publié le 1° juin 2023
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Les Français l’ignorent mais, chaque année, ils dépensent six fois plus pour les entreprises que pour les minima sociaux, ce soi-disant « pognon de dingue ». La collectivité finance les sociétés qui, elles, contribuent très faiblement au budget de l’État, donc à l’intérêt général. Une véritable gabegie d’argent public. Enquête.
Il est toujours périlleux de jouer au prophète quand vous êtes célèbre : tôt ou tard, l’histoire peut s’amuser à vous renvoyer vos prévisions en boomerang. Lors de sa première campagne présidentielle, le futur président Valéry Giscard d’Estaing aurait formulé cette sombre prophétie : « Quand nous dépasserons 40 % de prélèvements obligatoires, nous basculerons dans le socialisme. » C’était en 1974.
Cinq décennies plus tard, le taux de prélèvement français dépasse allègrement les 45 % du PIB, mais le basculement dans le socialisme tant redouté ne s’est pas (encore) produit.
Le pays compte désormais 43 milliardaires
Au contraire : le magazine « Forbes » nous apprend que le pays compte désormais 43 milliardaires (Bernard Arnault est même l’homme le plus riche de la planète, avec 200 milliards d’euros de fortune personnelle) ; les bénéfices cumulés des entreprises du CAC 40 dépassent les 140 milliards d’euros pour l’année 2022, et la pauvreté augmente.
Il serait cependant absurde d’affirmer que l’État rechigne à mettre la main à la poche, puisque les dépenses publiques atteignent la coquette somme de 1 500 milliards d’euros par an (soit 58 % du PIB en 2022). Alors, que se passe-t-il ? À quoi sert cette débauche d’argent public ? Comment résoudre cette apparente contradiction d’un État à la fois résolument libéral et excessivement dépensier ?
Commençons par ce lieu commun : en France, que l’on soit riche ou démuni, on a toujours l’impression de payer trop d’impôts. Ainsi, le gouvernement d’Élisabeth Borne ne prend pas trop de risques lorsqu’il lance une consultation en ligne sur la fiscalité, contenant cette question purement rhétorique : « De façon générale, en prenant en compte les différents impôts (locaux, sur le revenu, TVA, etc.), diriez-vous que vous payez actuellement : trop d’impôts / le niveau juste / pas assez d’impôts ? » On imagine que les Français désireux d’être taxés davantage ne courent pas les rues…
L'Impôt sur les sociétés passée de 50 % à 25 % en 40 ans
Ce ras-le-bol est-il fondé ? Dans son ouvrage « L’État droit dans le mur », la chercheuse Anne-Laure Delatte a enquêté sur l’utilisation de l’argent public en essayant de comprendre quels étaient les acteurs économiques (ménages ou entreprises) les plus mis à contribution et comment se répartissait ensuite la manne financière injectée par l’État.
En 2021, les impôts des ménages représentent une contribution équivalente à 23,8 % du PIB, tandis que les impôts payés par les entreprises en représentent 5,9 %.» Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie
Premier constat : ce sont les contribuables qui payent le plus lourd tribut, et ce depuis plus de soixante-dix ans. « Une vue d’ensemble indique que les ménages supportent la majorité des impôts en France depuis 1949, écrit-elle. En 2021, les impôts des ménages représentent une contribution équivalente à 23,8 % du PIB, tandis que les impôts payés par les entreprises en représentent 5,9 %.
Les impôts sont restés stables par rapport aux revenus de 1949 à 1975, puis ils ont augmenté de façon modérée entre 1976 et 1993 et ça s’est accéléré ensuite pour les deux catégories. L’augmentation est plus nette pour les ménages dans les années 1990 et les années 2010, ce qui implique que l’écart entre les deux secteurs s’est creusé. » Il ne faudrait pas en conclure pour autant que tous les ménages sont logés à la même enseigne.
Les patrons accusent volontiers l’État de faire peser sur leurs épaules un fardeau insupportable : cette complainte ne résiste pas aux chiffres. La chercheuse rappelle que, depuis 1949, le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) a été divisé par deux, passant de 50 % jusque dans les années 1980 à 25 % en 2022 !
Le patronat peut remercier, en partie, Emmanuel Macron : dans sa campagne présidentielle de 2017, l’ancien banquier s’engageait à réduire drastiquement le taux de l’IS à 25 %, contre 33 % à l’époque… Promesse tenue. Mais ce cadeau fiscal n’est que la face émergée de l’iceberg.
Tous les ans, la collectivité dépense 190 milliards d’euros pour les entreprises françaises
Combien nous « coûtent » les entreprises, au total ? 190 milliards d’euros. La plupart des contribuables n’ont aucune idée de ce chiffre astronomique tiré des travaux d’Anne-Laure Delatte et qui gagne pourtant à être connu : c’est ce que la collectivité dépense, tous les ans en moyenne depuis 2010, pour les entreprises françaises… soit trois fois plus, environ, que pour le budget de l’éducation nationale.
Ou mieux, 6,3 fois plus que pour les minima sociaux, dont Emmanuel Macron nous expliquait naguère qu’ils coûtaient un « pognon de dingue ». Une pluie d’aides publiques comprenant subventions directes ; exonérations de cotisations ; crédits d’impôts de type CIR (crédit d’impôt recherche) ou Cice (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, converti en baisse de cotisations sociales durable en 2019) ; niches fiscales, etc.
L’un des apports les plus intéressants de l’enquête d’Anne-Laure Delatte est de mettre en relation ce flot d’argent public avec ce qui a été accordé aux ménages. Conclusion : les aides publiques versées aux entreprises sont passées de 3,5 % à 6,7 % du PIB entre 1979 et 2021, tandis que les montants versés aux ménages demeuraient stables, autour de 5 % du PIB. Dit autrement, le rapport s’est clairement inversé en faveur des entreprises.
Au détriment de la collectivité
Cette gabegie d’argent public pose l’épineux problème de son efficacité. Depuis vingt ans, les évaluations s’empilent, mais aucune étude n’a été jugée suffisamment robuste pour faire consensus. Une chose est sûre : le rapport coût-efficacité des dernières exonérations est très défavorable. Le Cice n’aurait ainsi permis de créer que 100 000 emplois entre 2013 et 2017, pour une facture de 18 milliards d’euros en 2016. Autre problème : l’État se montre infiniment plus tatillon vis-à-vis des ménages que des entreprises.
On ne demande jamais aucune contrepartie aux entreprises, lorsqu’on leur accorde des exonérations de cotisations. » Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie
« Il faut insister sur ce deux poids, deux mesures, nous explique Anne-Laure Delatte. L’État fait preuve d’une grande exigence lorsqu’il s’agit des services publics et de la protection sociale : vous avez des indicateurs d’efficacité en matière de gestion des hôpitaux ou pour l’enseignement, par exemple. En revanche, on ne demande jamais aucune contrepartie aux entreprises, lorsqu’on leur accorde des exonérations de cotisations. » Impitoyable lorsqu’il s’agit de traquer les « profiteurs » des minima sociaux, le gouvernement se montre bien moins regardant en ce qui concerne les aides aux entreprises.
Au fond, les travaux d’Anne-Laure Delatte (comme ceux d’autres chercheurs) permettent de lever une ambiguïté : lorsque les élites françaises au pouvoir actent leur conversion au néolibéralisme, au milieu des années 1980, certains y voient une mise en retrait de l’État de la sphère publique. Il n’en est rien : « L’État néolibéral n’est pas moins présent, il s’est tout simplement mis au service des entreprises », résume la chercheuse.
Il suffit de relire le discours de politique générale du premier ministre Laurent Fabius, prononcé en juillet 1984, en plein tournant de la rigueur : « C’est sur les entreprises que repose, pour l’essentiel, la responsabilité de la modernisation, décrète-t-il. Elles doivent donc bénéficier du soutien de l’ensemble du pays. » Le problème, c’est que ce soutien s’est opéré au détriment de la collectivité, puisque les exonérations de cotisations lancées dans les années 1990 ont contribué à assécher les finances de l’État et à creuser le déficit public. Le virage néolibéral correspond bien au « réarmement par l’État du marché » et au « désarmement de l’État par lui-même », selon la belle formule de l’économiste Frédéric Farah (1).
Mais ce « réarmement » provoque des dégâts considérables, et pas seulement sur le plan social ou économique. Anne-Laure Delatte montre que les aides publiques arrosent surtout les entreprises les plus polluantes (industrie manufacturière, secteur énergétique, etc.). En 2020, ces secteurs recevaient deux fois plus de subventions qu’en 1978 (soit 1,6 % du PIB), au détriment d’entreprises plus vertueuses.
Rien de tel qu’une illustration pour le comprendre. « Bernard travaille pour une grande marque de luxe et Dorina travaille pour une société d’entretien, imagine la chercheuse dans son livre. Il y a quarante-cinq ans, l’entreprise de Bernard recevait déjà deux fois plus d’argent public que celle de Dorina et, aujourd’hui, elle en reçoit cinq fois plus. Rappelons qu’entre-temps, le travail de Bernard a émis soixante fois plus de pollution atmosphérique que celui de Dorina. » Tant que l’État continuera d’abreuver les industriels sans contreparties, bifurcation écologique et progrès social ne seront que vaines promesses…
(1) « Fake State », Frédéric Farah, H&O, 2020.
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
« Globalement, les effets des aides publiques sont marginaux en ce qui concerne les emplois et pervers pour ce qui est des salaires : les exonérations de cotisations ciblant les faibles rémunérations constituent des trappes à bas salaires. »
Les sommes en jeu sont colossales, et pourtant, elles sont inconnues de la majorité des citoyens. Chaque année, la France dépense environ 160 milliards d’euros en aides aux entreprises, soit 2,7 fois plus que pour le budget de l’éducation nationale. Ces aides intègrent à la fois les subventions directes, les exonérations de cotisations sociales et les crédits d’impôt de type CIR (crédit d’impôt recherche) ou Cice (crédit d’impôt compétitivité emploi, converti en baisse de cotisations sociales durables en 2019). Les données les plus récentes proviennent d’un impressionnant travail de compilation effectué par des chercheurs de l’université de Lille (1), qui aboutissaient à la conclusion que, pour l’année 2019, les aides publiques aux entreprises atteignaient la somme de 157 milliards d’euros, soit 5 fois plus que dans les années 1990. Notons que cette somme déjà rondelette ne tient compte ni du « quoi qu’il en coûte » (27 milliards d’euros d’indemnisation du chômage partiel pour la seule année 2020), ni des nouveaux cadeaux fiscaux décidés par Emmanuel Macron au début de son deuxième quinquennat : ainsi, un chèque de 10 milliards d’euros a été attribué aux entreprises dès 2021, sous forme de baisse des impôts de production.
Cette gabegie d’argent public pose l’épineux problème de son efficacité. Depuis vingt ans, les estimations concernant le nombre d’emplois créés ou les effets sur l’innovation s’empilent, mais aucune étude n’a été jugée suffisamment robuste pour faire consensus. Une chose est sûre : le rapport coût-efficacité des dernières exonérations est très défavorable. Le Cice n’aurait ainsi permis de créer que 100 000 emplois entre 2013 et 2017, pour une facture de 18 milliards d’euros en 2016. Verdict de Vincent Drezet, spécialiste de la fiscalité chez Attac : « Globalement, les effets des aides publiques sont marginaux en ce qui concerne les emplois et pervers pour ce qui est des salaires : les exonérations de cotisations ciblant les faibles rémunérations constituent des trappes à bas salaires. » Comme d’autres, le fiscaliste plaide pour une revue de l’ensemble des niches fiscales, afin de faire le tri entre ce qui est efficace pour l’économie et le reste.
(1) Un capitalisme sous perfusion, mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, d’A. Abdelsalam, F. Botte, L. Cordonnier, T. Dallery, V. Duwicquet, J. Melmiès, S. Nadel, F. Van de Velde, L. Tange, mai 2022.
publié le 31 mai 2023
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Gabriel Attal a annoncé un plan pour lutter contre la fraude sociale. Celui-ci reprend de vieilles lubies de la droite sur la fraude des allocataires. En revanche, il est beaucoup moins ambitieux quand il s’agit de lutter contre la fraude des entreprises et des professionnels de santé.
Le ministre délégué chargé des comptes publics, Gabriel Attal, a présenté dans une interview au Parisien mardi 30 mai son nouveau plan de lutte contre la fraude aux cotisations et aux prestations sociales. Un plan sur lequel il y a beaucoup à redire.
En effet, outre la stigmatisation des allocataires ayant des origines maghrébines affichée par Bruno Le Maire sur BFMTV, et qui vise à se mettre la droite et l’extrême droite dans la poche, ce plan présente des objectifs chiffrés peu ambitieux en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales des entreprises.
Pour le comprendre, il faut bien avoir en tête le montant global de la fraude sociale en France. D’une part, il y a la fraude aux cotisations et aux contributions sociales (travail au noir, recours illégal au travail détaché, sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entrepreneurs, etc.), qui s’élève à environ 8 milliards d’euros, selon Bercy.
Les allocataires fraudent moins
Et d’autre part, il y a la fraude aux prestations sociales, qui s’élève entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an si l’on recoupe les chiffres de Bercy avec ceux donnés dans un rapport récent de la Cour des comptes. Ce dernier montant se décompose de la sorte : 2,8 milliards d’euros de fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite, et entre 3,8 et 4,5 milliards de fraude à l’assurance-maladie. Tout cela additionné, on tombe sur une fraude sociale totale d’environ 15 milliards d’euros par an en France.
Premier point intéressant : les trois quarts de cette fraude sont de la responsabilité des entreprises (la fraude aux cotisations) et des professionnels de santé. Ces derniers sont en effet à l’initiative, selon diverses estimations, de 70 % à 80 % de la fraude aux seules prestations d’assurance-maladie « par surfacturation ou par facturation d’actes fictifs », a concédé Gabriel Attal dans son interview au Parisien.
Autrement dit, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, pourtant régulièrement stigmatisés sur les plateaux télé et par les partis politiques de droite, ne sont responsables que d’environ un quart de la fraude sociale en France, soit 4 milliards d’euros par an.
Double discours sur l’ubérisation
Durant le précédent quinquennat, l’administration aurait redressé ou évité pour 1,4 milliard d’euros de fraude sociale par an en moyenne, selon Gabriel Attal. Pour ce second quinquennat, le ministre veut aller plus loin. Concernant la lutte contre la fraude aux cotisations, il a annoncé que « le nombre d’actions de contrôle conduites auprès des entreprises doublera d’ici 2027 », grâce notamment au renforcement de « de 60 % les effectifs de l’Urssaf, soit 240 équivalents temps plein ».
Seront ciblés la fraude aux travailleurs détachés, le développement « de sociétés éphémères qui organisent leur insolvabilité pour échapper au recouvrement social et fiscal », et enfin la sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entreprises.
« Je ne veux pas d’ubérisation des droits sociaux ! », a lancé Gabriel Attal au Parisien. Une soudaine prise de conscience des dégâts causés par l’ubérisation qui prête à sourire. En effet, depuis six ans, ce gouvernement ne fait que se gargariser d’avoir flexibilisé le marché du travail et réduit le niveau de cotisations sociales payées par les entreprises.
Le scandale des « Uber Files » révélé à l’été dernier par Le Monde a en outre bien mis en avant le rôle proactif d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber dans l’Hexagone. Et c’est toujours le chef de l’État qui bloque au niveau européen au sujet de la reconnaissance de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.
« La France propose une dérogation à la présomption de salariat assez large qui poserait un problème majeur car elle viderait d’une certaine manière la proposition européenne de son sens », alertait ainsi le commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmit, lors de son audition le 11 mai par la commission « Uber Files » à l’Assemblée nationale. En annonçant qu’il comptait lutter contre « l’ubérisation des droits sociaux », Gabriel Attal est donc dans un double discours contradictoire.
Aussi, il faut dire que les objectifs chiffrés de son plan en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales restent modestes. Pour ce qui concerne les redressements de cotisations et contributions sociales, son objectif est de passer de 700 millions d’euros par an en moyenne durant le premier quinquennat, à environ 1 milliard d’euros par an durant le second quinquennat. Rapporté aux 8 milliards de fraude annuelle aux cotisations, c’est peu. Qu’ils se rassurent : les chefs d’entreprise experts en fraude sociale pourront toujours dormir sur leurs deux oreilles.
Sur la fraude aux allocations, des gages à la droite
Autre point important où le gouvernement pourrait aller plus loin : la fraude aux prestations d’assurance-maladie. Pour la réduire, Gabriel Attal a expliqué qu’il allait rehausser les pénalités pour les professionnels de santé qui surfacturent leurs actes. Mais aussi que l’administration proposera aux personnes soignées dans les centres dentaires ou ophtalmologiques d’échanger par SMS sur la liste des soins facturés à l’assurance-maladie, afin d’identifier les incohérences.
In fine, ce sont 200 millions d’euros supplémentaires par an que le gouvernement prévoit de détecter, soit 500 millions d’euros en tout. Sur entre 3,8 et 4,5 milliards d’euros de fraude aux prestations maladies, c’est, là encore, peu. Il ne faudrait pas trop brusquer le lobby des médecins…
À l’inverse, concernant la fraude des bénéficiaires des caisses d’allocations familiales (CAF) et de retraite, le ministre des comptes publics compte davantage serrer la vis. Il propose des mesures qui répondent à de vieilles revendications de la droite en promettant la fusion des cartes d’identité et des cartes Vitale – un dispositif qui a de fortes chances d’être rejeté par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) – ainsi que l’obligation de séjourner neuf mois par an en France (et non six) pour toucher les allocations sociales.
Côté chiffres, on remarque aussi que les objectifs d’économies fixés par Gabriel Attal sur la lutte contre la fraude des allocataires sont plus importants, en proportion, que pour la fraude aux cotisations et aux prestations maladies. En effet, sur les 3 milliards de fraude aux caisses d’allocations familiales et de retraite chaque année, le gouvernement compte dénicher en moyenne 300 millions d’euros de plus chaque année que lors du précédent quinquennat, selon nos calculs.
Changement de discours
Il est aussi intéressant de noter que dans le discours de l’exécutif, la mise en avant des économies que devraient générer les contrôles accrus (et donc les sanctions plus fortes) a pris la place d’une promesse de campagne : le versement automatique des aides sociales, annoncé dans une conférence de presse en mars 2022 par le président-candidat. Promesse qui avait déjà été faite en filigrane durant tout le premier quinquennat, sans jamais aboutir.
Emmanuel Macron avait assuré que ce versement automatique concernerait « le RSA, les APL et la plupart des allocations de solidarité comme les allocations familiales ». Mais, pour l’heure, la mise en place concrète de ces annonces semble devoir se limiter à la création de déclarations préremplies, charge toujours aux allocataires potentiels de penser à les utiliser pour réclamer les aides qui leur sont dues.
La discrète mise de côté de ce sujet n’est pas anodine : le « non-recours » aux aides sociales, qualifié par la Drees, l’institut statistique du ministère de la santé et des solidarités, de « phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat », permet pour l’heure à l’État d’économiser 3 milliards d’euros par an ! Mais c’est donc le contrôle plus dur des allocataires qui est désormais mis en avant.
Et la fraude fiscale ?
Du reste, pour Gabriel Attal, « l’ambition » du gouvernement « ne se limite pas aux chiffres : en luttant contre la fraude, on reprend le contrôle de notre modèle social, de ce qu’on donne et à qui on le donne », a-t-il lancé au Parisien. Une justification qui, venant d’un gouvernement aussi proche de ses sous, reste difficile à croire. On ne saurait trop lui conseiller de se pencher davantage sur la lutte contre la fraude fiscale, qui permettrait de renflouer bien plus significativement les comptes de l’État.
D’après diverses estimations, la fraude fiscale s’établit en France entre 80 et 100 milliards d’euros par an. À chaque fraudeur fiscal détecté, c’est beaucoup plus d’argent qui pourrait rentrer dans les caisses de l’État que pour la fraude sociale. Sur France Info, le porte-parole d’Attac Vincent Drezet expliquait ainsi que « lorsqu’un fraudeur aux prestations sociales va au pénal, c’est environ 6 000 euros. Lorsqu’un fraudeur va au pénal pour fraude fiscale, c’est plus de 100 000 euros ».
Mais s’attaquer profondément à ce sujet de l’évasion fiscale n’est pas à l’ordre du jour de l’exécutif, celui qui a réduit nettement les impôts depuis 2018 et ne compte pas infléchir son discours vis-à-vis du grand capital. S’il a bien présenté au début du mois une batterie de mesures, elles s’avèrent largement insuffisantes, ne s’attaquant pas aux gros patrimoines, ni aux grandes entreprises de façon systémique.
Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr
Le gouvernement vient de déclarer la guerre à la fraude aux prestations sociales, à travers un plan qui prévoit entre autres un contrôle renforcé des bénéficiaires, intensifiant davantage les préjugés à l’égard des plus pauvres. Le sociologue et politiste Vincent Dubois, spécialiste de la protection sociale, considère que l’État, au lieu de lutter contre la fraude fiscale, va exercer une contrainte encore plus forte sur les plus fragiles.
Depuis plusieurs semaines, le gouvernement balise le terrain et promet de lutter sans faiblir contre la fraude aux prestations sociales, dont le montant est estimé entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an selon Bercy et un rapport récent de la Cour des comptes. Mais dans le détail, 2,8 milliards d’euros correspondent à la fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite et le reste, 4,5 milliards, de fraude à l’assurance-maladie.
Mais les trois quarts de cette fraude incombent aux entreprises et aux professionnel·les de santé. Alors même que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) sont les plus contrôlés et que 34 % de ses potentiels allocataires ne le perçoivent pas, par méconnaissance ou faute d’avoir engagé les démarches nécessaires.
Vincent Dubois est sociologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Il a étudié le contrôle des allocataires de prestations sociales dans un travail au long cours depuis le début des années 2000, puis en pointillé jusqu’à 2017. De cela, il a tiré un livre : Contrôler les assistés. Genèse et usage d’un mot d’ordre (éditions Raisons d’agir) paru en 2021.
Pour lui, le gouvernement établit une fausse égalité entre fraude sociale et fraude fiscale mais mobilise en réalité davantage de moyens coercitifs pour lutter contre la première. Les plus précaires subissent le plus de contrôles et les mesures annoncées en ce sens par Gabriel Attal dans une interview au Parisien vont accroître le mécanisme. Le versement des aides à la source, pour lutter contre le non-recours, va entraîner un nouvel effet pervers, pronostique le sociologue. Les outils conçus pour verser les prestations non réclamées vont aussi servir à exercer davantage de contrôles. Entretien.
Mediapart : Le ministre des comptes publics Gabriel Attal a déclaré qu’« il faut agir, car la fraude sociale comme la fraude fiscale est une forme d’impôt caché sur les Français qui travaillent ». Que penser de cette affirmation qui met sur le même plan « fraude sociale » et « fraude fiscale » ?
Vincent Dubois : C’est un équilibre de façade, car on n’est pas du tout dans les mêmes ordres de grandeur en termes de coût pour les finances publiques, puisque les évaluations, au demeurant complexes, montrent qu’il y a en gros un écart au moins de 1 à 40 entre le coût évalué de la fraude aux prestations sociales et le coût de la fraude fiscale. La fraude estimée aux prestations sociales est de l’ordre de 2,5 milliards d’euros par an, alors qu’on la chiffre à entre 80 et 100 milliards pour la fraude fiscale.
Or, en matière de discours politiques et d’investissements, qu’ils soient juridiques, bureaucratiques ou technologiques, la priorité va à la fraude aux prestations.
Depuis le milieu des années 1990, il y a toujours plus de lutte contre la fraude sociale et quasiment toujours moins de lutte contre la fraude fiscale, en dehors de quelques déclarations d’intentions lors de l’affaire Cahuzac ou les Panama Papers. Il faut toutefois mentionner la loi de fin 2018, qui a conduit à recruter davantage d’inspecteurs des impôts et à doter l’administration fiscale de pouvoirs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail.
Mais cela n’empêche pas, surtout depuis les années Sarkozy, qu’il y ait une surenchère dans des mesures à la fois stigmatisantes et coercitives à l’égard des populations les plus précaires, les pauvres, les chômeurs et souvent derrière les immigrés.
Justement, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, selon les chiffres qui ont été donnés, sont seulement responsables d’un quart de la fraude sociale, ce qui correspond à 4 milliards d’euros par an. Pourquoi une telle focalisation sur cette « pauvre fraude » ?
Vincent Dubois : Oui, il y a quelque chose qui n’est pas spécifique à la France et qui est quasiment une sorte d’invariant anthropologique dans le rapport à l’argent public, qui conduit à une tolérance plus grande à l’égard des manquements à la règle lorsqu’il s’agit de s’acquitter de ses impôts que lorsqu’il s’agit de percevoir des aides de la collectivité.
Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’enfreindre des règles, mais il y a toujours plus de mansuétude à l’égard de ceux qui paient moins qu’ils ne devraient, par rapport à ceux qui touchent davantage que ce à quoi ils ont droit. Cette opposition est ancienne, mais est exacerbée dans un contexte néolibéral où l’on délégitime l’impôt censé brider l’esprit d’entreprise et qu’on stigmatise les aides sociales parce qu’elles sont censées dissuader de travailler.
Vous avez consacré tout un livre à la question et vous avez montré que les contrôles sont déjà très poussés et très intrusifs pour les allocataires du RSA. Gabriel Attal a dit qu’il voulait cibler plusieurs secteurs et durcir les conditions de perception des prestations sociales. Est-ce qu’il y a besoin de contrôles renforcés et, surtout, cela ne va-t-il pas contribuer à fragiliser les plus en difficulté ?
Vincent Dubois : En effet, le revenu de solidarité active est de très loin le plus contrôlé par les CAF, et ce par les formes les plus intrusives du contrôle que sont les enquêtes à domicile. À ce sur-contrôle s’ajoute le contrôle réalisé par les conseils départementaux, qui financent le RSA. Donc, les bénéficiaires du RSA sont doublement sur-contrôlés au nom de la lutte contre la fraude. S’y ajoute encore une troisième couche, qui va se développer avec la nouvelle réforme et l’exigence de contrepartie sous forme de travail.
Tout cela est largement lié à des raisons très politiques. Il y a toujours une suspicion a priori à l’égard de ceux que, dans le vocabulaire classique de l’histoire de la protection sociale, l’on appelle les « pauvres valides ». C’est-à-dire qu’il y a toujours l’idée que des gens qui pourraient travailler, qui pourraient subvenir à leurs besoins, mais qui ne s’assument pas eux-mêmes et qui bénéficient de la solidarité collective sont toujours plus ou moins suspects d’être fainéants, de travailler à côté de façon non déclarée et puis de bénéficier de ces allocations, de faire des fausses déclarations pour percevoir davantage d’allocations, etc. Là encore, ce sont des choses très anciennes qui ont été réactivées dans l’alliance contemporaine du néopaternalisme et du néolibéralisme.
Tout particulièrement à partir de la période Sarkozy, les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail. Ce grand slogan de l’ère Sarkozy est aujourd’hui largement repris par Emmanuel Macron et ses ministres.
Surtout que les chiffres racontent une autre réalité. La CAF, en 2021, avait dit avoir réalisé 4 millions de contrôles sur 13,6 millions d’allocataires. Et seulement 1 % de cas de fraude avaient été détectés. On voit bien que la fraude reste quand même marginale...
Vincent Dubois : Dans le cas de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, on considère qu’il ne faut pas s’arrêter tant qu’on n’arrive pas à une fraude zéro, ce qui est totalement illusoire. C’est un moteur de cette surenchère permanente, dans toujours plus de contrôles, toujours plus intrusifs. Comme le disent un certain nombre d’analystes critiques du benchmarking ou de techniques néomanagériales, c’est une course sans ligne d’arrivée.
On va toujours plus loin avec la volonté annoncée il y a quelques semaines d’utiliser les numéros de vol des passagers pour assurer une traçabilité des voyages des bénéficiaires d’aide sociale, visant là aussi explicitement les résidents étrangers ou ayant des origines étrangères et retournant dans leur pays de temps en temps. En matière de retraite, on n’imaginerait pas empêcher les Français du régime général de s’installer où ils veulent, ils sont parfois même encouragés à aller ailleurs, comme au Portugal où ils sont défiscalisés pendant six mois. Il y a un privilège qui est de fait accordé à ceux qui sont déjà privilégiés, qui ont les moyens de s’expatrier, et, au contraire, une contrainte forte à l’égard de ceux qui n’en ont pas les moyens, et qui n’ont pas la bonne nationalité.
Par ailleurs, cette fraude aux prestations sociales est bien inférieure aux allocations non demandées. Par exemple, il y a 34 % de personnes normalement bénéficiaires du RSA qui ne le réclament pas. Pourquoi met-on moins d’allant pour lutter contre cela ?
Vincent Dubois : C’est là aussi quelque chose qui est assez constant. J’avais été frappé de voir dans mes premiers travaux sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales que les modèles algorithmiques qui étaient destinés à identifier des cas de fraude prenaient aussi dans leur filet, et en proportion non négligeable, des cas de non-recours. Alors de fait, ces modèles algorithmiques peuvent tout à fait être mobilisés de la même manière pour lutter contre le non-recours que pour lutter contre la fraude sociale ou les autres erreurs. Or, jusqu’à présent, ça n’a pas été véritablement le cas. Cela commence tout juste.
Il y a bien quelques petites inflexions mais de façon quand même souvent contradictoire. Par exemple, comme le montre Clara Deville dans un livre qui paraît ces jours-ci, la lutte contre le non-recours a utilisé de façon centrale, à partir des années 2010, l’instrument de la dématérialisation des procédures administratives.
Or il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’en lieu et place de favoriser l’accès au droit, la dématérialisation, dans de nombreux cas, le rend plus compliqué, tout particulièrement pour les populations précaires, ou étrangères, et au contraire de le limiter renforce dans ce cas le non-recours.
Quant au projet Macron de distribution automatique des aides, de prime abord, c’est la panacée puisqu’en disposant de toutes les informations on donne directement les aides sans que les personnes aient besoin de les demander. Dit comme ça, cela apparaît comme une solution un peu miraculeuse, sauf que cette automaticité se fait au prix d’une transparence totale et généralisée de l’ensemble des informations que les individus doivent produire.
Et c’est autant, finalement, de façon assez explicite, un moyen de renforcer le contrôle que de favoriser le paiement des droits aux personnes qui, effectivement, y sont éligibles. C’est une sorte de paradoxe. On lance quelque chose au nom de la lutte contre le non-recours qui, de fait, risque bien de constituer un moyen additionnel de contrôle.
publié le 30 mai 2023
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Pour échapper à l’impôt, les grandes entreprises développent des réseaux de filiales de plus en plus étendus et de plus en plus élaborés. Une nouvelle étude du Cepii vient confirmer les pratiques développées pour l’évitement fiscal.
Chaque année, l’évasion fiscale des multinationales fait perdre autour de 300 milliards d’euros au budget des États. Au niveau mondial, en 2016, 36 % des profits à l’étranger des grands groupes étaient déplacés dans des paradis fiscaux. Et en France, c’est un bon quart de l’impôt sur les sociétés qui n’est pas perçu à cause de ce fléau. Dans une note publiée dans la lettre du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) de février dernier, Manon François et Vincent Vicard mettent en exergue ce qui pourrait sembler une évidence : plus un montage est complexe, plus l’évasion fiscale est possible. Le tout recèle plusieurs informations et preuves précieuses.
Ainsi, les multinationales ne sont pas égales face aux schémas fiscaux. Selon les calculs des auteurs, 66 539 multinationales déclaraient au moins une filiale dans l’Union européenne en 2018. Mais seules 3 % d’entre elles ont plus de 100 sociétés filles, ce qui représente 47 % du total des filiales et surtout près des deux tiers de la valeur ajoutée, de l’emploi et des actifs financiers.
Mais le nombre de filiales n’est pas un signe d’évasion fiscale suffisant : rentre en jeu la complexité de la structure de détention de celles-ci. Ainsi certaines multinationales fonctionnent de manière assez horizontale, ou plate : une maison mère possède un ensemble de sociétés filles, implantées dans les pays où elle réalise de l’activité. Mais beaucoup d’autres enchaînent les étages, en multipliant les structures intermédiaires. Pour évaluer la complexité des montages, les auteurs ont pris en compte la longueur des chaînes de détention (une société appartient à une autre, propriété d’une autre structure, etc.) et le nombre de filiales à chaque niveau de détention. « Le degré de complexité avec lequel les multinationales organisent leurs structures de détention est donc lié en partie seulement à leur taille, précisent Manon François et Vincent Vicard. Détenir un grand nombre de filiales n’implique pas nécessairement un fort degré de complexité et vice versa. »
Franchises cachottières
Cette complexité est nécessaire pour développer les montages fiscaux. Les multinationales utilisent trois instruments principaux pour transférer leurs bénéfices vers les filiales peu ou pas imposées. En premier lieu, il y a la manipulation des prix de transfert dans les échanges entre filiales : c’est, par exemple, le tarif que fait payer Starbucks Suisse à tous les cafés de la marque en Europe. En modulant ses prix selon les résultats locaux, la multinationale s’assure que les bénéfices seront proches de zéro. Autre outil : le transfert de dettes d’une filiale à une autre pour plomber des résultats, ou encore la localisation des actifs incorporels dans les paradis fiscaux et leur facturation aux autres filiales. Par exemple, McDonald’s Pays-Bas (un paradis fiscal qui taxe à 0 % les revenus liés à la propriété intellectuelle) facture aux restaurants des autres pays le droit d’utiliser la marque, le logo, le nom des produits, les publicités… Ce que permet aussi le système de franchises. Les chercheurs ont scruté les milliers de filiales de multinationales en Europe qui déclarent des bénéfices proches de zéro (définis comme un retour sur investissement compris entre - 0,5 % et 0,5 %). « Seules les multinationales dont la structure de détention des filiales est suffisamment complexe apparaissent transférer leurs profits vers leurs filiales peu taxées. Il faut souligner par ailleurs que c’est au niveau du groupe que les stratégies fiscales sont mises en place, puisque l’éloignement de la filiale elle-même dans le réseau ne semble pas affecter sa profitabilité », estiment les auteurs. C’est ainsi qu’à écouter leur direction, ni Apple, ni Amazon, ni McDonald’s, ni Starbucks, ni même Total ne réalisent de bénéfices en France. À se demander pourquoi ces groupes s’y implantent.
Le « double irlandais »
Quels que soient les pays où filent les bénéfices, le but est que ces derniers reviennent sous forme de dividendes vers le siège social et les actionnaires. Là encore, la structure de propriété peut permettre de minimiser l’impôt lors du rapatriement des fonds, en intercalant une nouvelle structure juridique entre les filiales productives et la maison mère. Celle-ci devant être astucieusement placée pour profiter au maximum des conventions fiscales. L’exemple classique reste la méthode dite du « double irlandais ». Avec deux filiales irlandaises, l’une, résidente fiscale aux Bermudes, et l’autre à Dublin, la multinationale peut déclarer ses revenus liés aux capitaux dans l’archipel caribéen, taxés à 0 %, et ne pas être imposée au retour de l’argent, au nom d’un accord permettant d’éviter la double imposition. C’est ainsi que l’essentiel des multinationales des nouvelles technologies ont leur siège européen en Irlande. Si, face à la pression internationale, le double irlandais a été égratigné, il existe un corpus de pas moins de 3 500 conventions fiscales bilatérales, en vigueur au niveau mondial, qui visent à prévenir la double imposition et à faciliter les activités transfrontalières, sources de possibilités d’évasion fiscale, et de profits pour les avocats fiscalistes…
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
Le sénateur communiste propose un droit de regard des salariés sur les aides publiques touchées par les entreprises. Il pointe l’angle mort des paradis fiscaux, peu convaincu d’une réelle volonté gouvernementale de lutter contre la fraude.
Les aides publiques aux entreprises coûtent 190 milliards d’euros par an. Comment reprendre le contrôle de ces dépenses ?
Éric Bocquet : Il y a, en France, 450 niches fiscales. Certaines peuvent avoir leur utilité, d’autres sont beaucoup plus contestables. L’argent est distribué très largement sans contreparties, sans ciblage et sans contrôle. Souvent, c’est sans efficacité avérée en termes de croissance, d’amélioration des conditions de travail, de productivité ou de transition écologique. Le conditionnement, c’est la vraie question. Et l’une des solutions, c’est le droit de regard des salariés des entreprises concernées. L’administration fiscale aurait ensuite son mot à dire.
Comment accueillez-vous le plan de lutte contre la fraude fiscale annoncé le 9 mai par le gouvernement ?
Éric Bocquet : Gabriel Attal prétend vouloir s’attaquer aux ultrariches et aux multinationales. Mais, depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les mesures prises en leur faveur sont nombreuses. Quand on regarde dans le détail les annonces de Gabriel Attal (ministre des Comptes publics – NDLR), on est très loin du compte au regard de l’évasion fiscale qui est systémique. C’est une industrie, avec des complicités, des paradis fiscaux, des banques, des professions du chiffre, des avocats fiscalistes… Une loi n’y suffira pas. Il faut d’abord afficher une volonté politique forte, qui ne s’arrête pas aux discours et passe aux actes. Le ministre a retenu cette proposition que nous avions formulée avec Alain Bocquet dans notre livre, celle d’une COP fiscale. C’est une bonne chose si on n’en fait pas un gadget.
Gabriel Attal affiche sa volonté d’aller enquêter dans les paradis fiscaux, qu’en pensez-vous ?
Éric Bocquet : Il faudrait déjà se mettre d’accord sur une liste crédible des paradis fiscaux. À commencer par l’Union européenne. Certains de ses États membres, je pense au Luxembourg, ne sont pas considérés comme des paradis fiscaux. En février 2021, l’opération « OpenLux » révélait l’existence de 55 000 sociétés offshore détenant ensemble 6 500 milliards d’euros d’actifs. Parmi elles, des ressortissants français figuraient en tête de gondole, avec 17 000 sociétés offshore, soit le premier contingent. Il faut donc commencer par sortir de cette hypocrisie.
Le gouvernement invoque le niveau des impôts en France pour justifier de ne pas taxer davantage les plus riches. Que répondez-vous ?
Éric Bocquet : C’est le couplet habituel des libéraux. Il faut considérer les prélèvements obligatoires au regard de notre modèle social. Ces impôts servent à financer nos services publics, et les cotisations, la Sécurité sociale. Le vrai sujet, c’est la justice fiscale. Notre système n’est pas assez progressif. Pour rappel, nous avons 5 tranches d’impôt avec un taux maximal à 45 %. Dans les années 1980, nous avions 14 tranches, avec un taux maximal à 65 %. Ces quatre dernières décennies, ce taux a été réduit pour épargner les plus hauts patrimoines et les plus hauts revenus. On se prive ainsi de dizaines de milliards d’euros de recettes. L’État n’est pas dans un excès de dépenses sociales, mais dans un déficit de recettes qu’il a lui-même choisi d’organiser.
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
Ce mardi, le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a fait des annonces concernant le renforcement de la lutte contre la fraude fiscale. Mais l’administration fiscale a-t-elle les moyens de ces ambitions ? Les suppressions et transferts de postes de ces dernières années ont abîmé les capacités d’action.
Le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a présenté un plan de lutte contre la fraude fiscale, ce mardi, et en amont au journal Le Monde lundi soir. Parmi les mesures esquissées : augmentation de 25 % des contrôles fiscaux « des plus gros patrimoines », renforcement des sanctions, ou encore le contrôle, tous les deux ans, des cent plus grandes capitalisations boursières.
Pour l’heure, ces mesures sont peu chiffrées ; et les contours, encore flous. Derrière la bonne intention affichée, sur le terrain, ces annonces questionnent. De quels moyens disposent les services de l’administration fiscale pour répondre à de tels objectifs ?
Depuis 2002, près de 50 000 emplois ont été supprimés à la DGFIP (direction générale des finances publiques) calcule la CGT, et un grand nombre de services de proximité ont été fermés ou délocalisés. « La baisse des effectifs dans l’administration fiscale s’est bel et bien traduite par un affaiblissement du contrôle fiscal tandis que le « contrôle social » se durcissait », analyse l’ONG Attac, à l’origine d’un rapport paru sur le sujet en mars 2022.
Quant aux services « dans la sphère de la fraude fiscale, depuis 2012, on a eu environ 3 000 emplois supprimés », précise Anne Guyot Welke, secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques, première force syndicale du secteur. Attac évoque « 3 000 à 4 000 emplois supprimés depuis la fin des années 2000 au sein des services de contrôle ».
Gabriel Attal promet la création de 1 500 postes pour réaliser ses objectifs. Même avec ces postes, « on reste donc en sous-effectif si l’on compare avec les suppressions de ces dernières années », remarque Anne Guyot Welke.
Des transferts masquant les suppressions d’emplois
Ces 1500 postes annoncés seraient tout de même bienvenus. Mais parle-t-on réellement de créations nettes d’emplois ? Ou de transferts entre services ? Bercy n’a pas encore tranché la question officiellement. Et les employés des finances publiques ont de bonnes raisons de se méfier.
Avec la suppression progressive de la taxe d’habitation et de la contribution sur l’audiovisuel public, le ministère a estimé que le gain de productivité correspondait à 2 000 emplois qui pourraient être supprimés à terme. En parallèle, un redéploiement de postes est annoncé, en particulier du côté des services informatiques, à raison de « 276 emplois créés », indique Anne Guyot Welke.
Pour 2023, le ministère a communiqué sur des suppressions limitées à 850 postes à la DGFIP. Mais des transferts dissimulent l’ampleur réelle des suppressions de postes. « Avec entre autres un recentrage sur les services à compétence nationale et les directions nationales et spécialisées, c’est en fait 1352 suppressions d’emplois qui frappent toutes les directions départementales et régionales ! » Les décideurs, « comme à chaque annonce (…) visent à minimiser les suppressions avec le solde positif des transferts d’emplois », décrypte la CGT Finances Publiques dans un communiqué paru en janvier.
« Pour nous, aucun service ne peut être prélevé », soutient Anne Guyot Welke. « On est plus qu’à ras de l’eau : tous les services sont en difficulté. Il faut de la création de postes réelle. Il faut en finir avec les suppressions d’emplois qui dure depuis trop longtemps ».
Les bilans manquants de la lutte contre la fraude fiscale
Gabriel Attal a également annoncé la création d’un nouveau service de renseignement à Bercy pour lutter contre la fraude fiscale internationale. Celui-ci serait composé d’une centaine « d’agents d’élite » d’ici la fin du quinquennat. Pourquoi pas, mais « on a déjà des services qui existent sur le plan du renseignement », commente Anne Guyot Welke. Il existe par exemple la DNEF, la direction nationale des enquêtes fiscales.
En quoi les compétences de ce nouveau service seront-elles complémentaires ? Quels profils seront recrutés ? Les syndicats restent en attente de ces précisions. « Créer des services pour créer des services, ce n’est pas utile… À un moment, il faut tirer le bilan des nouveaux services existants : peut-être vaudrait-il mieux les renforcer, étendre leurs prérogatives », pointe la secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques.
De fait, on manque de données sur l’efficacité des services et outils actuellement dédiés à la lutte contre la fraude fiscale. Au mois d’avril, le rapport d’une mission d’information sénatoriale sur la fraude et l’évasion fiscales le pointait. « Si d’indéniables progrès ont été accomplis, ces résultats encourageants ne permettent toutefois pas de conclure à la pleine effectivité de notre arsenal normatif en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, d’autant plus en l’absence d’évaluation de l’ampleur de ces phénomènes », concluait le rapporteur Jean-François Husson (LR). « Une question reste sans réponse : l’administration fiscale parvient-elle à récupérer 10 %, 20 % ou 50 % des montants fraudés ? »
« On a appris les dernières informations en même temps que la presse »
Enfin, le ministre délégué chargé des comptes publics a proposé un panel de sanctions pour les plus gros fraudeurs. Il est question de la « création d’une sanction d’indignité fiscale, qui priverait temporairement les personnes (…) du droit de percevoir des réductions d’impôt et crédits d’impôt », détaille la communication de Bercy. Ou encore, d’une « peine complémentaire de travaux d’intérêt général ».
« On tombe un peu de notre chaise. Comment vont-ils mettre cela en place ? », s’interroge Anne Guyot Welke. Déjà en 2018, le plan anti-fraude mené par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des comptes publics, devait emmener davantage de dossiers au pénal. « Il faudrait déjà faire le bilan de son efficacité », juge à nouveau la responsable syndicale. « Savoir quel est le niveau actuel de sanction pénale des fraudeurs… Et aussi, quels sont les moyens de la justice. Car on le constate : nous, on envoie les dossiers au pénal, mais derrière, la justice n’arrive pas à suivre ».
Selon le rapport de la mission d’information sénatoriale paru en avril, « la principale conséquence [du plan de 2018, ndlr] a été un afflux de dossiers pour les parquets, avec une augmentation de près de 75 % des dossiers transmis par l’administration fiscale ». Le rapport propose plusieurs pistes d’amélioration pour la prise en charge de ces dossiers.
D’ici là, un comité social ministériel, avec les syndicats, est prévu ce jeudi. « On a appris les dernières informations en même temps que la presse… Nous verrons si, jeudi, nous aurons plus de précisions de la part du ministère », conclut Anne Guyot Welke. « Nous espérons un véritable débat ».
publié le 29 mai 2023
Lucie Delaporte sur www.mediapart.fr
Le prix des terrains s’est envolé ces dernières années contribuant à aggraver le manque de logements accessibles. De nouveaux acteurs s’intéressent au foncier vu de plus en plus comme un juteux placement spéculatif.
ÀÀ première vue, c’est un terrain sans grand intérêt. Une parcelle non bâtie près d’une autoroute en Seine-Saint-Denis qui n’intéresse a priori personne. À la surprise des élus locaux, elle a pourtant aiguisé les appétits de la Banque Suisse et de la banque nationale du Qatar qui y voient un placement de long terme dans une zone qui ne va pas cesser de prendre de la valeur.
Derrière la crise du logement, la course au foncier, vu comme un produit spéculatif, est un phénomène sur lequel butent tous les aménageurs publics.
Banques, compagnies d’assurance, fonds de pension sont en effet de plus en plus nombreux à s’intéresser aux sols. « Des acteurs qui disposent de très importantes liquidités et ont besoin de les placer dans des valeurs sûres sur une moyenne-longue période », précise Édouard Dequeker, professeur à la chaire d’économie urbaine de l’ESSEC qui a travaillé sur la spéculation foncière, un sujet qu’il juge encore trop sous-estimé par les pouvoirs publics.
Les chiffres donnent pourtant le tournis. En vingt ans, les prix des terrains à bâtir ont triplé, avec une nette accélération ces dernières années. Dopé par la crise du logement, et l’envolée des prix des habitations, le foncier constructible vaut désormais de l’or.
Lors du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, un consensus s’est dégagé parmi les participants, une première, pour demander un encadrement du foncier sur le modèle de l’encadrement des loyers. « C’était quelque chose de complètement inimaginable il y a encore cinq ans », assure Catherine Sabbah, déléguée générale de l’l’institut des hautes études pour l’action dans le logement. Mais aujourd’hui, même les gros promoteurs immobiliers, qui se sont livrés à une course aux terrains sans merci ces dernières années, contribuant à faire monter les enchères, assurent qu’ils ne peuvent plus suivre.
Selon l’Observatoire du foncier d’Île-de-France, les dernières années battent record sur record. Dans le Val-de-Marne, le prix de vente médian du foncier a pris + 46 % par rapport à l’année précédente, qui était déjà un niveau historique. Au-delà de la région parisienne, et des grandes métropoles, où la spéculation foncière a atteint des sommets, c’est désormais tout le territoire qui est gagné par la course au foncier.
La perspective du zéro artificialisation nette (ZAN) introduit dans la loi Climat et résilience en 2021, qui fixe l’objectif de réduire de moitié d’ici à 2030 l’artificialisation des terres et d’arriver à zéro en 2050, a déjà commencé à aiguiser les appétits sur les terrains. Le foncier constructible étant amené à devenir une denrée de plus en plus rare, sa valeur ne va faire que monter. Si sa nécessité d’un point de vue écologique n’est en rien contestable, l’absence de mesure pour contrer la spéculation qu’il engendre ne peut qu’interroger.
Les sols, un produit très rentable
Les sols, un produit financier comme un autre ? Au-delà de la question politique de fond, l’urgence pour les pouvoirs publics face à la crise majeure du logement qui se prépare est que l’investissement dans le foncier est même devenu un des placements les plus rentables.
L’Institut de l’épargne foncière et immobilière (IEIF), rappelle Édouard Dequeker , a ainsi établi qu’un placement financier sur cinq ans dans des foncières a un taux de rentabilité de 11,4 % bien supérieur à d’autres produits comme les actions (8,6 %), les bureaux en France (5,6 %), les SCPI (5,3 %), les obligations (4,4 %), les logements à Lyon (4,2 %) ou les logements à Paris (3,6 %).
Face à ce phénomène, les collectivités locales semblent parfois bien démunies. « Ce sujet est trop souvent réduit à des approches purement techniques, si bien que l’on en oublie l’aspect éminemment politique, avance Édouard Dequeker. Le foncier est un enjeu trop souvent traité en silo au sein des collectivités territoriales, alors que c’est la ressource première de l’aménagement et qu’elle mériterait de ce fait un traitement transversal aux autres politiques publiques. »
En annonçant des investissements à venir : une nouvelle ligne de transport, un collège, les collectivités lancent un compte à rebours sur l’acquisition de terrains qui peuvent prendre dix fois leur valeur. Le propriétaire d’une friche en bordure d’une future ligne de tramway n’a qu’à attendre que le prix de son bien monte, année après année, sans rien faire. Il est sûr de le revendre au prix fort, parfois à la ville qui cherche à construire des logements à proximité de la nouvelle zone d’activité qu’elle a elle-même développée. « On se retrouve dans cette situation absurde où la puissance publique paie au final deux fois ce terrain », souligne l’ancien député Daniel Goldberg, auteur d’un rapport en 2016 sur la « mobilisation du foncier privé en faveur du logement ».
Le manque de données disponibles sur le foncier n’aide pas les collectivités à adopter des stratégies de long terme, relève aussi Édouard Dequeker. « Pour produire de véritables outils d’aide à la décision publique, il serait nécessaire en la matière de mieux connaître les propriétaires des terrains et de comprendre leurs stratégies, de mesurer précisément la vacance de différentes zones, leur mutabilité, voire leur potentiel de renaturation. » Pour lui, cette forme d’opacité sur le sujet « participe largement au retard et à l’impuissance des acteurs publics en matière d’intervention et de régulation ».
Des conséquences délétères sur le logement
Le rapport du député Jean-Luc Lagleize de 2019 sur la maîtrise du coût du foncier dans les opérations de construction pointait aussi l’ambiguïté de la puissance publique qui « alimente elle-même cette machine à inflation foncière en recourant systématiquement au mécanisme d’enchères publiques sur leurs biens fonciers et immobiliers afin de les attribuer au plus offrant ».
Les conséquences d’un foncier hors de prix sont délétères sur le logement.
Pour rentabiliser l’achat d’un foncier cher, les promoteurs - quand ils ne produisent pas des bureaux – construisent du logement très dense ou très cher, souvent en total décalage avec les besoins locaux.
Première victime : le logement social. « La situation est évidemment beaucoup plus grave pour les bailleurs sociaux qui ont du mal à sortir des opérations », témoigne l’ancienne ministre du logement Marie-Noëlle Lienemann, aujourd’hui présidente de la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM. « Et c’est parfois la qualité de ce qui est produit qui en pâtit. »
Un des outils antispéculatifs mis en avant lors des débats du CNR logement est de dissocier le bâti et le foncier sur certains terrains en développant les baux réels et solidaires (BRS). Le mécanisme est simple : un organisme sans but lucratif et agréé par l’État achète des terrains et fait construire des logements. Seul le bâti est vendu – ce qui fait baisser de 30 % en moyenne le prix de vente. Les propriétaires, choisis sous condition de ressource, doivent en faire leur résidence principale et savent qu’à la revente leur plus-value sera limitée.
Créés par la loi Alur de 2016, les BRS rencontrent un certain succès mais sont encore très peu nombreux. Moins de mille ont déjà été commercialisés et un peu plus de dix mille sont aujourd’hui en construction.
Une proposition du CNR logement, et que Matignon devrait soutenir, est le rachat d’opérations immobilières bloquées pour les transformer en baux réels et solidaires. Le groupe de travail qui a planché sur « le pouvoir d’habiter » propose aussi un plan de rachat des passoires thermiques remises sur le marché, pour les rénover et les revendre en BRS .
Malgré le succès grandissant de cette formule, elle ne pourra pas, à elle seule, briser la bulle spéculative autour du foncier.
C’est pourquoi la question – longtemps taboue – d’un encadrement des prix du foncier fait aujourd’hui un quasi-consensus chez les acteurs du logement.
Dans un pays qui a sacralisé la propriété foncière depuis la Révolution française, envisager la moindre limitation du droit de propriété tient encore, pour beaucoup, de l’hérésie.
L’urgence sociale, écologique, implique pourtant plus que jamais de s’interroger sur le statut des sols qui ne peuvent être réduits à un bien comme un autre. Et encore moins comme un simple bien spéculatif.
Le gouvernement qui devait faire des annonces sur le logement ce mardi 9 mai, annonces une nouvelle fois reportées, ne pourra pas faire l’impasse sur ce sujet majeur.
publié le 28 mai 2023
Eugénie Barbezat dur www.humanite.fr
Fondée en 2002, l’association Anticor est plaignante ou partie civile dans 159 affaires de corruption, notamment de la part d’élus. Une action d’intérêt public dont sa présidente détaille les enjeux, tandis que la corruption coûte 120 milliards d’euros chaque année au budget de l’État.
Avocate spécialisée dans les domaines du droit du travail et de la propriété intellectuelle, Élise Van Beneden a rejoint Anticor en 2008 alors qu’elle venait de passer quatre années en Italie, sous l’ère Berlusconi, où les questions de corruption étaient très prégnantes, notamment en lien avec la mafia.
Celle qui est aussi cofondatrice du média Blast préside depuis 2020 cette association qui voit aujourd’hui menacé l’agrément qui lui permet d’agir en justice.
Quelles sont les principales activités de l’association ?
Élise Van Beneden : En plus de nos activités de plaidoyer et de sensibilisation à la culture de la probité, nous sommes actuellement plaignant ou partie civile dans 159 affaires de corruption. Très peu sont terminées car la durée moyenne de procédure est beaucoup plus élevée que celle des autres délits et ces affaires font quasi systématiquement l’objet d’appel et de cassation.
Nous travaillons à partir d’articles parus dans la presse, en nous appuyant sur le travail précieux des journalistes d’investigation et de la presse indépendante ou à partir d’informations transmises par des lanceurs d’alerte. Nous constituons les dossiers et regardons dans quelle qualification pénale (prise illégale d’intérêts, corruption, trafic d’influence, détournement de fonds publics, favoritisme…) ils peuvent rentrer avant de les transmettre au procureur.
Nous recevons en moyenne 25 alertes par jour, cela augmente chaque année. Évidemment, nous ne pouvons pas tout traiter. Nous n’intervenons en justice que quand le dossier porte une symbolique forte ou quand il risque d’être classé sans suite. Cela a été le cas, par exemple, pour l’affaire Kohler.
On a porté plainte à trois reprises au fur et à mesure des révélations de Mediapart. Après une année d’enquête, il y a eu un premier rapport de la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) en faveur de poursuites. Puis un deuxième rapport un mois après de la même BRDE disant qu’il fallait classer sans suite.
Entre les deux, on a découvert qu’Emmanuel Macron avait versé une lettre au dossier en faveur de son collaborateur. Un mois après, le parquet national financier a classé l’affaire sans suite. Anticor s’est alors constitué partie civile et, à la suite de notre plainte, les juges ont décidé qu’il y avait lieu à instruire. Donc, le dossier Alexis Kohler existe grâce à Anticor ! C’est pour cela que conserver notre agrément pour agir en justice est primordial.
En quoi consiste cet agrément et qui vous l’attribue ?
Élise Van Beneden : Cet agrément créé par Mme Taubira existe depuis décembre 2013. Il est délivré pour trois ans par le ministère de la Justice. Dans le domaine de la lutte anticorruption, trois associations françaises en bénéficient actuellement : Transparency International France, Sherpa et Anticor, qui en dispose depuis 2015.
Avant cet agrément, il y avait des débats sur la recevabilité d’une association qui voulait se porter partie civile dans une affaire de corruption. Sa création avait l’intention louable de sécuriser l’action des associations citoyennes qui luttent contre la corruption. Mais les critères qui ont été prévus sont trop vagues et arbitraires et permettent aujourd’hui de censurer l’action associative.
Nous avons ainsi eu beaucoup de mal à obtenir cet agrément en 2021. Il nous a été délivré par le premier ministre Jean Castex, car le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, censé nous le remettre, s’était déporté. Il n’avait pas le droit de statuer sur notre agrément vu qu’on avait porté plainte contre lui pour prise illégale d’intérêts et que cette plainte a donné lieu à une mise en examen puis un renvoi au procès devant la Cour de justice de la République.
Quelles seraient les conséquences de son retrait à Anticor ?
Élise Van Beneden : Si notre agrément était annulé par la justice, il le serait rétroactivement. Cela signifie que chaque procédure pour laquelle nous l’avons utilisé depuis 2021 pourrait être remise en cause. Vingt-cinq affaires sont ainsi menacées, dont celles concernant Sylvie Goulard (accusée de « corruption passive », « trafic d’influence passif », « prise illégale d’intérêts » et « abus de confiance » dans le cadre de prestations réalisées pour l’institut américain Berggruen quand l’ex-ministre était députée européenne – NDLR), Alstom-GE et celle des contrats russes d’ Alexandre Benalla.
On espère pouvoir faire entendre ces enjeux à la justice lors de notre prochaine audience, le 12 juin, et obtenir, a minima, que les effets dans le temps d’une annulation, si elle est prononcée, soient différés. En effet, notre agrément est attaqué par d’anciens membres de l’association qui sont défendus par un grand avocat proche du pouvoir.
Ils contestent la forme, c’est-à-dire la rédaction de l’arrêté d’agrément, qui relève de la responsabilité de la première ministre. Ils contestent également le fond, le respect par Anticor des critères de l’agrément, mais les raisons invoquées sont injustifiables.
On reproche aux dirigeants d’Anticor d’avoir des opinions politiques, comme si la direction d’une association anticorruption nous privait de nos libertés fondamentales. On me reproche d’avoir cocréé le média Blast, à un autre de s’être investi un temps dans un parti politique.
Pourtant, Anticor était initialement une association d’élus, elle est aujourd’hui une association transpartisane et non apolitique. L’important, c’est que des sensibilités politiques différentes puissent coexister en son sein et qu’elles n’influencent pas son activité. C’est le cas.
Mes opinions politiques n’empêchent pas l’association de porter plainte contre des élus de gauche lorsqu’ils dysfonctionnent. Reste que nous luttons contre les abus de pouvoir, il est donc naturel que nous attaquions des personnes qui détiennent du pouvoir. Cela les agace, mais c’est notre rôle.
Si nous perdons cet agrément, et qu’il nous faut le redemander, je ne sais pas qui nous le remettra cette fois puisque M. Dupond-Moretti se déportera de nouveau, son affaire n’étant pas terminée. Or, Mme Borne ne pourrait pas non plus nous le remettre car sa responsabilité pourrait être mise en jeu dans un de nos dossiers.
Cela montre bien l’absurdité du système : en droit, personne ne conditionne le fait de porter plainte à l’autorisation de la personne contre laquelle on porte plainte. Nous plaidons donc pour que cet agrément soit donné à l’avenir soit par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, soit par le défenseur des droits.
Pourquoi la justice rechigne-t-elle à se saisir d’affaires impliquant des responsables politiques ?
Élise Van Beneden : En France, dans les dossiers politico-financiers, le procureur de la République peut se retrouver dans une situation difficile parce que l’évolution de sa carrière dépend du gouvernement sur lequel il peut avoir à enquêter. Et, à l’échelle locale, les procureurs des petites villes travaillent en liens étroits avec les maires. Cela peut donc leur poser un problème d’attaquer des personnes qu’ils côtoient au quotidien.
Ces circonstances font qu’il y a eu beaucoup d’affaires classées sans suite et cela génère un sentiment d’impunité, autant dans la population qu’au sein des élus. Autre caractéristique du droit français : les citoyens ne sont pas considérés comme victimes de la corruption et ne peuvent pas agir eux-mêmes en justice.
C’est pour cela que c’est important que des associations comme la nôtre puissent le faire en leur nom. Nous exerçons nos combats dans des conditions difficiles car on s’adresse à des personnes qui ont des moyens et des réseaux énormes. Donc, la bataille est un peu celle de David contre Goliath. Mais la menace qui pèse sur notre agrément témoigne du fait que l’on dérange énormément.
Quelles sont les conséquences de cette inertie concernant les affaires de corruption ?
Élise Van Beneden : Une évaluation faite par le Parlement européen en 2016 chiffre à 120 milliards d’euros annuels en France le coût direct et indirect de la corruption. Si on ajoute le coût de la fraude fiscale, cela porte ce montant à 200 milliards d’euros par an. Un chiffre qui rend ridicules tous les débats qu’il y a eus sur le financement des retraites.
Mettre plus de moyens dans la lutte contre la corruption aurait pu éviter une crise sociale majeure. Selon le ministère de l’Intérieur et l’Agence française anticorruption, les atteintes à la probité ont augmenté de 28 % entre 2016 et 2021.
On a encore du mal à prononcer le mot mafia en France, mais c’est une réalité. »
Or, malgré de récentes annonces gouvernementales, très peu de moyens sont mis dans la lutte contre la corruption et la mafia. Par exemple, la création du parquet national financier (PNF) sous François Hollande constitue une très belle avancée. Mais actuellement, il n’est doté que de 18 magistrats, qui depuis 2013-2014 ont fait rentrer presque 12 milliards d’euros dans les finances publiques.
Cette équipe qui croule sous les dossiers ferait encore beaucoup mieux si elle avait les moyens humains qu’elle réclame. C’est insensé de ne pas donner au PNF les moyens de lutte contre cette délinquance en col blanc qui assèche nos services publics.
Vous employez le terme de mafia. Quels secteurs touche-t-elle dans notre pays ?
Élise Van Beneden : On a encore du mal à prononcer ce mot en France, mais c’est une réalité. Lorsque le crime organisé s’assure de l’inertie, voire de la complicité des responsables publics, c’est le mot mafia qu’il faut prononcer pour le nommer et le combattre.
La mafia développe son activité dans toute l’Union européenne. Un de ses domaines de prédilection est le BTP. Des acteurs de ce secteur m’ont dit que 70 % des marchés publics sont pipés et que, dans beaucoup de mairies, les entrepreneurs n’ont même pas besoin de demander au maire combien il veut, car tout le monde le sait. Ce qui rend compliqué à établir la preuve d’un « pacte de corruption », c’est-à-dire que l’argent versé est la contrepartie du service rendu.
Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. »
En décentralisant les pouvoirs de l’État, on a aussi décentralisé les risques de corruption. À bas bruit. Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. Si on multiplie par le nombre de ronds-points, on arrive rapidement à des sommes astronomiques… Sur beaucoup de dossiers de marchés publics sur lesquels Anticor travaille, le dérapage financier provoqué par le manque d’exemplarité se chiffre entre 27 et 32 millions d’euros. On arrive très rapidement à des sommes qui sont extrêmement importantes et qui rendent tout à fait réaliste l’estimation de 120 milliards par an de la corruption.
Vous plaidez aussi pour un renforcement du contrôle des comptes de campagne des élus…
Élise Van Beneden : Oui, particulièrement en ce qui concerne l’élection présidentielle. En France, la triche à une élection provoque son annulation, sauf pour celle du président de la République. Pour cette élection-là, il faut donc redoubler de vigilance. Anticor propose que les partis politiques mettent leur compte en ligne au fur et à mesure de la campagne afin que des dysfonctionnements, s’il y en a, puissent être repérés avant l’élection.
Les lois sur le financement des partis maintiennent des plafonds très hauts pour les particuliers. Ainsi, Emmanuel Macron a eu beaucoup de très gros donateurs, ce qui veut dire que, potentiellement, il a des comptes à rendre aux personnes qui ont financé sa campagne.
Parallèlement, des cadres du cabinet de conseil McKinsey semblent avoir travaillé pour lui durant sa campagne. La justice est en train d’essayer de comprendre si l’aide fournie pour la préparation du programme électoral ne doit pas être requalifiée en financement illicite.
C’est d’autant plus important qu’après l’élection d’Emmanuel Macron McKinsey a décroché énormément de marchés publics dans des conditions qui, à mon avis, sont très contestables, bien que n’ayant pour l’instant pas été jugées illégales. Il faut mettre un coup d’arrêt à cette culture de l’impunité.
La « République exemplaire », n’était-ce pas un slogan de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 ?
Élise Van Beneden : Certes, mais depuis qu’il est président, on assiste à une crise d’exemplarité. La France a connu des avancées majeures en 2013 et 2016 avec la création du PNF, de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
En 2017, il y a eu la suppression de l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) et de la réserve des parlementaires, qui était un outil de clientélisme. Mais l’IRFM a été remplacée par l’AFM, l’avance de frais de mandat, qui comporte elle aussi une sorte de caisse noire pour laquelle les élus n’ont pas à fournir de justificatifs.
Qu’aurait dû faire le gouvernement pour porter un coup d’arrêt à la corruption ?
Élise Van Beneden : Il y a du travail et Anticor a un plaidoyer entier sur tout ce qu’il faudrait changer. Malgré les lois de moralisation de 2017, le gouvernement n’a pas touché au lobbying, qui est, en l’état, une anomalie démocratique et vécu comme telle par les citoyens.
Certaines entreprises dédient énormément de moyens aux activités de lobbying pour défendre leurs intérêts privés commerciaux. Elles peuvent produire des rapports de 300 pages qui ont tout l’air d’être scientifiquement neutres accompagnés d’un amendement clés en main remis à nos parlementaires, qui sont surchargés de travail et font face à des enjeux complexes.
Ce que propose Anticor, c’est d’interdire tous les rendez-vous en huis clos et de créer une plateforme publique où toutes les informations ou documents remis par les lobbyistes aux parlementaires seraient publiés. Cette transparence permettrait d’avoir une contre-expertise citoyenne et scientifique sur les mesures proposées et d’aider les parlementaires à défendre l’intérêt général.
publié le 28 avril 2023
Samuel Ravier-Regnat sur www.humanite.fr
Plus de trois ans après le décès de son mari, Alexandre Bento, dans une blanchisserie industrielle, Johanna Daire-Bento se désole de la durée des procédures judiciaires.
« Un jour, mes enfants me demanderont comment leur papa est mort. Il faudra bien que je leur réponde. Qu’est-ce que je vais leur dire ? » Trois ans après le décès de son mari Alexandre Bento, le 3 avril 2020, Johanna Daire-Bento cherche toujours des réponses aux questions qu’elle se pose sans arrêt, tous les jours et toutes les nuits.
De l’accident du travail qui a coûté la vie au père de ses deux enfants, désormais âgés de 7 ans et 3 ans, elle sait qu’il est survenu dans une blanchisserie industrielle située à Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne.
Employé en CDI comme technicien de maintenance dans cette usine qui traite, au moment du drame, les quantités de tissu envoyées par les hôpitaux débordés par la pandémie de Covid, Alexandre Bento intervient dans un sèche-linge quand la machine se remet soudain en route, après que la porte s’est refermée. Selon les conclusions de l’autopsie, le salarié succombe à une « asphyxie », le corps couvert de contusions et de brûlures. Il a 36 ans.
« Quelque chose cloche » dans ce dossier
Comment un tel accident a-t-il pu survenir ? Pourquoi le tableau électrique n’a-t-il pas été mis en sécurité avant l’intervention d’Alexandre Bento, à l’aide des cadenas prévus à cet égard ? Tenu par le Code du travail de « prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité » de ses salariés, l’employeur de la victime a-t-il commis une faute ?
Une première enquête diligentée par le parquet de Melun est classée sans suite « à l’issue des premières investigations écartant l’hypothèse d’un geste volontaire », c’est-à-dire d’un suicide, nous précise le parquet. Selon Michel Ledoux, l’avocat de Johanna Daire-Bento, le ministère public a considéré que les circonstances de l’accident étaient « indéterminées » et que celui-ci pouvait trouver son origine dans une « négligence » de la victime.
Alexandre avait une formation d’électricien, et il était très pointilleux sur la sécurité. S’il avait eu un cadenas le jour de l’accident, je suis certaine qu’il s’en serait servi » Johanna Daire-Bento
Impossible, proteste la veuve (elle a obtenu l’autorisation d’un mariage à titre posthume), désormais âgée de 40 ans. « Alexandre avait une formation d’électricien, et il était très pointilleux sur la sécurité. S’il avait eu un cadenas le jour de l’accident, je suis certaine qu’il s’en serait servi », insiste-t-elle. Et de confier que son conjoint s’était déjà plaint auprès d’elle du nombre trop faible de cadenas à disposition des techniciens en intervention.
Fin octobre 2022, à la suite de la remise du rapport de l’inspection du travail, le parquet ouvre une nouvelle enquête pour homicide involontaire, qu’il confie au commissariat de Melun. Pour Johanna Daire-Bento, qui l’a appris quatre mois plus tard, après avoir sollicité par téléphone le cabinet du procureur de la République de Melun, c’est une lueur d’espoir, la confirmation que « quelque chose cloche » dans ce dossier, comme elle le raconte dans le salon de sa maison francilienne, assise devant une tasse de café près d’une commode blanche sur laquelle trône une photo de son défunt mari. Mais les interrogations demeurent.
Les parquets sont débordés
« Je ne sais absolument rien de ce que l’inspection du travail a découvert », résume l’intéressée, qui s’agace de la durée de la procédure. Trois ans, déjà, ont passé depuis la mort d’Alexandre Bento, et l’enquête préliminaire est toujours en cours, ce qui l’empêche d’accéder au dossier.
Cela complique également la reconnaissance par le pôle social du tribunal judiciaire d’une éventuelle faute inexcusable de l’employeur, qui ouvrirait la voie à une indemnisation majorée pour l’ancienne cheffe de réception dans un hôtel, désormais demandeuse d’emploi. « Malheureusement, un tel délai d’enquête n’est pas totalement anormal par rapport aux délais habituels. Les parquets sont débordés, notamment en région parisienne, et les accidents du travail ne sont pas automatiquement des priorités pour eux », indique l’avocat Michel Ledoux, spécialiste des questions de santé et sécurité au travail.
En attendant de voir son dossier avancer, Johanna Daire-Bento a rejoint le collectif de familles de victimes Stop à la mort au travail (constitué en novembre 2022), dont elle est désormais secrétaire. Le 4 avril, deux membres du groupe ont été reçus place Vendôme par des représentants du ministère de la Justice.
Parmi leurs doléances, la « nomination quasi systématique d’un juge d’instruction » dans les affaires d’accident mortel du travail et la « facilitation » et l’« accélération » de l’accès des familles au dossier judiciaire. « Quand la justice va-t-elle se mettre à notre place ? interroge Johanna Daire-Bento. On nous demande toujours d’être patient. Mais certaines familles attendent depuis cinq ou dix ans. Qu’est-ce qu’on fait en attendant ? »
Sophie Binet (Secrétaire générale de la CGT) :
Chaque jour, en France, ce sont plus de deux personnes qui meurent au travail et 2 500 qui sont victimes d’accidents. Ces chiffres astronomiques sont pourtant minorés, car ils ne prennent en compte ni la fonction publique d’État ni les régimes spéciaux (marins, cheminots, énergie…). Et encore moins les accidents non déclarés du fait des pressions patronales, évalués par certains chercheurs à 750 000 par an… Si les accidents du travail concernent les hommes à 63 %, leur augmentation depuis 2013 est due à l’explosion des accidents du travail des femmes, qui augmentent de 18 %, notamment dans le secteur du soin et du lien. Les causes sont connues : la pression temporelle, le travail en urgence et l’exigence de productivité. Plus largement, l’accroissement du pouvoir patronal contraint toujours plus les salarié·e·s à travailler dans n’importe quelles conditions. La suppression des CHSCT et des délégués du personnel en 2017, la saignée des effectifs de l’inspection et de la médecine du travail nous privent de contre-pouvoirs collectifs indispensables pour pouvoir imposer des politiques de prévention. La France est le pays d’Europe qui compte le plus d’accidents et de morts au travail. Malgré cette hécatombe, le sujet est totalement absent du débat public. Pire, gouvernement et patronat font comme si les conditions de travail permettaient un report de l’âge de départ en retraite ! Métro, boulot, caveau, pour nous c’est non ! Vive la retraite à 60 ans !
publié le 26 avril 2023
par Guillaume Étievant sur https://www.frustrationmagazine.fr
Depuis deux ans, une malédiction semble être tombée sur le monde et sur la France : les prix de très nombreux produits (alimentation, énergies, etc.) ne cessent d’augmenter. Tout le monde n’est pas en difficulté : les actionnaires du CAC 40 ont touché 80 milliards d’euros de dividendes et rachats d’actions en 2022 ! Bref, la population subit durement les hausses de prix, mais les grands groupes s’en sortent très très bien. Se pencher sur les causes de l’inflation actuelle, c’est comprendre comment le capitalisme excelle dans l’art de voler les salariés et d’abuser les consommateurs. Contrairement à ce que l’on nous répète, l’inflation n’est pas “le prix à payer” pour soutenir les Ukrainiens face à l’invasion russe : elle est le résultat de choix politiques et économiques qu’il est possible d’inverser.
L’augmentation des prix que nous subissons ne vient pas de nulle part, elle a des causes bien précises qui viennent du fonctionnement du capitalisme. Il faut distinguer les différentes hausses de prix, qui ont des raisons parfois différentes. Les prix du gaz fournis par Engie, le fournisseur historique (ex-GDF), sont réglementés ; ses concurrents TotalEnergies et Eni notamment n’ont pas à obéir à cette réglementation, qui disparaîtra d’ailleurs cette année. Ils sont fixés de telle sorte qu’ils permettent de couvrir les coûts du fournisseur qui les commercialise. Ils peuvent donc potentiellement évoluer de manière importante régulièrement. La Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) présente chaque mois des communiqués de presse indiquant les nouveaux tarifs qu’elle a calculés, en prenant en compte les coûts de transport, d’approvisionnement, de distribution, etc.
1 – Des causes réelles…
La reprise économique de 2021 a fait bondir la consommation de gaz au niveau mondial, notamment en Asie. En parallèle, l’offre a baissé, car une partie de la production a été stoppée par l’épidémie, en mer du Nord en particulier, et les stocks de gaz étaient bas à cause de la rudesse de l’hiver, mais surtout parce que l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions prises à l’égard de l’agresseur ont réduit nos importations. Et comme la France importe tout le gaz qu’elle consomme, car il n’y en a pas sur son territoire, elle subit de plein fouet la hausse des prix entraînée par ce double effet de hausse de la demande et de baisse de l’offre, qui est répercuté sur les tarifs aux consommateurs. Mais il est faux d’affirmer que cette inflation galopante est la conséquence de la seule guerre en Ukraine, et qu’il serait même “solidaire” avec les Ukrainiens de faire le dos rond ! Depuis le mois dernier, l’Union européenne s’est enfin décidée à mettre en place un nouveau mécanisme afin de plafonner les prix de gros du gaz. Mais le plafond est tellement haut (180 euros le mégawattheure, alors que le prix actuel est autour de 50 euros car l’hiver a été relativement doux… ), que l’effet sera surtout symbolique.
Les prix de l’électricité augmentent également, car ils sont en partie indexés sur… ceux du gaz ! 70% de l’électricité vendue en France vient pourtant des centrales nucléaires. Cette aberration vient de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité en 2007. Auparavant, il n’y avait qu’un tarif : le tarif réglementé d’EDF qui prenait en compte les coûts réels de production de l’électricité. En ouvrant la concurrence aux intervenants privés (TotalEnergies notamment), qui s’approvisionnent en électricité sur le marché de gros européen, EDF a également dû modifier ses tarifs, qui prennent depuis en compte les prix du marché de gros européen. Sur ce marché, le prix de l’électricité s’ajuste sur le prix du dernier kilowattheure produit. Le gaz est le dernier recours, utilisé en cas de forte demande, quand on a épuisé les ressources tirées des éoliennes, des barrages et du nucléaire. Donc en période de forte consommation d’électricité, comme depuis la reprise économique post-covid, le prix du gaz a un impact important sur le prix de l’électricité aux consommateurs. Si on avait maintenu le monopole d’EDF, on n’aurait pas ce problème.
Le prix du pétrole augmente beaucoup depuis la reprise économique, car il est déterminé par le rapport entre la quantité de pétrole sur le marché et la quantité de demande de pétrole par les raffineurs (qui transforment le pétrole en carburants notamment). Actuellement, la demande est en forte hausse et les producteurs de pétrole contrôlent la quantité de pétrole mise sur le marché pour piloter en partie le niveau des prix. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) pourrait augmenter sa production pour diminuer le prix du pétrole, mais elle ne souhaite pas le faire et fait même le contraire : elle limite actuellement sa production pour que le prix du baril dépasse les 100 dollars.
Au-delà de l’énergie, les prix de nombreux produits industriels augmentent, car la reprise économique n’a pas été suffisamment anticipée et les industriels n’ont pas fait assez de stocks. La pandémie a désorganisé les chaînes de production et de logistique. La demande est ainsi très supérieure à l’offre, et les prix augmentent mécaniquement. Par exemple, le prix du bois a flambé notamment à cause de la très forte relance du secteur de la construction (en particulier aux États-Unis). De nombreux produits industriels (fer, acier, etc.) sont très demandés. Le secteur automobile est très touché, car il y a une pénurie de composants qui empêche de répondre à la demande.
Dans l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire, à l’impact de la hausse des coûts de l’énergie et donc de transports, vient s’ajouter celle des matières premières, à cause du climat : le cours du blé, par exemple, avait déjà augmenté en 2021 à cause du gel hivernal et des sécheresses l’été. Cette hausse a été démultipliée avec la guerre en Ukraine, car l’Ukraine et la Russie sont de gros exportateurs de céréales.
2 – …Et des entreprises qui profitent
Les entreprises prétendent que si leurs prix de vente augmentent, c’est parce qu’elles répercutent les hausses de coûts qu’elles subissent (hausse des prix de l’énergie, du coût des transports, des matières premières, etc.). En réalité, pour nombre d’entre elles, l’augmentation des prix qu’elles fixent est bien plus importante que cette hausse de leurs coûts. Elles profitent du contexte général : comme la population a conscience d’une inflation généralisée, celle-ci est beaucoup plus prête à continuer à acheter les mêmes produits que d’habitude, même si leurs prix ont beaucoup augmenté, alors qu’en temps normal elle se serait tournée vers un produit concurrent.
La situation est encore pire quand les entreprises sont en situation de quasi-monopole ou dominent fortement leurs marchés, comme on le voit dans les secteurs de l’énergie et du transport. Il y a également les entreprises qui profitent des pénuries pour augmenter massivement leurs prix comme, par exemple, STMicroelectronics, qui fabrique des puces et de microprocesseurs, et qui dégage des niveaux de marge comparables à celles de l’industrie du luxe et a doublé ses profits en 2022.
Ces hausses de prix non justifiées par les hausses de coûts amplifient fortement l’inflation réellement liée à la conjoncture économique et géopolitique (guerre en Ukraine, réduction drastique des importations de gaz et de pétrole russes, rebond très fort de la demande post-covid, difficulté des chaînes d’approvisionnement, hausse du prix des matières premières, politique zéro covid en Chine, etc.).
Il y a plusieurs moyens de vérifier ce que nous venons d’énoncer.
D’abord, on constate des augmentations de prix tellement importantes qu’elles sont forcément décorrélées de l’inflation sous-jacente : par exemple les couches, dont le prix a pour certaines augmenté de plus de 91% entre janvier 2020 et juillet 2022, ou l’eau minérale, pour laquelle on constate jusqu’à 22% de hausse des prix sur un an. Ensuite, on observe des écarts de prix selon les marques pour un même produit : quand le prix du dentifrice d’Unilever, Fluocaril, augmente de 9,7 % et que celui vendu par Gum n’augmente que de 3,75% entre janvier 2020 et juillet 2022, on comprend que l’un des deux profite davantage que l’autre de la période pour massivement augmenter ses prix. Michel-Édouard Leclerc a lui-même indiqué que certaines hausses pratiquées par les industriels étaient injustifiées, sans s’interroger bien sûr sur les marges abusives qu’il s’octroie lui-même en distribuant leurs produits, comme l’a explicité un rapport du Sénat sorti en juillet 2022.
Enfin, le regard sur les taux de marge des entreprises (marge / chiffre d’affaires) est indispensable. La marge, c’est le chiffre d’affaires diminué des coûts que supportent les entreprises et de la masse salariale. Si celles-ci ne faisaient que répercuter sur leurs prix de vente la hausse des coûts qu’elles subissent, on devrait constater une hausse du chiffre d’affaires (liée à l’augmentation des prix de vente) à peu près équivalente à la hausse des charges supportée par l’entreprise et donc un maintien du taux de marge. Ce n’est pas du tout ce qui se passe.
Par exemple, d’après une note de l’institut La Boétie, le secteur agroalimentaire français a vu son taux de marge passer de 30% au premier trimestre 2021 à 44% au quatrième trimestre 2022. Et il ne s’agit pas que d’un effet rattrapage d’une année 2021 encore marquée par le Covid : le taux de marge des industries agroalimentaires a été en effet, au quatrième trimestre 2022, supérieur de 5,8 points au niveau de 2018. Au total, l’augmentation des profits des entreprises explique 41 % de la hausse des prix de production des industries agroalimentaires et 61% de l’inflation des prix non agricoles au dernier trimestre 2022.
L’inflation est quant à elle une opportunité considérable pour les entreprises, qui peuvent jouer sur les deux tableaux : continuer à bloquer les salaires et l’emploi tout en augmentant leur prix de vente pour faire exploser leurs profits.
Les hausses de prix ont ainsi bien pour but d’augmenter les taux de marge. Jusqu’à présent, les entreprises le faisaient principalement en rognant sur les salaires et en supprimant des emplois, bien davantage qu’en augmentant leur prix, ce qui fait que l’inflation était faible jusqu’à l’année dernière. Il y a quelques années, le risque a même été plutôt la déflation, c’est-à-dire la baisse générale et durable des prix (en juillet 2014, par exemple, l’inflation n’était que de 0,4%). En système capitaliste, la déflation est un grave problème économique, car elle diffère les décisions d’achats, chacun attendant une diminution supplémentaire des prix, tandis que les entreprises perdent une partie de leurs débouchés et ne peuvent plus se permettre d’investir à cause de la baisse des prix de leurs produits.
L’inflation est quant à elle une opportunité considérable pour les entreprises, qui peuvent jouer sur les deux tableaux : continuer à bloquer les salaires et l’emploi tout en augmentant leur prix de vente pour faire exploser leurs profits. Par exemple, l’armateur CMA CGM a atteint un bénéfice net de 23,5 milliards d’euros en 2022 (un niveau quasiment jamais atteint par aucune entreprise dans l’histoire de France), grâce à ses hausses de prix qui ont permis à son chiffre d’affaires de progresser de 33,1%. Autres exemples : en 2022, le constructeur automobile Stellantis a vu son bénéfice s’établir à 16,8 milliards d’euros, LVMH à 14,1 milliards d’euros, etc. Au global, trente-huit des quarante sociétés du CAC 40 ont réalisé un bénéfice net cumulé de 152 milliards d’euros en 2022, un chiffre sans précédent. Ces profits considérables ont permis aux dividendes des entreprises du CAC 40 (la part du profit que les actionnaires se versent dans leur compte en banque) d’exploser: ils sont passés de 45,6 milliards d’euros en 2021 à 56,5 milliards en 2022.
3– Comment contrôler les prix ?
Pour mettre fin à ce délire, il faut agir sur plusieurs axes : limiter les hausses de prix et empêcher les multinationales de se goinfrer de profits sur le dos des salariés. En particulier, la hausse des prix de l’énergie n’est pas une fatalité. Plutôt que des mesures électoralistes de court terme comme le bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement, il faut changer en profondeur le contrôle des prix de l’électricité et du gaz, en réglementant le prix avec un mode de calcul imposé légalement qui soit indépendant du marché. Ainsi le surcoût serait pris en charge par les distributeurs d’énergie et non par la population elle-même, contrairement à la baisse des taxes demandées par certains et aux indemnisations versées aux entreprises par le gouvernement. Et, à moyen terme, il faudrait revenir à la situation de monopole public que connaissait EDF et GDF avant les libéralisations dictées par l’Union européenne.
Par ailleurs, concernant les denrées alimentaires, il faut fixer un plafond. Cela a déjà été fait par le passé. On peut penser à la loi du maximum de 1793 par exemple, qui imposait un plafond pour le prix des grains. Et on a tendance à oublier que de 1793 à 1986, le prix du pain était réglementé en France ! Depuis le prix est totalement libre, mais cela n’a rien d’une fatalité et c’est finalement très récent dans notre histoire.
En Belgique, l’ensemble des salaires a augmenté mécaniquement cette année, car ils sont indexés sur l’inflation.
Il paraît toutefois difficile d’encadrer la totalité des prix des biens de consommation. Dès lors, en parallèle à l’encadrement des prix des produits de première nécessité, il faudrait indexer les salaires sur l’inflation, c’est-à-dire faire en sorte que les salaires augmentent automatiquement parallèlement à la hausse des prix. Là encore, cela n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Ce qu’on appelle l’échelle mobile des salaires a existé en France de 1952 à 1982, quand Mitterrand a mis fin à cet héritage fondamental de notre modèle social au nom de la “modernisation” du pays. Et cela existe encore dans certains pays. En Belgique, par exemple, l’ensemble des salaires a augmenté mécaniquement cette année, car ils sont indexés sur l’inflation. Le salaire de base des employés en Belgique a ainsi progressé de 11% l’année dernière. Au Luxembourg, il y a également un système d’ajustement automatique des salaires et traitements dès que l’inflation cumulée atteint 2,5% de l’indice du coût de la vie (prix à la consommation). Cette obligation s’impose à tous les employeurs et est contrôlée par l’inspection du travail. Le gouvernement luxembourgeois l’a malheureusement suspendu l’année dernière.
Toutes ces mesures ne suffiront toutefois pas. Si on plafonne certains prix, les industriels et les distributeurs se rattraperont en augmentant davantage ceux de leurs autres produits. Si on impose par la loi une hausse des salaires, certaines entreprises risquent de licencier encore plus et de demander plus de “productivité” aux salariés restants pour maintenir leur taux de profit. Pour vraiment sortir de l’ornière durablement, c’est directement sur leur pilotage qu’il faut agir en les débarrassant de la toute-puissance de leurs actionnaires qui n’auront toujours en ligne de mire que la hausse de leur propre rémunération au détriment de la qualité de vie de tout le reste de la population. Nationalisons, socialisons, révolutionnons.
publié le 20 avril 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.gfr
L’exécutif a dévoilé les grandes lignes d’une vaste réforme du service public de l’emploi, prévue dès 2024. Pour atteindre le « plein-emploi », il prône une collaboration plus efficace de toutes les institutions existantes, une obligation d’inscription des bénéficiaires du RSA et une refonte du système de sanctions.
C’est l’un des chantiers prioritaires qu’Emmanuel Macron a annoncé vouloir lancer d’ici le 14 juillet. Et la transformation de Pôle emploi en « France Travail » s’annonce comme un long et grand chambardement, dont les détails ont été dévoilés ce 19 avril par Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’emploi. Ce dernier a remis le rapport sur lequel il planche depuis huit mois : 274 pages et 99 propositions pour atteindre « le plein-emploi » – soit un taux de chômage à 5 %, contre 7 % actuellement.
Ce rapport préfigure une réforme profonde du service public de l’emploi, embarquant à bord d’un nouveau vaisseau amiral tous ses acteurs : Pôle emploi, missions locales, collectivités ou associations. Il n’y aura aucune fusion, et chaque entité gardera ses troupes et ses prérogatives. L’objectif est plutôt de les faire « collaborer efficacement ». C’est « une sorte d’équipe de France de l’insertion, de la formation et de l’emploi », expose, sans rire, le rapport.
Le capitaine sera Pôle emploi, rebaptisé France Travail dès le 1er janvier 2024. À ses côtés, deux autres opérateurs : les missions locales (déjà chargées de favoriser l’accès à l’emploi des jeunes) et Cap emploi (qui s’occupe du handicap), respectivement renommés France Travail Jeunes et France Travail Handicap.
Une myriade d’acteurs publics comme privés (Apec, CAF, maisons de l’emploi, entreprises adaptées…) deviendront leurs « partenaires ». La gouvernance de ce réseau sera assurée par l’État, les collectivités locales et les partenaires sociaux.
France Travail a vocation à devenir l’unique « porte d’entrée » des privé·es d’emploi vers le suivi et l’accompagnement. Bénéficiaires du RSA, jeunes, personnes en situation de handicap ou en recherche de formation : toutes et tous devront passer cette porte et s’inscrire via « un portail commun » en ligne, ou auprès « du réseau des guichets physiques des opérateurs France Travail voire de ses partenaires ».
Aucun acteur, pas même l’État, n’est aujourd’hui en mesure d’identifier l’ensemble des personnes dépourvues d’emploi sur son territoire et de connaître leurs besoins.
Comme cela est déjà le cas pour les bénéficiaires de l’allocation-chômage et du RSA, un premier entretien d’accompagnement sera censé mesurer les « compétences et appétences » et les « besoins sociaux et professionnels », et se solder par la signature d’un « contrat d’engagement » actant un « plan d’action » à respecter.
Cette procédure d’inscription « permettra l’orientation rapide vers le bon parcours d’accompagnement », précise le rapport, qui signale des failles dans le système actuel. « Compte tenu de la dispersion des acteurs et des responsabilités, aucun acteur, pas même l’État, n’est aujourd’hui en mesure d’identifier l’ensemble des personnes dépourvues d’emploi sur son territoire et de connaître leurs besoins », regrette-t-il.
« France Travail sera garant que plus aucune personne ne reste sans solution », s’enthousiasme le haut-commissaire à l’emploi. Concernant les bénéficiaires du RSA, leur accompagnement renforcé figure parmi les chantiers, avec l’objectif de les faire toutes et tous entrer dans le giron du nouvel opérateur. Autrement dit : elles et ils devront s’inscrire, ce qui n’est actuellement pas obligatoire.
Aujourd’hui, seul·es 40 000 bénéficiaires du RSA sont suivis par Pôle emploi, et cette aide sociale est actuellement distribuée et gérée par chaque département, ce qui peut occasionner des ratés dans la distribution, mais aussi des illégalités dans les critères de versements.
La réforme du RSA, conditionnant son versement au principe « de 15 à 20 heures d’activité d’insertion » par semaine, annoncée pendant la campagne présidentielle et déjà expérimentée dans plusieurs départements, sera menée en parallèle. Comme le souhaite Emmanuel Macron qui tient au principe des droits et – surtout – des devoirs des privé·es d’emploi.
Nouvelles obligations et nouvelles sanctions
Le rapport France Travail remis ce mercredi jette aussi les bases de nouvelles méthodes d’obligations et donc de sanctions. Dès le préambule de la partie dédiée au « contrat d’engagement », le ton est donné. Et il n’augure rien de bon.
« Pendant trop longtemps, nous nous en sommes tenus à fixer des obligations formelles en contrepartie de l’inscription au chômage ou du bénéfice d’une allocation faute de pouvoir offrir à tous ceux qui en avaient vraiment besoin un accompagnement adapté. […] Avec, comme corollaire, une faible exigence vis-à-vis des personnes en termes de mobilisation et un régime de sanctions peu applicable et inégalement appliqué. »
Le sous-entendu est clair : les exigences envers les privé·es d’emploi méritent d’être revues et durcies. Le constat sur l’obligation de recherche d’emploi n’est pas plus rassurant : « Ce dispositif, s’il a sa pertinence sur le principe, est aujourd’hui difficile à apprécier pour le conseiller et facile à détourner pour le demandeur d’emploi ne remplissant pas les objectifs escomptés. »
Il appelle donc à une évaluation du dispositif « pour en valider la pertinence et l’efficacité au regard du but recherché, à savoir d’inciter et responsabiliser le demandeur d’emploi dans sa recherche effective d’emploi ».
Depuis 2018, indique encore le rapport, les sanctions pour refus de deux offres d’emploi sont jugées « stables » : 405 sanctions prononcées pour ce motif en 2021 et 318 en 2022 (soit 0,016 % des radiations). Pour le haut-commissaire à l’emploi, cela signifie nécessairement que l’obligation de recherche d’emploi « est plutôt inopérante dans les faits »… et non que les personnes concernées pourraient en fait respecter leurs obligations en la matière, comme Mediapart le racontait dans ce reportage.
Sur le volet sanctions, le haut-commissaire propose de tout revoir de fond en comble, en uniformisant le système, tout en laissant à chaque opérateur la prise de décision. Il invite ainsi à introduire, en complément de l’existant, une « suspension remobilisation rapidement applicable ». Il s’agirait d’une sanction « intermédiaire », permettant « de suspendre le droit à une indemnité/allocation temporairement », sans pour autant suspendre l’accompagnement, contrairement à ce qui prévaut aujourd’hui à Pôle emploi avec les radiations.
La mission France Travail recommande par ailleurs un système de sanctions « plus progressif », misant « sur une approche globale de la situation du bénéficiaire et un regard pluridisciplinaire, plutôt qu’une approche mécaniste ». En d’autres termes, prendre en compte la situation des personnes avant de les priver de ressources.
Les diverses institutions qui devront coordonner leurs actions ne partagent bien souvent pas même un simple logiciel de suivi.
« Ainsi, conclut le rapport, l’écosystème des obligations/sanctions pourrait sortir de la logique “une faute, une sanction” […] qui consomme beaucoup de temps et laisse peu de place aux échanges en lien avec le retour à l’emploi. » Ce dernier point pourrait séduire le médiateur national de Pôle emploi qui prône, de longue date, une « gradation » des sanctions.
Si le but de France Travail est la simplicité, sa mise en œuvre paraît à première vue fort complexe. Elle suppose que tous les acteurs cités arrivent à travailler ensemble, et à bâtir des procédures et référentiels communs, ce qui n’est pour l’heure pas garanti, y compris sur le versant technique.
Les diverses institutions qui devront coordonner leurs actions ne partagent bien souvent pas même un simple logiciel de suivi, et on se souvient du crash du RSI, la sécurité sociale des indépendants, pour ces raisons en 2008.
La mise en commun devrait donc se faire progressivement pour l’horizon 2027. « Nombre de propositions auront [...] vocation à être expérimentées dès 2023 avec quelques régions volontaires avant de les étendre à tout le territoire national nourries par les apprentissages du terrain », précise tout de même le rapport.
Un projet de loi « plein-emploi » portant la création de France Travail, mais aussi la réforme du lycée professionnel déjà sur les rails, devrait être présenté en Conseil des ministres fin mai, pour un examen parlementaire qui aurait lieu dans le courant de l’été. Selon le rapport, entre 2,3 et 2,7 milliards d’euros devront être investis chaque année.
publié le 8 avril 2023
Anthony Smith CGT Ministère du travail sur https://blogs.mediapart.fr
Le texte ci-dessous est la reprise (modifiée à la marge) de ma présentation – en qualité de responsable syndical à l’Inspection du travail - lors du colloque sur les accidents du travail organisé par le député Aurélien Saintoul, le 5 avril 2022 à l’Assemblée Nationale. Faisons du 10 mars un jour férié en hommage aux morts du travail.
A l’Inspection du travail nous disons que la santé et la sécurité sont le cœur du métier d’Inspecteur, son essence même, car c’est la Loi du 2 novembre 1892 qui crée un ensemble de règles en matière d’hygiène de sécurité concernant je cite « le travail des enfants, des filles et de femmes dans les établissements industriels ». C’est aussi cette Loi qui crée (article 17) le corps des Inspecteurs du travail, qui impose (article 15) à l’employeur de déclarer les accidents du travail, d’en informer l’Inspecteur et qui (article 20) crée la possibilité pour l’Inspecteur de relever des procès-verbaux constatant des infractions.
L’enquête « accident du travail », La Quatrième partie du Code du travail, c’est le cœur de notre action parce que personne ne devrait être blessé au travail, ni mourir au travail. Plus de 130 ans après cette Loi, la réalité n’est plus la même qu’au XIXème, mais elle reste terrible cela a été rappelé sur le nombre de morts, de blessés au travail et c’est sans compter les non déclarations, les non recensements (autoentrepreneur, travailleurs des plateformes, de la fonction publique), les victimes différées (comme les 3000 morts de l’amiante par an).
Nous pourrions parler prévention car c’est elle qui constitue 98% de notre action au quotidien, mais les CHSCT et les Représentants du personnel dans les entreprises ont été laminés par les « Ordonnances Macron » de 2017, et cette prévention est regardée encore, par une grande partie des employeurs, comme une option ou un coût. Imaginez l’Evaluation des Risques Professionnels est obligatoire depuis 1992, plus de 30 ans l. Le Document Unique d’Evaluation des Risques depuis fin 2001, 22 ans. Et pourtant tous les jours, tous les jours nous sommes confrontés dans nos contrôles à l’absence totale d’évaluation ou une évaluation purement formelle.
C’est ce qu’il faut changer radicalement et c’est pour cela que l’action répressive reste essentielle même si elle concerne un nombre très faible de nos interventions. Mais la première chose à garder en tête pour comprendre notre geste professionnel d’Inspecteur du travail sur les accidents du travail, c’est qu’il ne reste aujourd’hui que 1750 Inspectrices et Inspecteurs du travail affectés au contrôle des entreprises pour 20 millions de salariés et qu’ils ont pour mission de veiller, de tenter de veiller, au respect de l’ensemble de la règlementation du travail. C’est une supercherie ! 20% de postes ont été supprimés en 10 ans. Partout ce sont des zones de non droit du travail ! A la CGT du Ministère du travail nous estimons qu’il faudrait à minima 4000 Inspectrices et Inspecteurs sur le terrain disposant d’appuis avec des médecins inspecteurs du travail, des ingénieurs de prévention en nombre et dans toutes les disciplines : ergonomes, risques chimiques, mécaniques etc. Et c’est peu de dire que les services de la Médecine du travail et de la Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail (CARSAT) sont dans le même état.
C’est donc dans ce mode terriblement dégradé que se met en œuvre notre geste professionnel pourtant essentiel. Quand un accident survient, il faut déjà en être informé ce qui est loin d’être toujours le cas ! Trouver un véhicule pour parfois faire 2h00 de route pour se rendre sur les lieux et je passe les effets induits par les réorganisations incessantes des services de l’Etat sur nos conditions matérielles d’intervention. Ensuite réaliser ses constats, conduire son enquête, tenir les auditions, le but étant de comprendre les mécanismes et les causes qui ont conduit à l’accident, de matérialiser les infractions de l’employeur et de qualifier juridiquement ces manquements pour les relever dans un procès-verbal.
La vraie expertise des Inspecteurs du travail c’est d’aller plus loin que les constats initiaux de la police ou de la gendarmerie qui souvent se limitent à contrôler la présence alcool ou de produits stupéfiants, sans, sauf à de rares occasions, dépasser les deux grands préjugés de l’accident du travail : cette main perdue dans la machine, c’est de la faute de la victime ; ce mur sur un chantier du bâtiment qui s’effondre sur ce jeune apprenti : c’est la faute à pas de chance.
L’Inspecteur va souvent être seul face à l’accident et à l’enquête qui vient en plus de son quotidien et s’ajoute souvent à plusieurs autres enquêtes. Et il faut faire avec son propre choc, parce que les accidents du travail sont terribles et cette question n’est pas traitée par le ministère du travail ou à la marge. Ensuite vient la solitude. Au début la hiérarchie vous sollicite parce que la presse en parle que le Préfet, la direction générale du travail, le cabinet du Ministre veulent une note. Et puis après 24h, 48h : l’évènement, le « fait divers » a été traité et tout le monde est passé à autre chose. Pas l’Inspecteur, pas les victimes, pas les familles des victimes.
C’est là où l’intervention des familles et des ayants droit est essentielle comme celle des cordistes en colère ou l’association des victimes de l’amiante et aujourd’hui avec le « collectif stop » C’est d’une importance cruciale, pour rendre visible, pour faire que le droit pénal du travail existe.
Parce que la réalité est terrible. Notre syndicat CGT du 93 a travaillé sur le sujet en reprenant les 150 procès-verbaux d’Inspecteurs du travail suite à des accidents ou en matière de santé sécu relevés en Seine Saint Denis entre 2014 et 2020 : moins d’un tiers de ces procédures ont donné lieu à des audiences correctionnelles, un tiers sont toujours en enquête 5,6,7 ans après les faits, un tiers ont été classées sans suite ! Ces constats nous pourrions les reproduire partout sur le territoire et je passe sur les audiences renvoyées, des accidents mortels relaxés sans appel du Parquet, l’absence d’information des Inspecteurs sur les dates d’audiences des procédures, la faiblesse des peines prononcées, comme les rares peines d’emprisonnement quasiment toutes avec sursis.
Mais pourquoi ? Parce que ce qui se construit aujourd’hui en matière de droit du travail c’est d’abord un « soft law » un droit mou de la recommandation (nous l’avons vu pendant covid), un droit de la transaction pénale, de la sanction administrative qui invisibilise les infractions ; c’est ensuite des employeurs qui, dans ce pays, ne sont pas considérés comme des justiciables comme les autres : ce sont des créateurs d’emplois alors est-il possible de les imaginer en délinquants ; c’est enfin parce que l’entreprise reste l’un des derniers lieu de l’absolutisme et qu’un accident dans ce lieu clos qu’est l’entreprise cela ne trouble pas l’« ordre public ».
publié le 29 mars 2023
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Des perquisitions ont eu lieu, mardi, au siège de la BNP, d’Exane, de la Société générale, de Natixis et de HSBC, constituant la plus vaste opération de l’histoire du Parquet national financier.
Nouveau rebondissement dans le scandale de fraude fiscale dit CumCum : 16 magistrats du Parquet national financier (PNF), sur les 19 en poste, et pas moins de 150 enquêteurs ont mené, ce mardi, des perquisitions au siège de cinq établissements bancaires, à Paris comme à la Défense. Il s’agirait même de la plus grosse opération de l’histoire du PNF.
Des bénéfices partagés avec la banque plutôt qu'avec la solidarité nationale
Les banques ciblées sont rien de moins que la BNP Paribas, Exane (gestionnaire de fonds et filiale de la BNP), la Société générale, Natixis (filiale de BPCE) et HSBC. Selon le communiqué du parquet, 6 procureurs allemands étaient également présents, dans le cadre de la coopération européenne.
En effet, lorsque le scandale « CumCum » a éclaté, en 2018, à la suite de révélations du Monde, dont les répercussions ont été réévaluées à la hausse en 2021, les pertes cumulées de cette pratique pour les administrations fiscales européennes s’élevaient à pas moins de 140 milliards d’euros.
Ce mécanisme consiste, pour les détenteurs étrangers d’actions d’entreprises cotées en Bourse en France, à éviter de payer tout impôt sur les dividendes, avec l’aide des banques hexagonales.
Imaginons un actionnaire non français de Total. Au moment de toucher les revenus de son capital, il confie la propriété de ses titres à une banque française complice, qui les lui restitue, avec le montant des dividendes moins sa commission, une fois passé le moment de la retenue à la source. Plutôt que de participer à la solidarité nationale, l’actionnaire préfère partager ses bénéfices avec sa banque.
Un redressement espéré d’un milliard d’euros
Réagissant à chaud depuis la manifestation parisienne, Fabrice Egalis, membre de la commission exécutive de la CGT finances publiques, trouve cette pratique « complètement scandaleuse. Déjà les revenus du capital sont très peu taxés, mais en plus la loi est dure avec les pauvres et généreuse avec les riches ! »
Car l’illégalité de la méthode est contestée par les banques concernées. C’est d’ailleurs toute la démarche de la plainte que Boris Vallaud a déposée en 2018, avec l’aide de l’économiste Gabriel Zucman, visant cette pratique. « Voilà la question de fond qu’on voulait poser : est-ce que l’optimisation fiscale, quand elle a pour unique but d’échapper à l’impôt, n’est pas forcément de l’évasion fiscale, donc illégale ? » explique le député PS.
Le PNF semble sensible à ces arguments : ainsi, la BNP Paribas et sa filiale sont soupçonnées de fraude fiscale aggravée et de blanchiment de fraude fiscale aggravée, après des signalements de l’administration fiscale. La Société générale, Natixis et HSBC font l’objet d’enquêtes pour blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée. Le redressement espéré pourrait dépasser un milliard d’euros.
Les actionnaires français peuvent aussi profiter de la combine
Les actionnaires français peuvent aussi profiter de la combine en exploitant les conventions fiscales que la France a passées avec des paradis fiscaux comme les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite ou le Qatar, taxant les revenus du capital à zéro pour cent.
Il s’agit alors de transmettre ses titres à un complice qui y réside au moment de la distribution des dividendes et de les récupérer ensuite, en se partageant les gains exemptés d’impôt. Comme cela ne concerne pas les banques françaises, ce n’est pas l’objet des perquisitions. « Mais le scandale doit inviter à remettre en question toutes ces conventions passées avec les paradis fiscaux », insiste Boris Vallaud.
publié le 24 février 2023
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Depuis la hausse des taux, les banques centrales perdent des milliards. En cause : les intérêts gigantesques versés aux banques commerciales, exemptées de tout effort dans la lutte contre l’inflation. Au service de qui sont les banques centrales ?
IlIl y a des pertes qui importent plus que d’autres. Le déficit putatif de 14 milliards d’euros du système de retraite français à l’horizon 2030 relève assurément de la première catégorie, dans l’esprit de nombreux responsables. Les pertes réelles des banques centrales européennes, qui vont être publiées dans les prochaines semaines, de la seconde.
Pour la première fois depuis quinze ans, la Banque centrale européenne (BCE) affiche un résultat, publié le 23 février, égal à zéro et ne versera pas de dividendes. L’institution monétaire a évité de plonger dans le rouge en puisant dans ses réserves pour effacer plus de 2 milliards de pertes liées à son changement de politique monétaire.
« Le bilan de la Banque centrale européenne ne dit pas grand-chose. Ce sont les banques centrales nationales qui constituent l’eurosystème qui portent l’essentiel des répercussions », relève Éric Dor, économiste et professeur à l’IÉSEG. Leur bilan reflète les tensions qui se sont installées depuis la montée des taux d’intérêt. « Les résultats seront négatifs pour beaucoup de banques [centrales] dès 2022, en raison de l’asymétrie des taux d’intérêt entre les actifs et les passifs », a averti ces dernières semaines le gouverneur de la Banque du Portugal, Mário Centeno.
Si la Banque de France, qui doit publier ses comptes le 22 mars, assure qu’elle affichera « un résultat positif », elle risque d’être l’une des rares banques centrales européennes à être encore préservées en 2022. La Banque centrale de Belgique a déjà annoncé des pertes de 600 à 800 millions d’euros pour 2022. Celle des Pays-Bas a prévenu qu’elle risquait elle aussi d’être dans le rouge. Selon les prévisions, la Bundesbank ferait aussi face à un déficit en 2022.
En dehors de la zone euro, la situation des banques centrales occidentales n’est pas plus flambante : toutes portent dans leur bilan les stigmates de politiques monétaires hors norme engagées après la crise de 2008 pour sauver les systèmes financiers, poursuivies lors de la crise de l’euro puis de la pandémie, et maintenues jusqu’à l’an dernier.
Dès janvier, la Banque centrale suisse a annoncé une perte colossale de 132 milliards de francs suisses (134 milliards d’euros) ! Du jamais-vu dans les 115 ans d’existence de l’institution. La somme représente le quart du PIB du pays. La Banque de Suède, elle, prévoit une perte de 81 milliards de couronnes suédoises (7,32 milliards d’euros). La Banque d’Angleterre a déjà perdu 828 millions de livres sterling (940 millions d’euros) au cours du troisième trimestre de 2022. La Banque d’Australie a enregistré une perte de 44,9 milliards de dollars australiens (29 milliards d’euros) pour son exercice 2021-2022.
La traduction pour les États est immédiate. À l’inverse des autres années, ils ne recevront aucun dividende de leur banque centrale, versé au nom de leur privilège monétaire aux finances publiques. La Banque de Suisse avait ainsi payé quelque 26 milliards de francs suisses (26,4 milliards d’euros) au gouvernement et cantons suisses l’an dernier.
Le pouvoir de création monétaire
Voir plonger ainsi les principales institutions monétaires a un aspect très perturbant : sont-elles encore en mesure d’exercer leurs missions monétaires ? Afin de couper court aux alarmes et inquiétudes infondées, la Banque des règlements internationaux (BRI), organisme tutélaire des banques centrales, a publié début février un article pour rappeler sa doctrine : en résumé, les pertes des banques centrales n’ont pas d’importance. « Plusieurs banques centrales ont travaillé ces dernières années avec des fonds propres négatifs, sans que cela nuise à la politique monétaire », insiste-t-elle.
Les économistes interrogé·es partagent cette analyse. « Si une banque centrale était une entreprise, cela serait un problème. Mais une banque centrale n’est pas une entreprise, c’est une institution dotée du pouvoir de création monétaire », rappelle Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste et professeure à l’université Paris I. « Une banque centrale ne peut pas faire défaut. C’est elle qui produit l’argent. Leur situation n’affecte en rien leur politique monétaire », poursuit Éric Dor.
Si les pertes n’ont en soi pas d’influence sur le sort des banques centrales et leur mission dans la conduite des politiques monétaires, encore convient-il « de les expliquer et de souligner les avantages globaux de leurs mesures monétaires », insiste l’article de la Banque des règlements internationaux. Et c’est sans doute sur ce point que les banques centrales vont avoir le plus de difficultés.
« Toutes les pertes des banques centrales n’ont pas la même origine. Celles de la Banque centrale suisse, par exemple, sont d’abord dues à la baisse de valeur des réserves massives de change que l’institution avait constituées pour défendre un franc suisse fort », explique Éric Monnet, spécialiste d’histoire économique et professeur à l’École d’économie de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). D’autres, comme en Suède et en Australie, ont surtout constaté dans leur bilan les moins-values latentes des titres de dettes publiques qu’elles ont massivement rachetés ces dernières années dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing).
Les stigmates des politiques accommodantes
Mais pour les banques centrales européennes, les pertes ne sont pas seulement comptables : elles représentent de réelles sorties d’argent liées au versement d’intérêts sur les facilités de dépôt accordées aux banques. « Pour résumer, les banques centrales nationales paient plus d’intérêts qu’elles ne reçoivent d’argent », dit Éric Monnet.
Dans une lettre au gouvernement belge, le président de la Banque nationale de Belgique explique clairement le mécanisme à l’œuvre aujourd’hui : « Le facteur le plus important [à l’origine des pertes] est l’augmentation du coût de financement des portefeuilles de politique monétaire : l’augmentation des coûts d’intérêt sur les dépôts détenus par les établissements de crédit auprès de la banque est compensée par les faibles rendements [revenus d’intérêts – ndlr] auxquels les titres, pour la plupart à long terme, de ces portefeuilles ont été acquis. »
Dans le cadre de sa politique monétaire ultra-accommodante menée ces dernières années, la Banque centrale européenne, en contrepartie des rachats de titres obligataires, a libéré d’énormes volumes de liquidités. Ces mesures étaient censées faciliter le fonctionnement du système financier et assurer le financement des économies européennes. Mais une grande partie de ces liquidités sont encore entreposées sur des comptes des banques centrales nationales, où elles sont rémunérées. « Le montant total placé sur la facilité de dépôt s’élève encore à plus de 3 700 milliards d’euros fin décembre. Pour la Banque de France, c’est 1 033 milliards d’euros, pour la Bundesbank c’est 1 132 milliards d’euros », explique Éric Dor.
Même si une partie de ces avoirs sont utilisés dans l’économie, ces excès de liquidités illustrent un dysfonctionnement patent du système financier, héritage des politiques monétaires « uniques » menées ces dernières années.
Pertes publiques, profits privés
Tant que les taux arrêtés par la Banque centrale étaient nuls, voire négatifs, cette accumulation d’argent ne posait pas trop de problèmes. Mais leur remontée change tout. Ces facilités de dépôt sont aujourd’hui rémunérées à 2,5 % : les banques commerciales n’ont donc aucun intérêt à utiliser ces sommes qui leur rapportent sans aucun risque. Et plus les taux vont monter – la BCE prévoit de porter ses taux à 3 % dès mars, et de les augmenter encore par la suite, tant que l’inflation ne sera pas retombée autour de 2 % –, plus l’incitation à conserver ces sommes sur les comptes des banques centrales qui leur assurent des profits garantis sera forte pour les banques commerciales.
Tandis que ces dernières accumulent les bénéfices, les banques centrales nationales, elles, prennent les pertes. « Chaque hausse de taux de la BCE de 0,25 point augmente les coûts de la Banque nationale belge de 310 millions d’euros par an », rappelle cette dernière. Celle-ci a déjà annoncé qu’elle risquait d’être en perte jusqu’en 2027. La Banque centrale des Pays-Bas a calculé qu’il lui faudrait assumer plus de 9 milliards d’euros de pertes dans les prochaines années.
Selon les calculs de Daniel Gros, responsable du Centre des études politiques européennes à Bruxelles, la Bundesbank pourrait enregistrer des pertes allant jusqu’à 22 milliards d’euros en 2023. Pour la Banque de France, elles pourraient s’élever à 17 milliards d’euros, et à 9 milliards d’euros pour la Banque d’Italie. Au total, d’après les estimations de ce think tank, les banques centrales de la zone euro pourraient enregistrer 600 milliards d’euros de pertes, si les taux sont portés à 3 % et demeurent à ce niveau pendant six ans. Interrogée à ce sujet, la Banque de France juge que « certains chiffres avancés n’ont pas beaucoup de sens ».
« Les banques centrales ont plusieurs outils pour faire face à cette situation. Elles peuvent créer de la monnaie, puisqu’elles ont ce pouvoir. Mais cela irait à l’encontre de leur objectif de leur lutte contre l’inflation. Elles peuvent demander aux États de les renflouer. Plus probablement, elles vont puiser dans leurs réserves pour éponger les pertes », analyse Éric Monnet. Le risque existe cependant de voir les banques centrales afficher des capitaux propres négatifs, au fur et à mesure que les taux remontent. « Je crains qu’à un moment ou à un autre, les États ne soient appelés à compenser les pertes des banques centrales », estime Jézabel Couppey-Soubeyran.
C’est déjà le cas en Grande-Bretagne. Comme la législation le prévoit, la Banque d’Angleterre a demandé au gouvernement britannique de la rembourser des pertes qu’elles a subies depuis la remontée des taux. « Selon nos prévisions, le Trésor va devoir payer (au cours des prochaines années) 133 milliards de livres (151 milliards d’euros) à la Banque d’Angleterre pour couvrir ses pertes, plus que les gains qu’elle a reversés [aux finances publiques] au cours des treize dernières années », souligne l’Office sur la responsabilité budgétaire dans l’un de ses derniers rapports. Mais même sans y être obligés par la loi, d’autres pays commencent à murmurer qu’il faudra bien recapitaliser les banques centrales, afin d’assurer la confiance du public, d’asseoir la solidité des institutions monétaires. L’Allemagne et les Pays-Bas, fervents défenseurs de cette orthodoxie financière, sont sur cette ligne.
Au service de qui sont les banques centrales ? Laurence Scialom, économiste, professeur à l’université Paris-Nanterre
Le sujet risque de devenir politiquement explosif. Les États qui se sont endettés à milliards pendant la crise financière puis la crise de l’euro pour voler au secours du système financier devront-ils à nouveau mettre les finances publiques à contribution pour aider les banques centrales, au moment où les taux remontent ? Et dans le même temps, les banques commerciales, exemptées de tout effort dans la lutte contre l’inflation, continueraient d’engranger des bénéfices faciles auprès des mêmes banques centrales ?
« Cela pose de vraies questions. Au service de qui sont les banques centrales ? », analyse Laurence Scialom, professeure d’économie à Paris-Nanterre. La situation révèle l’étendue du « pouvoir monétaire de la BCE au service du capitalisme financier », selon Jézabel Couppey-Soubeyran. « La mission des banques centrales est certes de stabiliser le système financier. Mais elles ne sont pas censées opérer des redistributions de manière larvée. Or là, il y a clairement un effet redistributif en faveur des banques », constate de son côté Éric Dor.
« Il est parfaitement possible pour les banques centrales d’augmenter les taux d’intérêt aujourd’hui pour lutter contre l’inflation sans avoir à transférer une large partie de leurs profits liés à leur monopole aux banques commerciales. Ces profits appartiennent à la société dans son ensemble et doivent être transférés aux gouvernements », écrivent dans un récent article les économistes Paul De Grauwe et Yuemei Ji.
Ils étudient plusieurs pistes. D’abord en finir avec la rémunération des facilités de dépôt des banques commerciales auprès des banques centrales. La fin de cette pratique ne serait que revenir à la situation qui préexistait avant 1998, rappellent les deux économistes. Ensuite, ils préconisent aussi d’augmenter le montant des réserves obligatoires des banques – un outil délaissé par les banques centrales occidentales depuis des années mais encore très utilisé par la Banque de Chine. Ce moyen assurerait, selon eux, une meilleure stabilité du système financier.
Officiellement, la Banque centrale européenne n’a pas réagi à ces propositions. Mais les milieux institutionnels ont déjà commencé d’allumer des contre-feux pour tuer l’idée dans l’œuf. La rémunération des liquidités en dépôt auprès des banques centrales, expliquent-ils, est le socle de la politique monétaire européenne et du système financier. La supprimer nuirait à la lutte contre l’inflation menée au travers des hausses des taux d’intérêt. Pourquoi ? Mystère. « Dans les années 1980, lorsque les taux sont montés à plus de 15 % pour lutter contre l’inflation, les facilités de dépôt n’étaient pas rémunérées. C’était une taxe forte sur les banques, acceptée pour casser l’inflation », rappelle Éric Monnet.
Quant à renforcer la régulation et augmenter les réserves obligatoires, les défenseurs du statu quo y sont tout aussi hostiles. Ils insistent sur les risques de créer des dysfonctionnements dans la transmission de la politique monétaire et d’inciter les banques à contourner les règles.
« On a du mal à sortir des cadres macroéconomiques existants, alors qu’ils sont défaillants depuis plus de 15 ans », constate Laurence Scialom. « Les banques centrales sont toujours dans le mode de raisonnement qu’il ne faut pas trop toucher aux profits des banques », poursuit Éric Monnet. Avant d’ajouter : « Il n’est pas facile de changer tout rapidement, mais on peut le faire graduellement. La régulation est un bon moyen. On ne peut pas combattre l’inflation tout en continuant à payer très cher les banques. À un moment, c’est intenable. »
publié le 18 février 2023 2023
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
En signant un déficits d’exploitation de 17,9 milliards d’euros, le groupe français paye le prix fort de la crise énergétique et de la libéralisation du marché, alors que les craintes d’un démantèlement futur persistent, alimentées par la reprise de contrôle de l’Etat.
Loin des tarifs verts et bleus, les comptes d’EDF sont dans le rouge. L’entreprise de l’électricité a subi en 2022 une lourde perte de 17,9 milliards d’euros. Un record sans précédent depuis les dégringloades de France Télécom (20,7 milliards) et Vivendi Universal (23,3 milliards) il y a 20 ans. Au total, l’endettement financier du groupe s’élève à 64,5 milliards. Pour autant, le gouvernement a réaffirmé compter sur le nouveau PDG du groupe Luc Rémont, ainsi que sur les salariés pour « rétablir dans les meilleurs délais l’intégrité de la production électrique d’EDF. »
Dérégulation et concurrence faussée
Pour l’énergéticien, 2022 s’apparente à une « annus horribilis » tant la société a traversé d’épreuves. Pour le sénateur PCF Fabien Gay, la principale d’entre elle prend son origine dans les conséquences de « vingt année dérégulations du marché, notamment avec l’Arenh. »
Ce mécanisme imposé lors de la libéralisation du secteur contraint EDF à vendre de l’électricité qu’elle produit à bas prix (42 euros le MWh) à des fournisseurs alternatifs qui, à leur tour, la revendent avec une belle marge, tout ceci afin de soutenir artificiellement la concurrence. L’an dernier, l’Etat a contraint l’énergéticien à céder encore plus de cette production vendue à perte afin de sponsoriser ses concurrents et financer le bouclier énergétique contenant la flambée des prix du courant pour les consommateurs. Cette mesure a plombé pour 8,34 milliards les comptes de l’entreprise.
« Pour satisfaire cette demande, EDF a été contraint de racheter du courant, en faveur de ses concurrents, autour de 365 euros le MWh sur le marché européen pour ensuite les revendre à 42 euros. Aucune autre entreprise industrielle n’est amenée à faire une telle démarche. C’est de la spoliation », tacle Fabien Gay.
Un avis partagé par Karine Granger, de la CGT: « Le gouvernement se sert des caisses de l’État et d’EDF pour enrichir les fournisseurs alternatifs qui ne produisent rien. C’est un braquage organisé en bénéfice du privé. » L’administratrice salariée d’EDF rappelle que « le volume vendu à travers l’Arenh représente 43 % de la production » du géant électrique. Elle ajoute que « l’exécutif estime que la crise de l’énergie est conjoncturelle » liée notamment à la guerre en Ukraine, « alors qu’elle est structurelle. »
A cette facture s’ajoute le coût de la croissance de 3% de son portefeuille clients. Gagner de nouveaux usagers serait une aubaine en temps normal. Pas en période de crise énergétique: EDF a dû offrir des tarifs abordables à quelque 100000 nouveaux usagers, dont une bonne partie ont été mis à la porte par des fournisseurs alternatifs affichant des tarifs prohibitifs ou ayant même tiré le rideau.
Une production réduite de moitié
Pour expliquer les 17,9 milliards de déficits, la direction d’EDF pointe quant à elle la chute de la production électrique nucléaire et hydraulique, tombée au plus bas en pleine crise énergétique et climatique mondiale. En 2022, seule la moitié du parc a été disponible sur l’année (54%, contre 73% sur la période 2015-2019), du fait de l’usure du parc nucléaire ou des opérations de maintenance repoussées lors de la crise Covid de 2020-21. Si aujourd’hui 43 des 56 réacteurs sont opérationnels, EDF ne pouvait compter que sur 30 d’entre eux au 1er novembre dernier. Un temps évoqué, le risque de coupure d’électricité cet hiver a cependant été écarté.
Dans ce contexte, la CGT déplore la fermeture d’unités de production électrique, notamment la centrale nucléaire de Fessenheim, actée sous la présidence de François Hollande après un accord électoral avec EELV en 2012, concrétisée en 2020 par Emmanuel Macron. « Le parc énergétique français ne peut plus produire en conséquence pour délester. De fait, nous avons en permanence un couteau sous la gorge », assure Karine Granger.
La relance du nucléaire en question
« Le redressement des finances d’EDF passera en priorité par l’augmentation du volume de production », ont commenté, ce vendredi, les ministres de l’économie et de la transition énergétique, Bruno Le Maire et Agnès Pannier-Runacher. Le 10 février 2022 à Belfort, Emmanuel Macron avait annoncé une commande de six nouveaux réacteurs EPR2 ainsi qu’une étude pour huit de plus. Ces réacteurs devraient entrer en fonction entre 2035 et 2045 sur les sites de centrales nucléaires existantes. Pour hâter leurs constructions, l’Assemblée nationale doit se prononcer dans les prochains jours sur un projet de loi déjà adopté par le Sénat qui vise à simplifier les démarches administratives.
Karine Granger émet de sérieux doutes sur cette relance. « Depuis le discours de Belfort rien n’a changé. Au contraire, avec la réforme des retraites, l’exécutif détricote le régime des énergéticiens rendant de fait moins attractifs nos métiers », tance la responsable syndicale qui souligne que « l e Comité social et économique central d’EDF et la CGT émettent de gros doutes sur les capacités de relancer la filière nucléaire ».
Etatisation ou nationalisation?
D’autant qu’au Parlement, se joue une bataille pour l’avenir même d’EDF. L’État a lancé une OPA (offre publique d’achat) sur les 15% du capital lui échappant, cette prise de contrôle devant faciliter la recherche de financements de la construction des six nouveaux réacteurs nucléaires. Mais les syndicats unanimes craignent que cette opération ne débouche sur la réanimation du projet Hercule de démantèlement du groupe: la cession de ses activités énergies renouvelables, hydroélectriques et de commercialisation du courant finançant la relance des activités nucléaires seules à demeurer dans son giron.
Voilà pourquoi le 10 février, une majorité de députés ont voté, contre l’avis du gouvernement, une proposition de loi socialiste visant à sanctuariser EDF tout en élargissant le bouclier énergétique à l’ensemble des TPE-PME. « La question posée est celle de recréer un grand service public, avec un monopole. Une ambition aussi grande que celle de Marcel Paul à la libération, en tenant compte des contrainte de nos jours », insiste Fabien Gay. Le sénateur PCF rappelle la « menace » que l’OPA sur EDF ne débouche « sur le dépressage » de l’entreprise, en livrant au privé les filières rentables comme Enedis et l’hydroélectrique, tout en gardant un monopole public sur le nucléaire, une filière lourde en investissements. « L’exécutif va prendre la ficelle de la dette abyssale pour justifier le projet Hercule », prévient Karine Granger.
Martine Orange sur www.mediapart.fr
L’électricien public a annoncé des pertes encore plus gigantesques qu’anticipé : 17,9 milliards d’euros. Ce résultat marque l’aboutissement d’une politique assumée de spoliation publique, ruinant une entreprise indispensable à la planification énergétique et écologique.
C’est tout sauf une surprise. Depuis des mois, les personnels d’EDF avaient prévenu que les comptes du groupe public seraient catastrophiques. Et ils le sont. L’électricien public a annoncé ce 17 février une perte historique de 17,9 milliards d’euros. Tous les résultats intermédiaires sont alarmants : le résultat opérationnel affiche une perte de 12,4 milliards, le cash flow est négatif de plus de 24 milliards et l’endettement s’élève à 64,5 milliards d’euros.
Pourtant, malgré ces chiffres apocalyptiques, le nouveau président d’EDF, Luc Rémont, a gardé une étrange sérénité pour sa première intervention publique, évitant toute critique des choix passés. Comme si tout cela n’était qu’un simple accident dans la marche triomphante du « fleuron national ».
Ces résultats disent tout autre chose. Ils marquent l’aboutissement de la destruction volontaire, organisée, du service public de l’énergie engagée depuis près de vingt ans, le privant des ressources nécessaires pour son avenir et la transition énergétique, en dépit de son apport essentiel à la compétitivité du pays. L’année 2022 a été le point d’orgue de cette destruction, EDF ayant dû assumer une part essentielle de la crise énergétique, au nom de tous les autres, de ses concurrents comme de l’État.
Pour justifier cette descente aux enfers, le gouvernement comme la direction du groupe public mettent en avant l’accident industriel hors norme qu’a dû affronter l’électricien dans les pires circonstances : en pleine crise énergétique, 26 réacteurs nucléaires sur 56 (il n’y en a plus que 16 depuis le 1er novembre) se sont retrouvés à l’arrêt en raison de problèmes de corrosion sous contrainte.
Dans le même ordre d’idée, les barrages hydrauliques, autre grande source de production électrique du pays, n’ont pas pu répondre à la demande en raison d’une sécheresse historique. La production électrique d’EDF est tombée à 279 TWh, en baisse de 23 % par rapport à 2021, de plus de 30 % par rapport à sa capacité installée de 400 TWh. Ce qui a obligé EDF à acheter l’électricité au prix fort sur le marché pour assurer le maintien du système électrique en France.
La direction place ces arrêts sous le signe de la fatalité. Qui aurait pu prévoir que ces réacteurs, notamment les plus récents – car ce sont eux qui sont les plus exposés –, allaient devoir être arrêtés en raison de corrosions imprévues et, semble-t-il, liées à des problèmes de conception d’origine ? Ces corrosions, cependant, sont liées aussi à un parc nucléaire vieillissant, alors que le renouvellement des capacités de production d’électricité n’a pas été assuré, faute de politique claire.
L’absence de stratégie de planification pour répondre à la transition énergétique des gouvernements successifs a placé EDF dans un étau. Le groupe s’est retrouvé piégé dans des discours incohérents, incompatibles avec le pilotage d’une activité s’appuyant sur des équipements industriels lourds. D’atermoiements en louvoiements, Emmanuel Macron a ainsi dit tout et son contraire en matière d’énergie. Il a d’abord été contre le nucléaire et a milité pour la fermeture rapide de treize réacteurs d’ici à 2030, sans préparer le remplacement de ces outils de production par d’autres sources d’énergie. Aujourd’hui, il ne jure plus que par le nucléaire, veut construire six EPR 2 et en souhaite même huit autres après.
Faute d’alternatives, EDF est obligé d’exploiter les équipements existants et vieillissants, sous peine de plonger la France dans le noir. Le parc nucléaire, prévu pour fonctionner à l’origine pendant 40 ans, devrait passer à une exploitation de 60, voire 80 ans, selon la volonté du gouvernement. Tout cela impose un lourd programme de maintenance et de rénovation, de changement d’équipements lourds, qui se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Dans les arrêts de 2022, il y a aussi ces réacteurs inscrits dans le cadre du programme du grand carénage afin d’en prolonger la durée de fonctionnement. Le parc ne devrait pas retrouver son plein fonctionnement au moins avant 2027, voire 2030.
Quelle autre entreprise au monde se retrouve dans l’obligation de céder 43 % de sa production électrique à perte à ses concurrents avant d’en racheter au prix fort pour répondre à ses propres besoins ?
L’ensemble de ces difficultés industrielles aurait pu conduire le gouvernement à chercher à alléger le fardeau d’EDF. Il aurait pu ainsi décider de diminuer ses obligations à l’égard de ses concurrents afin de tenir compte de sa baisse de production. Il a choisi de charger la barque.
Alors qu’ EDF avait annoncé dès le 15 décembre 2021 la nécessité d’arrêter une partie de ses réacteurs, le gouvernement a annoncé en janvier la création d’un bouclier tarifaire, pour faire face à l’explosion des prix de l’énergie, dont le coût a été laissé pour l’essentiel à la charge d’EDF. Sans tenir compte de ses problèmes industriels, il a imposé à l’électricien de céder non plus 100 TWh mais 120 TWh à ses concurrents, au prix de 46 euros le MWh, quand les prix spot sur le marché européen étaient déjà à plus de 222 euros le MWh. Les autres énergéticiens ont été exemptés de tout effort, le gouvernement se refusant même à taxer leurs surprofits.
Quelle autre entreprise au monde se retrouve dans l’obligation de céder 43 % de sa production électrique à perte à ses concurrents avant de racheter de l’électricité et du gaz au prix fort pour répondre à ses propres besoins ? C’est ce qui est arrivé à EDF en 2022. Le groupe, qui en 2021 avait dépensé moins de la moitié de son chiffre d’affaires pour acheter des combustibles et de l’électricité, y a consacré plus de 80 % de son chiffre d’affaires en 2022. À lui seul, le bouclier tarifaire a coûté plus de 8 milliards d’euros au groupe. Le dogmatisme européen de la concurrence, accepté par le gouvernement, tourne à la spoliation publique.
Les actionnaires de TotalEnergies et d’Engie, premiers bénéficiaires de ce mécanisme délirant en France, peuvent se féliciter : l’électricien public a pris à sa charge une partie des risques de marché qu’ils auraient dû assumer et a garanti leurs profits. Certains fournisseurs alternatifs, comme Mint ou Iberdrola, qui ne produisent pas un kilowatt en France, ont même poussé le jeu plus loin : ils ont débauché des milliers de clients au printemps afin de se voir attribuer d’importants volumes d’électricité à bas prix produite par EDF.
Puis, à l’été, ils ont poussé leurs clients dehors, en appliquant des tarifs prohibitifs, leur conseillant de retourner vers les tarifs régulés d’EDF. Naturellement, ils ont conservé les volumes d’électricité qui leur avaient été attribués et les ont revendus au prix fort sur le marché. Le MWh était alors à plus de 600 euros. À l’exception d’associations de consommateurs qui ont porté plainte contre ces fournisseurs, ni le gouvernement ni la Commission de régulation de l’énergie ni la direction des fraudes n’y ont trouvé à redire.
Pour la première fois depuis l’ouverture du marché à cette concurrence factice, EDF a ainsi vu revenir un million de clients particuliers comme industriels en 2022. Ce qui l’a obligé à acheter de l’électricité supplémentaire pour les desservir. Dans le même temps, des producteurs privés d’énergies renouvelables ont décidé qu’il n’était plus utile de participer au système de mutualisation des coûts de production financé par la contribution au service public de l’électricité (CSPE) et payé sur chaque facture.
Après avoir été subventionnés pendant des années au titre du développement des énergies renouvelables par un prix d’achat garanti, ils ont estimé bien plus intéressant de vendre directement sur le marché au prix fort. Selon la bonne vieille règle de la nationalisation des pertes et des risques et de la privatisation des profits.
L’aventurisme sans fin de l’EPR
À ces dysfonctionnements structurels du marché, il convient d’ajouter l’aventure nucléaire du groupe avec l’EPR. Le chantier de Flamanville a de nouveau pris du retard. Aux dernières nouvelles, EDF espère que le réacteur puisse démarrer à l’été 2024. Selon les dernières estimations, le coût de cet EPR s’élève à plus de 13 milliards d’euros.
Mais il faut désormais ajouter celui de l’EPR britannique d’Hinkley Point, imposé par Emmanuel Macron quand il était au ministère de l’économie. La prédiction de Thomas Piquemal, alors directeur financier d’EDF et qui démissionna avec fracas pour marquer son opposition, est en train de se réaliser : ce chantier est un gouffre dont EDF assume seul la charge. Le chantier, comme annoncé, a pris du retard. Alors que le réacteur devait entrer en service en 2023, il ne démarrera au mieux qu’en 2027. Le coût, estimé au départ autour de 18 milliards d’euros, s’est envolé. EDF parle maintenant de 32 à 33 milliards de livres (36 à 38 milliards d’euros). Et derrière, il y a encore l’EPR de Sidewell C à réaliser.
La charge est énorme. Et la situation financière d’EDF augure mal de la suite : la construction des six EPR voulus par Emmanuel Macron. Avec un endettement de 64 milliards d’euros, EDF est incapable de porter un tel programme de construction de réacteurs dont le coût est largement sous-estimé (le gouvernement avance le chiffre de 55 milliards d’euros). Et ce n’est pas le démantèlement d’EDF, projeté par le gouvernement, qui pourrait permettre de résoudre l’équation : privé des ressources financières de ses filiales les plus rentables en cas de privatisation, EDF aurait encore plus de mal à faire face. Le groupe ne serait plus qu’un océan de pertes, une bad bank épongeant les désirs nucléaires présidentiels.
Faire les poches du livret A
À la recherche de financements, le ministère des finances envisage de se tourner à nouveau, comme l’ont révélé Les Échos, vers la Caisse des dépôts et de faire les poches profondes du livret A. L’information n’a suscité aucune réaction de la part du Parlement, qui est pourtant chargé de contrôler cette institution, censée échapper à la mainmise de l’État. Détourner l’épargne des Français, qui contribue au financement du logement social, pour l’investir dans le nucléaire, n’est pourtant pas un acte neutre. Le projet en dit long, en tout cas, sur la vision de la transition écologique du gouvernement : il choisit les EPR plutôt que la sobriété énergétique et la lutte contre les passoires thermiques, batailles où les bailleurs sociaux sont en première ligne en finançant de lourds programmes de rénovation de leur parc de logements.
Dans le même élan, le gouvernement songe aussi à adopter la méthode de financement choisie par le gouvernement britannique pour la construction du réacteur de Sidewell : faire payer à l’ensemble des consommateurs la construction des EPR avant qu’elle ne soit engagée, par un prélèvement sur leurs factures d’électricité. En d’autres termes, cela revient à faire assumer tous les risques de construction et de réalisation, que ni l’État, ni EDF et encore moins des financiers privés ne veulent assumer, par l’ensemble de la population. Tout cela, bien évidemment, sans qu’elle ait son mot à dire.
Et c’est cela, peut-être, qui est le plus intolérable. Alors que le bilan de la gestion d’EDF depuis des années est catastrophique, les principaux responsables de cet effondrement ne se considèrent toujours pas comptables de leurs choix et de leurs décisions. Au vu des enjeux climatiques et économiques, il est plus que temps que la nation se réapproprie la conduite de ce bien public essentiel.
publié le 10 février 2023
Martine Orange sur www.mediapart.fr
En 2022, les cinq premiers groupes pétroliers occidentaux ont totalisé 180,5 milliards de dollars de profits. Un record historique. Plutôt que d’investir dans les énergies renouvelables et de préparer l’avenir, ils préfèrent reverser l’essentiel à leurs actionnaires. Cette position de rente ne peut que relancer le débat sur le rôle des majors pétrolières.
En temps normal, les cinq premiers grands groupes pétroliers mondiaux (ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et Total) auraient sans doute plastronné. Au vu des circonstances, ils ont préféré faire profil bas. En ces temps de crise énergétique qui malmène finances publiques, entreprises et ménages, leurs profits ne peuvent que relancer le débat sur leur conduite : en 2022, ces cinq premiers groupes ont totalisé ensemble 180,5 milliards de dollars, soit 100 milliards de dollars de plus qu’en 2021, année déjà considérée comme exceptionnelle.
Et ces profits auraient été encore plus élevés si des opérations comptables n’étaient venues lisser les comptes. Total ainsi a enregistré un bénéfice comptable net ajusté de 36,2 milliards de dollars. Après la prise en compte de ses désinvestissements en Russie (15 milliards de dollars), son bénéfice est ramené à 20,5 milliards de dollars.
Jamais dans leur histoire récente, les majors du Big Oil n’avaient enregistré des résultats aussi colossaux. En 2011, année où le prix du baril avait dépassé les 120 dollars, leurs profits s’élevaient à 140 milliards. Shell d’ailleurs le reconnaît : le groupe a enregistré un résultat historique (39,8 milliards de dollars), le plus élevé en 115 ans !
À eux seuls, ces chiffres résument la folie du moment. La crise énergétique, les tensions géopolitiques, la guerre en Ukraine sur fond de crise climatique se traduisent par des déplacements financiers colossaux et une accumulation encore plus gigantesque de capitaux entre quelques mains qui mettent à profit leur position de rente, sans qu’aucun facteur redistributif ne vienne les contrarier. Un pognon de dingue, pour reprendre l’expression désormais consacrée, est accaparé au détriment de tous à court et long terme.
Si le ministre des finances français Bruno Le Maire ne sait toujours pas ce que veut dire des superprofits, la Maison Blanche le sait, qui en a tout de suite perçu le caractère politiquement explosif. « Il est scandaleux qu’Exxon réalise un nouveau record des profits pour les compagnies pétrolières occidentales, après que les Américains ont été forcés de payer des prix si élevés à la pompe au milieu de l’invasion de Poutine », a réagi un porte-parole de la Maison Blanche dans un mail, tout de suite après la publication des résultats d’ExxonMobil annonçant 55 milliards de dollars de profits.
Une économie mondiale toujours plus dépendante des énergies fossiles
Derrière ces chiffres effarants se cache déjà un premier constat accablant : en dépit des grands discours et des beaux engagements, l’économie mondiale est plus carbonée que jamais. Alors que 2022 a été marquée par nombre d’événements (tempêtes, inondations, vagues de chaleur, sécheresses) prouvant la réalité des dérèglements climatiques et l’urgence de la situation, rien n’a été fait pour tenter d’endiguer le recours aux énergies fossiles. Au contraire. La demande mondiale en pétrole, gaz, hydrocarbures continue d’augmenter : elle a dépassé désormais les 100 millions de barils par jour et devrait continuer à progresser cette année, selon l’Agence internationale de l’énergie.
Mais face à ce rebond de la consommation, l’offre n’a pas suivi. Depuis plusieurs années, les groupes pétroliers et les pays producteurs ont opté pour une stratégie de la rareté, laquelle leur semble beaucoup plus rémunératrice et sûre que de pousser à la surproduction. L’effacement des approvisionnements pétroliers et gaziers russes, à la suite des sanctions adoptées par l’Occident en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a achevé de bouleverser les équilibres existants du secteur.
L’Europe, la poule aux œufs d’or des pétroliers.
L’impréparation et la façon brouillonne dont les pays européens ont mis en œuvre ces sanctions contre Moscou, jusqu’alors l’un des premiers, voire le premier, fournisseurs de certains pays européens, a conduit à une surenchère entre ces derniers, ainsi qu’à une spéculation effrénée. Dans leurs présentations, les grands groupes mondiaux ne manquent pas de consacrer des mentions spéciales au continent européen : « le siphonnage massif de la prospérité en dehors de l’Europe », dénoncé par le premier ministre belge à l’automne, se retrouve en partie dans les comptes de résultats de ces cinq majors.
L’Europe a été leur poule aux œufs d’or. Les profits exceptionnels de Shell sont tirés en grande partie de ces ventes de gaz naturel liquéfié à l’Europe, tout comme BP. ExxonMobil a multiplié par deux ses profits en Europe en un an. Plus grave : l’Union européenne, qui se veut le fer de lance de la transition écologique, a tourné le dos à ses propres engagements, a relancé dans la panique ses centrales à gaz, ses centrales à charbon, et construit à toute vitesse des terminaux pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL) et ainsi faire face aux ruptures provoquées par les sanctions à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Sans discuter les prix.
La mise entre parenthèses des impératifs climatiques
Cette volte-face n’a pas échappé aux majors pétrolières. Tous ces grands groupes ont tout de suite compris que le fameux signal-prix, censé être la corde de rappel économique pour contraindre la demande, n’existait pas dans un monde qui a soif d’énergie, et qui n’a d’autre solution que de se raccrocher aux énergies fossiles, faute d’alternatives.
Dans leur présentation stratégique, les cinq majors prennent toutes note de ce revirement pour s’en réjouir. Ces dernières années, elles se posaient des questions existentielles, se demandant où était leur futur : elles avaient arrêté nombre de projets d’investissements dans l’exploration et la production, les jugeant trop risqués et pas assez rentables ; elles s’inquiétaient d’être bannies par les investisseurs et les marchés de capitaux pour non-conformité aux critères sociaux et environnementaux. Toutes ces craintes se sont volatilisées : les grands groupes pétroliers occidentaux affichent aujourd’hui une sérénité rarement vue depuis 2011, leur dernière grande année de réussite.
Bien sûr, elles disent avoir encore des projets pour accompagner la transition écologique et développer d’autres énergies propres. ExxonMobil ne jure que par les techniques de production de l’hydrogène et la capture du carbone, entraînant tous ses concurrents sur ce chemin. Shell, qui n’a installé dans le monde que 2,2 GW d’énergies renouvelables, promet d’accentuer ses efforts dans ce domaine. Mais à côté, il y a les autres projets, ceux qui leur importent vraiment : les cinq projettent d’investir des dizaines de milliards de dollars dans les prochaines années pour relancer l’exploration et la production de gaz et de pétrole.
Le revirement le plus spectaculaire est sans doute celui de BP. Depuis des années, les études du groupe britannique servent de référence pour l’ensemble du monde pétrolier. Il est le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme sur la nécessaire transition écologique, le premier aussi à s’être montré le plus ambitieux dans ses objectifs de décarbonation. Tout s’est évanoui.
Alors que BP s’était engagé auparavant à diminuer de 40 % ses productions pétrolières et gazières d’ici à 2030 afin de diminuer ses émissions et de s’engager dans une stratégie bas carbone, le président de BP, Bernard Looney, a annoncé le 6 février que tout était révisé. Au lieu de 40 % de baisse de ses émissions en 2030, il ne prévoit qu’une diminution de 25 % à cette date, l’objectif initial étant repoussé à 2050. Et même si le groupe promet d’augmenter de 8 milliards de dollars ses investissements dans les énergies renouvelables, il a décidé aussi d’investir fortement dans la production des énergies fossiles, en dépit des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie d’arrêter les investissements dans ces énergies.
Une taxation bien légère et pourtant contestée
Car jamais cela n’a été aussi rentable. Un critère, cher aux investisseurs financiers, résume à lui seul la rente sur laquelle ils prospèrent : le retour sur les capitaux investis. Ce ratio a atteint des niveaux jamais vus dans une industrie lourde : 25 % pour Exxon, 20,7 % pour Chevron, 16,7 % pour Shell, 30,5 % pour BP, 28,2 % pour Total. Tous sont assis sur des montagnes de cash dépassant les 30 à 40 milliards de dollars. Une situation qui selon eux est appelée à durer au moins jusqu’en 2025. Car tous pensent que la situation sur les marchés pétroliers est appelée à rester durablement tendue, que la Russie ne reviendra pas, ou seulement par des subterfuges, sur les marchés mondiaux.
Leurs superprofits ont donc toutes les chances de perdurer. Cela ne les empêche pas de se plaindre des « mauvaises manières » qui, selon ces cinq grands groupes, leur sont faites en Europe. Tous insistent sur « l’effort considérable » qu’ils font en raison des taxes et prélèvements qui leur ont été imposés par certains gouvernements européens et britannique, sans parler de la taxe instituée au niveau européen, sur leurs superprofits.
ExxonMobil prétend que ces impositions lui ont coûté 1,8 milliard de dollars cette année ; Shell cite le chiffre de 2,2 milliards de dollars ; TotalEnergies de 1,7 milliard de dollars. Au nom de tous, ExxonMobil a engagé un procès pour contester la contribution décidée par la Commission européenne sur les superprofits. Compte tenu du flou juridique qui entoure cette décision, le groupe pétrolier a des chances de l’emporter.
Attaqués de toutes parts par des forces politiques qui contestent ces profits excessifs au moment où les finances publiques sont mises à mal, les groupes pétroliers ont engagé un lobbying d’enfer et des escouades de juristes et de fiscalistes pour contrer les attaques et dissuader tout gouvernement qui serait tenté d’augmenter la fiscalité, même de façon exceptionnelle, sur leurs profits.
Le ruissellement vers le haut de la rente pétrolière
La question, cependant, risque de s’imposer à nouveau très vite dans nombre de pays. D’autant que les grands groupes vont avoir de plus en plus de mal à justifier l’utilisation de ces résultats exorbitants.
Car que font-ils de ces profits colossaux ? Ils les reversent à leurs actionnaires. ExxonMobil a reversé 30 milliards de dollars à ses actionnaires, Shell 26 milliards, plus que ses dépenses d’investissement. Au total, les cinq grands groupes ont versé plus de 80 milliards de dollars sous forme de dividendes et de rachats d’actions en 2022. Ils se préparent à augmenter encore ces versements en 2023. Afin de s’attirer les bonnes grâces des marchés financiers, Chevron a annoncé un programme mammouth qui a même stupéfait Wall Street : le géant pétrolier s’est engagé à dépenser 75 milliards de dollars dans les prochaines années pour racheter ses propres actions. Ce qui n’est pas donner un grand signe de confiance dans ses activités ni même indiquer une vision d’avenir.
Distraire tant d’argent pour le seul bénéfice des actionnaires alors que l’on sait que la transition écologique va requérir des investissements gigantesques dans les prochaines années apparaît juste comme surréaliste. Ces sommes auraient pu être réinvesties dans d’autres projets d’énergie propre. Les dirigeants auraient pu aussi décider d’en conserver une grande partie pour créer des fonds susceptibles, le moment venu, de financer l’arrêt et le démantèlement de leurs actifs échoués. Car il y aura des dizaines de milliards d’actifs échoués dans ce secteur promis à plus ou moins long terme à entrer en voie d’extinction. Il aurait pu au moins essayer d’apporter des remèdes et des réparations aux pollutions et dégâts provoqués par leurs activités d’exploration et de production.
Habitués depuis leur création à externaliser tous les coûts de leur activité sur la collectivité et à négliger l’intérêt général, ces grands groupes ne voient pas les raisons qu’il y aurait à changer. Ils poussent leur avantage tant que c’est possible, avant de laisser aux autres la charge de payer les ardoises finales. Des ardoises de plus en plus exorbitantes.
sur www.humanite.fr
Les Français galèrent pour payer gaz et carburant, mais TotalEnergies affiche 20,5 milliards de dollars (19 milliards d’euros) de profits en 2022, record battu. Du coup, la multinationale va servir un dividende exceptionnel (3,81 euros par action) à ses actionnaires. Pensez à eux quand vous passerez à la pompe.
publié le 8 février 2023
Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
Ils ne s’en vantent pas, mais les grands patrons du CAC 40 n’ont guère à se soucier d’âge de départ ou de décote pour leur retraite… Ils peuvent toujours compter sur des pensions supplémentaires abondées grâce aux richesses produites par les salariés de leur groupe.
Retraite chapeau. L’expression est maudite, tant elle a charrié de scandales durant les deux dernières décennies. Et quand quelques-unes des multinationales françaises l’utilisent encore dans leur documentation officielle et financière, c’est pour arguer qu’elles ont renoncé à en verser à leurs plus hauts dirigeants. Notamment depuis que la loi Pacte – ce texte qui a, en 2019, voulu donner un coup d’accélération à la retraite par capitalisation à la veille de la précédente contre-réforme des retraites – a prétendu mettre de l’ordre dans ces avantages acquis par le grand patronat…
D’après le haut comité du gouvernement d’entreprise qui se présente comme le « gardien du code Afep-Medef » – un code, non contraignant, de bonne conduite en matière de rémunération pour les grands groupes –, il ne resterait que 15 entreprises du CAC 40 avec un régime de « retraite supplémentaire à prestations définies » – le nom officiel du régime des retraites chapeaux – en faveur de leurs dirigeants.
Las ! L’Humanité a passé en revue les documents d’enregistrement universel de tous les grands groupes du CAC 40. Et derrière l’affichage ou, plutôt, le camouflage, la pratique des retraites chapeaux se poursuit dans les faits. Avec l’envol des dividendes, comme des rémunérations – d’après le cabinet Proxinvest, les grands patrons ont vu leurs revenus bondir de 52 % l’année dernière –, les cadors de nos très grandes entreprises continuent de planer dans la stratosphère…
Cette enquête n'a d'ailleurs pas plu du tout à la la présidente de l'Assemblée, Yaël Braun-Pivet : L'Humanité ? Pas à l'Assemblée
Un cocktail d’actions gratuites
Certes, effectivement, quelques mastodontes du CAC 40 ne prévoient aucune disposition de l’ordre d’une retraite garantie, mais à une exception près – EDF où la rémunération du PDG est, par ailleurs, plafonnée à 450 000 euros par an –, tous octroient, dans ce cas, des compensations plutôt généreuses.
Ainsi, par exemple, pas de retraite supplémentaire chez Dassault Systèmes, mais Charles Edelstenne, 85 ans, qui vient de quitter la présidence du conseil d’administration, a pu commencer à toucher 1 million d’euros par an à ce titre, tout en disposant de 6 % du capital pour un montant estimé à 3 milliards d’euros. Son bras droit, Bernard Charlès, a, lui, empoché une rémunération cumulée, entre fixe, variable et actions, de 43,2 millions d’euros. Ce qui laisse sans doute de quoi épargner…
Du côté de Schneider Electric, Jean-Pascal Tricoire s’est vu offrir, outre sa rémunération de 13 millions d’euros, une enveloppe de plus de 1 million d’euros ces deux dernières années. Le groupe avertit qu’avec ces montants appelés à se répéter chaque année, il « doit faire son affaire personnelle de la constitution de sa retraite ».
Même mécanisme chez Pernod Ricard, qui sert à son patron un cocktail d’actions gratuites et de paiement en numéraire pour un montant total de 650 000 euros afin qu’il les « investisse, net de charges sociales et fiscales, dans des supports d’investissement dédiés au financement de sa retraite supplémentaire ». Bouygues a, lui, mis en place un « régime additif » de retraite pouvant atteindre jusqu’à 330 000 euros de rente annuelle, mais une fois atteint, le groupe entend verser des actions gratuites à ses dirigeants bénéficiaires.
De super-comptes épargne-retraite
Les multinationales utilisent également un mécanisme extrêmement avantageux pour leurs grands patrons : une fois fermés officiellement leurs régimes à prestations garanties, elles abondent de super-comptes épargne-retraite, tout en couvrant par avance, en puisant dans les caisses des sociétés, tous les frais qui pourraient rester à la charge de leurs dirigeants.
Ainsi, Sanofi verse des cotisations de retraite supplémentaires à une société d’assurances d’un montant de 451 000 euros par an et accorde la même somme à son directeur général, Paul Hudson, pour les dépenses fiscales liées à cette pension. Idem chez Renault, Thales ou encore Engie.
Champion toutes catégories en la matière – comme sur ses revenus annuels déclarés par Stellantis à 19,15 millions d’euros l’année dernière, mais réévalués par Proxinvest à 66,7 millions d’euros –, Carlos Tavares, le PDG du constructeur automobile, bénéficie de 2,4 millions d’euros par an pour se constituer une pension. Une somme qui, là aussi, se répartit entre versement à un régime par capitalisation et prise en charge des surcoûts en matière d’impôts.
De purs régimes de retraites chapeaux
Sous de nouvelles dénominations, les grands groupes remettent aussi en place, ces dernières années, de purs régimes de retraites chapeaux qui atteignent, voire dépassent, les rendements des mécanismes précédents. Publicis a ouvert début 2022 un régime de retraite supplémentaire exclusivement dédié à son directeur général, Arthur Sadoun. En cas de « bonnes performances », il peut ainsi accumuler, chaque année jusqu’à la liquidation de sa retraite, 75 000 euros de rente en plus.
À Carrefour, le PDG Alexandre Bompard s’est déjà assuré une rente annuelle de 136 000 euros depuis l’ouverture il y a deux ans à peine d’un système du même ordre. Patron d’Accor, Sébastien Bazin dispose, après huit ans seulement, d’une garantie de pension supplémentaire annuelle évaluée à 250 000 euros. Chez Vivendi, les sept plus hauts dirigeants peuvent, eux, tabler sur des revenus de remplacement additifs à la retraite oscillant entre 400 000 et 660 000 euros.
De quoi, pour ces patrons un peu plus jeunes que la moyenne, atteindre, voire dépasser, les niveaux de leurs prédécesseurs, héritiers de l’ancien régime des retraites chapeaux… PDG de LVMH, Bernard Arnault est, sans surprise, un peu hors concours : la première fortune mondiale, avec son patrimoine évalué autour des 200 milliards d’euros, peut prétendre à une retraite supplémentaire plafonnée à 1,44 million.
Patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, rémunéré à hauteur de 6 millions d’euros par an, peut prétendre à une pension annuelle de 756 000 euros. Signe qu’il n’est pas maltraité : le géant de l’énergie français a provisionné 23 millions pour la seule retraite supplémentaire de son PDG. Aujourd’hui âgé de 70 ans, après avoir lâché la direction générale de Capgemini en 2020, mais conservé la présidence du conseil d’administration, Paul Hermelin est bénéficiaire d’une pension annuelle supplémentaire de 900 000 euros, en raison de sa « grande ancienneté figée à vingt-trois ans en 2015 ».
L’ex-patron d’Airbus, lui, est parti à 60 ans…
Le principal intérêt de ces régimes spéciaux pour grands patrons, c’est qu’à la différence du commun des mortels ils peuvent, en réalité, partir à la retraite quand ils veulent, sans prendre en considération l’âge de départ, les annuités et les risques de décote, évidemment. Loin des fables néolibérales que les mêmes sont capables d’entonner, beaucoup n’attendent pas pour liquider leurs droits. Ex-PDG de l’assureur Axa et aujourd’hui président de l’Institut Montaigne, un laboratoire d’idées de droite, Henri de Castries a, fin 2016, pris sa retraite à 62 ans sans avoir, à l’évidence, les 43 annuités désormais exigées. Il touche une rente annuelle de pension supplémentaire d’un montant de 1,1 million d’euros. Franck Riboud, ex-patron de Danone, est lui aussi parti à 62 ans, avec une retraite annuelle supplémentaire de 1,43 million d’euros.
Chez L’Oréal, Jean-Paul Agon a attendu 64 ans pour faire valoir ses droits – 1,6 million d’euros par an –, tout en y renonçant provisoirement, tant qu’il reste président du conseil d’administration. Un poste rémunéré pour le même montant… L’ex-patron d’Airbus, Tom Enders, est lui parti à 60 ans avec une provision globale de 26,3 millions d’euros dans les comptes de l’avionneur.
Au palmarès, deux grands patrons se distinguent. Après avoir quitté ses fonctions de directeur général d’Air liquide, au terme de quarante et un ans de travail, Benoît Potier touche, depuis juin 2022, une retraite supplémentaire de 660 000 euros et une rémunération de 800 000 euros comme président du conseil d’administration.
Ex-patron de Saint-Gobain, Pierre-André de Chalendar qui, début janvier, a pris la tête d’un think tank patronal, l’Institut de l’entreprise, touche une retraite supplémentaire de 386 000 euros, calculée sur la base de trente-huit années de carrière… Et il peut lui aussi y ajouter une rémunération de 450 000 euros comme président du conseil d’administration de Saint-Gobain.
Avec leur surrégime spécial de retraite sous des formes multiples mais aux résultats identiques, les patrons gardent l’assurance de couler de vieux jours heureux. Une garantie qui n’est pas donnée à tout le monde, les millions de manifestants qui seront dans les rues ce mardi 7 février pourront en témoigner…
Des rentes annuelles très confortables
Jean-Paul Agon, L'Oréal : 1,6 millions d'euros
Franck Riboud, Danone : 1,43 millions d'euros
Paul Hermelin, Capgemini : 900 000 euros
Patrick Pouyanné, TotalEnergies : 756 000 euros
Benoît Potier, Air Liquide : 660 000 euros
Pierre-André de Chalendar, Saint-Gobain : 386 000 euros
publié le 4 février 2023
Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Pour éviter le recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, les Français se disent prêts à cotiser plus. Tailler dans les exonérations pourrait aussi assurer l’équilibre financier du régime général.
Le soutien à la hausse des cotisations pour financer la retraite est massif dans toutes les couches de la population, sauf du côté du patronat (40%). © Sameer Al-Doumy / AFP
Plutôt que de travailler plus longtemps, une majorité de Français (59 %) seraient prêts à cotiser plus. Le sondage publié dans « le JDD », réalisé par l’Ifop, juste avant la présentation du projet de réforme, signe le grand retour des cotisations sociales. Ce mécanisme solidaire consiste à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer notamment les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.
Augmenter les cotisations permettrait d’échapper à la double peine inscrite dans le projet gouvernemental (recul de l’âge de départ à 64 ans plus accélération de la hausse de la durée de cotisation à 43 ans). L’économiste Michaël Zemmour l’affirme. En reprenant les hypothèses de l’exécutif d’un déficit du régime de 12 milliards d’euros en 2027, il a calculé ce que les salariés devraient payer « en jouant uniquement sur le levier des cotisations et sans mesure d’âge ». En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant », poursuit l’économiste.
En finir avec les exonérations
La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur tout le monde, y compris les travailleurs pauvres. Mais les parades sont possibles. La CGT propose une hausse des salaires. Avec 5 % dans le privé, cette augmentation alimenterait de « 9 milliards de cotisations supplémentaires la branche retraites ». Soit « la moitié de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme injuste ». De même, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.
Une hausse légère (de 14 euros par mois pour un smicard) suffirait à générer 12 milliards de recettes.
Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution, d’autant que les entreprises ont bénéficié de nombreuses exonérations depuis trente ans. Initiée en 1993, poursuivie tout au long de la décennie 2000, l’utilisation de cet instrument a atteint son paroxysme en 2015 avec le pacte de responsabilité et de solidarité actant une baisse de 1,8 point des cotisations sociales, jusqu’à 1,6 Smic, étendue jusqu’à 3,5 Smic en 2016. Si bien qu’à ce jour, le manque à gagner atteint 75 milliards d’euros. Tout cela pour un résultat médiocre pour l’économie. Le Conseil d’analyse économique estime dans une récente étude que ces exonérations auraient surtout servi à améliorer la marge des entreprises.
Soumettre l’épargne salariale
Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisation pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité ». Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies », calcule le think tank. La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales.
Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale. » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.
Et pourquoi pas une « cotisation spéciale » ? Selon les calculs de l’économiste communiste Denis Durand, les cotisations sociales prélevées sur les revenus financiers pourraient rapporter un peu plus de 61 milliards d’euros la première année, si l’on prend en compte les dividendes, plus-values boursières, taux d’intérêt… Cette mesure aurait un double avantage, souligne l’auteur du calcul : « Désintoxiquer l’économie de la finance, mais aussi mieux faire contribuer les revenus du capital des ménages. » Ainsi, une réforme des retraites se parerait de vertus.
Aucune urgence à réformer
Les syndicats martèlent qu’il n’y a aucune « urgence financière » à réformer le système de retraite. Ce qui fut confirmé, jeudi 19 janvier, lors de la première journée d’action et de grève, par le président du Conseil d’orientation des retraites, Pierre-Louis Bras, auditionné par la commission des Finances de l’Assemblée nationale. « Les dépenses de retraite sont globalement stabilisées et même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre. (…) Donc, les dépenses de retraite ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées », a-t-il expliqué.
Cyprien Boganda et Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron le 12 septembre 2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Sauf que sur le point clé des sources de financement de notre systèmes de retraites, il y a beaucoup de tabous que l’exécutif refuse de faire tomber. Pourtant ces solutions sont valables. Démonstration.
Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron, devant des journalistes politiques réunis le 12 septembre2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Dans le débat public, le concept de tabou est souvent utilisé par les promoteurs du libéralisme pour disqualifier leurs adversaires, caricaturés en défenseurs de vieilles lunes incompatibles avec l’entrée dans la modernité – au hasard : les 35 heures, le droit du travail, la retraite à 60 ans, etc.
Mais en matière de tabou, il en est un que, pour le coup, l’exécutif refuse de faire tomber : en Macronie, toute hausse des cotisations sociales est proscrite pour ne pas « alourdir le coût du travail ». Le déficit du régime des retraites, évalué à 12 milliards d’euros en 2027 par le gouvernement, devra donc être épongé en forçant les travailleurs à allonger leur vie professionnelle.
Les Français, pourtant, ne sont pas du même avis : non contents de rejeter massivement le projet gouvernemental, ils seraient disposés à explorer la piste écartée d’emblée par l’exécutif. Selon un sondage réalisé par l’Ifop pour le JDD, en janvier, 59 % des Français (non retraités) seraient « prêts personnellement à cotiser davantage pour éviter de partir plus tardivement à la retraite ». Le chiffre grimpe même à 63 % chez les électeurs de Renaissance, le parti présidentiel.
La cotisation est un mécanisme solidaire consistant à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer, notamment, les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.
Augmenter les cotisations sociales
De combien faudrait-il augmenter les cotisations des travailleurs pour dégager 12 milliards d’euros ? L’exercice a été réalisé par l’économiste Michaël Zemmour. En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 heures par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant », note l’économiste. La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur les seuls salariés, y compris les travailleurs les plus pauvres.
L’autre moyen pour faire rentrer les cotisations sans amputer le pouvoir d’achat est bien d’augmenter les salaires. Avec 5 % de hausse salariale dans le privé, « 9 milliards de cotisations supplémentaires pour la branche retraites » entreraient dans les caisses de retraite, estime la CGT. Soit les trois quarts de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme ! L’autre variable clé est celle de l’emploi. Par exemple, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.
Réévaluer les exonérations aux entreprises
Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution. Depuis 1993 et sous la pression d’un lobbying efficace, la France a empilé les dispositifs fiscaux à destination des entreprises : allégements de cotisations en dessous de 1,2 Smic (1993-1998) ; exonérations liées au passage aux 35 heures (1998-2002) ; allégements « Fillon » (2003-2005) ; crédit d’impôt compétitivité emploi (2012), etc. En matière de réduction du « coût » du travail, l’objectif est atteint : « Au total, les cotisations sociales et patronales qui financent les régimes de Sécurité sociale sont désormais nulles au niveau du Smic », se félicitait France Stratégie en juillet 2017.
Mais l’empilement de ces dispositifs représente un coût exorbitant pour l’État, avec un manque à gagner estimé à 75 milliards d’euros. L’efficacité économique n’a, quant à elle, jamais été réellement démontrée. Selon la théorie économique libérale standard, une baisse du « coût du travail » permettrait de créer plus d’emplois. Dans une étude parue en octobre 2022 (« Un capitalisme sous perfusion »), plusieurs économistes ne vont vraiment pas dans ce sens (1).
Les premières mesures d’exonération ont surtout un effet de substitution, expliquent-ils. Ainsi, la « baisse relative du coût du travail encourage les entreprises à recourir à du travail (relativement peu cher) plutôt qu’à du capital. (…) Présentée comme une modification des facteurs de production qui favorise l’emploi, cette substitution signifie une baisse de l’incitation à investir dans du capital productif, ce qui dégrade la dynamique macroéconomique à court terme et réduit les gains de productivité et la compétitivité à moyen terme ». Autrement dit, même le raisonnement libéral de base (baisser le coût du travail permet de doper la compétitivité) ne se vérifie pas dans les faits.
L’autre argument était également de défendre l’idée que les dispositifs d’exonération permettaient de préserver les entreprises exportatrices et d’éviter les délocalisations. Le résultat de leur veille révèle qu’ « aucun effet positif n’a pu être mis en évidence », l’effet serait même négatif, selon une étude citée dans le rapport. Pis, la mise en place du crédit d’impôt compétitivité emploi, transformé en exonération de cotisations sociales, aurait cette fois servi à améliorer les marges des entreprises, selon une analyse datant de 2019, réalisée par le Conseil d’analyse économique.
Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisations pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité » . Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies » . La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales. Le PCF préconise, lui, de moduler le taux des cotisations en fonction de l’attitude de l’entreprise, en définissant des critères précis d’emploi, d’investissement, de rémunération, d’environnement.
Ponctionner le capital
Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale. » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.
Une « cotisation spéciale » pourrait également toucher les revenus du capital. Denis Durand, économiste communiste, préconise de créer un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises, « pour les dissuader de placer leurs profits en titres financiers et les pousser à les utiliser, plutôt, pour des investissements porteurs d’emplois et d’efficacité économique ». Les sommes en jeu sont colossales. « Les revenus financiers des entreprises ont atteint 385 milliards d’euros en 2021, dont 98 milliards d’intérêts et 231 milliards de dividendes, écrit l’économiste. Si ces revenus étaient soumis à un prélèvement au même taux que celui des cotisations patronales vieillesse sur les salaires, cela rapporterait à la Sécurité sociale 40 milliards d’euros la première année. »
(1) Auteurs : Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmies, Simon Nadel, Franck Van de Velde et Loïck Tange.
publié le 3 février 2023
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Les prix de l’immobilier augmentent deux fois plus vite que les revenus, faisant ainsi craindre à la Fondation Abbé Pierre une aggravation du mal-logement. Hélas, le gouvernement ne fait rien pour juguler cette crise du logement cher.
Ce n’est pas le phénomène économique à l’œuvre le plus médiatisé de ces derniers mois, mais il a pourtant un impact certain : entre la fin 2019 et la fin 2022, les prix de l’immobilier ont bondi en France de 20 % dans l’ancien, selon les chiffres publiés en janvier par la Fédération nationale des agents immobiliers (Fnaim), soit deux fois plus vite que la hausse du revenu brut des ménages sur la même période (+ 10 % selon l’Insee).
Cette déconnexion importante entre prix des logements et évolution du niveau de vie inquiète. Surtout que l’inflation immobilière galopante ne se concentre plus sur les principales métropoles françaises, comme cela fut le cas lors de la précédente décennie.
En effet, la hausse des prix se répand désormais sur une large partie du territoire, que ce soit dans les « villes moyennes » proches de la région parisienne telles que « Le Mans, Tours, Chartres, Reims, Orléans ou Angers », mais aussi sur « toute la zone littorale qui va de Saint-Malo à Biarritz », et même sur « la quasi-totalité des métropoles et des secteurs à proximité de l’Allemagne, de la Suisse et du Luxembourg », constate la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport sur l’état du mal-logement en France publié le 1er février. Dans les cent plus grandes « villes moyennes » de France, la hausse des prix atteint environ 25 % sur trois ans, selon la Fnaim.
Comment l’expliquer ? D’abord par les opportunités nouvelles données par le télétravail aux ménages aisés, qui ont réinvesti des zones moins denses que les grandes métropoles. Mais surtout, il faut savoir qu’en France, à chaque tressaillement de rebond économique, les ménages – qui ont le culte de la propriété chevillé au corps – se ruent sur l’achat immobilier : au deuxième trimestre 2021, le nombre de ventes dans l’ancien a par exemple atteint un record historique, à 1,2 million de transactions sur douze mois. Ruée certes dopée par les taux d’intérêts de crédits immobiliers qui sont restés très bas durant cette période.
Incidences économiques et sociales
La Fondation Abbé Pierre craint que le caractère brutal de cette augmentation généralisée des prix ne conduise à un « élargissement des territoires d’exclusion », et fasse, in fine, gonfler le chiffre de 15 millions de personnes en situation de fragilité par rapport à leur logement en France.
Elle précise : « Alors que le logement représente depuis plusieurs années le premier poste de dépense des Françaises et Français, à hauteur de 27,8 % de leurs revenus en 2021, contre 20 % en 1990 – une hausse qui impacte plus particulièrement les locataires du parc privé modestes dont les dépenses en logement représentaient 45 % de leurs revenus en 2017, contre 7 % pour les propriétaires aisés libérés de leur emprunt –, cette tendance tend à s’accentuer depuis 2019 où l’on assiste à une nouvelle envolée des prix de l’immobilier. »
L’accélération de l’inflation immobilière a, disons-le, des incidences sociales majeures. Elle contraint les ménages à la recherche d’un toit – et qui n’ont pas accès à une HLM – d’acheter ou de louer des logements inadaptés à leurs besoins : plus petits, moins bien isolés, ou éloignés des centres-villes. Dès lors, des situations de mal-logement se développent, avec des effets néfastes sur la santé des ménages et la réussite scolaire des enfants.
Un coût trop élevé pour se loger a aussi des incidences économiques lourdes : c’est un facteur dégradant de la compétitivité de l’économie, car cela complique les recrutements pour les entreprises, éloigne les salarié·es de leur lieu de travail et nuit à leur productivité. Il y a aussi un lien établi entre le prix élevé du logement et le chômage : en effet, les petits propriétaires surendettés sont bloqués chez eux, ce qui limite la mobilité géographique et réduit leurs perspectives d’emploi. Enfin, un taux d’effort élevé pour se loger est autant de pouvoir d’achat en moins pour les ménages, ce qui obère la consommation.
La hausse des prix de l’immobilier est aussi l’un des principaux facteurs d’inégalités économiques dans le pays. Citons les inégalités patrimoniales avec, d’un côté, les propriétaires qui bénéficient de la hausse des prix et, de l’autre, les locataires qui n’ont rien. Un chiffre donne le vertige : selon l’Insee, plus de la moitié des logements privés loués dans les grandes villes – là où les prix sont les plus élevés – appartiennent à des multipropriétaires d’au moins cinq logements. Pour eux, à chaque boom immobilier, c’est le jackpot.
Bilan désastreux
Ces conséquences connues des économistes préoccupent, du reste, peu le gouvernement. Comme nous l’expliquions dans cet article, Emmanuel Macron est en fait assez peu intéressé par la question du logement en général. Regardant ce sujet par le petit bout de la lorgnette, il partage avec les « technos » de Bercy l’idée qu’il y a un « pognon de dingue » à récupérer dans les 40 milliards d’euros du budget de l’État consacré chaque année au logement. Ainsi, lors de son premier quinquennat, il ne s’est pas privé pour sabrer dedans : le gouvernement a notamment abaissé de 10 milliards d’euros en cumulé les aides au logement (APL).
Une baisse qui a principalement pesé sur les finances des organismes HLM. En effet, pour compenser la réduction des APL des locataires de HLM, le gouvernement a imposé aux bailleurs sociaux de baisser leurs loyers d’autant. Ce qui a mécaniquement réduit leurs recettes – elles ont été grevées durablement de 1,5 milliard d’euros par an – et donc leurs marges de manœuvre financières pour lancer la production de nouvelles HLM. À cela il faut ajouter le passage de la TVA de 5,5 % à 10 % sur la construction de logements sociaux qui a également fragilisé leur modèle économique.
On ne peut dès lors s’empêcher de faire le lien entre ces réformes et les chiffres désastreux du logement social depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir : quand, entre 2008 et 2017, de 112 000 à 145 000 nouveaux logements sociaux étaient financés chaque année, il n’y en a eu qu’entre 87 000 et 108 000, de 2018 à 2022… soit une baisse de 22 % par an en moyenne !
Comprendre : Emmanuel Macron a coupé durablement l’un des rares leviers à disposition de la puissance publique pour proposer aux ménages une alternative abordable aux logements trop chers du secteur privé.
Guerre aux mal-logés, paix aux propriétaires
En fait, hormis le prolongement de certains des dispositifs votés sous François Hollande comme la garantie « Visale » – qui permet aux jeunes précaires n’ayant pas les garanties financières suffisantes d’accéder au parc locatif privé – ou l’encadrement des loyers, rien de significatif n’a été mis en œuvre par le gouvernement pour juguler la crise du logement cher en France.
Au contraire, alors qu’il avait promis en 2017 de lutter contre la « rente immobilière », Emmanuel Macron s’est ravisé et nourrit désormais le culte de l’achat immobilier des ménages français, qui est la principale explication à la hausse continue des prix de l’immobilier depuis les années 1990.
Lors de sa campagne de 2022, il a par exemple promis de relever les abattements fiscaux sur les successions – constituées pour beaucoup d’immobilier – alors que le système fiscal est déjà ultra-favorable aux héritiers en France : 1 % seulement des successions sont imposées à plus de 10 %. Et plus de 80 % des ménages échappent déjà à l’impôt.
Plus récemment, sous la pression des lobbys immobiliers, le gouvernement a aussi consenti à lâcher du lest sur le « taux d’usure » pour les crédits immobiliers, le taux d’emprunt maximum fixé par la loi censé éviter les situations de surendettement. Les lobbys estiment que son niveau trop bas nuit à l’activité du secteur immobilier et à l’accès à la propriété. Le gouvernement a en partie accédé à leur demande, proposant une révision mensuelle. « L’accès au crédit est au cœur de notre pacte social en ce qu’il permet l’accès à la propriété », a justifié le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire.
Et que dire de la proposition de loi antisquat portée par le groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, et désormais défendue par le ministre du logement Olivier Klein ? Un texte d’une violence inouïe contre les mal-logés et construit sur une fable médiatique mettant en scène les déboires de « petits propriétaires », comme nous l’expliquions ici de manière détaillée.
L’exécutif s’est donc rangé derrière le consensus qui consiste à défendre la classe des propriétaires – près de 60 % des ménages le sont en France. Consensus historiquement entretenu par la majorité de la classe politique et des médias – telles la politique « la France des propriétaires » de Nicolas Sarkozy ou l’émission de Stéphane Plaza sur M6 – mais qui, de fait, entretient la boulimie pour l’achat immobilier et donc la hausse des prix. Autrement dit, le gouvernement a fait le choix politique du logement cher. Et peu importe s’il y a des laissés-pour-compte. Les locataires modestes notamment.
publié le 28 janvier 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Entre janvier et novembre 2022, 105 000 personnes sont sorties de la catégorie A du chômage après un changement de procédure de Pôle emploi. La majorité a basculé dans d’autres catégories, sur lesquelles le gouvernement est moins bavard. D’autres ont été provisoirement radiées.
IlIl faut toujours lire les petites lignes, comme dans les clauses d’un contrat. La publication, mercredi 25 janvier, des chiffres du chômage du quatrième trimestre 2022 s’accompagne d’un encadré très instructif, permettant une lecture plus avisée de la baisse.
Au quatrième trimestre, le nombre de demandeurs d'emploi en catégorie A (sans aucune activité) a diminué de 3,8 % par rapport au trimestre précédent et de 9,4 % sur un an. Une baisse présentée partout comme « forte » et « nette », et que s’est empressé de saluer le ministre Olivier Dussopt.
Le ministre s'est en revanche abstenu de commenter un point intrigant : dans le communiqué présentant les chiffres, la Dares, l’institut statistique du ministère du travail, a donc inséré un encadré signalant que 105 000 personnes, en cumulé entre janvier et novembre 2022, sont sorties de la catégorie A du seul fait « d’une évolution de procédure de Pôle emploi ». Cela représente tout de même 35 % de la baisse totale des inscrit·es sur un an en France métropolitaine dans la catégorie qui trouve grâce aux yeux de l’exécutif car regroupant les personnes sans aucune activité.
Où sont passé·es ces 105 000 demandeurs et demandeuses d’emploi ? 15 000 sont sorti·es des listes de Pôle emploi et 90 000 autres sont allé·es garnir les catégories B et C, intégrant les inscrit·es ayant une « activité réduite ». Autrement dit : qui ont travaillé.
Comment expliquer cet effet de vases communicants ? Entre janvier et novembre 2022, Pôle emploi a progressivement modifié, par tranches d’âge puis par régions, « l’actualisation » mensuelle des demandeurs et demandeuses d’emploi, c’est-à-dire le formulaire leur permettant, chaque fin de mois, de mettre à jour leur situation. Ce formulaire est désormais prérempli et permettrait une meilleure « classification » des inscrit·es, comme l’expliquait déjà Pôle emploi à Mediapart en août 2022.
Selon la Dares, « cette évolution a un impact pérenne à la baisse sur le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A, en contrepartie [...] d’une hausse pérenne des catégories B et C ». L’autre « contrepartie » évoquée par les services statistiques est une « une légère hausse des sorties des listes au moment du passage à l’actualisation rénovée ». Les fameuses « 15 000 sorties ».
Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation.
Sollicité par Mediapart, Pôle emploi explique « avoir observé lors du mois de déploiement [de l’actualisation rénovée –ndlr] une très légère hausse des sorties ». Le phénomène s’est produit dans chaque région « et uniquement le mois » concerné par le passage à la nouvelle formule, insiste l’opérateur, précisant : « Ces sorties supplémentaires peuvent être temporaires, une part importante des demandeurs d’emploi sortant des listes se réinscrivant dans les mois qui suivent. »
Si Pôle emploi confirme que 15 000 personnes sont « sorties » entre janvier et novembre, sa direction générale ne livre aucun détail sur les raisons de ce phénomène. L’opérateur serait-il embarrassé d’admettre que des « bugs » ont accompagné cette nouvelle procédure d’actualisation ?
En effet, à la suite de notre article sur le nombre record de radiations en novembre (+ 19 %), des demandeurs et demandeuses d’emploi ont témoigné, auprès de Mediapart, de leur grande difficulté à s’actualiser correctement. « Ils ont changé l’interface du site internet de Pôle emploi et la procédure pour s’actualiser », nous a par exemple raconté une lectrice.
« Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation. Des amis et moi-même avons dû écrire à notre conseiller pour avoir de l’aide, qui est différente selon les conseillers. » Selon elle, il paraît évident que « des personnes ont été radiées car elles n’ont pas réussi à s’actualiser comme d’habitude ».
Un avertissement passé inaperçu
Un utilisateur du réseau social Twitter racontait aussi ses difficultés, début décembre. Le formulaire prérempli indiquait qu’il avait travaillé, ce qui était inexact. Ne pouvant pas modifier les données, il exposait son dilemme : valider une erreur ou « manquer l’actualisation et donc se prendre une radiation ».
Un conseiller de Pôle emploi confirme à Mediapart ce « bug de l’actualisation rénovée qui obligeait des demandeurs d’emploi à indiquer quand même une heure de travail dans le mois écoulé, même si l’information était fausse ». « Sinon, impossible de valider l’actualisation », poursuit-il.
Si des inscrit·es à Pôle emploi ont pu renoncer à le faire, et donc sortir des listes, beaucoup ont, selon lui, validé cette heure de travail et artificiellement fait gonfler le nombre de personnes dans la catégorie B. En témoigne, souligne-t-il, la forte hausse des inscrit·es ayant travaillé moins de 20 heures dans le mois : + 13,5 % entre le troisième et le quatrième trimestre 2022. Et même + 30,4 % sur un an.
Le conseiller ironise : « Soit c’est lié à un développement de contrats très courts – mais il me semblait que le gouvernement militait pour l’inverse –, soit c’est l’effet du bug. Devinez vers quoi je penche ? »
Comme nous l’avions déjà précisé en août dernier, la nouvelle actualisation et ses conséquences n’ont jamais été cachées. La Dares a pris soin, chaque mois depuis début 2022, de rédiger un « avertissement » accompagnant les publications des chiffres du chômage et alertant sur la procédure « susceptible de modifier la répartition » entre les différentes catégories.
Une subtilité que les membres du gouvernement et leurs soutiens se sont cependant bien gardés de mettre en évidence en se félicitant de la baisse des inscrit·es sans aucune activité. Certes, le nombre de demandeurs et demandeuses d’emploi en catégories A, B et C a baissé de 5,1 % sur un an. Mais le poids du nouveau classement statistique n’est pas si dérisoire.
Auprès de Mediapart en août 2022, Pôle emploi avait anticipé pour l’ensemble de l’année « une diminution cumulée de 75 000 demandeurs d’emploi en catégorie A, en augmentant d’autant le nombre de demandeurs d’emploi en catégories B et C ». C’est finalement beaucoup plus : 105 000 personnes ont quitté la catégorie A. Mais ça passe toujours autant inaperçu.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Désintox. Bonne nouvelle en apparence, la décrue des chiffres du chômage marque en réalité une explosion de l’emploi précaire et des radiations.
Voilà de quoi ravir le gouvernement et son obsession du plein-emploi. Selon la Dares, 6 134 100 personnes étaient inscrites à Pôle emploi au quatrième trimestre 2022, chiffre au plus bas depuis 2014. « Le nombre de demandeurs d’emploi sans aucune activité baisse de 112 000 personnes au T4 2022. Le plein-emploi, c’est aussi le bon emploi. Nous poursuivons notre mobilisation », s’est réjoui le ministre du Travail, Olivier Dussopt, sur Twitter. Pourtant, à y regarder de plus près, les statistiques peinent à confirmer cette bonne nouvelle.
Explosion du nombre de chômeurs en catégorie B
Les données de la Dares montrent avant tout que la large baisse du nombre des chômeurs de la catégorie A (n’ayant pas du tout travaillé durant le mois) est compensée par un impressionnant bond des inscrits en catégorie B (moins de 78 heures dans le mois). Avec 2 834 000 privés d’emploi dans cette première catégorie au quatrième trimestre 2022, le nombre d’inscrits a ainsi diminué de 3,8 % en un trimestre, et de 9,4 % en un an.
Le nombre de chômeurs en catégorie B, occupant des emplois très précaires, a lui explosé : il a augmenté de 8,8 % en un an, et de plus de 30 % si l’on se concentre exclusivement sur les personnes ayant travaillé entre 1 et 20 heures dans le mois.
Un transfert qui pourrait être en partie expliqué par un bug informatique, explique la CGT : lors de la réactualisation de leurs droits, certains chômeurs ont été forcés de déclarer 1 heure travaillée au minimum, même sans activité. Mais pas que. « Il y a une vraie volonté de Pôle emploi de servir la soupe du gouvernement. Par exemple, de nombreuses personnes ont été désinscrites car en arrêt maladie, alors qu’elles auraient pu être transférées dans la catégorie D », explique Pierre Garnodier, du comité CGT chômeurs et précaires.
La réforme de l’assurance-chômage alourdira encore la tendance
Si le gouvernement se targue de la baisse du taux de chômage, les personnes ayant quitté les statistiques pour cause de reprise d’un emploi déclaré sont de moins en moins nombreuses : leur nombre a chuté de 30,1 % entre le quatrième trimestre 2021 et le dernier trimestre 2022. « Aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on sort de Pôle emploi qu’on retrouve un boulot. La majorité des sorties s’explique parce que les gens ne peuvent pas recharger leurs droits et se retrouvent au RSA », fustige Pierre Garnodier.
Selon lui, la nouvelle réforme de l’assurance-chômage, qui entre en vigueur le 1er février, alourdira encore la tendance. En raccourcissant la durée d’indemnisation de 25 %, nombreux seront les privés d’emploi à disparaître des statistiques sans reprendre une activité.
Selon l’institut statistique, enfin, 52 900 personnes ont été tout bonnement radiées des listes de Pôle emploi. Bien plus qu’un seul accroissement du nombre de radiations (+ 2,3 % par rapport au trimestre précédent et + 16,5 % par rapport au dernier trimestre 2019), il s’agit tout simplement d’un record depuis la naissance de ces statistiques en 1996. Une « volonté » politique, pour Pierre Garnodier. « On peut être radié dès lors qu’on rate un appel téléphonique, c’est considéré comme une absence à un entretien », explique-t-il.
publié le 28 janvier 2023
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Un rapport annuel d'Oxfam démontre l'enrichissement indécent des plus riches. Depuis 2020, les 1 % les plus aisés ont capté les deux tiers des richesses produites à travers la planète. Un profit sans précédent et d’autant plus révoltant que de nouvelles mesures d’austérité se préparent pour le plus grand nombre.
En plein 53e Forum économique de Davos, où débarquent en jets et en masse grands patrons, oligarques et dirigeants politiques pour «améliorer l’état du monde», Oxfam propose un nouveau rapport baptisé «La loi du plus riche», toujours plus accablant, sur l’insoutenabilité des inégalités. Dans cette publication désormais annuelle, l’ONG s’efforce de trouver les plus impressionnantes comparaisons pour montrer l’indécence des grandes fortunes.
Et cette année est un bon cru, Oxfam en a concocté plusieurs très efficaces. Ainsi, après deux années de crise sanitaire et économique, le patrimoine de Bernard Arnault vaut celui de 20 millions de Français, soit près d’un tiers de la population du pays. Ou encore, si une personne avait gagné 2 millions d’euros à chaque édition du Loto depuis l’armistice de 1918, elle n’aurait même pas la moitié de la fortune du PDG de LVMH. «Les milliardaires ont été les premiers gagnants de la réponse au coronavirus. À eux seuls, les 10 premiers milliardaires français ont engrangé 189 milliards d’euros depuis 2020, assez pour couvrir les factures de gaz, d’électricité et de carburant de tous les ménages français pendant deux ans», renchérit Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France et coauteur du rapport, principalement sur son volet français.
Perenco et la guerre en Ukraine
Ce chapitre souligne notamment que, si on savait que le gouvernement était l’ami des nantis et des grosses entreprises, même ses quelques mesures «sociales» profitent avant tout aux plus riches. Comme le bouclier énergétique, par exemple : quand l’État dépense 100 euros pour plafonner le prix du gaz et de l’électricité, il distribue dans les faits 7 euros aux 10 % les plus précaires, contre 14 euros aux 10 % les plus riches, puisque ce sont ceux qui consomment le plus. Le résultat est le même sur la subvention sur les carburants et toutes les aides non ciblées affectionnées par le gouvernement. Si on ajoute les mesures spécifiquement destinées aux plus riches : fin de l’ISF, mise en place de la flat tax, baisse des impôts proportionnels… on comprend que la concentration des richesses bat tous les records.
Sur les dix dernières années, en moyenne, pour 100 euros de richesse créée en France, 35 euros ont été captés par les 1 % des Français.es les plus riches, 32 euros par les 9 % suivants. Les 50 % les plus précaires n’ont reçu que 8 euros. La logique préexistait au Covid, mais la crise n’a fait qu’aggraver cette tendance. La réponse publique à la crise du coronavirus a provoqué la hausse la plus importante jamais enregistrée de la fortune des milliardaires.
En France, ils ont ainsi gagné près de 220 milliards d’euros entre mars 2020 et mars 2021. Il y a ceux qui ont bénéficié des aides et ceux qui, en plus, ont su profiter des crises. En 2022, le milliardaire Rodolphe Saadé, PDG et actionnaire majoritaire de l’entreprise de fret maritime CMA CGM, a ainsi vu sa fortune augmenter de 28,5 milliards d’euros, son patrimoine a été multiplié par 5 ! De même, Carrie Perrodo, actionnaire majoritaire de l’entreprise pétrolière Perenco, a vu sa fortune augmenter de près de 40 % en 2022 grâce en particulier à la guerre en Ukraine. Depuis 2020, la fortune des milliardaires dans le monde a augmenté de 2,7 milliards de dollars par jour !
Une fracture entre fortunes décuplées et factures impayées
De l’autre côté de l’échelle sociale, les conséquences sont encore plus visibles. «En France, la fréquentation des Restos du cœur a augmenté de 12 % en six mois. Quatre Français.es sur dix ont le sentiment de devoir restreindre leur alimentation, tandis que deux Français.es sur dix n’ont pas réussi à payer l’ensemble de leurs factures en 2022», pointe le rapport d’Oxfam. L’explosion des prix de l’énergie et des biens de première nécessité a frappé en particulier les plus précaires : + 20 % pour les pâtes, + 29 % pour le steak haché, + 34 % pour les légumes frais. Et jusqu’à + 120 % pour l’huile de tournesol. Dans le monde, plus de 820 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim ; 60 % d’entre elles sont des filles et des femmes.
Et ce n’est malheureusement pas fini, alarme Oxfam, selon qui les trois quarts des gouvernements dans le monde s’apprêtent à prendre de nouvelles mesures d’austérité en réduisant leurs dépenses de santé, d’éducation ou de protection sociale afin d’économiser plus de 7 500 milliards d’euros. En France, le gouvernement est aussi en train de faire payer la facture de la crise à ses premières victimes. La baisse des indemnités de chômage, juste votée, vise une économie de 4 milliards d’euros et le nombre de chômeurs indemnisés va baisser de 12 %. Quant au report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, il doit rapporter 13 milliards d’euros…
Création d’index, pour que rien ne change
Oxfam souligne que les femmes sont les premières victimes de l’inflation. «Les inégalités économiques entre les femmes et les hommes persistent et les réponses de l’État ne sont pas à la hauteur. Les femmes gagnent toujours en moyenne 28,5 % de moins que les hommes, tout temps de travail confondu, et 15,8 % de moins que les hommes à travail égal», elles souffrent davantage des hausses des prix. Pour lutter contre ces inégalités, le gouvernement a lancé un index pour l’égalité professionnelle. Sauf que, selon celui-ci, tout va bien : la moyenne des notes est de 86/100, et 9 entreprises sur 10 en France ont un score satisfaisant n’appelant pas à prendre des mesures correctrices. Car l’évaluation ne mesure aucunement les causes structurelles de cette inégalité. Le gouvernement vient d’annoncer sur ce même modèle un index seniors, pour demander aux employeurs redonner de «toute leur place aux seniors». Attendons-nous à un déluge de bonnes notes !
publié le 23 janvier 2023
Sur www.humanite.fr
Subventions, crédit d’impôt, allègements de cotisations… représentent plus de 200 milliards d’euros par an. En cette période de forte inflation, de récession et de «fin de l’abondance», se pose la question de savoir où vont ces sommes.
Ces aides ne sont pas conditionnées à des objectifs. Des méthodes statistiques de comparaison peuvent être utilisées pour orienter des politiques publiques.
François Ecalle, Président de Finances publiques et économie (Fipeco)
Les entreprises reçoivent souvent des aides publiques visant à soutenir l’emploi, la recherche, l’investissement, l’exportation… qui prennent différentes formes (subventions, crédit d’impôt, allègement de cotisations sociales, etc.) et dont l’efficacité est fréquemment mise en doute. La question de leur contrôle est donc essentielle, celui-ci pouvant être interne à l’entreprise (y compris par les représentants des salariés) ou externe à celle-ci. J’examine ici ce contrôle externe, que l’administration chargée d’attribuer ces aides devrait effectuer, en prenant l’exemple des aides à l’emploi.
Ces aides n’étant pas conditionnées par des objectifs d’évolution de l’emploi, il est impossible de dire que ces objectifs ont été ou non atteints, et qu’elles sont ou pas efficaces. Il est donc parfois proposé de poser de telles conditions dans la réglementation de ces aides, mais cela ne permettrait pas pour autant de contrôler leur efficacité.
En effet, supposons que la condition d’attribution de l’aide soit une augmentation de l’emploi. Elle pourrait être satisfaite par des entreprises dont le marché est dynamique et qui auraient créé des emplois sans aucune aide. En revanche, l’aide ne serait pas accordée à des entreprises en difficulté alors qu’elle pourrait leur permettre de moins diminuer leurs effectifs.
Le contrôle externe de l’efficacité des aides au niveau de l’entreprise est impossible.
Pour contrôler l’efficacité des aides, il faudrait savoir ce que les entreprises aidées feraient si elles n’étaient pas aidées. Or ce «contrefactuel», comme disent les économistes, n’est par définition jamais observable. Le contrôle externe de l’efficacité des aides au niveau de l’entreprise est donc impossible.
En revanche, des méthodes statistiques permettent d’évaluer cette efficacité sur des échantillons suffisamment importants d’entreprises. La méthode la plus pertinente consiste à comparer l’évolution de l’emploi dans deux échantillons significatifs d’entreprises ayant les mêmes caractéristiques mais les unes étant aidées et les autres non aidées, selon un tirage au sort. Il est toutefois difficile de laisser au hasard l’attribution d’une aide, et ces expériences sont donc rares.
Il existe heureusement d’autres méthodes statistiques permettant de les remplacer, au prix d’une moindre fiabilité des résultats. Par exemple, si les aides sont réservées aux établissements situés dans une zone géographique précise, il est possible de mesurer leur efficacité en comparant l’évolution de l’emploi dans des échantillons d’établissements semblables situés à proximité mais d’un côté et de l’autre de la frontière de cette zone.
Les observations précédentes sont généralisables à beaucoup de politiques publiques. Leur efficacité n’est pas contrôlable à un niveau individuel mais statistiquement dans le cadre de procédures d’évaluation de ces politiques.
Cet argent creuse la dette publique et va d’abord aux actionnaires. Il faudrait au contraire soutenir l’emploi, la formation et l’environnement.
Jean-Marc Durand, Membre de la commission économique du PCF
L’accélération de la crise de système ouvre une phase nouvelle de la crise du capitalisme monopoliste d’État qui se traduit par une mise à disposition des entreprises de montants croissants d’argent public au détriment du financement des politiques publiques et sociales. Le capital dans sa quête de rentabilité et alors que la production réelle stagne, voire décroît, est avide d’argent frais dont celui de l’État, pour assurer sa rentabilité. En 2023, le bouclier tarifaire, ce sera 43 milliards d’euros qui tomberont dans les poches de qui?
Quant aux aides publiques «traditionnelles» , une étude de la CGT publiée en octobre 2022 montre qu’elles représentent 157 milliards d’euros. Elles s’incarnent dans des exonérations de cotisations sociales et des niches fiscales. Ne sont pas prises en compte dans leur comptabilisation les «sommes déclassées», c’est-à-dire celles devenues la «norme fiscale» et des aides conjoncturelles comme celles pour l’énergie. Au total, leur montant dépasse allègrement les 200 milliards d’euros.
De loin le premier poste de dépenses de l’État, cet argent va aux actionnaires, infligeant une double peine aux ménages. Non seulement ils subissent une réduction de l’offre de services publics, mais ils ne constatent aucun effet réel sur la création d’emploi, et supportent une hausse de 3 points du taux de leurs prélèvements obligatoires entre 1995 et 2019, alors que celui des entreprises empruntait le chemin inverse. Cerise sur le gâteau, ces sommes dépensées à l’aveugle creusent la dette publique, alors que la création de richesse stagne.
L’enjeu est la création nouvelle de richesse pour financer les budgets publics et sociaux.
Si un contrôle strict et démocratique des aides publiques aux entreprises est nécessaire en conditionnant ces aides à la création d’emploi et à des normes environnementales, en interdisant le versement de dividendes en cas d’aides reçues, cela sous le contrôle des salariés disposant de pouvoirs d’intervention et de sanction, c’est la stratégie de financement du développement des entreprises qu’il faut changer.
Déshabiller Pierre, c’est-à-dire le budget de la Sécurité sociale et celui de l’État, pour habiller Paul, c’est-à-dire soutenir les dividendes, constitue un cercle vicieux qui pousse au gaspillage financier au détriment de dépenses utiles et saines, et assèche la croissance.
L’enjeu est la création nouvelle de richesse pour financer les budgets publics et sociaux. C’est donc créer des emplois formés et bien rémunérés. Les entreprises ont besoin d’argent pour cela. N’est-ce pas le rôle des banques que de leur accorder des crédits? Mais un crédit sur de nouveaux critères proposant des taux abaissés jusqu’à zéro, voire en dessous, selon que cet argent soutient des investissements pour l’emploi, la formation de nouvelles productions écologiques. Cela, avec des pouvoirs nouvconomiste indépendante, RF Researcheaux d’intervention des salariés dans les gestions et des fonds pour l’emploi et la formation adossés à un pôle public bancaire et financier.
Combien? Pour quelle stratégie? Et avec quels résultats? Ces questions légitimes en matière de financement public n’ont aujourd’hui pas de réponse.
Véronique Riches-Flores, Économiste indépendante, RF Research
Investissement, développement, exportation, recherche, transition environnementale, formation, emploi, Covid, guerre, inflation… le chapelet des aides publiques aux entreprises n’en finit pas de s’allonger. L’ensemble est-il efficace, le coût en vaut-il la chandelle et quel est le risque de détournement des fonds publics à des fins privées improductives? Le bilan est difficile à établir. Les aides Covid ont permis à des milliers d’entreprises de rester en vie et chaque cause prise isolément est défendable, et ce, plus encore par temps de guerre, militaire et commerciale, quand s’entremêlent défis économiques et enjeux géostratégiques d’indépendance et de souveraineté.
Ces constats n’exonèrent pas des questions légitimes que pose tout financement public: combien, quels objectifs et quels résultats pour la collectivité qui en porte le coût? Nul, même les plus spécialisés, ne sait pourtant répondre.
«Les aides ne donnent pas lieu à contrepartie, procédure d’évaluation, obligation de résultat, ni de remboursement. Les stratégies déployées ne sont donc jamais évaluées.»
Combien? Résultat d’un travail fastidieux, l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) a récemment estimé à 150 milliards d’euros le total des aides aux entreprises en 2019, avant la crise sanitaire, donc, laquelle a enflé cette enveloppe à 240 milliards d’aides directes, hors prêt garanti par l’État (300 milliards) et dépenses fiscales, exonérations et crédits d’impôt pour 200 milliards environ, soit, pour ce seul poste, plus que la collecte de TVA de 2020 et 2021. Pour quelle stratégie? Sauf les limites, essentiellement concurrentielles, imparties par Bruxelles, aucun cadre ni aucune feuille de route susceptible de veiller ne serait-ce qu’à la cohérence des dispositifs empilés au fil du temps et à la protection contre le risque de lobbying n’a jamais existé. Avec quelle efficacité? Nul, encore, n’est capable de le dire, et pour cause: sauf très rares cas, les aides ne donnent pas lieu à contrepartie, procédure d’évaluation, obligation de résultat, ni de remboursement. Les stratégies déployées ne sont donc jamais évaluées. Ni les effets d’aubaine qu’elles provoquent dès lors que seules les entreprises dotées de structures spécialisées ont la capacité de les mettre à profit.
Le sens des aides de l’État, qui devrait être de servir la cause commune, d’instiller plus d’égalité entre les entreprises selon leur capacité à se financer ou de les aider à franchir des transitions utiles à la société s’est transformé en un gouffre financier aux retombées plus néfastes que bénéfiques. À l’heure où les enjeux stratégiques appellent des interventions grandissantes de l’État dans l’économie, il est grand temps de fixer les objectifs et conditions de l’aide publique, de sortir des écueils qui empêchent de faire la part des choses entre la sphère publique et privée. Que les entreprises soient soutenues est normal et impératif. Que les axes de priorité soient définis et les octrois conditionnés à une exigence de résultats, traçables et rendus publics, est d’autant plus nécessaire.
Le contrôle est nécessaire pour des raisons économiques et morales. En même temps, son excès peut aussi conduire à des effets néfastes.
Pascal de Lima Chef économiste d’Harwell Management
Il n’y a pas si longtemps, Bruno Le Maire exhortait les entreprises à demander des aides à l’État dans le cadre du plan de relance d’un montant de 100 milliards d’euros. Crise ou pas: aides au développement, au maintien de l’emploi, à la formation professionnelle, au soutien à des filières, subventions, prêts, avances non remboursables, exonérations de cotisations sociales, allègements fiscaux sont légion. Près de 2 000 aides peuvent être recensées, mais rares sont les acteurs publics à exiger un suivi strict des fonds versés. Hors plan de relance et hors Covid, aujourd’hui, 140 milliards sont versés annuellement aux entreprises, deux fois le budget de l’éducation nationale, autant que les salaires versés chaque année aux fonctionnaires. Mais l’État, c’est l’argent du contribuable et la dette des prochaines générations. Le contrôle devient donc nécessaire, pour des raisons économiques et morales.
En 2001, une commission de contrôle avait été créée sous le gouvernement Jospin et sous la pression des communistes. Elle a été supprimée par la droite car considérée comme trop dirigiste. Pour les aides Covid, un comité de suivi a été créé ; pour les autres, aucun cadre unifié n’existe. Il y a des contrôles disparates et pas automatiques. Le Cice, par exemple, a été évalué: on sait que les 18 milliards annuels ont permis de créer ou de préserver 100 000 emplois. Mais le gouvernement Hollande en promettait 400 000. La Commission européenne va commencer de plus en plus à veiller au grain. Pour les plans de relance, elle a déboursé 40 milliards sous conditions: les projets financiers doivent respecter les critères de la transition verte et de la création d’emplois. En cas d’irrégularités, les États devront récupérer l’argent versé. Efficacité de la dépense, déficit oblige. Pour des raisons morales aussi. Pour rappel, Bridgestone (et d’autres) avait fermé son usine après avoir perçu 1,9 million d’euros de l’État. Immoral! Aucune législation nationale n’oblige à rembourser les aides. Les aides publiques ne sont conditionnées ni à l’interdiction de licencier, ni à l’obligation de rembourser, même en cas de licenciements!
«Aujourd’hui, 140 milliards sont versés annuellement aux entreprises, deux fois le budget de l’éducation nationale, autant que les salaires versés chaque année aux fonctionnaires.»
En même temps, l’excès de contrôle peut conduire à des effets néfastes, et c’est bien là le problème. Trop de conditionnalité limite la capacité d’entreprendre. La menace des pouvoirs publics en cas de «réajustement économique des effectifs» est un frein à l’attractivité des territoires. En fait, l’obstacle n’est pas juridique mais politique. Les collectivités locales et les régions sont en concurrence pour attirer les investissements: plus de conditionnalité, c’est moins d’attractivité.
Un juste équilibre doit donc être trouvé. L’efficacité de la dépense publique doit être renforcée. Il s’agit de remplacer la vision quantitative et comptable par une vision qualitative et sociale dans un fonctionnement régalien et social-démocrate de l’État. Des contrôles oui, mais aussi débattre en amont sur l’efficacité de la dépense publique et quelle dépense rendra les contrôles moins utiles puisque les projets seront conformes à une vision d’avenir pondérée et débattue.
publié le 16 janvier 2023
Communiqué sur https://www.oxfamfrance.org
Davos 2022 : nouveau rapport d’Oxfam sur les inégalités mondiales : La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie. C’est la plus forte augmentation depuis que ce type de données est recensé. C’est le constat édifiant que révèle Oxfam dans son dernier rapport sur les inégalités mondiales publié le jour de l’ouverture du « Davos Agenda », une semaine de dialogues virtuels organisés par le Forum économique mondial.
Pour lire le rapport :
pour lire le Zoom sur les inégalités en France :
https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport_Oxfam_Davos_Zoom_France_170122.pdf
Chiffres clés du rapport :
La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie.
Depuis la pandémie, le monde compte un nouveau milliardaire toutes les 26 heures, alors que 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté.
En France, de mars 2020 à octobre 2021, la fortune des milliardaires français a augmenté de 86%.
Avec les 236 milliards d’euros supplémentaires engrangés en 19 mois par les milliardaires français, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3500 euros à chaque Français-e-s.
Les 5 premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie. Elles possèdent à elles seules autant que les 40% les plus pauvres en France.
7 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre, soit 10% de la population française et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité à cause de la crise.
Un enrichissement historique des milliardaires français rendu possible grâce à la réponse gouvernementale à la crise
En France, c’est sans précédent également : la fortune des milliardaires a augmenté plus rapidement en 19 mois de pandémie qu’en plus de 10 ans. De mars 2020 à octobre 2021, les richesses des grandes fortunes françaises ont bondi de 86%, soit un gain de 236 milliards d’euros. A titre de comparaison, elles avaient augmenté de 231 milliards d’euros en 10 ans, entre 2009 et 2019.
A elles seules, les 5 premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie [1] : elles ont gagné 173 milliards d’euros. C’est près de ce que l’Etat a dépensé pour faire face au Covid-19 en un an. Ces 5 milliardaires possèdent désormais autant que les 40% les plus pauvres en France.
Pour Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France : « Pour les milliardaires, la pandémie a été une aubaine. S’ils se sont enrichis, ce n’est pas grâce à la main invisible du marché, ni par les choix stratégiques brillants mais principalement en raison de l’argent public versé sans condition par les gouvernements et les banques centrales dont ils ont pu profiter grâce à une montée en flèche des cours des actions.
« Cette concentration extrême des richesses est le résultat de choix politiques. Avec les 236 milliards supplémentaires engrangés en 19 mois par les milliardaires, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3500 euros à chaque Français-e-s ».
Des pauvres de plus en plus pauvres
Dans le même temps, la crise a provoqué une intensification de la pauvreté chez celles et ceux qui étaient déjà en difficulté avant la pandémie. Oublié-e-s des plans de relance – les travailleurs précaires (notamment les femmes), les personnes migrantes et les jeunes – ont vu leur situation se détériorer encore davantage. 7 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre [2], soit 10% de la population française, et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité à cause de la crise [3].
Depuis le début de la crise : un nouveau milliardaire toutes les 26 heures dans le monde
L’explosion des inégalités sévit sur toute la planète. Depuis le début de la pandémie, le monde compte un nouveau milliardaire toutes les 26 heures alors que 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Les femmes, les personnes racisées [4] et les habitant-e-s des pays en développement sont les plus impacté-e-s par la violence des inégalités.
La pandémie a fait reculer l’objectif de parité femmes-hommes à 135 ans, contre 99 ans auparavant. 252 hommes se partagent aujourd’hui plus de richesses que le milliard de filles et de femmes vivant en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes réunies.
2022 : Remettre les politiques de lutte contre les inégalités au centre
Pour Quentin Parrinello : « Il est temps de tourner la page du quinquennat des inégalités et de remettre au cœur des débats de la présidentielle la question du partage des richesses et de la taxation des ultra riches. Les choix politiques d’Emmanuel Macron depuis cinq ans ont provoqué une sécession des plus riches et accablé les plus fragiles avec la baisse des APL, la réforme de l’assurance chômage, les coupes dans les budgets de l’hôpital public, dans l’éducation… »
Les analyses indépendantes menées par l’Institut des Politiques Publiques (IPP) confirment que le quinquennat a été un accélérateur des inégalités. Les 1% les plus riches ont vu leur niveau de vie augmenter de 2,8% en moyenne, quand les 5% des ménages les plus modestes ont perdu jusqu’à 0,5% de leur pouvoir d’achat.
Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France lance un appel : « Les inégalités ne sont pas une fatalité. Le futur ou la future Président-e de la République devra tirer les leçons de la crise, en faisant le choix de reconstruire un modèle économique plus juste, au service de l’ensemble des citoyen-ne-s, plus durable face à la crise climatique qui menace, et plus féministe pour s’attaquer véritablement aux inégalités femmes-hommes ».
L’urgence d’une grande réforme fiscale
« Alors que le gouvernement cherche à faire payer la note de la crise aux travailleur-se-s et aux chômeur-se-s, il est maintenant urgent de mettre à contribution ces milliardaires qui ont profité de l’argent public », conclut Quentin Parrinello.
Oxfam France appelle à un changement radical de politique fiscale pour réduire les inégalités et financer un ambitieux programme d’investissements publics. Oxfam France met sur la table des candidat-e-s à la présidentielle 15 réformes chiffrées [4] permettant de récolter au moins 65 milliards d’euros supplémentaires par an. Parmi elles : la mise en place d’un ISF rénové avec une surtaxe pour les patrimoines les plus polluants, une réforme de l’imposition de l’héritage, ou encore un impôt sur le revenu plus juste et plus féministe.
[1] Les 5 premières fortunes de France.
[2] Secours catholique, Etat de la pauvreté en France, 2021,
[3] CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) https://www.credoc.fr/publications/quatre-millions-de-francais-fragilises-par-la-crise-sanitaire
[4] En Angleterre, pendant la deuxième vague de la pandémie, les personnes d’origine bangladaise étaient cinq fois plus susceptibles de mourir de la COVID-19 que la population britannique blanche. Au Brésil, les personnes issues des communautés noires sont 1,5 fois plus susceptibles de décéder du COVID-19 que celles issues des communautés blanches.
[5] Le Manifeste fiscal d’Oxfam France propose 15 mesures fiscales permettant de récolter au moins 65 milliards d’euros supplémentaires par an (sans pour autant augmenter la contribution des 70% des Français-e-s, c’est-à-dire les personnes seules gagnant moins de 2500 euros net par mois) pour financer des services publics de qualité, des prestations sociales renforcées et investir dans la transition bas-carbone pour faire baisser les dépenses contraintes des ménages les plus précaires. Retrouvez les 15 mesures en détails : https://www.oxfamfrance.org/rapports/manifeste-fiscal-juste-vert-et-feministe-quelles-reformes-pour-un-modele-fiscal-moins-inegalitaire/
Les calculs d’Oxfam sont fondés sur les données les plus complètes et les plus actuelles disponibles. Les données sur les personnes les plus fortunées de la société proviennent du classement des milliardaires de 2021 de Forbes. Les données sur la répartition des richesses dans le monde sont tirées du Global Wealth Databook 2021 du Credit Suisse Research Institute.
Eva Leray sur www.humanite.fr
Alors que s’ouvre, ce lundi, le forum économique de Davos, Oxfam publie un rapport montrant que, depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté les deux tiers des richesses produites dans le monde. Les explications de Quentin Parrinello, porte-parole de l’ONG.
La 53e édition du Forum économique mondial, qui réunit une grande partie des décideurs du monde capitaliste, s’est ouverte à Davos, en Suisse, ce lundi. Dans le même temps, l’ONG Oxfam publie un nouveau rapport accablant sur la concentration des richesses produites dans le monde. Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté près de deux tiers des richesses créées, alors que la guerre en Ukraine, l’inflation, les différentes crises économiques et sanitaires ont accéléré les inégalités. Entretien avec Quentin Parrinello, qui a corédigé ce rapport.
Depuis dix ans, vous publiez un rapport annuel qui pointe les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres dans le monde. Cette année, la situation a-t-elle évolué ?
Quentin Parrinello, : On remarque que la concentration des richesses s’accélère. Les 1 % les plus riches ont capté, depuis deux ans, deux tiers des richesses créées. Sur la dernière décennie, il s’agissait plutôt de 54 % des richesses produites. Dans le même temps, on a vu pour la première fois depuis vingt-cinq ans une augmentation de l’extrême pauvreté dans toutes les régions du monde. Jusqu’à présent, elle restait localisée en Afrique subsaharienne.
Vous êtes également l’auteur de la partie consacrée à la France. Les inégalités y sont-elles aussi importantes ?
Quentin Parrinello, : La France est un bon cas d’étude de ce qui se passe à l’échelle internationale. Les milliardaires français vont très bien (voir notre infographie – NDLR). Depuis deux ans, les dix premiers ont gagné 189 milliards d’euros. C’est l’équivalent de deux années de factures d’énergie et de carburant de l’ensemble des ménages français. La fortune du Français Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, s’élève à 204 milliards de dollars (selon les dernières données de Forbes – NDLR). Si une personne très chanceuse avait gagné tous les jours au loto depuis l’armistice de 1918, elle n’aurait même pas la moitié de sa fortune. L’enrichissement des milliardaires a été sans précédent en 2021 tandis qu’une succession de crises frappe les plus précaires. À cela s’ajoute la hausse des dépenses contraintes (loyer, factures d’eau, d’électricité, de gaz, de téléphone…) liée à l’augmentation du coût de l’énergie. Celles-ci pèsent plus dans le budget des plus précaires, 60 %, que dans le reste de la population, 30 % (selon le rapport annuel de l’état de la pauvreté en France réalisé par le Secours catholique – NDLR).
En 2022, 80 milliards d’euros ont été versés en divDepuis l’annonce de son projet de réforme des retraites, l’exécutif martèle que la seule solution possible pour financer un système menacé par un déficit annoncé de 12 milliards d’euros est de repousser le départ de l’âge légal...idendes aux actionnaires du CAC 40. C’est un record. La même année, selon l’Insee, un Français sur dix dit avoir sauté des repas faute de moyens…
Quentin Parrinello, : Face aux crises, beaucoup d’argent a été injecté dans les marchés financiers de la part des banques centrales pour éviter que ceux-ci ne s’écroulent, entraînant avec eux les entreprises appartenant aux milliardaires. Il y avait mille et une autres manières d’intervenir. Le gouvernement a choisi celle-là. L’intervention publique, et non pas des décisions stratégiques, a permis l’enrichissement des plus riches. Tout comme la mise en place de boucliers tarifaires et de remises à la pompe, qui ont aussi profité aux milliardaires et ce peu importe leurs revenus. Au total, pour ces mesures, la France a dépensé plus de 50 milliards d’euros. Il fallait les prendre, mais mieux les cibler.
Si les milliardaires s’enrichissent, qui paye ?
Quentin Parrinello, : La concentration des richesses s’est accélérée pendant la crise, et pour autant le gouvernement fait payer la facture aux plus précaires. Avec Macron, la baisse ou la suppression des impôts sur les plus riches (comme l’ISF) s’est accélérée. C’est un choix politique. Il existe plein d’alternatives qui ont déjà été testées dans le passé où les riches sont mis à contribution. Aujourd’hui, tous les gouvernements, pas seulement en France, font le choix inverse. Ils décident de réduire les dépenses publiques et de mettre en place des politiques d’austérité. En France, notre système de redistribution (éducation gratuite, système de santé en partie gratuit, protection sociale…) permet de limiter les inégalités, mais la diminution de ces dépenses met le système de plus en plus sous pression.
Si la taxation des plus riches a déjà fait ses preuves par le passé, pourquoi n’est-elle pas mise en place aujourd’hui ?
Quentin Parrinello, : Les inégalités ne sont pas une fatalité, mais le résultat d’un choix politique. Lorsqu’on a une concentration de la fortune des milliardaires qui s’accélère et qu’on ne met rien en place pour l’en empêcher, elle augmente. Alors même que le FMI assure que le ruissellement ne fonctionne pas, le gouvernement pense toujours que baisser l’impôt des plus riches va relancer la croissance. Ça ne fonctionne pas, surtout en situation de crise, et c’est encore plus problématique quand, par aveuglement idéologique, on fait payer la facture aux plus précaires.
Depuis l’annonce de son projet de réforme des retraites, l’exécutif martèle que la seule solution possible pour financer un système menacé par un déficit annoncé de 12 milliards d’euros est de repousser le départ de l’âge légal...
Quentin Parrinello, : Le fameux déficit des retraites, qui est annoncé comme incontrôlable par le gouvernement, pourrait être résorbé avec une taxe annuelle de 2 % sur la fortune des milliardaires français. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de réforme des retraites à faire. Il faut revaloriser les petites retraites, les bas salaires et réduire les inégalités de rémunération entre les femmes et les hommes. De cette façon, les travailleurs cotiseraient plus pour la retraite et le déficit pourrait être comblé. On a les moyens de faire contribuer les plus riches et ceux qui s’enrichissent.
publié le 15 janvier 2023
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
Les factures d’énergie explosent ; les fournisseurs privés mangent la laine sur le dos d’EDF ; le prix de l’électricité décarbonée est indexé sur celui des énergies fossiles… Mais à qui et à quoi devons-nous cette pagaille insensée dans un secteur aussi crucial que l’énergie? Le mal en question tient en quelques mots: la libéralisation du marché de l’énergie. Les responsables sont clairement identifiés: ce sont les deux colégislateurs européens, autrement dit les gouvernements européens successifs depuis une bonne vingtaine d’années ainsi que les majorités successives au Parlement européen, durant la même période. Retour sur un fiasco.
La première directive européenne sur ce dossier remonte à 1996. Elle instaura le principe de concurrence et entra en vigueur en France en 2000. Un autre moment clé de ce calendrier diabolique fut le sommet européen de Barcelone, en mars 2002. Bravant une impressionnante marée humaine, venue manifester son opposition au projet néolibéral, les chefs d’État et de gouvernement y ont lancé « la phase finale de l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz ». Les plus ultras furent l’Espagnol Aznar, l’Italien Berlusconi et le Britannique Blair.
Les deux leaders français présents, Jacques Chirac et Lionel Jospin, tous deux en pleine campagne électorale concurrente, et donc gênés aux entournures, firent assaut de précautions oratoires à usage national: « Nous sommes favorables à l’ouverture, mais pas au détriment de nos services publics, qui constituent un fondement de notre pacte républicain », osa, sans rire, le président de la République. Compréhensifs, ses collègues rappelèrent leur attachement au « modèle social européen »… Puis on passa aux choses sérieuses.
Avec, au cœur du processus, une obsession: supprimer par étapes les obstacles à la concurrence, dans chaque pays de l’UE comme au niveau européen. Dans le cas de la France, cela signifiait en particulier faire en sorte que des entreprises privées – même non productrices d’énergie – puissent concurrencer EDF (et Gaz de France, qui était encore, à l’époque, une entreprise publique). De ce principe découle, en particulier, la mise en place, en France, de « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (Arenh) en 2011: EDF étant jugé en position de force, difficile à concurrencer par les « investisseurs » privés, il a fallu l’affaiblir artificiellement en l’obligeant à vendre à prix cassé (et fixe) une part considérable de sa production à ses concurrents privés, afin d’aider ceux-ci à gagner des « clients » au détriment de l’entreprise publique! (En 2022, Paris alourdit même à son initiative cette ponction scandaleuse du privé sur EDF!)
En outre, les prix de l’électricité sont désormais fixés non en fonction de ses coûts de production, mais de l’état du marché de l’ensemble des sources d’énergie. Dès lors, il suffit d’une crise du gaz pour faire s’emballer les prix de l’électricité! Faut-il que les aberrations des sacro-saintes « lois du marché » dans un domaine comme celui de l’électricité soient devenues évidentes pour que, depuis la présidente de la Commission européenne jusqu’au chef de l’État français, des néolibéraux patentés en arrivent à reconnaître la nécessité de remettre le « marché européen de l’énergie » sur le métier! À suivre de près…
publié le 9 janvier 2023
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Même dans les temps difficiles, la spirale prix-profits-capital prospère allègrement. En 2022, les entreprises du CAC 40 ont reversé 80,5 milliards d’euros à leurs actionnaires. Un record. Le capitalisme de la rente croît et embellit.
Plus les années passent, plus elles se ressemblent. Alors que les économistes et les responsables politiques glosent depuis des mois, avec le retour de l’inflation, sur les dangers de voir se reconstituer la spirale prix-salaires, la spirale prix-profits-capital, elle, prospère allègrement.
Elle n’a même jamais été aussi élevée pour les sociétés du CAC 40, à s’en tenir aux résultats présentés par la lettre financière Vernimmen de janvier. D’après ses calculs, ces entreprises ont versé 80,5 milliards d’euros à leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions en 2022.
Ce montant constitue un record absolu. « Le niveau le plus haut jamais enregistré depuis que nous faisons cette étude [2003] », reconnaît la lettre financière. En 2021, Vernimmen avait calculé que les sociétés du CAC 40 avaient distribué 69,4 milliards d’euros à leurs actionnaires. En une année, alors que l’économie mondiale est soumise à de multiples chocs, ces groupes ont décidé qu’il était opportun d’augmenter de 16 % en moyenne leur distribution.
Même si les bénéfices distribués en 2022 sont la résultante des profits record de 2021, année de rebond après l’arrêt économique provoqué par la pandémie, ces chiffres illustrent la permanence de la stratégie adoptée par ces groupes : tout pour le capitalisme actionnarial.
« Ces chiffres, qui sont excellents, ne sont qu’à l’unisson d’autres tout aussi excellents enregistrés en 2022, malgré un contexte économique et géostratégique compliqué », observe Vernimmen.net, soulignant la baisse du taux de chômage, le nombre élevé des créations d’entreprises ou des levées de fonds à un niveau inédit par les start-up.
Figurant depuis des années au sommet des classements des groupes internationaux qui distribuent la plus grande partie de leurs bénéfices aux actionnaires, les sociétés françaises n’ont pas failli à la tradition : elles distribuent la moitié ou plus de leurs bénéfices à leurs actionnaires, quand les firmes allemandes sont autour du tiers.
Comme chaque année, les mêmes noms reviennent en tête des sociétés les plus généreuses. TotalEnergies arrive naturellement en tête avec 13,3 milliards d’euros suivi par LVMH (7,1 milliards), Sanofi (4,7 milliards), BNP Paribas, Stellantis (ex-PSA), AXA et Crédit agricole ne sont guère loin derrière.
Mais il y a plus frappant encore que la distribution des dividendes : c’est la part prise par les rachats d’actions. Année après année, cette pratique ne cesse de progresser pour atteindre des proportions qui atteignent là encore des sommets. En 2022, les groupes du CAC 40 ont dépensé 23,7 milliards d’euros pour racheter leurs propres d’actions avant de les annuler. Une pratique qui n’a pas pour seul objet de faire monter leurs cours.
« La France n’aime pas trop les profits (…) », éditorialise dans Les Échos le journaliste David Barroux, condamnant par avance jusqu’à la caricature tous les discours critiques sur les politiques actionnariales des grands groupes. « L’évidence devrait nous pousser à admettre tout d’abord que les profits sont déjà le meilleur carburant pour nourrir les investissements des entreprises », poursuit-il, en reprenant implicitement le fameux théorème « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». L’ennui est que ce théorème de novembre 1974 ne fonctionne plus depuis bien longtemps.
S’il existe un État-providence en France, c’est désormais pour le capital.
Comment justifier de telles redistributions de capital ? Car il ne faut pas se faire d’illusion. Au vu des résultats des groupes du CAC 40 au premier semestre 2022 (82 milliards d’euros), la débauche de dividendes va se poursuivre cette année. Dans le même temps, les dépenses d’investissement et de recherche et développement diminuent. Et les destructions d’emplois se poursuivent. Au nom de la maîtrise des coûts et des temps difficiles.
Les thuriféraires du capitalisme actionnarial justifient l’action des grands groupes au nom de la nécessité de savoir récompenser le risque. Mais où est le risque quand les banques centrales pendant une décennie ont injecté dans le système financier des centaines de milliards d’argent gratuit ? Quand le gouvernement, après avoir abaissé toute la fiscalité sur le capital – de l’impôt sur les sociétés à l’impôt sur la fortune en passant par la flat tax sur les dividendes –, continue à verser des centaines de milliards indistinctement et sans contrepartie à l’ensemble des sociétés travaillant sur le territoire ? Et les premières entreprises bénéficiaires sont les groupes du CAC 40.
D’après les travaux de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et de la CGT, des chercheurs du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), le total des aides publiques versées aux entreprises s’élevaient à 157 milliards d’euros en 2019. Un « pognon de dingue » qui a encore grossi avec la pandémie et la crise. Certains évoquent désormais la somme de 200 milliards d’euros, soit plus du tiers du budget de l’État.
S’il existe désormais un État-providence en France , c’est désormais pour les entreprises et plus largement pour le capital. Et là, personne n’évoque la question des fraudeurs et des assistés.
Le deuxième argument en défense du capitalisme actionnarial est que rendre le capital aux actionnaires permet une meilleure allocation des ressources, le marché étant bien plus apte que tout autre moyen pour sélectionner les investissements les plus prometteurs. La multiplication des bulles et des crises qui marquent les décennies du néolibéralisme en fait douter.
Et l’éclatement des bulles des valeurs technologiques, immobilières, et même des crypto-actifs qui est en cours actuellement illustre à nouveau le fonctionnement total erratique des marchés fonctionnant selon les modes entre l’euphorie et la déprime, et se livrant à toutes les spéculations.
En choisissant d’encourager ces mouvements, voire en les soutenant plutôt que de les corriger, le gouvernement favorise une concentration de richesses à des niveaux inégalés entre peu de mains. Au-delà de l’affichage, ce n’est pas son projet de dividende salarié qui va inverser la tendance. Le pouvoir a délibérément opté pour un capitalisme de rente. Et l’assume.