publié le 1° juin 2023
Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr
Le refus de Clémentine Autain et d’Alexis Corbière de siéger dans le bureau du groupe parlementaire de La France insoumise ravive les tensions internes. En parallèle, un appel de militants à la démocratisation du mouvement et la création de la Gauche écosocialiste témoignent d’une aspiration à l’ouverture.
Le groupe vit mal. C’est ce que confient, ces derniers jours, plusieurs parlementaires de La France insoumise (LFI), qui se disent exténué·es par des échanges violents avec le noyau dur dirigeant du mouvement. La constitution du nouveau bureau du groupe parlementaire, mardi 23 mai, a fait resurgir les tensions mises entre parenthèses pendant la bataille des retraites.
Clémentine Autain et Alexis Corbière, à qui une place était proposée dans l’organigramme (respectivement la bataille parlementaire et la lutte contre l’extrême droite), l’ont refusée, au grand dam du coordinateur de LFI, Manuel Bompard, soucieux de ne pas générer une nouvelle polémique.
« Notre départ se fait dans une volonté d’apaisement, pour tenter d’abaisser le niveau de tension interne, et parce qu’il reste des différences d’approche politique entre nous, qui ont à voir avec la culture politique et le pluralisme », explique la députée de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain.
« Je souhaite qu’ils continuent [à être membres du bureau – ndlr], y compris pour discuter d’éventuelles différences de point de vue, et parce qu’ils ont une expérience utile, mais je respecte leur choix et je sais qu’ils continueront à travailler en dehors du bureau », regrette pour sa part sa collègue Aurélie Trouvé. Contacté, Manuel Bompard n’a pas souhaité répondre.
Dans le bureau précédent, Clémentine Autain et Alexis Corbière participaient à l’intergroupe de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes). Cette tâche sera désormais assurée par Manuel Bompard, la présidente du groupe Mathilde Panot et la députée de Paris Danièle Obono.
François Ruffin, lui, n’a pas souhaité rempiler pour un deuxième mandat d’un an – Damien Maudet, député de la Haute-Vienne et son ancien collaborateur parlementaire, le remplace. Pascale Martin, députée de la Dordogne et militante féministe, qui avait haussé le ton contre la première réaction de Jean-Luc Mélenchon à l’affaire Quatennens, n’a pas non plus souhaité renouveler l’expérience, humainement difficile.
Ces défections ravivent la crise déclenchée par la mise en place de la nouvelle direction de LFI, en décembre 2022. Plusieurs figures de l’insoumission, qui avaient participé à trois campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon et avaient été parmi les premiers et premières députées du mouvement en 2017, en avaient été écartées, ce qu’elles avaient dénoncé dans la presse. Depuis, elles ont fait l’objet d’un procès en déloyauté permanent, invisibilisant leurs demandes de plus grande démocratie interne et de prise en compte du pluralisme des sensibilités.
« Tout le monde a droit à des vacances. Les éléphants aussi », avait réagi le député Paul Vannier à une interview d’Alexis Corbière dans Le Monde, en décembre 2022. « Toute la une pour nous salir », avait commenté Jean-Luc Mélenchon, à la suite d’une interview de Clémentine Autain dans Libération à la même période.
Leur refus de siéger au bureau du groupe est donc le signe d’un ras-le-bol face à la « violence politique » dont ces deux historiques de LFI disent faire l’objet. En cause : des échanges dans la boucle Telegram du groupe LFI, à laquelle Jean-Luc Mélenchon est le seul non-député à participer, et un sentiment d’impuissance relative du bureau du groupe, dont la réunion a lieu le mardi après que les décisions politiques ont été réellement prises lors d’une cascade de réunions de la coordination de LFI (dont Jean-Luc Mélenchon est membre) le lundi.
La volonté d’apaisement qu’ils ont formulée n’a cependant pas eu d’effet. Dans Le Parisien, sous couvert de l’anonymat (ce qui est d’habitude reproché aux personnalités critiques de la ligne), Alexis Corbière et Clémentine Autain sont qualifiés de « bande des melons » par un député insoumis. « Je regrette vivement les propos assez injurieux tenus en off dans Le Parisien, qui sont révélateurs d’un climat qu’une petite poignée de personnes tente d’imposer », réagit Alexis Corbière, qui n’en dira pas plus, pour ne pas alimenter de nouvelles polémiques.
À l’échelle du mouvement, des demandes de démocratisation
Cette algarade intervient alors que le 15 mai, Manuel Bompard a reçu une lettre signée par 300 militant·es, dont des coanimateurs de groupes d’action (GA) du mouvement. Cet appel « pour la Sixième République à La France insoumise » rejoint les demandes de démocratie interne à l’échelle du mouvement formulées notamment par Clémentine Autain à ses dernières universités d’été. « Nous traversons une véritable crise interne liée aux décisions “verticales” à répétition que nous subissons », écrivent-ils, ajoutant que « des camarades s’éloignent découragés alors même qu’ils restent en accord avec notre projet commun ».
Les initiateurs de cet appel réclament la tenue d’une « convention militante » visant à remettre à plat le fonctionnement interne. Loin du triomphalisme affiché par la direction de LFI au sortir de la mobilisation contre la réforme des retraites, dans laquelle ils n’ont pas ménagé leurs efforts, ils considèrent que leur « mode de fonctionnement actuel n’est pas à la hauteur des enjeux qui secouent le pays ».
« Qui souhaiterait rejoindre une force dans laquelle les décisions sont monopolisées par un petit groupe de personnes ? L’affaiblissement de notre influence doit nous faire réagir. Des militants nous quittent, des sympathisants s’éloignent, les travailleurs ne s’engagent pas avec nous », s’inquiètent-ils. Plusieurs député·es ont demandé à ce qu’une réponse leur soit faite.
Enfin, parallèlement, Manuel Bompard a fait savoir son mécontentement aux dirigeants de la Gauche écosocialiste (GES), un microparti inscrit au sein de LFI, dont Clémentine Autain est membre, et qui a tenu son congrès de fondation le 11 mai. Le député Hendrik Davi, un des dirigeant·es de la GES, a eu le malheur de la qualifier de « courant » – un terme banni dans le mouvement mélenchoniste, réfractaire aux guerres de positions internes. « Il n’y a pas et il n’y aura pas de courant à LFI », a répliqué Manuel Bompard dans une lettre citée par Le Monde.
« J’utilisais le mot “courant” au sens de courant de pensée, pas au sens de courant interne. C’est un non-débat », corrige Hendrik Davi, qui précise que la GES « partage le programme et la stratégie de LFI, et s’inscrit pleinement dedans », au même titre que le Parti ouvrier indépendant (POI) ou la Rev (Révolution écologique pour le vivant) d’Aymeric Caron. Pour autant, la GES souhaite porter l’idée du pluralisme à LFI. En 2019, Hendrik Davi co-signait un texte avec Charlotte Girard (responsable du programme, qui a fini par quitter LFI), dans lequel ils regrettaient qu’« aucune véritable instance de décision collective ayant une base démocratique n’a[it] été mise en place » à LFI.
« Au groupe, les 75 députés sont égaux, et à chaque fois qu’il y a eu un désaccord, on a voté. Mais à LFI, l’équation est beaucoup plus difficile, car il n’y a pas d’adhérents. Je pense qu’un engagement des gens dans la durée doit se justifier par la délibération sur un document d’orientation. Il y a des moments politiques où il faut faire des choix, il faut donc savoir qui décide », défend Hendrik Davi.
Dans un courrier en réponse à Manuel Bompard, la GES se défend : « Nos propositions, comme celles de beaucoup d’autres insoumis, s’inscrivent dans une réflexion pour améliorer le fonctionnement démocratique, l’efficacité, l’ancrage territorial de notre mouvement. » Une rencontre est prévue.
Sur l’ancrage local, la mise en place des « boucles départementales », qui a lieu ces jours-ci, pourrait répondre à une partie des demandes. Au sommet du mouvement, cependant, la crispation est palpable, sur fond de course interne pour la présidentielle de 2027. « Il faut trouver un modus vivendi pour bien vivre ensemble. C’est une responsabilité collective d’y arriver, pour incarner l’alternative à la Macronie et à l’extrême droite », conclut Clémentine Autain.
Par Pablo Pillaud-Vivien sur www.regards.fr
L’une des principales composantes de la gauche politique est en proie à des déchirements internes. On fait le point.
Par essence, lorsque vous sortez une allumette dans un espace gazeux, il y a des risques. À la France insoumise, ce mouvement créé en 2016 pour porter Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, les esprits s’échauffent. Les enjeux de démocratie interne semblent cristalliser les tensions. Pas seulement.
Ca chauffe depuis septembre, depuis le soutien de Jean-Luc Mélenchon à son ami, Adrien Quatennens. Le poids du leader dans la gestion quotidienne d’un conflit de valeurs en a irrité plus d’un.e. L’affaire a rebondi avec la réorganisation du mouvement qui a débouché sur l’éviction de fortes têtes. Elle ressurgit à l’occasion d’une réorganisation du groupe parlementaire LFI, qui voit la mise en marge des mêmes, François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière.
Derrière les choix du noyau dirigeant, semble se profiler une conception de ce mouvement inédit, la France insoumise, que son créateur avait lui-même défini comme un « mouvement gazeux » qui a « une clé de voûte ». Tout est dit dans la formule : la cohérence et la continuité reposent sur un point fixe, un leader entouré d’hommes et de femmes dont la légitimité trouve ses fondements dans l’action et pas dans un débat démocratique. Le reste est gazeux : ça va et ça vient. Ils sont 300 à avoir écrit au coordinateur de LFI, Manuel Bompard, qu’ils avaient une autre conception du mouvement, tirant notamment « la sonnette d’alarme » face à « une véritable crise interne liée aux décisions verticales à répétition » et à « l’absence totale de démocratie » interne. À ce jour, pas de réponse…
Rififi et démocratie à LFI
Après le désastreux écart entre un mouvement qui se veut féministe et qui conserve dans son groupe de parlementaire un coupable de violence conjugale, la polémique resurgit avec un mouvement qui propose une VI° République et qui ne s’applique pas à lui-même les exigences démocratiques qu’il juge nécessaires pour la société tout entière. Pourquoi se payer le luxe d’une telle dissonance ? On pourrait répondre simplement : parce que LFI n’est pas démocratique. Juste ou injuste, la réponse est trop courte. Encore faut-il se demander s’il y a ou non une rationalité dans le choix périlleux actuel de la mise en l’écart de « poids lourds ».
A priori, la France insoumise ne manque pas de questions qui pourraient faire l’objet de débats et, de fait, il y a dans la période matière à s’interroger. Souvenons-nous : contre l’avis unanime des syndicats et des autres groupes de la Nupes, la FI a tout fait pour qu’il n’y ait pas de vote de l’article 7 lors de l’examen de la loi sur le recul de l’âge de la retraite. Aujourd’hui, toute la gauche - et pas que la gauche - se bat pour qu’il y ait un vote sur la proposition de loi du groupe LIOT d’abrogation de la contre-réforme des retraites. Si le vote a lieu, beaucoup pensent que ce texte sera adopté. Mais dans ce cas, l’article 7 de la loi aurait pu être repoussé il y a quelques semaines. Jean-Luc Mélenchon pensait alors le contraire et peut-être avait-il raison. Mais le doute est possible : cela méritait-il donc un tel désaccord au sein de la gauche ? Quel bilan tirer de la stratégie en solo des Insoumis dans cette période ? Pourquoi le mouvement social articulé autour du rejet de la contre-réforme des retraites ne semble-t-il pas porter le projet politique de la gauche ? Cela mériterait pour le moins débat.
On peut en trouver d’autres. Il y a ainsi comme un hiatus entre la proposition de LFI de « révolution citoyenne » et le caractère bloquant des institutions françaises. Doit-on dès lors, comme certains insoumis l’avancent, entrer dans une dynamique plus insurrectionnelle ? Sans compter toutes les questions qui travaillent aujourd’hui la gauche et auxquelles LFI doit apporter des réponses mesurées. Quel peut être l’avenir de la Nupes et sous quelles formes ? Comment mener la campagne européenne ? Comment penser la future bataille présidentielle ? Encore une fois, qui va trancher ces questions, décider des orientations, des probables inflexions ? Et où ? Comme au Cluedo, faisons une hypothèse : Jean-Luc Mélenchon dans le bureau de Jean-Luc Mélenchon. Il a connu les palabres des organisations gauchistes et, plus longuement encore, les batailles internes au Parti socialiste. Il ne veut plus s’y fourvoyer. Des tendances à l’intérieur de la France insoumise ? Il n’en est pas question.
La présidentielle pour éviter les débats
Il n’y a pas toutefois qu’un débat général sur le fonctionnement de l’organisation. On peut considérer que le plus important se trouve ailleurs : dans la perspective de la prochaine échéance présidentielle, qu’elle soit dans le calendrier légal ou qu’elle soit avancée. Mélenchon et le noyau dirigeant FI ne sont pas les seuls à avoir cet horizon. Même si les intéressés le nient fermement, cette présidentielle organise, dès aujourd’hui, les agendas et les stratégies des uns, des unes et des autres.
Mélenchon est un homme politique expérimenté : il pense, il agit et il organise. Il sait que l’élection présidentielle est la reine des batailles. Tout ce qu’il a créé depuis 2008 a été tourné vers cet objectif : créer l’outil le plus à même de conduire dans la durée une campagne permettant de gagner des voix, d’obtenir le meilleur score possible et, in fine, d’accéder au pouvoir. Et dans le fonctionnement de cet outil, l’impulsion ne peut venir que d’un seul, et donc de lui-même. La stratégie, se serait le domaine réservé du candidat. Tout doit aller au rythme des évolutions de Jean-Luc Mélenchon. Où, si ce n’est dans la tête de l’insoumis en chef, s’opèrent les changements de ligne sur les questions internationales, la République, la « créolité » ou la police ? Qui a créé le Parti de gauche avant de renier la forme parti et la « gôche » ? Qui est passé du populisme revendiqué à la création de la NUPES ? Jean-Luc Mélenchon change et donne le tournis. Et aujourd’hui même ses discours sont hésitants. Nupes ou insurrection ? Devant les difficultés qui s’amoncellent sur la gauche politique et sociale, de quel côté Jean-Luc va-t-il pencher ?
Ils sont plusieurs à trouver légitime de pouvoir influer sur les lignes stratégiques de leur mouvement. Ils veulent pouvoir réfléchir à la stratégie populiste, à la place des autres composantes de la gauche et de leurs interactions. À celles et ceux qui veulent porter des débats à Alexis, Eric, Raquel, Clémentine, François, à ces compagnons de route et de fortune qui sont une part non négligeable de l’histoire insoumise, la direction du mouvement dit « la sortie, c’est par là ».
Pourquoi ? Parce qu’au fond, Jean-Luc Mélenchon pense que l’efficacité de ses propositions réside dans sa liberté d’analyse, sa liberté de changer d’avis, de ligne et de stratégie. Il croit d’abord en lui-même pour mener à bien son projet de prise du pouvoir. Et, pour aller jusqu’au bout, il a moins besoin d’un entourage qui le conseille que d’un entourage qui lui fait confiance. La confiance supposerait qu’il n’y ait pas de contestation. Interroger un positionnement changeant serait une marque de défiance. Proposer ce qui n’est pas dans la ligne du moment, serait un coup de couteau dans le dos.
La prime à l’action
C’est comme cela que l’on peut comprendre la crispation qui entoure la fondation de la Gauche Ecosocialiste (GES), un petit parti qui regroupe quelques centaines de militants, dont des députés, Hendrik Davi et Marianne Maximi, avec le soutien amical de Clémentine Autain. La GES est la nouvelle forme de ce qui fut jusqu’ici « Ensemble Insoumis », qui rassembla les membres d’Ensemble rejoignant LFI. La double appartenances n’a jamais été un problème à LFI, comme en témoignent François Ruffin membre de Picardie Debout ou Aymeric Caron et son REV (Révolution écologique pour le vivant). Or, cette fois, les hautes sphères de LFI sont irritées. Parce que GES affiche une ambition à laquelle n’avait jamais encore été confronté le mouvement : être un courant de la France insoumise. Là, ça ne passe pas. Un parti autonome qui fait ses trucs dans son coin, OK. Un parti qui se veut courant et voudrait discuter de politique, non. « Il n’y a pas et il n’y aura pas de courant à LFI », a affirmé au Monde Manuel Bompard, invitant même Hendrik Davi à « un échange franc » afin de vérifier si la Gauche écosocialiste était toujours « compatible avec [sa] participation à La France insoumise ».
La tension au sein de LFI ne relève donc pas d’une flambée d’irrationalité ou de la simple affirmation d’une autorité personnelle. Elle découle d’une conception utilitaire de l’organisation. Pour la direction et Jean-Luc Mélenchon … 2027 c’est déjà maintenant. Ils sont engagés dans la préparation de 2027 et veulent se laisser les mains libres d’envisager des changements de caps et des revirements tactiques rapides. De fait, une campagne présidentielle, programme, périmètre de rassemblement, moyens… ne s’improvise pas un an avant. François Ruffin en lançant son appel aux dons vient de le rappeler. Jean-Luc Mélenchon en relookant son point hebdo sur YouTube grâce aux gros moyens techniques de LFI, le dit aussi.
Comment cette série de tensions à répétition depuis septembre va-t-elle se conclure ? Manuel Bompard a convié Hendrik Davi a une discussion franche, pour vérifier si les membres de GES peuvent rester dans le mouvement. L’heure est encore à l’évaluation des risques que l’on prend, de toute part, à chaque nouveau pas. Car il demeure une certitude : la France insoumise reste une efficace machine à mener une campagne présidentielle. S’en priver, ou pis, se le mettre à dos à quatre ans de l’échéance électorale visée, pourrait s’avérer une stratégie particulièrement risquée pour les uns, les unes et les autres. Mais gare, et pour reprendre un adage insoumis : les révolutions citoyennes peuvent advenir même dans les endroits que l’on pense les plus verrouillés.
publié le 28 mai 2023
Par Roger Martelli sur www.regazrds.fr
L’historien Roger Martelli déconstruit le projet des LR sur la question migratoire. Et rappelle les arguments pour que la gauche ne lâche pas le combat.
« Le parti Les Républicains montre les muscles sur l’immigration », nous dit Le Monde. L’organisation affaiblie veut faire monter les enchères face à une macronie aux abois. Elle pense concurrencer le Rassemblement National en faisant un copier-coller de ses idées. Ce faisant, elle ment aux Français et fait le lit de Marine Le Pen.
Les Républicains envisagent de déposer deux lois au Sénat, une ordinaire, l’autre constitutionnelle. La loi ordinaire vise à durcir la législation existante, en criminalisant un peu plus l’immigration illégale, en pénalisant le regroupement familial, en limitant l’immigration étudiante et en conditionnant l’aide au développement à l’organisation du retour des illégaux. Quant à la loi constitutionnelle, elle légitime le primat du droit français sur le droit international, veut rendre possible un référendum sur l’immigration et permettre au Parlement de fixer des quotas. Le parti se veut dans la continuité de la philosophie sarkozyste ; elle légitime un peu plus le fonds de commerce de l’extrême droite.
La droite des fake news
Un tout récent sondage d’Elabe suggère que la moitié des personnes interrogées surestiment le poids de l’immigration dans la population française. Alors que la part des immigrés oscille – selon les modes de calcul – entre un peu plus de 10 % et moins de 12 %, 39 % la situent au-delà de 20 %, dont 15 % au-delà de 40 % ! Les fake news à la Donald Trump sont devenus un outil politique universel pour orienter l’opinion. Pourquoi la France y échapperait-elle ? Dans l’arsenal idéologique de la droite française, on ne trouve qu’un seul fait avéré : l’immigration en France est un phénomène croissant. Pour le reste, tout est faux [1] :
La France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe : en vingt ans, le nombre d’immigrés a augmenté de 62 % dans le monde, de 58 % en Europe occidentale et de 36 % en France ;
Dans les dernières années, la France n’a pas été le pays européen qui a le plus contribué à l’accueil des réfugiés, ni ceux du Moyen-Orient, ni ceux de la guerre en Ukraine. Compte tenu de sa population et de sa richesse, elle est loin de la « France généreuse » qui est théoriquement sa marque de fabrique ;
La France n’accueille pas toute la misère du monde. À l’échelle mondiale, les plus pauvres qui se déplacent vont vers les pays les plus pauvres et non pas vers les riches. Alors que les déplacements liés aux guerres et aux désastres climatiques explosent à l’échelle mondiale, les catégories qui contribuent le plus à l’augmentation française des titres de séjour sont les étudiants internationaux, les travailleurs qualifiés et les réfugiés connus et régularisés.
Il n’y a aucun risque de « grand remplacement ». Seuls 5 % des adultes ont quatre grands parents nés étrangers à l’étranger. Pour les 25 à 28 % qui ont entre un et trois grands-parents dans ce cas, la réalité est donc celle des unions mixtes, Cela confirme que nous restons dans la logique de ce métissage qui est en France la base de constitution du peuple et de la nation.
Les dangereux miroirs aux alouettes
La droite dans toutes ses composantes n’a que faire de la réalité, celle que révèlent inlassablement des études et enquêtes, tout aussi inlassablement renvoyées au « laxisme », à « l’angélisme » et au « politiquement correct ». Une seule chose lui importe : faire l’amalgame entre la croissance de l’immigration, l’inquiétude devant les violences internes et externes, le fantasme de l’islamisation et l’obsession de la « perte de l’identité ».
La droite classique vit dans la conviction qu’elle va casser la dynamique du Rassemblement national en se plaçant ouvertement sur son terrain et en n’hésitant pas à user des mêmes mots. Sarkozy n’avait-il pas laminé le « vieux » Jean-Marie Le Pen en 2007, en déployant son libéral-populisme « décomplexé », autoritaire et cocardier ? Force est alors de constater que, une fois élu, il a voulu pousser plus avant sa logique en lançant une grande campagne sur « l’identité française ». Son projet a fait long feu. En 2012, il a perdu, la gauche a gagné dans sa variante droitière et Marine Le Pen – qui a compris qu’il fallait changer pour continuer – a amorcé la dynamique que l’on connaît.
L’exécutif choisit la voie cynique. Le marché libre régule et l’État corrige, au double sens de la correction : la compensation à la marge et la répression. Aux Républicains qui proposent de s’abstraire de la loi européenne pour limiter de façon drastique l’immigration, la majorité macroniste s’insurge en lui reprochant de proposer un nouveau Brexit sans le dire. Elle a raison de dire que les clins d’œil au souverainisme sont un trompe-l’œil et une impasse. Elle a raison d’affirmer que le retour à la situation européenne d’avant 1958 serait un régression historique. Mais elle a tort de ne rien dire d’une politique des la frontière européenne qui vise à restreindre au maximum l’arrivée en Europe des flux de la détresse, à confier à des États, souvent douteux, la sélection des immigrés « recevables » (le système des hot-spots) et de sous-traiter le contrôle policier à une institution – l’agence Frontex – plus que critiquable dans ses données de référence comme dans ses méthodes. Vouloir défendre la réalité d’une Europe au-dessus des nations séparées est un chose ; la maintenir en l’état, y compris que le dossier migratoire, est une faute.
Dans les colonnes de Libération, le président Renaissance de la commission des affaires européennes de l’Assemblée, Pieyre-Alexandre Anglade, explique que l’objectif de la majorité est de soutenir une politique qui vise à « mieux contrôler les flux migratoires, expulser ceux qui n’ont rien à faire sur le territoire national, régulariser ceux qui contribuent à la vie de la Nation ». Les Républicains se coulent dans la logique de l’extrême droite, en espérant tarir les flux qui se portent vers le parti de Marine Le Pen. La majorité présidentielle accepte avec la droite la logique de la restriction des flux migratoires en en proposant une gestion « adoucie ». A l’arrivée, les uns et les autres entérinent la légitimité du projet de l’extrême droite et ne font que nourrir l’idée, attestée par les sondages, que Marine Le Pen est la mieux placée pour limiter le spectre du « grand remplacement ».
Il ne sert à rien de nier que, pour l’instant, l’extrême droite a gagné la bataille des idées sur le terrain de l’immigration. Elle a pu le faire parce que la droite a capitulé, notamment depuis le grand débat sarkozien sur « l’identité nationale ». Et on n’aura pas ici le mauvais esprit de rappeler que, trop longtemps, une partie de la gauche a eu des complaisances, avec l’idée que la souveraineté nationale était menacée, que la libre circulation était une idée libérale et que la frontière était une protection absolue.
L’honneur de la gauche
La gauche ne peut en aucun cas admettre les tenants et les aboutissants du projet et du discours de l’extrême droite. Que la droite et la macronie les entérinent, en en proposant une version théoriquement moins brutale, est une chose. La gauche, elle, doit tourner le dos définitivement aux demi-mesures, au « la droite pose de bonnes questions, mais offre de mauvaises réponses » ou au « « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le discours franc sur la réalité des faits et le respect absolu des valeurs désignent la seule voie juste et réaliste.
Le débat qui oppose la frontière-muraille et le no border n’est pas de saison. La frontière est une construction artificielle, mais elle est une réalité, la délimitation légale d’un espace de souveraineté, à l’intérieur duquel un État limité et contrôlé a un droit de régulation et où des individus ont des droits inaliénables, indépendamment de leur nationalité. Au-delà, l’image de la frontière infranchissable est un illusion. Au mieux, la frontière-muraille est une ligne Maginot : on sait quelle fut son efficacité en mai-juin 1940 !
Dans la pratique, la frontière n’est rien d’autre qu’une fabrique à produire du clandestin. Juridiquement, la clandestinité est l’espace par excellence du non-droit. Sur le marché du travail, elle produit donc des travailleurs sans droits. Au fond, ce qui tire vers le bas la masse salariale, ce n’est pas tant l’immigré que le clandestin sans droits. À l’échelle planétaire, où règne la concurrence « libre et non faussée », ce ne sont pas les mouvements migratoires qui augmentent la rentabilité du capital en baissant la valeur globale de la force de travail. C’est au contraire le maintien sur place d’une population à faible revenus, dont la mondialisation telle qu’elle est fait une armée de réserve, souvent qualifiée mais de faible coût. Ce faisant, l’insertion du clandestin par la régularisation et l’accès au droit est la meilleure façon de travailler à tirer vers le haut la condition salariale en général et pas seulement celle des immigrés.
En vingt ans, la part des immigrés dans le monde a augmenté de près des deux tiers. Le mouvement ne se tarira pas dans les décennies à venir. Même si de nombreux pays du Sud connaîtront un développement plus ou moins soutenu, à l’instar de la Chine ou de l’Inde, cela n’empêchera pas que les dérèglements climatiques et les guerres augmenteront la part des réfugiés. Cela n’empêchera pas que, partout, pays plus ou moins riches ou plus ou moins pauvres, une part de la population la moins démunie ira chercher une vie meilleure dans les pays les plus riches, tandis qu’une part des plus démunis chercheront la survie dans des pays un peu moins pauvres. Quand on sait que l’essentiel des déplacements des pauvres se font aujourd’hui vers le Sud, est-ce l’intérêt bien compris des pays du Nord que d’aggraver un peu plus les difficultés de ceux qui les cumulent déjà ? Au-delà même de la pourtant nécessaire morale, n’est-ce pas courir le risque d’un accroissement des inégalités, du ressentiment et, partant, de la violence et de l’instabilité mondiale ?
Si la migration est un fait inéluctable : s’en protéger est au mieux un illusion, au pire un facteur de régression matérielle, morale et politique. Il n’y a pas d’autre solution que de s’y adapter. Et pour s’adapter en évitant le pire (le repliement sur soi excluant et cloisonnant), la seule option est le partage de la souveraineté sur la base de l’affirmation du droit et de la citoyenneté, le partage et la préservation des ressources en mettant en valeur les biens communs, l’affirmation d’une universalité qui ne s’accommoderait plus ni de l’uniformité, ni de l’hégémonie, ni du repli sur soi de communautés obstinément fermées.
Dans tous les cas, l’obsession de la protection et le fantasme de la clôture sont des carburants pour une aggravation des frustrations, des inquiétudes et du ressentiment généralisé. Dans un monde de plus en plus instable, la « souveraineté historique » sera un bien piètre rempart et la « continuité nationale » de la France un formidable miroir aux alouettes. Sous pression de l’extrême droite, la droite dite de gouvernement et la macronie s’apprêtent à intérioriser un recul de civilisation. La gauche doit donc relever le gant. Convenons que, si la tâche n’est pas insurmontable, elle est aujourd’hui redoutable.
[1] On ne peut, sur ce point, que conseiller la lecture du nouvel essai de François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023
publié le 28 avril 2023
Par Pierre Khalfa sur www.regards.fr
La France connaît un mouvement social d’une ampleur considérable tant par sa massivité que par sa durée, le plus important depuis celui de décembre 1995. Pourtant, ce mouvement n’a pas, pour l’instant, réussi à faire fléchir le pouvoir. Cela n’est d’ailleurs pas la première fois.
Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.
Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu social mais, surtout, qui gagnait aussi en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.
De l’unité syndicale et de ses limites
Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante, en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Cependant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir.
Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, qui a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars a été en demi-teinte : les manifestations ont été très massives – les plus massives depuis le début du mouvement d’après même le comptage policier – mais le blocage du pays a été limité.
La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite quelques jours par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Pire, elle a montré que l’intersyndicale était incapable de bloquer le pays, même un seul jour. Or, à la suite du 7 mars, l’intersyndicale n’a pu que reproduire une suite de journées de mobilisation plus ou moins massives suivant le moment, alors même qu’il était de plus en plus évident que le pouvoir ne lâcherait rien et avait pour objectif d’infliger une défaite en rase campagne au mouvement social.
Le mythe de la grève générale reconductible
Que ce soit en 2010, en 2016 contre la loi Travail ou en 2023, il y a eu des grèves reconductibles dans certains secteurs, beaucoup plus d’ailleurs en 2010 qu’en 2023. Elles ont eu lieu dans des entreprises se caractérisant par une présence syndicale forte. Mais les secteurs en grève reconductible n’ont pas été rejoints par les autres salariés. Il n’y a eu aucune extension de la grève reconductible. Les grèves ne se sont donc pas généralisées alors même que le pouvoir campait sur ses positions, jouait sur le pourrissement du mouvement et que les journées à répétition de l’intersyndicale montraient leurs limites. De plus, les enquêtes d’opinion indiquent que si une très large majorité était opposée au projet du gouvernement et soutenait les mobilisations, une large majorité pensait aussi dans le même temps que la réforme serait appliquée. Ce paradoxe explique peut-être que les salariés, ne croyant pas à la possibilité d’un succès, ne se sont pas lancés dans une grève qui leur paraissait inutile et coûteuse. La hauteur des enjeux a pu être un frein.
Une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine.
Dans cette situation, une série de critiques ont été faites à l’intersyndicale. Elle aurait été coupable de ne pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible » et, pire, de n’avoir ni préparé ni construit en amont une telle possibilité. Or, toute l’expérience historique en France montre justement qu’une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet, alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein.
George Sorel définissait la grève générale comme un mythe, mais un mythe mobilisateur. Les mythes, disait-il dans Réflexions sur la violence, « ne sont pas des descriptions des choses, mais des expressions de volonté ». Peu importait pour lui qu’une grève générale ait lieu ou pas, cette idée, implantée dans la classe ouvrière, devait avoir un effet galvanisant. Outre qu’hélas cette vision est restée à l’époque largement lettre morte, force est aujourd’hui de constater que, loin d’être un moteur de l’action, l’idée de grève générale reconductible reste non seulement très largement la rhétorique d’une minorité, mais est un obstacle à une réflexion de fond sur les formes d’action. Comme l’indiquait déjà en 2010 Philippe Corcuff, « dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le "tous ensemble en grève au même moment" […] la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer ».
Il faut donc s’interroger en permanence sur le recours au thème de la grève générale reconductible qui peut effectivement se transformer en rhétorique creuse. Si la seule solution pour gagner est une grève générale reconductible que l’on est incapable d’organiser, que faire donc une fois ce mirage dissipé ? Sommes-nous condamnés à choisir entre la répétition de journées de mobilisations qui, même très massives, ne font pas reculer le pouvoir et l’attente quasi messianique d’une grève générale qui, année après année, apparaît de plus en plus incertaine ? S’il ne s’agit pas d’abandonner cette perspective, en faire l’alpha et l’oméga de la stratégie syndicale ne peut mener qu’à une impasse.
Relancer le débat stratégique
Le mouvement syndical a montré qu’il était encore capable de mobiliser des millions de personnes et d’avoir le soutien de l’opinion. C’est un acquis considérable mais fragile car exposé au résultat concret des mobilisations. Comment sortir de l’impuissance ? Il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un problème et engager le débat publiquement avec les équipes syndicales et plus largement avec les salariés et la population. L’intersyndicale, ou à défaut certaines de ses composantes, pourrait en prendre l’initiative, ce qui permettrait aux organisations syndicales de combattre un possible abattement et surtout de préparer les combats futurs en essayant de faire participer les salariés à la détermination des formes de leur mobilisation. Il s’agirait aussi, face à la stratégie de la tension mise en œuvre par le pouvoir, de marginaliser les tentations de répondre au coup par coup sur le même terrain que la violence du pouvoir. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’État – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, "quoi qu’il en coûte" et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir ».
Après l’échec du mouvement sur les retraites de 2010, un débat sur les formes de lutte s’était esquissé. Ainsi Pierre Dardot et Christian Laval, dans Le retour de la guerre sociale, écrivaient : « Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale » [1]. Le capitalisme contemporain est organisé suivant une logique de flux que permet le libre-échange avec la liberté de circulation des marchandises. Pour des raisons liées à la rentabilité du capital, les stocks sont très faibles, voire inexistants. Empêcher la circulation des marchandises permettrait de bloquer le système. Les actions de blocage deviendraient la forme la plus efficace de la lutte des classes. « Pourquoi en effet perdre des jours en pure perte » en faisant grève ? [2]
L’analyse paraît séduisante. Elle pêche cependant par plusieurs aspects. La question qui se pose est de savoir qui bloque. Le blocage du pays était auparavant le résultat de la grève, non seulement parce qu’elle touchait des secteurs stratégiques, comme par exemple les cheminots, mais surtout parce que plus la grève s’étendait, plus l’activité économique déclinait jusqu’à la paralysie. Celle-ci relevait de l’engagement massif des salarié.es. Le schéma proposé ici est tout autre. Si les gens sont au travail, les actions de blocage des nœuds stratégiques ne peuvent concerner qu’une frange militante réduite. Si techniquement, il est toujours possible de bloquer tel ou tel point sensible à quelques centaines de personnes, l’escalade dans l’affrontement ne peut reposer sur une petite minorité qui bloque alors même que la grande masse de la population, même si elle sympathise avec ces actions, a une attitude de spectateur. De plus, si la situation devient critique, le pouvoir peut tout à fait employer les moyens qu’il a à sa disposition pour débloquer la situation.
Romaric Godin, dans un article récent de Mediapart, propose une autre stratégie, organiser « un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un "grand moment" mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique ». Il s’agirait donc d’organiser une guérilla économique, une « agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur ».
Là aussi la perspective est séduisante mais demande à être précisée. Quelles formes concrètes prendrait cette « déstabilisation permanente du système productif » : des grèves perlées, où les salariés travaillent de façon volontairement ralentie, des grèves du zèle qui désorganisent la production, des débrayages ponctuels sans préavis ? Dans tous les cas, cela suppose un fort degré d’engagement à la fois individuel et collectif. Tiendra-t-il dans la durée face à une répression patronale qui ne manquera pas de se faire sentir et si la présence syndicale est faible, voire absente ? Mais surtout, même si « les syndicats ont sans doute un rôle à jouer dans la coordination et l’entretien du mouvement », le risque est grand que chacune et chacun se retrouvent isolés dans son entreprise. Certes des assemblées générales interprofessionnelles locales peuvent réduire ce risque, mais elles ne le suppriment pas avec le spectre de l’étiolement du mouvement comme horizon.
L’expérience des gilets jaunes, avec l’occupation des ronds-points, le « mouvement des places » qui a vu le jour il y a quelques années dans nombre de pays et l’obsession du gouvernement contre les ZAD peuvent inspirer une autre solution. Il aurait peut-être été possible de tenter des occupations massives de places publiques organisées par tout ou partie de l’intersyndicale ce qui aurait changé notablement la nature de l’affrontement. Combinée avec les manifestations régulières massives, des grèves dans certains secteurs stratégiques, comme les transports, les raffineries ou les éboueurs, elle auraient permis de durcir le mouvement, de franchir ainsi un saut qualitatif dans la mobilisation et peut-être de reposer dans des termes nouveaux la question de la généralisation de la grève. Évidemment cela sortait de la stratégie habituelle du mouvement syndical et aurait nécessité une prise de risque certaine, le pouvoir n’allant pas laisser faire cela sans réagir.
Quoi qu’il en soit, même si l’on voit bien qu’il n’y a pas de solution miracle, il est clair qu’il y a une nécessité absolue de discuter des formes d’action sous peine de reproduire mouvement social après mouvement social l’incapacité à faire céder le pouvoir.
Du nouveau sous le soleil syndical ?
Une telle perspective pose évidemment la question de l’intersyndicale et de son fonctionnement. Son unité, avec l’implication de la CFDT, a été un facteur décisif de l’isolement du pouvoir et du caractère massif de la mobilisation. Cependant il serait illusoire de penser que les divergences entre organisations syndicales auraient, comme par miracle, disparu. L’engagement sans faille de la CFDT dans la lutte contre le projet du gouvernement repose, au-delà même de la question des retraites, sur le refus du pouvoir macroniste d’accorder au syndicalisme la place que la CFDT revendique, celle d’un interlocuteur privilégié avec lequel le pouvoir et le patronat négocient. La CFDT défend un syndicalisme d’accompagnement qui, face aux projets de transformation néolibérale du monde du travail et de la société, a choisi de les négocier, espérant ainsi les amender. Ainsi par exemple, la CFDT a soutenu, in fine, la loi El Khomry en 2016, se félicitant de l’avoir améliorée, alors même que cette loi constitue une régression majeure des droits des salariés.
Cette orientation suppose que le gouvernement l’accepte comme un partenaire au niveau national et soit capable de lui faire quelques concessions. Or la volonté d’E. Macron est de cantonner les organisations syndicales au cadre des relations professionnelles dans l’entreprise ou au mieux dans la branche, ce qui est pour la CFDT inacceptable car lui faisant perdre son rôle interprofessionnel. La CFDT s’était ainsi inscrite dans le projet de réforme des retraites de 2019, instaurant une retraite par points, pensant pouvoir l’infléchir sur certains aspects, notamment sur les critères de pénibilité et en lui faisant retirer l’instauration d’un âge pivot à 64 ans. Or elle avait échoué devant l’intransigeance du gouvernement. Elle avait subi le même échec au moment de la loi sur l’assurance-chômage. Dans le projet macroniste, il n’y a pas de place pour le syndicalisme, ni même pour un syndicalisme d’accompagnement et donc pour la CFDT.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement de la CFDT dans le refus de la réforme des retraites de 2023. Au-delà donc de la question des retraites, l’enjeu pour la CFDT était de ne pas se laisser marginaliser par le pouvoir macroniste avec l’ambition de redevenir l’interlocuteur incontournable du pouvoir. De ce point de vue, le mouvement actuel, quelle que soit son issue, peut lui être profitable. L’affaiblissement notable du pouvoir macroniste, son isolement politique le forcent à retisser des liens avec le mouvement syndical pour l’associer aux « réformes ». La CFDT a donc aujourd’hui une opportunité de revenir dans son jeu traditionnel… après « un délai de décence » selon les mots mêmes de Laurent Berger.
De fait, c’est la CFDT qui a dirigé l’intersyndicale. Au nom de l’unité nécessaire, ce leadership a été accepté par tous, y compris par la CGT, ce qui explique au moins en partie les déconvenues de la direction sortante de la CGT lors de son congrès. Or, la stratégie mise en œuvre, pour efficace qu’elle ait été au départ, a atteint aujourd’hui ses limites. Aurait-il été possible d’en changer sans casser l’intersyndicale et provoquer le départ de la CFDT, perspective que le pouvoir attendait depuis le début ? Il est évidemment toujours très délicat de faire de l’histoire contrefactuelle. On peut simplement noter qu’un retrait de la CFDT de l’intersyndicale aurait été payé au prix fort par cette dernière puisqu’il se serait effectué sans la moindre concession du pouvoir. En fait, à partir du moment où la CFDT avait fait du retrait de la mesure d’âge le point central de l’affrontement, il lui était impossible de se dégager du cadre unitaire sans avoir obtenu une quelconque avancée sur ce point, avancée que le pouvoir lui refusait. D’où d’ailleurs ses tentatives un peu désespérées de jouer sur le vocabulaire en demandant que l’on « mette sur pause la réforme des retraites », espérant ainsi amadouer Emmanuel Macron qui n’entendait céder sur rien. Dans une telle situation, et même en cas de refus de la CFDT, une partie de l’intersyndicale – la CGT, la FSU et Solidaires – aurait pu prendre l’initiative de proposer des formes d’action complémentaires des journées de manifestations sans rompre avec le cadre unitaire. Cela aurait supposé une réflexion en amont sur les formes de lutte et un approfondissement des liens entre ces trois organisations pour remettre en cause le leadership de la CFDT. Cela ne s’est pas fait.
Les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée.
Le rapport au politique
Les rapports entre partis politiques et syndicats sont marqués par une méfiance réciproque. Sans refaire ici l’historique complexe de ces relations, il faut noter que le passé récent n’a pas permis de les améliorer alors même que la création de la Nupes, instaurant un cadre unitaire de la gauche et de l’écologie politique, aurait dû, a priori, être favorable à une relation plus apaisée. Cela s’explique assez facilement dans le cas de la CFDT qui a toujours été hostile à une gauche de rupture et n’a pas manqué toutes les occasions possibles de critiquer LFI. Cela s’explique aussi dans le cas de FO professant une indépendance sourcilleuse qui n’empêche pas les contacts discrets et les petits arrangements, y compris avec la droite. Cela est plus étonnant dans le cas de la CGT, de la FSU et de Solidaires.
On aurait pu même penser que les choses allaient bouger quand, à la fin juillet 2022, s’était mis en place un collectif regroupant les forces politiques de la Nupes, un certain nombre d’associations, la FSU et Solidaires, rejoints à la rentrée par la CGT. L’objectif de ce collectif était de voir s’il était possible d’organiser des initiatives communes contre la politique du gouvernement. Or, malgré un début prometteur marqué par la bonne volonté des uns et des autres, l’échec a été patent. Côté organisations syndicales, la méfiance traditionnelle envers les partis politiques a d’autant plus vite repris le dessus qu’elles étaient engagées dans la recherche d’une unité intersyndicale. Elles pensaient qu’il ne fallait rien faire qui puisse la mettre en danger, notamment dans les rapports avec la CFDT. Côté partis politiques, la volonté de LFI de tenir à tout prix une marche nationale le 21 janvier, présentée au départ comme la première riposte face à la réforme des retraites, ce que les organisations syndicales considéraient comme une concurrence avec leurs propres mobilisations, a empêché la tenue d’une autre initiative qui aurait pu avoir l’aval des organisations syndicales et des associations. Les « amabilités » échangées entre la direction de la CGT et les responsables de LFI ont définitivement plombé cette tentative de rapprochement.
Par la suite, les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Malgré le fait que toutes les forces politiques de la Nupee se sont alignées sur les initiatives de mobilisation de l’intersyndicale, ce mouvement social n’a pas resserré les liens entre le mouvement syndical et les forces politiques de la gauche et de l’écologie politique. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée. Le mouvement syndical ne peut se désintéresser de cette question et revenir au business as usual. L’urgence de la situation implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, et plus largement les mouvements sociaux et les partis politiques.
Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Cependant, le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre quelquefois, de « donner un débouché politique aux luttes » – ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre –, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.
Mais les partis politiques doivent aussi comprendre que la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique nécessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la Nupes, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico-social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.
Pierre Khalfa
[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Le retour de la guerre sociale, in Tous dans la rue, Seuil, janvier 2011. Dans la citation, le mot en italique est le fait des auteurs.
[2] Pierre Dardot et Christian Laval, ibid.
publié le 27 avril 2023
sur www.regards.fr
Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.
Par Sandrine Rousseau
Les premières fraises arrivent. Elles sont belles, annonciatrices du printemps, des retrouvailles des amis et de la famille. Rien qu’à l’évocation de leur belle couleur rouge, du vert intense de leur collerette, nous salivons. C’est le goût sucré du bonheur. L’hiver est passé, la nature reprend vie, les bourgeons apparaissent. Le printemps sera fleuri, multicolore. Sur les arbres fruitiers, les premiers pétales roses s’aventurent timidement en dehors de leur coque. Ils découvrent le bruit du monde. Bientôt ces pétales feront une fleur. Nous compterons alors les fleurs écloses comme autant de promesses de fruits à récolter dans quelques semaines. Après celui des fraises viendra le temps des cerises.
Il y avait une fête de la fraise à Salon-de-Provence. Un député macroniste y est allé. Le chahut qu’il y a rencontré l’a obligé à en partir prématurément. Le ministre de l’Éducation nationale a lui aussi été sous bonne escorte à son arrivée à Lyon lors de son dernier déplacement, le même comité d’accueil l’attendait à Paris à son retour. La ministre de la Culture a dû écouter les prises de parole de manifestants aux Molières. La liste est longue des empêchés parmi les proches de Macron.
C’est que rien ne se passe comme prévu pour ces mêmes proches. Le peuple français a décidé de ne pas passer à autre chose. Même quand le Président leur parle en bras de chemise, comme disait ma grand-mère, le peuple ne se laisse pas impressionner par les démonstrations communicantes, les éléments de langages. Il veut vivre. Et cette envie de vivre est irrépressible. Faut dire qu’elle prend racine loin. Elle est née des semaines d’enfermement et des mois de peur du covid. Elle est née de ces interrogations lors des apéros Zoom : à quoi cela sert ce que l’on fait ? Quelle utilité de se casser le dos ? Et si on faisait autre chose ? Si on faisait différemment ? Tout le monde n’a pas déménagé en campagne après le confinement mais tout le monde a fait un bilan de sa vie. Ce qui lui plaisait et ce qui ne lui plaisait pas. Il ne faut pas laisser le peuple réfléchir au capitalisme libéral, faute de quoi il s’aperçoit de l’absurdité de ce monde.
« Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. La guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part. »
C’est pour cela qu’il ne s’agit pas de manifestations comme les autres. Là l’erreur du macronisme. Peut-être au fond parce que le macronisme n’est rien d’autre qu’une doctrine économique, libérale. Pas d’humanisme, pas de société, pas de planète. Juste des travailleurs à remettre au travail, à continuer à faire travailler ou à obliger à travailler. Pas de planète, juste des ressources, avec des cours mondiaux, des hausses et baisses de prix et des « ajustements » à réaliser pour que les offres correspondent aux demandes.
Ce qui se produit dans la société actuellement n’a rien à voir avec les mouvements sociaux précédents. Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. Alors comment la faire vivre et surtout aboutir ?
Et avant d’en arriver aux pistes de solution, posons ceci : le chemin que prend un peuple pour s’émanciper est par nature inconnu. Impossible à prévoir et à anticiper. Pour ma part, je ne crois pas trop à une révolution faite de barricades, de deux clans face à face, mais peut-être que je me trompe. Je crois plutôt en une désobéissance révolutionnaire. Quelque chose de plus radical et fluide, comme dirait Réjane Sénac. Quelque chose d’insaisissable parce qu’imprévisible, fait d’initiatives ici et là, et non d’un grand mouvement organisé, mené par un ou plusieurs leaders. Les éboueurs et leurs poubelles, les gens et leurs casseroles, les maraîchers et leurs fraises, les cheminots et leurs trains, les étudiants et leurs cagoules… Je ne pense pas davantage qu’il y aura une convergence des luttes. Tout cela est bien trop monobloc pour les temps qui arrivent. Le vent qui souffle est tourbillonnant. Dès lors comment le saisir ?
Déjà en ne lâchant rien de la lutte institutionnelle. Le groupe LIOT a déjà déposé une proposition de loi d’abrogation de l’article 7 de la réforme des retraites. Elle sera débattue le 8 juin prochain. Tiens d’ailleurs, qui aurait pu prévoir qu’un député issu d’une vieille famille aristocrate, au sein d’un groupe centriste, soit un gravier dans la chaussure du pouvoir ? Radical et fluide, aristocrate et ouvrière, la quête de sens est aujourd’hui universelle. Elle est surtout anti-économie de marché. Car quel est le fil qui relie les éboueurs et l’aristocrate, les opposant·es aux bassines et les étudiant·es ? La quête de respect. Que ce respect soit celui des institutions comme celui des personnes, de la planète ou de nos communs. Peu importe, ce que nous demandons est du respect. Pas que l’économie règle nos vies.
D’autres groupes parlementaires prévoient aussi des actions, des propositions de loi, d’abrogation ou des motions de censure. Peu importe au fond, la guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part.
Sur le plan institutionnel donc, deux options : le renversement du gouvernement et l’abrogation de la loi. Et pourquoi pas les deux en même temps. Elles seront belles et bonnes les fraises accompagnées de crème ! Ces deux options sont possibles. L’abrogation de la loi dépendra du courage des Républicains. En ont-ils ? Telle sera la question. Mais parions que plus les député·es seront empêchés d’aller aux fraises, plus les certitudes de certain·es trembleront. Or, il en faut quelques-uns, pas tous, juste une poignée pour que la loi tombe. Ils nous avaient vendus les avancées sociales de la loi pour la voter, mais elles ont toutes été retirées par le Conseil constitutionnel. Il ne reste plus que le squelette libéral de cette réforme. Alors le bruit des casseroles peut réussir à les convaincre, dès lors qu’il est suffisamment fort pour couvrir les voix des attraits ministériels. Une motion de censure elle aussi peut passer dans la foulée. Gageons que le 8 juin sera une journée importante.
Tout ne se passera pas à l’Assemblée. La Rue et l’Assemblée doivent danser ensemble une sorte de tango démocratique. Multiplier les initiatives, danser, chanter, empêcher, mobiliser, marcher, casseroler, manifester, occuper, planter, piquer… peu importe la forme, du moment qu’il y ait l’ivresse d’une réforme empêchée, d’un ordre économique menacé.
Mon dernier mot ira à l’extrême droite : nous n’attendrons pas quatre ans, Marine Le Pen, pour que vous vous serviez du mouvement social comme un parasite sucerait le sang du bétail, pour votre seule ambition. Nous ne céderons pas un pied dans cette bataille, nous la mènerons tous les jours, toutes les heures, jusqu’au retrait de la réforme et la pensée d’une autre société. Rentrez votre sourire carnassier, la France est en train de se réveiller et elle ne vous appartient pas. Nous ne lâcherons rien parce que nous voyons apparaître sur les arbres les bourgeons des cerisiers et le rouge et vert des fraises gorgées de sucre.
Vive la France, vive les fraises !
Sandrine Rousseau
Par Antoine Léaument
Le peuple français est entré en révolution citoyenne. La réforme des retraites et l’attitude autoritaire de Emmanuel Macron catalysent un processus commencé il y a 20 ans. En 2002, l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen signalait une cassure : l’abstention record et le vote pour un candidat perçu (à tort) comme « antisystème » signalaient un ras-le-bol. L’écrasement du vote de 2005 par le traité de Lisbonne de 2007, la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy en 2010 et la trahison par François Hollande du mot d’ordre « Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ont été autant d’étapes de plus vers une forme de rejet de « la » politique conçue comme un bloc homogène. En 2017, le score de Jean-Luc Mélenchon et celui d’Emmanuel Macron ont été un coup de tonnerre dégagiste.
Pourtant, Emmanuel Macron n’a rien changé après son élection. Il a aggravé la crise démocratique et est lui-même devenu la cible du dégagisme. Par l’affaire Benalla, par la suppression de l’ISF, par la taxe carbone et par son arrogance (« Qu’ils viennent me chercher »), il a mis le feu aux poudres. En 2018, la réponse populaire a été le mouvement des gilets jaunes. Né d’une question sociale, il a débouché sur une multiplication des revendications : sociales, écologiques et, surtout, démocratiques avec notamment la question du référendum d’initiative citoyenne (RIC).
La crise des retraites s’inscrit dans cette histoire longue à laquelle s’ajoute une crise sociale. L’augmentation des prix et la stagnation des salaires pour les uns ; les cadeaux fiscaux et les super-profits pour les autres. Alors quand, après avoir fait 8 milliards de cadeaux aux riches cet hiver, Emmanuel Macron a décidé au printemps de faire travailler tout le monde deux ans de plus pour économiser 12 milliards, la goutte d’eau a fait déborder le vase. La crise sociale s’est muée en crise politique.
Face à Emmanuel Macron, l’unité syndicale a conduit au plus grand mouvement social des soixante dernières années. À l’Assemblée, la résistance des députés Nupes a été entendue hors des murs de l’hémicycle. La réponse du Président à cette opposition populaire et parlementaire a été l’arrogance et la force. 49.3, promulgation expresse, violences policières, arrestations arbitraires : tout l’appareil répressif de la Cinquième République a été mis au service du pouvoir. Cela en a augmenté le discrédit.
« Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise. »
Dès lors, la situation de blocage politique est devenue évidente aux yeux du grand nombre. La contestation de la réforme a évolué vers celle du Président et de la Cinquième République. Depuis la Marseillaise des députés insoumis face au 49.3, la contestation a pris de nouvelles formes. Manifestations spontanées, d’abord. Casserolades permanentes contre l’exécutif, désormais. L’allocution d’Emmanuel Macron a mis de l’huile sur le feu.
À cette heure, le pouvoir macroniste n’a jamais été aussi isolé et discrédité. Qu’on en juge par ces sondages : 72% des Français sont « mécontents » d’Emmanuel Macron. 47% sont même « très mécontents ». Le discrédit du Président est tel que 56% des Français comprennent les insultes contre lui puisque « sa politique et sa façon de s’exprimer provoquent une très forte colère ». Dans le détail, 79% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 72% des électeurs de Marine Le Pen et 65% des abstentionnistes partagent cet avis. Ce signal doit être analysé et compris. La colère est unanime contre Emmanuel Macron, des quartiers populaires aux zones rurales en passant par les centres-villes. Bref : c’est l’heure des caractères.
Vouloir « normaliser » cette période, penser que le mouvement social va s’arrêter, s’y préparer plutôt que de l’encourager et lui donner de la force, c’est commettre la même erreur que Marine Le Pen. En renvoyant aux élections « dans quatre ans », en niant le mouvement social et en participant aux diversions du pouvoir, elle gagne un transfert de voix depuis Emmanuel Macron mais s’affaiblit dans les milieux populaires. Elle s’installe en cheffe de la droite extrémisée.
Face à cette situation, que faire ? Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise, à commencer par les propos racistes du gouvernement. Car aux yeux du peuple, quand c’est l’heure du combat, les barricades n’ont que deux côtés. Personne n’aime les tireurs dans le dos. Marine Le Pen ne le sait pas encore. Elle s’en rendra bientôt compte.
Aux insoumis, je dis : soyons à la hauteur du moment ! L’insoumission n’est pas qu’un mot. C’est un mode de pensée. Et un programme d’action.
Antoine Léaument
Par Jérôme Guedj
Nous traversons le conflit social le plus long et le plus massif depuis 1968. Il oppose le monde du travail – et singulièrement celui de la France des sous-préfectures – et un Président qui se cramponne à un agenda libéral suranné et à la force exorbitante dont dispose l’exécutif sous la Cinquième République. Les tenants de la « fin du cheminement démocratique » comme ceux de « l’insurrection inéluctable » font une même erreur. Ils s’imaginent être à la conclusion d’une séquence, alors que nous sommes au début d’un nouveau chapitre. Les législatives ont été l’aube d’un grand mouvement de contestation du libéralisme. La mobilisation contre la réforme des retraites se présente comme l’aurore d’un monde nouveau, débarrassé des vieilles lunes du macronisme.
Et si la lutte est intense, la France n’est pas au bord du chaos insurrectionnel. Les poubelles brulées des métropoles ne sont pas représentatives de la force tranquille qui s’est levée depuis janvier. Sa spécificité réside au contraire dans son calme, son nombre (3,5 millions de manifestants dans les rues à deux reprises), sa régularité (déjà 12 grandes journées de mobilisation) et son universalité (métropoles et sous-préfectures, employés et étudiants, fonctionnaires et salariés).
Cette mobilisation est profondément démocratique car éminemment pédagogique. Les grèves et les marches populaires sont la dramatisation d’un dialogue entre la majorité sociale et le pouvoir. Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée nationale. La remise en cause du fait majoritaire lors des élections législatives était porteuse d’un message clair au président de la République : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives. Depuis janvier, l’immense mobilisation sociale se présente comme un acte de pédagogie à l’encontre de l’exécutif.
Nous sommes aux prises avec une double incertitude – politique et institutionnelle – mais la bonne nouvelle est que la gauche évolue sur un terrain favorable.
« Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. »
Avec la réforme des retraites, le Président a fait passer sa « réforme totémique » mais il a perdu une bataille politique : son bloc si compact depuis 2017 commence à s’effriter. C’est un fait nouveau. Le macronisme n’a plus de dynamique. Cela crée une double incertitude, sur le terrain institutionnel et politique.
Le Président veut apparaître comme « un réformateur inflexible », un nouveau « Thatcher ». Sur les retraites, après la validation par le Conseil constitutionnel et la promulgation de la loi, l’incertitude est toute relative. Il reste le deuxième RIP (réponse le 3 mai) et le vote éventuel d’une loi d’abrogation. Toutefois, cela n’épuise pas l’incertitude institutionnelle. La Cinquième République n’est pas conçue pour une telle majorité relative – encore moins depuis la révision de 2008 qui limite l’usage du 49.3. Sans coalition avec Les Républicains, le gouvernement est soumis à un « parlementarisme de fait » incompatible avec la verticalité d’Emmanuel Macron, lequel perd de plus en plus d’influence avec le temps qui passe. L’éventualité de la dissolution reste posée.
L’incertitude politique sur les gagnants de ce moment est bien plus forte que l’incertitude institutionnelle. L’extrême droite serait renforcée et la gauche stagnerait. Cela pose une question stratégique fondamentale : comment la gauche peut ne pas gagner du terrain alors que 70% des actifs sont d’accord avec elle et qu’elle s’est autant mobilisée ? Nous devons nous questionner, mais ne pas céder au fatalisme. Si les oppositions grandissaient sur le terrain identitaire, la gauche aurait perdue d’avance. Or, l’opposition progresse sur le terrain de la justice sociale et de la reconnaissance du monde du travail. Sur ce terrain, il y a de l’espace pour la gauche. Pour l’occuper, nous devons construire une force qui canalise la contestation et la transforme en une espérance pour la majorité sociale. Une chose est sûre, c’est que la lutte n’est jamais vaine : « Elle éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée », pour reprendre le mot de Victor Griffuelhes sur la grève. À nous d’écrire la nouvelle page du jour qui se lève.
Jérôme Guedj
Par Ian Brossat
Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.
Rude exercice que celui qui consiste à dresser aujourd’hui le bilan des trois mois intenses qui viennent de s’écouler. Pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la bataille des retraites n’est pas terminée, n’en déplaise au président de la République qui voudrait refermer cette « séquence » comme on termine la première saison d’une série. La mobilisation se poursuit, elle prend des formes nouvelles avec les « casserolades », les manifestations de colère qui accompagnent toutes les sorties publiques des figures de la Macronie...
Ensuite, la situation est difficile à résumer précisément parce qu’elle est traversée de contradictions multiples. D’une part, une intersyndicale unie, des mobilisations gigantesques rassemblant des millions des travailleurs, des grèves massives – malgré le sacrifice que représente une journée de salaire perdue dans cette période d’inflation galopante – et surtout le soutien constant et encore inentamé des Français. Tout cela est bel et bien réel. Nous ne l’avons pas rêvé. Nous l’avons fait. Collectivement.
« La France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné. »
D’autre part, un gouvernement qui a choisi jusqu’à présent de rester droit dans ses bottes, balayant d’un revers de main la colère populaire. Il a usé de tous les outils les plus autoritaires qui sont à sa disposition : du 49.3 à la répression policière sur les manifestants en passant par les maires mis à l’index par les préfets pour avoir osé afficher leur soutien à la grève sur le fronton de leur mairie. En conclure que la mobilisation a été un échec serait trop rapide. Parce que la France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné.
C’est donc cette perspective de victoire qui doit nous occuper. Gagner sur les retraites et conquérir le pouvoir demain. La question est d’autant plus vive que nous ne sommes pas seuls dans ce combat face à la Macronie. L’extrême droite attend son heure. Et elle sait que la colère sans espoir, c’est de l’or en barre pour elle. C’est donc à nous – à la gauche dans sa diversité – qu’il revient de redonner de l’espoir.
De ce point de vue, l’intersyndicale a assurément beaucoup à nous apprendre. Sur trois points au moins.
Premièrement, par sa capacité à faire l’union sans écraser personne, à bâtir l’unité dans le respect de chacune de ses composante. Et pourtant, ce ne sont pas les différences qui manquent.
Deuxièmement, par sa capacité à mobiliser massivement dans les sous-préfectures autant que dans les grandes métropoles.
Troisièmement, en faisant la démonstration qu’il est possible de rassembler une très large majorité de notre peuple autour des enjeux du travail : sa place dans nos vies, sa rémunération, son sens...
Nous rassemblons aujourd’hui un Français sur quatre. C’est le score de la Nupes aux dernières législatives. C’est celui qu’on nous prête si des élections avaient lieu demain. L’intersyndicale, elle, rassemble trois Français sur quatre. C’est dire que nous avons une marge de progression conséquente.
J’ajouterais un élément. La victoire, cela suppose la capacité à rassembler une majorité. Les institutions actuelles font que les élections présidentielle et législatives sont des scrutins à deux tours. Chacun le sait – et cela peut relever de l’évidence – mais j’y insiste. Car l’enjeu n’est pas seulement d’arriver au second tour, mais de le gagner. Longtemps, les duels face à l’extrême droite étaient quasi systématiquement couronnés de victoire. Les dernières législatives l’ont prouvé : ce n’est plus le cas. La qualification au second tour est une condition nécessaire de la victoire, mais pas suffisante. Il nous faut donc montrer dès le premier tour un visage suffisamment rassembleur pour être capables de gagner au second.
De tout cela, parlons ensemble. Débattons. Sans caricatures ni faux semblants. C’est ainsi que nous avancerons ensemble et que nous créerons les conditions des victoires d’aujourd’hui et de demain.
Ian Brossat
publié le 22 avril 2023
Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr
Malgré son engagement contre la réforme des retraites, la gauche peine à apparaître comme le débouché naturel à la crise. Une situation qui préoccupe intellectuels et responsables de partis, pour qui les « 100 jours » fixés par Macron sont marqués du sceau de l’incertitude.
« Ambiguë », « incertaine », « équivoque » : les cadres des partis de gauche rivalisent de prudence pour décrire la situation politique et sociale du pays. D’un côté, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites a, sur le papier, essuyé revers sur revers : la loi est passée, le Conseil constitutionnel l’a validée, elle a été promulguée, Emmanuel Macron a parlé, en espérant tourner la page.
De l’autre, le pouvoir sort ostensiblement affaibli de la séquence : ses mensonges ont été révélés, il a été contraint de contourner le vote de l’Assemblée nationale, il fait face à un mouvement social massif et tenace, et le président de la République comme ses ministres ne peuvent plus se déplacer sans provoquer un concert de casseroles.
Dans ce contexte, les notions de « victoire » et de « défaite » sont relatives. Les dirigeants de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) attendent beaucoup de l’échéance du 1er mai, fixée par une intersyndicale toujours soudée, pour faire une nouvelle fois la démonstration de l’illégitimité des politiques décidées par le chef de l’État, et signifier à ce dernier que le chapitre n’est pas clos.
Une éventuelle validation de la deuxième demande de référendum d’initiative partagée (RIP) par le Conseil constitutionnel, le 3 mai, ouvrant une campagne de neuf mois pour recueillir les signatures de 4,8 millions d’électeurs et électrices, pourrait donner un sursis institutionnel aux contestataires. De même que la proposition de loi déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) demandant l’abrogation de la réforme, qui pourrait être examinée le 8 juin.
Mais la gauche partisane aura bientôt épuisé son stock de recours légaux pour éviter cette réforme. Toute l’énergie qu’elle a déployée pour appuyer le mouvement social, dans l’arène parlementaire comme dans celle des luttes – apport aux caisses de grève, ronde des commissariats, présence aux piquets de grève –, n’a pas suffi.
Une gauche engagée mais sans prise
Dès le mois de janvier, la gauche voyait pourtant dans la bataille des retraites une occasion historique : celle de s’affirmer comme l’alternative politique à un pouvoir minoritaire. « Si ça marche, ça sera une victoire de la gauche sociale. En revanche, si la réforme passe crème, ce sera dépressif pour nous », anticipait le député socialiste Jérôme Guedj à la mi-janvier. « Les doutes sur la Nupes peuvent être vite balayés si on mène cette bataille ensemble et qu’on la gagne », abondait son homologue de La France insoumise (LFI) Sarah Legrain.
Depuis, de la quasi-scission du Parti socialiste (PS) aux coups de boutoir du secrétaire national du Parti communiste français (PCF) Fabien Roussel contre la Nupes, en passant par la crise interne de LFI et la faiblesse structurelle d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), les doutes persistent. Les opposant·es à la coalition de gauche se sont même saisi·es des résultats de la législative partielle en Ariège – dont il est pourtant impossible de tirer des conclusions nationales – pour instruire son procès.
« Ce qu’a révélé la séquence, c’est que la Nupes reste un espace politique insuffisamment structuré et unitaire », déplore Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV, qui regrette qu’elle en soit restée au stade d’une simple « coalition parlementaire ». La Nupes pourrait ainsi se présenter divisée aux élections européennes de 2024, fermant la parenthèse de son existence : « On est loin d’exprimer un projet cohérent, alternatif, avec des équipes qui travaillent ensemble sur les territoires, c’est ce qui me fait peur », ajoute l’écologiste.
C’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès.
Sur la même ligne, l’économiste Maxime Combes, longtemps militant à Attac, regrette l’abandon du parlement de la Nupes, censé faire du liant entre mouvements sociaux et politiques : « Comme il n’existe plus, le seul endroit où la Nupes existe [l’intergroupe parlementaire – ndlr] n’est pas visible de l’extérieur, ça ne donne donc aucun exemple à suivre au niveau local. »
Le coordinateur des espaces de LFI, Manuel Bompard, a beau appeler à installer « des assemblées de la Nupes dans chaque circonscription ou au niveau des communes » et à rendre « possible l’adhésion directe », l’acte 2 de la coalition, tant annoncé depuis des semaines, peine à démarrer.
Mais la crise de la gauche est même plus profonde que cela. Quand bien même la Nupes serait plus structurée, l’idée selon laquelle la gauche apparaîtrait mécaniquement comme le « débouché politique » du mouvement est, selon le politiste Rémi Lefebvre, « irréaliste ». « C’est un raisonnement du vieux monde, dit-il. Même si, dans le débat sur le travail, l’agenda politique était placé idéologiquement à gauche, c’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès. »
Cette caractéristique n’est pas propre à la mobilisation contre la réforme des retraites. Elle est commune à de nombreux mouvements sociaux depuis vingt ans qui, sous l’effet des alternances politiques et des déceptions en cascade qu’elles ont provoquées, ont pris leur distance vis-à-vis de la politique institutionnelle. Cette autonomisation s’est vérifiée, par exemple, à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes », qui n’a pas trouvé de traduction politique.
La fin d’une époque
Dès lors, partant de cette hétérogénéité idéologique et sociale nouvelle de la sphère protestataire, le pari que la gauche pourrait remporter la mise est audacieux. « Les réflexes des Trente Glorieuses selon lesquels il y aurait un débouché naturel aux mouvements sociaux à gauche ne sont plus opératoires : si on veut vraiment donner un débouché politique, il faut réfléchir aux médiations sociales, intellectuelles, culturelles, entre les frustrations accumulées dans ces mouvements et un programme qui apporte des éléments positifs dans une campagne électorale. Or cette pensée des médiations reste largement à élaborer », estime le politiste Laurent Jeanpierre.
À l’occasion des congrès respectifs des partis de gauche, qui se tenaient pour certains en même temps que le mouvement contre la réforme des retraites, le hiatus entre les préoccupations exprimées dans la rue et les orientations programmatiques qui devaient y être décidées est apparu très clairement.
« Ce qui est le plus frappant, c’est le contraste entre le mouvement social unitaire, digne, sérieux, inventif, capable de se rénover et de se reformuler à chaque fois, et une gauche plus encline à cultiver son jardin, voire à montrer ses divisions sur les choix stratégiques », critique l’économiste Maxime Combes. Or, selon lui, le mouvement a pris un tournant, en passant d’un conflit social à une crise de régime qui exige une réponse politique. « Mais où sont les initiatives politiques ? », questionne-t-il.
De fait, LFI campe sur la position qu’elle a adoptée pendant la bataille parlementaire, et qui fait partie de son ADN. En incarnant un « pôle de radicalité » – y compris dans le style – sur le socle programmatique de la présidentielle, elle pense capter une partie de la colère sociale et ainsi permettre la « révolution citoyenne ». Le 11 avril, devant une trentaine de député·es et de collaboratrices et collaborateurs insoumis à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon félicitait ses troupes dans ce sens, validant la stratégie du conflit et jugeant que le mouvement insoumis devait miser sur l’action pour faire revenir le bloc des abstentionnistes aux urnes.
À l’heure de faire un premier bilan de la mobilisation contre la réforme des retraites, le député LFI Paul Vannier confirme cette analyse, en y ajoutant une dose de triomphalisme : « On a infligé une défaite politique majeure à Macron sur le front parlementaire : ils n’ont pas réussi à faire voter cette réforme. Et je suis très serein sur la Nupes : nous sommes en train de remporter une victoire politique, la Macronie s’effondre, la question de l’alternative se pose. »
Mais à cette question posée, les réponses à gauche divergent. Si tous, au sein de la Nupes, s’accordent sur la nécessité d’une dose de radicalité, certains plaident pour abandonner un registre parfois qualifié de « populiste de gauche » et jugé repoussoir pour une partie de l’électorat. Les mêmes plaident pour un fonctionnement plus démocratique.
Pour le politiste Philippe Marlière, qui fait partie de ceux-là, il convient de faire renaître une « social-démocratie de gauche ». « La gauche est dans une impasse parce que son pôle dominant est populiste, alors que le moment populiste est passé en Europe, dit-il. Pour gagner dans un cadre libéral démocratique, dans un régime capitaliste, il faut renvoyer une image de crédibilité et de compétence politique. Le malheur de la gauche française, c’est que les partis préfèrent sauvegarder leur pré carré dans la défaite, plutôt que de participer d’un projet collectif en faisant des compromis, à commencer par LFI. »
C’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait. Chloé Ridel, porte-parole du PS
De plus, l’absence d’un leadership incontesté au sein de la Nupes n’arrange pas ses affaires. « Maintenant que tout le monde est conscientisé sur le caractère tout-puissant de l’exécutif par rapport au Parlement, et sur le fait qu’on peut se faire brutaliser en toute légalité, c’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait », observe la porte-parole du PS Chloé Ridel.
Par contraste, la situation du Rassemblement national (RN) a de quoi faire pâlir la gauche : son leadership est incontesté, sa candidate pour 2027 toute trouvée, son groupe ne souffre d’aucune division, et sa nature d’extrême droite a été largement relativisée, par des intellectuels comme Marcel Gauchet dès la présidentielle, et désormais par une partie de la majorité présidentielle.
« On a récusé à toute force chaque argument du pouvoir, mais ça invisibilise le RN, qui avance à bas bruit comme au moment des législatives. Je pense qu’il n’y a pas eu assez d’analyse sur l’espace médiatique et sur le positionnement du RN », pointe l’historienne Ludivine Bantigny.
Concernant le leadership de la gauche, Jean-Luc Mélenchon a récemment semblé donner un coup de pouce à François Ruffin dans un message sur Twitter commentant un sondage qui plaçait le député picard au second tour de la présidentielle. Si personne n’y voit la désignation de son successeur à l’élection présidentielle, certains veulent toutefois « saisir la balle au bond » pour accélérer ces discussions et l’approfondissement de la Nupes, à l’instar de la députée écologiste Sophie Taillé-Polian.
« C’est une très bonne nouvelle que Jean-Luc Mélenchon pose lui-même la question de la pluralité de personnalités pour nous représenter, affirme-t-elle. L’acte 2 de la Nupes ne peut pas se passer dans un conclave indéfini. Si on tourne autour du pot trop longtemps, ça risque de créer une dynamique négative : il faut renouveler le programme sans en changer la philosophie générale, aller plus loin dans sa crédibilisation, donner des priorités. Ce sont des débats importants. »
À lire aussi l’interview de François Ruffin publié le 25 mars sur ce site (ruvrique « les articles »)
D’autant plus importants que si la mobilisation se solde par une défaite, la colère pourrait prendre une tournure amère. « Quand la colère est sans espérance, sans imaginaire alternatif, ça produit du ressentiment qui, historiquement, ne nourrit pas la gauche mais l’extrême droite. Pour moi, la clé est là », conclut l’historien du communisme Roger Martelli.
publié le 16 avril 2023
Etienne Balibar (philosophe) sur https://blogs.mediapart.fr
Après la promulgation de la loi de "réforme" des retraites par Emmanuel Macron, le mouvement de résistance à ce coup de force légal ne s'arrêtera pas. Mais il est à un tournant. Quelles propositions peut-on formuler pour contribuer à son élargissement en face de la violence du pouvoir? Quel modèle de démocratie préfigurent-elles à l'encontre du présidentialisme autoritaire comme du néofascisme?
(la mise en gras de certains passages sont le fait du site 100-paroles.fr)
J’écoute attentivement, depuis ce matin[1] : l’indignation, la rage, l’inquiétude, la détermination, les propositions, les dissonances et les points d’accord…
Nous sommes clairement arrivés, après la décision de cette nuit, à un nouveau tournant du mouvement, après celui qui avait suivi l’utilisation du 49-3. On verra dans les prochains jours, je ne sais pas ce qui va se passer, mais sûrement le 1er Mai sera le test du rapport des forces entre les deux camps, celui du président des riches et celui du peuple des travailleurs et des contribuables.
L’appareil d’Etat, dont fait très clairement partie le Conseil Constitutionnel, a fait bloc autour de la loi antipopulaire, témoignant chaque jour de plus de surdité, plus d’arrogance, plus d'arbitraire, plus de brutalité. Mais le mouvement, quant à lui, s’obstine, il ne se décourage pas malgré le temps qui passe et les sacrifices plus lourds à porter chaque jour. Il est fort mais il a aussi des faiblesses. Il découvre la nécessité de se relancer sur la durée et de s’élargir.
C’est un mouvement qui a une signification de classe aveuglante, touchant toutes les générations, les salariés, les retraités, les chômeurs, les précaires, les sans-papiers, les étudiants, les jeunes et moins jeunes des quartiers, les hommes et les femmes dont toute la vie est en jeu à travers la question des retraites. Non sans « contradictions au sein du peuple », comme disait Mao - des contradictions qu’il importe de discuter et de surmonter. Mais convergeant avec d’autres oppositions au monde actuel : en particulier le mouvement écologiste de base, en « soulèvement » pour un avenir vivable dans cette société et sur cette terre. J’ai proposé ailleurs de parler d’une insurrection de masse, pacifique et démocratique.[2]
En effet la question de la démocratie est au cœur du mouvement. Ce qui est à l’ordre du jour : sa défense contre l’illibéralisme qui va partout gagnant du terrain en Europe et dans le monde, contre l’autoritarisme gouvernemental et l’instauration d’un état d’exception permanent au service de l’oligarchie financière. Mais c’est aussi sa refondation, par-delà les limites devenues manifestes d’un parlementarisme soi-disant « rationalisé », c’est-à-dire corseté, réduit à l’impuissance, délégitimé et même ridiculisé – ce qui ne va pas sans danger. D’autres circonstances historiques l’ont démontré.
Il s’agit de refonder la démocratie sociale : le socle de droits fondamentaux acquis historiquement dans les luttes, la légitimité des « corps intermédiaires » ou des contre-pouvoirs en face de l’Etat (mais aussi en son sein, dans les administrations publiques), les valeurs de solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle comme seul principe d’organisation et de gestion de la sécurité sociale. Pour aller dans ce sens, on va maintenant pouvoir compter sur un retour en force du syndicalisme, marqué par l’unité d’action, la détermination, la responsabilité, la qualité de ses dirigeants, qui exerce aujourd’hui de facto une fonction politique, non pas comme un retour au « corporatisme », mais comme un levier d’avenir, implanté dans la « société civile ». C’est cela que Macron, à la Thatcher, voudrait casser pour de bon, en cachant mal son exaspération devant l’obstacle qu’il a rencontré. Il faut que ce soit lui qui s’y casse les dents, sans que pour autant l’extrême droite tire les marrons du feu.
Ni Macron ni Le Pen, tel est bien le sens profond du mouvement qui s’est développé autour des syndicats français refusant la « réforme » des retraites. Il n’a jamais quitté l’esprit des manifestants des trois derniers mois et de ceux qui les appellent à occuper la rue semaine après semaine.
Démocratie sociale, mais plus généralement démocratie conflictuelle, militante, que je propose d’appeler « oppositionnelle » (en souvenir d’un livre important de la « théorie critique » allemande)[3]. En effet il n’y a pas de citoyenneté active sans débat, sans controverse, sans conflit dans l’espace public, inventant ses propres règles et donc sans limites préétablies. Mais non sans responsabilité, car il y a évidemment des risques. Le conflit n’est pas la guerre civile, dont certains gouvernements seraient plutôt les fauteurs. Mais il n’est pas non plus la domestication, la canalisation des luttes et de la liberté d’expression sous le contrôle de l’exécutif et la surveillance de la police, restreignant par avance l’espace terrien, urbain, juridique, professionnel, des contestations. Même l’ordre public dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) proclame qu’il ne faut pas le « troubler » (article 10), ne s’identifie pas à un régime d’autorité, imposé d’en haut. L’Etat démocratique n’en est que le garant, qui a lui-même besoin d’être constamment contrôlé dans son action. En dernière analyse ce sont les citoyens qui sont juges et partie prenante à la fois, donc ce sont eux qui devront faire face aux conséquences éventuellement indésirables de leurs actes.
D’où, me semble-t-il, un double impératif de notre actualité :
D’abord et avant tout il faut restaurer, élargir, garantir légalement et constitutionnellement les libertés individuelles et collectives, la sûreté des citoyens, les droits civiques à commencer par celui d’association et de manifestation. Et donc il faut que soient abrogées les lois discriminatoires et liberticides comme la loi contre le « séparatisme », et que soit démantelé, interdit dans ses moyens et dans sa mise en œuvre l’instrument de répression militarisé qui s’est construit au cours des dernières décennies et qui se renforce tous les jours de façon monstrueuse, celui qui piétine, qui blesse et qui tue. La voilà, la guerre civile ! Ces exigences ne doivent plus quitter le premier plan, elles doivent mobiliser toutes nos ressources expressives, militantes, juridiques, représentatives.
Ensuite, il faut élargir la base du mouvement de masse, diversifier ses composantes, en tenant compte des modes de lutte qu’invente chaque groupe social, mais en recherchant les formes les plus unitaires, les plus démocratiques elles-mêmes, à la fois librement autogérées et potentiellement majoritaires dans le pays. Pas de limites, donc, à l’imagination qui s’exerce dans les occupations, les blocages, les grèves, les marches et défilés, les taggages et les collages, sans exclure la désobéissance civique, l’autodéfense des manifestations. Pas de légalisme artificiel. Mais pas non plus de complaisance pour le mirage d’une contre-violence inspirée par la « haine des flics », si compréhensible soit-elle subjectivement et affectivement. Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’Etat – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, « quoi qu’il en coûte » et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir.
La non-violence n’est pas toujours possible, mais elle est, à long terme et même à court terme, la plus efficace politiquement. On doit pouvoir inventer une insurrection civilisée. Ce qui ne veut pas dire une insurrection passive, ou impuissante.
La démocratie n’est pas un acquis, c’est une conquête et une reconquête permanente. C’est la société qui s’émancipe et qui se gouverne.
Note :
[1] Intervention lue aux Assises Populaires pour nos Libertés, Bourse du travail, Paris, samedi 15 avril 2023. Version corrigée et complétée.
[2] E. Balibar, « Inventer une insurrection démocratique », L’Humanité, Mercredi 12 Avril 2023.
[3] Oskar Negt : L’espace public oppositionnel, traduction française, Payot 2007. L’original allemand (2001) avait été publié en collaboration avec Alexander Kluge.
publié le 16 avril 2023
Par Roger Martelli sur www.regards.fr
Il n’y aurait qu’une seule vraie gauche et elle serait aux portes du pouvoir ? Roger Martelli nuance et précise une réalité bien plus complexe. Pour que « la » gauche s’impose.
Dans un article récent (voir ci-dessous), j’évoquais la nécessité, pour la gauche française, de penser dans un même mouvement la dynamique d’une gauche bien à gauche et celle de la gauche tout entière. Sans surprise, cette conviction m’a valu des critiques venant du flanc supposé être le plus à gauche.
Pour les théoriciens de l’opposition de « bloc populaire » et du « bloc bourgeois », la gauche est une vieille lune, comme elle l’était naguère pour les tenants de cette conception du funeste « classe contre classe », dont le communisme du XXème siècle a toujours eu bien du mal à se débarrasser. Ils peuvent dès lors se gausser de cette alliance que je prônerais, selon leurs dires, avec des personnalités et des courants politiques (Cazeneuve, Hidalgo, Jadot…) devenus électoralement insignifiants… Qu’importe que la gauche dans sa totalité ne pèse pas au-delà des 29-32% des suffrages exprimés depuis 2017. La voie royale serait désormais ouverte pour la radicalité, la rupture et l’insurrection populaire. Tant pis pour les nostalgiques et les tièdes !
Je persiste pourtant : le conflit de la droite et de la gauche est une réalité, la référence à la gauche (et pas à la « gôche ») est un passage obligé, mais la gauche en l’état est encore anémiée. Elle ne se relancera pas « en l’état » : telle est la base du parti pris « refondateur », que j’ai choisi il y a longtemps et qui reste le mien aujourd’hui.
« Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement. »
Depuis 1789, il y a toujours eu une gauche et elle a été continûment polarisée, autour de questions et de mots qui ont varié selon les moments. Le principe de distinction le plus structurant, depuis que la logique capitaliste s’est imposée comme une logique sociale dominante, est celui qui oppose le parti pris de la rupture systémique – le système produisant par « nature » de l’inégalité et de l’aliénation – et celui de l’accommodement au système – pour obtenir des améliorations substantielles sans attendre la rupture.
Que l’un ou l’autre de ces pôles domine le champ de la gauche n’est pas sans effet sur les dynamiques globales de la vie politique et sociale. Que le communisme français soit devenu dominant en 1945 a compté dans la forme prise en France par un keynésianisme conséquent et un État-providence solide. Qu’il ait perdu cette place hégémonique après 1978 a rendu plus facile le glissement progressif vers l’ultralibéralisme et l’évolution du socialisme, par touches successives, vers les renoncements du « social-libéralisme ».
Je suis profondément convaincu que l’expansion d’une gauche de rupture est une clé majeure pour relancer la gauche et regagner les couches populaires aujourd’hui tentées par le désengagement civique ou par le choix du « dégagisme » et de l’extrême droite. Mais pour que cette part de la gauche s’impose durablement, elle est contrainte de rassembler des segments d’une extrême diversité. Il lui faut ainsi regrouper politiquement des populistes, des communistes, des socialistes, des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, des militant.e.s des combats anti-discriminations, des féministes, des écologistes, des républicains… Socialement, il lui faut parler aux catégories populaires des métropoles, des réseaux urbains petits et moyens, des zones rurales délaissées. Elle doit toucher en même temps des salariés, des chômeurs, des auto-entrepreneurs, des précaires, des sans diplômes, des bacheliers et des formations supérieures.
Pour parvenir à faire une force agissante de cet agrégat, un esprit d’ouverture maximale est nécessaire, ce qui implique de ne pas rebuter une fraction au profit d’une autre, une aspiration au détriment des autres, de ne pas séparer sans cesse le bon grain de l’ivraie, de ne pas chercher à s’arroger le titre de représentant par excellence du « peuple », comme d’aucuns voulaient jadis être reconnus comme constituant « le parti de la classe ouvrière ». Pour stimuler cet espace expansif possible, autant ne pas se complaire dans les polémiques, les exclusions réciproques, les procès de non-conformité à la gauche, au peuple, à la République ou à la révolution. Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement.
Mais que la gauche ne se réduit pas à la gauche de rupture est une autre dimension de la réalité, dont témoigne le fait que le total des gauches reste à un niveau dangereusement insuffisant. On peut toujours ricaner du faible score présidentiel des tenants d’une gauche pour le moins « timide » : il reste que la majorité écrasante est aujourd’hui du côté de la droite et que la dynamique est plutôt du côté de sa variante la plus extrême. La gauche de gauche, celle qui a fait ses armes dans les combats « antilibéraux » des années 1990-2000, est redevenue une force parlementaire, elle est plutôt électoralement en bonne santé et cela peut s’exprimer fortement au premier tour des scrutins nationaux décisifs. Mais peut-elle constituer à elle seule une majorité ? On peut franchement en douter. Il ne lui est déjà pas si facile de gagner une place au second tour des scrutins majoritaires ; il est encore plus difficile d’être suffisamment attractive pour l’emporter au second.
Comment et qui rassembler ?
Considérons un instant ce qui s’est passé du côté de l’extrême droite. Marine Le Pen a gagné la bataille dans son propre camp, en maintenant à distance Éric Zemmour, son challenger inattendu. Mais elle s’est attachée en même temps à peaufiner son image auprès du reste de la droite, à travailler à estomper cette « diabolisation » qui engluait à tout jamais son père dans la marginalité. Elle reste, il est vrai, pénalisée par les taux élevés de rejet et d’inquiétude qu’elle continue de soulever. Le dynamisme est de son côté et cela peut se concrétiser à un premier tour de scrutin ; elle n’est toujours pas assurée de l’emporter au second tour, face à quelque candidat.e que ce soit. On peut bien sûr s’en réjouir ; ce n’est pas pour autant une fatalité à tout jamais.
Ce raisonnement ne peut-il pas se projeter du côté de la gauche ? Une gauche bien à gauche a sans doute les moyens lui permettant de franchir l’obstacle d’un premier tour. Encore faut-il qu’elle s’appuie pour cela sur une alliance attractive ; encore faut-il que les forces et les personnalités en état d’y parvenir ne laissent personne sur le bord du chemin et ne cultivent pas la différence, au point de stimuler une répulsion rédhibitoire. Mais, une fois franchi l’obstacle du premier tour, l’objectif devient celui d’une majorité, la plus franche possible afin de gouverner selon les fins que l’on s’est assignées. Encore faut-il alors que la force ou la personnalité qui y parvient provoque le moins de répulsion possible, et d’abord dans les rangs de celles et ceux qui restent attaché.e.s à la gauche. La tâche ne peut être réalisable si, sur la durée, la prise de distance à l’égard de « l’autre gauche » fonctionne sur le registre de l’ignorance, du mépris ou de l’exclusion. Quand on se veut du côté de la « rupture », on peut et on doit même critiquer la logique périlleuse de « l’accommodement », on peut ne pas vouloir « d’alliance » avec ses tenants. Il n’est pas besoin de cultiver les consensus lénifiants et de proclamer benoîtement que tous les point de vue se valent. On peut légitimement se demander si les mots et les actes du voisin respectent bien les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité qui ont été le terreau de la gauche historique. Mais seule « la » gauche peut parvenir à des majorités.
Comment réaliser cette alchimie du débat sans complaisance et du refus des anathèmes ? J’avoue honnêtement n’être pas en état d’en fournir seul la recette. C’est en y travaillant ensemble, et donc avec la volonté de s’y atteler, que l’on parviendra à éviter le pire et à aller de l’avant. On n’y réussira pas sans admettre au départ ce qui devrait être tenu aujourd’hui pour un préalable : tout doit être fait pour préserver la Nupes, ce qui pousse à améliorer tout ce qui peut l’être afin qu’elle vive ; ce n’est pas pour autant que la Nupes est toute la gauche.
C’est ce que j’appelle « mettre les points sur les i ».
Par Roger Martelli sur www.regards.fr
L’espérance est une construction politique, que le gauches ne sauront bâtir en se repoussant les unes les autres. Sinon, au jeu du désespoir et du ressentiment, on sait d’avance qui fait la course en tête.
La crise sociale ne bénéficie pas à la gauche. La lutte contre la réforme des retraites doit continuer, mais mieux vaut se persuader, une bonne fois pour toute, que la colère sans l’espérance conduit au ressentiment et que le ressentiment est le terrain historique par excellence de l’extrême droite.
L’espérance, c’est celle d’une société qui ne repose plus sur la coupure inéluctable entre le haut et le bas, les exploitants et les exploités, les dominants et les dominés, les démunis et les nantis. C’était le vieux rêve des soulèvements des esclaves, des serfs, des ouvriers. « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où donc était le gentilhomme ? », questionnait le prêtre John Ball, chef des paysans anglais révoltés de 1381 [1]. C’était la « Sainte Égalité » des sans-culottes, la « République démocratique et sociale » de 1848 et de 1871, devenue « la Sociale » du mouvement ouvrier. C’était le beau slogan « le Pain, la Paix et la Liberté », qui dynamisa le Front populaire et qui le porta à la victoire en 1936.
L’idéal s’est embourbé dans les grandes tentatives du 20ème siècle. Mais est-ce la faute du rêve, ou celle des conditions et des méthodes choisies pour le faire advenir ? Dans les sociétés déchirées et inquiètes qui sont les nôtres, dans le monde dangereux que nous bâtit la logique de puissance, dans une planète au bord du désastre écologique, qu’y a-t-il de plus réaliste que le rêve antique de la solidarité, du partage et du bien commun ?
Encore faut-il que le rêve ne soit pas relégué au rang des eschatologies par nature inaccessibles ici-bas, renvoyé au succès des révolutions brusques et purificatrices, ou encore arc-bouté sur des îlots de bonheur parsemés dans un monde de malheur. Encore faut-il qu’il puisse s’appuyer sur une majorité, patiente et déterminé, qui la fasse vivre, démocratiquement et dans la durée. Encore faut-il donc qu’il ait pour lui le nombre, que la masse des exploités-dominés-aliénés s’assemble en multitude qui lutte et que cette multitude se constitue en peuple politique, capable d’imposer sa volonté souveraine.
Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne. Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité.
La crise politique a commencé de ronger nos démocraties depuis que le rêve s’est brouillé, que l’Histoire a semblé finie, que la gauche et la droite ont perdu de leur sens. On ne reviendra pas en arrière. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier : non pas tout détruire, mais tour repenser, de la cave au grenier. La question décisive reste toutefois celle du nombre, suffisant pour constituer de larges majorités. Socialement, ce nombre se trouve du côté des catégories populaires, telles qu’elles sont, dans leur diversité qui n’est plus celle d’hier. Politiquement, la majorité se trouve du côté du conflit fondateur de la droite et de la gauche.
Ce conflit a perdu de son sens ? Il n’est pas pour autant dépassé. Cessons donc de nous imaginer que nous allons trouver un autre ressort politique dans le grand conflit fondamental sur l’ordre des sociétés : le haut contre le bas, le peuple contre l’élite, le « 99% » contre le « 1% ». Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne, en l’ouvrant notamment vers tous les combats que ce conflit avait ignorés ou sous-estimés (féminisme, écologie, lutte contre les discriminations de tout type, etc.). Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité. Chacun sait que la gauche a toujours hésité sur la manière de réaliser ces valeurs : en rompant avec l’ordre social dominant ou en composant au mieux avec lui ? Il n’y a pas une vraie gauche et une fausse : il y a, au moins depuis 1789, « une » gauche et « des » gauches.
Il n’est certes pas indifférent de savoir où est le pôle le plus influent. Le pôle du socialisme l’a été pendant quelques décennies, après celui du communisme français. Ce socialisme s’est enfoncé de plus en plus dans la logique du « social-libéralisme » : du coup, la gauche s’est rabougrie. En 2017, le curseur à gauche s’est déplacé à nouveau vers la gauche de la gauche : il valait mieux, car cela peut aider quand le temps est à la lutte sociale. Mais la gauche plus à gauche domine dans une gauche affaiblie.
Le temps n’est plus, ou plutôt ne doit plus être, à la guerre des gauches. On peut préférer une gauche persuadée que les valeurs de la République et de la démocratie n’ont pas d’avenir, si on ne tourne pas le dos aux logiques, aux pensées et aux pratiques qui les contredisent absolument. On doit ainsi tout faire pour que cette gauche ne se disperse pas et qu’elle reste donc aujourd’hui regroupée autour de la Nupes. Ce n’est pas pour autant que l’on doit repousser cette autre part de la gauche qui ne se résout pas à la rupture : sans elle, il n’y a pas de majorités possibles, qu’elles soient partielles ou plus globales.
Il convient de consolider l’espace politique d’une gauche de gauche ; mais pour que la gauche soit majoritaire, on ne peut pas l’installer dans une guerre ouverte, pôle contre pôle, camp contre camp. L’extrême droite, elle, n’a pas ce problème : elle marche très bien sur deux pieds.
Notes
[1] En ce temps-là, bien sûr, il allait de soi qu’Adam bêchait (et chassait) et qu’Ève filait (et s’occupait des enfants et du ménage).
publié le 14 avril 2023
Pierric Annoot Secrétaire départemental du PCF des Hauts- de-Seine sur www.humanite.fr
S’il y a bien une contradiction profonde qui caractérise notre époque, c’est celle des défis immenses pour notre civilisation et les moyens que nous avons pour y répondre. Autrement dit, les périls sont aussi grands que les possibles. Le développement des connaissances scientifiques, des technologies et des richesses produites est un atout très sérieux pour répondre aux défis climatique et énergétique, aux inégalités planétaires et engager de nouveaux progrès de civilisation.
Au fond, le sentiment d’un énorme gâchis est largement partagé. L’hyperconcentration des richesses dans les mains d’une minorité est devenue insupportable, quand l’immense majorité n’arrive plus à vivre dignement. L’inaction climatique n’est plus une simple option politique quand chacun constate et comprend le péril immédiat pour la vie humaine. La confiscation des pouvoirs, de la démocratie, devient insupportable lorsque, au quotidien, la bourgeoisie fait la démonstration au plus grand nombre qu’elle sacrifie en permanence l’intérêt général à ses intérêts particuliers.
Le mouvement actuel contre la réforme des retraites est le catalyseur plus ou moins conscient de toutes ces colères et nécessite des réponses politiques d’envergure.
D’une crise sociale, nous sommes passés à une crise démocratique, de régime, politique. La profondeur de cette crise est renforcée avec la tournure monarchique du président et de son usage des institutions de la Ve République.
Mais elle est avant tout le résultat de l’inadéquation des politiques menées avec les désirs populaires majoritaires. Le mouvement des gilets jaunes, la pandémie ont accéléré une modification des consciences. Ils ont déplacé le débat politique en faisant ressurgir le monde du travail au cœur du débat avec cette idée : « Sans nous, rien ne tourne. Les essentiels, les premiers de corvée, les services publics, nous sommes celles et ceux qui avons tenu la France debout. »
Le rapport au travail aussi s’est modifié avec la pandémie. Y compris parmi les cadres et couches moyennes supérieures des métropoles avec l’expérience de jours de télétravail qui permettent de cesser de courir dans les transports, d’avoir plus de temps pour soi, pour sa famille et ses activités… L’aspiration à la réduction du temps de travail est aujourd’hui majoritaire parmi les salariés et cela n’est pas pour rien dans la puissance de la mobilisation actuelle.
Nous sommes à un moment de basculement. L’Humanité, avec d’autres médias, a documenté le niveau de violences policières inouï pour casser la dynamique du mouvement social et la chasse ouverte aux syndicalistes grévistes par le ministre du Travail. Les associations, le Défenseur des droits, la commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe : toutes les institutions qualifiées s’alarment du virage pris par la France depuis quelques années.
Pire, nous assistons à une nouvelle accélération de la légitimation de l’extrême droite par le pouvoir en place. Les déclarations de Darmanin sont de ce point de vue édifiantes. Après le registre des « extrêmes » visant à assimiler extrême gauche et extrême droite, il utilise celui de « l’ultragauche », puis celui de la gauche tout court, pour qualifier les « ennemis de la République ».
La sidération et la colère doivent maintenant se muer en réponse politique. Comment prétendre continuer à gouverner le pays face à un tel carnage démocratique, politique et humain ?
L’intersyndicale et les forces de gauche sont à un moment charnière. Si le retrait de la réforme est indispensable, il ne saurait à lui seul répondre à la puissance et aux exigences des mobilisations. C’est maintenant que toutes les forces engagées dans la bataille devraient travailler ensemble à la suite.
Une crise comme celle que nous vivons appelle des réponses politiques nouvelles, à innover et franchir le cap entre forces politiques, associatives et syndicales pour faire émerger un nouveau projet de société, un programme de gouvernement et prendre le pouvoir.
publié le 11 avril 2023
par Léon Crémieux sur https://www.cadtm.org
Le 6 avril a encore vu une journée de grèves et de manifestation d’une importance équivalente à celle du 28 mars et, selon les syndicats, 2 millions de personnes dans les rues. Un grand nombre de blocages, d’actions spectaculaires, comme une banderole déployée du haut de l’Arc de Triomphe.
Le plus spectaculaire est sûrement le nombre et la massivité des cortèges dans beaucoup de villes petites et moyennes. Spectaculaire aussi le rejet persistant de la réforme de Macron dans les 80% de la population active, la grande majorité des classes populaires.
Mais, isolé, Macron espère pouvoir desserrer l’étau d’un mouvement social qui, même moins puissant ces dernières semaines, crée désormais une crise politique dans le pays.
Les grèves reconductibles ont clairement marqué le pas ces dernières semaines, chez les agents du ramassage et du traitement des déchets, dans les raffineries, à la SNCF. Seuls les agents des IEG (industries électriques et gazières) maintiennent un mouvement de coupures sélectives. Les secteurs qui, depuis début mars, avaient engagé le bras de fer pour bloquer la vie économique en y mettant toutes les forces ont appelé les autres secteurs à les rejoindre depuis un mois, ne voulant pas renouveler les épisodes des « grèves par procuration ». Mais se sont cumulées de réelles difficultés objectives dans de nombreux secteurs salariés -et même dans la jeunesse scolarisée jusqu’à aujourd’hui- et le choix de l’intersyndicale du rythme d’une journée de grève hebdomadaire, se calant sur les secteurs moins mobilisés au risque de ne pas jouer une force d’entraînement pour construire des grèves reconductibles avec les secteurs les plus combatifs.
Ce choix correspondait clairement à un compromis avec la position de la direction confédérale CFDT, attachée à maintenir l’intersyndicale autour du rejet des 64 ans, de l’appel à des grèves, des manifestations et même des blocages, mais opposée à une tactique de paralysie de la vie économique du pays. La large unité syndicale, permise par le rejet populaire des 64 ans, et aidant à consolider ce rejet, a eu jusqu’à aujourd’hui comme corollaire cette modération dans l’affrontement. Cela n’empêche pas la multiplication d’actions de blocages, de grèves qui mêlent souvent des équipes CGT, Solidaires, FO, FSU et CFDT, aidant à maintenir, par-delà les journées nationales, un climat de mobilisation prolongée.
La paralysie politique du gouvernement l’a amené depuis une dizaine de jours à jouer clairement la carte de la répression policière, des violences, la carte aussi de la dénonciation de « l’extrême-gauche violente ». Dans ce mouvement, Macron apparait, avec Darmanin, comme le défenseur de l’ordre pour conforter un électorat chancelant, espérant aussi semer la division dans l’intersyndicale et amoindrir le soutien sans faille à la mobilisation et même aux blocages au sein de la population. Sur les deux derniers points l’échec est total, mais Darmanin n’en pousse pas moins les forces de police, couvrant toutes les violences, les utilisations d’armes et de munition de guerre. Ce choix de montée crescendo qui s’est manifesté à Sainte Soline le 23 mars et dans les charges contre des cortèges syndicaux renforce la détermination au sein du mouvement. Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières. Ce rejet a entraîné la levée de boucliers de nombres d’associations, au premier rang la Ligue des Droits de l’Homme.
La LDH s’est trouvé au cœur de la dénonciation du comportement policier à Sainte Soline apportant des preuves audios du blocage des secours par la police. La LDH est aussi à l’initiative d’une campagne pour l’interdiction des BRAV-M, des armes de guerre. Cette action démocratique vient d’amener Gérald Darmanin à franchir un pas qu’aucun ministre de l’Intérieur n’avait osé franchir en menaçant directement la LDH disant qu’il « allait regarder » les subventions dont elle bénéficie. Sous Macron et Darmanin, les glissements se succèdent remettant en cause des droits démocratiques et sociaux existant depuis des décennies, sur les déclarations et les interdictions des manifestations et même sur le droit de grève.
Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières
Confrontés à de puissantes grèves dans les raffineries et les ramassages de déchets, le gouvernement avait multiplié des réquisitions de grévistes pour casser le mouvement. La loi française autorise des réquisitions en cas de « trouble manifeste à l’ordre public ». Le préfet de Seine maritime avait réquisitionné des personnels des raffineries Total Energies à cause de « l’augmentation prévisible de la circulation pour le weekend de Pâques ». Le tribunal administratif avait déjà dénoncé des interdictions de manifestations à la dernière minute. Là il vient de juger que ces réquisitions « portaient une atteinte grave et manifestement illicite au droit de grève ». Visiblement, le gouvernement teste jusqu’où il peut pousser l’interprétation des lois et veut préparer le terrain à deux nouvelles lois déposées par les Républicains au Sénat limitant le droit de grève dans les raffineries les transports publics. Dans le registre des droits démocratiques, les Républicains, le Rassemblement national et les députés de Macron viennent d’adopter, en première lecture accélérée, au Sénat et à l’Assemblée nationale une loi « Jeux olympiques » qui, sous couvert de sécurité, instaure de façon pérenne des dispositifs de contrôle, filtrage, et de surveillance de masse dans des lieux publics et les transports par vidéosurveillance avec des outils algorithmiques d’analyse de comportements, pouvant être stockés.
La France serait ainsi à la pointe de nouvelles techniques qui pourront très facilement être de nouveaux outils contre les droits de rassemblements, de manifestations et la criminalisation d’actions dans des édifices publics.
Ces derniers jours, les conséquences de la mobilisation des retraites a donc glissé sur les questions des droits démocratiques mais le mouvement est aussi lui-même polarisé par les décisions du Conseil constitutionnel du 14 avril. Cette institutions dont les membres sont nommés par les présidents de la République et les président-e-s de l’assemblées nationale et du Sénat sert notamment de censeur des lois, jugeant de leur conformité totale ou partielle avec les règles constitutionnelles. Donc le Conseil fera connaître le 14 avril sa décision concernant la loi de financement de la Sécurité sociale qui contient les attaques contre les retraites et le passage de l’âge de départ à 64 ans. Il décidera aussi du lancement ou non d’une procédure de Référendum d’Initiative partagé sur un projet portant au maximum à 62 ans l’âge de départ à la retraite, proposée par les élu-e-s de la NUPES. Si le Conseil entérine la loi, lui donnant un vernis de légitimité, elle pourra être promulguée par Macron.
Macron ne serait pas pour autant tiré d’affaire. La première question sera évidemment celle du mouvement social et de ses capacités à passer au-dessus de ce nouvel obstacle et de le faire en gardant son unité. Mais pour Macron va se poser dans tous les cas la question de la suite de son quinquennat.
Sur le dialogue social avec les syndicats, après avoir méprisé les directions syndicales, la Première ministre n’a pas les moyens de leur demander d’accepter la réforme des 64 ans et d’engager une nouvelle étape sur des dossiers sociaux. Même la CFDT n’est pas prête à le faire, au vu du rapport de force social qu’a construit le mouvement. Borne n’a pas les moyens non plus de trouver, au sein de l’Assemblée nationale, une alliance majoritaire stable, comme le lui a demandé Macron. Les Républicains, affaiblis par leur position sur les retraites, ne trouvent aucun intérêt à être la rustine du gouvernement Borne. Les jours de ce dernier sont sans doute comptés, et Borne elle-même ne croit pas à son avenir dans ce poste, mais les paramètres ne seront guère changés en cas de changement de Premier-e ministre.
L’Intersyndicale appelle à une nouvelle journée le 13 avril, mais sans avancer d’autre perspective pour le mouvement que d’attendre les décisions du Conseil constitutionnel. Redonner de la vigueur au rapport de force imposerait de donner des échéances propres, comme une manifestation nationale ou la préparation d’une nouvelle vague de grève reconductible.
Un autre problème est de plus en plus évident. Si, en creux, le mouvement est un mouvement de classe, rassemblant dans l’action ou le soutien, l’immense majorité des salarié-e-s avec, en toile de fond, le refus de continuer à payer pour le maintien d’un système qui frappe les classes populaires, ne se dégage pas dans le mouvement l’expression d’exigences qui dépassent la question des 64 ans. La dynamique large créée par l’unité de tous les syndicats à comme limite immédiate l’impossibilité d’aller plus loin que la question des 64 ans, la CFDT, même sur la question des retraites ayant déjà accepté la réforme Touraine de 2014 qui mène aux 43 annuités. Dès lors, l’intersyndicale n’avance pas non plus d’exigences sur le financement des retraites, comme la fin de exonérations et l’augmentation des cotisations patronales, ni bien sûr le retour sur la réforme Touraine et celle de Woerth en 2010 qui a décidé de la retraite à 62 ans.
De même, il n’y a pas au niveau confédéral de socle intersyndical commun sur les autres questions sociales urgentes, bien présentes dans les manifestations, sur les allocations chômage ou la lutte pour les salaires et contre les hausses des prix. La place de l’Intersyndicale nationale a servi de point d’appui dans les villes mais a aussi limité l’extension de la plateforme des intersyndicales locales. Cela pourrait sembler une question secondaire qui n’a pas empêché le développement d’une mobilisation d’une profondeur sans doute inédite. Mais chacun comprend bien que le rapport de force de classe ne peut se maintenir que si, dans la conscience de celles et ceux qui participent au mouvement ou le soutiennent, est clairement posée la question de à qui on s’affronte.
La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant
La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant, c’est bien un choix politique de classe correspondant aux intérêts des groupes capitalistes qui ont fait aboutir des réformes identiques dans les autres pays européens. Il s’agit donc bien de remettre en cause la répartition des richesses et les choix faits dans l’intérêt des capitalistes, choix faits en Europe par les partis soutien du libéralisme, y compris l’extrême-droite de partis similaires au RN, comme Fratelli d’Italia de Meloni qui applique la retraite à taux plein à 67 ans dans le cadre des exigences budgétaires de l’Union européenne. Combattre la supercherie du RN défenseur des retraites ne peut pas se faire sans appuyer le mouvement sur une plate-forme qui remette en cause les choix capitalistes du gouvernement et avance des exigences conformes aux intérêts des classes populaires. Absent du mouvement, muet sur toute plate-forme politique pour le défense des retraites, à part le natalisme et les mesures anti-immigrés, le RN se positionne pour cueillir les fruits d’une mobilisation sociale qui, objectivement, vise les capitalistes.
Macron et Darmanin, eux, n’ont de cesse de tisser en pointillé des passerelles vers les Républicains et l’extrême droite tout en criminalisant et diabolisant la NUPES. D’ailleurs, lors d’une élection partielle en Ariège, le deuxième tour a vu un front commun du parti de Macron, des Républicains, du Rassemblement national, derrière une candidate socialiste opposés à la NUPES pour battre la candidate de la France insoumise.
La situation est évidemment aussi rendue difficile par l’absence de construction d’un front commun social et politique au cœur de ce mouvement, par l’absence même, en dehors de l’Assemblée nationale, d’initiative politique unitaire large permettant de mener un débat et d’avancer des propositions unitaires pour construire dans les villes et nationalement des structures unitaires sur les questions sociales et démocratiques de l’heure, en phase avec la mobilisation sociale.
La force du mouvement et des dizaines de milliers de militant-e-s qui le structurent aura peut-être la force de dépasser ces obstacles dans les prochaines semaines.
publié le 10 avril 2023
Par Stéphanie Texier sur www.regards.fr
Des amis de Carole Delga jusqu’au RN, en passant par Renaissance, un large éventail a célébré la défaite de la candidate LFI en Ariège dimanche dernier (2 avril). D’aucuns parlent même de « front républicain ».
La défaite de Bénédicte Taurine était, prévisible, scellée dès le soir du premier tour de l’élection partielle dans la première circonscription de l’Ariège. Avec 31,18%, cette dernière ne bénéficiait que d’une faible avance sur sa concurrente Martine Froger, soutenue par Carole Delga, 26,42% et d’aucun réservoir de voix. Fort de l’appel à voter de la candidate Renaissance (10,69%) qu’elle avait déjà largement siphonnée au premier tour, la socialiste dissidente était donc largement favorite pour ce second tour.
Seul un improbable sursaut de la participation ou un impossible et problématique report massif des électeurs RN sur la candidate LFI aurait pu permettre sa réélection. Il n’en a rien été et Martine Froger a été confortablement élue avec 60,19% des suffrages contre 39,81% seulement pour Bénédicte Taurine. Même la participation peut difficilement être incriminée. Avec 37,87% au second tour (contre 39,90% au premier tour), c’est plutôt un joli résultat pour une élection partielle. À la fin janvier, à l’occasion aussi d’élections législatives partielles, en Charente, René Pilato (LFI) a été élu avec un taux de participation au second tour de 28%, et le candidat soutenu par la Nupes dans le Pas-de-Calais a été élu lui aussi avec une participation de 28%.
Ce qui est inquiétant dans le résultat de l’Ariège, c’est d’abord le faible score du premier tour. En juin 2022, Bénédicte Taurine avait obtenu 33,12% des voix, elle perd donc 2 points, alors même qu’une mobilisation sociale extrêmement puissante est en cours. La socialiste dissidente passe de 18,08 à 26,42%, quand la candidate Renaissance dégringole de 19,96 à 10,69% – le cumul de ces deux candidates est donc inchangé d’une élection à l’autre. Enfin, le RN progresse de 19,94 à 24,78%, c’est pourtant peu dire que ce parti a été d’une grande discrétion sur le projet de réforme des retraites.
L’autre élément qui ne peut qu’inquiéter, c’est l’hystérie anti-Nupes qui s’est emparé de l’échiquier politique, des socialistes à la sauce Delga jusqu’au RN. « S’il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c’est désormais contre la gauche antilibérale », déclarait Stefano Palombarini dans un entretien en mars 2021. Nous y sommes peut-être.
Un front républicain anti-Nupes ?
Jusqu’au second tour de l’élection présidentielle de 2022, le barrage contre le Rassemblement national était de mise. C’est d’ailleurs à celui-ci qu’Emmanuel Macron doit sa réélection pour un second mandat. Ce vote en négatif est attesté par toutes les études d’opinion et par le Président lui-même puisqu’il déclarait le 24 avril : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ».
« Les années à venir » ne dureraient pas quinze jours. Face à la dynamique Nupes aux législatives de 2022, paniquée, la Macronie allait bientôt dynamiter ce front républicain contre l’extrême droite déjà bien usé. L’électeur de gauche, habitué, avec ou sans états d’âme, à éliminer le candidat d’extrême droite au second tour, allait bientôt découvrir que ce barrage était à un seul sens – celui pour faire élire un candidat de droite – et qu’il n’y aurait pas de réciproque. « On avait des cas où c’était compliqué de définir qui était le candidat le plus républicain. Regardez un duel entre François Ruffin et le RN » a ainsi pu déclarer Aurore Bergé au lendemain du second tour des élections législatives en juin 2022.
Ce qui n’aurait pu être qu’une manœuvre politicienne le temps d’une élection pour brider au maximum une alliance jugée dangereuse s’est mué en une stratégie politique qui n’a cessé de se roder ces derniers mois et qui procède d’un double mouvement : 1. légitimer de fait le RN et l’inclure dans l’espace politique de la droite ; 2. diaboliser la Nupes et tout spécialement la France insoumise en laissant entendre que ce serait l’extrémisme, que ce ne serait plus la République, bref, instaurer un cordon sanitaire autour de cette alliance qui de fait la priverait de toute perspective de victoire majoritaire à l’échelle nationale.
Personnage emblématique de cette politique, Gérald Darmanin alterne échanges mielleux avec le RN et outrances à l’égard de son opposition de gauche. D’un côté, il s’excuse platement d’avoir pu offusquer le parti de Marine Le Pen.
De l’autre, il utilise une rhétorique forgée par l’extrême droite pour dénoncer « le terrorisme intellectuel ». Le même avait utilisé le terme d’« éco-terrorisme » au mois de novembre... Or, les mots ont un sens et un terroriste, dans une France post-attentats, ça s’élimine.
La ficelle a longtemps paru bien grosse, pour ne pas dire énorme. Pourtant il semble bien que le travail de sape porte ses fruits, alimentés par de multiples alliés voire par une Nupes elle-même qui n’a pas pris pleinement conscience de piège mortel.
LFI construit son plafond de verre
Si la Macronie est l’instigatrice et l’unique responsable d’une politique folle qui peut permettre de porter au pouvoir l’extrême droite, force est de constater que la Nupes, et LFI en premier chef, a plutôt sauté avec délectation dans le piège que tenter de s’y soustraire.
La place disproportionnée qu’a pris la proposition de réintégration des soignants non-vaccinés à l’automne et l’idée « lumineuse » d’utiliser la niche parlementaire du RN pour faire adopter cette mesure ont contribué à semer le trouble. Mais c’est surtout la surestimation de la situation sociale depuis le début de l’année qui a enclenché une série de choix discutables.
Ne voyant que la faiblesse, bien réelle, du gouvernement, beaucoup ont repeint en rouge la situation sociale, voyant une montée impétueuse des luttes susceptibles d’aboutir au blocage général du pays. Une situation en décalage avec le terrain mais qui pouvait, aussi, conduire à relativiser l’importance de l’unité syndicale voire à douter qu’elle soit une bonne chose. L’attente, presque impatiente, d’une trahison de la CFDT de Laurent Berger a relevé de la Schadenfreude, cette joie malsaine.
Or si la mobilisation est exceptionnelle au regard des trente dernières années, il est très vite apparu qu’elle ne basculerait pas dans une grève générale. La journée du 7 mars, qui devait être celle du pays à l’arrêt, du blocage, a été une très grosse journée de mobilisation, pas plus. Et, sauf exceptions, les secteurs qui ont tenté la grève reconductible se sont vite essoufflés. Les postures parfois outrancières, les déclarations dignes de Tartarin de Tarascon et autres rodomontades sont apparues à beaucoup pour ce qu’elles étaient : du gauchisme.
Être isolé, c’est l’assurance de perdre. Or, nous n’avons plus les moyens d’attendre des années. L’hypothèse d’une victoire de l’extrême droite fait désormais partie des coordonnées de la situation politique. Être radical sur le fond sur lequel il ne faut rien lâcher, devrait suffire, il n’est peut-être pas utile d’en rajouter sur la forme.
publié le 8 avril 2023
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
Avec le mouvement social contre la réforme des retraites, la question de l’emploi, déjà au cœur du texte d’orientation du PCF, sera un enjeu clé des débats du week-end à Marseille.
Dans les rues, jeudi aux côtés des syndicalistes et des citoyens contre la réforme des retraites, les délégués au 39e congrès du PCF se retrouveront à Marseille vendredi, avec en tête cette 11e journée de mobilisation et toutes celles qui l’ont précédée.
Ce mouvement social historique a joué les invités surprises dans les débats locaux des fédérations en mars. Et pour cause : non seulement, par sa puissance et la réponse autoritaire que lui oppose le gouvernement, il bouscule la situation politique et amplifie la « crise de régime » décrite par le texte d’orientation soumis à la discussion des communistes.
L’affrontement capital-travail sur le devant de la scène.
Mais il place aussi sur le devant de la scène l’affrontement capital-travail. « C’est pour nous une question absolument fondamentale sur le plan à la fois du projet de société et de la stratégie, la gauche ne peut être la gauche que si elle est le camp du travail et de la création », assure Christian Picquet, à la tête de la commission en charge du texte, « L’ambition communiste pour de nouveaux Jours heureux », qui sera l’objet des débats dès ce vendredi.
Derrière la polémique de l’automne dernier sur la « gauche du travail » et celle des « allocs », qui a suscité des crispations jusque dans les rangs du PCF, c’est une « France du travail émancipateur » que Fabien Roussel affirme vouloir opposer à la « France d’un travail rémunéré au niveau du RSA » que bâtit Emmanuel Macron.
Avec un mot d’ordre : travailler tous, mieux et moins. « Il a clairement manqué une voix à gauche, ces dernières années, pour pousser vers cette société du travail émancipateur », juge ainsi le secrétaire national du PCF dans son dernier livre (1).
Une voix qu’il entend incarner et dont le texte d’orientation soumis aux adhérents du PCF se fait l’écho. « Le monde du travail a vocation à devenir l’aile marchante, la force motrice réunissant l’ensemble des classes et couches disponibles à un combat pour changer la vie », peut-on lire dans le document qui propose de construire « avec (les organisations syndicales) et nos concitoyen·ne·s, le projet qui les unira en plaçant en son cœur le travail, la République sociale et démocratique, et une voix souveraine de la France en Europe et dans le monde. C’est ainsi que nous parviendrons à arracher des victoires, à redonner confiance en la politique et en la gauche au monde du travail et aux catégories populaires ».
Augmentation des salaires, temps hors travail et émancipation dans le travail
Entre l’inflation et la mobilisation contre le report du départ à la retraite à 64 ans, « trois questions » sont particulièrement brûlantes, insiste le porte-parole du PCF : celle de « l’augmentation des salaires », du « temps hors travail », et de « l’émancipation dans le travail avec une démocratie qui ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise », liste Ian Brossat.
Un dernier point qui, avec la « sécurité de l’emploi et de la formation dont l’ambition est d’éradiquer le chômage », est l’un des marqueurs du projet communiste. Réindustrialisation, transition écologique, nouveaux pouvoirs des salariés pour peser sur la finalité de la production : « Si on veut répondre aux crises sociale, écologique et démocratique, la question du travail est une dimension centrale », défend Christian Picquet, estimant qu’elle « englobe les combats contre toutes les dominations, contre toutes les aliénations ». De quoi alimenter, dans un monde où le travail est en pleine transformation, les échanges du week-end.
(1) Les Jours heureux sont devant nous, éditions du Cherche-Midi
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
À Marseille, pour le 39e congrès du PCF, Fabien Roussel, son secrétaire national, entend tirer toutes les leçons du mouvement contre la réforme des retraites et bâtir « une France libre, forte et heureuse ». Pour le député du Nord, il s’agit à la fois de renforcer son parti et l’union à gauche et de porter au pouvoir un véritable projet de transformation sociale.
C’est en plein mouvement social contre la réforme des retraites que se tient le congrès du PCF à Marseille, entre le 7 et le 10 avril. Point d’aboutissement d’une réflexion menée localement depuis des mois, le rendez-vous sera irrigué par les enseignements de cette « mobilisation historique », promet son secrétaire national, Fabien Roussel. Au menu : le lancement d’un chantier pour faire du PCF un véritable « parti populaire » et celui d’« un pacte de progrès pour une France du travail », proposé aux citoyens et à la gauche.
Emmanuel Macron et le gouvernement s’entêtent, malgré les mobilisations, à vouloir imposer le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans. La crise dépasse-t-elle désormais le cadre de cette réforme à vos yeux ?
Fabien Roussel : À la mobilisation contre la réforme des retraites, toujours extrêmement forte, s’est ajoutée de la colère contre l’usage du 49.3, qui a bafoué l’expression de l’Assemblée nationale sur un texte fondamental. Ça a été un moment de bascule. Une puissante exigence de démocratie s’est exprimée, et ça fait du bien. Une exigence de respect, tant des syndicats que du peuple. Non pas la foule, mais le peuple : ces citoyens qui ont des droits et les défendent. Le président de la République et le gouvernement se sont mis dans une impasse. Ils ne peuvent plus engager de grandes réformes, ils ont été obligés de reculer sur la loi immigration, sur le SNU (service national universel – NDLR) contesté par les jeunes, ils doivent annuler des déplacements… Leur situation est intenable alors que des sujets urgents sont à mettre à l’ordre du jour. À commencer par l’inflation, parce que c’est dès le 15 du mois que le salaire est mangé.
Justement, vous défendez depuis des mois la voie d’un référendum. Le référendum d’initiative partagée (RIP) vous paraît-il toujours une issue ou faut-il aller plus loin et rebattre les cartes avec une dissolution ?
Fabien Roussel : Avant tout, la solution la plus rapide, la plus efficace, la plus nette, c’est le retrait. Ensuite, la négociation avec les organisations syndicales peut conduire à la suspension de la loi, voire à sa réécriture. Enfin, en cas de blocage, la seule issue pacifique et démocratique est de redonner la parole au peuple via un référendum. Et c’est ce que nous offre le RIP. Quant à la dissolution, les Français demandent à être respectés et entendus, ils ne demandent pas des élections.
En cas de nouvelles élections, demain, seriez-vous prêt à participer à une majorité et à un gouvernement de gauche avec les autres forces de la Nupes ?
Si le président de la République faisait le choix de dissoudre l’Assemblée – ce qui lui devient difficile à envisager après la veste que s’est prise sa candidate lors de l’élection législative partielle en Ariège –, nous sommes prêts à gouverner. Nous devons l’affirmer dès maintenant et offrir une alternative politique. Pas une alternance, mais un changement profond, une rupture avec les logiques libérales actuelles qui abîment notre modèle social comme la planète. Nous avons un projet, nous avons fait des meetings communs, nous avons été unis dans cette bataille qui, en plus de deux mois de lutte avec les organisations syndicales, a fait évoluer les consciences parmi les nombreux abstentionnistes ou ceux qui votaient à l’extrême droite. Sur le rapport entre capital et travail, parce que nous avons su montrer nos propositions pour financer une retraite avec la création d’emplois, l’augmentation des salaires, les cotisations sur le capital. Sur la démocratie, parce que, face aux défenseurs du libéralisme qui s’assoient dessus, nous portons le respect du Parlement, le référendum…
Nous sommes prêts à gouverner. Nous devons l’affirmer dès maintenant et offrir une alternative politique. Pas une alternance, mais un changement profond, une rupture avec les logiques libérales actuelles.
Pourtant, le RN, malgré son silence opportuniste, marque des points, selon les sondages…
Fabien Roussel : Un de ces récents sondages portait sur les personnalités qui sortaient renforcées de cette crise (1). Résultat : Marine Le Pen arrive en première place. On pourrait s’arrêter à cela, mais en deuxième c’est Philippe Martinez, en troisième Laurent Berger, et en quatrième Fabien Roussel. Si ensemble nous décidions de construire une alternative, dans le respect de nos rôles respectifs, nous serions majoritaires. Sur la retraite, Marine Le Pen, c’est 62 ans, 42 annuités, la suppression des cotisations sociales, et sa seule réponse face à l’allongement de la durée de la vie c’est réduire les femmes à une fonction reproductive. C’est recycler le slogan : travail, famille, patrie. Aux antipodes de ce qui s’exprime dans les manifestations. Une rumeur affirme que l’extrême droite sortirait renforcée, c’est faux.
Vous avez rendez-vous ce week-end pour le 39e congrès du PCF à Marseille. Cette lutte sociale et politique en bouscule-t-elle l’ordre du jour ?
Fabien Roussel : Un congrès est un moment d’analyse sur la situation politique, où on définit nos orientations pour l’avenir. Or, ce mouvement est historique. On n’en a pas vu de tel depuis plus de cinquante ans. Il irrigue donc toutes nos réflexions. Avec cette lutte, le Parti communiste français voit les adhésions affluer. Nous en comptons 30 % de plus depuis le début de l’année. Nous nous renforçons, nos idées progressent et les Français ont pris le goût de la lutte. Il ne manque plus que la victoire. Cette intersyndicale a montré par son unité qu’elle était puissante. Cela doit aussi nous éclairer pendant notre congrès. Elle est composée de syndicats différents dans leur approche, leur taille, leur poids, comme nous à gauche. Et pourtant, ils savent parler d’une même voix, sans homme ou femme providentiel, sans hégémonie. C’est cette union-là que nous devons construire.
Le texte de base commune que vous souteniez a obtenu 82 % lors d’un vote interne fin janvier, mais les militants ont continué à y travailler sur le plan local durant le mois de mars. Quelles questions reste-t-il à trancher ce week-end ?
Fabien Roussel : Le congrès n’est pas là pour trancher, mais pour construire. C’est l’occasion de rassembler les idées, les analyses, les propositions, discutées de la cellule aux congrès départementaux. C’est une démocratie très vivante. Et le rendez-vous de Marseille va nous permettre d’entériner des choix, tant sur nos orientations que sur la modification de nos statuts. Moi, j’ai un souhait : que ce congrès lance en grand le chantier de notre renforcement. Nous avons besoin d’un Parti communiste français beaucoup plus fort et beaucoup plus influent. Nous avons besoin de redevenir un parti populaire, présent dans les quartiers, dans les banlieues, dans les villages, dans la ruralité, dans les facultés… Pour aller à la conquête de ceux qui ne votent plus, les convaincre qu’une alternative de progrès est possible, dans le cadre d’un rassemblement que nous souhaitons. Nous allons beaucoup parler de notre organisation, de sa proximité avec des cellules jusque dans les entreprises, de sa féminisation, de notre objectif de 10 000 nouvelles adhésions, des écoles de formation que nous voulons créer… Pour moi, c’est le chantier du 39e congrès. Le 38e nous a permis de retrouver notre place dans le paysage politique français, nous devons franchir une nouvelle étape et croire à la victoire.
J’ai un souhait : que ce congrès lance en grand le chantier de notre renforcement. Nous avons besoin de redevenir un parti populaire, présent dans les quartiers, dans les banlieues, dans les villages, dans la ruralité…
Vous plaidez davantage, notamment dans votre dernier livre (2), pour un « rassemblement populaire » que pour un nouvel « acte » de la Nupes. Mais vous avez appelé, le 20 mars, à construire « un pacte pour le redressement social et démocratique de la France, en vue d’une majorité et d’un gouvernement de la gauche et des écologistes ». Les formations de gauche entrent donc dans l’équation ?
Fabien Roussel : Ce pacte de progrès pour une France du travail, ce pacte d’engagement, on doit le proposer aux Français, le construire avec eux et avec les forces de gauche, le partager avec les organisations syndicales. Car nous devons réussir à nous additionner et en même temps à construire notre programme commun. Et celui-ci doit être des plus ambitieux. Il ne peut pas se négocier sur un coin de table, comme cela a été le cas en juin 2022, en quelques heures. On ne part pas d’une page blanche : nous avons l’union construite en 2022 à l’issue de la présidentielle, ce que nous avons réussi à partager au Parlement ces derniers mois, l’approfondissement de nos liens entre forces de gauche, mais aussi avec les forces syndicales. On sait ce qui a marché, et ce qui a agacé.
Que ce soit entre forces de gauche à l’Assemblée ou avec le mouvement social, ces dernières semaines n’ont pas été exemptes de tensions…
Fabien Roussel : Tout cela doit nous permettre d’avancer. Mais je suis optimiste, car nous avons fait beaucoup de chemin. Ce mouvement a fait émerger des visages, des noms, des personnalités, dans le monde syndical comme dans le monde politique. C’est ensemble que nous pouvons porter ce projet progressiste pour la France, dans le respect du choix des organisations syndicales. Ce pacte doit être porté demain par un collectif d’hommes et de femmes, par une équipe, par une coalition, pas par un homme seul. Et ça vaut pour Jean-Luc Mélenchon. C’est une garantie démocratique et de respect de la diversité.
Vous ne voulez pas d’une union sur « le plus petit dénominateur commun » et en même temps faire valoir les spécificités de votre formation. Les deux sont-ils conciliables ?
Fabien Roussel : Oui, en étant un parti beaucoup plus organisé, beaucoup plus fort, avec beaucoup plus d’adhérents et d’élus. En portant nous-mêmes le message d’espoir, de conquête, de rassemblement. L’idée, c’est que les salariés, les Français s’en mêlent. Mais quand on fait le choix d’une coalition, on n’impose pas son programme.
Reste le piège des institutions de la Ve République et du présidentialisme…
Fabien Roussel : Tant que l’on n’a pas transformé les institutions, on doit faire avec en étant présent dans le paysage politique, mais aussi lors des élections nationales pour proposer notre projet de société aux Français. Il ne s’agit pas de revenir là-dessus. Mais les élections législatives sont l’occasion de porter un projet de gouvernement dans le cadre d’une coalition rassemblant des forces politiques de gauche, au-delà de celles qui ont signé un accord en 2022. Ne soyons pas étriqués, arrêtons de nous enfermer au sein d’une alliance exclusive de quatre forces, comme si nous détenions à nous seuls la vérité.
Ce projet progressiste pour la France doit être porté demain par un collectif d’hommes et de femmes, par une équipe, par une coalition, pas par un homme seul.
À qui s’adresse cette main tendue ? En début de semaine, il a été question de l’ex-premier ministre Bernard Cazeneuve…
Fabien Roussel : Si on m’avait interrogé sur Marie-Noëlle Lienemann ou Emmanuel Maurel – également anciens du PS –, j’aurais dit la même chose. Je ne ferme aucune porte, mais il n’est pas question de renouer avec le quinquennat Hollande, l’objectif est de se mettre d’accord sur un projet, une ambition pour la France qui nous permette de sortir de ce capitalisme à bout de souffle.
Pourquoi estimez-vous que le travail doit avoir une place centrale dans le discours et le projet de la gauche ? Et comment éviter les pièges de ce débat lorsque, par exemple, Emmanuel Macron s’en saisit pour opposer les travailleurs aux bénéficiaires du RSA « qui ne travaillent jamais » ?
Fabien Roussel : Ce n’est pas un piège, ce sont deux projets de société, deux mondes, deux conceptions totalement différentes de la France du travail. Nous défendons, nous, un travail qui émancipe, qui épanouit, et qui répond aux besoins du pays, aux enjeux climatiques. Pour le camp Macron, le travail est source de profit, il sert de variable d’ajustement à la rentabilité des entreprises, chômage et pauvreté à la clé. Le président de la République défend la France d’un travail rémunéré au niveau du RSA. Nous répondons : travailler moins, travailler mieux et travailler tous. C’est le sujet central sur lequel la gauche doit être beaucoup plus forte, sinon on laisse la droite et les libéraux le préempter. Quant au droit à la paresse, il a été caricaturé en imaginant que l’on pouvait faire tourner une société sans travail. Et certains le théorisent à tel point qu’ils défendent le revenu universel. Nous nous voulons être le parti du travail pour construire une France libre, forte et heureuse. C’est autour de ce triptyque que je veux construire mon projet pour la France.
Quelle place dès lors pour d’autres combats ?
Fabien Roussel : C’est un projet cohérent qui ne se découpe pas en morceaux. C’est aussi par le travail que nous garantirons, via les services publics notamment, l’égalité des droits de chacun, indistinctement de son origine ou de son sexe, que nous pourrons bâtir une véritable transition écologique. C’est un projet d’ensemble qui pose les bases d’une nouvelle République sociale, écologiste, féministe, laïque.
Le président de la République défend la France d’un travail rémunéré au niveau du RSA. Nous répondons : travailler moins, travailler mieux et travailler tous.
Une partie du texte discuté lors de votre congrès est consacrée à « l’actualité brûlante du projet communiste ». En quoi prend-il une nouvelle vigueur dans le contexte politique et social ?
Fabien Roussel : Par son exigence de démocratie. Le projet communiste se construit avec le peuple et pour le peuple. Il trouve toute son actualité dans cette grande idée : il faut que chaque salarié, chaque travailleur se réapproprie son outil de production. Il ne s’agit pas seulement de répartir les richesses, de taxer les dividendes. Ça, tout le monde est d’accord, même les socialistes. Et tant mieux. Mais, nous, nous voyons plus loin : nous voulons décider de comment nous produisons ces richesses et pour quoi. C’est aussi une exigence portée dans ce mouvement social : participer aux décisions. Si les salariés de Total avaient voix au chapitre, vous croyez qu’ils auraient laissé Pouyanné s’augmenter de 10 % tandis qu’eux n’ont eu que les miettes, qu’ils laisseraient l’essence augmenter à ce tarif-là ? Les salariés d’EDF auraient-ils laissé brader notre filière nucléaire et le marché européen décider des prix ? Bien sûr que non. Réapproprions-nous les choix économiques de notre pays pour retrouver notre souveraineté. Mettons en commun, décidons ensemble. Ça, c’est révolutionnaire et c’est le cœur du projet communiste.
Pierre Jacquemain sur www.politis.fr
Le rapprochement Roussel-Cazeneuve a de quoi agacer, mais pose une question : comment dégager une majorité alternative de gauche, suffisamment rassembleuse et crédible, pour battre la droite et l’extrême droite ?
Dans une interview donnée à L’Express, le patron des communistes, Fabien Roussel, plaide pour un rassemblement sans exclusive à gauche, jusqu’à Bernard Cazeneuve. Le propos va agacer. Il agace. Il m’a agacé. L’éphémère Premier ministre de François Hollande porte une lourde responsabilité. Celle d’avoir trahi, avec ses amis, les attentes du peuple de gauche. Et d’assumer, aujourd’hui encore, la politique libérale qui a conduit à l’accession d’Emmanuel Macron à l’Élysée.
Comment peut-on imaginer un instant que Cazeneuve puisse être crédible auprès des sympathisants de la gauche et de l’écologie ? Comment, devant les violences policières dont le mouvement social fait l’objet en ce moment, pourrait-il incarner une alternative alors que Rémi Fraisse est mort de violences policières sous son autorité ?
Pourquoi, dès lors, Fabien Roussel voudrait-il lui tendre la main ? Sans doute parce qu’il appartient, lui aussi, à cette gauche qui regrette un abandon des classes populaires aux profits de luttes intersectionnelles ; sans doute ont-ils également en commun une même vision stigmatisante et excluante de la laïcité et de la République. Enfin, sans doute, partagent-ils le même regard sur les forces de l’ordre.
Y aurait-il des gauches irréconciliables ? Et si oui, comment dégager une majorité alternative de gauche ?
Passé l’agacement, une question se pose. Y aurait-il des gauches irréconciliables ? Et si oui, comment dégager une majorité alternative de gauche, suffisamment rassembleuse et crédible, pour battre la droite et l’extrême droite ?
Autrement dit, comment reprendre le pouvoir ? Si le numéro 1 des communistes plaide pour un rassemblement jusqu’à Cazeneuve, il prévient tout de même : « Notre programme ne saura s’accommoder du capitalisme, il portera avant tout une transformation sociale radicale. On ne peut plus doucher les espoirs du peuple. Le temps de cette gauche-là est révolu. »
Ici réside le paradoxe Roussel. Parce qu’en réalité, la question n’est pas tant celle de l’étendue du rassemblement que celle de la ligne sur laquelle s’opère ce rassemblement. Qui donne le la à gauche ? Personne à gauche, pas plus les insoumis que les écologistes, les socialistes ou les communistes, ne peut gagner seul. Personne à gauche, pas plus Mélenchon que Cazeneuve, Delga, Jadot ou Roussel, ne peut gagner seul.
La Nupes a eu le mérite de régler la question de la ligne politique. Faure a eu le courage et la lucidité de reconnaître que le PS n’était plus la force motrice à gauche. Et n’en déplaise à Cazeneuve, Delga ou Roussel, c’est bien LFI qui a redonné de la vitalité à la gauche.
Pour autant, les insoumis doivent s’interroger sur leur stratégie. Le bruit et la fureur doivent cesser. La tentation hégémonique, d’où qu’elle vienne, doit faire place au respect des sensibilités de chacun. Et si la défaite de la candidate LFI Bénédicte Taurine, à l’occasion de la législative partielle ariégeoise, au profit de la dissidente socialiste, n’est pas significative, elle vaut avertissement alors qu’un « front républicain » anti-Nupes est en train de se constituer et que celle-ci devient l’ennemi politique numéro 1 quand la violence et le discours de l’extrême droite se banalisent.
La « deuxième gauche » a dominé l’histoire politique de plus d’un demi-siècle, mais elle doit reconnaître aujourd’hui l’inversion du rapport de force. Elle ne peut s’offrir le luxe de la nostalgie et de la rancœur. Elle doit intégrer l’exigence de radicalité. Dans le même temps, la gauche radicale, aussi puissante soit-elle, ne peut composer sans elle.
Comme le rappelle l’historien Roger Martelli, il ne faut jamais oublier que « le monde populaire et le superbe mouvement social actuel ont politiquement besoin de deux choses en même temps : que se conforte le poids d’une gauche bien ancrée dans les vieilles valeurs de la “République démocratique et sociale”, et que la dynamique portant vers une majorité soit celle de la gauche dans la diversité de ses sensibilités ». C’est le défi qui attend la Nupes.
Roger Martelli sur www.regards.fr
Bien installé à la tête du PC, l’on se demande de quoi Fabien Roussel est-il le nom ? Quelles cohérences et quelles limites y a-t-il à son projet ? Et quelle place à gauche, et « au-delà », pour les communistes ?
Le 39ème congrès du PCF s’ouvre à Marseille ce vendredi 7 avril. Le texte d’orientation parrainé par Fabien Roussel avait déjà recueilli, à la fin janvier, près de 82% des 29 000 suffrages militants exprimés. Il est la « base commune » que les délégués discuteront et amenderont, et sur lequel ils se prononceront in fine.
Une organisation active, mais affaiblie
Quatre ans après son accession inattendue au poste de secrétaire national, Fabien Roussel sera une nouvelle fois adoubé par le Congrès. Il s’est fait une place dans le paysage politique national, en se situant aujourd’hui dans le haut du tableau des indicateurs de confiance. Pour le baromètre des leaders politiques publié par Ipsos, à la fin février 2023, il occupait la 13ème place, loin derrière le duo de tête (Édouard Philippe et Marine Le Pen), mais juste derrière Jean-Luc Mélenchon, avec 25% d’opinions favorables. Et c’est bien à gauche qu’il obtient son pourcentage le plus élevé (44%), loin devant le centre et la droite (19% et 23%).
Chacun sait, bien sûr, que l’image ne fait pas automatiquement le vote. Un récent sondage législatif de l’Ifop [1], évoquant l’hypothèse d’une gauche divisée face à une éventuelle dissolution, laissait le PCF à un niveau modeste de 3%, derrière LFI (11%), EE-LV (9%) et le PS (7%). Mais l’actuelle direction peut aussi se réclamer d’un sondage présidentiel [2] qui attribue à Roussel une fourchette de 5% à 6,5%, contre 18 à 20% pour Mélenchon, 3% à Faure et 1% à Marine Tondelier.
On retiendra donc la double réalité d’une image de leader plutôt favorable et d’une assise électorale maintenue dans sa portion congrue. Le numéro un du parti reste à la tête d’une organisation active, toujours localement implantée, mais nationalement affaiblie. Depuis 2018, les effectifs ont continué de se tasser (42 000 cotisants, soit 7 000 de moins qu’à l’arrivée de Roussel à la tête du parti) et les élections de 2019 à 2022 ont confirmé l’étiage électoral d’un parti qui oscille entre 2% et 3% dans les scrutins nationaux. Le communisme municipal s’est contracté, ainsi que le vivier des élus communistes, estimé officiellement à 6500 aujourd’hui.
Projet politique : cohérences et limites
Quel est le cœur de la proposition politique portée par le Secrétaire national ? La réaffirmation d’un « projet communiste » reste « l’horizon civilisationnel » qui définit l’identification ultime du parti. Pour le faire vivre, l’objectif immédiat assigné à l’organisation est la reconquête des milieux populaires, qui boudent toujours la gauche, qui s’abstiennent massivement ou qui se tournent vers l’extrême droite. Pour la base commune, cela implique de mettre au centre les grandes questions du travail et de la démocratie. Stratégiquement, l’urgence désignée est celle d’un rassemblement, à gauche et « au-delà » de la gauche, donc au-delà de la Nupes. Mais, selon la direction, pour rendre effective cette exigence de rassemblement, le PCF doit retrouver la place qui fut la sienne et qu’ont érodée ses absences répétées à l’élection présidentielle. À cet effet, l’essentiel proposé aux militants est de relancer la dynamique locale des cellules et de réamorcer l’implantation dans les entreprises. Le « renouveau du communisme » passerait donc par un retour à des « fondamentaux » oubliés.
On ne discutera pas ici d’une cohérence globale qui n’est pas moins légitime que d’autres, installées elles aussi dans le champ de la gauche. Mais on peut en même temps relever des points discutables, que révèle la mise en œuvre qui en a déjà été faite dans la période récente.
Il est difficile de vouloir gagner des forces au-delà de la gauche et de commencer en multipliant les piques contre les forces avec lesquelles on veut passer alliance. La formule actuelle selon laquelle la Nupes est dépassée est redoutable.
Par exemple, il est incontestable que la conquête des suffrages populaires est une question majeure, relevant de l’éthique démocratique tout autant que de l’intérêt politique. Mettre l’accent sur l’enjeu du travail, de sa densité, de son ampleur et de son sens, est en cela d’autant plus souhaitable que la gauche s’en est trop exclusivement tenue aux problèmes de l’emploi. Mais quand, pour illustrer son propos, le secrétaire national a critiqué « la France des alloc’ », il a mis aussitôt le pied sur un terrain miné.
Sans doute explique-t-il qu’il a voulu opposer à la France qui s’accommode des allocations compensatoires à celle des salaires. Mais dans un moment de pression intense de la droite et plus encore de l’extrême droite, alors que domine la colère contre « l’assistanat », jusque dans les milieux populaires, le risque est pris que la mise en cause des allocations ne se retourne en dénonciation des allocataires. On pense limiter le champ de l’extrême droite : il peut, à rebours, s’en trouver conforté, en avivant la logique meurtrière du « bouc émissaire ».
Des gauches qui se distinguent et qui doivent coexister
Il en est de même du discours sur la gauche. Fabien Roussel répète à l’envi que son objectif est de parler aux Français, qu’il veut rassembler la gauche et même aller au-delà de la gauche. On peut penser que son propos s’inscrit dans une tradition du communisme français, celle qui ne sépare pas l’affirmation de la nécessaire rupture de celle de la recherche des majorités, sans lesquelles rien de solide n’est possible. Mais une grande partie de la campagne de Roussel (entre autres, les polémiques qui ont fait date sur la viande et les barbecues…) avait pour but de marquer « l’identité » communiste par la distinction avec les écologistes et, plus encore, avec la France insoumise.
Il est difficile de vouloir gagner des forces au-delà de la gauche et de commencer en multipliant les piques contre les forces avec lesquelles on veut passer alliance. La formule actuelle selon laquelle la Nupes est dépassée est redoutable. Veut-on dire par-là que la Nupes en elle-même n’a plus de raison d’être ? Ou discute-t-on la manière dont fonctionne cette Nupes, sa façon de travailler, le respect ou la méconnaissance de ses équilibres ? Souhaite-t-on quitter la Nupes, ou seulement souligner qu’il faut prendre le temps de transformer l’objet politique existant, pour qu’il puisse perdurer et qu’il puisse être utile à ce « peuple » dont on se réclame volontiers ? La formule de la « Nupes dépassée » ne le précise pas. Il est vrai que les formules raccourcies font le buzz. Mais est-ce toujours la gauche qui en tire bénéfice ?
Nul ne peut bien sûr ignorer que les partenaires de la Nupes n’ont pas toujours été bienveillants à l’égard des militants communistes. Jean-Luc Mélenchon s’est à plusieurs reprises complu à tenir des propos pour le moins indélicats à leur égard. Mais, quand bien mène on ne courbe pas l’échine, faut-il répondre à la polémique par la polémique ? La direction du PC veut-elle contrarier l’habitude d’ériger des murs ? La préoccupation serait louable, à condition qu’elle n’ouvre pas la voie à la confusion et aux retournements d’alliance.
Il y a, dans ce qui porte aujourd’hui les militants vers le discours de la direction, une demande de dignité et de fierté communistes qui doit être respectée. Mais il y a aussi, dans l’obsession du maintien de « l’identité », quelque chose qui peut conduire dans l’impasse.
La gauche est diverse et ses oppositions ne sont pas de détail. Une partie d’entre elle est plutôt sensible au désir de rupture, une autre à la recherche de compromis dans le cadre du système. Il est dès lors possible de préférer une sensibilité plutôt qu’une autre. Rien n’empêche d’estimer que l’accommodement, sans la pression d’un pôle de rupture, vire trop facilement à la compromission et au renoncement. Mais, en sens inverse, on peut aussi considérer que la passion de la rupture, si elle n’est pas canalisée, risque de conduire au dérapage et le plus souvent à l’échec. Ainsi, si l’inégalité durable n’est pas envisageable sans rupture avec l’ordre existant, nulle rupture ne peut advenir sans majorités pour la conduire et donc sans rassemblement de toute la gauche pour faire majorité. Quel que soit le choix fondamental que l’on fait, les deux affirmations devraient se penser en même temps. Que le PCF estime excessive la place occupée par la France insoumise dans le fonctionnement de la Nupes peut s’entendre. Mais à vouloir prendre des distances avec la Nupes, il peut contribuer à redéplacer vers la droite le point d’équilibre de toute la gauche. Ce serait alors un pas en arrière.
Si Roussel a séduit par son allant et son franc-parler populaire, il est tout aussi vrai qu’il a pu inquiéter une part de la gauche par de redoutables ambiguïtés. Par exemple, se réclamer de la nécessaire autorité est une chose, mais ignorer que l’excès d’autorité peut nier la légalité et la liberté est une légèreté. Dire qu’il est nécessaire de respecter une police qui s’ancre scrupuleusement dans les valeurs de la République est envisageable ; ce l’est moins de défiler avec ceux-là mêmes qui, dans les forces de police, militent pour un extrémisme sécuritaire qui les rapproche directement des extrêmes droites les plus virulentes.
De même, on pourrait se dire qu’il n’y a aucun problème à se réclamer d’une « gauche républicaine » : la gauche et la République ne sont-elles pas nées du même désir d’émancipation ? Mais quand l’hégémonie des droites les moins républicaines conduit une partie des républicains, à l’instar d’un Manuel Valls, à se réclamer de la République, de la laïcité ou encore de l’universalisme, pour nourrir des pratiques publiques et des discours discriminatoires et excluants, alors on peut s’inquiéter d’un usage volontairement non critique des mots, comme un clin d’œil douteux à ce que l’on doit contester et non pas flatter.
Un retour aux fondamentaux ?
Il y a, dans ce qui porte aujourd’hui les militants vers le discours de la direction, une demande de dignité et de fierté communistes qui doit être respectée. Mais il y a aussi, dans l’obsession du maintien de « l’identité », quelque chose qui peut conduire dans l’impasse.
C’est ainsi que les communistes en sont arrivés à la conviction que la décision de ne pas présenter de candidat communiste – en 1965, 1974, 2012 et 2017 – avait affecté la visibilité du parti, altéré sa dynamique politique et nourri son déclin électoral. Il était pourtant facile de constater que, quel que soit le choix communiste, que le PC soit présent ou non à la joute présidentielle, le recul électoral communiste a été continu, à l’exception d’une brève et timide rémission en 1995 (Robert Hue tutoyant les 10%).
De même, l’imaginaire militant s’est souvent plu à considérer que l’ère des difficultés s’était accentuée, à la charnière de deux siècles, avec la « mutation » engagée par le numéro un de l’époque Robert Hue. L’observation rétrospective attentive conduit à l’idée que le processus de mutation fut erratique et peu cohérent. Il s’est en outre accompagné d’une gestion politique globale qui, au sein de ce que l’on appela la « gauche plurielle », avait entraîné le PCF dans les déboires d’une gauche happée peu à peu par le « social-libéralisme ».
La créativité et l’utilité du PCF sont désormais entre les mains de ses militants, comme ils le sont entre les mains celles et ceux qui se réclament du communisme sans être dans ses rangs. Toutes et tous sont des composantes de la gauche : ils ne doivent pas l’oublier ; la gauche ne peut pas l’oublier.
Mais au lieu de mettre en cause la gestion brouillonne de la mutation et la pauvreté de ses soubassements stratégiques, c’est la mutation en elle-même qui fut désignée comme la cause de tous les maux. « On » a détruit les cellules, « on » a abandonné l’entreprise, « on » a renoncé à l’identité du parti. C’était oublier que la grande expansion de l’organisation politique à l’entreprise n’a été effective que pendant une période relativement brève (les années 1960 et 1980) et qu’auparavant l’influence communiste dans le monde du travail passait plutôt par la présence communiste militante dans les syndicats. C’était ignorer que le recul des cellules d’entreprise a commencé dès la seconde moitié des années 1980, quand Georges Marchais était encore secrétaire général du parti. C’était laisser dans l’ombre que le recentrage sur les sections ne faisait qu’entériner le recul de fait de la vie des cellules, en même temps que disparaissaient les modes de socialisation qui avaient structuré l’histoire ouvrière en longue durée. La mise au second plan des cellules était le constat d’un fait ; il n’en était pas la cause.
Le désir de retravailler au plus près de l’expérience populaire, le souci de réinsérer le politique dans l’espace du travail moderne, comme dans celui de la cité : tout cela est louable. Mais le risque est toujours de remplacer le devoir de reconstruction et donc de refondation politique par le retour nostalgique à ce que l’on a connu – directement ou par la mémoire militante. Les communistes vont procéder à une modification non négligeable de leurs statuts. Il reste à espérer pour eux que ces modifications se raccorderont à des modifications plus ambitieuses des pratiques et de la culture politique des communistes.
Au total, le Congrès communiste se tient à un moment inédit, où se déploie une mobilisation sociale sans précédent par sa durée et son intensité, mais où l’horizon est obscurci par l’absence de perspective politique et par la montée inquiétante des options de la droite extrême. Or, cela se produit dans une conjoncture où la gauche, mieux armée sur le plan de la représentation parlementaire, se trouve en même temps électoralement minorée.
Le PC n’occupe plus, dans le dispositif de la gauche, la place majeure qui fut la sienne pendant quelques décennies. Ses responsabilités sont en cela objectivement moindres que celles de la France insoumise, qui domine à ce jour l’espace global de la gauche française. Mais ce Parti communiste est le dépositaire d’une histoire populaire et révolutionnaire, dont il n’a jamais eu le monopole, mais qu’il a fait vivre de façon originale, pour le meilleur comme pour le moins bon. Il a en cela un rôle à jouer. Sa créativité et son utilité sont désormais entre les mains de ses militants, comme ils le sont entre les mains celles et ceux qui se réclament du communisme sans être dans ses rangs. Toutes et tous sont des composantes de la gauche : ils ne doivent pas l’oublier ; la gauche ne peut pas l’oublier.
Notes
[1] Mars 2023
[2] Ifop, 5 avril
publié le 31 mars 2023
Stéphane Ortega et Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr
Le 53e congrès de la CGT donne l’image d’une centrale syndicale fortement divisée. Au-delà des enjeux d’élection de la future direction, plusieurs débats de fond et lignes de fracture traversent le premier syndicat de lutte du pays.
Rappel sur l’organisation de la CGT :
Unions départementales (UD) : les unions départementales regroupent les syndicats professionnels d’un même département.
Fédérations : les fédérations nationales regroupent les syndicats d’un ou plusieurs secteurs d’activité professionnelle.
Direction confédérale : celle-ci est constituée d’une soixantaine de membres de la commission exécutive confédérale et du bureau confédéral, choisi parmi eux. Le ou la secrétaire général(e) est choisi parmi les membres du bureau confédéral. L’ensemble de ces postes sont élus par les responsables de fédérations et d’unions départementales.
C’est une immense salle, où siègent près de 1000 délégués. La salle plénière. Une salle dans laquelle on élit la prochaine direction de la CGT et décide des futures orientations de la centrale. « C’est ici que l’on fait vivre la démocratie syndicale », rassure Marie Buisson, secrétaire générale de la FERC-CGT (enseignement, recherche et culture), désignée par Philippe Martinez comme sa successeuse.
Une salle, oui, mais deux ambiances. D’un côté les opposants à la direction sortante, de l’autre ses soutiens. Entre les deux camps, la fraternité n’est pas au rendez-vous. « J’ai honte, les débats se font dans les coulisses […] les luttes de pouvoir sont en train de nous voler le débat. Là, on se mange la tête pour le pouvoir. Le monde du travail nous regarde. On est l’organisation qui donne la température du monde du travail en France. Soyons à la hauteur de nos 128 ans d’histoire. Ne pensons pas que le repli sur nous-mêmes fasse de nous une grande CGT », exhorte Alexandra Pourroy, une jeune déléguée de la CGT-FAPT des Hautes-Alpes, en guise de réponse au climat de grande tension qui a marqué les deux premiers jours du congrès de la CGT.
La veille, un vote contre le rapport d’activité a mis la direction confédérale sortante en minorité. Une légère majorité de délégués (50,32%) désavoue le bilan de Philippe Martinez et des membres de sa direction confédérale. Un vote historique qui annonce un congrès particulièrement long et disputé.
Un congrès de la CGT ce n’est pas seulement une lutte des places
Dans ce congrès, il n’est pas toujours facile de discerner les engagements politiques sincères des postures qui ont pour but de ravir les places de direction. Pas de chance pour les délégués primo-congressistes (80% des effectifs !) qui se retrouvent parfois impliqués dans des luttes de pouvoir dont ils ont bien de la peine à saisir les enjeux.
Car, même si chacun des 942 délégués représente un, ou des syndicats et vote en fonction du mandat de ses adhérents, les délégués appartenant aux mêmes fédérations ont bien souvent des votes communs et des camps sont clairement identifiés. En amont du congrès chacun a déjà pu choisir un champion. Marie Buisson, Céline Verzeletti, co-secrétaire générale de l’union fédérale des syndicats de l’État (USTE) ou encore Olivier Mateu, secrétaire général de l’union départementale (UD) des Bouches-du-Rhône.
Mais l’enjeu du congrès CGT ne se limite pas à une lutte des places. Lors des prises de parole en salle plénière, au moins cinq lignes de fracture opposant les cégétistes apparaissent. La démocratie interne, le niveau de radicalité de la confédération, l’écologie, le féminisme et la question de l’unité syndicale.
Quelle démocratie interne ?
À la tribune, de nombreux délégués se succèdent et accusent la direction sortante d’avoir pris des décisions seule, sans débat ni consultation. Au premier rang des sujets de mécontentement : la participation de la CGT au collectif « Plus jamais ça », une alliance de syndicats, d’ONG et d’associations environnementales montée aux premiers temps de la pandémie. Ou encore l’hypothèse d’un rapprochement avec les syndicats FSU et Solidaires, qui n’a pas donné lieu à débat au sein du Comité confédéral national (CCN), la réunion des responsables des fédérations et des unions départementales.
Une accusation que reprend à son compte Emmanuel Lepine, le secrétaire général de la fédération de la chimie (FNIC), connu pour être un opposant farouche à la direction de Philippe Martinez. « La confédération agit comme une 33e fédération [il y a 32 fédération à la CGT], or dans la CGT ce sont les unions départementales et les fédérations qui décident », tranche ce soutien affiché à la candidature d’Olivier Mateu, le secrétaire général des Bouches-du-Rhône. « Quand on est membre d’un bureau, on va prendre ses directives auprès de ses bases comme n’importe quel militant de la CGT, à n’importe quel niveau. On n’est pas directeur, on n’est pas chef », ajoute Mathieu Pineau, secrétaire fédéral de la CGT Mines Énergie.
Des critiques que pondère Benoît Martin, le secrétaire de l’union départementale de Paris. Pour lui, des mandats ont été donnés à une direction confédérale qui doit gérer les urgences. Tout en admettant la nécessité « d’aller-retour entre l’organisation et son premier dirigeant », le responsable de l’UD 75 considère que les questions de démocratie interne dans la CGT ne se limitent pas à la direction confédérale.
Il met en balance des fédérations « qui fonctionnent en vertical, ont un poids politique fort et dont les sièges sont à Montreuil », et des unions départementales « plutôt horizontales » qui représentent une dimension interprofessionnelle, et donc plus de diversité, mais pèsent moins sur les orientations politiques nationales. Enfin, les fédérations ont la main sur les moyens syndicaux des unions départementales, ce qui implique des jeux de pouvoir internes.
« Une CGT de lutte » ?
« Trop molle », « pas assez revendicative » quand les accusations ne vont pas jusqu’à qualifier la direction sortante de « traître ». On ne compte plus, en salle plénière, les appels à reconstruire « une CGT de lutte » ou encore « de classe et de masse ». Difficile toutefois de savoir ce qui est entendu derrière ces termes.
« On veut une confédération plus proactive dans la coordination et dans l’impulsion des grèves, explique Mathieu Pineau, secrétaire fédéral FNME-CGT. Il faut que la confédération arrête d’entretenir un discours qui dit qu’on ne peut pas faire les choses. Parfois certains syndicats disent que la grève ne prendra pas chez eux, mais on se demande même s’ils ont essayé d’aller voir les salariés », continue l’énergéticien. La gestion de la grève contre la réforme des retraites de 2019-2020, où les secteurs bloquants sont partis en grève reconductible les uns à la suite des autres et non en même temps, est souvent évoquée pour illustrer ce manque de volonté et de coordination.
Ainsi, l’intervention de Philippe Martinez, ex secrétaire général de la confédération sur BFM TV en pleine journée de grève ce 28 mars pour demander « une médiation » avec le gouvernement a été clairement perçue comme un signe de mollesse et décriée à la tribune du congrès de la CGT.
Toutefois, nombreux sont les syndicalistes à rappeler que, dans les secteurs où la CGT est peu implantée, les injonctions à la radicalité ne servent à rien. « Il y a des postures politiques, des positionnements. On serait plus radical que radical, plus révolutionnaire que révolutionnaire, et cela sert peut-être d’autres enjeux bureaucratiques et de pouvoir », suggère Benoît Martin, secrétaire général de l’union départementale 75.
« Les incantations ne suffisent pas. Si la direction confédérale lançait demain un appel à la grève générale, il ne serait pas suivi. Mais c’est parce que ça fait 30 ans que la CGT est en décrépitude. Il faut d’abord reconstruire une CGT puissante », affirme Emmanuel Lépine (FNIC-CGT).
Écologie contre emploi ?
Docker qui s’inquiète de l’arrêt du trafic du charbon, syndicaliste de la CGT-Air France qui craint que l’interdiction des vols de moins de 6 heures ne détruise de l’emploi, énergéticiens qui rappellent le rôle du nucléaire… Les prises de parole sur des thématiques écologiques s’enchaînent en salle plénière depuis le début du congrès. Et une rumeur persiste : la CGT voudrait sacrifier des emplois sur l’autel de l’écologie. Pourquoi une telle crainte ?
Courant 2020, la CGT s’associe au collectif « Plus Jamais Ça » – aujourd’hui nommé alliance écologique et sociale – avec d’autres organisations syndicales, comme la FSU, Solidaires ou la Confédération Paysanne et des associations écologistes et sociales comme les Amis de la Terre, Alternatiba ou encore Greenpeace. Ces organisations publient un plan de rupture constitué de 36 mesures. Parmi elles, la proposition 28 qui refuse que l’Etat soutienne le secteur des énergies fossiles et le développement de nouveaux projets nucléaires passe mal dans la fédération des mines et énergie (FNME-CGT).
Clarisse Delalondre, secrétaire générale du syndicat de la recherche à EDF, membre du comité exécutif de la FNME-CGT et du Parti ouvrier indépendant (POI) y est particulièrement opposée. « Que le nucléaire soit en débat, c’est normal. Mais que notre organisation signe sans consulter personne un texte qui est contraire à la défense de l’emploi c’est inadmissible. L’alliance écologique et sociale ne partage pas nos repères revendicatifs, elle nous sort de notre rôle de syndicat. »
Un avis partagé par une partie des congressistes puisque la commission chargée d’établir le document d’orientation que devra suivre la prochaine direction confédérale, a fait inscrire dans le texte la phrase suivante : « les dispositifs mis en place pour la transition écologique ne doivent pas être discriminatoires pour les travailleurs.euse.s ». Certains y voient la fin de l’alliance écologique et sociale.
Continuer à bosser avec les écolos
« Je ne comprends pas que des camarades puissent croire que Plus Jamais Ca nous conduit à lutter contre l’emploi… C’est notre fond de commerce, le syndicalisme ! », s’exclame Olivier Champetier, secrétaire général de l’union départementale de l’Essonne (91). « Au contraire, ce dispositif nous a permis de faire comprendre à des associations écologistes, dont ce n’était pas la préoccupation première, que le changement de société ne se fera pas sans les travailleurs. Par exemple : dans l’Essonne nous avons un entrepôt Amazon. Un comité local d’Attac avait prévu des tracts pour la fermeture de l’entrepôt. Après discussion, nous avons fini par rédiger un tract non plus sur la fermeture, mais sur l’environnement et les droits des salariés ». Comme les unions départementales ont la liberté de choisir où elles mettent leurs moyens, il est bien possible que l’alliance entre écolos et cégétistes perdure dans certains endroits.
« Dans mon UD, on va quand même continuer ce travail. Ce cadre nous a permis de faire des choses chouettes. Une fête en plein cœur du quartier populaire des Ulis, la lutte contre un projet de méthaniseur, un travail avec le réseau des AMAP…», égrène Olivier Champetier. « Surtout, il nous a permis de nous ouvrir à de nouveaux publics, plus jeunes, avec des cultures militantes différentes. Les jeunes d’Extinction Rébellion sont venus visiter la maison des syndicats, maintenant on ne se regarde plus en chiens de faïence ! Que la CGT puisse impulser la transformation sociale seule, je n’y crois pas. »
Congrès de la CGT : quel féminisme ?
Dans la salle plénière, la file pour prendre la parole est parfois longue, et c’est le premier arrivé qui est premier servi. Alors, au bureau du congrès, on tente quelque chose : « On va essayer une prise de parole alternée, un homme puis une femme, ça serait classe. » Si la pratique peut être une évidence dans certains espaces militants…elle ne fait pas l’unanimité au congrès de la CGT. Successivement, deux femmes prennent le micro pour dénoncer ce paritarisme jugé artificiel. Pour elles, dans une CGT qui compte 39% de femmes, tenter de faire respecter la parité dans la prise de parole relève de « l’instrumentalisation ». Le vrai féminisme consisterait à aller syndiquer les secteurs les plus féminisés.
Un événement qui révèle à quel point la question du féminisme peut être clivante à la CGT. « Je suis féministe, mais dans le cadre d’un rapport de classe. Par exemple : je suis pour l’égalité salariale. Je n’oppose pas les hommes et les femmes entre eux, j’oppose les classes sociales entre elles. Je n’ai aucune communauté d’intérêts avec Mme Borne par exemple, même si c’est une femme », résume Clarisse Delalondre de la FNME-CGT, qui qualifie de « dérive sociétale » les dernières orientations de la CGT. Sous entendu : la confédération sortante délaisse la lutte de classe au profit de questions jugées annexes.
En tous cas la CGT a entrepris un travail sur la question suite au précédent congrès. Elle a ainsi créé un pôle « Égalité des droits » pour lutter contre les discriminations faites aux femmes mais aussi aux migrants, aux personnes LGBT, ou encore aux syndicalistes. « Alors que dans l’entreprise, une personne LGBT sur deux est discriminée à l’embauche, les camarades ont parfois du mal à lier ces questions aux questions salariales ou d’emploi et à voir le tout comme un projet revendicatif d’ensemble qui ne relève pas que des individus mais bien des collectifs de travail », explique Alexandra Meynard, pilote du collectif de lutte contre l’homophobie, pour l’égalité et la non-discrimination des personnes LGBT.
« Le bilan du pôle est positif. On est passé d’une vingtaine d’UD, qui participaient aux marches il y a quatre ans, à 50 ou 60 l’an dernier. Même si au départ c’était considéré comme relevant du sociétal et non du social », continue-t-elle. « On est encore imprégné d’une histoire des luttes avec des images d’Epinal virilistes. On a l’impression que la lutte c’est une histoire de costaud, même si c’est faux au regard de l’histoire sociale. On a seulement un quart des secrétaires généraux de fédération et d’UD, qui sont des femmes. Il reste donc du boulot et il y a des résistances, pas seulement dans les secteurs majoritairement masculins », conclut Alexandra Meynard.
Comment gérer les violences sexuelles et sexistes ?
Forcément, les débats sur le féminisme se prolongent lorsqu’il s’agit d’aborder la gestion des violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein même de la CGT. Au micro, Claire Serre-Combe, co-secrétaire générale du Synptac-CGT, raconte : « Je travaille dans le spectacle, un secteur qui n’est pas forcément exemplaire en matière de VSS, pourtant je n’en ai jamais subi dans mon cadre de travail. C’est à la CGT que c’est finalement arrivé. Nous demandons à nos employeurs d’être exemplaires en la matière, il faut que nous le soyons aussi ! » Et de conclure : « Un syndicat ne peut pas se revendiquer de classe et de masse quand il ne peut pas mettre en sécurité la moitié de la population. »
Une prise de parole loin d’être anodine. Ces dernières années, la CGT a été bousculée par des affaires de violences sexuelles graves, dont l’affaire Benjamin Amar. Cet enseignant, membre de l’union départementale du Val-de-Marne, avait été suspendu de ses mandats confédéraux suite à la plainte d’une militante CGT pour « viol », « agression sexuelle », « torture » et « actes de barbarie ». Le parquet avait ouvert une enquête, finalement classée sans suite en août dernier. Ce qui avait conduit à la réintégration de Benjamin Amar, par ailleurs connu pour être un farouche opposant à la direction de Philippe Martinez.
Suite à cette affaire, la CGT s’est dotée, début février, d’un « Cadre commun d’action », définissant les règles à tenir face aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Un texte qui acte notamment qu’il est impératif de « mettre en protection la victime en suspendant le ou les mandats du ou des mis en cause », et ce « qu’il y ait dépôt de plainte ou non, le temps de la constitution du dossier ». L’adoption de ce texte a conduit Benjamin Amar à être de nouveau démis de ses fonctions confédérales et a empêché sa présence au 53e congrès de la CGT.
Une CGT seule ou avec d’autres ?
« Rechercher l’unité syndicale ne se fera qu’à une certaine renonciation de notre identité », exprime Muriel Morand de la CGT Biomérieux dans le Rhône, pendant le débat sur le rapport d’activité. Pour elle, « la majorité des actions menées se font à l’initiative de syndicalistes cégétistes ». Ainsi, en creux : nul besoin des autres. Et hors de question d’être « un syndicat de concertation ou d’accompagnement à la remorque de la CFDT », soutient cette militante de la fédération de la chimie. Le sentiment que la CGT seule est suffisante est partagé par une partie des congressistes, notamment dans certains secteurs industriels où la CGT reste la force dominante. Mais avec bien plus de nuances pour Mathieu Pineau de Mines Énergie : « Sur la séquence des retraites : travailler avec la CFDT est une bonne chose en termes d’affichage, ça montre qu’on est unis. Dans l’énergie, ça permet aussi de faire monter le nombre de grévistes lors des journées d’appel intersyndical ».
Le sentiment que la CGT se suffit à elle-même se double pour certains de la crainte de se diluer dans le travail avec d’autres forces. C’est le cas pour la CFDT évidemment, avec une forte remise en cause de l’époque du « syndicalisme rassemblé » du début des années 2000, mais pas seulement. « Ce n’est pas le rôle d’une organisation syndicale d’être liée avec des ONG qui ne partagent pas nos valeurs », avance Clarisse Delalondre, membre du comité exécutif de la fédération Mines Énergie. Une critique du travail sur l’environnement avec les associations et les ONG de « Plus jamais ça » qui cimente les fédérations issues de l’industrie, mais aussi celle des cheminots également hostiles à Philippe Martinez. Là, Greenpeace fait office d’épouvantail pour ses actions d’éclat anti nucléaire, comme la CFDT sert de repoussoir sur le projet syndical.
La question d’une unification du syndicalisme de lutte ou de transformation sociale ne trouve pas davantage grâce aux yeux d’une partie des délégués. Particulièrement dans l’industrie où Solidaires et la FSU sont peu voire pas présentes. Et où la CGT pense être la seule organisation capable de mener les luttes et d’entraîner les salariés. Pourtant, elle est bien inscrite dans le document d’orientation présenté au congrès de la CGT qui propose de s’inscrire « dans une démarche de réunification du syndicalisme ».
Ici, la CGT met en avant le travail engagé notamment avec la FSU et appelle à le renforcer. « Le syndicalisme de transformation sociale, de lutte et de propositions ne peut se satisfaire de ses divisions, il doit mettre en œuvre sa recomposition », propose le document d’orientation. Un rassemblement d’une partie du syndicalisme, qui est historiquement défendu par la fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC), dont est issue Marie Buisson. Mais aussi par celle des travailleurs de l’État, dont provient Céline Verzeletti. Sa candidature est pourtant poussée par certaines fédérations opposées à la direction précédente et par ailleurs plus que tièdes sur cette question.
publié le 28 mars 2023
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Alors que la contestation de la réforme des retraites bat son plein, la confédération tient ses assises jusqu’à vendredi. Philippe Martinez entend passer la main. Le redéploiement de la centrale et son ouverture à la société civile animeront les débats. Décryptage.
Tenir un congrès confédéral au cœur d’un puissant mouvement social n’est pas une situation inédite à la CGT. En décembre 1995, tandis que le pays était paralysé par la contestation du plan Juppé, la centrale s’était réunie à Montreuil, confirmant à sa tête le secrétaire général sortant, Louis Viannet. Et en adoptant la stratégie du « syndicalisme rassemblé », comme une main tendue aux autres organisations syndicales.
En 2023, les protagonistes ont changé, mais les enjeux ne sont pas moins brûlants, alors que 3,5 millions de personnes se sont mobilisées contre la réforme des retraites jeudi 23 mars, après plus de deux mois de grèves et de manifestations.
« On ne fait pas de théorie sans pratique. L’unité syndicale est-elle utile pour le mouvement social ? Le débat sur la notion de syndicalisme rassemblé traverse la CGT. Je constate que, quand les syndicats sont unis, on bat des records de mobilisation », mesurait Philippe Martinez, dans l’Humanité magazine du 16 mars.
Le secrétaire général sortant passera le relais à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Sa succession animera une grande partie des débats, jusqu’à vendredi.
1. Un congrès en plein mouvement sur les retraites
Galvanisées par la lutte contre la réforme des retraites, les organisations ouvrières ont signé leur retour au premier plan, après une décennie d’ « atonie syndicale », assure Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique.
Fin février, selon un sondage OpinionWay, 54 % des Français estimaient « responsable » l’attitude des confédérations. « Ce mouvement est la démonstration du rôle central qu’occupe toujours la CGT, au-delà de sa seconde place en représentativité (derrière la CFDT – NDLR), estime le chercheur. Elle reste la force en capacité de construire des mobilisations collectives. »
Des fédérations, dont l’énergie, la chimie, les ports et docks et les cheminots, se sont notamment illustrées en lançant des grèves reconductibles, en complément des journées d’action interprofessionnelle décidées par l’intersyndicale.
Plus encore, durant les six premières semaines du mouvement, la CGT a syndiqué plus de 13 000 salariés. Ces recrutements représentent, par endroits, la moitié des adhésions réalisées sur une année. En février, la CGT revendiquait 605 603 adhérents.
Pour 68 % des Français, les syndicats, dont la confédération fondée en 1895, sont renforcés par le mouvement en cours, selon un sondage Elabe pour BFMTV. Nul doute que cette situation va influer sur les débats des délégués à Clermont-Ferrand, alors que la stratégie de la CGT, et notamment l’efficacité de l’unité syndicale pour arracher des avancées, est questionnée.
2. Du syndicalisme rassemblé au rassemblement du syndicalisme ?
Après plus de deux mois de mobilisations, ponctués de manifestations record, et un passage en force à l’Assemblée par l’exécutif avec l’usage de l’article 49.3, l’intersyndicale tient bon. Philippe Martinez y voit la confirmation de la stratégie du syndicalisme rassemblé, initiée dès 1995 par la CGT.
Selon Stéphane Sirot, cette stratégie, « outil efficace pour entraîner le plus grand nombre » dans des manifestations, demeure plus « compliquée » à mettre en œuvre au moment de durcir le rapport de force, notamment dans la reconduction des grèves. L’historien du syndicalisme voit là « un sujet de débat majeur » au sein de la centrale cégétiste.
« Nous n’avons pas de véritable stratégie, c’est là le problème », confie à l’Humanité un cadre d’une grande fédération, qui pointe la difficulté, hors grand mouvement social, de mobiliser les salariés pour peser dans le rapport de force national, dans un paysage social atomisé par les lois Macron et El Khomri.
La CGT consacre une partie de son document d’orientation au problème de la convergence des luttes et à celui de l’unité pour dépasser « la division syndicale » en avançant vers l’unification du syndicalisme. La centrale présente « les échanges réguliers et anciens » avec la FSU comme « un socle solide », tout en tendant la main à Solidaires, sans préciser, pour l’heure, le cadre de ces rapprochements.
À la dernière Fête de l’Humanité, Philippe Martinez assurait : « Nous avons un socle commun très important de revendications, d’idées de transformation. Ce débat ne doit pas rester un débat de chefs. Un échange d’expériences doit se faire dans les entreprises et sur les territoires. »
Pour Stéphane Sirot, « une défragmentation du champ syndical est nécessaire, car il n’y a jamais eu autant d’organisations avec aussi peu de syndiqués. Deux grandes propositions de syndicalisme demeurent. Celle portée historiquement par la CGT, en rupture avec le capitalisme. Et celle de la CFDT, de culture chrétienne, portant la conception de partenariat social ».
Prudent, Baptiste Giraud souligne la complexité de la démarche : « Intégrer des militants venus d’une autre organisation est toujours difficile, car ils sont dotés de cultures syndicales différentes, avec des liens militants parfois conflictuels. »
3. Le défi de l’ouverture de la CGT à la société civile
C’est sans doute le principal héritage de l’ère Philippe Martinez à la tête de la centrale. En juin 2020, à l’issue du premier confinement, la CGT, Attac, la Confédération paysanne, Oxfam, Greenpeace et d’autres constituent le collectif Plus jamais ça.
Dans la centrale, ce rapprochement fait débat, notamment à cause de la présence de Greenpeace, aux positions divergentes de la CGT sur les questions énergétiques. « Au dernier congrès, la CGT a décidé, pour transformer la société, de s’ouvrir aux autres, pointe un responsable fédéral. Mais cela pose plusieurs questions : avec qui, comment, pourquoi, et sur quelles bases ? Ce débat n’a pas eu lieu concernant la participation de la CGT à Plus jamais ça, et des fédérations et des UD (unions départementales) ont l’impression que ça leur a été imposé. »
En particulier, la fédération mines-énergie a exprimé son désaccord avec la mention, dans les documents du collectif, de l’arrêt des investissements dans le nucléaire et les énergies fossiles, contradictoire de son point de vue avec la défense de l’emploi dans la production électrique.
Copilote du collectif environnement, Marie Buisson estime de son côté que « la crise climatique, les aberrations du capitalisme et la répartition des richesses entre le capital et le travail démontrent l’urgence de construire des fronts avec d’autres syndicats, des associations et des ONG pour gagner ».
Selon la secrétaire générale de la Ferc-CGT (éducation, recherche, culture), cette démarche va de pair avec le développement de la CGT, « outil syndical qui fait la preuve de son utilité dans le mouvement social ». Et le fait que « la CGT continue de mener ses batailles sur l’augmentation des salaires, avec une campagne depuis plus d’un an autour d’une rémunération minimale à 15 euros brut de l’heure, les 32 heures et la retraite à 60 ans ».
Pour Stéphane Sirot, Plus jamais ça, à l’instar du Pacte du pouvoir de vivre, regroupant la CFDT, le Secours catholique et la Fondation Abbé-Pierre, traduit la recherche de solutions à « une relative faiblesse du syndicalisme ». « Le champ syndical était hégémonique sur le discours de transformation sociale, c’est moins le cas aujourd’hui », poursuit l’historien, qui rappelle que « dans son histoire, la CGT s’est déjà rapprochée d’un certain nombre de mouvements ».
4. Une nouvelle secrétaire générale ?
Le départ de Philippe Martinez, après huit ans de mandat, est un des événements de ce 53e congrès confédéral. Pour sa succession, le secrétaire général sortant propose la candidature de Marie Buisson. Un choix approuvé par un vote de la direction confédérale. « Marie partage la conception d’ouverture de la CGT votée au précédent congrès, observe Philippe Martinez. Sa fédération est loin d’être la plus petite. La Ferc est l’une des rares à progresser, chaque année, en nombre d’adhérents, c’est un signe. »
Si ce choix est validé par le comité confédéral national (CCN) durant le congrès, Marie Buisson deviendrait la première femme à occuper cette fonction.
Cependant, selon Baptiste Giraud, « la succession de Philippe Martinez s’annonce difficile, des surprises ou un revirement ne sont pas à écarter ». Le secrétaire de l’UD des Bouches-du-Rhône, Olivier Mateu, opposant à la stratégie du « syndicalisme rassemblé », se porte candidat.
« Le choix de Marie Buisson n’est pas partagé par l’ensemble des fédérations et des UD, estime un animateur de l’une de ces dernières, parce qu’elle a porté la démarche de Plus jamais ça, avec tous les débats que cela pose. » L’intéressée assume ses convictions. « Le changement climatique et l’épuisement de nos ressources vont impacter en premier lieu nos modes de production, tranche Marie Buisson. La lutte des classes est fondamentale. Et l’égalité salariale et les violences sexistes et sexuelles sont avant tout des questions qui touchent le travail. Le syndicalisme n’est pas que théorique. Il faut s’interroger sur sa matérialisation et faire front pour obtenir des améliorations concrètes et rapides au bénéfice de celles et ceux qui vivent du travail. »
Certaines fédérations avancent également le nom de Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral. Pour l’heure, l’intéressée assure ne pas postuler à la succession de Philippe Martinez . La candidature de Marie Buisson à la fonction de secrétaire générale de la CGT reste la seule statutairement enregistrée.
5. Quelle structuration de la CGT face à la mutation du travail ?
C’est un enjeu de fond de ce congrès. Comment faire évoluer les structures de la CGT pour représenter l’ensemble des travailleurs, notamment les ubérisés ou employés dans la sous-traitance ?
« Les fédérations font parfaitement le travail pour ce qui concerne les syndicats d’entreprise. Mais le mouvement social en cours montre que la force de la CGT est aussi sa présence sur tout le territoire dans les structures interprofessionnelles, note Marie Buisson. Les unions locales (UL) sont les portes d’entrée dans la CGT quand une entreprise n’est pas dotée de délégués ou de syndicats. »
Pour Stéphane Sirot, « la question posée est celle du fédéralisme de la CGT », rappelant que la Confédération s’est construite sur les branches professionnelles et les bourses du travail. L’historien ajoute que « la Confédération est passée à côté de la compréhension du mouvement des gilets jaunes ».
Selon lui, « les rares épisodes de rencontres entre des cégétistes et des gilets jaunes se sont produits grâce aux structures locales ». Rattachés majoritairement aux UL, les adhérents dépourvus de syndicats d’entreprise représentent 15,5 % des troupes cégétistes.
Le document d’orientation prévoit l’organisation d’états généraux à ce sujet et la mise en œuvre d’un « travail avec les UD et les dix fédérations les plus concernées ». Pour la candidate à la fonction de secrétaire générale, « les structures de la CGT doivent évoluer avec la situation des travailleurs » pour « mieux les représenter ».
Marie Buisson ajoute : « Qu’importe la forme de travail, tout le monde doit trouver sa place à la CGT. » Enfin, outre la syndicalisation des jeunes, notamment au sein des Sela (syndicats d’étudiants salariés, lycéens et apprentis), la CGT ambitionne de syndiquer 60 000 à 70 000 travailleurs supplémentaires chaque année.
Le mode d'emploi du congrès
Vendredi 31 mars, la CGT aura une nouvelle personne à sa tête. Le choix de la succession de Philippe Martinez fera partie de l’ordre du jour du congrès, qui réunit mille délégués à partir de ce 27 mars à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Dès le lendemain, le vote du rapport d’activité donnera la tonalité des débats. La désignation du futur secrétaire général suit un processus bien codifié. Le futur dirigeant de la centrale doit être membre de la commission exécutive confédérale (CEC). Les candidats à l’exécutif sont proposés, de manière paritaire, par les organisations. La liste du CEC retenue, ainsi que celle de la commission financière de contrôle (CFC) feront l’objet d’un vote, lors de la réunion du comité confédéral national (CCN) du congrès, mercredi. Véritable parlement de la centrale, le CCN est composé des secrétaires généraux des fédérations et des unions départementales, « dûment mandatés par ces organisations », précisent les statuts. Le CCN fixera aussi le nombre d’élus au sein de la CEC. La CEC et la CFC seront ensuite élues par le congrès, jeudi. Le quatrième jour de congrès sera aussi celui du vote du document d’orientation. « Chaque délégué vote conformément au choix du ou des syndicats qui l’ont mandaté. Chaque syndicat représenté au congrès a droit à un nombre de voix calculé sur la base de la moyenne des cotisations réglées », précise le guide du délégué au congrès. Vendredi, enfin, une nouvelle réunion du CCN élira le bureau confédéral, ainsi que le nouveau ou la nouvelle secrétaire général(e).
Dan Israel et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Le congrès confédéral qui s’ouvre ce lundi verra la nomination du, ou plus probablement, de la nouvelle secrétaire générale du syndicat. Les débats s’annoncent vifs et Marie Buisson, la candidate soutenue par le sortant, n’est pas assurée de l’emporter. Une illustration des fortes divisions internes et des doutes sur l’avenir.
Quel drôle de moment pour un tel rassemblement. Lundi 27 mars, la CGT réunit pour une semaine plusieurs centaines de ses têtes dirigeantes et de ses militantes et militants les plus aguerris dans la banlieue de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), pour son 53e congrès confédéral. L’enjeu est important, puisque c’est à l’issue du congrès qu’on saura qui prendra la suite à la tête du syndicat de Philippe Martinez, arrivé aux commandes en 2015 et qui avait annoncé fin mai qu’il comptait passer la main.
Mais le timing ne peut qu’interroger, alors que le mouvement de contestation contre la réforme des retraites n’est pas terminé et qu’une dixième journée de manifestations a été annoncée par l’intersyndicale pour mardi 28 mars. « Le congrès a déjà été repoussé, on ne pouvait plus attendre. Mais rétrospectivement, on aurait préféré qu’il se tienne en juin, c’est sûr », considère l’un des organisateurs.
Selon les statuts de la CGT, un congrès doit se tenir tous les trois ans, et le précédent a eu lieu en mai 2019. Il avait d’abord été question de l’organiser en novembre 2022, mais cela serait tombé en pleine campagne pour les élections professionnelles dans la fonction publique. Trop compliqué à mener de front, pensaient alors certaines des huiles du syndicat. On se demande comment elles envisagent la lourde semaine qui s’ouvre aujourd’hui devant elles.
De l’avis général, les débats s’annoncent houleux, et ils ne devraient pas manquer de matérialiser les lignes de fracture qui traversent le syndicat depuis de longues années. Sur la relation aux autres syndicats, sur la ligne politique, sur le nom des dirigeant·es, et sur le bilan de Philippe Martinez lui-même.
« Chez nous, les congrès peuvent se révéler particulièrement violents, et c’est encore plus le cas lorsque l’atterrissage n’est pas prêt, confie un dirigeant de fédération. Même si le succès de la lutte contre les retraites devrait un peu calmer les doutes qui sont régulièrement exprimés sur la stratégie de rapprochement entre syndicats. »
C’est en effet l’un des débats qui agite la CGT de façon récurrente : doit-elle tenir une ligne dure face au patronat et au pouvoir politique, quitte à s’isoler des autres organisations de salarié·es ? Ou faut-il diluer sa radicalité pour parvenir à faire front ensemble, y compris avec des syndicats jugés trop mous par beaucoup de ses adhérent·es ?
Depuis début janvier, Philippe Martinez, qui ne fait pas mystère de ses bonnes relations personnelles avec son homologue de la CFDT Laurent Berger, a choisi la deuxième option. Stratégie gagnante, si l’on en juge par la taille des cortèges qui se multiplient partout en France depuis plus de deux mois, établissant des records historiques de participation.
Mais sur le front des actions plus dures et des luttes locales, l’intersyndicale a longtemps patiné avant d’assister à une montée en puissance des grèves et des blocages, dans les transports, l’énergie, les raffineries ou le secteur des déchets. Et c’est ce que reproche à la direction de la CGT sa fraction la plus radicale.
« Nous, on défend une CGT à l’offensive : une organisation de lutte, de classe, de masse, de transformation sociale. En gros, marxiste révolutionnaire. “Plus d’écoute, de dialogue social”, ça, c’est le fonds de commerce de la CFDT, pas le nôtre », considère ainsi Fabien Cros.
Le délégué syndical de la raffinerie de la Mède, près de Marseille, est un bon représentant de la ligne portée par l’union départementale des Bouches-du-Rhône, dont le dirigeant, Olivier Mateu, est le seul candidat officiellement déclaré contre Marie Buisson, la dirigeante de la fédération de l’éducation, que Philippe Martinez souhaite voir prendre sa succession.
De l’avis général, Olivier Mateu, en première ligne dans la lutte contre les réquisitions des raffineries, est considéré comme trop radical et n’a guère de chances de l’emporter. D’autant qu’il n’a pas été choisi, pour le moment, pour faire partie de la nouvelle commission exécutive confédérale (CEC), la direction d’une soixantaine de personnes parmi lesquelles seront désignés les dix membres du bureau confédéral, dont le ou la secrétaire générale. La direction actuelle a rejeté sa candidature car, comme une poignée d’autres, il n’avait pas respecté la consigne de présenter au moins une femme dans la liste des candidats de son union départementale (UD) à la CEC.
Le cas Olivier Mateu, le problème Benjamin Amar
Les critiques d’Olivier Mateu, qui juge la direction actuelle trop conciliante envers le patronat, seront brandies par beaucoup pendant le congrès, notamment par les représentant·es des fédérations de la chimie, du rail ou de l’énergie. Procès forcément désagréable pour Philippe Martinez, qui avait été élu au congrès de 2016 avec le soutien de l’aile la plus opposée au « réformisme » – en 2015, il avait pris en urgence la place de Thierry Lepaon, éjecté après des mois de polémiques autour de la rénovation de son bureau et de son appartement.
Au congrès, ne devrait ainsi pas manquer de resurgir la question, quelque peu décalée, de l’appartenance à la Fédération syndicale mondiale (FSM). L’Internationale syndicale communiste, qui compte dans ses rangs des syndicats cubains, nord-coréens ou iraniens, a été déserté par la confédération CGT en 1995, mais certaines de ses fédérations (chimie, agroalimentaire) ont réadhéré, comme les UD du Val-de-Marne et des Bouches-du-Rhône.
Dans une récente interview à La Provence, qui l’interrogeait sur les penchants prorusses très marqués de la FSM, Olivier Mateu avait indiqué ne pas considérer le président ukrainien Volodomyr Zelensky comme « un néonazi », mais comme « une marionnette des États-Unis au travers de l’Otan », qui aurait « créé les conditions d’une guerre entre les États-Unis et la Russie ». Il avait aussi déclaré qu’il « ne crach[ait] pas sur l’URSS », même si « à un moment, il y avait des problèmes de liberté ».
Ce syndicat, c’est une anarchie plus ou moins organisée. On sent encore l’héritage de l’anarcho-syndicalisme dont il est issu.
L’envie de radicalité et la fascination pour la FSM seront partagées par les amis de Benjamin Amar, de l’UD du Val-de-Marne. Mais le médiatique syndicaliste francilien, opposant déclaré à Philippe Martinez, ne devrait pas être lui-même présent. Comme Mediapart l’a raconté, Benjamin Amar a été tout récemment exclu définitivement des instances dirigeantes nationales, suite à des accusations de violences sexuelles. Déjà écarté une première fois il y a un an, il avait été réintégré en août, suite au classement sans suite de la plainte qui le visait.
Cette nouvelle exclusion surprise fait suite à l’adoption par le syndicat, après des mois de débats brûlants, d’un document définissant la conduite à tenir en cas d’accusations de violences sexuelles. Nul doute que sa perte de poste national, qui devrait lui interdire d’être présent car il ne dispose pas non plus d’un mandat de délégué de son UD, réactivera les lignes de fracture sur ce sujet qui déchire encore et toujours la CGT.
Ce type de divisions est relativement classique à la CGT. « Pour reprendre les mots de la chercheuse Françoise Piotet, ce syndicat, c’est une anarchie plus ou moins organisée. Il compte énormément de fédérations, il y a un grand sens du débat, des lignes qui s’affrontent… On sent encore l’héritage de l’anarcho-syndicalisme dont il est issu, rappelle le sociologue spécialisé Karel Yon. Par contraste, la CFDT est beaucoup plus verticale, et le ménage des opposants y a été fait ces vingt dernières années. Elle s’exprime donc d’une seule voix ou presque. »
L’écologie, ligne de fracture interne
Mais les débats qui auront lieu, aussi virulents soient-ils, ne doivent pas masquer la vraie inquiétude de Philippe Martinez et de ses troupes : parviendront-ils à obtenir la désignation de leur candidate Marie Buisson comme nouvelle secrétaire générale ? Pour la première fois, la succession d’un secrétaire général de la CGT n’est pas bouclée à l’avance en amont du congrès, et certains évoquent « un accident toujours possible ».
Tous ont en tête le fiasco de la succession ratée de Bernard Thibault, emblématique leader de 1999 à 2013, qui avait échoué à imposer sa dauphine Nadine Prigent et n’avait finalement même pas obtenu qu’elle figure parmi les membres de la CEC. Mais Bernard Thibault avait été fixé sur le sort de sa dauphine avant le congrès…
Cette semaine, Marie Buisson n’a officiellement pas trop de soucis à se faire. Quand son nom a été proposé par Philippe Martinez cet été, la CEC l’a validé à 85 % des votes, ce qui n’a pas été contesté de façon trop vigoureuse par le Comité confédéral national (CCN), le « parlement » du syndicat qui rassemble les dirigeant·es de toutes les fédérations et des UD.
Nous considérons que la candidature de Marie Buisson n’est pas opportune. Elle ne rassemble pas les organisations de la CGT.
« À nos congrès, il y a toujours de forts débats d’orientation, je ne suis pas étonnée de cela. Mais jusqu’à preuve du contraire, ma candidature a été validée très largement par la direction sortante », déclare Marie Buisson. « Par ailleurs, insiste-t-elle, penser qu’une seule personne dirige la CGT, c’est très mal la connaître. On est plus intelligents à plusieurs, et le texte d’orientation du congrès a été travaillé très collectivement, il est issu d’un accord large et majoritaire. »
Peut-être. Mais derrière les procédures officielles, la vérité est que sa candidature ne fait pas l’unanimité, notamment parmi les fédérations les plus remuantes. « Nous considérons que la candidature de Marie Buisson n’est pas opportune. Elle ne rassemble pas les organisations de la CGT », déclare par exemple sans barguigner Sébastien Menesplier, le dirigeant de la fédération de l’énergie, dont le nom a un temps circulé comme candidat potentiel. « J’ai fait une intervention en fin d’année 2022 pour expliquer nos positions. Au congrès, au moment du vote, il ne faudra pas venir nous dire qu’il est inadmissible qu’on vote contre elle. »
« Marie Buisson représente une CGT plus ouverte vers un monde du travail qui a changé, mais aussi vers des ONG, et vers l’unité syndicale », défend Philippe Martinez. À la tête d’une fédération loin d’être majoritaire dans son champ, l’éducation, elle est surtout connue en interne pour son rôle de cheville ouvrière de Plus jamais ça, le collectif lancé par la CGT en partenariat avec des ONG écolos comme Greenpeace ou Oxfam.
Et si, à l’extérieur, elle fait figure de syndicaliste ouverte sur les enjeux de société contemporains, attentive à la place des femmes et soucieuse de se rapprocher de l’écologie politique, ce sont bien ces options qui crispent une partie des troupes.
Les secteurs de l’industrie ou de l’énergie, habitués à peser largement sur les positions de la CGT, ne goûtent guère ses positions en faveur de l’écologie politique, incarnées par Plus jamais ça. « Ce collectif disait qu’il fallait fermer les centrales au charbon, alors même que les travailleurs concernés réfléchissent à des projets de reconversion pour garantir l’avenir des sites industriels, indique Sébastien Menesplier. Nous aurions préféré qu’on insiste sur les reconversions possibles pour assurer le maintien de l’emploi et développer de nouvelles sources d’énergie. »
Réduire mon parcours militant à Plus jamais ça, ce n’est pas juste. Je suis militante à la CGT depuis plus de 20 ans.
Le patron du secteur de l’énergie dit aussi tout le mal qu’il pense des positions antinucléaires de Plus jamais ça. « Nous sommes favorables au renouvellement du parc nucléaire, et pour la construction de nouveaux réacteurs », rappelle-t-il.
« Personne ne peut demander à quelqu’un qui a un travail qui pollue d’arrêter comme si cela était simple, convient Marie Buisson. Mais nous sommes tous d’accord pour dire qu’il est important de se poser la question de comment faire évoluer notre travail. Cela fait plusieurs congrès que nous votons le fait d’allier fin du monde et fin du mois. »
Elle insiste aussi sur son parcours, pour se détacher du collectif clivant : « Réduire mon parcours militant à Plus jamais ça, ce n’est pas juste. Je suis militante à la CGT depuis plus de 20 ans, je suis secrétaire générale de ma fédération depuis six ans, je participe à la direction confédérale depuis trois ans. »
Céline Verzeletti, candidate plus consensuelle ?
L’inquiétude qui parcourt le premier cercle autour de Philippe Martinez, et notamment sa directrice de cabinet Elsa Conseil, s’incarne en une femme, membre du bureau confédéral mais ayant plusieurs fois fait part de ses réticences face à la ligne de la direction, sur l’écologie ou sur la sévérité des sanctions envers les auteurs de violences sexistes et sexuelles : Céline Verzeletti.
Cette ancienne surveillante pénitentiaire, codirigeante de l’Union fédérale CGT des syndicats de l’État est avenante et habituée des médias. Mediapart l’avait interrogée place de la Concorde le 16 mars, juste après l’adoption à l’Assemblée de la réforme des retraites par le biais de l’article 49-3 de la Constitution.
Céline Verzeletti pourrait se révéler plus consensuelle parmi ses camarades que Marie Buisson. Mais alors que son nom circule depuis plusieurs mois, elle a bien pris soin de ne jamais faire acte de candidature, pour éviter l’accusation d’être à l’origine des divisions.
Sa seule marque officielle d’intérêt ? Une phrase le 7 mars, pour dire à l’agence de presse spécialisée AEF que « certaines organisations pensent que [sa candidature] permettrait un meilleur rassemblement ». Sur France Inter le 23 mars, elle s’est encore refusée à en dire plus : « Ce sera en fonction des orientations qui seront adoptées au congrès et des débats, c’est vraiment les syndicats et le congrès qui vont décider de tout ça. »
Quelle que soit la candidate qui sera désignée vendredi, à la fin du congrès, elle sera la première femme secrétaire générale de la CGT.
Pourtant, le 1er mars, c’est bien son nom qui a été proposé lors d’une réunion informelle des plus grosses fédérations de la CGT : santé, services publics, cheminots, énergie, fonctionnaires de l’État. « Elle semble réunir les conditions d’un large accord, d’un rassemblement de l’ensemble des organisations de la CGT, et la possibilité d’un travail collectif au sein d’un bureau confédéral solide et d’une CEC », indique une note rédigée suite à cette réunion.
En tant que femme, elle prive l’entourage de Philippe de Martinez de l’un de ses arguments phares pour imposer Marie Buisson : quelle que soit la candidate qui sera désignée vendredi, à la fin du congrès, elle sera la première femme secrétaire générale de la CGT. Nerveux, Philippe Martinez a fait remarquer le 22 mars au Monde que « pour Céline Verzeletti, tout semble avoir été préparé lors de réunions hors statut ». Ce qui « est un problème, car, officiellement, ça n’a été discuté nulle part ».
Pour autant, rien n’est joué. Et parmi les congressistes et leurs allié·es, les paris sont ouverts. « Même si les grosses fédés préfèrent Céline Verzeletti, les UD sont légitimistes et suivront Philippe Martinez, même en bougonnant », avance l’un. « C’est du 50-50, incertitude totale », prévient un autre.
Un scénario revient souvent dans les pronostics : Marie Buisson pourrait être élue, en échange d’une entrée massive au comité exécutif, voire au bureau confédéral, des tenants d’une ligne plus « dure » ou « identitaire » que celle qu’elle porte. « Elle a pour l’instant du mal à constituer son équipe », relève un bon connaisseur.
Philippe Martinez accusé d’autoritarisme
Tous et toutes s’accordent en revanche à souligner que cette querelle de ligne se double aussi d’une critique de la manière dont Philippe Martinez a dirigé la confédération ses dernières années. Certes, tenir la barre d’une maison aux composantes si conflictuelles en n’hésitant pas à aller à la castagne nécessite de surveiller chacune de ses paroles, et userait le mieux disposé des dirigeants. Mais avec le duel qui s’annonce pour sa succession, il paierait aussi son autoritarisme – un qualificatif qui le poursuit depuis son arrivée à la tête du syndicat.
« Lancer Plus jamais ça en s’engageant avec Greenpeace sans impliquer la fédération de l’énergie, ce n’est pas très raisonnable », pointe le politiste Jean-Marie Pernot, qui connaît très bien la CGT et plaidait pour un rapprochement avec la CFDT avant que l’intersyndicale ne soit un succès. « Même chose pour ses annonces répétées de sa volonté d’un rapprochement organique avec la FSU et Solidaires, sans en avoir jamais discuté nulle part… Imposer ces évolutions comme il l’a fait présente le risque de bloquer les évolutions, voire de provoquer un retour en arrière. »
Pour le chercheur, le leader cégétiste « a aussi sans doute cherché à créer un mouvement interne au syndicat suffisamment puissant pour renverser la table, et déplacer les termes du débat afin de ne pas affronter ses opposants sur des sujets qu’il juge d’avant-hier ». Mais « cette méthode a des limites : les enjeux de reconstruction sont tels qu’ils ne peuvent pas être relevés dans un climat de tension aussi extrême ».
Quand tu es en désaccord avec lui, tu passes tout de suite dans le camp des opposants, c’est sans nuance.
En interne, certains, qui ne se décrivent pas comme des opposants, ne cachent plus leur désarroi. « Le principal conflit tourne autour de sa méthode de fonctionnement, autour d’un tout petit noyau, même pas du bureau confédéral. Cela a fini par braquer beaucoup de monde. De ce point de vue, son mandat de dirigeant est un échec », soupire un responsable de fédération.
Une situation qui ne se serait pas améliorée depuis l’automne, alors qu’il s’est visiblement détendu lors de ses interventions publiques depuis qu’il a annoncé qu’il quittait son poste : « Quand tu es en désaccord avec lui, tu passes tout de suite dans le camp des opposants, c’est sans nuance. Le peu de gens qui ont essayé de faire une synthèse entre les différents courants ces derniers mois ont été la cible de son hostilité. »
Le choix de Marie Buisson ou de Céline Verzeletti ne réglera de toute manière pas les problèmes de la CGT d’un coup de baguette magique. Quatre ans après le précédent congrès, les incertitudes sur son avenir ne sont pas levées. Forte de plus de 600 000 adhérents, et avec des nouvelles adhésions en nombre depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites, la CGT n’en est pas moins en déclin de ce point de vue.
Surtout, c’est sous la direction de Philippe Martinez que la CGT a été dépassée par la CFDT en nombre d’électeurs, rétrogradant en deuxième position. « Elle perd des centaines de milliers de voix aux élections professionnelles, rappelle Karel Yon. Les autres syndicats aussi, mais à une vitesse moins forte. Et ce problème-là, personne ne veut en parler dans le syndicat. »
publié le 25 mars 2023
Pauline Graulle sur www.mediapart.fr
Pour le député insoumis de la Somme, la réforme des retraites a rouvert, en plus d’une crise sociale, une profonde crise démocratique. L’enjeu désormais pour lui : faire en sorte que les manifestants passent du fatalisme à la conviction qu’« on peut gagner ».
C’estC’est dans un bistro de la gare du Nord que le député insoumis François Ruffin a donné rendez-vous avant de reprendre le train pour sa circonscription d’Amiens. Détendu, combattif, « un peu galvanisé » même par les derniers jours, le Picard se lance dans une discussion à bâtons rompus sur le sujet qui occupe toutes les têtes : la situation sociale et démocratique de ce pays qui bout de colère contre la réforme des retraites.
Si nul ne sait encore comment s’écrira la suite de l’histoire – c’est d’ailleurs le propre des moments de révolte ou de révolution, souligne François Ruffin –, le « député-reporter », qui fustige les violences policières d’un pouvoir aux abois et rend grâce aux syndicats qui ont « super bien joué » depuis le début du mouvement, estime désormais que tout est possible... même la victoire.
Mediapart : Les manifestations contre la réforme des retraites de jeudi ont été massives, et même à certains endroits, plus fortes que les précédentes. Sommes-nous au dénouement ou au commencement du moment politique que nous vivons ?
François Ruffin : Depuis le 49-3, nous sommes entrés en terre inconnue. Bien malin qui peut aujourd’hui faire un pari ou une prophétie. Le pouvoir tenait jusque-là par la force de résignation. Aujourd’hui, il doit recourir à la force de coercition. Sur les manifestants, ce sont les matraques et les LBD. Sur les salariés, ce sont les réquisitions. Sur les députés, c’est le 49-3.
Au fond, Emmanuel Macron est resté au pouvoir, l’an dernier, avec une grande fragilité : réélu sans élan, sans enthousiasme, avec un vote qui, disait-il, l’« oblig[eait] ». Et surtout, aux législatives, ses candidats sont laminés dans des coins entiers du pays, comme le mien, et il n’obtient qu’une majorité de raccroc à l’Assemblée. Voilà qui aurait dû l’incliner à la prudence, à la modération, à la sagesse. Mais non. Son péché, sa terrible faute, depuis un an, c’est qu’il comble sa fragilité par de la brutalité.
Condamnez-vous les violences policières qui ont eu lieu ces derniers jours dans les manifestations ?
François Ruffin : Les arrestations préventives, les nassages, les motos qui roulent sur les manifestants…, je n’analyse pas cela comme des dérapages individuels. C’est un choix politique. Je me souviens qu’après les « gilets jaunes », en 2020, j’avais auditionné des syndicats de policiers [pour un rapport parlementaire visant l’interdiction de certaines techniques de maintien de l’ordre – ndlr], qui m’avaient dit : « Les gilets jaunes, c’est une crise sociale qui réclamait une réponse politique. On n’y a apporté qu’une réponse policière. »
Quatre ans plus tard, rebelote. Le gouvernement n’apporte à la crise sociale, et démocratique, qu’une réponse policière. Et avec les mêmes conséquences : une montée de la violence, qui est toujours une défaite, qu’elle porte un uniforme ou non. La France est pointée du doigt par la Défenseure des droits, par le Conseil de l’Europe, par Amnesty International…
Qu’est-ce qui amène dans cette impasse ? Derrière la matraque, et même derrière Gérald Darmanin, il y a les choix politiques d’Emmanuel Macron : tous les syndicats unis contre sa loi ? Il ne les entend pas. Deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq ? Il ne les entend pas. Des millions de personnes, en manif, une, deux, trois, quatre, cinq fois ? Il ne les entend pas. Même les députés qui n’auraient pas voté son texte, il ne les entend pas. Sciemment, très cyniquement, le président joue le pourrissement. Comme durant les gilets jaunes.
La presse a révélé que, lundi, les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) ont commis des agressions, notamment racistes, à l’encontre de manifestants. Le 22 mars, vos collègues de La France insoumise avaient envoyé un courrier à Gérald Darmanin où ils réclamaient un « démantèlement à titre provisoire » des BRAV-M. Êtes-vous favorable à leur dissolution ?
François Ruffin : Oui. Manifestement, ces unités n’adoptent pas franchement une stratégie de « désescalade »... On a vu un changement de pied côté Darmanin. Après des manifs paisibles et une police à distance, le ministre a repris les mêmes méthodes de maintien de l’ordre que lors des gilets jaunes. Quand il a réuni tous les préfets, en fin de semaine dernière, après l’annonce du 49-3, ce n’était pas pour leur apprendre à faire des câlins.
Mais j’insiste : c’est un choix politique, et Macron choisit la politique du pire, avec les « débordements » comme alliés. Que le pays brûle, à un moment, c’est dans son plan : ensuite, le pyromane se présente comme pompier. L’homme par qui le chaos arrive va maintenant incarner le parti de l’ordre…
J’ai toujours cherché la masse, le nombre, les millions, le peuple, à convaincre la majorité, à la faire bouger, dans la rue ou dans les urnes. C’est le seul chemin que j’entrevois pour la victoire.
Lancez-vous un appel au calme aux manifestants afin qu’ils ne tombent pas dans ce que vous décrivez comme un piège tendu par le pouvoir ?
Je doute toujours que ma parole pèse, mais bon, je veux bien, à travers vous, leur faire part de mes réflexions quant au « rôle de la violence dans l’histoire », pour reprendre un titre d’Engels. Personnellement, j’ai toujours cherché la masse, le nombre, les millions, le peuple, à convaincre la majorité, à la faire bouger, dans la rue ou dans les urnes. C’est le seul chemin que j’entrevois pour la victoire. Dès lors, la violence individuelle ou groupusculaire nous nuit : elle éloigne les gens, elle rend le mouvement impopulaire, et sert finalement les intérêts des puissants, qui agitent ça comme un épouvantail.
C’est à la fin du XIXe siècle que, d’après moi, s’opère le plus clairement ce choix. D’un côté, le mouvement anarchiste, avec la propagande par le fait, la pose des bombes. De l’autre, le mouvement socialiste, qui parie sur les millions de travailleurs, sur la levée en masse.
Pour moi, tout libertaire, tout individualiste que j’étais adolescent, isolé, révolté, chantonnant le Ravachol de Renaud, c’est le mouvement socialiste qui avait raison. D’ailleurs, je me souviens d’un livre qui m’a marqué, qui a participé de mon basculement : L’Œil du lapin, où François Cavanna raconte le destin très commun de sa mère. Femme de ménage quand éclatent les bombes anars, elle prend ça en horreur, elle se range du côté de l’ordre. La mère de Cavanna, et ma mère, et nos mères, avec leur décence et leur bon sens, on doit les avoir avec nous, ne pas les effrayer…
Mais attention, le mouvement socialiste n’agit pas sans violence : les années 1900 sont très agitées, avec des premiers mais en batailles rangées, avec un repos dominical qui se conquiert dans la douleur, avec des châteaux qui sont saccagés par des émeutes ouvrières, avec des affrontements entre les mineurs et la troupe… et avec le bon Jaurès qui défend tout ça.
Mais cette violence n’est pas individuelle ni groupusculaire. C’est une classe, un peuple qui se soulève, celui qui a pris la Bastille, ou plus près de nous, plus modestement, les « Contis » qui envahissent la sous-préfecture de Compiègne, qui jettent des ordinateurs par la fenêtre, la jacquerie des licenciés. Ça n’a pas le même sens.
La seule question qui vaille, d’après moi, aujourd’hui, c’est : comment fait-on bouger des pans encore endormis du pays ? C’est le nombre qui fera plier Macron.
Que préconisez-vous ?
François Ruffin : Le diagnostic, d’abord : nous avons des classes populaires en convalescence. C’est sans doute vrai, encore davantage dans des terres industrielles comme chez moi, qui ont subi la fuite des usines, mais ça me semble vrai partout. À un malade, tu ne dis pas : « Lève-toi et viens battre le record du saut en longueur, on va faire la révolution ! » Non, juste un pas, ce sera déjà ça. Et ensuite viendra un second pas. Et enfin, on pourra relever le nez vers un horizon…
Moi, mon but, aujourd’hui, c’est que les gens prennent confiance et conscience de leur propre force. « Vous comptez. Vous êtes importants. Vous pouvez faire bouger le pays. On parle de vous. Ils ont peur. » Alors qu’on leur a dit être, et qu’ils se sentent tous les jours, des « gens qui ne sont rien », qui ne comptent pas. Domine alors l’immense fatalisme du « c’est comme ça ». Voilà l’ennemi. Voilà la véritable bataille. C’est ça qui doit basculer, dans les têtes : « On peut gagner. »
Vous l’avez constaté sur le terrain ?
François Ruffin : C’est contrasté. J’analyse, dans mon département, les manifestations d’hier. À Abbeville, le matin, il y avait deux fois moins de monde que le 19 janvier (j’ai compté), et un peu grise mine, de la mélancolie. Un rond-point est bloqué par une poignée d’artisans, un autre par les syndicalistes des usines, mais les ouvriers, eux, la plupart, vont bosser. Idem sur la zone industrielle d’Amiens, malgré le blocage : les ouvriers sont moins en grève, Goodyear a effectué 80 % de sa production, aucun « regain de mobilisation », ici, plutôt un reflux. C’est lié à un facteur matériel, évidemment, le pouvoir d’achat, le compte en banque à zéro, mais aussi à un facteur spirituel, cette idée que « de toute façon, ça va passer ».
Arrive la manifestation à Amiens : du jamais-vu. Par le nombre, immense, on renoue avec les pics de janvier, en gros. Mais surtout par l’énergie, par un changement d’état d’esprit : « On peut gagner. » Et surtout, par ce parcours, jamais opéré : le cortège est parti du centre-ville, est passé par la fac, puis par les quartiers nord, et jusqu’à la zone industrielle. J’étais hyper-ému, parce que c’est la jonction qu’il nous faut, des profs et des prolos en gros. Et pour la première fois, la jeunesse était là, qui apporte une énergie. Le miracle, si j’avais une lampe merveilleuse et un seul souhait, c’est qu’une contagion de l’espérance dégèle les cœurs populaires, qu’ils se remettent à y croire.
Faut-il réajuster le discours de la contestation pour élargir encore le mouvement : par exemple, parler moins des retraites et davantage de la question démocratique, ou ouvrir à d’autres problématiques sociales…
François Ruffin : On peut très bien tenir les deux bouts à la fois. Que se passe-t-il ? Nous sommes entrés dans le conflit sur un motif social : « Non aux deux années de plus ! », nous en sommes à une crise démocratique : « Comment se fait-il qu’un homme peut décider tout seul là-haut ? ». C’est le même scénario que pour les gilets jaunes : on entre par le prix du gasoil, on en sort avec le désir d’un « référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Même chose pour la Révolution française : ça commence par « qui paie les impôts ? » et ça conduit aux états généraux, à l’Assemblée nationale, à la fin de la monarchie absolue. Aujourd’hui, c’est la crise démocratique qui amène la jeunesse dans la rue.
Certains à La France insoumise tentent d’ores et déjà de mobiliser autour du passage à la VIe République. Cela vous semble approprié ?
François Ruffin : C’est bien de le poser comme horizon. Maintenant, quel est le premier pas, où en sont les esprits ? « Le président ne peut pas décider tout seul. » Très concrètement, on peut évoquer un changement de Constitution, mais il faut déjà faire plier Macron. Si on obtient ça, ça rouvrira un imaginaire démocratique, ça donnera de l’élan. Vous savez, en 1789, les gens ne se sont pas dit : « On va faire la révolution ! » Ils ne s’en rendaient pas compte, qu’ils la faisaient. Ils ont avancé dans la brume. C’est pour ça, quand on lit la BD Révolution, pendant des pages on ne comprend rien… parce que les acteurs eux-mêmes ne comprenaient rien !
Macron exerce aujourd’hui une violence presque personnelle, très visible, sur le corps social. Même dans le camp libéral, on s’interroge : c’est malhabile, ça pourrait devenir dangereux.
Et puis, démocrate, je ne veux pas l’être à moitié, que quand ça nous arrange : pour sortir de la Ve République, il faudra le demander aux Français. La réponse, aujourd’hui, n’est pas assurée. En revanche, inscrire le RIC dans la Constitution, c’est déjà un mot d’ordre populaire, de bon sens, un pas que les gens ont envie de faire ensemble vers notre horizon.
Et la solitude de Macron, contre le reste de la société, en fait un terreau magique… Même le patronat ne le soutient pas. Même les éditorialistes sont mal à l’aise : les puissants, normalement, ont un certain savoir-faire pour habiller de manière acceptable, courtoise, douce, les reculs qu’ils imposent, leur violence s’habille joliment. Or, Macron exerce aujourd’hui une violence presque personnelle, très visible, sur le corps social. Même dans le camp libéral, on s’interroge : c’est malhabile, ça pourrait devenir dangereux.
Peut-on considérer le moment comme une fenêtre d’opportunité ?
François Ruffin : Je veux replacer cette crise dans un temps plus long. Vous savez que, depuis longtemps, je suis guidé par une phrase de Gramsci, qui analyse bien l’époque que nous vivons. Il dit : « Nous sommes dans un temps de détachement de l’idéologie dominante. » Ca signifie, pour nous, que croissance, concurrence, mondialisation, n’attirent plus les gens, ces mots les inquiètent, les dégoûtent. Dès lors, poursuit Gramsci, « la classe dominante ne parvient plus à diriger, seulement à dominer, et à dominer par la force de coercition ».
Le bloc libéral ne s’effondre pas, ne croyons pas cela, mais il s’effrite, dans la durée, c’est un processus continu, avec parfois des chocs : pour les ouvriers, qui ont voté « non » à 80 % [au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe], le 29 mai 2005 marque un décrochage. La loi Travail et Nuit debout pour la classe intermédiaire, plus éduquée, des centres-villes.
La réplique, dans les campagnes, dans la France des bourgs, ce sont les gilets jaunes… Aujourd’hui, ça secoue partout. Des particules vont encore décrocher du bloc central, soit parce que « deux ans de plus, c’est injuste », soit parce qu’« on ne vit pas en démocratie » : où iront-elles ? Chez nous ? À l’extrême droite ? Dans l’abstention-résignation ? Le match est engagé. Mais plus ça bouge aujourd’hui, plus ça rejoint des collectifs, plus on passe du statique au dynamique, plus on se donne des chances pour demain.
Que pensez-vous de l’attitude des syndicats depuis le début du mouvement ?
François Ruffin : Dans les limites qui sont les leurs, jusqu’ici, de mon point de vue, ils ont super bien joué. Il y a deux lectures qui s’opposent, que j’entends parfois. Que les syndicats ne voulaient pas lancer la bataille, que la fin janvier, c’était trop tard, qu’ils ont freiné les secteurs prêts à en découdre, et qu’au fond, ce sont des traîtres en puissance.
Ce n’est pas du tout ma lecture. Au contraire, de là où j’habite, je vois un pays en dépression politique. Or les syndicats sont parvenus à saisir le bon tempo pour réveiller les gens, pour faire bouger dans les profondeurs des régions, avec un travail de conviction, dans l’ombre. Ils ont, à mon sens, bien pris le pouls du pays. Avec, pour moi, des petits miracles : des manifestations à Albert, Doullens, Péronne, Friville-Escarbotin, dans les petites communes.
Et ils ont laissé à leur base, aux intersyndicales dans les départements, de la latitude, de la souplesse, sur les modes d’action : manifestations, grève, blocages, occupations… Si les grèves ne sont pas puissantes, ce n’est pas, je ne crois pas, parce que là-haut les grands chefs à plumes ne le veulent pas. Sans doute que tous ne le souhaitent pas. Mais ce sont les gens, en bas, surtout, qui ne provoquent pas des AG, qui n’arrêtent pas dans leur boîte ou collège, qui ne sont pas saisis d’une émulation.
Enfin, c’est aussi grâce aux syndicats que la loi n’avait pas de majorité dans l’Assemblée. Ce sont eux qui ont démarché les députés macronistes ou les députés Les Républicains, et qui, par un lobbying citoyen, les ont convaincus. Ce sont eux qui ont contraint le gouvernement au 49-3.
Faut-il néanmoins les déborder ?
François Ruffin : Le sujet, à mon avis, n’est pas de les déborder mais de les compléter. Il y a des pans de la société où les syndicats ne savent pas faire, sont absents, et ce n’est pas leur boulot. Les quartiers populaires, par exemple, ou la jeunesse, ou les artisans, ou les isolés, c’est à d’autres, à nous, de ramener ça, et nous ne sommes pas au bout. Gramsci dit qu’« on ne conquiert pas les masses de manière moléculaire, mais en passant par leurs intellectuels organiques ». Qui sont-ils aujourd’hui ? Les footballeurs, les rappeurs et… les influenceurs. Léna Situations a fait beaucoup pour la mobilisation ! Quand on t’explique, sur TikTok, comment t’habiller pour aller en manif, ça compte !
Quel peut être le rôle de la gauche dans ce paysage ?
François Ruffin : Il y a le boulot à l’Assemblée nationale. Même si j’étais favorable à sa discussion, il fallait empêcher que l’article 7, repoussant l’âge de départ à 64 ans, soit voté. Imaginez les bandeaux de BFMTV, Aurore Bergé venant frimer, si le report avait été voté. Ça aurait découragé le mouvement… Mais l’essentiel est au-delà : il nous faut incarner un débouché politique.
La France insoumise a été très offensive sur les bancs de l’Assemblée – s’attirant, du coup, de nombreuses critiques – mais vous avez expliqué il y a quelques mois que vous vouliez au contraire vous « soc-démiser »… N’avez-vous pas choisi une stratégie à contre-temps ?
François Ruffin : D’abord, même si on s’en fout, je ne me suis pas prétendu social-démocrate. J’ai toujours dit : « Je suis social et démocrate. » Je veux le partage des richesses et je veux que le peuple décide. Et le souci des sociaux-démocrates, c’est qu’ils ne sont plus ni l’un ni l’autre depuis longtemps… Ensuite, l’Assemblée, les gens n’ont pas le nez dedans : ce qui compte, pour eux, c’est le porte-monnaie et combien de temps ils vont devoir bosser.
Comment faire pour que la gauche, et pas l’extrême droite, s’impose comme le débouché politique de la contestation ?
François Ruffin : Mai 68 se traduit pour moi en mai 1981, les grèves de 1995 donnent Jospin, le mouvement de 2010 contre les retraites Sarkozy amène Hollande… Quand on énonce ces trois cas, on voit bien pourquoi le débouché politique ne met pas en appétit. À chaque fois ce furent des déceptions ou des trahisons. Ces expériences pèsent dans les têtes des gens. Et l’autre donnée : il y a désormais une autre issue, un autre débouché possible à la colère, qui est le Rassemblement national.
Si nous gagnons, c’est évidemment un tremplin pour la gauche. C’est nous, les syndicats, les militants, qui aurons arraché cette victoire. Mais même si on ne gagne pas, plus le mouvement est fort, plus il affilie les gens à des idées progressistes, plus on place la question sociale au cœur des débats, mieux c’est pour nous. La pente, la pente de l’indifférence, la pente du ressentiment, elle ne coule pas dans notre sens, elle va vers le Rassemblement national. Nous, il nous faut la remonter, ne pas laisser stagner la résignation, la transformer en une espérance. Et il faudra le faire, d’une manière ou d’une autre, avec les syndicats, qui ont montré leur rôle…
En 2017 et 2022, le candidat de la gauche, Jean-Luc Mélenchon, était plutôt dans l’idée de contourner les corps intermédiaires…
François Ruffin : La France insoumise a toujours travaillé avec des syndicalistes, évidemment. Mais je pense que, cette fois, il faudra qu’ils en soient partie prenante, avec des modalités à trouver. Avec, notamment, la question du travail, qui mine les classes populaires, qui doit revenir au cœur d’un discours gauche.
Les deux cents, trois cents, quatre cents qui ont manifesté à Friville-Escarbotin, on ne doit pas les lâcher. Ils doivent se sentir embarqués dans un projet pour notre société. Et le lien avec eux, ce sont les syndicats.
Faudra-t-il faire des retraites un sujet central pour la présidentielle de 2027 ?
François Ruffin : Il faut le poser : « 60 ans, 40 annuités », mais ça n’est pas un projet pour notre société, c’est de la tuyauterie budgétaire, même si j’en appelle à un « contrat intergénérations », pour la jeunesse, qui est aujourd’hui écrasée comme l’était la vieillesse après-guerre.
Mais nous devons répondre à des questions bien plus amples : l’hôpital qui est en lambeaux, l’école de la République qui recrute ses enseignants en job-dating, le rail qui déraille, les prix délirants de l’énergie, la pénurie de médicaments… Tous ces bugs, en même temps, ne sont pas des coïncidences. C’est un même système qui est à bout : quarante années de « réduction des déficits », de « concurrence libre et non faussée », de « libre circulation des capitaux et des marchandises ».
Il nous faut sortir de la parenthèse libérale, ouverte en 1983, et en y ajoutant la crise climatique. Tout est à transformer : l’industrie, le logement, les déplacements… Voilà nos vrais défis. Et j’en veux surtout à Macron pour cet immense gâchis : on devrait se rassembler, se retrousser les manches pour affronter tout ça, avec énergie, avec envie, et à la place, lui fait quoi ? Des contre-réformes à la noix. Et c’est avec ça qu’il prétend « laisser une trace dans l’histoire » ! Quel rigolo ! C’est d’un ridicule.
publié le 21 mars 2023
Jonathan Trullard sur www.politis.fr
Le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites a donné du carburant à la contestation sociale. Galvanisée par l’aveu de faiblesse du camp présidentiel, la coalition de gauche se tient prête à tous les scénarios dans les semaines à venir.
« Le 49.3 a changé la donne. » Sandrine Rousseau est sûre d’elle, dimanche 19 mars, et nous suggère d’attendre les premiers sondages post-49.3 pour nous en rendre compte : « Les macronistes vont s’effondrer s’il y a dissolution, reste à savoir où les voix partiront. » Mais la députée EELV est confiante au vu de la « très bonne réception » faite à la Nupes dans les cortèges. « Cette mobilisation est inédite, son caractère joyeux marque l’envie d’un autre projet de société, une envie de gauche. »
Hier, 20 mars, la motion de censure transpartisane est rejetée au Palais-Bourbon, la dissolution est écartée, mais celle-ci reste possible dans les semaines à venir, au regard de l’immobilisme parlementaire qui s’annonce. Dans ce cas, « la Nupes serait prête et unie », assure l’écologiste, qui balaie toutefois les questions d’incarnation pour Matignon. Qui serait proposé Premier ministre ? « On verra… »
Le politiste Bruno Palier douche l’optimisme de l’élue de Paris. Dans une note rédigée pour le think tank Terra Nova, il juge « probable que les conséquences politiques de cette réforme favorisent plus le RN que la gauche ». De la « prophétie autoréalisatrice », évacue Antoine Léaument.
Pour le député LFI, la Nupes a incarné la colère sociale comme aucune autre formation. Bruno Palier parle, lui, de « lucidité » à avoir sur une dynamique qui « tourne toute seule » chez les petites classes moyennes, ces personnes « juste au-dessus » impactées par la réforme et qui représentent un réservoir de votes pour l’extrême droite.
Il ne faut pas croire que tous les opposants à cette réforme sont de gauche.
Si idéologiquement « l’agenda est favorable à la Nupes », le spécialiste de la gauche politique Rémi Lefebvre souligne « l’effet bulle » que peut provoquer la rue. « Il ne faut pas croire que tous les opposants à cette réforme sont de gauche », explicite-t-il. Attention à « l’illusion d’optique », ajoute le politiste Vincent Martigny.
La gauche serait-elle toutefois « prête et unie », comme l’affirme Sandrine Rousseau ? « Dire que la Nupes est unie, c’est se moquer du monde, continue Bruno Palier, le RN est un parti unique avec un leader incontesté, on ne peut pas en dire autant à gauche. » Interrogée sur ce sujet, Clémentine Autain concède « des réflexes de singularisation » au sein de la Nupes, et admet une « course contre la montre accélérée avec l’extrême droite ».
Pour la députée LFI de la Seine-Saint-Denis, « le vent est toutefois dans les voiles de la gauche », reste donc à « transformer cette colère en adhésion ». Bruno Palier détaille l’enjeu essentiel pour le faire : « Aborder directement les conditions de travail dégradées des employés, et non plus seulement parler macro en pointant les 1 % les plus riches ». Car c’est bien la souffrance au travail qui alimente, selon le chercheur, « le ressentiment social nourrissant le vote populiste de droite radicale ».
Julien Bayou, lui, se focalise sur le présent, et le présent, pour lui, c’est cette arme pour bloquer la réforme : le référendum d’initiative partagée (RIP). « Ça remettrait du participatif face à l’entêtement de Jupiter. » Le député écologiste est convaincu que cette « arnaque » laissera des traces. Il prévoit un travail à mener au sein de la Nupes pour « devenir une plateforme de conquête du pouvoir », parlant d’une « mutation » à engager, quitte à prendre « un nouveau nom ». Un discours que ne comprend pas Antoine Léaument : « La Nupes a toujours été un outil de conquête du pouvoir… »
Le député insoumis se félicite en tout cas du travail effectué à l’Assemblée : « Les gens ont compris que c’est grâce à nous que le texte n’a aucune légitimité parlementaire. » L’élu de l’Essonne fait allusion à la stratégie du bruit et de la fureur choisie par son groupe au Palais-Bourbon, une tactique d’agit-prop que questionne le politologue Vincent Martigny : « Ils n’en sortent pas forcément grandis… d’autant que ce mouvement social est un mouvement contre quelque chose, et non pas pour. »
Rémi Lefebvre tacle, lui, l’exercice parlementaire de la Nupes : « Ils n’ont pas beaucoup travaillé depuis juin dernier, bien trop préoccupés par eux-mêmes. La Nupes devrait passer à la vitesse supérieure car elle ne peut pas rester une simple alliance électorale. »
Mélenchon toujours là
Pendant ce temps, le leader de La France insoumise, toujours « en retrait mais pas en retraite », reste omniprésent. Jean-Luc Mélenchon est même apparu jeudi dernier à la tribune des invités de l’hémicycle, spectateur de la bronca des insoumis lors du discours d’Élisabeth Borne.
En cas de dissolution, il serait le candidat « évident » à la primature, selon Antoine Léaument, « je ne vois pas qui d’autre serait prêt comme lui, et on ne va de toute façon pas se livrer à une bataille intestine si une campagne de quarante jours s’annonce ». Un argument qui ne convaint pas Rémi Lefebvre : « Mélenchon n’aurait pas l’effet d’entraînement de la présidentielle et serait beaucoup plus contesté. » La situation ne serait donc pas si rose pour la Nupes en cas de législatives anticipées. « Je crains qu’ils ne soient pas en ordre de bataille », conclut le politiste.
En attendant, le combat s’amplifie contre la réforme des retraites. À la possibilité d’un RIP s’ajoute celle d’une censure du texte par le Conseil constitutionnel. La pratique macronienne du pouvoir est pointée du doigt, « elle n’est qu’autoritarisme », résume Sandrine Rousseau.
Peur de quoi ? Ce moment est incroyable ! Les gens reprennent leur vie en main !
« Le président a perdu toute légitimité », continue l’écologiste, qui prédit « une crise permanente » pour la suite du quinquennat. Reste enfin la pression de la rue, cette « censure populaire » dixit Mélenchon, même si le retrait d’une loi déjà promulguée n’a qu’un seul précédent dans l’histoire : celui du contrat première embauche en 2006.
Face à la violence larvée des dernières manifestations, le désordre pourrait toutefois faire vaciller le gouvernement. Un climat potentiellement dangereux, qui fait craindre à Laurent Berger une « catastrophe », mais ne fait pas peur à Sandrine Rousseau : « Peur de quoi ? Ce moment est incroyable ! Les gens reprennent leur vie en main ! »
publié le 19 mars 2023
Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr
Docteur en science politique et journaliste chez Mediapart, Fabien Escalona publie un livre sans concession sur l’état de notre démocratie, au moment où Emmanuel Macron veut imposer sa réforme des retraites. Entretien.
L’Humanité : Vous décrivez une « République à bout de souffle » dans votre livre qui vient de paraître (1). Le passage en force du gouvernement avec le 49-3 sur les retraites constitue-t-il une aggravation de la situation ?
Fabien Escalona : Cela nourrit complètement ce que je pointe : un sentiment d’étrangeté et de rejet vis-à-vis de l’exécutif et de la manière dont les institutions fonctionnent. Cette réforme est massivement et profondément combattue par les citoyens, qui sont de plus en plus nombreux à se dire qu’il y a quelque chose de pourri dans la démocratie française. Le sentiment d’être méprisé s’ajoute à celui d’impasse : le gouvernement a fermé tous les canaux d’amendement, d’alerte, de rappel à l’ordre de l’exécutif par la société et ses représentants.
Il ne considère ni les enquêtes d’opinion, ni les millions de manifestants, ni les syndicats, et passe en force au Parlement. Il laisse l’impression qu’entre l’obéissance et l’émeute, il n’y a aucune voie possible. Depuis les protestations spontanées contre le 49-3, on voit d’ailleurs qu’à la brutalisation symbolique et institutionnelle du corps social, s’ajoutent des violences arbitraires et physiques de l’appareil répressif.
C’est une conception de l’échange politique à la fois pauvre, consternante et dangereuse. Cela nourrit le ressentiment, qui n’est pas une émotion constructive sur le plan politique. Cela peut favoriser le discours d’extrême droite, qui bénéficie déjà largement de la crise démocratique et qui, comme l’abstention, progresse d’élection en élection.
Vous pointez dans votre livre une « crise de régime ». De quelle nature est-elle ?
Fabien Escalona : J’ai hésité à employer ce terme grandiloquent mais il m’est apparu adapté pour décrire cet état d’affaissement de notre vie politique et démocratique, et les dangers que cela nourrit. Il s’agit d’une crise rampante de légitimation, qui se manifeste par la déréliction croissante de la confiance dans les institutions, des compromis sociaux qui fondaient le régime, et de l’horizon de sens donné au pays.
Le régime de la Ve République est devenu obsolète en regard des défis économiques, sociaux et écologiques qui nous attendent. Ni le marché, ni une poignée de décideurs hors-sol ne sont en mesure de nous y préparer. La situation illustre parfaitement ce que le philosophe marxiste Nicos Poulantzas décrivait dès les années 1970 avec le développement de « l’étatisme autoritaire ».
Il y a bien un durcissement des modes de décisions, qui ne permet plus aux éléments populaires de peser aussi fort qu’auparavant dans la machine étatique, elle-même intrinsèquement liée aux conditions d’accumulation du capital. De ce point de vue, la réforme des retraites constitue une forme d’apothéose.
La V e République a connu de nombreuses révisions. L’une d’elles, en 2008, a instauré le Référendum d’initiative partagée (RIP), qui a été déposé par les parlementaires dans le but d’aboutir à un vote des citoyens sur la réforme des retraites. D’une situation de violence antidémocratique peut jaillir en réponse une forme de réappropriation démocratique ? De reconquête de la décision ?
Fabien Escalona : La marche est haute, car le RIP implique de rassembler 4,7 millions de signatures. Mais si ça ne prend pas aujourd’hui, ça ne prendra jamais, car nous avons là une réforme dont tout le monde a entendu parler et qui est massivement impopulaire. Quoi qu’il en soit, je souhaite que cette initiative aille le plus loin possible. L’impératif est de faire respirer la démocratie de ce pays.
Il est d’ailleurs très parlant que pour Nuit debout, pour les Gilets jaunes et pour la réforme des retraites, à chaque fois une question sociale ou fiscale amène à questionner les règles du jeu démocratiques, qui apparaissent viciées. La réforme des retraites n’a aucune légitimité, ni procédurale, car la majorité au pouvoir ne peut prétendre que son projet a été validé démocratiquement, ni substantielle, car elle organise la dégradation du bien-être de la communauté politique dans sa majorité, ce que les gens ont bien compris.
Macron s’éloigne-t-il de l’esprit initial de la V e République ? Michel Debré, l’un des rédacteurs de notre Constitution, avait déclaré que l’application répétée du 49-3 serait « la destruction non seulement du système mais de l’autorité gouvernementale »…
Fabien Escalona : Au-delà de ce que l’on pense de la V e République et des pouvoirs qu’elle confère à un seul homme, il y avait chez De Gaulle un courage politique et une volonté de légitimation populaire par le référendum. Ce n’est pas le cas chez Macron, qui utilise toutes les armes autoritaires du régime sans en respecter l’esprit. Il se comporte en président élu par un peuple dont il ne serait pas tenu d’exécuter la volonté.
Il est dans une prolongation caricaturale des équilibres initiaux, dont il pousse les feux vers une version grimaçante. La Macronie se livre de plus à une distorsion du langage en assurant que « la démocratie a joué son rôle ». Les mots sont détournés, et le langage politique est mis cul par-dessus tête.
Quelle faire pour revivifier la démocratie ?
Fabien Escalona : Notre modèle de décision, archaïque, n’est pas du tout adapté à la façon dont on doit se préparer aux chocs sanitaires et climatiques, ou au retour de la compétition des grandes puissances sur la scène internationale. Nous devons trouver des procédures dans lesquelles s’expriment beaucoup plus les intérêts de la société, avec des décisions mieux débattues. Cela passe par la proportionnelle intégrale aux législatives, et je reprends l’idée d’une chambre tirée au sort à la place du Sénat.
Mais la question de la démocratie ne passe pas seulement par des institutions politiques plus ouvertes. Les enclaves autoritaires ne sont pas uniquement dans la Ve République, elles sont aussi, voire surtout, dans l’ordre économique : il faut aussi porter un projet qui mette à bas les privilèges liés à la propriété et rapatrie les choix d’investissement structurants dans le champ de la décision collective. La démocratie économique est cruciale pour qu’un nouveau régime soit capable de se légitimer.
(1) Une République à bout de souffle de Fabien Escalona, Seuil Libelle, 60 pages, 4,50 euros.
publié le 18 mars 2023
Par Gaspard d’Allens sur https://reporterre.net/
L’usage du 49.3 est une défaite pour le gouvernement et la marque d’un effritement du bloc libéral, juge le député LFI François Ruffin. Il appelle à continuer le mouvement et à bloquer Paris.
François Ruffin est député La France insoumise (LFI), fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir. Il a récemment publié Le temps d’apprendre à vivre, la bataille des retraites, aux éditions Les Liens qui libèrent.
Reporterre — Comment réagissez-vous à l’annonce du recours au 49.3 par le gouvernement ?
François Ruffin — C’est une évidente défaite pour eux, alors qu’ils ont répété des dizaines de fois qu’ils ne passeraient pas par cet article. C’est une marque de fébrilité et de fragilité. Emmanuel Macron écrasait déjà la France du travail et la France qui se lève tôt. Aujourd’hui, il écrase aussi la démocratie. Le président avait déjà perdu pied dans le pays, maintenant il a perdu pied à l’Assemblée !
Ce passage en force est-il historique ?
François Ruffin — C’est du moins la marque supplémentaire d’un effritement du bloc libéral. Auparavant, ce bloc avait le luxe de pouvoir se diviser en deux, avec une alternance sans alternative du centre gauche et du centre droit. Désormais, il doit se rassembler autour d’un seul leader et ce qu’il porte est clairement minoritaire dans le pays. Le bloc libéral a, face à lui, deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq, tous les syndicats unis et des millions de personnes dans la rue.
Cette secousse s’inscrit dans une tendance au long cours. Un effondrement progressif. Le premier séisme a eu lieu en 2005 avec le référendum sur le Traité constitutionnel européen, auquel 55 % des Français et 80 % des ouvriers s’étaient opposés. L’élite avait agi comme si de rien n’était en ratifiant le traité de Lisbonne. On a eu un second choc avec le mouvement des Gilets jaunes. Le gouvernement a refusé alors tout compromis social — baisse de la TVA, fin de l’impôt sur la fortune, etc. — pour lui préférer le blabla du grand débat. À chaque fois, le bloc libéral croyait gagner, mais en réalité il perdait le pays.
Cela n’empêche pas aujourd’hui le gouvernement de se montrer inflexible...
François Ruffin — C’est parce qu’ils sont faibles qu’ils recourent à la force. Mardi [14 mars], dans l’hémicycle, je citais le philosophe Antonio Gramsci. Il disait : « Lorsque la classe dominante n’est plus dirigeante, c’est-à-dire qu’elle n’a plus de force d’attraction, elle n’est plus en mesure de créer du consentement. Privée d’autorité, il ne lui reste que la force pour se faire obéir. » Nous en sommes là.
Le gouvernement ne possède plus que la force de coercition. Il l’a usée hier matin [16 mars] face aux éboueurs en cassant les piquets de grève, en frappant et en gazant les travailleurs avec des lacrymogènes. L’après-midi, il l’a usée encore une fois avec le 49.3 face aux députés. Je le répète, c’est la marque d’une fragilité. Le bloc libéral s’émiette. Le gouvernement me fait penser au coyote de Chuck Jones [notamment créateurs de personnages des « Looney Tunes »], dans le dessin animé, il court, il court et dépasse la falaise. Il se retrouve dans le vide, le réalise puis chute.
Emmanuel Macron est dans le vide, sa base sociale ne repose sur rien. Dans la Somme, il n’arrive même pas à envoyer ses députés au second tour des élections législatives. Le président a été élu sans élan et sans enthousiasme et on a derrière une majorité raccroc à l’Assemblée nationale.
Avez-vous encore une chance de l’emporter institutionnellement ?
François Ruffin — À l’Assemblée nationale, des motions de censure vont être déposées ; mais l’essentiel se joue ailleurs. Il faut en repasser par le peuple. À l’intérieur, tout dépend de ce qui se passe dehors. Si certains Républicains souhaitaient voter contre le projet de réforme, c’était uniquement à cause de la pression mise par les syndicats sur les territoires. Dans leurs circonscriptions, dans les zones rurales, personne n’en voulait.
Que comptez-vous faire pour arracher la victoire ?
François Ruffin — C’est aux travailleurs de décider de comment ils luttent. Je ne suis pas dirigeant syndical, mais je soutiens tous les travailleurs qui s’engagent dans la bagarre. Il faut absolument continuer le mouvement, les blocages, la grève.
Ne faudrait-il pas aussi renouveler les modes d’action ?
François Ruffin — La balle est dans le camp de Macron. Il change ou on doit le changer. Il doit revenir à la raison, et sortir le parachute pour éviter de s’écraser. Il doit cesser avec la brutalité, dire qu’il a compris les travailleurs. Nous devons retrouver la concorde. Il faut réparer les fractures, pas les accroître. Nous devons nous réunir face aux vrais problèmes qui guettent : la crise climatique, l’eau, la sécheresse, l’énergie, l’agriculture, le logement, etc. C’est un gâchis, on se divise sur quelque chose d’extrêmement périphérique. Les économies réalisées par la réforme représenteraient, selon l’OFCE, seulement 0,1 point de PIB.
Dans les prochains jours, comment accroître le rapport de force ?
François Ruffin — Comme me le disaient certains syndicalistes, à un moment, il faudra une montée nationale sur Paris. Physiquement, il va falloir que Paris déborde. Une puissante manifestation qui donne aux gens la conscience de la force qu’ils ont.
Faut-il également cibler les lieux de pouvoir, comme le faisaient les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées ?
François Ruffin — Si on est 1 million de personnes à Paris, ça pèsera forcément. Mais ce n’est pas les seuls lieux à viser. Emmanuel Macron écoute les patrons. Il est évident que si les centres Amazon sont bloqués, par exemple, Jeff Bezos — qui vient d’ailleurs de recevoir la Légion d’honneur — appellera Macron pour faire pression. C’est identique pour les autres grosses boîtes. La solution est en partie dans les luttes sociales.
Que signifie, pour vous, le fait de « durcir » le mouvement ?
François Ruffin — Je ne veux pas me substituer aux syndicats et je trouve que, pour l’instant, ça a été cranté avec habileté par l’intersyndicale. L’objectif n’est pas d’avoir une locomotive qui ne tire aucun wagon, ou d’avoir seulement une avant-garde sans entraîner derrière elle. Il faut réussir à accorder tout ça : avoir des secteurs très mobilisés, à qui l’on apporte un appui — les raffineries, l’électricité, les transports, les ports, etc. Et montrer que, derrière, il y a une masse de la population qui dit non à Macron.
Il y a sept ans, presque jour pour jour, commençait aussi Nuit debout ; faudrait-il relancer des occupations ?
François Ruffin — Oui, c’est bon à prendre. Mais quand j’étais à Nuit debout, je disais qu’il fallait aussi faire des occupations à Flixecourt, dans la Somme. Et quand il y a eu les Gilets jaunes, je disais l’inverse, je regrettais qu’il n’y ait pas de rond-point occupé à Paris. Aujourd’hui, je suis attentif à ce que l’on conjugue les deux, qu’on relie les luttes des métropoles à celles des territoires ruraux. La gauche gagne quand il y a une alliance entre classes populaires, intermédiaires et cultivées. Aujourd’hui, cet enjeu se pose quasiment d’un point de vue géographique. Les classes populaires sont nombreuses à la campagne et les classes intermédiaires cultivées à la ville.
Dans les cortèges, on entend aussi de la résignation, de la fatigue, comment lutter contre ces affects ?
François Ruffin — Nous devons réussir à produire une contagion de l’espérance pour que cela ne soit pas la victoire de l’indifférence ! Je crois beaucoup à la joie dans les manifestations, les chants, la musique. Récemment, je lisais le livre Histoire d’un Allemand sur l’Allemagne des années 1930. Il montre comment le nazisme a gagné par une espèce de dépression qui rongeait la population. Les arts remettent du baume au cœur aux gens, nous devons continuer à porter ce type de dynamique. C’est essentiel !
publié le 20 février 2023
Pierre Khalfa (Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac) sur https://blogs.mediapart.fr/
Il y a aujourd’hui un débat sur la tactique mise en œuvre par LFI au Parlement. Ce débat renvoie non seulement à l'image que la gauche et l'écologie politique veulent donner du parlement mais aussi au rapport avec le mouvement syndical.
Il y a aujourd’hui un débat à gauche sur la tactique mise en œuvre par LFI lors du débat parlementaire. Il est tout d’abord nécessaire de préciser un point. Contrairement à ce que laisse entendre Geoffroy de Lagasnerie dans un billet de blog sur Médiapart, il n’y a pas en l’occurrence de comportement adéquat en dehors d’une analyse concrète de la situation politique. Ce dernier oppose « les rituels parlementaires » à « la politique à l’état pur ». Or « cette vraie politique non domestiquée par des formes fictives » est une fiction. La politique est par construction est un objet hétérogène sauf à vouloir adopter une posture platonicienne qui fait de celle-ci la recherche de la vérité. Il n’existe donc pas de « vraie politique ».
Il est d’ailleurs assez ironique de constater que Geoffroy de Lagasnerie approuve le comportement de la majorité des députés LFI, lui qui avait été dans le passé un contempteur farouche de Jean-Luc Mélenchon et de LFI. Geoffroy de Lagasnerie est un antiparlementariste et il a de bons arguments pour cela, certes pas très originaux puisqu’ils trainent sur des bancs politiques très différents depuis environ deux siècles sinon plus. Toute la question est de savoir si, d’un point de vue démocratique, nous pouvons nous passer d’une représentation parlementaire malgré les défauts inhérents à la notion même de représentation et au fait que le parlement soit aujourd’hui sous domination de « l’exécutif » qui en fait n’exécute rien mais gouverne sans contrôle réel.
Au-delà de ce débat, il y avait a priori deux tactiques parlementaires possibles avec pour chacune de bons arguments. Bloquer le vote de la loi empêche que cette dernière puisse acquérir une légitimité parlementaire. Débattre de l'article 7, donc de la mesure principale, permet de montrer la faiblesse du soutien à cette mesure et est l’occasion d’essayer de mettre le gouvernement minorité, ce qui n’était pas certain loin de là, mais possible.
Le problème vient du fait que d'autres éléments entrent en ligne de compte. Le premier est celui de la position unanime de l'intersyndicale qui souhaitait que le débat puisse avoir lieu sur l'article 7. Que, de la CFDT à Solidaires, toutes les organisations syndicales se soient retrouvées sur la même position sur une question de ce type est assez rare pour que cela soit pris en compte. Or le lien entre les partis de la Nupes et l’intersyndicale est décisif non seulement pour cette bataille précise, mais dans la perspective plus large de créer un front politico-social porteur d’une alternative politique au macronisme et à l’extrême droite. Dans cette perspective, prendre le risque d'enfoncer un coin entre la gauche et l'intersyndicale est de mauvaise politique ce d’autant plus que la direction du PCF a pris prétexte de ce sujet pour en rajouter dans sa prise de distance vis-à-vis de LFI et de la Nupes.
Le second problème tient à l'image désastreuse que ce débat a renvoyé dans l'opinion. Il ne peut que nourrir un antiparlementarisme primaire ne servant, in fine, que le RN. L'attitude consistant à promouvoir un clash permanent peut plaire à une petite minorité radicalisée, mais elle ne peut convaincre la grande masse des gens. Le fait que les grands médias se soit régalés de cette situation est d'ailleurs significatif. Il ne s'agit pas certes de participer bien sagement à un débat tranquille et aseptisé ou, comme le dit Geoffroy de Lagasnerie de se comporter comme une opposition domestiquée, mais d’avoir un comportement qui soit à la fois compréhensible par tout le monde, qui redonne goût au débat poltique et qui ne soit pas destructeur des institutions auxquelles non seulement on participe mais auxquelles, comme LFI, on veut redonner un rôle majeur. C’est une ligne de crête difficile à tenir. Il me semble, par exemple, que ce qu'a fait Jérôme Guedj face à Olivier Dussopt correspond assez à ce qu'il fallait faire. Pas simple de toute façon…
Geoffroy de Lagasnerie sur https://blogs.mediapart.fr/
Les 15 jours consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Nous avons assisté pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer enfin dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.
Les 15 jours qui ont été consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures du gouvernement sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Critiquée par la droite et l'extrême droite mais aussi par les fractions les plus domestiquées de la gauche (le PCF de Roussel bien sûr, les Verts et la CFDT de Laurent Berger), elle a donné naissance à un moment politique d'une intelligence stratégique profonde. Nous avons assisté pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.
L’idée de débat et d’échange parlementaire est un mythe. Toute personne qui a déjà regardé des séances de l’Assemblée nationale sait qu’aucun argument, même le plus rationnel, ne fait jamais changer le moindre vote. Pourquoi donc se soumettre à ce rituel factice ? Pourquoi ne pas plutôt utiliser le temps disponible pour mettre en question, acculer, devenir maître d'une temporalité que les macronistes voulaient "programmée". Pourquoi présenter des amendements comme de bons petits soldats que personne n'écoute et respecter un rituel qui ne sert jamais à rien ? Il n'y a pas de débat parlementaire. Il y a des prises de parole qui se déroulent dans l'indifférence générale, et des députés qui votent en fonction de leur camp. Puisque l'on sait que ces rites sont de purs mythes, autant les subvertir et faire l'usage le plus dissident possible que l'on peut de cette enceinte : exprimer la colère, demander des explications, cibler les ministres. Si personne n'a rien d'autre à opposer à la stratégie insoumise qu'un mythe politique, c'est parce que c'est elle qui porte une part de vérité.
La stratégie de la montée en tension a permis de relayer dans l'assemblée la colère qui s'exprime dans la rue. Elle a permis aussi d'empêcher les macronistes de voter tranquillement, avec bonne conscience, ces mesures de régression sociale et d'exercer, assis sur leur siège rouge, une extrême violence sur la vie des autres, avant de rentrer chez eux en ayant le sentiment du devoir accompli et d'avoir été de bons parlementaires. Etre une opposition non violente (discursivement), domestiquée, c'est faire le jeu de la majorité et lui être loyal. C'est lui permettre de se dire : j'ai débattu, j'ai écouté, j'ai voté, tout va bien. Faire exploser ce rituel, faire bouillir l'assemblée, en faire un lieu de tension, les bousculer, c'est rappeler à chaque député de la majorité la violence que représente le fait de voter ces Lois pour celles et ceux qui vont voir les conditions de leur vie et de leur mort s'aggraver. C'est leur retirer la bonne conscience (et c'est déjà quelque chose). Et c'est aussi accroître le rejet à leur encontre qui sera susceptible, dans le futur, d'être la base d'un mouvement de conquête de l'appareil d'Etat.
Comme l'a justement dit Jean-Luc Mélenchon dans un post vendredi soir, avoir empêché l'Assemblée Nationale de voter le texte a permis de surcroît de saboter l'objectif que Macron s'était fixé en terme de communication politique et que les médias se seraient empressés de reprendre pour décrédibiliser le mouvement social : faire voter rapidement l'assemblée à travers une fraude procédurale afin d'opposer au mouvement social, à la rue, le fait que "La Loi a été votée". "Macron voulait pouvoir opposer la légitimité de l’Assemblée à celle du mouvement social avec un vote favorable de l’Assemblée nationale. Échec total."
Les macronistes voulaient contrôler le temps politique. Les insoumis ont subverti ce dispositif, ils se sont appropriés le temps - et c'est une conquête décisive.
Moment de colère, moment de sabotage, moment de montée en tension, ces 15 jours ont aussi été un moment de véridiction. Il y a eu des polémiques sur Thomas Portes posant avec un ballon sur lequel était collé un masque du ministre du travail ou Aurélien Saintoul le traitant d'«assassin» et d'«imposteur».. Si certains se sont empressés de dénoncer cela comme des "excès", il faut au contraire les voir comme les pièces essentielles d'une opération stratégique visant à mettre en question la déréalisation qu'opèrent les rituels politiques et à rappeler la vérité de ce qui se joue sur la scène dite politique. Il n'est pas indifférent que Thomas Portes soit cheminot et que la présidente de l'assemblée nationale qui l'a exclu possède 1,5 million d’euros d’actions chez l’Oréal, 40 000 euros d’actions émanant de plusieurs multinationales (LVMH, Kering, Axa, Total, BNP Paribas…) C'est comme si la lutte des classes avait fait irruption de manière quasi-parfaite au sein de l'assemblée : celle qui préside une assemblée qui fait voter des Lois qui aggravent l'exploitation de classes (dont elle profite) et exercent des effets concrets sur l'espérance de vie accusant de violence celui qui résiste de manière symbolique à la violence qu'elle exerce sur lui.
Si nous étouffons dans ce monde politique, c'est parce que presque tout le monde y joue un rôle faux, mythique, fictif, c'est parce que les discours sont en décalage avec la réalité et masquent les rapports concrets, c'est parce que tout le monde a tendance à se conformer à des rites prescrits et sans aucun sens - à aller au devant d'une recherche d'une sorte de respectabilité institutionnelle et médiatique. Les oppositions sont trop souvent domestiquées et participent de la mystification politique et des effets de déréalisation qu'elle produit. Et il suffit de se souvenir de la manière dont le Parti Communiste se comportait à l'Assemblée en 1947, alors qu'ils étaient un parti si important, pour comprendre que c'est dans la conflictualité et non dans la respectabilité que se trouve la clé d'une gauche puissante.
Grandeur de la stratégie insoumise qui a fait voler en éclat les mythes politiques de l'assemblée nationale, qui a domestiqué une institution pour en faire l'un des lieux essentiels de la conflictualité sociale assumée, sans masque, sans faux semblant, sans politesse. Ces 15 derniers jours furent un moment essentiel de la politique contemporaine et si le 7 mars est une réussite, ce sera en grande partie grâce aux députés insoumis.
publié le 18 février 2023
Fabien Escalona et Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Face à un pouvoir radicalisé, le mouvement social doit à la fois durcir ses actions et élargir la bataille à d’autres enjeux que la réforme des retraites. La victoire n’est aucunement garantie, mais seule cette voie est constructive, même en cas d’échec.
CeCe jeudi 16 février a eu lieu la dernière des grandes manifestations organisées par les centrales syndicales depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites. Sans surprise, elle n’a rien changé au rapport de force : en dépit d’une hostilité massive de la société, le pouvoir compte bien faire voter et appliquer son projet.
Cette impasse apparente, entre d’un côté un mouvement qui a prouvé l’adhésion populaire à ses revendications, et de l’autre un exécutif retranché dans les institutions, a suscité une évolution stratégique des syndicats. La journée du 7 mars est en effet annoncée comme une « mise à l’arrêt » du pays, avec une suspension la plus large possible de l’activité productive. Un seuil serait alors franchi dans le répertoire des actions syndicales. Il mérite que l’on s’y attarde, pour en décrypter la rationalité et les équivoques.
D’une certaine façon, l’évolution stratégique du mouvement social est parfaitement logique. L’ensemble du front syndical a pris acte que les règles du jeu ont changé. « Enfin ! », diront certains, tant les défaites se sont enchaînées depuis le retrait du contrat première embauche (CPE) en 2006.
La précédente réforme des retraites, en 2019-2020, n’avait été abandonnée qu’avec l’aide malheureuse de la pandémie, alors que le gouvernement n’avait pas hésité à user du 49-3 à l’Assemblée. Entre-temps, des régressions en la matière avaient déjà eu lieu, comme en 2010, en dépit de cortèges syndicaux superbement ignorés par le pouvoir sarkozyste. Mais il ne s’agissait finalement que d’une redite de 2003, lorsque François Fillon avait passé outre des démonstrations de force similaires dans la rue.
Tout se passe comme si depuis des années, un pacte tacite n’était plus respecté, selon lequel un gouvernement ne peut décemment pas camper sur ses positions face à des manifestations de masse. Un pacte qui avait conduit au recul, plus ou moins bien ordonné, des exécutifs combattus par les partisans de l’école libre en 1984, les opposants de la réforme universitaire Devaquet en 1986, ou encore ceux du « plan Juppé » en 1995 (quelle qu’ait été l’intention de ce dernier de rester « droit dans ses bottes »).
« Entre 1983 et 2002, rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky dans Le 1 Hebdo, une douzaine de mobilisations vont ainsi venir à bout de projets de loi et faire sauter, dans la plupart des cas, les ministres concernés […]. La manifestation se met à fonctionner comme une sorte de référendum d’initiative populaire spontané. »
La radicalisation des élites de la Ve République
Chaque épisode a bien sûr sa singularité et ses ressorts spécifiques, mais le fait est là : jusqu’aux années 2000, les mouvements sociaux ayant atteint les étiages les plus hauts historiquement de mobilisation dans la rue ont eu gain de cause ; par la suite, ils ont largement été défaits – et il y a fort à parier que si l’actuel mouvement en reste à de sages promenades collectives, rien ne freinera la brutalisation assumée du corps social par le pouvoir macroniste.
Ce constat renvoie à une évolution plus générale du régime de la Ve République, dont les élites dirigeantes ont décidé de transformer le modèle social français dans un sens néolibéral. Depuis les années 1980, ces choix consistent à épouser les intérêts et respecter les prérogatives des milieux d’affaires, en démantelant bout par bout l’État social bâti au fil du siècle. Ce faisant, ils ont heurté de manière de plus en plus visible et profonde les droits et les capacités d’agir des citoyens ordinaires.
Ceux-ci ont exprimé à de nombreuses reprises leur résistance à cette évolution. Mais puisque le pouvoir estime ne plus avoir les moyens de leur accorder des concessions, en raison de l’affaissement objectif et tous azimuts de l’économie capitaliste, il retourne contre le peuple toutes les armes que lui donne la Constitution de 1958. Plus encore que dans d’autres pays où des tendances similaires sont repérées, l’exécutif dispose des moyens de se retrancher dans les institutions et d’y produire des décisions, sans aucun égard pour les légitimités qui s’expriment en dehors des échéances électorales.
À ce titre, le ralliement de la CFDT à une radicalisation des moyens d’action est tout à fait révélateur. Il n’est pas anodin qu’un acteur syndical connu pour sa modération estime ne plus avoir d’autre issue que de durcir son mode de contestation. Cela renseigne sur le comportement illibéral du pouvoir, qui a altéré les formes connues d’échange politique, pour en adopter une à sens unique, depuis une poignée de décideurs vers le reste de la société.
Et cela dit bien, aussi, à quel point l’économie politique contemporaine ressemble de plus en plus à un jeu à somme nulle, dans lequel vous êtes perdant si vous n’êtes pas gagnant. Dans le capitalisme du néolibéralisme tardif, la production de profit dépend étroitement de la déconstruction des protections sociales. Sans gains de productivité suffisants, le travail doit être toujours plus pressurisé. C’est le sens des différentes réformes qui se succèdent, en premier lieu celle des retraites, qui n’est qu’une poursuite des réformes du marché du travail ou de l’assurance-chômage.
Le choix de la masse, préférable à celui des minorités agissantes
Avant l’annonce d’une possible « journée morte » le 7 mars, le mouvement social semblait précisément prendre le chemin d’une défaite par simple ignorance du pouvoir exécutif, peut-être mal-aimé mais doté de la puissance d’État.
Dans divers secteurs de la gauche radicale, la crainte de ce scénario noir a généré des réflexions concluant que le pouvoir ne reculera que s’il a suffisamment « peur ». Dans Frustration Magazine, Rob Grams affirmait ainsi, le 2 février dernier, que des occupations de lieux et des grèves ciblées sur les points de blocage de l’économie seraient bien plus efficaces que n’importe quelle massification du mouvement.
Une stratégie résumée sous la formule de « Gilet jaune salarial », qui s’appuie sur deux précédents : 1995, quand une forme de « grève par procuration » avait été menée par les fractions les plus mobilisées du corps social, notamment dans les transports, et avait fait céder le pouvoir ; 2019, quand des manifestations violentes et déterminées avaient conduit le gouvernement d’Édouard Philippe à lâcher du lest, principalement sous la forme d’une baisse de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation de la prime d’activité.
Mais avec le recul, ces deux victoires apparaissent problématiques, et justifient de chercher une autre voie, comme l’esquissent encore timidement les syndicats. Les deux mouvements de 1995 et de 2019, centrés autour d’une minorité active, ne sont en effet pas parvenus à changer la donne durablement.
1995 n’a pas empêché la contre-offensive néolibérale de se poursuivre. Dès l’année suivante, une réforme Juppé de la Sécurité sociale a été mise en œuvre, dont les conséquences jouent dans le désastre sanitaire actuel, notamment via l’assèchement des comptes par la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Cette évolution a d’ailleurs justifié les réformes des retraites de 2003 et 2010, que le mouvement social a échoué à contrer.
Quant au mouvement des gilets jaunes, s’il peut encore être inspirant de par le processus de politisation des acteurs qui s’y sont engagés, il a toujours évité la question salariale et ne s’est jamais ancré dans les entreprises. Ses revendications étaient centrées sur l’État et sa démocratisation. Dès lors, le pouvoir a pu centrer ses concessions sur des moyens parfaitement compatibles avec la logique néolibérale de compression salariale et de baisse de la fiscalité.
Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la capacité du capitalisme actuel à se remettre de tels défis. En 1995 comme en 2019, le mouvement social n’avait fait perdre que 0,2 point de richesse (PIB) à la France. Au reste, si les pertes liées au mouvement social devaient être compensées par des gains futurs estimés supérieurs, les capitalistes peuvent se montrer patients.
Autrement dit : perdre de l’argent peut leur être acceptable, du moment qu’ils ne perdent pas le pouvoir. Et la crise sanitaire a montré combien ils pouvaient s’appuyer sur l’État lui-même pour résister à l’effondrement de l’économie.
Une masse « non agissante » serait laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.
En outre, la stratégie du « blocage de l’économie » est fragile, du simple fait que l’intégralité de l’action repose sur une minorité de travailleurs. Même dans le cas de caisses de grève ou d’actions de solidarité ponctuelles, la réalité effective serait celle que d’autres travailleurs resteraient spectateurs de la grève déterminante. Cette masse serait alors laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.
Ces deux puissances s’allieront alors aisément pour faire pression sur les non-grévistes par du chantage à l’emploi pour les uns et par un jeu de division du monde du travail pour les autres. Rapidement, la minorité agissante deviendra la responsable des maux du pays, et l’unité du mouvement sera emportée. Le mouvement social aura alors lâché la proie de l’unité pour l’ombre de sa défaite.
Ce risque est très bien perçu par certaines catégories de travailleurs souvent en première ligne du mouvement social, comme les cheminots qui demandent une action plus unitaire du salariat. D’où une autre idée en circulation : le blocage général du pays. Il ne faut certes pas fantasmer la « grève générale » comme la solution miracle capable de provoquer une révolution, mais cette idée d’intégrer l’ensemble des secteurs d’activité dans une action de masse apparaît comme une gradation nécessaire, qui répond à l’état de la mobilisation sociale actuelle.
D’abord parce que l’idée d’une grève de masse prend acte du rejet général de la réforme dans la population, ce qui implique de ne pas laisser une partie du salariat dans une position passive. Un tel mouvement aurait aussi la vertu d’interroger chaque salarié non seulement sur le sens de cette réforme, mais aussi sur sa place personnelle dans le système économique (pourquoi il travaille et produit), et sur l’impact qu’il peut avoir. Lorsque le temps marchand est suspendu, la critique de la marchandise devient possible.
La nécessaire politisation du mouvement social
Un mouvement de grève massif, surtout s’il s’inscrit dans le temps, modifierait la nature du mouvement. Il obligerait en effet à s’organiser, à mettre en place des solidarités, à improviser un monde différent. Le gréviste n’est plus alors dans l’attente de la « réaction gouvernementale » ou d’un hypothétique « effondrement de l’économie » : il est sommé, par les circonstances, de se poser le problème de la production et de sa finalité. Inévitablement, la grève deviendrait alors politique.
Elle impliquerait de s’interroger non seulement sur le « monde » de la réforme des retraites, pour comprendre ce qui la rend si importante pour le pouvoir, mais aussi de relier cette lutte avec d’autres luttes du moment : les luttes économiques, bien sûr, comme la question de l’inflation, mais aussi d’autres luttes d’émancipation (on le voit déjà avec la question féministe autour de cette réforme) et, finalement, celles que nécessite la crise écologique.
Car si la contestation dépasse la seule réforme des retraites pour porter sur le mode de production et les violences politiques que celui-ci suppose pour fonctionner, alors il devient possible de remettre en cause aussi l’impact de ce mode de production sur les écosystèmes dont l’humanité est dépendante.
Pour reprendre les termes de Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe (1920), le monde du travail devient alors « capable de considérer la société à partir de son centre, comme un tout cohérent, et par suite, d’agir de façon centrale pour modifier la réalité ».
Face à un pouvoir sourd et aveugle au rejet dont sa réforme fait l’objet, le mouvement social a donc tout intérêt à promouvoir la suspension massive, et pourquoi pas durable, de l’ordre productif en vigueur. Non pas pour fragiliser l’économie en tant que telle, mais pour fragiliser le pouvoir économique. C’est cette fragilisation seule qui est capable de faire céder des élites radicalisées, parce que la perte du contrôle de l’économie rend caduques leurs réformes.
Le mouvement du 7 mars peut être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ».
Bien sûr, une étude réaliste des rapports de force doit amener à une forme de lucidité. La population vit depuis cinq décennies dans une ambiance néolibérale qui a affaibli les ressources de la contestation. L’habitude de la défaite a démobilisé les individus, l’atomisation des relations de travail a rendu les actions collectives plus difficiles, le matraquage médiatique et culturel n’arrange rien. Tout est à reconstruire.
Mais cette nécessité même invite à entrer dans une stratégie de contestation de masse sur les lieux de travail, parce que c’est précisément de là qu’il convient de rebâtir la contestation. On n’en finira pas avec le monde de la retraite à 64 ans par une simple grève générale, mais sans doute n’en finira-t-on pas sans elle.
Évidemment, un tel processus n’est pas l’objectif de l’intersyndicale qui est concentrée sur un objectif défensif. Mais si cet objectif défensif ne peut être atteint que par une contestation plus large, alors il sera nécessaire que le mouvement en prenne conscience et accepte sa propre logique. C’est là toute la spécificité de ce que Rosa Luxemburg appelait « l’action de masse » et c’est sans doute dans ce mouvement précis que les références aux gilets jaunes ou à Nuit debout sont pertinentes.
L’avenir dira si le mouvement a les capacités d’aller plus loin que la grève générale du 7 mars et si cette dernière peut mobiliser largement. Mais il n’y a pas grand-chose à perdre. Si le mouvement se poursuit jusqu’au retrait de la réforme, la victoire sera sans doute plus solide que celles de 1995 et 2019, parce qu’elle aura été emportée par un monde du travail plus largement mobilisé et conscient de son pouvoir potentiel.
Et si le mouvement finit par s’essouffler, la défaite ne pourra pas être complète : même temporaire, la mobilisation massive du salariat aura ouvert la possibilité de poser les fondations d’une réflexion politique plus large. L’enjeu sera alors de faire perdurer la contestation en mettant en danger le « monde de la retraite à 64 ans » en toute occasion : conflits salariaux, nouvelles réformes, contestation des politiques climatiques…
Dans Grève de masses, partis et syndicats (1906), Rosa Luxemburg souligne qu’« il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies ».
Sous ce prisme, le mouvement du 7 mars pourrait être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ». C’est l’occasion de répondre enfin dans les mêmes termes à une offensive néolibérale menée en conscience par des élites qui déroulent une politique de classe continue, systématique, déterminée et transformative.
Dans l’histoire des mouvements sociaux, il y a beaucoup de défaites. Mais toutes n’ont pas la même signification. Certaines sont démobilisatrices ; d’autres sont, au contraire, des moments fondateurs. Quelle que soit l’issue du 7 mars à propos des retraites, son plus grand résultat pourrait être ce que Marx avait dit de la Commune : « son existence en actes ».
publié le 24 janvier 2023
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
CONGRÈS DU PCF Avant le rendez-vous d’avril, les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. Coordinateur de l’exécutif du parti, Igor Zamichiei détaille le contenu de celui adopté par le conseil national.
Les communistes ont rendez-vous à Marseille début avril pour leur 39e congrès. Mais, dès le week-end prochain, les adhérents du PCF voteront pour choisir leur texte d’orientation. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel revient Igor Zamichiei. Et une proposition alternative, « Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprimera, mardi, dans nos colonnes, Nathalie Simonnet, secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.
À quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF, selon vous?
Igor Zamichiei : L’enjeu majeur est de rassembler les communistes pour approfondir l’effort politique entrepris depuis quatre ans. À travers les luttes comme pour les retraites avec le retour à 60 ans, lors de la pandémie avec la levée des brevets, et pendant la présidentielle sur le travail, l’énergie et l’écologie, l’alimentation, la République, les idées communistes sont revenues au cœur du débat public. Il faut poursuivre ce travail qui vise à nous hisser à la hauteur des défis de la crise capitaliste. Comment mieux riposter au capital, au chaos mondial qu’il provoque ? Comment faire reculer la menace de l’extrême droite sur la République ? Comment unir le monde du travail et reconstruire la gauche pour la faire gagner ? Et enfin, comment reconstruire un parti populaire et influent ? Sur toutes ces questions, le projet de base commune adopté par la direction nationale et porté par Fabien Roussel propose une direction de travail cohérente en prolongeant les avancées de la dernière période.
La question du travail comme celle du monde du travail, au cœur de votre texte, doit-elle faire la spécificité du communisme?
Igor Zamichiei : Pourquoi le mouvement social n’a-t-il pas remporté de victoire majeure depuis tant d’années ? C’est d’abord parce que la mondialisation capitaliste, les contre-réformes ont créé d’immenses fractures sociales et territoriales dans le monde du travail. C’est aussi parce que la gauche s’est enfermée dans deux écueils. Soit renoncer, comme sous le quinquennat Hollande, à s’adresser aux catégories populaires. Soit les enfermer dans le clivage peuple–élite. Nous affirmons qu’un autre chemin est possible : construire l’unité du salariat. C’est une différence importante avec le texte alternatif, parce que celui-ci évacue la centralité du conflit capital–travail. Les combats pour le féminisme, contre le racisme ont un potentiel majoritaire s’ils sont menés en portant à la fois des revendications spécifiques à la domination subie et des revendications communes à l’ensemble du salariat.
Fabien Roussel a estimé, dans le Journal du dimanche, que la « gauche façon Mélenchon a atteint un plafond de verre ». Quelle stratégie préconisez-vous?
Igor Zamichiei : La réalité que certains ne veulent pas affronter est qu’à l’issue de la présidentielle et des législatives les problèmes de la gauche demeurent entiers. Des millions de salariés, de privés d’emploi pensent qu’une partie de la gauche ne se préoccupe plus du travail, s’écarte des principes laïcs universalistes de la République, n’a pas de projet pour que la France résiste au chaos mondial. En somme, qu’une partie de la gauche les aurait abandonnés. C’est cela le plafond de verre à briser. Notre stratégie vise à reconquérir ce monde du travail sans lequel il n’y a pas de majorité possible. La bataille des retraites est une clé pour cela, parce que l’aspiration à une retraite digne, à des jours heureux après une vie de travail, unit le salariat dans toute sa diversité, en témoigne la journée du 19 janvier, qui a rassemblé 2 millions de personnes dans les rues.
Comment l’avenir de la Nupes est-il envisagé?
Igor Zamichiei : La Nupes, c’est d’abord un accord électoral. Il a permis que la gauche ne soit pas marginalisée à l’Assemblée nationale, mais en plafonnant à un quart des suffrages exprimés. Le compte n’y est pas pour gagner. L’intervention communiste doit viser à la fois une activité autonome et unitaire, avec l’objectif de mobiliser les abstentionnistes et les catégories populaires. C’est exactement ce que l’on fait dans la bataille des retraites. Chaque fois que le travail avec les forces de gauche et écologistes permet de mettre en échec les projets du pouvoir, de dessiner des avancées communes, alors il faut des constructions unitaires. Et il faut savoir refuser des initiatives qu’on ne partage pas, comme la marche de samedi de la FI (lire aussi page 6 – NDLR). Le projet de base commune se donne les moyens d’ouvrir le chemin d’une unité victorieuse, quand le texte alternatif propose un repli sur une stratégie qui a déjà échoué.
Comme lors du dernier congrès du PCF, votre texte indique : « Nous avons décidé d’être présent·es avec nos candidates et candidats » à « chaque élection ». Y compris en 2027 ?
Igor Zamichiei : J’invite tous ceux qui ne pensent qu’à cette échéance, à gauche et au sein du PCF, à réfléchir au fait qu’empêcher l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et faire que la gauche gagne se joue maintenant, comme l’a exprimé Fabien Roussel. C’est maintenant qu’il faut des avancées dans le débat politique et idéologique, un projet ambitieux et des victoires sociales. Et c’est à cette aune que se posera le choix stratégique pour 2027.
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
CONGRÈS DU PCF Les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. La secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis, Nathalie Simonnet, explique la démarche de la proposition alternative.
Les adhérents du PCF voteront le week-end prochain pour choisir leur texte d’orientation en vue de leur 39e congrès à Marseille, en avril. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel est revenu le coordinateur de l’exécutif du PCF, Igor Zamichiei, dans notre édition du 23 janvier. Et une proposition alternative intitulée « Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprime Nathalie Simonnet, la secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.
Selon vous, à quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF ?
Nathalie Simonnet : Les guerres, la montée de l’extrême droite partout dans le monde, le dérèglement climatique, la précarisation forcenée du travail… Cette multiplication de crises provoquée par le capitalisme montre que, pour sortir de cet engrenage qui menace le devenir de l’humanité, il faut amorcer des ruptures avec la logique même du système. Pour cela, l’émergence de réponses nouvelles est nécessaire. L’anticapitalisme n’y suffit pas. C’est ce qui fait de l’urgence du communisme une question du présent. Et c’est l’enjeu de ce congrès. Si tous les communistes, sans exception, se réjouissent et sont fiers de la visibilité retrouvée, nous pensons que la simple continuation de ce que nous avons fait depuis quatre ans ne permet pas d’y répondre. Car, depuis le début des années 1980, nous sommes confrontés à un affaiblissement continu de notre influence, quels que soient nos secrétaires nationaux ou nos candidats. L’une des raisons de fond est que le communisme est assimilé à l’échec du régime dévoyé, étatiste et non démocratique de l’URSS.
Le texte que vous avez signé appelle à « un moment d’analyse renouvelé et d’innovation communiste ». Quelles « innovations » mettez-vous sur la table ?
Nathalie Simonnet : La mobilisation pour les retraites est un bon exemple : au-delà des revendications sociales, c’est un enjeu de civilisation. Est-ce que l’on travaille pour vivre, pour s’épanouir ou est-ce qu’on vit pour travailler à la valorisation du capital ? Notre rôle en tant que Parti communiste est bien de construire l’articulation entre la lutte immédiate et la logique de transformation sociale. Pour y parvenir, il nous faut plus et mieux travailler ce dont est porteur le communisme. Sinon, on restera prisonniers de la seule amélioration de l’existant, enfermés dans le système. Il s’agit, pour nous, de penser la transformation de notre société en termes de processus continu et non d’étapes. C’est une des différences importantes avec le texte adopté par le conseil national. Par exemple, la Sécurité sociale est un de ces « déjà-là communistes » qui permet de rendre identifiable et désirable la perspective communiste. C’est à ce niveau qu’il nous faut placer la barre.
Écologie, féminisme, antiracisme font partie d’une liste « d’urgences à investir » citées par votre texte... La lutte des classes demeure-t-elle au cœur des préoccupations communistes ?
Nathalie Simonnet : Évidemment, elle s’aiguise même et devient extrêmement violente. Car, face aux crises, le capitalisme a toujours utilisé la guerre, l’extrême droite pour garder la main. Mais la situation engendre des résistances et beaucoup de ces mouvements sont en quête de solutions. Le capitalisme est un système d’exploitation, mais il repose sur un système de domination qui dépossède les individus de la maîtrise de leur vie et de leur devenir. Le féminisme, l’antiracisme, les luttes sociales, l’écologie ont comme dénominateur commun le refus de toute logique de domination. On ne peut plus hiérarchiser ces combats émancipateurs.
La question du rassemblement de la gauche est également au cœur du débat. Tout en reconnaissant des « fragilités » à la Nupes, vous voulez la consolider en la démocratisant. Comment y parvenir ?
Nathalie Simonnet : La gauche est pluraliste et elle le restera, le respect de chacun est indispensable. Pour rendre possible l’unité d’action, il faut en finir avec les logiques d’hégémonie et de ralliement, qui nous condamnent toujours aux mêmes écueils. Une fois qu’on a dit cela, comment fait-on ? Un levier essentiel consiste à rendre le mouvement populaire acteur des objectifs et des moyens et non pas spectateur de décisions de sommet. Il ne s’agit donc pas de fondre les identités ; au contraire, il s’agit plutôt de générer un bouillonnement d’idées, une mobilisation qui participe à la réappropriation de la politique par le plus grand nombre.
Vous appelez également à une « stratégie claire » pour les prochaines élections. Quelle doit-elle être ? La question de 2027 doit-elle se poser dès maintenant ?
Nathalie Simonnet : L’unité de la gauche comme son projet doivent se construire à chacune de ces échéances, y compris les prochaines européennes, pour faire face à la course de vitesse engagée par l’extrême droite et faire gagner la gauche en 2027. Les élections municipales constitueront un test majeur à un an de l’élection présidentielle. C’est pourquoi nous proposons, dès fin 2023, de désigner des porte-parole communistes dans toutes les communes pour bâtir des projets alternatifs dans les territoires, et de donner la priorité à la conquête d’une majorité législative dès l’automne 2026, afin de ne pas rester prisonnier d’une logique présidentielle qui étouffe le pluralisme et la démocratie.
publié le 12 janvier 2023
Pierre Chaillan sur www.humanite.fr
Retraites. À l’annonce de la réforme, l’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse s’unissent et appellent à une journée d’action et de grève le 19 janvier. Les partis politiques de gauche organisent un meeting unitaire le 17 janvier. Quels sont les leviers qui vont permettre au mouvement social de gagner?
Entretient avec :
Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT
André Chassaigne, président du groupe GDR, député PCF du Puy-de-Dôme
Stéphane Sirot, historien du syndicalisme
Le rapport de forces capital-travail est-il en train de changer? Fin 2022, de nombreuses mobilisations sur les salaires ont obtenu des résultats importants. À l’heure où l’inflation explose et où la récession frappe à la porte, les classes populaires voient leur niveau de vie régresser et leurs emplois menacés. Dans le même temps, les profits du CAC 40 battent des records, avec plus de 80 milliards de dividendes versés aux actionnaires. La bataille sur les retraites semble maintenant décisive dans cet affrontement de classe. D’après les enquêtes d’opinion, et de manière encore plus marquée chez les salariés, l’opposition est très majoritaire à la réforme Macron-Borne visant à reculer l’âge du départ à la retraite et à allonger la durée de cotisation. Dans ce contexte, le mouvement social s’unit. L’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse ont signé une déclaration commune et appellent à une journée interprofessionnelle d’action et de grève le jeudi 19 janvier. Après une première rencontre le 10 janvier, les partis de gauche tiendront un grand meeting unitaire le mardi 17 janvier au gymnase Japy, à Paris. Les formations politiques s’organisent aussi pour avancer des propositions alternatives dans les assemblées élues et pour permettre à cette expression majoritaire de se faire entendre. À l’initiative du PCF, une pétition en faveur d’un référendum pour une autre réforme des retraites circule. Une manifestation se tiendra à Paris le samedi 21 janvier à l’appel de la FI. Toutes ces initiatives vont-elles insuffler une dynamique suffisamment puissante pour faire plier le pouvoir et imposer d’autres choix?
Comment se fait-il que le syndicalisme se rassemble aujourd’hui et soit uni sur ce dossier des retraites alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi?
Catherine Perret : Le travail à l’unité des travailleurs autour de l’ensemble des organisations syndicales qui les représentent fait partie de l’ADN de la CGT depuis ses origines. Malgré des différences voire des divergences sur certains sujets importants, la confédération, comme ses organisations, a toujours proposé des intersyndicales sans exclusive. Heureusement d’ailleurs que le syndicalisme reste uni contre la montée de l’extrême droite, arme de division des salariés. Depuis juillet 2022, et pour la première fois depuis 2010, plusieurs rencontres ont débouché sur des communiqués unitaires de toutes les organisations. Toutes ont pris l’engagement de lutter contre la retraite à 64 ans et contre l’accélération de la réforme Touraine, mais aussi pour un autre partage des richesses. C’est cette opposition solide au projet Macron qui nous réunit et débouche sur de premiers appels à la grève interprofessionnelle, telle la journée du 19 janvier. C’est très important d’être ainsi en phase avec les 80 % de citoyens qui partagent notre action. C’est essentiel si on veut gagner, et la CGT comme la CFDT et les autres syndicats veulent mener un mouvement social victorieux.
André Chassaigne : J’ai une conviction: la victoire sur les retraites se gagnera grâce à un front uni et une très large mobilisation autour des organisations syndicales et de jeunesse. Pour nous, parlementaires communistes et ultramarins, le front uni, c’est d’abord savoir parler d’une même voix avec les composantes de la Nupes pour dénoncer le projet funeste du gouvernement. C’est en ce sens que nous organisons un meeting commun au gymnase Japy, à Paris, le mardi 17 janvier pour dire notre opposition unanime à la retraite à 64 ans. Ensuite, pour impulser une large mobilisation, il faut convaincre que la réforme du gouvernement n’est pas une fatalité, que rien ne nous oblige à travailler encore plus longtemps. Soyons très clairs: le gouvernement ment, le régime des retraites n’est pas en danger, l’ambition d’Emmanuel Macron n’est pas de le sauver mais de faire des économies sur le dos des travailleurs et des retraités pour financer de nouveaux cadeaux aux entreprises et pour respecter les engagements du Pacte de stabilité européen. Nous n’inventons rien, le gouvernement l’a écrit en toutes lettres dans le dernier projet de loi de finances et dans le Pacte de stabilité.
Stéphane Sirot : Depuis trente ans, les retraites motivent la majorité des grands mouvements sociaux. Hormis en 2010, ils se sont déroulés sur fond de division syndicale. Le communiqué est clair sur deux points centraux: le rejet du recul de l’âge légal de départ en retraite et d’un nouvel allongement de la durée de cotisation. Rien d’étonnant à ce que la CGT et ses partenaires habituels, à l’origine des précédentes mobilisations, affirment leur opposition. Cela peut sembler différent pour la CFDT. Il y a toutefois des raisons évidentes à son refus du moment. D’abord, le projet gouvernemental qui s’annonce repose sur des bases paramétriques, la dimension systémique, regardée avec intérêt par cette centrale, étant un angle mort. Ensuite, en juin 2022, son congrès a donné mandat à sa direction de repousser les mesures phares voulues par l’Élysée. Enfin, un recul à 64 ans avec l’allongement de la durée de cotisation ramènerait le monde du travail quarante ans en arrière! Y compris symboliquement, une telle régression est inacceptable pour des syndicats qui se respectent. Ce choc a le potentiel de produire un contre-choc, illustré par les études d’opinion. Un mouvement social en sera sûrement le prolongement. Reste à savoir si le front syndical résistera, au cas où le gouvernement brandirait des « contreparties » pour inciter des organisations à se mettre en retrait, ou quand viendra le moment de décider des formes d’action.
Selon les enquêtes d’opinion, une très grande majorité populaire est opposée à un recul de l’âge du départ à la retraite. Comment alors imposer un rapport de forces gagnant?
Catherine Perret : C’est exact, contrairement à la précédente réforme de 2019, où il a fallu mener un gros travail de conviction, aujourd’hui la quasi-totalité des travailleurs sont opposés à la réforme Macron. Cela irrigue toutes les catégories socioprofessionnelles, les générations d’actifs, les secteurs d’activité. Cette unanimité en dit long sur le rapport au travail, dans un pays où les jeunes ne trouvent pas de CDI avant l’âge de 28 ans et où les travailleurs expérimentés sont jetés hors de l’entreprise majoritairement avant 60 ans. C’est pourquoi la CGT propose non seulement de combattre la retraite à 64 ans, mais d’imposer des dispositifs d’amélioration du niveau des pensions, de réduction du temps de travail, des départs anticipés pour les salariés du privé aux travaux pénibles ou subissant des contraintes notamment liées à des missions d’utilité sociale. On gagnera ce conflit majeur en entraînant une majorité de travailleurs et de travailleuses à la fois contre les 65 ans et pour un nouveau projet de société autour du triptyque: « 15-32-60 », lutte pour l’augmentation générale des salaires – 15 euros de l’heure minimum –, 32 heures par semaine et retraite dès 60 ans à taux plein. Cela nécessite de construire un mouvement durable à partir du jeudi 19 janvier par des grèves d’entreprises massives et de généraliser l’arrêt des productions, mais aussi des services, et aussi d’être inventifs comme en 2020 pour nos manifestations de rue.
Stéphane Sirot : Depuis un an, un pic de conflictualité se déploie notamment dans le privé et les entreprises publiques. Ces conflits sont souvent offensifs: ils précèdent ou accompagnent les négociations annuelles obligatoires et revendiquent au-delà des propositions des directions. Leurs résultats sont de surcroît volontiers positifs. Cela produit un effet d’exemplarité et d’entraînement générant une dynamique qui, sans inverser à ce stade le long cycle néolibéral à l’avantage du capital, participe de la construction des bases d’une contre-offensive. À condition que des organisations syndicales la canalisent et l’attisent, et que la critique du capitalisme sous-jacente à ces mouvements trouve un solide prolongement dans les champs politique et institutionnel. Toujours est-il que cette combativité exprime une disponibilité en la matière sur laquelle les syndicats ont tout lieu de s’appuyer dans le cadre d’une contre-réforme des retraites.
André Chassaigne : Le constat est sans appel: les travailleurs qui se mobilisent font la preuve que les lignes du rapport de forces ne sont jamais figées. Il faut aussi insister sur l’injustice de cette réforme qui va frapper très fort et immédiatement, dès l’été prochain, tous ceux qui s’apprêtaient à prendre leur retraite. Pour gagner cette bataille, portons un message d’espoir: notre système de solidarité est viable, nous pouvons même le renforcer pour permettre aux retraités de vivre mieux de leur pension.
Comment faire pour obtenir une victoire salariale?
Stéphane Sirot : Le constat des échecs peut être relativisé: sans rapports de forces, la dégradation des systèmes de retraite se serait faite encore plus dure et plus rapide. Les mobilisations les moins infructueuses ont quelques caractéristiques communes. Menées en dépit des clivages syndicaux, elles ont montré que l’unité est un outil, non une fin en elle-même. Le choix du corpus revendicatif et des modes d’action les plus probants est au moins aussi essentiel. Des grèves reconductibles entravant l’appareil de production, scandées par d’amples manifestations et saupoudrées de pratiques transgressives paraissent ainsi plus efficaces que des journées d’action isolées. D’autres ingrédients sont nécessaires. Celui de l’opinion est là, à faire fructifier par la mise en lumière d’une contre-logique à la logique libérale, comme l’avait initié la CGT en 2019-2020 avec l’idée d’une contre-conférence de financement des retraites. La capacité syndicale à étendre la conflictualité au-delà de ce qu’il demeure de ses bastions historiques participe aussi des dimensions à vivifier. Le contexte est en outre inflammable. Le pic inflationniste et le rétrécissement des dispositifs dits de « bouclier » sont une source de mécontentements. Et a contrario de précédentes contre-réformes lancées dans les premiers temps de gouvernements confortablement majoritaires, celle-ci émerge sous le second quinquennat d’un Macron usé, à l’autoritarisme exacerbé par ses faiblesses, telle l’absence de majorité parlementaire. S’il est illusoire de faire des pronostics, les syndicats ont des atouts dans leur manche.
Catherine Perret : La CGT considère que les luttes massives de 2019-2020 contre la réforme systémique à points ont permis de faire reculer le gouvernement. Il n’a eu d’ailleurs d’autres choix, après le Covid, que d’enterrer son projet pourtant validé par un 49.3. Les groupes d’opposition parlementaire ont joué aussi un rôle essentiel en déposant des amendements et en faisant vivre les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. C’est d’ailleurs ce soutien que nous attendons à nouveau des groupes politiques de gauche, plus importants aujourd’hui, et surtout de ne pas interférer avec la conduite du mouvement social qui relève des organisations syndicales. Tout mouvement social est vivant, il évolue avec les engagements de la base, avec le pouls de celles et ceux qui luttent, et non avec des incantations de « lider maximo »… Toutes les conditions économiques, sociales et politiques sont réunies pour que la retraite centralise les colères liées aux fins de mois difficiles, aux conditions et sens du travail, aux incertitudes énergétiques et environnementales. Faisons en sorte, tous ensemble, d’aller à la gagne en 2023!
André Chassaigne : Les alternatives sont nombreuses, non seulement pour pérenniser notre système par répartition et ses conquis sociaux, mais aussi pour en gagner de nouveaux. Je pense notamment à un âge de départ ramené à 60 ans, à la nécessité de revaloriser l’ensemble des pensions et de porter notamment la pension minimale à hauteur du Smic, de mettre fin aux écarts criants entre les conditions des femmes et des hommes à la retraite, de prendre en compte à sa juste valeur la pénibilité… Oui, une autre réforme des retraites, humaniste et progressiste, est possible! Pour cela, il faut renforcer le financement par la cotisation en mettant fin, progressivement et sur des critères sélectifs, aux exonérations de cotisations employeur dont l’effet bénéfique sur l’emploi n’est pas démontré. Ces exonérations représentent aujourd’hui près de 80 milliards d’euros. À titre de comparaison, le déficit annoncé pour le régime des retraites est entre 7,5 et 10 milliards en 2027! De meilleures retraites, c’est aussi agir pour une meilleure répartition des richesses en augmentant les salaires et en assujettissant par exemple les revenus financiers des sociétés.
Une très grande majorité populaire est opposée à un recul de l’âge du départ à la retraite. Faut-il, comme vous le proposez, organiser un référendum pour se faire entendre?
André Chassaigne : En effet, l’opposition à la réforme est nette: 80 % des Français la refusent. C’est encore plus net chez les ouvriers (82 %) et chez les employés (90 %). Le gouvernement est inquiet, mais il feint de ne pas s’en préoccuper. Il nous revient à nous, parlementaires, de faire entendre cette voix de la contestation, c’est pourquoi notre groupe a proposé le dépôt d’une motion référendaire qui permettrait de suspendre l’examen du projet de loi pour le soumettre à un référendum. Il ne s’agit pas d’un artifice de procédure, c’est un moyen concret et efficace d’associer le peuple à ce débat et aux bouleversements qu’engendrerait la réforme du gouvernement.
publié le 5 janvier 2023
Denis Sieffert sur www.politis.fr
Le projet du gouvernement de reporter l’âge légal de départ à la retraite ouvre un boulevard à l’opposition de gauche. Même si la vraie question sera celle de la mobilisation populaire.
À quelque chose malheur est bon. Il se pourrait bien que la réforme des retraites permette à la gauche de dépasser ses tourments actuels. Dépasser mais pas oublier, car la question démocratique qui mine depuis si longtemps La France insoumise devra tôt ou tard être réglée.
« Le vote n’est pas l’alpha et l’oméga de la démocratie », avait affirmé Manuel Bompard. Certes, mais c’en est au moins l’alpha. Insuffisant, peut-être, mais indispensable, sûrement. Et l’affaire Quatennens, que le député du Nord a lui-même envenimée par une interview pour le moins déplacée sur BFM, touche à des principes trop graves pour disparaître par amnésie collective.
C’est peu dire que la gauche, à l’aube d’une bataille décisive, est abîmée. Sans même parler du prochain congrès du PS qui risque d’affaiblir Olivier Faure, lequel a fait le choix courageux de la Nupes, ou encore des divergences sur l’opportunité de manifester hors des syndicats.
Malgré ces problèmes, nous voulons croire que la gauche a devant elle une échéance qui devrait lui permettre de reparler haut et clair au pays. Quelle que soit, d’ailleurs, l’issue de la bataille, qu’il serait hasardeux de prédire. À quelques jours de la présentation de la version supposément définitive du projet Macron, le 10 janvier, l’union à gauche paraît sans failles. Et comme le front syndical est également uni, tout est en place.
La vraie question est celle de la mobilisation populaire.
Mais où la bataille va-t-elle se mener ? Ne rêvons pas d’une issue positive à l’Assemblée. On a bien compris que le gouvernement va trouver des appuis à droite, et qu’à défaut, il glissera une partie de son texte dans un projet de loi rectificative de financement de la Sécurité sociale, s’autorisant ainsi à recourir une fois encore au 49.3. Si bien que la vraie question est celle de la mobilisation populaire.
Pour échapper au poison de la résignation, la gauche a deux atouts. Le premier réside dans les maladresses de Macron. Contrairement à ce qui est dit ici et là, le bras tremble. Le président a trop lié son destin à cette réforme. Il en a durci le contenu pour d’inavouables objectifs politiques, avant d’essayer d’en atténuer les effets les plus provocateurs.
Du coup, son texte en a déjà vu de toutes les couleurs. On a l’impression que le gouvernement lui-même ne sait plus où il en est. S’agit-il de « sauver » le système de retraite ou, comme cela est dit une fois sur deux, de renflouer les caisses de l’État ? S’agit-il de repousser l’âge de la retraite à 64 ans, à 65 ans, ou d’augmenter le nombre d’années travaillées ? Ce qui n’est pas la même chose. Et quid de la pénibilité, ce mot que Macron déteste ? Une grande confusion règne dans les hautes sphères du pouvoir. Et peut-être même dans l’esprit du président.
Le deuxième atout réside dans le caractère plus sociétal qu’économique de l’enjeu. Pour la gauche, il s’agira de démontrer qu’il n’y a pas, pour soutenir ce projet, de vérité objective. Il y a un antagonisme social. Deux conceptions s’opposent sur la vie et le monde. Un affrontement presque caricatural entre libéralisme et humanisme. Entre droite et gauche. Et qui renvoie inexorablement à la question du partage des richesses.
Quel que soit l’objectif, il y a d’autres solutions pour renflouer les caisses de l’État, ou sauver un système qui n’est d’ailleurs pas en péril. L’argumentaire comptable, auquel il a été répondu cent fois, est d’ailleurs pétri de contradictions. N’en citons qu’une seule : en repoussant l’âge de la retraite, le gouvernement va augmenter le nombre de ces années durant lesquelles les « seniors » en fin de carrière sont trop souvent privés d’emploi. Il va donc déséquilibrer un peu plus le rapport entre actifs et inactifs. En dix ans, le nombre de « seniors » au RSA a déjà doublé. La réforme va encore accentuer cette tendance.
Nous sommes à la veille d’un débat qui touche à tous les aspects de l’organisation sociale.
Mais c’est ici qu’il faut dire un mot de l’autre réforme, celle de l’assurance-chômage. Les deux font la paire. Si le rêve de la droite s’accomplit, la France aura moins de chômeurs indemnisés, mais plus de pauvres, y compris des « seniors » statistiquement invisibles et contraints à des petits boulots. C’est un puzzle dévastateur qui se met en place. Nous sommes à la veille d’un débat qui touche à tous les aspects de l’organisation sociale, et qui atteint de la façon la plus intrusive nos vies et celles de nos enfants.
L’enjeu pour la gauche sera d’imposer ses thèmes et d’éviter la tarte à la crème d’une réforme qui serait obligatoire du seul fait de l’allongement de la durée de vie.
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
C’est dans la salle Olympe de Gouges dans le 11e arrondissement de la capitale que les partis de la Nupes ouvriront la bataille politique contre le projet de réforme de Macron.
Le 10 janvier à Paris, la gauche tiendra son premier meeting unitaire contre la réforme des retraites. Après une conférence de presse au mois de décembre où elle avait affiché son unité dans sa volonté de faire échouer le projet de réforme d’Emmanuel Macron, cet événement, prévu dans la salle Olympe de Gouges dans le 11ème arrondissement de la capitale, marquera la début de la bataille politique que la Nupes a promis de livrer. Tous les partis membres de la coalition seront au rendez-vous : Marine Tondelier (EELV), Fabien Roussel (PCF), Boris Vallaud (PS), Léa Filoche (Génération.s), Mathilde Panot et François Ruffin (LFI) y prendront la parole aux côtés de salariés et de représentants d’associations et de syndicats.
Pour la gauche, dont certains mouvements traversent des crises comme les insoumis avec l’affaire Quatennens et les critiques sur son fonctionnement interne, ou les écologistes avec l’affaire Bayou au mois de septembre, la bataille contre la réforme des retraites peut être une occasion de reprendre la main, de se poser en alternative crédible au macronisme et à l’extrême-droite. D’autant que 68% des français, selon un sondage IFOP du 4 janvier sont partisans d’un retour à la retraite à 60 ans. Et ils sont, dans tous les cas, très majoritairement opposés à la retraite à 64 ou 65 ans telle que l’envisage le gouvernement.
« Dans les jours prochains, nous serons prêts à nous mobiliser ensemble. Nous pouvons faire reculer le gouvernement comme il a déjà reculé sur l’assurance chômage », assure ainsi le premier secrétaire du PS Olivier Faure, dans un entretien accordé à Libération le 5 janvier. Le député François Ruffin, à l’initiative avec Fakir et Reporterre du meeting du 10 janvier, insiste également de son côté sur l’unité. « Les syndicats montent un front uni, la gauche doit l’être aussi. Faire bloc. Main dans la main. Avec les gens et contre les forces de l’argent. Pas seulement pour « résister », mais pour ranimer une espérance », écrit le parlementaire dans un communiqué ce jeudi.
Aurélie Trouvé et Denis Durand sur www.humanite.fr
À gauche, le PCF et la FI revendiquent une diminution de l’âge de départ et soutiennent que le financement de la retraite n’est pas un obstacle insurmontable
La retraite a 60 ans est une nécessité. Une hausse du taux d’emploi des femmes et des seniors permettrait de la financer.
par Aurélie Trouvé, députée FI de Seine-Saint-Denis
La retraite à 60 ans ? C’est possible. Et même nécessaire, si on pense qu’elle « ne doit plus être l’antichambre de la mort, mais une nouvelle étape de la vie » (Ambroize Croizat). Elle donne le droit d’une retraite avant la mort. Quand, parmi les 5 % des hommes les plus pauvres, 25 % sont déjà morts à 62 ans, donc avant l’âge moyen de départ en retraite. Quand la durée moyenne de la retraite est passée de 25,5 ans avant la réforme Sarkozy à 24,5 ans aujourd’hui. Et bien moins parmi les ménages modestes. Elle donne le droit d’une retraite en bonne santé, avant que les corps ne s’épuisent au travail. Et donne le droit de ne pas finir au chômage, en invalidité, coincé dans un sas de précarité et sans emploi, comme une personne sur deux à 61 ans. Elle donne enfin le droit d’un emploi pour les plus jeunes, en partageant mieux le travail entre générations.
Cette perspective d’une vie plus heureuse pour des dizaines de millions de gens, le gouvernement d’Emmanuel Macron en a fait taire tout de suite l’idée, pour tenter d’imposer son contraire : le recul de l’âge de départ en retraite. C’est en effet une pièce maîtresse de son projet de société ultralibéral. Celui-ci s’attaque au cœur de l’État social et des principaux mécanismes de solidarité. Il se doit de maintenir coûte que coûte le niveau des profits du capital au détriment des revenus du travail. Pour ça, rien de plus simple que de transférer des dépenses sociales vers des soutiens aux entreprises. C’est précisément ce qui se joue ici : le gouvernement veut économiser 9 milliards d’euros par an sur les retraites et, dans le même temps, vient de décider de supprimer la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
Il suffit pour cela de revenir sur une partie des baisses de cotisations sociales, notamment patronales.
Mais, comme une telle explication est trop impopulaire, le gouvernement brandit un autre argument : le déficit budgétaire des caisses de retraite. Encore fallait-il le fabriquer. C’est pourquoi les cotisations sociales qui alimentent les caisses de retraite ont été diminuées d’année en année. C’est ce qui fait dire au Conseil d’orientation des retraites, le COR, que « l’essentiel du déficit est provoqué par l’évolution des ressources ».
Pour maintenir la retraite à 62 ans et, a fortiori, la rétablir à 60 ans, il suffit donc d’assumer un meilleur partage entre travail et capital et une plus forte proportion de notre richesse consacrée aux retraites (qui est aujourd’hui de 14 %). Ce serait logique, le nombre de retraités au regard du nombre d’actifs ne cesse d’augmenter. Si on veut que le niveau de vie des retraités reste similaire à celui des actifs, il s’agit donc d’aller au-delà des 14 %, quand le gouvernement veut au contraire diminuer cette part. Il suffit pour cela de revenir sur une partie des baisses de cotisations sociales, notamment patronales. L’assiette des cotisations sociales peut être également élargie aux revenus financiers. Il existe aussi d’autres sources budgétaires : par la hausse des salaires et du taux d’emploi, notamment des femmes, qui sont toujours très inférieurs à ceux des hommes ; ou encore en ramenant dans l’emploi 825 000 seniors, comme le défend l’économiste Jean-Hervé Lorenzi. Ce qui dégage d’autant plus de cotisations sociales.
Et évidemment, je ne compte pas tout les bienfaits budgétaires d’un tel retour de la retraite à 60 ans : moins de coûts liés à une mauvaise santé au travail ou au chômage. De même que je ne intègre pas toute la richesse supplémentaire créée par les retraités, mais qui ne compte pas dans le PIB, quand ils s’impliquent dans des associations, dans la culture, quand ils s’occupent de leurs petits-enfants… Oui, vraiment, une autre retraite à 60 ans est possible !
Une réorientation des investissements en faveur de l’emploi et des salaires permettrait de financer l’avancement de l’âge de départ.
par Denis Durand, économiste et membre du PCF
Deux tiers de nos concitoyens sont opposés à la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron. Cependant, ils sont au moins aussi nombreux à penser qu’il est impossible de faire autrement. De fait, il est peu réaliste de croire que notre système de retraite pourrait se maintenir en l’état dans une société rongée par le chômage et les mauvais emplois, appauvrie par l’inflation et par l’obsession patronale de la « baisse du coût du travail », disloquée par la casse des services publics, ballottée par la crise de la mondialisation capitaliste. Être réaliste, c’est agir pour être en état de mettre fin à l’enchaînement infernal des réformes successives qui, depuis trente ans, viennent chaque fois dégrader davantage les droits des assurés sociaux et, désormais, le niveau de vie des retraités.
Faire prévaloir de nouveaux critères de gestion dans les entreprises, contre l’obsession de la rentabilité.
Pour rendre durablement viable un système de retraite fidèle à ses principes fondateurs, autorisant le départ à 60 ans avec 75 % du dernier salaire, etc., il faut des moyens financiers : au moins 100 milliards d’euros par an en plus, 4 % du PIB. Où les trouver ? Tout de suite, un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises rapporterait 40 milliards ; ce ne serait qu’une mesure de court terme, puisque les entreprises seraient ainsi incitées à diminuer leurs placements financiers pour réduire le rendement de ce prélèvement. Mais cela donnerait le temps d’amorcer des changements plus fondamentaux dans la gestion des entreprises pour placer le financement de la Sécurité sociale sur des bases saines : la création d’emplois, un accès démultiplié de toutes et tous à la formation pour une nouvelle efficacité économique, sociale et écologique. Y concourrait l’exercice, par les salariés, de nouveaux pouvoirs pour faire prévaloir de nouveaux critères de gestion dans les entreprises, contre l’obsession de la rentabilité capitaliste. Y concourraient également des leviers agissant sur le comportement des entreprises. En particulier dans le cadre d’un relèvement des cotisations sociales patronales, celles-ci seraient modulées à la hausse pour les entreprises dont la masse salariale croîtrait moins vite que la moyenne de leur branche. Une modulation de l’impôt sur les sociétés, la création d’un pôle financier public agissant pour changer les critères des crédits bancaires agiraient dans le même sens.
Au bout de cinq ans, cette nouvelle logique pourrait engendrer 5 millions d’emplois nouveaux, plus de 300 milliards de salaires en plus, et 260 milliards de cotisations sociales supplémentaires : assez pour procurer à toutes et à tous une bonne retraite, tout en réparant le système de santé.
On comprend bien que cela ne peut réussir qu’à l’issue d’un affrontement avec le capital, jusque sur le lieu même de son pouvoir : l’entreprise. L’illusion serait de croire qu’on puisse s’en passer. Le bras de fer commence maintenant, avec le développement d’une puissante mobilisation pour mettre en avant, contre la réforme Macron, l’alternative d’une bonne retraite, possible, efficace.