurité climatique qui s’avance avec ses terribles effets. Pour la vie humaine, la santé et la vie économique. Il ne suffit plus de parler de transition environnementale ou de planification écologique. Des actes politiques de haute portée sont urgents.


 

   publié le 7 janvier 2024

En Argentine, le saccage social programmé par Javier Milei se heurte à des résistances

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

La justice a suspendu provisoirement les réformes liées au droit du travail prévues par le nouveau président argentin. Une première victoire pour le mouvement social, qui s’apprête à accentuer sa pression dans la rue, lors d’une grève générale le 24 janvier.

Le « plan tronçonneuse » promis par Javier Milei, le président argentin ultralibéral élu en novembre 2023, s’est quelque peu grippé en début de semaine. Le 3 janvier, la Chambre nationale du travail, saisie par la Confederación General del Trabajo (CGT, Confédération générale du travail), a suspendu provisoirement le décret de nécessité et d’urgence (DNU) pris par le dirigeant d’extrême droite, qui lui permettait de passer outre le Congrès (où il est très minoritaire).

Ce décret prévoyait notamment de modifier des pans entiers de la législation sociale et économique du pays, en réduisant les indemnités de licenciement, en étendant la période d’essai de 3 à 8 mois, en limitant le droit de grève ou encore en permettant le licenciement en cas de blocage ou d’occupation du lieu de travail.

Autant de réformes qui, mises bout à bout avec la loi « omnibus » (664 articles) transmise au Congrès le 20 décembre (renforçant encore les sanctions contre les piquets de grèves en prévoyant jusqu’à six ans de prison), témoignent de la stratégie du choc néolibéral de Javier Milei.

Mais le 3 janvier, la justice a donc freiné provisoirement ses ambitions. Dans leur décision, qui porte sur le volet travail du décret, les juges pointent du doigt l’absence d’arguments justifiant de son caractère urgent, d’autant plus que certaines normes « ont une nature répressive ou de sanction » qui nécessite un travail parlementaire. Le gouvernement a fait appel, mais c’est un premier revers pour Milei. Celui-ci n’est d’ailleurs pas au bout de ses peines, puisque d’autres organisations ou individus ont dénoncé le DNU à la justice en demandant un moratoire.

« Le gouvernement espérait que toutes les plaintes seraient centralisées dans un tribunal qui serait favorable au gouvernement, mais la justice administrative a décidé qu’elles seraient jugées séparément. Le gouvernement va donc devoir démultiplier son action pour défendre son décret, sachant que n’importe quel tribunal peut déclarer l’inconstitutionnalité d’une loi », analyse David Copello, chercheur au laboratoire Agora de Cergy Paris Université.

Un « plan de lutte » sur plusieurs fronts

Héctor Daer, le secrétaire général de la CGT, premier syndicat en Argentine, s’est félicité de cette première victoire sur le réseau social X. « Avec organisation, unité et engagement, depuis la CGT nous avons réussi à freiner la tentative de réforme du travail proposée par le DNU. Ils ne nous vaincront pas tant que nous resterons unis », écrit-il, en saluant toutes celles et ceux qui rejoignent le « plan de lutte » du syndicat. Ce plan ne comprend pas seulement une bataille judiciaire, mais aussi une bataille sociale, dans la rue : la CGT appelle à la grève générale le 24 janvier, et sera rejointe par de multiples organisations sociales.

« C’est assez inédit qu’un gouvernement soit aussi vite confronté à un appel à la grève générale après sa mise en place », note David Copello, notant que la « position attentiste » de la CGT « a basculé vers une position plus frontale quand Milei l’a narguée en envoyant la loi “omnibus” au congrès le jour même de la première mobilisation contre le DNU », le 20 décembre. Ce basculement de la CGT n’est pas neutre, dans un pays où un tiers des travailleurs du secteur formel sont syndiqués (ce qui en fait le deuxième pays d’Amérique latine en termes de taux de syndicalisation).

Et la CGT n’est pas la seule à être outrée. Alors que Milei prévoit dans la loi « omnibus » de durcir la répression en cas de « résistance à l’autorité » (en inscrivant dans le marbre la présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre), tous les secteurs de la société attaqués par ses réformes sont en train de réagir, tant au versant ultralibéral de son programme qu’à son versant répressif.

La grève du 24 janvier sera l’épreuve de force : soit le pays est bloqué et le gouvernement recule ; soit il passe en force et on entre dans un scénario de répression. Olivier Compagnon, chercheur

« Le 24 janvier sera un moment important : les syndicats vont mesurer leur capacité de mobilisation, sachant que les féministes, qui sont très puissantes en Argentine, seront aussi en première ligne. Ce sera l’épreuve de force : soit le mouvement s’enracine, le pays est bloqué comme lors du mouvement des piqueteros [un mouvement de chômeurs, ndlr] dans les années 1990, et le gouvernement recule ; soit il passe en force et on entre dans un scénario de répression », anticipe Olivier Compagnon, professeur d’histoire à l’université Sorbonne Nouvelle.

La promesse de Milei de faire payer l’austérité à la « caste politique » est déjà considérée comme un lointain souvenir, y compris par une partie de son électorat, tant ses réformes favorisent le capital financier. « Nous ne sommes pas la caste, mais les travailleurs », scandaient les manifestant·es le 20 décembre.

« Milei a conquis des secteurs importants des classes populaires, qui étaient historiquement péronistes, mais au-delà du rejet de la caste, celles-ci étaient étranglées au quotidien par la sur-inflation. Elles ont eu l’espoir de la relance économique qu’il promettait. Mais la dévaluation de 50 % du peso et la baisse brutale des subventions, notamment dans les transports, a créé beaucoup de déception », analyse Olivier Compagnon.

« Une bonne partie des personnes qui ont voté pour Milei l’ont fait parce qu’elles étaient sincèrement inquiètes pour leur avenir. Elles le sont toujours, mais désormais un quart des personnes qui ont voté pour lui sont déçues parce qu’elles ont des difficultés au niveau économique et qu’elles sont les premières impactées par ses réformes, qui affectent de façon globale le travail, la santé ou encore le pouvoir d’achat », abonde Maricel Rodriguez Blanco, enseignante-chercheuse à l’Institut catholique de Paris.

La férocité néolibérale ajoutée à la sur-inflation

Pour ces spécialistes de l’Amérique latine, le projet de Milei, qui combine libéralisation économique à outrance et lourdes menaces sur le fonctionnement de la démocratie, est l’incarnation d’un « néolibéralisme autoritaire »« La brutalité de la mutation néolibérale que souhaite Milei crée de la conflictualité, comme elle en a créé dans l’Angleterre de Thatcher, et comme elle en crée dans la France de Macron. On a un cas classique de projet néolibéral qui risque de basculer dans des formes très autoritaires : c’est la condition sine qua non de l’application de son projet », commente Olivier Compagnon.

Milei est très loin de surmonter la mémoire des crimes de la dictature de 1983 en Argentine. Sol Dorin, membre de la direction du PTS argentin

La présence dans son gouvernement de la vice-présidente Victoria Villarruel, qui nie les crimes de la dictature, n’est pas pour rassurer sur le potentiel basculement autoritaire du pays. D’autant plus que Milei lui-même n’est pas étranger à l’univers des nostalgiques de la dictature argentine.

« Il a été conseiller économique du gouverneur de la province de Tucumán, Antonio Bussi, qui a participé à la répression pendant la dictature militaire. Par son capital social, il est donc très lié à ce secteur, comme sa vice-présidente. On n’est pas seulement face à un président décidé à vendre le pays à travers ses mesures ultralibérales, mais aussi avec le soutien de son bras armé », observe Maricel Rodriguez Blanco.

Piqueteros, mouvement des droits humains, mouvements féministe et étudiant, syndicats et partis de gauche : l’ensemble du mouvement social attend donc la date décisive du 24 janvier, qui pourrait être un tournant. Avec une inquiétude toutefois sur le niveau de répression. Alors que l’Argentine a fêté en 2023 les 40 ans du retour à la démocratie, la volonté de Milei de contourner le parlement pour imposer son mégadécret dérégulateur, tout en restreignant les possibilités de contester, « rappelle l’époque autoritaire de la dictature », selon Maricel Rodriguez Blanco.

En cas de violences des forces de l’ordre, cet aspect donnera une autre dimension à son opposition. Dans un entretien récent à Révolution permanente, Sol Dorin, membre de la direction du Parti des travailleurs socialistes (PTS, trotskiste), estime que Milei « est très loin de surmonter la mémoire des crimes de la dictature de 1983 en Argentine » : « S’il y a une forte répression, je pense que tous les secteurs, la classe moyenne, les étudiants, les femmes et tous les travailleurs vont sortir dans la rue. Le parti militaire n’a pas transformé son poids électoral en mobilisation dans la rue », conclut-elle. 


 

   publié le 6 janvier 2024

France Travail : « La pression mise
sur les chômeurs n’a pas d’effet significatif sur le retour en emploi »

par Ludovic Simbille sur https://basta.media/

Ce 1er janvier, Pôle emploi est devenu France Travail. Derrière le changement de nom se cache plus de contrôle sur les chômeurs. Mais contrôler plus ne fait pas baisser le chômage, défendent les sociologues Jean-Marie Pillon et Luc Sigalo Santos. Entretien.

Basta! : En quoi s’intéresser aux contrôles des chômeurs permet de comprendre les enjeux politiques de gestion du chômage ?

Jean-Marie Pillon [1] : Depuis l’aide au chômeur au début du 20e siècle, il y a toujours eu des dispositifs pour vérifier que les personnes qui recevaient des aides financières n’étaient pas des « mauvais pauvres », des oisifs. Pendant les Trente Glorieuses, il s’agissait de savoir si les chômeurs n’étaient pas des « travailleurs au noir » : s’ils bénéficiaient d’une aide alors qu’ils travailleraient par ailleurs. Dans les années 1980, on assiste à une individualisation du traitement du chômage : est-ce que la personne est « dynamique », engagée dans sa recherche de travail ?

Ce n’est plus une question globale d’offre et de demande sur le marché du travail, la responsabilité du chômeur lui-même est convoquée et aboutit à une intensification du suivi par l’ANPE [Agence nationale pour l’emploi, ancêtre de Pôle emploi puis France Travail, ndlr] et à une contractualisation des objectifs de recherche d’emploi. Cela aboutira au Plan d’aide au retour à l’emploi (Pare) en 2001, puis en 2005 au suivi mensuel personnalisé.

En 2008, suite à la fusion de l’ANPE et de l’Assedic [en charge des indemnisations chômage, ndlr] dans Pôle emploi, le même conseiller doit tout faire : indemniser, accompagner, contrôler. Forcément, cela ne marche pas parce que ce n’est pas le même métier. À partir de 2013, le contrôle des dossiers est alors confié à des équipes dédiées.

Luc Sigalo Santos [2] : L’étude du contrôle des chômeurs révèle une volonté de reprise en main politique de l’état-major de Pôle emploi. Faire contrôler par des plateformes régionales arrimées à la direction nationale a été une façon de contourner les résistances du réseau. Au départ, les ex-ANPE ne voulaient pas devenir des « flics », comme ils disaient. Cela contrevenait à leur morale professionnelle d’aide aux usagers. Et les ex-Assedic n’étaient pas très enthousiastes en raison de la charge de travail supplémentaire.

Aujourd’hui encore, tous les conseillers ne souhaitent pas être les adjoints des contrôleurs. En témoigne la part des contrôles à l’instigation des conseillers en charge de l’accompagnement qui stagne, alors qu’une pression est exercée pour qu’elle augmente. Entre 2021 et 2022, il y a eu une hausse de 25 % des contrôles à réaliser. Il y a aussi de plus en plus de contrats courts à Pôle emploi. Sans être tous d’accord avec les orientations coercitives, les agents se projettent et s’engagent donc moins dans des combats collectifs.

« En réalité, tout le monde “traverse déjà la rue”. Nombre de chômeurs bossent déjà et sont des travailleurs intermittents »

Ces choix-là, d’abord expérimentaux, ont été faits par le ministre socialiste Michel Sapin, d’abord discrètement avant d’être généralisés en 2015 par son successeur François Rebsamen à grand renfort d’annonces médiatiques. La conjoncture économique n’est alors pas très bonne. François Hollande promet d’inverser la courbe du chômage et Manuel Valls fait des déclarations d’amour au Medef. Il s’agit alors de s’assurer que les gens cherchent bien du travail.

Courrier menaçant, ateliers obligatoires, justificatif de recherche d’emploi sous peine de radiation… Vous montrez que le « suivi personnalisé » de l’usager brouille la frontière entre accompagnement et contrôle…

Jean-Marie Pillon : Tout l’enjeu de la pression mise sur les chômeurs réside dans cette frontière entre aide et obligation. Ces « politiques aiguillon » que l’on retrouve dans les réformes de l’assurance chômage font l’objet d’une large communication afin que les gens soient au courant. De quoi ? D’un risque de radiation, la suspension ou de perte d’allocation. Comment ? En modifiant leur comportement afin qu’ils correspondent à la définition que l’institution donne d’un chômeur “actif”.

Cela peut apparaître paradoxal, car ce qui est visé n’est pas forcément la coercition en elle-même mais une forme de discipline. À Pôle emploi, un contrôle, c’est ouvrir un dossier ou rencontrer un usager pour examiner sa « démarche active d’emploi ». Ce qui fait office de preuve c’est de contacter des employeurs, déposer des CV… Pôle emploi considère sincèrement qu’il a un rôle à jouer dans l’apprentissage du monde de l’entreprise auprès des personnes qui n’arriveraient pas à s’en sortir sans eux.

Luc Sigalo Santos : À partir des années 2000, la frontière tend à se brouiller notamment parce que l’Unedic demande que le service public de l’emploi vérifie davantage le bien-fondé du versement des prestations. Dès 2001, les rendez-vous ne se font plus à la demande des usagers, ceux-ci sont « convoqués » par l’institution. Le suivi est conçu comme un outil de monitoring, de surveillance des chômeurs. Plus récemment, un mouvement inverse, mais de même nature s’est produit : le contrôle est présenté comme un nouvel « outil de redynamisation » de la recherche d’emploi.

Depuis 2018, Pôle emploi explique ainsi que le contrôle est aussi une façon pour l’institution de tenir ses promesses d’accompagnement pour rattraper des gens découragés. Les contrôleurs, parfois présentés comme des « conseillers bis » disent eux-mêmes « les gens n’ont pas obligation de résultat, ils ont obligation de moyens ». Ils doivent jouer le jeu institutionnel, en démontrant qu’ils sont allés à un salon professionnel, qu’ils ont candidaté à des offres… Qu’ils trouvent ou non, il doit y avoir des traces. Cela survalorise les canaux formels alors que la recherche de travail est souvent informelle, surtout pour les métiers les moins qualifiés. Cela crée une double recherche : celle réelle et celle pour Pôle emploi. Ce qui est très chronophage.

En 2018, une étude Pôle emploi affirmait que les personnes contrôlées retrouvaient davantage un travail. Pourtant, « la sanction n’a jamais été un levier de motivation », concède un cadre d’agence dans votre livre. Quelle est l’efficacité de cette surveillance sur le retour à l’emploi ?

Jean-Marie Pillon : Pôle emploi diffuse des chiffres pour alléguer de son efficacité mais très peu sur cette question. Cette unique publication de 2018 dit qu’à profils similaires, le taux de retour à l’emploi serait de 31 % pour les personnes contrôlées contre 28 % chez celles non contrôlées. Il y aurait donc une petite prime au contrôle. Le problème est que cet écart tombe à 1 point (entre 9 et 10 %) si l’on regarde seulement les emplois durables. Il n’y a donc pas d’effet majeur dans les trajectoires des personnes sauf à se satisfaire de petits boulots, alimentaires et temporaires.

Luc Sigalo Santos : Sachant que la définition de l’emploi durable retenue comprend des CDD de six mois… Il n’y a donc pas d’effet significatif ou bénéfique de ces dispositifs. Et on ne sait pas dans quelles conditions se font ces reprises d’emplois. Il n’y a par ailleurs pas suffisamment de contrôle de la qualité ou même de la légalité des offres. C’est un vrai sujet vu le nombre d’annonces doublon, mal payées ou de très courtes durées. Plus généralement, il y a une volonté d’ajuster le comportement des chômeurs aux dispositifs façonnés et financés par Pôle emploi. Les attentes des employeurs sont filtrées par la conception du marché du travail que l’institution produit.

Pourtant, Emmanuel Macron annonçait un durcissement des règles et des contrôles lors des dernières réformes de chômage censées atteindre le plein-emploi. « Il faut s’assurer qu’il n’est jamais plus rentable de ne pas travailler que de travailler », déclarait-il.

Luc Sigalo Santos : Dans ses annonces de novembre 2021, Emmanuel Macron établit un lien de cause à effet entre une manne d’emplois non pourvus et des chômeurs suspectés de ne pas suffisamment chercher, alors qu’il suffirait de « traverser la rue ». Rien ne le démontre. Les seules données fiables sont celles de la Dares. Au troisième trimestre 2023, il y a 350 600 emplois vacants. Au même moment, il y a douze à quinze fois plus d’inscrits à Pôle emploi.

En raisonnant de manière simplement arithmétique, l’idée selon laquelle les chômeurs se complaisent dans leurs indemnités alors qu’il y aurait une manne colossale d’emplois est démentie. D’ailleurs, si parmi l’ensemble des contrôles, « seulement » 15 % aboutissent à une radiation, c’est notamment parce que la très grande majorité des chômeurs cherche activement un emploi. On cite toujours les 3 millions de catégorie A des inscrits à Pôle emploi qui n’ont pas travaillé, mais il y a aussi les plus de 2 millions chômeurs de catégorie B et C qui travaillent.

Jean-Marie Pillon : En réalité, tout le monde « traverse déjà la rue ». La figure du chômeur permanent mise en avant pour justifier un durcissement des règles n’existe pas vraiment. Nombre de chômeurs bossent déjà et sont des travailleurs intermittents. 60 % des inscrits depuis trois ans ont travaillé le mois précédent.

Depuis la crise sanitaire, le gouvernement considère que les chômeurs doivent rester sur les métiers en tension quand ils y ont de l’expérience. Près d’un contrôle sur deux, voire plus selon les régions, porte sur ces secteurs. C’est massif. Le contrôle participe à maintenir les gens dans ces secteurs-là puisqu’on ne les laisse pas chercher ailleurs ou se réorienter. Si vous êtes soignante, vous devez retourner au soin. Serveur ? dans la restauration, etc.

Alors que le gouvernement presse les chômeurs d’aller vers ces « métiers en tensions » en proie à une « pénurie de main-d’œuvre », vous revenez sur ces notions ?

Jean-Marie Pillon : Au moment des négociations sur cette réforme, le ministère du Travail en partenariat avec Pôle emploi, menait des enquêtes sur les causes de ces tensions [3]. Leurs données, fournies au gouvernement, ont montré qu’il n’y avait pas de manque de main-d’œuvre lié à des refus d’emploi. L’essentiel s’expliquait par le fait que les employeurs recrutaient tous en même temps. Du côté des employeurs, c’est moins précis : on a des sondages, repris par le gouvernement et la presse, qui repose sur des déclarations patronales sur les difficultés de recrutement qu’ils ressentent. Cela ne veut pas dire impossibilité de recruter.

Une des questions jamais posées, c’est la sélectivité des employeurs, leurs besoins et les places qu’ils proposent. Ils veulent des personnes tout de suite opérationnelles. Ce à quoi ils sont confrontés, c’est surtout des difficultés à trouver de nouveaux candidats dans des secteurs où il n’y a pas eu de réelle réflexion sur les conditions de travail. Ces métiers-là sont en tension parce que le travail y est pénible, le turn-over important, poussant les employeurs à devoir recruter plus fréquemment et trouver de nouveaux viviers de main-d’œuvre peu expérimentés. Cela conduit à des discours du type : « ceux que m’envoient Pôle emploi sont mauvais » ou « les jeunes ne veulent plus travailler ».

Pôle emploi va devenir France Travail. Que va changer l’obligation d’au moins 15 heures d’activités hebdomadaires pour les inscrits sur cette nouvelle plateforme ?

Luc Sigalo Santos : On ne sait pas grand-chose à ce jour sur la façon dont les contrôles vont se déployer dans ce nouveau cadre. Aujourd’hui, la principale cause de radiations, appelée « gestion de la liste » en interne, repose sur l’absence à un rendez-vous, bien devant le défaut de recherche d’emploi. Il est prévu que France Travail remplace cette sanction, présentée comme mécanique, inhumaine, automatique, par le contrôle de recherche d’emploi, réputée plus individualisée et contradictoire, parce qu’elle implique une possibilité de recours pour le chômeur. L’hypothèse la plus probable à ce stade est donc celle d’une généralisation des obligations aujourd’hui faites aux seuls chômeurs, que l’on décrit dans le livre, à une population bien plus large, plus disparate, plus paupérisée. Peut-être que tout le monde finira par travailler, mais la part de travailleurs pauvres augmentera.

Jean-Marie Pillon : France Travail peut se lire comme l’aboutissement de la politique du chômage des quarante dernières années. À l’origine, on avait droit à une prise en charge sociale (le revenu minimum d’insertion) quand on était tombé dans les « trous de la raquette », avant d’être éventuellement envoyé sur le marché du travail sur des emplois d’insertion adaptés. Avec France Travail, c’est « tout le monde en emploi ! » Au cas par cas, certaines personnes pourront faire valoir un « empêchement légitime ». Ce n’est peut-être pas une marche forcée vers l’employabilité, mais ne pas participer au marché du travail devient dérogatoire.

« Compliquer la vie des chômeurs a des effets y compris pour des gens en emploi »

C’est difficile de ne pas y voir une intention politique liée à l’objectif affiché de plein-emploi, celle de pouvoir enfin mettre en emploi les seules personnes qui manquent à l’appel : allocataires au RSA, jeunes ou personnes en situation de handicap. S’ils arrivent à décrocher un emploi, même précaire, même très court, le taux de chômage au sens du Bureau international du travail va baisser. Cela permet de présenter un bilan favorable aux investisseurs internationaux avec un coût politique plutôt faible : les victimes de ces politiques ne sont pas vos électrices.

Cette réforme du RSA s’inspirerait des politiques allemandes des années 2000 sous Gerhard Schröder, d’après le journal Die Tageszeitung. « La France, c’est l’Allemagne en mieux », comme le titrait récemment l’hebdomadaire germanique de référence Der Spiegel ?

Luc Sigalo Santos : Emmanuel Macron s’inspire des réformes Hartz en Allemagne [4] Ce modèle social consiste en gros à dire : mieux vaut un travail sans protection sociale, mal payé, que pas du travail du tout. Il l’avait dit dans un entretien à Mediapart à propos des chauffeurs Uber. Les questions de pauvreté et de conditions de travail sont complètement liées aux politiques de chômage et d’emploi, mais elles ne sont jamais ou presque pensées ensemble. Les conditions de travail sont renvoyées à des conférences sociales ultérieures. Alors même qu’un tiers des Français considèrent que le travail nuit à leur santé, physique ou psychique.

Jean-Marie Pillon : En Allemagne, les réformes Hartz ont entraîné une forte diminution du chômage. Mais cela a aussi contribué à une baisse du salaire médian, une baisse encore plus forte des salaires les plus bas alors même que les plus hauts salaires augmentaient. On peut tirer du cas allemand la leçon suivante : forcer les classes populaires à reprendre un emploi, même court, mal payé, et compliquer leur accès à la protection sociale, a des effets majeurs sur l’ensemble de la population active. Cela tire mécaniquement l’ensemble des salaires vers le bas en réduisant les capacités de négociation des salariés en emploi pour les populations qui sont déjà les moins bien rémunérées.

Les chômeurs sont moins susceptibles « de constituer une majorité politique capable de bloquer la réforme dans la mesure où ils moins nombreux et souvent moins organisés », écrit en 2006 l’OCDE que vous citez [5]. Est-ce à dire que les attaques contre les chômeurs visent à affaiblir l’ensemble du salariat ?

Jean-Marie Pillon : La cause des chômeurs est aussi celle des travailleurs parce qu’une part très importante des travailleurs est exposée au chômage. Rendre la vie des chômeurs plus difficile, c’est fragiliser l’ensemble des personnes qui sont dans ces espaces-là du marché du travail.

Luc Sigalo Santos : Compliquer la vie des chômeurs a des effets y compris pour des gens en emploi. Avec cette pression mise sur les chômeurs qui dépendent de métiers en tension, s’engager par exemple dans une reconversion professionnelle devient de moins en moins possible, ce qui peut contribuer à figer la structure professionnelle et à renforcer les inégalités sociales.

Notes

[1] Jean-Marie Pillon est maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine.

[2] Luc Sigalo Santos est maître de conférences en sciences politiques à l’université d’Aix-Marseille.

[3] « Les tensions sur le marché du travail en 2022 », Dares résultats, novembre 2023.

[4] Mise en œuvre entre 2003 et2005.

[5] Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2006 : Stimuler l’emploi et les revenus.

 

   publié le 28 décembre 2023

Urgence humanitaire à Gaza : « Ils sont soignés par terre dans des mares de sang »

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Après l’annonce du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou de l’intensification des combats à Gaza, le personnel humanitaire alerte sur la catastrophe dans l’enclave. La coordinatrice des opérations MSF à Gaza et la porte-parole de l’UNRWA témoignent.

LundiLundi 25 décembre, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait sur son compte X une vidéo glaçante. On y voit un médecin de l’organisation se filmer dans l’hôpital Al-Aqsa, situé au centre de la bande de Gaza. Au milieu de la foule de réfugié·es s’agitant dans les couloirs, un enfant, Ahmed, 9 ans, est allongé sur le sol, entouré de personnel médical. Ils lui administrent un sédatif « pour atténuer ses souffrances pendant sa mort », commente celui qui se filme, gilet pare-balles et casque sur la tête. 

Ahmed a été victime de l’impressionnante frappe israélienne à proximité du camp de réfugiés d’Al-Maghazi, où se trouvaient de nombreux civils. Le premier bilan du ministère de la santé palestinien décomptait 70 morts. Deux jours plus tard, l’ONG Médecins sans frontières (MSF), présente dans l’hôpital Al-Aqsa, annonce avoir reçu 209 blessé·es et 131 personnes déjà décédées, « principalement des femmes et des enfants », ajoute Guillemette Thomas, coordinatrice des opérations MSF à Gaza, jointe par Mediapart.

Le jour de la frappe, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en visite à Gaza, annonçait « intensifier » les frappes. À l’heure actuelle, d’intenses combats au sol ont lieu dans le nord, ainsi qu’au centre de l’enclave, où les lignes de front se rapprochent dangereusement des hôpitaux, comme à Khan Younès, où les combats ont lieu à 600 mètres de l’entrée du centre de santé. Dans le sud, de nombreuses frappes ont eu lieu ces derniers jours, en vue de « préparer le terrain » pour une prochaine opération terrestre, selon l’armée israélienne.

Accès aux soins quasi impossible

« Les blessés qui arrivent aux urgences sont soignés par terre dans des mares de sang. » Guillemette Thomas tient à préciser qu’actuellement, il y a 10 soignants pour 500 patients dans les 9 hôpitaux encore ouverts de Gaza. « Lors d’afflux de blessés graves, comme après le bombardement d’Al-Maghazi, il est impossible de prendre en charge tout le monde », continue-t-elle.

Une grande partie des soignants de MSF sont partis se réfugier à Rafah, avec le million d’autres déplacés palestiniens. « Ceux qui restent ne dorment plus depuis deux mois et demi et doivent s’absenter régulièrement pour chercher de la nourriture et de l’eau pour leur famille, ça peut prendre une journée entière », explique encore la soignante.

Démembrements, brûlures étendues, mutilations, éclats d’obus dans tout le corps et plus récemment, blessures par balle : les patient·es qui arrivent dans les hôpitaux nécessiteraient cinq ou six médecins pour une opération « dans des conditions matérielles et stériles favorables », continue la coordinatrice. Impossible donc, de soigner tous les blessés quand ils arrivent par dizaines après un bombardement. En somme, un blessé grave à Gaza aujourd’hui n’a « quasi plus aucune chance de survivre », admet-elle.

Les équipes de MSF sont présentes dans sept structures de soin dans le centre et le sud de l’enclave. Toutes font état d’une situation chaotique dans les hôpitaux, où se massent des milliers de réfugié·es qui rendent difficile l’identification des blessé·es parmi la foule et où la promiscuité et le manque d’eau potable entraînent beaucoup d’infections.

Guillemette Thomas tient à préciser que les bilans du ministère de la santé palestinien (qui décomptent près de 21 000 personnes tuées depuis le 7 octobre) ne prennent pas en compte toutes les personnes qui peuplaient les hôpitaux avant le 7 octobre : « Aujourd’hui, on a des personnes qui meurent anonymement de maladies normalement curables comme le diabète parce qu’ils ne peuvent pas se rendre dans les hôpitaux, affirme-t-elle. Ceux-là passent sous les radars et nous n’avons aucune statistique. »

Dans le nord de la bande de Gaza, plus aucun centre de santé n’est fonctionnel. Le terrain, lieu des combats terrestres les plus acharnés, a été déserté par toutes les ONG et aucune aide humanitaire ne peut y pénétrer.

Les secours entravés

Début novembre, Khan Younès, une ville du sud de l’enclave qui comptait beaucoup de déplacé·es en provenance du nord, est devenu l’épicentre des bombardements. Pour Tamara Alrifai, directrice des relations extérieures de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), « larmée israélienne a tout fait pour masser les personnes dans le sud en bombardant des zones considérées comme sûres comme Khan Younès et plus récemment Deir el-Balah ».

Le 26 décembre, le New York Times publiait une enquête vidéo démontrant que près de 200 bombes lourdes ont été lancées par Israël dans des zones déclarées « sûres » pour les civils, dont la majorité dans la commune de Khan Younès.

En plus des bombardements, les ONG font face à une difficulté majeure, utilisée par l’armée israélienne : le « black-out », autrement dit, les coupures généralisées de réseau, très fréquentes. Hier matin sur X, le Croissant-Rouge palestinien annonçait avoir perdu tout contact avec ses équipes médicales sur le terrain, dont le siège à Khan Younès avait par ailleurs été touché par des tirs d’artillerie, endommageant leur autre système de communication.

Même conséquence chez MSF, pour qui les coupures de réseau empêchent d’aller chercher les blessé·es, qui ne peuvent plus appeler d’ambulance. « Une arme de guerre comme une autre », dénonce Tamara Alrifai, qui insiste sur le fait que ces black-out rendent « très difficile » la réponse humanitaire, y compris dans les distributions de produits de première nécessité.

Une aide humanitaire prochaine ?

Vendredi dernier, et après une semaine de négociations, le Conseil de sécurité des Nations unies votait une résolution appelant à l’acheminement « à grande échelle » de camions d’aide humanitaire dans la bande de Gaza qui, à l’heure actuelle, sont coincés devant les points de passage égyptiens.

L’UNRWA indique à Mediapart vouloir recevoir « au moins 500 camions par jour », soit le niveau d’avant-guerre, par ailleurs déjà sous blocus. « C’est le nombre minimum qui pourrait nous permettre d’aider tous les déplacés », continue Tamara Alrifai.

En déplacement à Rafah la semaine dernière, la diplomate a constaté les conséquences du million de déplacés qui se massent près du poste-frontière égyptien. « Aujourd’hui, mes collègues de l’UNRWA ne peuvent plus distinguer les personnes qui sont dans nos abris, comme au début de la guerre, de celles qui ne le sont pas. » 

Aujourd’hui, 400 000 Gazaoui·es sont réfugié·es dans les rues autour des abris de Rafah et le personnel humanitaire ne parvient plus à faire parvenir les produits à l’intérieur.

Guillemette Thomas, elle, estime que cette opération est un coup d’épée dans l’eau : « Même si l’aide arrive en quantité suffisante, tant qu’il n’y a pas de cessez-le-feu, il sera impossible de l’acheminer à ceux qui en ont besoin. » Un appel que l’UNRWA et une dizaine d’ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International ont réitéré le 18 décembre lors d’une conférence de presse à Paris. Pour elles, l’arrêt des combats est indispensable pour que l’aide humanitaire accède à l’entièreté de la bande de Gaza, notamment dans le nord. 


 

   publié le 27 décembre 2023

Macron
et ses retours en arrière européens

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Secret des sources, droit des travailleurs des plateformes, inclusion du viol parmi les « crimes européens », réautorisation du glyphosate…  Le gouvernement est intervenu ces derniers mois à Bruxelles pour affaiblir ou bloquer des textes importants. À contre-courant des positions étiquetées « progressistes » du président sur la scène bruxelloise.

À quelques encablures des élections européennes de juin prochain, l’effet d’accumulation en surprendra beaucoup. Il contraste avec l’image de « pro-européen » qu’Emmanuel Macron s’est patiemment construite au fil des sommets et que les troupes de Renaissance s’apprêtent à remettre en scène durant la campagne, pour cliver face au Rassemblement national (RN), renvoyé à son étiquette de parti « anti-européen ».

À Bruxelles, la France est aux avant-postes pour freiner l’ambition, voire bloquer des textes décisifs du mandat en cours, au moment où ils entrent dans la toute dernière ligne droite du processus législatif. Des travailleurs ubérisés au « devoir de vigilance » imposé aux grandes entreprises, Paris défend des positions parfois en totale contradiction avec ses engagements étiquetés progressistes de la campagne de 2019.

À la gauche de l’hémicycle européen, Manon Aubry, probable cheffe de file de la liste LFI pour les européennes de 2024, ironise : « Mister Macron le réactionnaire profite de l’opacité des négociations européennes pour torpiller quotidiennement les textes que défend docteur Emmanuel le prétendu progressiste. » L’eurodéputée poursuit : « Le “en même temps” de Renaissance les conduit, comme à l’Assemblée nationale, à s’allier à l’extrême droite en coulisses contre les droits sociaux, l’écologique et les libertés publiques. »

Passage en revue de cinq textes où la France négocie, en toute discrétion, contre l’intérêt général de l’UE.

« Devoir de vigilance » : Paris protège ses banques

L’accord est intervenu le 14 décembre : les plus grandes entreprises du continent vont devoir respecter un « devoir de vigilance », c’est-à-dire surveiller leur éventuel « impact négatif sur les droits humains et l’environnement » et le cas échéant, tout faire pour y mettre fin - faute de quoi elles seront sanctionnées. C’est une petite révolution en matière judiciaire, si l’on en croit les partisans du texte.

Mais comme Mediapart l’a documenté au fil des négociations menées à huis clos ces derniers mois, Paris a œuvré pour réduire le périmètre des entreprises concernées par le texte. L’exécutif français a finalement obtenu que le secteur financier, cher à l’économie hexagonale, ne soit concerné qu’à la marge. L’accord prévoit ainsi une « exclusion temporaire » des banques, assurances et autres fonds d’investissement et renvoie, au grand dam des ONG, à une lointaine et incertaine « clause de revoyure ».

La France contre le « secret des sources »

À l’origine, l’acte européen sur la liberté des médias, en chantier depuis 2022, devait renforcer la pluralité des médias et la protection des journalistes sur le continent, dans un contexte de dégradation de la liberté de la presse en Pologne et en Hongrie. L’Allemagne a très tôt tiqué sur le texte, estimant qu’il revenait plutôt aux États qu’à l’UE d’intervenir dans ce genre de dossiers.

Mais comme Mediapart l’a documenté dès juin 2023, Paris a aussi fait pression pour infléchir l’article 4 du texte, qui prône l’interdiction de toute mesure coercitive visant à pousser un·e journaliste à révéler ses sources. Des ministères français ont plaidé pour introduire une exemption, lorsque les situations où la « sécurité nationale » serait engagée. En clair, Paris a défendu la violation du secret des sources des journalistes à des fins de renseignement, en prétextant le cas des journalistes espions. Jusqu’à justifier l’utilisation de logiciels d’espionnage.

Un accord est finalement tombé le 15 décembre, entre représentant·es du Conseil, de la Commission et du Parlement, qui écarte l’exemption de « sécurité nationale » poussée par la France : une issue qui a été saluée par de nombreux collectifs de journalistes, en attendant le vote final du texte au Parlement européen, sans doute au printemps.

Paris bloque le texte qui renforce les droits des travailleurs des plateformes

Après deux ans d’intenses négociations lancées en décembre 2021, un accord avait fini par voir le jour, le 13 décembre : l’UE allait enfin se doter d’une directive qui allait permettre de requalifier une partie des millions de travailleurs indépendants de plateformes, dont Uber et Deliveroo, en salarié·es - et de leur faire bénéficier des droits et protections liés à ce statut. Les discussions ont longtemps achoppé sur la liste de critères à partir desquels il existe une « présomption de salariat », selon l’expression mise en avant par la Commission.

Mais neuf jours après cet accord technique intervenu en «  trilogue », le Conseil, l’institution qui porte la voix des capitales à Bruxelles, bloquait de nouveau le texte. La présidence tournante du Conseil, confiée à l’Espagne jusqu’au 31 décembre, a pris acte d’un manque de soutien en interne. D’après les traités, il fallait rassembler au moins quinze États représentant 65 % de la population de l’UE pour valider l’accord au 13 décembre. Mais la France et d’autres - dont l’Italie de Giorgia Meloni, la Hongrie de Viktor Orbán et la Suède d’Ulf Kristersson (un conservateur qui gouverne en minorité avec le soutien de l’extrême droite) - se sont opposés au texte.

Ce qui rouvre le feuilleton des négociations en 2024. Le ministre du travail Olivier Dussopt avait annoncé le blocage français quelques jours plus tôt : « Quand vous allez vers une directive qui permettrait des requalifications massives, y compris de travailleurs indépendants qui tiennent à leur statut d’indépendant, nous ne pouvons pas la soutenir. » Les révélations dites « Uber Files » avaient déjà documenté les liens étroits entre Emmanuel Macron et Uber, du temps en particulier où il était ministre de l’industrie du gouvernement de Manuel Valls.

Contre l’inclusion du viol parmi les « crimes européens »

Le texte proposé par la Commission sur la lutte « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » vise à uniformiser les règles à l’échelle des Vingt-Sept, pour mieux criminaliser des infractions telles que les mutilations génitales, la cyberviolence ou le viol. Depuis l’été 2023, des négociations se déroulent, à huis clos, entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil, qui représente les États, mais n’ont toujours pas abouti.

Au cœur des divergences, le refus, pour des raisons différentes, d’un groupe de capitales, dont Paris, Varsovie et Prague, d’inclure la définition du viol dans le champ de la directive. Deux arguments sont avancés. D’abord, l’UE n’aurait pas compétence en la matière, selon les traités. Ensuite, une définition européenne du viol, à partir de la notion de consentement, risquerait par ricochet, en la transposant dans les droits nationaux, de bousculer tout l’édifice juridique français sur le sujet.

Fait inédit depuis le début du mandat, la délégation des élu·es Renaissance au Parlement européen, manifestement très mal à l’aise avec la position française, a pris la plume, via une récente tribune dans Le Monde, pour critiquer les « argumentaires juridiques byzantins » développés par Paris et exhorter l’exécutif à changer de position : « Nous, eurodéputés de la majorité présidentielle, appelons le gouvernement à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps. »

 La France ne bloque pas la réautorisation du glyphosate

En s’abstenant en octobre puis en novembre à Bruxelles sur la question du maintien sur le marché du glyphosate, la France a redonné la main à la Commission européenne, faute de majorité qualifiée entre les capitales sur ce sujet controversé. En bout de course, l’exécutif européen a réautorisé pour dix ans l’herbicide le plus vendu au monde. Lors de la précédente procédure d’homologation du glyphosate, en 2017, pour une durée de seulement cinq ans, la France avait pourtant voté « contre ».

Interrogés par Mediapart en novembre sur cette évolution française, contradictoire avec les promesses de l’exécutif français en matière d’écologie et de santé publique, des eurodéputés macronistes comme Stéphane Séjourné et Pascal Canfin défendaient coûte que coûte l’abstention française. Il s’agirait, d’après eux, de ne pas braquer les partenaires européens, et en particulier l’exécutif allemand, qui s’est lui aussi abstenu.

Des cinq textes évoqués plus haut, les quatre premiers ont été négociés, en fin de course, lors de ce qu’on appelle des « trilogues », ces réunions informelles et à huis clos, à distance des regards des journalistes et des citoyen·nes. La question reste entière de savoir si Paris continuerait à défendre de telles positions, en soutien du secteur bancaire ou en relais des positions d’Uber, s’alliant parfois avec l’Italie de Meloni ou la Hongrie d’Orbán, si ces réunions se tenaient en toute transparence, à la vue de toutes et tous.


 

   publié le 24 décembre 2023

Riposte de la gauche :
les jeunes de la Nupes
appellent leurs aînés à « se ressaisir »

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

En pleine crise politique de la majorité et alors que l’extrême droite revendique une « victoire idéologique », les responsables des organisations de jeunesse des partis de gauche appellent leur camp à faire « front commun » et débattent des conditions de renaissance de l’union.

Elles et ils se connaissent bien, et certain·es ont même travaillé ensemble pour montrer à leurs aîné·es le chemin de l’unité. À la tête des branches jeunesse des quatre partis de gauche représentés à l’Assemblée nationale, Annah Bikouloulou (Jeunes écologistes), Assan Lakehoul (Jeunes communistes), Aurélien Le Coq (Jeunes insoumis·es) et Emma Rafowicz (Jeunes socialistes) ont accepté d’échanger dans les locaux de Mediapart. 

Réagissant à l’adoption cette semaine de la loi immigration et aux menaces qui pèsent singulièrement sur la jeunesse (dérèglement climatique, progression de l’extrême droite…), ils font entendre des petites musiques en phase avec leurs organisations mères, tout en montrant ici et là une plus grande franchise ou davantage d’impatience à bâtir l’union. 


 

Mediapart : Comment doit réagir la gauche face au vote, à l’Assemblée nationale, d’une loi immigration dans laquelle le pouvoir a accepté d’introduire la préférence nationale ? 

Aurélien Le Coq : Face à la contamination du macronisme par les idées de l’extrême droite, l’urgence est absolue. Nous n’avons plus de temps à perdre. La Nupes doit se réunir en urgence pour analyser la situation et reprendre le chemin de l’alternative. Le débat pour une liste commune aux européennes doit être rouvert. Notre responsabilité est de stopper net la progression du fascisme, et de battre l’extrême droite dès les élections européennes.

Emma Rafowicz : Le vote de la loi immigration est une douleur pour nous toutes et tous. Après avoir appelé, sans aucune hésitation, à voter pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle en 2022, pour faire barrage à Marine Le Pen, nous sommes trahis. La gauche doit se ressaisir.

Nous devons nous structurer pour garantir une candidature commune de la gauche pour l’élection présidentielle de 2027. Nous devons nous démultiplier sur le terrain au travers de grandes actions militantes, gagner la bataille culturelle que nous semblons perdre peu à peu. La droite s’étant désormais compromise, seul notre camp est en capacité de gagner et de sauver la République sociale, humaniste et universelle.

Annah Bikouloulou : L’événement de mardi entérine une extrême-droitisation de la majorité qui avait déjà commencé sous les « gilets jaunes ». Il faut mettre nos querelles de côté et faire front commun. Ce mouvement doit concerner les partis de gauche et leurs organisations de jeunesse, mais aussi les associations antiracistes, les syndicats et les collectifs de migrant·es… 

La riposte antiraciste qui doit se mettre en place ne doit cependant pas devenir le prétexte à des politiques d’appareil. Cela ne serait pas à la hauteur du moment. On n’a plus le droit de parler de « mort de la Nupes » seulement parce qu’il n’y a pas de liste commune. Il faut montrer que dans notre pluralité, nous avons toujours un horizon commun – celui de 2027, mais aussi celui, plus imminent, de combattre les idées d’extrême droite. Côté jeunes, nous avons d’ores et déjà réfléchi à de futures actions communes, qui s’imposent plus rapidement que prévu.  

Assan Lakehoul : Les Jeunes communistes sont attachés à sécuriser le parcours des personnes migrantes en les accueillant dignement sur notre territoire, en investissant massivement dans la santé, l’hébergement d’urgence et le logement. 

Le vote de la loi immigration nous confirme l’urgence d’inciter des milliers de jeunes éloignés de la politique à s’engager. Nous restons mobilisés pour faire grandir le rapport de force qui permettra de construire une société basée sur la solidarité, le partage des richesses et des savoirs, l’émancipation de toutes et tous. C’est ce que nous appelons le communisme.

Face à l’urgence climatique et sociale, dans la foulée de la création de la Nupes en 2022, vous avez travaillé à un programme commun pour inciter vos partis à rester unis aux élections européennes de 2024. À quoi va-t-il servir, puisque chacun partira finalement sous ses couleurs ? 

Emma Rafowicz : C’est un programme de qualité, et tous nos partis, à l’exception des camarades communistes, se sont engagés à le reprendre dans des axes de campagne. L’objectif était avant tout de trouver des axes de convergence, ce qu’on a fait. On savait que nos partis se distinguent sur des sujets qu’ils pensent essentiels, comme la conception de l’Europe et le fédéralisme, qui sont des sujets quasiment philosophiques. Malgré tout, les convergences l’emportent. 

À la suite de l’écriture de ce programme, on a malheureusement fait le constat d’une division qui n’est pas due au scrutin européen, mais à une panne générale de l’union de la gauche. Nos efforts et notre espace de discussion n’étaient malheureusement pas transposables chez nos aînés. Cela nous appelle à réfléchir à ce que veut dire l’union de la gauche de manière plus pérenne, au-delà d’une élection. 

Marie Toussaint, la tête de liste des Écologistes, a fini par avouer que le but de sa candidature autonome était de rééquilibrer le rapport de forces à gauche après les européennes. Est-ce que c’est un objectif à la hauteur du moment ? 

Annah Bikouloulou : Il y a eu un vote des adhérents écologistes, qui se sont nettement exprimés en faveur de l’autonomie, on respecte ce vote. Mais le travail qu’on a fait a abouti à quelque chose de pertinent. On a marqué une première étape. Simplement, la Nupes ne se décrète pas, elle se travaille au quotidien, sans négliger le facteur humain.

L’erreur qu’on a faite, c’est de penser que le cadre unitaire allait fonctionner seulement parce qu’il existait. Or il y a eu des dysfonctionnements. À la sortie de nos rendez-vous avec les dirigeants de partis, on a demandé la mise en place d’une Agora de la Nupes. Elle a manqué : sur la situation à Gaza, on s’est par exemple tiré dans les pattes alors qu’on voulait tous un cessez-le-feu. Nous devons réfléchir dès maintenant à ce qui va se passer au lendemain des élections européennes. 

Certains responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Aurélien Le Coq, Jeunes insoumis·es

Aurélien Le Coq : Je partage la fierté d’avoir montré qu’il était possible de se mettre d’accord. On était convaincus que ce résultat était possible. Ce qui est dramatique, c’est qu’on se retrouve maintenant dans une situation où on doit dénoncer exactement les mêmes choses que ce qu’on dénonçait au début du processus : l’irresponsabilité d’un certain nombre de responsables politiques qui refusent d’ouvrir le débat. 

Ces responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Une partie de nos dirigeants politiques – Marine Tondelier d’emblée, puis Olivier Faure – n’a pas entendu l’appel des jeunes et n’a pas accepté de bouger alors même qu’une voie alternative était possible. Cette élection est la dernière élection nationale avant 2027. Nous lançons donc un appel à tous ceux qui se reconnaissent dans le programme de rupture de la Nupes : ils sont les bienvenus dans la campagne de l’union populaire ! 

Est-ce que vous admettez que l’attitude des chefs de LFI n’a pas suscité la confiance nécessaire chez ses partenaires potentiels ? 

Aurélien Le Coq : Seul le programme compte, car on veut changer la vie des gens. Vouloir rééquilibrer le rapport de forces interne à la gauche au moment des européennes n’est pas à la hauteur. On ne veut pas savoir qui aura dix, huit ou six eurodéputés, mais si on peut gagner sur un programme de rupture. 

Emma Rafowicz : Je n’ai pas renoncé à l’union de la gauche, mais on est dans une séquence très dure, notamment parce que Jean-Luc Mélenchon et son entourage sont dans une posture qui est en train de tuer la Nupes. À plusieurs reprises, ils n’ont pas écouté leurs partenaires et ont mis l’union en danger : la prise de position des Insoumis sur l’affaire Quatennens, la sanction prise contre Raquel Garrido qui est de la même durée que celle contre Adrien Quatennens, le changement de position des députés insoumis sur l’article 7 de la réforme des retraites après un tweet de Jean-Luc Mélenchon, etc.

Pendant nos travaux lors du Forum européen des jeunes de la Nupes, je le disais déjà : à chaque tweet de Jean-Luc Mélenchon qui insulte les partenaires, il met en danger la dynamique unitaire. Refuser de qualifier le Hamas de terroriste après le 7 octobre s’inscrit dans la même logique. Tout cela participe à la grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons. Il faudrait que les Jeunes insoumis soient le poil à gratter de LFI, comme les Jeunes socialistes ont su être pour le PS pendant longtemps. Emancipez-vous de ce chef qui tire une balle dans le pied de l’union de la gauche.

Vous n’êtes donc pas assez poil à gratter envers LFI, Aurélien Le Coq ?

Aurélien Le Coq : Nous n’avons pas besoin, car nous sommes en adéquation avec le message de LFI et avec Jean-Luc Mélenchon, parce qu’on sait que c’est ce qui fonctionne – autrement, il n’aurait pas obtenu 22 % des voix à la présidentielle. 

Le début de ta réponse, Emma, consiste à expliquer que si la Nupes est en difficulté, ce serait notamment à cause de l’expression de Jean-Luc Mélenchon à partir du 7 octobre. Or, cette expression est la même que celle d’Olivier Faure ces derniers jours. Jean-Luc Mélenchon a été le premier à prévenir d’une escalade meurtrière à Gaza, et aujourd’hui on en est à plus de 20 000 morts. De plus, le PS a pris ses distances sur la liste commune aux européennes le 2 octobre, pas le 7. Le fait que la Nupes soit en difficulté vient bien du refus de l’union aux sénatoriales, comme aux européennes, qui n’est pas de notre fait. 

Assan Lakehoul, pourquoi les Jeunes communistes n’ont pas participé à ce travail commun ? Quelle est votre position sur la question de l’union de la gauche ? 

Assan Lakehoul : Aux Jeunes communistes, les moments d’élections ne sont pas ceux qu’on préfère. Nous pensons qu’il y a des jeunesses et qu’il faut s’adresser à elles dans toute leur diversité, pas seulement à la jeunesse déjà politisée. Une énorme majorité de jeunes ne vont pas s’engager en politique sur la base d’un accord entre formations. 

S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. Assan Lakehoul, Jeunes écologistes

Il y a toute une partie de la jeunesse à qui la gauche ne parle pas : les jeunes en bac pro, en CFA, ceux qui sont en dehors des grandes villes, dans les villages. Heureusement que cette jeunesse n’a pas entendu l’échange qu’on vient d’avoir. D’ailleurs, elle n’y comprendrait rien. Pour s’adresser à elle, il faut partir de ce qu’on vit, de ses aspirations. La réforme du bac pro va la toucher. S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. 

Il y a tout de même un enjeu autour de 2027 : pour mener les réformes que vous souhaitez, il faut gagner. Souhaitez-vous une candidature unique à gauche ? 

Assan Lakehoul : Le cœur du problème n’est pas la division de la gauche mais sa faiblesse. Quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle était divisée. Je pense qu’on est face à un risque de marginalisation de la gauche s’il n’y a pas un électrochoc collectif. Avant de réfléchir aux alliances électorales, il faut réfléchir à ce dont on parle. Ce qui fait de nous des irresponsables, ce ne sont pas les divisions, c’est d’occulter les raisons de cette faiblesse. 

Emma Rafowicz : Ce n’est pas contradictoire. Face à une extrême droite qui n’a jamais été aussi forte, avoir le sens des responsabilités, c’est avoir le souci de l’union de la gauche. Cela n’empêche pas d’avoir une réflexion sur sa faiblesse. Je pense personnellement qu’il y a une barrière de la langue, et qu’on n’est pas suffisamment engagés sur certains combats. Mais la conclusion ne peut pas être de mener chacun son combat dans son coin. 

Je lance un appel à toutes les organisations de jeunesse ici : faisons des forums de jeunes de la Nupes sur d’autres sujets que les européennes, y compris des sujets clivants, avec des militants jeunes, des syndicalistes, des associations, pour savoir à quoi ressemble une gauche qui gouverne. On ne peut pas partir du principe qu’il est impossible de mettre autour d’une même table Sandrine Rousseau et Fabien Roussel. 

Aurélien Le Coq : Le programme de la Nupes n’est pas juste un logo sur un accord d’appareils. C’est la retraite à 60 ans, c’est l’augmentation des salaires, c’est le blocage des prix, c’est le rétablissement de l’ISF, c’est plus d’argent dans l’éducation. On a remporté le premier tour des élections législatives et fait plus de 25 %, c'est un premier pas !

De même, l’union aux européennes ne consistait pas juste à proclamer l’union, elle visait à porter plus fort encore qu’on veut une harmonisation sociale européenne, aller vers un Smic européen, la fin de la directive des travailleurs détachés, remettre en cause l’ubérisation... Évidemment le débat est animé, mais on sait qu’on n’a plus le temps. C’est pourquoi on a dit à nos aînés qu’on allait parler du fond, et pas des personnes – même si nous avions quelques idées pour cette liste commune. 

Une partie de la jeunesse se politise aujourd’hui sur la cause palestinienne. Les autorités européennes sont critiquées pour leurs positions faibles concernant les massacres en cours à Gaza. Selon vous, faut-il aller plus loin que les protestations, en édictant des sanctions contre l’État d’Israël ? 

Annah Bikouloulou : Les Écologistes demandent évidemment un cessez-le-feu, un cessez-le-siège, la libération des otages et la fin de la politique de colonisation. Nous voulons aussi que des observateurs internationaux et des journalistes puissent aller sur place car on manque d’informations. La France peine à se faire entendre et quand elle y parvient, sa voix est décevante. En France, la gauche n’a pas été complètement au rendez-vous. Il y a eu malgré tout des actions collectives, mais on n’a pas encore trouvé le moyen pour les massifier. 

En ce qui concerne les sanctions, à partir du moment où des crimes de guerre ont été commis, que l’on fait face à des actes potentiellement génocidaires, la France et l’Union européenne doivent urgemment adopter des sanctions internationales envers Israël. Sans aller directement sur le terrain des sanctions financières, un panel de sanctions politiques peuvent être mises en place par la France et l’UE. Mais déjà nous demandons un embargo sur la livraison de matériel militaire.

Emma Rafowicz : Je suis choquée et désespérée par la situation. Malheureusement c’était prévisible. Dès le 7 octobre, on a demandé à ce que la réponse d’Israël soit proportionnée, et le respect du droit international. Or, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, ce n’est ni proportionné ni respectueux du droit international. La question des sanctions se pose donc, même si je ne saurais pas vous dire lesquelles précisément. 

La diplomatie échoue face à la prégnance de l’extrême droite côté israélien comme côté palestinien avec le Hamas. L’Europe doit être plus présente et interventionniste. Le PS devrait utiliser davantage le Parti socialiste européen et l’Internationale socialiste pour porter l’exigence de paix. Mais rien n’est simple dans cette histoire. Et la gauche n’a malheureusement jamais été aussi faible en Israël. 

Assan Lakehoul : La question de la paix en Israël et en Palestine est une campagne qu’on mène depuis vingt-huit ans chez les Jeunes communistes. Sur les sanctions, on est un peu gênés car on ne veut pas qu’elles pénalisent les peuples, y compris dans les puissances impérialistes, car les peuples détiennent toujours la solution. C’était déjà le problème avec la Russie. Il ne faudrait pas que les sanctions renforcent finalement les dirigeants concernés. 

Depuis longtemps nous sommes engagés dans le boycott des produits fabriqués dans les colonies israéliennes, et pour la libération des prisonniers politiques palestiniens. C’est aussi une des clés pour que la solution d’un État palestinien aux côtés de l’État israélien dans les limites de 1967 soit crédible. On demande enfin à ce que la France reconnaisse l’État palestinien. 

Aurélien Le Coq : Il faut hausser le ton fortement pour un cessez-le-feu dans les plus brefs délais. Il y a des moyens de sanctionner l’État d’Israël de manière efficace, par exemple en gelant les avoirs financiers à l’étranger, ceux des plus riches et des proches soutiens du gouvernement israélien. Il faut en faire un sujet aux européennes. Les Insoumis qui seront élus au Parlement européen demanderont à ce qu’un texte soit voté en faveur de sanctions. 

Il y a un processus de nettoyage ethnique en cours. L’ONU parle de risque génocidaire. Toute la classe politique pourra-t-elle se regarder dans la glace dans quelques années ? Macron a attendu 50 jours avant d’appeler au cessez-le-feu. La polémique sur les propos de Jean-Luc Mélenchon visait à empêcher qu’une autre voix soit audible, là où le gouvernement résumait tout au droit inconditionnel d’Israël à se défendre. 

Nous nous parlons alors que la 28e COP sur le climat s’est achevée sur un accord mitigé, après une année record pour les émissions de CO2. Pour vous, quelle est la priorité stratégique dans la lutte contre le dérèglement climatique ? La bataille électorale, les mobilisations extra-institutionnelles, les négociations internationales ? 

Annah Bikouloulou : Cette lutte doit guider toute notre action politique. Les COP sont des moments importants qui obligent à mettre le sujet climatique à l’agenda, mais on avait dès le départ la sensation qu’on se moquait de nous : non seulement elle avait lieu à Dubaï, mais en plus il y avait plus de 2 450 lobbyistes du pétrole, du charbon et du gaz ! Et quand le président de la COP dit qu’il n’est pas prouvé scientifiquement qu’il faut éliminer les énergies fossiles, on se dit qu’il y a encore du chemin à faire.

Emma Rafowicz : On a l’impression que le problème du climat n’est pas considéré à la hauteur de ce qu’il est, c’est-à-dire un moment de bascule à l’échelle de l’humanité. On a manqué une nouvelle fois une étape importante. Au PS, on parle de plus en plus de socialisme écologique, car l’écologie est imbriquée à l’ensemble de notre vision politique. On ne doit négliger aucun niveau d’action : soutenir les associations qui se mobilisent comme les Soulèvements de la Terre (SLT), mais aussi lutter dans tous les hémicycles. 

Aurélien Le Coq : La place des lobbyistes fait que la COP ressemble plus à un processus d’escroquerie en bande organisée qu’à une démarche politique volontariste. Et comme il n’y a jamais de dispositif contraignant, ça n’avance pas. Pour notre génération, c’est un drame absolu, car on n’a pas le temps d’attendre. La radicalisation des modes d’action notamment dans la jeunesse s’explique d’ailleurs par ce sentiment de lenteur des institutions. C’est pourquoi il y a un enjeu à prendre le pouvoir en France le plus rapidement possible, pour appliquer la planification écologique et revoir notre système économique en profondeur.

S’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Annah Bikouloulou.

Assan Lakehoul : À l’heure de la multiplication des conflits armés, on peut se féliciter que des pays se mettent d’accord sur une déclaration commune sans faire parler les armes. Mais on ne peut que regretter qu’ils se retrouvent sur le plus petit dénominateur commun, en parlant de « transition » plutôt que de sortie des énergies fossiles. 

Mais comment mobiliser une majorité de gens en faveur d’un autre projet que le système capitaliste ? C’est la question qui doit nous animer. Je suis convaincu qu’une majorité de jeunes ne se reconnaît pas dans le capitalisme. Ils n’ont pas envie d’être en concurrence avec les voisins pour une formation, avec les potes pour un boulot, et d’aller bosser juste pour faire de la thune pour soi ou pour son entreprise. 

Mettre du sens dans le travail c’est important, et dans le sens qu’on met au travail, les enjeux écologiques comptent. La jeunesse est une solution pour travailler dans tous les secteurs concernés par la transition écologique. Sur la radicalité, j’émets une réserve : pour entraîner dans la danse la majorité de la population, il faut le mouvement le plus massif possible, et pas forcément le plus radical dans le mode d’action. 

Annah Bikouloulou : J’ajoute que, s’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Si on veut entrer dans une logique de décroissance, il faut valoriser ce qui contribue à la société en dehors de l’emploi stricto sensu. Cela s’inscrit dans l’écologie populaire que nous défendons. 

Il y a eu une série de victoires récentes de l’extrême droite en Europe et ailleurs, avec son cortège de violences. Ne trouvez-vous pas que vos formations aînées négligent ce combat ? 

Emma Rafowicz : On doit mener la bataille culturelle de manière beaucoup plus forte, car l’extrême droite déroule son discours sans contradiction. Il faut par exemple limiter l’influence de CNews : la question de son droit d’émettre se pose, car elle ne respecte pas son contrat auprès de l’Arcom en matière de diversité d’opinions.

Il faut aussi faire le constat que l’extrême droite est soutenue par une partie grandissante de la droite. Face aux manifestations de l’ultradroite, qui n’est que le bras armé des partis d’extrême droite, après la mort de Thomas à Crépol (Drôme), il y a eu un laisser-faire coupable de la droite et même de Gérald Darmanin. 

Annah Bikouloulou : De notre côté, nous sommes vigilants vis-à-vis de l’écofascisme. Tout un tas de discours mettent en avant un retour à la nature tendancieux. Sous prétexte d’écologie, ils vont parler de surpopulation à contrôler – on sait ce que ça veut dire. En tant qu’organisation de gauche, on doit être intransigeant sur nos valeurs et nos discours. Enfin, il y a un gros travail à faire sur l’abstention, en particulier chez les jeunes : il y a des gens à aller chercher. 

Assan Lakehoul : Il faut aussi se demander pourquoi l’extrême droite est forte. Au-delà de son discours populiste et de sa puissance médiatique, son essor est dû à la crise du capitalisme. Le fascisme a toujours tenté de faire croire qu’il était une alternative à celui-ci alors que c’est “le libéralisme plus le racisme”. Et puis, j’y reviens, sa croissance est aussi un effet de la faiblesse de la gauche – soit parce que la gauche a trahi comme sous le quinquennat de François Hollande, soit parce qu’elle est tombée dans le nombrilisme et l’entre-soi. 

C’est pourquoi les JC cherchent à être l’organisation la plus large possible, qui arrive à parler à tout le monde, dans les petites villes et les villages. C’est là qu’on fait reculer l’extrême droite : en Corrèze, dans le Tarn, le Gers, les Vosges, la Sarthe… Dans ces endroits où les jeunes sont éloignés de la politique et votent plutôt Bardella que nous quatre réunis. Quand on se renforce là, on fait reculer concrètement l’extrême droite.

Aurélien Le Coq : Il faut combattre l’extrême droite partout, sur les plateaux de télévision comme à l’Assemblée nationale, comme dans la rue, comme là où elle s’enracine. À LFI on avait lancé une initiative de groupes de militants – les « développeurs » – qui doivent aller dans des endroits spécifiques, notamment ruraux, où le militantisme n’existe plus et où l’extrême droite progresse électoralement. 

Le message qu’on doit envoyer à tout le monde, à commencer par la gauche au sens large, c’est : “n’ayons pas peur, relevons la tête”. Oui, on veut accueillir dignement les gens, ne pas les laisser crever dans la rue de faim ou de maladie parce qu’ils n’ont pas les bons papiers dans la poche. 

D’autre part, on ne doit pas se vivre comme une citadelle assiégée. Notre objectif reste la victoire. L’extrême droite est utilisée par les plus riches de ce pays pour diviser les classes populaires. Nous devons faire l’exact inverse : l’union populaire. Fédérer le peuple, c’est faire prendre conscience à chacune et chacun que les responsables de leurs problèmes quotidiens, ce sont ceux qui se mettent tout l’argent dans leurs poches sans en redistribuer aucune partie. C’est une stratégie d’éducation populaire. 

Boîte noire

L’entretien a eu lieu dans les locaux de Mediapart lundi 18 décembre. Il a été relu par les intéressé·s. Les réponses à la première question sur l’adoption de la loi immigration ont été envoyées par écrit, le jeudi 21 décembre. 


 

   publié le 23 décembre 2023

Uber : « Emmanuel Macron veut saboter l’accord européen sur les travailleurs des plateformes », analyse Leïla Chaibi

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Emmanuel Macron joue, vendredi 22 décembre, son dernier atout pour essayer de saborder la directive européenne sur la protection des travailleurs de plateformes. L'eurodéputée Leïla Chaibi, négociatrice pour la Gauche, n’aurait jamais cru que le président pousse à ce point son soutien à Uber.

Après de longues et houleuses négociations, dans la nuit du 12 au 13 décembre, le Parlement, les 27 États membres et la Commission européenne étaient parvenus à un accord : une directive européenne sur la protection des travailleurs des plateformes qui aurait pu être plus ambitieuse, mais qui allait pouvoir améliorer la vie de plus de 5 millions d’uberisés en Europe.

Sauf que jusqu’au bout, Emmanuel Macron manœuvre pour rassembler une minorité de blocage. L’eurodéputée FI Leïla Chaibi, qui a négocié cette directive pour le groupe de la Gauche, un tel blocage est non seulement très rare, mais montre que « le président français est bien le lobbyiste d’Uber ».

Comment expliquez-vous les efforts de la France pour saborder cette directive ?

Leïla Chaibi : La semaine dernière, nous avons trouvé un accord de trilogue. Entre le Parlement et les États membres, sous l’arbitrage de la Commission européenne. Certes, le texte qui en est sorti aurait pu être bien plus ambitieux, mais au moins, il améliorait la situation des travailleurs. Pourtant sous l’impulsion de la France, Olivier Dussopt tente de rassembler une minorité de blocage auprès des ministres du Travail, pour le faire capoter. Normalement quand un accord est conclu en trilogue, son enregistrement n’est qu’une formalité. Je crois bien qu’un tel blocage n’est arrivé qu’une fois auparavant dans l’histoire de l’UE.

Très honnêtement, je ne croyais pas que Macron allait encore oser s’y opposer. Le texte a obtenu le soutien de la présidente de droite (PPE) du Parlement, du président de la commission emploi… Même le groupe Renew (Renaissance), où siègent les euro-députés macronistes et Modem, avait voté pour au Parlement. Et pourtant, seul contre tous, Macron veut saboter l’accord, une des rares avancées sociales qui nous vient de l’Union européenne.

Concrètement, quel est son but ?

Leïla Chaibi : Il veut en faire une directive pro Uber, qui protège les plateformes des risques de requalification. En l’état, l’accord stipule que pour faire valoir la présomption de salariat, le travailleur des plateformes doit remplir deux critères de subordinations sur cinq. Au Parlement, nous souhaitions qu’il n’y ait pas de critères, que la présomption soit entière et irréfragable. Les plateformes veulent que trois critères soient remplis.

Pire : Emmanuel Macron veut introduire une exception. À Bruxelles, tout le monde appelle ça la « dérogation française ». Elle dit qu’à partir du moment où des critères ont été discutés lors de négociations collectives, ils ne peuvent plus être retenus comme arguments en vue d’une requalification. Le fait de ne pouvoir négocier ses prix est un critère, donc l’une des premières décisions de l’ARPE (l’autorité qui instaure un pseudo-dialogue social entre patronat des plateformes, quelques associations et des syndicats de livreurs, NDLR) a été de passer des accords sur les tarifs. Pour empêcher les juges d’utiliser ce critère de subordination. Je me suis battue jusqu’au petit matin pour que cette exception ne figure pas dans l’accord.

Si le président français obtient sa minorité de blocage, on retournera dans un cycle de négociations en trilogue. Le passage à trois critères ou la dérogation, seraient, pour nous, des lignes rouges : plutôt que de protéger les travailleurs, la directive les fragiliserait, elle serait contre-productive.

Rétrospectivement, comment voyez-vous ces deux années à vous battre pour cette directive ?

Leïla Chaibi : Comme le Parlement n’a pas le pouvoir de proposer une directive, nous avons déjà dû demander à la Commission un rapport d’initiative. Il a ensuite fallu la convaincre qu’elle repose sur la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Ce qui a été voté en décembre 2021. Puis le Parlement a amélioré la proposition. Le Conseil a voulu la saborder, jusqu’à ce qu’on arrive, le 12 décembre dernier, à ce compromis. Mais à chaque étape, il a fallu se battre contre les lobbies. C’est vraiment l’irruption des mobilisations des travailleurs à Bruxelles qui nous a permis d’arracher cette directive. À la Commission, ils n’ont pas l’habitude de voir des travailleurs, et cela a été déterminant.

La France a joué ce rôle pro-plateforme dès le début. Lors de mes premières rencontres avec les lobbyistes d’Uber et Deliveroo, ils me disaient déjà qu’ils rêvaient que toute l’Europe soit comme Macron. Il est le principal relais des plateformes auprès des gouvernements européens. C’est un enjeu idéologique pour lui. Un cheval de Troie pour casser le salariat, rendre légal de ne pas respecter le droit du travail, ni la protection sociale.


 

   publié le 22 décembre 2023

Chantiers JO de Paris : dix ouvriers attaquent en justice les géants du BTP

Morgane Sabouret sur https://www.blast-info.fr/

Alors que les débats sur la Loi Immigration portée par Gérald Darmanin, adoptée à l'Assemblée nationale, n’en finissent pas de déchirer la classe politique, les travailleurs étrangers se mobilisent pour faire respecter leurs droits. Dix ouvriers ayant travaillé sur les chantiers des JO 2024 assignent en Justice Vinci, Eiffage, Spie Batignolles et GCC, ainsi que huit sociétés sous-traitantes pour travail dissimulé et non-respect du droit du travail.

Il est 17 heures et le jour décline déjà ce lundi 18 décembre 2023 lorsqu’une foule commence à se former sur la Place de la République à Paris. Comme chaque année, la Marche des Solidarités et de nombreux collectifs de sans-papiers, syndicats et organisations de gauche appellent à une mobilisation nationale à l’occasion de la Journée internationale des migrants, date commémorant l'adoption de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille par l’OIT (Organisation Internationale du Travail), en 1990.

Il faut dire que le sujet est d’actualité : alors que des dizaines de rassemblements et manifestations pour la défense des droits des étrangers sont prévus un peu partout en France, à l’Assemblée Nationale s’ouvre une commission mixte paritaire (CMP), où quatorze élus sont chargés de décider du sort définitif du projet de loi immigration porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Le texte, qui cristallise débats et tensions politiques depuis plusieurs mois, sera finalement adopté par l’Assemblée Nationale.

Maintenant, on ne peut plus lâcher. Notre combat se passe ici.” déclarent Mohamed B. et Lassana V., un peu à l’écart du cortège qui s’élance dans un froid glacial. “Depuis des semaines nous nous mobilisons dans des grèves, des manifestations, des occupations. Maintenant, il faut que le gouvernement nous entende.” Ces travailleurs du BTP, respectivement originaires du Mali et de la Côte d’Ivoire, sont en effet au cœur d’un conflit qui les oppose depuis plusieurs mois aux géants français du bâtiment.

Embauchés sur des chantiers des Jeux Olympiques 2024 - notamment sur la construction du village olympique de Saint-Ouen - alors qu’ils sont en situation irrégulière sur le sol français (leur situation a été régularisée depuis, ndlr), ils y exercent alors sans contrat de travail ni fiche de paie, et sans accès à la médecine du travail ni à une complémentaire santé. Ils dénoncent également des salaires bien en dessous des normes conventionnelles et des heures supplémentaires non payées, ainsi qu’une absence d’équipement réglementaire. Fatigués de se faire exploiter sans aucune protection juridique, ils se sont lancés dans une fastidieuse procédure : ils ont assigné aux prud’hommes leurs patrons, pour exiger la régularisation de leur situation et la reconnaissance de leur travail.

Une procédure qui traîne

Richard Bloch, ancien cheminot et défenseur syndical de la CGT, les épaule dans l’opération. Ce syndicaliste expérimenté, rôdé à la défense des travailleurs, nous refait le fil : fin 2022, ces travailleurs s’étaient rapprochés du syndicat. La première chose, raconte le militant, c’est d’obtenir les régularisations - pour ne pas se retrouver “avec la police devant le conseil de prud'hommes pour appliquer une OQTF”, comme il l’a déjà vu dans d’autres affaires.

Ensuite, il faut “monter les dossiers prud'homaux”, c'est-à-dire rassembler tout ce qui peut attester d’une relation de travail : virements bancaires, cartes d'accès aux chantiers, photos en situation de travail… En droit français, explique-t-il, si on peut démontrer la réalité d'une prestation, le versement d’un salaire et une relation de subordination, on peut exiger la reconnaissance de fait d’un CDI à temps plein. C’est la loi. Et c’est ce que les ouvriers demandent aux conseil des prud’hommes de Bobigny d’acter. Face à eux, les géants du secteur : Vinci, Eiffage, Spie Batignolles et GCC ; ainsi que huit sociétés sous-traitantes.

Le 6 décembre dernier, une audience était fixée au conseil des prud'hommes de Bobigny pour un bureau de conciliation, chargé en théorie de “concilier les parties”, ou à défaut, de trancher le litige. Problème : au moment de juger le dossier, les entreprises sous-traitantes sont introuvables. Aucun mandataire ne s’est présenté, ou les sociétés ont tout bonnement été liquidées. Les holdings, elles, se défaussent de leurs responsabilités.

C’est un problème typique de sous-traitance en cascade” analyse Jean-Albert Guidou, secrétaire de la section locale CGT de Bobigny et spécialiste de la question. Les entreprises qui emploient directement les travailleurs ont pour dirigeant des prête-noms, décrit-il. Des entreprises de paille qui ne représentent rien et qu’il est facile de liquider en cas de contrôle. “Nous, avec les relevés bancaires, on trouve le nom de l’entreprise, puis on remonte jusqu’au numéro de SIRET” reprend le syndicaliste. “Mais on n’a pas les pouvoirs de police qui nous permettent d’aller au bout de l’enquête et d’établir objectivement les responsabilités des donneurs d’ordre”.

Le parquet de Bobigny, saisi à la fin de l’année 2022, a bien ouvert une enquête pour "emploi d’étrangers sans titre" et "exécution en bande organisée d’un travail dissimulé". Mais à ce jour, aucun travailleur n’a été entendu par les enquêteurs.

D’après les syndicats, les cas de travail dissimulé comme ceux-ci portés devant la Justice représentent “une toute petite partie de l’iceberg”. La plupart des travailleurs concernés ne prennent tout simplement pas le risque de perdre leur emploi. Droits des travailleurs bafoués, millions d’euros de cotisations sociales non versés…

Les enjeux sont considérables, surtout pour des groupes attentifs à leur image de marque. Mais l’opacité, le cloisonnement des systèmes de sous-traitance rend difficile les procédures. “Les services de l’Etat ont les moyens de remonter les filières” observe Richard Bloch, “il y a des éléments tangibles comme les numéros de téléphone des contremaîtres ou les cartes d’identification professionnelles”. Une nouvelle audience est prévue en mars 2024.


 

   publié le 21 décembre 2023

Après la réforme des retraites,
une répression syndicale sans précédent

Cécile Hautefeuille sur www.humanite.fr

Cinq militants CGT sont jugés jeudi à Bourges pour « entrave à la circulation » et « dégradation de la chaussée » au cours d’une manifestation en mars. Convocations et procédures judiciaires de syndicalistes se multiplient depuis le mouvement social, à un niveau inédit.

Une petite plaque de goudron noircie par un feu de palettes, au beau milieu d’un rond-point de Saint-Florent-sur-Cher. Voilà la « dégradation volontaire » de la chaussée reprochée à cinq militants CGT qui comparaissent jeudi 21 décembre devant le tribunal correctionnel de Bourges (Cher).

Ils sont également poursuivis pour avoir entravé, le même jour, la circulation sur une route nationale au cours d’une action contre la réforme des retraites, le 23 mars. Interrogés par France Bleu, qui a publié un cliché du bitume endommagé, les militants n’imaginaient pas finir au tribunal à l’issue de leurs auditions par les gendarmes.

Lui non plus ne pensait pas finir à la barre. Julien Gicquel, le secrétaire général de la CGT-Info’Com, va comparaître en janvier prochain, avec un autre syndicaliste, pour avoir conduit un camion recouvert d’affiches revendicatives aux abords de l’Élysée. C’était le 21 avril, quelques jours après la promulgation de la loi réformant les retraites.

Leur arrestation avait été filmée par le journaliste de Brut Rémy Buisine. Le véhicule arborait une affiche « Notre retraite on n’y touche pas » et une photo d’Emmanuel Macron, le majeur levé. « On nous reproche cette représentation du président qui fait un doigt d’honneur mais aussi d’avoir organisé une manifestation interdite », soupire Julien Gicquel, dénonçant « un procès politique ».

Selon Arié Alimi, son avocat, l’objectif de ces poursuites est double : « Les occuper à autre chose que le syndicalisme et les mettre sur la défensive. » Il évoque une « stratégie généralisée » consistant à « banaliser les poursuites contre les syndicats ».

La CGT ne dit pas autre chose. Dans une lettre adressée début décembre à la première ministre, Sophie Binet, la numéro un du syndicat, alerte sur un « contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre » et demande que cesse ce « harcèlement judiciaire ». Le syndicat comptabilise à ce jour « plus de mille militants poursuivis devant les tribunaux » et « au moins dix-sept secrétaires généraux d’organisations CGT convoqués du fait de leur qualité ».

En trois mois, deux membres du bureau confédéral ont également été convoqué·es devant la gendarmerie « avec la menace de poursuites judiciaires ». Du jamais-vu depuis des décennies, selon l’historien Stéphane Sirot, interrogé par France Inter : « Il faut remonter à plus de cinquante ans en arrière et à la guerre froide pour voir en France un responsable syndical national auditionné par les forces de l’ordre dans le cadre de son mandat. »

Énergéticiens et gaziers en première ligne

Ces deux responsables sont Myriam Lebkiri, par ailleurs cosecrétaire générale de l’union départementale du Val-d’Oise, et Sébastien Menesplier, le secrétaire général de la puissante fédération de l’énergie.

La première a été convoquée avec un autre syndicaliste le 8 décembre à Pontoise, pour « avoir collé un slogan sur la permanence d’un député », indique la CGT, dénonçant des moyens « disproportionnés » utilisés pour l’enquête : « visionnage des caméras de surveillance et bornage téléphonique ». Le second, comme nous l’avions raconté, a été entendu en septembre à la suite d’une coupure de courant en mars à Annonay (Ardèche), fief du ministre du travail, Olivier Dussopt.

La fédération de l’énergie est d’ailleurs en première ligne : pas moins de quatre-cents procédures judiciaires visent actuellement des énergéticiens et gaziers, selon la CGT. « C’est énorme, je pense que c’est une première », commente Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral.

Dix-huit mois de prison avec sursis ont d’ailleurs été requis contre deux responsables syndicaux de la CGT énergie de Gironde, jugés en novembre pour « dégradation de bien d’autrui » et « mise en danger d’autrui » après des coupures de courant en mars à Bordeaux. Un hôpital avait été touché, au péril des patients selon la direction de l’établissement. Les deux syndicalistes, qui nient avoir participé, seront fixés sur leur sort le 9 janvier, date du délibéré.

Convocations, poursuites judiciaires, sanctions ou menaces disciplinaires dans les entreprises : la CGT recense scrupuleusement toutes les actions visant ses troupes. « Nous avons mis en place une adresse mail pour être informés de tous les cas de figure, indique Céline Verzeletti. Nous contactons tous les camarades inquiétés pour savoir ce qu’il s’est passé, où ça en est. Et pour les soutenir. »

Les parquets poursuivent davantage

La syndicaliste sera ainsi à Bourges, jeudi 21 décembre, pour un rassemblement en marge du procès des cinq militants. « Entraver la circulation et brûler des palettes sont quand même des moyens d’expression qu’on utilise très souvent, commente-t-elle à leur propos. Ce n’est ni du jamais-vu, ni du jamais-fait ! Cela peut éventuellement conduire à un rappel à la loi. Là, on voit bien que les procureurs font davantage le choix de poursuivre. »

Dans sa lettre à Élisabeth Borne, la secrétaire générale de la CGT propose d’ailleurs au gouvernement « de demander aux parquets de se concentrer sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite […] le trafic de drogue, les violences sexistes et sexuelles, et la délinquance en col blanc », plutôt que de « cibler des syndicalistes assimilés de façon scandaleuse à des voyous ou à des terroristes ».

En octobre dernier, le secrétaire départemental de la CGT du Nord avait ainsi été tiré du lit à 6 heures du matin, menotté puis emmené au commissariat par des policiers « dont certains cagoulés », après la diffusion d’un tract de soutien à la Palestine dont un passage évoquait « les horreurs de l’occupation illégale [qui] reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées », en référence à l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Le syndicaliste vient de recevoir sa convocation au tribunal : il sera jugé, en mars 2024, pour « apologie du terrorisme ». L’avocat Arié Alimi, qui le représente, veut bien admettre des propos « regrettables », mais « de l’apologie du terrorisme, certainement pas ». Si la garde à vue de son client s’était déroulée de « manière courtoise », les conditions de son interpellation, chez lui à l’aube, avaient choqué la CGT du Nord. « On est des militants, on a le cuir dur, mais on trouve ça gravissime », commentait à l’époque dans Mediapart un membre du bureau départemental.

Des amendes « farfelues »

Julien Gicquel, de la CGT Info’Com, fustige lui aussi les méthodes et son procès à venir « pour une affiche brocardant le président de la République » collée à l’arrière d’un camion. Une semaine avant son arrestation, il avait déjà circulé dans les rues de Paris, en marge d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Notre-Dame-de-Paris, à bord de camions de la CGT. « Quatre véhicules au total, arrêtés douze fois en deux heures et demie !, s’étrangle-t-il encore. C’était pour des contrôles d’identité et pour nous demander de retirer nos affiches − ce que nous refusions de faire », ajoute le syndicaliste selon qui « la liberté d’expression n’est pas négociable ».

La CGT est loin d’être la seule à défendre le droit à l’expression syndicale et à la liberté d’expression. C’était précisément l’argument du défenseur de cinq syndicalistes CFDT, jugés en juin dernier à Amiens pour avoir bombé des #Stop64 sur la chaussée au cours de la sixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Une vingtaine de pochoirs au sol les ont conduits au tribunal, qui les a finalement relaxés.

« Le but est de faire perdre du temps aux syndicalistes », commente Simon Duteil, codélégué général d’Union syndicale Solidaires. Si nombre d’entre elles et eux ont en effet « le cuir solide », se retrouver empêtré dans des procédures judiciaires « n’est jamais agréable », souligne-t-il encore. « Ça génère forcément un petit stress. »

Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat. Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral CGT

Simon Duteil constate aussi dans ses rangs « un paquet de convocations » mais sans doute à un moindre niveau que les chiffres de la CGT. « En revanche, poursuit-il, on atteint des sommets sur les amendes complètement farfelues réclamées à partir du mois d’avril 2023 et pendant les casserolades. Là, ils s’en sont donné à cœur joie : manifestations non autorisées, sonos portatives ou simples voitures mal garées… C’est de la répression à bas bruit parce que, clairement, on gêne. »

Simon Duteil s’inquiète d’un « tournant illibéral » et s’interroge : « On en est où de l’État de droit ? Du droit de manifester ? » Selon lui, « l’ambiance générale du rapport au syndicalisme » n’augure rien de bon et envoie un très mauvais signal dans les entreprises. La cégétiste Céline Verzeletti abonde : « Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat ! Si réprimer les syndicalistes semble largement toléré par le gouvernement, ça se multiplie forcément aussi dans les entreprises. »

Chez Force ouvrière, on en fait d’ailleurs le constat : « Depuis six ou sept mois, nous observons de plus en plus de licenciements de salariés protégés, validés par l’inspection du travail », indique Patricia Drevon, secrétaire confédérale FO chargée des questions juridiques. « On sent que les employeurs hésitent moins parce que le gouvernement s’en fout un peu. Ça les décomplexe. » D’après elle, c’est surtout dans le secteur de l’industrie que ces licenciements sont remontés. Et si les syndicalistes licencié·es ont toujours des recours possibles, cela les engage « dans des procédures très longues, inconfortables et qui précarisent ».

Ces licenciements de salarié·es protégé·es s’accentuent-ils partout ? Céline Verzeletti, de la CGT, déplore l’absence de transparence sur le sujet. « Depuis 2017, le ministère du travail ne communique plus aucun chiffre sur les salariés protégés licenciés. Ces statistiques permettent de voir vraiment ce qu’il se passe dans les boîtes, mais on ne les a plus. » Une manœuvre, pense la syndicaliste, pour « invisibiliser » la discrimination et la répression au sein des entreprises.


 

   publiéé l0 20 décembre 2023

Immigration : une loi xénophobe,
une France éteinte

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

La loi contre l’immigration est une infamie pour les étrangers qui vivent en France. Et pour toute la société. Au-delà de la question morale, elle est le visage pitoyable d’un pouvoir recroquevillé sur lui-même prêt à renier ses principes fondamentaux pour complaire à l’extrême droite. Au détriment de l’intérêt général.

Depuis 1945, plus d’une centaine de lois sur l’immigration, majoritairement restrictives, ont été adoptées. Celle qui vient d’être votée au Parlement est l’une des pires : via Les Républicains (LR), le pouvoir macroniste a cédé au Rassemblement national (RN) en entérinant de facto la logique de la préférence nationale, marquant un point de rupture avec nos principes constitutionnels d’égalité des droits.

Conditionnement des prestations sociales à cinq ans de présence régulière en France, nouvelles atteintes au droit du sol, limitation du regroupement familial, durcissement de l’accès aux titres de séjour y compris pour les étudiant·es et les personnes malades, exclusion de l’hébergement d’urgence des sans-papiers, renforcement des freins à l’intégration, rétablissement du délit de séjour irrégulier, course à l’enfermement et aux expulsions…

Les mesures adoptées dans la nuit du mardi 19 au mercredi 20 décembre 2023 sont un mixte des desiderata réunis de la droite et de l’extrême droite depuis plus de vingt ans. Les élus du RN et de LR les ont votées comme un seul homme, chacun revendiquant la « victoire idéologique » à l’issue du scrutin final.

Cette loi, pourtant, comme les précédentes, sera inefficace, voire contre-productive, au regard des critères édictés par ses défenseurs.

Elle ne réduira pas les « flux migratoires » : ceux-ci dépendent moins des lois nationales que de l’état du monde et de son dérèglement, notamment géopolitique et climatique. Elle n’empêchera pas les naufrages en Méditerranée : au contraire, en limitant les voies légales d’arrivée sur le territoire, elle multipliera les risques de catastrophe en mer.

Elle ne réduira pas le nombre de personnes sans papiers sur notre territoire : au contraire, elle l’augmentera en l’absence de possibilités de régularisation. Elle ne permettra pas non plus de leur faire quitter la France : leur « expulsion » effective repose moins sur le zèle de la police française que sur le bon vouloir des pays d’origine des étrangers concernés, qui délivrent les laissez-passer consulaires.

Elle ne réduira pas la délinquance : celle-ci se nourrit de la misère, de l’atomisation et de l’absence d’avenir quand elle ne se nourrit pas des politiques migratoires elles-mêmes qui maltraitent les étrangers, accroissent la précarité et offrent le désespoir comme seul horizon. Elle ne réduira pas le chômage et n’augmentera pas les salaires : ce sont les inégalités et le refus des employeurs d’améliorer les conditions de travail qui alimentent le dumping social.

Elle n’augmentera pas le volume des prestations sociales : au contraire, les travaux de sciences sociales montrent tous que les étrangers, en contribuant à la solidarité nationale par leur travail, rapportent plus qu’ils ne coûtent à la solidarité nationale.

Politiquement irresponsable

Contrairement à ce que feignent de croire les macronistes qui l’ont votée, elle n’éteindra pas le feu identitaire qui consume notre pays depuis les années 1980 : elle ne fera que l’attiser, en entretenant les haines et le rejet de l’autre. Et pour celles et ceux, encore dans la majorité, qui ne l’ont toujours pas compris : elle ne coupera pas l’herbe sous le pied du RN, elle ne fera que l’asseoir dans sa posture de parti présidentiel aux idées acceptables et donc susceptible d’être porté au pouvoir.

Cette loi politiquement irresponsable, qui aura donc des effets inverses à ceux escomptés par celles et ceux qui l’ont votée, laissera des traces indélébiles, non seulement sur les étrangers vivant en France, mais aussi sur notre cohésion nationale. Notre pays en sortira affaibli dans ses valeurs et dans sa capacité à affronter l’avenir.

Son inhumanité et sa xénophobie sont une injure aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité inscrits sur le frontispice de nos mairies. En limitant les possibilités d’intégration, d’accès aux droits et à la nationalité, cette loi maltraite les étrangers, qu’ils soient ou non munis de papiers, en rendant sciemment infernales leurs conditions de vie.

Les mesures adoptées « sont des ruptures sur le plan des principes avec les fondements de la Sécurité sociale », note sur le réseau social X l’économiste Michaël Zemmour, qui ajoute que le texte appauvrira délibérément de nombreuses familles et leurs enfants.

Le caractère ignominieux de la loi tient en effet précisément au fait qu’il précarisera les plus vulnérables. En différant dans le temps l’accès aux aides personnalisées au logement (APL), elle jettera à la rue de nombreuses familles démunies. Avant même la remise en cause de l’aide médicale d’État, dont Élisabeth Borne a promis de s’occuper dès 2024, le droit au séjour des étrangers malades sera réservé aux personnes dont le traitement requis n’existe pas du tout dans le pays d’origine, sans vérification des possibilités d’accès effectif au traitement.

Cette disposition conduira à une diminution des admissions au séjour pour soins, au détriment de la santé des personnes concernées et alors même que ce motif d’admission au séjour représente une part infime des titres délivrés (environ 1,5 %). La réforme de l’aide médicale d’État aura, elle, un effet déplorable en termes de santé publique : les personnes moins bien soignées font peser un risque sur la société dans son ensemble, sans compter que des prises en charge tardives sont plus coûteuses pour la collectivité.

Haine xénophobe

Portée au nom de l’« ordre public », la loi multiplie les possibilités de refus ou retrait du droit au séjour, y compris pour des personnes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation pénale, en accroissant le pouvoir d’arbitraire de l’administration, alors même que le raccourcissement des délais de recours complique l’accès au juge. Plutôt que de l’ordre et de la transparence, c’est du désordre et de la confusion qu’engendrera cette loi.

Associant « étranger » et « danger », elle instille la haine xénophobe, fragilisant notre tissu social dans son ensemble. Ne nous leurrons pas, la manière dont un État traite « ses » étrangers est un laboratoire pour la société tout entière : la dégradation des droits des étrangers prépare la dégradation des droits de tous et toutes.

Alors que souffle, en Europe, le vent mauvais de la remise en cause du droit international et de l’État de droit, cette loi porte atteinte à nombre de nos principes républicains, en matière d’inconditionnalité d’accès aux soins ou au logement, de respect de la dignité et d’égalité des droits.

« Les principes d’égalité, de solidarité et d’humanité, qui fondent notre République, semblent ne plus être aujourd’hui une boussole légitime de l’action gouvernementale », écrivent une cinquantaine d’associations, de collectifs et de syndicats, qui dénoncent un texte « aussi inhumain que dangereux pour notre État de droit ».

Visant particulièrement le conditionnement de certaines prestations sociales à une durée extensive de présence sur le territoire, la Défenseure des droits rappelle que « le droit des étrangers régulièrement établis sur le territoire à ne pas subir de discriminations à raison de leur nationalité a été consacré par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme ».

Le cynisme de l’exécutif est sans limites. La première ministre, Élisabeth Borne, tout comme le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, le savent : ils ont fait voter une loi dont ils reconnaissent eux-mêmes que certaines des mesures sont « contraires à la Constitution ».

Manque d’attractivité

« Après le gouvernement et ses préfets qui édictent sciemment des actes illégaux, voici le législateur qui vote sciemment des textes inconstitutionnels », note, consterné Nicolas Hervieu, juriste en droit public et droit européen des droits de l’homme, sur X. « Pour jeter les juges dans le brasier politique et consumer ainsi les ultimes barrières de l’État de droit », se désole-t-il.

Le visage de notre pays qu’offre cette loi est celui d’un pays raciste, xénophobe, replié sur lui-même, un pays rétréci et incapable de se projeter dans l’avenir. Peu enclins à prendre publiquement la parole, les présidentes et présidents d’université évoquent, à propos de ce texte, une « insulte aux Lumières ».

Rappelant leur « attachement à la tradition d’ouverture de la France en matière d’accueil des étudiantes et étudiants internationaux », ils dénoncent la caution financière que devront apporter les étudiants étrangers ainsi que la majoration des frais d’inscription. Ces dispositions ne feront que « renforcer la marchandisation de l’enseignement supérieur français et accentuer la précarité financière de nos étudiantes et étudiants internationaux », déplorent-ils.

Comme le sociologue François Héran le rappelle inlassablement, le risque auquel fait face la France n’est pas celui de l’« invasion », mais celui du manque d’attractivité. « Sur l’immigration, abandonnons les vieilles rengaines et prenons la mesure du monde tel qu’il est », implore-t-il dans une récente tribune au Monde.

Chiffres à l’appui, le titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France montre que notre protection sociale n’a suscité aucun « appel d’air » en dix ans, « pour la simple raison que d’autres pays d’Europe ont été plus attractifs que nous, notamment dans l’aire germanophone ou le nord-ouest du continent ». Sans reprendre les arguments utilitaristes patronaux, notre pays, pour faire face au vieillissement démographique, a besoin des étrangers pour faire tourner son économie.

Lumières

Mais cet horizon ne suffira pas à nous défaire du substrat xénophobe et raciste de notre pays. Dans l’ouvrage collectif et pluridisciplinaire Colonisations. Notre histoire, qui vient de paraître au Seuil, la philosophe Nadia Yala Kisukidi rappelle à quel point la question qui structure la vie politique française n’est pas celle de l’universalisme mais celle du racisme.

En raison de son héritage colonial, la France est de fait multiculturelle et cosmopolite. Pourtant, les pressions, encore à l’œuvre aujourd’hui au travers du vote de cette loi, montrent la persistance du racisme et des discriminations au sein d’une République qui se définit en principe comme étant aveugle à la « race ».

Évoquant l’extrême droite, dont on observe aujourd’hui à quel point ses idées ont déteint sur l’ensemble du paysage politique français, elle note que « son discours anti-immigrés est travaillé par un fantasme de l’invasion où s’opère un renversement du rapport colonisateur-colonisé : l’ancien colonisé, quand il arrive sur les terres de la métropole, deviendrait l’envahisseur, c’est-à-dire le nouveau colon ». « Cette sémantique identitaire gagne d’autres formations politiques françaises au début du XXIe siècle », observe-t-elle.

Il est plus que temps, pour offrir des perspectives d’avenir, non seulement de décoloniser profondément notre pensée politique, mais aussi de nous réapproprier des valeurs qui un jour firent notre gloire, celles de l’égalité, de la solidarité et de la fraternité, autrement dit de replacer l’hospitalité et l’acceptation des autres au cœur de nos valeurs cardinales. Sans quoi nos « lumières » s’éteindront durablement et définitivement. 


 


 

Compromis « humiliant », « droitisation du paysage politique français » : la loi immigration vue par la presse étrangère

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

La presse internationale est déconcertée par la main tendue d’Emmanuel Macron aux idées d’extrême droite, au détriment de son propre camp.

L’adoption de la loi immigration en France a fait réagir bien au-delà de l’Hexagone. Ce texte « durci sous la pression de l’extrême droite », rappelle le New York Times, « pourrait mener à une crise politique pour Emmanuel Macron ». Le chef d’État français « a durci les règles, déformant l’esprit initial qui était censé être un mélange d’hospitalité et de répression », affirme en Italie la Repubblica.

Outre-Rhin, le Frankfurter Allgemeine Zeitung s’étonne des « concessions » faites par Macron à la droite, soulignant qu’il « s’agit de l’une des lois sur l’immigration les plus strictes de l’Union européenne ». Les mesures qu’elle contient « sont considérées par la gauche comme une rupture avec les principes universalistes sacrés de la France car elles introduisent une discrimination sur la base de la nationalité », selon Politico.

Aux Pays-Bas, De Telegraaf reprend ainsi les mots de députés de gauche français, qui « considèrent la loi comme inhumaine et raciste ». Echorouk, en Algérie, cite le président du groupe GDR, le communiste André Chassaigne, qui « a dénoncé un texte de la honte ».

Le récit macroniste ne convainc pas non plus à l’étranger

Les fractures au sein du camp présidentiel ont également été relevées par les médias étrangers. « Au centre, ce fut le déchirement », écrit sans concession la Libre Belgique, ce mercredi, se demandant « comment le chef de l’État va-t-il encore pouvoir dire aux Français qu’il s’efforce de faire barrage à l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir ? »

Même son de cloche au Temps, qui titre sur « la droitisation du paysage politique français ». The Washington Post voit même plus large, et note que « le sentiment anti-migrants a propulsé l’extrême droite vers de nouvelles victoires dans des bastions du social-libéralisme » en Europe.

Dans la majorité de la presse internationale, c’est la figure de Marine Le Pen qui est mise en avant. Le Times britannique juge que le compromis du chef d’État français est « humiliant », citant la « victoire idéologique » du Rassemblement national après le vote. De l’autre côté des Pyrénées, El Mundo résume ainsi l’incohérence : « Le Pen a voté pour la loi de son éternel rival, tandis que des députés macronistes ont voté contre. »

« Le marasme touche aussi le gouvernement », remarque la RTBF, qui s’attarde sur la démission d’Aurélien Rousseau, ministre de la Santé, ainsi que sur l’opposition de parlementaires du camp présidentiel. Enfin, The Guardian dément les affirmations d’Élisabeth Borne et de Gérald Darmanin selon lesquelles la loi serait passée « sans les votes du RN ».

 

 

   publié le 19 décembre 2023

Caroline Brémaud,
l'urgentiste qui appuie là où ça fait mal

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Démise de ses fonctions de cheffe de service le 1er décembre, l’urgentiste à Laval Caroline Brémaud continue de se battre au grand jour pour sauver l’hôpital public.

Des pluies de soutien ruissellent sur sa blouse blanche. Depuis que Caroline Brémaud, ex-cheffe des urgences du centre hospitalier de Laval (Mayenne), a été démise de ses fonctions, des témoignages de sympathie des usagers, du monde médical, politique, mais aussi artistique ont afflué. Touchée, la médecin montre sur son portable sa caricature réalisée par l’auteur de BD Allan Barte. Elle est représentée en lanceuse d’alerte prête à appuyer sur un gros bouton rouge avant qu’un coup de pied ne la boute dehors… Si, au nom du devoir de réserve, de nombreux praticiens hospitaliers gardent le silence sur la crise qui ronge le système de soins, la médecin cite le serment d’Hippocrate pour expliquer ses prises de position publiques : « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. »

Officiellement, son éviction au 1er décembre, fait suite à un rapport de 2021 proposant un même chef pour les urgences et le Smur : « La personne qui a été choisie travaille au Smur et pas aux urgences. Or, l’audit préconisait que le responsable soit présent dans les deux services », explique-t-elle. Avant de reprendre : « Je le savais, on m’avait prévenue que je serais sanctionnée si je continuais à parler. Je suis prête à payer le prix. »

Si certains confrères likent avec parcimonie ses posts sur les réseaux sociaux par peur des représailles, elle estime que, « paradoxalement, (m)’exprimer dans les médias l’a aussi protégée ». En 2021, quand elle était montée au front, avec les personnels, contre la fermeture des urgences la nuit, l’Humanité lui avait consacré sa une. « Mon oncle communiste l’avait affichée dans son Ehpad, c’était sa fierté », se réjouit-elle.

Des ambulances de nuit passées de huit… à trois

En Mayenne, troisième plus important désert médical français, la médecin de 42 ans estime qu’elle devenait également un « élément gênant » pour les réorganisations territoriales : « En janvier 2024, seules les urgences de Laval auraient dû rester ouvertes de nuit et celles de Mayenne et de Château-Gontier devaient fermer », faute de médecins, avance-t-elle.

Sans concertation des praticiens, le projet a suscité un tollé. « Il y a un manque total de transparence. L’agence régionale de santé a finalement retourné sa veste… Ce n’est pas la première fois qu’elle nous savonne la planche. Elle a réduit le nombre d’ambulances de nuit à trois contre huit dans le département parce qu’elles ne seraient pas suffisamment utilisées. Maintenant, les pompiers nous facturent les interventions effectuées à leur place », s’indigne-t-elle.

Urgentiste depuis seulement quatre ans, cheffe de service l’année suivante, Caroline Brémaud n’a cessé de dénoncer la dégradation de l’offre de soins à l’échelle locale et nationale. « Dès qu’on se plaint, le gouvernement nous répond: “Vous avez eu le Ségur de la santé”, soupire-t-elle. Mais cela a fait du mal aux praticiens hospitaliers. Nous avons perdu en termes d’échelons et de rémunération. Ce n’est pas comme ça qu’on va rendre l’hôpital public attractif ! Idem pour la loi Rist, qui a réduit l’intérim médical parce qu’il coûte cher. À la place, des praticiens “motif 2” sont recrutés. Ils sont payés mieux que moi ! Ça ne fonctionne pas. »

« Ces économies tuent l’hôpital à petit feu »

Alors que l’exécutif a limité la hausse de l’Ondam (objectif national des dépenses d’assurance-maladie) à 3,2 % pour 2024, contre un besoin estimé à 4,9 % par les acteurs du secteur, la médecin réplique : « Ces économies tuent l’hôpital à petit feu. On est obligé de prévenir la population qu’elle est en danger. Dans le Code de la santé publique, il est prévu que chacun puisse avoir un Smur ou des urgences à trente minutes de chez lui, ce n’est pas respecté… »

Dans cette gestion permanente de la pénurie, la docteur ne manque pourtant pas d’idées. « En attendant qu’il y ait plus de moyens, on peut prendre des décisions. En cas d’anévrisme, si le Smur est sorti, il faudrait, par exemple, qu’un médecin de garde à l’hôpital puisse intervenir. » Déterminée à provoquer une prise de conscience collective, la lanceuse d’alerte ne serait pas non plus contre « des gilets blancs de la santé », à l’image des gilets jaunes, « pour mettre la pression sur l’exécutif ».

« Des entrepreneurs m’accusent de nuire à l’attractivité de la Mayenne »

Son cheval de bataille agace certains : « Des entrepreneurs m’accusent de nuire à l’attractivité de la Mayenne, explique-t-elle. Pourquoi ne demandent-ils pas plutôt au gouvernement d’améliorer l’accès aux soins ? Certaines personnes se pensent protégées parce qu’elles vont consulter des spécialistes à Paris mais si elles font un AVC, que les urgences sont débordées, elles pourraient être amenées en 1 h 30 au CHU d’Angers (Maine-et-Loire)… La santé concerne tout le monde, sans appartenance sociale », pointe-t-elle, alors que les urgences de Laval ont été fermées 20 nuits par mois cet été et le sont encore 7 ou 8 nuits en ce moment, par manque de blouses blanches.

Cette ex-manageuse proche de ses équipes n’envisage pas la médecine autrement qu’avec un visage humain. « Il m’est déjà arrivé de faire un câlin à une patiente mère de famille, c’est comme ça. J’aime les gens », assume-t-elle.

Malgré la tempête, pas question de quitter cet hôpital qu’elle considère comme sa deuxième maison. « Mes quatre enfants sont nés là-bas. En 2011, mon fils qui a été secoué à six mois a été sauvé par mes collègues. J’y ai vécu les pires comme les meilleurs moments de ma vie et de ma carrière. »

Cette mère célibataire qui enchaîne parfois des sorties scolaires après des gardes de vingt-quatre heures a forgé sa détermination au fil de son parcours. « Mes parents m’avaient coupé les vivres en troisième année d’étude, raconte-t-elle. Je devais me lever à 5 heures du matin pour faire du baby-sitting et du ménage. J’étais rincée. Ce n’est donc pas cette sanction qui va me faire flancher. Si on me trouve irritante, c’est que je suis au bon endroit. Ma liberté d’expression, la solidarité et le devoir de soins sont des valeurs sur lesquelles je ne peux pas négocier », assène celle qui a pour habitude de ne jamais rien calculer.


 

   publié le 18 décembre 2023

Loi immigration : mobilisations à l’occasion de la Journée internationale des migrants

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

En cette Journée internationale des migrants, et alors que la commission mixte paritaire doit se réunir ce lundi 18 décembre en fin d’après-midi pour aboutir à un accord sur le projet de loi immigration entre la Macronie et LR, de nombreuses organisations appellent à la mobilisation contre un projet de loi inhumain.

Contre la loi Darmanin, 15 collectifs de sans-papiers, la Marche des solidarités et plus de 280 organisations lancent un appel à la mobilisation, ce lundi 18 décembre, à l’occasion de la Journée internationale des migrants. Il s’agit de s’opposer à ce projet de loi qui « légitime une société fondée sur le développement des inégalités, la déshumanisation, le contrôle et la surveillance policière, la limitation des libertés et l’exploitation sans frein de toutes et tous les travailleurs », résument-elles dans leur tract.

« Une dérive contraire à tous les principes de l’accueil »

La FAS (Fédération des acteurs de la solidarité) appelle quant à elle à la grève, notamment pour défendre l’hébergement des sans-abri. « L’évolution des discussions du projet de loi sur l’immigration suscite la plus vive inquiétude parmi les associations engagées contre la pauvreté », estime la fédération, fustigeant une « dérive contraire à tous les principes de l’accueil organisé et de l’intégration républicaine des personnes étrangères dans notre pays ». La FAS demande donc l’abandon pur et simple du projet de loi, et la mise en place de « mesures utiles relevant des moyens d’accueil et d’accompagnement des étrangers ».

À Paris, la journée d’action se traduira par un rassemblement, à 17 heures, place de l’Opéra. Des manifestations sont aussi prévues dans de très nombreuses villes de France. À Nice, rendez-vous à 16 heures place Garibaldi, à Clermont-Ferrand, 17 h 30 devant la préfecture, à Grenoble, 17 h 30 Place Félix Poulat, à Rennes, 17 h 30 Place de la République, à Marseille, 18 heures porte d’Aix, à Besançon, 17 heures place Pasteur, à Nantes, 18 heures au Miroir d’eau, à Nîmes, 18 heures à la Maison Carrée, à Toulouse, 18 heures à Jean Jaurès, à Lyon, à 18 h 30 place Bellecour, ou encore à Brest, 18 heures place de la Liberté. La liste complète des actions et des rassemblements est consultable ici.


 


 

À Calais, « crise de l’humanité » et associations à bout de souffle

Pauline Migevant  et  Maxime Sirvins  sur www.politis.fr•

Gérald Darmanin est aujourd’hui à Calais pour rendre visite aux forces de l’ordre. Alors que l’État investit surtout dans la répression, les associations font face à un manque de moyens et à la saturation des hébergements d’urgence. Reportage.

« On en est à fabriquer des chaussettes avec des couvertures de survie. » Axel G., l’un des trois coordinateurs de l’association Utopia 56 à Calais, se tient devant de grandes étagères en bois où sont stockés des vêtements, des couvertures de survie, des tentes. D’après les associations, près de 2 000 personnes vivent à Calais et 4 000 le long du littoral, dans des campements de fortune, un nombre jamais atteint depuis « la jungle » démantelée en 2016. Quelle que soit la météo, les expulsions des campements sont incessantes : 1 754 en 2022 à Calais et Grande-Synthe d’après Human Rights Observer, une association d’observation des droits humains.

J’ai honte quand je dois refuser une tente. Une bénévole

Cette année, en moyenne, 186 personnes ont été expulsées de lieux de vie informels chaque jour sur le littoral nord. Alors, les stocks s’épuisent. « On ne peut pas donner de tentes aux hommes seuls. Ni de couvertures. Quand il pleut, ils ont une bâche pour deux », déplore Axel G. À la « warehouse », l’entrepôt de l’Auberge des migrants qui héberge plusieurs associations actives à la frontière, le manque de moyens se ressent partout. Le « woodyard » par exemple, qui coupe du bois pour en distribuer 1,5 tonne par jour sur les lieux de vie, fonctionnera cette année 5 mois au lieu de 6. Pour les membres des associations, en majorité bénévoles, constater la situation humanitaire sans pouvoir y répondre suffisamment est parfois difficile à vivre. « J’ai honte quand je dois refuser une tente », confie une bénévole d’Utopia 56, à Calais depuis un mois.

À 19 heures, en ce soir de novembre quelques jours après la tempête Ciaran, ils sont deux, Melvin et Émeline, à chercher des solutions de mise à l’abri (MAB) pour des familles et les personnes qui viennent d’arriver à Calais. Dans l’entrepôt, la musique qui rythme les activités du woodyard est encore allumée. Il y a le bruit métallique de la tasse qu’utilise Émeline pour remplir des bentos. La nuit, l’équipe de Refugee Women’s centre (RWC), qui s’occupe des femmes et familles à la frontière, passe le relais à Utopia 56.

Ils échangent sur une famille pour laquelle « il n’y a aucune solution ». Les hébergements solidaires sont complets, le 115, ils en ont déjà bénéficié la semaine dernière. La chambre d’urgence de La Margelle (un lieu d’hébergement pour les hommes seuls) est pleine aussi. « Il n’y a plus que l’option tente », déplore la bénévole de RWC. Au téléphone, Julie H., coordinatrice d’Utopia 56 leur indique un hangar où ils pourraient être en sécurité, mais seulement cette nuit. S’ils restent plus longtemps, la police risque de les déloger.

Les bentos sont emballés dans une couverture de survie pour rester au chaud, les 20 litres de thé, des tentes et des couvertures sont chargés dans le vieux van qui quitte l’entrepôt pour atteindre la gare. Une famille afghane, avec deux adolescents et deux enfants, les y attend pour aller à l’hôtel. Dans le petit hall, la déco évoque l’Angleterre, comme cette cabine téléphonique londonienne pailletée accrochée au mur. Melvin paie 130 euros pour la nuit, que lui remboursera RWC. Émeline explique au père, anglophone, comment se rendre le lendemain au CAES, le centre d’accueil et d’examen des situations, où ils pourront être hébergés le temps que leur situation administrative soit étudiée.

Avant de remonter dans le van, Melvin et Émeline appellent le 115 pour deux hommes seuls, primo-arrivants. Il y a des places pour eux, inespérées. Le dispositif permettant d’accéder à un hébergement d’urgence est souvent saturé. D’après les chiffres recueillis par Utopia 56, entre janvier et octobre 2023, près d’un appel sur deux au Samu social a donné lieu à un refus, concernant 1 084 personnes au total, dont 84 familles, 20 femmes et 665 hommes seuls. Le rendez-vous est donné trois quarts d’heure plus tard.

Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire. Axel

Entre-temps, il faut aller chercher les deux hommes, trop loin du lieu de rendez-vous pour s’y rendre par eux-mêmes. L’un d’eux est près du car-ferry. Sur la rocade, le long de l’entrée du port, de hauts lampadaires éclairent les clôtures surmontées de barbelés. « Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire », avait dit la veille Axel G. Il se référait à un rapport parlementaire estimant qu’en 2020 la France avait dépensé 120 millions d’euros « liés à la présence de personnes migrantes à Calais et sur le littoral ». Soit « quatre fois le coût annuel des 3 136 places ouvertes sur toute la France dans les CAES ».

« L’hiver n’a même pas commencé »

L’équipe se rend devant l’église où arrive bientôt le Samu social. La famille du Koweït, elle, sera en centre-ville dans une vingtaine de minutes, le temps pour Melvin et Émeline de boire un thé chaud. Melvin, bénévole à Utopia 56 depuis plusieurs années, a connu l’époque des Palominos, un camping où vivaient les membres des associations. Depuis, Utopia 56 loue deux maisons pour les bénévoles. Mais faute de moyens, l’association devra peut-être renoncer à l’une d’elles, ce qui limiterait ses activités. Émeline, salariée, s’occupe du mécénat au niveau national, mais vient régulièrement sur le terrain. « Ça permet de se rappeler pourquoi on récolte des fonds ».

Est-ce que la police va venir ?

Dans Calais, ce mardi soir, il n’y a pas grand monde dans les rues. Place d’Armes, Yvonne et Charles de Gaulle, sculptés en bronze, se tiennent la main au pied de la tour de guet. La famille koweïtienne est à côté, avec quelques sacs. Ils sont sept, dont un petit garçon qui a récemment perdu des dents de lait. Il fait moins de 10 degrés. La famille monte dans le van avec ses affaires pour s’installer un peu plus loin, sous une sorte de hangar. « Est-ce que la police va venir ? » demande l’un d’eux. « On ne peut pas être sûrs », répond Melvin.

Alors que l’équipe s’apprête à remonter dans le van, le petit garçon accourt vers eux. Il demande une couverture supplémentaire. Melvin et Émeline se regardent. Quelques secondes passent. « Désolé », dit Melvin. Lucide sur les semaines à venir, alors que le département est touché par des crues et que ce n’est que début novembre, il explique : « On ne peut pas donner toutes les couvertures maintenant. » Le vent est froid et il pleut, mais ce sera pire dans les semaines à venir. « L’hiver n’a même pas commencé », ajoute-t-il. Melvin et Émeline repartent à la Warehouse chercher des vêtements propres qu’ils déposent pour un homme ayant la gale à la Margelle. Pas de nouveaux messages sur le téléphone, mais la nuit n’est pas terminée.

« Un sommet dans l’ignominie des conditions de survie »

Le van fait le tour de Calais pour un « security check » pendant lequel ils mangent un kebab refroidi, acheté dans le dernier endroit encore ouvert. Les tentes des Koweïtiens sont toujours là. Le van longe la plage et ses petites cabines inhabitées. Plus loin, un hôtel, où est logée une partie des CRS. Lorsqu’elle croise des voitures de CRS, l’équipe note les plaques, les heures et l’emplacement pour pouvoir recouper avec les témoignages des personnes exilées en cas de violences. Le van passe aussi devant une station-service aux allures de base militaire, entourée de murs en béton de trois mètres de haut d’où seul dépasse le sigle de Total.

Sur un parking, l’équipe aperçoit des silhouettes sur l’un des poids lourds dont ils notent l’immatriculation, « si jamais on reçoit un appel parce que les gens sont en danger à l’intérieur », explique Melvin. À bientôt trois heures du matin, l’équipe de mise à l’abri va au Perchoir, l’une des maisons de bénévoles. « La MAB va se percher », disent-ils. Dans la chambre d’astreinte, le téléphone reste allumé, s’il y a des urgences.

Cette nuit, ils ont vu 17 personnes, dont deux familles, cinq enfants. Le lendemain soir, le 8 novembre, une quarantaine de personnes, dont une quinzaine de familles et des femmes enceintes, sont sans hébergement. Sous une tente pour les protéger de la pluie qui ne cesse de tomber, les enfants sont assis sur de petites chaises. Ils chantent avec les bénévoles du Project play, une association dédiée aux enfants à la frontière. « The old mac donald had a farm hi a hi a ho. » Rassemblées devant la préfecture, les associations demandent en urgence à l’État un dispositif de mise à l’abri. En vain.

Dans une lettre ouverte adressée à la sous-préfète quelques jours plus tard, pour demander, entre autre l’arrêt des expulsions et l’ouverture de lieux d’hébergement, les associations décrivaient la période actuelle comme « un sommet dans l’ignominie des conditions de survie des personnes exilées ». En marge de la venue de Gérald Darmanin qui rend visite à la maire de Calais, aux policiers et aux gendarmes vendredi 15 décembre, les associations alertent, une fois de plus. Dans leur communiqué de presse, elles écrivent, « depuis Calais, nous constatons une véritable crise de l’humanité »


 

   publié le 17 déc 2023

« Acte II » de la chasse aux chômeurs :
ce que prépare le ministre du Travail Olivier Dussopt

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Tout en appelant à accélérer la mise en œuvre des mesures déjà adoptées, le ministre du Travail Olivier Dussopt veut engager un « acte II de la réforme du marché de l’emploi ». Au menu : toujours plus de flicage des chômeurs et même une restriction des possibilités de recours en cas de licenciement.

Quand il s’agit de s’en prendre aux droits des chômeurs, le gouvernement déborde décidément d’imagination. Après les ballons d’essai lancés par Bruno le Maire fin novembre, c’est au tour du ministre du Travail Olivier Dussopt de jouer sa partition. Il faut « lancer (un) acte II de la réforme du marché de l’emploi qui associera plus de formation, plus de flexibilité, plus de mobilité, plus d’anticipation et quand on peut simplifier c’est mieux », assure, dans les Échos, ce vendredi 15 décembre, le ministre qui veut en outre « accélérer la mise en œuvre des réformes engagées », comme celle de France Travail.

Pour contester un licenciement, « 12 mois c’est trop long » selon Dussopt

Tout en jugeant qu’il est « trop tôt pour évoquer des mesures précises, qui nécessitent d’ailleurs d’être concertées », Olivier Dussopt considère qu’il y a « un sujet simplification, avec notamment la question du délai de contestation en justice en cas de licenciement ». Son objectif ? Le réduire, bien sûr. « Cela peut freiner les embauches », affirme-t-il précisant « souhaite (r) un délai suffisant, mais 12 mois c’est trop long ».

La pression sur les chômeurs est aussi au menu avec un flicage encore accrue, en particulier sur ceux qui auront bénéficié d’une formation. « Il y en 500 000 (contrôle de ce type) aujourd’hui par an. On peut les concentrer et les renforcer sur les demandeurs d’emploi qui sortent d’une formation qualifiante et n’auraient pas accepté d’emploi correspondant à l’issue », estime le ministre qui « souhaite qu’on double au moins le nombre de contrôles de recherche d’emploi ».

Son collègue de Bercy, sous couvert – lui aussi – de lutter contre le chômage qui remonte (sans que l’exécutif ne pense à y voir un lien avec sa politique), avait déjà fait part de ses propres propositions. À savoir : réduire la période d’indemnisation des seniors (une question qui, comme « le compte épargne-temps universel et les parcours professionnels et reconversions », figure au menu de la négociation sociale qui « devra s’achever au début du printemps »), ou encore restreindre les possibilités de recours aux ruptures conventionnelles. Deux pistes sur lesquelles Olivier Dussopt revient ce vendredi.

Alors que le gouvernement a suspendu sa validation de l’accord sur l’assurance chômage à la prochaine négociation, le ministre du Travail précise aux Échos : « Nous attendons au moins que le déclenchement de la majoration de la durée maximale d’indemnisation soit décalé de deux ans, à 57 ans. De même, l’âge de maintien des droits à indemnisation jusqu’à une retraite à taux plein doit passer de 62 à 64 ans. »

Quant aux ruptures conventionnelles : « Elle est parfois utilisée pour les salariés de 58 ou 59 ans comme une forme de préretraite qui ne dit pas son nom. Nous devons trouver un moyen d’empêcher cet effet d’aubaine qui pénalise l’emploi des seniors », estime-t-il.

S’en prendre aux chômeurs, une passion macroniste

La philosophie, chez Bruno le Maire comme Olivier Dussopt, est toujours la même : les chômeurs – toujours suspectés d’être des fainéants – profiteurs du système social – sont seuls responsables du chômage, il faut donc les remettre au travail en réduisant leur droit. Peu importent les plans de licenciements, le retour des faillites, la course aux profits qui précarisent et pressurisent les salariés, le patronat est dédouané.

Hors de question d’ailleurs, pour Bercy comme pour la Rue de Grenelle, de conditionner les aides publiques aux entreprises (190 milliards par an, selon les travaux d’Anne-Laure Delatte) à leur politique d’emploi. En l’occurrence, le ministre du Travail propose même de leur faciliter la tâche pour se servir des salariés comme variables d’ajustement à la maximisation des profits en réduisant les garde-fous aux licenciements abusifs.

Et Olivier Dussopt entrouvre même la porte à la possibilité que le gouvernement aille plus loin sur la voie du « travailler plus » : « La réforme (des retraites) que nous avons menée préserve notre système de retraite par répartition, mais elle n’éteint pas tous les débats et les réflexions qui restent devant nous. »

   publié le 16 déc 2023

La France insoumise cherche
un nouveau souffle
dans un contexte dégradé

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Le mouvement de gauche, qui se réunit en assemblée représentative samedi, doit ajuster sa stratégie dans un moment de turbulences. L’explosion de la Nupes, la diabolisation du parti par les droites et des désaccords internes mettent le noyau dur insoumis à rude épreuve. 

C’est l’heure d’un bilan d’étape pour La France insoumise (LFI). Après une période tumultueuse marquée par l’explosion de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), les polémiques sur la qualification de l’attaque du Hamas du 7 octobre et les frictions sur la démocratie interne, le mouvement de gauche se réunit en assemblée représentative samedi 16 décembre à Paris. 

Deux textes ont été soumis aux militant·es de base pour cette réunion : l’un portant sur le bilan des espaces du mouvement ces six derniers mois, et l’autre sur son orientation politique pour le futur. Rapport aux autres partis de gauche, évaluation du danger de l’extrême droite, style d’intervention dans le débat public… Plusieurs sujets nourrissent des visions différentes, dont la confrontation formelle est rendue compliquée par le fameux état « gazeux » de la structure insoumise.  

Pour la première fois, les personnes tirées au sort dans chaque département pour assister à la réunion ont l’occasion de faire remonter des propositions d’enrichissement des textes. Certains Insoumis se félicitent de cette ouverture à davantage de participation. La députée Clémentine Autain, connue pour sa critique de l’absence de « cadres de discussion et de délibération ad hoc au sein de LFI », reconnaît une « petite avancée », dans un texte publié en vue de l’assemblée représentative.

Elle n’en continue pas moins de regretter que « les militants [aient] intériorisé » la défaite sur le front de la démocratie interne. Hendrik Davi estime aussi que sans procédure de vote, « le compte n’y est pas » : « Tant qu’il n’y a pas d’adhésion et de corps électoral, le problème reste entier. » 

L’enjeu de la démocratie interne

Le député Paul Vannier, animateur de l’espace « Batailles électorales » à LFI, assume pour sa part le refus de reproduire les formes et les structures d’un parti classique : « Quand nous disons que nous sommes un mouvement, ce n’est pas un slogan. On ne souhaite pas d’affrontements de courants. » Le même assure que « le texte a été discuté dans l’ensemble de LFI ».

Pas de quoi convaincre les Insoumis ayant récemment publicisé leur défection de LFI. Du côté de quatre élu·es du 8e arrondissement de Lyon qui ont fait ce choix, on souligne qu’« un représentant tiré au sort n’est évidemment pas en mesure de porter la parole des Insoumis à l’échelle d’un département, surtout lorsque la discussion est limitée au seul texte de la direction »

« C’est un processus très descendant, et le tirage au sort est fait sur un coin de table à Paris, pour que les choses se passent toujours bien », glisse Julien Poix, conseiller régional dans les Hauts-de-France, lui aussi parti de LFI. Une élue locale LFI, qui requiert l’anonymat absolu « en ces temps de purges », est encore plus cash : « Je me désintéresse de manière assez radicale de l’assemblée représentative. C’est un événement pour amuser la galerie, qui témoigne d’un certain cynisme quand on sait que les orientations sont prises dans d’autres lieux, ni officiels ni assumés. »

La question de l’unité de la gauche

Les revendications démocratiques ne relèvent pas que de questions de principe ou de fidélité à l’esprit « VIRépublique ». Des divergences internes traversent le mouvement depuis des mois sur l’attitude à adopter dans un contexte de diabolisation de LFI et de tripolarisation de la vie politique. Or, elles sont largement évacuées dans le texte stratégique, qui se concentre sur la prochaine échéance électorale – les élections européennes de juin 2024 – avec la présidentielle de 2027 en ligne de mire. 

L’une de ces divergences porte sur l’unité de la gauche. « Nous nous en tiendrons à un choix positif : comment continuer à travailler à l’union populaire d’une autre manière [que la Nupes – ndlr] ? », affirme le texte, jugeant que la « stratégie d’union populaire » a été contrecarrée par « l’impasse […] de la Nupes », en raison des « blocages des appareils de la gauche d’avant »

N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de [la Nupes], aucune responsabilité dans cet éclatement ? Clémentine Autain, députée LFI

Cette analyse ne fait pas l’unanimité. Certes, tous les Insoumis s’accordent sur le constat que les autres partis de la Nupes ont cherché à s’émanciper de l’alliance ou n’ont pas souhaité l’approfondir, par souci de défendre leur propre identité et de modifier le rapport de force interne en leur faveur. 

Pour autant, plusieurs cadres estiment que cette lecture est simpliste. « Le texte part du principe qu’on n’a rien à se reprocher dans l’explosion de la Nupes », regrette Danielle Simonnet, qui appelle à un débat plus ouvert sur la question. « N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de cette coalition, aucune responsabilité dans cet éclatement ? Au lieu de se renvoyer la faute à coups de polémiques, nous ferions mieux d’œuvrer concrètement pour qu’elle ne se fracasse pas définitivement », écrit Clémentine Autain.  

« La réponse proposée à l’explosion de la Nupes est de revenir à l’Union populaire, observe Hendrik Davi. Nous, nous souhaitons que le rassemblement de la gauche sur une ligne de rupture reste un horizon. Comment trancher entre ces deux lignes ? Il est vrai que les partenaires ont quitté le champ de bataille, mais après les européennes, il faudra bien rediscuter. »

Du côté de la direction, on réfute que le choix soit aussi binaire. « Nous continuons à dire que la Nupes est le plus court chemin pour accéder au pouvoir, explique Paul Vannier. Mais nous avons été confrontés aux choix sectaires des écologistes, aux déclarations répétées de Fabien Roussel [le secrétaire national du PCF – ndlr] qui annonce quitter la Nupes tous les quinze jours dans les médias, et enfin au moratoire du PS. » 

La relance d’un parlement de l’Union populaire ? 

« L’union peut se faire sans celles et ceux qui la divisent. C’est notre devoir de l’entreprendre », est-il défendu dans le texte d’orientation. Une tribune récente publiée dans Politis va dans ce sens : onze député·es de trois groupes parlementaires de gauche appellent à « présenter des candidatures communes dès le premier tour à toutes les élections nationales et locales ».

Les signataires évoquent la relance du parlement de l’Union populaire, qui n’a plus fonctionné après la campagne des législatives. Un écho au texte d’orientation de la direction de LFI, qui propose justement de rassembler les personnalités unitaires dans « un nouvel espace, inspiré du parlement de l’Union populaire, pour faire vivre [leur] démarche de rassemblement »

À L’économiste Stefano Palombarini, compagnon de route de LFI et critique des autres formations ayant délaissé l’union, regrette néanmoins que « l’horizon de la Nupes disparaisse ». Quant à une éventuelle relance de « feu » le parlement de l’Union populaire, il trouve la proposition encore « floue » : « Quelle sera la composition de ce parlement ? Sera-t-il responsable de l’évolution du programme ? Peut-on imaginer un processus démocratique pour désigner la personne candidate à l’élection présidentielle ? »

Animatrice de l’espace « Initiatives du mouvement », la députée insoumise Aurélie Trouvé tempère : « Cet espace n’aura pas vocation à décider à la place de LFI et des autres composantes qui y participeront. Mais ce serait déjà inédit qu’il existe un lieu de débat, qui produise de la réflexion, nourrisse un programme unitaire et initie des actions de terrain. Ces derniers temps, on aurait pu l’imaginer sur des sujets comme l’immigration ou le conflit israélo-palestinien. » 

Se disant échaudée par les refus opposés à une relance du parlement par le PCF et les Écologistes, Aurélie Trouvé compte ouvrir les portes à « des figures issues des mouvements sociaux, des mondes artistique et intellectuel, ainsi qu’à des composantes ou des figures politiques », pourvu que celles-ci se retrouvent dans le programme de la Nupes.

La question du « tout-conflictuel »  

Si les différentes sensibilités insoumises affirment donc vouloir l’union, mais avec des nuances, certaines estiment plus fondamentalement qu’un aggiornamento est nécessaire dans la façon d’intervenir dans l’espace public. La députée insoumise Raquel Garrido a ainsi plusieurs fois répété que le nouveau statut de LFI commande une autre attitude que lorsqu’il lui fallait détrôner le PS comme première force de la gauche.  

« Est-on d’accord sur la stratégie qui consiste à cliver pour cliver, ou cherche-t-on à fédérer, y compris en assumant un programme de rupture, mais avec une culture unitaire ? Faut-il forcément un ton et des méthodes brutales pour réveiller les consciences ? Pourquoi ce débat n’est pas posé, alors qu’il nous traverse ? », interpelle aussi Danielle Simonnet. De fait, le sujet est ignoré par le texte de la direction de LFI.

Il faut dire qu’il met en cause Jean-Luc Mélenchon, dont la parole d’ancien candidat à la présidentielle pèse lourd, alors qu’il est officiellement à l’écart du fonctionnement quotidien du mouvement et du groupe parlementaire. Si l’hostilité d’une majorité du spectre politico-médiatique est reconnue, certaines figures pensent que cela exige d’autant plus de maîtrise de soi, sans rien lâcher sur le fond d’un programme de rupture avec l’ordre établi. 

Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage. Une élue locale LFI

Clémentine Autain alerte ainsi sur le fait que « ce n’est pas seulement avec les “gens du système” que [les Insoumis ont] clivé » : « Ce sont nos amis, notre propre électorat, nos partenaires que nous avons braqués. Plusieurs enquêtes d’opinion donnent à voir que, depuis un an, nous perdons en attractivité, que la dynamique de LFI est plutôt descendante. On peut ne pas les regarder, continuer tout droit, dire que les sondages ne nous intéressent que quand ils sont bons. »

La députée de Seine-Saint-Denis cite en exemple le tweet de Jean-Luc Mélenchon suggérant que participer à la manifestation du 12 novembre contre l’antisémitisme revenait à soutenir la politique criminelle de Nétanyahou. Autre exemple brandi par une élue locale LFI : la polémique opposant le leader insoumis et la journaliste Ruth Elkrief. « Manuel Bompard s’était bien défendu au cours d’une interview très problématique. Et tout a été annihilé par un énième tweet débile de Mélenchon. On se crée nous-mêmes nos difficultés. Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage », déclare cette élue locale.

Le spectre de l’extrême droite 

Derrière cet agacement pointe une divergence quant à la magnitude du danger représenté par l’extrême droite. En amont de l’assemblée représentative, estime Danielle Simonnet, « le texte ne prend pas la mesure de la menace. On est pourtant frappé par la progression de l’extrême droite en France et au niveau international »

Les Insoumis les plus critiques pensent que si un socle très solide a été construit par la machine électorale insoumise autour de Jean-Luc Mélenchon, les chances d’emporter de réelles victoires n’ont pas progressé, y compris contre une candidate telle que Marine Le Pen. Aux élections législatives de 2022, en tout cas, les candidats de la Nupes avaient été aussi nombreux à accéder au second tour que les candidats du camp macroniste, mais avaient perdu la majorité de leurs duels, contrairement à ces derniers. 

« Pour l’emporter au second [tour], nous devons éviter de constituer un plafond de béton qui nous laisserait seuls avec un petit tiers de l’électorat et le reste vent debout contre nous », prévient Clémentine Autain. « On pense que l’on est en situation de conquérir et d’exercer le pouvoir. Nous ne sommes pas dans une logique de résistance face à une montée inéluctable de l’extrême droite », rétorque Paul Vannier. 

La piste d’une mobilisation des abstentionnistes, en particulier parmi la jeunesse et les milieux populaires éloignés de la politique mais partageant de forts besoins sociaux, est régulièrement invoquée par la direction du mouvement, peu convaincue par l’importance de policer son expression publique. 

Une soirée autour du livre de Julia Cagé et Thomas Piketty a été l’occasion de confirmer cette approche volontariste. Manuel Bompard y avait avancé l’idée qu’une majorité absolue pour la gauche à l’Assemblée aurait été possible en mobilisant 400 000 électeurs et électrices supplémentaires sur 138 circonscriptions. « Encore faut-il ne pas les dégoûter en adoptant les discours que le centre-gauche prétend nécessaires pour “capter les miettes tombant du bloc du centre et de la droite” », commentait Jean-Luc Mélenchon dans une note de blog. 

De telles capacités de mobilisation ciblées nécessitent cependant, au-delà d’une campagne réussie, des implantations sur le terrain qui font encore trop souvent défaut à la gauche. Une autre question laissée de côté par le texte soumis samedi à l’assemblée représentative, qui ne devrait pas tarder à resurgir. Si des avancées sont notées par certains Insoumis, d’autres décrivent en effet un mouvement dévitalisé sur le plan local. Toute appréciation globale étant difficile à porter sur un parti voulu si peu « classique ».


 

   publié le 15 décembre 2023

Après le vote de l’Assemblée, amplifions la mobilisation pour le retrait de la loi Darmanin

par UCIJ - Collectif Uni·es Contre l’Immigration Jetable sur https://france.attac.org

Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite de l’adoption de la motion de rejet du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Mais nous n’avons pas encore gagné, les surenchères xénophobes continuent pour faire imposer l’esprit du texte. L’UCIJ appelle à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite de l’adoption de la motion de rejet du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Mais nous n’avons pas encore gagné, les surenchères xénophobes continuent pour faire imposer l’esprit du texte. L’UCIJ appelle à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

L’Assemblée Nationale a voté la motion de rejet préalable du projet de loi « Asile et Immigration » du gouvernement. Le collectif Uni·es contre l’Immigration Jetable (UCIJ) se félicite du rejet de ce projet répressif et discriminatoire, courtisant toujours plus l’idéologie d’extrême droite pour laquelle l’étranger est un délinquant en puissance.

Le cœur du projet du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin était de faire de cette la loi « la plus ferme avec les moyens les plus durs de ces trente dernières années ». Il s’agissait de renforcer considérablement les dispositifs destinés à précariser, réprimer et expulser les étranger·es, comme de s’attaquer au droit d’asile et au droit du sol. Sans qu’aucune solution de régularisation ne soit apportée à la situation des centaines de milliers de personnes sans-papiers, qui vivent, travaillent et payent des impôts en France.

Pour autant, ne nous y trompons pas. Le rejet de ce texte pousse Les Républicains et le Rassemblement National à de nouvelles surenchères afin d’adopter les mesures votées au Sénat, encore plus xénophobes que celles du projet Darmanin. Si ce dernier a perdu, nous n’avons pas encore gagné, et nous devons amplifier nos mobilisations.

L’UCIJ, dont est membre Attac, a mobilisé sans relâche depuis des mois contre cette loi, nous continuerons à le faire et nous appelons à rejoindre les actions organisées autour du 18 décembre à l’occasion de la journée internationale des migrant·es.

  • À Paris, la manifestation partira de l’Opéra à 17h.

  • Pour tous les autres rendez-vous : https://antiracisme-solidarite.org/agenda/

Aujourd’hui, le gouvernement doit renoncer à cette loi.

Fort·es de ce premier recul, plus que jamais, nous disons que d’autres politiques sont possibles basées sur l’accueil, le respect et l’égalité des droits et nous poursuivrons le combat en ce sens.

Contacts de l’UCIJ :
  • Aboubacar Dembélé

  • Marie-Christine Vergiat

  • Cybèle David


 


 

Pierre, ancien boulanger, 20 jours de grève de la faim en soutien des exilés

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Toute personne qui passe deux ans là-dedans, soit elle s’en va, soit elle saute sur les CRS, soit elle fait comme moi », soupire Pierre Lascoux, la voix lente et déterminée au commencement de son vingtième jour de grève de la faim. Âgé de 62 ans, l’homme est un citoyen très actif dans l’aide aux exilés le long du littoral nord de la France. « Là-dedans », ce sont ces campements du Calaisis où il intervient, en particulier celui de Loon-Plage, où survivent près de 2000 personnes désireuses de rejoindre le Royaume-Uni.

« J’y ai vu des scènes insupportables », résume pudiquement le bénévole, engagé au sein de l’association Salam (qui assure entre autres des distributions alimentaires) depuis l’été 2021. Après 27 ans à travailler comme boulanger au sein d’un fournil dans le Tarn, l’homme est marqué par les images qui lui viennent du camp de Mória, en Grèce. Sa boulangerie ferme en mars 2021 : quelques mois plus tard, le voilà rendu dans le Calaisis pour s’investir dans le soutien aux exilés.

Chaque matin, dès 7 heures, l’homme se rend à Loon-Plage avec le camion de son ancienne boulangerie. En cas de démantèlement du camp par les forces de l’ordre – comme cela se produit régulièrement -, « j’ouvrais mon camion pour que les gens puissent y mettre leurs tentes et leurs affaires », afin qu’elles ne soient pas confisquées ou détruites. « Lorsqu’il pleuvait beaucoup, je ne prenais pas les affaires : je mettais à l’abri les femmes et les enfants », précise-t-il. Mi-octobre, son camion a été saisi par un huissier de justice et un officier de police, en présence du sous-préfet. Pierre Lascoux a porté plainte pour vol de véhicule.

Le 22 novembre, il entame une grève de la faim, avec une revendication principale : l’accès à l’eau pour les exilés. « C’est un droit fondamental. Les gens ne sont pas venus d’Afghanistan pour boire un verre d’eau », lance-t-il en réponse à l’argument de l’appel d’air brandi par les autorités. Celles-ci « ne veulent pas ni que ces exilés soient là ; ni qu’ils partent [les forces de l’ordre tentent d’empêcher les départs dans le cadre de l’accord franco-britannique, ndlr]. Elles voudraient que ces gens disparaissent. Ce qui n’arrivera pas », insiste le gréviste de la faim. « C’est une vaste comédie. C’est de la souffrance humaine pour rien ».

Déjà en 2021, deux citoyens solidaires et un prêtre avaient tenu une grève de la faim pendant 38 jours avec un message similaire. « Les autorités vont jouer la montre contre moi, quand elles verront que ça dure et que ça fait du bruit », jauge Pierre Lascoux, qui avait suivi de près cette mobilisation. « Si ça ne donne rien comme la dernière fois, et bien tant pis. Ce qui m’intéresse, c’est que l’on mette au moins en lumière ce qu’il se passe ici ». Le bénévole organise ce soir une conférence de presse à la maison Sésame, un lieu d’hébergement solidaire situé à Herzeele, qu’il souhaite ériger en exemple d’accueil pour le Calaisis.

 

 

   publié le 14 déc 2023

Fret SNCF :
le fiasco du retour à la concurrence

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Tout ce que les connaisseurs du secteur redoutaient est en passe d’advenir. L’abandon, imposé par le gouvernement, des 23 flux exploités jusqu’alors par Fret SNCF se traduit par la liquidation de la filiale fret et la déstabilisation du secteur. Un seul concurrent en tire profit : DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn.

AprèsAprès des annonces en grande pompe en mai 2022, un épais silence s’est abattu sur le dossier de Fret SNCF. Comme si le sort de la filiale du groupe public ne relevait plus désormais que de la routine. Comme si l’avenir du transport ferroviaire de marchandises en France n’était qu’une formalité. Comme si tout se passait dans le meilleur des mondes, un monde où la concurrence, parée de toutes les vertus, pourrait se substituer, en un simple claquement de doigts, à un acteur historique qui a marqué le secteur depuis plus de 150 ans. Le tout en parfaite conformité avec les objectifs climatiques.

La réalité vient rappeler que les choses sont un peu plus compliquées, comme l’a mis en lumière la commission d’enquête parlementaire sur la libéralisation du fret ferroviaire. Elle doit rendre son rapport sur le sujet mercredi 13 décembre.

Sans l’avouer, le ministère des transports et la SNCF ont été contraints de revoir le calendrier. Lors de la présentation de son plan pour éviter une condamnation de Bruxelles pour aides publiques illicites, Clément Beaune avait indiqué que les 23 flux, des trains longs complets assurant une desserte d’un point à un autre pour un client, exploités par Fret SNCF devaient tous être rétrocédés à la concurrence au 31 octobre 2023. Le délai a été repoussé à la fin décembre. Mais avec des aménagements : la filiale de transport ferroviaire pourra continuer à exploiter ses trains jusqu’en juin 2024. Et les possibilités de sous-traitance par Fret SNCF ont été allongées pour la suite : de 18 mois au départ, elles ont été portées à 36 mois.

Tout ce que redoutaient les personnels de Fret SNCF, mais aussi les connaisseurs du secteur, semble en passe de se réaliser : la liquidation de l’acteur historique se traduit par une déstabilisation profonde du secteur et une incapacité de ses concurrents à reprendre sa place. Avec le risque de voir les marchandises acheminées par camion plutôt que par train, contrairement aux engagements du ministre.

Le transport routier aux aguets

Comme attendu, seul DB Cargo, la filiale de fret de la Deutsche Bahn, est en capacité de se substituer partiellement à Fret SNCF. Sur les 23 flux remis à la concurrence, la société en reprend sept, essentiellement de l’Allemagne vers l’Espagne. Les plus rentables au demeurant. Deux vont être repris par Lineas, ancienne société de fret ferroviaire de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB). Pour les autres, l’avenir est des plus flous.

« Aucun flux ne repart à la route [sic] », insiste un chargé de communication de Fret SNCF, reprenant une des promesses faites par Clément Beaune de défendre à tout prix le fret ferroviaire. Pourtant, dans un document confidentiel – dont Mediapart a eu connaissance – présenté lors du comité social et économique (CSE) de la SNCF le 30 novembre, la situation est moins claire que ne l’affirme la société.

Cinq flux exploités jusqu’alors par Fret SNCF doivent être arrêtés fin décembre. Mais aucune information n’est donnée sur le repreneur potentiel pour la suite. De même, les noms des repreneurs potentiels pour les neuf autres contrats devant s’achever fin juin 2024 ne sont toujours pas connus, alors que les clients semblent hésiter sur ce qu’il convient de faire à l’avenir.

ArcelorMittal, plus gros client de Fret SNCF depuis des décennies, avait demandé de pouvoir continuer d’acheminer ses cargaisons d’acier avec lui jusqu’en 2027. Cette demande lui a été refusée au nom des engagements pris par le gouvernement français auprès de la direction européenne de la concurrence. Comme les autres, le groupe sidérurgique doit arrêter sa collaboration en juin. Sans se soucier de savoir comment seront transportés les coils (bobines d’acier plat) ou les tôles entre Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Dunkerque (Nord) ou vers les gros clients comme les constructeurs automobiles.

Une concurrence au seul profit de DB Cargo

Était-ce vraiment le résultat qu’espérait le ministère des transports quand il a présenté ses remèdes à Bruxelles pour éviter d’être sanctionné ? Il est impossible de répondre. Le ministère n’a répondu à aucune des questions qui lui ont été adressées.

Peut-on vraiment considérer que la liquidation de Fret SNCF marque une réelle avancée en faveur de la concurrence, alors que le seul bénéficiaire évident est DB Cargo, filiale de la Deutsche Bahn qui fait par ailleurs l’objet d’une enquête par la même direction de la concurrence depuis 2020 ? Cela ne devrait-il pas amener à revoir certains critères d’évaluation pour un secteur à la fois essentiel pour la décarbonation de l’économie et qui ne peut survivre sans aides d’État ?

Se défendant de « toute discrimination » à l’égard des entreprises publiques, la Commission européenne répond qu’elle entretient « des contacts constructifs avec les autorités françaises afin de trouver une solution pour Fret SNCF, conformément aux règles de l’UE en matière d’aides d’État ». « Les règles de l’UE en matière d’aides d’État, rappelle-t-elle, visent à garantir la présence d’acteurs viables sur le marché, tout en préservant la continuité du service et, en fin de compte, à promouvoir les transports à faible empreinte carbone tels que le rail. »

L’abandon de 14 premiers flux : 18,8 millions d’euros de perte

La viabilité de Fret SNCF ou des entités appelées à lui succéder, à ce stade, est tout sauf assurée. Les remèdes proposés par le gouvernement ne font en tout cas que l’affaiblir.

Selon les comptes présentés lors du CSE du 30 novembre, l’abandon des 14 contrats à la fin décembre 2023 va se traduire par une baisse de 72,2 millions d’euros du chiffre d’affaires et une perte de 18,8 millions d’euros. Qui sera naturellement imputée à la société.

Mais ce n’est que le premier étage de la fusée. Dans la foulée de l’abandon de ces flux, la filiale ferroviaire doit, selon le plan gouvernemental, céder des équipements, du matériel de traction, des locomotives et même une gare de triage. Le tout gratuitement. L’essentiel reviendra, selon toute probabilité, à DB Cargo. Des efforts comparables seront-ils demandés à la Deutsche Bahn en Allemagne pour soutenir la concurrence ? La commission se retranche derrière le secret de l’enquête en cours pour ne pas répondre.

Par la suite, la disparition de Fret SNCF sera accompagnée par la création de deux entités, l’une pour l’exploitation du fret ferroviaire, l’autre pour l’entretien des matériels et des équipements. Toutes les deux sont jugées « non viables » par Pierre Ferracci, président d’Alpha Group, pourtant peu suspect d’être un adversaire du gouvernement : c’est un proche de longue date d’Emmanuel Macron.

Des sacrifices sans garantie

En dépit de cette mise en pièces de l’opérateur ferroviaire historique, le gouvernement français n’a aucune assurance sur la suite de l’enquête de la direction européenne de la concurrence, sur le fait d’échapper ou non à une demande de remboursement de 5,4 milliards d’euros d’aides estimées. Tout s’est négocié dans la plus grande confidentialité entre Clément Beaune et Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la concurrence.

« Il n’y a rien d’écrit. Dans deux ans, ni l’un ni l’autre ne seront plus là, selon toute probabilité. Et personne ne se souviendra plus des engagements pris de part et d’autre. Mais Fret SNCF, lui, aura bien été liquidé », relevait au printemps un des connaisseurs du secteur. Interrogée, la Commission européenne répond : « Il est impossible de prévoir le calendrier de l’enquête en cours, car il dépend du contenu et du volume des réponses [fournies par la France – ndlr] ainsi que de la complexité des questions soulevées dans l’enquête formelle ou dans l’élaboration/mise en œuvre du scénario de discontinuité économique. »

En attendant, la SNCF se dit satisfaite au moins sur un point : l’abandon des trafics imposés par le gouvernement lui permet d’améliorer son bilan carbone ! Elle va économiser 5,3 milliers de tonnes de CO2, rien qu’avec la cession des 14 flux fin décembre. On touche là aux limites de la gestion analytique. Comment se satisfaire d’une telle économie si elle se fait au détriment de l’intérêt général ?


 


 

Transport ferroviaire :
la CGT présente ses alternatives
à la liquidation de Fret SNCF

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Face au plan de discontinuité de l’opérateur public du ministre Clément Beaune, la CGT mise sur un « prêt miroir » pour reprendre la dette et sur une réunification des activités de trains de marchandises et voyageurs.

« Un scandale d’État ! » selon Thierry Nier, secrétaire général de la CGT cheminots. Alors que le plan de discontinuité de Fret SNCF va être effectif dès le 31 décembre, avec les premières rétrocessions des 23 flux livrés à la concurrence, la CGT a présenté, ce mercredi, ses pistes alternatives pour maintenir à flot l’opérateur public de transports de marchandises sur rail.

Le tempo de cette présentation ne laisse rien au hasard : ce mercredi, les députés de la commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire examinaient le rapport d’enquête rédigé par Hubert Wulfranc (PCF). L’enjeu est de taille. Comme le rappelle Thierry Nier, « l’État entend, dans le cadre de la loi climat, doubler la part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030. Mais la liquidation de Fret SNCF (le) prive de fait d’un outil public pour tenir ses engagements ».

Le plan de discontinuité, présenté le 23 mai par le ministre des Transports Clément Beaune, fait suite à l’ouverture par la Commission européenne d’une enquête pour entrave à la concurrence. Bruxelles soupçonne Fret SNCF d’avoir perçu des aides publiques indues d’un montant de 5,3 milliards d’euros, entre 2007 et 2019.

Dans son plan de développement du fret ferroviaire, la CGT cheminots propose « de solder le contentieux économique en mettant en place un prêt miroir” entre la SNCF et l’État, à travers la Caisse de la dette publique, qui permettrait un remboursement annuel » du préjudice supposé. « Ce mécanisme a déjà été utilisé par le passé pour apurer la dette de SNCF Réseau entre 2020 et 2022, il peut parfaitement être mobilisé pour la dette de Fret SNCF », mesure Thierry Nier.

« Réunifier les transports de marchandises et de voyageurs »

Au-delà de ce prêt miroir, la CGT entend revoir la structuration même de la SNCF en rassemblant les activités de voyageurs et de fret. « Il s’agit de réunifier, dans une seule et même entreprise, les activités de transport de marchandises et de voyageurs, et ainsi répondre de manière globale aux besoins de transport, tant au niveau national que dans les territoires », insiste le secrétaire général de la CGT cheminots. Thierry Nier ajoute que « l’objectif premier est une mutualisation de la production pour réduire ses coûts, grâce à des économies d’échelle ».

Le dirigeant présente cette étape comme « un premier pas franchi » en direction d’une entreprise publique unifiée de la SNCF. D’ailleurs, alors que le plan de discontinuité prévoit la suppression de près de 10 % des effectifs de Fret SNCF (principalement des conducteurs), Clément Beaune a prévenu que les salariés qui ne seraient pas transférés chez les concurrents pourraient être mutés dans les autres activités du groupe SNCF, notamment l’activité voyageurs. « D’où l’intérêt de combiner les deux activités, comme auparavant », poursuit le cégétiste.

Enfin, la CGT cheminots veut « installer Fret SNCF comme un outil public au service des besoins de la nation ». Le document réclame « des investissements de l’État dans le réseau capillaire Fret, les gares de triage, les embranchements », ainsi que l’instauration « d’une offre multimodale alliant les modes de transport fluvial et maritime. »

Selon Thierry Nier, « le transport par le rail des déchets nucléaires, des matières premières des entreprises, et des fruits et légumes est prioritaire pour la nation, personne ne peut le contester ». Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, résume les enjeux : « L’État sait faire des lois de programmation pour les dépenses militaires, comment se fait-il que pour le rail, une telle planification soit si compliquée ? »


 

   publié le 13 décembre 2023

Espionnage des journalistes :
la France fait bloc
aux côtés de six États européens

sur https://disclose.ngo/fr

La France, l’Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède veulent torpiller la première loi européenne visant à protéger la liberté et l’indépendance des médias dans l’UE en militant activement pour autoriser la surveillance des journalistes, au nom de « la sécurité nationale », révèlent des documents obtenus par Disclose, en partenariat avec Investigate Europe et Follow the Money.

Le bras de fer touche à sa fin. Depuis plus d’un an, un projet de loi sur la liberté des médias en Europe, l’European Media Freedom Act, fait l’objet de vives discussions à Bruxelles et Strasbourg. Dans ce texte censé garantir l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias, une disposition est au cœur des tensions entre les États membres et le Parlement européen : son article 4, qui concerne la protection des sources journalistiques, considérées comme l’une « des conditions fondamentales de la liberté de la presse » par la Cour européenne des droits humains. Sans cette protection, « le rôle vital de la presse comme gardien de la sphère publique risque d’être mis à mal ».

Disclose, en partenariat avec le collectif de journalistes Investigate Europe et le média Follow the Money, est parvenu à pénétrer le huis clos des négociations. Notre enquête dévoile les dessous de 15 mois de tractations qui pourraient aboutir à un texte définitif, ce 15 décembre 2023, après un troisième tour de discussions entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. Document à l’appui, elle démontre les visées liberticides du gouvernement français contre la presse, activement soutenues par le gouvernement d’extrême droite italien et les autorités finlandaises, chypriotes, grecques, maltaises et suédoises.

Surveillance généralisée

Pour comprendre la manœuvre en cours, il faut remonter au 16 septembre 2022. À l’époque, la Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Dans son article 4, le texte initial interdit l’utilisation de logiciels espions contre des journalistes et des médias, sauf dans le cadre « d’enquêtes sur [dix] formes graves de criminalité » (terrorisme, viol, meurtre — cf. encadré en fin d’article). Ces technologies, qui permettent d’intercepter les e-mails et messages sécurisés, pourront aussi être utilisées au « cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale ».

Inconcevable pour la France qui, dans un document interne au Conseil de l’UE, écrit le 21 octobre 2022 qu’elle « refuse que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». Le gouvernement d’Elisabeth Borne, alors représenté par sa conseillère culture exige d’ajouter « une clause d’exclusion explicite » à l’interdiction de surveiller les journalistes. En clair, la France veut pouvoir entraver le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire au nom de la sécurité nationale. Une exigence pour laquelle elle a fini par obtenir gain de cause auprès de la majorité des autres États.

Le 21 juin 2023, 25 États membres sur 27, adoptent en Conseil de l’Union européenne une nouvelle version de la loi, qui a scandalisé 80 organisations et associations de médias européens. Si le texte interdit de forcer les journalistes à révéler leurs sources, de les perquisitionner ou d’espionner leurs appareils électroniques, il augmente les marges de manœuvre des services de renseignements : les logiciels espions pourront en effet être déployés dans le cadre d’enquêtes liées à une liste de 22 délits, punis de trois à cinq ans de prison. Pêle-mêle, on y trouve le sabotage, la contrefaçon, la corruption ou encore l’atteinte à la propriété privée. Des journalistes travaillant sur ces sujets et entretenant une relation avec des sources visées par ce type d’enquêtes pourraient donc faire l’objet d’une surveillance policière.

« Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste » Christophe Bigot, avocat en droit de la presse

Par ailleurs, la dernière dernière phrase du texte introduit une dérogation très large : « Cet article s’applique sous réserve qu’il ne porte pas atteinte à la responsabilité des États membres en matière de protection de la sécurité nationale ». Autrement dit, la surveillance deviendrait légale si un État membre estimait sa sécurité nationale menacée. « Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste, décrypte Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse en France. Cela pourrait être le cas, par exemple, à la suite d’un article sur un restaurant ne respectant pas le confinement et s’appuyant sur des sources anonymes ».

Logiciels espions sur les smartphones

Selon nos informations, ce sont les ministères français de l’intérieur et des armées qui ont réclamé la dérogation. Ce dernier, après nous avoir assuré qu’il ne participait pas aux négociations, a précisé son propos : la position française viserait « à préserver le cadre légal du renseignement français [qui] est à la fois protecteur et équilibré, et prévoit un régime général de protection renforcée de certaines professions dites « protégées«  »« , dont font partie les journalistes ». D’après le ministère des armées, les opérations de surveillance des journalistes s’exercent d’ores et déjà sous le contrôle « sous le contrôle d’une autorité administrative indépendante ». À savoir la commission nationale de contrôle des techniques de renseignements, composée de parlementaires et de magistrats. De son côté, le ministère de la culture français — officiellement en charge des négociations — jure que « cette marge d’appréciation laissée aux États membres ne signifie en aucun cas qu’ils peuvent s’affranchir du respect des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’Homme ».

Ces dernières années, les autorités grecques, espagnoles, bulgares et hongroises ont déjà invoqué leur sécurité nationale pour justifier l’utilisation des logiciels espions Pegasus et Predator contre des journalistes d’investigation. 

Face aux risques de dérives, le Parlement européen a rappelé à l’ordre les États. Le 3 octobre dernier, deux tiers des eurodéputés ont adopté une proposition de loi prévoyant un encadrement beaucoup plus strict de la surveillance des journalistes. Ainsi, dans cette version alternative de l’article 4 de lEuropean Media Freedom Act, les communications des journalistes ne peuvent être écoutées ou leurs téléphones infectés par des logiciels espions que si une liste de conditions précises est réunie. L’intrusion ne doit pas avoir pour résultat d’accéder aux sources journalistiques ; elle doit être justifiée au « au cas par cas » dans le cadre d’enquêtes pour des crimes sérieux comme le terrorisme, le viol ou encore le trafic d’armes et ne pas être liées aux activités professionnelles du média ; enfin  une « autorité judiciaire indépendante » doit donner son autorisation et effectuer a posteriori « un contrôle régulier ».

« Ligne rouge »

C’était sans compter sur le gouvernement français et ses six alliés européens qui continuent de ferrailler sec, comme le révèle un compte-rendu d’une réunion du conseil de l’UE du 22 novembre 2023, obtenu par Disclose et ses partenaires. Dans ce document rédigé par des hauts fonctionnaires allemands, on apprend que l’Italie considère le maintien du paragraphe sur la sécurité nationale (dans l’article 4) comme « une ligne rouge ». C’est-à-dire qu’elle s’oppose fermement à sa suppression. La France, la Finlande et Chypre se disent « peu flexibles » sur la question. Quant à la Suède, Malte et la Grèce, leurs représentants affirment être sur la même ligne, « à quelques nuances près ».

Même si ces sept États ne représentent que 34 % de la population européenne, cette minorité peut bloquer tout compromis en s’alliant avec la Hongrie de Viktor Orban, qui rejette l’entièreté du texte, trop libéral à son goût. Pour que la loi soit adoptée, les États favorables doivent en effet représenter 65 % de la population. La majorité des autres gouvernements ont donc adopté la ligne dure franco-italienne pour sauver le texte. Seul le Portugal a osé critiquer cette défense acharnée de l’exception au nom de la sécurité nationale. Contactée, la représentation portugaise à Bruxelles se dit « inquiète du futur impact que cette disposition pourrait avoir, non seulement sur la liberté d’exercer la profession de journaliste mais aussi sur la société civile européenne ».

Poudre aux yeux

Familiers avec l’art du compromis, le gouvernement français et ses alliés se disent désormais favorables à l’ajout de « garde-fous requis par le Parlement européen pour protéger les sources des journalistes », peut-on lire dans le compte-rendu du 22 novembre 2023. À savoir, l’obligation d’obtenir « l’accord d’une autorité judiciaire » avant de porter atteinte à la protection des sources, et la création d’un mécanisme a posteriori « de contrôle régulier des technologies de surveillance ». De la poudre aux yeux, selon l’avocat Christophe Bigot. L’intervention d’un juge en amont ne serait qu’un « changement sur le papier, puisqu’il faudrait avoir l’accord du juge des libertés et de la détention, mais c’est déjà le cas dans le cadre d’une enquête préliminaire où il y a des perquisitions de journalistes ou d’une rédaction ».Une formalité la plupart du temps accordée, comme ce fut le cas pour la perquisition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la garde à vue de la journaliste de Disclose, Ariane Lavrilleux, le 19 septembre dernier.

Jusqu’à présent, une institution avait limité les dérives sécuritaires des États : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Elle a rappelé, à plusieurs reprises, que les États ne pouvaient pas brandir le concept de sécurité nationale à tort et à travers pour enfreindre les lois européennes. En octobre 2020, les juges ont, par exemple, interdit aux autorités françaises de forcer les fournisseurs d’accès à Internet à conserver toutes les données des internautes hors du cadre d’une enquête. Motif : la directive protégeant la vie privée et les communications électroniques l’interdit. Depuis cette défaite juridique qui a posé un cadre strict, la France et ses alliés veulent éviter d’autres décisions similaires et garder les mains libres en matière de surveillance des journalistes. 

Le Parlement va-t-il accepter le marchandage proposé par le Conseil de l’Union européenne, sous pression de sept de ses États membres ? Va-t-il céder pour préserver une loi qui, par ailleurs, comporte des avancées sur l’indépendance des télévisions publiques et des rédactions en général ?

À droite comme à gauche, des parlementaires chargés des négociations estiment le retrait de la mention sur la sécurité nationale comme un pré-requis. C’est le cas de Geoffroy Didier, eurodéputé (Parti populaire européen, droite) et co-rapporteur du texte. Ce dernier demande « solennellement à Emmanuel Macron et au gouvernement français de renoncer à leur projet qui consisterait à pouvoir espionner légalement les journalistes ». D’ici au 15 décembre, il ne reste que trois jours aux parlementaires pour convaincre la présidence espagnole de l’UE et les gouvernements. Trois jours pour qu’une loi sur la liberté de la presse ne devienne pas son tombeau.


Dix dates clés des négociations sur le Media Freedom Act

  • 16 septembre 2022 : Présentation du European Media Freedom Act
    La Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Son article 4 interdit l’utilisation de logiciels espions contre les journalistes, sauf « au cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale » ainsi que dans « le cadre d’enquêtes visant les [médias], leurs employés ou membres de leur famille sur dix formes graves de criminalité » (c’est-à-dire terrorisme, traite des êtres humains, exploitation sexuelle des enfants, trafic illicite d’armes, homicide volontaire, trafic d’organes, prise d’otage, vol organisé, viol et crimes relavant de la Cour pénale internationale).

  • 21 octobre 2022 : La France veut surveiller les journalistes
    Dans un document interne au Conseil de l’UE, composé des 27 États membres, les autorités françaises « sollicitent l’ajout d’une clause d’exclusion explicite et refusent que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». La France exige également de pouvoir détenir, surveiller ou perquisitionner les médias en cas d’« impérieuse nécessité d’intérêt public ».

  • 10 mars 2023 : La présidence de l’UE tempère les ardeurs françaises
    Le secrétariat général du Conseil de l’UE, alors présidé par la Suède, propose d’interdire le recours aux logiciels espions sauf si cela est justifié « au cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale » et uniquement en cas d’enquête pour dix types de « crimes graves », tels que le terrorisme, le viol ou le trafic d’armes.

  • 17 et 25 avril 2023 : La France insiste et fait pression
    Le gouvernement français envoie deux lettres de cadrage aux eurodéputé·es français·es pour défendre sa position liberticide (ici et là). Il explique vouloir « supprimer la définition de « criminalité grave » (restreinte à dix types de crimes) car elle relèverait« de l’autonomie procédurale des États membres ». La France veut avoir les mains libres pour espionner les journalistes.

  • 21 juin 2023 : La France obtient gain de cause au Conseil de l’UE 
    La quasi totalité des États membres du Conseil de l’UE (25 sur 27) adoptent une proposition de loi autorisant le déploiement de logiciel espion contre les médias et leurs équipes en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public, en accord avec la Charte des droits fondamentaux ». Le texte élargit même la possibilité de recourir à des technologies de surveillance dans le cadre d’enquêtes sur 32 types de délits, punis de trois à cinq ans de prison, comme le sabotage, la contrefaçon ou encore l’aide à l’entrée sur une propriété privée. Et pour couronner le tout, la France a réussi à faire inscrire une clause d’exclusion qui laisse toute latitude aux États membres « en matière de protection de la sécurité nationale ».

  • 3 octobre 2023 : Le Parlement européen pose des limites au projet liberticide de la France et ses alliés
    Dans la proposition de loi des eurodéputé·es, l’espionnage des journalistes pourrait être autorisé mais sous contrôle d’un juge, pour « enquêter ou empêcher un crime sérieux, sans lien avec l’activité professionnelle du média ou de ses employés » et sans que cela ne permette « d’accéder aux sources journalistiques »

  • 22 novembre 2023 : Le Conseil de l’UE prêt à une micro-concession
    Lors de la réunion des représentants des États membres, appelée « Coreper », la présidence de l’UE les invite à ajouter l’obligation d’une autorisation judiciaire préalable à toute action de surveillance ou arrestation visant des journalistes et un « un contrôle régulier » de l’usage des technologies de surveillance.

  • 19 octobre 2023 : Coup d’envoi des négociations, en « trilogue », entre la Commission européenne, le Parlement et la présidence espagnole du Conseil de l’UE, qui représente les 27 États membres, pour trouver un compromis sur l’European Media Freedom Act.

  • 29 novembre 2023 : Deuxième trilogue entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. La négociation sur l’article 4, le plus controversé, est repoussée au troisième trilogue.

  • 15 décembre 2023 : Troisième (et dernier) trilogue. La France, aux côtés de six autres États membres, prévoit de défendre activement la possibilité d’espionner les journalistes qui vivent et travaillent au sein de l’Union européenne.


Enquête : Ariane Lavrilleux (Disclose), Harald Schumann, Pascal Hansens (Investigate Europe), Alexander Fanta (Follow the Money)

Édition : Mathias Destal

Illustration de couverture : Konstantina Maltepioti / Reporters United


 


 

Israël, RN : quand les journalistes sont sanctionnés pour avoir posé des questions

Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Après, il ne faut pas s’étonner si la France n’est que 24ème au classement RSF de la liberté de la presse.

C’est un entretien politique, comme il en existe des dizaines tous les jours dans les médias. Le 8 décembre dernier, le président du RN est en déplacement en Guadeloupe et est interviewé par la radio RCI. La journaliste, Barbara Olivier-Zandronis, pose ses questions… en vain. On pourrait parler de « questions qui fâchent », tant nous ne sommes pas habitués à voir des dirigeants politiques de premier plan mis ainsi face à leurs idées.

Face aux questions de la journaliste, Jordan Bardella, se sentant « agressé », ne répondra pas. Pis, il la prend à parti personnellement : il interroge la journaliste si elle-même accueille des migrants chez elle, si elle a sa carte dans un parti, se permet une réflexion sur les écoles de journalisme. En somme, l’interviewé, comme les auditeurs, exprime son étonnement face à une dure réalité : un journaliste, ça pose des questions, et si celles-ci dérangent, ça n’est pas de son fait. C’est même là tout le cœur de la profession.

Que Jordan Bardella n’aime pas cet exercice, ça en dit long sur son rapport à la liberté de la presse. Mais le pire est à venir. Après l’entretien, la direction de RCI a publié un communiqué indiquant que Barbara Olivier-Zandronis a été sanctionnée : elle ne présentera plus le journal de 13 heures de la radio. Les charges retenues contre elle ? Elle aurait donné son opinion, elle aurait agit à l’encontre de « l’objectivité journalistique », elle aurait manqué aux « exigences journalistiques ». Le directeur délégué de la radio ira jusqu’à présenter ses excuses à Jordan Bardella, insistant sur l’incompétence de la journaliste…

Nous y voilà donc. Aujourd’hui, la soi-disante neutralité journalistique n’est rien de plus que de la complaisance. Il faut tendre le micro et laisser les politiques dérouler leurs analyses politiques, sans les mettre jamais en contradiction, surtout pas avec des faits. Auprès de nos confrères d’Arrêt sur images, Barbara Olivier-Zandronis s’est dite « inquiète pour la liberté de la presse ». Il faut dire qu’il y a de quoi, ou comme le résume Laurent Mauduit : « Barbara Olivier-Zandronis a fait honnêtement son métier et est sanctionnée pour cela. Alors que tant d’autres médias, obséquieux ou complaisants, déroulent le tapis rouge pour l’extrême droite ».

Comme un air de « cancel culture »

L’histoire de Barbara Olivier-Zandronis n’est pas sans rappeler celle, tout aussi récente, du présentateur de TV5Monde Mohamed Kaci. Le 15 novembre, le journaliste interviewe le porte-parole francophone de l’armée israélienne Olivier Rafowicz. Il y est question d’« urgence humanitaire » à Gaza. L’évocation même de cette situation vexe visiblement le militaire israélien. Comme le fera Jordan Bardella, face à sa gène de répondre aux questions, l’interlocuteur retourne les questions au journaliste, puis préfère évoquer les méthodes du Hamas pour justifier celles de l’armée israélienne. Quand tombe ce commentaire de Mohamed Kaci : « Donc vous vous comportez comme le Hamas, c’est ce que vous me dites ce soir ? » Olivier Rafowicz ne répondra pas, qualifiant cette remarque d’« attaque à l’État d’Israël ». L’entretien s’arrêtera-là.

Cinq jours plus tard, la direction de TV5Monde publie un communiqué pour désavouer son présentateur, lequel n’aurait pas respecté les règles journalistiques. Il sera par la suite convoqué aux ressources humaines en présence de la directrice de l’information Françoise Joly. Une affaire qui a profondément secoué la rédaction, choquée de voir leur collègue jeté à la vindicte par la direction – une tension qui traverse de nombreuses rédactions françaises depuis le 7 octobre.

Et pendant qu’Israël est en train d’établir un record de journalistes tués, le gouvernement lance une « chasse aux sorcières » à l’université contre toute parole jugée propalestinienne – lisez donc cette enquête de Mediapart. De son côté, Valérie Pécresse persiste dans son rôle de dispensatrice de bons points. Après avoir (grand)-remplacé Angela Davis par Rosa Parks pour le nom de baptême d’un lycée, voilà la présidente de la région Île-de-France qui retire le prix Simone-Veil à la journaliste Zineb El Rhazoui. En cause : ses dénonciations des crimes de guerre d’Israël à Gaza.

Comme l’écrivait ici-même Clémentine Autain il y a quelques jours à peine : « Souvent j’ai pensé que le fonctionnement médiatico-politique touchait le fond. En réalité, c’est un puits sans fond : le niveau s’abaisse sans discontinuer, et nous coulons avec. […] Une spirale infernale est en train d’avaler tout cru l’intelligence collective et la démocratie. La hiérarchie de l’information est profondément atteinte. Et nous vivons dans une société qui dévore les attentions, les idées, les désirs. »


 

   publié le 12 décembre 2023

Darmanin a perdu. On n’a pas gagné

Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr

D’où que l’on vienne, où que l’on soit né·e, Notre pays s’appelle Solidarité

Attention à l’effet boomerang. La seule chose qu’on a gagné c’est un peu de temps. Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

Darmanin a perdu. On n’a pas gagné.

Un an et demi après le début du processus qui devait conduire rapidement à son adoption, le projet de loi de Darmanin est à nouveau repoussé.

Darmanin a perdu

Darmanin s’est pris les pieds dans le tapis de ses manœuvres politiciennes pour trouver une majorité à l’Assemblée chez les courants les plus racistes de la droite et chez les fascistes. A la course à l’échalote c’est toujours ceux qui sentent le plus mauvais qui gagnent.

Cela rend d’autant plus hypocrite (on pourrait presqu’en rire si les enjeux n’étaient aussi dramatiques) les dénonciations par Darmanin des « politicailleries » entre LR, le RN et la Nupes.

Aussi immonde est son indignation devant le « refus des députés et députées de débattre de l’immigration ». Il ne s’agit pas d’un débat sur l’immigration. Il s’agit d’un débat contre les immigrés et les immigrées, d’un débat dont les postulats de départs sont racistes et inégalitaires. Nous n’en voulons pas.

Et que dire sur, tout à coup, le constat fait par Darmanin que l’Assemblée nationale « ne représente pas les Français » ? Qu’il s’agirait là d’un déni de démocratie. Il y a quelques mois, Gérald Darmanin et Emmanuel Macron n’avaient pas ce type de préventions pour faire passer en force l’attaque sur les retraites malgré l’opposition d’une énorme majorité de la population.

Alors oui Darmanin a perdu. Et avec lui, le gouvernement et Macron. Et c’est à la fois la conséquence et le symptôme d’une crise bien plus profonde du pouvoir, du système de représentation et, au-delà, de toute la société.

Mais nous n’avons pas gagné.

Ne bluffons pas. Nous n’avons pas gagné. Le rejet du projet à l’Assemblée ne s’est pas fait sur la base d’un fort mouvement de la société pour contester les bases mêmes du projet de loi, construisant en même temps l’antidote au racisme et au fascisme et les bases, dans chaque quartier et chaque lieu de travail, pour une autre logique. 

Le rejet est le fruit d’un alliance - de fait - entre la gauche, les courants les plus racistes de la droite et les fascistes. Légitimant un peu plus ceux-ci.

Effet boomerang

Alors nous n’en avons pas fini avec ce projet de loi scélérat. Darmanin l’a répété, et Macron avec lui, les mesures contenues dans ce projet, les plus racistes, les plus sécuritaires, doivent être mises en œuvre. La droite et les fascistes ne lâcheront pas le morceau.

Et attention à l’effet boomerang. Jusqu’ici, en l’absence d’un mouvement suffisamment puissant et visible d’opposition, chaque report du projet de loi s’est traduit par son retour sous une forme encore pire.

Notre seul gain est un peu de temps

Cela fait déjà plus d’un an que nous nous battons pour construire ce mouvement. Cela n’a pas été en vain. Les grèves de sans-papiers ont démontré l’arnaque du versant soi-disant « de gauche » du projet de loi en montrant qu’il n’y avait pas besoin de nouvelle loi pour régulariser les travailleurs et travailleuses sans-papiers. Les collectifs de sans-papiers se sont renforcés, des convergences se sont tissées, les arguments se sont diffusés.

Il n’en reste pas moins que ce potentiel ainsi démontré n’a pas encore permis de faire émerger un mouvement massif et puissant capable de renverser la vapeur devant la saturation des arguments racistes et sécuritaires développés par le pouvoir et les médias, pain béni pour les racistes et les fascistes.

Un nouvel enjeu autour du 18 décembre

C’est ce qui nous avait conduit, à la Marche des Solidarités, avec les collectifs de sans-papiers, à choisir, stratégiquement, de cristalliser la mobilisation, nationale et de rue, autour du 18 décembre à l’occasion de la Journée internationale des migrant·e·s pour se donner toutes les chances de construire une riposte la plus massive possible.

Pari en partie gagnant puisque la dynamique a pris et qu’il y aura le 18 décembre (et parfois le 16) des manifestations dans de nombreuses villes sur tout le territoire. Fait historique, sur cette question, contre le racisme, pour la régularisation des sans-papiers, des syndicats ont déposé des préavis de grève pour le 18 décembre.

A Paris la manifestation sera conduite par un cortège massif des collectifs de sans-papiers, des collectifs de soutien, des organisations et associations de l’immigration et antiracistes. Suivront des pôles féministes, les Soulèvements de la terre, les syndicats.

Mais ce qui aurait pu ressembler en partie à un baroud d’honneur, la construction d’une résistance pour la situation plus difficile créée par la loi Darmanin, change de nature.

Le projet de loi est reporté. Le 18 décembre redevient un point de départ. Mais nous n’avons pas de temps à perdre.

Le 18 décembre doit donner espoir, afficher en plein jour les possibilités de gagner. Car les faiblesses et instabilités du pouvoir peuvent jouer dans tous les sens.

Pour cela il faut mettre les bouchées doubles. Faire grossir la mobilisation pour les manifestations du 18 décembre, augmenter le nombre de lieux de travail où des préavis de grève sont déposés. Que les manifestations du 18 décembre commencent à inverser la donne. Que les antiracistes et les antifascistes reprennent confiance, que le climat politique ne soit plus dominé par la droite raciste et les fascistes. Que le pouvoir comprenne que son plus grand ennemi, c’est nous ! Pour qu’il y ait des lendemains au 18 décembre.

Nous n’avons rien à perdre :
une autre société à construire !

Autour de la journée internationale des migrant·e·s lundi 18 décembre 2023, ce sont déjà 40 manifestations, rassemblements et actions (https://antiracisme-solidarite.org/agenda/ ) qui sont prévues partout sur le territoire.

Il faut renforcer toutes les mobilisations d’ores-et-déjà annoncées et en organiser d’autres ! Car ce n’est pas seulement la loi Darmanin qu’on veut rejeter, c’est tout Darmanin et son monde, c’est leur société raciste, sécuritaire et anti-sociale qu’on veut balayer avec tous les Ciotti, Bardella et Le Pen. C’est maintenant que ça se joue !

D’un rassemblement à Romans-sur-Isère à un autre au col d’Espeguy à la frontière entre la France et l’Espagne. D’une marche aux flambeaux à un blocage de lycée ou une grève (https://blogs.mediapart.fr/marche-des-solidarites/blog/061223/appel-aux-syndicalistes-et-aux-syndicats-pour-la-greve-lundi-18-decembre) ; de Marseille à Brest, en passant par Paris, Lyon , Rennes, Nantes ou Le Havre, partout où c’est possible, par notre nombre et notre détermination, faisons vivre la Solidarité et battons-nous pour l’égalité des droits de toutes et tous !

Aux côtés des immigré·e·s, avec ou sans-papiers, aux côtés de celles et ceux qui subissent le racisme !

Pour dire que les fascistes ne seront jamais nos alliés dans la bataille !

Parce que ce sont les politiques racistes et anti-migratoires qui nous mettent en danger. Pas l’immigration.

Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

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À Montpellier

Marche aux flambeaux contre la loi Darmanin

samedi 16 décembre de 17h30 à 20h00

Place de la Comédie, Montpellier

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Fabien Roussel : « L’exécutif doit retirer ce projet de loi immigration »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le secrétaire national Fabien Roussel fustige le climat politique autour du texte sur l’immigration. Il appelle à se mobiliser sur les questions de salaire et de pouvoir d’achat. Face à l’extrême droite, il défend une nouvelle union des forces de gauche.

COP28, factures d’électricité qui explosent, pouvoir d’achat en berne, pauvreté qui augmente, gauche divisée, guerres qui se multiplient sur la planète, loi immigration… Fabien Roussel a répondu aux questions de l’Humanité.

Que pensez-vous du projet de loi sur l’immigration après son rejet par l’Assemblée nationale, et du climat politique qui règne autour ?

Fabien Roussel : Le vote de la motion de rejet est un signal clair au gouvernement. Il n’a pas de majorité pour voter une telle loi, et il doit la retirer définitivement. Ce texte, tel qu’il est rédigé aujourd’hui, fait de l’étranger le nouveau paria, le pestiféré du XXIe siècle, en lui faisant porter tous les maux de la société. On l’associe à la délinquance et au terrorisme. C’est extrêmement grave.

Ce texte de loi ne réglera rien des problèmes qui sont posés. Il durcit les conditions d’accueil des migrants et du droit d’asile. Il va créer encore plus de difficultés, mettre davantage de gens en situation d’être sans papiers, et au final nourrir les mafias et les filières clandestines

Plutôt que de durcir les conditions d’accueil, que devrait faire la France ?

Fabien Roussel : Ceux qui vivent et travaillent dans notre pays payent des cotisations, perçoivent des salaires, mais n’ont toujours pas droit à un titre de séjour. Ils sont sans droit. C’est une anomalie totale dans la République. Nous demandons qu’on leur garantisse un titre de séjour et que les travailleurs sans papiers soient régularisés. Il faut aussi s’attaquer aux causes des migrations. Ceux qui quittent leur pays ne le font jamais par plaisir, c’est à chaque fois un déchirement. Il faut essayer de régler les conflits qui n’ont jamais été aussi nombreux, et remédier aux grandes inégalités entre les pays du Nord et du Sud, où persiste un rapport toujours très colonialiste. Les intérêts liés aux matières premières régissent les rapports de coopération, sans juste retour des richesses produites au bénéfice des populations. Cette pauvreté grandissante, ces guerres à répétition, auxquelles s’ajoutent les catastrophes climatiques, sont autant de causes d’émigration.

Justement, quel regard portez-vous sur la COP28 qui s’achève aujourd’hui ?

Fabien Roussel : Les lobbies des énergies fossiles sont puissants. Les intérêts financiers et les logiques capitalistes continuent de menacer notre planète ; 1 % des plus riches de ce monde produisent autant de gaz à effet de serre que 66 % des plus pauvres, soit 16 % des émissions mondiales. Et ce sont pourtant eux qui dictent les décisions.

L’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 n’est pas négociable. Notre parti a présenté un plan en ce sens. C’est possible. Nous devons réduire de 40 % notre consommation d’énergie et augmenter la production d’électricité nucléaire et d’énergies renouvelables pour ne plus utiliser de pétrole et de charbon.

Modifier notre système économique, nos modes de transport, notre filière agricole, rénover tous nos logements dans les quinze ans est à notre portée. C’est faisable en créant de la justice sociale, en garantissant à chacun d’avoir droit à une nourriture saine, un logement décent, un travail, un salaire et le droit à la mobilité. C’est créateur d’emploi. Nous voulons des jours heureux sur une planète saine et habitable.

Le progrès social n’ira pas sans la lutte contre le réchauffement climatique. Et nous n’amènerons pas les gens à faire cette révolution écologique s’ils n’y trouvent pas leur intérêt. La folie du capitalisme consiste, par exemple, à rendre les modes de transport les plus doux et les moins carbonés toujours aussi chers. Le gouvernement a annoncé un « gel » des prix : ils vont donc rester élevés. C’est inadmissible.

Il faut subventionner les TGV pour faire baisser les prix de 30 %. Et c’est avec la gratuité des TER et des transports publics que l’on fera préférer le train à la voiture. Nous devons aussi réindustrialiser le pays, parce que 50 % des émissions de gaz à effet de serre de la France sont « importées », et décider d’un investissement massif dans la production d’électricité décarbonée, dans le nucléaire et les énergies renouvelables. La BCE doit enfin prêter à des taux zéro pour tous les investissements finançant la transition écologique et nos services publics.

Vous avez obtenu que les locataires en HLM puissent payer leurs factures d’énergie avec le chèque énergie. Faut-il bloquer les prix ? Sortir du marché européen de l’énergie ?

Fabien Roussel : Le gouvernement doit prendre conscience que la pauvreté s’étend dans notre pays, qui compte 9,5 millions de Français dans cette situation, dont 2 millions de travailleurs pauvres. Plus de 14 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus de 3 000 enfants sont dans la rue. Je rencontre des gens qui vivent dans leur garage. Des retraités avec des pensions de 825 euros qui restent dans le noir parce que leurs factures ont explosé. D’autres qui n’allument pas le chauffage.

La question des salaires est centrale, et celle de l’énergie est indissociable. Nous avons en France les capacités productives pour permettre à chacun d’avoir accès à de l’électricité la moins chère d’Europe. En reprenant la maîtrise de notre production et de la tarification, nous pouvons diviser par deux les factures des ménages, des entreprises, des communes, des services publics.

Il faut le faire maintenant. C’est le meilleur atout compétitif de la France pour réindustrialiser le pays. Nous avons un outil incroyable avec nos centrales nucléaires, et ce gouvernement est incapable de l’exploiter.

Quelles suites prévoyez-vous aux mobilisations que vous avez déjà menées sur le pouvoir d’achat ?

Fabien Roussel : Nous continuons à faire signer des pétitions pour la gratuité des transports publics, la baisse des factures d’énergie, la hausse des salaires et des retraites. Nous prévoyons un grand rassemblement en début d’année, probablement en février, à Bercy.

Le chèque énergie pour les locataires HLM, c’est une respiration pour un million de foyers. J’ai aussi obtenu, lors de rencontres avec la première ministre, que les associations puissent être exonérées de la taxe d’habitation à partir de l’année prochaine. Par la mobilisation, on arrive à obtenir des avancées.

Pour les européennes, la gauche part divisée. Vous avez tourné la page de la Nupes. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné selon vous ?

Fabien Roussel : L’élection européenne est une élection à un tour, avec une liste. Chaque électeur peut choisir de voter pour la liste dont il se sent le plus proche et qui correspond à ce qu’il attend d’un député européen français. Sur l’Europe, nous avons des projets très différents entre forces de gauche.

Nous voulons défendre la souveraineté française dans une Europe plus juste, une Europe des nations qui coopèrent entre elles. Notre liste menée par Léon Deffontaines sera très ouverte à d’autres forces politiques, à des personnalités, à des syndicalistes. Ce n’est pas une liste soutenue seulement par le PCF mais aussi par des syndicalistes et d’autres communistes, mais une liste très large qui rassemble des forces de gauche partageant la même priorité : que la France reprenne la main sur ses choix. Nous voulons revenir sur les traités européens. C’est indispensable pour sauver la planète.

La Nupes, de son côté, a été discréditée par les propos tenus par Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants. La crise internationale, la construction de rassemblements très larges pour la paix en Israël et en Palestine auraient nécessité une union des forces de gauche. Malheureusement, ses choix ne l’ont pas permis.

Nous voulons construire une nouvelle union des forces de gauche, écologistes, républicaines. Avec la volonté de gagner les luttes et les élections, de redonner de l’espoir. Nous avons décidé de rencontrer toutes les forces d’ici à la fin de l’année. Nous le faisons en ce moment, et nous avançons sans communication pour pouvoir travailler sereinement, dans une nouvelle méthode respectueuse entre nous, sans hégémonie et sans insultes. C’est fondamental.

Lorsque la menace de l’extrême droite est si forte, que des milices défilent dans nos rues, que des médias sont en croisade contre les musulmans, il y a besoin de forces de gauche unies, capables de parler d’une même voix et de porter l’espoir d’une République démocratique et laïque.

Vous soulignez la menace de l’extrême droite. Ses victoires en Europe pourraient-elles se produire en France ?

Fabien Roussel : L’extrême droite prospère sur la pauvreté qui grandit, les inégalités et un sentiment de colère de plus en plus fort. Mais elle peut aussi reculer, comme c’est le cas en Pologne, ou en Espagne avec la coalition des socialistes et des communistes.

En France, Il ne faut pas non plus sous-estimer la violence dans la société. L’insécurité existe, et ce sont toujours les plus modestes qui en souffrent, dans les quartiers, dans les villages. Je pense aussi aux enseignants, en particulier celui assassiné à Arras. Au couple de policiers de Magnanville. À l’aide-soignant allemand, un modeste touriste, tué à Paris.

Mais la violence, c’est aussi le racisme, l’antisémitisme qui grandissent dans notre pays. Nous ne pouvons pas laisser l’extrême droite se saisir de ces sujets pour diviser encore plus les Français. Nous devons dire haut et fort que nous voulons garantir la sécurité et la protection de tous nos concitoyens.

Le trafic de drogue n’a jamais été aussi important en France. L’Europe est la nouvelle aire de jeu des narcotrafiquants. Il faut des moyens, des politiques publiques au service du peuple. L’extrême droite instaure le chaos pour créer les conditions d’un régime autoritaire. La gauche ne doit pas mettre la poussière sous le tapis. La gauche doit être à la hauteur de ces menaces.

Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, Israël fait payer un prix exorbitant aux Palestiniens. Où sont passées les voix de la paix ?

Fabien Roussel : Les peuples doivent s’en mêler davantage pour que la communauté internationale impose le cessez-le-feu. Il faut remonter loin dans le temps pour retrouver trace d’un siège aussi meurtrier que celui de Gaza. La responsabilité des États-Unis est énorme, qui financent l’armée israélienne. La voix de la paix est aussi portée par des juifs du monde entier, y compris en Israël. Pour sauver les otages. Mais aussi parce qu’ils ont bien compris que cette guerre à outrance n’amènera pas la paix.

J’ai rencontré Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, qui appelle à ce que la communauté internationale impose un cessez-le-feu. L’armée israélienne ne tient que par le soutien militaire de ses alliés. Les rassemblements en France devraient être le plus large possible. Je regrette que, semaine après semaine, ils s’étiolent, sans jamais réussir à trouver les moyens de s’élargir.

J’appelle à un grand rassemblement pour la paix pour le début de l’année 2024. Sans aucun autre mot d’ordre que celui-là, pour qu’il nous permette de tous sortir dans la rue, dans notre grande diversité.

Nous sommes aussi dans un pays où les soutiens à la cause palestinienne sont taxés d’antisémitisme, de Jean-Luc Mélenchon à Dominique de Villepin. Est-ce que ça ne met pas en danger le camp de la paix ?

Fabien Roussel : Le gouvernement Netanyahou a utilisé l’accusation d’antisémitisme contre des dirigeants et des diplomates de pays comme la France qui remettaient en cause sa politique. C’est inadmissible. Il faut s’appuyer sur les forces progressistes, y compris en Israël, qui appellent au cessez-le-feu, dénoncent l’entreprise terroriste du Hamas autant que les crimes du gouvernement Netanyahou.

Je rappelle que l’Organisation de libération de la Palestine, que nous avons toujours soutenue, s’est battue pour une Palestine libre, laïque et démocratique. Elle avait choisi, avec Yitzhak Rabin, la solution à deux États. C’est ce combat que les communistes français portent, et ce n’est pas le projet du Hamas, ni celui de Netanyahou.


 

   publié le 11 décembre 2023

Santé, travail, famille, liberté :
les quatre menaces de la loi immigration

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Après que les mesures les plus attentatoires à la Constitution votées au Sénat ont été supprimées en commission des Lois, les députés entament ce lundi les discussions sur le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Un texte qui comporte des atteintes graves à la liberté, la dignité et les droits humains, alertent associations et progressistes.

Dans quelle mesure la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », dont l’examen débute ce lundi 11 décembre à l’Assemblée nationale, va-t-elle restreindre les droits des personnes étrangères vivant sur le territoire français ?

Cette question préoccupe des personnalités de gauche et une quarantaine d’organisations (Cimade, LDH, Droit au logement, Médecins du monde, Fondation Abbé-Pierre, Singa, SOS Racisme, etc.) réunies dans le collectif Uni.e.s contre l’immigration jetable, qui appellent à manifester devant l’Assemblée nationale chaque jour de cette semaine déterminante.

« La commission des Lois de l’Assemblée nationale a adopté une version édulcorée du projet de loi transmise par le Sénat. Cependant, un certain nombre de dispositions extrêmement inquiétantes persistent et certaines ont même été renforcées. Il s’agit de mesures que nous jugeons particulièrement dangereuses pour la dignité et les droits des personnes exilées », déplorent les associations dans un communiqué commun.

« La philosophie générale du texte, que nous contestons depuis sa première rédaction, reste la même : déployer toujours plus d’inventivité pour restreindre l’accès aux titres de séjour et renforcer la précarisation des personnes considérées comme indésirables », abonde Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade.

Elle déplore par ailleurs le contexte politico-médiatique qui entoure les débats autour de ce projet de loi, qui « a été accompagné de beaucoup de discours et de prises de position liant immigration et délinquance, et même présenté comme une réponse à des actes terroristes ».

Menaces sur la santé

Même si la suppression de l’Aide médicale d’État (AME), votée par les sénateurs, a été annulée en commission des Lois à l’Assemblée nationale, « des coups de rabot budgétaire et des freins réglementaires concernant l’AME dans d’autres textes » restent à craindre, selon la responsable de la Cimade.

Le vrai problème, pointe-t-elle, « c’est le non-recours à l’AME (plus de 50 % des personnes éligibles ne la demandent pas – NDLR), et les refus de soins de la part de certains professionnels de santé. Il faudrait au contraire renforcer cette aide réservée aux étrangers en situation administrative irrégulière à très faibles ressources ».

Un avis partagé par Médecins du monde, dont le vice-président, Jean-François Corty, prône « la suppression de l’AME, qui est l’objet d’instrumentalisations politiques récurrentes et stigmatise les étrangers malades, qui pourraient tout simplement intégrer le régime général de la Sécurité sociale ».

Privés du droit de vivre en famille

À l’heure actuelle, la procédure de regroupement familial, qui concerne seulement 10 000 à 15 000 personnes chaque année, est déjà longue (parfois, plusieurs années), complexe et soumise à des conditions drastiques : la personne vivant en France doit être titulaire d’une carte de séjour depuis au moins dix-huit mois, répondre à des conditions de logement et de ressources « stables et suffisantes », respecter des « principes essentiels » comme la monogamie ou l’égalité femmes-hommes, etc.

Le Sénat a durci encore ces conditions, sans que la commission des Lois de l’Assemblée ne revienne sur l’ensemble de ces restrictions proposées. Ainsi, perdure dans le texte la souscription impérative par le demandeur à une assurance-maladie pour les membres de sa famille, préalablement à leur arrivée. « Cette condition, absurde, nécessiterait donc de souscrire d’onéreuses assurances privées qui n’auraient en fait aucune utilité une fois les personnes installées en France, puisqu’elles pourraient être rattachées au demandeur », pointe Fanélie Carrey-Conte.

Une proposition faite par Brice Hortefeux, alors ministre de l’Immigration en 2007, ressortie par les sénateurs, est conservée : exiger un diplôme de français avant l’arrivée sur le territoire dans le cadre d’un regroupement familial. « Cela va être particulièrement discriminant pour les personnes, majoritairement des femmes, privées d’accès à la scolarisation dans leur pays d’origine », regrette la responsable de la Cimade. Par ailleurs, le fait d’avoir des liens familiaux en France ne constituerait plus une protection contre l’exécution d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Expulsions et enfermements arbitraires facilités

Sur la base de « la menace à l’ordre public », définie par les préfets, de nouvelles possibilités de distribuer largement des OQTF et d’enfermer les personnes étrangères, y compris les demandeurs d’asile, sont ouvertes. « La notion de menace à l’ordre public est à géométrie variable. Une même infraction n’ayant conduit à aucune condamnation, comme participer à un rassemblement interdit ou même uriner sur la voie publique, sera considérée comme telle pour un étranger et non pour un Français », illustre Aboubacar Dembélé, du Collectif des travailleurs sans papiers du Val-de-Marne.

« Ce nouveau fondement crée un risque non négligeable d’enfermement arbitraire, dénonce Julien Fischmeister, de l’Observatoire de l’enfermement des étrangers. Il est d’autant plus prégnant que de nombreuses personnes pourraient être expulsées avant même d’avoir vu un juge. » Le projet de loi prévoit de porter la première phase de la rétention administrative à quatre jours (au lieu de 48 heures), sans possibilité de voir un éventuel recours examiné par un juge des libertés.

Cela permettrait à l’administration d’éloigner rapidement et en toute impunité les personnes retenues. Or, selon le rapport d’activité des associations intervenant dans les centres de rétention administrative (CRA), plus de 25 % des placements en rétention ne respectent pas le cadre légal, et sont donc annulés.

Des travailleurs à la merci des patrons et des préfectures

Le Sénat a supprimé la proposition du gouvernement consistant à créer, à titre expérimental, jusqu’au 31 décembre 2026, une carte de séjour temporaire portant la mention « travail dans les métiers en tension », accessible de plein droit aux personnes justifiant d’au moins trois années de présence en France et d’au moins huit mois d’activité au cours des vingt-quatre derniers mois dans un des métiers en tension.

Dans la version du texte soumise aux députés, il est uniquement prévu la création d’une nouvelle catégorie administrative « métiers en tension », mais n’ouvrant droit à un titre de séjour qu’après accord du préfet. Par ailleurs, la circulaire Valls pourra continuer d’être appliquée, avec l’écueil qu’elle oblige le salarié à avoir l’appui de son employeur pour être régularisé à la discrétion de la préfecture.

« C’est vraiment beaucoup de bruit pour rien, s’agace Fanélie Carrey-Conte. Le marchandage politique autour de cette mesure pour essayer d’obtenir une majorité sur le texte nous éloigne de l’enjeu essentiel qu’est la régularisation des sans-papiers maintenus dans une précarité insupportable. »

Quelle que soit leur situation, toutes les personnes étrangères non occidentales vivant en France sont plus ou moins visées par ce projet de loi que la Défenseure des droits, Claire Hédon, a qualifié ce week-end, dans le Monde, de « dangereux pour la protection des droits fondamentaux ». À ses yeux, il laisse présager « de nouvelles formes d’ostracisme (…) néfastes pour l’intérêt général ».


 


 

Derrière le projet de loi immigration,
la voix de ceux et celles
que l’on n’entend pas

Nejma Brahim et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Depuis son annonce, il y a plus d’un an, la loi Darmanin a suscité d’interminables discussions entre la droite Les Républicains et le gouvernement. Mais les personnes étrangères présentes en France, elles, n’ont jamais été consultées et vivent depuis des mois dans l’angoisse du sort qui leur sera réservé.

« Parce« Parce qu’on est sans-papiers, ils considèrent qu’on n’a pas notre mot à dire ? », lance Rachel* au bout du fil. Depuis plusieurs mois, cette Ivoirienne observe la vie politique française avec consternation. Le débat sur la régularisation d’une partie des travailleurs en situation irrégulière dans le secteur des métiers dits « en tension » l’a pour le moins déçue. Car la droite et l’extrême droite ont tout fait pour faire disparaître la mesure, ou en tout cas la vider de sa substance.

Alors, la jeune femme reste perplexe : « C’était déjà une mesure très précaire puisqu’il s’agissait d’un titre de séjour temporaire [d’un an renouvelable - ndlr]. » Que se passe-t-il le jour où ces mêmes travailleurs décident de ne plus travailler dans le métier en question ? « On se retrouvera de nouveau sans papiers en France, on nous jettera dès qu’on n’aura plus besoin de nous… », craint-elle, regrettant que le gouvernement et les parlementaires ne trouvent pas de « solution concrète » pour les sans-papiers présents en France. « Ils ne vont pas assez loin, ils ne sont pas assez courageux. Ces lois sur l’immigration ne fonctionnent pas. »

À 25 ans, Rachel dit avoir quitté son pays pour une vie meilleure et a rejoint la France pour « trouver la paix » au printemps 2023. Très vite, elle a décroché un travail dans l’agriculture, dans le sud de la France, constatant les besoins énormes en main-d’œuvre de ce secteur. L’exploitant agricole aurait d’abord hésité à recruter une sans-papiers, mais aurait fini par céder, au pied du mur, alors que la période de récolte avait déjà débuté et qu’il manquait de bras.

Si Rachel a « bien aimé travailler là-bas », elle nourrit toutefois d’autres ambitions : étudier, se former à un métier. Mais elle constate toutes les barrières qui s’imposent à elle, comme aux membres de la communauté avec laquelle elle vit aujourd’hui. Certains sont présents en France depuis sept ans et n’ont toujours pas pu régulariser leur situation. D’autres ont déjà écopé d’obligations de quitter le territoire français (OQTF). Une ambiance « inquiétante », d’autant que le système lui paraît un brin absurde : « On nous dit qu’on ne peut pas travailler mais pour être régularisé on doit déposer une demande à la préfecture avec des fiches de paie », rappelle-t-elle. 

Des politiques « déconnectés de la réalité »

Sans doute, Rachel aurait-elle eu beaucoup de choses à dire à Gérald Darmanin, dont le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », reporté à plusieurs reprises après son annonce, en novembre 2022, arrive lundi 11 décembre 2023 à l’Assemblée nationale. Mais pendant ces longs mois d’interminables discussions entre le gouvernement et la droite Les Républicains (LR), le ministre de l’intérieur, toujours prompt à « traiter » - comme on dit dans le jargon – ses alliés potentiels pour décrocher une majorité au Parlement, s’est montré beaucoup moins allant pour être à l’écoute des premiers concernés.

Résultat, la loi s’est écrite dans le huis clos des hautes sphères de l’État, où l’on soupèse au trébuchet les conséquences des choix effectués. Non pour les étrangers concernés, mais pour les états-majors politiques en présence désireux de « capitaliser » sur la « séquence » en envoyant des « signaux » à leur électorat.

La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même. Elsa Faucillon, députée communiste

« La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même et a abandonné toute considération pour la vie des gens », résume ainsi la députée communiste Elsa Faucillon. À l’opposé du spectre idéologique, le député Les Républicains (LR) Aurélien Pradié constate, lui aussi, « l’écart entre les défis gigantesques en jeu et le côté misérable des solutions proposées dans ce texte, qui n’est au final qu’une distraction de carrière pour Gérald Darmanin ».

Un ministre qui joue ni plus ni moins que son avenir politique sur ce texte – s’il obtient une majorité, le voilà mis en orbite pour Matignon, et pourquoi pas pour l’Élysée en 2027. Le tout, sous le regard placide d’une première ministre qui tire elle aussi les ficelles dans l’espoir de le faire trébucher.

Des considérations à mille lieues des préoccupations de Karim*, qui a lui aussi suivi les débats autour du projet de loi (le 117e texte sur le sujet depuis 1945), notamment le volet sur le durcissement du regroupement familial adopté par le Sénat début novembre. Au programme : une série de mesures qui ajoutent d’importants critères restrictifs, comme l’obligation pour les proches situés dans leur pays d’origine de présenter une assurance maladie et de passer un examen de langue avant de rejoindre le territoire français. « Ils veulent aussi ajouter des critères sur la rémunération, mais beaucoup de Français vivent avec le Smic aujourd’hui », note-t-il.

Présent en France depuis vingt-trois ans, cet Algérien occupe un poste à responsabilité dans le secteur de la sécurité et détient une carte de séjour de dix ans. Il se dit « révolté » par ces mesures, qui viennent ajouter de la complexité à la complexité. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, la procédure de regroupement familial s’est transformée en véritable cauchemar, s’étalant sur dix-neuf mois au lieu de six comme le veut la loi. Les parlementaires et membres du gouvernement sont selon lui « déconnectés de la réalité », « coincés dans leurs bureaux », incapables de faire la différence entre la théorie et la pratique.

Des politiques qui seraient mus par un seul objectif : chercher à « décourager » ceux qui souhaiteraient se lancer dans cette procédure. « L’examen de langue pourrait créer des inégalités entre les gens. On ne choisit pas son conjoint en fonction de son niveau de français », peste Karim, expliquant que ces restrictions viennent attenter au droit à vivre en famille, dont le reste des Français peut jouir sereinement. « C’est pourtant un droit sacré. Cela veut dire qu’ils nous rangent dans une catégorie à part et qu’on n’est pas égaux face à cela. » Pourtant, observe le quadragénaire, les étrangers qui entament une telle procédure travaillent et cotisent. Comme tout le monde.

Outre le durcissement des conditions du regroupement familial, la question de l’accès à la naturalisation concentre aussi les tracas sur les réseaux sociaux. Durant des semaines, sur plusieurs groupes Facebook consacrés à cette procédure, les principaux concernés se sont interrogés sur les potentiels effets de la loi à venir : « Mis à part la durée de présence en France qui passe de cinq à dix ans, quels sont les potentiels changements de conditions ? J’entends dire que les lois s’endurcissent », s’inquiète ainsi Leïla. « La loi de prolongation de la résidence de cinq à dix ans a été votée par le Sénat. Pensez-vous qu’elle sera adoptée ? », demande un autre internaute, qui indique vouloir déposer sa demande avant que la future loi ne soit définitivement votée.

Incertitudes et angoisses pour les immigré·es

Au sein du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), la juriste Anne Sibley s’est interrogée sur la pertinence de commenter des mesures « qui n’ont toujours pas été validées dans la loi » et déplore le « jeu d’échec politique » en cours. « Les LR veulent montrer qu’ils font aussi bien que le Rassemblement national sur ces questions-là », et tentent de faire passer des « mesures qui, évidemment, se font sur le dos des immigrés », souligne-t-elle.

Lors de l’examen du texte au Sénat la droite « républicaine » a ainsi paru sacrifier toutes ses valeurs sur l’autel d’une course sans fin avec l’extrême droite. À commencer par la « valeur travail », avec une série d’amendements destinés, au nom d’un prétendu « appel d’air », à restreindre le plus possible l’accès au marché de l’emploi des personnes étrangères, qu’elles soient sans-papiers ou demandeuses d’asile, les condamnant dès lors à une vie de débrouille, entre travail non déclaré et maigre allocation pour demandeur d’asile (ADA).

Une attitude particulièrement répressive et hors sol qui, pour Anne Sibley, s’expliquerait entre autres par le contexte de recrudescence des attaques terroristes. À Arras au mois d’octobre, l’attentat perpétré par un jeune originaire d’Ingouchie, dont la famille avait frôlé l’expulsion en 2014, a déclenché une surenchère de discours sécuritaires ; à Annecy au mois de juin, l’attaque au couteau par un réfugié syrien chrétien qui avait déjà déposé une demande d’asile en Suède a libéré la parole raciste. Or, relève la porte-parole du Gisti, « le projet de loi vise très majoritairement des personnes qui ne sont pas concernées par ça ».

En s’attaquant au droit du sol, au regroupement familial, à la naturalisation, à la délivrance des titres pluriannuels selon des critères de maîtrise de la langue, aux titres de séjour « étudiant » ou « étranger malade », mais aussi à l’aide médicale d’État (AME) – dont Patrick Stefanini, ancien directeur de campagne de Valérie Pécresse a rappelé l’importance, déplorant « les postures » de sa propre famille politique sur le sujet –, ou encore à la réduction octroyée aux étudiants sans papiers pour les transports en commun, le gouvernement comme la droite ont en effet ciblé M. ou Mme tout le monde : des personnes étrangères présentes en France pour étudier, travailler, rejoindre des proches ou accéder à des soins non disponibles dans leur pays d’origine. 

La voix des étrangers ne compte pas.  Rachel*, travailleuse sans papiers

À aucun moment en depuis un an, ce public n’a été consulté ou entendu s’agissant d’un texte de loi qui, s’il était voté en l’état, pourrait pourtant fouler aux pieds les droits fondamentaux des personnes étrangères en France. « Ils n’ont pas besoin de l’avis des étrangers ; ils s’en fichent, ils font comme ils veulent de toute façon, estime Rachel. Ils auraient pu prendre le temps de nous écouter et de nous demander ce qu’on peut apporter au pays. Mais la voix des étrangers ne compte pas. » 

« On n’a jamais demandé l’avis des premiers concernés, que ce soit les sans-papiers, les demandeurs d’asile ou les réfugiés », affirme également Bchira, déléguée de la Coordination des sans-papiers de Paris (CSP75), dont le collectif dénonce depuis la loi Collomb de 2018 les nombreuses problématiques qui s’imposent aux étrangers en France. « On s’attendait à une réforme qui facilite les choses et non qui les complexifie encore davantage. »

Elle pense aux femmes sans papiers, « grandes oubliées » de ce projet de loi, à la « diabolisation » des demandeurs d’asile d’abord perçus comme des « menteurs », à la criminalisation des exilé·es avec l’accent mis sur les expulsions et la « fermeté », ou encore à la dématérialisation en préfecture. « Être dans un pays où on cherche juste à détester les étrangers, c’est compliqué à vivre », complète Rachel, qui se protège parfois en refusant d’écouter les débats, mais se fait peu d’illusions pour la suite.

« On verra bien ce qui sera voté », souffle Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile. Mais quand bien même le texte finalement adopté serait, du fait des pressions de la dite « aile gauche » de la majorité présidentielle, « plus raisonnable » que celui que les sénateurs avaient voté, ce débat aura conduit les macronistes du Sénat à voter la fin du droit du sol ou la préférence nationale pour les aides sociales. 

Un vote « purement tactique », justifiait alors, le sénateur François Patriat, proche d’Emmanuel Macron, soulignant qu’il s’agissait ainsi d’offrir une victoire à LR au Sénat afin de mieux battre LR à l’Assemblée. Reste qu’à force de jeux tactiques et de postures politiciennes, « les digues ont sauté, elles seront dures à reconstruire, et le gouvernement portera une responsabilité réelle dans cette dérive en ayant refusé d’assumer une ligne ferme de défense des valeurs républicaines », assène Delphine Rouilleault.

Près d’un an après la réforme des retraites, qui avait mobilisé comme jamais dans les rues de France, le projet de loi sur l’immigration, dont le volet « régularisation » pourrait pourtant concerner plusieurs dizaines de milliers de salariés, ne suscite en tout cas ni mobilisation syndicale d’ampleur, ni intérêt médiatique patent, autre que celui sur une supposée déferlante migratoire – une thèse qui résiste pourtant à l’épreuve du réel, comme ne cesse de le répéter le chercheur au Collège de France François Héran, auteur de Parlons immigration en 30 questions (Doc’ en poche).

Certaines associations d’aide aux étrangers ont certes été auditionnées au début du processus, mais nombreuses sont celles qui estiment n’avoir pas été entendues aujourd’hui. Le Gisti, lui, a refusé d’emblée de participer aux consultations, refusant de donner quitus aux supposées « bonnes intentions » du gouvernement.

Quant à la Défenseure des droits, Claire Hédon, elle prenait la plume, samedi 9 décembre dans Le Monde, pour alerter sur ce texte « d’une gravité majeure pour les droits fondamentaux des étrangers » et dénoncer « la surenchère démagogique lors des débats parlementaires, notamment au Sénat, [l’ayant] aggravé au mépris des obligations constitutionnelles et internationales de l’État ». Étudié à partir de lundi à l’Assemblée nationale, le projet de loi devrait être soumis au vote des députés le 22 ou le 23 décembre, juste avant Noël.


 


 

Elsa Faucillon :
« La gauche doit faire entendre
un autre récit sur l’immigration »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Alors que l’Assemblée entame la lecture du projet de loi de Gérald Darmanin, la députée communiste Elsa Faucillon, cheffe de file GDR sur le sujet, entend mener la « bataille culturelle » durant les débats. Avec une attention particulière sur la régularisation des travailleurs sans papiers. Interview.


 

Le projet de loi sur l’immigration arrive en seconde lecture à l’Assemblée. Que pensez-vous du texte après son passage au Sénat ?

Elsa Faucillon : Le projet de loi initial était très clairement déséquilibré et allait compliquer les conditions de vie des étrangers présents sur notre territoire. Son passage au Sénat l’a considérablement durci, et les débats ont été marqués par des propos abjects et xénophobes. La droite dite républicaine a emboîté le pas à nombre de thèses et de propositions de l’extrême droite. Les sénateurs Renaissance les ont validés à travers leur vote.

Lors de l’examen en commission des Lois à l’Assemblée, nous avons essayé de nettoyer le texte voté au Sénat. Nous avons obtenu le retrait de la suppression de l’AME (aide médicale d’État – NDLR) et du conditionnement à cinq ans de présence sur le territoire pour le versement des APL et des allocations familiales. Mais il reste beaucoup de choses : je pense au durcissement du regroupement familial ou encore aux quotas, même transformés en objectifs chiffrés.

Avec notre groupe, mais aussi avec les députés de gauche, nous refusons que l’Assemblée nationale puisse être la caisse de résonance de propos xénophobes. La majorité relative a été pour le moins silencieuse face à ce déferlement. Même si elle a semblé adoucir ce qu’a fait le Sénat, en réalité, elle en valide les thèses.

C’est vrai de la « submersion migratoire », mais aussi de celle, infondée et dangereuse, de « l’appel d’air », voire de la théorie du « grand remplacement ». Des charognards tentent d’exploiter des faits divers, certes graves, pour tenter d’imposer la guerre civile. Nous devons tenir et exprimer frontalement notre opposition, mener la bataille politique et culturelle.

Quel est l’objectif de la majorité et de la droite ?

Elsa Faucillon : La majorité sénatoriale a tourné le dos à toute ambition d’inclusion républicaine pour les personnes venant d’ailleurs. Ce sont des pans entiers de l’échiquier politique qui décrochent et renoncent à ce qui a fait notre histoire, mais aussi l’État de droit. Chez les macronistes, le soutien à Gérald Darmanin est assez fort, même s’il se manifeste par une forme de silence. L’aile dite de gauche de la Macronie s’est rapidement rangée derrière le rapporteur et le ministre.

Sur les trente dernières années, les lois sur l’immigration vont toutes dans le même sens. Chaque président de la République a voulu se montrer plus ferme que les autres. C’est une stratégie électorale selon laquelle la course avec l’extrême droite serait profitable. Or, on sait qu’elle ne fonctionne pas, et qu’elle se retourne toujours contre celui qui l’adopte. Ces lois empilées viennent compliquer les droits des étrangers, alourdir leur parcours administratif. Elles fabriquent des sans-papiers qui restent sur le territoire et dans la pauvreté.

La gauche semble pourtant inaudible. Au-delà des questions humaines sur la question de l’accueil, comment allez-vous mener cette bataille ?

Elsa Faucillon : Sur la question de l’immigration, on a peut-être trop déserté cette bataille culturelle. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Ce n’est pas la préoccupation principale des Français, qui se soucient davantage du niveau des salaires, du logement, etc. Mais si on ne mène pas cette bataille, l’offensive réactionnaire gagne du terrain.

Nos voix doivent permettre de faire entendre un autre récit sur l’immigration, la ramener à une proportion rationnelle. Il faut dire la réalité, qui sont ces personnes qui arrivent dans notre pays, qui aspirent à s’intégrer, à scolariser leurs enfants. Quand on leur accorde l’hospitalité, les choses se passent bien.

Le droit au travail le plus tôt possible, y compris pour les demandeurs d’asile, c’est le plus sûr moyen d’une insertion rapide. La régularisation des sans-papiers, c’est une garantie pour toutes et tous. Nous souhaitons au moins obtenir celle des travailleurs.

C’est une mesure de justice pour tous ceux qui exercent des métiers utiles à la société, et dont les patrons se servent pour imposer des conditions de travail qui sortent de tout cadre légal. De ce fait, ces régularisations sont aussi une mesure de protection de l’ensemble des travailleurs de ce pays.


 


 

Droit d’accueil :
quarante ans de reculs

Zoé Neboit  sur www.politis.fr

Le projet de loi Darmanin arrive après quatre décennies au cours desquelles la gauche comme la droite ont fait de l’immigration un enjeu sécuritaire, au détriment de l’accueil des migrants.

Qu’avons-nous fait de l’asile ? Que reste-t-il de la France comme terre d’accueil ? Les gouvernements se suivent et se ressemblent, et les ministres de l’Intérieur entendent, tous, marquer leur passage de leur loi « asile et immigration ». Gérald Darmanin n’y échappe pas. Et si sa loi, prévue fin mars, a été reportée, elle promet de durcir plus encore les droits des étrangers.

Comment en est-on arrivé là ? Obligation de quitter le territoire (OQTF) ; possibilité d’expulsion express de ressortissants qui séjournent en France depuis plus de dix ans ; généralisation du juge unique à la Cour nationale des demandeurs d’asile (CNDA)… Sous le jargon administratif alambiqué du droit des étrangers, réside un « un vaste plan de restrictions des droits au séjour et d’expulsions massives sous fond d’amalgame généralisé entre l’immigration et la délinquance » résume Anna Sibley, juriste au Gisti (Groupe d’information et de soutien aux immigré·es).

Le texte est présenté à l’automne dernier dans un contexte émotionnel particulier. Le meurtre de Lola, 12 ans, par une femme algérienne sous le coup d’une OQTF est exploité dans toute sa moelle par l’extrême droite, mais aussi par la majorité présidentielle.

Avec la mesure qui caractérise habituellement ses prises de parole publiques, Gérald Darmanin explique vouloir rendre « impossible la vie des OQTF en France ». Vantée comme « équilibrée » entre « humanisme et fermeté », sa loi présente un caractère éminemment dangereux et répressif qui n’a jamais fait l’ombre d’un doute pour les associations de solidarité.

« À chaque fois, on a l’impression qu’on a atteint un seuil. Mais il faut reconnaître leur formidable inventivité dans le répressif, dont les trouvailles parviennent même à nous étonner », ironise Jean-François Martini, juriste et également membre du Gisti. Le projet de loi apparaît comme la couche supplémentaire d’un mille-feuille législatif déjà bien fourni.

Si quelques rares avancées ont été rendues possibles au cours des dernières années par des décisions de justice, à l’instar de la décision du Conseil constitutionnel qui a consacré la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle dans l’affaire Cédric Herrou, on retient surtout les inquiétants reculs contre les droits.

Depuis 1980, sans compter les circulaires, décrets et autres mesures plus discrètement glissées dans des textes portant sur la sécurité ou le travail, ce ne sont pas moins de dix-sept lois majeures qui ont réformé le droit des étrangers et l’asile en France. Dit autrement, l’arsenal législatif s’est doté d’une nouvelle loi en moyenne tous les deux ans. Pourquoi ?

Des mesures toujours plus répressives

« Régulation des flux », « contrôles à la frontière » ou encore « intégration républicaine » sont des éléments de langage récents. Ce n’est qu’à la Libération, avec l’ordonnance du 2 novembre 1945, qu’est octroyée à l’État la responsabilité de cadrer l’immigration, notamment via le travail. Durant les trente années qui suivront, la France se montrera plus accueillante, en raison d’un besoin massif de main-d’œuvre.

Les circulaires Marcellin-Fontanet de 1972 annoncent un tournant en conditionnant le titre de séjour à l’obtention d’un travail et d’un logement. La même année, le Gisti est créé. À la suite d’une mobilisation massive des sans-papiers, les mesures sont annulées trois ans plus tard par le Conseil d’État.

À partir du moment où l’État providence a été vidé de sa substance, on a accusé l’immigration de tous les maux.

Mais le ton est donné : « À partir du moment où l’État providence a été vidé de sa substance, on a accusé l’immigration de tous les maux, explique Marius Roux, juriste en droit des étrangers et membre du collectif Fontenay Diversité. Après, ça a été la course à l’échalote pour savoir qui serait capable de faire une loi pire que la précédente. »

La loi Bonnet de 1980 « relative à la prévention de l’immigration clandestine » est la première à porter atteinte à l’ordonnance de 1945. Le séjour irrégulier devient un motif d’expulsion. « On fait définitivement de l’ensemble des étrangers en France une population asservie et traquée, dont on réduit le nombre à volonté », écrit alors dans une tribune publiée par Le Monde le père André Legouy, militant des droits des étrangers et cofondateur du Gisti, après l’expulsion du journaliste Simon Malley, d’origine égyptienne.

ZOOM : Chronologie d’une frénésie législative sur l’immigration

« Avec les alternances politiques, dans les années 1980, on observe un va-et-vient sur les questions migratoires », constate Jean-François Martini. En 1984 est créée la carte de résident universelle, demandée par les militants depuis dix ans. Mais la loi Pasqua de 1986 impose un ensemble de mesures très répressives, sur lesquelles celle de Joxe en 1989 revient partiellement. « Droite ou gauche, les objectifs sont les mêmes : c’est juste une question d’intensité », conclut le juriste.

L’extrême-droitisation de la question migratoire

Ces sauts de puce législatifs se produisent dans un contexte où la voix du FN s’élève de plus en plus dans l’espace public. Aux élections législatives de 1986, Jean-Marie Le Pen est élu député aux côtés de 34 autres cadres du parti. Du jamais vu. « La question de l’immigration a été politisée par Jean-Marie Le Pen à cette époque, explique Anna Sibley. On se disait qu’il valait mieux exposer les idées du FN que les cacher. Aujourd’hui, on peut sérieusement se questionner sur les conséquences de cette stratégie. »

Un questionnement qui traverse également Marius Roux : « À chaque fois, on est allé crescendo dans le mauvais sens. On s’est inquiété de la montée de l’extrême droite dans le débat public, et cela a eu l’effet exactement inverse. » Au fil des réformes, les personnes exilées apparaissent de plus en plus comme des dangers potentiels à contenir hors de nos frontières.

À chaque fois, on est allé crescendo dans le mauvais sens.

À titre d’exemple, la durée d’enfermement en centre de rétention administrative (CRA) n’a fait que s’allonger via les lois Bonnet en 1980, Pasqua en 1993, Debré en 1997, Sarkozy en 2003, Besson en 2011 et Collomb en 2018. On retire une à une leurs libertés aux réfugiés « en les mettant littéralement en quarantaine sociale », expose Gérard Sadik, responsable de la thématique asile à la Cimade. Depuis 1991, les demandeurs d’asile n’ont plus le droit de travailler.

Des expressions naguère prisées de l’extrême droite sont recyclées par les ministres se succédant place Beauvau. Au lendemain de la victoire de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen au second tour, Nicolas Sarkozy s’inquiète des « dérives » du droit d’asile qui en feraient « un vecteur d’immigration irrégulière » et entend légiférer à propos des « abus » de « mariages blancs ».

Quinze ans plus tard, deux mois après l’élection d’Emmanuel Macron face à Marine Le Pen, son ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, s’alarmera face au risque de « l’appel d’air » et de la « spirale ». Il parlera même de « submersion » migratoire.

Parallèlement, certaines promesses jamais tenues deviennent le symbole d’une gauche dépourvue de courage. Le droit de vote des étrangers aux élections locales, proposé par Mitterrand en 1981, abandonné par Jospin aux portes du Sénat en 2000, repris par Hollande en 2012 puis à nouveau enterré lors de la « crise syrienne » de 2015, en livre un exemple manifeste.

Les contextes changent, les recettes restent

La dernière version, publiée mi-mars, du sondage annuel sur le droit de vote des étrangers réalisé depuis 1994 par La Lettre de la citoyenneté, indique pourtant que 68 % de la population y est favorable. Une part en constante augmentation depuis 2013, alors à 54 %. Malgré cela, il apparaît aujourd’hui presque inconcevable qu’une telle mesure puisse figurer au menu de la loi Darmanin.

Les contextes changent, mais la recette reste la même : à des discours simplistes – « être méchants avec les méchants, gentils avec les gentils »  succède tout un lot de dispositions techniques et complexes qui ajoutent de la maltraitance.

Aujourd’hui en France, personne n’est plus capable d’appliquer le droit des étrangers.

« Aujourd’hui en France, personne n’est plus capable d’appliquer le droit des étrangers, constate Jean-François Martini, il faut un niveau d’hyperspécialisation. Comment un fonctionnaire de préfecture pourrait intégrer une masse aussi dense d’informations ? » Un constat que Marius Roux fait tous les jours : « Dans nos permanences, nous passons notre temps à contester des OQTF. Nous n’avons plus celui d’aider les personnes sur tous les autres volets de la vie », se désole-t-il.

Pire, il n’est pas rare que l’État français se rende responsable de fautes graves : « Des réfugiés ont été renvoyés dans leur pays d’origine. C’est complètement contraire au droit », atteste Gérard Sadik. En octobre dernier, les autorités avaient ordonné des expulsions vers la Syrie, bafouant le droit français, européen et international. Les OQTF n’avaient pu être empêchées que parce que l’ambassade syrienne avait refusé de délivrer un laissez-passer. 


 

   publié le 10 décembre 2023

Le maître du monde face aux prolétaires

par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Fort d’une fortune de 192 milliards de dollars, M. Elon Musk tente de conquérir le ciel avec Space X et Starling, les routes avec Tesla, les réseaux de communication avec X. Tout à son fantasme de domination mondiale, il en oublie qu’ici bas, dans la réalité matérielle, les seuls producteurs de richesses et de valeur sont les travailleurs et les créateurs. Les prolétaires de Suède viennent de le lui rappeler dans l’unité et avec force. Entre deux crachats antisémites, il doit se rendre à l’évidence : sa richesse n’est que le résultat de l’exploitation capitaliste des travailleurs et du pillage du travail des scientifiques des secteurs de la recherche publique. Pour augmenter encore la plus value qu’il extorque de l’exploitation du travail, il refuse d’appliquer les conventions collectives des pays ou il s’implante. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Suède. L’enjeu est énorme pour tous les salariés de ce pays, mais bien au-delà pour tous les travailleurs européens. Alors que le président de la République se vante d’avoir signé un accord pour implanter l’une de ses usines dans le nord de La France, il faut donc y regarder à deux fois. Avec le terrain et une baisse d’impôt en guise de cadeau de bienvenu, le mandataire du capital qui occupe l’Élysée veut aussi fournir une main-d’œuvre à bon marché qui permettrait d’entailler encore plus le droit social Français. Tout ceci au nom de… « l’emploi », qui a décidément bon dos.

Preuve, s’il en fallait, que la lutte des classes existe et qu’elle se déploie chaque jour dans le vacarme des débats nauséabonds sur « la guerre des identités » ou de « civilisation ». Autant de diversions pour cacher celle que mène le capital contre le travail et le nouveau prolétariat.

Refusant de signer une convention collective à 130 mécaniciens-réparateurs de voiture électrique Tesla, répartis dans sept concessions en Suède, le magnat nord-américain a déclenché une réaction en chaîne qui fait honneur à la classe ouvrière. Les mécaniciens ont cessé le travail à l’appel de leur syndicat IF Metal pour obtenir « des conditions de travail équitables et sûres, comparables à celles d’entreprises similaires dans le pays ». Ce mouvement, soutenu par huit autres syndicats, a mis en branle une multitude de travailleurs de différents métiers pour faire comprendre à Tesla que, sans eux, sans leur travail, rien ne fonctionne, vérité universelle que cherche à maquiller, en tout temps et en tout lieu, le capital. Les garagistes refusent ensuite de réparer les voitures Tesla. Puis les dockers refusent de décharger les voitures électriques des bateaux. Les électriciens laissent les bornes de recharge en panne. Les facteurs ne livrent plus le courrier, les pièces détachées et les plaques d’immatriculation. Les agents d’entretien ne font plus le ménage. Dans d’autres pays nordiques et en Allemagne, les salariés et leurs syndicats s’apprêtent aussi à se mettre en mouvement.

Honneur aux ouvriers suédois ! Ils doivent pouvoir bénéficier de notre soutien actif pour le droit et le progrès social. À la veille des élections européennes, ils nous rappellent la nécessité de faire voter des directives protectrices pour les travailleurs et entraver ainsi la route pavée par le capital et ses mandataires pour que Musk et ses épigones s’essuient les pieds sur le droit social. Pour cela les prolétaires de tous les pays doivent s’unir et agir.


 

 

En Suède, dix syndicats
à l’assaut de Tesla

Nicolas Lee sur www.humanite.fr

Le plus gros vendeur de voitures électriques du monde, Tesla, refuse de signer les conventions collectives suédoises. Un mouvement de grève très suivi paralyse l’activité de l’entreprise dans le pays.

Suède, correspondance particulière.

La Suède est-elle en train de renouer avec son histoire sociale ? « Peu de gens s’en souviennent, mais c’est l’un des pays qui faisait le plus grève en Europe au début du XXe siècle », rappelle Anders Kjellberg, professeur émérite de sociologie de l’université de Lund (Suède). Depuis, avec le modèle social réputé unique du pays, le nombre de conflits sociaux a chuté. Le 27 octobre, la grève des salariés des dix centres de réparation de voitures Tesla à l’appel du syndicat IF Metall, a donc surpris le monde entier. Dans les semaines suivantes, le mouvement est devenu encore plus retentissant, avec pas moins de neuf syndicats qui l’ont soutenue par des actions de solidarité : ceux des transports, des électriciens ou encore celui du BTP.

À l’origine de ce conflit, la firme automobile Tesla refuse de signer les accords collectifs de branche avec le syndicat IF Metall, deuxième en nombre de membres. Après cinq années passées à faire miroiter une hypothétique signature, Tesla a claqué la porte des négociations, fin octobre. Le conflit s’articule notamment autour des salaires, des assurances et des pensions de retraite. Autant d’éléments inscrits dans les conventions collectives qui couvrent 90 % des salariés suédois.

« Tesla risque d’ouvrir une brèche »

Pour Marie Nilsson, présidente d’IF Metall, l’organisation doit défendre bec et ongles cette spécificité. « C’est la manière dont le système de protection des salariés s’applique en Suède. Les droits des travailleurs – à la différence d’autres pays européens – sont principalement garantis par ces accords collectifs », précise-t-elle. Si la mobilisation ne concerne peut-être que 130 mécaniciens, la représentante y voit une offensive plus globale contre le système des accords collectifs.

Une vision partagée par Britta Lejon, présidente du syndicat suédois des fonctionnaires Statstjänstemannaförbundet, « Tesla risque d’ouvrir une brèche et inciter d’autres entreprises à reconsidérer l’utilité des négociations », s’inquiète la chef de file de l’organisation. Ses membres, qui comprennent notamment des postiers, mènent depuis le mardi 21 novembre une grève de solidarité et bloquent tous les courriers à destination des ateliers Tesla. La multinationale se retrouve donc dans l’impossibilité de mettre ses nouveaux véhicules en circulation, les plaques d’immatriculation étant d’habitude livrées par la poste. « La livraison des pièces nécessaires à la réparation mais aussi celle des plaques d’immatriculation sont interrompues », confirme Britta Lejon.

Tesla n’a pas tardé à réagir, Elon Musk, patron de l’entreprise, lâchant sur son réseau social X un « C’est de la folie ! » en réponse à cette solidarité. Ce lundi 27 novembre, Tesla a déposé plainte contre l’État afin de récupérer les plaques d’immatriculation auprès de l’agence publique qui les met à disposition. Une autre action en justice contre PostNord – entreprise des postes détenus par les États suédois et danois – a été lancée pour demander la reprise des livraisons.

« Nous savons que la grève sera longue »

« Jour après jour, on reçoit de plus en plus de soutien », se réjouit David (1), en grève depuis un mois dans une ville de l’ouest de la Suède. Pour le jeune « senior technician » de 25 ans, l’offensive de Tesla est un signe encourageant : « C’est que les effets des actions solidaires portent leurs fruits. » Avec une compensation à 130 % de son salaire par le syndicat IF Metall, il se fait le porte-parole de ses collègues avec lesquels il se réunit régulièrement « Nous savons que la grève sera longue, mais nous attendrons le temps nécessaire pour faire revenir Tesla à la table de négociations. »

La décision temporaire de tribunal du Norrköping saisi sur la plainte contre l’agence des transports a d’ailleurs surpris Anders Kjellberg. « En ordonnant à l’administration publique de mettre à disposition les plaques d’immatriculation directement à Tesla, le tribunal remet d’une certaine manière en cause les mesures de solidarité », avertit le sociologue. D’autre part, le droit de grève inscrit dans la Constitution exige une neutralité de l’État lors des conflits sociaux, or, « par cette décision, la cour ordonne à l’État de renoncer à sa neutralité ».

En parallèle, « les organisations patronales observent attentivement l’évolution de la situation. Ils considèrent ce conflit comme une opportunité stratégique pour remettre en question le droit aux actions solidaires, longtemps source de puissance pour les syndicats », conclut Anders Kjellberg.

(1) Le prénom a été modifié.


 

   publié le 9 décembre 2023

À l’ONU, Les États-Unis bloquent
la paix à Gaza

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Appelé à se réunir de manière exceptionnelle ce vendredi par Antonio Guterres, le Conseil de sécurité des Nations unies a une nouvelle fois échoué à appeler au cessez-le-feu à Gaza, à cause du véto états-unien.

Il aura abattu toutes ses cartes, sans succès. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, ne peut que regretter l’impuissance du Conseil de sécurité après l’avoir convoqué, ce vendredi 8 décembre. Deux jours auparavant, le Portugais avait annoncé recourir à l’article 99 de la charte des Nations unies, lui permettant de précipiter une réunion du Conseil. Dispositif politique ultime de l’ONU, cet article n’avait pas été utilisé depuis 1971. Eli Cohen, ministre des Affaires étrangères d’Israël, a affirmé sur X que cela constituait « un soutien à l’organisation terroriste Hamas », ajoutant que Guterres était un « danger pour la paix mondiale ». Mardi, ce même ministre avait annoncé ne pas vouloir renouveler le visa de travail de la coordinatrice humanitaire en Palestine, Lynn Hastings.

Les 15 pays membres devaient donc voter un projet de résolution demandant un cessez-le-feu humanitaire immédiat dans la bande de Gaza, sous le feu de l’armée israélienne depuis deux mois. « La communauté internationale doit tout faire pour mettre un terme à ces souffrances. Les yeux du monde entier sont grands ouverts », a déclaré Antonio Guterres après une introduction sous forme de longue liste de maux que subissent les Palestiniens depuis deux mois, ainsi qu’un report du vote de plusieurs heures pour permettre aux diplomates des États arabes de convaincre leurs semblables.

13 votes pour, une abstention, un veto

Malheureusement, cette résolution s’est une nouvelle fois heurtée au système de vetos qu’ont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Ce vendredi, les États-Unis, grands alliés d’Israël, ont encore voté non à un cessez-le-feu à Gaza. « Les terroristes du Hamas se cachent sciemment parmi la population de Gaza », a affirmé le représentant américain, enjoignant une nouvelle fois Israël à « limiter les pertes civiles ». Même le Royaume-Uni, traversé par des mouvements populaires de soutien au peuple palestinien, a préféré s’abstenir. L’Albanie, le Brésil, la Chine, les Émirats arabes unis, l’Équateur, la France, le Gabon, le Ghana, le Japon, Malte, le Mozambique, la Russie et la Suisse ont voté pour un cessez-le-feu.

À eux seuls, les États-Unis bloquent donc le processus de paix et limitent fortement l’efficacité des Nations unies. Avant que ne se réunissent les diplomates autour de la fameuse table en arc de cercle, le représentant permanent de la France Nicolas de Rivière avait pourtant prévenu « qu’un échec à cause d’un seul veto » signifierait « l’échec du Conseil de sécurité ». « Nos collègues américains ont devant nos yeux condamné à mort des milliers voire des dizaines de milliers de civils palestiniens et israéliens supplémentaires », a réagi l’ambassadeur russe, Dmitry Polyanskiy.

« Un triste jour »

Depuis le 7 octobre, Antonio Gutteres a pourtant tout fait pour la paix, condamnant l’attaque du Hamas en Israël, les prises d’otages, les violences sexuelles sur les femmes, mais aussi la réponse disproportionnée d’Israël dans la bande de Gaza. Depuis la riposte de l’armée israélienne, 17 487 Palestiniens y ont été tués, selon le porte-parole du ministère de la Santé du Hamas, Ashraf al-Qidreh. Environ 1,9 million de Gazaouis (sur une population de 2,3 millions) ont fui le nord de l’enclave selon l’ONU. Mais les bombardements et les chars israéliens ciblent désormais l’entièreté de la bande de Gaza.

« C’est un triste jour dans l’histoire du Conseil de sécurité », a déclaré Riyad Mansour, représentant palestinien au Conseil de sécurité, regrettant que même l’activation de l’article 99 ne mène à rien. Selon Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres « reste déterminé à pousser pour un cessez-le-feu », malgré les plus vives critiques d’Israël. L’ONG Médecins sans frontières, qui souhaitait un cessez-le-feu durable et « la fin du siège du Gaza », a déclaré dans un communiqué que « l’histoire jugera le retard accumulé pour mettre fin à ce massacre ». Car ce dernier continue, à la faveur d’un veto états-unien donnant un blanc-seing au gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou, qui supprime la population gazaouie en toute impunité.


 


 

Le veto américain à l’ONU
condamné de toutes parts

La rédaction de Mediapart sur www.mediapart.fr

La proposition d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza pour raisons humanitaires présentée au Conseil de sécurité s’est heurtée au veto américain. Treize autres membres ont voté pour et la Grande-Bretagne s’est abstenue. Le soutien inconditionnel américain au gouvernement israélien est critiqué de toutes parts. 

La décision du gouvernement américain de mettre son veto à la proposition de cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza présentée à l’ONU le 8 décembre par les Émirats arabes unis est vivement critiquée par les organisations humanitaires. Amnesty International estime que la position des États-Unis est « moralement indéfendable ». Sur X (anciennement Twitter), le directeur général de l’organisation aux États-Unis, Paul O’Brien, accuse le gouvernement américain « de tourner le dos aux souffrances des civils [...] et à la catastrophe sans précédent à Gaza ».

De son côté, l’ONG Human Rights Watch met en garde l’administration Biden, affirmant que les États-Unis risquent d’être accusés « de complicité de crimes de guerre » en continuant de fournir des armes à Israël et en le couvrant diplomatiquement. Médecins sans frontières (MSF) a ajouté que l’inaction du Conseil de sécurité des Nations unies le rend « complice du massacre » dans la bande de Gaza.

La résolution de l’ONU demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza au nom des principes humanitaires avait été lancée par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Il avait invoqué l’article 99 de la Charte des Nations unis. Un article utilisé quatre fois dans l’histoire de l’ONU. Présenté par les Émirats arabes unis, le texte avait le soutien de 100 pays. Sur les quinze membres du Conseil de sécurité, 13 ont voté pour le texte, les États-Unis ont mis leur veto et la Grande-Bretagne s’est abstenue.

Le gouvernement américain avait indiqué par avance qu’il allait mettre son veto sur le texte, estimant que celui-ci était trop déséquilibré : il ne faisait aucune mention au massacre terroriste commis par le Hamas le 7 octobre. L’ambassadeur américain à l’ONU, Robert Wood, a ajouté lors de la discussion que tout arrêt de la guerre risquait de renforcer les positions du Hamas. En même temps qu’elle mettait son veto, l’administration Biden a demandé au Congrès d’approuver la vente de 45 000 munitions pour les tanks Merkava utilisés par l’armée israélienne dans sa guerre contre le Hamas.

L’ambassadeur israélien auprès de l’ONU, Gilad Erdan, a remercié les États-Unis et Joe Biden pour avoir mis son veto à la proposition de résolution présentée au Conseil de sécurité. Sur les réseaux sociaux, il a salué le président américain pour « rester ferme aux côtés » d’Israël et montrer « son leadership et ses valeurs ».

Alors que le Hamas accuse les États-Unis de « participer directement au massacre des Palestiniens », l’ambassadeur palestinien auprès de l’ONU, Riyad Mansour, a de son côté condamné la décision américaine, estimant que son veto marquait « un tournant dans l’histoire ». Dans un discours devant le Conseil de sécurité après le vote, il a estimé que ce scrutin était « désastreux », mettant en garde contre une prolongation du conflit à Gaza, impliquant « la poursuite des atrocités, la perte de plus de vies innocentes, et plus de destruction ».

Son point de vue est largement partagé par les pays arabes et plus largement du Sud, qui y voient la confirmation « du double standard » utilisé par l’Occident. L’Iran a mis en garde, samedi, contre « la possibilité » d’« une explosion incontrôlable » au Moyen-Orient si les États-Unis continuaient de soutenir Israël contre le Hamas à Gaza. « Tant que l’Amérique soutiendra les crimes du régime sioniste et la poursuite de la guerre, il y a la possibilité d’une explosion incontrôlable de la situation dans la région », a déclaré le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, lors d’une conversation téléphonique avec le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies.

Le comité ministériel arabo-islamique a rencontré le secrétaire d’État américain Antony Blinken à Washington et lui a demandé que les États-Unis utilisent toute leur influence pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu à Gaza. Sur place, un des responsables de l’aide humanitaire pour l’ONU parle « d’une situation cauchemardesque ».

 

   publié le 8 décembre 2023

STOP NOW !

sur www.msf.fr

Isabelle Defourny, Présidente de Médecins Sans Frontières, interpelle le Président de la République Emmanuel Macron pour la mise en place d’un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza.

Monsieur le Président, 

Je vous écris aujourd’hui pour vous demander d'engager tous les efforts nécessaires pour obtenir un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Il faut exiger du gouvernement israélien qu'il mette fin aux attaques meurtrières contre les civils palestiniens et qu'il permette un accès aux biens de première nécessité et à l'aide humanitaire à la hauteur des besoins. 

Les six jours de trêve qui se sont achevés vendredi dernier ont représenté un premier signe d'humanité après des semaines de violence indescriptible. Cependant, cette courte trêve n'a nullement permis de fournir les soins et l’assistance dont la population a besoin en urgence. Et nous sommes atterrés de constater que, passé ce court sursis, le carnage a repris de plus belle.

Nous avons été profondément émus par les massacres et les atrocités commis par le Hamas le 7 octobre. Leur ampleur et leur barbarie sans précédent sont révoltantes. Nous partageons l’angoisse des familles des 137 otages encore retenus par le Hamas.

Une guerre totale est menée en retour à Gaza par Israël, sous les yeux du monde entier.

Malgré ses affirmations, Israël ne mène pas uniquement une guerre contre le Hamas. Elle s’abat sur l'ensemble de la bande de Gaza et sa population. Israël applique aujourd’hui une doctrine militaire fondée sur le caractère disproportionné des frappes et la non-distinction entre cibles militaires et civiles, et la revendique publiquement : dès les premiers jours de l’offensive, le porte-parole de l’armée israélienne reconnaissait que cette campagne de bombardements visait à « faire des dégâts et non à être précise ». Selon les autorités sanitaires locales, plus de 15 500 personnes ont été tuées, dont plus de 6 000 enfants. Cela représente plus d’un habitant de Gaza sur 200. Et des dizaines de milliers de personnes ont été blessées. 

Les hôpitaux du nord de Gaza ont été anéantis, l’un après l’autre. Certains sont devenus des morgues, voire des ruines. Alléguant que les hôpitaux auraient été détournés de leur fonction à des fins militaires, l’armée israélienne les a bombardés, encerclés et pris d'assaut, tuant des patients et du personnel médical. Le 29 novembre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait recensé 203 attaques contre des structures de santé.

Quatre membres du personnel de MSF ont été tués depuis le début de la guerre. Les soignants qui ont pu continuer de travailler l’ont fait dans des conditions inimaginables. Par manque d’anti-douleurs, de nombreux blessés sont morts dans d’atroces souffrances. En raison des évacuations forcées ordonnées par les soldats israéliens, certains médecins ont dû abandonner des blessés ou malades après avoir été confrontés à un dilemme insoutenable : sauver leur vie ou celle de leurs patients. 

S’ajoutent à cela les effets du siège complet imposé dès le début de son offensive militaire par le gouvernement israélien, qui a coupé l’approvisionnement en nourriture, en carburant, en médicaments et l’aide humanitaire dont dépendaient déjà 80 % des 2,3 millions de personnes dans l'enclave en raison du blocus en vigueur depuis 2007. Si la trêve a permis d’augmenter le nombre de camions acheminés chaque jour, la reprise des combats a entraîné à nouveau leur diminution et compromet les capacités de distribution au sein de l’enclave. La disponibilité de nourriture et d’eau à Gaza est aujourd’hui minime, et ceci alors que 1,8 million de personnes déplacées vers le sud, selon les Nations unies, sont entassées dans des abris précaires et surpeuplés et que l’hiver arrive. Le 16 novembre, la Directrice générale du Programme alimentaire mondial alertait ainsi que « les civils sont confrontés au risque immédiat de mourir de faim. »

MSF a récemment envoyé une équipe internationale d'urgence dans le sud de Gaza pour soutenir ses collègues palestiniens et renforcer les capacités de prise en charge dans les hôpitaux. Ces derniers jours, nos collègues sont témoins d’importants afflux de blessés après d’intenses bombardements, y compris à proximité des hôpitaux. De nombreux blessés souffrent de blessures complexes, de traumatismes multiples, de brûlures. Ils s’entassent dans des hôpitaux surchargés et débordés où le manque de place, d’hygiène et d’équipement rend impossible l’exercice de la médecine. Tous les jours, nos équipes essaient de soigner des patients qui devraient plutôt être évacués en urgence dans des hôpitaux spécialisés, à l’abri des bombardements.

Le nord de Gaza a été rayé de la carte. Pilonné, meurtri, privé de structures médicales fonctionnelles, il est devenu un lieu impropre à la vie, inhabitable.   

Après avoir enjoint la population à se déplacer vers le sud, tout laisse à croire qu’Israël s’apprête à y appliquer la même politique de destruction méthodique observée dans le nord. Plus aucun endroit n'est sûr.

Comment, dès lors, traiter les milliers de blessés ? Comment assurer les soins dont ces personnes auront besoin pendant des semaines, voire des mois ? Comment soigner sur un champ de bataille, sur un champ de ruines ? 

Les attaques indiscriminées et continues doivent cesser maintenant. 

Les déplacements forcés doivent cesser maintenant. 

Les attaques contre les hôpitaux et le personnel médical doivent cesser maintenant.

Le siège de Gaza doit cesser maintenant. 

Un cessez-le-feu durable est le seul moyen d'arrêter le massacre de milliers de civils supplémentaires et de permettre l'acheminement ininterrompu de l'assistance humanitaire. MSF demande la mise en place d'observateurs indépendants pour vérifier et faciliter l’accès adéquat aux biens et aux services essentiels à Gaza. Nous demandons également la mise en place de possibilités d'évacuation médicale sécurisées et stables vers des pays tiers, comme l’Égypte, pour des milliers de personnes souffrant de blessures graves. 

Nous avons pris acte de votre appel à « redoubler d’efforts pour parvenir à un cessez-le-feu durable ». Nous vous demandons de faire suivre ces intentions d’une mobilisation à la hauteur du rôle d'acteur diplomatique influent de la France, et d’exercer la pression nécessaire à convaincre l'État d'Israël que l'arrêt de mort qu'il a signé pour la population de Gaza est inhumain et injustifiable.

C’est au nom de notre humanité commune que nous vous demandons d'agir. 

« Nous avons fait ce que nous pouvions. Souvenez-vous de nous. » Ce sont les mots écrits par l’un des médecins urgentistes de MSF sur le tableau blanc d’un hôpital de Gaza, normalement utilisé pour planifier les interventions chirurgicales.

La France pourra-t-elle en dire autant lorsque les armes se tairont et que l'ampleur de la dévastation à Gaza se révélera ?

Dr. Isabelle Defourny, 

Présidente de MSF.  

 


 

   publié le 7 décembre 2023

Devoir de vigilance :
une victoire syndicale à Paris qui donne des sueurs froides aux multinationales

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Attaqué en justice par le syndicat Solidaires, le groupe a été condamné pour non-respect du devoir de vigilance. Les syndicats et ONG comptent prendre appui sur cette décision pour mener leurs combats à venir.

C’est un signe qui ne trompe pas. En apprenant le verdict annoncé ce 5 décembre, l’avocate de TotalEnergies, Ophélia Claude, s’est exclamée : « C’est un peu le début d’une nouvelle ère ! » (Novethic, 6 décembre). Et dans la bouche de cette ardente défenseure des multinationales, il n’y avait pas matière à se réjouir…

Les syndicats et les ONG viennent de remporter une victoire importante dans leur combat contre les multinationales. Le tribunal judiciaire de Paris a condamné La Poste pour non-respect du devoir de vigilance, une décision saluée par SUD PTT, qui avait assigné le groupe en justice : « C’est la première fois qu’une entreprise française se fait reprendre par la justice en matière de devoir de vigilance, avec la circonstance aggravante qu’il s’agit d’un employeur public. »

Le travail dissimulé, un « problème récurrent » à La Poste

Pour comprendre la portée de la décision, il faut rembobiner le fil. En janvier 2022, le syndicat saisit le tribunal judiciaire de Paris, car il estime que le groupe ne se conforme pas à ses obligations liées au devoir de vigilance. Pour mémoire, il s’agit de dispositions contenues dans la loi du 27 mars 2017, fruit de la bagarre des syndicats et des ONG pour renforcer les obligations des multinationales en matière de prévention des atteintes aux droits humains, à l’environnement et à la santé. La loi impose une série de mesures aux grands groupes, parmi lesquelles la cartographie des différents risques, l’évaluation régulière de la situation de leurs sous-traitants et fournisseurs, des actions de prévention, etc.

Cette loi, qu’on présente généralement comme une réponse politique à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui avait tué plus de 1 100 travailleurs en avril 2013, n’est pas exempte de défauts. Mais elle a le mérite d’inciter les firmes à dépasser le stade des déclarations d’intention, dont les responsables RSE (responsabilité sociétale des entreprises) sont si friands.

Dans son assignation, dévoilée à l’époque par l’Humanité, SUD PTT pointait un certain nombre d’insuffisances comme l’absence d’une véritable cartographie des risques et la non-publication d’une liste complète des sous-traitants, alors même que le comportement de ces derniers est souvent dénoncé.

« Le recours au travail dissimulé » représente un « problème récurrent » dans le groupe, selon le syndicat, qui citait par exemple la tragique affaire Seydou Bagaga, du nom d’un chauffeur-livreur non déclaré travaillant pour un sous-traitant et qui s’était noyé dans la Seine en tentant de récupérer un colis, en janvier 2013.

Dans son jugement du 5 décembre, le tribunal donne raison aux syndicats sur plusieurs points. La direction va devoir compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leur identification ; établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie ; et mettre en place un mécanisme de recueil des signalements digne de ce nom, après avoir procédé à une concertation des syndicats.

« Ce jugement est très important, assure Céline Gagey, avocate de SUD PTT. Il vient rappeler que la loi sur le devoir de vigilance implique de prendre des mesures précises, en adéquation avec les risques identifiés, plutôt que de se limiter à des généralités. Jusqu’à présent, le plan de vigilance de La Poste se résumait quasiment à un document de communication ! »

Une jurisprudence pour les affaires en cours

La victoire n’est pas totale pour autant, dans la mesure où certaines demandes du syndicat sont restées lettre morte, comme la publication d’une liste des sous-traitants du groupe. « Pourtant, nous demandions simplement que, en cas de problème, les élus du personnel puissent avoir accès à ces informations en CSSCT (Commission santé, sécurité et conditions de travail), précise Nicolas Galépides, de SUD PTT. Il n’y avait rien de systématique, ni de public. Notre demande ne visait pas à embêter les directions, mais à obtenir des informations en cas d’accident ou de drame, comme dans l’affaire Seydou Bagaga. »

Néanmoins, les ONG estiment que cette décision va alimenter les batailles qu’elles mènent dans les prétoires. Depuis 2019, une douzaine d’actions en justice ont été lancées pour non-respect du devoir de vigilance, ciblant en particulier le méga-projet pétrolier de Total en Ouganda, la situation de travailleurs dans des filiales de Teleperformance ou encore la politique d’accès à l’eau potable de Suez au Chili.

Mais, très souvent, ces affaires s’enlisent dans les sables des procédures. « Les grands groupes jouent de tous les moyens juridiques pour faire en sorte que les procès n’aient pas lieu, rappelle Juliette Renaud, responsable de campagne sur la régulation des multinationales aux Amis de la Terre. À présent que la justice s’est enfin prononcée sur le fond, nous espérons que cela débloque des choses. »

En réaffirmant l’esprit de la loi de 2017, le tribunal de Paris vient appuyer certaines revendications. « Concrètement, La Poste va devoir refaire quasiment tout son plan de vigilance, explique Juliette Renaud. En particulier, la décision du tribunal reconnaît la cartographie des risques comme une pierre angulaire du plan de vigilance : cela va nous servir dans d’autres actions en justice, contre Total ou la BNP notamment, car nous reprochons justement à ces groupes leur manque de clarté sur ce point. »


 


 

La Poste, première entreprise condamnée pour manquement au devoir de vigilance

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Le tribunal de grande instance de Paris a rendu son jugement, mardi 5 décembre, dans le dossier opposant Sud PTT au groupe La Poste. Le syndicat avait assigné en justice l’entreprise privée à capitaux publics, détenue par l’État via la Caisse des dépôts, pour non-respect de son devoir de vigilance. Au coeur du dossier : l’exploitation de travailleurs sans-papiers par ses sous-traitants. Pour la première fois depuis l’adoption de la loi en 2017, une entreprise est condamnée en justice pour non-respect du devoir de vigilance.

 C’est une première, et une petite révolution en matière de jurisprudence : le groupe La Poste vient d’être condamné par le tribunal de grande instance de Paris dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Le groupe était assigné en justice par le syndicat Sud PTT pour plusieurs manquements, concernant en premier lieu les atteintes aux droits des travailleurs dans le cadre de la sous-traitance. Au coeur du dossier : le sous-traitant Derichebourg, qui a fait travailler des sans-papiers pour deux de ses filiales : Chronopost à Alfortville (94) et DPD au Coudray Montceaux (91).

L’audience avait eu lieu le 19 septembre. L’avocate du syndicat, Céline Gagey, espérait qu’il en ressortirait « un signal fort ». C’est chose faite avec ce jugement, communiqué ce mardi. « C’est la première fois que La Poste est condamnée par une instance judiciaire depuis le début de notre lutte », réagit Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes d’Alfortville.

« Les éléments examinés par le juge, nous les avions déjà signalés à l’inspection du travail et à la DRIEETS : marchandage, travail dissimulé… Tout cela engage la responsabilité de La Poste qui depuis deux ans se défendait en disant “on est pas responsables”», rappelle-t-il. « Nous on leur répondait : si, vous avez un devoir de vigilance et vous ne l’avez pas respecté. Aujourd’hui, le juge le reconnaît aussi ».

« Le juge dit : « faites votre boulot ! » »

 La loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017, a pour but de responsabiliser davantage les entreprises donneuses d’ordre face aux atteintes aux droits humains et à l’environnement de leurs filiales et sous-traitants. Mais six ans après, le bilan d’application de cette loi demeurait mitigé. Sur 18 affaires judiciaires, six en étaient restées au stade de la mise en demeure et douze avaient franchi l’étape de l’assignation en justice, recensait l’agence de presse AEF.

Une seule avait été au bout du processus judiciaire : l’affaire TotalÉnergies en Ouganda. Sauf qu’après trois ans de procédures complexifiées par des débats sur la forme et non sur le fond, les associations avaient été été déboutées par un juge des référés s’estimant incompétent. L’audience du groupe La Poste, le 19 septembre, était la première à être menée par un juge du fond.

Et la décision qui en ressort pave la voie pour les suivantes. Celle-ci « nous redonne espoir quant à l’application de la loi devoir de vigilance, après nos dernières déceptions. C’est une décision positive, à la hauteur des exigences imposées par cette loi », commente ainsi Juliette Renaud, responsable de campagne régulation des multinationales pour Les Amis de la Terre France, ONG en première ligne du dossier Total-Ouganda.

« C’est comme si l’on reprenait tout à la base. Le juge dit : « faites votre boulot ! Votre plan de vigilance n’est pas bon », et le jugement détaille de nombreux trous dans la raquette », expose Nicolas Galépides, secrétaire général de Sud PTT.

Le tribunal enjoint La Poste à élaborer une vraie cartographie des risques

Dans son jugement, le tribunal exige du groupe qu’il complète son plan de vigilance par une cartographie des risques précise. Celle actuellement produite par La Poste pèche par un « très haut niveau de généralité », qualifie le jugement. Elle ne « permet pas de déterminer quels facteurs de risque précis liés à l’activité et à son organisation engendrent une atteinte » aux droits des travailleurs.

Par exemple, cette cartographie actuelle « ne fait nullement ressortir l’existence de risques liés au travail illégal », soulève le juge du fond. Or, les preuves sont là. En janvier 2022, l’inspection du travail listait 63 noms de personnes sans-papiers employées sur le site du Coudray-Montceaux par Derichebourg Interim, sous-traitant de DPD, filiale de La Poste.

Lors du procès, l’avocat du groupe La Poste avait reconnu « des incidents, extrêmement malheureux. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a que le plan de vigilance est défaillant. On est sur une obligation de moyens, pas de résultats », défendait-il.

Ce n’est donc pas l’avis du tribunal. Le juge « reconnaît que la cartographie des risques est une pierre angulaire du plan de vigilance, et que celle-ci doit être assez précise pour être utile », souligne Juliette Renaud. Un enjeu central pour les ONG et syndicats dans les autres affaires liées au devoir de vigilance.

Mieux évaluer les sous-traitants de La Poste au regard du devoir de vigilance

À partir d’une véritable cartographie des risques, La Poste devra désormais mettre en place « des procédures d’évaluation des sous-traitants » plus solides, en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie, intime le tribunal.

Car jusqu’ici, pour les fournisseurs et sous-traitants au coeur du problème, « il est tout au plus renvoyé (…) à un classement réalisé par l’AFNOR ». L’AFNOR (association française de normalisation) est l’organisme chargé de mener des audits des sous-traitants. Sauf que dans le cadre du plan de vigilance de La Poste, seul 1 % des 400 sous-traitants du groupe dans le secteur de la livraison et de la logistique ont fait l’objet d’un audit sur site, avait rappelé Céline Gagey, l’avocate de Sud PTT, lors de l’audience.

En revanche, la demande du syndicat de publier la liste des sous-traitants et fournisseurs, face à laquelle les avocats de La Poste opposait le secret des affaires, n’a pas été retenue par le tribunal.

 Co-construire les dispositifs d’alerte avec les syndicats

Enfin, le juge enjoint La Poste à publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance, et à mettre en place un « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements » co-construit avec les organisations syndicales – ce qui n’était pas le cas, dénonçait Sud PTT.

Jusqu’ici en effet, La Poste « avait acheté un logiciel aux Etats-Unis », rappelle Nicolas Galépides. Le nom de cette interface : « Whistle B » (pour « whistleblower », lanceur d’alerte). Pour le syndicaliste, ces dernières années, le groupe a ainsi cherché à « contourner le système existant de droit de retrait et droit d’alerte, par la mise en place d’un simple numéro vert dans les bureaux. Celui-ci renvoie vers un cabinet privé, sur lequel on a aucune visibilité ». 

Après étude approfondie des pièces du dossier, le tribunal abonde dans le sens de Sud PTT : « il n’est pas établi que La Poste ait cherché à établir un dispositif de concert avec les organisations syndicales », tranche-t-il. Avant d’exiger « une concertation » préalable à toute mise en place d’un mécanisme d’alerte.

Jusqu’où iront les injonctions des tribunaux sur le devoir de vigilance ?

Sud PTT va désormais travailler à partir de ce jugement pour construire ses revendications vis-à-vis du groupe. En espérant embarquer les autres syndicats dans ce travail de fond sur le devoir de vigilance. Et Nicolas Galépides voit déjà plus loin : « cela veut dire que la prochaine fois que quelque chose ne nous convient pas, on pourra s’appuyer sur cette décision pour exiger d’une boîte qu’elle se mette au travail ».

Reste une question : jusqu’où iront les injonctions des tribunaux ? Si aujourd’hui la justice enjoint La Poste à revoir tout son plan de vigilance, elle ne lui « impose pas de mesures concrètes qui doivent être mises en oeuvre, considérant que cela relève de la liberté de l’entreprise », relève Juliette Renaud.

De plus, le tribunal ne demande pas d’astreinte avec pénalité financière pour mettre en oeuvre ses injonctions. Les prochaines actions des syndicats et ONG sur le devoir de vigilance préciseront jusqu’à quel point la justice peut être, ou non, réellement contraignante.

   publié le 6 décembre 2023

Après trois mois de grève, une première victoire pour les agentes d’entretien d’Onet au CHU de Montpellier

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après trois mois de grève, les employées de la société de nettoyage Onet, au CHU de Montpellier, en lutte avec le soutien de la CGT pour leurs salaires et leurs conditions de travail, ont obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, samedi 2 décembre. Elles réclamaient notamment la fin d’un système oppressant de traçabilité de leur travail, qui s'apparente à du flicage.

« Nous voulons vivre dignement de notre travail. » C’est le mot d’ordre répété sans relâche pendant les 78 jours de mobilisation des salariées d’Onet, une société de nettoyage, spécialisée dans la prestation de services et sous-traitante du Centre hospitalier universitaire de Montpellier (Hérault).

Le 2 décembre, la quarantaine de grévistes, qui se battaient depuis trois mois pour leurs salaires et de meilleures conditions de travail, a décidé de signer un « accord de fin de conflit », après avoir obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, à l’issue de cette lutte décrite comme « exemplaire ».

650 euros de prime et remise en cause de la traçabilité

« Nous avons obtenu : le respect des travailleuses et des travailleurs ; 650 euros de prime ; une organisation du travail à laquelle nous aurons notre mot à dire ; un aménagement de la traçabilité moins pénalisante par les travailleurs dont le résultat reste à apprécier », détaille le communiqué de la CGT, publié peu après la décision de reprise du travail.

La mise en place de ce système de « traçabilité », imposant sans concertation préalable aux employées — pour une écrasante majorité des femmes — de pointer après le nettoyage de chaque salle, a été le détonateur de cette lutte, qui s’inscrit dans une révolte plus générale contre des conditions de travail jugées indignes, avec des cadences souvent infernales, et des salaires stagnant à peine au-dessus du Smic, dans un contexte où l’inflation continue de restreindre les budgets des plus pauvres.

« Cela fait onze ans que je suis salariée chez Onet et plus ça va, plus les conditions de travail se dégradent », avait témoigné, en novembre dernier, dans les colonnes de l’Humanité, Claire Buron, l’une de ces employées en grève.

Au-delà de la remise en cause de ce système de flicage — les employées ne seront désormais astreintes qu’à badger une seule fois, à leur arrivée —, la CGT, qui a accompagné cette lutte, se réjouit, dans ce communiqué, d’avoir obtenu de la direction un changement de posture à l’égard du personnel et de ses représentants, qu’elle a dû se résoudre à entendre.

Solidarité sur le piquet de grève

Le syndicat se réjouit également du soutien exprimé aux grévistes tout au long de cette mobilisation, non seulement par le personnel médical du CHU de Montpellier, mais aussi par des citoyens, venus sur les piquets de grève. « Une solidarité autour de cette lutte a eu lieu, qu’elle soit en interne de la CGT (…) de la part des politiques de Gauche, des jeunes et de tous ceux qui sont venus sur le piquet de grève » indique le communiqué.

Une solidarité et une première victoire qui renforcent la volonté de ces employées à rester mobiliser sur les conditions de mise en oeuvre de ces nouvelles conditions de pointage et de continuer leur combat, avec la perspective d’obtenir une revalorisation des salaires, « un 13e mois, et le respect des emplois ».

Un rapport du Sénat publié fin juin avait alerté sur les conditions de travail de ces professionnelles du nettoyage, en se fondant sur les travaux de François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Le chercheur rappelait qu’entre « 60 et 62 ans, 50 % des salariés ou anciens salariés des métiers du nettoyage déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l’ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents : les entreprises de nettoyage représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu’ils ne représentent que 1,8 % des CDI ».


 


 

Montpellier : le comité de soutien,
un appui solide pour les grévistes d’Onet

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Alors que la grève des salariées de l’entreprise qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier a pris fin ce vendredi 1er décembre après 80 jours à la suite d’un accord avec la direction, Le Poing revient sur l’élan de solidarité qu’a suscité cette lutte

Cette solidarité, c’est ce qui nous fait tenir, ça nous donne le courage de continuer”, confiait Abdel, salarié de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, à propos du comité de soutien à la grève, au mois d’octobre. Le 13 septembre dernier, les salariées (en grande majorité des femmes) avaient posé les balais pour demander des augmentations de salaires, une prime équivalente au treizième mois et pour marquer leur refus d’un dispositif de contrôle sur téléphone où elles devaient rendre compte de chaque prestation effectuée dans les divers endroits qu’elles nettoyaient.

Au bout de 80 jours de grève, elles ont finalement obtenu, via des négociations avec la direction, une prime exceptionnelle de 650 euros et un allègement du dispositif de traçage. 80 jours de lutte qui n’auraient sans doute pas été possibles sans un comité de soutien, rassemblant largement divers pans du mouvement social montpelliérain.

Un phare dans la nuit”

Dès le 3 octobre, Révolution Permanente (RP), organisation trotskyste, a monté un comité de soutien pour fédérer largement autour de cette grève. “On pense que beaucoup d’organisations de gauche anticapitalistes et révolutionnaires ont une analyse assez pessimiste de la situation politique et se contentent de revendications purement défensives, alors qu’il y a des failles sur lesquelles s’engouffrer pour obtenir des victoires”, analyse Lucas, membre de RP. “Dans une période d’attaques successives du gouvernement sur tous les fronts, avec une inflation galopante, cette grève de plus de deux mois, menée par des femmes, majoritairement issues de l’immigration, payées en dessous du SMIC et sans grande culture syndicale, est un phare dans la nuit. Elles nous montrent la direction à suivre. Il fallait qu’on dépasse nos propres forces pour en faire l’événement politique de la rentrée sur Montpellier.

Philippe, militant CGT-CHU, complète : “Cette grève coche toutes les cases : c’est l’hôpital public, fleuron de l’emploi à Montpellier, et on parle d’un personnel précaire, féminisé et racisé qui a subi de plein fouet la vague Covid. Si on est militant anticapitaliste, antiraciste et antisexiste, c’est là qu’il faut être pour soutenir.” Claire, déléguée au CSE d’Onet au CHU, abonde : “On n’a pas eu la prime du Ségur car on n’est pas considéré comme du personnel de santé.”

La première réunion du comité de soutien, début octobre, a su rassembler diverses forces : Le parti de gauche, le NPA, la France Insoumise, la gauche éco-socialiste, mais aussi un collectif féministe de Montpellier et quelques gilets jaunes du rond-point de près-d’arènes ont répondu à l’appel. Pour Sabine, figure emblématique de ce rond-point, “rien de ce qu’ont soulevé les gilets-jaunes n’a été résolu, en terme de salaires et de justice sociale. Aujourd’hui, c’est une manière de continuer le combat autrement.”

Soutien à plusieurs niveaux

Outre des discussions tactiques sur les modalités de la grève, le soutien était avant tout moral. “Pas question d’intervenir dans leurs assemblées générales, on les laissait s’organiser par la base et on demandait comment on pouvait les aider”, précise Lucas. “Nous voir débarquer à sept ou huit à 7 heures du matin, forcément ça les motivaient”, ajoute Elsa, une autre militante de RP.

Un soutien moral, mais aussi financier non négligeable pour compenser les feuilles de paie à zéro. « Pour certains c’est dur », confiait Abdel lors du 58e jour de grève. « Il y a des femmes seules avec enfants qui sont à mi-temps, d’autres qui sont en CDD de remplacement et pour qui faire grève est compliqué. »

Heureusement, le comité de soutien a redoublé d’inventivité : tombolas organisées au Quartier Généreux ou au bar le Madrediosa avec de nombreux lots à gagner en collaboration avec des artistes, tatoueurs et autres donateurs, cantine au local associatif le Barricade, caisses de grève qui tournaient pendant les manifestations, collages revendicatifs dans toute la ville pour dénoncer le silence de la direction du CHU… La chorale militante le cri du Choeur a même improvisé un concert pour reverser les bénéfices (au chapeau) aux grévistes.

Organisés via une boucle Whats’app réunissant 80 personnes, les soutiens ont mis en place un roulement quasi quotidien de personnes allant vendre des gâteaux fait maison sur les marchés en distribuant des tracts pour informer les gens sur la grève. “On ramenait une plus d’une centaine d’euros par jours sur le piquet, ça aussi, c’est bon pour le moral”, commente Lucas. Au total, plus de 20 000 euros ont été récoltés via la cagnotte en ligne et physiquement. “Pas de quoi compenser les 50 000 euros de salaires en moins, mais ça fait tampon”, relativise le militant trotskyste. La caisse de grève a également été largement abondée par la CGT, le syndicat Sud-chimie de Sanofi, qui a versé 750 euros, et également par la France Insoumise.

La FI active

Nathalie Oziol, députée France Insoumise héraultaise, allait régulièrement voir les grévistes. Autre figure du mouvement de Jean-Luc Mélenchon à être venue sur le piquet de grève des salariées d’Onet : Rachel Keke, députée et ancienne porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. Un conflit de 22 mois qui s’est soldé par une victoire pour les femmes grévistes.“Ne lâchez rien, la lutte paye ! Sachez que sans vous, ils [la direction] ne sont rien !” avait-elle affirmé aux grévistes.

Ce retour d’expérience nous pousse à continuer”, avait alors réagit Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-ONET du CHU.

François Ruffin, député FI de la Somme, s’était lui aussi déplacé à Montpellier, et avait contribué à hauteur de 500 euros à la caisse de grève.

Créer du lien

Quel bilan tirer de cette grève maintenant qu’elle est terminée ? “Il aurait fallu mobiliser du soutien et évoquer la question financière encore plus tôt”, rembobine Lucas. “Et aussi, on aurait pu plus médiatiser sur les conséquences d’un hôpital non nettoyé en publiant plus d’images. Personne n’a envie de se faire soigner dans un hôpital crade.”

Pour les grévistes, elle aura sans douter permis de créer des liens dans et en dehors d’un collectif de travail souvent atomisé par des horaires décalés. “La reprise va être dure“, “vous allez tous me manquer“, commentaient des salariées ce vendredi 1er décembre Pour Khadija Bouloudn, leur déléguée syndicale, la lutte continue : “La prime pérenne qu’on demandait, on se battra autrement pour l’obtenir.”

Et pour les salariées en lutte comme pour leurs soutiens, ce mouvement aura été l’occasion d’engranger de expérience, comme le décrit Elsa : “C’est exceptionnel d’avoir une grève de cette force ici à Montpellier. On dit souvent que la grève est un moment de politisation express. On a vu les grévistes évoluer en deux mois, intervenir beaucoup plus en assemblée générale… Même pour nous, militants, on en apprend beaucoup.” Grévistes et soutiens prévoient une dernière soirée ensemble pour faire la fête et conclure ensemble dans la joie ces deux mois et demi de mobilisation.

Quant au comité de soutien, Lucas l’assure, “Maintenant qu’il est crée, c’est un outil qui pourra venir en appui sur d’autres luttes à Montpellier dans le futur.”


 

   publié le 5 décembre 2023

Immigration : la gauche (ré)unie pour « passer à l’offensive »

Fabien Escalona et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Alors que la Nupes vient de voler en éclats et que les gauches n’ont pas toujours été au diapason sur l’immigration, la loi Darmanin réussit à faire l’unanimité contre elle. Reste à se faire entendre dans le débat parlementaire « extrême-droitisé » qui démarre la semaine prochaine à l’Assemblée.

Comment peser dans un paysage saturé par les thèses de l’extrême droite et tenter de mobiliser une opinion publique peu passionnée par la technicité du sujet ? Dans un débat marqué par les rodomontades de Gérald Darmanin d’un côté, et la surenchère xénophobe de la droite Les Républicains (LR) et du Rassemblement national (RN) de l’autre, la gauche redoute d’être éclipsée lors de l’examen de la loi « immigration » qui arrive lundi 11 décembre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale.

Avant un meeting à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), organisé à l’initiative du Parti socialiste (PS) jeudi, le parti Génération·s avait convié, lundi 4 décembre au soir, les collègues communistes, socialistes, écologistes et insoumis à une « soirée de la fraternité » à La Bellevilloise, une salle de l’Est parisien. 

« Si nous ne menons pas la bataille, alors la gauche se perd », a insisté, sur l’estrade, la députée communiste Elsa Faucillon devant 200 personnes, la plupart des militants politiques ou associatifs. « L’arc républicain, c’est nous ! Nous avons besoin d’union contre la droite radicalisée et les macronistes sans boussole », a exhorté son collègue Génération·s Benjamin Lucas. 

Avant la prise de parole des députés qui entendent s’opposer sans nuance au texte, de nombreuses personnalités de la société civile, parfois anciens responsables politiques, ont tenu à démonter les idées reçues et les imaginaires anxiogènes à propos de l’immigration, pour assumer l’impératif d’un accueil digne des exilés. 

« Depuis trente ans, la suspicion domine », a regretté Benoît Hamon, directeur général de l’ONG Singa et fondateur de Génération·s. L’ex-candidat socialiste à la présidentielle de 2017 a souligné que dans les enquêtes d’opinion en Europe, le nombre d’étrangers évalué dans chaque pays est largement supérieur à leur nombre réel. 

« Oui, l’immigration a augmenté partout dans le monde, mais beaucoup moins que la population mondiale et moins vers le Nord qu’entre les pays du Sud », a expliqué Marie-Christine Vergiat, ancienne eurodéputée et vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Au XIXe siècle, a-t-elle rappelé, ce sont les Européens eux-mêmes qui empruntaient en masse les routes de l’exil. Face aux discours sécuritaires de la droite, elle a martelé que « seuls 0,4 % des crimes sont commis par des étrangers »

Dénonciation d’une dérive droitière

Les conséquences des politiques toujours plus restrictives en matière d’asile et d’immigration ont été pointées par tous les intervenants. Aboubacar Dembélé, salarié sans papiers de Chronopost à Alfortville (Val-de-Marne), a relayé la lutte menée avec ses camarades contre des « règles ambiguës » : « Pour avoir des papiers, il faut avoir des feuilles de paie, alors que pour travailler, il faut avoir des papiers. Ces règles servent à créer des esclaves ! »

Ali Rabeh, maire Génération·s de Trappes (Yvelines), a raconté sa « honte » d’avoir vu se multiplier les hôtels dits « sociaux » sur son territoire, appartenant à des personnes privées mais solvabilisés par l’État pour accueillir des familles dans des conditions peu dignes. Le même a mis en avant les actions de solidarité mises en place au niveau communal, en rappelant face aux applaudissements qu’elles ne faisaient que compenser les défaillances de l’État. 

Sans surprise, le texte de loi en discussion a été dénoncé pour toutes les régressions supplémentaires qu’il contient. Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile, a alerté sur le fait qu’elles apparaîtront peut-être minimes au regard du paquet « asile et immigration » discuté au niveau de l’Union européenne (UE). Dénonçant un « décalage de la fenêtre du tolérable », elle met en garde contre la possibilité de voir s’édifier « des camps de 30 000 personnes, pouvant être retenues pendant neuf mois »

Certaines mesures ont été atténuées ou évitées entre le Sénat et le passage en commission à l’Assemblée, comme le fait que les personnes étrangères en situation régulière ne pourraient plus prétendre aux prestations familiales ou à l’aide personnalisée au logement (APL) en dessous de cinq ans de présence en France. Mais « la droite républicaine a fait voter la préférence nationale, historiquement portée par l’extrême droite », s’est indigné Benoît Hamon. 

Tous les députés présents au meeting ont dénoncé la dérive droitière qui a affecté une large partie du champ politique. « Où est la droite sociale ? Où sont les gaullistes ? Messieurs Ciotti et Wauquiez, vous n’êtes pas républicains, vous avez une vision ethnique de la France ! », a interpellé la députée Génération·s Sophie Taillé-Polian, qui a appelé la gauche à « cesser d’être sur la défensive, pour passer à l’offensive »

On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! Benjamin Lucas, député Génération·s

Andy Kerbrat, député La France insoumise (LFI) et chef de file de son groupe sur le sujet, a fait le récit des travaux en commission et raconté « l’islamophobie généralisée » portée par le RN, « la xénophobie souriante des bourgeois » du parti LR, et face à cela « le silence assourdissant de la macronie ». « Oui, le texte a été nettoyé des aspects les plus abjects, mais non, ce n’est pas un texte d’équilibre, a abondé la communiste Elsa Faucillon. Nous avons entendu parler des exilés et des étrangers comme de fraudeurs, de délinquants voire de terroristes. »

Contre ce « grand racisme d’atmosphère », Benjamin Lucas a appelé « la gauche et les humanistes à relever la tête ». En référence à une phrase du socialiste Laurent Fabius, qui avait déclaré en 1984 que le Front national (aujourd’hui RN) posait les bonnes questions sans apporter les bonnes réponses, le député Génération·s a martelé que l’extrême droite ne posait pas les bonnes questions. « On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! »

Tout au long de la soirée, les interventions avaient pour but non seulement de réaffirmer des valeurs humanistes, mais d’insister sur les apports de l’immigration. Benoît Hamon a affirmé que l’accueil contribuait à une augmentation bienvenue de la population active. La présidente du groupe écologiste à l’Assemblée, Cyrielle Chatelain, a invoqué le consensus des économistes sur le fait que « l’emploi n’est pas un gâteau à la taille non variable ». Marie-Christine Vergiat de la LDH a quant à elle déploré que l’accueil d’étudiants africains soit en régression, alors que celui-ci permettrait à la France d’entretenir des liens forts avec les élites d’un continent appelé à prendre une place croissante sur la scène mondiale.  

Racontant le parcours d’un jeune Landais originaire de Guinée, le député socialiste Boris Vallaud a illustré ces « histoires heureuses » dont la droite et l’extrême droite ne parlent jamais, pour se focaliser sur « les chemins les plus sombres ». Renversant le stigmate de l’irresponsabilité, l’élu a déclaré : « Le désordre dans la République, c’est Darmanin, […] ces femmes et ces hommes qui travaillent et n’ont pas de papiers, l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous dans une préfecture, la multiplication sans discernement des obligations de quitter le territoire. »

L’union retrouvée contre « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua »

La gauche à l’unisson pour faire entendre une autre musique que celle déversée dans un champ médiatico-politique qui s’extrême-droitise : c’est peu dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi au cours des dernières années. Après le traumatique mandat de François Hollande, marqué par l’affaire Leonarda ou la déchéance de nationalité, et lors duquel le nombre de personnes reconduites aux frontières avait surpassé celui des années Sarkozy, la gauche s’était retrouvée éparpillée « façon puzzle ».

Au moment de la loi Collomb, en 2018, la question migratoire avait même secoué très fort la gauche française. Si LFI, qui formait alors un groupe de 17 députés, avait mené la bataille dans l’Hémicycle, le discours final de Jean-Luc Mélenchon avait décontenancé, y compris dans ses rangs : « Le problème n’est pas celui de la gestion des arrivées mais celui de la gestion des départs. Le problème, c’est non pas de viser immigration zéro, mais émigration zéro ! », avait-il lancé sous les applaudissements de Marine Le Pen.

Quelques semaines plus tard, alors que l’Aquarius se retrouvait bloqué aux portes de l’Europe, la prise de position du leader insoumis, alors en pleine stratégie populiste, s’était fait attendre. Le même été, Jean-Luc Mélenchon, en meeting à Marseille (Bouches-du-Rhône), avait créé l’émoi, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) au Parti socialiste (PS), semblant cantonner l’immigration à un outil de « pression sur les salaires et les acquis sociaux ». Deux ans plus tôt, alors député européen, il avait fustigé « le travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ».

Après le limogeage de son ancien conseiller international, Georges Kuzmanovic, Jean-Luc Mélenchon était peu à peu retourné à un discours plus classique à gauche, se mettant à évoquer les morts en Méditerranée à chaque meeting avant les élections européennes de 2019.

Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, […] mais en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain.
Elsa Faucillon, députée communiste

Quatre ans plus tard, les divergences font figure d’histoire ancienne. En commission des lois à l’Assemblée, les quatre partis de gauche n’ont pas laissé la moindre brèche se former entre eux. Tous ont dénoncé l’extrême-droitisation des débats et la mollesse de l’« aile gauche » macroniste avec qui certains avaient pourtant signé une tribune « transpartisane » pour défendre l’article sur les métiers en tension. Ils ont finalement voté unanimement contre un texte préfigurant « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua », selon le député insoumis Andy Kerbrat.

Lundi soir, dans les coulisses de La Bellevilloise, les élus se croisaient là encore en très bonne entente. « Tout le monde disait que la commission serait une négociation entre la majorité et LR, mais on a réussi à remettre la gauche dans les débats, ce que nous referons la semaine prochaine », indiquait Benjamin Lucas qui siège dans le groupe écologiste au Palais-Bourbon. « Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, en pensant que c’était trop clivant, mais aujourd’hui, en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain », abondait Elsa Faucillon.

Dans la salle du XXe arrondissement de Paris, l’unité retrouvée a en tout cas ravi l’assistance, et les députés eux-mêmes, qui ont juré à plusieurs reprises de « rester unis ». De là à y voir les premiers contours d’une nouvelle « Nupes » ? Ou comment le sujet de l’immigration pourrait être la première pierre d’une gauche en reconstruction et en quête de clarification.


 

   publié le 4 décembre 2023

Immigration : pour une inversion radicale de la politique d’accès au travail
des étrangers

Antoine de Clerck  sur www.politis.fr.

TRIBUNE. La France doit revenir à la raison sur les questions migratoires et abandonner ses postures idéologiques erronées. Son intérêt est de donner de plein droit l’accès au travail et à la formation professionnelle dès la demande d’asile, suggère le cofondateur de l’appel pour une convention citoyenne sur la migration.

Antoine de Clerck, membre de l’association Refugee Food, organisme de formation professionnelle dans le secteur de la restauration, et cofondateur de l’appel pour une convention citoyenne sur la migration.

Pour qui vit une situation qu’il considère sans avenir dans son pays et se lance dans un parcours migratoire, qui ne puisse être justifié par un motif familial ou étudiant, il n’y a, dans l’immense majorité des cas et s’il aboutit en Europe, pas d’autre moyen que de se présenter sur le territoire sans titre de séjour ni visa. En France, la demande d’asile est alors la seule démarche permettant d’espérer l’accès à un titre de séjour.

Ainsi, sur les 5 dernières années, en moyenne, la France reçoit 90 000 demandes d’asile par an. Elle accorde sa protection à 36 000 personnes, soit à 40 % d’entre elles. Les 60 % restantes, déboutées, deviennent sans-papiers, expulsables. Sur la même période, les départs volontaires et expulsions sont en moyenne de 22 000 personnes par an. Par conséquent la France « fabrique » chaque année plus de 30 000 sans-papiers qui séjournent durablement sur le territoire.

La France « fabrique » chaque année plus de 30 000 sans-papiers qui séjournent durablement sur le territoire.

Les mesures d’éloignements forcés ne sont pas mises en œuvre en raison de freins administratifs et pratiques, mais aussi par intérêt bien compris, car c’est un vivier de main-d’œuvre flexible et disponible. Il y a 700 000 travailleurs sans-papiers en France, dont des pans entiers de notre économie dépendent : gardes d’enfants, employés de restauration, ouvriers du bâtiment, services de propreté… on ne compte plus les secteurs d’activité, en pénurie sur les emplois les moins qualifiés, qui y font massivement appel.

Aujourd’hui, la législation et les pratiques administratives empêchent l’accès à l’apprentissage du français, à la formation professionnelle et au travail régulier des demandeurs d’asile. On considère par défaut que la majorité des personnes ne relèvent a priori pas du droit d’asile, qu’elles en seront déboutées et donc expulsables. Ce serait alors une perte économique, et cela rendrait les expulsions plus difficiles en raison d’un début d’intégration, avec des employeurs qui parfois s’y opposent.

Mais comme en réalité, in fine, les 3/4 des personnes qui demandent l’asile restent durablement en France, que ce soit avec le statut de réfugié ou sans-papiers, cette politique est absurde à plus d’un titre : elle retarde voire rend inaccessible l’apprentissage du français, encourage le travail non déclaré à grande échelle, accroît la précarité des nouveaux arrivants, restreint leur capacité d’accès au logement, à une alimentation saine, des conditions de vie digne, retarde l’intégration sociale. Elle augmente le risque d’exposition aux réseaux délinquants ou criminels, et fait peser sur la finance publique et la société civile la prise en charge des dispositifs d’urgence (hébergement, santé, aide alimentaire etc.).

Cette position particulière de la France en Europe s’explique par la croyance de ses dirigeants dans la théorie de « l’appel d’air ». Offrir des conditions jugées trop hospitalières aux étrangers primo-arrivants, en particulier l’accès au travail, aurait un effet « aspirant » qui conduirait à un afflux soudain et incontrôlé de population étrangère. Cette théorie est contredite à la fois par d’abondants travaux de recherche, les observations de terrain mais aussi l’expérience de nos voisins européens. L’Espagne a par exemple régularisé 600 000 sans-papiers en 2005, sans observer d’incidence sur ses flux migratoires.

Revenir à la raison sur les questions migratoires nécessite d’abandonner cette posture idéologique erronée et d’adopter une approche pragmatique, à l’instar de nos voisins allemands ou espagnols, qui l’abordent par des considérations économiques. L’intérêt de la France, c’est de donner de plein droit l’accès au travail et à la formation professionnelle dès la demande d’asile, et de délivrer un titre de séjour à ceux qui ne relèvent pas du droit d’asile mais suivent une formation professionnelle ou travaillent, que ce soit comme salarié ou indépendant.

Car sortir de l’illégalité tous ceux qui travaillent, c’est un impact économique positif immédiat : apports de cotisations sociales, contributions fiscales, capacité de consommation etc., mais aussi une sortie de la spirale de la précarité, qui pèse sur les dispositifs d’urgence et la société civile, avec un accès possible au logement, à la santé, à une alimentation saine. Et au-delà, c’est un immense levier d’intégration : le travail est un déterminant primordial de l’inclusion sociale, linguistique, résidentielle et culturelle des primo-arrivants.

Sortir de l’illégalité tous ceux qui travaillent, c’est un impact économique positif immédiat.

Pour la petite proportion des personnes qui bénéficieraient de ces mesures mais ne resteraient pas en France, en raison d’un retour volontaire ou forcé, ils auront au moins, pendant la durée de leur séjour, eu une contribution économique et sociale positive et repartiront vers leur pays d’origine avec un bagage social et professionnel accru.

D’aucuns pointent la concurrence entre le travail des étrangers et celui des ressortissants nationaux. Les opposer n’est pas un reflet exact du marché de travail, il y a un effet de complémentarité et non de substitution, en particulier par « strate » de qualification. L’économie n’est pas un « gâteau » à taille fixe dont il faudrait se partager les parts, c’est un « gâteau » qui grossit par la contribution de différents agents, dont le travail. À titre d’exemple, le secteur de l’hôtellerie-restauration fait état, ces dernières années, de plus de 250 000 emplois non pourvus. Qui pense raisonnablement que ce secteur peut se passer de main-d’œuvre étrangère ? En tout cas pas les professionnels du secteur, qui s’expriment par la voix de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie pour une régularisation rapide des employés sans-papiers.

Favoriser l’accès des étrangers à l’emploi légal est doublement bénéfique : plus l’accès au marché du travail est rapide, meilleure est la contribution nette à l’économie (emplois en tension, contributions sociales, consommation), et plus l’inclusion sociale et culturelle est aisée. À moins que l’on revienne sur le tabou de l’immigration de travail, organisée depuis les pays d’origine, qui ni la droite ni la gauche, depuis la fin des années 1970, n’a le courage d’aborder, tout en lorgnant vers des pays qui la pratique comme le Canada, il est dans l’intérêt de la France d’autoriser le travail et le séjour de plein droit pour tous ceux, primo-arrivants demandeurs d’asile ou sans papiers, qui se trouvent déjà sur le territoire.

 

   publié le 3 décembre 2023

Patron ne doit pas rester
seul maître chez lui !

Par Maryse Dumas, syndicaliste sur www.humanite.fr

Hasard du calendrier : le 20 novembre, « l’Huma » informe ses lectrices et lecteurs d’un décret qui, modifiant le Code des transports, place les services de l’inspection du travail, quand ils interviennent dans ce secteur, sous la tutelle de la Direction générale de l’aviation civile. Dénoncée par plusieurs syndicats, dont la CGT, cette disposition élaborée en catimini porte atteinte à un principe fondamental de l’inspection du travail : son indépendance, garantie par une convention internationale depuis 1947. La même semaine, le 22 novembre, se tenait un colloque, précisément sur l’inspection du travail, son organisation et son évolution tout au long du XXe siècle. Il était initié par l’Association pour l’étude de l’histoire de l’inspection du travail. L’administration du travail, la CGT et la CFDT, des historiens étaient présents mais aucun représentant du patronat, pourtant invité. Désertion symptomatique de la grande méfiance, pour le moins, du patronat à l’égard de l’inspection du travail. Les employeurs veulent écarter de leurs entreprises tout ce qui est susceptible de constituer un contre-pouvoir : le syndicalisme en premier lieu, et singulièrement la CGT, mais aussi la réglementation du travail et le contrôle de son application par l’inspection.

Ce n’est pas pour rien si droit du travail, inspection et syndicalisme CGT ont des parts d’histoire si ce n’est commune, du moins parallèle. Les trois apparaissent à la toute fin du XIXe siècle en outil d’organisation et de défense des travailleuses et travailleurs pour ce qui concerne la CGT, de rééquilibrage de la relation de travail très inégale entre employeurs et salariés pour ce qui est du droit du travail, en exigence d’effectivité dans l’entreprise pour ce qui est de l’inspection. Les grands moments qui rythment l’histoire de l’inspection sont aussi ceux qui marquent l’histoire sociale, avec les grandes conquêtes du Front populaire, de la Libération et de mai-juin1968, mais aussi les revers, tels les décrets Daladier de 1938, et le régime de Vichy pendant lequel l’inspection du travail a été utilisée pour sélectionner la main-d’œuvre susceptible de contribuer à l’industrie nazie jusqu’au STO et, plus près de nous, le retournement libéral de la fin du XXe siècle et début du XXIe.

Si l’inspection du travail revendique à juste titre son indépendance, condition d’un contrôle réel des pratiques patronales concrètes, les inspectrices et inspecteurs n’en sont pas moins des agents de l’État. Elles et ils sont, à ce titre, confrontés à toutes les réformes de ces dernières années visant à transformer l’État social en État libéral, et à imposer à l’ensemble des agents de l’État des politiques qui dénaturent leur fonction et portent profondément atteinte aux valeurs historiques du service public. Alors que l’éclatement du salariat, les sous-traitances en cascade, les précarités devraient conduire à un renforcement des moyens de contrôle, les effectifs sont au contraire dérisoires. Les agents se plaignent de charges administratives trop lourdes qui restreignent leurs temps de présence dans les entreprises, d’une évolution aussi de leurs fonctions vers davantage de conseils, ce qui est positif, mais au détriment de la verbalisation. Patron doit rester maître chez lui, c’est la devise non écrite qui fonde la politique macroniste, et plus généralement le libéralisme. C’est sur ce terrain-là aussi qu’il faut mener la contestation.


 

   publié le 2 décembre 2023

Grève nationale des livreurs Uber Eats contre le changement du système de rémunération

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Ce samedi 2 et dimanche 3 décembre, les livreurs Uber Eats seront en grève nationale, à l’appel des syndicats CGT et Union Indépendants. Depuis un mois, les coursiers « subissent une baisse conséquente de leurs revenus » due à l’application « sans consultation » d’un nouvel algorithme de rémunération, alertent les syndicats. Un nouveau système jugé « opaque et incompréhensible ».

Au vu des premières remontées de ses adhérents, l’Union Indépendants estime que la perte de chiffres d’affaires journalier est de 7 à 20 % pour les livreurs, par rapport au précédent système en vigueur depuis 2019. Les coursiers avaient été informés le 25 septembre du changement, intervenu entre mi-novembre et début octobre. L’expérimentation a d’abord été lancée à Lille, Avignon et Rouen. Dans ces trois villes, « la rémunération moyenne des courses (…) est restée stable avec une augmentation moyenne du revenu par course de 1,4 % », assure de son côté Uber Eats France à l’AFP.

Dès le 22 octobre, des mouvements de débrayage ont été organisés dans plusieurs villes du nord de la France : à Lille où s’est tenue l’expérimentation, mais aussi à Caen, Arras, Douai… Un premier appel national a aussi été lancé du 3 au 5 novembre.

Le 6 novembre, une réunion avec les directions des plateformes s’est tenue, sans aboutir au retrait du nouveau système Uber Eats souhaité par les syndicats. Un système initialement acté par la signature d’un accord entre Uber Eats France et l’Association des Plateformes d’Indépendant (API). L’API écarte elle aussi toute possibilité de « rouvrir une négociation sur la rémunération globale des livreurs dans les prochains jours », prend acte l’Union Indépendants dans son dernier communiqué du 21 novembre.

La nouvelle grille tarifaire vise à « simplifier la façon dont sont rémunérés les livreurs et de valoriser le temps passé à réaliser la course », défend encore Uber Eats France auprès de l’AFP. « Il tient par exemple compte du temps d’attente au restaurant et du temps nécessaire pour s’y rendre, un enjeu fort pour les livreurs ». En outre, un accord sectoriel signé en avril et qui doit s’appliquer prochainement garantit un minimum de 11,75€ par heure, rappelle la plateforme ; mais uniquement sur le temps de commande.

Les livreurs Deliveroo et Stuart sont également appelés à rejoindre la grève de ce week-end. Au-delà de l’arrêt du nouvel algorithme Uber Eats, les syndicats exigent en effet pour l’ensemble des plateformes « une meilleure transparence » et des rémunérations plus justes.

   publié le 1° décembre 2023

Décryptage
du projet de loi asile et immigration

par la CIMADE sur https://www.ritimo.org/

Le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration intitulé « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » qui sera prochainement débattu à l’Assemblée nationale, a franchi, par la version adoptée au Sénat, un cap supplémentaire vers des régressions sans précédent des droits des personnes migrantes. Analyse par la CIMADE.

Le texte initial présenté par le gouvernement s’inscrivait déjà la lignée d’une frénésie législative sur ce sujet, avec plus de 20 lois en près de 40 ans, et dans cette « loi des séries » que l’on peut ainsi résumer : à chaque nouveau gouvernement son projet de loi sur l’immigration, et à chaque nouveau projet de loi des restrictions de droits supplémentaires pour les personnes étrangères.

Car le texte initial, faussement présenté par le gouvernement comme « équilibré », reposait en réalité sur une philosophie marquée par l’idée qu’il faudrait à tout prix continuer à freiner les migrations des personnes exilées jugées indésirables, par un renforcement continu des mesures sécuritaires et répressives. Au mépris de la réalité de notre monde dans lequel les migrations vont continuer à occuper une place croissante. Au risque de nouveaux drames sur les routes de l’exil. À rebours d’une vision fondée sur la solidarité et l’hospitalité, qui ferait pourtant honneur à notre humanité commune.

Au lieu de cela, le texte était dès le début très centré sur les mesures d’expulsion du territoire, visant à criminaliser et à chasser celles qui, parmi les personnes étrangères, sont considérées comme indésirables par le gouvernement. La notion de menace à l’ordre public y est instrumentalisée pour faire tomber les maigres protections contre le prononcé d’une mesure d’expulsion.

Et lorsqu’elles ne sont pas expulsées, les personnes sont placées dans des situations de précarité administrative, avec l’ajout de conditions supplémentaires pour accéder à un titre de séjour plus stable ou pour le faire renouveler.

Sous couvert de simplification des règles du contentieux, les délais de recours sont raccourcis, les garanties procédurales amoindries. Et pour réduire la durée de la procédure d’asile, le fonctionnement de l’OFPRA et de la CNDA sont profondément modifiés, avec un risque d’affaiblissement de ces instances de protection.

Quelques mesures étaient présentées comme étant protectrices pour les personnes migrantes ou à même de favoriser leur intégration. Mais elles étaient, au mieux, insuffisantes pour répondre aux enjeux d’accueil des personnes migrantes – comme la régularisation limitée à des besoins de main d’œuvre – ou à la nécessaire protection des enfants – comme l’interdiction partielle de l’enfermement des enfants en centre de rétention. Quand elles n’étaient pas dangereuses et contre-productives, comme l’exigence d’un diplôme de français pour l’obtention d’un titre de séjour pluriannuel.

La vision des politiques migratoires sous-tendue par ces mesures a connu une inflexion encore accrue après le drame d’Arras, quand le projet de loi a été présenté comme la réponse politique à cet événement, avalisant un lien quasi exclusif et automatique entre immigration, délinquance et terrorisme. Accélération du calendrier, introduction des mesures répressives supplémentaires : c’est dans ce contexte que le projet de loi est arrivé dans la chambre Haute et que jour après jour, son examen a égrené son lot de mesures indignes, absurdes et dangereuses, portées par les parlementaires mais aussi par le gouvernement lui-même, venant durcir un texte déjà très inquiétant dès son origine :

  • Suppression de l’Aide Médicale d’Etat ;

  • Restriction du droit de vivre en famille via le regroupement familial, la réunification familiale ou les titres de séjour pour motifs familiaux ;

  • Suppression des articles, pourtant très drastiques à la base, portant sur la régularisation dans les métiers en tension ou l’accès au travail des demandeurs d’asile ;

  • Restriction des conditions d’accès à la nationalité française ;

  • Renforcement de la double peine ;

  • Rétablissement du délit de séjour irrégulier ;

  • Mise à mal des protections contre les expulsions jusqu’à la suppression des protections contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF), au détriment de tout discernement et de toute considération humaine ;

  • Durcissement de la rétention administrative, notamment pour les demandeurs d’asile ou encore facilitation des expulsions sans que la légalité de l’interpellation et le respect des droits ne soient examinés par le juge des libertés et de la détention.

Mais au-delà de l’examen parlementaire, c’est également le débat médiatique l’entourant qui s’est montré dramatique, distillant, y compris sur des médias de service public, son lot d’émissions et de propos anti-migration stigmatisants, caricaturaux, voire carrément haineux.

Il y ainsi urgence à ce que lors du débat à l’Assemblée nationale, des voix s’élèvent pour rappeler qu’une autre politique migratoire est possible, fondée sur l’accueil et la solidarité, le respect des droits et de la dignité des personnes. C’est au nom de ces valeurs que La Cimade rejette fermement ce nouveau projet de loi répressif.

Lire l’analyse complète sur le site de La Cimade

   publié le 30 novembre 2023

Javier Milei devient moins libertarien pour être toujours plus néolibéral

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le président élu d’Argentine s’est rapproché de la droite traditionnelle, notamment sur le plan économique. Désormais, la dollarisation n’est plus la priorité, mais l’austérité, elle, s’annonce ultraviolente.

Pendant sa campagne électorale, le président élu d’Argentine, Javier Milei aimait à se présenter en dynamiteur de la « caste » qui, selon lui, gérait l’État rapace et la Banque centrale voleuse. Avec son déguisement de « général Ancap », pour « anarcho-capitaliste », il entendait bien en finir avec la gestion technocratique de l’Argentine à coups de dollarisation et de dissolution de la Banque centrale.

Depuis son élection le 19 novembre, tout cela ne semble plus aussi évident. En une semaine, la « caste » semble déjà avoir pris sa revanche, notamment dans la définition de la future politique économique du nouveau président. Pour autant, l’Argentine semble bel et bien à la veille d’un choc libéral violent, relevant d’une forme de néolibéralisme radicalisé.

La première étape de la définition de la future politique de Javier Milei a été l’annonce de la structure de son gouvernement et des premières nominations. Le président élu a voulu satisfaire son électorat de premier tour en réduisant drastiquement le nombre de ministères, à seulement huit portefeuilles.

C’était un clin d’œil appuyé a une de ses plus fameuses vidéos de campagne où on le voyait balancer à terre la plupart des ministères existants avec de tonitruants « ¡ Afuera ! » (« Dehors ! »). Mais déjà la promesse n’est que très partiellement remplie.

Dans la vision minimaliste initiale du candidat, seules les fonctions régaliennes devaient rester dans le giron étatique : défense, sécurité, justice. Le président élu, lui, a plutôt décidé de regrouper les administrations autour de « grands ministères » aux noms ronflants empruntés au vocabulaire néolibéral.

Ainsi, l’éducation, la santé, le travail et le développement social seront regroupés dans un seul ministère du « capital humain ». De même, les transports, les travaux publics, l’énergie, les mines et les communications seront rassemblés dans un ministère des « infrastructures ».

Distribution de postes

Cette méthode est utilisée classiquement par les gouvernements néolibéraux « réformistes ». En 1986, en France, le gouvernement de Jacques Chirac, alors très thatchérien, avait limité le nombre de ministres à quatorze, par exemple. Mais ce qui est mis en place, ce sont des ministères géants regroupant des administrations existantes, ce qui, dans les faits, ne simplifie pas toujours la gestion publique, ni ne réduit la bureaucratisation, loin de là.

Cela permet, par ailleurs, de distribuer des postes de secrétaire d’État et de ministre à des alliés politiques. Dans le cas de Javier Milei, les premières nominations tendent à appuyer l’idée que l’influence de la droite traditionnelle, celle de l’ancien président Mauricio Macri (en poste de 2015 à 2019), que le libertarien avait attaqué sans relâche jusqu’au premier tour, sera décisive.

Le choix le plus symbolique est la nomination de son ancienne rivale à la présidentielle Patricia Bullrich au ministère de la sécurité, poste qu’elle occupait déjà sous Macri. Ici, le message de continuité est clair. On parle même du retour de l’ancien président de la Banque centrale, Federico Sturzenegger, à la tête d’un ministère de la « modernisation » chargé de réduire le rôle de l’État et qui avait déjà existé pendant le mandat de l’ancien président de droite.

Tout cela est assez logique, dans la mesure où, au Congrès, la droite traditionnelle a plus d’élus que le parti libertarien du nouveau président. 

Plus significatif encore, la direction de la Sécurité sociale (Anses), qui était promise à une proche de Javier Milei, Caroline Pípero, a finalement été attribuée à un fonctionnaire de la province de Córdoba, Osvaldo Giordano, affilié au candidat péroniste « indépendant » Juan Schiaretti. 

Cette influence du macrisme, et avec celui-ci, des milieux d’affaires argentins, ne semble se confirmer nulle part aussi bien que dans le domaine économique. Le portefeuille de l’économie et le poste de gouverneur de la Banque centrale argentine, la BCRA, apparaissent comme les deux postes stratégiques du nouveau mandat.

Caputo, pilier du mandat Macri, à l’économie

Javier Milei a fait une campagne centrée sur l’économie et la lutte contre l’inflation, c’est donc là le centre de sa particularité politique. Or, depuis une semaine, ceux qui ont contribué à construire le programme du président élu laissent, là aussi, la place à la vieille garde macriste.  

Le ministre de l’économie pressenti est Luís « Toto » Caputo, un pilier du mandat de Mauricio Macri. Ancien de la Deutsche Bank, secrétaire d’État au budget puis ministre des finances, il a fini ce mandat comme président de la BCRA. Tout ce que déteste, en théorie, Javier Milei.

Caputo est un pur produit de cette « caste » où se mêlent hauts fonctionnaires et gestionnaires de grandes entreprises. Les vidéos du futur président hurlant tout le mal qu’il pense de Luís Caputo, en en faisant un des artisans de la crise actuelle, circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux depuis la fin de la semaine dernière.

Seulement, depuis quelques jours, Javier Milei n’a pas de mots assez élogieux pour l’ancien ministre. Certes, sa nomination n’a pas encore été confirmée, mais il n’y a quasiment aucun doute : ce dernier se comporte déjà comme un ministre en exercice, rencontrant les milieux bancaires et le secteur agricole, et accompagnant même Javier Milei à Washington ce 27 novembre pour entamer des discussions importantes avec le Fonds monétaire international (FMI) et le Trésor étasunien.

Or cette nomination n’est pas qu’une question personnelle ou d’influence, elle va déterminer en grande partie la nature de la politique du futur gouvernement, notamment sur les deux aspects clés du programme Milei : la dollarisation et la fermeture de la Banque centrale.

Au point que l’évidence de la nomination de Luís Caputo a provoqué l’éviction du principal conseiller économique du nouveau président, Emilio Ocampo, qui avait été présenté dès avant le premier tour par Javier Milei comme le nouveau gouverneur de la BCRA chargé de la « dissoudre ». Ocampo a annoncé qu’il renonçait à ce poste, en grande partie en raison de désaccords fondamentaux avec Caputo…

L’obsession des « lettres de liquidité »

Pour saisir cette différence et ses conséquences, il faut rappeler la logique qui était celle du programme Milei, préparé en grande partie par Emilio Ocampo. Coauteur d’un ouvrage prônant la dollarisation rapide, et auteur d’un blog où il précisait ses idées sur le sujet, ce dernier pense que l’Argentine connaît une « dollarisation spontanée » qui se traduit par une préférence générale pour la devise étasunienne, au détriment du peso argentin.

En donnant rapidement cours légal au billet vert, on libérerait les avoirs des épargnants, on réduirait les taux d’intérêt et on attirerait les capitaux étrangers débarrassés du risque monétaire et du contrôle des changes. Son programme était donc celui d’un choc monétaire où, rapidement, le peso disparaissait.

Dans ce schéma, un des obstacles était la gestion d’un instrument financier de la BCRA, les Leliq (pour « Lettras del liquidez » ou « lettres de liquidité »). Créé en 2018 par… Luís Caputo, c’est un placement en pesos à un terme relativement court, majoritairement autour de deux mois, qui présente un rendement réel souvent légèrement négatif, compensé par sa valeur en dollars au taux officiel. Autrement dit, par rapport à un placement en dollars, très encadré en Argentine, les Leliq sont plutôt une bonne affaire.

Le camp libertarien a fait des lettres de liquidité le nœud de tous les problèmes du pays.

La BCRA utilise cet instrument pour « geler » une partie de la masse monétaire en pesos sans dégrader le taux de change. En soi, cet instrument ne présente pas de difficulté particulière parce que sa rémunération réelle est négative, c’est-à-dire que sa valeur réelle a tendance à se réduire et qu’il est remboursé en pesos, c’est-à-dire en monnaie émise par la BCRA. Il ne peut donc pas y avoir de défaut sur ses titres, en théorie.

Mais le camp libertarien en a fait, à l’image d’Emilio Ocampo, le nœud de tous les problèmes du pays. La masse des Leliq représente environ 23 000 milliards de pesos, ce qui, au cours officiel, équivaut à 64 milliards de dollars étasuniens. C’est effectivement effrayant au regard des 22 milliards de dollars de réserves en devises de la BCRA. Mais le problème ne se présente réellement que si l’on doit rembourser ces Leliq en dollars, c’est-à-dire si on dollarise l’économie. Autrement dit, le problème, en ce cas, ce ne sont pas les Leliq mais la dollarisation.

Les partisans de Javier Milei accusent alors les Leliq d’être la source de l’inflation galopante que connaît le pays (143 % sur un an) parce qu’ils contribuent à faire émettre de plus en plus de pesos par la BCRA. C’est le fameux « effet boule de neige » : la rémunération des Leliq augmente avec l’inflation, ce qui amène à émettre plus de pesos, donc à faire augmenter l’inflation et donc à augmenter encore le taux des Leliq.

Cette vision aussi est contestable, dans la mesure où les taux sont toujours négatifs en termes réels et que les Leliq permettent malgré tout de « neutraliser » une partie importante de la masse monétaire en pesos. Si les Leliq sont « roulés », c’est-à-dire renouvelés sans cesse, l’effet sur la masse monétaire et la demande en pesos reste plus réduite que si on laissait ces pesos sur le marché.

Cela ne veut pas dire que cet instrument ne pose pas de problème du tout. Il a été utilisé massivement par les banques pour recycler l’épargne locale, qui est ainsi dirigée vers la Banque centrale plutôt que vers le crédit et l’investissement. Or le vrai problème de l’Argentine, c’est sa structure productive déséquilibrée, qui l’oblige à importer massivement en dollars.

Mais ce problème n’est pas traité par les libertariens. Car leur vrai objectif est de lever rapidement le contrôle des changes. Or, si le peso devient librement convertible, l’intérêt des placements en Leliq disparaît et les 23 000 milliards de pesos vont rapidement chercher à devenir des dollars. Cela va entraîner un effondrement massif du peso et, inévitablement, une explosion de l’inflation qui pourrait bien déboucher sur de l’hyperinflation (définie comme une augmentation de 50 % des prix par mois).

On aura alors non seulement de l’hyperinflation, mais aussi une dette publique en dollars ingérable pour l’État argentin. Sans compter que les banques argentines, qui détiennent la masse des créances en Leliq, se retrouveraient avec des difficultés majeures. Pour les libertariens, il est donc essentiel de régler la « bulle des Leliq » avant de lever le contrôle des changes. Et c’est ici que se dresse le fossé entre Emilio Ocampo et Luís Caputo.

Changement de priorités

Le premier estime qu’on doit rapidement « dollariser » à condition de transformer la Banque centrale en une sorte de fonds de défaisance des Leliq. Concrètement, cela reviendrait à titriser les actifs de la Banque centrale, principalement des créances sur l’État argentin, pour les vendre sur les marchés financiers internationaux. Le produit de cette vente permettrait de financer le remboursement et l’épurement des Leliq.

Plus besoin de banque centrale, mais seulement d’une institution gérée par un liquidateur chargé simplement de collecter les fonds et de rembourser les créanciers. C’est pourquoi, dans cette logique, dollarisation et fermeture de la Banque centrale vont de pair.

Mais le ministre annoncé de l’économie, Luís Caputo donc, a une autre vision. Lui aussi adopte un discours alarmiste en apparence sur les Leliq et annonce vouloir réduire cette « bulle ». Mais sa méthode est très différente. Selon ses déclarations rapportées par la presse argentine lors de la rencontre avec le secteur bancaire, Luís Caputo aurait deux plans pour tenter de maîtriser les Leliq.

Le premier est de proposer un échange « volontaire » de Leliq contre de la dette publique à long terme moins rémunératrice, mais garantie par les recettes des privatisations de l’entreprise pétrolière YPF, ainsi que par le fonds de garantie de la Sécurité sociale. On viendrait donc transférer une charge de la Banque centrale que cette dernière peut gérer vers le budget de l’État fédéral, alors même que l’on va chercher à réduire les dépenses publiques.

Le second plan consisterait à lever 15 milliards de dollars sur les marchés financiers pour réduire les besoins de couverture en devises des Leliq et ainsi réduire progressivement leur émission.

Dimanche, dans une émission télévisée, Javier Milei a estimé que Luís Caputo, jadis appelé le « Messi de la finance », était l’expert le plus apte à régler le problème des Leliq. Mais rien n’est moins sûr, au regard de ces choix. En effet, le recours à l’endettement ne peut que contribuer à réduire la confiance dans l’État argentin et, partant, à aggraver la crise.

Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. Javier Milei

Tout cela ressemble cependant à un compromis au sein du capital argentin. La droite traditionnelle de Macri, proche des milieux bancaires, n’est pas favorable à la dollarisation et à la disparition de la Banque centrale. La question des Leliq n’est pas centrale pour ce courant conservateur, et donc pour Luís Caputo.

Mais il faut donner des gages aux électeurs libertariens et au président élu. Ce dernier, vendredi 24 novembre, s’est même fendu d’un communiqué pour préciser que la fermeture de la Banque centrale n’était « pas négociable ». Mais il ne précise pas à quel horizon, ce qui est très différent des plans montés par Emilio Ocampo.

En tentant une solution « volontaire » aux Leliq, on va dans le sens de l’objectif fixé par le président sans réellement chercher à régler le problème puisque, sans contrôle des changes, le plan d’échange volontaire n’a aucun sens : les épargnants iront acheter du dollar plutôt que de prêter à l’État argentin en pesos à taux réduit.

Devant les banquiers, Luís Caputo a d’ailleurs bien précisé que la levée du contrôle des changes n’était pas immédiate. La BCRA n’est donc pas près de fermer. Mais du moins aura-t-on tenté. On pourra alors passer aux choses sérieuses, sur lesquelles droite conservatrice et droite libertarienne sont d’accord : réduire les dépenses de l’État à un point tel que l’on fera baisser les prix et que le recours aux lettres de liquidité deviendra inutile. On pourra alors lever le contrôle des changes puisque la confiance dans la monnaie argentine aura été en théorie rétablie.

Évidemment, les choses peuvent encore bouger et des conflits peuvent réapparaître. Ce week-end, le proche de Mauricio Macri pressenti pour prendre la tête de la BCRA, Demian Reidel, a, à son tour, jeté l’éponge. Il était partisan de la levée rapide du contrôle des changes. Il y a ainsi une inversion des logiques : l’austérité devient centrale, la dollarisation et la fin de la Banque centrale deviennent un objectif lointain et donc plus incertain.

Nouveau consensus néolibéral radicalisé

Dès lors, l’austérité devrait être le cœur de la politique du nouveau mandat. Les premières semaines du gouvernement Milei s’annoncent comme extrêmement violentes. Dès le 11 décembre, un « paquet de lois de réforme de l’État » sera proposé et transmis au Congrès, qui sera convoqué en session extraordinaire.

Les coupes budgétaires seront « uniques dans l’histoire nationale », a prévenu le président élu en route vers Washington le 27 novembre. Elles devront être générales, notamment dans le domaine des travaux publics. Avec cette doctrine comme référence : « Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. » Ici, le point de jonction entre libertariens et néolibéraux classiques est facile à trouver : on privatise, on remplace l’action publique par le privé et on garantit les créances du secteur financier.

« Il faut faire l’ajustement. Le seul sujet est de savoir si nous le ferons de façon désordonnée avec des choses dantesques dont nous mettrons beaucoup de temps à sortir, ou si nous ferons un ajustement ordonné avec une macroéconomie ordonnée », a indiqué dimanche Javier Milei, en admettant cependant qu’il « y aura des choses négatives mais de manière transitoire ».

C’est là le discours austéritaire classique, promettant le bonheur après une souffrance nécessaire et ordonnée. Mais la réalité défie toujours ces propos qui, par ailleurs, ont peu de sens, car une « macroéconomie ordonnée » avec de l’austérité ne veut pas dire grand-chose.

D’ailleurs, Javier Milei a convenu qu’il faudra prévoir un filet de sécurité social pour amortir le choc. Mais là encore, les exemples historiques montrent que le coût social de l’austérité est tel qu’il devient vite indispensable de couper dans ces budgets. D’autant que le futur président entend non seulement rembourser le FMI, mais prendre aussi de nouvelles dettes en dollars. Il faudra donc serrer la vis pour payer les intérêts.

Ce que cette première semaine permet de voir est une réunification entre le courant libertarien et le courant néolibéral autour d’une forme de néolibéralisme radicalisé, qui se débarrasse des formes les plus extrêmes – la dollarisation rapide – pour conserver un choc libéral austéritaire classique mais ultraviolent.

Ce genre de compromis peut laisser certains libertariens radicaux sur la touche, comme Emilio Ocampo ou Carlos Rodríguez, proche conseiller économique de Javier Milei qui a annoncé vendredi 24 novembre son départ du parti présidentiel La Libertad avanza. En temps de crise, les conflits internes au capital sont courants, mais les compromis sont toujours possibles, tant que la société paie pour le redressement des profits.


 

   publié le 29 novembre 2023

La lutte plutôt que l’exploitation, deux ans de combat pour les régularisations des Chronopost d’Alfortville

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Le 7 décembre 2021, 18 travailleurs sans papier de l’agence Chronopost d’Alfortville ont déclenché une grève devant leur dépôt, pour dénoncer les conditions de travail indignes et demander leur régularisation. En deux ans, le mouvement est devenu incontournable dans la lutte des travailleurs sans-papiers. Il rappelle aussi que les régularisations peuvent s’obtenir par la lutte, plutôt que par l’exploitation au travail.

Tenir les comptes du nombre de manifestations organisées par les Chronopost d’Alfortville depuis deux ans relève de l’exploit, tant le petit groupe de travailleurs sans-papiers a su rester actif et mobilisé ces 24 derniers mois. Le siège de Chronopost porte d’Orléans, la préfecture du Val-de-Marne, l’Église de Créteil, ces lieux ils les connaissent par cœur, ils y ont battu le pavé des dizaines de fois, mégaphone et tambour à la main.

Malgré deux ans de lutte durant lesquelles très peu de personnes ont pu être régularisées, le mouvement n’a pas reculé d’un pouce. « Dans le marasme actuel, où le mouvement ouvrier se porte pas très bien, où la résistance de classe n’est pas facile, ils ont montré que des choses étaient encore possibles », résume admiratif Jean Louis Marziani, de SUD solidaires, présent depuis le début auprès des chronos. Fin 2021, des travailleurs sans-papiers de trois sites se mettent en grève : celui de Chronopost Alfortville, DPD au Coudray-Monceaux, et RSI à Gennevilliers.

À Alfortville, dès le départ, d’autres sans-papiers rejoignent la lutte des grévistes, élargissant alors les demandes de régularisation à tous les travailleurs sans-papiers présents sur le piquet de grève, devenu un camp permanent et désormais un lieu de lutte et de solidarité. Car le collectif permet de centraliser les demandes de régularisations, pour venir à bout collectivement de démarches administratives longues et complexes. Trente-deux dossiers ont été déposés en préfecture cet été, dont les 18 grévistes de Chronopost. Depuis, 14 personnes ont été régularisées, mais seulement trois sont issus du groupe de grévistes de Chronopost. Selon la préfecture, qui a communiqué le 24 novembre sur ces régularisations, le lien de travail n’a pas pu être avéré pour les autres anciens intérimaires de Chronopost. Une nouvelle accueillie froidement par les grévistes, qui entendent toujours poursuivre la lutte pour la régularisation de l’ensemble du collectif.

« On ne peut plus faire marche arrière », la détermination des chronopost reste intacte

Dans les bureaux de la préfecture du Val-de-Marne, immense bâtiment aux fenêtres orangées planté au bord du lac de Créteil, on doit connaitre par cœur les slogans demandant l’ouverture des guichets et la régularisation des travailleurs sans papiers. Lieu emblématique de la lutte, c’est ici que terminent généralement les manifestations des chronos. C’est ici aussi que la bataille pourrait s’achever, avec à la clé, les régularisations de tous les travailleurs sans-papiers du piquet, la revendication principale des grévistes depuis deux ans.

« Ouvrez les guichets, régularisez », une fois de plus, ces mots résonnent sur le boulevard qui mène à la préfecture, ce mercredi 22 novembre, où une centaine de travailleurs sans-papiers marchent au rythme des chants et des tambours. Dans le cortège, Demba* raconte ces deux ans de lutte, lui qui n’a pas travaillé chez Chronopost, mais qui vit les mêmes galères et les mêmes humiliations au travail, dans le BTP, dans des centres de tri ou des usines.  Il a rejoint la lutte dès le début, refusant parfois des journées de travail pour venir aux manifs. Il vit sur le piquet depuis deux ans avec ses camarades, et ne compte s’arrêter là. « On est déterminé, et on poursuit l’objectif qu’on s’est fixé dès le début : la régularisation. On n’arrêtera pas tant qu’on ne l’a pas obtenue, c’est la seule solution », lance-t-il avec conviction.

Tous ici partagent ce point de vue, impossible de s’arrêter maintenant tant les sacrifices ont été importants. « Deux ans c’est long, et c’est dur de vivre sur le piquet de grève, de dormir dehors, même un jour c’est difficile alors imaginez deux ans ! », s’exclame Mamadou Drame, lunettes de soleil sur le nez. « On restera jusqu’en 2026 s’il le faut, jusqu’à ce que tout le monde ait une carte de séjour », poursuit-il. Lui vient d’obtenir une carte d’un an, mais son engagement pour les régularisations de ses camarades reste intact : « Même si j’ai eu mon titre, je continue la lutte pour les autres », clame-t-il.

Forger la solidarité, étendre la lutte

 La grève des chronos ne se résume pas qu’à un piquet de grève. En deux ans, de solides liens se sont forgés entre ces travailleurs sans-papiers, qu’ils aient travaillé chez Chronopost ou non. « On est comme une famille », souligne Mamadou Drame. Alors que 18 anciens travailleurs de Chronopost n’ont pas repris le travail depuis deux ans, les soutiens eux, continuent d’aller travailler, dans le nettoyage, le BTP, ou la restauration, comme les centaines de milliers de sans-papiers qui travaillent en France. L’exploitation et les humiliations que dénoncent les chronos, ils les vivent au quotidien. Alors le collectif est devenu une arme face aux abus des « patrons voyous », comme on les appelle ici.

Mi-novembre, deux travailleurs sans-papiers du piquet, qui travaillaient sur un chantier de rénovation en Seine-et-Marne, ont alerté leurs camarades : leur patron avait arrêté de les payer. Une petite équipe se forme et une manif (déclarée en préfecture) s’organise pour aller réclamer leur salaire, directement sur le chantier. Le retour au piquet s’est fait dans la joie, les deux travailleurs ont récupéré les 1500 euros que leur patron refusait de leur verser. « C’est des choses concrètes comme celle-ci qui est permise par la force de ce collectif », résume Jean Louis Marziani de Sud Solidaires. Au long de ces deux dernières années, le syndicat a pu aider de nombreux travailleurs du piquet à obtenir des certificats de concordance ou le fameux Cerfa, ce document qui prouve l’embauche d’un salarié étranger, document central dans un dossier de régularisations.

 La Poste continue de jouer l’autruche à Chronopost

Employés par Derichebourg, un sous-traitant de Chronopost, les grévistes n’ont toujours pas obtenu la reconnaissance officielle de leurs liens avec leur ancien employeur. Une situation gênante pour la Poste qui a toujours affirmé ne pas être au courant des agissements de son sous-traitant. Aux yeux de la loi pourtant et en tant que donneur d’ordre, l’entreprise publique a l’obligation de veiller à ce que ses sous-traitants n’aient pas recours au travail dissimulé.

La Poste a justement rompu son contrat en 2022 avec Derichebourg pour la gestion du site d’Alfortville, mais aussi celui de DPD au Coudray Manceau (91), un autre site en lutte depuis 2021. « La poste, c’est toujours l’axe vertébrant de la lutte, c’est quelque chose d’emblématique pour montrer que l’État fabrique les lois pour rendre la vie impossible aux sans-papiers, mais les exploite aussi à travers ses entreprises », souligne Christian Schweyer, du collectif des travailleurs sans papier de Vitry (CTSPV). Assigné ne justice par Sud PTT, La Poste s’est retrouvé le 20 septembre face aux juges, accusées d’avoir manqué à son devoir de vigilance, notamment pour avoir laissé ses sous-traitants embaucher des sans-papiers. Le délibéré doit être prononcé le 5 décembre prochain.

Si cette assignation a été vécue comme une victoire pour les grévistes et les syndicalistes, derrière la Poste, c’est l’État et ses responsabilités qui sont aussi visées, de quoi rendre encore plus compliqué la résolution de ce dossier que l’État à tout intérêt à faire trainer. Le 31 octobre lors des questions au gouvernement, le Sénateur communiste Pascal Savoldelli a justement demandé des « réparations » à l’État, face à une situation « illégale » et « inhumaine ». La ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, Dominique Faure, qui lui a répondu, a indiqué que « l’inspection du travail mène à ce jour les investigations nécessaires concernant les salariés du site d’Alfortville ». Une information confirmée par la préfecture, qui a indiqué par voie de communiqué le 24 novembre que «les contrôles menés en 2022 sur le site de Chronopost à Alfortville n’ont pas démontré d’infractions liées au travail illégal».

 « Lors des contrôles, on nous demandait de nous cacher dans les toilettes »

 Pourtant, sur le piquet, personne n’a vu l’inspection du travail ni n’a été invité à fournir les preuves, pourtant abondantes, de l’emploi de travailleurs sans papiers chez Chronopost. Sur leurs téléphones, les grévistes auraient des choses à montrer à l’inspection du travail, notamment ces photos ou vidéos sur lesquelles ils apparaissent, gilet de sécurité sur le dos, triant des colis. Traoré*, l’un des grévistes a encore au travers de la gorge la manière dont ils ont été traités par Derichebourg, quand l’entreprise avait encore besoin d’eux dans le centre de tri, notamment pendant le Covid.

« On a travaillé là-bas comme des esclaves, ils nous ont traités comme des animaux », se rappelle-t-il. À chaque contrôle de l’inspection du travail, son chef d’équipe lui disait d’aller se cacher aux toilettes. « Et finalement, on a eu une inspection surprise un jour, l’inspecteur a bien vu que les papiers que je lui ai montrés n’étaient pas les miens. J’ai eu honte, mes collègues ne savaient pas que j’étais sans-papiers », dit-il. Ce dernier contrôle marquera la fin de ses missions dans ce centre, mais malgré tout, l’agence d’intérim le rappellera quelques jours plus tard pour aller travailler chez DPD, en Essonne. « Ils savaient très bien que je n’avais pas de papiers », affirme-t-il.

Prochaine étape : le combat contre la loi immigration

 Le prochain grand rendez-vous des grévistes a déjà été pris, ce sera dans la rue le 3 décembre, à l’occasion des 40 ans de la marche pour l’égalité de 1983 et le 18 décembre, pour la journée internationale des migrants. Des manifestations qui ont pour but de s’opposer au projet de loi immigration, dont le texte qui ferait pâlir d’envie l’extrême droite arrive à l’Assemblée nationale début décembre.  Une loi qui pourrait rendre encore plus difficile les régularisations et qui vise aussi à criminaliser et précariser les étrangers sans-papiers, en facilitant leur arrestation et leur expulsion et en supprimant la Sécurité sociale ou les allocations familiales.

« L’heure est grave, l’État a touché le fond, ils veulent nous priver de soins ou de l’aide sociale, ils veulent laisser les gens crever de maladie ou de faim. Nous on vient pour pouvoir vivre dignement, mais c’est l’impérialisme qui a décidé de lier l’histoire de France à la nôtre. La France a plein d’entreprises au Mali, au Sénégal, l’uranium des centrales françaises, il vient d’où ?! », clame Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes. « La loi elle va contre nous, alors qu’on travaille ici, restauration, bâtiment, logistique, manutention, qui fait ces boulots ? C’est les étrangers. Ils nous traitent comme des voleurs, comme des délinquants, alors qu’on est là pour travailler, c’est des hypocrites, il est temps qu’on se réveille ! », abonde Traoré.

Comme beaucoup de travailleurs sans-papiers, Traoré explique être parti de son pays pour retrouver des membres de leur famille, qui travaillent en France depuis plusieurs générations : « Moi, mon père, mon grand-père, ils ont tous travaillé ici comme des esclaves. Ils sont morts deux ans après leurs retraites tellement ils avaient travaillé. Moi je suis venu ici en tant qu’ancien colonisé par la France et ils nous traitent encore comme des animaux », ajoute-t-il. Ces deux ans de lutte auront profondément ancré les chronos et leurs soutiens dans le mouvement des luttes de l’immigration.  En rappelant que leur situation fait partie d’un continuum historique, ils ont choisi la voie de la lutte pour rappeler que l’amélioration de la vie des sans-papiers passe avant tout par le combat politique.


 

   publié le 28 novembre 2023

Sur le terrain, les acteurs s’alarment d’une « haine totalement libérée » de l’extrême droite

Nejma Brahim, Mathilde Goanec, Manuel Magrez et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Le rassemblement violent de néonazis à Romans-sur-Isère met en lumière la litanie des agressions de l’extrême droite. Des militants associatifs, élus et acteurs de terrain racontent à Mediapart un climat de menaces et d’intimidations parfois « effrayant ».

L’expédition violente de militants néonazis à Romans-sur-Isère (Drôme), samedi 25 novembre, vient allonger une longue liste d’irruptions violentes de l’extrême droite à travers le pays. Des universités aux bars antifascistes, des quartiers populaires aux associations féministes, de Lyon à Rennes, en passant par Paris, Bordeaux ou Orléans, les agressions de bandes radicales se multiplient à travers le pays et dessinent, mises bout à bout, un climat d’affirmation de la fachosphère sur le terrain.

À Stains, les images de Romans-sur-Isère ont indigné Mehdi Messai, jeune élu local, par ailleurs professeur dans l’Éducation nationale. « On parle de groupuscules violents, de ratonnades, de mecs avec des battes de baseball, assure-t-il. C’est fou, quand même. Vous imaginez, si on parlait de mecs de quartier avec des battes et des armes, criant des slogans anti-France ou je ne sais quoi ? Le choc national que ça aurait été ! Là, on a l’impression que c’est normal. »

Pour une large partie des populations racisées ou du tissu associatif marqué à gauche, tout cela n’est pourtant pas une immense découverte. Les récits que nous font nos interlocuteurs et interlocutrices se ressemblent terriblement. Cela commence par des signaux faibles, des messages reçus comme des avertissements. À Saint-Brevin-les-Pins, la gauche et le tissu associatif local se souviennent des mois qui ont précédé le déménagement d’un Centre d’accueil pour demandeurs et demandeuses d’asile (Cada). L’installation du lieu, décidée par l’État, a été largement instrumentalisée par l’extrême droite après l’épisode de Callac (lire nos articles ici et là).

Président d’un collectif d’habitant·es qui viennent en aide aux demandeurs et demandeuses d’asile, Philippe Croze se souvient des « tentatives d’intimidation ». Il raconte le tract « très bizarre » déposé dans sa boîte aux lettres, qui décrivait les migrants comme « des délinquants dont il fallait se méfier » ; des articles de Riposte laïque, un site d’extrême droite, qu’il retrouvait « timbrés et à [son] nom ». Alors que, dans le même temps, la maison du maire de la commune est incendiée, Philippe Croze porte plainte à deux reprises. « J’étais clairement identifié comme étant un catho de gauche, assure-t-il. Ils étaient très bien renseignés. »

Durant des mois, un climat « malsain » s’installe à Saint-Brevin-les-Pins. À l’époque, la gendarmerie lui promet de « faire des rondes » autour de son domicile. Des parents d’élèves de l’école située près des futurs locaux du Cada reçoivent des mails visant à les intimider. Au marché, les discussions tournent parfois, raconte-t-il, autour des « migrants » qui arriveraient en ville. « C’est effrayant, commente-t-il aujourd’hui au sujet de l’extrême droite. Je pense qu’ils sont relativement peu nombreux mais qu’ils sont très organisés et mobiles. Sur les photos qui circulent, on retrouve les mêmes à Callac, Saint-Brevin ou Saint-Jean-de-Monts », trois lieux ciblés par ces réseaux pour les mêmes raisons.

Élue Europe-Écologie Les Verts (EELV), Véronique Rey-Thibault évoque quant à elle la « peur » qui traverse alors la commune. Les tracts pro-Zemmour, les messages sur les réseaux sociaux, les manifestations devant la mairie aux cris de « On ne t’entend plus, Clément Méric » (un militant antifasciste tué par l’extrême droite en 2013)… « À chaque fois, ces groupuscules étaient protégés par la police », déplore-t-elle. Ils reviennent régulièrement, jusqu’à ce colloque sur les migrations organisé en septembre dernier, où plusieurs lieux publics doivent fermer par mesure de sécurité. « On s’est retrouvés avec une protection policière folle », observe l’élue, à cause de groupuscules « bien plus dangereux que la prétendue ultragauche ». Mais l’État préfère selon elle pointer les « écoterroristes ».

À Rennes, la gauche locale a également connu son moment de terreur. Ciblée après l’attentat d’Arras, parce qu’elle avait protesté plusieurs années plus tôt contre l’expulsion de la famille du terroriste, la section communiste a été vandalisée. Sur la devanture du local, étaient inscrites les phrases « Traîtres à la France, PCF assassin » ou « aujourd’hui le PCF soutient les assassins islamistes comme autrefois il défendait les terroristes algériens du FLN ». Le tout entouré de faux sang et de cordons, comme pour mimer une scène de crime.

D’autres organisations, comme le Réseau éducation sans frontières (RESF), en ont fait les frais. « Il y a eu beaucoup d’appels en numéros privés, des insultes et des menaces par téléphone », raconte Joelle Quemener, militante de RESF. Ce harcèlement « a duré trois semaines environ, maintenant ça s’est calmé », retrace-t-elle. « J’ai peut-être tort mais je m’en fiche et je continuerai de militer. » 

À Nanterre et à Stains, les menaces régulières

À Saint-Brevin comme à Rennes, le plus dur est, semble-t-il, passé. Ailleurs, on craint qu’il arrive seulement. À Nanterre (Hauts-de-Seine), par exemple, les bénévoles de la mosquée de la ville ont reçu le 8 novembre dernier une lettre des « amis de Charles Martel » les menaçant de « brûler au hasard » les « mosquées », les « quartiers », les « cités » et de « pourchasser » les musulmans « hors de France jusqu’au dernier ».

La mort de Nahel Merzouk, un adolescent tué par la police fin juin, puis les révoltes urbaines qui ont suivi ont déjà placé la commune de l’ouest parisien sous les projecteurs morbides de l’extrême droite. D’attaque frontale, il n’y a pourtant pas eu. Pour l’instant. « La réaction autour de moi était sur le mode : “Qu’ils viennent, on les attend !” », raconte Mornia Labssi, habitante d’une des cités de la ville et syndicaliste à la CGT. Ici, la ville a une longue histoire militante, mais aussi coloniale et de migrations, qui en fait à la fois une cible et un rempart.

« L’idée n’est pas d’aller à la confrontation mais ce n’est pas neutre comme narratif, poursuit Mornia Labssi. Cela dit bien le sentiment, conscient ou inconscient, qu’il y a très peu de prise en charge de ceux qui sont censés garantir notre sécurité, c’est-à-dire la police et la justice, et qu’on va devoir se défendre tout seuls contre l’extrême droite. »

Que ce soit après l’envahissement de la mairie de Stains, en Seine-Saint-Denis, par une dizaine de membres du groupuscule Action française il y un an, ou après les événements de Romans-sur-Isère, Mornia Labssi s’inquiète également des vocables ayant cours dans l’espace politique et médiatique pour les qualifier. « On parle trop souvent de “militants” d'extrême droite : ce n’est pas neutre et cela nous heurte !, lance-t-elle. Il s’agit d’une forme de normalisation de ces groupes et de leurs idées. »

Les responsables politiques n’ont pas pris la mesure de leurs discours. La haine s’est totalement libérée.

À Stains, justement, Mehdi Messai a vécu de près la manifestation violente organisée par l’Action française en octobre 2022. L’élu local, adjoint du maire communiste Azzedine Taïbi, raconte avec une banalité déconcertante les « menaces de mort hebdomadaires » reçues par l’équipe municipale. « On est obligés de faire des périmètres de sécurité régulièrement pour faire sortir le personnel municipal, poursuit le jeune élu. On a tellement de lettres menaçantes, de colis suspects et autres qu’on a appris à vivre avec ça. Et on a l’impression que ça n’intéresse personne. »

La montée de l’extrême droite indigne celui qui est engagé à gauche, mais aussi au sein d’une association d’amitié franco-algérienne. « Les immigrés d’hier qui étaient dans des métiers en bas de l’échelle sont aujourd’hui dans des postes à responsabilité, et ça fait peur à une partie de la France, pointe-t-il. Ajoutez à cela un contexte de guerre d’occupation en Palestine, de discussion d’une loi “immigration” très à droite, la stigmatisation quotidienne et l’ambiance anxiogène diffusée par la télévision… Tout ça fait un mélange explosif. Et chez certains, la peur et la haine de l’autre deviennent de la violence politique, armée. »

Le tout avec la complicité, au moins passive, des pouvoirs publics, selon Mehdi Messai. « La Marche des Beurs a 40 ans et les revendications d’égalité sont toujours là, souligne-t-il. Les responsables politiques n’ont pas pris la mesure de leurs discours. La haine s’est totalement libérée. Le moindre appel à la ratonnade rassemble des foules aujourd’hui. Et le ministère de l’intérieur a du mal à canaliser tous ces groupuscules. Rien n’est fait par les pouvoirs publics pour arranger les choses. On laisse passer. »

À Lyon, c’est très directement le conflit entre Israël et le Hamas qui a donné lieu à une attaque. Le 11 novembre au soir, alors qu’une conférence dédiée au blocus de la bande de Gaza organisée par le collectif Palestine 69 se tient dans le Vieux Lyon, un groupe de militants d’extrême droite tente de faire irruption dans la Maison des passages. Dans la rue attenante, les slogans des assaillants laissent peu de doute sur leur appartenance politique. « La rue, la France, nous appartient », est scandé par le groupe d’hommes encagoulés.

« J’étais inquiète », admet Nadine Chopin, présidente de la Maison des passages, qui dit cependant « ne pas être surprise » de cette attaque. « On est un lieu très identifié », explique-t-elle, faisant de cette salle une cible de choix pour l’extrême droite. Si le dernier événement d’une telle violence date d’il y a une dizaine d’années, Nadine Chopin se dit habituée. « Entre-temps, il y a eu des intimidations. Des jets de pierres dans la vitrine qui nous ont obligés à installer un rideau de fer, et des affiches collées presque tous les ans. Les dernières en date étaient celles de Zemmour », retrace la présidente de la Maison des passages.  

« Cette fois-ci, on a eu beaucoup de messages de soutien, personne ne nous a dit qu’il ne viendrait plus par crainte, ce qui m’étonne moi-même », ajoute-t-elle. Avant de conclure : « En fait, les gens nous disent qu’ils veulent résister. »


 

   publié le 27 novembre 2023

L’appel de Politis :
« Ce n’est pas ça, la France ! »

sur https://www.politis.fr/

Face au regain des discours xénophobes, à l’exploitation politique indigente et délétère des peurs, Politis publie l’appel d’intellectuels et d’artistes en faveur du retrait du projet de loi immigration, et de la création d’un véritable service public d’accueil des exilés. 

Nous, signataires du présent appel, exprimons notre consternation devant la teneur du débat qui se mène au Sénat sur la loi immigration. Son indigence réside dans la nature même du texte du ministre de l’Intérieur, aggravé aujourd’hui des concessions auxquelles celui-ci se prête avec complaisance. La question de l’accueil des exilés, qui, plus que toute autre, dessine le visage de la France, mérite mieux que l’opération de basse politique à laquelle se livrent MM. Macron et Darmanin, dont le seul but est de recomposer la droite à leur profit et d’intégrer le Rassemblement national dans une majorité de gouvernement.

Alors que l’immigration est loin d’être la préoccupation principale des Françaises et des Français, qui s’inquiètent de l’inflation, des effets des désastres climatiques, de la dégradation du service public d’éducation, des déserts médicaux, des discriminations, le gouvernement est prêt à toutes les compromissions pour séduire une droite extrême et une extrême droite qui veulent dicter leur logique identitaire. Pour cela, MM. Macron et Darmanin n’hésitent pas à instrumentaliser la peur de l’autre et à jouer de tous les amalgames entre immigration et délinquance, entre immigration et terrorisme – laissant entendre que le danger viendrait nécessairement de l’extérieur.

Ce n’est pas en dressant des murs de xénophobie et de haine que la France fera face à des mouvements de population désormais irréversibles, qui, d’ailleurs, concernent moins notre pays que ses voisins. La France, ce pays dans lequel une multitude d’individus, d’origines, de croyances et d’opinions vit ensemble, ce n’est pas ça ! Ce n’est pas cet esprit de forteresse assiégée. Ce n’est pas la remise en cause du droit du sol, l’un des grands acquis de notre histoire. Ce n’est pas sacrifier des droits d’asile inaliénables et indivisibles. Ce n’est pas le recours à la notion floue de « menace à l’ordre public ».

Au prétexte de sécurité et de préférence nationale, le gouvernement attaque le socle de notre État de droit.

La France que nous voulons, ce n’est pas livrer les exilés à une justice expéditive devant un juge unique. Ce n’est pas la multiplication des obligations de quitter le territoire, avec la seule obsession du chiffre. La France que nous voulons, ce n’est pas, au mépris de toute humanité, interdire aux médecins de prendre en charge les exilés malades avant qu’ils éprouvent une « douleur aiguë » ou souffrent d’un mal incurable. Où est la logique quand on privilégie la médecine d’urgence à la prévention ?

Au prétexte de sécurité et de préférence nationale, le gouvernement attaque le socle de notre État de droit. S’il y a un problème d’intégration des exilés, c’est d’abord un problème social. Nous rejetons toute logique identitaire. Nous nous prononçons pour un véritable service public d’accueil des exilés, les initiant à notre langue et les orientant vers l’emploi dans le respect du droit du travail. Les grands mouvements qui agitent la planète appellent une réponse faite de lucidité, d’ambition, de dignité et de générosité. Avec MM. Macron et Darmanin, nous en sommes loin. C’est pourquoi nous demandons le retrait d’un projet de loi menaçant pour les exilés et dangereux pour toute notre société.

Signataires

Étienne Balibar, philosophe • Patrick Baudouin, président de la LDH • Hourya Bentouhami, philosophe • Amal Bentounsi, militante associative • Alain Bertho, anthropologue • William Bourdon, avocat • Youcef Brakni, militant associatif • Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières • Vincent Brengarth, avocat • Dominique Cabrera, cinéaste • Fanélie Carrey-Contes, secrétaire générale de La Cimade • Samuel Churin, comédien • Alexis Cukier, philosophe • Valérie Damidot, animatrice de télévision • Eva Darlan, comédienne • Laurence De Cock, historienne • Rokhaya Diallo, journaliste, autrice et réalisatrice • Samia Djitli, retraitée de la culture • Elsa Dorlin, philosophe • Annie Ernaux, écrivaine • Mireille Fanon-Mendès-France, présidente de la Fondation Frantz-Fanon • Éric Fassin, sociologue • Corentin Fila, comédien • Bernard Friot, sociologue, économiste • François Gemenne, politologue • Roland Gori, psychanalyste • Robert Guédiguian, cinéaste • Nacira Guénif, sociologue, anthropologue • Kaoutar Harchi, sociologue, écrivaine • Jean-Marie Harribey, économiste • Cédric Herrou, agriculteur et responsable de la communauté Emmaüs de la Roya • Chantal Jaquet, philosophe • Gaël Kamilindi, comédien • Bernard Lahire, sociologue • Mathilde Larrère, historienne • Frédéric Lordon, économiste • Sandra Lucbert, autrice • Noël Mamère, écologiste • Corinne Masiero, comédienne • Henry Masson, président de La Cimade • Christelle Mazza, avocat • Médine, rappeur • Philippe Meirieu, universitaire • Gérard Mordillat, cinéaste • Gérard Noiriel, historien • Émilie Notéris, écrivaine • Thomas Piketty, économiste • Jean-Michel Ribes, scénariste, réalisateur • Michèle Riot-Sarcey, historienne • Gisèle Sapiro, sociologue • Catherine Sinet, journaliste • Maboula Soumahoro, universitaire • Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice • Assa Traoré, militante associative • Enzo Traverso, historien • Usul, vidéaste • Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la LDH • Éric Vuillard, écrivain • Sophie Wahnich, historienne • Jacques Weber, comédien • Catherine Wihtol de Wenden, politiste, spécialiste des migrations internationales.


 

   publié le 22 septembre 2023

Budget 2024 : des députés suggèrent de raboter les exonérations
de cotisations des entreprises

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Un rapport parlementaire pointe l’inefficacité de certains allègements de cotisations sociales à destination des entreprises, auxquels l’économie française est considérablement dopée. Une piste de réflexion à approfondir pour mieux répartir l’effort budgétaire dans le pays. 

MettreMettre le holà sur les allègements aveugles de cotisations sociales à destination des entreprises. Voilà qui pourrait être l’un des sujets brûlants du débat autour du budget 2024 qui va s’engager au Parlement lors des prochains jours.

Un rapport transpartisan de deux députés de la commission des affaires sociales – le Renaissance Marc Ferracci et le PS Jérôme Guedj –, qui sera soumis au vote la semaine prochaine, met potentiellement le feu aux poudres : il pointe l’inefficacité de certains de ces allègements auxquels les entreprises françaises ont été dopées ces dernières années.

Le montant global des allègements de cotisations sociales pour les entreprises a en effet quasiment triplé, de 26,4 milliards d’euros en 2012 à 73,6 milliards en 2022 ; il atteindrait même 77,2 milliards d’euros en 2023 à la faveur de la hausse des salaires nominaux soumis à cotisations, prédit le rapport.

Ce qui fait des allègements de cotisations en faveur des employeurs « le poste budgétaire qui a le plus augmenté depuis dix ans en France », pointe Jérôme Guedj. Tous les secteurs de l’économie sont concernés : « On observe que plus de 78 % de l’ensemble de l’assiette salariale soumise à cotisations de notre pays – c’est-à-dire l’assiette salariale des salariés rémunérés jusqu’à 3,5 Smic – est concerné par au moins un allègement », est-il écrit dans le rapport. C’est dire à quel point ces aides publiques en direction des entreprises pèsent. 

Les exonérations au-dessus de 2,5 Smic ciblées 

Ainsi, les deux députés ont cherché à évaluer « les effets concrets des allégements, en particulier ceux qui portent sur les plus hauts niveaux de salaire, et dont de nombreuses études économiques suggèrent que leurs effets sur l’emploi et la compétitivité des entreprises sont faibles, voire insignifiants », explique Marc Ferracci dans un propos introductif au rapport. « Il ne doit pas y avoir de tabou à questionner le “pognon de dingue” que mobilisent les exonérations de cotisations sociales patronales », surenchérit Jérôme Guedj.

Trois grandes catégories d’exonérations ont été évaluées : d’abord les réductions sur les bas salaires – de 1 à 1,6 Smic –, dont l’idée est née en 1993 quand le taux de chômage atteignait 10,1 % en France, dont 16,6 % pour les travailleuses et travailleurs les moins qualifiés. Il a dès lors été décidé de favoriser les embauches à bas salaire par des baisses de cotisations, qui ont été actées dans moult réformes successives en 1993, 1995, 2000, 2003, 2014 et 2019. Deuxième type d’allègement : l’exonération de cotisations d’assurance-maladie, héritière du dispositif du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), mis en place en 2012.

Cette mesure proposait un crédit d’impôt aux entreprises sur une part des rémunérations de leurs employé·es dont le montant était inférieur à 2,5 Smic. Crédit d’impôt qui a été transformé, le 1er janvier 2019, en réduction pérenne de cotisations sociales d’assurance-maladie par l’exécutif actuel. Enfin, dernière exonération : celle sur les cotisations d’allocations familiales, actée le 1er avril 2016, pour les salarié·es dont la rémunération annuelle n’excède pas 3,5 Smic.  

C’est cette dernière mesure, initialement créée – comme le préconisait le fameux rapport Gallois – pour accroître la compétitivité des entreprises exportatrices en favorisant les emplois payés entre 2,5 et 3,5 Smic, qui a mis d’accord les deux rapporteurs sur son inefficacité.

Après avoir pris connaissance des diverses études économiques existantes sur le sujet, ils se sont faits à l’idée que « l’exposition à la concurrence internationale ne signifie pas pour autant qu’une réduction du coût du travail sur les hauts salaires soit un moyen efficace d’améliorer la compétitivité des entreprises concernées »

En effet, selon eux, « l’impact des allégements sur la compétitivité dépend de la capacité des entreprises à ne pas répercuter ces allégements sur les salaires bruts. Or, pour des niveaux de salaire élevés, le pouvoir de négociation des salariés est tel qu’il leur permet de capter une large part des exonérations au travers des augmentations de salaire ultérieures ».

Dès lors, il vaudrait mieux mettre un terme à cet effet d’aubaine qui ne fait que gonfler les marges d’entreprises ayant, qui plus est, déjà les reins les plus solides : « Les entreprises de 2 000 salariés ou plus concentrent 28,3 % du montant total de cette exonération, contre 5,9 % du montant total pour les entreprises de 10 à 19 salariés », écrivent les rapporteurs.

Un rapport qui aurait pu aller plus loin 

Le gain annuel espéré pour les finances publiques de la suppression d’une telle exonération serait de... 1,6 milliard d’euros. C’est peu au regard de la manne globale de 73,6 milliards d’allégements de cotisations sociales en faveur des entreprises en 2022. Mais il eût été tout de même surprenant de voir un rapport coproduit par un député macroniste, ici Marc Ferracci, proposer un retournement complet de la politique socio-fiscale de l’exécutif, qui baisse les prélèvements obligatoires depuis 2017.

Pour sa part, dans son propos introductif, Jérôme Guedj cible toutefois une plus large part de ces aides publiques à destination des entreprises. Selon le député PS, la question de l’inefficacité des allègements de cotisations sociales se pose aussi pour les entreprises employant des salarié·es payé·es entre 1,6 et 2,5 Smic. On parle ici « d’un tiers » du montant total des exonérations, soit plus de 20 milliards d’euros, dont l’impact économique « reste vague », estime Jérôme Guedj.

Il en veut pour preuve « les travaux d’évaluation existants, notamment du CICE, par le Conseil d’analyse économique, France Stratégie, l’Institut des politiques publiques, l’Office français des conjonctures économiques ou du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (Liepp) », qui « invitent au scepticisme et nourrissent une critique raisonnée des exonérations sociales portant sur les salaires situés au-delà de 1,6 Smic, et a fortiori, envers celles portant sur les salaires au‑delà de 2,5 Smic ».

Ainsi, Jérôme Guedj questionne : « Si environ un tiers des allégements n’a pas d’impact positif connu sur les marges, la compétitivité ou l’emploi dans les entreprises françaises, à quoi bon persister dans cette inertie et raréfier davantage les ressources publiques ? » Et d’ajouter : « Priver la Sécurité sociale d’autant de recettes à l’heure des crises sanitaires, des pénuries de personnels à l’hôpital ou dans les Ehpad, à ce niveau, avec une telle persistance, et avec une garantie relative d’efficacité interroge et peut inquiéter. »

Rappelons que l’on parle ici d’un montant de dépenses potentiellement inefficaces – plus de 20 milliards d’euros – supérieur aux économies espérées par le gouvernement grâce à sa réforme des retraites et aux deux réformes de l’assurance-chômage combinées.

Trappe à bas salaires 

Du reste, les deux députés s’accordent sur un point : il faut maintenir les exonérations sur les salaires inférieurs à 1,6 Smic – qui pèsent pour près des deux tiers du montant total des allègements de cotisations – car elles auraient déjà créé « les centaines de milliers d’emplois attendus », dit Jérôme Guedj. Toutefois une critique – que les rapporteurs n’ont pas éludée – est souvent émise par des économistes vis-à-vis de ces allègements de cotisations sur les plus faibles rémunérations : ils constitueraient des « trappes à bas salaires » en incitant les employeurs à niveler les rémunérations vers le bas. 

Citant l’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) Mathieu Plane, les deux rapporteurs concèdent que « l’on observe que 50 % des salariés gagnaient moins de 2 012 euros net par mois en 2021, soit environ l’équivalent de 1,6 Smic ». Et que, par ailleurs, « depuis 2010, la proportion de salariés rémunérés au Smic s’est accrue de près de 5 points, selon les données publiées par la Direction de l’analyse, de la recherche, des études et des statistiques (Dares), avec une forte accélération en 2022 ».

Nonobstant ces chiffres macroéconomiques, ils préfèrent prendre en compte d’autres travaux de la Dares, concernant la mise en œuvre des premières exonérations sur les bas salaires entre 1995 et 2002, qui disent que « 33 % des salariés initialement rémunérés au voisinage du Smic (jusqu’à 1,05 Smic) obtiennent cinq ans plus tard un salaire plus élevé ; et que seulement 7 % demeurent au voisinage du Smic de façon permanente ». Mais les deux rapporteurs admettent tout de même que tous les effets qui produiraient des « trappes à bas salaires » « méritent d’être approfondis, dans le cadre de futures études ».

On ne saurait trop encourager la majorité et l’exécutif à approfondir encore davantage leur connaissance des effets des aides socio-fiscales à destination des entreprises sur l’économie, afin d’aller chercher davantage que ce chiffre potentiel de 1,6 milliard d’euros, somme toute modeste. Et au minimum à équilibrer l’effort budgétaire, qui pèse bien davantage ces derniers mois sur le modèle social et les services publics que sur le capital. 

   publié le 21 septembre 2023

Marche du 23 septembre :
« Tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires »

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Deux mois après la mort de Nahel, abattu par un policier à Nanterre, et les révoltes qui ont suivi dans les quartiers populaires de France, l’unité politique autour des violences policières doit se concrétiser dans la rue ce samedi 23 septembre. Mais sur le terrain de la mobilisation, le travail reste immense.

 À la cité des Marguerites, à Nanterre, tout le monde est encore marqué par la mort de Nahel. Les murs des bâtiments aussi : « Nahel, 27/06 Allah y rahmo » (“Que Dieu lui accorde sa miséricorde”, invocation en arabe utilisée couramment pour dire “repose en paix”), peut-on lire sur l’un d’eux. Un paquet de tracts sous le bras, Mornia Labssi, de la Coordination des collectifs des quartiers populaires, et deux militants, sortent de leur voiture. Il est 16 heures, les parcs se remplissent d’enfants pendant que les mamans viennent s’asseoir sur les bancs.

« On organise une marche le 23 à Paris, contre les violences policières, contre le racisme, on parlera du voile et des abayas, faites circuler ou même soyez là ! », lancera-t-elle des dizaines de fois, récoltants des « mercis » ou « bon courage », déclenchant quelques conversations sur le clientélisme de la mairie, les jeunes dépolitisés par les réseaux sociaux ou le sentiment d’être chez soi nulle part, ni en France, ni au bled. Un échantillon d’opinions du quotidien, qui sortent parfois de la doxa de la gauche qui cherche pourtant désespérément à s’implanter ou se maintenir dans les quartiers populaires. Un homme accepte un tract, un peu gêné : « c’est compliqué, je suis policier », dit-il en souriant timidement. « C’est pas grave, vous pouvez être contre les violences policières ! », lui répond Mornia Labssi. « C’est vrai, c’est vrai », admet-il.

« Dans ce mouvement, tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires », soulève Farid Bennaï, militant au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), membre de la coalition à l’appel de la marche du 23. « Mais on a très peu de moyens, et les difficultés que vivent les quartiers, nous aussi, en tant que militants, on les vit », enchaîne Mornia Labbsi, en sortant d’une imprimerie avec des centaines de tracts, payés de sa poche. “Nous on mobilise plus sur les réseaux sociaux mais on a aussi des associations qui font le relais dans notre ville », confie Assetou Cissé, la sœur de Mahamadou Cissé, tué par un ancien militaire le 9 décembre 2022 à Charleville Mézières.

 Islamophobie, logement : mobiliser au delà des violences policières

 Assis sur son scooter, un jeune homme, la trentaine, discute avec Mornia Labbsi des contrôles au faciès, des violences policières, de l’islamophobie. « Au final ils gagnent toujours les policiers », lâche-t-il. « Je ne vais pas te vendre du rêve et te dire qu’on va gagner samedi. Mais si on en est arrivé là, c’est par ce que l’État pensait qu’on était incapable de se bouger. Mais ils ont eu peur pendant les révoltes », répond la militante. « C’est vrai, sur l’islamophobie je suis d’accord. On a besoin de gens comme vous ! », lance-t-il. « Nous aussi on a besoin de gens comme toi. Essaie de passer samedi ».

La militante connaît son sujet et aussi son terrain. Elle a grandi ici, aux Pâquerettes, dans un HLM construit sur les cendres d’un des bidonvilles de Nanterre dans les années 60. « Les gens ici vivent plusieurs  discriminations. Si tu ne parles que des violences policières, tu neutralises toutes ces femmes qui vivent ici, qui se lèvent à quatre heures du mat’ pour trois francs six sous, il y a plein de formes de violence », explique-t-elle en pointant l’un des bâtiments de la cité. « Ici, l’immeuble a été rénové, c’est grâce à l’action de plein de femmes ! Le toit était troué pendant un an, de l’eau s’écoulait dès qu’il pleuvait. Et c’est l’action de ces femmes, bien seules, qui a fait bouger le bailleur. Le racisme systémique c’est aussi ça, on ghettoïse des Arabes et des Noirs et ne fait plus rien », poursuit la militante.

 Un cadre unitaire tiraillé entre la gauche institutionnelle et les collectifs de quartiers

 Initiée dans les jours qui ont suivi la mort de Nahel, la marche unitaire du 23 septembre a dû très vite chercher un débouché politique à la révolte des quartiers populaires, mais surtout à rassembler au-delà de la gauche institutionnelle. « Au début, on était une cinquantaine d’organisateurs, dont très peu de racisés, les principaux concernés n’étaient pas là. Ça s’est crispé, ça s’est braqué, puis on a fait venir des gens, des collectifs, habituellement défiants envers les organisations institutionnelles », se félicite Mornia Labbsi. Au total, près de 150 organisations se sont rassemblées pour organiser cette marche, une alliance qui rassemble les partis politiques (LFI, EELV, NPA..), syndicats (CGT, Solidaires, FSU..) et collectifs de quartiers et de victimes de violences policières.

« Les mouvements sociaux sont passés à côté d’une grande partie de la population prolétaire et racisée des quartiers, mais je ne vois pas une possible transformation sans eux, ce serait une faute politique majeure pour la gauche de passer à côté de ça », analyse Farid Bennaï.

Face à des organisations de gauche parfois frileuses sur les questions antiracistes, les collectifs de quartiers populaires ont dû taper du poing sur la table pour renverser le rapport de force au sein du cadre unitaire, sans toujours y parvenir : « On a dû batailler pour que soit inscrit « racisme systémique » dans les revendications », se remémore Mornia Labbsi, qui a aussi plaidé pour une manifestation en banlieue, plutôt que dans Paris. En vain, la marche partira de la gare du Nord. L’interdiction des abayas à l’école est d’ailleurs venue percuter cette fragile alliance. « Ces violences racistes et islamophobes doivent être combattues avec la plus grande fermeté. C’est un combat essentiel. Nos amis à gauche ne semblent pas avoir pris la mesure de la violence islamophobe d’une telle mesure. L’histoire nous regardera », avait déclaré le 13 septembre dernier Adel Amana, élu municipal de Villiers-sur-Marne et initiateur du collectif d’élus du Val-de-Marne contre l’islamophobie, comme pour remettre les pendules à l’heure.

 Le 23 septembre, « une première étape »

 Face au manque d’accroche des organisations de gauche auprès des quartiers populaires, les collectifs comptent bien ancrer la marche du 23 septembre dans une dynamique plus large. « Le point de bascule ne se fera pas sur cette marche, mais après : il y a tout à revoir, notamment le rapport qu’ont les organisations politiques avec les gens dans les quartiers », soutient Farid Bennaï. Mornia Labbsi abonde : « Je ne vois que la suite. Pour cette marche, il faut déjà des gens qui mettent la main dans le cambouis. Si on laisse ça aux autres, ça va tourner autour des libertés publiques et ça va faire un truc gnangnan ». Mais pour elle, la suite sera déterminée par les moyens mis sur la table pour organiser des assemblées, des réunions, des colloques et d’autres mobilisations. « Ça demande beaucoup d’énergie et on a très peu de moyens. Et quand on n’a pas l’argent, on n’a pas le rapport de force », soulève-t-elle.

La marche à Paris partira de la Gare du Nord à 14h, ce samedi 23 septembre. Une centaine de marches sont organisées le même jour partout en France.


 

   publié le 20 septembre 2023

Politique migratoire : pourquoi
l’Europe des clôtures est une impasse

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

Depuis plus de vingt ans, la politique migratoire européenne s’enferre dans une stratégie inefficace et meurtrière. Alors qu’une fois encore Lampedusa se retrouve au centre de l’attention, il est urgent d’accepter, enfin, que l’Europe non seulement peut mais doit accueillir plus de migrants.

LesLes gesticulations des responsables politiques partis en campagne sur l’île de Lampedusa pour accroître leur capital électoral en vue du prochain scrutin européen de juin 2024 donnent le tournis, pour ne pas dire la nausée, tant l’histoire se répète depuis le début des années 2000.

Le fond de l’air est rance : alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu à Rome lundi 18 septembre dans la soirée pour proposer à l’Italie de l’aider à « tenir sa frontière extérieure », tout en déclarant ne pas être prêt à accueillir de migrant·es, on a entendu l’extrême droite française plaider soit pour un « blocus militaire », soit pour un « mur juridique ».

Chaque naufrage d’envergure, chaque arrivée massive de migrant·es sur les côtes européennes produit le même spectacle désespérant, les mêmes démonstrations de force, les mêmes promesses de fermeté, les mêmes recherches de coupables.

Après les îles grecques, de Lesbos ou de Chios, c’est à nouveau au tour de Lampedusa, bout de terre italienne à l’extrême sud de l’Europe, d’être le théâtre d’une sinistre instrumentalisation. En raison de sa proximité géographique avec la Tunisie, cette île est le principal lieu de débarquement des migrant·es dans le canal de Sicile depuis des années.

En une semaine, les conditions météorologiques aidant, plus de 11 000 personnes y ont accosté, dont près de la moitié pour la seule journée du mardi 12 septembre. Les arrivées s’annonçant record pour l’ensemble de l’année (plus de 118 500 personnes ont atteint les côtes italiennes depuis janvier, soit près du double des 64 529 enregistrées sur la même période en 2022), cela fait de Lampedusa le décor tout trouvé pour agiter les peurs.

Alors que défilent sur les écrans les images déshumanisantes d’exilé·es épuisé·es et affamé·es après une traversée périlleuse, les représentant·es politiques n’ont plus qu’à déverser leur rhétorique guerrière et à déployer, dans une surenchère d’où l’extrême droite sort gagnante, les mêmes vieilles recettes : toujours moins de droits pour les migrant·es, toujours plus de murs. Et cela en prenant à partie les habitants de l’île, qui n’ont pourtant rien demandé à personne, et qui, bien au contraire, ont fait au fil des ans la démonstration de leur hospitalité, pour peu qu’on leur en donne les moyens.

Cela fait plus de vingt ans que dure ce jeu de rôle cynique et meurtrier. Et que l’Europe tourne en rond. Les raisons de cette faillite sont identifiées de longue date par les chercheur·es et universitaires qui travaillent sur ces questions. Mais à la différence de ce qui s’est passé au cours des dernières années sur l’écologie avec la mise en sourdine progressive des climatosceptiques, les arguments rationnels sur les enjeux migratoires restent inaudibles. Ils tiennent pourtant en une phrase : les politiques européennes mises en œuvre depuis les années 2000 contribuent à créer les conditions des départs irréguliers contre lesquels elles sont censées lutter.

Une politique inhumaine et inefficace

Déplions. La première de ces recettes, aussi inhumaine qu’inefficace, consiste à fermer les frontières. Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » n’est qu’une illusion. Les voies d’accès légales dans les pays de l’Union européenne pour les personnes extracommunautaires n’ont en effet cessé d’être réduites, avec une accélération de la fermeture depuis 2015-2016, dans le sillage des printemps arabes et de la guerre en Syrie, au motif de « maîtriser les flux migratoires ».

Les visas sont délivrés au compte-gouttes dans les pays de départ ; s’en procurer relève du parcours du combattant. Conséquence : ne pouvant obtenir des papiers en bonne et due forme, les exilé·es se rabattent sur les voies « illégales », contraint·es de risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des barcasses.

Non seulement cette politique ne produit pas les effets escomptés, mais en plus elle est meurtrière : selon l’Organisation internationale pour les migrations, qui tente de tenir à jour le macabre décompte, près de 30 000 morts sont survenues aux portes de l’Europe depuis 2014, la plupart des migrant·es étant mort·es ou ayant disparu sans que leur nom ait pu être identifié.

L’histoire pluriséculaire des migrations nous l’enseigne : aucune barricade n’a jamais été à même de contrer une dynamique mondiale, celle qui pousse sur le chemin de l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes fuyant la dictature ou la misère ; ou les effets du dérèglement climatique, dont les pays européens sont en grande partie responsables. Les portes pourront continuer de se verrouiller davantage, les personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine continueront de se déplacer dans l’espoir d’une vie meilleure.

Incapable de dissuader les candidat·es au départ, cette politique de fermeture grossit donc les rangs des exilé·es sans papiers et, au passage, enrichit les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend vouloir éradiquer.

Le second écueil dans la gestion européenne de l’asile et de l’immigration réside dans le choix de concentrer les points d’arrivée dans certains lieux, baptisés technocratiquement « hotspots », le plus souvent sur de petites îles du pourtour méditerranéen. Cette politique a pour conséquence de fixer les difficultés, d’accroître les tensions locales et de visibiliser les phénomènes d’engorgement, comme c’est le cas aujourd’hui à Lampedusa, dont les capacités d’accueil sont insuffisantes par rapport au nombre des arrivées.

Dans une tribune publiée dimanche 17 septembre dans Libération, Marie Bassi, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Camille Schmoll, chercheuse au laboratoire Géographie-cités et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), expliquent de quoi Lampedusa est le symptôme : « Ces îles-frontières concentrent à elles seules, parce qu’elles sont exiguës, toutes les caractéristiques d’une gestion inhumaine et inefficace des migrations. Pensée en 2015 au niveau communautaire mais appliquée depuis longtemps dans certains pays, cette politique n’est pas parvenue à une gestion plus rationnelle des flux d’arrivées. Elle a en revanche fait peser sur des espaces périphériques et minuscules une énorme responsabilité humaine et une lourde charge financière. Des personnes traumatisées, des survivants, des enfants de plus en plus jeunes sont accueillis dans des conditions indignes. »

Nous sommes face à une « crise de l’accueil et non [à une] crise migratoire », analysent-elles.

Les effets de la sous-traitance des contrôles migratoires

Voilà pour l’aval. En amont des départs, les impasses sont tout aussi palpables. Les politiques qui cherchent à maîtriser les flux dans les pays d’origine ou de transit en sous-traitant à leurs autorités le rôle de gardes-frontières, sont, elles aussi, vouées à l’échec.

Le récent accord signé par l’Union européenne avec la Tunisie en est la plus flagrante démonstration. Cette voie diplomatique, que l’on serait plutôt tenté de qualifier de marchandage, n’a pas fait baisser le nombre des départs, comme le montrent les mouvements actuels. Mais elle a pour conséquence de fragiliser encore un peu plus les migrant·es déjà pris·es pour cible par le président tunisien, Kaïs Saïed.

Depuis ses déclarations racistes, de nombreux exilés ont en effet été expulsés de leur domicile, ont perdu leur travail ou été déportés dans le désert, où certains sont morts de soif. Une telle dégradation de leurs conditions de vie ne peut que les inciter, y compris ceux qui n’en avaient pas l’intention, à prendre la fuite et à tenter la traversée.

Le précédent accord, signé par l’Union européenne en 2016 avec la Turquie, à la suite de la guerre en Syrie, est éclairant à un autre égard : si les routes migratoires qui traversent ce pays se sont temporairement taries, elles se sont aussitôt déplacées ailleurs, en l’occurrence vers les pays du nord de l’Afrique, au premier rang desquels… la Tunisie.

Dans leur tribune, Marie Bassi et Camille Schmoll rappellent aussi le cas libyen, et le chantage exercé en son temps par Mouammar Kadhafi. « Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants : en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe », écrivent-elles. Et cela sans impact sur les réseaux de trafiquants, qui, à peine démantelés, se sont réorganisés sous d’autres formes, parfois avec l’aide des autorités locales, comme nous l’avons documenté dans Mediapart.  

Autre diversion agitée à l’envi par les responsables politiques européens, et pas seulement par ceux de l’extrême droite, la criminalisation des ONG venant en aide aux migrant·es a pour seule et unique conséquence de faire augmenter la létalité de la traversée maritime.

Comme le rappelle la journaliste Cécile Debarge dans nos colonnes, le scénario actuel met à mal la théorie de l’« appel d’air », supposément créé par les sauvetages en mer. Depuis une semaine, détaille-t-elle, le navire Aurora, affrété par l’ONG Sea Watch, a débarqué 84 migrant·es au port de Catane, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée a amené 68 migrant·es jusqu’au port d’Ancône, et, à Lampedusa, ce sont le Sea Punk 1, le Nadir et le ResQ People qui ont respectivement amené à terre 44, 85 et 96 personnes. Ces chiffres, conclut-elle, sont dérisoires lorsqu’ils sont rapportés à l’ensemble des personnes arrivées en Italie.

Pour clore ce panorama, examinons une dernière solution largement reprise à droite et à gauche de l’échiquier politique : déployer l’aide au développement pour réduire les arrivées de migrant·es. Dans un entretien accordé au Journal du dimanche en mai 2021, à l’occasion d’une visite au Rwanda et en Afrique du Sud, le chef de l’État a mis en garde contre l’« échec » de la politique de développement.

« Si on est complices de l’échec de l’Afrique, assenait Emmanuel Macron, on aura des comptes à rendre mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire. » Il ajoutait : « Si cette jeunesse africaine n’a pas d’opportunités économiques, si on ne la forme pas, si on n’a pas de bons systèmes de santé en Afrique, alors elle émigrera. »

Or les nombreux travaux de recherche sur cette question aboutissent à la même conclusion : l’aide au développement n’est pas une réponse à court terme ; au contraire, dès lors qu’elle conduit à une hausse du revenu par habitant·e, elle favorise plutôt qu’elle ne décourage l’émigration vers l’Europe. Les personnes qui partent ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres, mais plutôt celles qui disposent d’un certain capital financier et culturel nécessaire pour envisager l’exil dans un pays lointain. 

Changer de paradigme

Face à ces impasses, que faire ? Pour commencer, il est indispensable de dézoomer des polémiques politiciennes, de regarder la réalité des chiffres en face et d’accepter que l’Europe, encore appelée le Vieux Continent dans les manuels scolaires, non seulement peut mais doit accueillir des migrant·es.

La manière dont nos pays ont ouvert leurs portes aux réfugié·es ukrainien·nes donne un aperçu de notre capacité à faire preuve d’hospitalité, et, par voie de conséquence, laisse entrevoir un soubassement raciste dans notre difficulté à laisser entrer les réfugié·es africain·es.

Ce changement de paradigme, François Héran, professeur au Collège de France à la chaire Migrations et Sociétés, l’appelle de ses vœux. Centrant ses travaux sur la France, il ne cesse de répéter que « le débat public sur l’immigration est en décalage complet par rapport aux réalités de base ».

Dans son livre Immigration : le grand déni (Seuil, 2023), il démontre méticuleusement, chiffres à l’appui, que certes, l’immigration augmente, mais que l’Hexagone, contrairement aux fantasmes, n’est ni particulièrement accueillant par rapport à ses voisins, ni même particulièrement attractif aux yeux des migrant·es.

Un seul exemple, celui des exilés syrien·nes, irakien·nes et afghan·es. Seuls 18 % des 6,8 millions de Syrien·nes sont parvenu·es à déposer une demande d’asile en Europe, « dont 53 % en Allemagne et 3 % en France ». De même, 400 000 Irakien·nes ont cherché refuge dans l’Union européenne entre 2014 et 2020, dont 48 % en Allemagne et 3,5 % en France. Sur la même période, les réfugié·es afghan·es dans l’UE n’ont été que 8,5 % à demander la protection de la France, quand 36 % d’entre eux sont allés en Allemagne.

L’accueil est par ailleurs une nécessité : le déclin démographique de l’Europe suppose en effet pour continuer de faire tourner nos économies, financer les retraites, accompagner les plus âgé·es et agir contre le dérèglement climatique d’ouvrir plus largement nos portes.

Selon les chiffres d’Eurostat, le solde naturel de la population européenne (qui mesure la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès) est négatif depuis 2015, et l’immigration est déjà le principal facteur d’augmentation de la population.

L’Allemagne l’a bien compris qui en fait une politique volontariste, assumant son biais utilitariste. Les réformes entreprises outre-Rhin pour faciliter l’accueil des étrangers s’appuient ainsi sur les estimations selon lesquelles 13 millions de travailleurs quitteront le marché du travail au cours des quinze prochaines années, soit presque un tiers des actifs. L’Agence pour l’emploi estimait, au printemps 2023, à 400 000 arrivées par an le besoin d’immigration pour compenser la perte de force de travail.

Tout aussi préoccupée par le vieillissement de sa population, l’Espagne est moins crispée que la France. On se souvient en 2020 d’un ministre en charge des migrations déclarant lors d’un forum international que l’économie de son pays aurait besoin « de millions et de millions » de migrant·es pour se maintenir à son niveau actuel, et que ses voisins devraient aussi être « préparés à intégrer » massivement les populations exilées.

Pendant ce temps, notre pays, à contre-courant, s’enfonce dans le déni et s’étripe pour savoir si, à trop ouvrir ses portes, l’Europe ne risque pas d’être « submergée ». Cette question, dont l’extrême droite française a fait son fonds de commerce, est l’objet d’une querelle ancienne mais toujours vivace. Elle s’est cristallisée en 2018 autour de la publication du livre de l’ex-journaliste Stephen Smith La ruée vers l’Europe (Grasset), qui anticipait que d’ici une trentaine d’années l’Europe serait peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens.

Depuis, de nombreux chercheurs ont infirmé sa thèse, la passant au tamis des données démographiques publiques. François Héran a été l’un des premiers à y répondre de manière argumentée dans un bulletin d’information scientifique de l’Institut national des études démographiques (Ined).

Dans ce texte intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », il replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, rappelant que « lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe ».

« Comparée aux autres régions du monde – l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans –, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté », ajoute-t-il, précisant que « si l’on intègre les projections démographiques de l’ONU, les migrants subsahariens occuperont une place grandissante dans les sociétés du nord mais resteront très minoritaires : environ 4 % de la population vers 2050 », soit très loin de la « prophétie » des 25 % avancée par Stephen Smith.

« L’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social » Philippe Askenazy, économiste

Aujourd’hui, nous en sommes encore à batailler autour d’une vingt-neuvième loi restrictive sur l’immigration depuis les années 1980.

« Pourtant, comme le note l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune parue dans Le Monde du 31 mai 2023, si la démographie naturelle française demeure plus favorable qu’outre-Rhin, les dernières projections de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), à politique migratoire constante, suggèrent une quasi-stagnation de la main-d’œuvre disponible dans les prochaines décennies. »

« Au lieu d’en être inquietle pouvoir est, en aparté, soulagé que si peu d’Ukrainiens aient choisi la France comme refuge, même en comparaison avec des pays encore plus éloignés géographiquement de l’Ukraine : rapporté à la population, six fois moins qu’en Irlande, trois fois moins qu’au Portugal et deux fois moins qu’en Espagne », observe-t-il, avant de constater, pour le regretter : « Que ce soit le projet Darmanin ou ceux des membres du parti Les Républicains, l’obsession est de “reprendre le contrôle” en luttant contre le mirage d’une France attractive, à coups d’une police bureaucratique coûteuse et de quotas également bureaucratiques. »

À force de s’entêter, conclut-il, « l’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social ».

Il est donc urgent de changer de focale et d’ouvrir des voies d’accès légales au Vieux Continent tout en faisant preuve de solidarité interétatique dans l’accueil des réfugié·es arrivé·es sur nos côtes. Si le « Pacte sur l’asile et l’immigration » en discussion depuis quatre ans à l’échelon européen intègre des mesures visant à mieux répartir les arrivant·es, il reste fondé sur le postulat que l’UE est menacée par la pression migratoire et doit s’en protéger.

Au regard du débat politico-médiatique français, on comprend qu’il est vain d’attendre de notre pays qu’il joue un quelconque rôle moteur pour transformer cette vision éculée tant il paraît obnubilé par ses démons postcoloniaux et aspiré par la tentation du repli.


 


 

Lampedusa : l’union inhumaine

Hugo Boursier  sur www.politis.fr

Alors que la situation reste critique sur l’île et que l’urgence est avant tout humanitaire, la Commission européenne perfectionne ses outils pour expulser plus rapidement les personnes en exil.

Vite, il faut inonder les médias d’un seul et même message : l’accueil des quelque dix mille migrants arrivés entre le lundi 11 et le mercredi 13 septembre à Lampedusa n’est pas « une priorité », car la seule qui vaille, pour l’Europe, c’est l’expulsion de « ceux qui n’ont rien à y faire ». Si ces propos ont été tenus le 18 septembre par le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, sur Europe 1 et CNews, ils auraient pu l’être par de nombreux dirigeants européens. Sur le continent, l’accueil digne n’est définitivement plus un réflexe. L’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Pour Darmanin, l’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Vous qui fuyez les pays en guerre : passez, mais sachez qu’en France vous aurez droit à la rue, aux tentes lacérées comme à Calais, aux bouteilles d’eau réquisitionnées et au soupçon généralisé. Vous qui êtes originaires de Guinée, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun : c’est demi-tour. La machine administrative a décidé que vous n’étiez que des « migrants économiques ». Une qualification qui colle sur votre front le billet irrévocable du retour au pays.

Habituel vendeur de ce discours xénophobe, Gérald Darmanin vante son funeste bilan sur Bolloré News : « Quand je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, nous étions le deuxième pays d’Europe qui accueillait le plus de demandeurs d’asile. Aujourd’hui, nous sommes le quatrième. On doit pouvoir continuer à faire ce travail. » Objectif : être le dernier de la liste ? La Hongrie de Viktor Orbán n’a qu’à bien se tenir. Si le pays d’Europe centrale est celui qui a reçu le moins de demandes d’asile en 2021, il pourrait bien voir la France concurrencer ce record.

C’est peut-être le doux rêve du locataire de la place Beauvau avant d’accéder à l’Élysée, en 2027. Celui de Marine Le Pen, qui a festoyé aux côtés de Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien et patron du parti d’extrême droite la Ligue, le week-end dernier, ne doit pas être bien éloigné. La figure de proue du Rassemblement national parle de « submersion migratoire » pour qualifier la situation à Lampedusa, quand Gérald Darmanin se félicite de ne pas accueillir de demandeurs d’asile – donc de potentiels réfugiés. Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

Mais les déclarations de Gérald Darmanin n’ont rien de choquant si l’on écoute celles tenues par Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a répondu à l’appel de détresse de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni – le seul que l’Europe entend vraiment. Car ceux lancés en pleine mer par les ONG, souvent criminalisées pour avoir tenté de sauver des vies humaines, s’évanouissent silencieusement dans un ciel toujours plus sombre. Ensemble sur l’île où accostent les bateaux de fortune, à quelques mètres des exilés qui attendent, épuisés, que se joue leur destin, les deux femmes ont affiché une consternante solidarité.

Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

À l’aube du laborieux « pacte sur la migration et l’asile » entre les pays membres, qui vise, par exemple, à réaliser un premier filtrage parmi les exilés depuis les frontières de l’UE, la présidente de la Commission a listé plusieurs priorités : renforcer Frontex, l’agence de gardes-côtes et de gardes-frontières de l’UE, améliorer le dialogue avec les premiers pays d’émigration pour pouvoir mieux y renvoyer leurs citoyens, et empêcher toute velléité de départ depuis les pays où s’échappent les bateaux vers l’Europe, à commencer par la Tunisie. Autant d’arguments pour les nationalistes en prévision des élections européennes. Et de pierres pour ériger la forteresse.

   publié le 19 septembre 2023

Détresse pour les précaires,
hausse des marges pour les entreprises :
à qui profite l’inflation ?

par Maxime Combes sur https://basta.media/

Loin d’avoir été jugulée, l’inflation s’installe comme pérenne. Elle fait des gagnants, les entreprises qui augmentent indûment leurs profits, et des perdants, les ménages les plus pauvres qui subissent. Ce n’est pas une fatalité.

Voilà presque deux ans que le gouvernement annonce que l’inflation est « temporaire », qu’elle va finir par « baisser » et qu’elle est plus faible en France que dans les autres pays européens. « Le pic de l’inflation est désormais passé », affirmait encore Élisabeth Borne le 23 août dernier. Mais huit jours plus tard, l’Insee annonçait que l’indice des prix à la consommation avait progressé de 4,8 % sur un an au mois d’août contre seulement 4,3% au mois de juillet. L’inflation en France est dorénavant supérieure à celle de la zone euro et l’une des plus élevées d’Europe. Comment l’expliquer ? Quels sont les perdants ? Les gagnants ?

L’inflation repart à la hausse

C’est devenu un jeu sur les réseaux sociaux : répertorier les innombrables interventions publiques du président de la République et des membres du gouvernement promettant une « inflation temporaire » (le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 17 novembre 2021), un « pic de l’inflation déjà atteint » (encore Bruno Le Maire, le 27 juin 2022, puis Emmanuel Macron le 27 février 2023 et la Première ministre Élisabeth Borne le 23 août 2023) ou encore une « baisse à venir » (Olivier Véran, porte-parole du gouvernement le 28 juillet 2022).

Les chiffres disent pourtant le contraire : les prix à la consommation sont durablement orientés à la hausse en France. Sur deux ans, entre août 2021 et août 2023, la hausse est de 10,5 %, et même de 20 % pour les seuls produits alimentaires et de 31 % pour l’énergie.

Le net rebond de la hausse au mois d’août 2023 s’explique par une inflation pérenne sur les produits alimentaires, et par l’augmentation des prix de l’électricité : après les avoir augmentés de 15 % au 1er février, le gouvernement a décidé d’une deuxième hausse de 10 % au 1er août, en plein cœur de l’été.

C’est environ 400 euros de plus en moyenne par an et par ménage, auxquels il faut ajouter les prix du pétrole et du gaz repartis eux aussi à la hausse. Selon Eurostat, la France est désormais dans le peloton de tête des pays européens les plus touchés par l’inflation.

Pouvoir d’achat en baisse

En parallèle, les salaires augmentent en moyenne bien moins vite. Les salaires dits réels, c’est-à-dire lorsque l’inflation est prise en compte, sont par conséquent, depuis deux ans et en moyenne, orientés à la baisse. Dans le secteur privé, les salaires réels ont même été en recul sept trimestres consécutifs sur les années 2021-2023.

Selon l’Insee, le niveau de vie des ménages a ainsi reculé en moyenne de 0,3 % en 2022 et de 0,6 % au premier trimestre 2023, avec une stabilisation au second trimestre 2023. Ces chiffres cachent d’énormes disparités. Certains salaires n’ont pas été, ou peu, revalorisés.

Aucune politique publique n'a été décidée pour juguler l'inflation tirée par les profits

Après avoir vécu sous un régime de (très) faible inflation depuis la fin des années 1980, nous faisons face à une augmentation subite, continue et générale des prix depuis deux ans. Ce qui est source d’angoisses, de privations et d’insécurité. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de millionnaires en France, plus d’un tiers des habitant·es du pays affirment ne plus pouvoir se procurer une alimentation saine, lui permettant de faire trois repas par jour, et 45 % ont des difficultés pour payer certains actes médicaux ou leurs dépenses d’énergie. C’est l’inquiétant constat fait par le 17e baromètre d’Ipsos et Secours populaire de la pauvreté et de la précarité.

Détresse sociale

Le recours à l’aide alimentaire, qui avait déjà triplé entre 2012 et 2022, concerne toujours plus de familles et d’étudiant·es. De plus en plus de personnes ayant un emploi y recourent aussi. Les Restos du cœur annoncent avoir déjà reçu 18 % de personnes en plus en 2023 que l’année précédente.

Cette « déconsommation » subie s’observe jusque dans les statistiques générales : la consommation de produits agricoles a baissé, en volume, de plus de 10 % depuis fin 2021. Une baisse aussi rapide est inédite. Va-t-elle se poursuivre ? Quels seront ses effets économiques et sociaux ? Sur la santé de celles et ceux qui doivent se priver ?

Cette déconsommation subie frappe d’autant plus les ménages qu’ils sont pauvres. Les 9,2 millions de personnes dont les revenus sont situés sous le seuil de pauvreté sont celles dont les dépenses contraintes (loyers, énergie, alimentation) sont déjà les plus importantes : elles doivent faire avec 41 % de dépenses dites « pré-engagées » en moyenne, contre 28 % pour les ménages aisés, selon les données de France stratégie.

Inflation pour les uns, profit pour les autres

Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les grandes entreprises tirent particulièrement leur épingle du jeu. Pour le troisième trimestre consécutif, leur taux de marge – hors secteur financier – a progressé, pour atteindre 33,2 %, en hausse de 1,5 point par rapport au trimestre précédent. C’est plus qu’en 2018, avant la pandémie de Covid-19.

Selon l’Insee, près des trois quarts de cette hausse s’expliquent par l’envolée des prix de leurs produits. Par l’inflation donc. L’industrie agroalimentaire affiche ainsi des marges historiques. La hausse des prix des produits alimentaires qui frappe si fortement les ménages, notamment les plus pauvres, font ainsi grossir les profits de l’agro-industrie.

Une publication du Fonds monétaire international montre que l’augmentation des bénéfices des entreprises, qui ne peut s’expliquer par une hausse de leur productivité, est désormais « à l’origine de près de la moitié de la hausse de l’inflation des deux dernières années en Europe ».

Les entreprises ont été et se sont mieux protégées de l’augmentation du prix des matières premières que les populations. En plus du soutien organisé par les pouvoirs publics, elles ont joué sur les prix pour augmenter leurs marges et leurs profits. Une publication de l’Insee montre par exemple que les entreprises répercutent sur leurs prix de vente l’équivalent de 127 % des hausses de prix de l’énergie auxquelles elles sont confrontées.

En revanche, quand les prix de l’énergie baissent, comme au printemps, les entreprises ne répercutent sur leurs prix que 58% de cette baisse. L’écart entre les deux, payé par les consommateurs, alimente directement les profits sans que cela soit justifié. Les économistes ont appelé ce phénomène la « profitflation », une inflation tirée par les profits.

Aucune mesure contre les profits

Aucune politique publique n’a pourtant été décidée pour juguler l’inflation tirée par les profits. Du côté de la Banque centrale européenne, dont la mission est de maintenir l’inflation à 2 % en Europe, on fait comme si la profitflation n’existait pas. La BCE vient en effet d’augmenter pour la dixième fois consécutive ses taux directeurs, risquant de paralyser l’économie, plutôt que de restreindre la capacité des (grandes) entreprises à augmenter leurs profits.

Le FMI montre pourtant que les profits des entreprises doivent être réduits très significativement pour que l’inflation revienne dans les clous des objectifs de la BCE. Selon les hypothèses retenues, il faudrait qu’ils soient ramenés à un niveau compris entre celui qui était le leur dans les années 1990 et celui d’avant la pandémie. En tout cas bien plus bas qu’aujourd’hui. La BCE pourrait donc conditionner son soutien aux très grandes entreprises au fait que celles-ci réduisent très sensiblement leurs prix ou les dividendes versés ou investissent massivement dans la transition écologique. Ce n’est pas le chemin choisi.

Le gouvernement protège les entreprises

L’exécutif français, de son côté, s’est démultiplié pour éviter une augmentation générale des salaires et des prestations sociales, comme s’il craignait l’enclenchement d’une improbable spirale prix-salaire. Les experts sont pourtant formels. Il n’y a pas de hausse autoentretenue entre les prix et les salaires, puisque les seconds sont peu revalorisés et, lorsqu’ils le sont, c’est avec un délai conséquent.

Les salaires sont donc en retard. Pour juguler la profitflation, l’exécutif aurait donc pu œuvrer pour que les entreprises privilégient une augmentation des salaires plutôt que des profits. Mais au printemps, le gouvernement fait tout le contraire en préconisant via le projet de loi sur le partage de la valeur ajoutée une augmentation des primes plutôt que des salaires, encourageant de fait une augmentation des profits.

Sur l’autre versant, l’exécutif pourrait décider d’encadrer plus strictement les prix, afin que ceux-ci ne soient pas maintenus artificiellement plus haut que nécessaire par les entreprises. Mais le ministre de l’Économie Bruno Le Maire s’est pour l’instant limité à demander aux entreprises en général, et aux enseignes alimentaires en particulier, de contenir les hausses de prix. Les inviter à mettre sur pied des paniers anti-inflation garantit de laisser inchangé leur pouvoir de marché et faire comme si les pouvoirs publics étaient impuissants.

Nous l’avions un peu oublié avec la disparition de l’inflation depuis les années 1980, mais tout épisode inflationniste place en général les entreprises dans le camp des gagnants et les personnes les plus précaires dans le camp des perdants.

Lutter contre l’inflation par des mesures de contrôles des prix et des profits d’un côté, et de hausse des revenus de l’autre, dessine en creux une politique qui permettrait de réduire les inégalités face à l’inflation et les terribles souffrances qui l’accompagne.


 


 

Essence, alimentation… Inflation d’expédients contre la hausse des prix

Clotilde Mathieu, Cyprien Boganda et Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Après avoir demandé aux acteurs de l’alimentaire de baisser leurs tarifs en rayon, le gouvernement ouvre la voie à la vente à perte dans les pompes à essence. Mais rien contre l’explosion des marges des grands groupes.

Il est peu recommandé d’user d’un pistolet à eau pour éteindre un incendie. Alors que les prix à la pompe ont franchi les 2 euros le litre, le gouvernement s’en remet à des expédients pour faire baisser les factures, quitte à ce que ceux-là soient contre nature. Après avoir félicité la semaine dernière TotalEnergies pour le plafonnement du litre à 1,99 euro dans ses 3 400 stations, Matignon et Bercy envisagent d’autoriser tous les pompistes à vendre à perte pour une durée limitée. « Ce sera effectif à partir de début décembre », a expliqué lundi Bruno Le Maire sur France 2.

Cette mesure, interdite depuis 1963, autoriserait les distributeurs à vendre leurs combustibles en dessous des prix commerciaux d’achat. De quoi inquiéter les stations-service indépendantes. « Mes adhérents vivent à 40 %, 50 % , voire plus, de la vente du carburant, donc s’ils vendent à perte, je leur donne trois mois », a déploré Francis Pousse, président du département Stations-service et énergies nouvelles du syndicat professionnel Mobilians, représentant les stations indépendantes. Le gouvernement s’est engagé lundi 18 septembre à accorder des « compensations » à ces dernières. Les près de 6 000 stations-service hors des grandes surfaces « ne pourront pas compenser les pertes sur cette activité par des autres recettes – notamment les produits alimentaires » a indiqué le syndicat dans un communiqué, ajoutant que cette disposition n’était « économiquement pas viable pour les distributeurs indépendants ». En plus de voir leurs clients aller faire le plein dans des stations moins chères, ces indépendants craignent de voir diminuer leurs revenus liés aux activités annexes, comme le lavage des voitures ou les boutiques par exemple.

Le gouvernement aurait pu jouer sur les taxes appliquées aux carburants, qui représentent près de 60 % du prix final pour l’automobiliste. Mais il préfère contourner le Code du commerce et s’en remettre au bon vouloir des producteurs et distributeurs. Pour le locataire de Bercy, pas de doute : cette « méthode » est gagnante car elle permet de « partager le fardeau de l’inflation ». Pour réduire l’inflation, il en use et abuse. Des carburants à l’alimentaire.

21 % d’augmentation sur l’alimentaire en deux ans

Après l’annonce d’une nouvelle hausse des prix au mois d’août, tirée par l’alimentaire (+ 11,1 % sur un an, + 21 % sur deux ans), Bruno Le Maire a menacé la semaine dernière une énième fois les distributeurs et industriels d’agir directement sur les prix en bloquant, ou en baissant, ceux de 5 000 produits en magasin – soit un quart des références –, de « 5 %, 10 %, 15 % selon les produits concernés », et ce « tout de suite ». Là encore, Bruno Le Maire laisse le soin aux industriels et distributeurs de sélectionner les produits qui figureront dans la liste qui devrait être transmise « très prochainement à Bercy », nous précise-t-on. Les contrôles, eux, ne volent pas haut. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) analyse l’évolution du prix des produits concernés et vérifie si les engagements pris par les distributeurs volontairement impliqués sont respectés.

5 % des supermarchés contrôlés

Même jeu « petit bras » pour faire face à la nouvelle mode des agro-industriels, qui vendent au même prix qu’avant des quantités plus faibles (la « shrinkflation »). Depuis un an, la Répression des fraudes vérifie le poids et la quantité des produits mis en rayon. Selon Bercy, ces enquêtes auraient été effectuées dans « 300 supermarchés », soit seulement 5 % des établissements présents sur le territoire.

Quarante et une « anomalies » auraient été détectées. De quoi, explique la DGCCRF, « constater la réalité de cette pratique », mais note aussi « son absence de caractère généralisé ». Mais cette administration prévient. Elle « veille à la loyauté et au bon équilibre des relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs ». Mais elle n’a pas vocation à analyser les marges, car « les prix sont fixés librement ».

48 % de taux de marge

Pourtant, il faudra bien s’intéresser aux marges des entreprises si on veut faire baisser l’inflation, car ce sont elles qui tirent les prix à la hausse depuis au moins un an. Selon le FMI, au premier trimestre 2023, les profits des entreprises de la zone euro ont contribué à hauteur de 49 % à la hausse des prix, devant les salaires, les coûts de l’énergie, etc. En France, le tableau est identique. « Au deuxième trimestre, les marges des entreprises ont été le premier moteur de l’inflation en France », confirme Maxime Darmet, économiste chez Allianz Trade au journal les Échos.

Après les géants de l’énergie, TotalEnergies en tête en 2022-2223, les industriels de l’agroalimentaire sont parmi les grands gagnants de la période, avec des taux de marge ahurissants de 48 %, au premier trimestre, selon l’Insee. Il y a quelques mois, Bruno Le Maire brandissait un index accusateur à l’endroit des industriels qui ne joueraient pas le jeu des baisses de prix, menaçant de dévoiler la liste des mauvais élèves.

La liste, jamais publiée, doit dormir dans un tiroir de Bercy. Le ministre s’est borné à laisser filtrer les noms de Unilever, Nestlé et Pepsi. Et à annoncer sa volonté d’avancer les négociations annuelles entre les industriels et la grande distribution, qui doivent déterminer les niveaux des prix dans les mois à venir.

D’autres solutions sont possibles

Pourtant, l’exécutif pourrait faire bien plus. Un nombre croissant d’économistes et de responsables politiques plaident pour un blocage général des prix, même s’il ne suffit pas de le décider dans un ministère pour le rendre effectif. « Un blocage administratif ne suffira pas, alertait l’économiste communiste Denis Durand dès le printemps 2022. Il faut agir sur la formation des prix et la fixation des marges là où elles se décident, dans les entreprises. Les mieux placés pour en avoir connaissance, pour signaler les abus au public et, le cas échéant, pour en saisir l’administration sont les salariés de ces entreprises eux-mêmes. »

Cela exige deux conditions, poursuivait l’économiste : « Un renforcement des effectifs et des moyens des services de Bercy, et l’exercice de nouveaux droits d’accès à l’information économique par les institutions représentatives du personnel, avec de nouveaux pouvoirs d’intervention et de décision pour imposer des changements dans la politique de prix de l’entreprise. »

Autre solution qui a le vent en poupe, l’indexation des salaires sur la hausse des prix, en vigueur en France jusqu’en 1983. Les libéraux s’y opposent, officiellement pour ne pas enclencher une boucle prix-salaires, qui voit la hausse des salaires alimenter l’augmentation des prix.

Reste que l’argument ne marche pas. « Il y a un consensus entre analystes pour expliquer qu’aujourd’hui l’inflation n’est pas tirée par les hausses de salaire, confirme Sylvain Billot, statisticien économiste. On pourrait donc tout à fait indexer les salaires sur les prix, à condition évidemment de fixer un plafond pour que la mesure ne profite pas aux très hauts salaires. »


 

    publié le 18 septembre 2023

Immigration et asile : sortir de la stigmatisation en optant pour des solutions humanistes et réalistes

Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le projet de loi sur l’immigration et l’asile porté par le ministre de l’Intérieur devrait être examiné au Sénat début novembre et à l’Assemblée nationale en février.

La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a déjà exprimé son profond désaccord avec la logique de ce texte essentiellement répressif. En effet, le projet de loi prévoit de durcir les conditions de délivrance et de renouvellement des titres de séjour, de faciliter les expulsions en étendant encore les pouvoirs arbitraires des préfets au motif de menaces pour l’ordre public ou de non-respect des principes républicains, et plus généralement de réduire les droits des personnes étrangères. Plus aucune personne étrangère ne sera protégée quel que soit son degré d’intégration à l’exception des seuls mineurs.

Le ministre de l’Intérieur entend faire le tri entre les personnes étrangères et se débarrasser de celles et ceux qualifiés de « méchants » dont le seul tort, le plus souvent, est de n’avoir pu obtenir un visa en fuyant leur pays et de ce fait, d’être entrés illégalement en France.

Faute de majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement en est réduit à négocier avec les parlementaires Les Républicains (LR), qui s’en donnent à cœur joie dans la surenchère, comme on le voit avec le dépôt de leurs deux propositions de loi qui semblent directement issues du programme du Rassemblement national. Tout y passe : l’accès à tous les titres de séjour est mis en cause et une des pires mesures, outre le fait de vouloir s’exonérer des conventions internationales, est sans doute, sauf soins d’urgence, la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), c’est-à-dire le droit aux soins élémentaires pour toute personne vivant en France, ce qui peut entrainer une catastrophe humanitaire et sanitaire.

Ce n’est en aucun cas un projet de loi équilibré comme le prétend le gouvernement. Les exceptions au durcissement du Code des étrangers (Ceseda) sont infinitésimales. C’est néanmoins le cas de la mesure de régularisation des personnes étrangères travaillant dans des métiers dits en tension. Cette mesure est cependant beaucoup trop limitative d’autant qu’il faut prouver que l’on est en France depuis trois ans, et que l’on y a travaillé au moins huit mois (sans en avoir le droit). Mais, aussi limité cela soit-il, les LR en font un point de blocage, une surenchère politicienne qui n’a pas grand-chose à voir avec les réalités humaines et économiques rencontrées par les personnes exilées.

La LDH tient cependant à se féliciter de toutes les initiatives et prises de position qui amènent un peu d’humanité par rapport à la vague nauséabonde alimentée par divers responsables politiques de notre pays.

Forte du constat que font quotidiennement ses militantes et militants, ainsi que de nombreuses associations et des centaines de chercheurs qui travaillent sur ce sujet, et également des syndicats de salariés, de nombreux employeurs, formateurs, enseignants, lycéens qui se mobilisent pour la régularisation de leurs camarades, la LDH appelle à une large régularisation qui permettrait de faire reculer la précarité de nombre de personnes étrangères vivant dans notre pays, mais aussi le travail clandestin et les situations de surexploitation. Elle appelle à une autre politique, fondée sur l’humanité, l’accueil et l’égalité des droits.

Puisse cet appel être enfin entendu.

Paris, le 18 septembre 2023

 

   publiél le 17 septembre 2023

Transports, énergie... la France traine des pieds dans la lutte contre le réchauffement climatique

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Révélé jeudi 14 septembre, le bilan annuel 2022 de l’Observatoire Climat-Énergie montre que l’Hexagone ne respecte pas ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Les apparences sont parfois trompeuses. Si on regarde les émissions de carbone de la France en 2022, tous secteurs confondus, les objectifs fixés en 2019, lors de la révision de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), ont été respectés. Pourtant, on est loin du compte. « En termes d’émissions nettes, c’est-à-dire un soustrayant la séquestration de CO2 par les puits de carbone, le dépassement est de 20 millions de tonnes (Mt) », souligne Anne Bringault, directrice des programmes au Réseau Action Climat (RAC), à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’Observatoire Climat-Énergie. Autre point, dans de nombreux secteurs, les baisses d’émissions sont liées à des facteurs conjoncturels, comme les conséquences de la hausse des prix de l’énergie. Les nécessaires mesures d’adaptation structurelle semblent, elles, prendre toujours plus de retard…

L’artificialisation des sols continue de progresser

Le principal facteur de cet écart entre résultat et objectif est la perte d’efficacité des puits de carbone. « Les forêts n’absorbent absolument pas le CO2 comme prévu dans la SNBC, du fait de l’impact des sécheresses accrues, des incendies et des parasites », détaille la responsable du RAC. Le scénario, qui prévoyait un niveau d’absorption par les forêts plus de deux fois supérieur à la réalité (41 Mt CO2, contre 16,9 Mt), a été élaboré… sans prendre en compte l’effet du changement climatique sur ces dernières.

« Les autres éléments qui constituent des puits de carbone sont les prairies permanentes et les haies. La loi dit qu’elles doivent augmenter. Pourtant, chaque année, l’artificialisation des sols les fait reculer », explique Cyrielle Denhartigh, coordinatrice des programmes au RAC. Pour les prairies, ce sont 20 000 à 30 000 hectares qui disparaissent chaque année. Quant aux haies, 23 571 kilomètres ont été détruits annuellement, en moyenne, entre 2017 et 2021, contre 10 400 kilomètres entre 2006 et 2014, selon un rapport du ministère de l’Agriculture.

Le résultat est aussi inquiétant pour le transport, secteur le plus émetteur, avec des émissions supérieures de 4,5 Mt aux objectifs. Un chiffre qui ne prend même pas en compte le trafic aérien international, invisibilisé car pas intégré aux statistiques nationales. Cette hausse s’explique en partie par la reprise des vols intérieurs, facilitée par le maintien de l’exemption de taxes sur le kérosène, qui coûte pourtant 7 milliards d’euros à l’État.

Mais ce sont les véhicules particuliers qui pèsent le plus. « Les progrès de l’électrification sont compensés par la hausse du poids des véhicules, notamment des SUV qui représentent désormais une vente sur deux », indique Pierre Leflaive, en charge des transports au Réseau Action Climat. Plus lourdes, les voitures consomment plus (la consommation de carburant routier en 2022 est en hausse de 2,3 %), donc émettent davantage. La situation pourrait continuer à se dégrader car, pour préserver leurs marges, les constructeurs de voitures électriques se concentrent sur les gros modèles, privant les ménages modestes d’un accès à un véhicule propre.

Seuls les secteurs du bâtiment et de l’industrie ont respecté leurs objectifs, mais pour des raisons conjoncturelles. Pour le premier, les baisses d’émissions sont « liées en partie à un hiver plus doux et aussi à la hausse du coût de l’énergie, qui a produit une baisse forcée de la consommation », souligne Anne Bringault. Et pas à une vraie politique d’efficacité énergétique : en 2022, seules 66 000 rénovations énergétiques performantes ont été réalisées. Même constat dans l’industrie, où la baisse d’émissions est liée au ralentissement causé par la hausse des prix. C’est le cas notamment dans la sidérurgie, la plus consommatrice, qui a été à certains moments contrainte d’arrêter la production en raison de la hausse des tarifs du fer.

Une loi climat remise aux calendes grecques ?

Si ces résultats sont décevants, l’avenir inquiète encore plus. « Nous avons aujourd’hui une feuille de route qui nécessite des changements structurels dans beaucoup de secteurs et pas juste des effets d’annonce », souligne Emeline Notari, responsable « politiques climat » au RAC. Et le premier enjeu est celui de la justice sociale. « Il faut que la transition soit accessible à tous, et que les forts revenus, qui sont les plus pollueurs, mais aussi les industries, participent davantage à son financement. » Mais, du côté de l’exécutif, les signaux sont au rouge.

Si les groupes de travail sur la Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) ont bien rendu leurs conclusions le 12 septembre, l’examen de la loi semble remis aux calendes grecques. « C’est une très mauvaise nouvelle qu’Emmanuel Macron ne parle plus de transition énergétique, s’inquiète Anne Bringault. Pire, quand on l’interroge sur le sujet, il reprend l’argument de ceux qui veulent la freiner, selon lequel la France n’est responsable que de 1 % des émissions mondiales. »


 

   publié le 15 septembre 2023

Troisième site en grève
chez Emmaüs dans le Nord :
les salariés et les compagnons unis

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, la totalité des compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Tourcoing sont en grève. L’entrepôt et le magasin ne tournent plus. Comme à Saint-André-Lez-Lille et à Grande-Synthe, où les compagnons ont cessé le travail depuis des semaines, ils demandent la régularisation et l’obtention d’un contrat de travail. Cette fois, les salariés du site les ont rejoints.

 Installée sur un transat de toile, le dos tourné à l’immense entrepôt Emmaüs de la rue d’Hondschoote, à Tourcoing, Marlène se repose enfin. Ce mardi 12 septembre au matin, c’est la grève, elle n’aura pas à décharger, trier et entasser. « Il faut imaginer la température qu’il fait là-dedans, quand c’est l’hiver, quand il neige. On a froid, c’est un travail difficile », raconte la jeune mère. Venue du Gabon en 2015 pour ses études, elle est diplômée d’un DUT en génie électrique. Malgré les stages, elle ne parvient pas à obtenir de contrat de travail et la régularisation qui va avec. Alors, depuis deux ans, elle est compagnonne chez Emmaüs… et demande un titre de séjour « vie privée et familiale ». « Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est surtout pour soutenir les autres. Ils travaillent dur. Pendant le Covid, ils ont fabriqué des visières de protection pour les hôpitaux. Ils ont même été récompensés par la mairie, jamais régularisés. »

A quelques mètres de Marlène : Karim. C’est le cuistot du groupe. Tous les jours, il assure le repas pour la quarantaine de compagnons hébergés par Emmaüs Tourcoing. Mais aujourd’hui, c’est détente, l’UL CGT de Tourcoing se charge du barbecue. « Ça fait cinq ans que je suis en France, trois ans à Emmaüs. J’ai fait des stages en électroménager chez Boulanger, je suis déclaré à l’URSSAF, j’ai passé le B1 [ndlr : niveau de langue] en français…», récite l’Algérien. Il montre avec ses mains : « A la préfecture, j’ai un dossier gros comme ça. Pourtant tout ce que j’ai réussi à avoir, c’est une OQTF [ndlr : obligation de quitter le territoire français] ».

La « promesse » d’Emmaüs

Algériens, Géorgiens, Gabonais, Camerounais, Marocains, Tunisiens, Albannais… Cela  fait 3, 5, parfois 8 ans qu’ils travaillent pour Emmaüs, qu’ils ont l’impression de « tout bien faire » et qu’ils attendent une régularisation qui ne vient pas. Un sentiment exprimé par les 36 compagnons entrés en grève ce 12 septembre à Emmaüs Tourcoing. Mais aussi par ceux des deux autres Emmaüs du département du Nord, mis à l’arrêt avant eux : Saint-André-Lez-Lille, en grève depuis 76 jours ; Grande-Synthe, depuis 24 jours. Tous dénoncent « la promesse d’Emmaüs » : obtenir leur régularisation au bout de trois années consécutives de travail au sein de la communauté.

 De fait, la loi immigration du 10 septembre 2018 donne la possibilité aux compagnons sans-papiers d’Emmaüs d’obtenir une carte de séjour sur la base de trois années d’expérience au sein des communautés. Mais, un an et demi après l’entrée en vigueur des textes, Emmaüs France a pu constater que cela n’avait rien d’automatique et différait en fonction des préfectures, rappelle le Gisti. « Les dossiers, on les dépose ! Mais ça fait deux ans qu’il n’y a plus de régularisations ! », confirme Marie-Charlotte. Assistante sociale à Emmaüs Tourcoing depuis 5 ans et demi, elle est entrée en grève ce 12 septembre, tout comme les 4 autres employés en CDI et 10 des 17 CDD d’insertion (CDDI) du site. Sur les trois Emmaüs du Nord en lutte, c’est la première fois que les salariés s’associent aux compagnons.

 Les salariés également en grève à Emmaüs Tourcoing

« On est là pour soutenir les compagnons, mais nous avons aussi des revendications propres », rappelle Marie-Charlotte. Pour les employés, la première d’entre elles demeure l’embauche d’un directeur à Emmaüs Tourcoing. « Depuis neuf mois, nous n’avons plus personne à la tête du site. L’ancien est parti après un burn out. C’est devenu ingérable et les compagnons sont les premiers à en faire les frais », continue l’assistante sociale. Alicia, employée en CDDI, confirme : « Quand je vois les conditions dans lesquelles travaillent les compagnons, j’ai honte. Il y a une invasion de rats dans les hébergements, depuis trois semaines, la salle de pause a été transposée dans une réserve… Je vous le demande : est-ce que c’est normal ? », interpelle la jeune femme.

A cela s’ajoutent les mauvaises conditions de travail de ces salariés en insertion. « Nous n’avons pas de convention collective, nous travaillons le dimanche et nous sommes payés en dessous du SMIC ! », poursuit-elle. Alors que le SMIC, indexé sur l’inflation, est aujourd’hui de 1383€ mensuels net, cette salariée serait payée 1280€ si elle était à temps plein.

 Les compagnons, bénévoles ou salariés ?

 Quant aux compagnons d’Emmaüs, ils sont rémunérés via une allocation communautaire d’environ 350€, mais ne sont pas salariés. Ils n’ont pas de contrat de travail et pas la possibilité non plus de passer par la case prud’hommes. Pour autant, le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS), duquel dépend Emmaüs, leur « permet » de travailler jusqu’à 40 heures par semaine.

Reste que dans la mesure où ce public est particulièrement précaire, qu’il loge sur place et qu’il espère obtenir une régularisation par le biais d’Emmaüs, cette permission se transforme bien souvent en obligation, voire en contrat tacite. « C’est de l’exploitation, tout simplement », juge Mohammed, compagnon à Emmaüs Tourcoing depuis 8 ans et responsable d’un magasin.

Aussi, les grévistes de Tourcoing, comme ceux de Grande-Synthe et de Saint-André avant eux, demandent « la requalification en contrats salariés des statuts de “bénévoles” (étant entendu qu’on ne peut être bénévoles 40 heures par semaine pendant des années », souligne l’Union locale CGT de Tourcoing dans un communiqué. « Il y a d’autres Emmaüs où les compagnons finissent par être embauchés. Ici on nous dit qu’il faut aller ailleurs. Pourquoi ? », s’interroge Mohammed. Évidemment, la reconnaissance du statut des personnes accueillies dans les OACAS, comme étant un « contrat de travail », remettrait complètement en cause le fonctionnement national d’Emmaüs.

 Grève Emmaüs : les réactions des directions

 Emmaüs étant constitué d’associations indépendantes avec leurs propres conseils d’administration et leurs propres bureaux, chaque site en grève tente de trouver ses propres solutions. Selon la Voix du Nord, l’administration d’Emmaüs Tourcoing a proposé une augmentation de quelques dizaines d’euros de l’allocation communautaire ainsi qu’une médiation. A Grande-Synthe, la direction a une autre stratégie, et menace d’expulser les grévistes de leur lieu d’hébergement.

A Saint-André-Lez-Lille, premier site en grève, une enquête a été ouverte par le parquet de Lille pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » suite à un article de Streetpress. La directrice de cette communauté ne déclarait même pas ses compagnons à l’URSSAF.


 

   publié le 13 septembre 2023

Ukraine : des « dérapages »
de plus en plus inquiétants

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen  sur www.humanite.fr

Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.

On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.

Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.

Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !

Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.


 

   publié le 12 septembre 2023

« L’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage du pays »

Tristan Dereuddre  sur https://www.politis.fr/

Pari réussi pour le gouvernement. La polémique de l’abaya et du qamis a étouffé une sombre réalité en ce début d’année scolaire : de nombreux élèves ont effectué leur rentrée sans professeurs.

Un enseignant devant chaque classe, c’était la promesse du président de la République pour cette rentrée scolaire. Gabriel Attal lui avait rapidement emboîté le pas après sa nomination au ministère de l’Éducation nationale, martelant que cette mesure serait une priorité absolue. Pourtant, l’objectif est loin d’être atteint pour de nombreux lycées, collèges et écoles. Et malgré les tentatives du gouvernement de voiler cette fâcheuse réalité derrière la polémique des abayas et des qamis, les témoignages de terrains qui émergent rendent compte d’une situation préoccupante dans de nombreux établissements.

Lancé par le Snes-FSU, premier syndicat des collèges et des lycées, le hashtag sur le réseau X (ex-Twitter) #LaRentréeEnVrai permet de recueillir les témoignages des parents, directeurs ou enseignants sur le déroulement de la rentrée. Le constat est sans appel : de nombreux postes de professeurs sont inoccupés dans les salles de cours. « La promesse du ministère d’un enseignant par classe est loin d’avoir été tenue », affirme Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat. Depuis le début de la semaine, elle enchaîne les plateaux de télévision et les entretiens dans les médias pour faire remonter ces témoignages. « Dans certains collèges et lycées, on a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘’Monsieur Y’. On a donc des élèves qui commencent les cours avec des trous dans leurs emplois du temps, parce qu’il n’y a pas de profs », rapporte-t-elle.

On a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘Monsieur Y’. Sophie Vénétitay, Snes-FSU

Dans les écoles maternelles, la conjoncture est comparable au primaire et au secondaire : « Pour l’instant on a des classes où seule la moitié de l’année est assurée. Les grandes sections n’ont pas d’instituteur deux jours par semaine. Mais comme il y a une obligation d’accueil de l’école, on les répartit sur les autres classes, ce qui conduit à une surcharge des effectifs de cinq ou six élèves », témoigne Louise Paternoster, professeure des écoles en région parisienne.

Un manque d’attractivité préoccupant

Mais cette crise ne s’arrête pas qu’aux enseignants, elle concerne d’autres personnels issus de la communauté éducative, comme celui des AESH (accompagnants des élèves en situation de handicap). Aurélien Mateu, directeur d’une école maternelle parisienne, est confronté à cette situation : « Dans mon école, neuf élèves devraient bénéficier d’un suivi de la part d’un AESH. Mais on n’en a qu’un seul, qui s’occupe de trois d’entre eux (ceux en situation de handicap « lourd »). Les six autres élèves doivent compter sur les enseignants qui aident au maximum. Mais ils ne peuvent pas effectuer cette mission à plein temps en plus de leur travail. » Pour lui, le manque d’AESH revient à priver des enfants d’un accompagnement dont ils auraient besoin compte tenu de leur situation. Sans surprise, il explique cette pénurie par des salaires « indécemment bas », et une considération bien trop insuffisante. « Il faut revaloriser à tout prix ces métiers », s’alarme-t-il.

Un constat largement partagé par Sophie Vénétitay : « Le manque d’attractivité n’est pas une surprise, ça fait des années que ça dure. Il suffit de regarder le nombre de postes non pourvus au concours d’entrée 2023. » Car au total, ce sont 3 163 postes qui n’ont pas été pourvus au concours d’entrée, dont 1 315 dans le premier degré et 1 848 dans le second degré. Un manque d’attractivité qui s’explique par des conditions de travail de plus en plus difficiles, mais aussi par un manque de perspectives salariales : depuis le début des années 1980, le pouvoir d’achat des enseignants ne cesse de décliner (baisse de 20 % entre 1981 et 2004).

En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui.

La valeur du point d’indice des salaires est gelée depuis des années, malgré quelques hausses qui n’ont jamais permis de s’aligner sur l’inflation. En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui. Dans certaines académies plus que d’autres, cette crise d’attractivité prend des tournures de désertification. À Créteil, seuls 51,9 % des postes ont été pourvus, un pourcentage inquiétant que l’on retrouve dans l’académie de Versailles (55 %). Le triste record est attribué à la Guyane, avec seulement 30,2 % de postes pourvus.

Du « bricolage pour colmater les brèches’’

Pour combler les manques, les établissements essayent tant bien que mal de s’adapter : « On bricole. J’ai coutume de dire l’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage de ce pays. Tout le monde essaye de colmater les brèches », assène Sophie Vénétitay. Certains ont même recours à des méthodes étonnantes : à Geaune, dans les Landes, une directrice ajointe a publié une série d’annonces Facebook pour recruter du personnel AESH ou ADE, mais aussi des enseignants en mathématiques et en espagnol. « Ça devient fréquent, on voit de plus en plus d’annonces sur LeBonCoin, on épuise les voies classiques. Ça donne une idée de l’état dans lequel on se trouve. On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook », déplore un membre du Snes-FSU de Dorgogne.

On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook. Un membre du Snes-FSU

Pour redonner de l’attractivité au métier, Sophie Vénétitay réclame la mise en place de deux mesures urgentes : « On attend qu’ils prennent la mesure de la réalité et qu’ils prennent les décisions qui en découlent : l’impératif est d’augmenter de manière significative les salaires, et d’améliorer les conditions de travail en diminuant les effectifs dans les classes. Ce sont les deux jambes de la sortie de la crise : en augmentant les salaires, on attire plus de monde, on peut recruter plus, les classes sont moins surchargées et les conditions de travail et d’apprentissage s’améliorent. »

De son côté, le gouvernement semble bien compter sur le « pacte enseignant » qui prévoit que les professeurs volontaires pourront toucher un complément de salaire contre en contrepartie de nouvelles missions, pour résoudre cette crise. Mais si les chiffres des signataires ne sont pas encore disponibles, les témoignages concordent vers un rejet assez massif du dispositif. La secrétaire du Snes-FSU l’assure : « Si le gouvernement reste sur ses positions, il portera la lourde responsabilité de n’avoir rien fait face à une crise historique dans l’éducation nationale. Ils assumeront de ne pas mettre un prof formé devant chaque classe tout au long de l’année. »

   publié le 11 septembre 2023

Répression syndicale :
Sébastien Menesplier et tant d’autres

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

 Une manifestation hier devant le commissariat de Montmorency (95) pour soutenir Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT. Une autre demain, à Niort, pour accompagner les militant·es convoqué·es au tribunal suite aux manifestations contre les méga-bassines de Sainte-Solines. La rentrée est d’ores et déjà placée sous le signe de la répression syndicale et militante.

 Ce mercredi 6 août, plusieurs centaines de personnes, en premiers lieu des militant·es cégétistes, ont fait le déplacement devant le commissariat de Montmorency, dans le Val d’Oise (95), pour soutenir Sébastien Menesplier, le secrétaire générale de la Fédération Nationale des Mines et Énergies CGT (FNME-CGT). Ce dernier était entendu pour « mise en danger d’autrui par personne morale (risque immédiat de mort ou d’infirmité) par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité ou de prudence », dans le cadre d’une enquête diligentée par le parquet de Privas (Ardèche). Il aura passé trois heures entre les murs du commissariat.

Pour la FNME-CGT, cette convocation fait suite à une opération de « mise en sobriété énergétique (coupure de courant) », effectuée le 8 mars à Annonay (07). Cette action avait été décidée localement et Sébastien Menesplier dément avoir été présent. À sa sortie du commissariat, il a réaffirmé son soutien aux nombreuses actions de reprise en main de l’outil de travail effectuées lors du conflit contre la réforme des retraites.

400 militant·es CGT poursuivis

« Quand on s’attaque à un premier dirigeant, on le fait pour décomplexer la répression syndicale à tous les niveaux. Aujourd’hui ce n’est pas seulement Sébastien qui est convoqué par le commissariat, c’est toute la CGT », a soutenu Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération, présente pour l’occasion. Des rassemblements ont également eu lieu ailleurs en France (Toulouse, Marseille…) en soutien à ce dirigeant de la fédération qui fut fer de lance de la bataille contre la réforme des retraites. « La dernière fois que la CGT a été confrontée à une répression de la sorte, c’était dans les années cinquante et le refus des dockers de livrer des armes pour l’Indochine », rappelle Sophie Binet.

Mais si la figure de Sébastien Menesplier attire l’attention, il n’est que l’arbre qui cache la forêt. Selon la CGT, plus de 400 militant·es CGT sont aujourd’hui poursuivi·es devant les tribunaux pour avoir mené des actions de lutte contre la réforme des retraites. 

Les militant·es des industries électriques et gazières en première ligne

En première ligne dans la bataille sociale, les militant·es de la FNME-CGT sont désormais en première ligne face à la répression syndicale. Salariés de RTE perquisitionnés et mis en garde à vue par la DGSI, technicien gazier en grève pour l’augmentation de son salaire menotté à son domicile, ou encore, dossier à charge monté de toute pièce contre une militante de base dans le but de l’exclure de GRDF, dans les industries électriques et gazières (IEG), la répression est menée aussi bien par les directions d’entreprises que par la police et la justice.

D’autres cadres de la FNME-CGT sont aussi visés. Renaud Henry, secrétaire générale de la CGT Énergie Marseille passera au tribunal le 15 septembre. Deux autres syndicalistes CGT, dont le secrétaire général du syndicat, sont convoqués au tribunal de Bordeaux le 21 novembre.

Des têtes syndicales visées partout en France

Mais les salarié·es des IEG ne sont pas les seuls à être dans le viseur. Le procès qui aura lieu ce 8 septembre au tribunal de Niort le rappelle. Neufs activistes opposés aux méga-bassines sont convoqué·es. Parmi eux : des membres du collectif Bassines Non Merci 79 et des Soulèvements de la Terre mais aussi des militants syndicaux de la Confédération paysanne, dont un ancien porte-parole national, le secrétaire départemental de la CGT 79 et le co-délégué de Solidaires 79. Ils sont accusés d’avoir organisé les manifestations interdites de Sainte-Soline, en octobre 2022 et en mars 2023. La manifestation mise en place pour les soutenir ce 8 septembre s’est vu interdire les abords du tribunal.

Enfin, les postiers sont également concernés par la répression syndicale. Le secrétaire général de la CGT Poste 66, Alexandre Pignon, qui avait déjà animé une grève victorieuse à la distribution du courrier, longue de sept mois en 2016 a été convoqué mardi 4 juillet à un entretien disciplinaire au siège national de La Poste, en vue d’une révocation, la plus lourde sanction possible pour un fonctionnaire. « C’est une remise en question de notre droit à nous organiser collectivement », analysait le syndicaliste, face à un dossier de la direction qu’il jugeait fragile et qui ne portant que sur l’exercice du droit de grève. Malgré tout, la sanction est tombé fin août : 18 mois de mise à pied sans traitement. Un appel à la grève à été lancé dans Pyrénées-Orientales pour jeudi 14 septembre, à l’appel de la CGT, de SUD et de la CNT.

 

   publié le 26 juin 2023

Pourquoi le CAC 40 préfère verser 80,1 milliards d’euros aux actionnaires plutôt que d’investir dans la transition

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans son dernier rapport, Oxfam montre que, plutôt qu’investir dans la transition énergétique et augmenter les salaires à hauteur de l’inflation, les grandes entreprises préfèrent verser des dividendes à leurs actionnaires.

Oxfam publie ce lundi 26 juin le second volet de son rapport sur les grandes entreprises françaises. Si le premier, paru en avril, montrait que les inégalités se creusaient entre les salariés et leurs patrons – le PDG de Teleperformance gagne 1 500 fois le revenu moyen dans son entreprise –, l’ONG se penche aujourd’hui plus particulièrement sur les actionnaires.

Ce rapport intitulé « L’inflation des dividendes » montre et documente le fait que les richesses créées sont toujours plus captées par le capital. Si, sur dix ans, les salaires dans les 100 plus grandes entreprises françaises ont augmenté de 22 %, les versements à leurs actionnaires ont, eux, bondi de 57 %.

« Le versement de dividendes aux actionnaires a augmenté presque trois fois plus vite que la dépense par salarié, on voit bien qu’il y a un vrai dérèglement dans le partage de la valeur au sein des grandes entreprises en France », pointe Léa Guérin, chargée de plaidoyer sur la régulation des multinationales chez Oxfam et principale autrice du rapport. Le constat est particulièrement cruel en ce contexte d’inflation.

En France, le seul CAC 40 a versé 80,1 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions

Les chiffres sur l’année 2022 donnent le vertige : en France, le seul CAC 40 a versé 80,1 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions. Ce montant est en hausse de 15,5 % par rapport au record établi un an plus tôt.

Le montant des dividendes versés dans le monde s’élève à la somme folle de 1 560 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter les rachats d’actions, qui ont atteint un nouveau record à 1 310 milliards de dollars.

Cette nouvelle manière de rémunérer les actionnaires a été multipliée par trois en France en dix ans. Les actions rachetées sont le plus souvent détruites. La première conséquence de la manœuvre est assez mécanique. Si une entreprise est un gâteau et que les actions en sont les parts, détruire des titres ne change pas la taille du plat, mais chaque part devient plus grosse.

Conséquences : comme les dividendes sont distribués par action, leur montant augmente, de même que la valeur du patrimoine financier de l’actionnaire, sans qu’il n’ait rien eu à faire.

« Dans l’idéologie libérale, le dividende rémunère le risque pris par les actionnaires et permet de faire circuler l’argent, d’être réinvesti, explique Léa Guérin. Sauf que je ne vois pas où est le risque puisque les dividendes augmentent chaque année, soutenus par des aides publiques versées sans contreparties, et que les rachats d’actions ne font pas circuler l’argent, c’est même tout le contraire. »

Chez Total, entre 2018 et 2021, 24 % des versements aux actionnaires ont été faits sous forme de rachats d’actions. Et le groupe réclame pourtant des aides à l’État pour investir dans la transition écologique…

Au détriment des investissements

En lissant les chiffres des 100 plus grands groupes français sur dix ans, le rapport montre une vraie tendance : ces entreprises ont versé en moyenne 71 % de leurs bénéfices à leurs actionnaires. Cinq d’entre elles ont même distribué des dividendes alors qu’elles ont perdu de l’argent sur la période.

Oxfam a calculé qu’en 2019, 45 % des dividendes et rachats d’actions versés aux actionnaires par les grands groupes français auraient suffi à couvrir leurs besoins en investissement dans la transition écologique cette année-là

« Engie a accumulé plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, elle a pourtant décidé de verser à ses actionnaires 23,6 milliards d’euros sur la même période ; autant de capacité à investir en moins pour l’entreprise, à un moment où elle en a plus que jamais besoin pour accompagner sa transition énergétique », regrette Léa Guérin.

Encore plus choquant, Oxfam a calculé qu’en 2019, 45 % des dividendes et rachats d’actions versés aux actionnaires par les grands groupes français auraient suffi à couvrir leurs besoins en investissement dans la transition écologique cette année-là. « Ces entreprises ne peuvent pas nous dire qu’elles n’ont pas l’argent pour investir dans le bas carbone, c’est bien plutôt une histoire de choix », insiste la chargée de plaidoyer.

Qui sont les actionnaires ?

Oxfam s’est plongé dans les données de l’Autorité des marchés financiers pour casser de nouvelles idées reçues. « J’ai été moi-même surprise de voir que seuls 6,7 % des Français détiennent des actions, reconnaît Léa Guérin. L’idée que la Bourse est pleine de petits porteurs n’est qu’un mythe. »

Car non seulement, en volume, ces petits actionnaires individuels ne pèsent quasiment rien, mais en plus, leur profil sociologique est clair : ce sont des hommes très aisés de plus de 55 ans. Bien au contraire, les premiers actionnaires des grands groupes français sont des grandes familles.

Cinq d’entre elles (Arnault, Hermès, Bettencourt-Meyers, Pinault et Del Vecchio) possèdent à elles seules 18 % du CAC 40 ! Bien loin encore du mythe des entrepreneurs, l’économie française est vraiment affaire d’héritiers. Derrière ces grandes familles, on trouve les investisseurs institutionnels privés, avec en tête BlackRock, qui détient seul 2,1 % des actions du CAC 40.

   publié le 25 juin 2023

Anticor : « Il faut confier l’étude et la délivrance de l’agrément à une autorité administrative indépendante »

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Le retrait de son agrément à l’association de lutte anticorruption va fragiliser les nombreuses procédures auxquelles son action avait permis d’avancer, explique son avocat Vincent Brengarth. La question de confier la décision d’agrément à une autorité indépendante se pose.

Le tribunal administratif de Paris a annulé, vendredi 23 juin, l’agrément qui permet à l’association Anticor d’agir en justice dans des affaires de corruption et d’atteinte à la probité présumées. Une décision rétroactive au 2 avril 2021, date à laquelle l’association créée en 2015 s’était vue renouveler ce sésame.

Le tribunal a donné raison aux requérants, deux anciens membres d’Anticor qui estimaient que l’arrêté renouvelant l’agrément était entaché d’irrégularités. Avocat de l’association dans plusieurs dossiers, Vincent Brengarth revient sur les conséquences de cette décision contre laquelle Anticor – qui a déjà déposé une nouvelle demande d’agrément – va faire appel.

Pourquoi cet agrément est-il capital pour Anticor ?

Vincent Brengarth : Parce qu’il lui permet de se constituer partie civile dans des affaires d’atteinte à la probité et de corruption. Auparavant, seule une jurisprudence résultant de l’affaire des « biens mal acquis » le permettait.

L’agrément est venu consolider ce droit à agir dans des dossiers où, souvent, on constatait une certaine inertie du parquet, qui, on le sait, conserve un lien de subordination avec le pouvoir exécutif. Reste que c’est le gouvernement qui délivre, ou non, l’agrément : il est donc juge et partie, dans le sens où il prend sa décision selon des critères qu’il détermine lui-même.

Or, certains de ceux-ci ouvrent la porte à une interprétation discrétionnaire : que signifie, par exemple, le fait que l’action de l’association doit être jugée « désintéressée » ?

Allez-vous faire appel de cette décision ?

Vincent Brengarth : Oui. Mais de toute façon, si ensuite l’administration décide de refuser de renouveler l’agrément, on ne pourra rien y faire. Notre marge de manœuvre est très limitée.

Quelles seront les conséquences de ce jugement sur les affaires en cours ?

Vincent Brengarth : La première conséquence, c’est qu’Anticor ne va plus pouvoir déposer de plainte avec constitution de partie civile, et demander la nomination d’un juge d’instruction, dans de nouvelles procédures. Du moins, pas sans risque pour celles-ci.

Ensuite, il faut distinguer dans les procédures en cours. Celles où Anticor s’est juste constituée partie civile sans être à l’initiative des poursuites ne devraient pas courir de risque : l’association devra se retirer, mais la procédure pourra suivre son cours.

En revanche, dans celles où Anticor est à l’initiative des poursuites, c’est la régularité de celles-ci qui va se trouver mise en cause. Dans son jugement, le tribunal administratif a estimé que dans ce cas, la procédure pouvait être reprise par le parquet. Sauf qu’il faut pour cela qu’il ait décidé de prendre un réquisitoire aux fins d’informer… ce qui n’est pas toujours le cas.

Parmi les 170 dossiers que suit Anticor, certains sont certainement menacés, mais il est trop tôt pour savoir lesquels. Mais on sait par expérience que dans ce genre de dossier, les parties mises en cause font feu de tout bois. Donc la menace est sérieuse… et on est bien obligé de constater que c’est à ces parties que la procédure lancée contre Anticor risque de rendre service.

Précisément : à qui profite cette décision ?

Vincent Brengarth : Le verdict du tribunal administratif rend service à une administration qui restait réticente à l’agrément donné à nos associations. Et il va fragiliser, sinon toutes les procédures où Anticor est engagée, du moins celles où le parquet n’a pas émis de réquisitoire aux fins d’informer.

C’est une décision qui ne va pas sur le fond, c’est-à-dire sur le bien-fondé des procédures initiées par Anticor, mais qui risque malgré tout d’avoir des conséquences sur leur issue.

Sherpa et Transparency International, les deux autres associations de lutte contre la corruption, pourraient-elles prendre le relais d’Anticor dans ces procédures ?

On parle de quelque 170 dossiers, et elles ont des moyens limités… De plus, elles sont plus orientées sur des affaires à l’international. C’est peut-être ce qui explique qu’elles soient moins visées – mais elles peuvent avoir à faire face aux mêmes réticences. D’ailleurs, le dernier renouvellement d’agrément de Sherpa a pris beaucoup de temps…

Comment éviter que cet agrément devienne un moyen de pression du pouvoir politique ?

Vincent Brengarth : Soit il faut revenir au droit précédent, c’est-à-dire au contrôle par les juridictions sur la base de la jurisprudence, soit il faut confier l’étude et la délivrance de l’agrément à une autorité administrative indépendante comme peuvent l’être la HATVP (Haute Autorité pour la transparence de la vie publique) ou le Défenseur des droits.

 

   publié le 24 juin 2023

Traité UE-Mercosur :
pourquoi le discours de Lula
change la donne

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Le président brésilien, en visite à Paris, a expliqué qu’il n’était « pas possible » en l’état de ratifier le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les quatre pays d’Amérique du Sud, tout en affirmant que « d’ici la fin de l’année, une décision sera prise ».

C’est une bonne nouvelle pour les opposants au traité de libéralisation du commerce entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Le retour de Lula au pouvoir au Brésil, en début d’année, avait relancé les négociations pour aboutir à une ratification – la Commission européenne espérait qu’il soit finalisé en 2023. Mais, dans la dernière ligne droite, le président brésilien, qui y est pourtant favorable, a posé des conditions substantielles, susceptibles de retarder une éventuelle signature.

Le président brésilien, qui fait feu de tout bois pour remettre son pays sur la scène diplomatique après la parenthèse de la présidence de Jair Bolsonaro, s’est exprimé à ce sujet le 23 juin à Paris, au sommet pour un nouveau pacte financier. « Les traités commerciaux doivent être plus justes. J’ai très hâte de conclure un accord avec l’Union européenne. Mais ce n’est pas possible. La lettre additionnelle rédigée par l’UE ne le permet pas. […] Il est inacceptable que, dans une relation stratégique, une lettre additionnelle menace un partenaire stratégique », a-t-il déclaré.

Le poids lourd de la politique sud-américaine, âgé de 77 ans, faisait référence à un texte ajouté par la Commission européenne, portant principalement sur le climat, la biodiversité et la déforestation. Les pays du Mercosur ont annoncé travailler à une contre-proposition.

Mais, dans la presse brésilienne, Lula – qui a promis une « déforestation zéro » en Amazonie d’ici 2030, alors que sa politique environnementale est déjà mise à rude épreuve – a aussi posé des conditions importantes à une ratification, qui reviennent sur ce que le gouvernement Bolsonaro avait consenti en 2019 en faveur de la participation des entreprises européennes aux marchés publics brésiliens.

Lula revient sur l’héritage de Bolsonaro

Au nom de la réindustrialisation, il s’agit notamment de réserver un accès spécial et privilégié aux PME et aux entreprises innovantes brésiliennes, et d’exclure complètement la possibilité offerte aux entreprises européennes de concourir sur les marchés publics du système de santé unique brésilien.

Le sujet a été abordé lors d’une rencontre avec Emmanuel Macron le 23 juin : « Il y a un début de contrariété de la France avec l’accord, on en a parlé, a expliqué Lula lors d’une conférence de presse improvisée à l’Hôtel Intercontinental, à Paris (IXe arrondissement). Nous connaissons nos priorités respectives. Il doit défendre ses intérêts, nous aussi. [...] D’ici la fin de l’année, une décision sera prise. »

Pour rappel, le traité UE-Mercosur, qui avait fait l’objet d’un premier « accord de principe » à Bruxelles en 2019, avait été bloqué en raison de la présidence de Jair Bolsonaro, trop sulfureuse. Depuis le début d’année, le retour aux affaires de Lula, favorable au traité, a changé la donne. D’autant qu’en Argentine, la droite antipéroniste, pro-libre-échange, est donnée gagnante aux élections générales d’octobre. Le sommet UE-Amérique latine à Bruxelles, les 17 et 18 juillet, pourrait être l’occasion d’une annonce.

En posant ainsi des conditions de taille à la ratification, Lula fait espérer un échec des négociations à de très nombreuses organisations de la société civile française et brésilienne, dont le collectif Stop Ceta-Mercosur. « [Cet accord] accentuera la spécialisation primaire de l’économie des pays du Mercosur au détriment de la diversification économique. Les secteurs industriels brésiliens, l’agriculture familiale et paysanne, les petites et moyennes entreprises des pays du Mercosur – notamment en raison de l’ouverture des marchés publics – et les classes sociales moyennes et défavorisées des pays du Mercosur n’ont rien à gagner d’un tel accord si déséquilibré [...] », alertent-elles dans une tribune.

Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, il est convaincu d’une chose : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle.

Selon Maxime Combes, économiste spécialiste des politiques commerciales internationales, ces conditions posées par Lula « changent la donne » : « Ces mêmes sujets liés aux marchés publics ont déjà fait dérailler des négociations sur cet accord quand Lula était président, dans les années 2000, explique-t-il à Mediapart. Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, des acteurs industriels, il est convaincu d’une chose, même s’il en a rabattu sur ses positions idéologiques de base pour être élu face à Bolsonaro : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle. Or, un des principaux outils, pour le Brésil, ce sont les marchés publics. Il s’oppose frontalement à ce que Bolsonaro avait accepté en 2019. »

Lula n’est cependant pas formellement opposé à l’accord. Il défend même le libre-échange face au protectionnisme – manière aussi de donner des gages à la droite bolsonariste, une réalité électorale avec laquelle il doit composer : « Si nous pouvons parler avec nos amis de gauche pour qu’il y ait un accord, nous allons le faire. Il faut convaincre. Ce n’est pas le protectionnisme qui va nous aider », a-t-il déclaré en conférence de presse. « Les pays riches sont revenus au protectionnisme, et on voit la pauvreté grandir sur tous les continents », lançait-il aussi dans son discours le 23 juin.

Une divergence avec LFI

Avant de rencontrer Emmanuel Macron, Lula s’était entretenu avec Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot, dirigeant·es de La France insoumise (LFI). En dépit de sa relation amicale avec Lula, Jean-Luc Mélenchon, qui lui avait rendu visite en 2019 lorsqu’il était en prison, diverge donc de sa position à ce sujet. LFI avait d’ailleurs voté contre une résolution sur l’accord UE-Mercosur à l’Assemblée nationale qui, quoique critique, était jugée insuffisante, et était même accusée de préparer le terrain à un feu vert français. 

Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a brièvement rapporté cette rencontre, qualifiant le Mercosur de traité « néfaste pour l’industrie brésilienne », « inégal et brutalisant ». « Il faut avoir en tête que, même si Lula comprend les limites du libre échange, l’économie brésilienne est basée sur ça : c’est une économie basée sur l’extraversion, l’exportation des matières premières et des produits agricoles. Il est convaincu qu’il faut en changer. Il fixe donc des conditions telles à l’accord, pour protéger l’industrie brésilienne, qu’il a plus que du plomb dans l’aile », estime le député LFI Arnaud Le Gall, membre de la commission des affaires étrangères.

Toutefois, Lula est clairement sur une position de renégociation du traité, qu’il espère conclure, alors que LFI juge qu’« un accord de libre-échange vertueux, ça n’existe pas », comme l’expliquait Aurélie Trouvé à Mediapart. « Il y a des points de désaccord avec Lula sur le Mercosur, convient l’historienne spécialiste du Brésil Silvia Capanema, membre de LFI. A priori, le texte qui serait celui de l’UE est un accord de libre-échange traditionnel, dont les résultats peuvent être catastrophiques, alors que nous défendons le mouvement des travailleurs sans terre. A priori, le point de départ n’est pas le même pour nous. »

Pragmatique, Lula est cependant mis face à la nécessité de faire réexister le Brésil sur la scène géopolitique, après l’éclipse bolsonariste qui a beaucoup isolé le pays. « Il a besoin de replacer le Brésil au cœur de la géopolitique mondiale, et de pouvoir négocier avec les uns et les autres pour se créer une autonomie au niveau sud-américain », analyse Maxime Combes. D’où son besoin d’un accord avec l’UE. 

   publié le 23 juin 2023

Anticor perd son agrément :
la lutte contre la corruption en péril

Michel Deléan sur www.mediapart.fr

Le tribunal administratif de Paris a annulé ce vendredi l’agrément qui permet à l’association Anticor d’aller en justice. Un mauvais coup porté à la démocratie et aux libertés.

La torpille lancée contre Anticor a atteint son but, et c’est un bien mauvais coup porté à la lutte contre la délinquance en col blanc. Ce vendredi 23 juin, comme on pouvait le craindre, le tribunal administratif de Paris a annulé l’agrément donné à l’association anticorruption par le premier ministre Jean Castex le 2 avril 2021. Le juge administratif n’a pas accepté de différer les effets de cette décision, qui aura des effets rétroactifs.

Anticor risque de ne plus pouvoir être partie civile dans les dossiers judiciaires où elle s’est constituée après le 2 avril 2021, ce qui reviendrait à l’empêcher d’avoir accès aux dossiers d’instruction, de faire des demandes d’actes, et de plaider devant le tribunal correctionnel. Faute d’un nouvel agrément, l’association risque également de ne plus pouvoir porter plainte ou de se constituer partie civile dans de nouveaux dossiers. En revanche, l’action publique étant lancée, les enquêtes judiciaires en cours à l’initiative d’Anticor peuvent suivre leur cours. Mais sans Anticor.

Avant même d’obtenir la décision écrite du tribunal administratif ce vendredi matin, l’association a dénoncé « une atteinte grave à la démocratie ainsi qu’aux libertés associatives ». Anticor devait organiser une conférence de presse dans l’après-midi, en présence d’élu·es de plusieurs partis politiques qui la soutiennent.

Lors de l’audience du 12 juin au tribunal administratif, le rapporteur public s’était montré sourd aux arguments de l’association, et avait demandé l’annulation de son agrément gouvernemental, qui avait été renouvelé par Jean Castex, Éric Dupond-Moretti ayant dû se déporter pour cause de conflit d’intérêts.

Anticor et le Syndicat de la magistrature (SM) ont en effet porté plainte devant la Cour de justice de la République contre le garde des Sceaux et ancien avocat, en octobre 2020. L’association est également active dans le dossier Alexis Kohler, qu’elle a relancé, ainsi que dans les affaires Bolloré, Falco, Platini, Kazakhgate, Alstom, Dassault et beaucoup d’autres.

En dehors du fait qu’elle porte la voix des citoyens et citoyennes, Anticor a le grand mérite de contourner l’inertie et la frilosité des parquets, en jouant le rôle d’aiguillon dans la lutte anticorruption. L’association peut maintenant faire appel de la décision du tribunal administratif, et solliciter un nouvel agrément auprès du gouvernement. D’ici là, il ne reste que Sherpa et Transparency International France pour aller en justice dans les affaires de corruption.

L’hostilité du président Macron

C’est une coalition d’intérêts hétéroclites qui a porté ce mauvais coup à la lutte contre la délinquance en col blanc. Deux retraités, anciens membres dissidents de l’association, ont demandé l’annulation de l’agrément qui, depuis 2015, permet à Anticor de porter plainte et de se constituer partie civile dans les affaires d’atteinte à la probité. Devant le tribunal administratif, ils se sont offert les services du célèbre Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d’État, énarque, ancien conseiller d’État, et ex-président de la Ligue de football professionnel (LFP). Le jour de l’audience, l’avocat et auteur Juan Branco s’était joint à cette demande.

Les critiques de Me Thiriez concernaient « les conditions de transparence des ressources, d’information et de participation effective des adhérents de l’association Anticor », déjà portées depuis plusieurs années dans la presse par des dissidents de l’association.

Le rapporteur public avait pris fait et cause pour les deux requérants. Argument principal : « Le caractère désintéressé et indépendant » d’Anticor, condition nécessaire pour recevoir son agrément, est critiqué pour un « manque de transparence » sur ses ressources, dans le décret pris le 2 avril 2021 par le premier ministre pour renouveler cet agrément. Chez Anticor, on se demande si ce décret n’aurait pas été rédigé à dessein de façon bancale.

À l’audience, Vincent Brengarth, l’un des avocats de l’association anticorruption, avait plaidé qu’« Anticor remplit l’ensemble des conditions requises pour avoir son agrément. Il n’y a aucune sélectivité dans le choix de ses combats ».

En mars dernier, devant la caméra de « Complément d’enquête », Emmanuel Macron s’était livré à une charge brutale contre Anticor, tout en prenant la défense de son bras droit Alexis Kohler. « Je peux détruire n’importe qui avec une question d’exemplarité. Demain, je peux vous faire une procédure. Anticor, ils ne font que ça. Et les procédures, ils les font durer, ils les font durer, ils les font durer. Et même si les gens à la fin ne sont pas condamnés, vous les foutez en l’air. » 

S’inquiéter des phénomènes d’atteintes à la probité serait donc, pour le président, une œuvre de « destruction ». Ces atteintes ne semblent pas plus l’intéresser que les décisions des tribunaux à ce sujet. Il a ainsi continué de demander à Nicolas Sarkozy de représenter officiellement la France à l’étranger en dépit de ses condamnations dans les affaires Bismuth et Bygmalion.


 


 

Corruption. L’agrément d’Anticor
annulé par le tribunal administratif

Nada Abou El Amaim sur www.humanite.fr

Anticor devait avoir jusqu’au 2 avril 2024 pour disposer de son droit de saisir la justice, mais - saisi par deux de ses anciens membres - le tribunal administratif l'a annulé ce vendredi 23 juin, a annoncé l'association anticorruption.

La sentence est tombée. « L’agrément anti-corruption d’Anticor a été annulé par le Tribunal administratif avec effet rétroactif au 2 avril 2021 », a annoncé vendredi 23 juin l'association sur son compte Twitter. « Cette annulation constitue une atteinte grave à la démocratie, ainsi qu'aux libertés associatives », a-t-elle également dénoncé.

Sur le papier, l’agrément gouvernemental accordé à l’association de lutte contre la corruption Anticor arrivait à échéance le 2 avril 2024. Obtenu pour la première fois en 2015, cet acte administratif lui permet de porter plainte ou de se constituer partie civile dans les procédures de corruption. Mais le tribunal administratif de Paris en a décidé autrement suite à un recours «en excès de pouvoir» déposé en juin 2021.

Dans cette procédure, deux plaignants : l’un membre de l’association et l’autre ex-membre. Ils se sont offert les services de maître Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d’État et proche du secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, actuellement visé par une enquête Anticor.

L’absence de transparence sur un don de 64 000 euros pose question 

Cette action en justice a ciblé la rédaction de l’arrêté d’agrément par Jean Castex, alors Premier ministre. Ce dernier avait, à l’époque, hérité du dossier car son ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, avait dû s’en déporter en raison d’un conflit d’intérêts : il faisait l’objet d’une plainte devant la Cour de justice à l’initiative d’Anticor.

Dans sa requête écrite consultée par Mediapart, maître Thiriez estime que l’association ne remplit pas deux des cinq conditions légales pour que l’agrément soit délivré, à savoir le caractère indépendant et désintéressé des activités ainsi que l’information de ses membres sur la gestion. «Alors que l’instruction de la demande montrait que les conditions de transparence des ressources, d’information et de participation effective des adhérents de l’association Anticor, pourtant nécessaires au renouvellement de l’agrément, manquaient à l’évidence, le Premier ministre a pourtant décidé de l’accorder », juge l’avocat habitué des grands dossiers qui conclut «une erreur de droit flagrante».

Lors d’une audience, la rapporteure publique avait avancé les mêmes arguments que la partie plaignante, estimant que l’absence de transparence sur un don de 64 000 euros, comme mentionné sur l’arrêté, est «de nature à faire naître un doute sur le caractère désintéressé et indépendant» de l’association.

Le spectre d’une vendetta venue du sommet de l’État

Du côté de la défense, on voit dans ces attaques une manœuvre politique. «On se demande si l’arrêté a été rédigé de façon à pouvoir être contesté par la suite. On a changé une phrase, mais sur le reste, la légalité n’est pas un sujet », assurait Éric Alt, vice-président d’Anticor . «Dans le fond et juridiquement, il n’y a pas de risque puisque notre association est tout à fait conforme au décret», poursuivait le magistrat qui regrette une «politisation de l’agrément». Il craignait néanmoins la position de la rapporteure publique, dont l’avis est souvent suivi par le tribunal.

L’annulation de l’agrément pourrait fragiliser la poursuite de nombreux dossiers politico-financiers. Et pourtant, la liste des chantiers est longue. Prise illégale d’intérêts, détournement de biens publics, favoritisme, trafic d’influence… Vieille de 20 ans, l’association aux 6 000 adhérents a contourné l’inertie des parquets et relancé plusieurs affaires d’État, comme celles concernant l’ancien président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand ou Alexis Kohler. De fait, celle qui lutte contre la délinquance en col blanc a agacé, ces dernières années, jusqu’au sommet de l’État en mettant en cause des membres du gouvernement.


 


 

Agrément d’Anticor annulé :
les soutiens se multiplient

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Les réactions de solidarité avec l’association anticorruption Anticor se sont multipliées dans la foulée de l’annulation de son agrément par le tribunal administratif, ce vendredi 23 juin.

L’agrément accordé à Anticor aurait dû lui permettre de porter plainte ou de se constituer partie civile dans les procédures de corruption jusqu’au 2 avril 2024, date de son arrivée à échéance. Mais saisi par deux anciens membres de l’association qui ont mis en cause son « caractère désintéressé et indépendant », le Tribunal administratif a annulé cet agrément vendredi 23 juin avec effet rétroactif au 2 avril 2021, a annoncé Anticor.

Dans la foulée, les réactions de soutiens et de dénonciation des atteintes aux droits fondamentaux se sont multipliées. Le #JeSoutiensAnticor n’a pas tardé à faire des émules sur les réseaux sociaux.

« Les manœuvres de l’État pour supprimer les contre-pouvoirs »

« Cette annulation constitue une atteinte grave à la démocratie, ainsi qu’aux libertés associatives », a d’abord dénoncé Anticor. D’autres associations ont immédiatement fait part de leur solidarité. À l’instar de la Ligue des droits de l’Homme : « La LDH apporte son soutien à l’association Anticor qui vient de perdre son agrément anticorruption ; son travail est pourtant extrêmement nécessaire dans une démocratie. Il faut préserver les contre-pouvoirs, non les anéantir », estime l’association, dans le viseur du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, il y a peu. « Les manœuvres de l’État pour supprimer les contre-pouvoirs sont sans limites », a ajouté l’avocat de la LDH, Arié Alimi.

La gauche solidaire et inquiète pour la démocratie

Du côté de la gauche, on dénonce aussi les risques que fait peser cette décision sur la démocratie. Le président communiste du groupe GDR de l’Assemblée nationale a fait part de sa solidarité avant l’annonce de la décision, en évoquant les antécédents : « Soutien à l’association Anticor qui doit faire face à une nouvelle tentative de remise en cause de son travail de premier plan dans la lutte contre la corruption », a posté le député André Chassaigne.

« Quelque chose se passe en Macronie, qui rime de moins en moins avec démocratie », a réagi le député LFI, François Ruffin, après que la sentence est tombée, listant l’« agrément retiré à Anticor, (les) critiques du président du COR, (les) menaces contre le président de la Commission des finances, (la) dissolution des Soulèvements de la Terre… »

« Les libertés associatives et le nécessaire contrôle de l’action de l’exécutif en prennent un sacré coup ces jours-ci », abonde, de son côté, la députée écologiste Marie Pochon, rappelant que « la lutte contre la corruption est une condition sine qua non d’un bon fonctionnement de la démocratie ».


 

   publié le 23 juin 2023

Dégoût et écoeurement : Deux poids deux mesures pour des vies humaines

par Eric Toussaint sur https://www.cadtm.org/

Le 15 juin 2023, un navire transportant plusieurs centaines de migrant·es a fait naufrage dans le terrible cimetière qu’est devenue la Méditerranée. Presque tous les passagers-ères sont mort-es. Alors qu’il était possible de les sauver de la noyade, les autorités les ont laissé délibérément périr en mer. Quelques jours plus tard, tous les moyens possibles et imaginables sont mis au service de la recherche d’un petit sous-marin privé dans lequel se trouvent 5 personnes dont un patron d’entreprise et deux richards ayant payé chacun 250 000 dollars pour descendre dans les fonds marins voir l’épave du Titanic. Les grands médias qui n’avaient pas joué leur rôle d’alerte de l’opinion et de pression sur les autorités alors que des centaines des passagers en détresse multipliaient les sms d’appels au secours, se sont rués en temps réel à cœur joie sur les informations concernant la recherche de 5 personnes au loin des côtes du Canada. Avions, bateaux, satellites, sous-marin, sont mobilisés pour retrouver en vie 5 personnes faisant partie ou étant au service de « l’élite ». Les grands médias couvrent l’info d’heure en heure, tenant en haleine le public. Des journalistes et photographes sont envoyés ou mobilisés à proximité.

Il faut mettre fin à la politique du « deux poids deux mesures ». Il faut venir en aide sans hésitation et sans perte de temps aux personnes en état de détresse. L’immobilisme est un crime. Il faut dénoncer le plus fort possible les politiques migratoires inhumaines des gouvernements des pays du Nord. Il faut garantir le droit d’asile. Il faut garantir le droit de circulation des personnes.


 

   publié le 21 juin 2023

Arrestations avant dissolution : pourquoi le gouvernement craint-il tant les Soulèvements de la Terre ?

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Ce mardi, des dizaines de militants ayant participé à une action écologiste des Soulèvements de la Terre ont été arrêtés et placés en garde-à-vue. Quelques jours auparavant, une vague similaire d’arrestations a eu lieu. Tout ceci intervient alors que demain aura lieu la dissolution officielle du mouvement, annoncée d’abord par Gérald Darmanin, puis relancée par Emmanuel Macron lui-même. Pourquoi donc cet acharnement ?

 Ce mercredi 21 juin, en Conseil des ministres, la dissolution des Soulèvements de la Terre sera actée par décret. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin l’a confirmé, ce mardi, lors de la séance de questions au gouvernement à l’Assemblée. Mouvement né début 2021, les Soulèvements de la Terre agrègent des centaines de collectifs locaux, associations et syndicats (Confédération Paysanne, France nature environnement, Youth for Climate…) mais aussi des activistes plus isolés, autour de la défense des terres nourricières, des écosystèmes et des ressources en eau. Basées sur un soutien national à des luttes écologistes locales, les actions des Soulèvements ont eu un écho grandissant dans les médias et au sein de la population, jusqu’à devenir une cible privilégiée du gouvernement.

Ce mardi également, tôt dans la matinée, au moins 18 personnes ont été arrêtées et placées en garde-à-vue, alertent les porte-paroles des Soulèvements. Les arrestations ont eu lieu « dans une dizaine de lieux différents à travers la France, notamment à Notre-Dame-des-Landes ». Un coup de filet perçu comme « une opération de communication et d’intimidation » à la veille de la dissolution. Le parquet d’Aix-en-Provence annonce, de son côté, 14 interpellations au total.

Ces arrestations font suite à une précédente opération menée par la gendarmerie et la Sous-direction anti-terroriste, le 5 juin. Un coup de filet similaire avait abouti à près de quinze perquisitions, suivies de gardes de vues allant parfois jusqu’à 82 heures. Motifs invoqués, pour ces deux opérations successives ? « Destruction en bande organisée » et « association de malfaiteurs », en lien avec une occupation de l’usine Lafarge menée par des centaines de personnes en décembre 2022, près de Marseille.

« Nous engagerons un recours » contre la dissolution des Soulèvements de la Terre

 Gérald Darmanin avait, le premier, fait part de son intention de mener cette dissolution, le 28 mars, après la dernière mobilisation des Soulèvements contre les méga-bassines à Sainte-Soline. Suite à cette offensive de l’Intérieur, de nouveaux comités locaux des Soulèvements avaient vu le jour – il en existe 170 à ce jour – ; et une tribune de soutien avait collecté une centaine de milliers de signataires. 

Surtout, du côté du gouvernement, les équipes d’Elisabeth Borne freinaient la publication du décret de dissolution. Le fait que les Soulèvements s’apparentent à une constellation de divers collectifs, assemblées et antennes de coordination locales, pose de nombreux obstacles juridiques. C’est Emmanuel Macron lui-même, lors du Conseil des ministres de la semaine dernière, à quelques jours du week-end d’actions contre la ligne ferroviaire Lyon-Turin, qui a relancé la machine.

« Dès le lendemain à 22h08, nous recevions une nouvelle notification de dissolution, avec un délai de trois jours en plein week-end, qui ne laisse pas de place au contradictoire, pour présenter nos observations », racontent les porte-paroles des Soulèvements. « Nous contestons le fondement juridique comme matériel de cette dissolution et nous engagerons un recours contre cette mesure liberticide si elle était prononcée. »

« Nous sommes parvenus à instaurer un rapport de force populaire »

Pourquoi donc cette volonté, jusqu’au plus haut niveau de l’État, d’empêcher le mouvement de poursuivre sous sa forme actuelle ? « Au fond, si le gouvernement menace aujourd’hui de nous dissoudre, c’est parce que nous sommes parvenus à instaurer un rapport de force populaire face au secteur du BTP et au complexe agro-chimique », jugent ses portes-paroles dans un communiqué paru le 15 juin.

D’abord, il y a en effet l’enjeu de la massification des actions. Le meilleur exemple reste Sainte-Soline, contre les méga-bassines. Lors de la dernière action de mars, les organisateurs annonçaient 30 000 manifestants (6 000 selon la préfecture). C’est quatre fois plus que lors de la précédente mobilisation, sur le même site, en octobre 2022. « Le discours de Gérald Darmanin nous qualifiant d’« éco-terroristes », mine de rien, a scandalisé et rendu le mouvement d’autant plus massif », décryptait auprès de Rapports de Force Léna Lazare, activiste des Soulèvements. « Après ça, on a reçu des invitations venues d’Italie, de Suisse, d’Allemagne. Des liens se sont créés avec des luttes fortes de pays voisins ».

Ensuite, il y a la question de la teneur des actions. « Notre stratégie fait peur. On voit bien que les militants écologistes ont envie de passer à la vitesse supérieure : des projets écocidaires se font partout, on a très peu de prise sur nos vies… On se rend compte qu’il va falloir faire advenir les choses par nous-mêmes, et que cela passe par des actions de désarmement et de sabotage », complétait Léna Lazare.

Mercredi après-midi, des rassemblements contre la dissolution et en soutien des activistes arrêtés sont prévus dans plusieurs villes de France. Les porte-paroles des Soulèvements de la Terre prévoient quant à eux une conférence de presse en fin de journée, devant le Conseil d’État, pour faire part de leurs réactions.

En outre, le mouvement annonce déjà ses prochaines dates de mobilisation. En premier lieu, le « convoi de l’eau », du 18 au 27 août, contre les méga-bassines – qui n’ont donc pas fini de faire parler d’elles.


 


 

Soulèvements de la Terre : la dissolution est un contresens historique

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

Le gouvernement doit examiner mercredi la dissolution de ce mouvement écologiste. Il n’est pourtant pas la cause mais la conséquence d’une colère qui atteint son paroxysme. Cette mesure est une erreur démocratique et une absurdité politique.  

« Sabotage« Sabotage » : le mot revient onze fois dans les quatre pages de la lettre de griefs écrite par le ministère de l’intérieur fin mars pour argumenter en faveur de la dissolution des Soulèvements de la Terre. C’est le principal motif mis en avant pour interdire aux membres de ce mouvement de se réunir ou de mener la moindre activité collective, sous peine de poursuites pour « reconstitution de ligue dissoute », un délit passible de trois ans de prison.

Il réapparaît dans la notification d’engagement de la procédure de dissolution remise le 15 juin à deux porte-parole du mouvement. Mais moins souvent que celui de « violence », répété douze fois sur deux pages et demie.

Mardi 20 juin, mettant fin au suspens, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé devant l’Assemblée nationale qu’il présenterait le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre dès mercredi en conseil des ministres : « Aucune cause ne justifie qu’on blesse des policiers et des gendarmes », a-t-il justifié.

Pourtant, les Soulèvements de la Terre ne pratiquent pas la lutte armée. Ils n’ont pas posé de bombe dans des locaux de la police ou de médias, comme la Fraction armée rouge en 1972. Ni contre des bâtiments ministériels et militaires, comme les activistes antiguerre du Vietnam du Weather Underground aux États-Unis, au début des années 1970. Ni incendié des laboratoires de recherche industrielle, comme l’Animal Liberation Front en Grande-Bretagne dans les années 1980.

Ce qui est reproché aux Soulèvements, ce sont les affrontements avec les gendarmes lors des manifestations contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en mars dernier et en octobre 2022. Ainsi que diverses destructions et dégradations matérielles : un ensemble d’actions commises les 10 et 11 juin contre l’industrie du béton et l’extraction de sable (arrachage de muguet, dommages portés à une serre de maraîchage industriel, coupure de l’alimentation en eau ainsi que cimentage de la trappe d’accès d’une centrale à béton) ; le système d’irrigation de plusieurs réserves de substitution ; des dégradations sur des engins de chantier ; une tentative de pénétration sur le site de Bayer-Monsanto l’année dernière. Sans oublier l’organisation d’une manifestation contre le projet de tunnel Lyon-Turin, samedi 17 juin, et l’appel à « des groupes contestataires italiens du mouvement No TAV ».

Dans sa note, le ministère de l’intérieur cite aussi contre eux « d’importantes saisies d’armes ou d’objets constituant des armes par destination », ainsi que « l’usage de mortiers, de chandelles romaines ou encore de cocktails Molotov ».

Et il cible leur communication sur les réseaux sociaux, notamment la diffusion d’une vidéo expliquant comment démanteler une bassine, mais aussi une carte des principaux acteurs économiques impliqués dans leur installation, ou encore la consigne de fabriquer des banderoles appelant à « tout cramer ».

S’agit-il de sabotage ? À la lecture de la loi, il est permis d’en douter. Car, selon le Code pénal, « le fait de détruire, détériorer ou détourner tout document, matériel, construction, équipement, installation, appareil, dispositif technique ou système de traitement d’informations » n’est considéré comme un acte de sabotage que s’il « est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », comme le signalent les avocat·es des Soulèvements dans leur réponse écrite au gouvernement – le délit est alors puni de 15 ans de détention et 225 000 euros d’amende. 

Pourquoi de simples dégradations suscitent-elles une telle réaction de l’État ?

Assumant une partie de ces dommages matériels, les Soulèvements les appellent « désarmement ».

Subtile nuance ? Pas pour les militant·es, qui considèrent que le complexe agro-industriel et l’industrie du béton sont des « armes de destruction massive du vivant ». Selon elles et eux, il faut donc les désactiver.

Si on les suit, les actions de démontage sont en réalité des gestes de protection. Et l’essentiel de la bataille est politique : mettre fin au système économique qui valorise l’extractivisme agricole plutôt que la préservation des communs, l’agro-industrie plutôt que les petits paysans, les fermes locales et les cultures vivrières.

La question est alors : pourquoi de simples dégradations, sans risque pour les agriculteurs ni les riverains, peuvent-elles susciter une telle réaction de l’État ? Au point d’utiliser des textes conçus dans les années 1930 pour lutter contre la violence des ligues d’extrême droite, complétés par la loi « séparatisme ».

Alors qu’au même moment, la maison du vice-président de Nature Environnement 17, l’antenne de France Nature Environnement en Charente-Maritime, a été saccagée par des agriculteurs venant d’une manifestation de la FNSEA (principal syndicat agricole), sans que le gouvernement ne menace celle-ci de dissolution. Pourtant, des pneus, des tuyaux d’irrigation et du fumier ont bien été déversés par des tracteurs devant le logement du militant écologiste. Des pierres ont été jetées et des insultes homophobes taguées sur un muret, selon France 3.

En Bretagne, aucune organisation de pêcheurs n’a fait l’objet de mise en garde par un ministre après l’incendie du bâtiment de l’Office français de la biodiversité (OFB) à Brest, le 30 mars, après des centaines de tirs de mortier et de fusées de détresse.

Plusieurs hypothèses pourraient expliquer une telle différence de traitement. D’abord, l’agenda politique d’un ministre, Gérald Darmanin, et de son gouvernement qui pensent tirer un profit d’image en discréditant leurs opposant·es, qu’ils excluent du champ de la démocratie et de la discussion légitime. C’est une stratégie de la criminalisation des militant·es, et elle fleure bon la pulsion autoritaire.

Depuis le début du premier mandat d’Emmanuel Macron, en 2017, les dissolutions administratives se sont succédé à un rythme inédit sous la VRépublique. Celle-ci a pourtant été marquée par les mouvements de décolonisation, par la révolte de Mai-68, puis par des années de lutte armée : si ces épisodes historiques ont donné lieu à des pics de dissolutions, il n’y en a jamais eu autant en si peu de temps. 

Parmi la trentaine de décrets pris ces six dernières années, l’essentiel concerne des organisations soupçonnées de proximité avec l’islam radical ou l’extrême droite. Certes, la dissolution administrative, arme politique ultime entre les mains du gouvernement, désorganise temporairement les groupes visés et les prive de leurs moyens d’existence. Pour autant, elle ne fait pas disparaître les idées qu’ils portent. Les groupes d’ultradroite récemment dissous ne cessent d’ailleurs de se recomposer depuis, sous d’autres noms ou d’autres formes. 

Avec les Soulèvements de la Terre, comme il avait essayé de le faire pour le Groupe antifasciste Lyon et environs (avant d’être désavoué par le Conseil d’État), le gouvernement s’aventure sur de nouveaux terrains : dissoudre des groupes aux idées progressistes.

Autre raison de ce traitement de défaveur, et c’est un fait politique inquiétant : comme avec la réforme des retraites, le gouvernement ne comprend décidément rien à ce qui se passe dans la société. Les Soulèvements de la Terre ne sont pas un outil d’infiltration de l’ultragauche dans le mouvement social pour transformer des paysans en zadistes fous. C’est le symptôme d’un élan de révolte contre la destruction du vivant.

Une constellation de personnes

Les Soulèvements ne sont pas la cause mais la conséquence d’une colère qui atteint son paroxysme chez un public grandissant et hétéroclite d’habitant·es de la planète Terre face à la continuation de la destruction des écosystèmes par le capitalisme et l’imbécillité gouvernementale.

Derrière cet étendard, on ne trouve pas une organisation unitaire mais une constellation de personnes. Il n’y a pas de leader charismatique comme José Bové avait pu l’être dans les années 1990 contre les OGM, et à ce titre condamné à des peines de prison. Pas de réseau centralisé contrôlant des antennes locales ou des cellules clandestines. Les personnes qui viennent à Sainte-Soline lancer des cocktails Molotov sur les gendarmes ne sont ni téléguidées ni contrôlées par les organisateurs de ces rassemblements. Comme toute révolte, celle-ci est diffuse, disparate, passionnelle, excessive et désordonnée.

Les Soulèvements de la Terre sont nés de la rencontre de paysannes et paysans en colère contre l’accaparement des terres par l’agriculture productiviste, de jeunes des mouvements climat dégoûtés par l’inaction d’Emmanuel Macron et de divers collectifs écologistes et de justice environnementale, parmi lesquels des habitant·es de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

À cette population déjà diverse s’ajoutent d’innombrables participant·es – plusieurs dizaines de milliers selon les organisateurs – de tous profils : vieux militants locaux et néoruraux, jeunes diplômé·es et retraité·es, familles et activistes « déters », travailleurs urbains et périurbains, naturalistes, bénévoles associatifs, etc. Cette mobilisation ressemble à un mouvement social de l’eau et des communs écologiques : beaucoup de monde, la contestation des institutions, des revendications. Mais c’est aussi une colère contre ce que certain·es appellent « le thanatocène » : les effets mortifères de notre économie. Une révolte au nom du vivant.

La notion de « vivant », venue des penseurs qui refusent de séparer nature et culture et insistent sur les liens indéfectibles entre humains et non-humains, est peut-être en train de profondément modifier les mobilisations écologistes. Car « agir pour le vivant » n’équivaut pas à seulement rejeter un projet d’autoroute ou d’aéroport. C’est se lever contre la mort, l’écocide, la destruction massive des espèces. Si la vie est menacée, alors peu de moyens semblent excessivement disproportionnés pour la préserver.

Nourris de souci climatique et de la conscience de la catastrophe en cours, les jeunes de la génération de Greta Thunberg font la grève du climat car ils ne voient plus le sens d’aller à l’école. Les diplômé·es de prestigieuses écoles, pour lesquelles elles et ils ont dû passer des concours très difficiles, envoient tout balader pour bifurquer vers le travail de la terre et la défense de la biodiversité.

Leurs manifestations ne seront plus sages ni polies. La peur de l’effondrement et l’indignation face à la destruction du monde sont sans doute en train de modifier les modalités de l’engagement.

Pour toutes ces raisons, la décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre est une erreur démocratique, une absurdité politique et un contresens historique. Si ce « groupement de fait », selon le gouvernement, est interdit, d’autres bannières se lèveront pour reprendre les mêmes mots d’ordre. Ils seront portés par la même rage et le même rejet de gouvernements qui se rendent complices du désastre.


 

   publié le 20 juin 2023

Grève des hospitaliers ce mardi : voici la réalité du mal-être dans l’hôpital public

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Les agents de la fonction publique hospitalière se retrouvent ce mardi 20 juin dans la rue. Ils alertent sur leurs conditions de travail et le manque de personnel.Ils exigent en outre l’arrêt des fermetures de lits et attendent toujours une réelle revalorisation salariale.

En juillet 2020, Olivier Véran clamait que le Ségur de la santé allait devenir « un accélérateur qui a vocation à engager rapidement les transformations dont notre système de santé a besoin ». Trois ans plus tard, ce nouveau monde promis par l’ancien ministre de la Santé n’est pas advenu.

Si bien que les personnels de la fonction publique hospitalière se retrouvent dans la rue, ce mardi 20 juin, à l’occasion d’une journée de grève à l’appel des syndicats CGT, FO, SUD et Unsa.

Dans son communiqué revendicatif, l’intersyndicale exige « l’arrêt de toutes les fermetures de lits et la réouverture des services fermés, des embauches de personnel formé et qualifié ou encore une revalorisation des salaires par l’augmentation du point d’indice au moins égale à l’inflation, et le rattrapage de ce qui a été perdu depuis 2010 ».

Étaler les journées de travail sur douze heures

Cette nouvelle mobilisation nationale fait suite à celle de septembre 2022, qui avait déjà pour but de dénoncer l’épuisement des agents et de pointer les insuffisances du Ségur de la santé.

« Depuis dix ans, nous voyons une dégradation des conditions de travail pour en arriver aujourd’hui à une situation très alarmante » , lance Gilbert Mouden infirmier anesthésiste au CHU de Bordeaux et représentant du personnel pour le syndicat SUD.

Fort de trente années passées dans l’établissement public, le Bordelais, qui compte participer à la mobilisation du jour, déplore notamment la baisse des effectifs. « Sur l’hôpital Pellegrin, c’est 180 postes d’infirmiers anesthésistes qui sont manquants sur 1 700 postes en tout. » Des bras en moins qui contraignent notamment les professionnels de santé à étaler les journées de travail sur douze heures. Mais la pénibilité n’est pas seulement physique.

Pour le délégué de SUD, il existe aussi des maltraitances « managériales et institutionnelles ». « On a des évaluations professionnelles dans la fonction publique hospitalière tous les ans, et certains d’entre nous reçoivent des appréciations qui ne reflètent pas leur valeur professionnelle, le vivent mal et s’en vont », confie le quinquagénaire.

« À l’hôpital, 41 % des personnes ont des symptômes de dépression légère à sévère »

Des études indiquent par ailleurs qu’un mal-être pèse sur les agents hospitaliers. Paru le 8 juin dernier, une note de la Drees (étude réalisée à l’été 2021) révèle ainsi qu’« à l’hôpital, 41 % des personnes ont des symptômes de dépression légère à sévère, contre 3 % pour l’ensemble des personnes en emploi ».

Compliqué dans ce cadre-là d’envisager des motifs de satisfaction, d’autant que, « depuis une trentaine années, on ferme des lits », regrette de son côté Cyrille Venet, 53 ans, chef de service des soins intensifs au CHU de Grenoble-Voiron.

« Ça nous a conduits là où nous sommes aujourd’hui. On se retrouve avec des patients qui s’entassent chez eux sans soins, d’autres qui demeurent dans les couloirs des urgences. Et on sous-estime complètement la gravité de la situation parce qu’il n’y a pas d’enquête réalisée sur la mort de patients à cause d’un défaut de soins » , estime le Grenoblois qui précise que, sur le site de Voiron, ils sont passés de « 90 lits de médecine en court séjour en 2018 à 55 aujourd’hui ».

Un ministère qui n’écoute pas

Des fermetures de lits à l’engorgement des urgences, les maux sont nombreux. Les personnels soignants et les paramédicaux n’en sont pas à leur première alerte : ils avaient mené un long mouvement social en 2019 avec les mêmes revendications qu’aujourd’hui. La crise sanitaire liée au Covid leur avait donné raison. Ils rallument les feux d’une contestation jamais éteinte.

« Depuis environ deux mois, nous boycottons toutes les instances nationales, notamment les conseils supérieurs de la fonction publique, mais aussi toutes les réunions institutionnelles avec le ministère de la Santé et de la Prévention et la DGOS (Direction générale de l’offre de soins), amorce Mireille Stivala, secrétaire générale de la fédération CGT de la santé et de l’action sociale. Nous avons constaté que, malgré les revendications que nous portons les uns et les autres pour les salariés, on a un ministère qui n’écoute pas. Il réunit d’autres acteurs parfois, qui ne font pas des acteurs légitimes. En tout cas pas représentatifs. »

En quête de meilleures conditions de travail pour mieux accueillir les usagers du service public de la santé, les personnels attendent toujours une reconnaissance sonnante et trébuchante de leur labeur.

Jugeant « inacceptables » les annonces de revalorisation du point d’indice de 1,5 % en juillet par Stanislas Guérini, le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, les syndicats s’agacent, par l’intermédiaire de Mireille Stivala : « Ces propositions salariales ne correspondent même pas à l’inflation que subissent les agents de la fonction publique. »


 

   publié le 19 juin 2023

Protéger la finance avec nos impôts : l’arnaque des emprunts indexés

sur www.humanite.fr

Les libéraux nous en rabattent les oreilles : le coût de la dette publique française explose. Il deviendrait insoutenable et pourrait bien entendu justifier toutes les velléités d'austérité du gouvernement. La preuve avec les Assises des finances publiques, ce le grand raout de l’austérité organisé ce lundi par Bruno Le Maire.

Sauf que quand on y regarde de plus près, la quasi intégralité de l’explosion actuelle de la charge de la dette (c’est-à-dire les intérêts que la France verse chaque année à ses créanciers) vient d’une toute petite partie de cette dette. Décryptage d'une arnaque.

Vous l’avez peut-être entendu : le coût de la dette publique explose en ce moment. Les charges d’intérêt que l’État paye sur sa dette sont passées de 24 milliards d’euros en 2020 à 46 milliards en 2022. En seulement 2 ans, le coût de la dette a quasiment été multiplié par 2. Ce qui représente donc 22 milliards d’euros supplémentaires à payer chaque année avec nos impôts.

Comme dans le même temps, le montant de la dette d’État s’est accru de 300 milliards d’euros, on pourrait croire que le coût de la dette a été entraîné par la dette Covid. Idem, avec l’épisode d’inflation que connaît le pays depuis la fin 2021, on pourrait penser que cette hausse du coût de la dette est due à une remontée des taux d’intérêts.  

Mais non, d’après un rapport très récent de la Cour des Comptes, la quasi intégralité de l’explosion actuelle du coût de la dette (90%) vient d’une toute petite partie de notre dette, la dette indexée à l’inflation.

La dette indexée sur l'inflation, c’est quoi ?

Pour le comprendre, il faut commencer par voir comment fonctionne une dette publique classique.  

La dette publique n’a rien à voir avec un crédit classique, qu’un particulier ou une entreprise contracterait. Quand un individu fait un crédit, il rembourse chaque mois une partie de la somme empruntée, ainsi que les intérêts. A la fin du crédit, il a remboursé le tout (somme empruntée plus intérêts) petit à petit.  

L’État, c’est différent. Avec une dette classique, quand l’État emprunte 100 pour 10 ans à 2% de taux d’intérêts, il paye 2 d’intérêt chaque année et à la fin de l’emprunt, au bout de 10 ans, il rembourse d’un coup le “principal” les 100 qu’il devait.

Une dette indexée sur l’inflation c’est différent : quand l’État emprunte 100, il paye aussi des intérêts fixes chaque année, mettons 0,6%, mais à la fin, au bout de 10 ans, au lieu de rembourser 100 il rembourse « 100 + toute l’inflation qu’il y a eu pendant 10 ans ».

Il existe deux types de dette indexée. La dette peut soit être indexée sur l’inflation en France soit sur l’inflation dans la zone Euro.

Ces dettes indexées ont été imaginées par l’équipe de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. La France en propose depuis 1998 et pendant longtemps, on appelait ces titres de dette les « DSK bonds ».  

Si ce type de dette a commencé avec DSK, le champion des dettes indexées est incontestablement le Président Macron. Quasiment la moitié de toutes nos dettes indexées - 46 % pour être exact - ont été émises depuis que Macron est entré à l’Élysée en 2017. Aujourd’hui, la dette indexée à l’inflation, c’est 11.5 % de la dette de l’État.

Pourquoi l’Etat accepte d’avoir une dette indexée sur l'inflation ?  

Comme l’Etat accepte de rembourser toute l’inflation à son prêteur, le prêteur accepte un taux d’intérêt plus faible. Ces dernières années, le taux d’intérêt est en moyenne 1.4 point inférieur dans une dette indexée que sur une dette « classique ». 

Concrètement, si le taux d’intérêt sur la dette d’État à 10 ans est de 2%, une dette à 10 ans indexée sur l’inflation souscrite le même jour n’aurait que 0.6% de taux d’intérêt.  

La dette indexée est-elle un bon pari pour les finances publiques ?  

Tant que l’inflation sur 10 ans est en dessous de 1.4 % par an, l’État est gagnant. Il paye moins cher sa dette indexée sur l’inflation que s’il avait pris une dette classique. A l’inverse, si l’inflation est supérieure à 1.4%, le coût de la dette explose.  

Malheureusement, depuis 2 ans, l’inflation a explosé en France et en Europe. Et à cause de ça, nos 11,5% de dettes indexées ont vu leur coût exploser aussi. En 2022, ces dettes indexées nous ont coûté 15,5 milliards d’euros et en 2023, elles devraient nous en coûter 13,5 milliards supplémentaires, le tout payé avec nos impôts. 

Si aujourd’hui, il est clair que ces dettes indexées saignent nos finances publiques, il se pourrait que par le passé, quand l’inflation était basse, cette dette indexée nous ait fait économiser plein de milliards.  

Grâce à un document transmis au Sénat fin 2022 par l’Agence France Trésor - l’agence gouvernementale qui s’occupe de gérer la dette document transmis au Sénat fin 2022 par l’Agence France Trésor de l’État -  on peut en avoir le cœur net. On peut savoir si au total - depuis la première dette indexée émise en 1998 jusqu’à la fin 2022 - le pari des dettes indexées a rapporté ou coûté de l’argent à l’Etat.

Ce document nous enseigne que le bilan annuel des dettes indexées était neutre jusqu’à 2012. Entre 2012 et 2020, ces dettes nous ont rapporté de l’argent - entre 1 et 3 milliards d’euros par an. En 2022 patatras : elles nous ont coûté énormément, les 15 milliards d’euros déjà mentionnés. 

Quand on regarde l’effet total en cumulé (la ligne bleue) on voit qu’une seule année d’inflation soutenue en 2022 a quasiment annulé tous les gains des 24 années précédentes. Aïe. 

Avec l’inflation de 2023, le bilan global passera dans le rouge : on n'a pas encore le chiffre exact, mais le coût global se situera probablement autour de 10 milliards d’euros. Et ce n’est que le début. Chaque année suivante où l’inflation sera supérieure à 1,4%, la dette indexée va nous coûter de plus en plus d’argent. 


Voilà le bilan de ce choix de faire de la « dette indexée sur l’inflation » : on a économisé un peu d’argent pendant 20 ans et il suffit de 2 ans d’inflation pour tout ruiner. Il est donc raisonnable de qualifier d’échec ou d’erreur de gestion monumentale cette politique de la dette indexée sur l’inflation.  

Surtout que, pour ne rien arranger, la France a émis le gros de ces dettes indexées entre 2015 et 2020, à un moment où les taux d’intérêts sur la dette française « classique » étaient les plus bas et où l'État empruntait à 1% 0.5 % et même parfois sous 0% de taux d’intérêt.  

Avions-nous vraiment besoin de faire peser le risque d’une inflation sur le contribuable français pour faire descendre des taux d’intérêts qui était déjà quasi à zéro ?  

Bruno Le Maire tente de se justifier 

Depuis le fiasco de 2022, les dettes indexées ont commencé à être regardées de plus près. Deux députés PS et RN ont demandé des explications à Bruno le Maire, ministre de l’Économie. 

Bruno le Maire s’est défendu en affirmant, en substance, que les dettes de l’État indexées sont une bonne chose parce qu’elles protègent les banques et assurances qui proposent livret A et Assurance vie du risque de l’inflation et donc, in fine, elles protègent les épargnants français.

Premier problème : c’est totalement faux de présenter ces dettes indexées comme une affaire franco-française. 

A notre connaissance, on ne peut pas savoir qui détient aujourd’hui les titres de dette indexée de l’État français mais on peut savoir qui a acheté cette dette indexée au moment où l’État l’a souscrite. Et quand on regarde les derniers titres émis, on voit que l’étranger achète une grande partie de cette dette indexée. C’est 40 % d’acheteurs étrangers pour les dettes indexées sur l’inflation française et ça monte jusqu’à 75 % pour les titres de dettes indexées sur l’inflation européenne. 

L’excuse du ministre « on souscrit ces titres indexées pour protéger le petit épargnant français et son livret A » ne tient donc pas la route.  

Considérons maintenant uniquement la part de dette indexée vraiment détenue par les banques et assurances françaises. Est-ce vraiment grâce à ces titres de dette qu’elles parviennent à maintenir les taux du livret A et des assurances vies ? 

Pour le Livret A, la réponse est évidente et c’est un grand NON. Avant 1998, les banques payaient les taux d’intérêts du livret A sans avoir des dettes indexées dans leurs coffres. Elles pourraient donc y arriver sans souci aujourd’hui. Surtout qu’avec les taux d’intérêts qui montent, les banques françaises ont fait des profits records ces deux dernières années. 

Si les dettes indexées n’existaient pas, les banques auraient pu payer la même rémunération du Livret A, elles auraient simplement fait un peu moins de profits.  

Pour l’Assurance vie, en revanche, c’est vrai que la dette indexée leur permet d’avoir de meilleurs rendements en période d’inflation.  Là au moins, Bruno Le Maire ne ment pas ! :) 

Mais est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est juste que la collectivité, les impôts, la TVA payés par nous tous - riches comme pauvres - aillent booster le rendement des assurances-vie ? 

Franchement, selon nous, pas du tout. Pourquoi les ouvriers et les employés, qui sont seulement un quart à avoir une assurance-vie, devraient payer en impôts pour protéger l’épargne des autres ? 

Et les quelques pauvres qui ont une assurance vie, vous imaginez bien qu’elle contient pas du tout la même somme que celle des cadres ou professions libérales...  

 

   publié le 18 juin 203

Contre la ligne Lyon-Turin, « notre action relève de la légitime défense »

Christophe Gueugneau sur www.mediapart.fr

Interdite par la préfecture mais maintenue, la manifestation contre la ligne Lyon-Turin, contestée depuis des années, a rassemblé près de 4 000 personnes dans la vallée de la Maurienne. Il n’y a pas eu de gros heurts samedi. 

Vallée de la Maurienne (Savoie).– « On croyait qu’on finirait encore plus en colère et encore plus désespérés qu’avant et puis voilà… » Il est 17 heures passées, samedi 17 juin, à La Chapelle, petit village en vallée de la Maurienne (Savoie), et les sourires – qui tournaient depuis quelques heures à la grimace – sont soudain réapparus sur les visages des manifestant·es. 

Sur la route où, depuis plus de trois heures, environ quatre mille personnes (les organisateurs parlent de cinq mille personnes) opposées à la ligne à grande vitesse Lyon-Turin font plus ou moins du surplace, tous les regards se sont tournés pour regarder la rivière, en contrebas, puis l’autoroute, en face. Une dizaine de militant·es, une cinquantaine bientôt, sont parvenu·es bon gré mal gré à traverser la rivière et à bloquer l’autoroute. 

Les applaudissements sont à la hauteur de la frustration contenue depuis un bon moment déjà. Initiée par onze associations, certaines locales, d’autres nationales comme les Soulèvements de la Terre, la mobilisation – « La montagne se soulève » – a été interdite par la préfecture, jeudi 15 juin. Les associations qui avaient saisi la justice ont ensuite été déboutées vendredi.

Le rassemblement a finalement été maintenu à La Chapelle, village qui ne figurait pas dans l’arrêté d’interdiction car il n’était pas à proximité des divers chantiers de la vallée destinés à faire avancer, côté français, ce tunnel sous les Alpes, entre Saint-Jean-de-Maurienne et le val de Suse. Un ouvrage contesté depuis trente ans et dont on a découvert récemment qu’il menaçait seize sites d’eau potable. 

Légitime défense

Au petit matin, alors que le campement est à l’ombre des montagnes où l’on aperçoit encore quelques lambeaux de neige, c’est déjà l’agitation. La queue s’étend au stand café, des jeunes et moins jeunes arrivent du camping avec les yeux fatigués, certains ayant vu leur nuit compliquée par les coassements des grenouilles au bord de l’étang. Au point info, un jeune homme demande si on lui conseille de porter un casque pendant la manifestation. « Ça dépend de ton niveau d’engagement. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne s’improvise pas black bloc », lui répond-on. Il quitte le stand satisfait.

Telle une crieuse de journaux, une jeune femme masquée distribue les numéros des avocats à contacter en cas d’arrestation. Deux dames, la soixantaine, prennent le petit papier. L’une d’elles cherche un stylo pour écrire le numéro à même son bras. L’autre explique : « Un masque, c’est bon, j’en ai un, c’est le seul qui me reste du Covid. »

Peu avant 10 heures, les organisateurs donnent une conférence de presse. Philippe Delhomme, de Vivre et agir en Maurienne (VAM), rappelle que son association défend « depuis quarante ans les biens communs, l’eau, l’air, la terre ». Laure-Line Cochini, de la coordination des opposant·es au Lyon-Turin, rappelle qu’une ligne existe déjà entre la France et l’Italie, qu’elle a été rénovée pour un milliard d’euros, et que malgré cela, le nombre de camions transportés par rail a diminué.

L’Italien Lorenzo, du mouvement No TAV, se dit « très content de cette mobilisation qui était un pari difficile à tenir et qui est déjà une réussite ». Thierry Bonnamour, de la Confédération paysanne en Savoie, voit lui aussi une victoire au fait d’être ici. Julien Troccaz, secretaire fédéral Sud Rail, dénonce la « décision politique du préfet » et « la terreur mise en Maurienne ce week-end »

L’hélicoptère de la gendarmerie apparaît soudain, et fait des cercles de plus en plus bas. Pina, porte-parole des Soulèvements de la Terre, enchaîne. « C’était pour nous une évidence de rejoindre cette lutte qui dure depuis trente ans », et c’est « un honneur de faire de ce week-end la clôture de la sixième saison des Soulèvements ». À propos de la menace de dissolution du mouvement – qui devrait être prononcée mercredi 21 juin –, Pina trouve cela « drôle et inquiétant qu’un gouvernement s’attaque à un mouvement écolo et pas à ceux qui veulent nous faire cramer ».

La conférence de presse est terminée, l’hélicoptère est parti. Au loin passe un train de marchandises. C’est au tour des manifestant·es d’être briefé·es. « Notre action relève de la légitime défense car notre avenir est indissociable de notre environnement », insiste un intervenant. Mathilde Panot, cheffe du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, dénonce le fait que des « camarades italiens » soient bloqués à la frontière. Il s’agit de six bus. 

La manifestation finit par s’élancer peu après 12 h 30. Les quatre mille personnes – beaucoup de Français mais aussi des Italiens en nombre – marchent d’un bon pas. Aucun membre des forces de l’ordre n’est d’abord visible à l’horizon. On se dirige vers le sud quand la route parvient à un pont gardé par les gendarmes mobiles. 

Les élu·es et représentant·es partent négocier un itinéraire pour une manifestation qui, de fait, n’était pas déclarée. La négociation va durer une heure pour n’arriver à aucun résultat. Une heure passée sous un soleil de plomb, pendant laquelle le gros des manifestants et manifestantes s’échauffe. Certains reprochent aux élu·es de négocier en leur nom sans aucun mandat. Une élue régionale écolo commence à stresser : « Y a quatre mille personnes derrière qui attendent, là… »

« Nous, on veut aller au chantier »

Vers 14 h 30, le cortège repart sans qu’on sache bien si la négociation a abouti ou non. Il n’a pas fait cependant cent mètres qu’il se retrouve face à un mur de gendarmes. Les élu·es forment une chaîne humaine pour tenter d’éviter le contact. Sans succès. Quelques pierres volent, plusieurs dans la foule crient : « Nous, on veut aller au chantier », d’autres demandent où se trouve le tunnel, « qu’on puisse le reboucher »

En quelques dizaines de minutes, la manifestation est à nouveau bloquée, et cette fois-ci ce n’est pas à cause des négociations. Un nuage de lacrymogène flotte au-dessus de la tête de cortège, des centaines de personnes tapent en rythme sur les glissières, le boucan est énorme, la détermination totale. Mais vaine.

Plusieurs personnes blessées sont évacuées. On aperçoit un homme la main en sang. Un autre arrive avec l’épaule blessée et le visage amoché. Pour autant, nul ne recule. Le face-à-face dure près de deux heures. 

De temps à autre, des membres de l’organisation passent dans les rangs pour tenter de convaincre qu’un demi-tour serait plus malin : « Ce qu’on voulait, c’était aller sur l’autoroute mais ça ne va pas marcher. Les medics sont déjà bien occupés. Il ne sert à rien de se mettre en danger. Le cortège recule un peu, il ne faudrait pas que la distance avec le bloc soit trop grande. On ne veut perdre personne. »

Le gros du cortège commence à reculer et faire demi-tour. Et puis soudain, donc, tous les regards se tournent vers la rivière. Ils ne sont d’abord qu’une dizaine à traverser l’Arc pour aller vers l’autoroute A43. Ils seront vite une cinquantaine. Un autre bloc retourne au contact pour fixer des gendarmes mobiles qui commençaient à avancer. 

Bravache, une jeune femme, drapeau Extinction Rebellion à la main, s’avance seule sur l’autoroute à la rencontre de la poignée de camions de gendarmes qui avance. Une certitude : l’autoroute est bel et bien bloquée. Par les gendarmes. S’ensuivent plusieurs minutes de jeu du chat et de la souris. Les gendarmes avancent et arrosent allègrement de grenades lacrymogènes, y compris celles et ceux qui tentent de retraverser la rivière. 

Mouillé·es jusqu’à la taille, les manifestant·es arrivent un grand sourire aux lèvres, vident leurs chaussures trempées. Sur le chemin du retour, les heures de piétinement sont oubliées. La manifestation interdite a un peu eu lieu. L’autoroute a été bloquée. La mobilisation a tenu et mis la lutte contre la ligne Lyon-Turin à l'agenda des luttes, se félicitent les organisateurs.


 


 

Lyon-Turin : le train de la discorde

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

La liaison ferroviaire transalpine a été pensée pour désengorger le trafic routier et favoriser le report modal vers le rail. Mais ce chantier de Titans est désormais percu par ses opposants comme d’un autre temps.

Le chantier de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin est-il en passe de devenir un nouveau Sainte-Soline ? Alors que le collectif des Soulèvement de la terre appelle, ce samedi, à une mobilisation internationale dans la vallée de la Maurienne - interdite par la préfecture mais maintenue par les organisateurs -, ce projet ferroviaire titanesque, cristallise les tensions. D’un côté ses promoteurs défendent le développement du rail pour désengorger le quart sud-est de la France, asphyxié par les milliers de poids-lourds qui le traversent chaque jour. De l’autre, ses détracteurs dénoncent un projet coûteux, inutile et néfaste pour l’environnement.

Le Lyon-Turin est un projet ancien, inscrit, dès 1994, dans la liste des « 14 projets prioritaires de transports » par l’Union européenne. Cette liaison transalpine à grande vitesse, combinée fret et voyageurs, est le maillon manquant pour mettre en réseau 5 000 kilomètres de lignes ferroviaires européennes existantes. Le Lyon-Turin permettra ainsi « de relier les ports de la Manche, la région parisienne, la péninsule ibérique et les villes françaises des Alpes et du Rhône à la plaine du Pô et au pays d’Europe de l’est », détaille Alain Ruiz, ancien secrétaire départemental du PCF de Savoie et ancien agent de conduite à la SNCF, dans les colonnes de la revue Progressistes. Pour ce fin connaisseur du dossier, l’enjeu est de taille tant la future ligne serait à même - enfin - d’  « obtenir un report modal de la route vers le rail ». Une priorité indispensable donnée au fret ferroviaire alors qu’ « entre 1991 et 2011, le transport de marchandises en France a crû de 34%, le transport routier de près de 60% et le fret ferroviaire a reculé de 35% », poursuit Alain Ruiz.

Une fois mise en service, la transalpine devrait permettre l’acheminement de 40 millions de tonnes de marchandises par an et 5 millions de voyageurs. Pour atteindre de tels objectifs, le tracé du Lyon-Turin prévoit le percement d’un tunnel sous les Alpes de 57 kilomètres pour un coût global estimé en 2002 à 12 milliards d’euros (cofinancé par la France, l’Italie et l’Union européenne), puis réévalué en 2012 par la Cour des Comptes européenne à plus de 26 milliards d’euros. Un montant contesté par les promoteurs de la ligne et sur lequel un groupe de travail réunissant des experts français et italiens planchent actuellement. Une évaluation définitive devrait être rendue publique dans les prochains jours. Si la ligne était initialement prévue pour être mise en service en 2015, les travaux du Lyon-Turin « n’ont commencé que pour les galeries de reconnaissance », détaille Alain Ruiz. En somme, le projet stagne, depuis une décennie, à l’état de chantier.

Des deux côtés des Alpes, des voix s’élèvent pour dénoncer le gigantisme d’un projet hors de prix et inutile, notamment parce que la voie ferroviaire transalpine existe déjà, de Lyon jusqu’à Turin, via Chambéry, Saint-Jean de Maurienne, puis , versant italien, Suse et Turin. Le passage de la frontière se faisant par le tunnel ferroviaire du Mont-Cenis, inauguré en 1871. Pour les opposants à la future LGV, la ligne existante - actuellement sous exploitée - suffirait donc largement, moyennant quelques aménagements, à absorber le trafic. Des opposants qui mettent également en avant le coût astronomique du chantier. Ces milliards, « pourraient avantageusement être reportées sur les urgences actuelles : trains du quotidien, santé, éducation, retraites, transition écologique... », fait ainsi valoir Attac.

Mais surtout, c’est l’impact environnemental d’un tel chantier qui est aujourd’hui largement dénoncé par ceux qui se mobilisent ce week-end pour empêcher sa poursuite. Des impacts « considérables », dénonce le collectif Non au Lyon-Turin (qui rassemble une quinzaine d’organisations parmi lesquelles Attac, les Amis de la terre, la Confédération paysanne, mais également la France Insoumise et le syndicat de cheminots Sud-Rail). Selon lui, « 1 500 hectares de zones agricoles et naturelles seraient artificialisés, des millions de tonnes de déchets issus des galeries devraient être stockés, et les cycles naturels de l’eau seraient perturbés pour toujours. » Ce projet, poursuivent les opposants, drainera en outre « plus de 100 millions de m3 d’eau souterraine chaque année ».

C’est sur ce mot d’ordre environnemental que des centaines de manifestants convergent, ce week-end, dans la vallée de la Maurienne. Une mobilisation qui se veut « festive et familiale » contre un projet jugé « d’un autre siècle ».


 

   publié le 17 juin 2023

Des experts de l’ONU s’inquiètent du
« maintien de l’ordre » à la française 

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Sept rapporteurs spéciaux des Nations unies pointent un « manque de retenue dans l’usage de la force », « inquiétant pour l’État de droit ». Ils appellent la France à un « examen complet » de ses « stratégies et pratiques en matière de maintien de l’ordre ». 

Une nouvel fois l’Etat français est rappelé à l’ordre par des experts de l’ONU sur sa gestion des manifestations. Des experts des Nations unies ont, dans un communiqué publié jeudi 15 juin, fait part de « leur inquiétude face aux allégations d’un usage excessif de la force lors des récentes manifestations contre la réforme des retraites et les projets de méga-bassines en France ».

La manifestation à Sainte-Soline fin mars, qui s’était soldée par un bilan catastrophique dont un pronostic vital engagé, est directement évoquée. « À Sainte-Soline (NDLR Deux-Sèvres ), la police aurait tiré au LBD (lanceur de balles de défense) 40 depuis des quads en mouvement et les secours auraient reçu l’interdiction d’intervenir pour secourir un blessé grave », rappellent-ils alors qu’ un nouveau rassemblement du mouvement écologiste, cette fois contre la LGV Lyon-Turin, vient d’être interdit par la préfecture. 

Les manifestations contre la réforme des retraites dans le viseur

Les manifestations contre la réforme des retraites - au cours desquelles « la répression des forces de l’ordre aurait fait des dizaines de blessés, dont des manifestants, des journalistes, des élus et des passants » - sont également au cœur du sujet. « La police aurait dispersé les foules à l’aide de gaz lacrymogène et de grenades de désencerclement, munitions que la France est le seul pays européen à utiliser lors d’opérations de maintien de l’ordre », s’inquiètent les auteurs de la note avant de pointer « la brigade motorisée “ Brav-M ” » qui « aurait menacé et frappé des manifestants ».

Face à l’argumentaire largement déployé par le gouvernement et les représentants de l’État sur la violence des manifestants, les experts se déclarent « conscients que des actes de violence isolés commis par certains manifestants ont blessé des membres des forces de l’ordre et endommagé des biens publics. Toutefois, tant le nombre de blessés enregistré que la gravité des violences rapportées sont alarmants », ajoutent-ils.

Les experts appellent la France à « respecter ses obligations internationales »

Au total, les sept Rapporteurs spéciaux des Nations unies (mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui ne s’expriment toutefois pas au nom de l’organisation) estiment que  « le manque de retenue dans l’usage de la force à l’encontre des membres de la société civile qui revendiquent de manière pacifique leur participation aux processus décisionnels concernant leur avenir, l’accès aux ressources naturelles, la protection des droits humains, la dignité et l’égalité, serait non seulement anti-démocratique, mais profondément inquiétant pour l’État de droit ».

Ils se disent à la « disposition des autorités françaises pour fournir des recommandations » et les appellent à « un examen complet de leurs stratégies et pratiques en matière de maintien de l’ordre ». Ils invitent également la France à « respecter ses obligations internationales » notamment « en prenant les mesures nécessaires pour enquêter sur les violences commises au cours de ces manifestations et traduire leurs auteurs en justice ».

La « rhétorique criminalisante des défenseurs des droits humains et de l’environnement de la part du gouvernement » est également jugée « préoccupante ». S’il n’est pas cité, Gérald Darmanin s’est particulièrement illustré en la manière en allant jusqu’à qualifier « d’écoterroristes »  des organisations du mouvement climat. Le ministre de l’Intérieur a également ordonné la dissolution du collectif Les Soulèvements de la terre en mars, après la manifestation de Sainte-Soline. Mais il a aussi mis en cause une organisation comme la Ligue des droits de l’Homme en estimant que ses financements pourraient être contestés.

« Nous rappelons enfin à la France que toute stratégie de maintien de l’ordre doit respecter les principes de nécessité et de proportionnalité dans le seul but de faciliter les réunions pacifiques et de protéger les droits fondamentaux des personnes qui y participent, notamment leur droit à la vie, à leur intégrité physique et psychologique », concluent les experts de l’ONU.


 

   publié le 16 juin 2023

Naufrage en Grèce :
« Ils appelaient à l’aide et
les gardes-côtes n’ont rien fait »

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Le drame survenu le 14 juin, au large des côtes grecques, pourrait avoir coûté la vie à 650 exilés. L’inaction des autorités maritimes et de l’agence Frontex de gardes-frontières met en évidence l’inhumanité des politiques migratoires à l’œuvre au sein de l’Union européenne.

« C e n’est pas un accident, c’est un meurtre !  » dénonce le sauveteur en mer grec Iasonas Apostolopoulos, qui, en juillet 2022, avait témoigné devant le Parlement européen à propos des refoulements illégaux pratiqués par les gardes-côtes grecs, avec la complicité de l’agence européenne Frontex de gardes-frontières et de gardes-côtes.

Il les accuse aujourd’hui d’avoir délibérément laissé mourir les 750 exilés à bord du bateau de pêche qui a chaviré dans la nuit du 13 au 14 juin, à 47 milles marins des côtes de Pylos, dans le Péloponnèse. C’est probablement le plus grand naufrage de l’histoire moderne de la Grèce et l’un des plus importants de la dernière décennie dans toute la Méditerranée.

Mercredi, 78 cadavres avaient été repêchés aux abords du navire retourné. 104 personnes ont été secourues et conduites à Kalamata, dans la région de Messénie. Selon ces rescapés, 750 exilés, en majorité syriens, égyptiens, pakistanais et palestiniens, avaient embarqué, cinq jours plus tôt, à bord du chalutier bleu sur une plage de la région de Tobrouk, au nord-est de la Libye, dans le but de rejoindre les côtes italiennes.

Dans les cales de cette embarcation d’à peine 30 mètres, certains survivants évoquent la présence d’une centaine d’enfants. Aucun d’entre eux n’aurait été retrouvé. Pas une femme non plus. Ce jeudi 15 juin, au matin, les recherches continuaient… sans grand espoir.

Les autorités helléniques accusées d’avoir abandonné les naufragés

«  Les gardes-côtes grecs étaient au courant de la présence du bateau depuis hier après-midi et ne les ont pas sauvés, a dénoncé Iasonas Apostolopoulos sur les réseaux sociaux mardi midi. (…) Ils avaient 24 heures pour lancer une opération de sauvetage et n’ont rien fait. (…) L’excuse ? Les réfugiés ne voulaient pas être secourus ! » C’est en effet la raison donnée par les autorités helléniques pour se justifier, indiquant que le navire « a navigué avec un cap et une vitesse constants », refusant les propositions d’assistance.

« C’est un argument fallacieux régulièrement utilisé par certains États membres de l’Union européenne et par Frontex pour essayer de prouver que ces bateaux ne sont pas en détresse , indique, ce jeudi 15 juin, Louise Guillaumat, directrice adjointe des opérations de SOS Méditerranée.  Or, il existe un cadre légal extrêmement clair, défini par le droit maritime. Quand on a un bateau avec une telle densité de personnes à bord, sans gilets de sauvetage, c’est par définition un cas de détresse, qui appelle une réaction immédiate des autorités maritimes et le déploiement d’une opération de secours dans les plus brefs délais. »

Frontex le reconnaît : « Notre avion de surveillance a détecté le bateau le mardi 13 juin à 9 h 47 et a immédiatement informé les autorités compétentes. » Mais l’agence européenne n’a pas, pour autant, cherché à lui venir en aide.

Les gardes-côtes grecs ont, de leur côté, attendu treize heures avant d’envoyer des secours. Leur navire n’a quitté la Crète qu’à 22 h 40 pour, une fois arrivé à proximité du bateau, ne pas intervenir et rester en observation, arguant que les exilés souhaitaient continuer de faire route vers l’Italie.

Les témoignages d’ONG et de militants contredisent la version officielle

Pour Nawal Soufi, les personnes embarquées sur le chalutier ont pourtant demandé de l’assistance dès le mardi matin. Depuis l’été 2013, la militante italo-­marocaine reçoit régulièrement, en Italie, des appels téléphoniques d’exilés à bord d’embarcations en détresse pour qu’elle prévienne les gardes-côtes de leur position.

Ce 13 juin, elle a donné l’alerte à 9 h 35. «  Après cinq jours de voyage, l’eau potable était épuisée, le capitaine du bateau les avait abandonnés en pleine mer, et il y avait six corps à bord, explique la jeune femme sur les réseaux sociaux. Ils ne savaient pas exactement où ils se trouvaient. (…) Ils avaient absolument besoin d’aide dans les eaux où ils se trouvaient et s’ils m’avaient exprimé la volonté de continuer le voyage vers l’Italie, j’aurais bien sûr envoyé un message à Malte, en Grèce et en Italie, mais ils n’ont jamais dit une telle chose. (…) Je peux témoigner que ces personnes ont toujours demandé à être sauvées par n’importe quel pays. »

Son témoignage colle totalement au déroulement des faits, décrits heure par heure par Alarm Phone. À  17 h 20, l’ONG entre pour la neuvième fois en communication avec les exilés en détresse.

Ces derniers signalent que leur bateau ne bouge pas : « Le capitaine est parti sur un petit bateau. S’il vous plaît, n’importe quelle solution. Nous avons besoin de nourriture et d’eau. » Un quart d’heure plus tard, nouvel échange. Les exilés alertent sur le fait que le bateau tangue excessivement.

L’ONG décide de prévenir un navire marchand, le Lucky Sailor, de la présence du bateau en détresse à proximité. Mais ce dernier refuse d’intervenir sans instruction des gardes-côtes grecs. L’ONG n’apprend que deux heures plus tard que le Lucky Sailor a reçu l’instruction des autorités de livrer de l’eau potable aux naufragés et qu’un second navire, le Faithful Warrior, se trouve aussi à proximité des sinistrés.

« La situation s’est compliquée lorsque le navire s’est approché du bateau, l’a attaché avec des cordes aux deux extrémités et a commencé à verser des bouteilles d’eau, raconte encore  Nawal Soufi . Les exilés craignaient que les cordes ne renversent le bateau et que les bousculades à bord pour récupérer l’eau ne provoquent un naufrage. Ils se sont légèrement éloignés du navire pour tenter d’éviter la catastrophe. » Et de poser la question : « Est-ce que le fait de s’être éloignés de cette situation dangereuse a pu être interprété, par les autorités grecques, comme un refus du sauvetage ? »

La conséquence des politiques répressives au niveau européen

Ils ont peut-être, surtout, voulu éviter d’avoir à faire aux gardes-côtes helléniques dont le comportement, plusieurs fois documenté, ces dernières années, a de quoi inciter les exilés à fuir.

Le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme, Felipe Gonzalez Morales, l’a clairement exprimé, à la fin du printemps 2022 : « En Grèce, les refoulements de force sont une politique générale de facto. »

Les chercheurs de l’ONG Forensic Architecture lui ont d’ailleurs donné raison. Ils ont recensé pas moins de 1 018 cas de refoulement, entre mars 2020 et mars 2022, pour un total de 27 464 exilés, entraînant la mort de 11 personnes et 4 disparus.

Leurs recherches indiquent, en outre, qu’à 26 reprises, les gardes-côtes ont jeté des exilés directement à la mer, sans les radeaux de sauvetage habituellement utilisés pour ces refoulements. Deux de ces personnes ont même été retrouvées menottées. Frontex serait impliquée dans 122 de ces opérations.

En avril 2023, le New York Times a publié des vidéos retraçant le déroulement d’une de ces « expulsions extra-judiciaires ». Le mois dernier, c’est l’ONG Médecins sans frontières qui faisait part, à son tour, de sa profonde préoccupation face au traitement réservé aux exilés, sur l’île de Lesbos notamment. Elle pointait des cas de détention abusive, d’enlèvement et de refoulement, déclarant avoir perdu la trace de 940 exilés depuis juin 2022.

Pour le sauveteur en mer, Iasonas Apostolopoulos, « les réfugiés empruntent des routes de plus en plus dangereuses pour éviter les refoulements grecs. (…) Ils tentent de traverser la Méditerranée sans être vus, sans être remarqués par les gardes-côtes, qui, s’ils les détectent, les frapperont, les voleront, les tortureront et les abandonneront (…) dans des tentes flottantes ».

Et d’ajouter à propos du drame survenu dans la nuit du 13 au 14 juin : « Ils ont trouvé 750 personnes dans un canot sans gilets de sauvetage, (…) au milieu de nulle part et les ont laissées livrées à elles-mêmes pendant 24 heures, affirmant qu’elles n’étaient pas en danger ! Ceux qui laissent le monde se noyer doivent être immédiatement arrêtés ! » Et pourquoi pas, avec eux, ceux qui ont voulu faire de la Grèce le « bouclier de l’Europe » ? Comme l’avait qualifié, en mars 2020, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne…


 


 

Damien Carême : « Nos politiques ont
une part de responsabilité 
dans ce naufrage »

Benjamin König sur www.humanite.fr

Engagé de longue date pour la défense des droits des migrants, l’ancien maire de Grande-Synthe, Damien Carême, réagit à ce nouveau drame et pointe l’hypocrisie des responsables politiques.


 

Quel est votre sentiment face à ce nouveau drame ?

Damien Carême : C’est un mélange d’émotions. À la fois un drame et une colère parce que, encore une fois, 80 personnes ont péri – et certainement beaucoup plus, car une centaine seulement ont été secourues sur près de 500, et on est à la recherche de plus de 300 corps. C’est régulier, il y a eu 104 morts à Crotone, en Italie, en février, et plus de 27 000 en Méditerranée depuis 2014.

On aurait pu les éviter, mais on ne bouge pas. On est dans la grande hypocrisie généralisée : le gouvernement grec décrète trois jours de deuil national, or c’est en partie à cause de lui que ces gens sont morts.

Au Parlement européen, on pleurniche mais on adopte des textes qui vont générer davantage de morts sur la route migratoire… C’est une vraie colère qui m’habite aujourd’hui.

Vous parliez du gouvernement grec à l’instant : quelles responsabilités voulez-vous pointer aujourd’hui ?

Damien Carême : C’est la Grèce, mais c’est aussi ­l’Europe, qui n’est pas une coquille vide : c’est 27 États membres avec des ministres de l’Intérieur qui se sont réunis la semaine dernière et qui sur le pacte asile-­immigration ont adopté deux positions sur deux textes qui sont abominables et piétinent les valeurs de ­l’Europe.

« En 2015, la photo du petit Aylan avait ému l’Europe et le monde entier. Aujourd’hui, cela se passe tous les jours. »

Ils font en sorte qu’on éloigne les gens, on leur interdit même les droits inscrits dans la Convention de Genève, c’est-à-dire un accès individuel à la demande de protection internationale.

Quelles vont être les conséquences de cet accord ? En quoi témoigne-t-il d’un glissement de la politique migratoire européenne ?

Damien Carême : Attention, il n’est pour l’heure pas applicable : c’est la position du Conseil européen sur le pacte asile-­immigration. Le Parlement européen a adopté le texte, et dans le cadre de la colégislation on va devoir se mettre d’accord.

Mais cela témoigne d’un glissement vers plus d’Europe forteresse, avec des accords nauséabonds avec des États tiers, la possibilité de décider qui est un État tiers ou non : on détricote le système d’asile européen, en empêchant les personnes de déposer un dossier de demande d’asile, en les maintenant aux frontières extérieures.

Ursula von der Leyen et Giorgia Meloni étaient en Tunisie le 12 juin pour sceller un accord avec Kaïs Saïed…

Damien Carême : Qui est un grand démocrate, respectueux des droits de l’homme, comme tout le monde le sait… Et on décrète que la Tunisie est un pays sûr, comme on l’a fait avec la Libye. Où sont les valeurs de l’Europe ?

Les dirigeants actuels ont tous une part de responsabilité, y compris par ce qu’ils génèrent dans l’opinion publique. En 2015, la photo du petit Aylan avait ému l’Europe et le monde entier. Aujourd’hui, cela se passe tous les jours, sans aucune compassion.

De nombreux médias et gouvernants instaurent cette rhétorique du « problème migratoire » : la migration est devenue la mère de tous nos maux.

Quelles pistes proposez-vous en tant que député européen pour sauver ces vies ?

Damien Carême : D’abord, des voies légales de migration. Ensuite, que l’Europe elle-même s’occupe de faire du secours et sauvetage en mer, comme l’Italie l’avait fait en 2013 avec Mare Nostrum, et que ça ne repose plus sur des ONG qui sont odieusement accusées de faire du passage.

Cela avait été introduit dans le texte de la Commission qui nous avait été soumis, et le Parlement avait renforcé cette mesure. Or le Conseil l’a fait disparaître des propositions, et il voudrait nous faire pleurer sur ces 79 morts ? Ce n’est pas sérieux.


 


 

Le sauvetage est un droit et un devoir,
pas un crime ! Stop aux attaques contre les OSC et les personnes en mouvement

Communiqué commun dont la LDH est signataire

Plus de 30 organisations de la société civile (OSC) font part de leurs préoccupations et adressent leurs recommandations à l’Union européenne et à ses États membres avant la réunion du Conseil “Justice et affaires intérieures” d’aujourd’hui et de demain sur la dimension extérieure des migrations et le pacte européen sur la migration et l’asile.

Les 2 et 3 juin 2023, EuroMed Droits a rassemblé plus de 30 OSC de toute la région euro-méditerranéenne travaillant sur la migration et l’asile lors d’un séminaire de deux jours et d’une série d’ateliers sur le droit au sauvetage en Méditerranée et sur la criminalisation accrue et les représailles contre les OSC et les personnes en mouvement en Europe et dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA).

Depuis de nombreuses années, les OSC et les personnes migrantes et réfugiées elles-mêmes sont témoins d’une escalade féroce des attaques contre elles et leur travail, avec des lois, des politiques et des pratiques qui portent atteinte à leurs droits, y compris avec des peines sévères et la privation de liberté. Les ONG de recherche et de sauvetage (SAR) en Italie, en Grèce, à Malte et en Méditerranée centrale ont été criminalisées et empêchées de sauver des vies en mer, comblant ainsi le vide laissé par les États qui ne respectent pas leurs obligations et responsabilités internationales.

Il est vraiment nécessaire de changer complètement les politiques actuelles de migration et d’asile et de mettre en œuvre des politiques de migration et d’asile véritablement fondées sur les droits humains. Il est temps d’augmenter structurellement les voies légales et sûres de protection, en augmentant le nombre de visas, de réinstallations et de couloirs humanitaires, en élargissant les critères et en simplifiant les procédures de regroupement familial, ainsi qu’en respectant le droit à la liberté de circulation et en ne l’entravant pas par tous les moyens possibles, en contenant les migrations et en procédant à des refoulements illégaux. Il est important de mettre en place une opération de recherche et de sauvetage à l’échelle de l’UE afin de réduire le nombre de décès et de disparitions en mer.

Criminalisation de la recherche et du sauvetage et répression des ONG 

Par exemple, dans son plan d’action sur la Méditerranée centrale présenté en novembre 2022, la Commission européenne conseille d’accroître le rôle de Frontex dans les activités SAR en Méditerranée centrale (point 15), malgré le rôle tristement célèbre de Frontex dans la facilitation des interceptions et des refoulements vers la Libye par les soi-disant garde-côtes libyens à l’aide d’aéronefs et de drones. La Commission européenne a également suggéré de demander à l’Organisation maritime internationale (OMI) de publier des lignes directrices pour les navires de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale (point 17), au risque de criminaliser davantage les navires des ONG de recherche et de sauvetage. Dans un document plus récent intitulé “Draft Roadmap towards a ‘European Framework for Operational Cooperation on Search and Rescue in the Mediterranean Sea“, divulgué par StateWatch, la Commission européenne vise à “normaliser/converger les règles d’enregistrement et de certification des navires privés dont l’activité principale est la recherche et le sauvetage“. Cela pourrait être utilisé pour entraver les actions des organisations de recherche et de sauvetage.

Exemples de l’Italie, de la Grèce et de Chypre

Le dernier décret présenté par l’actuel ministre italien de l’Intérieur Piantedosi n’est que le dernier d’une longue série d’interventions juridiques et administratives criminalisant le travail des ONG de recherche et de sauvetage“, a déclaré Gaia Pietravalle d’ARCI. En Italie, la criminalisation a commencé avec la fermeture de l’opération Mare Nostum en 2014, suivie d’une campagne de diffamation contre les acteurs de la recherche et du sauvetage accusés d’agir comme des passeurs et de constituer un facteur d’attraction pour les migrant-e-s et les réfugié-e-s qui traversent la Méditerranée. Le décret Piantedosi est une synthèse de toutes les approches précédentes qui avaient été promues par ses prédécesseurs Salvini et Lamorgese. Il vise à renforcer le pouvoir du ministère de l’intérieur, à imposer des codes de conduite spécifiques aux ONG, à les menacer de mécanismes de sanction exagérés et à entraver de facto les opérations de recherche et de sauvetage en interdisant aux ONG d’effectuer plus d’un sauvetage à la fois.

Depuis 2020, la Grèce a été témoin d’une augmentation fulgurante du nombre de refoulements et d’ONG criminalisées. “Nous avons eu plusieurs cas de campagnes de diffamation et de récits publics diffamatoires promus par les médias et des représentants gouvernementaux de haut niveau qui ont dépeint ceux qui dénoncent les refoulements comme des traîtres nationaux, des partisans de la Turquie, des passeurs et des facilitateurs d’entrée irrégulière“, a déclaré Spyros Vlad Oikonomou du Conseil grec pour les réfugiés (GCR).

Chypre a été témoin d’une escalade d’agressions contre les ONG qui agissent en solidarité et en soutien aux migrant-e-s depuis 2019. Par exemple, “KISA a été accusée d’être affiliée aux Frères musulmans et de collaborer avec la Turquie. KISA est maintenant désenregistrée et est ainsi considérée par les autorités comme une organisation sans statut légal actif dans le pays. Cela signifie, par exemple, que nous n’avons plus de base légale pour demander des financements“, a déclaré Doros Polykarpou de KISA.

Politiques meurtrières de non-assistance en mer

Des exemples de non-assistance en mer de la part des Etats se produisent tous les jours en Méditerranée. Le fait que personne n’intervienne est une atteinte au droit à la vie, et au droit maritime, qui oblige tout Etat ou tout navire, à secourir toute personne en détresse quel que soit son statut juridique et à la conduire dans un port sûr.

L’année dernière, plus de 20 000 personnes en détresse ont été ignorées par les autorités maltaises. La non-assistance en mer implique à la fois l’absence d’opérations SAR et l’obstruction active au sauvetage par les autorités maltaises par différents moyens, tels que le découragement du sauvetage par des navires commerciaux, le refus de s’engager avec les acteurs SAR, et la criminalisation des acteurs SAR à Malte. Enfin, Malte coopère activement avec les garde-côtes libyens pour faciliter les refoulements vers la Libye“, a déclaré Ċetta Mainwaring de l’université d’Édimbourg.

Les politiques d’externalisation entraînent de nouvelles pertes de vies humaines

L’Union européenne et ses États membres renforcent de plus en plus les capacités de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye, “afin de mettre en place des actions ciblées conjointes pour prévenir les départs irréguliers“, comme l’indique le point 3 du plan d’action de l’UE pour la Méditerranée centrale, malgré les nombreuses violations des droits humains commises dans ces pays à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs-ses d’asile et des réfugié-e-s.

Le soutien apporté par l’UE à des régimes autoritaires en échange de leur aide pour freiner les flux migratoires augmente les risques et les dangers auxquels sont confrontés les migrant.e.s et les personnes en déplacement. Aujourd’hui, l’UE finance et coopère activement avec des pays qui violent les droits humains“, a déclaré Sara Prestianni d’EuroMed Droits.

Selon Khadija Ainani, de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), “le Maroc était autrefois un pays d’accueil pour de nombreux.ses migrant-e-s. Aujourd’hui, il est devenu un pays de transit vers l’Europe, attirant de nombreux fonds de l’UE pour bloquer les départs. Cela a créé une situation dans laquelle le Maroc ne contrôle pas seulement les frontières de l’UE, mais adopte également des politiques répressives sur son territoire, avec une augmentation des arrestations arbitraires de personnes en déplacement. L’externalisation du contrôle des frontières et le transfert du “fardeau” de l’accueil à des pays comme le Maroc renforcent le statut précaire des migrant-e-s et le risque de décès en mer.”

Au lieu de se concentrer sur l’endiguement des migrations et la prévention des départs en renforçant les contrôles aux frontières et les capacités de pays tels que la Tunisie, l’Égypte et la Libye, l’UE et ses États membres devraient s’efforcer d’éviter de nouvelles pertes de vies humaines en mer en ouvrant des voies d’accès légales et sûres vers l’Europe.

Par exemple, au cours des six premiers mois de 2023, il y a eu au moins 1 030 décès de migrant-e-s documentés en Méditerranée centrale. Selon l’OIM, le premier trimestre 2023 a été le plus meurtrier depuis 2017.

Helena Maleno de Ca-minando Fronteras : “Aujourd’hui, nous sommes témoins de la présence de régimes frontaliers qui ne permettent pas la recherche de la justice et de la responsabilité pour les pertes et les morts quotidiennes à nos frontières. Il s’agit d’une pratique de “nécropolitique”, d’un régime fondé sur la mort active et sur le fait de laisser mourir les personnes en déplacement.”

Criminalisation et discours de haine contre les migrant-e-s, les demandeurs-ses d’asile et les réfugié-e-s dans les régions du Maghreb et du Machrek

Ces derniers mois, dans toute la région, on a assisté à une augmentation des discours de haine, du racisme, de la discrimination et de la violence à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs.ses d’asile et des réfugié-e-s, de la Turquie au Liban, de la Tunisie à l’Algérie.

En Turquie, par exemple, la migration est devenue un sujet central de la politique turque et a été utilisée comme outil de propagande par les autorités au cours de la récente campagne électorale. Pendant la période électorale, la désinformation a alimenté la perception négative du public à l’égard des réfugié.e.s en utilisant de fausses allégations les accusant d’être des criminels ou des membres d’organisations terroristes, etc. La crise socio-économique joue un rôle clé dans l’augmentation des discours de haine à l’encontre des réfugié.e.s syrien.ne.s en Turquie, ainsi qu’au Liban. Ici, le gouvernement a de plus en plus ciblé les réfugié-e-s comme boucs émissaires pour la crise socio-économique, a augmenté la rhétorique dangereuse anti-réfugiés et a commencé à mettre en œuvre des expulsions de réfugié-e-s syrien-ne-s vers la Syrie.

Dans la région du Maghreb, la situation s’est également détériorée, avec la récente dérive autoritaire en Tunisie et la vague croissante de racisme, de discrimination et d’incitation à la haine à l’encontre des migrant-e-s d’Afrique subsaharienne, qui a entraîné des violences et des attaques meurtrières. L’Algérie suit la même voie, avec des expulsions massives et des refoulements à la frontière avec le Niger, souvent fondés sur le profilage racial, bien que l’Algérie soit signataire de 8 des 9 conventions internationales sur les droits humains, y compris la Convention des Nations unies sur les réfugiés de 1951.

Dans ce contexte, les politiques de l’UE et des États membres en matière de migration et d’asile jouent un rôle très important et ont une grande responsabilité dans les violations des droits humains commises à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs-ses d’asile et des réfugié-e-s.

Le pacte européen sur la migration et l’asile : toujours dangereux et inhumain

Au cours de la réunion du Conseil d’aujourd’hui, les États membres de l’UE tenteront de parvenir à un accord sur certains des principaux dossiers législatifs du pacte de l’UE, en particulier sur le règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration (RAMM) et le règlement relatif à la procédure d’asile (APR).

Comme nous le dénonçons depuis sa présentation, le Pacte européen vise à réduire les droits humains fondamentaux et les garanties pour les demandeurs.ses d’asile, les migrant.e.s et les réfugié.e.s dans l’UE, et à augmenter le risque de refoulements aux frontières, ainsi que la détention.

L’un des points les plus préoccupants de l’APR, par exemple, est qu’il augmente le recours aux procédures frontalières et à la détention aux frontières, y compris pour les enfants à partir de l’âge de 12 ans. En outre, les procédures de retour pourront être mises en œuvre avant l’introduction d’un recours, de sorte que la procédure de recours ne sera pas suspensive. Le RAMM ne modifie pas vraiment les règles de Dublin, il n’y a pas de mécanismes de relocalisation obligatoires, et les options d’externalisation – telles que l’augmentation des capacités de contrôle des frontières des pays tiers – seront possibles en tant que formes de contributions volontaires de “solidarité”.

Il est vraiment nécessaire de changer complètement les politiques actuelles de migration et d’asile et de mettre en œuvre des politiques de migration et d’asile véritablement fondées sur les droits humains. Il est temps d’augmenter structurellement les voies légales et sûres de protection, en augmentant les visas, la réinstallation, les couloirs humanitaires, en élargissant les critères et en simplifiant les procédures de regroupement familial, ainsi qu’en respectant le droit à la liberté de circulation et en ne l’entravant pas par tous les moyens possibles, en contenant les migrations et en procédant à des refoulements illégaux. Il est important de mettre en place une opération de recherche et de sauvetage à l’échelle de l’UE afin de réduire le nombre de décès et de disparitions en mer.

Pour les dernières mises à jour sur la migration et l’asile, consultez notre page web “On the move

Signataires : Association tunisienne des femmes démocratiques (ATFD), Association récréative et culturelle italienne (ARCI), Institut du Caire pour l’étude des droits de l’homme (CIHRS), Centre d’aide juridique – Voice in Bulgaria (CLA), Centre d’études sur la paix en Croatie (CMS), CNCD 11.11.11 – Centre national de coopération au développement, Comisión Española de Ayuda al Refugiado (CEAR), Centre d’études des droits de l’homme de Damas (CEDH), EuroMed Droits, Conseil grec pour les réfugiés (GCR), Association des droits de l’homme en Turquie (IHD), KISA – Action pour l’égalité, le soutien, l’antiracisme, Ligue Algérienne pour la Défense des Droits Humains (LADDH), Ligue des Droits de l’Homme (LDH), Ligue tunisienne des droits humains (LTDH), Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM).

Le 8 juin 2023


 


 

Migration : toujours plus de réfugiés, selon le HCR

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) a publié ce mercredi son nouveau rapport sur le nombre de personnes déracinées dans le monde à cause des guerres et de la violation des droits humains. Fin 2022, il s’élevait à 108,4 millions - soit 19,1 millions de plus -, et il est même à 110 millions au mois de mai 2023.

Le nombre de personnes déracinées à cause des guerres, des persécutions ou encore des violations des droits humains atteint un nouveau record.

Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) a publié, mercredi 14 juin, son nouveau rapport sur les déplacements forcés de population dans le monde. Ce bilan pour l’année 2022 fait état de 108,4 millions personnes qui en ont été victimes. Soit une hausse «de 19,1 millions par rapport à l’année précédente», note l’organisme de l’ONU. «Il s’agit de l’augmentation la plus importante jamais enregistrée d’une année à l’autre», ajoute les auteurs du rapport.

Parmi ces déracinés, 35,3 millions sont des réfugiés tandis que 62,5 millions (58 %) n’ont pas franchi de frontière internationale et se sont déplacés à l’intérieur de leur propre pays pour fuir la violence.

À l’origine de ces chiffres en très forte hausse, d’abord la guerre en Ukraine. «Le nombre de réfugiés en provenance d’Ukraine est passé de 27 300 à la fin de 2021 à 5,7 millions à la fin de 2022, ce qui représente le mouvement de réfugiés le plus rapide depuis la Seconde Guerre mondiale», pointe l’agence onusienne qui relève également, parmi les éléments d’explication, «les conflits ailleurs dans le monde», en particulier au Soudan, de «  nouvelles données sur le nombre des réfugiés afghans» ainsi que «le dérèglement climatique».

«Ces chiffres illustrent le fait que certaines personnes sont bien trop enclines à faire la guerre, et bien moins empressées à trouver des solutions. Il en résulte des destructions, des déplacements forcés et de la détresse pour chacune des millions de personnes contraintes de fuir leur foyer», a réagi Filippo Grandi, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.

Les 46 pays les plus pauvres accueillent 20 % des réfugiés 

Autre enseignement qui devrait faire réfléchir à deux fois la droite et l’extrême droite toujours promptes à déverser leur discours de haine au mépris de la solidarité la plus élémentaire : «Qu’ils soient calculés en fonction des ressources économiques du pays ou du ratio entre population accueillie et population totale, les chiffres montrent que ce sont les pays à revenu faible ou moyen, et non les pays riches, qui accueillent le plus grand nombre de personnes déracinées», assure le HCR.

Les 46 pays les plus pauvres du monde accueillent ainsi à eux seuls plus de 20 % des réfugiés, sans que les aides financières ne progressent. Pourtant, «un soutien international beaucoup plus important et un partage plus équitable des responsabilités sont nécessaires, en particulier avec les pays qui accueillent la majorité des personnes déracinées dans le monde», affirme à cet égard Filippo Grandi.

D’autant que la tendance ne serait pas près de s’inverser à en croire le Haut-commissariat et serait même «à la hausse» cette année. Avec «la reprise du conflit au Soudan (qui) a entraîné de nouveaux départs», le nombre total de personnes contraintes de se déplacer atteint «environ 110 millions au mois de mai». «Ceci renforce la nécessité d’une mobilisation collective immédiate pour tenter de limiter les causes et de réduire l’impact du déplacement», insiste l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.


 

   publié le 15 juin 2023

79 migrants morts au large de la Grèce : après le choc, la colère des associations et de la gauche

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Au moins 79 personnes sont mortes mercredi au large de la Grèce après que leur embarcation a coulé, malgré des appels à l’aide dès le mardi matin. 104 ont été secourues. Le navire pourrait avoir transporté en tout 750 personnes selon des survivants. Un drame humain qui a notamment fait réagir les associations et la gauche sur la politique migratoire et l’accueil des réfugiés. 

Au moins 79 personnes sont mortes au large de la Grèce après que leur embarcation a coulé, mercredi 14 juin, et ce malgré des appels à l’aide dès le mardi matin. Ce drame a fait réagir la sphère politique et les associations d’aide aux personnes migrantes, ces dernières réclament davantage de moyens de sauvetage et plus de solidarité avec les pays d’accueil.

Le choc

Après la terrible nouvelle, plusieurs personnalités politiques et responsables associatifs ont témoigné leur émotion sur les réseaux sociaux. « Un nouveau, un énième drame humanitaire en Méditerranée », a écrit sur Twitter  Carole Delga, présidente socialiste de la Région Occitanie. « Tant de femmes, d’hommes et d’enfants qui fuient la guerre. Tant de familles qui fuient la misère. Une hécatombe », a commenté  Fabien Roussel, député du nord et secrétaire national du Parti communiste français. Les associations sont aussi montées au créneau. A l’instar de  SOS Méditerranée France   «choquée par la tragédie évitable signalée au large des côtes grecques et toujours en cours ».

La colère

La tragédie aurait, en effet, pu être évitée selon SOS Méditerranée France. Une version corroborée pas plusieurs autres associations humanitaires. Pour Jérôme Tubiana, conseiller aux opérations de Médecins sans frontières, « les autorités européennes et grecques auraient dû intervenir plus tôt ». « C’est vraiment choquant d’entendre que Frontex a survolé le bateau et qu’il n’y a pas eu d’intervention parce que le bateau a refusé toute aide », abonde-t-il sur France Info. 

« Un bateau surchargé est un bateau en détresse, donc il n’y a pas de question de son état ou de sa capacité à continuer sa route », finit-il par expliquer. Le lendemain du drame, toujours sur France Info, Florence Rigal, présidente de l’ONG Médecins du monde, estime que le naufrage était « prévisible ». Elle s’insurge aussi du peu de moyens de sauvetage alloués : « Ce sont les gardes côtes européens, c’est l’ensemble des États qui doivent se mobiliser pour mettre des bateaux sur place. De toute façon les personnes se déplacent

"On attend une mobilisation forte des Etats, ce sont des engagements financiers mais qui sont indispensables pour sauver les personnes", déclare Florence Rigal, présidente de l’ONG Médecins du monde

Au-delà des moyens de sauvetage, c’est l’ensemble de la politique migratoire qui semble être à repenser. Thomas Portes, député insoumis de Seine-Saint-Denis, estime, par exemple, que « la politique migratoire européenne a une logique ethnique qui est insupportable ».

Le président de SOS Méditerranée France depuis 2019, François Thomas, appelle, dans Libération, à « davantage de solidarité européenne et à la fin de la criminalisation des sauvetages en mer ». Il rappelle enfin que « les murs construits par les États européens n’empêchent pas les gens de partir » et que « le nombre de traversées depuis la Libye ou la Tunisie a quadruplé cette année par rapport à 2022 ».


 


 

Migrants : qui se soucie encore de quelques centaines de morts ?

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Les naufrages se suivent et se ressemblent aux portes de l’Europe. Malgré les faux-semblants, rien ne change et les pays européens continuent de vouloir garder portes closes. L’ampleur du drame survenu au large des côtes grecques dans la nuit de mardi à mercredi appelle pourtant à repenser nos politiques migratoires.

C’est l’un des pires naufrages – dont on ait connaissance – survenus dans cette zone de la Méditerranée, où depuis 2015 des milliers de personnes tentent de rallier les portes de l’Europe. Des centaines de personnes ont perdu la vie après que leur embarcation a chaviré, dans la nuit de mardi à mercredi, alors qu’elle se trouvait dans les eaux internationales, au large des côtes grecques, au sud-ouest du pays.

Selon les derniers chiffres communiqués, 104 personnes ont été secourues en mer, tandis que 78 corps sans vie ont été récupérés. Selon les rescapé·es, le bateau en bois pourrait avoir eu à son bord près de 700 personnes, dont une centaine d’enfants, laissant présager le pire quant au nombre de personnes disparues sous les eaux.

Le bateau, qui serait parti de Tobrouk en Libye le 9 juin, transportait des ressortissantes et ressortissants égyptiens, syriens et pakistanais (entre autres). « Les principales nationalités qu’on retrouve pour les départs depuis Tobrouk », relève Sara Prestianni, directrice « advocacy » au sein du réseau EuroMed Droits, qui a beaucoup travaillé sur cette route migratoire. « Autour de 13 000 personnes ont emprunté cette route depuis Tobrouk depuis le début de l’année. On y observe de plus en plus de Syriens. »

L’embarcation aurait dérivé plusieurs jours en mer, sans doute après une panne sèche ou une panne de moteur. Pour se protéger, les femmes et les enfants se trouvaient dans la cale du bateau.

Face à l’ampleur du drame, les autorités grecques ont annoncé trois jours de deuil national. Une réaction qui pourrait sembler, de loin, à la hauteur de l’événement. Mais ces effets d’annonce dits de « réaction » ne suffisent plus. Il est temps d’agir, de ne plus se contenter de compter les morts et de les regretter ensuite, comme si les politiques mises en place n’avaient pas contribué à faucher des vies dont on ne voulait pas, au prétexte que leur origine, leur couleur de peau ou leur religion ne convenaient pas.

L’exemple de l’accueil mis en place pour les ressortissant·es ukranien·nes fuyant leur pays et l’agression russe qui ravageait leur quotidien en est l’illustration.

Comment a-t-on pu, en un rien de temps, organiser l’accueil de plusieurs millions de personnes en Europe, déclenchant au passage une protection temporaire leur permettant de circuler librement et gratuitement et d’obtenir une autorisation provisoire de séjour dans les différents pays d’accueil, comme la France, mobilisés pour organiser cet accueil à l’échelle européenne ? Pourquoi une telle politique d’accueil ne pourrait-elle pas être transposée pour d’autres nationalités et d’autres profils, que l’on préfère laisser mourir en mer et sur les routes migratoires, sans trop avoir d’états d’âme ?

De l’indignation à l’indifférence générale

Difficile de ne pas se souvenir de la vive indignation qu’avait suscitée la mort du petit Alan Kurdi, dont le corps avait été retrouvé sans vie, couché face contre terre, sur une plage en Turquie en 2015. À l’époque, nombre de personnalités politiques s’étaient emparées de ce drame et avaient partagé leur émotion, à l’heure où l’Europe était confrontée à l’arrivée de nombreux Syriens et Syriennes qui fuyaient la guerre.

Début 2023, pourtant, nos révélations concernant une fillette, dont le corps a été retrouvé dans la même position qu’Alan Kurdi sur une plage de Kerkennah, une île au large de Sfax, ont davantage suscité l’indifférence générale qu’une remise en question des politiques migratoires de l’UE et des pays tiers, Libye, Tunisie, Maroc ou encore Turquie chargés de protéger ses frontières, alors qu’ils bafouent régulièrement les droits de leur propre population, et a fortiori des migrant·es.

Le 2 juin dernier, un nouveau corps d’enfant a été retrouvé par les gardes-côtes tunisiens au large de Sfax, cette fois-ci flottant dans l’eau, enveloppé dans une combinaison rose bonbon, des baskets bleues encore vissées aux pieds. Il n’aura fait l’objet que d’un tweet rédigé le lendemain par un doctorant tunisien relayant la photo de la fillette et dénonçant « l’externalisation meurtrière de la politique européenne des frontières » et la « corruption des autorités ». « Les frontières tuent », rappelle ce tweet peu partagé, qui aurait dû faire le tour du mondes. Le silence et, de nouveau, l’indifférence l’ont emporté.

Il y aurait eu tant à dire. Depuis des mois, la morgue de l’hôpital de Sfax croule sous les cadavres, lorsqu’ils ne sont pas abandonnés en mer ou sur les plages et retrouvés par des pêcheurs. Les départs depuis la Tunisie n’ont jamais atteint un tel niveau. Le pays est désormais la principale porte d’entrée pour l’Europe, brassant différents profils, à commencer par les Tunisiennes et Tunisiens eux-mêmes, mais aussi les migrants subsahariens. Les discours xénophobes et stigmatisants de Kaïs Saïed à leur égard n’ont pas permis de stopper ces flux ; au contraire, ils ont parfois poussé certains à quitter la Tunisie, autrefois terre de passage devenue, pour une partie d’entre eux, un pays de destination.

Giorgia Meloni s’en est allée négocier à coups de millions d’euros avec le chef d’État tunisien, le 6 juin, pour tarir à la source les migrations. Car les autorités enregistrent, sur les trois premiers mois de l’année 2023, une augmentation de 5 % des interceptions en mer par rapport l’an dernier. C’est sans compter les personnes ayant réussi la traversée vers Lampedusa, mais aussi les vies englouties par la Méditerranée, qualifiée dans une litanie tristement banale de « cimetière ». La mer a cela de pratique qu’elle peut « avaler » les corps et cacher au reste du monde ce qui se résume à une tuerie de masse, s’agissant de victimes dont la vie a finalement moins de valeur que d’autres.

Une « omission de secours devenue la règle »

Ce type de naufrage, dont on a connaissance et pour lequel une opération de sauvetage peut avoir lieu a posteriori, appelle une réaction politique, compte tenu du nombre de disparu·es, tout comme celui survenu en Sicile en février dernier, qui a causé la mort d’au moins 86 personnes. Durant des semaines, les corps avaient continué de s’échouer sur une plage de Calabre. Il y a quelques mois, enfin, des images effroyables de corps adultes, recrachés par la mer à la suite d’un naufrage au large de la Libye, avaient été relayées sur les réseaux sociaux, suscitant peu de réactions politiques à travers le monde.

Une énième fois, pointe Sara Prestianni, « ce naufrage au large de la Grèce démontre une absence réelle de plan et de volonté de sauvetage, avec des États qui ne prennent pas leurs responsabilités et qui interviennent après, quand c’est trop tard ». « L’omission de secours semble être devenue la règle », regrette-t-elle, rappelant que le nombre de morts en Méditerrannée est « accablant » cette année (1 166 à ce jour, contre 3 800 pour toute l’année 2022).

Cette fois, les gardes-côtes grecs ont pris soin de préciser qu’aucune des personnes à bord de l’embarcation ne disposait d’un gilet de sauvetage. Les autorités ont indiqué que le bateau serait parti depuis la Libye pour rejoindre l’Italie et qu’un avion de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, l’aurait repéré mardi après-midi. Mais, selon les autorités, les exilé·es auraient refusé « toute aide ». Frontex s’est dite « profondément émue » après l’annonce du naufrage.

Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs.

Les autorités omettent aussi de dire que la Grèce est régulièrement accusée de refouler des migrant·es en mer, pouvant ainsi leur faire craindre, derrière une aide supposée, d’être en réalité éloigné·es du territoire – une pratique illégale au regard du droit international maritime et de la Convention de Genève, qui doivent permettre à toute personne en situation de détresse d’être secourue et acheminée vers un port dit « sûr » et de pouvoir, si elle le souhaite, déposer une demande d’asile dans le pays qu’elle tentait de rallier.

En mai dernier, des révélations du New York Times ont mis en lumière cette pratique, grâce à une vidéo d’un « push-back » prise sur le fait. Mediapart avait documenté un cas semblable en 2022, qui avait provoqué la mort de deux demandeurs d’asile.

Des migrants toujours plus instrumentalisés

Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs, sans songer à repenser la politique européenne en matière de migrations et d’asile, pour permettre à celles et ceux qui fuient leur pays de rejoindre l’Europe en sécurité, sans mettre leur vie en péril ni aux mains de passeurs parfois peu scrupuleux. « C’est ce qui ressort de la dernière version du Pacte européen pour l’asile, appuie la représentante d’EuroMed Droits. On est toujours plus dans l’externalisation des frontières, avec la gestion de ces dernières accordée à des pays tiers. »

Tant pis si cela vient légitimer les dirigeants de régimes autoritaires sur la scène internationale. « Bien souvent, il y a une augmentation des départs, celle-ci fait monter la pression sur un pays européen, qui se retrouve obligé d’ouvrir un dialogue avec un responsable politique comme Haftar en Libye », poursuit Sara Prestianni. Nos propres dirigeants s’enfoncent de leur côté dans une surenchère politique et médiatique visant à laisser entendre que l’on accueillerait « trop » – oubliant de préciser une réalité encore trop ignorée : la majorité des déplacements de population se fait à l’intérieur d’un même pays ou d’un même continent.

Il faudrait donner la possibilité aux personnes exilées, comme s’il s’agissait de leur faire une fleur, de demander l’asile en dehors de l’Europe, depuis le pays qu’elles fuient ou les pays voisins, afin qu’elles ne rejoignent notre sol qu’une fois la protection accordée, et qu’elles ne puissent pas « profiter du système » (mais lequel ?) en restant dans le pays d’accueil en cas de rejet de leur demande. En Grèce, dans le contexte des élections législatives qui se tenaient en mai, le premier ministre Kyriákos Mitsotákis a fait de la lutte contre l’immigration un cheval de bataille, promettant l’extension du mur « antimigrants » déjà existant à la frontière terrestre séparant la Grèce de la Turquie.

En Italie, plusieurs lois sont venues concrétiser les discours politiques contre l’immigration (lire notre reportage), dont une qui contraint les ONG ayant un navire humanitaire en Méditerranée centrale, pour secourir les migrant·es en détresse, de les débarquer dans des ports parfois très éloignés, au nord du pays, les obligeant à naviguer plusieurs supplémentaires. Le décret, surnommé « Decreto Immigrazione », vise aussi à ne plus accorder de protection « spéciale » aux migrant·es n’ayant pas obtenu le statut de réfugié·e mais ayant montré suffisamment de signes d’intégration et d’insertion sociale dans le pays, tout en accélérant les expulsions en renforçant les centres dédiés dans chaque région.

En France, le débat public a été émaillé de saillies plus outrancières les unes que les autres. L’accueil de l’Ocean Viking en novembre à Toulon, le navire humanitaire de l’association SOS Méditerranée que l’Italie avait refoulé, a illustré un manque de volonté criant en matière d’accueil : la droite et l’extrême droite ont regretté le choix du  ministre de l’intérieur, tandis que ce dernier a souhaité les rassurer, expliquant que les personnes n’ayant pas vocation à rester sur le territoire seraient expulsées manu militari. Ce fut le cas de Bamissa D., dont Mediapart a relaté le parcours, et qui a été renvoyé au Mali.

Depuis la rentrée dernière et l’annonce d’un nouveau projet de loi sur l’immigration, la droite et l’extrême droite, comme l’exécutif à plusieurs reprises, ont nourri l’amalgame entre étrangers et insécurité, voire délinquance. L’unique mesure présentée comme « de gauche », bien qu’elle puisse être perçue comme utilitariste, visant à régulariser des personnes en situation irrégulière lorsque ces dernières remplissent certaines conditions et travaillent dans un métier dit « en tension » (lire notre analyse), a suscité l’indignation de nombreuses personnalités politiques, qui préfèrent sans doute continuer de profiter d’une main-d’œuvre corvéable à merci, qui permet à de nombreux secteurs de tenir encore debout en France.

« Le drame qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de femmes et hommes, lors du naufrage de leur embarcation dans la mer Méditerranée, nous bouleverse. Mes pensées vont aux proches des victimes », a tweeté mercredi 14 juin Gérald Darmanin, sans énoncer la moindre piste pour sortir de cette impasse meurtrière.

Ici comme ailleurs, le naufrage au large de la Grèce vient démontrer combien les migrant·es sont et resteront instrumentalisé·es sur le plan politique, tantôt pour détourner l’attention des urgences qui secouent un pays – chômage, pauvreté, inflation, inégalités sociales –, tantôt pour trouver une monnaie d’échange avec des pays européens qui préfèrent garder leurs portes fermées et sont prêts à débourser gros pour que d’autres endossent le rôle de vigie.


 

   publié le 14 juin 2023

Discrimination de genre : le long combat de onze femmes pour obtenir des réparations de carrière

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

La cour d’appel de Grenoble se penche mercredi sur la discrimination sexuelle dont se disent victimes un groupe de salariées de l’entreprise STMicroelectronics. Depuis des années, elles mènent un combat acharné pour faire reconnaître qu’être des femmes les a freinées dans l’évolution de leur carrière et de leur salaire.

PourPour briser le plafond de verre, il faut d’abord l’éclairer. Mettre en lumière les discriminations. C’est le sens du combat mené par onze salariées de STMicroelectronics, un fabricant franco-italien de puces électroniques.

Elles tentent de démontrer, depuis plus de dix ans, qu’elles sont moins bien payées que les hommes de l’entreprise et que leur évolution professionnelle est plus lente. Un bras de fer d’abord mené en interne puis, de guerre lasse, par la voie judiciaire devant le conseil des prud’hommes, pour réclamer la reconnaissance d’une « discrimination sexuelle » et obtenir une réparation de carrière.

Ce mercredi 14 juin, les dossiers de dix d’entre elles sont examinés en appel, à Grenoble (Isère). Elles ont été déboutées en première instance, en 2018. Pour les juges, les éléments apportés étaient insuffisants pour caractériser des faits individuels de discrimination. La onzième femme – la seule à avoir gagné en première instance – a également fait appel pour obtenir une meilleure réparation. Son audience aura lieu ultérieurement.

Les onze salariées, syndiquées à la CGT, travaillent sur deux sites isérois de la société : à Crolles, l’usine de production et à Grenoble, le site de recherche et développement. Elles n’appartiennent pas aux mêmes catégories de personnel. Six sont cadres et cinq autres sont des « Oatam » : ouvrières, administratives et techniciennes et agentes de maîtrise.

Elles mènent cette bataille, qu’elles qualifient « d’éprouvante », en se serrant les coudes. « C’est notre force d’être unies et solidaires, témoigne l’une d’elles. On a pris la décision d’aller en justice pour ouvrir la voie pour toutes les femmes. »

Une discrimination « systémique »

Ces onze salariées l’affirment : elles sont moins bien payées que les hommes et stagnent ou évoluent moins rapidement dans l’entreprise. Sollicitée par Mediapart, STMicroelectronics affirme ne pas souhaiter commenter une procédure mais entend « partager quelques points clés ». Le premier étant que « ST ne tolère aucune discrimination qu’elle soit, d’âge, de sexe ou de handicap ». L’entreprise souligne également ceci : « Dans l’Index de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes publié par le ministère du travail, ST atteint la note de 93/100 en 2022. »

Pour autant, plusieurs enquêtes de l’inspection du travail ont, par le passé, mis au jour des écarts injustifiés de rémunération entre les femmes et les hommes. La dernière en date, menée en 2021 sur le site de Crolles, est accablante pour STMicroelectronics. Les conclusions sur la situation des cadres de l’entreprise pointent « le caractère systémique du retard des femmes dans l’évolution de carrière comme dans les rémunérations moyennes et maximales ». Et poursuit : « Ce retard [dans l’évolution professionnelle des femmes – ndlr] apparaît se creuser au fur et à mesure du temps, dessinant un plafond de verre pour une grande majorité de femmes, alors que les hommes évoluent globalement de manière plus favorable. »

Concernant les différences de rémunération, le rapport donne un exemple, sur le cas précis d’une cadre de l’entreprise. Elle perçoit un salaire de 16 % inférieur aux hommes, « à coefficient d’embauche et ancienneté égale ». L’inspection du travail soupçonne par ailleurs que les femmes ayant connu un ou des congés maternité puissent être pénalisées et a demandé à l’entreprise de fournir des informations supplémentaires. « Lemployeur, dans sa réponse, affirmait vouloir transmettre ces données, ce qu’il n’a visiblement jamais fait par la suite », précise Xavier Sauvignet, l’avocat des onze femmes engagées dans la procédure prud’homale.

L’une d’elles, Élodie Saurat, en est convaincue : tout a changé après la naissance de son premier enfant. « Ça a été flagrant. J’étais toujours bien notée mais après ma grossesse, on ne m’a pas notée la première année. Puis systématiquement moins bien notée », décrit-elle. « J’ai senti une discrimination évidente. »

Tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coefficients de plus

Élodie Saurat est la seule à avoir fait condamner STMicroelectronics pour « discrimination sexuelle dans l’évolution professionnelle ». Son dossier avait été dépaysé à Valence (Drôme) car elle est conseillère prud’homale à Grenoble. « Le juge départiteur a retenu l’existence d’une discrimination générale à l’encontre des femmes au sein de STMicroelectronics », se félicite son conseil.

Arrivée dans l’entreprise en 2005, Élodie est chargée des contrôles qualité sur le site de Crolles et appartient à la catégorie des Oatam. « J’ai été embauchée avec un Bac +2 mais je n’ai même pas le statut de technicienne auquel j’aurais pu prétendre. En dix-huit ans, j’ai changé une fois d’atelier mais je n’ai jamais évolué. »

« Je n’ai pas changé de coefficient depuis vingt ans ! », raconte aussi Dominique Savignon, cadre sur le site grenoblois. Embauchée en l’an 2000, elle a une formation d’ingénieure mais a fait « beaucoup de fonctions supports », dans la société et regrette d’être cantonnée à un poste « bien en deçà » de ses capacités. « J’ai fait moult démarches pour demander des changements de poste et des formations de reconversion mais la réponse est toujours non. Même pour de la gestion de projet, c’est non. »

Les onze femmes commencent à nouer des liens dès 2006, quand leur entreprise ouvre une négociation en vue d’un accord sur l’égalité professionnelle. « C’était porteur d’espoir, se souvient Dominique. Mais finalement, l’accord sera réduit à de la pure communication. »

En 2011, un document interne fuite et fait l’effet d’une bombe. « Il y a eu une énorme boulette des RH qui ont diffusé la liste de tous les salaires, les dates d’embauche, les coefficients… la totale ! », raconte Dominique. « Ce que le fichier révélait est affligeant. Dans mon cas, tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coefficients de plus ! » En termes de salaire, l’écart est important : 15 % de différence, en défaveur de Dominique.

La « résistance » de l’employeur

La recevabilité de ce document est aujourd’hui contestée par STMicroelectronics. « L’employeur prétend que la communication de ces pièces, constituées de données personnelles issues des fichiers informatiques de l’entreprise, viole le droit au respect de la vie privée des salariés concernés et demande donc leur rejet des débats », indique Xavier Sauvignet dans ses conclusions. C’est après la diffusion de ce fichier que la véritable bataille commence. Pendant plusieurs années, les salariées réclament, en vain, des éléments précis de comparaison des salaires et carrières entre hommes et femmes afin de monter un panel. Et pouvoir précisément se comparer, au cas par cas.

« On y est allé étape par étape avant la voie judiciaire, poursuit Élodie Saurat. Nous avons utilisé toutes les instances de représentation du personnel, à tous les niveaux, mais la société nous a baladées et a toujours refusé. » En 2015, les salariées obtiennent de haute lutte une ordonnance, contraignant STMicroelectronics à transmettre des informations leur permettant de comparer leurs situations avec celles de leurs collègues masculins. « L’employeur résiste, évoquant… l’absence de salariés comparables ! », s’indigne l’avocat des onze femmes.

« Cinq ans plus tard, elles obtiennent enfin le plein panel mais, là encore, l’employeur fait preuve de mauvaise foi et nous adresse des documents anonymisés, déclassés et non numérisés. Le tout, dans des cartons, comme aux États-Unis ! », rit jaune Xavier Sauvignet. Ses clientes devront attendre l’été 2022 pour obtenir la transmission, en bonne et due forme, des éléments.

Un combat pour inspirer d’autres femmes

Il en ressort, selon l’argumentaire qui sera développé à l’audience, « que le processus d’évolution promotionnelle (passage à un coefficient supérieur) est particulièrement défavorable aux femmes, tous sites et toutes catégories confondues ». Les conclusions de Xavier Sauvignet indiquent également que « les hommes sont proportionnellement plus nombreux dans les jobs grade [catégories professionnelles – ndlr] les plus élevés ».

« En termes d’égalité femmes-hommes, la société mène depuis plusieurs années des actions volontaristes matérialisées notamment par des accords collectifs depuis 2006 », indique l’entreprise, dans les « points clés » apportés à notre connaissance. « ST a également mis en place des programmes de formations internes sur la question de l’égalité (par exemple “women in leadership”) destiné exclusivement au développement de carrière des femmes. »

Sur la question des salaires et de l’évolution de la carrière, la société répond que « chaque année le sujet est examiné devant le CSE [ comité social et économique –ndlr] sur la base du document de référence qu’est le rapport de situation comparé. C’est aussi un axe majeur de la politique salariale de l’entreprise. Nous avons mis en place dès 2011 la méthode des profils référents qui vise à assurer le principe de non-discrimination. »

Pour les salariées, cet appel de leur jugement, examiné ce mercredi après-midi, est « une étape vraiment importante ». Dominique Savignon tient à insister sur un point : « Cette procédure est difficile pour nous toutes. C’est dur financièrement mais aussi, émotionnellement. En face, ils ne lâchent rien et le combat est inégal. Mais nous, ce sont nos tripes qu’on engage ! Ce qui est miraculeux, c’est qu’on ne s’est jamais disputé, aucune n’a lâché le combat et c’est déjà une sacrée victoire. »

Dominique conclut : « Si c’était à refaire… je ne le referais peut être pas. Mais maintenant que j’y suis, je ne vais pas lâcher. Et si on gagne, je serais fière. Et j’espère que cela poussera des femmes à aller demander des comptes. »

Leur revendication qualifié de « petit problème »

Élodie Saurat tient le même discours : « On savait qu’on allait s’exposer et ça nous a demandé un sacré boulot. Je ne regrette pas, ça va m’aider pour l’avenir, je me battrai différemment, sans y laisser des plumes. » La salariée est aujourd’hui en burn out, essorée mais ce combat a ouvert une fenêtre, dans l’horizon de son avenir professionnel. « Je prépare une reconversion pour travailler dans le droit, aider les autres et informer, surtout en matière de violences sexistes et sexuelles. Je suis motivée, c’est comme ça qu’on arrivera à faire bouger les choses. »

Depuis le début de la procédure, trois salariées ont quitté l’entreprise, sans pour autant renoncer à leur combat judiciaire. L’une d’elles a fait une prise d’acte de son contrat de travail en janvier 2023, en raison du traitement discriminatoire dont elle se dit victime, depuis vingt-trois ans. Elle demande que son départ soit requalifié en licenciement sans cause réelle ni sérieuse, et que soit reconnue, outre la discrimination sexuelle, l’existence d’un harcèlement moral à son égard.

Une enquête interne pour « harcèlement et violences au travail » avait été déclenchée en 2022 et les procès-verbaux des témoignages ont été versés au dossier par l’employeur, à la dernière minute. « L’enquête a été menée à charge, indique l’avocat, Xavier Sauvignet. Elle visait à retourner l’accusation contre ma cliente, qui n’a pourtant jamais fait l’objet d’aucune sanction auparavant. »

La lecture de ces PV s’est toutefois révélée fort instructive dans le cadre de la procédure pour discrimination sexuelle, mettant en lumière la manière dont plusieurs de ses supérieur·es perçoivent et qualifient le combat de la salariée. Il lui est par exemple reproché de tout ramener « à son petit problème ». L’un de ces anciens managers s’exprime aussi en ces termes : « Quand j’étais son manager, elle avait démarré son “truc” comme quoi elle était sous- payée », ajoutant : « Je suis une femme donc je suis sous-payée ».

Un « dénigrement » évident, aux yeux de Xavier Sauvignet. Et une attitude incompréhensible pour Élodie Saurat qui, elle-même, dit avoir été « atteinte personnellement ». Elle se désole : « J’ai morflé… et on a d’ailleurs toutes ramassé… alors qu’on veut juste défendre l’égalité. »


 

   publié le 13 juin 2023

Tunisie :
chantage aux migrants en échange
d’un accord sur la dette avec le FMI ?

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

L’Italie et l’UE veulent imposer à Tunis la régulation des flux migratoires à partir de son territoire en échange de subsides. Un point d’achoppement : la suppression des subventions aux denrées essentielles et la privatisation d’entreprises publiques.

Ballet diplomatique inédit au palais de Carthage dans le contexte d’une crise économique que traverse la Tunisie. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, étaient en visite à Tunis, dimanche 11 juin, accompagnés de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui se déplaçait pour la deuxième fois en cinq jours.

La rencontre avec le chef de l’État Kaïs Saïed était placée sous le signe d’un «partenariat renforcé» assorti de promesses d’aides. Le pays est en effet asphyxié par une dette colossale à hauteur de 80 % de son PIB. Il ne peut plus faire face aux importations, dont il reste fortement dépendant, la population supporte des pénuries récurrentes de denrées essentielles, la farine, le sucre, le riz…

« Diktats étrangers »

«Il est de notre intérêt commun de renforcer notre relation et d’investir dans la stabilité et la prospérité (de la Tunisie), c’est pour cela que nous sommes là», a assuré Ursula von der Leyen. Elle a évoqué la perspective d’une «assistance macrofinancière qui pourrait atteindre 900 millions d’euros» et pas seulement. Bruxelles «pourrait fournir une aide supplémentaire de 150 millions d’euros à injecter dès maintenant dans le budget» tunisien, a ajouté la présidente de la Commission.

Ces promesses de coup de pouce de l’UE à un pays maghrébin enlisé dans des difficultés économiques ont toutefois des objectifs bien précis. Il s’agit avant tout d’accroître la pression sur le président Saïed afin qu’il cède aux exigences du FMI dans les négociations en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,75 milliard d’euros).

Le chef de l’État a jusque-là qualifié de «diktats étrangers» les conditions imposées de privatisation d’entreprises publiques et de suppression des subventions aux produits de première nécessité.

Un «marchandage» dénoncé par la société civile tunisienne

La question migratoire constitue l’autre enjeu. Première concernée, l’Italie est à la manœuvre pour imposer à Tunis, en contrepartie des aides, l’application du nouveau pacte de l’UE qui prévoit de refouler vers son territoire les migrants qui, ont seulement transité. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, 51 215 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, soit une hausse de 154 % en un an, dont 26 000 venus de Tunisie.

La partie n’est pas gagnée pour autant. «Nous refusons que notre pays soit réduit au rôle de simple gendarme», a affirmé le ­président Saïed samedi à Sfax, deuxième ville du pays. La société civile tunisienne, quant à elle, ne reste pas silencieuse face à ce qu’elle qualifie de «marchandages».

«L’objectif du gouvernement italien vise à faire de la Tunisie la gardienne de ses frontières, notamment pour les opérations d’interception des bateaux dans les eaux territoriales et leur transfert en Tunisie, et à favoriser une stabilisation superficielle du pays pour éviter que de plus en plus de Tunisien·nes ne le quittent» dénonce le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui réunit de nombreuses ONG.

Les visiteurs européens ont pris soin de fermer les yeux sur le climat répressif d’un autre temps entretenu par l’autocrate Kaïs Saïed. Les arrestations arbitraires de syndicalistes, d’opposants, de journalistes, de militants associatifs se multiplient.


 

   publié le 12 juin 2023

Crise de l’eau en Guadeloupe :
L’ONU s’inquiète et tance la France

sur https://www.blast-info.fr/

Dans un rapport sur les droits de l’enfance, l’ONU demande à la France de rétablir l’assainissement et l’accès à l’eau en Guadeloupe. Cette mise en garde humiliante pourrait ouvrir la voie à une condamnation. Pour seule réponse à ce coup de semonce, Paris envisage de fermer l’Office de l’eau dans l’île. La mesure pourrait être annoncée lors du comité interministériel des Outre-mer du 3 juillet. Révélations.

Dans le milieu des associations et des militants - les défenseurs de l’eau comme bien public -, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe. Et pour les habitants de la Guadeloupe, alors qu’au moins un quart de la population est privé d’un accès normal à cette ressource vitale depuis près de quinze ans, ce coup de tonnerre est une petite lueur d’espoir.

Une intrusion humiliante

Dans un rapport publié vendredi 2 juin, le Comité des droits de l’enfant (le CRC, Committee on the rights of the child) de l’ONU adresse en effet une sévère mise en garde à la France sur la situation dans l’île antillaise. A deux reprises dans ce texte, les experts onusiens pointent les défaillances du système de distribution et d’assainissement d’eau, mais aussi sa pollution.

Dans un chapitre consacré aux impacts du changement climatique sur les droits de l’enfance, le CRC fait ainsi part de sa préoccupation : « l'accès limité à l'eau potable et la pollution de l'eau par le chlordécone dans certaines parties des territoires d'outre-mer, en particulier en Guadeloupe, contribuent à la situation d'urgence en matière de santé publique. » Plus loin, le comité précise l’urgence. Il « attire l'attention » de la France « sur la cible 1.3 des objectifs de développement durable et recommande à l'État [d’]assurer aux enfants de métropole et d'outre-mer un niveau de vie adéquat, en particulier pour les enfants de Mayotte et de toute urgence [d’]approvisionner en eau potable la population guadeloupéenne dans l'attente de la remise en état effective et complète des réseaux d'eau et d'assainissement ». Le texte complète encore cette intrusion dans les affaires internes de la France en recommandant « [d’]accorder réparation et indemnisation de tous les enfants lésés, en particulier les enfants affectés par la contamination au chlordécone. »

Bonnet d’âne

Pour la France, la gifle est retentissante. C’est la première fois que l’ONU met un Etat devant ses responsabilités sur ce sujet, sous l’angle de la défense des droits de l’homme. Déjà, lors de sa session début mai sur l’examen des droits de l’homme en France, l’ONU avait émis quatre recommandations à Paris, listées comme une to do list qu’on adresserait à un mauvais élève : « Eliminer les interruptions de service d’eau potable en Guadeloupe, Martinique et Mayotte » ; « Proposer des solutions d’urgence de distribution d’eau potable pour pallier à ces interruptions de service » ; « Etablir, dans le cadre du plan Eau DOM, un plan d’intervention et de financement spécifique pour les populations non raccordées au réseau d’eau potable » ; « Etablir des mécanismes garantissant l’abordabilité des services d’eau potable et d’assainissement. »...

Si ces recommandations ne sont pas contraignantes, il s’agit néanmoins d’une victoire pour la Coalition eau. Depuis des années, ce regroupement d’ONG se bat pour inscrire à l’agenda des Nations Unies cette problématique et ses conséquences dans les territoires d’outre-mer. En juillet 2010, sous l’impulsion de l’ambassadeur bolivien Rubén Darío Cuellar, l’ONU a adopté une résolution sur le droit de l’homme à l’eau et l’assainissement.

« La France a désormais plusieurs mois pour se positionner sur ces recommandations, décrypte Edith Guiochon, chargée de plaidoyer de la Coalition. Elle doit dire si elle les accepte, c’est-à-dire qu’elle mènera des actions pour y répondre, ou si elle les note seulement, et dans ce cas-là elle ne s’engage pas à agir. C’est très peu contraignant mais ça rend visibles les enjeux tels que nous les percevons ».

En revanche, la recommandation du comité aux droits de l’enfant « n’est pas sujette à l’acceptation de la France ». La juriste Sabrina Cajoly en livre l’explication à Blast : « elle s’appuie sur la Convention des droits de l’enfant (le CIDE, traité adopté par l’assemblée générale des Nations Unies en 1989, ndlr), qui est directement invocable devant les juridictions françaises », souligne cette spécialiste de la défense des droits de l’homme, qui a travaillé pour l’ONU et le Conseil de l’Europe. Installée depuis 2019 en Guadeloupe à Saint-François, l’une des villes les plus touchées par les coupures d’eau, cette jeune femme, scandalisée par la situation, est à la manœuvre depuis plusieurs années pour amener l’ONU à se saisir du problème.

Militants et usagers face à un mur

Sabrina Cajoly fait également partie d’un petit groupe d’habitants qui a décidé de saisir le procureur de la République. Ils ont déposé plainte en février 2023 notamment pour « exposition d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Un qualificatif justifié à leurs yeux par les problèmes récurrents de potabilité, quand l’eau arrive aux robinets. Constitué par 5 personnes au démarrage, ce groupe, soutenu par l’association #BalancetonSiaeag, rassemble désormais 126 plaignants. 

Rien à attendre

La plainte, doublée en avril d’un volet complémentaire, a été transmise au parquet de Guadeloupe, qui dispose d’un pôle spécialisé dans les affaires d’environnement et santé. Mais selon un bon connaisseur des rouages de la justice dans l’île, « il n’y aurait rien à attendre de ce service, connu pour enterrer la plupart des procédures. »

Placée face à ses responsabilités par l’ONU, que va faire maintenant Paris ? Pour le moment, le gouvernement n’a pas réagi au rapport du Comité des droits de l’enfant. Interrogé par Blast, le ministère de l’Outre-Mer ne nous a pas répondu. Pratique mais guère surprenant tant la question de l’eau et de l’assainissement en Guadeloupe semble minorée par les services du ministère : le mois dernier, lors de l’audition de la France par ce même CRC, la représentante du ministère de l’Outre-Mer a osé affirmer qu’il n’y avait pas de problème de potabilité de l’eau. Vraiment ?

Pourtant, en Guadeloupe, l’Autorité régionale de santé (ARS) multiplie depuis des mois les interdictions de consommation de l’eau du robinet, dans plusieurs communes. Des restrictions imposées à cause de la pollution... Dernier épisode en date, pour n’en citer qu’un, à Gourbeyre, l’interdiction n’a été levée qu’au bout de quatre jours.

Comme expliquer ce déni de réalité ? Selon un haut-fonctionnaire parisien sollicité par Blast, il dit beaucoup des méandres de l’administration et de leurs effets euphémisateurs. Le circuit décrit est édifiant : « En région, détaille notre spécialiste, quand un service comme la DEAL (la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement, ndlr), qui s’occupe notamment des questions d’eau, fait un rapport, il n’est pas transmis directement au ministre : c’est le préfet en place qui juge d’abord de la nécessité de le transmettre ou non. S’il le fait, il atterrit à la direction du service en charge de la question, qui va réécrire le rapport puis le transmettre au conseiller du ministre en charge du dossier. Ce dernier va à son tour réécrire le rapport. Et d’une situation de crise, comme l’eau en Guadeloupe, on va arriver à une situation décrite comme étant en voie de progression, faisant ainsi croire au ministre que tout va bien ! »

Le Maire botte

Une première réponse au coup de semonce onusien aurait pu être apportée ce lundi 12 juin mais le comité interministériel à l’Outre-mer, initialement prévu aujourd’hui, a été reporté. On patientera donc jusqu’à début juillet. Mais, là-encore, les espoirs risquent d’être déçus. Interrogé par Blast lors de sa visite en Guadeloupe en mai, Bruno Le Maire a donné un aperçu de ce qui s’annonce : interpellé sur le sujet par nos soins, le ministre de l’Économie a botté en touche, insistant d’abord sur la situation budgétaire et financière compliquée du pays, tout en reconnaissant la nécessité de rétablir un fonctionnement normal des réseaux d’eau et d’assainissement.

D’ailleurs, selon les confidences recueillies en marge de cette visite dans l’île du numéro deux du gouvernement, la seule véritable mesure en discussion entre ministères concernés porterait non pas sur le financement d’un plan « Marshall » pour l’eau mais sur la suppression de l’Office de l’eau de Guadeloupe. « Il est totalement incompétent et prélève quelque 20% des recettes du SMGEAG, le nouveau syndicat de l’eau et d’assainissement », affirme une source locale, au sujet de l’établissement public.

Une accusation qui a le don de faire bondir Dominique Laban, son directeur. « Si le SMGEAG nous versait tout ce qu’il nous doit, rétorque-t-il, peu décidé à tendre l’autre joue, la somme globale s’élèverait à 9 millions d’euros. » A comparer avec les recettes du syndicat de l’eau - 74,9 millions d’euros en 2022. Et Laban de pointer du doigt la surproduction d’eau potable dans l’île : elle atteindrait actuellement 120 millions de m3 d’eau par an, base sur laquelle la taxe redevable à l’Office est calculée alors que 40 % seulement de ce volume arrivent jusqu’aux robinets des abonnés. « Si le SMGEAG a un directeur général délégué, c’est grâce à l’Office de l’eau qui prend en charge l’essentiel de son salaire », ajoute Dominique Laban, pour réchauffer un peu plus l’ambiance, électrique.

Le SMGEAG fuit

Le courroux du patron de l’Office se comprend. En effet, les problèmes financiers du SMGEAG n’ont rien à voir avec la taxe prélevée par son établissement : selon les comptes du syndicat, ses coûts d’exploitation s’élevaient en 2022 à 82,9 millions d’euros. Principal poste de dépense ? Les charges salariales, qui pèsent quelque 42 millions d’euros par an. Si un plan de réduction des effectifs - le syndicat emploie 500 agents -, à base de départs volontaires et du non remplacement des néo-retraités, a bien été prévu, il n’est toujours pas mis en œuvre. 

Par ailleurs, les organisations syndicales ont négocié un accord sur le temps de travail très favorable à leurs troupes, mais qui plombe un peu plus les comptes. Au SMGEAG, la pendule tourne vite : les heures de travail vont de 7 à 14 heures. Les fuites ne faisant pas de pause en début d’après-midi, les techniciens sont donc payés en heures supplémentaires ou d’astreinte (le double du tarif), quand le syndicat ne fait appel à des intervenants extérieurs. Autant de surcouts évitables si le président Jean-Louis Francisque, le maire de Trois-Rivières, avait pris conscience des conséquences financières d’un tel accord.

Mécaniquement, le poids des charges limite les capacité d’investissement, bien que le SMGEAG n’a à financer que 25 % du montant de ses investissements – un ratio plus que présentable. Pour le moment, le syndicat investit au maximum 50 millions d’euros par an dans les réseaux d’eau et d’assainissement. En interne, on espère porter cet effort à 80 millions d’euros l’an prochain. Mais les besoins d’investissement globaux sont estimés entre 2 et 3 milliards d’euros… 

Pour éviter au syndicat de couler complètement, le gouvernement a débloqué cette année une aide de 25 millions d’euros pour financer son exploitation. La même somme devrait être versée en 2024. Mais cette prodigalité n’a pas vocation à perdurer : selon nos informations, le gouvernement estime en effet que le SMGEAG devra se débrouiller tout seul à partir de 2025. Vu l’état de ses comptes et le niveau des impayés - officiellement près de 40 % des usagers, mais certainement plus en raison du nombre élevé de compteurs défaillants -, le crash financier ne pourra pas être évité.

Alors que la crise de l’eau s’est aggravée depuis le passage en Guadeloupe de la tempête Fiona, en septembre 2022, que 80 % des stations d’épuration ne sont pas opérationnelles et qu’elles déversent les eaux usées dans la nature, le pouvoir à Paris, sans doute aveuglé par des remontées d’informations peu fiables, n’a donc toujours pas pris conscience de l’urgence. De quoi renforcer un peu plus les inquiétudes de l’ONU et justifier le coup de semonce déclenché, via le Comité des droits de l’enfant. Mais surtout nourrir de futurs contentieux avec l’Union européenne, compte tenu de la nouvelle directive eau, récemment transposée en droit français. 

Le réseau d’eau brute agricole sans opérateur

Développé par le conseil départemental pour approvisionner les agriculteurs et particulièrement ceux de Grande-Terre, dans la partie Est, le réseau d’eau brute était jusqu’à présent le seul service d’eau de l’île à fonctionner normalement. Sa fiabilité en faisait un recours pour approvisionner également les usines de potabilisation construites par des collectivités locales en Grande-Terre. Mais à partir du 1er juillet, lui aussi va entrer dans une période d’incertitudes.

Marché infructueux

« L’appel à candidatures lancé pour renouveler la délégation de service public du réseau a été déclaré infructueux », a en effet annoncé à Blast Ferdy Louisy, le maire GUSR de Goyave, vice-président du conseil départemental chargé du dossier de l’eau. Un seul opérateur, l’actuel délégataire Karuker’O, filiale du groupe Suez, s’est porté candidat. Son dossier ne répondait pas en tous points aux exigences de l’appel à candidature. Sollicité, Suez ne nous a pas répondu.

Comme la délégation de service public (la DSP) en cours se termine fin juin (le contrat arrivait à terme en juin 2022 mais il a été prolongé d’un an, pour lancer une nouvelle procédure), Ferdy Louisy confie que le dossier est maintenant entre les mains de juristes, pour savoir comment organiser l’exploitation du réseau à partir du 1er juillet. Le maire de Goyave écarte pour le moment un retour en gestion directe. « Nos services ne sont pas prêts », indique-t-il.

Un nouvel appel à candidature devrait être relancé pour un contrat de DSP d’une durée de huit à dix ans mais la procédure pourrait prendre une année.

Ainsi, le réseau d’eau brute va voir sa gestion bouleversée alors que plusieurs dossiers majeurs rencontrent des difficultés ou sont en suspens : mise en exploitation du nouveau barrage Moreau (construit par le conseil régional, l’édifice est pénalisé par des problèmes de malfaçons), lancement des travaux pour une nouvelle retenue sur le territoire de la ville de Lamentin, création d’usines de potabilisation d’eau (au pied des retenues gérées par le département pour approvisionner le réseau de transport d’eau potable qui relie les deux parties de l’île, le feeder Belle-Eau-Cadeau... Autant de chantiers qui risquent de pâtir de l’échec de la procédure de renouvellement, et accuser à la sortie de nouveaux retards.


 

   publié le 11 juin 2023

Julian Assange est « dangereusement proche de l’extradition »
vers les États-Unis

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

La justice britannique a rejeté l’appel du fondateur de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition signé il y a un an. Il lui reste un dernier recours avant d’avoir épuisé toutes les voies du droit interne britannique. Avant la Cour européenne des droits de l’homme.

Incarcéré depuis plus de quatre ans dans une prison de haute sécurité près de Londres (Royaume-Uni), Julian Assange est désormais « dangereusement proche de l’extradition » vers les États-Unis, où il risque jusque 175 années de prison pour avoir publié des documents confidentiels, a alerté jeudi 8 juin Reporters sans frontières (RSF).

L’association de défense des journalistes rapporte en effet qu’un magistrat britannique a rejeté, mardi 6 juin, le recours formé par l’ancien rédacteur en chef de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition, signé le 17 juin 2022 par la ministre britannique de l’intérieur d’alors, Priti Patel.

Désormais, pour contester son extradition, Julian Assange ne dispose plus que d’un seul recours en droit interne britannique. Celui-ci sera déposé en début de semaine prochaine, a indiqué sur Twitter la femme du fondateur de WikiLeaks, Stella Assange. « L’affaire sera alors traitée lors d’une audience publique devant deux nouveaux juges, a-t-elle précisé, et nous restons optimistes quant au fait que nous l’emporterons et que Julian ne sera pas extradé. »

« Il est absurde qu’un seul juge puisse rendre une décision en trois pages qui pourrait expédier Julian Assange en prison pour le reste de sa vie et affecter de manière permanente le climat dans le monde entier, a également réagi la directrice des campagnes de RSF chargée du suivi de Julian Assange, Rebecca Vincent. Il est temps de mettre un terme à cet acharnement contre Julian Assange. Il est temps d’agir pour protéger le journalisme et la liberté de la presse. Notre appel au président Biden est plus urgent que jamais : abandonnez les charges, clôturez le dossier contre Assange et autorisez sa libération dans les plus brefs délais. »

Depuis son arrestation le 11 avril 2019 dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres, Julian Assange est détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh, près de Londres. Maintenu à l’isolement, il subit des conditions de détention maintes fois dénoncées par ses défenseurs. Au mois de décembre 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, les avait ainsi comparées à « une détention arbitraire, mais aussi à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Mardi 4 avril dernier, le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, et Rebecca Vincent se sont ainsi vu refuser l’entrée de la prison alors que l’accord pour une visite avait été confirmé la veille. Seule Stella Assange a pu rendre visite à son époux.

La justice américaine souhaite juger le fondateur de WikiLeaks pour dix-huit chefs d’inculpation, dont une violation de l’Espionage Act, lors de la publication, en 2010, des documents fournis par Chelsea Manning et détaillant des exactions de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan.

La demande d’extradition rejetée en première instance

La demande d’extradition américaine avait été rejetée en première instance, en janvier 2021, en raison de l’état de santé de Julian Assange, incompatible avec les conditions drastiques d’incarcération et d’isolement auxquelles il serait à coup sûr soumis aux États-Unis. « La condition mentale de Julian Assange est telle qu’il serait abusif de l’extrader vers les États-Unis », avait alors estimé la juge Vanessa Baraitser.

En réponse, le gouvernement américain avait fait appel de cette décision et transmis à la justice britannique, au mois de février 2021, une « note diplomatique » censée apporter une série « d’assurances ».

Ainsi, Julian Assange ne serait pas détenu dans une prison de haute sécurité et ne serait pas placé à l’isolement. La justice américaine avait également ouvert la porte à un possible transfert de Julian Assange vers l’Australie, son pays d’origine, afin qu’il puisse y purger la peine à laquelle il aurait été condamné. Enfin, les États-Unis s’engageaient à ce que Julian Assange reçoive « un traitement clinique et psychologique approprié » à son état de santé.

Lors du procès en appel, en décembre 2021, les avocats de Julian Assange avaient remis en cause la validité de ces « assurances », sur lesquelles la justice américaine s’est donné la possibilité de revenir en fonction du comportement du journaliste lors de sa détention. Mais la Haute Cour de justice de Londres avait accepté les promesses américaines et annulé le jugement de première instance.

En janvier 2022, les défenseurs de Julian Assange avaient obtenu le droit de déposer un nouveau recours devant la Cour suprême. Mais, au mois de mars suivant, celle-ci avait refusé de l’examiner et, un mois plus tard, l’ordre d’extradition était transmis à Priti Patel qui l’a signé en juin 2022.

Le recours rejeté ce mardi 6 juin visait cette signature de l’acte d’extradition. Une fois que sera examiné le nouvel appel, les avocats de Julian Assange auront épuisé toutes les voies de recours du droit britannique. Leur ultime espoir reposera alors sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devant laquelle un recours a été déposé au mois de décembre dernier.

Cette avancée de la procédure d’extradition est intervenue deux jours après la publication de nouvelles révélations sur l’opération d’espionnage dont Julian Assange a été victime entre janvier 2017 et mars 2018 alors qu’il était réfugié dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

Espions espagnols et « amis américains »

Au mois de janvier 2020, le quotidien El País avait en effet révélé qu’une société de sécurité privée espagnole, Undercover Global, ou UC Global, et son dirigeant, David Morales, avaient mené une opération d’espionnage de Julian Assange, baptisée « Operation Hotel », particulièrement intrusive, à l’insu des autorités équatoriennes et pour le compte d’un client américain.

Dans le cadre d’une enquête ouverte par la justice espagnole, de nombreux documents internes de la société avaient été saisis, notamment par plusieurs salariés de l’UC Global ayant accepté de collaborer sous le statut de « témoin protégé ».

Comme l’avait à l’époque rapporté Mediapart, qui avait pu accéder à de nombreux éléments de la procédure, la société UC Global avait installé dans les quelques pièces occupées par Julian Assange plusieurs caméras et micros, jusque dans les toilettes pour femmes. Les appareils téléphoniques et documents de tous les visiteurs et visiteuses du journaliste, y compris ses avocat·es, étaient quant à eux ouverts et photographiés.

Parmi les victimes figurent la journaliste Sarah Harrison, proche collaboratrice de Julian Assange ; Jennifer Robinson, son avocate anglaise ; Baltasar Garzón, son avocat espagnol ; Renata Ávila, militante guatémaltèque et membre de son équipe de défense, ainsi que, comme l’avait révélé Mediapart au mois de novembre 2019, l’avocat franco-espagnol Juan Branco.

Dans les documents internes à UC Global récupérés par la justice espagnole, le commanditaire de cette opération était désigné sous des termes imprécis comme des « amis américains ». Mais plusieurs éléments semblaient indiquer une implication de la CIA.

Dimanche 4 juin, de nouvelles révélations d’El País sont venues confirmer cette hypothèse. Le quotidien espagnol rapporte qu’un problème informatique dans le stockage des documents saisis chez David Morales a permis de mettre au jour de nouvelles informations. Les avocats de Julian Assange ont en effet repéré à cette occasion que, sur un disque dur externe du patron de UC Global, des vidéos étaient stockées dans un sous-fichier « vidéos » situé dans un sous-fichier « ambassade », se trouvant lui-même dans un sous-dossier intitulé « CIA ».

Dans cette affaire, deux journalistes et deux avocats proches de Julian Assange ont déposé, lundi 15 août 2022, une plainte contre la CIA et son ancien directeur, Mike Pompeo, pour les avoir espionnés quand ils rendaient visite au fondateur de WikiLeaks dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

   publié le 9 juin 2023

Guerre en Ukraine : à Vienne,
un sommet pour faire taire les armes

Vadim Kamenka sur ww.humanite.fr

Quelque  800 organisations, experts, syndicats et citoyens vont se réunir dans la capitale autrichienne, les 10 et 11 juin. L’objectif : lancer un appel international pour un cessez-le-feu après seize mois de guerre en Ukraine.

Le mot d’ordre est clair : « Faire taire les armes et que la diplomatie commence. » À Vienne, un sommet pour la paix en Ukraine va rassembler, ces samedi et dimanche, plus de 800 organisations, associations, syndicats et citoyens. « La preuve, la moitié d’entre eux, dont des citoyens ukrainiens et russes, participeront personnellement aux discussions. La paix par des moyens pacifiques rappelle notre devise », constate Oleg Bodrov, membre du Bureau international pour la paix.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, le conflit a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de blessés, d’innombrables destructions. « La paix n’est pas seulement l’affaire des États et des diplomates, mais aussi de la société civile mondiale. Ce dont nous avons besoin de toute urgence, c’est d’un mouvement mondial exigeant que toutes les parties cessent de se battre et commencent à parler (…) une fenêtre d’opportunité est peut-être en train de s’ouvrir », affirment les organisateurs du sommet.

« Toutes les initiatives de paix sont utiles »

Au bout de 471 jours, les initiatives se multiplient au niveau diplomatique pour obtenir un cessez-le-feu. Après les propositions de la Chine, du Brésil, de l’Indonésie ou du pape François, six dirigeants de pays africains (Égypte, Sénégal, Zambie, Afrique du Sud, Ouganda et Congo-Brazzaville) travaillent sur un projet de médiation entre la Russie et l’Ukraine. Cyril Ramaphosa, le président sud-africain, l’a signifié le mois dernier, affirmant que Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, ses homologues russe et ukrainien, avaient « accepté de recevoir la mission et les chefs d’État africains, à Moscou et à Kiev ».

« Toutes les initiatives de paix sont utiles, notamment celles émanant des pays du Sud global, qui n’ont aucun intérêt dans ce conflit. L’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie sont directement impactées par la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie qui en découle. Cela aggrave un contexte déjà difficile », estime Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.

Rappeler les « racines du conflit »

Outre les organisations Bureau international de la paix, Codepink, assemblée du Forum social mondial, Transform ! Europe, Europe for Peace, International Fellowship of Reconciliation (Ifor), Peace in Ukraine, Global Campaign for Peace Education, Disarmament and Common Security (CPDCS), Prague Spring 2, présentes dans la capitale autrichienne, le président brésilien interviendra par vidéo.

Lula devrait porter dans son message de paix le non-alignement de son administration, qui a refusé d’envoyer des munitions à l’Ukraine ou d’appliquer des sanctions contre la Russie, et appelé au respect de l’ONU comme cadre international. Lors de ce sommet, le président brésilien et d’autres interlocuteurs souhaitent aussi rappeler les «racines du conflit» avec la politique d’élargissement de l’Otan qui « a nourri la stratégie de Poutine et justifié sa politique », rappelle Yurii Sheliazhenko, secrétaire exécutif du Mouvement pacifiste ukrainien.

Lever « un double rideau de fer »

Selon l’universitaire américain Jeffrey D. Sachs, pour aboutir à un processus de paix, il faudra traiter de « la question de l’élargissement de l’Otan, qui est au centre de cette guerre ». Le professeur à l’université de Columbia affirme que « cela ne justifie pas l’invasion de la Russie. Une bien meilleure approche pour la Russie aurait pu être d’intensifier la diplomatie avec l’Europe et avec le monde non occidental pour expliquer et s’opposer au militarisme et à l’unilatéralisme américains. Cela aurait été plus efficace ».

Le principal objectif du Sommet de la paix est de publier un appel mondial : la Déclaration de Vienne pour la paix. Celui-ci exhortera les dirigeants politiques à agir en faveur d’un cessez-le-feu et de négociations. Au terme du congrès, une marche vers les ambassades des différents pays de l’Otan, de la Russie et d’Ukraine et vers les organisations internationales établies à Vienne doit déboucher sur la remise officielle de cette déclaration. Pour Oleg Bodrov, l’un des enjeux de ce week-end est de renouer le dialogue.

« La société civile en Russie traverse une période très difficile. Si, auparavant, sous l’Union soviétique, il y avait un rideau de fer construit d’un côté, nous vivons maintenant sous un double rideau de fer. L’un a été construit par le gouvernement russe, l’autre par les pays occidentaux. Nous devons surmonter ces barrières, forcer de nouveaux politiciens à construire un monde nouveau, plus sûr et plus juste », conclut-il.

publié le 8 juin 2023

Censure de collages féministes dans une librairie : le ministère de l’intérieur assigné au tribunal

Marine Turchi sur www.mediapart.fr

En décembre, des messages féministes et le livre d’Hélène Devynck en vitrine d’une librairie niçoise avaient été masqués par les forces de l’ordre lors de la visite de Gérald Darmanin. Assigné ce jeudi devant le tribunal administratif, le ministère de l’intérieur évoque un risque de troubles à l’ordre public.

« Quatre« Quatre femmes au café. On voit le danger pour la nation… », ironise Hélène Devynck. La journaliste, plaignante dans l’affaire Patrick Poivre d’Arvor et autrice du livre Impunité (Seuil) a saisi, en décembre, avec deux libraires de Nice, le tribunal administratif pour contester la censure par les forces de l’ordre de son livre et de collages féministes en vitrine de l’établissement, lors de la visite de Gérald Darmanin.

L’audience s'est tenue ce jeudi après-midi à Nice, pendant une trentaine de minutes, et en l'absence de représentants de l'État. La décision sera rendue dans 15 jours.

Lorsque toutes trois ont découvert le mémoire produit, en défense, par le ministère de l’intérieur, elles sont restées sans voix. « C’est édifiant de mauvaise foi », réagit Anouk Aubert, gérante, avec Maud Pouyé, de la librairie niçoise Les Parleuses. « Cette opération, si le ministre refuse de s’en excuser, démontre que nos récits sont contrôlés, qu’il faut les cacher, qu’on peut les bâcher presque “en passant” », explique à Mediapart Hélène Devynck. Ce serait dire que la force publique est du côté de l’impunité des violeurs, que nos témoignages sont suspects, un peu sales. »

Des tissus noirs recouvrant la vitrine de la librairie

Rappelons les faits. Le 9 décembre 2022, Gérald Darmanin est en déplacement à Nice pour visiter le futur hôtel de police, à proximité de la librairie Les Parleuses. Les deux gérantes de l’établissement, qui ont reçu, trois jours plus tôt, Hélène Devynck pour une rencontre autour de son livre, dans une semaine marquée par la révélation d’affaires de violences sexuelles (Norman Thavaud, Jean-Marc Morandini etc.) ne veulent pas rester silencieuses sur le sujet.

Le matin de la venue du ministre, elles autorisent le collectif des collages féministes de Nice à apposer des messages féministes à l’intérieur et à l’extérieur de leur vitrine : « Qui sème l’impunité récolte la colère » ; « Violeurs on vous voit, victimes on vous croit » ; « Sophie on te croit » (en référence à l’ex-militante de l’UMP Sophie Patterson-Spatz, qui a porté plainte pour « viol » contre Gérald Darmanin) ; et « Impunité », surplombant les livres d’Hélène Devynck exposés en vitrine.

« On a fait cela spontanément, pas du tout de manière organisée, et en faisant attention à ne pas être diffamantes, avait relaté à Mediapart Anouk Aubert. On ne savait même pas que quelques jours plus tard, il y avait une décision judiciaire [de la cour d’appel de Paris – ndlr] dans l’affaire qui vise Darmanin ! »

Dans la foulée, des policiers ont arraché les collages situés à l’extérieur de la vitrine, puis ont construit un grand cadre en bois afin d’étendre des tissus noirs devant la devanture pour masquer les messages fixés à l’intérieur.

Selon le récit des libraires, elles auraient été empêchées d’ouvrir leur établissement aux client·es pendant « plusieurs heures ». Un policier aurait notamment demandé de ne pas sortir le mobilier de terrasse et leur aurait interdit d’ouvrir leur second local à proximité.

Avec Hélène Devynck, elles ont donc saisi le tribunal administratif pour demander la reconnaissance de « l’illégalité » de cette opération et « des excuses publiques » de l’État. Pour leur avocate, Lorraine Questiaux, il ne s’agissait pas d’« assurer le respect de l’ordre public » mais de « censurer les messages militants en vitrine ». « Les forces de l’ordre ont été détournées de leur mission d’intérêt général à des fins privées », estimait l’avocate dans sa requête, et ce dans le but d’« étouffer l’affaire judiciaire personnelle » de Gérald Darmanin – à l’époque, le ministre avait bénéficié d’un non-lieu, contesté devant la cour d’appel par la plaignante.

Cette décision avait, selon elle, affecté la librairie car elle avait porté atteinte « à l’exercice de sa liberté d’expression en censurant les messages figurant en vitrine » et « à l’exercice de sa liberté de commerce ».

Les mémoires produits par les deux parties, que Mediapart a pu consulter, donnent un aperçu des débats à venir jeudi après-midi.

Le ministère brandit le risque de troubles à l’ordre public

Dans son mémoire de 15 pages, qui s’appuie sur un rapport de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), le ministère de l’intérieur justifie l’opération du 9 décembre en invoquant un risque de « rassemblement sauvage, de nature à troubler l’ordre public ». La directrice des libertés publiques et des affaires juridiques, Pascale Léglise, énumère les éléments qui auraient nécessité « des mesures particulières et exceptionnelles » – mais selon elle « adaptées et proportionnées » – au moment de l’arrivée « imminente » du ministre.

D’abord, le fait que les gérantes de la librairie, décrite par le ministère comme un « haut lieu de fréquentation de la mouvance militante d’extrême gauche », aient affiché sur leur vitrine des messages féministes. Pour le ministère, ces affiches étaient « susceptible[s] de susciter des troubles à l’ordre public et de porter atteinte à la sécurité du ministre », dans la mesure où elles « avaient été volontairement installées le matin même de la visite, dans le cadre d’une action militante qui avait vocation à porter atteinte au bon déroulement de la visite du futur hôtel de police, voire d’en troubler la sécurité ».

Le ministère y voit « une volonté de cibler personnellement la personne du ministre » et fustige des messages faisant « directement référence aux accusations de viol dont M. Gérald Darmanin fait l’objet », inspirés par « une volonté de nuire en portant atteinte à l’honneur et à la réputation d’un ministre ».

Autre élément mis en avant par le ministère : la présence de « trois manifestantes » aux abords de l’hôtel de police, « munies de pancartes réalisées avec un style identique à ces affiches », et de « nombreuses militantes féministes dans un café situé à quelques dizaines de mètres ». Cela confirme, selon Beauvau, « qu’il existait un risque avéré qu’une action concertée ait été programmée dans le but de perturber le déroulement de la visite et de porter atteinte à la sécurité des personnalités présentes ».

L’occultation de la vitrine et des affiches visait donc, selon le ministère, à « compromettre l’action concertée envisagée et ainsi à garantir l’ordre public, tout en ne portant qu’une atteinte très temporaire et limitée à l’activité de la librairie ».

Le ministère de l’intérieur reconnaît tout de même que ce dispositif occultant a conduit à un « tempérament momentané de l’exercice de la liberté d’expression des gérantes de la librairie ». Mais il estime que cette liberté « ne présente pas un caractère absolu » et qu’elle peut connaître « des restrictions fondées sur la nécessité d’assurer la protection de l’ordre public ».

En l’occurrence, il s’agissait, dit-il, d’agir sur les propos contenus dans les affiches (« Sophie on te croit » et « violeur »), qui avaient « trait à des procédures pénales en cours » et qui étaient « susceptibles de constituer, en eux-mêmes, une infraction pénale », notamment en ne respectant pas la présomption d’innocence de Gérald Darmanin. Le terme « violeur » ne reposerait pas « sur une base factuelle suffisante », et constituerait un « jugement de valeur disproportionné » au vu des classements sans suite de la plainte en 2017 et 2018, puis du non-lieu prononcé en juillet 2022 (et confirmé depuis en appel, en janvier 2023).

Le ministère conteste également toute atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, affirmant que ce dispositif occultant « n’a duré qu’une heure quinze », et qu’« aucune instruction tendant à la fermeture du local n’a été donnée ». Enfin, il conteste tout « détournement de pouvoir », assurant que cette opération n’avait pas « d’autre but que celui de la sécurisation de la visite officielle ».

Un contexte « de diabolisation du mouvement progressiste et associatif »

Dans son mémoire en réplique, Lorraine Questiaux, l’avocate des requérantes, dénonce « un certain nombre d’inexactitudes d’ordre factuel ». Elle affirme que les trois manifestantes évoquées « n’ont jamais été aperçues par les requérantes » et qu’elles n’ont « aucun lien de près ou de loin avec la librairie ». « Il ne peut être sérieusement soutenu que cette manifestation spontanée d’un très petit nombre de personnes puisse faire craindre que la librairie ne devienne un “lieu de fixation de manifestation” », ajoute-t-elle.

S’agissant des « nombreuses militantes féministes » qui se seraient rassemblées dans un café, l’avocate s’interroge sur la manière dont la police « fiche et identifie ce qu’il appelle “une féministe” » dans un café, et sur quels « éléments objectifs » la librairie Les Parleuses serait catégorisée comme un « haut lieu de fréquentation de la mouvance militante d’extrême gauche » – qui, dans la bouche du ministère, « serait assimilable à “fauteur de troubles” », selon elle. Elle explique que ce matin-là, « les deux gérantes ainsi que deux autres clientes de la librairie » prenaient un café, « c’est-à-dire quatre femmes ».

Enfin, l’avocate estime qu’il est « faux » de dire que l’opération de police n’a entraîné aucune perturbation dans l’activité commerciale de la librairie et qu’elle n’a pas empêché son ouverture. Les photographies prises ce jour-là montrent qu’un « drap noir était disposé tout le long de la vitrine, barrant l’entrée principale » ; qu’un dispositif policier était placé à l’extérieur, et qu’il avait, selon elle, « pour unique fonction de barrer l’entrée de la librairie jusqu’au départ du ministre ». Pour les libraires, l’établissement n’a pu ouvrir qu’à onze heures passées, une fois les policiers partis. En appui, elles ont produit le témoignage écrit d’une cliente, qui souhaitait venir ce matin-là récupérer un livre et se serait heurtée aux policiers : « On m’a formellement indiquer que “ce matin cela ne sera pas possible”. »

Sur le fond, l’avocate estime que ses clientes ont subi un préjudice pas seulement « matériel » mais aussi « moral et réputationnel », l’intervention des forces de l’ordre laissant « nécessairement à penser que les agissements de la librairie étaient contraires à l’ordre public et donc, illégitimes ». Elle rappelle que la librairie Les Parleuses, certes « militante », défend « pacifiquement » des idées « en tous points conformes avec les valeurs consacrées par la Constitution : liberté, égalité, dignité humaine, fraternité » et « protégées par la Convention européenne des droits de l’homme ». Seuls des propos haineux, appelant à la violence, peuvent faire l’objet d’une telle interdiction par l’autorité administrative, insiste l’avocate dans son mémoire.

Lorraine Questiaux plaide aussi que cette opération et la défense du ministère s’inscrivent « dans un contexte plus large de répression et de diabolisation du mouvement progressiste et associatif ». L’avocate rappelle en écho les attaques de Gérald Darmanin contre la Ligue des droits de l’homme (LDH) en avril.

L’ordre de masquer la vitrine venait-il de la préfecture des Alpes-Maritimes ou du cabinet de Gérald Darmanin ? Au moment de la médiatisation de l’affaire, ni la préfecture ni le ministère de l’intérieur n’avaient réagi. À nouveau sollicité par Mediapart mercredi, le cabinet de Gérald Darmanin nous a indiqué n’avoir « aucun commentaire » à faire, et la préfecture des Alpes-Maritimes n’a pas répondu.

Le mémoire du ministère semble imputer la responsabilité de cette décision aux services de maintien de l’ordre sous la responsabilité du préfet. Ce dont doute Lorraine Questiaux, pour qui « il est plus vraisemblable que la décision litigieuse ait été prise par le service d’ordre personnel du ministre de l’intérieur sur ordre de M. Darmanin en personne ». « L’unique objet de l’opération était de préserver la susceptibilité de M. Darmanin qui avait donné l’ordre de faire taire toute critique », estime l’avocate.

   publié le 7 juin 2023

Manifestation du 6 juin :
poursuivre le combat,
garder l’espoir, préparer l’après

par Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr

Ce mardi 6 juin a lieu, partout en France, la 14e journée de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites. L’occasion de mettre la pression sur la majorité, 48 heures avant le passage à l’Assemblée nationale de la proposition de loi voulant l’abroger.

La fin de l’histoire ou le début d’un nouveau chapitre ? Voici la grande question qui plane à l’aube d’une 14e journée de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites qu’on annonce déjà comme moins fournie que les précédentes. Il est vrai que le cœur de ce mouvement social paraît derrière nous, niché au creux de l’hiver lorsque, chaque nouvelle journée de mobilisation donnait à voir des affluences records dans toutes les rues de l’hexagone. Le tout, dans une joie nouvelle colorant les luttes.

Comment peut-on imposer un projet de loi aussi antisocial en empêchant un vote ?

Près de cinq mois après la présentation du détail de sa réforme, l’exécutif n’a pas dévié d’un centimètre de sa trajectoire. A grand renfort de bisbilles constitutionnelles et de répressions policières et administratives, le gouvernement a refusé tout recul face à la rue et une large majorité de l’opinion publique. Ce 6 juin sera donc forcément teinté d’une amertume parsemée de colère et d’impuissance. Celle de n’avoir pas été entendu. Celle, surtout, d’avoir échoué. Depuis la promulgation de la loi et le double refus du Conseil Constitutionnel de valider la demande de référendum d’initiative partagée, l’application des principales mesures – dont le recul de l’âge légal de 62 à 64 ans – de la réforme au 1er septembre paraît inéluctable.

Petites doses d’espoir

Sauf que dans ce 6 juin, résident, aussi, des petites doses d’espoir. La première : l’examen de la proposition de loi du groupe Liot voulant abroger la réforme des retraites le 8 juin. Ce serait la première fois que les députés se prononceraient sur la mesure phare de la réforme. Lors d’une conférence de presse tenue une semaine avant la mobilisation du 6 juin, les organisations syndicales l’ont d’ailleurs rabâché à tour de bras. « Comment peut-on imposer un projet de loi aussi antisocial en empêchant un vote ? N’importe quel démocrate normalement constitué ne pourrait l’accepter », note Thomas Vacheron, secrétaire confédéral de la CGT. « Cette proposition de loi doit être débattue, et votée démocratiquement. C’est le seul message qu’on a à faire passer aujourd’hui », abonde Marylise Léon, future numéro 1 de la CFDT.

Malgré tout, la majorité présidentielle compte bien user de tous les moyens dont elle dispose pour éviter que cette proposition de loi soit votée en séance dans l’hémicycle. Et si ce mouvement social nous a bien appris quelque chose, c’est l’arsenal législatif et constitutionnel que l’exécutif est prêt à utiliser pour passer en force. C’est d’ailleurs, peut-être, a posteriori, la plus grosse erreur de l’intersyndicale sur ces cinq mois de mobilisation. Avoir trop voulu jouer le jeu des institutions, au détriment de l’instauration d’un rapport de force plus dur. Car à ce jeu, le pouvoir excelle de facto, déjouant, violemment et sans brio, les injonctions aux débats dans l’hémicycle, au vote de la loi, ou encore les différents recours au Conseil Constitutionnel.

Le 8 juin, tous ceux qui empêcheront un vote seront responsables de l’accident démocratique.

La niche parlementaire de Liot ce 8 juin ne devrait pas déroger à la règle. Déjà, la majorité présidentielle s’est armée de tout un tas d’artifice législatif pour éviter un vote qui paraît, aujourd’hui, presque improbable. « Le 8 juin, tous ceux qui empêcheront un vote seront responsables de l’accident démocratique qui pourrait en découler », prévient, malgré tout, Thomas Vacheron, sans vraiment réussir à convaincre qu’un nouveau tour de force gouvernemental pourrait lancer une nouvelle étape dans la mobilisation.

Face au micro, les représentants syndicaux assurent qu’il pourrait y avoir de futures dates de mobilisation. « Les suites dépendront du niveau de la mobilisation mardi et du vote le 8 juin. J’appelle donc tout le monde à descendre dans la rue », affirme par exemple Sophie Binet, la numéro 1 de la CGT, ce week end dans le JDD. Malgré tout, en off, plusieurs représentants syndicaux pronostiquent que ce 6 juin sera la dernière journée de mobilisation interprofessionnelle. Des députés de La France insoumise, eux, espèrent poursuivre la mobilisation en appelant, tous les soirs de cette semaine à des « apéros anti-Macron » dans plusieurs villes de France.

Rapport de force

Faut-il y voir la fin de l’histoire ? Sans doute pas. Et c’est sans doute là que réside l’espoir le plus grand. À défaut d’avoir obtenu le retrait de la réforme, l’intersyndicale, par son unité et sa capacité à construire un mouvement massif, a redoré les blasons bien ternis et poussiéreux des syndicats. « Cette mobilisation a démontré que lorsqu’on est uni, il y a du monde dans la rue, et un regain de confiance à l’égard des syndicats », analyse Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’UNSA.

Et ce coup de propre ne s’arrêtera pas au soir du 6 juin. Déjà, les organisations représentatives des salariés ont annoncé qu’elles poursuivraient leur travail en commun sur plusieurs thématiques : hausse des salaires, égalité hommes-femmes, pénibilité du travail… Autant de thèmes sur lesquels l’intersyndicale veut obtenir des « avancées sociales ». En s’appuyant, notamment, sur la force construite ces cinq derniers mois pour instaurer un vrai rapport de force avec le gouvernement et le patronat.

Enfin, pour les millions de personnes qui se sont mobilisées contre cette réforme des retraites, la lutte ne s’arrêtera pas le 6 juin au soir. « Il y a une très forte colère, qui grandi de semaines en semaines », souffle Marylise Léon. Une colère en forme de défiance qui entravera, forcément, les actions futures du gouvernement. Et qui, parfois, secteur par secteur, pourra vaincre. À Verbaudet, entreprise de vente de vêtements en ligne, les salariées ont ainsi obtenu gain de cause sur des hausses de salaires après un long combat collectif de deux mois. Un exemple sur lequel s’appuyer pour construire les luttes actuelles et futures. Parmi elles, celle contre la réforme des retraites en fait encore partie.


 


 

« Ça se paiera plus tard... » :
les opposants à la réforme des retraites fiers, mais inquiets

Sarah Bosquet, Dan Israel et Martine Orange sur www.mediapart.fr

La quatorzième journée nationale de mobilisation, et sans doute la dernière, a bien moins rassemblé, mardi, que les précédentes. Syndicalistes et simples citoyens espèrent avoir marqué durablement les esprits. Mais l’inflexibilité du pouvoir assombrit les perspectives.

Nul doute que si on les avait interrogé·es individuellement, toutes et tous auraient rejeté le terme. Mais les interventions des dirigeant·es de l’intersyndicale, mardi 6 juin en ouverture de la quatorzième manifestation parisienne contre la réforme des retraites, avaient un sérieux parfum de bilan. Ce bilan qu’on pourrait dresser au terme de mois d’une mobilisation acharnée, lancée le 19 janvier, mais qui n’a pas atteint son but : promulguée le 14 avril, la loi décalant de deux ans l’âge légal de départ à la retraite devrait entrer en vigueur le 1er septembre 2023, ses premiers décrets d’application ayant été publiés dimanche 4 juin.

Les dirigeants des huit syndicats de salarié·es avaient donné rendez-vous aux journalistes à la mi-journée devant l’Assemblée nationale, deux heures avant le départ de la manifestation de l’esplanade des Invalides, quelques centaines de mètres plus loin, en direction de la place d’Italie. Une manière de souligner leur soutien à la proposition de loi du groupe Liot, visant à abroger le report de l’âge légal et qui est programmée pour être discutée à l’Assemblée jeudi 8 juin.

Mais les macronistes et leurs alliés ont réussi à vider le texte de sa substance en commission des affaires sociales, et ils devraient même obtenir qu’il ne parvienne finalement pas au vote. Dans ce cadre, difficile d’afficher la confiance des grands jours.

« Il n’y a pas de sujet de résignation, on arrivera à mobiliser encore aujourd’hui », peut bien assurer Frédéric Souillot, le dirigeant de Force ouvrière, assurant qu’il y aura « encore des choses à défendre et à revendiquer tous ensemble, sur les salaires et sur l’assurance-chômage », dans les prochains mois.

Tous les responsables syndicaux sont d’accord. Mais ils ne masquent plus une autre réalité. « Le match pour les retraites est en train de se terminer, qu’on le veuille ou non », est convenu Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT. Le décompte du nombre de manifestants par le ministère de l’intérieur lui donne raison : 281 000 personnes pour toute la France – contre 900 000 manifestant·es selon la CGT.

C’est la plus faible affluence annoncée par le gouvernement depuis la première manifestation le 19 janvier. Le plus bas précédent était le 11 mars, avec 368  000 personnes. Loin du record historique du 7 mars, avec presque 1,3 million de personnes. L’écho est cruel avec cette confidence de Laurent Berger, lors de la journée du 13 avril : « On ne veut pas finir à 200 000 personnes dans toute la France, alors qu’on a réussi une mobilisation historique pendant trois mois. » Dans la capitale, 31 000 manifestant·es étaient présents selon la préfecture de police. La CGT en a compté trois fois plus .

Laurent Berger avait prévenu avant que le cortège s’élance : « C’est la dernière manifestation contre la réforme des retraites, sur ce format-là. » « Il y a toujours une colère et un ressentiment, analyse-t-il. Il va falloir qu’on cultive cette mobilisation pour continuer à travailler sur les salaires, le pouvoir d’achat, les conditions du travail et du dialogue social. »

Celui qui passera la main le 21 juin à sa numéro deux Marylise Léon a été interrogé sur son départ tout proche. « Je ne dis pas que je ne ressens pas un peu de mélancolie. C’est un peu atypique comme fin de mandat », a-t-il glissé, tout en se disant fier : « On a démontré la force du syndicalisme. » La CFDT revendique 43 000 nouvelles adhésions en 2023, après une légère hausse en 2022, ses effectifs devant désormais approcher les 650 000 membres.

À ses côtés, la nouvelle dirigeante de la CGT, Sophie Binet, a elle aussi regardé vers l’avenir. Même si « les retraites resteront toujours un combat », l’objectif est à présent de « gagner des avancées concrètes », a-t-elle affirmé, en répétant vouloir de « de vraies négociations », sur les salaires ou les « ordonnances Macron » ayant réformé le Code du travail à toute allure en 2017, ou sur « l’égalité femmes-hommes ».

« Tout ce qui s’est passé n’est pas vain. C’est peut-être une étape finale pour la mobilisation contre les retraites, mais sur les questions sociales, le mécontentement et la colère sociale, rien n’est terminé », estime elle aussi Murielle Guilbert, codirigeante de Sud-Solidaires.

« Certes, on a perdu dans l’immédiat, on le reconnaît. Mais ce mouvement a changé les choses : on ne parle plus de la même manière des syndicats, nous sommes à nouveau vus comme porteurs d’un intérêt général, espère lui aussi Benoît Teste, le dirigeant de la FSU. Le monde du travail a relevé la tête. »

Les responsables de l’intersyndicale ont prévu de confronter leurs points de vue le 13 juin, avant d’établir un plan pour la suite. Il est possible qu’ils se divisent également sur une hypothétique invitation à l’Élysée dans les jours qui viennent, la CFTC, et sans doute la CFDT, y étant favorable, à l’inverse de la CGT, de FO ou de la CFE-CGC.

 « C’est beau »

Dans le cortège, si le constat de l’essoufflement est partagé, les manifestant·es n’ont pas envie d’y voir une fin. Toutes et tous préfèrent souligner la « beauté » de ce qu’ils ont vu pendant six mois, pour reprendre un terme qui revient régulièrement.

« C’est un beau mouvement, les grèves ont été assez suivies, même dans notre petite association, et on voit que les gens se syndiquent de plus en plus, même si ça clairement, ce n’est pas lié qu’à la réforme des retraites, dit Valentin, 31 ans, psychologue dans une association et syndiqué à Sud depuis peu. On verra bien si le mouvement tient sur la durée. En attendant, nous on va continuer à être mobilisés contre le projet de loi immigration. »

Son acolyte Baptiste, 29 ans, intermittent, a comme Valentin aussi participé à plusieurs manifestations sauvages. « C’est beau de voir autant de gens différents dans la rue. De sentir que ça rassemble, de voir cette joie, ça émeut. Ça fait vraiment du bien de voir que la jeunesse est antiraciste et antifasciste », lance-t-il.

Coline, 29 ans, est montée en hauteur près du Jardin des plantes pour regarder défiler l’un des deux cortèges. Elle est cordiste, non syndiquée, travaille en intérim et est engagée dans les luttes écologistes : « J’habite dans le Tarn, mais je suis de passage à Paris, c’était l’occasion de continuer la lutte. Pour moi, c’est évident que l’écologie et le social vont de pair. C’est génial qu’il y ait encore autant de monde qui se mobilise, plein de syndicats différents, un melting-pot de luttes. C’est très motivant pour la suite ! »

Nils et Louise ont 20 ans et sont étudiants à l’antenne de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) de Sciences Po. Ils ont été de tous les défilés. Et ils sont optimistes : « Cette manifestation est peut-être une manifestation de dépit, de résignation. Mais cela ne doit pas cacher le reste. Il s’est passé un moment important pour le pays. Il y avait auparavant une sorte de mouvement populiste, ni de droite ni de gauche. Le mouvement a remis la lutte des classes sur le devant de la scène, le clivage droite-gauche existe à nouveau. Il y a une dynamique qui n’est pas près de disparaître. »

D’autres disent aussi leur fierté, mais sans cacher leurs inquiétudes pour l’avenir. « On n’est pas syndiqués, mais on se mobilise depuis le début dans toutes les manifestations, mais aussi pour des manifestations sauvages, et au rassemblement à Concorde le 16 mars, raconte Ghiles, conseiller principal d’éducation en Seine-Saint-Denis, venu avec des collègues, CPE et enseignants. On se dit que même si on n’a pas gagné la bagarre, on a gagné sur le plan des idées. Mais la manière dont le gouvernement a imposé le texte, ça génère du ressentiment et ça fait de la place à l’extrême droite. »

Une inquiétude qu’on retrouve fréquemment dans le discours des syndicalistes, encore plus présents que d’habitude dans le cortège, rétrécissement de la mobilisation oblige. Véronique, par exemple. Élue CFTC chez Saemes, une entreprise parisienne de parkings, onze manifestations au compteur, assurées tour à tour en déclarant des jours de grève et en posant des RTT.

« Nous avons tous conscience que ce mouvement est historique. Jamais la CFTC n’avait défilé aussi longtemps, et avec cette cohésion de tous les militants syndicaux, cela restera longtemps du jamais-vu, revendique-t-elle. Mais c’est d’autant plus exaspérant, incompréhensible, qu’on ne soit pas entendus ».

« Les gens sont désabusés, déçus et en colère contre ce gouvernement, qui n’écoute pas, qui n’entend rien. Et cette colère aura des répercussions, ça se paiera plus tard », pronostique elle aussi Corinne Bornes, infirmière et secrétaire départementale de la CFDT dans le Lot. Elle craint une abstention encore plus forte, et un vote RN qui monte en flèche.

« En allant un peu loin, je dirais qu’on vit dans une monarchie constitutionnelle, poursuit-elle. Le monarque décide et pendant que le petit peuple est dans la rue, il reçoit Elon Musk à Versailles [le patron de Tesla et de Twitter a été reçu par Emmanuel Macron le 15 mai, en marge du salon Choose France – ndlr]. Et le Parlement est composé de gens bien nés, qui appliquent ce que demande le chef, et qui ne connaissent pas le pays et ses habitants. »

Gwenaëlle, autre militante CFDT, de Seine-Saint-Denis, le dit brutalement : « Le gouvernement marche sur les syndicats depuis longtemps déjà, on se bat contre un mur. Ils sont hors sol, dans leur bulle, ils ne connaissent pas la réalité du terrain, ils sont arrogants. C’est effrayant. »

La colère n’est pas éteinte

Talula est salariée d’une compagnie d’assurance, et en est à sa huitième manifestation. La réforme n’est pas « une question d’intérêt personnel », précise-t-elle, elle qui a une fille jeune à qui elle devra payer des études et qui prévoit donc de travailler au-delà de 64 ans.

« Mais il n’est pas possible qu’un seul gouverne, en n’écoutant personne, s’indigne-t-elle. Il y a quelque chose de latent, de non résolu après ces mois de manifestations. Et cela va rester, il y a une colère, une grande frustration chez les gens. Je ne sais pas comment cela se traduire par la suite. Je me dis qu’il faut des actions plus fortes. Ne plus consommer par exemple, le gouvernement réagirait beaucoup plus vite. » Elle s’éloigne, puis revient quelques minutes plus tard : « Il y a quelque chose de très important que j’ai oublié de vous dire, notez bien : je ne voterai plus. »

Pour Geoffrey, chef cuisinier qui va ouvrir son restaurant dans quelques semaines dans le XXe arrondissement de Paris, « ce mouvement n’est peut-être qu’à son début, imagine-t-il. Quatre ans avec Macron, je ne sais pas comment on va faire, je n’ose même pas l’imaginer. Ce qu’il se passe actuellement, le déni démocratique auquel on assiste, est grave. Cette colère ne va pas s’éteindre comme cela. Il peut subvenir un événement déclencheur qu’on n’a pas prévu, qui conduirait à tout changer ».

Geoffrey tire volontiers des liens entre ce mouvement social et la lutte contre le dérèglement climatique, chantier prioritaire à ses yeux. Il est loin d’être le seul. Antoine, 18 ans, en terminale à Orsay (Essonne), prépare des pancartes à la sortie du métro Invalides avec ses camarades Tony et Alizée. Et lier les deux leur vient naturellement : « La réforme aura des conséquences sur les personnes les plus précaires, elle va aggraver leurs vies alors qu’ils sont déjà épuisés. On se dit qu’il y avait plus important que de faire travailler les gens deux ans de plus ; alors qu’on va se manger 4 degrés de plus. »

Au bout de six mois de mobilisation usante, reste encore le principal pour certains : dire et redire qu’ils n’envisagent pas de travailler plus. Et en cette quatorzième journée de manifestation, on trouve encore des personnes qui défilent pour la première fois.

C’est le cas de certaines des futures professionnelles de la petite enfance qui surgissent, vêtues d’un t-shirt aux couleurs du collectif « Pas de bébés à la consigne », qui réclame depuis des années de meilleures conditions de travail, et notamment un plafond de cinq enfants par adulte dans les crèches et autres lieux d’accueil.

Florence, Camille, Diana et Kalyne suivent la formation professionnalisante à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Alors que le gouvernement a annoncé vouloir créer 200 000 places d’accueil pour les bébés d’ici à 2030, sans considérer les 10 000 postes déjà non pourvus et la pénurie de candidat·es, le collectif avait appelé à manifester devant le ministère du travail dans la matinée.

Poursuivre contre la réforme des retraites dans l’après-midi était une évidence pour elles : « À 45 ans, déjà, les professionnelles présentent souvent de gros troubles musculo-squelettiques. Le métier est difficile physiquement, on va toutes devoir travailler jusqu’à 67 ans parce que nous n’avons pas des carrières complètes. Et on nous dit quoi tous les matins ? “Bonne journée, amusez-vous bien” ! » Alors, elles manifestent. Encore.


 

   publié le 6 juin 2023

En direct. Retraites : 300.000 manifestants à Paris, selon la CGT

Sur www.humanite.fr

L'intersyndicale appelait ce mardi 6 juin à une quatorzième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Après six mois de lutte, et deux jours avant l'examen devant l'Assemblée nationale de la proposition de loi du groupe Liot qui vise à abroger la retraite à 64 ans, les manifestants se sont regroupés dans plus de 200 cortèges à travers la France.  Quelques échos :


 

Les leaders de l'intersyndicale préparent les luttes sociales à venir

Dans le carré de tête de la manifestation parisienne partie des Invalides vers 14 heures, les leaders des huit organisations syndicales unies contre la réforme des retraites se donnent des perspectives après cette quatorzième journée de mobilisation.

Pour Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT qui passera la main à Marylise Léon dans quinze jours, c'"est la dernière évidemment sur la question des retraites dans ce format-là", mais cette journée doit servir à "montrer la force du mouvement syndical pour relever les défis qui sont devant nous", notamment "le pouvoir d'achat, les salaires, le logement, les conditions de travail".

A ses côtés derrière la banderole de début de manifestation, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, assure que "les retraites resteront toujours un combat". Mais, l'objectif est aussi de "gagner des avancées concrètes" sur les salaires, "l'égalité femmes-hommes", mais aussi les "ordonnances Macron" sur le code du travail. Pour ce faire, "l'intersyndicale restera unie" estime-t-elle, jugeant "probable qu'il y ait d'autres manifestations au vu de la colère dans le pays""Nous voulons de vraies négociations", prévient-elle le gouvernement.

L'intersyndicale a prévu "un échange en visio" le 13 juin, indique Benoît Teste (FSU) pour "faire un bilan complet" de cette journée de manifestations et de grèves ainsi que du vote, jeudi, à l'Assemblée nationale, sur la proposition d'abrogation de la réforme des retraites.

Quant à une éventuelle invitation d'Emmanuel Macron à l'Elysée, l'hypothèse suscite des avis divergents. Cyril Chabanier (CFTC) "pense qu'il faut y aller car c'est un bon moment pour négocier sur d'autres sujets". Frédéric Souillot affirme en revanche que FO "n'ira pas" à cette simili conférence sociale. Idem pour la CFE-CGC, son président François Hommeril n'ayant "pas envie d'aller à une opération de communication du président de la République".


 

A Valenciennes, retraite et industrie, même combat

Les salariés de Valdunes, lâchés par leur actionnaire chinois, étaient en tête de manifestation. L’incertitude plane à la fois sur leurs emplois et sur leur future retraite.

« Il faut, il faut, la nationalisation ! » Poings levés, les salariés du fabricant ferroviaire Valdunes posent pour les photographes devant la gare de Valenciennes. Ils sont une centaine, travaillant sur le site d’usinage tout proche de Trith-Saint-Léger, en tête de la manifestation contre la retraite à 64 ans. En mai, leur actionnaire, le chinois MA Steel, a annoncé qu’il ne financerait plus l’entreprise, qui comprend également une forge près de Dunkerque. L’ensemble emploie 260 personnes. Le tribunal de commerce a enclenché une procédure de conciliation. Le ministère de l’Industrie, qui refuse toute nationalisation, même temporaire, ou entrée au capital, n’envisage qu’une aide financière pour un potentiel repreneur, que la Région Hauts-de-France promet d’abonder. L’incertitude a déjà poussé des salariés à démissionner. « Cette fuite de savoir-faire nous inquiète car pour avoir un repreneur, il faut aussi des salariés », commente Maxime Savaux, délégué CGT.

« Nous avons beaucoup d’interrogations », souffle Florence, commerciale embauchée il y a un an. Si la situation de Valdunes la préoccupe, la défense des retraites lui parle tout autant. « Imaginez la retraite qu’auraient ces 260 salariés, dont beaucoup ont plus de 50 ans, si ils perdaient leur emploi sans certitude d’en retrouver un », souligne-t-elle. « 64 ans, ça va être très long, confirme Christophe », la cinquantaine, qui, avant le vote de la loi, pensait pouvoir raccrocher à 63 ans. « Quand j’ai commencé à travailler, on partait avec 37 ans et demi de cotisation... », rappelle-t-il. Embauché comme technicien il y a 30 ans, il explique avoir « fait les postes continus pendant douze ans », un système qui alternait postes du matin, d’après-midi et de nuit. « C’est usant », assure-t-il, évoquant un « sommeil perturbé » et une vie de famille sacrifiée : « On n’avait qu’un week-end libre par mois. » Autant pour l’avenir de Valdunes que pour la défense de la retraite, « la lutte doit continuer, conclut-il, car il n’y a qu’en mettant la pression qu’on y arrive ».

 

A Marseille, on fait le bilan et on se projette

Stop ou encore ? Après six mois de mobilisation, ponctués de journées de grève et d’énormes manifestations, les grévistes qui battaient le pavé marseillais ce mardi matin avouent se poser la question. Il faut dire que l’étiquette syndicale joue beaucoup. « Si nous n’obtenons pas gain de cause le 8 juin, on arrêtera là, affirme sans ambages Malka Darmon, de la CFDT chimie-énergie. On ne va pas s’épuiser en vaines manifestation ». « Nous continuerons jusqu’au retrait, assure, pour sa part, Christophe Morard, de la CGT Cheminots de Miramas. Nous ferons tout ce qu’il faut pour poursuivre le mouvement social ».

Si les opinions divergent quant aux suites à donner aux mobilisations, il y a bien un terrain sur lequel les grévistes de la première heure se rejoignent, à l’heure de dresser un bilan d’étape : par-delà les étiquettes, tout le monde salue un mouvement historique, qui donne des idées pour la suite. « Nous avons montré à la France que nous étions capables de nous mobiliser tous ensemble, dans l’intérêt des travailleurs, se félicite Malka Darmon. On a montré notre force, et Emmanuel Macron sa faiblesse : il n’a pas l’étoffe d’un Président, tout juste celle d’un monarque ». Pour Gilles Moulin, de la CGT RTE, ce mouvement permet de mesurer le niveau de colère qui gronde dans le pays : « Il n’y pas que la retraite, les salaires aussi sont au cœur des préoccupations, avec l’inflation. Quand on voit que les camarades de Vertbaudet ont dû faire 60 jours de grève pour obtenir une juste rémunération de leur travail, cela dit quelque chose de l’inflexibilité patronale. »

Dans les entreprises, le mouvement social n’a fait qu’attiser une colère déjà présente, qui cible plus largement la politique néolibérale de l’exécutif. « A la SNCF, nous faisons face à une multitude d’attaques coordonnées, résume Christophe Morard. Il y a la réforme des retraites, bien sûr, mais aussi la liquidation programmée du fret ferroviaire, qui vient d’être confirmée et l’ouverture à la concurrence des TER. Nous allons continuer à nous y opposer, sans quoi la SNCF pourrait finir par disparaître. » De quoi alimenter les mobilisations à venir.


 

A Ancenis (Loire-Atlantique), la détermination est intacte

Ca nous a manqué”. Après un mois de pause, sous un soleil de plomb, les opposants à la réforme des retraites ont retrouvé la rue à Ancenis, en Loire-Atlantique. Au plus fort du mouvement, cette commune rurale qui compte 7 500 habitants avait accueilli jusqu’à 6 000 manifestants. Un record historique, pointe l’ancien secrétaire de l’Union locale CFDT, Roger Classin. Ce mardi, l’ambiance festive qui a rythmé les treize précédentes manifestations intersyndicales est toujours intacte, la détermination aussi. Dans ce territoire où se concentrent de nombreuses usines de l’agroalimentaire ou de la métallurgie, au milieu des forces syndiqués, de nombreuses ouvrières, qui se sont mobilisées pour la première fois, sont à nouveau présentes. C’est le cas de Laeticia, qui après 20 ans à la chaîne dans l’usine de fabrication des lardons du groupe Aubret, a déjà subi trois opérations à l’épaule à seulement 48 ans. Une femme “détruite par le travail”, comme de nombreuses autres, souligne Caroline aide-soignante, à Nantes. Elle aussi n’avait jamais manifesté, ni fait grève, mais cette fois, l’injustice était trop grande : “ En tant que professionnelle de santé, je vois de nombreuses professions qui techniquement ne pourront jamais aller jusqu’à 64 ans”.  

Le passage en force de la loi, ou encore “les magouilles” visant à empêcher un vote sur la proposition de loi d’abrogation Liot ce jeudi, sont autant de déceptions même si ici personne n’est vraiment surpris. “Cela fait longtemps que les politiques finissent par obtenir une fois au pouvoir ce qui avait déjà été décidé sans jamais tenir compte de notre opinion”, peste Charlotte. Avec le 49.3, Emmanuel Macron a montré qu’il n’avait plus “aucune limite” pour faire reculer l’âge de la retraite à 64 ans, estime la jeune lycéenne Lola. Ce qui n'empêche pas les 1 500 manifestants d’être persuadés que “rien n’est terminé”. “Les nerfs sont à vifs” et personne “ne sait vraiment quand ça va exploser”, poursuit Christophe, syndiqué chez FO.  D’une part “les décrets ne sont pas encore tous tombés”. D'autre part, “le mouvement social a planté des graines”, analyse Stéphane Godard, CGT Cheminot. “Dans les entreprises, dans nos directions, la peur des débordements est forte. Cela montre que quelque chose s’est créé”, explique-t-il.  


 

Sophie Binet (CGT) : "On est dans un pays de plus en plus autoritaire"

Cette réforme est très concrète pour des millions de salariés et c’est un scandale que le gouvernement prétende l’appliquer au 1er septembre alors qu’il a seulement publié 2 décrets sur 31”, a affirmé la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, sur BFMTV, mardi matin. Des Françaises et des Français seront “sacrifiés” avec une “absence d’anticipation”, des “difficultés pour le calcul de leur droit”, a fustigé la syndicaliste dénonçant également "les conditions de travail catastrophiques” des agents en charge des dossiers : “C’est complètement irresponsable de prétendre appliquer cette réforme dans ces conditions”. 

Dans aucun autre pays démocratique, un gouvernement n’appliquerait une réforme après six mois de contestation massive et sans vote du parlement. On est dans un pays de plus en plus autoritaire”, a-t-elle ajouté.  


 

Laurent Berger (CFDT) veut "transformer la colère en rapport de force"

Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a assuré, sur Europe 1 ce matin, que “ les travailleurs savent bien que sur les retraites, avec un décret sur les 64 ans qui est publié, ça devient de plus en plus compliqué". Sur les suites, "on décidera ensemble, a-t-il pousuivi, mais probablement que sur la réforme des retraites ce sera l’une des dernières journées de mobilisations. Raison de plus pour aller dans l’un des 250 cortèges”. Assurant qu’il y aura “beaucoup de monde”, il y voit “le signal de cette colère de ne pas avoir été écouté”. Et ajoute : “Cette colère, je veux la transformer en rapport de force pour obtenir des résultats sur le pouvoir d’achat, sur l’amélioration des conditions de travail, sur le dialogue social…” Le syndicaliste, qui passe prochainement la main à Marylise Léon, estime notamment que face à l’”affaiblissement des bas salaires” et aux “très hautes rémunérations qui explosent”, "il faut un maximum d’écart de 1 à 20. C’est aussi comme ça qu’on recréera du commun”.  


 

Retraite, salaires, RSA... les revendications s'élargissent

Si la lutte contre la réforme des retraites demeure la mère des batailles des syndicats avec les nombreux rendez-vous de mobilisation de ce 6 juin, ces derniers avancent sur des revendications et lignes rouges communes, de la conditionnalité du RSA dans le projet de loi France Travail à la retouche des ordonnances Macron, en passant par la question des salaires. 


 

Sophie Binet : “Notre objectif est que la réforme ne s’applique pas” 

 “Auprès des travailleurs, cette réforme ne passe toujours pas. Nous ne pouvons pas tourner la page”, affirme Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT, dans les colonnes de l'Humanité au matin de la quatorzième journée de mobilisation contre la retraite à 64 ans. Alors que le 8 juin les députés doivent se prononcer sur la proposition de loi d’abrogation de la réforme, la syndicaliste estime aussi “de la responsabilité de Yaël Braun-Pivet (présidente Renaissance de l’Assemblée nationale, NDLR) de garantir le respect du droit des parlementaires” que jusque-là “la Macronie foule aux pieds”.  

   publiéle 5 juin 2023

Manifestations contre la réforme des retraites : tous les rendez-vous du 6 juin

sur www.humanite.fr

L’intersyndicale appelle à une nouvelle journée d’action mardi 6 juin contre la réforme des retraites que le gouvernement tente d’imposer à marche forcée.

Des manifestations sont organisées à travers toute la France.

 

Plus d’un mois après le 1er Mai, qui avait vu 2,3 millions de personnes dans la rue, les salariés, étudiants, lycéens et privés d’emploi sont appelés, par l’intersyndicale, à manifester ce 6 juin contre le recul de l’âge de départ à 64 ans et la suppression des régimes pionniers. Une mobilisation qui s’inscrit deux jours avant l’examen de la proposition de loi d’abrogation de la réforme que le gouvernement espère torpiller. 

Plus de 200 cortèges sont organisés à travers la France. Vous pouvez les retrouver sur la carte des mobilisations de la CGT


 


 


 

Nous demandons l’abrogation de la réforme des retraites

sur www.humanite.fr

Le recul de l’âge légal de départ à 64 ans n’a pas été soumis à un vote de l’Assemblée nationale. Le 8 juin, le groupe Liot veut présenter une proposition de loi afin de donner le dernier mot au Parlement.


 

Le choix de la démocratie contre la honteuse combine

Stéphane Peu, Député PCF de Seine-Saint-Denis

Quel autre exemple pouvons-nous trouver dans l’histoire de la V e République d’un pouvoir qui aurait, avec autant de constance que d’hypocrisie, utilisé tant d’artifices pour faire obstacle à la démocratie et imposer une réforme dont le pays ne veut pas, ni l’écrasante majorité des salariés, ni l’inébranlable front syndical, ni en réalité une majorité de parlementaires, qu’ils s’y opposent par conviction ou par crainte d’un retour de bâton électoral ?

Après le mensonge pour déguiser les conséquences de sa réforme toxique des retraites, et après s’être appliqué à bâcler les débats de fond, en choisissant comme véhicule législatif une loi de finances rectificative…

Après avoir cherché en vain une majorité parlementaire, en allant jusqu’à soudoyer les voix de parlementaires indécis… Après avoir une fois de plus usé du 49.3, faute d’avoir su convaincre jusque dans son propre camp…

Et, enfin, après le coup de pouce opportun du Conseil constitutionnel pour faire obstacle à la demande d’un référendum d’initiative partagée (RIP), le gouvernement s’apprête à recourir à d’ultimes manœuvres jusqu’à l’utilisation de l’article 40 pour empêcher l’examen, le 8 juin, d’une proposition de loi visant à abroger sa réforme des retraites, proposition à l’initiative du groupe Liot.

Il est indispensable que l’Assemblée nationale puisse enfin se prononcer sur la mesure phare de cette réforme – le recul de deux ans de l’âge de départ à la retraite, ce qu’elle n’a pas pu faire jusqu’à présent. »

Le gouvernement doit renoncer à cette honteuse combine. D’abord parce qu’elle est sans fondement juridique, notamment selon la commission de Recevabilité des lois de l’Assemblée nationale.

En outre, s’agissant d’une loi examinée à l’occasion de la niche d’un groupe parlementaire, ce blocage gouvernemental sans précédent s’apparenterait à une censure de la liberté d’initiative législative. Il est indispensable que l’Assemblée nationale puisse enfin se prononcer sur la mesure phare de cette réforme – le recul de deux ans de l’âge de départ à la retraite, ce qu’elle n’a pas pu faire jusqu’à présent.

J’en suis convaincu, il pourrait se trouver sur ses bancs une majorité qui fasse un choix raisonnable. Celui d’entendre le puissant mouvement d’opposition à la réforme, qui en six mois n’a pas fléchi, bien au contraire. En votant la loi d’abrogation du groupe Liot, la démonstration serait faite que l’usage du 49.3 n’avait pas d’autre but que de contourner une introuvable majorité.

Le gouvernement et le président de la République doivent revenir à la raison et respecter le Parlement dans ses prérogatives. Un vote de l’Assemblée nationale n’ouvrirait pas une crise de régime. Il serait au contraire le moyen de replacer le débat parlementaire, nourri de l’apport des corps intermédiaires, au cœur de notre vie démocratique.

Ce serait enfin un acte concret dans les « 100 jours » qu’Emmanuel Macron s’est donné pour ramener le calme dans le pays. Par contre, s’il continuait à s’entêter ainsi en méprisant autant le peuple que le principe de séparation des pouvoirs, le président de la République prendrait une très lourde responsabilité. Il donnerait ainsi des arguments à tous ceux qui, n’ayant jamais cessé de mépriser le Parlement, cherchent le moyen d’imposer à la France un régime autoritaire.


 

Les députés doivent rétablir la justice sociale

Gérard Ré, Secrétaire confédéral de la CGT

Le 8 juin, une proposition de loi transpartisane doit être débattue à l’Assemblée nationale, pour abroger le départ à la retraite à 64 ans, principale disposition de la loi portée par Emmanuel Macron.

La CGT appelle au vote de ce texte. Il est en effet primordial que les élus du peuple que sont les députés puissent voter sur l’augmentation ou non de l’âge de la retraite. Ils doivent pouvoir rendre compte à leurs administrés, sachant que la population reste majoritairement opposée au fait de travailler deux ans de plus.

Le blocage de cette loi par le gouvernement serait un nouveau déni de démocratie particulièrement grave, un gouvernement ne peut indéfiniment gouverner contre son peuple et ses représentants.

Ce vote est pour nous un moyen d’affaiblir un peu plus l’exécutif dans sa volonté de passage en force et d’obtenir la non-application de sa loi « retraite ». C’est pourquoi, avec l’intersyndicale, nous avons décidé d’interpeller les députés au travers de la mise en place de la plateforme Jusquauretrait.fr, et d’appeler à une 14 e journée de mobilisation.

Nous voulons gagner le retrait par tous les moyens dans l’intérêt des travailleuses et travailleurs. La CGT ira jusqu’au bout, c’est pour nous une première étape avant de partir à la conquête de temps libre par la retraite à 60 ans et la diminution de temps de travail.

Cette réforme va plonger un peu plus dans la pauvreté ceux-là mêmes qui ont subi très souvent et le plus durement la précarité et la pénibilité du travail. Partir plus tard à la retraite, pour celles et ceux qui ne peuvent plus travailler, c’est synonyme d’une pension de retraite plus basse. »

Par quatre mois d’une lutte historique dans son ampleur, les travailleuses et travailleurs ont montré leur opposition au projet devenu une loi injuste, brutale, injustifiée.

Injuste car cette réforme va d’abord pénaliser celles et ceux qui sont le moins qualifié·es, avec les salaires les plus bas et dont le travail est souvent le plus pénible. Elles et ils ne peuvent souvent pas travailler jusqu’à la retraite et finissent leur carrière en incapacité de travail. Rappelons que la majorité des travailleuses et travailleurs ne finissent pas leur carrière en situation d’emploi.

Brutale, car cette réforme va plonger un peu plus dans la pauvreté ceux-là mêmes qui ont subi très souvent et le plus durement la précarité et la pénibilité du travail. Partir plus tard à la retraite, pour celles et ceux qui ne peuvent plus travailler, c’est synonyme d’une pension de retraite plus basse. C’est aussi condamner les jeunes au chômage en les privant d’entrer dans la vie active avec un CDI, en lieu et place des salariés plus âgés.

Injustifiée, car il n’y avait ni urgence ni impératif économique. Non seulement le système est stable financièrement, mais il dispose d’importantes réserves financières.

Le 8 juin les députés doivent rétablir la justice sociale, entendre et répondre à la légitime colère, qui s’exprime maintenant depuis plusieurs mois, en votant la proposition de loi pour abroger cette loi inique.

Les travailleuses et travailleurs, les précaires, les jeunes et les retraité·es doivent faire de ce mardi 6 juin une journée de grève et de manifestations de grande ampleur, pour exiger ce vote et poursuivre la mobilisation jusqu’au retrait.


 

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