PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 25/12/2020

« Je travaillais la nuit une fois que les enfants étaient couchés » : l’enfer du télétravail pour les femmes

 

par Rozenn Le Carboulec (site bastamag.net)

 

Absence de répartition des tâches ménagères et de la garde des enfants, ralentissement des carrières : le télétravail confiné a accentué les inégalités femmes-hommes. Le récent accord national interprofessionnel ne risque pas d’améliorer la situation.

Ce midi, Bintou*, n’a pas eu le temps de manger. Elle a ouvert un paquet de chips en guise de déjeuner. Assistante de copropriété, en télétravail trois jours par semaine, elle doit également garder son fils de 8 mois. « Ma pause déj est à 12h30, mais ça correspond à ses heures de repas, donc je lui donne son repas à midi et quand il fait la sieste à 13 h je dois reprendre le travail », raconte cette trentenaire, alors qu’on entend son bébé pleurer à l’autre bout du combiné. « Je travaille dès qu’il dort, quand il fait la sieste le matin vers 10 h et l’après-midi vers 13 h. »

Les mères, deux fois plus nombreuses que les pères à renoncer à travailler pour garder les enfants

36 % des femmes estiment que leur charge de travail a augmenté pendant le premier confinement, contre 29 % des hommes, selon une enquête publiée par l’Ugict-CGT en mai dernier [1]. La situation ne s’est pas forcément améliorée avec la deuxième vague de l’épidémie et le retour au télétravail : « On constate l’inverse : une dégradation des conditions et plus de difficultés liées au télétravail, à la fois pour les entreprises et les salarié.es », avance Fabrice Angéï, secrétaire confédéral de la CGT.

Loin de réduire les inégalités genrées, la crise sanitaire les a au contraire révélées, et même accentuées, en particulier dans les couples avec enfants. Selon l’Insee, pendant le premier confinement, 83 % des femmes vivant avec des enfants y ont consacré plus de quatre heures par jour, contre 57 % des hommes [2]. Les mères ont été deux fois plus nombreuses que les pères à renoncer à travailler pour garder leurs enfants. Et parmi les personnes qui ont dû continuer à travailler, près de la moitié des femmes assuraient une « double journée », professionnelle et domestique.

« Pour nous, le gouvernement a une part de responsabilité dans cette situation, en considérant que le télétravail est un mode de garde. C’était quand même une façon de se dédouaner et de reporter le problème dans les foyers, et donc malheureusement sur les femmes », déplore Béatrice Clicq, secrétaire confédérale de Force ouvrière. Elle ajoute : « Heureusement, certaines entreprises ont joué le jeu. Mais il faut aller plus loin. »

« La charge mentale est sur moi à 100 % »

Lila*, la trentaine, travaille pour Google France, et a dû s’occuper de ses enfants de deux, cinq et sept ans tandis que son conjoint, producteur de vidéos, se rendait au travail tous les jours. « Au début, j’ai essayé de répartir les tâches avec mon compagnon, qui a refusé en disant que lui devait travailler et que les enfants pouvaient se débrouiller tout seuls », raconte Lila. Elle se levait vers 6h30 tous les matins « pour répondre aux mails des Américains », entre deux préparations de petits déjeuners.

Même chose pour Fanny*, médecin-chercheure, maître de conférence et mère de deux enfants : « Quand ma fille arrivait à jouer un peu toute seule, je m’occupais des tâches ménagères. Après, c’était préparation du repas, douches, de nouveau repas… Je travaillais la nuit une fois que les enfants étaient couchés, parfois jusqu’à 3 h du matin. » Avec la réouverture des établissements scolaires, Fanny a davantage réussi à travailler. Mais avec un mari médecin réanimateur – et de fait jamais à la maison pendant l’épidémie – la répartition inégale des tâches s’est accentuée avec l’épidémie : « La charge mentale est toujours sur moi à 100 % », reconnaît-elle.

 « Office manager » et mère de trois enfants, Sarah* s’occupe également de l’intégralité des tâches ménagères de son foyer. Elle estime que le télétravail en période de confinement a plus que jamais révélé les inégalités dans son couple : « Mon conjoint ne prend aucune initiative. Le midi, il vient me voir et me demande "qu’est-ce qu’on mange ?". J’ai l’impression d’avoir un enfant de plus à la maison. » Chez Bintou, quand son mari, ouvrier et ne pouvant donc pas télétravailler, s’occupe de leur fils à son retour à la maison, c’est elle qui s’attèle quasi systématiquement à la préparation du dîner.

« Je travaille sur la table à manger »

Alors que les violences conjugales ont explosé depuis le début de la crise sanitaire, un cinquième des répondant·es à l’étude de l’Ugict-CGT affirme que le confinement a généré des tensions dans leur couple. Un chiffre d’autant plus élevé lorsque les deux conjoints sont à la maison, en inactivité ou en télétravail. Dans la relation entre Lila et son conjoint, leurs désaccords se sont renforcés pendant le confinement au point de pousser le couple à se séparer. Sarah estime également que le télétravail en confinement a exacerbé les tensions entre elle et son mari. Mais aussi entre ce dernier et leurs enfants. « Je me suis retrouvée avec les enfants qui me disaient : “Pourquoi on participerait si lui il fait rien ?” Devoir expliquer à son conjoint que les enfants n’aident pas parce qu’ils prennent exemple sur lui, c’est devoir éduquer quelqu’un d’autre… C’est dur et violent, et ce n’est pas mon rôle en fait. »

Le mari de Sarah, chef d’entreprise d’une TPE, travaillait dans leur chambre, tandis qu’elle restait avec les enfants. « J’utilisais parfois notre chambre ou celle de ma fille, mais je n’avais pas d’espace à moi. Mon principal travail, ça a été de m’occuper de mes enfants », lance-t-elle. En moyenne, seulement 25 % des femmes télétravaillent dans une pièce dédiée où elles peuvent s’isoler, contre 41 % des hommes, révélait déjà l’Ined en juillet dernier [3]. L’écart est encore plus fort pour les cadres.

Si Lila a eu la possibilité, par son employeur, Google, d’obtenir un budget de 1000 dollars pour s’acheter du matériel en vue de télétravailler, cela reste une exception. Globalement, plus de la moitié des femmes n’ont pas disposé d’un mobilier ni d’un équipement adapté au télétravail au printemps, selon l’Ugict-CGT (contre 42 % des hommes). Conséquence directe : 55 % des femmes ont déclaré l’apparition de douleurs musculo-squelettiques, contre 35 % des hommes.

« C’est difficile de dormir »

Ces inégalités élevées en période de crise sont génératrices d’importants risques psychosociaux. Toujours selon l’Ugict-CGT, 38 % des télétravailleuses (et 29 % des télétravailleurs) se plaignent d’une anxiété inhabituelle. D’autant plus quand il s’agit de parents devant garder leurs enfants : 44 % des femmes déclarent être plus fréquemment anxieuses contre 34 % pour les hommes. Une autre enquête publiée en avril dernier, affirmait que les femmes étaient plus nombreuses à se trouver en « détresse élevée » lors du premier confinement [4].

Depuis l’annonce du second confinement, Fanny est sous antidépresseurs. En plus de ses enfants, elle a aussi dû s’occuper de son mari, épuisé et traumatisé par son travail en réanimation. « Au lieu d’avoir l’impression de sortir du confinement, je me suis retrouvée en position d’aidante, confie-t-elle. Physiquement, j’ai perdu du poids, alors que ce n’est pas du tout naturel chez moi. Il m’est aussi difficile de dormir. »

L’accord sur le télétravail ne prévoit rien de sérieux pour les femmes

Surtout, Fanny a peur de la suite. Peur que cette répartition déséquilibrée persiste et devienne à jamais la norme. Et que cela finisse, au bout du compte, par impacter son travail. « Si ça roule dans le foyer, c’est au détriment de ma carrière », met-elle en lumière. Fonctionnaire, cette médecin chercheure ne risque pas de se retrouver au chômage, mais craint néanmoins que cette période stoppe sa progression. « J’ai vu mes collègues sans enfant qui ont profité du confinement pour avancer énormément sur leurs propres recherches, alors que pour moi, ça n’a pas été le cas, ça a été un vrai frein. Je me sens empêchée. Je suis maître de conférence, c’est là où on nous attend au tournant, il faut publier, mettre en place de grands projets de recherche… Et là, pour moi, c’est impossible. »

Parmi les risques liés à un télétravail non adapté aux exigences familiales, la perte d’emploi est une réalité. Ce sont, encore une fois, d’abord les femmes qui en paient le prix : parmi celles qui étaient en emploi au 1er mars 2020, deux sur trois seulement continuaient de travailler deux mois plus tard, contre trois hommes sur quatre [5]

Loin de garantir que le télétravail ne se substitue pas à un mode de garde, comme le réclamaient certains syndicats, le nouvel accord interprofessionnel sur le télétravail (Ani), signé le 26 novembre par la CFDT, Force ouvrière et la CFE-CGC - « accouche d’une souris », estime Sophie Binet, dirigeante confédérale de la CGT, en charge de l’égalité femmes-hommes. La CGT n’a d’ailleurs pas signé l’accord. « Si c’est pour reprendre des dispositions existantes, il n’y a pas besoin de négocier. Nous sommes signataires de l’accord de 2005 qui est un très bon accord sur le télétravail. Mais nous demandons un avenant prenant en compte l’égalité femme-homme notamment », met-elle en avant [6].

Le nouvel accord de 19 pages se contente finalement de deux petits paragraphes très généraux sur la question. L’un stipulant que « le télétravail ne doit pas être un frein au respect de l’égalité entre les femmes et les hommes ». Le second que « la pratique du télétravail ne peut influencer négativement sur la carrière des femmes et des hommes ». Cet accord ne contient donc aucune mesure concernant spécifiquement les femmes. Il est en plus non-contraignant.

Rozenn Le Carboulec

* Ces prénoms ont été changés à la demande des intéressées.

Notes

[1Le monde du travail en confinement : une enquête inédite, mai 2020.

[2Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socioprofessionnelle, Insee focus 197, juin 2020.

[3Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français, Ined, numéro 579, juillet 2020, Population & Sociétés.

[4] Voir l’étude menée par OpinionWay pour le cabinet de conseil Empreinte Humaine, avril 2020.

[5] Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français, opus cité, voir lien note 6.

[6] Outre la garantie que le télétravail ne se substitue pas à un mode de garde, la CGT réclamait un droit opposable au télétravail pour les femmes enceintes dès l’annonce de leur maternité et la mise en place de mesures de prévention par

Publié le 18/12/2020

Crise. Licenciements : derrière les grands mots, le laisser-faire

 

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

IBM vient d’annoncer 1 251 suppressions de postes en France, rejoignant la longue liste des restructurations. Face à la casse, le gouvernement promet beaucoup, mais agit peu.

Surtout, ne pas donner l’image de l’immobilisme. Ce soir du 14 Juillet, devant 9 millions de téléspectateurs, le président de la République entend empoigner la réalité à bras-le-corps : « Nous allons avoir des plans sociaux – ils ont commencé – et nous allons avoir une augmentation massive du chômage. Ce qu’il faut faire, c’est nous préparer collectivement, agir, pour défendre les emplois existants et en créer au plus vite dans les secteurs en expansion. »

« L’obsession du repreneur privé »

Ce soir-là, donc, le chef de l’État exprimait une inquiétude, et affichait ses ambitions. Mais depuis, les milliers de salariés des entreprises concernées par les plans sociaux ont souvent l’impression d’être livrés à eux-mêmes, un peu comme si le volontarisme du 14 Juillet s’était évanoui au contact des faits. C’est le cas chez Nokia ou Verallia. Chez Bridgestone, la ministre Agnès Pannier-Runacher s’est personnellement impliquée dans le dossier : lorsque le géant du pneu annonce la fermeture de son usine de Béthune (Nord-Pas-de-Calais), mi-septembre, elle mandate un cabinet de conseil pour « contre-expertiser » les scénarios étudiés par le fabricant. À la sortie d’une réunion de crise, la ministre bombe le torse. Il est hors de question de « tomber dans la fatalité » et « de se soumettre à la décision » du groupe. Las ! Quelques semaines plus tard, le verdict tombe : l’entreprise met bien la clé sous la porte, rejetant en bloc les propositions alternatives.

Depuis le début de la crise, le gouvernement a débloqué des milliards d’euros pour éviter à l’économie de sombrer, mais la plupart de ses interventions pour empêcher les multinationales de sabrer dans l’emploi se sont soldées par des échecs. Pour Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique à Lyon, parler de désengagement serait simpliste : « Derrière les gesticulations médiatiques, le ministère du Travail, les Direccte (directions du travail régionales) et ce qui reste du ministère de l’Industrie déploient une énergie très importante sur le terrain. Le problème, c’est qu’ils ne s’intéressent qu’à une toute petite partie du problème. Leur seule préoccupation est de retrouver un repreneur privé qui licenciera le moins de monde possible, ou d’aménager le PSE. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un retrait de l’État, mais bien plus d’un repositionnement. Le but d’un gouvernement néolibéral est toujours d’intervenir pour “fluidifier” le marché. Et en l’occurrence, c’est de permettre à de nouveaux acteurs de racheter les entreprises menacées. »

Impuissance juridique et politique

Pour le chercheur, si les gouvernements échouent régulièrement face aux multinationales, c’est que « l’État s’est rendu impuissant, juridiquement et politiquement ». Depuis trente ans, en effet, une bonne partie des efforts législatifs en matière de droit du travail ont consisté à démanteler les barrières encadrant les licenciements collectifs. Le processus s’est accéléré ces dernières années. « La loi dite de “sécurisation de l’emploi” de 2013 a raccourci les délais de procédure, rappelle l’avocat Ralph Blindauer. Désormais, un PSE concernant moins de 100 salariés peut être bouclé en deux mois. Par ailleurs, les ordonnances Macron (novembre 2017) ont modifié le périmètre d’appréciation du critère de licenciement. Auparavant, la cause économique était évaluée à l’échelle du groupe, toutes unités confondues. Aujourd’hui, elle n’est appréciée qu’à l’échelle du périmètre français : rien de plus facile pour une multi­nationale que d’y placer artificiellement une filiale en difficulté, pour justifier les licenciements. »

Et la récente création de l’activité partielle de longue durée (APLD), en juin 2020, s’inscrit en réalité dans ce mouvement, note Elsa Peskine, chercheuse en droit privé : « L’idée est de réduire la durée du travail tout en limitant la perte de rémunération pour le salarié, car elle est en partie compensée. Au fond, la restructuration est facilitée. Et l’État joue un rôle d’accompagnateur social de cette restructuration. Ce qui est problématique, c’est que ce mécanisme d’activité partielle est cumulé dans certaines entreprises avec d’autres outils comme les plans de sauvegarde de l’emploi ou les plans de départs volontaires. De sorte que la suppression d’emplois s’opère malgré tout. » (Alternatives économiques, 1er décembre.)

Il est encore plus difficile, dans ces conditions, de tordre le bras aux grands groupes. « Bien souvent, les gouvernants adoptent une posture morale, conclut Guillaume Gourgues. Ils opposent “bons” et “méchants” investisseurs, s’en prennent au caractère choquant des licenciements. Il n’y a jamais, chez eux, de contestation politique des motifs de ces licenciements, même lorsqu’ils reposent sur une logique de préservation des dividendes. »

Le conflit s’envenime chez general electric

Dans le Rhône, la contestation ne faiblit par chez les salariés de la branche Grid Solutions de General Electric. Engagés dans un PSE destructeur pour l’emploi et leur savoir-faire industriels, les travailleurs des sites de Villeurbanne et de Saint-Priest entament, ce jeudi, leur 27e jour de grève. Ils refusent le protocole de fin de conflit proposé par la direction, qui ne « reprend absolument aucune des propositions faites par l’intersyndicale (CGT, CFDT, CFE-CGC) lors de la négociation », selon l’union départementale CGT. Les organisations syndicales représentatives ont, de leur côté, dénoncé une « attitude provocante » de la direction, qui aurait décidé de stopper le dialogue. Face à la tournure que prend le conflit et à la détresse des salariés, une alerte de danger grave et imminent a été déposée devant le CSE. Des salariés villeurbannais ont, eux, commencé une grève de la faim.

Publié le 15/11/2020

À Gardanne, comment « maintenir l’outil de travail » sans nouvelles pollutions, après la fin du charbon

 

par Maud de Carpentier (site bastamag.net)

 

La loi énergie-climat prévoyait la fermeture des quatre dernières centrales à charbon françaises en 2022. Celle de Gardanne, près de Marseille, fermera dès décembre, ainsi en a décidé le nouveau propriétaire, l’industriel tchèque Daniel Kretinsky. Des projets de reconversion sont évoqués mais le plan social annoncé sera douloureux. Deuxième volet de notre série sur les affaires du milliardaire Kretinsky dans le secteur énergétique en France.

Ils font les cent pas au pied de la centrale. Casques de protection sur la tête pour certains, shorts et tongs pour d’autres venus sur leur jour de repos. Nous sommes le 8 septembre. Tous savent qu’un comité social et économique extraordinaire se tient au même moment au siège de Gazel Énergie à Colombes (Hauts-de-Seine). Gazel Énergie, c’est le nom qu’a pris la filiale française du groupe tchèque EPH depuis son rachat des deux centrales à charbon de Gardanne et Saint-Avold (voir notre article précédent). Là-bas, à Paris, on discute de leur futur. Il est un peu plus de midi, et une cinquantaine de salariés attendent, dans un mélange d’appréhension et d’impatience, le compte rendu que leur feront les délégués syndicaux.

À quelques mètres de ses collègues, assis à une petite table en plastique près du local de la CGT, Nadir Hadjali est justement en train d’étudier le document qui vient de lui parvenir, le « Plan d’orientations stratégiques ». Il tourne les pages, tente de comprendre et d’assimiler les informations qu’il lit à toute vitesse, avant de conclure en fermant le document confidentiel : « Aujourd’hui, je vais beaucoup fumer ».

Dans ces pages, il est écrit noir sur blanc que la fermeture de la tranche 5 de la centrale – qui fonctionne au charbon – sera « anticipée ». Ce sera avant 2022, la date butoir annoncée par le gouvernement en 2017. Motif invoqué par Gazel Énergie : un manque de retour sur investissement. « Ils disent qu’il y a besoin de faire dix millions d’euros de travaux pour redémarrer la tranche, et qu’il ne reste plus assez de temps pour l’exploitation », lâche Nadir Hadjali, dégoûté. « Je ne comprends pas comment ils font leurs calculs, il faudrait qu’ils m’expliquent d’où sortent ces dix millions ». Puis il conclut, las : « De toute façon, c’est politique. Ils ne veulent plus travailler avec nous. »

« Mettre 154 salariés au chômage, ça ne lui fait rien »

Il faut dire qu’avant même le rachat des centrales de Gardanne et Saint-Avold par le tchèque EPH au groupe allemand Uniper, le conflit social avait déjà pris racine à Gardanne. De décembre 2018 à novembre 2019, une grève de près d’un an avait déjà fortement ralenti la production. Le mouvement avait été mené par la puissante CGT (94 % des voix aux dernières élections sur le site) pour protester contre la fermeture en 2022. Nadir Hadjali en est donc sûr, Daniel Kretinsky, le riche industriel tchèque à la tête d’EPH, savait où il mettait les pieds. « Il connaissait notre détermination puisque nous étions déjà mobilisés. C’est juste qu’il s’en fout de son image de marque en France. Et mettre 154 salariés au chômage, ça ne lui fait rien. »

Le jeune quadra se lève soudain, et va s’isoler avec les autres délégués syndicaux, le fameux document à la main. C’est l’heure. Il s’agit maintenant d’annoncer la mauvaise nouvelle aux collègues.

Une table de fortune est installée sur les graviers, à l’entrée du site de la centrale. Les trois délégués syndicaux prennent place, après avoir branché micros et enceinte. Le soleil de midi cogne sur les visages fermés des salariés. « Je veux commencer par vous dire que le PSE [Plan de sauvegarde de l’emploi] n’est pas annoncé, pas aujourd’hui, mais il y en aura un, qui le sera sans doute dans les prochains jours. C’est certain. Quand on dit que la tranche 5 n’est pas rentable et qu’elle va fermer, c’est pour très bientôt. » Silence dans l’assistance. Nicolas Casoni, le secrétaire général de la CGT, tente de secouer les troupes. « Oh les gars, on s’y attendait non ? C’est pas une surprise, ça fait deux ans qu’on est en lutte, on savait très bien que ça allait arriver. »

 « Vous n’êtes pas assez flexibles et pas assez dociles pour eux »

Nadir Hadjali lit en détail le passage sur le manque de retour sur investissement, et les travaux nécessaires estimés à dix millions d’euros. « Mais on avait parlé de 800 000 ou un million d’euros la dernière fois, d’où ils sortent ces dix millions !? », lance un salarié dans l’assistance. « Et pourquoi ils disent qu’on est pas disponibles ? », lâche un autre. « On n’est plus en grève, on est là nous, on veut bosser ! » Nadir et Nicolas échangent un rapide regard avant d’afficher une même mine affligée. « On est comme vous, on ne comprend pas. » Pendant une heure, les salariés vont écouter la lecture de ce fameux « Plan d’orientations stratégiques ». Avec le détail des projets futurs proposés par la direction de Gazel Énergie.

Ces projets sont au nombre de trois, et ont pour objectif de « capitaliser sur l’unité biomasse » (la tranche 4 de la centrale qui fonctionne au bois) : production de biométhanol, à partir du C02 récupéré de la cheminée de l’unité biomasse ; production d’hydrogène ; alimentation du réseau de chaleur d’Aix-en-Provence par récupération de la chaleur de l’unité biomasse ; implantation d’une scierie dont la récupération de copeaux de bois servirait de combustible pour l’unité biomasse.

« Et ça se fera avec nous, ces projets ? » La question qui fuse est sur toutes les lèvres des salariés présents. Nadir Hadjali change alors de ton, le discours devient plus vindicatif. « Non évidemment. Il y a une culture ici qu’ils méprisent. Vous êtes trop payés, vous n’êtes pas assez flexibles et pas assez dociles pour eux. Le problème, ce sont nos conditions de travail et notre statut. » Le statut « Industrie électrique et gazière » (IEG) des salariés de la centrale, c’est la patate chaude que se renvoient les différents repreneurs du site depuis des années. Créé en 1946 pour tous les personnels qui produisent, transportent ou distribuent de l’électricité ou du gaz naturel, ce statut donne différents droits : retraite calculée sur les six derniers mois d’activité, taux d’augmentation salariale fixe et égale pour tous.

Autre problème soulevé dans l’assistance : « Combien de salariés vont-ils garder ici ? » « Peu importe, notre but, c’est de s’en sortir tous ! » lance Nadir dans son micro. Face à lui les esprits se réchauffent doucement. Après le temps de la douche froide, vient celui de la révolte qui gronde. « Ne regardez pas vos pieds, mais levez la tête, c’est important. Oui la période va être compliquée, mais il faut se battre et résister. Nous avons un combat à mener, et aujourd’hui, aucun projet n’est encore validé. »

Le projet de la CGT écarté en juillet, celui des élus verts repris en partie par l’État

Avec ses 83 hectares au total, situés à la convergence de grands axes autoroutiers reliant Aix, Marseille et Toulon, le site de la centrale de Gardanne peut faire des envieux. Mais Richard Gautier, urbaniste et architecte à Marseille, nuance : « Démanteler un site tel que celui de Gardanne, et dépolluer les sols, c’est très difficile à chiffrer. Donc oui, au niveau foncier c’est extrêmement intéressant pour EPH, et ils ont sûrement des idées derrière la tête, mais être capable d’estimer aujourd’hui ce que vaut ce terrain, c’est impossible. » Toutefois les projets se bousculent pour tenter de participer à l’écriture du prochain chapitre gardannais, appelé « Pacte territoriale Gardanne/Meyreuil ».

En juillet dernier, une réunion s’est déroulée à la préfecture en présence des représentants de l’État, de Gazel Énergie, des associations et des élus locaux. « Il y avait tout le monde sauf nous », note Nadir Hadjali, amer. Le but de cette réunion : acter une feuille de route, avec les différents projets étudiés, et l’objectif de rédiger ce fameux « Pacte » d’ici le mois d’octobre. Si le projet de la CGT, de captage et de stockage de CO2 dans les sols avec la création d’une unité de valorisation de déchets, a été écarté pour des raisons financières et environnementales, celui d’EELV a retenu l’attention des autorités et de Gazel. Porté par Rosy Inaudi, conseillère départementale pour les Verts, il consiste en la création d’un « pôle d’excellence régional - bois ».

« Leur projet à long terme, c’est de fermer la tranche biomasse »

À quelques kilomètres de la centrale, Rosy Inaudi nous reçoit avec Brigitte Apothéloz, ancienne élue municipale EELV, dans le jardin de cette dernière, sur les hauteurs de l’ancien quartier minier de Biver, à Gardanne. Les deux femmes se remémorent la réunion de juillet dernier en préfecture. « Ce que nous avons proposé, c’est une filière bois d’excellence », défend Rosy Inaudi. Le principe : construire une scierie sur le site de la centrale, qui utiliserait « en partie de la chaleur de récupération de la centrale biomasse », produirait 25 000 m3 de sciages résineux à destination des menuiseries de la région, mais aussi des sciures et autres déchets du bois « à destination de la centrale biomasse ».

« Mais nous voulons une scierie à taille humaine », précise Brigitte Apothéloz. Les deux femmes sont-elles heureuses de voir leur projet de scierie repris par Gazel et par les autorités ? « Globalement, oui, nous sommes satisfaites, mais nous restons sceptiques sur la tranche biomasse », confient les deux femmes. Rosy Inaudi s’explique : « Dans notre projet, il y a toujours une biomasse mais beaucoup plus petite que celle d’aujourd’hui [qui nécessite pour fonctionner à terme, 850 000 tonnes de bois par an, ndlr]. Dans notre idée, il s’agirait d’une biomasse qui brûlerait uniquement les déchets de la scierie ! La biomasse maintenue telle quelle par l’État et EPH, c’est un leurre. Comme ils ferment la tranche charbon, ils ne peuvent pas non plus fermer le bois, ça aurait fait trop de scandale, mais je pense que leur projet à long terme, c’est de la fermer. »

Les déconvenues de la centrale biomasse

La centrale biomasse fait en effet beaucoup parler d’elle depuis ses débuts en 2016. Son fonctionnement et sa mise en service n’ont cessé d’être repoussés. Elle souffre de problèmes techniques constants et nécessite de lourds investissements. « Brûler du bois, une matière vivante donc, qui bouge et qui est différente selon chaque arbre, ce n’est pas comme brûler du charbon, explique Jean Ganzhorn, ingénieur énergéticien et membre du collectif SOS Fôret. Ils ont fait appel à une société sud-coréenne [Doosan, ndlr] à l’époque, qui est venue pour transformer la chaudière. En France, c’est la première centrale à charbon qu’on a transformé en biomasse. Et ça a été mal fait. » Conséquence : la chaudière « explose » sans arrêt. Il est impossible de faire fonctionner l’unité 4 en continu, ce que confirment tous les salariés rencontrés sur le site.

Un point que conteste fortement Gazel par la voie d’une de ses porte-parole : « Nous, on y croit, et cette unité biomasse va fonctionner ! Elle a nécessité 300 millions d’euros d’investissement depuis sa création, donc nous n’allons pas y renoncer comme ça ! Nous allons faire le nécessaire et modifier ce qui doit l’être. » Qu’en est-il des critiques des écologistes sur les émissions de particules fines, ou la déforestation induite par la combustion de 850 000 tonnes de bois par an, objectif de rendement maintenu par Gazel ? Là encore, l’entreprise rejette ces arguments en bloc. « C’est une vision erronée, balaie la porte-parole, avant d’en appeler aux instances gouvernementales. Je vous garantis que les services de l’État s’assurent que ce qui est fait respecte l’environnement. Nous avons une façon durable de nous approvisionner. Une grosse partie de la biomasse vient du local, tout n’est pas importé. »

Comme Basta ! l’expliquait en 2018, et d’après le bilan de la première année de fonctionnement de l’unité biomasse publié par la région, on peut voir qu’en réalité, plus de la moitié de la biomasse est importée. Les plaquettes, réalisées à partir de bois d’arbres de forêt, de haies, et de bosquets, viennent du Brésil (pour 60 %) et d’Espagne, par bateau et camions [1].

« Ici, on est chez nous. Eon, Gazel, EPH, ce sont des locataires »

« C’est une hérésie écologique, s’emporte Jean-Luc Debard, Gardannais et membre de l’association Convergence écologique en Pays de Gardanne. On coupe des arbres, qu’on fait ensuite voyager en bateau, et qu’on brûle, tout ça va libérer du CO2 qu’on cherche ensuite à capter… alors que ces mêmes arbres stockent naturellement et depuis des millénaires ce CO2 ! » Les riverains, les associations environnementales, et mêmes les élus locaux, tous critiquent fortement l’unité biomasse telle qu’elle existe aujourd’hui. Pour Jean-Luc Debard, dont la maison offre une vue panoramique sur la centrale, « il y a le bruit phénoménale de l’unité – quand elle fonctionne –, la poussière du bois transporté par les camions, et les particules ultra-fines, il y en a ras le bol de cette pollution ! »

Les salariés eux, désirent une seule chose : conserver leur emploi. Gazel nous l’assure : les salariés qui travaillent actuellement sur la tranche biomasse devraient rester en place : « Nous avons des excellents collaborateurs, qui ont de très bonnes compétences. Notre volonté est donc de pérenniser leurs emplois, pour 40 et 60 personnes. » Et pour les autres ? « Au total, nous serons sur une centaine d’emplois supprimés sur le site de Gardanne », déclare la porte-parole. Avant d’insister sur l’accompagnement qui sera proposé à chacun.

C’est là que ça coince pour Nadir Hadjali, qui ne décolère pas. Encore fébrile après la lecture du plan d’orientations stratégiques, il explique : « Sur 154 salariés, 80 % ont moins de 50 ans et doivent encore travailler 20 ans ! Comment va-t-on faire ? Moi, je ne veux pas les accompagner un par un à Pôle emploi où l’on va nous proposer d’être livreur ou pizzaïolo. Je ne crois pas à leur plan de réorientation professionnelle. Nous voulons maintenir notre outil de travail. » À la fin de la réunion improvisée au pied de la plus haute cheminée de France (de près de 300 mètres), Nadir motive ses troupes pour le combat à venir : « La barricade n’a pas deux côtés, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. La direction va venir vous voir, et ils vont vous proposer plein de choses. Ceux qui veulent se battre devront aller jusqu’au bout. »

Après un appel à « ralentir le travail », le délégué syndical annonce une première journée de grève le jeudi suivant. Dans les rangs des salariés, la motivation semble finalement intacte. « Je suis prêt », explique Lionel, 34 ans, père de deux enfants. « J’ai toute ma vie ici. Je suis entré à la centrale il y a 14 ans, je ne partirai pas. Je veux bosser, et je suis prêt à me battre pour notre industrie. » Nadir confirme : « Même si je suis licencié, je ne partirai pas. Ici on est chez nous. Eon, Gazel, EPH… tout ça, ce sont des locataires, ils ont un bail mais c’est tout. Alors que nous, ça nous appartient. » Décidée, la CGT de la centrale de Gardanne a annoncé le 11 septembre vouloir continuer l’activité de la centrale sans charbon sous la forme d’une Scic, une société coopérative.

 

Maud de Carpentier.

 

Contacté, le nouveau maire de Gardanne, Hervé Granier a indiqué ne pas vouloir faire commentaire sur la situation de la centrale.

Lire le premier volet de notre dossier sur les centrales à charbon françaises rachetées par Daniel Kretinsky : « On nous a déjà pressé le citron, Kretinsky va prendre le reste » : le business de la fin des centrales à charbon

Notes

[1] Voir le plan d’approvisionnement publié en 2019.

 Publié le 18/09/2020

 

Faire respecter le droit du travail dans le monde agricole devient de plus en plus dangereux

 

par Sophie Chapelle (site bastamag.net)

 

 « De plus en plus, nos agriculteurs sont visés par des intimidations, des dégradations, des insultes », s’était ému Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, en décembre dernier. Mais ni l’administration, ni la justice ne s’émeuvent des menaces et des violences quand elles ciblent les agents de l’inspection du travail venus vérifier si les droits sont respectés sur une exploitation. Enquête en Bretagne.

Le département des Côtes-d’Armor collectionne les médailles. Il figure en tête de peloton pour la production de poules pondeuses, en seconde position pour la production de porcs, et en troisième pour celle de lait. Fait moins connu dans ce département rural : le nombre d’incidents lors des contrôles dans le milieu agricole s’accroît depuis plusieurs mois. Le 30 juin, six agents de contrôle de l’inspection du travail ont décidé d’exercer leur droit de retrait. « Plusieurs incidents, relevés par nos collègues du secteur agricole, me font penser qu’il y a des risques pour ma vie, ma sécurité, ma santé physique et/ou mentale », écrivent-ils dans une lettre adressée à la Direccte de Bretagne (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) que Basta ! a pu consulter.

Le dernier incident remonte au 6 mai 2020. Ce jour-là, un agent vient inspecter les conditions de travail des salariés intervenant sur le chantier de construction d’une porcherie. Ce n’est pas l’éleveur porcin, propriétaire du bâtiment, qui est visé par le contrôle mais bien les entreprises qui interviennent sur le chantier. L’exploitant agricole prend néanmoins l’inspecteur du travail à partie, en l’outrageant. « C’est moi qui vous paye », tonne t-il ; « vous faites un boulot de con ». Le traitant successivement de « parasite pour la société », de « branle-cul » et de « cancer », il l’oblige à quitter le chantier avant la fin du contrôle : « Vous prenez votre voiture et vous vous barrez », « vous dégagez ». L’agent quitte le chantier et alerte sa hiérarchie. Il rédige un procès-verbal transmis au Parquet pour délit d’outrage et d’obstruction, puis se rend chez son médecin qui le met en arrêt de travail.

Des menaces verbales aux agressions physiques

Huit semaines plus tard, l’auteur des faits n’a toujours pas été auditionné par la gendarmerie, ce qui conduit plusieurs agents à exercer leur droit de retrait. Ce n’est pas la première fois que les délais sont anormalement longs pour effectuer les auditions ou procéder aux enquêtes concernant des « agriculteurs délinquants », déplore un militant de l’Union syndicale Solidaires des Côtes-d’Armor, qui souhaite rester anonyme. « Le terme de "délinquant" est reconnu par le Code du travail lorsqu’il y a effet d’obstacle et d’outrage à un contrôle », précise-t-il. « L’auteur des faits a finalement été auditionné en juillet, plus de deux mois après l’incident. C’est choquant ! » Les policiers qui se font insulter bénéficient en général d’instructions bien plus rapides…

Le 21 juin 2018, deux inspecteurs du travail se rendent dans une entreprise de ramassage de volailles, alertés par un salarié sur les conditions de travail. Assez vite, la visite se corse. L’exploitante agricole, qui emploie plusieurs salariés, frappe violemment l’un des deux inspecteurs dans le dos, et profère des menaces physiques : « Je sais qui vous êtes, on se retrouvera ». Avec son véhicule, elle empêche les deux agents de contrôle de quitter la cour de l’exploitation et fait venir sur les lieux les salariés afin que ceux-ci prennent à partie les inspecteurs du travail. « Les agents se sont sentis pris au piège, ils ont pensé que leur vie était en danger. Ils ont eu beaucoup de mal ensuite pour remonter. Il y avait heureusement un salarié qui a raisonné ses collègues, sans quoi ça aurait dégénéré. C’est très traumatisant. »

Les deux inspecteurs du travail ont respectivement bénéficié de neuf jours et six jours d’ITT (incapacité temporaire de travail). « La gérante a été entendue par la gendarmerie trois semaines après les faits », commente un membre du conseil national du syndicat Sud Travail. « Malgré la gravité des faits, elle a simplement été convoquée par le vice-procureur. Cela s’est terminé par 200 euros de dommages et intérêts pour chacun des agents alors qu’il y a eu une agression ! »

« Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité »

Des auditions qui traînent, des sanctions mineures, une absence de poursuite par le Parquet... Dans un tract que nous avons pu consulter, une intersyndicale de l’unité Direccte des Côtes-d’Armor, note une « complaisance de l’administration et de la justice à l’égard des auteurs de faits de violence issus du monde agricole à l’encontre des agents de l’inspection du travail » [1]. Les certificats médicaux qui attestent des coups physiques ou du préjudice moral subi n’y changent rien.

« Les outrages existent aussi dans le secteur non agricole mais en général les affaires sont traitées "normalement" avec des auditions immédiates, des poursuites effectives par le Parquet et des condamnations réelles », observe le militant de Solidaires. « Là, le milieu agricole est traité complètement différemment », tant par l’administration que par les forces de police et la justice. « Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité des agents de contrôle qui vont sur le terrain "avec la boule au ventre" ! Les agents sont marqués, c’est compliqué d’y retourner, ils craignent de subir une nouvelle agression. Il n’y a pas de condamnation à la hauteur des faits. Les agents se sentent un peu abandonnés. »

du ministère du Travail, cette complaisance met les salariés des secteurs agricole et agro-alimentaire en danger, alors même que les conditions de travail y sont très rudes. Les demandes d’interventions par les salariés auprès de l’inspection du travail sont nombreuses. Nombre d’entreprises de ce secteur comptent peu de salariés, et donc pas de représentant du personnel. « L’inspection du travail est souvent le seul et dernier rempart. Si les agents ne peuvent pas faire les contrôles, des salariés vont continuer de vivre des conditions de travail déplorables. » La baisse des effectifs dans l’inspection du travail concourt à cette situation. Dans les Côtes-d’Armor, le nombre d’agents de contrôle est passé de 21, en 2013, à 16 désormais, dont trois couvrant l’agriculture et l’agroalimentaire.

« Sabotage et lenteur judiciaire »

Une affaire a particulièrement marqué les inspecteurs du travail du département. En janvier 2015, une de leurs voitures de service est sabotée à l’issue d’un contrôle dans une serre de tomates. Trois écrous manquent à la roue arrière, le quatrième est à moitié dévissé. Alors qu’ils ont pris la route, c’est un automobiliste qui leur fait signe de s’arrêter. « C’est un événement dont les conséquences auraient pu être dramatiques », souligne le militant de Solidaires. Pour les deux inspecteurs, l’origine de ce sabotage est claire : il ne peut s’agir que du propriétaire des lieux qu’ils viennent de quitter [2].

À l’époque déjà, l’enquête est diligentée avec peu d’empressement. L’exploitation agricole est sous vidéosurveillance mais les gendarmes attendent le mois de mars pour demander à voir les images. Ces dernières ont disparu, effacées automatiquement par le système vidéo. Le relevé d’empreintes sur l’enjoliveur n’est effectué qu’en juin, soit quatre mois après les faits. L’affaire est finalement classée par le Parquet en juillet 2015. Le même mois, Manuel Valls, alors Premier ministre, adresse une circulaire aux préfets, leur demandant, en substance, de ralentir le rythme des contrôles sur les exploitations agricoles.

La préfecture, main dans la main avec le milieu agricole

Les tensions entre agriculteurs et agents de l’État se poursuivent cependant. En septembre 2016, une inspectrice se rend sur une exploitation de haricots cocos. Les ramasseurs y étaient payés à la tâche, ce qui est illégal. Elle vient donc vérifier que l’accord trouvé avec les organisations syndicales pour une rémunération conforme à la législation est bien respecté. Le producteur refuse de présenter les documents demandés. « L’agriculture est en pleine crise, arrêtez de nous emmerder avec vos contrôles », crie t-il. L’inspectrice décide d’interrompre le contrôle en précisant qu’il recevra un courrier. Après être remontée dans son véhicule de service, elle se rend compte qu’une voiture grise, sortie du champ qu’elle vient de quitter, la suit. La poursuite dure environ quinze minutes sur les routes de campagne. Convoquée, la femme de l’agriculteur reconnaîtra avoir suivi l’inspectrice du travail en voiture.

Un an plus tard, le syndicat patronal réunissant notamment les producteurs de cocos en Bretagne, fait paraître un article dans la presse régionale reprochant le trop grand nombre de contrôles dans la filière « cocos ». En réclamant que les salariés soient payés conformément à l’accord, les inspecteurs du travail « mettraient en danger la profession », écrivent-ils en substance. Le préfet des Côtes-d’Armor se rend alors sur une exploitation de cocos et évoque le « droit à l’erreur » pour les producteurs. « Le "droit à l’erreur" vaut pour l’administration fiscale, précise le syndicaliste de Solidaires. Si l’on prouve que l’erreur a été commise de bonne foi, on n’est pas sanctionnés. Mais ce n’est pas applicable à l’inspection du travail. En l’occurrence, l’inspection du travail n’est pas sous l’autorité du préfet, on ne subit pas d’influence. Mais là on a été contredit, il y a un problème de cohérence », souligne le militant de Solidaires.

Ce parti pris de la préfecture se confirme début juillet 2020. En déplacement pour faire un point d’étape sur le plan de lutte contre la prolifération des algues vertes, la préfète de Région déclare : « Nous serons toujours à vos côtés. On ne laissera pas les agriculteurs se faire critiquer. »

« On a tous en mémoire le drame de Saussignac »

Le droit de retrait exercé par les agents de contrôle fin juin 2020 n’est pas une première. Ils l’avaient déjà exercé à la suite du sabotage du véhicule de service en 2018. À l’époque, le directeur régional ne conteste pas ce droit. Un plan d’actions est même établi par les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Parmi les points listés : une rencontre avec le Parquet. Deux ans plus tard, cette rencontre n’a toujours pas eu lieu. Le plan prévoyait également que l’administration communique sur les outrages et obstacles, qu’elle informe sur les sanctions encourues. « Cela aurait un effet dissuasif, mais elle ne l’a toujours pas fait. »

Pire : considérant que la situation de danger grave et imminent ne peut être invoquée, la Direccte a contesté le droit de retrait déposé en juin dernier. Après leur avoir demandé de reprendre leur activité, la directrice a décidé de constituer un groupe pour « travailler à la recherche de solutions adaptées ». Les organisations syndicales demandent à ce que le plan d’actions validé deux ans plus tôt soit enfin mis en œuvre.

 « C’est un dialogue de sourds. Les agents sont toujours dans une situation de danger. On a tous en mémoire le drame de Saussignac. On a peur d’arriver à cette extrémité » alerte le membre de Sud Travail. Le 2 septembre 2004, à Saussignac en Dordogne, une contrôleuse du travail et un agent du service de contrôle de la Mutualité sociale agricole, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, sont assassinés alors qu’ils venaient contrôler les conditions de travail dans une exploitation. Leur meurtrier, un agriculteur, Claude Duviau, les a tués avec un fusil. « L’administration ne prend pas les mesures nécessaires pour prévenir. Un danger grave existe. Ce qu’on demande, c’est le droit de travailler sereinement, en sécurité. »

 

Sophie Chapelle

Notes

[1] Intersyndicale composée de SUD, SNU et CGT.

[2] Lire à ce sujet cet article de Mediapart : La tension monte entre inspecteurs du travail et agriculteurs, 29 septembre 2015

 Publié le 16/09/2020

Révélations. « La fraude au chômage partiel est favorisée »

 

Loan Nguyen (site humanite.fr)

 

Se sentant impuissants face à l’ampleur du détournement de l’argent public par des entreprises tricheuses ou fictives, des agents de contrôle du ministère du Travail lancent l’alerte et demandent plus de contrôles en amont.

«La lutte contre la fraude organisée au chômage partiel est notre priorité pour 2020 », martelait, fin août, le ministre des Comptes publics, Olivier Dussopt, dans les colonnes du Figaro. Début septembre, la ministre du Travail Élisabeth Borne enfonçait le clou en affirmant que ses services avaient déjà procédé à 45 000 contrôles dans les entreprises. Dès la fin du mois de mars, les services de la Rue de Grenelle rappelaient les sanctions encourues par les contrevenants : jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, en plus du remboursement des sommes perçues. L’enjeu est en effet de taille pour les finances publiques : dans son projet de budget rectificatif, le gouvernement anticipait que le coût du dispositif atteindrait 31 milliards d’euros pour l’État et l’Unédic en 2020. Pourtant, sur le terrain, les agents chargés d’instruire et de contrôler l’indemnisation des entreprises au titre de l’activité partielle alertent sur l’impuissance de l’administration à empêcher la fraude.

Un plan de sauvegarde transformé en robinet à subventions

Lundi 7 septembre, à bout de nerfs, une agente de l’unité régionale d’appui et de contrôle chargée de la lutte contre le travail illégal (Uracti) d’Île-de-France s’est fendue d’un courriel de quatre pages à sa hiérarchie, lui exposant en détail les lacunes dans les procédures en vigueur, transformant de fait ce dispositif censé empêcher les licenciements en robinet à subventions, y compris pour des escrocs purs et simples. Un document qui expose crûment les failles de l’administration. « Voilà deux semaines que j’ai cessé de dormir, deux semaines remplies d’un dégoût sans nom pour une décision politique qui aura, je l’imagine, de lourdes conséquences pour les finances publiques de notre pays », commence la fonctionnaire dans sa missive.

Expliquant ne pas ménager sa peine pour tenter de débusquer les fraudeurs, celle-ci regrette de devoir déployer des efforts surhumains pour exercer ses missions, notamment à cause du manque de documents demandés par les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) au moment des demandes d’indemnisation par les employeurs. « Il vous suffit d’un Siret (code Insee attribué aux entreprises dans le Système d’identification du répertoire des établissements – NDLR), de quelques noms inventés et d’un RIB pour percevoir de l’argent », souligne-t-elle.

Face à l’afflux de demandes de prise en charge des entreprises depuis le mois de mars – jusqu’à 8,8 millions de salariés ont été placés en chômage partiel en avril – et compte tenu de la promesse du gouvernement d’instruire ces dossiers sous 48 heures, la chasse aux détournements de fonds publics ne peut se faire qu’a posteriori. « Le ministère n’est pas en capacité de réellement se prémunir contre les fraudes. D’un côté, parce que la volonté ministérielle de faire 50 000 contrôles au 31 août 2020 n’est pas compatible avec l’embauche de seulement 300 renforts pour six mois (dont la plupart seront donc partis d’ici à la fin décembre) ; de l’autre, parce que, les mois passant, nos autres missions ne peuvent plus être reportées et nous n’avons plus tout notre temps à accorder au champ d’activité partielle », explique une autre agente chargée de l’instruction des demandes de chômage partiel. Les quelques inspecteurs du travail titulaires qui avaient été affectés temporairement à ces tâches sont retournés dans leur section de contrôle généraliste, poursuit-elle.

Preuve de l’absence quasi totale de vérifications a priori, l’inspectrice autrice de l’e-mail à sa hiérarchie explique qu’une entreprise peut présenter un faux numéro de Siret ou un code correspondant à une entreprise n’ayant aucun salarié et se voir néanmoins virer l’argent sur son compte bancaire. « Il y a des gens qui se baladent avec le Siret d’Alstom pour des sociétés de deux salariés et un compte bancaire qui ne correspond pas, et on leur verse quand même de l’argent », s’étrangle un autre agent travaillant en Uracti. Dans son courriel, l’inspectrice du travail relève d’autres absurdités : une société qui perçoit des indemnités alors qu’elle a été radiée du greffe l’année précédente, une autre qui reçoit des fonds pour des périodes antérieures à sa création…

Et dans ce travail de fourmi qui occupe les fonctionnaires du ministère du Travail, ceux-ci ne sont pas forcément bien armés. On apprend notamment dans le courriel de l’inspectrice du travail que celle-ci n’a pas accès à la déclaration sociale nominative (DSN), un fichier issu des bulletins de paie des entreprises qui permet notamment de vérifier l’état des effectifs de la structure et si celle-ci est à jour du paiement de ses cotisations sociales. « On doit appeler l’Urssaf pour avoir ces informations, mais ils ont aussi d’autres choses à faire, donc ça peut parfois prendre une semaine pour avoir une réponse », témoigne l’agent de l’Uracti cité plus haut. « On n’a accès qu’au fichier Cirso, qui répertorie les déclarations préalables à l’embauche sur les trois dernières années. S’il y a eu des licenciements depuis, on ne peut pas le savoir, il faut passer par l’Urssaf », précise-t-il.

Des fraudeurs aguerris aux mécanismes institutionnels

Des subtilités administratives qui peuvent paraître anecdotiques, mais qui sont en réalité lourdes de conséquences. « Les fraudeurs ont une maîtrise parfaite des mécanismes institutionnels et savent utiliser le temps à bon escient », explique le fonctionnaire affecté à la lutte contre le travail illégal. En l’occurrence, le moindre délai peut permettre un transfert des fonds vers un autre compte bancaire, notamment à l’étranger. « Et là, à part mettre la DGSE sur le coup, je ne vois pas comment on va récupérer l’argent », ajoute l’agent.

Mais, même les arnaqueurs qui conserveraient les fonds sur le sol national ne risquent pas grand-chose, à en croire celui-ci. « Quand on fait un signalement au service activité partielle, rien ne se passe. Et non seulement ils ne procèdent pas ou peu au recouvrement des sommes versées, mais en plus il arrive qu’ils continuent à indemniser les fraudeurs », se désole l’inspecteur, qui ne dispose pas de la compétence de mettre les entreprises en recouvrement. La ministre du Travail Élisabeth Borne a bien annoncé que 400 procédures pénales étaient lancées, mais impossible de savoir s’il s’agit à ce stade uniquement de procès-verbaux dressés par ses services et quelle proportion d’entre eux sera instruite par le parquet, qui peut décider de manière souveraine s’il choisit d’instruire ou de classer la procédure. Contactés, ni le ministère du Travail, ni la direction générale du travail, ni la direction régionale de l’Uracti Île-de-France ne nous ont répondu.

En annexe de son mail, l’agente francilienne a d’ailleurs fourni à sa hiérarchie une liste de 61 entreprises en infraction pour un préjudice total de 2,6 millions d’euros. Le « sommet de l’iceberg », affirme-t-elle, « à savoir les sociétés qui ont, ces deux dernières semaines, décidé de refrauder ». D’après nos informations, frustrée de l’absence de réaction de l’administration, celle-ci aurait d’ailleurs pris l’initiative d’outrepasser ses missions pour exiger directement de plusieurs fraudeurs le recouvrement des sommes indues. Une action de zèle qui aurait été fraîchement accueillie par sa hiérarchie.

« On a ouvert un pot de confiture, on l’a mis au milieu de la table et on a tourné le dos », résume Simon Picou, secrétaire national de la CGT du ministère du Travail. « La hiérarchie le sait, la ministre le sait, mais il y a une volonté politique de ne pas faire. Alors que ce ne serait pas compliqué de s’assurer au moins que les Siret correspondent à de vraies entreprises », précise-t-il. Surtout, le syndicaliste estime que l’ampleur du phénomène est largement minorée par Élisabeth Borne. « Elle estime à 7 ou 8 % les suspicions de fraude, alors que des enquêtes de l’Ugict et du cabinet Technologia chiffraient déjà à 25 ou 30 % la proportion de salariés qui avaient travaillé en étant déclarés en chômage partiel. »

Pour les fonctionnaires chargés de chasser les contrevenants, le sentiment d’absurdité est total. « On est volontaires pour lutter contre la fraude, on le fait parce qu’il y a urgence, et parce que c’est de l’argent qui devrait arriver dans la poche des salariés. Mais on nous fait courir comme des poulets sans tête sur ces missions, alors que de l’autre côté, la fraude est clairement favorisée par le fait de ne procéder à aucune vérification lors de l’instruction des demandes », analyse l’agent de l’Uracti. « Qui a inventé ce système où une société qui n’a pas payé un seul euro de cotisations sociales peut percevoir des centaines de milliers d’euros ? Qui a inventé une équipe de contrôle qui n’a pas accès aux DSN ? Chut, ne pas penser tout haut, ne pas dire que le décisionnaire est un irresponsable car cette pensée me vaudra un poste à 200 km », se désole l’inspectrice du travail dans son courriel à sa hiérarchie, faisant référence à la mutation-sanction de son collègue Anthony Smith, allégée la semaine dernière par le ministère.

Quel contrôle pour le plan de relance ?

Outre les difficultés actuelles liées à l’instruction et au contrôle de l’indemnisation des entreprises au titre de l’activité partielle, les agents du ministère s’inquiètent des conditions dans lesquelles ils devront mettre en œuvre le plan de relance à 100 milliards d’euros annoncé par le gouvernement. « Ce plan va reposer la question du contrôle : comment vérifier si les conditions des aides sont remplies ? Qui s’en chargera, avec quels effectifs ? Les services dits de l’emploi (Pôle 3E, dépendant de la Délégation générale à l’Emploi et à la Formation professionnelle) sont quasiment vides », alerte un inspecteur du travail de l’ouest de la France.

 Publié le 08/09/2020

Covid-19. « On nous envoie à la morgue parce qu’on coûte trop cher »

 

Loan Nguyen (site humanite.fr)

 

Obèses, diabétiques, malades atteints de pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires ne font plus partie des personnes vulnérables bénéficiant d’un arrêt indemnisé par le chômage partiel depuis le 31 août. Celles-ci craignent d’être contaminées au travail.

« L a santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte. » Cet engagement pris solennellement par le président de la République dans son allocution du 12 mars, les personnes vulnérables l’ont désormais en travers de la gorge. Par le biais d’un décret publié au Journal officiel le 30 août, un grand nombre d’entre elles se sont retrouvées exclues du dispositif d’indemnisation au chômage partiel, et donc sommées de reprendre le travail. Le diabète, les maladies cardio-vasculaires, l’obésité et les affections respiratoires sont par exemple sortis de la liste des pathologies justifiant un arrêt de travail automatique… les malades pouvant encore se tourner vers leur médecin traitant pour espérer bénéficier d’un arrêt maladie classique. Mais sans garantie que celui-ci accepte.

Atteint d’une broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), Lucien, magasinier dans un atelier de mécanique, s’est vu essuyer un refus catégorique de la part de son généraliste. « Elle m’a dit que ma maladie était sortie de la liste, qu’elle ne pouvait rien faire et que c’était comme ça. Sauf que j’ai déjà du mal à respirer en temps normal au travail. Avec le port de charges, je dois souvent faire des pauses pour aller respirer. Alors avec le masque, c’est encore pire », explique-t-il. Mais le plus difficile reste « l’angoisse » d’attraper le coronavirus dans un contexte d’usine où tous ses collègues ne portent pas systématiquement le masque ou ne parviennent pas à respecter la distanciation physique.

Hors de question de travailler là où tous ses collègues ont eu le Covid

« Pourquoi ils nous font ça, en plein rebond de l’épidémie ? » s’indigne Bchira, atteinte de diabète sévère et de la maladie de Crohn. Pour cette technicienne de laboratoire, qui travaille dans un centre qui réalise des tests PCR où « tous les collègues ont attrapé le Covid », hors de question de retourner au travail. Même si elle enrage de voir ses revenus chuter puisqu’elle ne peut désormais plus prétendre qu’à un arrêt maladie classique. « Depuis le début du confinement, je ne suis sortie que pour mes rendez-vous médicaux et faire quelques courses, ma colocataire s’est mise en télétravail pour ne pas m’exposer. Je ne me suis accordée aucunes vacances, et là, on devrait risquer notre santé parce que le gouvernement veut faire des économies ? » s’emporte-t-elle.

Autres personnes sorties du public éligible à l’indemnisation au chômage partiel : les conjoints ou parents de malades vulnérables. Une vraie source d’inquiétude pour certaines familles. Si Ewa et son mari, tous deux atteints d’obésité, risquent de contracter une forme sévère de coronavirus, ceux-ci s’alarment aussi des conséquences sur leurs enfants. « J’ai un fils qui a des problèmes respiratoires pour lesquels la pédiatre n’exclut pas qu’une contamination au Covid puisse engendrer une forme grave, et une petite fille qui souffre de myocardiopathie. Je devais reprendre un travail en septembre après une période de chômage, j’ai dû différer cette reprise pour éviter les risques. Mon mari, qui, lui, fait le ménage dans un HLM, était obligé de re prendre », explique-t-elle. S’il a finalement réussi à se faire prescrire un arrêt de deux semaines, Ewa redoute qu’il ne doive ensuite prendre sur ses congés pour protéger sa famille. Entre la crainte d’une contamination liée au travail de son époux et les risques induits par la rentrée scolaire, la jeune femme envisage carrément de scolariser ses enfants à domicile.

« Ce n’est pas une vie d’avoir peur que vos proches vous tuent », dénonce Shana, 22 ans, des larmes dans la voix. « Mon conjoint est serveur dans un grand restaurant parisien qui assure des centaines de couverts par jour. La distanciation physique y est impossible. Dans le rush du service, ils ne peuvent pas se laver les mains fréquemment. Son patron l’a rappelé pour lui dire qu’il devrait reprendre dans les jours qui viennent, on est dans l’attente », angoisse-t-elle. Souffrant d’une maladie auto-immune qui lui cause notamment de sévères douleurs articulaires, des œdèmes et l’expose à des accidents vasculaires cérébraux, la jeune femme fait partie des quelques malades dont la pathologie reste sur la liste du fameux décret donnant droit à un arrêt indemnisé au titre du chômage partiel. Mais, sauf à décohabiter d’avec son conjoint ou à lui demander de démissionner – deux options difficilement tenables pour ce couple aux revenus modestes – l’étudiante voit se profiler une situation extrêmement anxiogène. « Ça fait six mois que je ne sors plus de chez moi, que je ne vois plus ni mes parents ni mes petits frères, que j’ai mis mes études sur pause, parce que je sais que si j’attrape le Covid, entre ma maladie auto-immune et mon nodule au poumon, je risque de finir en réanimation, voire pire. Si mon conjoint reprend le travail, je ne me sentirai plus en sécurité nulle part », s’alarme-t-elle.

Sa seule lueur d’espoir : la mobilisation de plusieurs centaines de malades et de leurs proches qui prend forme depuis quelques semaines autour d’un collectif sur les réseaux sociaux et d’une pétition signée par plus de 17 000 personnes sur la plateforme change.org pour tenter de faire abroger le décret du 29 août. « On nous fait passer pour des faignasses qui ne veulent pas retourner au boulot, alors que moi j’échangerais ma vie contre n’importe laquelle juste pour pouvoir sortir de chez moi et travailler », insiste Shana.

Des facteurs de comorbidité avérés

D’après les données de France Santé publique, entre le 2 mars et le 31 mai 2020, parmi les 10 775 décès associés au Covid-19 « au moins une autre cause de décès était déclarée dans 66 % des certificats ». Un chiffre qui grimpe à 71 % chez les 40 à 59 ans et à 75 % chez les moins de 40 ans. Pour cette dernière population, les principales causes étaient l’obésité et le cancer. Chez les personnes de 40 à 59 ans, 25 % des certificats de décès faisaient mention d’un cancer, 11 % d’hypertension artérielle, 13 % d’obésité, 10 % de diabète et 9 % d’une pathologie hépatique. « Chez les personnes de plus de 60 ans, les causes médicales de décès déclarées sur le certificat concernaient fréquemment des pathologies d’origine cardiaque », pointe le rapport de l’organisme public.

Publié le 01/09/2020

Le travail à distance : « Une fuite en avant des directions pour maintenir la subordination » pour la sociologue Danièle Linhart

 

Marie Toulgoat (site humanite.fr)

 

Pour Danièle Linhart, le travail à distance n’est qu’une nouvelle forme de management permettant aux employeurs de renforcer leur emprise sur les salariés. Entretien

Selon vous, se dirige-t-on, avec la généralisation du télétravail, vers un bouleversement de l’organisation actuelle du travail ?

Danièle Linhart Je ne pense pas. Ce qui caractérise la modernisation managériale depuis 1968, c’est la volonté des directions d’apporter des changements permanents aux modalités du travail, tout en prétextant la confiance patronale vis-à-vis des salariés. Ces changements vont toutefois, la majorité du temps, dans la même direction, celle de l’atomisation et de l’individualisation des collectifs de travail. On l’a déjà vu dans les années 1980 et 1990, avec la montée en puissance des objectifs personnels, des évaluations individuelles que les managers défendaient comme une façon pour les travailleurs de démontrer leur autonomie et leur inventivité. Plus récemment, ont été mis en place les bureaux en open space, sous prétexte de faciliter les échanges et la rencontre. Mais c’était aussi un moyen de surveillance et de contrôle, puisque chacun voit ce que l’autre fait. Dernièrement, sont apparus les « DRH du bonheur », dont le but est de faire croire aux salariés que l’entreprise est leur maison, en leur proposant des conciergeries, du yoga, des expositions, du baby-foot. L’objectif est que les employés y passent de longues heures et s’y sentent bien. Le télétravail, c’est plutôt l’inverse : c’est la maison qui devient l’entreprise. Mais, en réalité, l’organisation du travail reste fondamentalement prescrite et imposée. D’un côté, le travail à distance et les nouvelles technologies permettent un important contrôle pour encadrer et surveiller les salariés. De l’autre, en proposant à leurs effectifs de travailler en autonomie chez eux, les directions semblent faire preuve de confiance vis-à-vis de leurs employés. Cela fait partie des schémas derrière lesquels le management court toujours, avec une organisation du travail très contrôlée sous couvert d’un discours de confiance. Il y a une fuite en avant des directions pour maintenir la subordination des salariés, tout en prétendant la bonne volonté managériale.

Les salariés ne risquent-il pas de perdre le sens de leur travail en officiant à domicile ?

Danièle Linhart Isolés, seuls à la maison, les salariés ne peuvent plus discuter, collaborer, confronter leur point de vue à celui des autres, demander conseil comme ils le peuvent parfois dans un open space. Cela génère de l’anxiété à l’idée de ne pas pouvoir y arriver dans son coin. Puisque les salariés ne sont plus confrontés qu’à leur écran et à des réunions numériques, le télétravail a un côté déréalisant, factice, virtuel. Les employés sont éloignés du collectif, même si celui-ci est de moins en moins porteur. À terme, cela présente un risque de désengagement des salariés vis-à-vis de leur travail. Celui-ci risque en effet de perdre son sens, puisque travailler, c’est essentiellement œuvrer avec les autres et pour autrui. S’ils perdent la perspective de coopérer avec d’autres pour produire quelque chose d’utile à la société, certains perdront de vue la valeur et l’intérêt de ce qu’ils font. On peut toutefois être sûr que, dans quelques années, le management aura trouvé un autre modèle pour faire face à ce désengagement. La logique managériale est d’essayer de maintenir l’emprise sur les salariés en créant des modalités qui se renouvellent sans cesse pour ne pas être contestées. Et l’atomisation produite par ces modèles fait que la contestation va diminuendo, puisque, avec l’éclatement, la capacité collective de remise en question est amoindrie.

Les patrons ont-ils un intérêt à maintenir les salariés dans la posture de télé- travailleurs ?

Danièle Linhart Les directions d’entreprise avaient peur que, chez eux, les salariés n’arrivent à tronquer leurs missions, à tromper leur hiérarchie, à faire semblant. Mais elles ont été étonnamment surprises pendant le confinement en voyant que ceux-ci se sont donnés à fond. En se réjouissant si vite toutefois, les employeurs se font sûrement une illusion. Les salariés étaient en effet contents de travailler à la maison puisque, pendant l’épidémie, l’extérieur du domicile était dangereux. Mais la pandémie ne va pas durer pour toujours et ce ne sont pas des conditions de travail normales. Par ailleurs, il y a beaucoup de personnes qui n’ont pas la possibilité de télétravailler, notamment dans la logistique, dans les usines, sur les chantiers, dans les hôpitaux. On entend parfois que cela va créer une coupure entre ceux qui ont la possibilité de rester à domicile et les autres. Mais penser de la sorte, c’est une manière de dire que le télétravail est un privilège. Il s’agissait, bien sûr, d’une protection en temps de pandémie, mais le reste du temps, qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ? Il s’agit surtout d’une possibilité pour les employeurs de rendre les télétravailleurs plus dociles, puisque, en cas de contestation, on leur répondra que, face à des personnes moins bien loties, ils devraient se contenter de ce qu’ils ont. C’est un argument pour que les télétravailleurs acceptent plus facilement certaines modalités décidées par les directions d’entreprise.

 

Entretien réalisé par Marie Toulgoat

Publié le 30/07/2020

Conditions de travail et de vie indignes : enquête sur les saisonniers, ces damnés de la terre

Louise Audibert et Guylaine Idoux

 

 https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/conditions-de-travail-et-de-vie-indignes-enqu%c3%aate-sur-les-saisonniers-ces-damn%c3%a9s-de-la-terre/ar-BB17eaER

 

Une explosion des cas de Covid-19 chez les ouvriers agricoles de Provence révèle les conditions de travail indignes de milliers de vrais-faux "salariés détachés". Même en plein confinement, ces saisonniers ont été…

Les cigales sont déjà bien en place mais les touristes, eux, tardent à venir en Provence. Au camping de Noves, paisible bourg agricole des Bouches-du-Rhône, certains mobil-homes sont encore vides. Le Covid-19 est passé par là. Rien de grave, assure la patronne, une petite femme replète qu'on écoute vanter ses trois étoiles au palmarès des campings, ses sanitaires rénovés, son impeccable protocole anti-Covid. On attend la suite, celle que tout le monde connaît au village… Rien. Alors on l'aide un peu : "Pourquoi ces hauts murs fermés par de grands portails dans une partie du camping?" La femme se fige. Derrière elle, le mari, occupé sur un ordinateur, s'interrompt. "Ah oui… Ce sont des ouvriers agricoles qui sont logés là. Ne vous inquiétez pas, vous ne les verrez jamais."

Des bataillons de "travailleurs détachés intérimaires" en France

Effectivement, les 133 saisonniers, tous étrangers, partent dès l'aube. Le portail s'ouvre une fois pour laisser passer les fourgonnettes blanches qui les transportent aux champs. Au retour, le portail s'ouvre une seconde fois. Terminé, tout le monde descend. "Ils sont bien, ici", assure la patronne.

On devra la croire sur parole puisque nul n'a le droit d'entrer dans ce quartier réservé, à part les ouvriers, qui, eux, n'ont pas le droit de sortir. Ou alors, juste pour aller faire les courses au Casino du coin, une fois par semaine. Sinon, le règlement est clair : d'un côté les vacanciers, de l'autre les travailleurs. Pour eux, ni piscine, ni sieste sur les transats, ni soirée disco. Les murs aveugles qui séparent les deux mondes achèvent de donner un petit air d'apartheid social à ce système bien rodé, mis en place par Terra Fecundis, l'une des plus grosses entreprises de travail temporaire espagnoles, qui envoie des bataillons de "travailleurs détachés intérimaires" en France, autrement dit des salariés que leur patron peut envoyer de façon normalement temporaire dans un autre État membre de l'Union européenne tout en cotisant au système de sécurité sociale du pays d'origine. Ce qui, dans le cas de l'Espagne, par exemple, réduit la facture finale d'un employeur français. Où l'on retrouve un mécanisme européen connu pour avoir défrayé la chronique en 2005, le fameux "plombier polonais".

La société espagnole Terra Fecundis gère tout : papiers, transport, logement, contremaîtres...

Sauf que les temps changent et qu'au camping de Noves on ne trouve nul Polonais, mais surtout des Sud-Américains et des Africains. Tous pauvres et prêts à travailler dur pour la promesse d'un salaire en euros. Et tant pis si les conditions sont rudes. Comme eux, ils seraient 3.000 à 5.000 ouvriers saisonniers acheminés chaque année par Terra Fecundis depuis Murcie, dans le sud de l'Espagne. La société a été créée en 2001 par Francisco et Juan José López, deux frères qui ont en partie grandi à Noves, où leur père, un réfugié politique espagnol, tenait un restaurant italien bien connu. Leur associé, Celedonio Perea, est un ami d'enfance. Tous trois ont développé Terra Fecundis jusqu'à en faire l'un des acteurs majeurs du paysage agricole français. En 2019, leur carnet de clientèle comptait 535 exploitations dans 35 départements.

Outre le recrutement en Espagne, la société s'occupe des papiers nécessaires, du permis de séjour au certificat de détachement qui permet de travailler en France. Tout est prévu, jusqu'aux Terra Bus, 200 euros le trajet aller depuis le sud de l'Espagne (à la charge du salarié), et puis la logistique sur place, du logement aux déplacements jusqu'aux champs en passant par l'encadrement des encargados, des contremaîtres eux aussi venus d'Espagne. Le tout à des prix cassés : 14 à 15 euros de l'heure, une redoutable concurrence pour les sociétés d'intérim françaises (20 à 21 euros de l'heure) et un recours idéal - sur le papier en tout cas - pour les grandes exploitations agricoles de Provence, ce verger de la France toujours à la peine niveau recrutement pour un métier pénible, répétitif et mal payé, dans la chaleur et la poussière.

Un "cluster" en Provence, les ouvriers confinés

Mais tout cela, les touristes ne le verront pas, ou alors fugitivement depuis leur voiture, en posant un regard distrait sur ces silhouettes courbées dans les champs. À l'heure de faire les courses au supermarché du coin, ce seront pourtant les fruits et légumes cueillis par ces petites mains qu'ils achèteront. Car, parmi les producteurs qui font appel à Terra Fecundis, on trouve les plus importantes exploitations fournissant la grande distribution, dont beaucoup sont installées en Provence. Ce sont les meilleures clientes de l'entreprise murcienne, qui leur facture jusqu'à 2 millions d'euros annuels pour ses services.

Retour au camping de Noves, où la patronne n'évoque pas non plus l'événement sanitaire qui vient de marquer son affaire au fer rouge. Fin mai, 29 saisonniers logés ici ont été testés positifs au Covid‑19, révélant l'un des premiers clusters de Provence, jusque-là plutôt épargnée par le virus. "Le 29 mai, 40 policiers ont débarqué au camping avec l'agence régionale de santé pour faire les tests", raconte Jean-Philippe Matecki, conseiller municipal de Noves, encore sous le coup de l'histoire, qui a pris un tour rocambolesque. "Les ouvriers ont ensuite été confinés au camping, tous ensemble, sans qu'on sache qui était positif, qui ne l'était pas. Forcément, ils n'avaient qu'une envie, quitter le camping. Le 3 juin, la police municipale a repéré un homme et une femme qui s'enfuyaient. On a appelé les pompiers et les gendarmes, qui ont refusé d'aller les chercher. Ils ont passé trois heures sur un trottoir, dans un périmètre de sécurité improvisé avec des rubalises, avant de se laisser ramener au camping par leur employeur."

Des conditions de vie d'une autre époque

Dans les semaines qui suivent, la préfecture de Région, sous pression, lance une campagne de dépistage systématique chez les salariés agricoles - près de 6.000 tests réalisés. Le 11 juin, une cellule de crise est créée, tardivement au goût de certains maires, dont certains confient s'être sentis bien seuls avec leurs cas positifs sur les bras : jusqu'à 287 pour les seules Bouches-du-Rhône, selon le dernier décompte. Le 16 juin, enfin, la préfecture réquisitionne deux anciens Ehpad à Miramas et Salon-de-Provence pour confiner les seules personnes infectées. "Le taux de contamination était d'autant plus élevé que la plupart des saisonniers sont logés dans la plus totale promiscuité, dans des conditions déplorables voire indignes", relève Vincent Schneegans, avocat de la CFDT.

Alerté notamment par le prêtre-ouvrier Jean-Yves Constantin, l'un de ses délégués dans le Sud, ce syndicat a été le premier à se battre pour améliorer les conditions de travail de ces salariés employés par des sociétés intérimaires européennes prêtes à tout pour améliorer leurs profits, à commencer par rogner sur le logement : mobil-homes hébergeant jusqu'à six personnes ; camps de constructions modulaires plantés au milieu des champs, sans ombre ; vieux mas décatis aux chambres surpeuplées… Poussées par la crainte sanitaire, les autorités ont multiplié les contrôles ces dernières semaines, prenant enfin des arrêtés de fermeture. Certaines photos, que le JDD a pu voir, renvoient à des conditions de vie d'une autre époque - matelas pourris d'humidité, cuisines et sanitaires collectifs souillés, sans parler des cafards, des rats et des tiques…

Interdit de protester

"La semaine dernière, se désole Jean-Yves Constantin, un monsieur m'a longuement parlé de ce qu'il vit. Puis il m'a dit une phrase qui résonne encore à mes oreilles : 'Que fais-je là à vivre comme une bête alors que ma femme et ma fille sont là-bas [en Espagne]?' On lui a fait miroiter un travail de huit mois, avec la promesse d'un hébergement décent. Il se retrouve dans un taudis où il est surveillé, où il n'a pas la liberté de parler, d'aller et venir, et ça dans un pays qui fait rêver, la France. C'est la désespérance." Le prêtre-ouvrier a épaulé d'innombrables saisonniers en difficulté depuis vingt ans. En catimini, car ils sont effectivement sous haute surveillance : alors que nous approchions un camp de constructions modulaires repéré sur Google Maps, dans une exploitation de Saint-Martin-de-Crau, trois personnes nous ont expulsées sans ménagement, avec intimidation physique et violences verbales : "C'est votre voiture, là? On va crever les quatre pneus et la jeter dans le canal. Dégagez!"

Quand on raconte la scène, nul n'est étonné. Les menaces sont courantes à l'adresse des salariés agricoles s'ils s'avisent de protester contre leurs conditions de travail, parfois en contradiction avec les lois françaises : tarif de 7,70 euros de l'heure (8 euros promis en Espagne), décompte des heures en fin de contrat (il est alors difficile d'en vérifier l'exactitude), paie virée - systématiquement en retard - sur un compte bancaire espagnol, heures supplémentaires ni déclarées ni rémunérées…

A Beaucaire, l'artère principale surnommée "Little Ecuador"

Parlant rarement français, ne connaissant jamais leurs droits, ces ouvriers font presque toujours profil bas : "Un client marocain avait entamé une action en justice, raconte Vincent Schneegans. Mais son frère travaillait pour la même société. Celle-ci a menacé de ne plus jamais faire travailler la famille s'il ne retirait pas sa plainte." Un parfum d'omerta flotte ainsi sur les rues de Beaucaire (Gard). Dans cette petite ville, l'arrivée de centaines de travailleurs latino-américains a littéralement transformé l'artère principale, la rue Nationale, désormais surnommée "Little Ecuador". Chaque soir, au retour des champs, on les voit descendre de camionnettes immatriculées en Espagne. Masqués, gantés, sac à l'épaule. Après quelques emplettes dans les commerces tenus par des Sud-Américains, ils s'engouffrent dans les ruelles ombragées. Très peu osent dénoncer les bailleurs ou faire valoir leurs droits.

Croisés dans une cantine colombienne, d'anciens ouvriers originaires du Pérou préfèrent ainsi ne pas évoquer leur ex-employeur. "Ils pourraient nous reprocher de parler", admet Juan. "Je ne veux pas cracher dans la main qui m'a nourri", ajoute Pedro. Avec une simple carte de séjour espagnole, impossible de travailler en direct avec les exploitants. "Un étranger non membre de l'Union européenne peut y circuler librement mais pas y travailler, à moins d'avoir une autre autorisation demandée par l'employeur au pays dans lequel il exercera un travail détaché", explique Jean-François Mayet, vice-procureur de la République à Carpentras.

Des saisonniers arrivés pendant le confinement

La peur du Covid a tout de même délié quelques langues. Telle celle de Betto Andino, jeune Paraguayen recruté par Terra Fecundis, qui a envoyé au JDD des vidéos et des photos de ses conditions de vie - affligeantes - au mas de la Trésorière, en Camargue, l'une des plaques tournantes de ce qui ressemble tout de même beaucoup à du trafic d'êtres humains : matelas à même le sol, sanitaires inondés, poubelles pleines à craquer… Malgré la pandémie, très peu portent un masque. Et impossible, vu l'exiguïté, de respecter les règles de distanciation sociale. Betto assure être arrivé de Malaga le 30 avril, ce qui fait écho à d'autres témoignages recueillis lors de cette enquête, ceux des saisonniers qui tous racontent être arrivés d'Espagne après le 18 mars, même pendant la phase la plus restrictive du confinement, alors que les Français, eux, ne pouvaient pas faire plus d'un kilomètre au-delà de leur domicile.

Il y aurait donc eu une exception agricole au confinement, durant laquelle des centaines d'ouvriers auraient fait plus de 1.000 kilomètres depuis le sud de ­l'Espagne jusqu'en Provence. D'abord dans les Terra Bus, de nuit pour être moins repérés ; puis, quand les contrôles se sont resserrés, des camionnettes blanches moins voyantes auraient pris le relais, de nuit toujours, via les petites routes secondaires. Dans l'ancien Comtat Venaissin, autour de Carpentras, leur arrivée n'est pas passée inaperçue. Alertée, la préfecture du Vaucluse diligente des contrôles. Le 17 avril au matin, gendarmes et brigades mobiles de recherche de la police aux frontières (PAF) débarquent chez un des plus gros exploitants du secteur. Sur place, 60 employés de Terra Fecundis sont contrôlés. Une enquête judiciaire pour "emploi d'une personne démunie d'autorisation de travail" est ouverte. Au passage, la provenance des saisonniers est établie : "C'est évident que certains arrivaient directement d'­Espagne", confirme le vice-procureur de la République à Carpentras.

Une utilisation dévoyée et frauduleuse du travail détaché

Inspecteurs du travail, avocats, syndicalistes, policiers et jusqu'à certains préfets, ils sont unanimes : depuis Schengen, il est illusoire d'espérer contrôler toute la frontière. Mais, dans le secret de leurs bureaux, certains vont plus loin : "Le ministère de l'Agriculture a mis la pression sur celui de l'Intérieur. Il fallait que les saisonniers puissent passer pour épauler les agriculteurs, qui agitaient le risque du manque de nourriture pour les Français." Ancien directeur du travail au ministère du même nom et fin connaisseur du dossier, Hervé Guichaoua y voit une autre raison : "Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d'interdire aux entreprises étrangères d'exercer leur droit à la libre prestation de services reconnu par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne [TFUE]." Autrement dit, le droit européen pourrait, en cas de recours, primer la sécurité sanitaire… Cela paraît incroyable, pourtant c'est ainsi. Terra Fecundis* en a profité en continuant d'envoyer ses salariés.

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Le ministère de l'Agriculture a mis la pression sur celui de l'Intérieur. Il fallait que les saisonniers puissent passer pour épauler les agriculteurs

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Les enjeux économiques sont énormes. "De 2016 à 2019, cette société a envoyé plus de 10.000 salariés agricoles en France, pour un chiffre d'affaires qui varie de 50 à 70 millions d'euros annuels, réalisé de 70 à 80% sur notre territoire", résume Paul Ramackers, directeur du travail à la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) Occitanie. Auteur de livres de référence sur l'inspection du travail, cet homme discret mais déterminé est l'un de ceux qui ont suivi ce dossier depuis plus d'une dizaine d'années. Un patient travail de l'ombre qui l'a amené à considérer l'activité de Terra Fecundis comme une utilisation dévoyée et frauduleuse du travail détaché. "Ce prestataire espagnol exerce une activité permanente, stable et continue sur notre territoire, expose-t‑il. Autrement dit, elle aurait dû déclarer ses intérimaires en France et payer les contributions dues aux Urssaf."

Pourtant, Terra Fecundis n'a été assignée que tardivement en justice. Hervé Guichaoua y voit une défaillance de l'État : "Manque de coordination, d'impulsion, passivité d'analyse juridique des faits constatés, aucune valorisation de la jurisprudence… Les pratiques de Terra Fecundis sont connues du ministère du Travail depuis au moins 2001."

La suite au tribunal

Mais les temps changent. Voilà Terra Fecundis dans le collimateur de la justice française pour plusieurs affaires, dont la plus emblématique, l'un des plus gros dossiers de dumping social jamais vus, se tiendra devant la 6e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Marseille en novembre. De 2012 à 2015, la période retenue par la procédure pénale, 112 millions d'euros auraient échappé à la Sécurité sociale. L'une des enquêtes de cette vaste affaire a été ouverte en 2014 pour "travail dissimulé en bande organisée", après la mort par déshydratation d'un Équatorien trois ans plus tôt alors qu'il ramassait des melons. Coordonnées par la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille, les investigations, conduites par l'inspection du travail, la PAF et l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), auraient fini par mettre au jour un vaste système de dévoiement du statut des travailleurs détachés. Ultime ironie, ce procès, d'abord prévu en mai, a finalement été repoussé pour cause de confinement.

Dans le Gard aussi, les dossiers s'empilent. "Pour l'heure, nous en avons déjà trois en cours contre Terra Fecundis, pour de nombreux motifs", résume Éric Maurel, procureur de la République à Nîmes. Et ce n'est qu'un début : "Nos services envoient des lettres de mise en garde aux exploitations agricoles qui ont recours aux services de Terra Fecundis, annonce Paul Ramackers. Plus personne ne pourra se prévaloir de sa bonne foi." Les producteurs, peu sourcilleux jusqu'ici, sont désormais prévenus.

* Les responsables de Terra Fecundis et leur avocat n'ont pas donné suite aux sollicitations du JDD. Dans un communiqué publié le 7 juillet, la société a simplement indiqué qu'elle souhaitait "mettre un terme aux rumeurs lui reprochant sa gestion de la contagion par le Covid-19 de ses salariés"

Publié le 06/07/2020

Les caissières : hier « héroïnes », aujourd’hui flouées malgré les profits de la grande distribution

 

par Rozenn Le Carboulec (site bastamag.net)

 

La grande distribution affiche de confortables profits, réalisés en particulier grâce au dévouement de leurs employés de caisse. Certaines grandes enseignes ont cependant décidé d’accélérer leur remplacement par des caisses automatiques, et les promesses de primes à 1000 euros n’ont pas vraiment été tenues. Enquête.

Un peu partout en France, certains supermarchés ont fait un pas de plus vers l’automatisation pendant la crise du Covid-19. C’est le cas dans plusieurs magasins Casino parisiens, comme à Riquet ou à Ménilmontant, équipés de nouvelles caisses automatiques en plein confinement, en plus de celles qui avaient été installées avant. Au Géant Casino de Lannion, dans les Côtes-d’Armor, les clients ont également vu apparaître un nouveau mode de paiement. Ils ont désormais la possibilité de passer par un grand portique vert dont l’accès est réservé au « Scan Express » avec l’application Casino Max. Autrement dit : les acheteurs peuvent dorénavant scanner et payer les produits directement avec leur smartphone, en ayant préalablement téléchargé l’application et enregistré leur carte bancaire. Pour sortir, plus de passage en caisse, mais un portillon à ouvrir avec un code barre affiché sur son smartphone.

Du côté de la vente en ligne chez Monoprix, qui appartient au groupe Casino, préparer un panier de 50 produits prend désormais six minutes. Depuis le 19 mai, la marque a lancé sa solution de e-commerce alimentaire « Monoprix Plus » : un entrepôt géant de 36 000 m² à Fleury-Mérogis, dans lequel des robots se chargent d’empaqueter, en l’espace de quelques secondes, les produits commandés par les clients.

Ce n’est pas le scénario d’une dystopie imaginant nos futurs modes d’achats dans la grande distribution, mais la réalité d’une automatisation qui pourrait encore s’accélérer. Et qui rend certaines caissières, « héroïnes » en première ligne face au virus, profondément amères.

Vers une « digitalisation » accrue des magasins

Dans son assemblée générale du 17 juin 2020, le groupe Casino détaille plusieurs mesures spécifiques liées à l’épidémie du Covid-19. Parmi elles : l’accélération de l’encaissement automatique, l’augmentation des capacités de livraison à domicile, du « click & collect » et du drive. Ce n’est qu’une nouvelle étape d’une stratégie de « digitalisation du parcours clients » entamée depuis plus longtemps : en février et mars 2020, 45 % des paiements en hypermarchés et 36 % en supermarchés Casino ont été réalisés par smartphone ou en caisse automatique. Sur les deux derniers mois de 2019, l’enseigne loue également « une forte pénétration de l’application digitale CasinoMax avec 20 % du chiffre d’affaires généré par les utilisateurs ». Objectif affiché lors de l’assemblée générale des actionnaires du groupe l’année précédente : « Atteindre 40 % du chiffre d’affaires réalisé par les utilisateurs de l’application Casino Max en 2021 ».

Même si l’automatisation généralisée des caisses n’a pas été observée dans toutes les enseignes pendant le confinement, ce dernier a bel et bien mis un coup d’accélérateur aux stratégies de vente en ligne. Au premier trimestre 2020, le e-commerce alimentaire chez Carrefour a par exemple affiché une croissance de +45 %. Parmi les objectifs financiers de l’entreprise : 4,2 milliards de chiffre d’affaires e-commerce alimentaire en 2022. Mais aussi « un plan d’économies sur trois ans de 2,8 milliards en année pleine à fin 2020 » et la « poursuite de la dynamique d’économies de coûts au-delà de 2020 ». En 2019, le groupe Casino avait annoncé, de son côté, « un plan d’économies de coûts de 200 millions d’euros » d’ici 2020, tout en se félicitant en conclusion d’une « trajectoire d’amélioration continue de la rentabilité ». Au détriment des caissières ?

Ouverture 24h/24 et remplacement des caissières par des vigiles

« Sous couvert de crise sanitaire, Casino accélère la mise en place des caisses automatiques. Mais ces dernières ne représentent qu’une pierre de l’édifice », prévient Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. Prochaine étape, déjà bien enclenchée par endroits, selon lui : l’ouverture de 6h à 8h, de 20h à minuit, et le travail de nuit. Plusieurs magasins Casino sont déjà ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Au supermarché Casino de Ménilmontant à Paris, où de nouvelles caisses automatiques ont été installées en avril dernier, ce sont les agents de sécurité qui surveillent les clients à partir de 21h, et ce pour toute la nuit, jusqu’à l’arrivée des caissières à 8h30. « Ces salariés n’ont pas la même convention collective et peuvent travailler les dimanches et les jours fériés », commente Jean Pastor. En octobre dernier, un Casino avait d’ailleurs été rappelé à l’ordre à ce propos par le tribunal de grande instance d’Angers. Pour contourner l’interdiction de travail dans les commerces alimentaires après 13h le dimanche, l’hypermarché faisait appel à des animatrices en événementiel les week-ends.

Dans le supermarché Casino du boulevard Gambetta à Nice, ce sont des vigiles qui assurent la relève quand les hôtesses de caisse finissent leur service à 20h15. Mais peut-être plus pour longtemps : « Ils parlent de nous faire travailler jusqu’à 23h pour nous faire vendre de l’alcool. C’est en pourparlers mais ça va finir par être accepté », témoigne une caissière. Comme elle, de nombreuses collègues craignent une disparition de leurs emplois. Dans ce magasin, de nouvelles caisses automatiques ont également été installées pendant le confinement. Et ce, au détriment des emplois : « Il y a beaucoup de caissières qui sont parties en retraite et n’ont pas été remplacées ».

Face aux craintes des employé.es, et alors que le nombre de caissières a baissé de 5 à 10 % en 10 ans, selon la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), le groupe Casino a annoncé vouloir les former à un « nouveau métier ». « Nous avons réussi à négocier un accord d’anticipation sur ce que vont devenir les salariés du secteur de l’encaissement. Nous avons obtenu un engagement de la direction à ne pas ouvrir de plan social, mais à recaser les gens », explique Laurence Gilardo, déléguée Force ouvrière de Casino. Cet accord, conclu le 26 février et doté d’une enveloppe de cinq millions d’euros, vise à former 6000 « hôtes » et « hôtesses » de caisses des enseignes Géant Casino et Casino Supermarché (qui emploient 25 000 salarié.es au total) à de nouveaux métiers.

Le nouveau métier de « conseiller clientèle » bénéficierait ainsi d’un salaire légèrement supérieur à celui des caissières, mais compterait aussi 30 % de contrats à temps partiel. Si le syndicat FO se félicite de ce plan, la CGT n’est pas de cet avis : « Sous couvert de créer un nouveau métier, la direction va simplement remplacer les départs dans les rayons par des caissières », alerte Jean Pastor. Craignant une « casse sociale sans précédent », Sylvie Vachoux, secrétaire fédérale de la CGT commerce et services, salariée du Groupe Casino, attend toujours des précisions de la direction sur ces promesses : « Ils ont commencé à évoquer une évolution des métiers, mais les caissières ne voient rien venir, personne ne leur parle de formations ».

La prime de 1000 euros, « une grande fumisterie »

Pour Sylvie Vachoux, c’est une déception de plus, après avoir également attendu la fameuse prime de 1000 euros, promise en grande pompe fin mars par plusieurs enseignes de grande distribution. « Les critères d’attribution étaient tellement drastiques que ça a créé beaucoup d’insatisfaction et de mécontentement », proteste-t-elle, qualifiant l’opération de « grande fumisterie ». Désormais en détachement syndical, elle a finalement touché 1000 euros en plus sur son salaire de juin. « Une erreur » du groupe, qui lui en demande aujourd’hui le remboursement, comme à d’autres de ses collègues.

 « Ils se sont rendus compte qu’ils avaient versé la prime à des personnes qui étaient en arrêt ou en télétravail pendant le confinement. Je suis complètement désabusée par la manière dont ils nous traitent », se désole Sylvie Vachoux. Jean Pastor complète : « Toutes les absences, de quelque forme que ce soit, excluaient la versement de la prime. Il fallait en plus être présent le 10 juin, jour du versement. Il y a donc eu des salarié.es qui étaient présent.es pendant tout le confinement, mais pas le 10 juin et qui n’ont pas eu la prime. » Comme dans d’autres groupes, cette dernière était par ailleurs calculée en fonction du temps de travail de chaque salarié.e, alors que les temps partiels subis sont légion.

Auchan Retail était la première enseigne à dégainer, le 22 mars dernier. « L’ensemble des collaborateurs des magasins, entrepôts, drives, services de livraison à domicile et site de e-commerce, se verront verser, dans les semaines qui viennent, une prime forfaitaire de 1000 euros », promettait le groupe dans un communiqué. Mais la réalité s’est avérée décevante : « En avril, on nous a annoncé que la prime serait proratisée en fonction du temps de présence », déplore Guy Laplatine, délégué central CFDT chez Auchan. « Pour les étudiants, en contrats précaires, c’était la double peine, abonde Gérald Villeroy, délégué central CGT. Ils ont voulu redorer leur image avec des effets d’annonce sur une prime qui n’était finalement pas réservée à tous les salariés ».

À Auchan, seuls les employés travaillant plus de 28h par semaine pouvaient en effet percevoir la prime de 1000 euros. Sofian*, en contrat étudiant de 10 heures par semaine dans un magasin de Vélizy, dans les Yvelines, n’a par conséquent touché que 300 euros, soit un peu moins de ce qu’il perçoit tous les mois (350 euros). Aujourd’hui, il est écœuré, comme Rokhaya*. Étudiante, en contrat de 25 heures par semaine pour 900 euros par mois, elle a touché 700 euros de prime. « Mais le virus ne te choisit pas en fonction de tes horaires. Que tu sois en contrat de 15 ou 30 heures, tu peux l’attraper ! », s’indigne-t-elle. Conséquence : aucun étudiant – majoritairement des femmes – n’a touché 1000 euros, alors qu’ils représentaient 90 % des postes en caisse pendant le confinement, selon Rokhaya.

Guy Laplatine de la CFDT déplore par ailleurs une baisse à venir de la prime de participation de l’ensemble des salariés, y compris pour ceux qui n’ont pas touché la prime liée à la crise : « Auchan prend dans la poche droite ce qu’ils ont mis dans la poche gauche, on se fait doublement avoir ». Même sentiment chez Leclerc, où chaque magasin indépendant est libre de donner une prime ou non à ses salariés par rapport à son chiffre d’affaires. « Son versement impactera par ailleurs notre participation à l’intéressement, qui sera moindre », déplore Sandrine Jovignot, référente nationale CGT Leclerc . Elle attend toujours le bilan financier de son magasin pour être fixée à ce sujet. « C’est une grosse demande des salariés. On a entendu parler de cette prime de 1000 euros dans tous les médias. Mais une fois qu’on est face à la réalité, on se rend compte que ce sont de fausses promesses. »

35 ans d’ancienneté : 1100 euros nets par mois

Au sein du groupement de distributeurs indépendants Système U, une prime de 1000 euros a été versée à 6000 personnes qui travaillent dans les entrepôts, selon Thierry Desouches, le porte-parole de l’enseigne. Il ajoute avoir fait un sondage auprès de leurs 1200 magasins, auquel 734 ont répondu : « Sur ces 734, 92 % ont versé une prime ou vont le faire, le montant moyen versé étant de 852 euros ». Le groupe Carrefour, semble, à ce jour, le seul à avoir tenu la promesse initiale : « 85 000 salariés bénéficient d’une prime d’un montant de 1000 euros net, représentant un coût total d’environ 85 millions d’euros », précisait l’entreprise dans un communiqué le 28 avril. Un effort à relativiser au regard des 744 millions d’euros que le premier employeur privé de France a perçu entre 2013 et 2018 grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) selon la CGT.

Ces annonces ne doivent par ailleurs pas éclipser une réflexion globale sur les métiers à prédominance féminine et les bas salaire, rappelle Sylvie Vachoux. « Ce n’est pas d’une prime dont on a besoin, mais d’une véritable revalorisation salariale », revendique-t-elle, en rappelant les promesses de la ministre du Travail Muriel Pénicaud. Cette déléguée syndicale qui a écumé tous les postes a fini sa carrière aux caisses automatiques à Besançon. Son salaire, après 35 ans à Casino : 1100 euros net par mois. « Parmi nos salariés, il y a en a qui vont aux Restos du coeur aujourd’hui quand même ! Les gens ont donné le maximum et sont épuisés. On a le sentiment de s’être fait avoir », dénonce-t-elle.

Dans une lettre adressée le 2 juin à Jean-Charles Naouri, président-directeur général du groupe Casino, la CGT demande la réouverture des négociations annuelles obligatoires. Alors que cette missive est restée sans réponse, l’enseigne annonçait, lors de son assemblée générale des actionnaires le 17 juin, une croissance du chiffre d’affaires de 6,1 % en France sur les quatre dernières semaines arrêtées au 8 juin 2020, dont une augmentation de 20,2 % pour les commerces de proximité [1]. Lors de cette même assemblée générale, les actionnaires ont par ailleurs voté en faveur d’une « rémunération complémentaire au titre de 2019 » de Jean-Charles Naouri. Son montant : 655 000 euros.

 

Rozenn Le Carboulec

*Le prénom a été modifié à leur demande.

P.-S.

Dans le cadre cet article, Casino, Leclerc, Auchan, Carrefour, Intermarché, ont été contactés mais n’ont pas donné suite. Seul Système U nous a répondu.

Notes

[1] Voir le document du groupe Casino.

Publié le 10/06/2020

40 ans de réformes de l'assurance-chômage : la réduction des droits touche d'abord les plus précaires

 

Par Catherine Petillon (site franceculture.fr)

 

Entretien | Jamais le nombre de chômeurs indemnisés n’a été aussi bas qu’à la fin des années 2010. Trois chercheurs ont étudié quarante ans de réformes de l’assurance-chômage, entre 1979 et 2019, et leurs effets sur l’indemnisation, en particulier des plus précaires. Analyse du sociologue Mathieu Grégoire.

Depuis quarante ans, le chômage s’est beaucoup transformé : il a augmenté mais s’est aussi modifié, avec la montée en puissance de l’emploi atypique et la multiplication des contrats courts. Qu’en est-il de la couverture du chômage ?

Trois chercheurs, le sociologue Mathieu Grégoire, enseignant-chercheur à l’Université Paris Nanterre, la sociologue Claire Vives, sociologue au Cnam,  et l’économiste Jérome Deyris, doctorant à Paris-Nanterre, ont étudié ces quarante années d’évolution des droits à l’indemnisation-chômage, de 1979 à 2019.

Jamais le nombre de chômeurs indemnisés n’aura été aussi bas qu’à la fin des années 2010. Une baisse d’accès aux droits qui concerne avant tout les personnes en emploi discontinu. Cette recherche a été réalisée pour l'Institut de recherches économiques et sociales, l’Ires, et soutenue par la CGT, dans le cadre de sa convention d’études avec l’Institut.

Entretien avec le sociologue Mathieu Grégoire, qui a coordonné ce travail.

Qu’avez-vous observé sur cette période de 40 ans de réformes de l’assurance-chômage ?

L'objet de cette étude était de s'intéresser aux droits des chômeurs à l'assurance-chômage et à l'indemnisation sur une longue période, afin de comprendre comment ont évolué ces droits, en particulier pour les salariés à l'emploi discontinu — comme les intérimaires, les intermittents, les travailleurs de l'hôtellerie ou de la restauration, les personnes en contrats courts. En somme, tous ceux qui alternent de l'emploi et du chômage, que ce soit à des rythmes très saccadés ou plus lents.

Ces profils nous intéressaient plus particulièrement car ils ont été mis en avant lors des réformes de 2009 et 2014. Et ce sont leurs droits qui ont été remis en cause en 2017, puis très profondément avec la réforme de 2019.
Grâce à un simulateur de droits nous avons pu comparer pour différents cas-types les effets de chaque réforme. 

Quels sont les principaux enseignements ? 

Le temps long montre des évolutions assez profondes dont les négociateurs n'ont pas forcément conscience quand ils travaillent, réforme après réforme, à modifier les droits. Or c’est intéressant, en particulier pour la dernière réforme, car cela contredit l'affirmation récurrente selon laquelle les règles de 2019 consisteraient simplement à revenir sur des droits plus généreux, accordés après la crise de 2008. Et qu’il ne s’agirait en somme que d’un retour à la normale.

Or ce qu'on montre, c'est qu'en 40 ans, pour les salariés en emploi discontinu, jamais l'indemnisation n'a été aussi basse que celle qui est prévue dans le décret de 2019.  

Les conditions sont toujours plus restrictives ? 

On constate une inversion complète de la hiérarchie de l'indemnisation au cours de la période. En 1979, l'assurance-chômage fonctionne vraiment comme une assurance : les personnes les plus exposées au chômage sont les plus indemnisées. Mais à la fin des années 2000, pour les plus précaires, c'est une autre logique qui l'emporte : les chômeurs sont d'autant plus indemnisés qu'ils sont en emploi. Selon une logique cette fois de compte-épargne ; à chaque fois qu'ils travaillent, ils gagnent des droits supplémentaires.
Concrètement, cela se traduit par une course-poursuite durant laquelle ils travaillent, acquièrent des droits, deviennent éligibles à l'assurance chômage, puis épuisent leurs droits, en gagnent de nouveaux et ainsi de suite. Ils remplissent leurs comptes et le consomment successivement.

Autrement dit, l'indemnisation du chômage s'est beaucoup transformée pour inciter les salariés les plus précaires à l'emploi, davantage que pour leur assurer un revenu de remplacement pendant les périodes de chômage.
Avec l’idée qu’il vaut mieux un mauvais emploi que pas du tout. Et les dispositifs comme l’activité réduite sont d’ailleurs une manière d’inciter à accepter des emplois dans des conditions dégradées.

Pour ce type de travailleurs, c’est une évolution continue dans le temps ? 

L’un des résultats qui nous a surpris, c'est la stabilité totale et absolue sur quarante ans des droits des “salariés stables” — c’est-à-dire le cas d’une personne en emploi pendant une longue période, qui se retrouverait au chômage pendant 15 mois et puis retrouverait un emploi. Cette situation là donne lieu à des variations infimes. Et ça, je ne pense pas que les négociateurs en aient une conscience entière quand ils négocient à chaque réforme, les conditions d'indemnisation de l'assurance-chômage. Cela montre une forme d'impensé de la négociation, à savoir que cette figure du salariat, on n'y touche pas. Ce sont les travailleurs plus à la marge qui vont connaître des variations régulières et très importantes de leur indemnisation. 

C’est plus vrai encore depuis la réforme de 2019 ?

Pour les salariés stables, encore une fois, cela ne change rien à ce qui existe depuis depuis 1979, à quelques exceptions près comme des mesures de dégressivité pour les hauts revenus. En revanche, pour les salariés en emploi discontinu, c'est une révolution. Cela constitue un effondrement historique de leurs droits. Notamment parce que le calcul du salaire journalier de référence prend en compte non plus simplement le salaire, mais aussi la performance d'emploi. Par exemple, un travailleur payé au Smic mais au chômage la moitié du temps considéré verra son salaire journalier divisé par deux. Cela a des effets extrêmement forts sur les droits des salariés en emploi discontinu et cela introduit encore plus l'idée de compte épargne.

Vous avez conçu un simulateur d’indemnisation qui permet de mesurer les effets des réformes pour chaque cas type pour une période de 60 mois. Pourquoi choisir une durée si longue ?

Les personnes en intermittence d'emploi ne sont pas souvent éligibles au chômage de façon claire. lls le deviennent au bout d'un certain temps, puis consomment leurs droits ; comme ils travaillent, ils finissent par redevenir éligibles, et ainsi de suite. Ils sont dans une intermittence de l’emploi, mais aussi de l'indemnisation. Or ne regarder qu’une seule période de droit, c’est ne pas considérer les périodes durant lesquelles les personnes ne sont pas indemnisées, ni celles durant lesquelles elles le sont à nouveau.. C’est pourquoi nous avons considéré systématiquement les parcours sur 60 mois.

Un autre intérêt de la simulation est de mesurer la diversité des profils. Car quand on parle des salariés à l'emploi discontinu, il est essentiel de bien distinguer ceux qui ont eu un emploi stable auparavant, et ressemblent plus à des chômeurs “standard”; et ceux qui entrent sur le marché du travail ou alors vivent en permanence dans l'intermittence de l'emploi. Ces deux cas sont désignés de la même façon, comme des précaires. En réalité, leur traitement par l'assurance-chômage est radicalement différent.

Vous insistez aussi sur ce qu’on appelle le taux de couverture. Pourquoi est-ce important, et quel usage politique est fait de cette indicateur ?

Le taux de couverture est simplement la part des chômeurs qui perçoivent une indemnisation. Ce taux de couverture, il a fallu qu'on le reconstitue parce que les données n'étaient pas disponibles, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer. Et on a constaté que la part des salariés indemnisés chute de façon très importante à partir de 2003, pour arriver en 2018 à la part des chômeurs indemnisés, la plus basse de toute l'Histoire depuis 1985.
Et pourtant, la surprise c’est qu’à partir de 2016 les publications officielles se sont intéressées à un nouvel indicateur, le seul publié depuis : la part des chômeurs non pas indemnisés, mais indemnisables. C’est le cas quand on est inscrit à Pôle emploi.
Or cet indicateur pose un certain nombre de questions puisqu'il prend en considération des gens qui ne sont pas forcément indemnisés et même sont parfois en emploi.
Par exemple, quelqu'un qui a travaillé à temps plein durant le mois considéré mais reste inscrit à Pôle emploi, ce qui est de plus en plus courant, sera considéré comme couvert par l'assurance-chômage, dont on se félicitera alors des performances positives.

Même si les deux indicateurs sont intéressants, cela pose un gros problème si le nouveau taux de couverture officiel occulte d'une certaine manière à la réalité, quand même beaucoup plus crue, qui est que l'indemnisation du chômage n'a jamais concerné une proportion aussi faible de chômeurs qu’à la fin des années 2010. On peut aussi penser, et c’est l’un des résultats de la simulation, que la réforme de 2019 baissera encore le nombre d'indemnisations. 

Les chercheurs ont également publié une synthèse de leur étude.

 

Catherine Petillon

Publié le 31/05/2020

À la RATP, les intérimaires distributeurs de gel hydroalcoolique sont les nouveaux charbonneurs du monde d’après

 

par Nassira El Moaddem (site bastamag.net)

 

Dans les médias et les réseaux sociaux, les images de ces hommes et femmes en bleu distribuant du gel hydroalcoolique aux usagers du métro parisien ont fait l’objet de nombreux commentaires enjoués. Pourtant, derrière le coup de communication, des conditions de travail difficiles posent la question d’une mission vouée à se pérenniser. Reportage auprès de ces premiers de corvée.

Ils n’avaient pas imaginé qu’ils deviendraient, dès leurs premières heures de travail, une attraction pour les voyageurs du métro parisien. « À peine on avait commencé notre mission qu’il y avait plein de journalistes autour de nous, se souvient Peter, 42 ans, en poste à Châtelet-Les Halles avec quatre autres personnes. Je me suis même reconnu dans une des photos publiées », s’amuse-t-il. « C’est normal, les gens n’ont pas l’habitude, réagit sa compagne et collègue, Lenuta, 30 ans, c’est tout nouveau pour tout le monde ! ». Ces travailleurs, reconnaissables dans les couloirs du métro parisien à leur veste bleue, leur visière vissée sur la casquette et leur masque, ont surtout étonné avec leur énorme sac à dos muni d’un tuyau que prolonge un pistolet. Depuis lundi 11 mai, début du déconfinement progressif, ils inaugurent un nouveau travail dans les stations principales de la RATP. Leur mission : distributeur de gel hydroalcoolique. C’est l’intitulé même de leur contrat. 

Postés à proximité des sorties des grandes stations de métro ou au niveau des points de jonction avec d’autres lignes, les travailleurs, à très grande majorité des hommes, opèrent aux heures de pointe : du lundi au vendredi, de 7h à 10 h et de 16h à 19h. Leurs profils : des étudiants en pause du fait du confinement ou des travailleurs précaires, souvent jeunes, dont les missions intérimaires ou les CDD se sont brusquement arrêtés. Sur leur sac à dos, le sigle de la RATP apparaît en grosses lettres mais ces travailleurs ne sont pas des agents de la régie de transports parisiens. Comme de nombreux autres sous-traitants de la RATP, ils sont intérimaires, recrutés pour une mission censée durer jusqu’au 5 juin 2020, au moins. 

Du gel hydroalcoolique dans des sacs à bière

Tous ont signé un contrat qu’ils renouvellent chaque semaine soit avec Force Interim soit avec Samsic Emploi, la société intérimaire du groupe Samsic, spécialisé dans les services aux entreprises. C’est d’ailleurs une autre société du groupe, Samsic City, qui a obtenu ce marché de distribution de gel hydroalcoolique auprès de la RATP. Les gros sacs à dos sont, eux, la propriété du Stade de France. Jusqu’à récemment, ils servaient à la distribution de bières aux spectateurs des grandes rencontres de football ou de rugby. Lors de la préparation du déconfinement dans les transports, Samsic City a conclu un partenariat avec le Stade de France pour une réutilisation de ces sacs avec du gel hydroalcoolique à destination des voyageurs de la RATP. Une aubaine économique pour un marché qui assure le transport de près de 10 millions de personnes chaque jour. Selon la RATP, ces intérimaires seraient une trentaine, 80 selon Samsic City.

« La RATP met à votre disposition du gel ! N’hésitez pas ! Bonne journée ! » Il est 7h30 ce lundi 25 mai et à Châtelet-Les Halles, après les portes battantes qui mènent aux RER B et D, la voix guillerette de Lenuta détonne. La travailleuse d’origine roumaine, en France depuis 13 ans, ne manque pas d’enthousiasme vis-à-vis des nombreux voyageurs qui pressent le pas pour se rendre au travail. Elle n’hésite pas à aller au contact des utilisateurs du métro pour proposer du gel tandis que d’autres viennent spontanément à elle, tendant leur bras pour une petite dose avant de repartir très vite avec un “merci” ou un “bon courage” adressés à la jeune femme. Tous ceux rencontrés ce jour-là disent apprécier le service, comme Philomène, 55 ans, assistante maternelle. « On est tout le temps pressé, d’arriver au travail, de rentrer chez nous. Et aujourd’hui, avec ce virus, c’est vraiment important de se désinfecter les mains régulièrement dans les transports. Alors, leur présence nous aide beaucoup et ça nous évite de perdre du temps à chercher notre gel au fond du sac. »

12 kilos sur le dos : une pénibilité réelle

Le sac de Lenuta, qu’elle porte sur le dos quotidiennement pendant six heures malgré sa petite taille, pèse 12 kilos. « Ça va, je ne me plains pas. Heureusement, comme il y a du monde à ces heures-là, le gel part vite, ce qui allège aussi le sac. On le remplit tous les deux jours. » Lenuta ne se plaint pas car elle, qui travaille habituellement comme serveuse dans la restauration, n’a pas pu embaucher durant deux mois en raison de la situation sanitaire. C’est le cas d’un grand nombre des travailleurs rencontrés, des intérimaires sans revenus fixes pour qui ce type de travail, dans le contexte actuel, est indispensable pour subvenir à leurs besoins. Certains, d’origine étrangère, doivent également envoyer une partie de leurs salaires à leurs familles restées au pays.

À quelques mètres de Lenuta, Ghiles, collègue de 26 ans et étudiant algérien, a démarré son contrat le 13 mai 2020 après avoir reçu un SMS de Force Interim pour qui il a l’habitude de travailler. Depuis, la charge du sac le fait régulièrement souffrir.

« C’est un travail pénible. Depuis le début, je ressens des douleurs au niveau des épaules, c’est surtout le côté droit, je ne sais pas pourquoi, témoigne-t-il. Sans compter le fait qu’on est debout pendant 6 heures chaque jour, qu’on bouge beaucoup pour aller à la rencontre des voyageurs, en faisant des pas en avant, des pas en arrière… » À Gare de Lyon, Patrick, un des autres intérimaires distributeurs de gel posté juste avant les escaliers qui mènent au RER D et à la ligne 14 du métro, ressent lui aussi les mêmes douleurs. Pourtant, l’homme de 37 ans est un grand gaillard. « C’est aux épaules que ça fait le plus mal », raconte-t-il. « On a le droit à vingt minutes de pause toutes les trois heures, mais ça nous arrive de nous arrêter trois, voire quatre fois par vacation, précise Ghiles. Certains ont arrêté la mission à cause de la pénibilité ». En poste à Gare de Lyon depuis la mi-mai, à quelques mètres de Patrick, Jean, 25 ans, confirme. « Ici, quatre collègues ont abandonné le travail au bout de quelques jours. Ils n’ont pas tenu. Ils disaient que c’était difficile. »  

Selon les témoignages que nous avons recueillis, les intérimaires ne bénéficient d’aucun lieu de repos pour leurs pauses. Lors de notre rencontre à Châtelet-Les Halles, Ghiles prenait sa pause à l’endroit même où il est posté pour distribuer son gel aux voyageurs. « Moi, je continue à distribuer du gel aux voyageurs même quand je suis en pause, confie Patrick. Ils passent à mes côtés pendant que je m’arrête et que je suis accoudé à cette barrière. Alors s’ils me demandent, je leur donne ». Contactée, la RATP n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.

Des sacs à dos ramenés au domicile chaque soir

Ce n’est pas tout. La pénibilité du travail poursuit ces intérimaires jusqu’à leur domicile. Comme ses autres collègues, chaque soir après sa vacation s’achevant à 19h, Jean trimballe dans les transports en commun son gros sac à dos qu’il doit obligatoirement ramener chez lui. Demeurant à Cergy, ses trajets pendulaires domicile-travail durent au moins une heure. « On nous a dit qu’il n’y avait aucune sécurité ici, qu’il y avait trop de passages dans les locaux de la gare de Lyon pour qu’on laisse les sacs. » Et que se passe-t-il s’il arrive quoi que ce soit aux sacs à dos chez les intérimaires ?

« Les sacs coûtent cher, environ 1000 euros chacun, ils ne nous appartiennent pas. Je n’avais pas les conditions de sécurité pour les laisser toute la nuit dans les locaux de la RATP », précise Bertrand Castagné, directeur général de Samsic City, l’entreprise du groupe Samsic qui a le marché de la distribution de gel auprès de la RATP. Problème : identifiés par leur gros sacs à dos, certains des intérimaires nous ont indiqué avoir été à plusieurs reprises « embêtés » par des voyageurs dans les transports. « Moi, ça m’arrive dans mon RER, quand je rentre chez moi le soir ou le matin quand je vais au travail, témoigne Patrick. Les gens me voient avec mon gros sac et ils me demandent du gel. Bah, je leur en donne ! »

Interrogé à ce sujet, le directeur général de Samsic City dit trouver cela « marrant », précisant également « avoir équipé les sacs de housses afin de cacher les inscriptions dessus ». Quant à la charge de 12 kilos que représente le sac à dos et des douleurs physiques que cela implique, Bertrand Castagné estime avoir été clair avec les intérimaires. « Dans la fiche de poste, nous avons été transparents sur les conditions de ce travail, sur le poids du sac à dos. Vous savez, ce n’est pas plus pénible que d’être ripeur derrière une benne à ordures ! Je n’ai embauché personne sous la contrainte ! C’est une belle opportunité pour ces gamins de 20 à 30 ans d’avoir trouvé un job dans ce contexte et avec des conditions de rémunération au dessus du SMIC, de se sentir utiles, d’avoir un engagement social, de vraies relations nouées avec les passagers. Chacun est libre de partir si les conditions ne sont pas supportables. » [1] À ce sujet, Bertrand Castagné chiffre à 10 % environ le nombre de personnes qui ont abandonné la mission en raison de la pénibilité du poste, « un petit turn-over », estime-t-il.

S’agissant de leur matériel, tous les travailleurs rencontrés assurent ne disposer que d’une seule et unique veste qu’ils doivent laver eux-mêmes chez eux. « Je la lave tous les soirs dès que j’arrive à la maison à 20h pour qu’elle soit sèche le lendemain matin », affirme Peter, en poste à Châtelet-Les Halles. D’autres reconnaissent ne la laver qu’une fois tous les deux ou trois jours. En revanche, aucun d’entre eux n’a été informé d’une prime quelconque qui leur serait versée par les sociétés intérimaires pour le dédommagement des frais d’entretien et de nettoyage. Un des contrats intérimaires de Force Interim que nous avons consulté ne la mentionne nulle part. Bertrand Castagné, le directeur général de Samsic City, assure de son côté que les vestes sont bien nettoyées par l’employeur malgré les différents témoignages qui le contredisent et précise « avoir repassé commande » pour l’achat de nouvelles vestes.

L’inspection du travail saisie

Selon nos informations, le syndicat Solidaires-RATP s’est étonné de ne pas avoir été informé de l’arrivée de ces travailleurs, ni par la direction de la régie ni par les présidents des Comités sociaux économiques des métros et des RER. Dans un courrier en date du 13 mai 2020 qui leur a été adressé et que nous nous sommes procuré, le syndicat a demandé des précisions quant à la mission de ces intérimaires, leurs conditions de travail et l’évaluation du risque, mettant en copie l’Inspection du travail qui s’est saisie du dossier. « On ne peut pas accepter que la RATP sous-traite le risque sans savoir les conditions d’employabilité de ces travailleurs. Nous n’avons à aucun moment été informés de leur présence, affirme François-Xavier Arouls, élu Solidaires à la RATP. C’est la raison pour laquelle nous avons saisi l’Inspection du Travail. Ces intérimaires travaillent dans notre entreprise, on ne peut pas fermer les yeux sur comment ils travaillent et comment ils sont traités. Nous, élus de la RATP, devons nous emparer de ces sujets ».  

 

Nous avons contacté la RATP à qui nous avons adressé une série de questions sur les conditions de travail de ces intérimaires, l’interpellation du syndicat Solidaires et la saisine de l’Inspection du travail. La régie parisienne n’a répondu à notre mail que par des propos généraux, évitant de répondre à la quasi totalité de nos questions. Elle nous a en revanche précisé que le service de distribution de gel hydroalcoolique par ces intérimaires sera « proposé en attendant l’installation de bornes de gel hydroalcoolique dans tous les espaces. 140 sont actuellement à disposition et d’ici fin juin, toutes les stations et gares RATP seront équipées ».

De son côté, le directeur général de Samsic City, Bertrand Castagné mise sur le déploiement de ce service dans d’autres secteurs. « J’ai des discussions avec des compagnies de transport, des aéroports à l’étranger, des centres commerciaux, des musées… Nos discussions les plus avancées sont avec les prestataires privés organisateurs des examens et concours pour les grandes écoles. Je prépare aussi une opération avec des restaurateurs parisiens pour leur réouverture. Notre objectif est clair : que ce service s’inscrive dans le paysage des lieux publics et privés sur le long terme et que cela devienne une demande récurrente des clients. » Un développement qui posera tout autant de questions sur les conditions de travail de ces nouveaux charbonneurs. 

Nassira El Moaddem (texte et photos)

Notes

[1] Les intérimaires recrutés par la société Force Interimaire perçoivent 11 euros brut de l’heure. Nous n’avons pas pu vérifier le tarif horaire pour celles et ceux travaillant po

Samsic Emploi.

<Publié le 22/05/2020

Astuces patronales pour un monde d’après, pire qu’avant !

 

La rédaction (site rapportsdeforce.fr)

 

Régulièrement formulées par l’Institut Montaigne, les exigences des grands patrons se retrouvent souvent dans les lois imposées par les différents gouvernements. Pour préparer le monde d’après à la sauce entrepreneuriale, le think tank libéral a publié un nouveau rapport la semaine dernière : « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Que nous dit-il des rêves du patronat ?

 

Trois réveils matin en illustration du rapport : pas de doute, l’heure est la reprise du travail. Et pas à moitié. Pour l’institut, « notre économie » n’effacera pas « les pertes subies à tout jamais pendant la phase aiguë de la crise », qu’il évalue à 500 milliards d’euros. Ainsi, le pays se serait sévèrement appauvri : une dette à rembourser ! Qui va la payer ? Pas les entreprises pour le très libéral think tank.

Chaque élément de la « démonstration » de l’Institut Montaigne* est une leçon de choses et donne la mesure de l’indécence des exigences que l’institut formule au gouvernement. « Il peut sembler paradoxal d’évoquer la nécessité d’accroître la durée du travail des salariés en emploi dans un contexte de chômage qui s’annonce massif », admettent-ils, tout en affirmant qu’une « augmentation, au moins temporaire, de la durée moyenne du travail sera nécessaire ». Il faudrait donc que les salariés travaillent plus longtemps. Loin d’y voir une contradiction, nos libéraux considèrent que « les réflexes traditionnels de type “partage du travail” entre salariés et chômeurs seraient particulièrement néfastes et ne feraient qu’affaiblir davantage notre économie ».

Mais pourquoi ? La raison en est simple : « cette hausse permettrait de compenser partiellement la perte de productivité liée aux mesures de protection contre le virus et la désorganisation provisoire des chaînes de production ». L’Institut Montaigne justifie ce souci de la productivité par la concurrence. Il faudrait essayer de produire moins cher. Comme les autres pays vont faire de même, l’écrasement des salaires sera sans fin, d’autant que la peur du chômage rend les salariés plus dociles. Mais peu importe. Les portes-voix du patronat ont un sac rempli d’astuces.

 

Astuce n° 1 : mieux utiliser les nombreuses « souplesses » existantes

 

L’Institut Montaigne rappelle d’abord avec gourmandise tout ce que le Medef a déjà obtenu et qui est utilisable par les employeurs pour faire travailler plus, avec n’importe quels horaires, et gagner moins : « un cadre légal actuel qui permet déjà de nombreuses souplesses qui vont être très utiles en phase de redémarrage, au moins dans le secteur privé ». Des lois Aubry en 2000, jusqu’aux ordonnances Macron de 2017, en passant par la loi travail de 2016, il énumère presque toute la panoplie de la casse du droit du travail. Sans oublier les précieuses exonérations de cotisations sociales qui manquent par dizaines de milliards d’euros chaque année à la Sécurité sociale.

Reconnaissants, nos ultralibéraux se félicitent qu’il y ait autant de codes du travail que d’entreprises pour ce qui concerne le temps de travail. En effet, les accords d’entreprise déterminent les règles en primant même sur les conventions collectives. La loi, elle, n’intervenant qu’à défaut de tout accord collectif, très facile à obtenir par temps de chômage massif. Très explicite, le rapport précise page 13 : « couronnant ces évolutions, la loi Travail de 2016 et les ordonnances de 2017 ont totalement décentralisé les négociations en inversant la hiérarchie des normes : ce sont aujourd’hui les accords d’entreprise […] qui priment les accords de branches, souvent plus conservateurs. À présent, on peut considérer que dans le respect des maxima légaux (parfois issus de normes européennes), une très grande souplesse est déjà possible. »

Et ce n’est pas tout. « L’introduction dans le Code du travail en 2017 des “accords de performance collective” pourrait être un outil supplémentaire pour lier temps de travail et rémunération du travail dans un contexte où de nombreuses entreprises devront prendre les mesures nécessaires, soit pour accroître le temps de travail, soit au contraire pour le diminuer dans un contexte de baisse des carnets de commandes ». Pour être totalement explicite, l’institut ne fait pas mystère que : « ces accords permettent en effet de diminuer le temps de travail avec perte de rémunération ou au contraire d’accroître le temps de travail sans augmentation proportionnelle des rémunérations ». Deux nouvelles versions du vieux slogan sarkozyste : travailler moins en gagnant moins ou travailler plus pour gagner pareil.

Cerise sur le gâteau, « ces accords s’imposant au contrat de travail, ils constituent un outil de flexibilité interne très puissant et devraient être privilégiés dans le contexte actuel », préconise sans fard l’Institut Montaigne. Un outil de flexibilité effectivement puissant puisqu’un refus est un motif de licenciement.

 

Astuce n° 2 : inventer de nouvelles « souplesses » pour le secteur privé

 

Encore plus gourmand, nos « représentants » d’un patronat en mal de souplesses préconisent de payer moins cher les heures supplémentaires, de les payer plus tard, voire jamais. Là encore, l’accord d’entreprise est mis en avant : « autoriser la négociation par accord collectif du montant du repos compensateur lié aux heures supplémentaires accomplies au-delà du contingent d’heures supplémentaires ». Mais aussi : « donner la possibilité à l’employeur, à titre temporaire, d’imposer le rachat de jours de RTT pour les salariés au forfait sans majorations ». Là, l’institut voit loin et imagine de conserver cette mesure jusqu’en 2022.

Pas en manque d’idée, il propose de transformer par un coup de baguette magique le paiement des heures supplémentaires en « participation aux bénéfices », si bénéfice il y a. Jackpot, ces rémunérations ne donnent pas lieu à versement de cotisations sociales. Jamais à court d’inspiration, il suggère : « pour les entreprises n’ayant pas d’accord de participation, intégrer le versement des rémunérations supplémentaires dans une formule d’intéressement simplifiée et exceptionnelle (versement conditionné à l’atteinte d’un objectif collectif simple, par exemple un niveau de chiffre d’affaires). » Rien de moins que de transformer le paiement des heures supplémentaires en prime, sans cotisations elle aussi.

Et si heures supplémentaires il reste : les payer plus tard. Bien plus tard, par exemple au moment du départ en retraite : « intégrer ces rémunérations supplémentaires sous forme d’abondement de l’employeur à un dispositif d’épargne salariale collective ». Enfin, comme à l’Institut Montaigne on ose tout : « toute formation figurant sur le plan de développement des compétences de l’entreprise pourrait être effectuée en dehors du temps de travail du salarié avec l’accord de celui-ci ». Un accord que l’on imagine aisément très théorique. Et puis en passant, « supprimer le jeudi de l’Ascension comme jour férié », puis « permettre de déroger au temps de repos minimum quotidien de 11 heures minimum par jour dans le cadre d’un accord sur le droit à la déconnexion », ou encore «  prolonger le relèvement provisoire des seuils maxima dans les secteurs manifestement en tension ». C’est à dire les 60 heures par semaine décidées par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

 

Astuce n° 3 : inventer de nouvelles « souplesses » pour les fonctionnaires et agents publics

 

L’Institut Montaigne n’a pas oublié les fonctionnaires : « proposer aux fonctionnaires de secteurs d’activités nécessaires à la vie économique ou en tensions d’accroître temporairement leur durée de travail, en contrepartie d’une rémunération supplémentaire ». Toujours le travailler encore plus, au lieu d’embauches réclamées dans de nombreux services publics, notamment dans la santé. À quels secteurs nécessaires à la vie économique cela pourrait-il s’appliquer ? « Par exemple les crèches, les parents ne pouvant par exemple pas à la fois garder leurs enfants et travailler convenablement », avance l’institut sans sourciller.

Pour la prise en charge des enfants plus grands et les retards pris dans les apprentissages, le rapport préconise « une hausse du temps de travail et de présence dans les établissements » pour les enseignants. Se faisant précis, l’Institut Montaigne envisage que cela « pourrait prendre la forme, selon l’évolution de la situation sanitaire, de cours de rattrapage des heures perdues au printemps ou d’éventuels encadrements en petits groupes pour respecter les consignes de distanciation entre individus. En outre, des cours supplémentaires destinés aux élèves en difficulté pourraient avoir lieu au début de l’été ou à partir du 15 août ». Profs et élèves concernés apprécieront la suppression d’une partie de leurs vacances. D’ailleurs, au chapitre des vacances nos libéraux n’y vont pas avec le dos de la petite cuillère : « supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020 ».

La question du temps de travail a également retenu toute l’attention du rapport. « Réexaminer la question de la durée et de l’aménagement (sur le mois, sur l’année, voire sur plusieurs années) du temps de travail dans les administrations publiques », mais aussi « accroître les catégories éligibles aux forfaits jour », un dispositif permettant de ne plus compter les heures de travail. Au passage en augmentant le nombre de jours travaillés sans modifier la rémunération. Et d’enfoncer le clou avec le télétravail : « le développement du télétravail dans la fonction publique montre, comme dans le secteur privé, les limites de la définition du temps de travail calculé sur une base horaire et hebdomadaire ». Pourquoi faire stable quand on peut tout déstabiliser. Le tout sans oublier les vieilles marottes libérales : « diminuer le nombre de RTT dans la fonction publique ». À titre provisoire veut rassurer l’Institut Montaigne.

 

Travailler toujours plus !

 

Finalement, le rapport s’appuie sur trois ressorts fondamentaux. D’abord, tout faire pour revenir sur le paiement d’un temps qui n’est pas « travaillé ». Celui des repos, des congés payés ou des jours fériés. Ensuite, tout faire pour que les heures travaillées soient payées le moins possible, le moins cher possible et le plus tard possible. Enfin, tout faire pour que les heures travaillées ne soient plus comptées, et donc, pour une part d’entre elles, plus payées. C’est le miracle du forfait jour, mais aussi du télétravail pour lequel l’Institut Montaigne donne la clef de sa principale utilité pour les employeurs.

« Cette souplesse accrue peut profiter de l’essor des technologies numériques, notamment en matière de travail et de formation à distance, qui fournit des opportunités nouvelles d’adoucir la distinction entre temps de travail et hors temps de travail », suggère le rapport. Tout un programme. Et l’écologie dans cette ode à la croissance sans freins ? Pas un mot, même pas pour faire semblant.

 

Richard Abauzit

Défenseur syndical et conseiller du salarié


 

* L’Institut Montaigne c’est quoi ?

L’Institut Montaigne regroupe 160 grandes entreprises. Parmi elles : Air France, Airbus, Amazon, AXA, BNP, Bolloré, Bouygues, Caisse des Dépôts, Carrefour, Casino, Crédit Agricole, Dassault, EDF, Enedis, Engie, Google, Groupe Rothschild, Groupe ORANGE, IBM , La Banque postale, L’Oréal , LVMH, Malakoff Mederick, Michelin, Microsoft, Natixis, Nestlé, RATP, RENAULT, Roche, Safran, Sanofi, Siemens, SNCF, SUEZ, UBER, Veolia, VINCI, Vivendi , Wendel.

Son Président actuel, Henri de Castries, ancien inspecteur des finances, est le richissime PDG de la compagnie d’assurances AXA. Très impliqué dans les groupements d’influence patronaux au niveau mondial, il a été lauréat du programme Young Leaders de la French-American Foundation en 1994, fondation qui accueille les personnes susceptibles de jouer un rôle politique important dans leur pays. Et en 2012, il a été nommé président du comité de direction du groupe Bilderberg qui regroupe chaque année depuis 1954 essentiellement des Américains et des Européens, et qui est composé en majorité des puissants de ce monde : affaires, politique, diplomatie, médias.

Son président d’honneur est Claude Bébéar, ancien PDG d’AXA, éminence grise du capitalisme français, dont la fortune selon le Canard Enchaîné s’élèverait à un milliard d’euros.

Publié le 14/05/2020

«Travailler plus» ou le retour de la guerre sociale

 

Par Romaric Godin (site mediapart.fr)

 

À peine le confinement est-il levé, progressivement, que les élites économiques lancent déjà l’offensive contre les 35 heures, leur vieille obsession. Mais cette demande est moins fondée sur le plan économique que dans l’optique d’une attaque généralisée à venir contre le monde du travail.

Les 35 heures sont déjà dans le collimateur. Alors que le confinement est « progressivement levé », la cohorte d’instituts néolibéraux divers n’a pas tardé à lancer une vaste offensive contre la réduction du temps de travail. Après l’Institut Montaigne le jeudi 7 mai, c’est l’Ifrap, un des fers de lance du néolibéralisme en France, qui, ce week-end, a fait la même proposition : lever les 35 heures pour permettre la « reconstruction de l’économie ». Immédiatement, sur France Inter, le chef de file des députés Les Républicains (LR), Christian Jacob, y est allé de son couplet sur le « carcan des 35 heures ».

Les chaînes de télévision en continu et de nombreux autres médias ont rapidement emboîté le pas et n’ont cessé de poser cette fausse question : « Faut-il travailler plus pour sauver l’économie ? » Le ton avait été donné par le gouvernement lui-même, qui avait profité de l’état d’urgence sanitaire pour rallonger la durée maximale du temps de travail de 48 à 60 heures par semaine.

Comme d’habitude, cette offensive s’appuie sur une apparence de « bon sens » : pour que l’économie reparte, il faut produire plus, et pour produire plus, il faut travailler plus. Élémentaire. Et pourtant, tout dans ces propositions semble très largement à côté de la plaque.

Pour le saisir, il faut d’abord refaire le point sur la situation économique actuelle. Le confinement a empêché physiquement une grande partie de la consommation et de la production. L’État a assuré le maintien d’une large part des revenus perdus, mais l’hypothèse d’une reprise rapide n’est plus envisagée désormais, pour plusieurs raisons : la persistance de l’épidémie, qui contraint la consommation, les pertes de revenus induites par le chômage partiel et l’absence de chiffre d’affaires, l’incertitude radicale quant à l’avenir de cette épidémie et de l’emploi, qui paralyse les dépenses d’avenir.

L’impact en termes de PIB pour la France est encore largement incertain. Le gouvernement prévoit un recul de 8 % sur 2020, mais il y a fort à parier que le bilan sera encore plus négatif in fine.

Pour « relancer la machine » plus rapidement, nos instituts se concentrent classiquement sur l’offre productive. En permettant à chaque entreprise de faire travailler davantage – et gratuitement – les salariés, ils espèrent dynamiser la production à moindre coût et donc améliorer la rentabilité des entreprises, et partant leur capacité future à embaucher et à investir. Mais cette recette, qui ressort à chaque crise, ne prend guère en compte la situation réelle de l’économie française.

Certes, cette crise a la spécificité d’être une crise conjuguée de l’offre et de la demande. Mais la crise de l’offre n’est en aucun cas liée à une sous-capacité structurelle à produire, comme cela peut être le cas après une guerre où la structure productive a été dégradée et modifiée. Dans le cas actuel, la structure productive a été « congelée », il n’y a pas eu de destruction de capital physique, les usines, les bureaux et les magasins demeurent disponibles, et la production n’a été que modérément réorientée vers les besoins sanitaires. Cela signifie que lorsque la demande va repartir, l’offre pourra suivre.

Certes, il peut y avoir quelques retards, liés à la mise aux nouvelles normes des locaux ou à la perturbation des chaînes de valeur internationales, les États déconfinant à des rythmes différents. Mais on voit mal comment l’augmentation du temps de travail pourrait répondre à ces difficultés temporaires.

En réalité, le vrai défi du moment va plutôt être de retrouver un niveau de dépenses proche de l’avant-crise (lequel était déjà peu satisfaisant). En effet, les ménages vont devoir faire face au risque du chômage et encaisser les pertes de revenus du confinement. Ils vont devoir également prendre en compte le risque sanitaire et la menace d’un reconfinement. Dans ces conditions, l’heure ne saurait être à la consommation mais bien plutôt au maintien d’une certaine épargne de précaution. Dès lors, l’offre risque moins d’être confrontée à une sous-capacité, qui supposerait effectivement de travailler davantage pour augmenter la production, qu’à une surcapacité face à une demande prudente.

Dans ce cas, alors, la levée des 35 heures peut être la pire idée qui soit. En effet, le risque principal portant sur l’emploi est bien que les entreprises ajustent leur offre sur ce niveau faible de dépenses et, partant, licencient massivement. Or, précisément, le rallongement du temps de travail facilitera encore ce mouvement. Il sera possible de réduire les emplois encore plus fortement en faisant porter une charge de travail supplémentaire à ceux qui restent. L’impact sur l’emploi de telles mesures serait dramatique et contribuerait à déprimer encore la demande, directement par l’augmentation du chômage et indirectement par la crainte de ce dernier. 

Dans ce cas, l’augmentation du temps de travail ne contribuerait pas à augmenter la production, bien au contraire. Elle permettrait, dans le meilleur des cas, de maintenir la productivité des entreprises. Mais ce serait là un équilibre très précaire, car devant la dépression de la demande et la persistance du risque sanitaire, le risque d’un ajustement permanent vers le bas ne saurait être écarté. Le bénéfice dégagé par cette mesure pourrait donc être réduit. Et comme les perspectives de croissance sont faibles, il n’irait de toute façon pas dans l’investissement mais bien plutôt sur les marchés financiers ou dans les paradis fiscaux.

Pourquoi, d’ailleurs, faudrait-il investir alors qu’il sera facile de faire travailler davantage et gratuitement son personnel ? L’attractivité d’un investissement coûteux pour augmenter une productivité que l’on peut ajuster aussi aisément sera d’autant plus faible que l’on peut faire travailler ses salariés davantage à moindre coût. Dès lors, le déclenchement du cercle vertueux décrit par nos instituts et fondé sur le seul critère du coût du travail est pour le moins douteux. « Autoriser les employeurs à augmenter fortement les horaires de travail des salariés en poste causera une nouvelle vague de chômage et le seul rattrapage qui aura lieu sera celui des profits et des dividendes, mais uniquement sur un horizon court », résume Guy Démarest, économiste et auteur d’un ouvrage à paraître cette année, La Déflation compétitive (éditions Classiques Garnier) et qui a rédigé ici une analyse sur le sujet.

Une offensive généralisée à venir

À rebours de ces recettes, il semble même que la réduction du temps de travail soit le meilleur moyen de soutenir l’emploi dans l’après-confinement. Guy Démarest explique en effet que « ce n’est que lorsque la durée moyenne effectivement travaillée baisse plus vite que le volume de travail nécessaire à l’activité économique que l’emploi augmente ». Or, dans un contexte où la productivité et la croissance sont structurellement faibles, la création d’emplois ne peut se faire que par une baisse du temps de travail. « L’évolution ultérieure de l’emploi dépendra par conséquent de l’évolution de la durée moyenne travaillée et sans réduction significative, l’emploi croîtra trop lentement et le chômage demeurera élevé », poursuit Guy Démarest.

C’est bien cette donnée que nos instituts font mine d’ignorer en se cachant derrière la vieille doctrine de Jean-Baptiste Say selon laquelle « l’offre crée la demande » et en niant toute forme de ralentissement structurel du capitalisme. Ces vieilles recettes réchauffées sous couvert d’urgence ne sauraient freiner la poussée attendue du chômage. Mais elles trahissent une forme « d’effet d’aubaine » pour des élites économiques françaises qui, depuis le début du siècle, sont obsédées par cette question de la réduction du temps de travail et des 35 heures. Car cette loi de 1998 a été perçue comme une défaite par le camp néolibéral, qui n’a eu de cesse, depuis, de la rogner, de créer des exceptions et d’en réduire la portée. Non qu’elle ait marqué une victoire unilatérale des salariés, bien loin de là, mais elle représentait un compromis entre le capital et le travail qui était inacceptable pour les tenants de la compétitivité et de l’adaptation à la mondialisation.

La crise actuelle offre donc au capital une occasion d’en finir définitivement et de remporter une victoire éclatante sur le travail. De ce point de vue, une des propositions de l’Institut Montaigne est très éloquente : elle propose de rémunérer les heures supplémentaires travaillées sous forme non plus de salaire mais de participation aux bénéfices. Autrement dit, ce travail ne serait plus payé comme un moyen de production, mais uniquement en fonction de la rentabilité du capital. Ce serait une défaite pour le travail, dont la spécificité serait niée : il ne serait pas davantage qu’un apport équivalent à celui du capital. Cela ne signifie dès lors rien d’autre que la soumission complète du travail en tant que tel, puisqu’on voit mal des salariés devenus pareils à des actionnaires contester à ces derniers le partage de la valeur ajoutée.

Ces propositions apparaissent donc comme le symptôme de cette « Restauration du capital » à venir où, après avoir été maintenu sous respirateur artificiel par l’État pendant près de deux mois et demi, le capital va exiger une soumission complète du travail à ses intérêts au nom de « l’emploi ». Cette stratégie pourra prendre des aspects « progressistes », s’accompagnant de plans de relance keynésiens ou de « relocalisations » ponctuelles, comme la Restauration de 1815 avait donné des gages de sa « modernité » pour assurer sa politique réactionnaire. Au reste, le patronat européen réclame à grands cris des plans de relance ambitieux, comme le révèlent ce 12 mai Les Échos, mais ce soutien public à la demande s’accompagnera d’une stabilité de la fiscalité sur le capital et d’une soumission croissante du travail.

Cette stratégie néokeynésienne est une variante connue du néolibéralisme. Elle s’appuie sur l’idée que l’État doit intervenir, en cas de choc exogène, pour rétablir la rentabilité du capital et la « normalité » du fonctionnement des marchés. Mais cette intervention a un double aspect. D’un côté, il s’agit de relever le niveau de la demande globale pour favoriser l’emploi des capacités de production, et, de l’autre, il faut favoriser les « réformes structurelles » pour améliorer l’allocation des capitaux et faciliter les « équilibres de marché ». Autrement dit, dans cette vision, relance budgétaire et soumission du travail vont de pair. Sans compter que cette relance finit toujours par être payée in fine par la population, puisque toute fiscalité du capital est nuisible.

Cette Restauration du capital devrait donc bien s’accompagner d’une réduction de la protection sociale et de la protection de l’emploi, au nom même des créations d’emplois. Le débat en son sein pourrait donc prendre un tour inquiétant, entre ceux qui souhaitent augmenter le temps de travail et ceux qui souhaitent le fractionner en favorisant la précarité et le temps partiel, sur le modèle allemand d’une réduction subie du travail, dirigée selon les intérêts du capital. Dans les deux cas, la situation des salariés ne pourrait cependant que se détériorer. Dans le premier cas, on l’a vu, par l’augmentation du chômage et, dans le second, par la détérioration des conditions de travail et de vie.

Il est même fort envisageable qu’une synthèse de ces deux visions finisse par s’imposer au nom de « l’emploi » : l’augmentation légale du temps de travail permettrait d’améliorer la rentabilité, tandis que la précarisation assurerait à la fois un taux de chômage faible en apparence et une baisse du coût du travail. Ceux qui se retrouveraient sur le bord de la route en raison de l’augmentation du temps de travail en seraient réduits à accepter des emplois précaires pour survivre, faisant baisser les exigences salariales durablement, ce qui est le seul salut du capital en période de stagnation séculaire.

Pour cela, il faudrait cependant une assurance-chômage plus stricte et moins généreuse, ce qui est à portée en France, où le gouvernement n’a que « suspendu » la réforme de l’assurance-chômage.

Tout prendrait alors sens : le capital, soutenu inconditionnellement par l’État, soumettrait entièrement le travail à sa propre logique. Le chantage à l’emploi et l’usage d’un « bon sens » de pacotille seraient les deux armes à la disposition de cette offensive dans l’opinion. Ces « propositions » sur les 35 heures annoncent donc une exacerbation de la guerre sociale, reprenant très clairement celle qui avait cours avant l’épidémie de coronavirus dans notre pays. Si le monde du travail n’est pas capable d’y répondre, il sera le grand perdant de la crise à venir.

Publié le 12/05/2020

 

Je télétravaille, tu télétravailles, le patron profite !

 

La rédaction  (site rapportsdeforce.fr)

 

Pendant le confinement, près d’un salarié sur quatre a télétravaillé, contre 3 % avant la pandémie. Au-delà de la situation exceptionnelle liée au Covid-19, la législation n’a eu de cesse d’évoluer pour faciliter la vie des entreprises en rendant toujours plus corvéables les salariés travaillant à distance. Richard Abauzit, défenseur syndical et conseiller du salarié, explique et analyse pour Rapports de force ces évolutions qui intéressent grandement les employeurs pour le jour d’après.

 

Travailler chez soi, comme si l’on était autonome. Travailler chez soi sans déplacement coûteux et polluant. Travailler chez soi sans les chefs, petits et grands. Le « télétravail » que l’on nous vend a tout du charme d’un retour à l’artisanat, au travail libre enfin délivré de l’obéissance du salarié enchaîné. Ce qui a commencé à se mettre en place, et plus encore l’objectif poursuivi, en est l’exact contraire : le cheminement vers l’esclavage sous laisse électronique. L’évolution des textes qui le régissent et celle des pratiques qui se font jour le démontrent sans ambiguïté.

Le travail à domicile tel qu’il a existé au 19e siècle est toujours réglementé dans le Code du travail actuel dans les articles L.7411-1 à L.7424-3. Il garde la trace de ce qui a été conquis :

• contrôle du nombre d’heures de travail par fixation d’un tableau des temps d’exécution des travaux établis, soit par accord collectif, soit par arrêté préfectoral.
• fixation des salaires minima, soit par convention collective soit, à défaut, par décision administrative.
• paiement des heures supplémentaires (par rapport aux temps d’exécution du tableau) à la journée au-delà de 8 heures, avec une majoration de 25 % pour les deux premières heures et de 50 % au-delà.
• majoration pour le travail du dimanche ou un jour férié.
• paiement du loyer, du chauffage, de l’éclairage, de l’électricité et de l’amortissement des moyens de travail utilisés sur la base d’un tarif fixé par l’autorité administrative.
• fourniture gratuite des accessoires par l’employeur ou sinon remboursement.
• responsabilité de l’employeur pour les mesures de protection individuelle.

 

Combien d’heures ?

 

Nous aurions pu imaginer que le télétravail reprenne les dispositions du travail à domicile quand il a été défini, en 2012 pour le secteur privé, et en 2016 pour le secteur public. L’un portant sur la production de services, l’autre sur la production de biens, la différence entre les deux ne justifiait en rien une législation différente. D’ailleurs, dans les textes initiaux de 2012 et 2016, il était toujours question de contrôler le temps de travail :

• pour le public, un arrêté ministériel est censé fixer les « modalités de contrôle et de comptabilisation du temps de travail »
• pour le privé, le contrôle du temps de travail est censé être fixé par la convention collective ou le contrat de travail. À noter que des circonstances exceptionnelles étaient déjà prévues et la menace d’une épidémie citée comme exemple (le SRAS et la grippe H1N1 étaient passés par là). Dans ces situations, un décret, jamais sorti, même à l’occasion du Covid-19, devrait définir les conditions d’un tel télétravail.

En pratique, dans le secteur public, aucun contrôle n’a été fait du temps télétravaillé alors même que le décret de 2016 limite à trois jours maximum par semaine le temps de télétravail possible. Pour le privé, l’évolution de la législation permet de ne plus mesurer le temps de travail effectué. En effet, depuis 2017 et les ordonnances Macron, il est possible de ne plus compter les heures, mais juste de « réguler la charge de travail ». Et qui régule ? Soit un accord d’entreprise que l’employeur aura réussi à imposer, soit à défaut, l’employeur directement en rédigeant une « charte » qui est la dénomination moderne de ce qu’était le règlement intérieur au 19e siècle.

Et s’il n’y a ni accord d’entreprise ni charte ? Pour un télétravail « occasionnel » : un simple accord sans formalités entre l’employeur et son salarié. Et depuis le 29 mars 2018, également un « accord » de gré à gré même quand le télétravail n’est pas occasionnel.

Le premier objectif, le plus important pour les employeurs, est de pouvoir faire travailler le maximum d’heures sans en payer la totalité. Objectif largement atteint avec l’évolution de la législation qui permet de ne plus compter les heures. Dès lors, la durée du travail est uniquement déterminée par l’employeur. Celui-ci fixe des tâches à accomplir et un délai pour les exécuter. Connaître les objectifs poursuivis par les gouvernements successifs ne fait plus difficulté depuis le milieu des années 2000, tant la certitude de ne plus avoir sérieusement à craindre l’opposition des salariés les conduit à les formuler sans voiles. Ainsi, la loi de 2012 modifiant nombre de dispositions du droit du travail s’intitule : « loi de simplification du droit des entreprises ».

Et pour les femmes : une double ou triple peine. L’expérience du confinement l’a montré : au télétravail s’ajoutent les tâches ménagères, les enfants dont il faut s’occuper. Pas une miette de temps qui échappe.

 

Des volontaires ?

 

Si le télétravail a été imposé pendant la pandémie en cours, c’est pour partie en contradiction avec les textes applicables. Dans le public comme dans le privé, les textes réservaient le télétravail à ceux qui le pratiquaient de façon « régulière et volontaire ». Si le caractère « régulier » a disparu dans le privé, le volontariat est formellement maintenu dans la législation, même si, étape après étape, il tend à être imposé.

• L’article L.1222-9 du Code du travail lui-même, après avoir évoqué le volontariat du salarié, prévoit que l’accord collectif ou l’employeur lui-même par la « charte » fixera « les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail ». Ce qui ressemble bien à la fixation d’un cadre à partir duquel on est un peu obligé d’être volontaire ;
• les cas d’empêchement de déplacement justifiant le recours au télétravail se multiplient : les épidémies en 2012, les épisodes de pollution (loi de 2018), la prise en compte du handicap (
loi Pénicaud). Très probablement, la généralisation du télétravail conduira à une limitation des arrêts maladie.

Si l’entrée dans le télétravail ne relève pas vraiment du volontariat, sa sortie est à la main de l’employeur, qu’il s’agisse de l’accord collectif, de la « charte », de l’accord informel pour le privé ou de la décision de l’administration dans le public. Une grande force pour l’employeur d’imposer n’importe quelles conditions de travail au salarié s’il ne peut exercer son travail qu’à domicile, pour des raisons de coût du déplacement ou pour des raisons familiales.

 

Payés combien ?

 

Pour le salaire, la question renvoie à celle du nombre d’heures qui ne seront pas payées. Pour les frais supportés par le salarié, notamment ceux liés à l’utilisation de l’informatique, la législation pour le privé prévoyait jusqu’en 2017 que l’employeur était tenu de les prendre en charge. Mais les ordonnances de 2017 ont supprimé cette obligation. Pour le public, l’obligation est maintenue, mais chacun aura pu observer qu’il n’a pas été question d’indemniser les agents ayant télétravaillé pendant le Covid-19.

Quant aux coûts de déplacement « économisés » par le salarié, ils deviennent un argument pour ne pas augmenter les salaires, voire les baisser si l’on prend en compte le salaire horaire. De son côté, l’employeur engrange les économies de fonctionnement dans ses locaux, en plus de l’augmentation de productivité qu’il attend du salarié en situation de télétravail.

 

Pour travailler où ?

 

Le télétravail n’est pas forcément le travail chez soi, sans la télé… Secteur public ou secteur privé, le télétravailleur travaille simplement « hors des locaux » de l’employeur. La seule condition est d’utiliser les « technologies de l’information et de la communication ». L’idéal pour les employeurs : le télétravailleur pourra travailler n’importe où, et donc aussi n’importe quand. Les employeurs peuvent donc espérer que vous ne perdiez pas une miette de temps, domicile, transports en commun, locaux d’une autre entreprise…

 

Sans contrôle ?

 

Il est à parier que, très vite, les salariés télétravaillant regretteront la proximité physique du manager « agile » ! Quand ils seront sollicités, tout seuls, à horaires précis décidés par l’employeur : dans le privé et dans le public, « les plages horaires durant lesquelles l’agent exerçant ses activités en télétravail est à la disposition de son employeur ». Quand tout leur travail sera en permanence tracé par l’ordinateur et leurs données personnelles stockées pour des motifs et prétextes divers. Quand ils seront mis en compétition avec les autres télétravailleurs et que leur emploi du temps sera en permanence bousculé par des demandes où une urgence en remplace une autre.

Dans cette question du contrôle par les chefs, la fable du « droit à la déconnexion » se heurte déjà à la réalité. Les limitations, par accord d’entreprise ou décision unilatérale de l’employeur de « limiter les heures de disponibilité du managé à distance », ne sont de nul effet tant que le travail demandé sera déterminé par les « résultats ». Mais aussi que la désapprobation, les mauvaises évaluations ou/et les sanctions viendront briser le moral et la carrière de ceux qui ne sauront pas se rendre « disponibles ». D’autant que rien n’est prévu pour sanctionner les dispositions illégales d’un accord collectif ou d’une décision unilatérale de l’employeur.

 

Salariés ?

 

Le rêve des employeurs, formulé explicitement par Emmanuel Macron, lors de sa campagne présidentielle, et mis en œuvre depuis, c’est d’avoir sous la main des salariés qui, de fait, ne soient plus salariés en droit. C’est-à-dire des personnes qui n’ont plus aucun droit : pas de limite du temps de travail, pas de salaire minimal, pas de sécurité sociale. Le tout, sous couvert de la « justice » : plus de statuts, sous-entendu plus de privilèges. Tous égaux dans la précarité et la pauvreté. Cela s’appelle travailleurs ubérisés sur plateformes, autoentrepreneurs et autres habillages du retour au début du 19e siècle.

Le télétravail, avec l’illusion de l’autonomie, peut être largement utilisé pour ce qui, en droit, mérite d’être qualifié de travail illégal.

 

Et la lutte ?

 

On ne peut faire mieux pour les employeurs que cette atomisation des travailleurs, qui est une constante tendance depuis les années 70. La capacité de lutte collective est en effet proportionnelle à la concentration et à la similitude des conditions. Or celles-ci ont fondu depuis une cinquantaine d’années : délocalisations, externalisations, restructurations, horaires individualisés, diminution des pauses, salaires au « mérite », diminution du nombre de cafés et de lieux pour se réunir, consultations des représentants du personnel désormais autorisées à distance, etc.

Outre l’atomisation, qui rend plus difficile l’élaboration d’objectifs de lutte et de stratégies, la solitude et le travail sur écrans conduisent plus sûrement à l’atonie voire à la dépression qu’à l’envie d’en découdre et d’obtenir gain de cause.

 

Et l’écologie dans tout ça ?

 

Le capitalisme agonisant a un besoin vital de l’immense marché lié au numérique et de l’asservissement de toute la population qu’il permet. Il n’a donc pas ménagé la propagande alliant modernité et « virtualité ». Au point que la réflexion manque souvent : combien de fois a-t-on entendu que l’informatique permettrait d’économiser du papier et que cela serait merveilleux pour les forêts ?

Et ce en oubliant l’extraction sanglante des matières premières dans les mines d’Afrique, l’absence de recyclage, la fabrication dans les pays asiatiques, puis le transport de ces outils numériques. Sans compter leur utilisation qui combine usines à Big data fonctionnant 24 h sur 24 et 7 jours sur 7 et microtravailleurs du clic par millions, préparant les futurs cancers en masse. Parcourir le cycle de vie d’un appareil portable par exemple, c’est faire le catalogue de tout ce qu’il nous faudra revoir si nous voulons que les jours d’après ne soient pas les mêmes que les jours d’avant.

 

Richard Abauzit

Publié le 09/05/2020

La reprise du travail : une autre bombe sanitaire ?

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Alors que tous les regards se portent sur les risques d’une réouverture des écoles, la reprise de l’activité économique a tendance à passer en dessous des radars. Pourtant, des millions de salariés vont utiliser les transports en commun et les équipements individuels de protection font encore défaut. Professionnels de la santé au travail et fonctionnaires chargés du contrôle dans les entreprises s’inquiètent de cette reprise, malgré la publication d’un Protocole de déconfinement pour les entreprises.

 

Combien de millions de salariés vont-ils retourner sur leur lieu de travail à partir du 11 mai ? Dans quelles conditions de sécurité ? Avec quel impact sur la circulation du Covid-19 ? Ce sont quelques-uns des enjeux, mais aussi des inconnues du déconfinement. « À ce stade, nous ne sommes pas en mesure d’avoir ces éléments chiffrés », admet le ministère du Travail. Pourtant, sans connaître le nombre de salariés concernés par la reprise de l’activité économique, pas de réelle évaluation possible de l’impact sanitaire d’un retour sur les lieux de travail. Selon qu’ils seront 5, 10 ou 15 millions, le nombre de points de contact en sera profondément modifié.

« Dans mon secteur, je n’ai pas vu d’entreprises qui disent qu’elles ne reprendront pas », explique Camille Planchenault. L’inspecteur du travail et délégué syndical Sud-Travail s’attend à voir repartir près de 70 % de l’activité économique du pays : « les chantiers reprennent, les services et l’industrie aussi ». Même constat pour Jean-Michel Sterdyniak : « dans le bâtiment, il est prévu que le travail reprenne progressivement le 11 mai. Je pense qu’il y aura une période d’observation. Les salariés et les employeurs vont essayer de voir comment cela se passe ». Le médecin du travail et président du syndicat national des professionnels de santé au travail imagine cependant qu’un tiers des salariés du BTP pourraient reprendre le travail, dès le 11 mai.

Rien de surprenant à ce que la plupart des entreprises tentent de redémarrer leur activité. Le gouvernement comme le patronat défendent ardemment cette option. « Nous devons retourner au travail », indiquait Bruno Le Maire le 29 avril. « Maintenant, ce qui compte, c’est recréer de la richesse », affirmait en écho le lendemain Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef. Une volonté également affichée à de nombreuses reprises par Muriel Pénicaud. La ministre du Travail n’a d’ailleurs pas attendu la perspective d’un déconfinement le 11 mai pour inciter à une reprise de l’activité économique. Début avril, elle vilipendait la fermeture des chantiers par le patronat du BTP qu’elle accusait de défaitisme.

 

Plus de 75 % des salariés ne télétravailleront pas

 

Le gouvernement a beau inciter les entreprises à faire un usage massif du télétravail, l’enjeu d’une reprise d’activité est d’abord un enjeu en présentiel, surtout pour les ouvriers et employés. Depuis le 17 mars, le travail à distance n’a en effet concerné que 25 % des salariés selon les données de la DARES, majoritairement des cadres. Soit environ 5 millions de personnes aux dires de la ministre du Travail. À la fois beaucoup, et en même temps peu, ramenés aux 26 millions de personnes pourvues d’un emploi en France. Sans oublier les chômeurs pouvant être amenés à chercher plus activement du travail à partir du 11 mai.

Et encore, le nombre de 5 millions de télétravailleurs devrait décroître. Même en région parisienne où la circulation du Covid-19 est très importante, une charte entre les collectivités locales et les organisations patronales envisage qu’une partie des salariés en télétravail retrouve le chemin des bureaux. Le 11 mai, leur nombre serait limité à ceux n’utilisant pas les transports en commun ou à qui l’isolement pèserait trop. Mais dès le 18 mai, 10 % d’entre eux pourraient reprendre une activité en présentiel, puis 20 % ensuite. Sur le reste du territoire, pas de charte à notre connaissance. Et ce, malgré son caractère pourtant non contraignant, et n’exposant à aucune sanction en cas de non-respect.

 

Des transports à hauts risques

 

Même si la région parisienne réussit à éviter un retour dans les transports de celles et ceux qui ont télétravaillé pendant le confinement, la question des trajets domicile-travail est loin d’être résolue à Paris comme dans les grandes villes. « La question des transports partout où il y a des métros est une question qui n’a pas été résolue », prévient le docteur Jean-Michel Sterdyniak. Une étude du Massachusetts Institute of Technology pointe effectivement le rôle du métro dans la propagation de la maladie dans la ville de New York. « Imaginer une reprise d’activité étendue, c’est exposer un grand nombre de travailleurs d’abord dans les transports et ensuite dans leur lieu de travail » critique le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).

Dans la capitale, la RAPT a annoncé le 24 avril qu’elle passerait de 30 à 70 % de ses capacités le 11 mai pour accueillir 8 millions de voyageurs au lieu de 12 en temps normal, tout en précisant qu’en cas d’obligation de distanciation physique ce chiffre pourrait être ramené à 2 millions. De son côté, la SNCF se concentre sur les liaisons de proximité et annonce 50 à 60 % de son trafic au 11 mai avec une place sur deux condamnées pour respecter une distanciation physique. Soit potentiellement la prise en charge de près d’un quart des 5 millions de voyageurs jour qu’elle enregistre habituellement.

L’inquiétude monte à propos de la probable grande affluence dans les transports à partir du 11 mai, et des risques qu’elle implique. Et ce même chez les patrons des entreprises de transport. Ceux de la SNCF, de la RATP, de Keolis et de Transdev ont écrit le 30 avril au Premier ministre, selon les informations du journal Le Monde, pour l’alerter d’une impossibilité à faire respecter les mesures de distanciations physiques. Autre problème : des syndicalistes de ces entreprises dénoncent des désinfections loin d’être systématiques et généralisées.

 

Un protocole plutôt qu’une ordonnance pour déconfiner

 

Pour ce qui relève des conditions de reprise sur les lieux de travail, le ministère du Travail a édité dimanche 3 mai un Protocole national de déconfinement. Celui-ci vient compléter 48 fiches de recommandation par métiers publiées au cours du mois précédent. Le protocole donne un mode d’emploi et fixe des obligations à chaque entreprise pour organiser son déconfinement. Il rappelle que le télétravail « doit être la règle chaque fois qu’il peut être mis en œuvre » pour éviter les risques d’exposition au virus. Lorsqu’il n’est pas possible, ce qui est finalement le cas dans la majorité des situations de travail, les entreprises doivent évaluer les risques et privilégier les mesures de protection collectives sur les équipements de protection individuels.

La liste des dispositions à prendre est conséquente. Par exemple : organiser des horaires décalés et limiter le nombre de personnes présentes en respectant un mètre entre chaque personne, soit 4 m2 par salariés, même si certains pays européens préconisent une distance supérieure. Les gestes barrières (lavage des mains, tousser dans son coude, etc.) sont rappelés comme restant la base de la doctrine du gouvernement en matière de lutte contre le virus. Y sont ajoutés diverses mesures comme l’aération toutes les trois heures des pièces fermées, la désinfection régulière des surfaces ou encore des recommandations pour les salariés suspectés d’être malades.

Mais comment comprendre que le télétravail doit être la norme, et qu’en même temps, une charte soit négociée entre le patronat et les collectivités en région parisienne pour ce même télétravail ? « Ce [le protocole – NDLR] n’est pas du droit. Si une entreprise ne respectait pas les 4 m², au final, il n’y aurait pas de sanction. Cela pourrait appuyer un référé devant un tribunal d’un salarié, mais ce n’est pas une infraction », s’agace Camille Planchenault, notre inspecteur du travail du syndicat SUD. Une interprétation à laquelle souscrit son collègue Julien Boeldieu de la CGT : « Le ministère présente des recommandations au lieu de rappeler quels sont les textes applicables, les sanctions encourues par les employeurs, et rappeler les droits des salariés ». Pour tous les deux : une sorte de « soft law », à la place du cadre contraignant du Code du travail en matière d’obligations des employeurs vis-à-vis de la santé de leurs salariés. Et clairement « un vieux rêve libéral d’avoir des normes à la place des réglementations » selon Camille Planchenault.

 

Hors de contrôle

 

« Il n’y aura pas des masques et du savon ou du gel hydroalcoolique partout. La distanciation physique n’est pas toujours possible », s’alarmait le Syndicat national des professionnels de la santé au travail le 30 avril. Pour les masques, il n’y en aura pas du tout, en tout cas des FFP2 ou chirurgicaux, toujours réservés aux professionnels de santé dans le protocole de déconfinement des entreprises édité dimanche. Seuls des « masques alternatifs » pourront être utilisés. « Ces masques n’ont pas été testés, il n’y a pas de norme. Si c’est mieux que rien, nous sommes très loin d’une protection pour les gens qui les portent » ne décolère pas le docteur Sterdyniak pour qui cette mesure n’est dictée que par la pénurie. Autre problème avec ce protocole pour le médecin du travail : « le ministère du Travail n’a prévu aucun contrôle de la réalité des mesures en entreprise ». Un rôle qui ne rentre pas dans ses attributions.

Alors, qui pour vérifier ? Les salariés ? « C’est très compliqué quand on est dans une petite entreprise de dire à son patron que les mesures ne sont pas respectées » objecte Julien Boeldieu, le secrétaire général du syndicat CGT au ministère du Travail. Alors, un représentant du personnel peut-être ? « Il n’y en a pas partout. La majorité des entreprises n’ont pas de représentant du personnel, car elles n’y sont pas assujetties » explique-t-il. Et même dans celles où il y en a, leurs moyens ont été drastiquement diminués avec la mise en place du Comité social et économique (CSE).

Que reste-t-il ? Normalement, l’inspection du travail ! Elle dont 50 % des observations portent en temps normal sur la santé et la sécurité au travail, déjà mal respectés par bien des employeurs. « Les consignes sont de ne pas trop aller chercher la petite bête auprès des employeurs pour ne pas freiner la relance de l’activité. On nous dit que notre rôle est de contribuer au soutien de l’activité économique », se désole Julien Boeldieu. Cerise sur le gâteau, alors que le gouvernement s’est bien gardé de rappeler les droits des salariés en matière de santé au travail, celui-ci aurait une oreille plus attentives aux demandes du patronat d’adapter le cadre de leur responsabilité pénale sur le sujet. Le 30 avril, les présidents du Medef, de la CPME et de l’U2P ont écrit une lettre commune au ministère du Travail en ce sens.

Publié le 05/05/2020

Entre craintes et espoirs, «le monde d’après» vu par les travailleurs

 

Par Khedidja Zerouali (site mediapart.fr)

 

Postière, médecin, caissière, infirmier, assistante maternelle, danseuse, professeure, contractuel dans la fonction publique s’interrogent elles et eux aussi sur « le monde d’après ».

  Depuis le début de la crise sanitaire, Juan a des envies de syndicalisme. Il lui faudrait une organisation qui défende à la fois ses intérêts et ceux de sa femme. Lui est médecin généraliste libéral à Toulouse et, comme de nombreux soignants, il a manqué de tout pour se protéger, protéger ses patients et pratiquer sereinement. Sa femme, médecin elle aussi, doit en plus affronter la précarité, puisqu’elle n’a pas eu son diplôme du bon côté des frontières. Elle est malaysienne et Padhue, c’est-à-dire « praticienne à diplôme hors Union européenne ».

« Comme tous mes confrères qui ont des diplômes hors de l’UE, elle se retrouve dans un labyrinthe bureaucratique. C’est une situation complètement absurde, encore plus en pleine pandémie. Ils ont des contrats et des conditions de travail qui sont pires que le dernier des internes. Ce sont des professionnels low cost et jetables. »

 

Arrivé d’Espagne il y a bientôt quatorze ans, Juan s’agace du fonctionnement des institutions françaises de la santé. Sa femme, qui n’a pas souhaité s’exprimer, est en CDD dans un hôpital en Ariège et, comme elle, Juan est de ceux que le gouvernement et son langage guerrier a propulsés en « première ligne ».

Dans « le monde d’après », Juan espère que les institutions qui bloquent les Padhue dans la précarité, les mêmes qui ont été si lentes à s’organiser face au manque de moyens pour protéger ses soignants, sauront se remettre en question. D’ailleurs, il estime que si cette crise a bien montré une chose, c’est que les institutions ont été si inefficaces que les soignants ont dû se débrouiller seuls.

« On se sent seuls et ce n’est pas nouveau. Nous ne recevions déjà pas de réponse claire, avant la crise du Covid, sur la multiplication des déserts médicaux », raconte-t-il, la voix fatiguée. S’est ajoutée à cette situation une crise sans précédent et, là encore, la réponse institutionnelle n’était pas à la hauteur. Il raconte le système D, l’urgence,
les masques toujours manquants, ceux donnés par les particuliers, le groupe WhatsApp pour s’organiser entre médecins mais surtout les moments, trop nombreux, où il se sentait seul face à l’épidémie.

Au-delà du manque de rapidité et d’efficacité, Juan ajoute que les institutions, dans cette crise, ont aussi péché par manque de connaissance « de ce qui se passe dans la vraie vie, sur le terrain ».

Une critique que Sofia* pourrait facilement reprendre à son compte. Elle est professeure d’histoire-géographie dans un lycée public de la région parisienne et, pour elle, les consignes du ministère de l’éducation nationale sont déconnectées de la réalité. Sofia a cessé de donner des cours. Elle donne des devoirs puis les corrige pendant ses classes virtuelles. Pour l’instant, le programme a été mis sur pause, pour ne pas trop pénaliser ceux qui, pour de diverses raisons, ont décroché. Ces séances qu’elle peine à appeler « des cours », tant le lien essentiel à l’apprentissage manque, ne mobilisent qu’une timide moitié de ses élèves. « Et ce sont les élèves les plus scolaires qui sont présents, ceux qui ont le plus de difficulté, on les a perdus », rajoute-t-elle. 

Clara*, enseignante de sociologie partage le constat. Elle donne des cours dans un établissement d’études supérieures, catholique et privé, et sous contrat. Pour l’après, Clara n’est pas non plus très optimiste. En plus du ministère de l’éducation, l’enseignante a dû composer avec les consignes de la direction « très zélée » de son établissement privé. Elle a été forcée de maintenir ses cours, aux mêmes horaires, avec un « flicage » permanent des élèves et des professeurs organisé par la direction.

Parmi ses élèves, il y a celle qui travaille la nuit à Carrefour pour se payer ses études, ceux qui n’ont pas le matériel pour suivre le cours, ceux qui doivent partager une chambre à plusieurs. « J’ai bien peur que l’organisation pour laquelle je travaille soit tellement rigide qu’elle ne tire aucune leçon de cette période, notamment quand je vois qu’ils n’ont pas pris en compte
les conditions de vie des étudiants. »

Emmanuel Macron, dans sa quatrième allocution, évoquait les inégalités creusées par le confinement. Mais comme beaucoup d’autres enseignants, Sofia reste sceptique. « C’est du pipeau. Ils ne cessent de supprimer des postes et des heures. S’ils rouvrent des classes, ce n’est que pour que les parents retournent au travail », s’agace-t-elle.

« Et pourtant, ajoute-t-elle, il y a beaucoup d’autosatisfaction dans la hiérarchie, à commencer par le ministre qui expliquait dès le début qu’on était en capacité d’assurer les cours à distance, sans difficulté. C’est faux. Si on a pu s’organiser, ce n’est que parce que certains professeurs ont passé des heures à trouver des solutions, la première semaine. » Une attitude de « bon élève » que Sofia, syndiquée à Sud éducation, regrette parfois. « Il faut qu’on arrête de se faire marcher dessus et de dire merci. »

Dans « le monde d’après », Sofia craint que rien ne change dans l’éducation nationale. « Ça fait des années que ça ne va pas, je ne vois pas pourquoi, là, le gouvernement changerait de positionnement », conclut-elle, amère.

Cette année, la journée internationale des travailleurs se fera sans manifestations, confinement oblige. (Photo prise lors de la journée de grève du 9 janvier 2020, à Lille). KZ

Il y a quelques jours, Clara a donc décidé de se syndiquer. « Pour ne plus être seule » dans un établissement où elle ne partage ni les vues de ses collègues, ni celles d’une direction trop rigide, même en temps de pandémie. Pour la professeure de sociologie, au-delà des horaires très lourds et de la réorganisation nécessaire à l’apprentissage par webcams interposées, il a aussi fallu supporter un harcèlement dont l’intensité a été décuplée par le confinement.

« Je n’ai pas vraiment le profil de l’enseignement privé catholique, s’amuse-t-elle, je suis jeune, plutôt très à gauche et lesbienne. » On lui reproche régulièrement sa trop grande proximité avec ses élèves et ses positionnements pédagogiques depuis son arrivée. Avec le confinement, elle espérait voir les remarques quotidiennes se tarir. Pas du tout. « Les autres profs se sont mis à vérifier à quelle heure je me connectais, on m’a reproché d’avoir fini un cours dix minutes plus tôt. Si je ne réponds pas tout de suite à leurs SMS du soir, on me reproche de ne pas avoir d’esprit d’équipe. » Cette période de crise et sa gestion par son établissement ont fini de la convaincre. « C’est fini de se laisser faire », ajoute-t-elle, la carte de la CGT en poche.

« L’antagonisme de classe est visible comme jamais auparavant », estime, de son côté, Laurent Degousée, co-délégué de la fédération SUD Commerce. Il fait partie de ceux qui espèrent que les inégalités décuplées par la crise feront naître un large mouvement de contestation chez les travailleuses et travailleurs dans « le monde d’après » dont les bases se posent dès aujourd’hui.

Dans son secteur, les luttes ont été nombreuses depuis le début de la crise. « Mais, une chose est sûre, c’est qu’on est condamnés à tenir compte de ce qu’on a vécu », affirme le syndicaliste optimiste. Chez Amazon, ils ont gagné. « On a mis à l’abri les salariés du 16 avril au 5 mai, au moins. Les entrepôts ont été fermés et les salaires, payés entièrement par l’entreprise, ont été maintenus à 100 % », ajoute-t-il, pas peu fier.

A quoi servent les patrons ?

Dans la grande distribution, les salariés ont dû aussi se battre pour acquérir quelques protections face au virus. Parfois, en vain. « Surtout, ce qu’a montré cette crise, c’est que dès le début, ce sont les salariés qui se sont organisés pendant que les patrons, tranquillement confinés au chaud, n’ont servi à rien. » C’est ce qui, par exemple, s’est passé dans un Carrefour Market en Essonne où ce sont les caissières qui ont décidé de ne pas présenter les stocks complets de pâtes ou de papier toilette dès le matin pour en laisser à leurs clients du soir, le plus souvent des travailleurs qui étaient encore sur le terrain malgré la pandémie. « Ça nous donnait deux fois plus de travail, mais c’est pas grave », explique Carole, l’une des hôtesses de caisse du petit magasin. Peut-être que cela fera germer dans certains esprits une remise en question de la hiérarchie sociale des métiers. En tout cas, elle l’espère.

Ernest Everhard, personnage du roman Le Talon de fer de Jack London, disait, en 1908, ceci du rapport des salariés à leurs cadres ou aux patrons : « Aucun rouage de la machine industrielle n’est libre de ses actions – sauf les grands capitalistes et encore ce n’est même pas vraiment le cas, si vous me permettez cette pirouette verbale digne d’un Irlandais. Les maîtres sont en effet sincèrement persuadés que leur comportement est juste et bénéfique. C’est ça la suprême absurdité de la situation sociale… La faiblesse de leur position tient à ce qu’ils ne sont en réalité que des hommes d’affaires… Mais voilà : hors du domaine des affaires, ces hommes sont bornés et stupides. Ils n’excellent que dans le commerce. Ils ne connaissent ni l’humanité ni la société. Et cependant, ils se voient dans le rôle d’arbitres du destin de millions d’affamés et de larges masses. Un jour, l’histoire éclatera, à leur dépens, d’un grand rire sardonique. » 

En attendant ce jour-là, Carole espère une meilleure reconnaissance et une hausse de salaire. 57 ans, 13 ans passés en tant qu’hôtesse de caisse dans un Carrefour en Essonne, 13 ans aussi de combats syndicaux, un salaire mensuel de 1 300 euros, 35 à 40 heures de travail par semaine, puis trois enfants et neufs petits-enfants et, au bout du compte, une grande fatigue.

Pour elle, cette crise a été d’une violence inouïe. « C’était horrible. Certains clients ont été dégueulasses. On a reçu des insultes, mêmes des crachats. Il fallait qu’on scanne vite, plus vite, qu’on ne râle pas, qu’on les serve », rapporte-t-elle, la voix secouée par la colère.

Elle répète dans le détail les mots et les gestes qui lui ont fait mal ces dernières semaines. Il y a ce jour où une jeune caissière lui demande si elle peut prendre un thé. Carole passe un appel pour demander la permission de quitter son poste quelques minutes. Comme il n’y a personne à sa caisse, on le lui accorde. Elle revient de la salle de pause avec deux petits verres de thé et pose à côté de sa jeune collègue le verre. Un monsieur dans la file d’attente grogne. « Il lui dit, d’un air ironique : “Surtout, prenez votre temps, vous voulez pas une cigarette aussi ?” Elle n’avait même pas posé les lèvres sur le verre, elle attendait de n’avoir personne en caisse. Elle est jeune, elle n’a rien dit, alors j’ai répondu à sa place. Et là, le client nous a rétorqué : “Vous fermez votre gueule et vous nous servez.” »

Et puis, il y a eu les quelques remerciements, les sympathies appuyées de clients pressés, la politesse accordée comme un cadeau à celles qui, le reste de l’année, essuient souvent mépris ou indifférence. « Moi, j’ai pas besoin de remerciements, c’est mon travail, c’est tout », tranche-t-elle.

Difficile pour Carole, après une journée éreintante de 10 heures, de s’étaler sur ce que pourrait ou devrait être un « monde d’après » hypothétique. Elle imagine, dans ses fantasmes, de grandes grèves, une union des travailleurs, et plus particulièrement des travailleuses, « et sans distinction d’origine », tient-elle à préciser. Elle rêve aussi, plus simplement, d’un salaire plus décent. « 200 euros en plus par mois, ça serait bien. » Bien mieux que la prime de 1000 euros promise que ni elle ni ses collègues n’ont touchée. « De toute façon, on préfère des augmentations de salaire à des primes ponctuelles et dont on n’est pas sûres du tout », ajoute-t-elle.

Des primes ont aussi été promises aux soignants. « Les primes, c’est toujours pour calmer et faire rentrer les gens dans le rang mais on se rend compte que dans l’application, c’est toujours plus compliqué. Sauf que s’ils jouent aux cons sur la prime, ça va majorer une colère déjà très présente », prévient, de son côté, Mathieu Collart, infirmier au CHU de Lille.

Très rapidement, les rêves de révolution s’estompent et la dure réalité du monde du travail rattrape Carole. Dans « le monde d’après », en tout cas, elle espère que les directions et les clients sauront se rappeler l’importance des caissières et ne les laisseront pas être remplacées par une batterie de caisses automatiques. Et s’il faut se battre, elle se battra. « Le monde du travail va changer », prédit-elle, sans pour autant pouvoir dire si ce changement ira, ou pas, dans le bon sens.

Elles aussi se sentent abandonnées dans la crise du Covid. Le 18 mars, dans une note, la direction générale de la cohésion sociale du ministère de la santé annonçait que les assistantes maternelles devaient continuer de garder les enfants dont elles avaient la garde, comme nous l’avions déjà raconté. Il y a quelques jours, Magali Mollé, assistante maternelle en Seine-et-Marne, a eu la mauvaise surprise d’apprendre qu’elle perdait, par la même occasion, ses droits au chômage et à la retraite : « En effet, nous n’avons pas le droit au chômage partiel donc nous touchons un paiement compensatoire donné par nos employeurs qui s’élève à 80 % de notre salaire. Ce paiement compensatoire me paraîtrait juste si je ne devais pas, en même temps, renoncer à mes droits au chômage et à mes droits à la retraite. »

Sur les quatre enfants qu’elle garde normalement, seul l’un d’entre eux continue de venir chez elle, un petit garçon de vingt mois dont la mère travaille à l’hôpital. « Nous, on prend des risques et voilà comment on nous remercie », s’agace-t-elle.

Dans une lettre adressée au ministère de la santé, Julie, assistante maternelle à Orléans, explique ce que lui a coûté le choix de la sécurité : « J’ai quant à moi fait le choix de me protéger et de cesser l'accueil. Une solution difficile à prendre, car n'ayant pas de droit de retrait, refuser l'accueil est un abandon de poste. Mes employeurs pouvaient me licencier. J'ai eu de la chance, ils ont compris. D'autres collègues ont perdu leur emploi. J'ai cherché des réponses à mes interrogations auprès de ma PMI [service départemental de la protection maternelle et infantile – ndlr], de l'Agence régionale de santé, de mon médecin. Le constat est simple : seule. Seule face à la crise, face à l'administratif, face au virus. »

Des lettres de ce type, le ministère doit se préparer à en recevoir plusieurs puisque face au silence des institutions, Magali Mollé a demander à ses consœurs d’écrire avec elle pour alerter sur la situation. Malgré la solidarité entre travailleuses et les actions de mobilisation, l’assistante maternelle est tout sauf rassurée. Elle demande l’intégration des assistantes maternelles au Code du travail et une meilleure considération de la part des parents et des pouvoirs publics. Boostée par l’initiative qu’elle porte, par les mots de ses collègues, elle se dit que peut-être cette crise sera enfin le moment de faire reconsidérer leur travail. En attendant, elles multiplient les petites humiliations et les galères quotidiennes.

L'impression de crier dans le vide

Un autre ministère a récemment reçu une lettre d’une travailleuse en colère. Laura Campino, danseuse sous le statut d’intermittente du spectacle, a écrit le 21 avril au ministre de la culture, Franck Riester. Avec la fermeture de tous les lieux accueillant du public, beaucoup d’intermittents ont vu leurs dates annulées : « Nous avons donc tous perdus (tous métiers confondus : techniciens, musiciens, comédiens, danseurs, chanteurs...), au minimum trois mois d’activité entre mars et mai 2020. Néanmoins, ceci a entraîné la perte de cachets pour de nombreux intermittents. Sachant que nos contrats ne sont que rarement signés à l’avance, pour de nombreux cas la mise en place de l’activité partielle n’a pas été possible. » Elle raconte ensuite, sur plusieurs pages, les difficultés de tout un milieu qui pâtit très sévèrement du confinement, comme nous l’avions déjà expliqué.

La danseuse craint que si le confinement perdure, de plus en plus d’intermittents perdent leur statut. Alors, elle demande, entre autres, la prolongation de tous les dossiers des intermittents d’au moins six mois ou le renouvellement de tous les intermittents d’un an, sur la base de leur dernière ouverture de droits pour, dit-elle, « pallier cette année noire ».

Le groupe Facebook de repérage de castings que tient Laura s’est transformé depuis deux mois en mur des lamentations. Là, sur les réseaux sociaux, les chanteurs privés de scène, les techniciens, les comédiens désemparés échangent et tentent de trouver des solutions avec, comme beaucoup, l’impression de crier dans le vide.

À en croire Martine*, les postiers, eux non plus, ne sont donc pas près de retrouver « les jours heureux » promis à tous par Emmanuel Macron dans son allocution du 13 avril. « Je pense qu’après, les conclusions seront rudes pour nous. »

En mars, elle nous racontait la difficulté de travailler à La Poste en pleine pandémie : « Le coronavirus, c’est la cerise sur le gâteau. La direction ne sait pas trop comment gérer ce truc. On n’a rien pour se protéger. » Un mois après, les protections continuent de manquer, les masques distribués sont périmés depuis 2009 et la colère monte. Elle partage le constat d’impuissance avec ses collègues et pourtant, même syndiquée, elle se sent terriblement seule. « Les collègues, ils ont la tête dans le guidon, puis ils ont peur. Ils font ce qu’on leur dit. On n’est pas beaucoup à râler, finalement. Et les syndicats, dans les petits bureaux comme les nôtres, on ne les voit jamais, à part pendant les élections », souffle-t-elle.

Martine craint, après la crise, les suppressions de tournées, notamment en campagne et la montée en puissance des services annexes et payants que La Poste, pendant cette crise, n’a cessé de mettre en avant comme le portage de repas ou le programme « Veillez sur mes parents ». « Ils vont encore supprimer des postes et on va bientôt vendre des assurances », conclut-elle, avec ironie.

La postière tient trop au service public pour imaginer quitter La Poste. Il y a du sens dans ses missions, et l’habituée des luttes syndicales ne baissera pas les bras. Cependant, après presque deux mois de crise, de luttes permanentes, elle fatigue parfois.

Lara*, lui, a sauté le pas. C’est décidé, il quitte son job. Pendant cette crise, plus qu’auparavant, il s’est senti déconsidéré par le musée dans lequel il travaille. Puis, finalement, au moment même où l’utilité du travail de chacun a été requestionné, lui ne trouvait plus aucun sens à son job.

Depuis novembre dernier, il est contractuel de la fonction publique en tant que conseiller de vente et serveur dans l’espace boutique et salon de thé d’un musée municipal du sud de la France. Après un BTS en commerce et une malheureuse expérience dans une agence de voyage, il a commencé ce job parce que l’occasion se présentait et qu’il voulait se rapprochait « du monde de l’art ».

À son arrivée, il y a moins d’un an, les petites déceptions s’ajoutent. « En fait, je ne conseillais rien du tout, j’étais serveur, c’est pas ce que ma fiche de poste promettait. »  Il s’ennuie et se questionne régulièrement sur son utilité réelle. Pourtant, il s’accroche.

Puis arrive le coronavirus, le musée ferme à la dernière minute, quand la direction y est obligée. On lui dit cependant qu’il doit être disponible. « Tu es d’astreinte », le prévient sa hiérarchie, et il peut être contacté du lundi au vendredi, alors même que le musée est fermé. On ne l’appelle pas et on ne le prévient pas de grand-chose. Ni de la date de la réouverture, ni de ce qui va se passer après. Le flou règne, alors il pose la question : Est-il au chômage partiel ? en télétravail ? en autorisation exceptionnelle d’absence ?

Le jeune homme de 24 ans se noie dans des termes juridiques qu’il maîtrise peu, aimerait qu’on l’informe et, malgré ses sollicitations, la direction des ressources humaines répond absente. Il y a une semaine, il reçoit enfin des nouvelles. Un compte rendu de réunion organisant la reprise après le 11 mai. À chaque employé, des tâches. Sauf pour lui. « Je suis la seule personne qui a un paragraphe avec écrit “Attente de décision pour voir si une reprise de poste est possible et nécessaire”. Même eux pensent que je ne sers pas à grand-chose. »

« Du coup, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à ce que je faisais. Je ne suis pas très utile à la société, en fait. Le cadre me plaît, mais pas le travail », rapporte celui qui, en septembre, reprendra des études pour devenir graphiste. « Peut-être qu’un jour, mes tableaux seront vendus dans l’espace boutique de ce musée où je travaillais », ajoute-t-il, le sourire dans la voix.

Pendant que Lara reprend sa vie en main et redonne du sens aux heures de travail qui rythmeront sa vie, Mathieu Collart espère la révolution. Enfin le raz-de-marée qui emportera, avec le Covid, toutes les mesures néolibérales qui ont conduit l’hôpital français dans la crise où il se trouve. Il est infirmier au CHU de Lille et porte-parole de la CGT à l’hôpital de Lille. Comme partout, il raconte le manque de masques, de blouses, de lits et
les risques que prennent les soignants. En décembre 2019, il battait le pavé avec tout le reste du secteur hospitalier, contre la réforme des retraites et contre la casse de l’hôpital public. À l’époque, il balayait d’un revers de main les primes promises par Agnès Buzyn, alors ministre de la santé. « C’est d’effectifs qu’on a besoin », répétait-il.

Aujourd’hui, les cris que les soignants poussaient jusqu’alors dans le vide trouvent un triste écho. « Tout ce sur quoi alertaient nos syndicats, ou les collectifs inter-urgences et inter-hôpitaux, s’est produit. Alors, certains se mettent aujourd’hui à poser des constats que, nous, on pose depuis des années, sans être entendus », souffle le soignant. Pour lui, c’est encore trop tôt pour savoir si la crise aura pour effet une nouvelle mobilisation, plus forte, de l’hôpital français.

Ce qui est sûr, c’est que l’infirmier ne donne aucun crédit à la parole gouvernementale. Dans son allocution du 12 mars, Emmanuel Macron s’exprimait en ces termes : « Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »

« Pour l’après, j’y crois pas du tout à leurs promesses sur l’hôpital », tranche Mathieu Collart qui dénonce les discours qui viennent aujourd’hui contredire les décisions d’hier. Pire encore, ce discours vient même contredire des décisions budgétaires qui continuent d’être prises. Ainsi,
comme nous l’avions écrit, la direction d’un hôpital en Ariège vient d’instaurer une nouvelle organisation horaire, alors même que le 6 avril 2020, le premier ministre, Édouard Philippe, annonçait dans un courrier au maire de Nancy que « les plans de réorganisation » des hôpitaux étaient « évidemment suspendus ».

Des exemples comme ça, Mathieu Collart en a aussi dans la région de Lille. « Franchement, ils n’ont pas vraiment envie de changer la situation de l’hôpital. Par exemple, est-ce qu’on entend, quelque part, la possibilité d’abandonner la tarification à l’activité qui nous met dans la boue depuis dix ans ? Non, on ne l’entend pas. Pour l’instant, ils continuent comme avant. »

L’espoir, Mathieu Collart le place plutôt dans le mouvement social. « Notre page Facebook est beaucoup plus consultée qu’avant et on a de nombreuses sollicitations qu’on n’avait pas avant. Auprès de gens qui n’y auraient jamais pensé avant, on est devenus le recours pour se renseigner, être guidé, pour être aidé, pour être soutenu », se réjouit le syndicaliste. Reste à voir si la colère se transformera en actions. « Et là, se posera la question de comment on se mobilise pendant une pandémie », ajoute l’infirmier qui, pour ce 1er mai, prévoit de participer à un cortège automobile de la CGT, bruyant, autour du CHU de Lille en attendant de pouvoir, de nouveau, battre le pavé.

<Publié le 30/04/2020

« Ceux dont on a le plus besoin pour survivre sont les plus dévalorisés par les élites néo-libérales »

 

par Barnabé Binctin (sitebastamag.net)

 

Récession mondiale, effondrement du commerce international, explosion du chômage, endettement... Tous les signaux l’indiquent clairement : à la crise sanitaire succédera une crise économique. L’économiste Dominique Plihon, également membre d’Attac France, nous éclaire sur les mécanismes, l’origine, la nature et les conséquences de la crise. Premier volet de notre entretien.

Basta ! : Comment qualifieriez-vous la nature de la crise économique qui s’ouvre ?

Dominique Plihon [1] : C’est une crise systémique et endogène. Systémique, car elle implique directement les systèmes politiques, économiques et écologiques dans lesquels on vit à l’échelle mondiale, et endogène, parce que c’est bien le dysfonctionnement du système économique qui est la cause de la pandémie : aujourd’hui, les activités économiques ont des impacts considérables sur la dégradation de l’environnement, des écosystèmes et de la biodiversité. La crise du coronavirus révèle les liens directs entre économie, écologie et santé. Les zoonoses – virus qui se transmettent des animaux chez l’humain – se répètent et se répandent d’autant plus vite sous l’effet de notre modèle économique.

Cette crise est donc la conséquence directe des impacts environnementaux de la surexploitation de la planète – mais aussi de l’humain – que génère le capitalisme financier mondialisé. C’est ce système-là, dans son ensemble, qui est à l’origine de la crise. Ensuite, ses effets deviennent multidimensionnels, ce qui rend la situation d’autant plus difficile à analyser. Il y a évidemment l’urgence sanitaire, mais également une forte dimension sociale, avec des inégalités considérables qui se trouvent exacerbées. Et en matière d’économie, tous les champs sont touchés.

Il y a à la fois une crise du commerce international, une crise financière, un risque de faillite des entreprises et une explosion des dettes publiques : lequel de ces facteurs fragilise le plus l’économie mondiale, aujourd’hui ?

On ne peut pas pointer du doigt un seul élément, tout fonctionne ensemble. La rupture des chaînes de valeur est une cause évidente. On constate la fragilité d’un modèle où les multinationales organisent leur système de production à travers le monde pour optimiser leur profit, en allant dans les endroits où les coûts de la main d’œuvre et de sa protection sont les plus faibles. Il est clair aussi que la crise vient frapper de plein fouet un capitalisme financier qui était déjà mal en point : la finance mondiale ne s’est jamais vraiment remise de la crise de 2008, elle reste très vulnérable et insuffisamment régulée. L’emprise de la finance reste considérable sur les entreprises, qui continuent donc de viser les « sur-profits » par la prédation de toutes les ressources disponibles : la nature, les matières premières, les travailleurs.

On redoutait d’ailleurs une nouvelle crise financière, même si on ne se doutait pas qu’elle interviendrait comme ça, à la suite d’une pandémie, et de ses effets économiques, c’est-à-dire à partir de l’économie dite « réelle » – à la différence de 2008 où l’origine de la crise se trouvait dans le fonctionnement-même du système financier. Puis, il y a la question de l’endettement global qui n’a fait que gonfler depuis la crise de 2008 pour atteindre plus de 300% du PIB mondial, dans pratiquement tous les pays du monde et dans tous ses compartiments : à la fois la dette privée – celle des particuliers et des entreprises – la dette publique, mais aussi les dettes des acteurs financiers comme les banques…

Doit-on craindre une crise de solvabilité des États ?

Dans la logique orthodoxe des libéraux, les marchés et les créanciers sont en effet très inquiets de la solvabilité des États. Je ne crois pas à ce risque d’insolvabilité. Je pense au contraire qu’on doit récuser ce terme, pour la simple et bonne raison que les États ne sont ni des entreprises privées, ni des ménages. La grande erreur que font la quasi-totalité des économistes, des analystes financiers et des responsables politiques, c’est d’analyser la dette d’un État comme n’importe quelle autre dette. Ce n’est pas du tout la même chose !

De manière générale, un État ne fait pas faillite. Pourquoi ? Parce qu’il a les moyens de lever l’impôt et d’organiser la création monétaire pour financer sa dette – deux leviers qui ne sont pas à la disposition des autres acteurs privés. C’est d’ailleurs cette capacité de création monétaire qu’utilise actuellement la Banque centrale européenne pour acheter de la dette publique, quitte ensuite à l’annuler, en partie ou en totalité. Si un pays comme la Grèce a été mis en situation de quasi-faillite en 2015, c’est en grande partie parce que le système de la zone euro l’a privé de ce pouvoir de création monétaire.

S’agit-il selon vous plutôt d’une crise de la demande ou d’une crise de l’offre ?

Les deux ! Il y a un problème d’offre à la suite de l’arrêt d’une partie de l’appareil productif, à cause du confinement et de l’interruption d’activité de bon nombre d’entreprises en tout genre dans les services, l’industrie, etc. Et un problème de demande, car beaucoup de gens ont perdu leur emploi, et même s’il y a du chômage partiel, cela ne compense qu’en partie la baisse de revenus. De manière plus générale, les gens ont adopté un comportement de précaution : on dépense moins car on pense que l’avenir va être dur, donc on préfère économiser. C’est ce qu’on appelle l’épargne de précaution.

Ce double effondrement simultané de l’offre et de la demande globales, est inédit. Il s’est rarement vu, hormis peut-être lors des grèves générales de 1968 en France, où les gens ont baissé leur consommation en même temps que les entreprises étaient à l’arrêt total. Et bien sûr également en temps de guerre.

Sauf que les dégâts sont moindres : les infrastructures restent intactes, les approvisionnements essentiels assurés et une partie de la population continue de travailler. Comment expliquer qu’en deux mois à peine, cela provoque la pire récession économique depuis la Seconde Guerre mondiale ?

La politique menée pour stopper cette pandémie oblige à un confinement très important de la main d’œuvre. Cela se traduit par une baisse importante de l’activité, qui met de nombreuses entreprises et PME en position de faillite. En France, cela intervient à un moment où le secteur productif était déjà fragilisé par une forte période de mouvement social – il y a eu les Gilets Jaunes, puis assez rapidement les mobilisations et les grèves autour de la réforme des retraites.

Surtout, il y a le fait que c’est une crise mondiale, que tous les pays sont emportés en même temps dans la crise. C’est tout de même la première fois depuis Mao Zedong que la Chine a une baisse de son PIB. Or elle produit beaucoup de ce que nous importons, dans les domaines médicamenteux et alimentaires notamment. Donc, quand l’approvisionnement s’interrompt, on réalise notre dépendance à l’extérieur et notre faible capacité productive.

Qu’est-ce que cela dit des fragilités de notre organisation économique ?

L’enseignement de cette crise, c’est l’importance du travail. C’est la démonstration que, dans un système économique dominé par le capital, le travail est et reste le facteur le plus essentiel : dès que les travailleurs sont beaucoup moins disponibles, dans les bureaux, les usines ou les écoles, alors il y a tout d’un coup un effondrement, les entreprises ne peuvent plus tourner. C’est un élément fondamental. Cela montre aussi qu’il y a des travailleurs plus importants que d’autres pour la vie de la société. Or ce sont ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui au front – les infirmières, aide-soignantes, enseignants, livreurs, caissières, journaliers agricoles, etc. – souvent des femmes, qui se trouvent être aussi les plus défavorisés sur le plan social et salarial.

C’est aussi tout le paradoxe de la société néo-libérale : ce sont finalement ceux dont on a le plus besoin pour survivre qui sont les plus dévalorisés aux yeux des élites politiques et économiques. Les premiers de cordée pour Macron, c’étaient les cadres d’entreprise, les traders, les consultants et les publicitaires, autrement dit tous ces gens qui font de la « mousse », qui vendent des choses inutiles et voire néfastes à la société.

L’opinion publique est en train de prendre conscience de ce qu’est le travail utile. C’est une inversion très salutaire. Cela réhabilite la valeur travail, l’importance de défendre cette cause, et c’est une excellente manière de répondre au Medef qui essaye de profiter de la crise pour revenir sur certains acquis sociaux – les 35h, les congés payés… De même, cela remet les pendules à l’heure sur la question du chômage et de la protection des chômeurs dans notre société : Macron avait fait passer une réforme qui détricotait les droits des plus précaires, et le voilà obligé de réintroduire du chômage partiel, des indemnisations et donc de reconnaître que finalement, une assurance chômage très protectrice, c’est socialement et économiquement nécessaire.

Le chômage a explosé en quelques semaines aux États-Unis. Le même phénomène peut-il se produire, à terme, en France et en Europe ?

Ce sont deux stratégies radicalement opposées : le modèle états-unien ne considère pas forcément le chômage comme une anomalie, il y a une plus grande mobilité de la main d’œuvre. Le travail y est nettement moins protégé, notamment sur le plan de la santé. Quand on perd son emploi, on perd aussi sa protection sociale, ce qui est dramatique au vu de la très faible sécurité sociale par ailleurs. En Europe, où la France s’est d’ailleurs largement inspirée du modèle allemand sur le sujet, on a un système beaucoup plus satisfaisant avec le « chômage partiel » : on continue de rémunérer les chômeurs en les mettant à temps partiel, et ils continuent d’avoir une couverture sociale. L’avantage du chômage partiel, c’est que ça maintient le lien entre l’entreprise et le travailleur, puisqu’on continue d’appartenir à l’entreprise, là où les chômeurs américains en sont expulsés.

Quelles sont les autres conséquences de cette « décroissance forcée », puisqu’on annonce des pertes de PIB évaluées à près de 10% sur l’année 2020 ?

Cela risque de correspondre à la disparition définitive de toute une partie de l’appareil de production et de distribution, certaines entreprises ne se relèveront pas de ce double « choc » d’offre et de demande. Ce qui risque donc d’entraîner aussi beaucoup de misère sociale. Il faut essayer d’en profiter pour bifurquer vers un nouvel appareil productif, se concentrant sur l’essentiel et les biens de première nécessité, indispensables pour la vie et le bien-être des personnes, et en ne soutenant plus les secteurs inutiles et dangereux, dans le domaine de l’énergie, des transports, de l’aéronautique. Cette décroissance peut avoir un double effet, à la fois dévastateur et salutaire – comme souvent avec les crises, d’ailleurs.

Y a-t-il un risque d’inflation ?

Je ne crois pas. Depuis 2008-2009, plusieurs banques centrales (la FED aux États-Unis, celle du Japon) ont injecté massivement des liquidités sans que cela génère d’inflation pour autant. L’inflation est même trop faible, elle est en-dessous de l’objectif des 2% de la BCE. Il y aura bien sûr des hausses de prix importantes pour certains produits, les plus rares. Des produits comme la farine verront peut-être leur prix augmenter puisqu’ils apparaissent en quantité insuffisante au moment où tout le monde se met à faire son pain. Mais je ne crois pas à une hausse générale des prix. Au contraire, on est plutôt dans un contexte de dépression, qui tire les prix vers le bas.

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De manière générale, il y a deux sources d’inflation : celle par les coûts et celle par la demande. L’inflation par les coûts, c’est quand les entreprises ont du mal à trouver des produits, qu’il y a une pénurie : il y en aura dans certains secteurs isolément, l’alimentation ou les transports par exemple. Quant à l’inflation par la demande, il y en aura peut-être un peu au déconfinement, si les gens se précipitent pour acheter des biens qui leur ont manqué. Mais ensuite, il y aura toute une période où les gens vont être très prudents, leur pouvoir d’achat ayant été rogné, et la pression par la demande sera faible. Donc je ne crois pas à une inflation globale des prix.

Le cas du pétrole est particulier, à mon avis. L’effondrement des prix du pétrole s’explique en grande partie par des raisons géopolitiques, avec la volonté des pays de l’OPEP de mettre en difficulté les producteurs de pétrole et de gaz de schiste aux États-Unis. Les prix pourraient remonter fortement lorsque la reprise économique mondiale se produira.

Quid d’une crise de l’endettement privé ? Si à la faillite des entreprises s’ajoutent plusieurs défauts de remboursement d’emprunt…

Le gouvernement a accordé une garantie publique à hauteur de 300 milliards d’euros sur les prêts bancaires. Cela devrait faciliter la distribution de nouveaux prêts par les banques, si celles-ci jouent le jeu, ce qui n’est pas encore démontré. Là où il y a un problème, c’est pour la dette antérieure à la crise du Covid-19. Les particuliers et entreprises endettés, dont les revenus ont fortement chuté, vont avoir du mal à rembourser les banques. Il faut que ces dernières acceptent de restructurer les dettes, en les ré-échelonnant dans le temps, en baissant les taux d’intérêts.

Du côté des entreprises, les banques ne sont pas les seuls créanciers, il y a également les prêts inter-entreprises : là aussi, il faut que l’État exige que les grandes entreprises, dont la plupart se portent bien, renoncent au moins temporairement à demander le remboursement des prêts qu’elles ont octroyé aux PME qui sont leurs sous-traitants. Le gouvernement a les moyens de gérer ce problème de la dette privée en faisant pression sur les créanciers, qui ont souvent une forte proximité avec lui. La question, c’est de savoir s’il en a la volonté politique.

Propos recueillis par Barnabé Binctin

 Le second volet de cet entretien, publié le 30 avril, abordera les solutions possibles face à la crise économique et sociale qui s’annonce.

Notes

[1] Dominique Plihon est économiste, a été professeur à l’Université Paris XIII. Il est membre d’Attac France et des économistes atterrés.

Publié le 24/04/2020

Inspection du travail : une mise à pied individuelle pour une mise au pas collective

 

Nicolas De La Casinlère (site rapportsdeforce.fr)

 

L’inspecteur du travail Anthony Smith a été mis à pied le 16 avril. Pour ses collègues, cette suspension n’est rien d’autre qu’une tentative d’intimider les inspecteurs à l’heure où la reprise économique devient urgente pour le gouvernement. Prise à la gorge, la profession se mobilise pour son collègue mais aussi pour préserver le sens son métier, un des rares encore capable d’imposer que la santé passe avant la production.

 

La volonté de faire reprendre le travail, quoiqu’il en coûte, a conduit le gouvernement à mettre au pas les inspecteurs du travail qui rappellent aux employeurs leur obligation de protéger la santé de leurs salarié.es. Mis a pied le 16 avril, Anthony Smith, inspecteur du travail dans la Marne ne sait pas s’il aura une sanction supplémentaire. « Aucune convocation à un conseil de discipline pour l’instant », explique sa collègue Sabine Dumenil, syndiquée à la CGT.

Décidée par le ministère du Travail, cette suspension à titre conservatoire tombe le jour même où une action en justice était lancée par l’inspecteur du travail. En référé, il demandait à un juge de sommer une entreprise d’aide à la personne de protéger ses salariées des risques de propagation du Covid-19 en leur fournissant masques, surblouses et charlottes. Or les gestes barrières sont les seules préconisations, a minima, du ministère du Travail. Dans un communiqué le ministère a jugé les exigences de l’inspecteur Anthony Smith comme des « faits considérés comme fautifs ». Une langue de bois qui cache mal un manque d’arguments.

« Au-delà de la mise à pied, ça nous semble surtout une manière de faire un exemple et de faire régner la peur », ajoute Sabine Dauménil. Un droit d’alerte a été lancé le 10 avril dans cette entreprise d’aide à domicile où les salariées sont essentiellement des femmes, à temps partiels, particulièrement vulnérables.

 

 

Collusion entre l’ entreprise et la hiérarchie de l’inspection du travail

 

 

Des échanges de mails attestent de la collusion entre l’employeur et la hiérarchie locale de l’inspection du travail. Le directeur général d’Aradopa, l’entreprise d’aide à domicile contrôlée, se plaint ainsi le 11 avril dans un mail adressé à la responsable départementale de la Direccte dans la Marne : « Je viens de recevoir un nouveau mail de l’inspecteur du travail, M. Anthony Smith, message qu’il a adressé à l’ensemble des élus du CSE. Comme vous me l’avez demandé, je n’ai pas répondu à ces mails ni appels téléphoniques. Je considère aujourd’hui être harcelé par ce monsieur. Il envisage une procédure en référé judicaire. Où en êtes-vous quand à la procédure le concernant ? »

Maintenir l’activité des entreprises, c’est l’obsession du gouvernement depuis les débuts de la crise. À tout prix. Le ministère du Travail est prêt à bafouer les dispositions de la convention n° 81 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) dont l’article 12 indique notamment la possibilité pour les inspecteurs du travail de « pénétrer librement, sans avertissement préalable, à toute heure du jour et de la nuit, dans tout établissement assujetti au contrôle de l’inspection ». Dans l’article suivant, il est également écrit qu’il est possible aux inspecteurs « d’ordonner ou de faire ordonner que des mesures immédiatement exécutoires soient prises dans les cas de danger imminent pour la santé et la sécurité des travailleurs ».

 

« Un niveau jamais atteint de rupture avec notre administration »

 

Quatre organisations syndicales CGT, Sud, FSU, CNT ont porté plainte contre le gouvernement français en saisissant l’OIT. « Les enjeux sont symboliques, c’est vrai, l’OIT n’a pas de pouvoir de sanction, mais que la France soit obligée de rendre des comptes devant cette instance reposant sur le droit international, ou qu’elle se fasse recadrer, ça a son importance », confie Gilles Gourc, inspecteur du travail syndiqué à la CNT. Le dossier repose notamment sur quatre notes et instructions émises entre le 13 mars et le 1er avril limitant le pouvoir des inspecteurs.

Le 17 mars, les agents sont avertis par leur hiérarchie que « le système d’inspection du travail doit contribuer à la diffusion […] des informations utiles pour faciliter la continuité de l’activité des entreprises ou leur permettre d’accéder aux dispositifs de soutien prévus par les pouvoirs publics ». Intimidations, rappel à l’ordre, menaces de sanction, la hiérarchie des Direccte exerce dans toutes ses antennes, des pressions sur ses inspecteurs, pour les dissuader de mettre les entreprises au pied du mur de la sécurité de leur salarié·es : « La crispation concerne les droits de retrait, les référés et les contrôles. On nous demande de ne de ne pas faire d’observations et surtout de ne pas les transmettre aux représentant·es du personnel, pour que ça ne puisse pas servir à étayer des droits de retrait. Le référé est dans les pouvoirs d’un inspecteur en cas de danger grave, et la justice peut condamner à des astreintes tant que le problème n’est pas résolu dans l’entreprise, arrêter certains postes de travail, certains services ou recentrer sur les activités essentielles comme dans le cas d’Amazon… À la place, notre hiérarchie tente de promouvoir les simples mises en demeures sur lesquelles elle garde la main, qui peuvent durer des années », confie Gilles Gourc, de la CNT.

 

Fronde des inspecteurs du travail

 

Face à l’impossibilité de se rassembler, les inspecteurs du travail ont usé du relais médiatique, du recours juridique devant l’OIT, de pétitions en internet et en externe* et ont relancé une offensive contre leur hiérarchie déjà utilisée lors de suicides d’agents il y a 10 ans : l’envoi massif, journalier, de « mails gouttes d’eau » inondant les boîtes mail par des messages à l’intitulé changeant, sans texte, avec juste l’image de soutien à leur collègue Anthony Smith. Histoire de bloquer les boîtes de la chefferie et rendre impossible leur activité courante.

Il y a dix ans, les responsables des Direccte et du ministère avaient tenté une parade, limiter les capacités d’envoi de boîtes mail syndicales, et repéré des mots clefs comme « pressions extérieures indues » pour rejeter les mails destinés à saturer leur messagerie. Si le procédé est utilisé par des centaines d’agents en interne, il sera improbable de lancer autant de sanctions disciplinaires. « On est à un niveau jamais atteint de rupture avec notre administration. C’est du dégoût qui dépasse le cadre syndical ou politique. Même les inspecteurs lambda, les bons professionnels, sont consternés de voir que la hiérarchie ne défend pas le sens de l’institution qui est au cœur du rapport de force entre capital et travail », note Gilles Gourc.

* une pétition de soutien à Anthony Smith grossit de jour en jour (95 000 signatures le 22 avril)

Publié le 02/04/2020

« J’ai le sentiment que nos vies ne valent pas grand chose » : ces assistantes maternelles âgées obligées de travailler

 

par Nassira El Moaddem (site bastamag.net)

 

Une assistante maternelle sur cinq a plus de 60 ans. Elles sont donc davantage vulnérables à de graves complications en cas de Covid-19. Certaines sont contraintes de continuer à garder les enfants en bas-âges pour ne pas perdre leur salaire, parfois le seul de la famille. Elles le font « la boule au ventre ».

Nathalie* est angoissée [1]. Cela s’entend rien qu’à sa voix. Six semaines qu’elle était en arrêt maladie mais la voilà qui doit reprendre le travail en début de semaine. À l’angoisse s’est ajoutée le deuil depuis qu’elle a appris ce jeudi la mort d’un de ses proches, décédé du Covid-19. « Il était certes âgé, 80 ans, pas en super bonne santé, mais ça sonne quand même. » Cela n’arrive pas qu’aux autres. L’assistante maternelle, qui vit seule dans son appartement de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine) était en arrêt pour cause de déchirure musculaire au pied. « À mon âge, rien d’étonnant. » Nathalie a 60 ans.

Elle le sait : plus l’âge est avancé, plus les risques face au Covid-19 sont élevés. Même chose pour les individus aux pathologies pré-existantes comme le diabète, l’hypertension artérielle, les maladies cardio-vasculaires, les cancers… [2]. Les chiffres égrenés quotidiennement par le directeur général de la Santé parlent d’eux-mêmes : au 29 mars 2020, sur les 4632 patients atteints du Covid-19 qui sont en réanimation dans les hôpitaux français, 64 % ont plus de 60 ans.

« Je n’ai pas le choix, je dois travailler. Je vis seule, aucun autre salaire ne rentre chaque mois »

Parmi les 300 000 assistantes maternelles qui exercent en France, une sur cinq a 60 ans ou plus [3]. « Certaines font d’ailleurs ce travail pour avoir un complément de retraite car leur pension est beaucoup trop faible pour pouvoir vivre », précise Lydia Loisel, secrétaire générale du Syndicat professionnel des assistants maternels et des assistants familiaux (Spamaf). « Ce sont des femmes souvent seules sans deuxième entrée d’argent à la maison », confirme Sandra Onyszko porte-parole de l’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels (Ufnafaam). « On aurait dû écarter les assistantes maternelles au profil à risque, âgées ou ayant des pathologies pouvant aggraver la maladie. Malheureusement, ce n’est pas ce qui a été fait », regrette-t-elle.

 « Mais que faire ?, demande Nathalie. Je n’ai pas le choix, je dois travailler. Je vis seule, aucun autre salaire ne rentre chaque mois. Alors oui, j’ai la boule au ventre. Mais je ne suis pas la seule. » Ces craintes, nombre d’assistantes maternelles âgées, ou présentant les pathologies dites de co-morbidité, les partagent ces derniers jours sur les groupes Facebook. Une manière de se défouler et de vider son sac pour des professionnelles de la petite enfance souvent isolées. Leurs témoignages racontent presque tous la même chose : la panique à l’idée d’être contaminées, chez elles, en plein exercice de leur métier.

« Les parents font un peu ce qu’ils veulent de nous »

Anissa* en fait partie. À 62 ans, cette assistante-maternelle du Loir-et-Cher ne s’est pas arrêtée depuis le début du confinement. La mère de l’enfant de neuf mois qu’elle accueille, biologiste, continue bien à travailler mais le père, lui, ouvrier en chômage partiel, est à la maison. L’enfant est unique, le papa pourrait tout à fait le garder, mais non : il lui amène chaque matin à 8h30. L’assistante maternelle ne dit rien : elle sait bien que si elle refuse de prendre la petite, elle ne sera pas payée. « Les parents font un peu ce qu’ils veulent de nous. Ils peuvent décider de rompre le contrat du jour au lendemain. Et si moi je ne souhaite pas prendre leur petite, alors j’aurais un salaire du mois de mars amputé. Je vis seule, cet argent, j’en ai besoin. »

Pourtant, à l’entendre, Anissa en a gros sur le cœur. « J’aurais aimé qu’ils aient un peu de bon sens. Qu’ils me disent : "On garde notre petite avec nous le temps de la crise. Ne vous inquiétez pas, on vous versera votre salaire, vous n’y êtes pour rien". Mais non, ça ne se passe pas comme ça. Je prends chaque jour la petite comme si de rien n’était alors que la France entière est confinée et que le virus est partout. Je la prends avec la peur qu’elle puisse être contaminée et que je tombe gravement malade. » Ce qui l’angoisse, c’est son âge : « J’ai 62 ans, on entend bien à la radio, à la télé, que c’est à partir de cet âge-là que les personnes sont les plus exposées au virus avec des formes graves. J’aurais aimé que mes parents employeurs le comprennent d’eux-mêmes. »

« Comment je fais pour faire respecter la distance d’un mètre à un bébé de neuf mois ? »

Toutes les assistantes maternelles le disent : le plus dur c’est de faire respecter les gestes barrières avec les petits. « Comment je fais pour faire respecter la distance d’un mètre à un bébé de neuf mois ? », interroge Anissa. « On fait comment quand on doit changer la couche, donner le biberon ? À cet âge-là aussi, les bébés ne font que baver. Et puis, on ne contrôle évidemment pas la vie privée des parents mais je n’ai aucune certitude qu’ils respectent bien le confinement, qu’ils ne sont pas en contact avec d’autres personnes infectées. C’est bien la preuve que nous laisser travailler dans ces conditions n’a aucun sens et est très risqué. »

Sans parler des mesures de nettoyage drastiques imposées aux assistantes maternelles pour contrer la propagation du virus. « On nous demande de désinfecter les jouets, les pièces, tout ce que le bébé touche. Ça nous prend un temps monstre. On est exténué. Et par dessus tout : on nous accorde temporairement la possibilité d’accueillir jusqu’à six enfants en même temps, alors qu’en général, c’est la croix et la bannière avec les services pour obtenir un nouvel agrément. Vous savez quel sentiment j’ai ? Que nos vies ne valent pas grand chose. »

« En poursuivant leur activité parce qu’elles n’en ont pas le choix, elles exposent leurs conjoints, leurs enfants »

Des témoignages comme ceux-là, Sandra Onyszko en reçoit beaucoup. « Leur plus grosse inquiétude, c’est surtout celle de contaminer leurs propres familles. Il ne faut pas oublier que ces personnes travaillent à leur domicile. En poursuivant, chez elles, leur activité parce qu’elles n’en ont pas le choix, elles exposent leurs conjoints, leurs enfants. C’est ce qui est pour elles le plus difficile à vivre, surtout quand parmi eux, il y a des conjoints malades par exemple. »

Comme le raconte Hélène Tournaire, 53 ans, près de Clermont-Ferrand, qui n’a pas cessé d’accueillir les enfants depuis le début du confinement. Son époux a 70 ans. « Deux familles employeurs ont été super. Elles m’ont envoyé un message pour me dire qu’étant donné les circonstances, elles gardaient leurs enfants et allaient me payer. En revanche, avec l’autre, c’est différent. » Sur les deux parents, l’un est en télétravail mais continue à amener leur fille de 15 mois chez Hélène. « On sait que les enfants sont porteurs sains. Qui me dit qu’elle n’est pas malade ? Qui me dit qu’elle ne peut pas contaminer ma famille ? J’ai peur pour mon mari. À son âge, il est à risque élevé, on le voit tous les jours aux infos. Alors, oui, j’ai la trouille. » S’y ajoutent ses propres problèmes cardiaques pour lesquels Hélène prend un traitement depuis dix ans, date de son opération du cœur.

Pourquoi ne pas utiliser le droit de retrait pour danger grave et imminent pour sa santé et sa vie en raison de l’épidémie ? Parce que ce droit n’existe tout simplement pas dans la profession d’assistantes maternelles. Et selon le cabinet du ministère des Solidarités et de la Santé, la pandémie actuelle de Covid-19 n’est pas un motif valable pour cesser son activité. En protestation, deux pétitions, lancées par des assistantes maternelles réclament la mise en place de ce droit de retrait. Elles ont recueilli près de 27 000 signatures [4]

« Écoutez le discours du gouvernement qui incite les gens à reprendre le travail ! »

Bernard Perret, 63 ans, aurait bien voulu l’exercer ce droit de retrait. « Je suis en pétard ! On dit que je suis à risque mais en même temps, on nous demande de travailler et ce, sans aucune protection : pas de masque, pas de gel, pas de gants ». Il est confiné dans son appartement près de Montpellier avec son épouse assistante maternelle comme lui. Les parents employeurs ont mis du temps avant de comprendre qu’il était préférable qu’ils gardent leurs enfants. « L’un a même menacé de ne pas me payer. On est face à des parents qui nous mettent beaucoup de pression sans comprendre que nous sommes dans l’angoisse d’attraper ce virus, que vu notre âge, il est urgent que nous restions sans contact, chez nous. J’ai peur pour moi, j’ai peur pour mon épouse. Même ma propre fille, qui vit à quelques kilomètres, nous ne l’avons pas vue depuis le début du confinement. C’est très dur. »

« Les parents ne sont pas les seuls à nous mettre la pression, renchérit Nathalie. Écoutez le discours du gouvernement qui incite les gens à reprendre le travail ! » La crainte de Bernard ? Qu’une des familles les recontacte pour recommencer à accueillir les enfants. « On n’acceptera personne. Et tant pis si on perd notre travail. » Ces ruptures de contrat massives, c’est ce qui inquiète Sandra Onyszko. « Des assistantes maternelles nous contactent déjà pour nous dire que leur employeur veut rompre. Cela me rappelle 2008-2009 quand au moment de la crise économique, beaucoup d’employeurs s’étaient brutalement séparés de leur assistante maternelle. »

Nassira El Moaddem

Photo : © Pedro Brito Da Fonseca

Notes

[1] Les personnes marquée d’un "*" ont demandé l’anonymat, leurs prénoms ont été changés.

[2] Voir la liste du Haut Comité de santé publique de profils les plus à risque vis-à-vis du Covid-19.

[3] Selon le Baromètre 2016 de l’emploi de la Fédération des Particuliers employeurs de France, 19,7 % très exactement.

[4] La première pétition : Inscription aux Arrêtés Préfectoraux pour les Assistant(e)s Maternel(le)s Indépendant(e)s ; et la seconde : Coronavirus et Assistantes maternelles.

Publié le 31/03/2020

Semaine de 60 heures et congés imposés, les salariés vont subir la « guerre économique »

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Alors que le conseil scientifique consulté par l’exécutif préconise la poursuite du confinement pour une durée de cinq semaines supplémentaires, le gouvernement a détaillé aujourd’hui les 25 premières ordonnances prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. De bien mauvaises nouvelles pour les salariés.

 

Le gouvernement l’assure : ce sont des mesures temporaires et exceptionnelles. Dans des « secteurs d’activités limités », dont la liste sera fournie par décret dans le courant de la journée, et pour le temps de l’état d’urgence sanitaire, soit deux mois pour le moment, le Code du travail sera modifié. « Assoupli », « aménagé », en langage gouvernemental. C’est ce qu’a annoncé Muriel Pénicaud à l’occasion de la conférence de presse qui a suivi le conseil des ministres du mercredi 25 mars.

Ainsi, les nouvelles ordonnances prises par le gouvernement concernant le travail dérogent à la règle fixant à 48 heures maximum la durée hebdomadaire de travail. Exceptionnellement, les salariés pourront effectuer jusqu’à 60 heures dans une même semaine. Un choix qui privilégie encore une fois les heures supplémentaires défiscalisées et n’ouvrant pas à des cotisations pour la sécurité sociale. Une formule dont sont friandes les entreprises, en lieu et place d’embauches.

Toujours pour la durée hebdomadaire de travail, elle pourra passer à 46 heures, au lieu de 44 aujourd’hui, pendant une période de douze semaines consécutives. Autre changement, le travail du dimanche sera rendu possible dans des secteurs où il ne l’était pas auparavant. Mais « sur la base du volontariat » a précisé la ministre du Travail. Un volontariat qui deviendra probablement un peu contraint dans les entreprises où le pouvoir du patron est difficile à contester.

 

Haro sur les congés

 

Muriel Pénicaud a également indiqué que les employeurs pourront fixer unilatéralement « une semaine de congés pour tout le monde au même moment ». Le même pouvoir est offert aux employeurs pour décider du moment où seront octroyés jusqu’à 10 jours de RTT ou de compte épargne temps. Seule limite à ce pouvoir : l’obligation « d’un accord collectif avec les syndicats ou les salariés au niveau de la branche ou de l’entreprise ». Une « garantie » plutôt faible, notamment dans les entreprises qui n’ont aucune présence syndicale. Avec cette mesure, le gouvernement limite de fait le nombre de congés que les salariés pourront prendre à l’issue du confinement. Pour une fois dans cette crise, il anticipe. Là : la possibilité que tout le monde soit au boulot cet été.

Des mesures qui passent mal pour les organisations syndicales qui réclament, toujours en vain, la fermeture des productions non essentielles pour réduire la propagation du coronavirus. Et même pour les secteurs stratégiques, ce choix du gouvernement reste incompris. « C’est une hérésie, parce que dans ces secteurs essentiels, on a besoin justement de ménager les salariés qui sont mobilisés. On risque d’ajouter au risque d’épidémie un risque de fatigue, d’épuisement par des temps de travail plus importants et des temps de repos réduits » a expliqué Yves Veyrier, le secrétaire général de Force ouvrière sur les ondes de RTL ce matin.

Tout ou partie de ces mesures seront-elles reconduites lorsque sera venu le temps de la « reconstruction » ? Nous ne pouvons évidemment l’affirmer. Cependant, l’expérience de l’État d’urgence contre le terrorisme qui après avoir été reconduit et reconduit, encore et encore, a vu une partie de ses dispositions d’exception entrer dans le droit commun n’est pas pour rassurer. Pas plus que les propos d’Édouard Philippe, expliquant au début de la conférence de presse prendre des ordonnances pour un « effort long ».

 

Semaine de 60 heures et congés imposés, les salariés vont subir la « guerre économique »

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Alors que le conseil scientifique consulté par l’exécutif préconise la poursuite du confinement pour une durée de cinq semaines supplémentaires, le gouvernement a détaillé aujourd’hui les 25 premières ordonnances prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. De bien mauvaises nouvelles pour les salariés.

 

Le gouvernement l’assure : ce sont des mesures temporaires et exceptionnelles. Dans des « secteurs d’activités limités », dont la liste sera fournie par décret dans le courant de la journée, et pour le temps de l’état d’urgence sanitaire, soit deux mois pour le moment, le Code du travail sera modifié. « Assoupli », « aménagé », en langage gouvernemental. C’est ce qu’a annoncé Muriel Pénicaud à l’occasion de la conférence de presse qui a suivi le conseil des ministres du mercredi 25 mars.

Ainsi, les nouvelles ordonnances prises par le gouvernement concernant le travail dérogent à la règle fixant à 48 heures maximum la durée hebdomadaire de travail. Exceptionnellement, les salariés pourront effectuer jusqu’à 60 heures dans une même semaine. Un choix qui privilégie encore une fois les heures supplémentaires défiscalisées et n’ouvrant pas à des cotisations pour la sécurité sociale. Une formule dont sont friandes les entreprises, en lieu et place d’embauches.

Toujours pour la durée hebdomadaire de travail, elle pourra passer à 46 heures, au lieu de 44 aujourd’hui, pendant une période de douze semaines consécutives. Autre changement, le travail du dimanche sera rendu possible dans des secteurs où il ne l’était pas auparavant. Mais « sur la base du volontariat » a précisé la ministre du Travail. Un volontariat qui deviendra probablement un peu contraint dans les entreprises où le pouvoir du patron est difficile à contester.

 

Haro sur les congés

 

Muriel Pénicaud a également indiqué que les employeurs pourront fixer unilatéralement « une semaine de congés pour tout le monde au même moment ». Le même pouvoir est offert aux employeurs pour décider du moment où seront octroyés jusqu’à 10 jours de RTT ou de compte épargne temps. Seule limite à ce pouvoir : l’obligation « d’un accord collectif avec les syndicats ou les salariés au niveau de la branche ou de l’entreprise ». Une « garantie » plutôt faible, notamment dans les entreprises qui n’ont aucune présence syndicale. Avec cette mesure, le gouvernement limite de fait le nombre de congés que les salariés pourront prendre à l’issue du confinement. Pour une fois dans cette crise, il anticipe. Là : la possibilité que tout le monde soit au boulot cet été.

Des mesures qui passent mal pour les organisations syndicales qui réclament, toujours en vain, la fermeture des productions non essentielles pour réduire la propagation du coronavirus. Et même pour les secteurs stratégiques, ce choix du gouvernement reste incompris. « C’est une hérésie, parce que dans ces secteurs essentiels, on a besoin justement de ménager les salariés qui sont mobilisés. On risque d’ajouter au risque d’épidémie un risque de fatigue, d’épuisement par des temps de travail plus importants et des temps de repos réduits » a expliqué Yves Veyrier, le secrétaire général de Force ouvrière sur les ondes de RTL ce matin.

Tout ou partie de ces mesures seront-elles reconduites lorsque sera venu le temps de la « reconstruction » ? Nous ne pouvons évidemment l’affirmer. Cependant, l’expérience de l’État d’urgence contre le terrorisme qui après avoir été reconduit et reconduit, encore et encore, a vu une partie de ses dispositions d’exception entrer dans le droit commun n’est pas pour rassurer. Pas plus que les propos d’Édouard Philippe, expliquant au début de la conférence de presse prendre des ordonnances pour un « effort long ».

Publié le 23/03/2020

Assemblée. Le pouvoir s’attaque au code du travail en pleine épidémie. Le débat parlementaire en direct.

 

Aurélien Soucheyre (site humanité.fr)

 

Sous couvert de lutte contre le coronavirus, le gouvernement est en passe de faire voter des ordonnances qui permettront à certaines entreprises de revenir sur la durée légale du travail, sur l’acquisition et les prises de congés payés, et sur les réunions des instances représentatives du personnel. Suivez le débat en direct ici 

L’épidémie de coronavirus bouleverse notre fonctionnement économique, social et démocratique. Elle offre à terme l’occasion de repenser globalement nos modèles. Sauf qu’il y a plusieurs façons de vouloir changer le monde… Le gouvernement, dans son projet de « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 », compte s’en prendre aux 35 heures, à la durée légale du travail, à la liberté de prendre ses congés payés et aux instances représentatives du personnel (IRP).

Il dit vouloir le faire uniquement dans des entreprises et des secteurs « nécessaires à la sécurité de nation ou à la continuité de la vie économique et sociale ». Mais il ne précise pas lesquels seront autorisés à « déroger de droit » aux règles « relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ». Il ne dit pas non plus quels employeurs pourront « modifier les conditions d’acquisition de congés payés », en plus « d’imposer ou de modifier unilatéralement les dates de prise d’une partie des congés payés, des jours de réduction du temps de travail et des jours de repos affectés sur le compte épargne-temps du salarié, en dérogeant aux délais de prévenance » fixés dans le privé comme dans le public. Enfin, le texte prévoit de « modifier les modalités d’information et de consultation des instances représentatives du personnel, notamment du comité social et économique (CSE) ».

« Dangereux et largement absurde »

Autant de mesures qui ont provoqué une levée de boucliers des groupes de gauche au Sénat, où le texte a été adopté en premier. « On ne sait même pas combien de temps vont durer ces ordonnances. Il faut les border dans le temps. Il ne faut pas que l’exception devienne la règle et que l’épidémie soit la porte ouverte à une remise en cause des droits des salariés », prévient le sénateur PCF Fabien Gay. « Il faut aussi que les instances représentatives du personnel puissent se réunir partout où elles le demandent. Si on peut faire bosser les gens, c’est le minimum que les CHSCT et les CSSCT puissent vérifier si les conditions sanitaires sont décentes et que personne n’est mis en danger au travail », pointe le parlementaire. « Si c’est pour permettre aux entreprises de remettre en cause toute procédure d’information et consultation des CSE, c’est dangereux et largement absurde, dans la mesure où il est au contraire indispensable dans la période de réunir les comités pour les associer à la recherche de solutions concertées, intelligentes, sur-mesure, au bénéfice des salariés comme des entreprises », développe la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann, qui siège dans le groupe CRCE.

Afin de respecter les normes européennes, les salariés concernés ne pourraient pas travailler plus de 48 heures par semaine. « Ce n’est pas parce que le personnel médical répond présent et se donne sans compter dans une situation exceptionnelle qu’il faut ensuite lui demander de travailler toujours plus. Et même aujourd’hui, on ne peut pas faire n’importe quoi, il faut prendre soin d’eux et les protéger », insiste la sénatrice PCF Laurence Cohen, au sujet du temps de travail dans les hôpitaux. « Nous devons absolument faire entendre le message qu’il faut protéger ceux qui travaillent parce qu’on a jamais eu autant besoin d’eux. On ne peut pas demander aux quelques salariés qui doivent continuer à travailler, pour des raisons évidentes compte-tenu de leur activité, de se tuer à la tâche. Il faudrait au contraire les ménager pour qu’ils tiennent dans la durée, organiser les roulements, le repos », abonde Marie-Noëlle Lienemann.

« Les salariés n’auront plus de congés au moment de la reprise d’activité »

La sénatrice est très critique sur les dérogations aux congés payés et RTT qui pourraient être imposés aux travailleurs confinés, le texte étant très flou. « On veut permettre aux employeurs de contraindre les salariés à poser leurs jours et d’utiliser leur compte épargne temps dès maintenant. Des employeurs, qui font déjà pression sur les salariés en ce sens depuis plusieurs jours, vont avoir intérêt à privilégier cette solution, moins chère et contraignante que le recours à l’activité partielle. Et les salariés n’auront plus de congés au moment de la reprise de l’activité, notamment cet été, pour récupérer d’une période stressante physiquement et psychologiquement… », craint-elle. La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a tenté de rassurer en expliquant qu’il ne « s'agit pas de supprimer les congés payés, mais d'utiliser une prérogative de l'employeur dans le code du travail en supprimant le délai de prévenance, normalement de quatre semaines, pour six jours ouvrés seulement ». Pourtant le texte prévoit de fait bien plus, sans le limiter à la durée de l’épidémie et du confinement.

« Il y a trop d'habilitations à légiférer par ordonnances, trop de remises en cause du droit du travail, trop d'imprécisions », s’alarme également Patrick Kanner, président du groupe PS au Sénat. A l’initiative d’Alain Milon, président LR de la commission des Affaires sociales, la majorité de droite a néanmoins voté un amendement pour « limiter à une semaine la durée des congés payés pouvant être imposés par l’employeur ». Mais elle a laissé la quasi intégralité du texte dans l’état souhaité par le gouvernement en ce qui concerne le code du travail. Avant de le transférer à l’Assemblée nationale, qui a repris la main dessus et commencé son examen vendredi matin, avec pour objectif de l’adopter dans la nuit.

Le débat se poursuit à l’Assemblée

« Ces mesures d’exception sont très inquiétantes, mesure gravement le député PCF Pierre Dharréville. Elles donnent les pleins pouvoirs aux décideurs économiques, alors qu’eux mêmes de le demandent pas. Il n’y a aucune raison de procéder de la sorte, de laisser le patronat décider à discrétion du temps de travail, du travail de nuit et le week-end, et des prises de congés payés ». Pour le communiste Stéphane Peu, ces mesures vont même « à l’encontre de l’adhésion de l’ensemble des salariés », et à l’encontre « de l’adhésion du peuple » à l’action du gouvernement dans une période pourtant critique.

« Nous sommes très inquiets de la possibilité laissée aux entreprises de compter le temps de confinement comme des RTT, de remettre en cause les vacances d’été ou encore d’en finir avec les 35 heures pour une durée potentiellement indéterminée », a souligne Clémentine Autain. La députée FI invite au passage à « contraindre les employeurs à veiller à ce que leurs salariés portent des matériels de protection adaptés » et défend la tenue des IRP. « Je suis ravie qu'un certain nombre d'entre vous se rappelle au bon souvenir des CHSCT après les avoir laminés ! Voilà qu’en pleine crise sanitaire on se rend compte qu'ils peuvent être d'une grande utilité », a-t-elle également jeté à la figure de la majorité. « Il faut rappeler que le chef d'entreprise a une responsabilité pénale s'il ne protège pas ses salariés. Je ne pense pas que ça soit du domaine de la loi, je pense que ça relève plutôt des CHSCT », a enfin mesuré le député LT Charles de Courson, plaidant de fait pour que les salariés aient leur mot à dire.

Publié le 10/03/2020

Coronavirus : le gouvernement veut éviter le droit de retrait des salariés

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Alors que l’épidémie de coronavirus a contaminé 613 personnes et fait 9 morts en France ce vendredi, des salariés ont fait valoir leur droit de retrait dans les transports, des écoles et des lieux accueillant du public. A chaque fois, les ministres concernés sont montés au front pour tenter d’expliquer que ces droits de retrait n’étaient pas légitimes, voire qu’ils n’étaient pas légaux.

« Toutes les études juridiques ont été très claires sur ce point, le droit de retrait ne s’applique pas dans des circonstances comme celles-ci », s’est hasardé jeudi matin Jean-Michel Blanquer à propos du droit de retrait pour cause de coronavirus. Une affirmation qui à l’entendre vaut pour « tout le monde » en plus des travailleurs de l’Éducation nationale. Vraiment ?

Certes, dans son ministère, ce sont les directions académiques, les rectorats, et en bout de chaîne le ministère, qui déterminent la validité ou non d’un droit de retrait. Ainsi, juge et partie, l’État employeur peut décider seul. Mais n’en déplaise au ministre de l’Éducation nationale, pour tous ceux qui ne sont pas fonctionnaires, c’est le Code du travail, et in fine les juridictions prudhommales en cas de litiges, qui détermine si le droit de retrait peut être utilisé par un salarié. Par contre, les déclarations de Jean-Michel Blanquer sont totalement à l’unisson de celles du reste de l’exécutif sur le sujet. Le 3 mars, Élisabeth Borne évoquait un « droit de retrait infondé » à propos de son utilisation par des chauffeurs de bus franciliens des entreprises Transdev et Keolis. Ceux-ci déploraient l’absence d’informations délivrées par leurs directions et réclamaient une mise à disposition de gel hydroalcoolique, de lingettes nettoyantes, de masques, et la désinfection régulière des bus.

Délégitimer le droit de retrait

« Les possibilités de recours à l’exercice du droit de retrait sont fortement limitées », assène un document intitulé « Questions/réponses pour les entreprises et les salariés », publié par le ministère du Travail le 28 février 2020, à propos de l’épidémie de coronavirus. Pour renforcer cette affirmation, le texte invoque deux circulaires de 2007 et 2009, éditées lors de pandémies de grippe, et relatives à l’exercice du droit de retrait en période de crise. Mais prudemment, le document du ministère du Travail apporte la précision suivante : « sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux ». Par ailleurs, il nuance : à partir du moment où « l’employeur a pris les mesures de prévention et de protection nécessaires ».

Ces précautions n’ont pas empêché Muriel Pénicaud la ministre du Travail d’avancer vendredi sur Europe 1 : « si la RATP s’arrêtait parce qu’il y a un agent contaminé, on n’est pas dans le respect du droit de retrait ». Pourtant la veille au soir, un syndicaliste de la RATP témoignait dans le journal télévisé de France 2 d’une absence d’équipements permettant aux salariés d’effectuer les « gestes barrières » contre le coronavirus. Une situation qui a provoqué le droit de retrait de plusieurs dizaines d’agents lors de la semaine écoulée. En tout cas, pendant son interview, la ministre du Travail a laissé paraître sa vision d’un droit de retrait légitime. « C’est s’il y a un danger grave ou imminent pour votre vie ou votre santé. Il y a très peu de situations de travail de ce type-là : quand il y a une explosion ou quand vous êtes sur un bâtiment en hauteur et que vous n’avez pas de protections ».

Que dit le Code du travail ? « Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d’une telle situation » énonce l’article L4131-1. Ainsi, le cadre d’application est bien plus large que celui présenté par Muriel Pénicaud. Dans les faits, les droits de retraits utilisés par les salariés sont bien plus fréquents que les situations exceptionnelles évoquées par la ministre. Malgré cela, les infractions à la sécurité des travailleurs, pourtant une obligation des employeurs, sont légion. Elles sont à la source d’une partie des 600 000 accidents du travail par an en France, des 551 morts au travail de l’année 2018 et des 197 décès pour cause de maladie professionnelle de la même année.

Un droit individuel qui s’exprime souvent collectivement

Autre restriction au droit de retrait avancée par Muriel Pénicaud : « c’est jamais collectif un droit de retrait, c’est individuel ». S’il est vrai que le droit de retrait est un droit individuel, rien n’indique qu’il ne puisse être exercé par plusieurs salariés en même temps. D’ailleurs, le Code du travail dans son article L4131-3 prévoit qu’aucune sanction ne peut être prise à l’encontre « d’un travailleur ou d’un groupe de travailleurs qui se sont retirés d’une situation de travail dont ils avaient un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un danger grave et imminent pour la vie ou pour la santé de chacun d’eux ».

Dans les faits, ce droit est rarement exercé en solo. Pour « rompre » le lien de subordination attaché au statut de salarié et dire à son employeur que l’on exerce son droit de retrait, il est plus facile d’être plusieurs. C’est ce qui s’est passé dimanche dernier au musée du Louvre qui reçoit plus de 20 000 visiteurs par jour. Trois cents salariés réunis en assemblée générale ont décidé de faire valoir ce droit au moment où le gouvernement recommandait l’annulation des rassemblements de plus de 5000 personnes en lieu confiné. Depuis, le travail a repris. De nouvelles mesures de protection ont été prises par la direction du musée et validées lors d’un CHSCT extraordinaire.

Publié le 21/02/2020

 

L’enfumage de la CFDT

Pénibilité : le patronat et le gouvernement veulent faire payer les salariés

Même quand le gouvernement fait mine de donner des miettes sur la réforme des retraites, il vole en réalité les salariés : c’est ce qui ressort des négociations sur la question de la pénibilité, où le patronat et le gouvernement s’accorde sur une chose : quelle que soit la décision, ce sont les salariés qui paieront.

 

Arthur Nicola (site revolutionpermanente.fr)

 

La question de la pénibilité est aussi épineuse pour Edouard Philippe que pour Laurent Berger, qui n’ont cessé, chacun de leur côté, de mettre en avant la question de la prise en compte de la pénibilité comme une des « grandes avancées » de la réforme sur les retraites. Quand le Premier ministre expliquait le 19 décembre que la pénibilité serait un « des piliers de l’universalité » du nouveau système, Laurent Berger fanfaronnait la semaine dernière sur la (supposée) grande victoire de la CFDT, qui avait réussi à imposer la pénibilité dans l’agenda politique quand Emmanuel Macron ne voulait pas entendre parler de pénibilité au travail. Alors qu’Edouard Philippe recevait jeudi 13 février les organisations patronales et certains syndicats, la question de la prise en compte de la pénibilité dans le calcul des droits à la retraite a montré une fois de plus toute la forfaiture de la CFDT et de l’UNSA, venues négocier avec un gouvernement et un patronat qui ne lâcheront rien.

Si une seule chose ressort de ces négociations, c’est l’idée que le patronat ne paiera rien, et que toute mesure sur la pénibilité sera financée par les salariés. Ainsi, Edouard Philippe a annoncé que 100 millions d’euros seront alloués à la prévention de la pénibilité et à la reconversion professionnelle, pour que soit lancé « un plan massif de prévention de pénibilité » dans les branches professionnelles ainsi que des dispositifs permettant une formation rémunérée pour les salariés dans les emplois les plus pénibles. Un plan que Laurent Berger a « salué » selon les dires du Monde. Sauf que le financement de ce point est sans équivoque : les 100 millions seront pris sur les « excédents » de la branche accidents du travail et maladie professionnelles de la Sécurité Sociale. Le gouvernement déshabille Paul en habillant Jacques en proclamant de « grandes avancées sociales ». Mais à quoi bon un plan de prévention sur la pénibilité quand on enlève le budget sur les maladies professionnelles, qui ne sont que la continuité physiologique des diverses pénibilités. Au cariste dans l’automobile, le gouvernement promet de le prévenir que porter des charges lourdes sera dangereux pour sa santé, tout en lui disant que la Sécurité Sociale le protégera moins quand il aura des troubles musculo-squelettiques. Encore une victoire, monsieur Berger ?

Le second point des négociations portait sur les dispositifs de « réparation » de la pénibilité, en d’autres termes la façon dont la pénibilité allait pouvoir ou bien revaloriser le montant des pensions ou permettre un départ plus tôt à la retraite. A la grande surprise de tous et toutes, le patronat refuse toute mesure qu’il aurait à payer. Déjà, avec la loi travail XXL, le gouvernement Macron avait sérieusement attaqué le compte pénibilité, une concession mineure d’Hollande pour faire passer la loi travail, qui permettait de cumuler des points de pénibilité pour partir plus tôt à la retraite selon dix critères. La loi travail XXL avait supprimé quatre de ces dix critères, et Laurent Pietraszewski a refusé que ces critères soient rétablis. Face à cette attaque du patronat, une fois de plus, la CFDT avait déclaré forfait, abandonnant toute lutte pour la réintégration de ces critères de pénibilité, se résignant à ce que la pénibilité soit définie au niveau des branches professionnelles, et non individuellement. Et dans ces négociations, si le patronat ne veut pas entendre parler d’un financement de la pénibilité par les entreprises, la seule chose qui est proposée, c’est un « financement solidaire ». Qu’entendre par là ? Sûrement un dispositif financé sur des cotisations salariales, qui ne coûteront rien aux entreprises et diminueront encore le salaire net des employés.

Si toutes ces négociations peuvent apparaître comme une vaste machine à gaz bureaucratique, la CFDT et l’UNSA cherchent à y trouver une porte de sortie pour pouvoir crier victoire sur la pénibilité et avancer encore plus dans leur rôle de soutien au gouvernement Macron. Mais comme l’ont montré leurs négociations de ce jeudi, les mesures que défend la CFDT seront au mieux un déplacement du problème, au pire de nouvelles attaques contre les salariés.

Publié le 04/02/2020

Pôle emploi. 47 % d’offres illégales et « la misère à perpétuité »

 

Cécile Rousseau (site humanite.fr)

 

Alors que les privés d’emploi sont au premier rang des victimes de la réforme de l’assurance-chômage et de celle des retraites, la CGT chômeurs a recensé une offre sur deux illégale sur le site Internet de Pôle emploi. De quoi renforcer encore la colère des précaires.

Un chiffre coup de poing dans un contexte social explosif. 47 % des offres sur le site de Pôle emploi sont illégales (46,61 %). C’est le constat dressé par la CGT chômeurs lors de sa troisième enquête nationale basée sur 1 521 offres sélectionnées à Paris (sur un jour) et en Seine-Saint-Denis (sur une semaine). Selon ces résultats, dévoilés par l’Humanité, presque une annonce sur deux serait donc non conforme dans les secteurs du commerce, du secrétariat-assistanat et du conseil-étude passés au peigne fin pendant deux jours par les militants répartis entre Montreuil (Seine-Saint-Denis) et Lorient (Morbihan). En cette période de régression sociale inédite, ce chiffre attise encore la colère des plus précaires visés par la réforme ultraviolente de l’assurance-chômage réduisant leurs droits de manière drastique, mais aussi par le projet de loi leur promettant des pensions microscopiques. Ce volume d’offres d’emploi « bidon » très important, recensé par la CGT chômeurs entretient cette spirale de la pauvreté tout au long de la vie d’après Pierre Garnodier, secrétaire général de la CGT chômeurs : « Onze millions de privés d’emploi et précaires vont se retrouver condamnés à la misère à perpétuité. Il n’y a pas assez de boulot et, parmi ces offres, la moitié sont illégales. Ça va être compliqué de travailler suffisamment pour prétendre à une retraite digne de ce nom. Les chômeurs seniors sont déjà dans des situations difficiles, on va tous avoir des décotes de 10 % avec leur âge d’équilibre.  »

Dans cette étude, les métiers du commerce et du secrétariat, déjà frappés par les petits contrats, se révèlent aussi un vivier d’annonces non conformes, avec respectivement 61 % et 45 % d’offres illégales à Paris. Sur l’ensemble du corpus analysé, 233 annonces n’existent pas ou ont un lien mort, 204 d’entre elles comportent une incohérence du lieu de travail : elles sont classées à Paris alors qu’elles sont en réalité en banlieue ou… à Marseille. 47 sont des contrats non raccords avec l’énoncé. Par exemple, un CDI est proposé alors qu’il s’agit d’une mission d’intérim ou d’un CDD. « On n’a pas pu tout vérifier, mais je soupçonne que cela soit beaucoup plus fort que cela », précise Vladimir Bizet-Guilleron, militant de la CGT chômeurs et conseiller Pôle emploi. « Les plateformes privées jouent sur le fait que, plus tu affiches un CDI, plus cela va attirer le candidat. On a trouvé des licornes. Il y avait une proposition de franchise pour un commerce dans les contrats à durée indéterminée, on n’avait encore jamais vu ça (140 offres illégales traitant de la vente de commerce ont été recensées – NDLR) ! »

Des offres au doute raisonnable

Autres cas frappants, un CDI de trois mois, mais aussi des horaires non précisés pour un temps partiel à foison, des mentions susceptibles d’induire en erreur… « L’annonce qui m’a le plus marquée, c’était un CDI d’hôtesse d’accueil qui, en creusant pendant un moment, se transformait en alternance de formation et de stage, sans que cela soit dans la même ville ! » déplore Chrystèle Savatier, de la CGT chômeurs de Loire-Atlantique qui s’inquiète pour l’avenir. « J’ai élevé mes deux enfants, j’ai pris des congés parentaux, je n’ai eu que des postes en CDD depuis un licenciement économique il y a dix ans. Entre le chômage et les retraites, c’est vraiment la double peine ! La seule chose qu’il nous reste, c’est la lutte ! » Alors que le contrôle des six millions de chômeurs a été renforcé via l’offre raisonnable d’emploi (ORE) depuis janvier 2019, seules 605 462 annonces étaient en ligne, hier, sur le site de Pôle emploi. Et donc loin d’êtres toutes conformes. « Certaines personnes pourraient se retrouver radiées pour avoir refusé des offres précaires et bidon notamment sur critères géographiques, rappelle Pierre Garnodier , cela touche en priorité les femmes. »

Comme l’assène Vladimir Bizet-Guilleron : « Nous sommes dans une fraude à grande échelle. On peut parler d’offres illégales et mensongères. Ce qui se passe à Pôle emploi, c’est comme le steak de cheval chez Spanghero, il y a tromperie sur la marchandise. » L’enjeu de la véracité des annonces de Pôle emploi est crucial selon le syndicat, dans un contexte où les privés d’emploi subissent une pression maximale pour accepter n’importe quel job. Avec le changement du mode de calcul du salaire journalier de référence au 1er avril, nombre de chômeurs vont voir leurs allocations baisser. Des droits rognés qui se retrouveront ensuite dans le montant des pensions car le projet de loi sur les retraites prévoit de baser leur calcul sur les indemnités perçues.Les conseillers de l’ex-ANPE militent depuis des années pour un contrôle humain renforcé sur les annonces issues des plateformes privées avant publication. 49 % des offres jugées illégales dans cette étude ne sont, en effet, pas traitées directement par l’opérateur public. Pour Yoan Piktoroff, délégué syndical de la CGT Pôle emploi, « les offres sont régies par intelligence artificielle dans un état d’esprit “start-up”. Elles devraient passer systématiquement par nous pour être validées, car le logiciel ne fait pas son travail. Il faudrait plus d’agents consacrés à cette tâche ». L’année passée, la CGT chômeurs avait trouvé sensiblement le même résultat d’une offre sur deux illégale. Contacté, Pôle emploi, qui n’a pas donné suite, estimait en 2018 qu’elles étaient moins d’une sur dix. Alors que le mouvement contre le changement de société imposé par Emmanuel Macron se poursuit depuis le 5 décembre, la CGT chômeurs appelle à généraliser ces vérifications d’offres d’emploi dans les unions locales et départementales.

 

Cécile Rousseau

Publié le 07/10/2019

Un groupe qui génère des milliards…

PSA Mulhouse licencie 1200 intérimaires : un massacre des emplois intolérable

C’est un plan de longue date à l’usine PSA Mulhouse : supprimer des emplois sous couvert de l’arrêt de la production de la Peugeot 2008, augmenter la charge de travail des ouvriers qui restent, avec l’objectif à terme de lancer la production d’un autre modèle de grande diffusion à moindres frais.

 

Vincent Duse, militant CGT PSA Mulhouse (site revolutionpermanente.fr)

 

D’ici la fin octobre, avec le passage en demi-cadence et la suppression de l’équipe de nuit, la production va baisser avec l’arrêt de la production de la Peugeot 2008 planifiée de longue date. Mais les ouvriers sur les chaînes de montage vont devoir tenir deux poste, au lieu d’un aujourd’hui, avec le plan à moyen terme (sur 3 ans) qui a organisé la baisse de production et le licenciement des intérimaires dans le but de lancer à Mulhouse la production d’un nouveau véhicule en 2021. Tout cela n’est pas le fruit du hasard mais mûrement réfléchi : baisser la production, passer en demi-cadence et ainsi faire travailler moins de monde de façons plus intensive tout en jetant comme des kleenex 1200 salariés pour préserver les gains de productivité, être rentable et dégager des profits .

Une partie des salariés crèvent de ne pas avoir de travail et ceux qui ont un emploi crèvent sous les charges de travail

Le système est bien huilé pour augmenter la rentabilité de PSA, puisque comme le disait Yann Vincent, directeur industriel du groupe, « l’objectif du groupe PSA n’est plus de faire du volume mais de dégager des marges substantielles avec des véhicules haut gamme ».

La transition opérée à l’usine de Mulhouse correspond totalement à cette logique de production puisque à partir du 31 octobre, seules les DS7 et la 508 – des véhicules haut de gamme, très chère a l’achat mais qui dégagent plus d’argent – seront produites. Pour produire ces voitures, le travail est plus important que sur les gammes inférieures, et c’est une aubaine pour les dirigeants de PSA : moins de production, moins de salariés et plus de profits. Les victimes sont à la fois les travailleurs précaires, qui devront pointer à Pôle Emploi après avoir trimé des mois à la chaîne, et ceux en CDI, qui crèveront de trop de boulot. Un système crapuleux pour exploiter et jeter ensuite. Alors que les profits explosent avec près de 3 milliards au dernier semestre, il y aurait pourtant largement de quoi maintenir tous les emplois et embaucher en CDI.

Au-delà des 1000 postes en moins chez PSA, les sous-traitants vont également supprimer des emplois

La plupart des médias ne parlent que des intérimaires, mais l’entreprise sous-traitante GIS (Gefco Industrial Services), qui s’est implantée il y a de cela 2 ans, va également supprimer 200 emplois et bien d’autres encore dans la région Mulhousienne. En effet, comme l’ensemble des usines vont baisser en production, cela va entraîner une vague de suppressions de postes. Un chiffre qui peut largement avoisiner les 5000 emplois en moins dans la région, puisque le donneur d’ordre est PSA et que si sa production baisse, tous vont y perdre et en premier lieu les plus précaires.

Il y a d’un côté un grand groupe, qui dégage des milliards de profits pour ses actionnaires, et de l’autre des familles entières jetées des usines, sans perspectives de retrouver un emploi. Mais cela ne semble pas beaucoup inquiéter les pouvoirs publics qui continuent à verser des sommes importantes pour soutenir l’activité automobile, sans aucune perspective concernant le maintien des emplois.

Si nous n’avions déjà aucune illusion sur le gouvernement et son soutien sans faille au patronat, l’absence de réaction concernant la suppression 1200 emplois dans l’une des plus gosse usines de la région laisse perplexe : c’est l’équivalent une PME qui fermerait ses portes !

Le maintien des emplois ne pourra être imposé que par une lutte d’ensemble, en s’organisant – précaires et embauchés – face à ceux qui nous exploitent.

Publié le 12/08/2019

Fonction publique : avec le contrat de projet, objectif 15 000 suppressions de postes !

Validé par le conseil constitutionnel « sans réserve » en plein été, mis en pratique au 1er janvier prochain, le contrat de projet pour les fonctionnaires est une attaque frontale contre le service public. Avec, pour objectif affiché, la suppression de 15 000 postes d'ici à 3 ans.

Julian Vadis (site revolutionpermanente.fr)

Des agents municipaux aux enseignants en passant par les hospitaliers, tous les secteurs de la fonction publique sont concernés par la nouvelle trouvaille du gouvernement. Nouvelle méthode pour poursuivre la destruction du service public qui se poursuit quinquennat après quinquennat : le contrat de projet.

L’idée est simple, il s’agit de la possibilité de contracter des contrats à durée déterminés spécifiques à la fonction publique, d’une durée maximale de 6ans, correspondant aux besoins de projet public. A la sortie de ces contrats, bien entendu, pas de CDIsation au statut de fonctionnaire et, nouveauté, pas de prime de précarité. De la flexibilité à outrance donc, et la création d’une catégorie de « fonctionnaires kleenex » que l’ultra-libéral Macron rêve d’élargir à l’ensemble des travailleuses et travailleurs, dans le public comme dans le privé.

Olivier Dussopt, Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Action et des Comptes publics, a beau vociférer que « c’est une hypocrisie de considérer que l’arrivée de nouveaux contractuels serait une remise en cause du statut. Nous n’avons fixé ni planche ni plafond », ce sont les objectifs mêmes affichés par le gouvernement qui contredisent Dussopt. En effet, Macron et ses ministres visent à la suppression de 15 000 postes de fonctionnaires d’ici à 3ans. Difficile, dans ce contexte, de dissimuler la remise en cause du statut voulue par le gouvernement. Une tâche rendue impossible lorsqu’on regarde une année seulement en arrière, et l’imposition de la réforme du rail visant à démanteler le service public ferroviaire.

Retraites, statut de fonctionnaire : cocktail explosif pour la rentrée 2019 ?

Alors que la période estivale est, traditionnellement, une période de « trêve », Emmanuel Macron vit un second été consécutif de turbulences. Il y a eu, l’an dernier, l’affaire Benalla. Il y a, cet été, une conjonction de phénomènes : la poursuite du mouvement des Gilets Jaunes, qui bien qu’en « effectif réduit » poursuive les manifestations tous les samedis, l’affaire De Rugy qui a forcé l’ex-ministre de l’écologie à démissionner et, bien sûr, le scandale d’État suite à la mort de Steve à Nantes lors de la fête de la musique. Autant dire que la trêve estivale n’est pas, dans la continuité d’une année où Macron a perdu son statut de « président jupétérien » et a du, face au mouvement des Gilets Jaunes, laisser échapper quelques concessions pour la première fois depuis le début de son quinquennat. Si la situation pré-révolutionnaire de décembre s’est aujourd’hui refermée, il est tout de même clair qu’on est encore loin d’une période de stabilité. Aux colères initiales qui ont conduit à l’émergence des Gilets Jaunes se sont ajoutées un ensemble d’éléments au contenu inflammable pour le gouvernement, sur le terrain démocratique et, surtout, sur la question des violences policières et d’État.

Au menu de la rentrée, la réforme annoncée du système des retraites était déjà, en soi, une véritable poudrière prête à raviver le brasier. La question d’une attaque aussi sournoise que puissante contre le statut des fonctionnaires ne fait, en somme, que rajouter une quantité non négligeable de poudre au cocktail.

En soi, Emmanuel Macron n’a pas le choix. Il est contraint de « relancer la machine » à réforme, tel un cycliste à l’arrêt, pour éviter la chute. Une nécessité accentuée par l’instabilité sur le terrain économique mondial d’une part, avec la guerre commerciale qui connaît actuellement un rebond entre la Chine et les Etats-Unis et qui donne une consistance corporelle au spectre d’une nouvelle crise d’une ampleur supérieure à 2008, et la colère qui s’exprime sur le terrain de la lutte des classes, en France bien sûr, mais aussi ailleurs dans le monde, et en premier lieu en Algérie, pays avec lequel la France entretien des rapports « privilégiés » au vu de son passé, et de son présent, colonial.

En dernière instance, l’espoir de Macron de ne pas voir une braise s’approcher de trop prêt des barils de poudres qui s’entassent dangereusement pour les classes dominantes, réside dans la force de contention des directions syndicales à canaliser le mouvement ouvrier traditionnel. Une stratégie risquée, lorsqu’on voit que le mouvement des Gilets Jaunes a émergé en dehors des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et que des secteurs de travailleuses et de travailleurs, en particuliers les personnels soignants et l’éducation nationale, ont exprimé et exprime encore aujourd’hui leur colère, débordant partiellement le cadre imposé. Aujourd’hui, impossible de savoir si la contagion gagnera d’autres secteurs de travailleurs, au point de renvoyer Macron et les classes dominantes dans les cordes. Il est pourtant clair que cette contagion est nécessaire, face aux attaques et à la répression policière, et qu’il est indispensable d’exiger un plan d’ensemble sur le terrain de la lutte des classes pour imposer un rapport de force à la hauteur contre Macron et son monde.

 

Publié le 10/05/2019

Quand le management martyrise les salariés

(site monde-diplomatique.fr)

Étrange paradoxe que celui du salariat. Graal moderne, le contrat de travail constituerait un préalable à l’émancipation : n’est-il pas supposé garantir les moyens de subsister ? Pour beaucoup, vivre revient donc à pointer. Mais entrer dans le monde de l’entreprise représente souvent aussi un asservissement aux contraintes liées à l’obsession du rendement. En d’autres termes, une entrave à la vie.

par Alain Deneault 

   

Une lecture distraite des événements pourrait faire passer ce cas d’école pour une affaire isolée. En juin dernier, il a été statué que l’entité France Télécom et son ancien président-directeur général (PDG) Didier Lombard, de même que ses seconds, MM. Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, comparaîtraient en 2019 pour harcèlement moral. Ils devront répondre des suicides de dizaines d’employés à la fin des années 2000.

À l’époque, France Télécom a changé de statut. Depuis 2004, plus de 50 % de son capital provient d’investissements privés, et tout le secteur des télécommunications est ouvert à la concurrence. L’entreprise entre alors dans une gestion de type « gouvernance », notamment en « responsabilisant » son personnel.

Moins employés que « partenaires » à même l’entreprise, les subalternes apprennent à se rendre pertinents auprès de leurs supérieurs immédiats, qui choisissent leurs équipes de travail. Ils doivent atteindre des objectifs irréalistes, développer des méthodes de vente dégradantes, se donner des formations d’appoint, rivaliser pour se caser dans de nouveaux organigrammes, acquérir de nouvelles compétences, sous peine d’être laissés sur le carreau. C’est d’ailleurs l’un des buts de la manœuvre : décourager plus de vingt mille d’entre eux, afin qu’ils quittent l’entreprise sans devoir être formellement licenciés. Un propos de M. Lombard devant les cadres de France Télécom, le 20 octobre 2006, résume son état d’esprit : « Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte. »

Et il y est parvenu. Dans La Société du mépris de soi, François Chevallier s’étonne de l’efficacité de cette absence d’encadrement du personnel. Les individus soumis à ce flou administratif se laissent convaincre que tout dépend d’eux, et qu’ils n’ont donc qu’à s’en prendre à eux-mêmes en cas d’échec. « Des gens “maltraités”, ou se vivant comme tels, non seulement ne se rebellent plus contre ceux qui les amoindrissent au point de les détruire, mais semblent leur donner raison en faisant d’eux-mêmes, et rapidement, ce que leurs exécuteurs cherchaient à faire d’eux par des moyens détournés : des déchets (1). »

Les méthodes de France Télécom se distinguent peu de celles auxquelles recourent aujourd’hui encore les grandes entreprises. C’est pour mieux y accoutumer la France que, en août 2018, Air France-KLM a nommé PDG le Canadien Benjamin Smith, un administrateur féroce avec son personnel. L’État, qui détient 14,3 % des actions de la société, a d’autant plus volontiers souscrit à cette décision que le parti présidentiel, La République en marche, a adopté sans réserve le vocabulaire du management, allant jusqu’à se qualifier d’« entreprise politique ».

« Petit chef déviant et toxique »

Le « sniper des RH [ressources humaines] » rencontré par deux équipes de journalistes (2) décrit notamment la méthode du « ranking forcé ». Son métier consistait à pousser systématiquement vers la porte, sur une base permanente, un certain pourcentage de son personnel jugé moins efficace. « Vous les mettez dehors et vous engagez d’autres personnes à leur place. Forcément, si vous faites du bon boulot, vous allez recruter des gens meilleurs qu’eux » : ainsi peut se résumer le mot d’ordre patronal. Mais aussi : « Il faut régulièrement faire partir les gens », « ne pas [leur] donner de deuxième chance » ; « Quand quelqu’un n’est pas bon, il va rester mauvais toute sa vie »…

Les motifs d’exclusion se révèlent rudimentaires ou carrément fictifs : l’attribution ou non de bonus pendant l’année, une vieille bourde sortie de son contexte tirée des archives, ou un amalgame de faits indépendants les uns des autres. Quand cela ne suffit pas, les menaces fusent : « Ce n’est pas la peine de lutter, parce que la société sera plus forte que toi. » Se qualifiant lui-même de « petit chef déviant et toxique », un autre ancien cadre relate que le terme « revitaliser », appliqué aux entreprises, fonctionne tout simplement comme « un code, qui veut dire virer (3)  ». Toutes ces prothèses lexicales relèvent d’une novlangue qui terrifie sourdement le personnel et insensibilise les dirigeants.

Le management de pointe et son versant politique, la « gouvernance », vont au-delà des techniques de division du travail perfectionnées naguère par Frederick Winslow Taylor (4). Elles œuvrent à la division du sujet. Clivé, fragmenté et concassé dans une série de dispositions manuelles, cognitives, morales et psychologiques qui finissent par lui échapper, celui-ci doit se laisser traverser par des impulsions de travail sans nom orchestrées par une organisation. À l’ère des barbarismes managériaux, les « architectures de solutions en intégration fonctionnelle » ainsi que la « propriété de processus » renvoient moins à la gestion d’effectifs qu’à leur digestion (to process).

Concrètement, cela revient à pulvériser la conscience du salarié pour le réduire strictement à une série d’organes, d’aptitudes, de fonctions, de rendements. Que l’idéologie impose d’emblée aux « demandeurs d’emploi » la rédaction de « lettres de motivation » afin de leur donner la « chance » de « se vendre » sur le « marché du travail » entame déjà leur intégrité. Une fois engagés dans une procédure d’embauche, les voilà soumis à une série d’expériences dont le sens et la portée leur sont étrangers. En les regroupant dans des entrevues collectives, des spécialistes analysent leur langage corporel, identifient leur type psychologique ou relèvent les manifestations de leur inconscient.

Dans de telles situations, les postulants ne savent plus ce qu’on leur trouve, ni pourquoi. Ce n’est pas à leur conscience ni à leur raison qu’on s’adresse : on étudie des dispositions à leur insu. Ils sont plongés dans des simulations, sur des thèmes étrangers au travail qui leur sera demandé. Dans une scène du film de Jean-Robert Viallet La Mise à mort du travail (5), on demande aux candidats de simuler une discussion pour savoir dans quelle ville le groupe partira en vacances. On le comprend a posteriori en assistant à la réunion de délibération des petits chefs observant cette fausse querelle de basse-cour : la méthode vise à sélectionner les médiocres, les suiveurs qui se plieront aux directives sans rechigner et qui seront même prêts à dénoncer leurs collègues pour mieux gravir les échelons. Personne ne s’entendra expliquer formellement les raisons de son embauche — ni celles de son rejet.

Une fois les salariés recrutés, il n’est pas rare qu’on les précipite dans le feu roulant du travail en les ayant à peine formés. Ils doivent trouver eux-mêmes les méthodes leur permettant de se réaliser. Non pas faire preuve de créativité, d’initiative ou de responsabilité, contrairement à ce que claironne le discours officiel, mais deviner en leur for intérieur ce que le régime attend précisément d’eux. Celui-ci ne prend plus la responsabilité de ses propres directives. Aux plus zélés de comprendre, à coups d’humiliantes séances d’évaluation et d’autocritique.

Comme on a résolu d’en faire des « partenaires » et des « associés » plutôt que des employés dont on assume la charge, il leur reviendra parfois de payer leur tenue et certains de leurs outils de travail. Le libéralisme les présente comme des individus autonomes nouant un lien d’affaires avec l’entreprise, qui devient, dans cette organisation mentale des rapports, un simple contractant.

La situation produit des effets psychiques jamais vus auparavant. On n’attend plus seulement que le personnel réprime ses impulsions dans le cadre professionnel, obéissant à l’implicite — ou explicite — commandement : « Tais-toi, je te paie. » Ce travail consistant à garder pour soi ses récriminations, ressentiments, objections et frustrations ne suffit plus pour le management moderne. Les salariés doivent désormais s’investir positivement dans leur travail. L’autorité ne se satisfait plus qu’ils se laissent enfermer dans des paramètres coercitifs : ils doivent les épouser frénétiquement et en faire authentiquement un objet de désir. Pensons à cette formation exemplaire filmée chez Domino’s Pizza par les réalisateurs du film Attention danger travail, tout en néologismes et anglicismes managériaux, où le chantage affectif fonctionne à plein régime (6). Des employés sous-payés doivent désirer farouchement être « les numéros un de la pizza » parce que, en tant que numéro un, « on se sent bien ». Voilà le franchisé invitant ces prolétaires à « se défoncer comme des dingues » pour la cause, tout en insistant sur le fait que les représentants de la société doivent être résolument interchangeables dans leurs méthodes et leur apparence, qu’ils évoluent à Austin, Paris ou Bielefeld. Marie-Claude Élie-Morin a évoqué dans La Dictature du bonheur le meurtre d’une employée de l’entreprise d’habillement canadienne Lululemon par une de ses collègues, qui avait tellement dû se conformer aux formations et aux discours New Age de la société sur la formation personnelle et les techniques de bien-être qu’elle en est devenue folle (7).

On ne sait même plus ce que l’on fait ! Des pharmacologues se tuent à développer des médicaments destinés à des malades imaginaires au fort pouvoir d’achat. Des commerciaux vendent à crédit un mobilier dont n’a pas besoin une vieille dame qui n’a plus toute sa tête. Des pigistes isolés dans leur salon s’affairent à traduire les blocs d’un texte qu’ils ne pourront jamais lire en entier. Dans un magasin, des cadres doivent pratiquer le harcèlement moral pour dégoûter de leur travail des caissières jugées en surnombre par les dirigeants. Des ingénieurs cherchent à programmer la panne que subira un appareil pour motiver son remplacement. La surveillance de l’activité professionnelle par des moyens informatiques, qui gagne maintenant autant des établissements de santé que des petits cafés de quartier, atomise la moindre opération en une variable susceptible d’être étudiée. Les intéressés sont eux-mêmes pris de court ; en témoigne le récit poignant d’un cadre de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) que donne à entendre le documentaire de Jacques Cotta et Pascal Martin Dans le secret du burn-out (8). Cet homme avait été embauché comme cadre par la société d’État, c’est-à-dire jugé capable de mettre ses aptitudes au service du bien commun. En définitive, il a surtout été chargé de comprimer les ressources, de fusionner les services et de dégager du rendement, exactement comme dans le privé, devenant à sa grande consternation le mal-aimé de la société. La poésie managériale a même forgé une expression pour désigner la capacité des employés à composer avec l’absurdité des situations dans lesquelles ils sont plongés : « se montrer tolérant à l’ambiguïté ».

Des premiers travaux du sociologue Luc Boltanski sur les cadres dans les années 1970 aux documentaires cités ici, en passant par Bureaucratie, de David Graeber (9), on comprend que l’absence de directives claires, ou l’établissement de règles absurdes et contradictoires, permet aux patrons de ne pas assumer ce qu’ils exigent. Graeber cite le cas d’un grand restaurant. Quoique ignorant de ce qui s’est réellement produit un soir de ratage, le patron descend pour enguirlander le premier venu, le chef d’équipe ou la simple recrue, puis remonte dans ses bureaux. C’est entre subalternes qu’est ensuite élucidée la raison pour laquelle il y a eu faute, à la manière de joueurs d’échecs au terme d’une partie. Il ne reste plus aux dirigeants qu’à isoler le rendement des meilleurs et à les ériger au rang d’exemples pour tous les autres afin de contraindre chacun à « performer ».

Le milieu professionnel et le droit du travail constituent une gigantesque situation d’exception dans l’ordre de la souveraineté politique. La majorité des droits constitutionnels s’y estompent au profit d’un droit d’un nouvel ordre, celui du travail et du commerce. En vertu des notions de subordination et d’insubordination, la liberté d’expression se retrouve considérablement limitée, et celle d’association réduite aux lois sur la syndicalisation. L’initiative réelle est proscrite, et le pouvoir de chantage presque absolu (10). Dans ce huis clos, pouvoir politique et droit d’informer sont quasi absents.

Le cas de la vague de suicides chez France Télécom a eu pour particularité d’être plus spectaculaire et dramatique que d’autres. Cela a permis à l’institution judiciaire, dont les concepts sont grossiers en la matière, de qualifier (partiellement) les faits. Mais qu’en est-il des vies détruites à petit feu par nombre de pratiques identiques ?

Alain Deneault

Professeur au Collège international de philosophie, auteur de Gouvernance. Le management totalitaire, Lux, Montréal, 2013.

(1) François Chevallier, La Société du mépris de soi. De L’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, Gallimard, Paris, 2010.

(2) Leila Djitli et Clémence Gross, « Didier Bille, le sniper des RH », « Les pieds sur terre », France Culture, 11 avril 2018 ; Virginie Vilar et Laura Aguirre de Carcer, « “L’exécuteur”. Confessions d’un DRH », « Envoyé spécial », France 2, 8 mars 2018.

(3) Lucia Sanchez et Emmanuel Geoffroy, « Petits chefs : les repentis », « Les pieds sur terre », France Culture, 18 janvier 2018.

(4) Frederick Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Dunod, Paris, 1957 (1re éd. : 1911).

(5) Jean-Robert Viallet, La Mise à mort du travail. 2. L’Aliénation, Yami 2 Productions, France, 2009.

(6) Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, Attention danger travail, CP Productions, France, 2003.

(7) Marie-Claude Élie-Morin, La Dictature du bonheur, VLB Éditeur, Montréal, 2015.

(8) Jacques Cotta et Pascal Martin, Dans le secret du burn-out, France 2, 2016, 52 min.

(9) Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1982 ; David Graeber, Bureaucratie. L’utopie des règles, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.

(10) Lire Danièle Linhart, « Imaginer un salariat sans subordination », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

https://www.monde-diplomatique.fr/2018/11/DENEAULT/59210

Publié le 14/03/2019

De nombreuses questions entourent la mort de salariés, soufflés dans l’explosion d’une usine à Dieppe

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Il y a un peu plus d’un an, le 17 février 2018, deux techniciens sont tués par l’explosion d’un extracteur au sein d’une usine de traitement d’huile du groupe agro-alimentaire Avril. Les deux personnes décédées étaient salariées d’un prestataire, spécialiste des opérations de maintenance. Mises en examen pour homicide involontaire, les deux entreprises bénéficient de la présomption d’innocence. Mais leur responsabilité est pointée par plusieurs organisations syndicales et témoignages de salariés. Partie civile dans la procédure, elles ont décidé de rendre publics certains éléments de l’enquête, témoignages et rapports de l’inspection du travail.

Il y a un an, une violente explosion souffle l’usine de traitement d’huile Saipol de Dieppe, en Seine-Maritime. Plusieurs étages sont emportés. Les pompiers mettent quatre heures à éteindre l’incendie. Ce 17 février 2018, ils ramassent également les corps sans vie de deux techniciens : Stéphane Gallois, 44 ans, et Alexandre Frontin, 25 ans. Salariés d’une société spécialisée dans la maintenance (la Snad), les deux hommes intervenaient dans l’usine quand l’explosion les a emportés. Cinq mois plus tard, en juillet, leur employeur est mis en examen pour « homicide involontaire par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». Mais la Snad n’est pas seule à être inquiétée par la Justice : Saipol, qui appartient au groupe agro-industriel Avril, est mis en examen pour les mêmes raisons.

La responsabilité du donneur d’ordre questionnée

Stéphane Gallois et Alexandre Frontin nettoyaient l’extracteur d’huile quand l’explosion les a tués. Il s’agit d’un engin immense, en forme de bouteille allongée : 20 mètres de long et 2,40 mètres de large, pour 50 m3 de volume. A l’intérieur, des résidus de colza passent sur un tapis roulant. Ils ont déjà été pressés une première fois. L’huile restante en est extraite via un solvant, l’hexane, hautement inflammable et explosif [1]. Ce jour-là, des résidus sont coincés sur et sous le tapis roulant, ce qui grippe le système et nécessite une intervention.

(L’incendie qui suit l’explosion au sein de l’usine Saipol (groupe Avril) à Dieppe, le 17 février 2018 (images diffusées par Normandie-Actu)

« Au départ exclusivement rempli de graines et d’hexane, l’extracteur va se remplir d’air. Au fur et à mesure qu’avance l’opération de nettoyage, le taux d’oxygène approche peu à peu de la zone d’explosion », décrit Gérald Le Corre, responsable santé au travail pour la CGT de Seine-Maritime. Une expertise, demandée par la juge d’instruction en charge du dossier, doit permettre de déterminer les causes exactes de l’explosion, afin d’en identifier les responsables. En attendant, quatre organisations syndicales de la CGT, parties civiles dans la procédure, ont décidé de rendre publics certains éléments de l’enquête - procès-verbaux de l’inspection du travail et auditions de témoins - qui selon eux mettent en évidence la responsabilité écrasante de Saipol, et dans une moindre mesure celle de la Snad.

« Dès le début de l’intervention, il fallait déjà que ce soit terminé »

« Tout n’a pas été fait pour éviter cet accident », estime Gérald Le Corre. Un avis qui tranche avec celui du groupe Avril. Sa direction assure peu après l’accident que « toutes les procédures habituelles de prévention et de sécurité étaient conformes » [2]. Certaines auditions de témoins, principalement des salariés de la Snad, font cependant état d’une opération effectuée dans l’urgence. « Dès le début de l’intervention, il fallait déjà que ce soit terminé », raconte un de ces salariés. « On sentait bien qu’il y avait un caractère d’urgence, parce qu’il voulaient remettre en route le plus vite possible », rapporte un autre.

Le plan de prévention des risques n’a pas été correctement établi, affirment les organisations syndicales. Ces dernières soulignent que la panne ayant entraîné l’intervention de la Snad n’avait pas été envisagée, alors que l’extracteur date des années 1950 et que les probabilités de dysfonctionnement sont importantes. Autre point noir selon les syndicats : « Le plan de prévention est identique le vendredi et le samedi, alors que la situation y est différente. Le taux d’hexane baisse, et l’atmosphère devient de plus en plus explosive. » Or, l’accident a eu lieu un samedi. Les organisations syndicales pointent également le manque, voire l’absence, de formation des salariés qui sont intervenus. « Je ne me souviens pas si nous avons évoqué les formations Atex (pour "atmosphère explosive", ndlr) », rapporte une responsable de Saipol à qui « il semble évident qu’ils [ont] tous les attestations et les formations requises » [3].

« Nous savions pertinemment que le risque d’explosion était très élevé »

En outre, plusieurs salariés sont entrés dans l’extracteur alors que cela n’était pas prévu au départ, et que certains d’entre eux ne l’avaient jamais fait. « C’était la première fois que j’intervenais sur un extracteur saturé d’hexane », déclare aux policiers un salarié de la Snad qui y est entré à la demande d’un responsable de Saipol, pour que l’opération de pompage soit « plus efficace ». Au moment de l’explosion, Alexandre Frontin est dans l’extracteur, tandis que Stéphane Gallois surveille l’opération, au niveau du trou d’homme par lequel on y entre.

Les risques d’explosion étaient apparemment connus. « La moindre étincelle en zone Atex peut provoquer incendie et explosion. Nous savions pertinemment que le risque d’explosion était très élevé », témoigne auprès des policiers une responsable de Saipol. Néanmoins, aux dires des salariés de la Snad, cette même personne leur aurait conseillé de ne pas prendre leur explosimètre : « Cela ne sert à rien, il sonne tout le temps » , aurait-elle affirmé. Plusieurs salariés confirment le fait que leur explosimètre n’arrêtait pas de sonner sitôt qu’ils étaient à proximité de l’extracteur.

D’autres points restent à éclaircir, en particulier l’absence de « consignation » – de coupure électrique totale – des outils à proximité immédiate de l’extracteur. Plusieurs salariés évoquent l’utilisation d’un treuil électrique, que l’explosivité ambiante aurait, selon eux, dû proscrire. L’expertise judiciaire devra déterminer si les outils utilisés ont pu, par la production d’électricité statique due à un frottement, provoquer l’explosion qui a balayé les deux techniciens. Le rôle d’un chantier qui se tenait à proximité de la zone de pompage, et qui n’était pas mentionné dans le plan de prévention, sera également exploré.

Saipol rappelle « qu’elle doit pouvoir bénéficier de la présomption d’innocence »

Entre les infractions recensées par l’inspection du travail et les auditions de témoins, les syndicats dénombrent seize infractions pour Saipol, et six pour la Snad (sous réserve d’éléments complémentaires de l’expertise judiciaire). « On pourrait comparer la situation à celle d’un chauffard qui grille 16 feux rouges et finit par tuer deux personnes », illustre Gérald Le Corre. Selon les organisations syndicales, le caractère exceptionnel de la panne, doublé du risque d’explosion, aurait nécessité de « se pauser, réfléchir, faire appel aux connaissances techniques du groupe Avril, à la Carsat, à l’INRS, et d’élaborer plusieurs scénarios comprenant une analyse de risque. Tout en proposant à la Snad d’envoyer leurs meilleurs experts sécurité pour un échange ».

Pour fluidifier la matière, réduire le risque d’inflammation et minimiser le risque d’électricité statique, il aurait été possible d’arroser l’extracteur. Cette option n’aurait pas été retenue. Interrogée par Basta !, Saipol tient à rappeler, par mail « qu’une instruction judiciaire est en cours et que des experts ont été désignés afin de déterminer notamment les causes de l’accident qui restent à ce jour indéterminées. Dans ce contexte, Saipol n’entend pas répondre à une enquête parallèle cherchant, sur la base d’hypothèses, à mettre en cause les décisions prises par le personnel d’encadrement du site et entend rappeler qu’à ce stade aucune responsabilité n’a été retenue et qu’elle doit pouvoir bénéficier pleinement de la présomption d’innocence. » L’avocat de la Snad préfère quant à lui attendre la fin de l’instruction pour prendre la parole.

Pas de politique sérieuse sur la sécurité au travail

Des situations de risques relativement identiques à ce qui a pu conduire à l’accident de Dieppe existent dans d’autres secteurs de l’industrie : chimie, pétrole, nucléaire, métallurgie. « Partout, on continue à étendre la sous-traitance pour la maintenance. Les mises en concurrence font que les plans de prévention ne sont pas respectés », dénonce un inspecteur du travail interrogé par Basta !. A cette carence d’analyse des risques s’ajoute la méconnaissance des processus de production parmi les salariés sous-traitants, qui augmente encore le péril : comment prévenir un danger qu’on ignore ? Cette méconnaissance des risques par les sous-traitants fait partie de ce qui a conduit à la catastrophe d’AZF, à Toulouse, il y a 17 ans.

Autre problème : la diminution continue des effectifs du côté de l’inspection du travail, et des priorités gouvernementales axées par exemple sur la surveillance du travail détaché plutôt que sur la sécurité des salariés. Dans ces conditions, qui va prendre le temps d’analyser un document sur le risque d’explosion ? « Nous en sommes à un agent pour 10 000 salariés, poursuit l’inspecteur du travail. Les collègues font plein d’heures supplémentaires non payées. C’est impossible de rentrer dans ce niveau de détails de risques. »

Les syndicats soulignent également l’absence de volonté étatique pour contraindre les industriels à respecter la réglementation. Les parquets poursuivent peu, et les peines prononcées sont souvent très faibles, même en cas d’accident mortel. « Nous ne disons pas qu’il faut mettre tous les patrons délinquants en prison, mais si un donneur d’ordre fait quinze jours de préventive suite à un accident grave, peut être qu’ensuite, les employeurs verraient les choses différemment... », estime notre inspecteur du travail. En attendant, les risques sont mis en balance avec les coûts. « Et la probabilité de condamnation est si faible que ce choix est rapide. » Sans une politique sérieuse visant à les prévenir, il faut donc s’attendre à de nouveaux drames.

 

Nolwenn Weiler

Publié le 25/02/2019

Amazon : « On est étouffés, pris pour des chiens »

Ludovic Finez (site humanité.fr)

Le géant de la vente en ligne a viré plusieurs de ses salariés français qui ont soutenu le mouvement des gilets jaunes. Deux d’entre eux l’ont été sur le site de Douai. Reportage à la porte de l’entrepôt nordiste, où une présence de 2 ou 3 ans vous donne déjà un statut d’ancien. Et, à certains, une furieuse envie d’aller voir ailleurs.

Quelle couleur de badge ? Pour entrer au volant de sa voiture sur le parking de l’entrepôt Amazon de Lauwin-Planque, près de Douai (Nord), il faut montrer patte blanche. Le vigile de Securitas veille : seuls les 1 500 salariés en CDI, détenteurs d’un passe de couleur bleue, sont autorisés à le faire. Pas les 200 à 300 intérimaires, avec leur carte bordée de vert autour du cou. Damien et Laurent (1), deux jeunes intérimaires de 20 et 22 ans, ont donc laissé leur voiture à plusieurs centaines de mètres, avant de rejoindre à pied le portillon de l’entreprise. Comme des dizaines d’autres, qui se garent comme ils peuvent autour des ronds-points de la zone d’activité ou dans la boue qui borde les axes de circulation. Damien et Laurent prennent leur poste à 13 h 20. Ils ont plus d’une demi-heure d’avance mais ils prévoient du temps pour se changer dans le vestiaire. Et puis ils aiment « prendre un café tranquillement » avant d’attaquer leur journée de travail, qui s’achèvera à 20 h 30. « On critique Amazon, mais on n’a pas à se plaindre, nous assure Damien. J’ai vu plusieurs reportages qui disaient qu’on était pistés pour aller aux toilettes. Ce n’est pas vrai, on n’est pas fliqués. » Leur mission, commencée en octobre et renouvelée une fois, durera au total huit mois. Leur boulot ? « On range les articles sur les pick towers », ces rayonnages superposés sur trois étages, installés fin 2016, qui ont considérablement augmenté la capacité de stockage. On attend d’eux une production de 1 500 articles par jour. Tout à fait réalisable, jurent-ils. Et ceux qui ont du mal à atteindre ce chiffre ? « Il y a beaucoup de fainéants. » Et le salaire ? « Il est normal… le Smic. »

« pas envie de parler », puis il se lâche...

« Généralement, ici, il n’y a que des jeunes, commente Habib Latreche, délégué syndical CGT. Les anciens, soit ils partent, soit ils sont mis de côté. Ça en dit long sur les recrutements. » Long aussi sur les kilomètres qu’il faut parcourir chaque jour dans l’entrepôt et sur les « trajets qu’on n’essaie pas d’optimiser » pour ménager les salariés. « À force de marcher, certains ont des restrictions médicales », commente le délégué syndical. « En ce moment, c’est très tendu », confie-t-il, évoquant le licenciement de deux salariés du site qui ont posté sur leur compte Facebook des messages de soutien au mouvement des gilets jaunes (lire l'encadré). « Pour certains salariés, ils (ces salariés licenciés) ont commis une faute professionnelle et l’entreprise a fait valoir ses droits. Une autre partie trouve que ce n’est pas normal et le reste ne se prononce pas », résume-t-il. L’illustration ne se fait pas attendre, avec le passage de quatre jeunes filles intérimaires. Elles ne souhaitent pas répondre à nos questions, car elles n’ont « pas d’avis » sur l’affaire. « Ce n’est pas normal d’avoir peur de son entreprise… » souffle Habib Latreche.

Assis devant le portillon, balayé par de violentes et glaciales bourrasques de vent, Christophe (1) fume une dernière cigarette avant de rejoindre son poste de travail. Il nous coupe immédiatement dans nos intentions : « Je n’ai pas envie de parler ; je ne veux pas perdre ma place pour des conneries. » Pourtant, il échangera avec nous pendant presque un quart d’heure, ponctuant certains de ses propos d’un « sans plus de détails… ». À 33 ans, père de trois enfants, au travail depuis l’âge de 16 ans, ce poste d’ouvrier à Amazon Douai, décroché il y a trois ans et demi, est son premier CDI. « J’ai une situation stable, qui m’a permis d’avoir ma maison, confie-t-il. Et puis, l’ambiance avec les collègues, ça va. Mais le boulot… » Et là, il se lâche : « On nous prend pour des chiens. La pression, l’impression d’être enfermé, d’étouffer… On n’est jamais venu me voir pour me reprocher mon chiffre de production, mais ça peut arriver, car ils en veulent toujours plus. » Quant au sort de ses deux collègues licenciés ? « Ça choque, car maintenant ils sont dans la merde. On ne peut quand même pas licencier pour le plaisir d’Amazon ! »

Curieux, Vincent (1) se mêle à la discussion et ne s’embarrasse pas de préambule : « J’en ai marre. Cela fait deux ans que je travaille ici. Il y a beaucoup de pression. Il n’y a pas de changement, pas d’évolution, toujours les mêmes personnes aux mêmes postes. J’attends de trouver autre chose pour partir. » Mylène (1), qui vient de terminer sa journée, s’arrête quelques minutes avant de repartir chez elle. Que pense-t-elle des « licenciements Facebook » ? « On n’est pas réellement choqués car on est habitués à ce qu’Amazon licencie pour rien, mais ça marque toujours. Maintenant, les gens ont peur d’écrire sur Facebook, même sur leur vie personnelle. » Son travail consiste à gérer les mouvements de camions qui arrivent et repartent de l’entrepôt : « Je n’ai pas de pression sur la production mais plus sur la sécurité. »

« journées have fun »

Elle se souvient cependant du poste qu’elle a dû occuper pendant une semaine à la préparation des colis : « J’ai oublié une étiquette code-barres sur un article. On est venu me voir deux jours après. Ce sont comme des petits avertissements verbaux. Ici, on appelle ça des “feed-back”. On est également venu me voir un mois après pour un courrier d’avertissement, correspondant à un arrêt de production. » Dans le jargon Amazon, on appelle cela un « courrier de sensibilisation ». « Ici, le management a une forme insidieuse, estime Habib Latreche. On essaie de faire copain-copain avec vous. On aime bien également infantiliser les salariés, avec par exemple les journées “have fun”, où il faut venir déguisé. Le but est d’instaurer une fausse complicité. Mais, quand on se retrouve seul devant le bureau du chef ou du DRH, il n’y a plus d’amis. »

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Ludovic Finez

Publié lz 10/10/2018

Le quotidien intenable des routiers, nouveaux forçats de l’industrie automobile européenne

par Leila Minano (site bastamag.net)

Renault, Volkswagen, Jaguar, Fiat… Derrière les carrosseries rutilantes qui sortent des usines des géants européens de l’automobile, se cache une réalité moins reluisante : celle des conditions de travail des dizaines de milliers de chauffeurs-routiers qui livrent chaque jour les constructeurs. Les journalistes d’Investigate Europe ont enquêté, du Portugal à la Norvège, auprès d’une centaine de chauffeurs de quatorze nationalités différentes, d’élus européens, de syndicats, de constructeurs. Partout, le constat est accablant : l’exploitation des chauffeurs qui transportent les pièces ou les voitures des constructeurs montre l’un des pires visages de l’Union européenne.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’une enquête menée par les journalistes d’Investigate Europe à travers toute l’Union européenne. Les différents articles, publiés dans plusieurs pays, sont regroupés sur le site du collectif.

En ce dimanche de la mi-septembre, l’usine Renault-Flins a des airs de manufacture désaffectée. Les 2500 ouvriers sont rentrés chez eux pour le week-end, laissant les chaînes de montage à l’arrêt. Le silence règne sur ce qui est habituellement une gigantesque fourmilière de 230 hectares. Personne... ni pour demander son chemin, ni pour témoigner qu’un jour quelqu’un a bien travaillé sur ce site, posé le long de la Seine au nord-ouest de la région parisienne. Soudain, au bout de la route longée par un grillage, des éclats de voix résonnent, provenant du parking situé à quelques mètres de la réception – un carré de bitume entouré par une barrière métallique. Une soixantaine de poids-lourds y sont garés en épi, de manière quasi-militaire. Les géants de la route sont floqués aux noms des entreprises de transport, des sous-traitants turcs, polonais, roumains, slovènes, mais aussi parfois français, de Renault.

A 14h, le thermomètre frise les 30 degrés. Le soleil cuit le goudron et les trois bennes à ordures installées dans les coins. Les conducteurs se sont installés à l’ombre, dans les interstices, entre les portières des camions. Ils profitent tant bien que mal de leur dimanche, assis sur des tabourets dépliants. Dans un coin, un groupe regarde un film sur un ordinateur portable, posé sur une table de camping. Un chauffeur fait sa toilette à l’aide d’un jerrican accroché sous son véhicule. Plus loin, un jeune homme étend son linge devant un immense pare-choc, après l’avoir lavé dans une bassine. Ça et là, de petits réchauds à gaz cuisent des entrecôtes ou des cuisses de poulet dans un bain d’huile.

La plupart devisent discrètement, mais Cosmin*, un roumain de 26 ans, blague fort, au milieu d’un petit groupe de collègues Moldaves et Bulgares. Hier, ils ne se connaissaient pas, mais aujourd’hui ils rigolent comme de vieux copains dans un mélange d’anglais et de russe. « Le dimanche, c’est free-time ! », lance-t-il, ravi de se reposer enfin après cette semaine passée sur la route. De grands yeux clairs, un corps d’athlète et des cheveux coupés ras, Cosmin a quitté Bucarest il y a trois mois. Depuis, il n’a dormi qu’une fois ou deux dans un vrai lit, se contentant de la banquette du fond de la cabine de son camion. Comme ses collègues, il cuisine chaque soir au réchaud et se passe de douche quand il n’en trouve pas une « un peu propre » sur les aires d’autoroute où il s’arrête.

Pour sa peine, il gagne 1200 euros par mois, dont 400 euros de frais réservés à ses dépenses sur la route. Un montant dérisoire pour se loger et se nourrir pendant un mois dans des pays comme la France, l’Allemagne ou la Suède. Alors, comme ses camarades du parking, il mène une vie de campeur, et il pourrait s’en arranger si les siens ne lui manquaient pas si durement. « J’ai une petite fille de deux ans, confie-t-il dans ce sourire dont il n’arrive pas à se départir. La dernière fois que je suis rentré, elle ne se rappelait même plus de moi... » Dans deux semaines, le jeune père de famille rentrera chez lui. En attendant, il compte les jours « en priant pour que cela passe plus vite ».

L’industrie automobile, friande du transport routier

Demain, les pièces détachées livrées par Cosmin et ses collègues seront montées sur les chaines de l’usine, spécialisée dans la fabrication des « citadines » de la marque au losange : Clio, Twingo, Micra, Renault 5... Depuis 1952, plus de dix-huit millions d’entre-elles ont été assemblées dans ces bâtiments, de l’autre côté du grillage. Mais toutes les pièces ne sont plus fabriquées ici depuis des années. A force de délocalisations, les morceaux de véhicules construits en Turquie, en Slovénie ou ailleurs doivent être rapatriés jusqu’à Flins. Une fois montés, les modèles flambants neufs doivent ensuite être livrés dans les 12 000 points de vente que la marque française, aux 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires, utilise dans le monde (56% sont en Europe).

Courtes ou longues distances, dans la majorité des cas, ce sont les chauffeurs-routiers qui sont missionnés. Mais le constructeur français n’est pas le seul à faire la part belle au transport routier : ses concurrents aussi. Après les multinationales de l’agro-alimentaire et des produits manufacturés, les géants de l’automobile européens font partie des premiers « donneurs d’ordre » du secteur. Les journalistes d’Investigate Europe (IE) ont enquêté, du Portugal à la Norvège, auprès d’une centaine de routiers de quatorze nationalités différentes, des élus européens, des syndicats, des constructeurs. Partout, le constat est accablant. L’exploitation des chauffeurs-routiers étrangers qui transportent les pièces détachées ou les voitures des géants de l’automobile montre l’un des pires visages de l’Union européenne.

Un camion pour dix habitants en Pologne

Les constructeurs européens effectuent rarement les livraisons avec leurs propres camions. Ils font presque toujours appel à des sous-traitants, de grandes multinationales spécialisées dans le transport-routier, qui emploient elles-mêmes des filiales généralement basées dans les pays de l’Est ou du Sud de l’Union Européenne (UE). Il y aurait de quoi s’y perdre, mais la logique économique est pourtant limpide comme de l’eau de roche : il s’agit d’embaucher à l’endroit où les salaires sont les plus bas. Renault Trucks – comme Volkswagen, Volvo ou Scania –, travaille par exemple avec le transporteur néerlandais De Rooy, qui lui-même a une filiale en Pologne (De Rooy-Polska). Cette dernière embauche à des salaires de misère, et en toute légalité, des milliers de conducteurs qui traverseront les frontières avec leurs charges de véhicules.

Depuis l’entrée progressive des pays de l’Est dans l’UE, entre 2004 et 2007, les entreprises de transport ont pu faire des économies conséquentes. Les différences salariales entre les travailleurs de l’Ouest et ceux de l’Est sont immenses. Un chauffeur polonais gagne en moyenne 602 euros brut par mois, quand un français reçoit 2478 euros. Quatre fois moins. Aujourd’hui, la Pologne est devenue leader européen du transport international, devant la France et l’Allemagne. Trente-deux mille entreprises y ont fleuri, et 3,2 millions de poids-lourds y étaient enregistrés en 2017 [1]. Près d’un camion pour dix habitants.

Interminable course au moins-disant social

Mais ce qui pourrait apparaître comme une bonne nouvelle pour ce grand pays de l’Est, en est aussi une mauvaise pour l’ensemble des travailleurs de la route, qui doivent faire face à un féroce « dumping social », une interminable course au moins-disant salarial dont les limites semblent sans-cesse repoussées. Les travailleurs de l’Ouest subissent pertes d’emplois et baisses de salaires. Quant aux travailleurs de l’Est, déjà paupérisés, ils sont confrontés à une nouvelle concurrence : l’arrivée de conducteurs encore plus vulnérables en provenance de pays extérieurs à l’UE. Une véritable explosion si l’on en croit les chiffres obtenus par Investigate Europe : le nombre d’ « attestations » – documents qui autorisent les chauffeurs extra-communautaires à travailler dans l’UE – a augmenté de 286 % entre 2012 et 2017.

L’année dernière, 108 233 de ces documents ont été délivrés, dont plus de la moitié par la Pologne [2]. Moldaves, Biélorusses, Russes, Ukrainiens, Philippins, Kazakhs et même Sri Lankais, disputent désormais la route à l’ultra-prolétariat Est-européen. Interrogé, le ministère français de l’Écologie – en charge du Transport – assure pourtant que « ces conducteurs étrangers bénéficient de droits sociaux très proches de ceux des conducteurs de l’UE ». Notre enquête prouve le contraire.

« Fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter »

Ewin Atema, syndicaliste du FNV, le syndicat routier des Pays-Bas, connait bien la misère dans laquelle sont plongés ces chauffeurs de troisième classe. En 2016, cet ancien chauffeur licencié en droit a fait reconnaître par la justice de son pays le statut de victime de la traite des êtres humains à 25 conducteurs philippins, qui gagnaient 690 euros par mois et dormaient tous les jours dans les cabines de leurs camions. Mais celui qui est devenu la bête noire des transporteurs ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Armé de sa caméra, il continue de parcourir les routes à la recherche de nouvelles preuves contre les entreprises qui ont recours à l’exploitation. En août dernier, l’infatigable syndicaliste a fait condamner la société Brinkman – sous-traitante d’Ikea - à une amende de 100 000 euros pour avoir payé des routiers roumains en deçà des minimas légaux. Épinglé par la presse – notamment par un reportage édifiant de la chaîne britannique BBC – le magnat des meubles en kit s’est engagé à réagir.

Nous nous sommes rendu, avec Edwin Atema, aux abords de l’usine Renault Trucks – spécialisée dans les véhicules industriels et commerciaux – à Bourg-en-Bresse, alors qu’il s’apprêtait à recueillir de nouveaux témoignages. « Ces routiers sont privés de leur dignité. Ils sont sous-payés, ne peuvent jamais se reposer, ne peuvent pas rentrer dans leurs foyers car c’est trop loin... Ils ne dorment jamais dans un lit et mangent sur la route. Certains ne sont même pas inscrits à la sécurité sociale », se désespère le militant. Ces conducteurs, dont l’autorisation de travail en Europe dépend de leur employeur, osent encore moins se plaindre, alors « ils roulent, fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter ».

Sur les routes d’Europe, nous avons recueilli plusieurs témoignages de ces travailleurs extra-communautaires embauchés par des sous-traitants de constructeurs automobiles (Renault, Peugeot, Volkswagen, Scania, Jaguar). La majorité était payée « aux kilomètres parcourus », une pratique illégale qui les pousse à conduire le plus longtemps possible, et peut avoir des conséquences dramatiques sur la route. En 2015, La Dépêche du Midi rapporte un accident meurtrier sur une départementale près de Dax, dans le Sud-Ouest de la France. Tomasz Krzempek, 33 ans, transportait des pièces automobiles pour une usine locale. Le chauffeur polonais avait avalé 2000 kilomètres en plus ou moins 24 heures, avec à peine une halte pour dormir dans son véhicule. A l’aube, le chauffeur, « très fatigué », s’était endormi au volant, le camion était sorti de la route pour percuter une voiture, tuant sur le coup sa conductrice, une aide-soignante retraitée.

Sous pression permanente

De tels cas dramatiques sont censés être évités par la réglementation européenne qui interdit, sous peine d’amende, de conduire plus de neuf heures par jour et 56 heures par semaine [3]. Mais certains employeurs ont trouvé la parade. Treize chauffeurs interrogés par Investigate Europe et travaillant pour De Rooy, un des sous-traitants de Renaults Trucks, affirment avoir été forcés par leur encadrement à truquer leur tachygraphe – un appareil qui enregistre la vitesse, les temps de conduite et de repos – afin de pouvoir dépasser le nombres d’heures autorisées. Une pratique confirmée en France par un fonctionnaire de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), en charge des contrôles sur les routes, qui parle sous couvert de l’anonymat. Philippe*, 25 années de contrôles routiers à son actif, affirme que les chauffeurs de De Rooy sont victimes de « nombreuses pressions. Car ils conduisent avec des tracteurs à 100 000 euros dont les clients ne tolèrent aucune égratignure ». Par ailleurs, ajoute-t-il, « grâce à la géolocalisation, De Rooy peut savoir quand le chauffeur se repose et n’hésite pas à le rappeler à l’ordre plusieurs fois par jour pour qu’il accélère la cadence » [4].

Il faut dire que dans le transport, l’employeur semble avoir un bon moyen de pression à sa disposition : les salaires déjà misérables peuvent varier du simple ou double quand on applique des pénalités aux chauffeurs « pour les égratignures constatées sur les camions ou sur les véhicules transportés », mais aussi pour les retards, ou pour les erreurs dans les documents administratifs à remplir. Grands princes, les transporteurs peuvent aussi ajouter des « bonus » – entre 20 centimes et 5 euros – si le chauffeur parle anglais ou s’il réalise plus de 11 000 kilomètres par semaine. La carotte et le bâton. Une méthode managériale plus ancienne que le droit du travail, mais qui sur la route peut avoir des conséquences désastreuses...

Vétérans de guerre au volant

Autre obstacle à la protection des travailleurs extra-communautaires : ils ne sont la plupart du temps pas en mesure de lire leurs contrats de travail, qui ne sont pas rédigés dans leur langue d’origine mais dans celle de leur pays d’« accueil ». Autrement dit, le pays de l’entreprise qui les embauche : De Rooy Polska imprime ainsi des contrats en polonais pour ses chauffeurs biélorusses ou kazakhs. Mais au premier rang des nationalités de ces routiers de troisième classe [5], on trouve les chauffeurs originaires d’Ukraine, un pays en guerre depuis quatre ans. Le malheur des uns fait donc le bonheur des transporteurs européens. Aujourd’hui, il n’est donc pas rare de croiser sur les routes d’Europe des vétérans de guerre au volant d’un poids-lourd.

Nous avons rencontré Bogdan sur le parking d’AutoEuropa, l’usine d’assemblage de Volkswagen, au Portugal. Le combattant au bomber « Kalashnikov » a été capturé plusieurs fois, et a même été le héros d’un documentaire tourné sur le front du Donbass. Mais le père de famille a fini par fuir la violence de la guerre, et par se reconvertir en chauffeur-routier pour le compte d’une entreprise polonaise. A Soumagne, en Belgique, nous avons aussi rencontré avec un autre ancien militaire ukrainien, à l’occasion d’un contrôle routier à la frontière franco-allemande. Ce conducteur qui avait quitté son pays il y a quatre mois était très angoissé à l’idée de croiser un policier. Il finira par payer une amende de 1900 euros, car il avait conduit trois semaines d’affilée sans prendre le moindre repos hebdomadaire.

« Quoi qu’il arrive, les chauffeurs français passent devant tout le monde »

A Flins, les Ukrainiens font partie des chauffeurs-livreurs de l’usine Renault. « Il y a aussi des Turques, des Slovènes, des Roumains... Tellement de nationalités que je ne peux pas toutes me les rappeler ! », assure, David*, un cariste du constructeur. Costaud, le visage rond, l’ouvrier charge et décharge les camions qui arrivent dans les « gares » de l’usine depuis plus de 20 ans. D’après la section CGT Renault-Flins, entre 200 et 700 camions déchargeraient ici chaque jour. Un ballet continuel qui ne s’arrête que le week-end, lorsque les ouvriers du constructeur sont en congé hebdomadaire. David assure que certains jours, les queues de camions sont interminables devant les gares. Les chauffeurs peuvent attendre « jusqu’à 27 heures » que leur camion soient déchargé. « Ils me font tellement pitié à attendre là, au volant de leurs poids-lourds, surtout les Slovènes qui ne sont pas payés quand leur camion ne roule pas. Ils sont crevés après avoir parcouru des milliers de kilomètres, et ils doivent rester là à poireauter par tous les temps ».

Désespérés, certains conducteurs habitués des lieux tentent même de soudoyer les caristes avec quelques bouteilles d’alcool ou des paquets de cigarettes. « Mais ça ne marche pas, quoi qu’il arrive les chauffeurs français passent devant tout le monde, ce sont les directives, poursuit-il tristement. Parce qu’eux ils se feront payer leurs heures supplémentaires, et ça, les boites n’aiment pas. » Et la pitié des caristes n’y change rien : « La direction ne se préoccupe pas de leur sort car ils savent qu’ils n’iront pas se plaindre. » Parfois sur les quais de déchargement de Renault, le malheur des conducteurs est plus grave encore que le camping ou l’attente. En avril 2017, un chauffeur lituanien de 59 ans a été écrasé par son chargement, quatre voitures neuves qui devaient partir pour l’Espagne.

Ali Kayat, secrétaire de la CGT Renault a porté la question des conditions de travail délétères des chauffeurs-livreurs à plusieurs reprises à l’occasion des réunions CHSCT. Selon lui, à chaque fois la réponse de la direction serait la même : « Ce n’est pas notre problème, ils ne travaillent pas pour Renault, et nous sommes là pour parler des conditions de travail des employés de Renault. » La CGT est toutefois parvenue à obtenir des réponses en abordant les questions de sécurité et d’hygiène posées par la présence des conducteurs sur le parking, dans des conditions indignes. La direction a fait refaire les sanitaires qui se trouvent à l’intérieur de la « réception », sans juger utile d’en construire davantage. Le bâtiment, juste devant l’aire de repos, comprend deux toilettes, deux urinoirs, et une douche... pour plusieurs centaines de chauffeurs.

De la Turquie à Flins en une journée

Cosmin, le chauffeur roumain, n’utilise pas ces sanitaires qu’il juge trop sales. Pas plus que Marco*, conducteur polonais de 49 ans qui se trouve lui aussi sur le parking. Cet ancien chauffeur de taxi s’est acheté ses propres toilettes portatives en plastique, qu’il installe sur le siège passager de son petit camion de moins de 3,5 tonnes. Ses grandes mains calées sur le volant, le chauffeur dodu a sorti claquettes et t-shirt de football pour profiter, à l’aise, de son jour de congé. Hier, il transportait des réservoirs à essence pour les citadines de Renault. Aujourd’hui, il partage une coupelle de cacahuètes et un verre de whisky avec un couple de collègues bulgares. Marco ne se plaint pas, il gagne trois fois plus que ce qu’il touchait en Pologne comme chauffeur de taxi. Père d’une fille de 21 ans, il appelle sa famille tous les jours sur une messagerie électronique, quand il trouve un réseau wifi gratuit. Par chance, à moins de deux kilomètres de Renault-Flins, il y a celui du McDonald’s : à chaque fois qu’il livre l’usine, il se gare sur le parking du fast-food et se connecte. Ce matin, il a pu appeler sa mère et regarder les informations polonaises en replay.

Ses collègues bulgares, Micka* et Lucas*, sont aussi des habitués des lieux. Ils sont parvenus à se faire embaucher « en double équipage » par un transporteur turc qui « paye bien mieux » que ceux de leur pays. Pendant que le premier conduit, le second dort, et vice-versa. Une manière d’arriver plus vite à destination. Lucas, 71 ans, presque 40 ans de route derrière lui, est le doyen des chauffeurs du parking. Officiellement il est à la retraite, mais comme sa pension de 150 euros ne suffit pas, il est retourné au turbin pour 600 euros mensuel. Depuis trois ans, les deux collègues effectuent régulièrement le trajet entre les usines Renault de Oyak-Borsa, en Turquie, et celle de Flins. Le duo de choc se vante de pouvoir parcourir les 3000 kilomètres qui séparent les deux sites « en une journée, une journée et demi », pour les livraisons urgentes. Pour battre de tels records, les Bulgares et leurs employeurs doivent s’arranger avec les limitations horaires.

Les constructeurs bientôt soumis au devoir de vigilance

« Chaque semaine les chauffeurs doivent prendre un repos de 45 heures d’affilée hors de leurs cabines, c’est la loi », analyse un fonctionnaire spécialiste du transport-routier au sein de L’Office nationale contre le travail illégal, le service du ministère de l’Intérieur qui lutte contre les formes graves d’exploitation au travail. L’OCLTI enquête notamment sur les réseaux criminels qui organisent la traite des êtres humains, mettent en place des conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité de la personne. L’inspecteur est formel : « C’est absolument interdit. Ces chauffeurs ne devraient pas dormir dans leurs camions pour leur repos hebdomadaire. Ces lois sont faites pour les protéger. Ce sont des êtres humains, ils ont besoin d’un vrai congé dans des conditions dignes. »

Les chauffeurs, mais surtout leurs employeurs – les sous-traitants de Renault -, qui ne leur donnent pas les moyens de se loger, sont en infraction. Même analyse du côté de l’inspecteur de la Dreal. Concernant les deux chauffeurs bulgares qui se relaient 24h sur 24, Philippe ajoute que s’il est prouvé que « l’essentiel de leurs missions se déroulent en France, que c’est l’endroit principal où ils déchargent leurs marchandises, le lieu d’où ils reçoivent leurs instructions et où sont stationnés leurs véhicules, ils doivent être payés selon la convention collective française ». Lucas avec ses 600 euros par mois, en est loin. Tout comme les chauffeurs roumains du sous-traitant d’Ikea défendus par Edwin Atema. Quant à Renault, sa responsabilité pourrait bientôt être mise en cause.

La loi relative au devoir de vigilance des donneurs d’ordre, qui devrait entrer en vigueur au premier semestre 2019, pourrait en effet mettre des bâtons dans les roues du constructeur. Initiée après l’effondrement meurtrier du Rana plazza – qui avait fait près de 1200 morts au sein d’ateliers textile au Bangladesh en 2013 –, cette loi oblige les entreprises à réparer les préjudices causés par leur absence de vigilance vis-à-vis de leurs sous-traitants. L’association Sherpa, qui lutte contre l’impunité dans la criminalité économique et financière, confirme : « Renault est une entreprise de plus de 5000 salariés qui a son siège social en France, explique Tiphaine Beau de Lomenie, juriste chez Sherpa. Elle peut être tenue responsable des agissements des sous-traitants avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie**.

D’après la juriste, spécialiste de la nouvelle loi, le constructeur « doit identifier et prévenir les risques en matière de droits humains, environnementaux, de santé et sécurité liés aux activités de ses sous-traitants ». D’autant que le constructeur français, en publiant son plan de vigilance, avait promis d’agir « pour la santé, la sécurité et la qualité de vie au travail » et de réaliser des « audits de terrain » auprès de ses sous-traitants à risque. Pour l’usine de Flins, les contrôleurs missionnés par Renault n’auraient pas à aller bien loin.... Quelques dizaines de mètres à peine séparent le site du parking.

Leïla Miñano (Investigate Europe)
Photos : Jeanne frank / Collectif Item

*Ces prénoms ont été modifiés à la demande de l’interviewé.
**En dépit de nos sollicitations répétées, l’entreprise Renault n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Investigate Europe est un projet pilote pan-européen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. Chacune des enquêtes est publiée dans les colonnes de leurs partenaires médias européens, dont Bastamag fait partie – parmi eux : Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera (Italie), Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie). Leur travail est financé par des bourses et des fondations, ainsi que des contributions de lecteurs. En savoir plus sur le projet et sur les journalistes ayant travaillé sur cette enquête : www.investigate-europe.eu.

Notes

[1] Données obtenue par IE auprès du Centre d’enregistrement des véhicules et des chauffeurs de Pologne.

[2] Soit 65 000 attestations. Source : Inspection générale du transport routier de Pologne.

[3] Selon le règlement social européen n° 561/2006 du 15 mars 2006. Voir ici.

[4] Sollicitée par Investigate Europe, l’entreprise De Rooy a fourni la réponse suivante : « Notre politique d’entreprise est de ne pas faire de déclarations de fond sur notre stratégie commerciale, sur l’exécution de nos activités et / ou celle de nos clients à un tiers. Par conséquent, nous ne pouvons accepter votre demande. (...) Nous espérons que vous vous êtes correctement informés et vous souhaitons beaucoup de succès avec cet article. »

[5] 30%, 20 000 attestations délivrées.

Publié le 01/07/2018

Gaziers et électriciens : l’autre grève que personne ne regarde

Stéphane Ortega (site rapportdeforce.fr)

Alors que depuis trois mois les yeux sont rivés sur la grève des cheminots et le nombre de trains en circulation, Enedis et GRDF sont touchés depuis plusieurs semaines par un mouvement de grève et d’occupation des gaziers et électriciens. À la veille de la journée de grève interprofessionnelle du 28 juin, date de mobilisation des salariés de l’énergie, 140 sites sont bloqués ou occupés dans un silence médiatique assourdissant.

 

Médiatiquement, c’est un mouvement coincé en région. Si l’ensemble des quotidiens de la presse régionale se font l’écho des occupations, des grèves et des coupures de courant, le sujet est quasiment absent de la presse nationale, des radios et des journaux télévisés. Silence radio, malgré une mobilisation prenant de l’ampleur.

Pourtant, la semaine dernière, la CGT Mines-Énergie à l’origine du mouvement annonçait 285 sites touchés par des grèves, dont 140 par des occupations. Les taux de grévistes données par les directions d’Enedis (ex-ERDF, filiale d’EDF) ou de GRDF (filiale d’Engie, ex-GDF) oscillaient nationalement entre 20 et 25 %. « C’est un mouvement avec des taux équivalents à ceux des grands conflits de 1995, 2004 ou 2009 », assure Loïc Delpech, le coordinateur des luttes de la fédération Mines-énergie de la CGT. Sur les sites mobilisés, les chiffres varient de 30 à 100 %, selon lui. Mardi 26 juin, date du dernier décompte effectué par le syndicaliste, le mouvement reste important.

Une grève peut en cacher une autre

Si un train peut en cacher un autre, une grève, celle des cheminots, a masqué un mouvement prenant de l’ampleur, semaine après semaine, chez les gaziers et électriciens. Présents lors de la journée de grève de la fonction publique du 22 mars, les salariés des secteurs du gaz et de l’électricité ont été appelés dès le mois d’avril par la CGT à un mouvement de défense du service public de l’énergie. La convergence avec les cheminots et les étudiants est à l’ordre du jour. Après un démarrage timide en avril, des actions communes avec les cheminots en mai, le conflit s’ancre à Marseille juste avant le mois de juin.

« Le mouvement s’est transformé en blocage, et s’est inscrit dans la durée », explique Loïc Delpech. Plusieurs sites sont occupés dans les Bouches-du-Rhône. Depuis, la mobilisation fait tâche d’huile site après site, touchant l’ensemble du territoire. Ici, il s’agit d’une grève journalière d’une heure, là d’un blocage du site : charge aux assemblées générales locales de déterminer les formes d’actions les plus appropriées. Parallèlement, les coupures ciblées se multiplient, visant des entreprises, des administrations, et même l’Élysée, privé de gaz pendant trois heures le 21 juin. Une façon de déclarer le cœur de l’exécutif en « précarité énergétique » après la décision de l’État de céder ses dernières parts du capital d’Engie. Les particuliers ne sont pas oubliés avec des passages en heure creuse ou le rétablissement de l’énergie pour les foyers en difficultés financières.

À l’Élysée : pas de dialogue, pas de gaz

Les revendications des gaziers et électriciens se concentrent sur la préservation d’un service public de l’énergie qui réponde aux besoins des usagers. « Ces dix dernières années, les filiales d’Engie et d’EDF ont fait remonter des milliards d’euros aux actionnaires », affirme Loïc Delpech. Pour défendre l’Intérêt général, la CGT Mines-énergie réclame une renationalisation des entreprises du secteur, rappelant que les tarifs du gaz ont augmenté de 75 % en 10 ans de libéralisation. Afin de remplir correctement leurs missions, les grévistes réclament aussi le comblement des départs et une augmentation de leurs rémunérations.

Malgré des demandes de rencontre à l’Élysée, à Matignon et auprès du ministère de tutelle, la CGT n’a pas été reçue par l’exécutif. À l’inverse, les directions d’Enedis et de GRDF ont engagé des discussions, sans parvenir à aucun accord. Sur le statut des entreprises, logiquement, les directions renvoient le sujet vers l’État, muet pour l’heure. Sur les salaires, par contre, elles renvoient vers des négociations de branche, pendant que la question des effectifs patine faute de proposition correspondant aux revendications. Le mouvement est donc appelé à se poursuivre, malgré des négociations site par site sur les demandes locales. « Nous pouvons obtenir le changement de matériel défectueux réclamé depuis des mois par les agents pour pouvoir travailler, mais sur l’essentiel, nous faisons face à une fin de non-recevoir », se désole Loïc Delpech. Du coup, le conflit se durcit.

Signe d’un mouvement prenant de l’ampleur, une intersyndicale composée en plus de CGT, de la CFDT, de FO et de la CGC s’est rassemblée mardi 26 juin, devant le siège d’Engie à La Défense. Elle a protesté contre la décision de l’État de céder ses parts du capital de l’entreprise. Un rassemblement suivi le même jour d’une réunion des fédérations de l’énergie. De leur côté, les grévistes entendent poursuivre la mobilisation. Ils ont déjà reconduit la grève cette semaine et la suivante sur plusieurs sites. L’été ne devrait pas calmer l’ardeur des gaziers et électriciens qui ont à leur disposition un préavis de grève courant au moins jusqu’au 30 août, pour se faire entendre. Et peut-être briser le silence médiatique.

 

Publié le 04/04/2018

Léonard Vincent | Eloge de la grève

Posté par Léonard Vincent | (site Le Médiapresse.fr)

Une fois de plus, une séquence de communication politique s’est ouverte ces derniers jours en France pour dénoncer par avance la prétendue « prise en otages des usagers du train ». Mais on peut aussi ne pas s’abandonner à ce refrain démagogique et se dire que la grève pourrait être un beau moment de respiration, individuelle et collective.

Ils ont de la chance, les managers de la République. Les gens ordinaires n’ont pas encore ressenti l’intérêt de faire la grève et d’en savourer les fruits. Pourtant, il y aurait de quoi s’offrir de belles journées. Il y aurait de quoi s’offrir à soi-même une belle émotion, libératrice, gentiment subversive, brève et forte. Faire la grève, ce serait, disons-le comme ça, une grande, une belle petite joie, j’en suis sûr. Ne serait-ce que d’un petit point de vue personnel, au ras du quotidien.

Pensons aux matins d’hiver, dans les grandes villes. Au métro bondé, aux odeurs de cheveux, de déodorant, à l’étouffoir des petites angoisses, de la lassitude résignée des salariés « qui ne sont rien », d’après ce qu’en dit le grand manager des Français. Coincé entre les épaules et les soupirs des inconnus, on se prend à rêver. Et si aujourd’hui, on ne se laissait pas faire ? Et si on n’avait pas à subir les mille servitudes du travail aujourd’hui ? Oui, on se prend à rêver. Et on repense, avec un peu d’anxiété peut-être, mais aussi une jubilation secrète, à nos journées d’école buissonnière.

Il y a des jours comme ça. Des jours où la farandole des imposteurs, à la télévision, à la radio, au bureau, sur le chantier, exaspère plus que de raison. Des jours où on nous en demande trop, en tout cas plus que ce qu’on est en mesure de donner. Et d’un seul coup, c’est étrange n’est-ce pas ?, le refus, la ruse, le demi-tour nous appellent. Et nous disent : là, vraiment, non. Hier d’accord, demain je ne dis pas. Mais aujourd’hui : non.

Parfois, ce n’est pas notre faute. Un enfant est malade, la salle de bain du voisin fuit à travers le plafond, la neige encombre les routes, la grippe nous saute à la gorge. Alors on reste à la maison, secrètement libéré, secrètement rebellé contre les agendas partagés, les réunions hebdomadaires, les problèmes en suspens, les directions des ressources humaines, les premiers de cordée.

La grève au fond, il faudrait l’essayer, pour voir.

La grève au fond, il faudrait l’essayer, pour voir. Allez savoir si perdre un jour de salaire, peut-être même plusieurs, n’en vaudrait pas la peine. Ne serait-ce que pour voir la tête de ceux qui trouvent ça fou, ou qui trouvent ça irresponsable. Payer pour voir, comme un coup de poker dérisoire et drôle.

Je me prends à songer à la puissance qu’aurait, dans mon beau pays malade, une grève générale faisant s’affaler en une journée tout l’ordre dominant, le gelant soudain, le faisant baisser d’un ton, le contraignant à l’immobilisme absolu, silencieux, fulminant, dans l’incompréhension générale, la stupéfaction et l’anxiété. Quelle panache ! « Mais que veulent-ils ? » se répéterait-on alors partout, sur les plateaux de télévision, dans les cabinets, dans les salles de réunion du Président. Enfin la question serait posée. Et une réponse serait attendue.

Quelle belle fiction ce serait, quel beau roman d’un jour ! Le lendemain, j’en suis sûr, quelle que soit la réaction du patron, des collègues, des confrères, au moins, avouons-le, on sourirait. Notre journée, notre semaine peut-être, et pourquoi pas notre mois d’école buissonnière, aurait eu le mérite de tout chambouler en silence. De faire peur, sans un geste violent. Et imaginons alors que nous ne soyons pas seul à nous lever le matin, à nous rendre au travail et, plutôt que de mentir pour nous tirer d’affaire, à clamer haut et fort qu’aujourd’hui, on répondra « non » à tous les ordres. Et que la loi nous protège.

Oui, vraiment, ils ont de la chance, les managers de la République.

Publié le 02/04/2018

Le travail est-il toujours aliénation ?

Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan

L'Humanité.fr

 

De 1985 à 2015, le chômage a crû de 40 %, mais la population active a crû de 21%, les retraités de 74%.

Table ronde avec Stéphane Haber, professeur de philosophie à l’université Paris Nanterre, directeur adjoint du laboratoire Sophiapol, Claude Didry, directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure  et Gaspard Koenig, philosophe et auteur, président du think tank libéral GénérationLibre

Rappel des faits. Dans notre société capitaliste, le travail s’exerce suivant différents rapports sociaux. À l’heure de l’économie globalisée et numérisée – et ses formes dites collaboratives –mais aussi de l’explosion de la précarité, qu’en est-il des rapports d’exploitation et d’aliénation mis en évidence par Marx ? Peut-il permettre a contrario un épanouissement ?

Pour décrire le travail aujourd’hui, on parle de « ressources humaines », de son « coût » ou même de sa « disparition ». Dans notre société capitaliste néolibérale, qu’est-ce qui caractérise, selon vous, les rapports sociaux ?

Stéphane Haber Face au travail humain, il existe une attitude que l’on peut qualifier d’instrumentale, et qui est parfaitement légitime à son niveau : c’est une denrée rare, il faut l’économiser, l’organiser de la façon la plus efficace possible, améliorer ses performances, etc. Ce qui ne va pas, c’est quand on considère le travail uniquement de cette manière-là. Car, en réalité, il est bien autre chose. Il est ou il pourrait être par exemple une façon de participer à la vie sociale, de rendre des services à la collectivité, il est ou il pourrait être une façon de s’engager dans une activité qui va permettre d’aiguiser nos compétences, de nous confronter à des difficultés et d’essayer de les résoudre habilement. Les premiers concernés, celles et ceux qui travaillent, le savent bien, d’ailleurs : malgré les routines pesantes, malgré les contraintes et les peines, ils accordent une grande importance au travail et y associent souvent un désir d’accomplissement de soi qui les motive, même quand le quotidien n’est pas à la hauteur. C’est le regard instrumental du chef d’entreprise regardant sur son profit qui s’est imposé sans limites, alors que, jusque dans les années 1980-1990, il existait, pour le contrebalancer, une culture ouvrière porteuse d’une conception positive du travail (la fierté de l’effort et du travail bien fait, l’importance des « services » rendus à la population) et des solidarités liées au monde du travail. Pour retrouver un équilibre, il faut entendre aujourd’hui des voix capables de nous faire entrevoir la richesse de l’expérience du travail, de nous rappeler l’importance des souffrances et des insatisfactions que l’on y trouve, de porter la parole de celles et de ceux qui cherchent à travailler mieux, différemment, à la fois pour eux et pour l’ensemble de la collectivité. C’est un enjeu de « visibilité » qui est crucial politiquement. Cela implique de parler statuts, protections, règles du jeu raisonnables, mais aussi de concevoir sur des bases démocratiques des fins communes : que voulons-nous produire, compte tenu, par exemple, des limites écologiques de nos actions ?

Claude Didry De 1985 à 2015, le chômage a crû de 40 %, mais la population active a crû de 21 %, les retraités de 74 %. Loin de disparaître, le travail n’a jamais concerné autant de personnes dans la population française, tout comme le travail salarié (+ 25 % entre 1985 et 2015), alors que le nombre d’indépendants a baissé de 17 %. Les jeunes sont les plus touchés par les contrats précaires et le chômage. Mais il ne faut pas oublier que 75 % des actifs entre 28 et 58 ans sont en CDI et que l’ancienneté moyenne dans l’entreprise croît avec l’âge. Loin de disparaître, le travail stable est un fait social. Dans cette situation, la précarité ne désigne pas uniquement les emplois hors CDI, elle doit intégrer la menace de perdre son emploi, véritable épée de Damoclès à partir de 40 ans.

Gaspard Koenig Cette question repose sur des prémisses que je ne partage pas. La société française est ossifiée en statuts et corporations : tout sauf du libéralisme. Quant aux grandes entreprises, elles se partagent une rente de situation souvent acquise avec la complicité des pouvoirs publics : tout sauf du capitalisme. De ce fait, les rapports sociaux sont marqués par la violence et l’aigreur : c’est privilège contre privilège, grade contre grade, titre contre titre. Pour prendre un exemple que je connais bien, celui des profs, comment justifier que les professeurs agrégés continuent ad vitam æternam à assurer moins d’heures de cours et à toucher un salaire plus élevé que les certifiés, sur la base d’un concours de jeunesse ? La France a le don de recréer des mini-aristocraties. Les identités personnelles se définissent trop souvent d’après une fonction professionnelle, et ce à tous les échelons de l’échelle sociale. L’angoisse face au manque de sens du travail, criante chez les nouvelles générations, est à mes yeux une excellente nouvelle. Je vois autour de moi de plus en plus de trentenaires qui abandonnent une position bien établie, une fonction bien rémunérée pour voler de leurs propres ailes. Et qui, chacun à leur manière, tâchent de devenir ce qu’ils sont.

Les rapports d’exploitation et d’aliénation décrits par Marx constituent-ils toujours une grille d’analyse pertinente ?

Claude Didry Marx est né il y a deux cents ans, il nous apporte en premier lieu de quoi relire son époque. Soit par exemple en 1867 dans le Capital : « Le salaire aux pièces permet au capitaliste de conclure avec l’ouvrier principal − dans la manufacture, avec le chef de groupe, dans les mines avec le haveur, dans la fabrique avec l’ouvrier mécanicien proprement dit − un contrat à tant la pièce, à un prix pour lequel l’ouvrier principal se charge lui-même de recruter et de payer ses auxiliaires. L’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation du travailleur par le travailleur. » Au XIXe siècle, la distinction des classes est moins évidente que prévu et je crois que Marx a profondément raison sur ce point, notamment dans une société française durablement rurale après la Révolution, où la production demeure très dispersée (à domicile, à la campagne) et beaucoup moins mécanisée que ne le donne à penser la notion de « révolution industrielle ». Dans ce XIXe siècle troué de révolutions ouvrières (1830, 1848, 1870-71) qui accoucheront en France de la République, des ouvriers contribuent à exploiter d’autres ouvriers pour répondre aux commandes des « capitalistes ». L’aliénation est forte, parce que les gens découvrent une société nouvelle qu’ils contribuent à faire émerger tout en tentant de maintenir les cadres traditionnels de leur existence : la famille, la propriété (essentielle dans une société rurale). Le grand apport de Marx, c’est la découverte du travail, derrière la mystification du commerce et de la propriété. Il annonce la société du XXe siècle, où l’école arrache les enfants à l’obscurantisme familial, la régularité du travail salarié se substitue à l’attente de la commande pour des ouvriers assujettis à des négociants et à l’incertitude des récoltes pour les ruraux.

Gaspard Koenig Je suis un lecteur gourmand de Marx. Je trouve absolument pertinente son analyse du salariat dans les Manuscrits de 1844 : une perte de soi-même. Car, écrit le jeune Marx, « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie ». La tristesse des rapports de subordination est accablante. La négation de soi s’y double d’une chosification d’autrui. J’espère donc que le salariat ne sera qu’une parenthèse regrettable de l’histoire humaine, qui se refermera assez vite, la technologie aidant. En revanche, je mets en doute la thèse de Marx, reprise par Piketty, selon laquelle le capital tend naturellement à se concentrer. Ce phénomène est bien plutôt le résultat de structures oligopolistiques, pour ne pas dire féodales, étouffant toute concurrence, et dont les Gafa constituent la dernière résurgence. Il faudrait plutôt permettre à chacun de devenir à lui-même son propre capital, et de s’émanciper par une forme de capitalisme décentralisé. C’est par exemple toute la démarche de Hernando de Soto, qui œuvre à conférer des droits de propriété aux plus démunis dans le monde en développement. C’est aussi le sens de mon combat pour la patrimonialité des données personnelles – et, au-delà, pour la propriété de soi.

Stéphane Haber Dans la série de textes rédigés en 1844, le penseur allemand développe une réflexion audacieuse. Il commence par affirmer que le travail constitue la forme principale de l’activité humaine, celle par laquelle l’homme change le monde et développe en même temps ses talents et ses savoir-faire. Il élabore ensuite une critique du capitalisme sur cette base : avec cette organisation économique, qui est mue par la quête du profit, la majorité des êtres humains perd tout contrôle sur la réalité du travail (que produire ?, comment ?, avec quels moyens ?). Il en résulte une sorte d’abaissement général de l’humain, une sorte d’écrasement systématique de l’intelligence et de la puissance collectives. C’est cela que Marx appelle l’aliénation : je suis transformé, altéré, je perds une partie de moi, ma force et mon intelligence sont captées par des systèmes d’action parasitaires. Dans la suite de son œuvre, Marx mettra moins en avant le terme même d’aliénation, et le problème de l’exploitation (à la base : l’inégale répartition des fruits du travail) lui paraîtra plus central, plus précis, peut-être plus porteur politiquement. Mais les idées générales de 1844, qui mettent en avant la perte de contrôle sur les produits du travail et les conditions de travail, la dépendance face à un système aveugle, la déshumanisation, etc., subsisteront dans son œuvre, comme des motifs secondaires. Cela reste une référence essentielle pour les discussions actuelles.

Le travail est-il toujours aliénation ? Quelle est votre définition du travail et peut-on le libérer ?

Stéphane Haber Même si cela peut chagriner certains esprits, il faut rappeler que le dicton « il n’y a pas de sots métiers » n’est pas vrai. On ne peut pas tout mettre sur le même plan, une infirmière et un financier, un professeur des écoles et un publicitaire, une maraîchère bio et un pollueur. Il y a des professions utiles à la société, qui sont heureusement très nombreuses et variées, qui procurent des services à la collectivité sans salir ni abrutir. Il ne s’agit donc pas tant de libérer le travail que d’offrir à celles et ceux qui exercent ces métiers utiles et souhaitent le faire les moyens de le faire, en luttant contre l’exploitation et l’aliénation toujours renaissantes.

Gaspard Koenig Le travail ne sera plus une aliénation quand il deviendra un choix. C’est pourquoi je suis engagé en faveur du revenu universel, sur lequel mon think tank a publié des travaux détaillés. Foucault résume bien le sens de cette politique en analysant l’impôt négatif friedmanien dans ses leçons de biopolitique : « laisser le choix du travail ou du non-travail ». Donner le pouvoir de dire non (dans son entreprise, son foyer, sa communauté). Cela annonce une révolution sociale sans précédent, le travail cessant de constituer la clé de voûte de l’organisation sociale. Voilà comment je conçois la nouvelle tâche de la collectivité, éminemment dialectique : donner à l’individu les moyens de s’échapper du groupe. Ou, dit positivement : fonder matériellement le libre arbitre en société ouverte. Dans cette hypothèse, la distinction entre travail rémunéré, engagement bénévole et hobby improductif tendra à s’effacer. Notre identité se définira au carrefour de nos multiples activités. N’est-ce pas ce dont rêvait Marx, cette fois dans l’Idéologie allemande, lorsqu’il appelait de ses vœux « la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon son bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique » ?

Claude Didry Il faut arrêter de considérer le travail salarié comme la forme moderne de l’esclavage, à partir du critère de la subordination. Au début du XXe siècle, le travail à la chaîne réunit pour la première fois un ensemble de travailleurs dans un même lieu, selon une organisation pensée et des technologies élaborées par des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers : tout cela se passe dans un monde de salariés, qui aboutit à une exploration scientifique pour produire des objets radicalement nouveaux (voiture, avion, panneaux solaires, etc.). Le travail, c’est une contribution individuelle à une entreprise collective, un engagement « corps et âme », comme le dit Foucault, pénible, ennuyeux, mais aussi réflexif et parfois innovant, voire exaltant. Dans les années 1970, le sociologue Philippe Bernoux a montré le rôle structurant du travail pour les OS avec qui il a travaillé. L’aliénation ne nous apparaît qu’après coup, une fois que nous avons franchi l’étape. Le droit du travail a révélé, au début du XXe siècle, le travail « dissimulé », par exemple l’activité familiale que requièrent l’artisanat, le marchandage. Notre aliénation nous apparaîtra véritablement demain, si nous réussissons à franchir une nouvelle étape. En attendant, on peut penser que ce qui pose problème aujourd’hui, c’est moins le travail salarié comme activité individuelle que l’entreprise comme finalité collective du travail. La multiplication des fonds d’investissement, des LBO, des gestionnaires d’actifs engendre une dissolution des entreprises en soumettant les organisations à des restructurations permanentes au rythme des ordres d’achat et de vente passés par des robots. Nous sommes passés de la « cage d’acier » des capitaines d’industrie au totalitarisme numérique des virtuoses de la finance.

Pierre Chaillan

Tribunes & idées

 

Publié le 24/03/2018

« La dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salariés »

par Nolwenn Weiler 22 mars 2018 (Bastamag.net)

Les nouvelles méthodes de management se prétendent au service de l’épanouissement des salariés, de leur « savoir être » et de la « réalisation de soi » en entreprise. Danièle Linhart, spécialiste de l’évolution du travail et de l’emploi, démonte ces impostures et montre comment le management moderne s’inscrit dans la lignée du travail à la chaîne théorisé par Taylor et Ford pour toujours mieux asservir les salariés. Objectif : déposséder les travailleurs de leurs savoirs et de toute forme de pouvoir dans l’entreprise. « Le patronat ne veut surtout pas que la contestation massive qui s’est exprimée en 1968 ne se reproduise », explique-t-elle. Entretien.

Basta ! : L’histoire du travail salarié est celle, dîtes-vous, d’une dé-professionnalisation systématique des travailleurs. Taylor a initié cette dynamique avec son « organisation scientifique du travail » au 19ème siècle qui, loin d’être neutre, visait à contrôler les ouvriers. Comment cette dé-professionnalisation a-t-elle été imposée ?

Danièle Linhart [1] : Taylor avait identifié le fait qu’au sein des entreprises, le savoir, c’est aussi le pouvoir. Sa théorie : si on laisse entièrement le savoir aux ouvriers dans les ateliers, alors les employeurs sont privés du pouvoir. Ce qui, bien entendu, serait dommageable à la profitabilité des entreprises. A l’époque, c’est à dire à la fin du 19ème siècle, lorsqu’un capitaliste décide de monter une entreprise, il possède l’argent, mais pas la connaissance ni les savoir-faire. Pour produire, il fait donc appel à des ouvriers et des compagnons qui organisent eux mêmes le travail.

La grande invention organisationnelle de Taylor consiste à ce que la direction puisse réunir – et s’approprier – l’ensemble des connaissances détenues par les ouvriers, les classer, en faire la synthèse, puis en tirer des règles, des process, des prescriptions, des feuilles de route. Bref, in fine, à ce que la direction puisse dire aux ouvriers en quoi consiste leur travail. Il s’agit d’un transfert des savoirs et du pouvoir, des ateliers vers l’employeur, et d’une attaque en règle visant la professionnalisation des métiers.

Quelles sont les conséquences de ce processus ?

Cette réorganisation fait émerger de nouveaux professionnels, des ingénieurs et des techniciens. Ceux-ci ont une masse de connaissances et d’informations à gérer et à organiser, afin de mettre en place des prescriptions de travail, à partir des connaissances scientifiques de l’époque. On a donc pris l’habitude de présenter le taylorisme comme une organisation « scientifique » du travail, sachant qu’à partir du moment où la science décide, ce qui en ressort est nécessairement impartial et neutre.

C’est évidemment faux : l’organisation du travail proposée par Taylor, qui était consultant au service des directions d’entreprises, est profondément idéologique. Elle a systématiquement et sciemment dépossédé les ouvriers de ce qui fonde leur force, leur identité, et leur pouvoir : le métier et ses connaissances. L’objectif est d’installer une emprise sur les ouvriers, de façon à ce qu’ils ne travaillent pas en fonction de leurs valeurs et de leurs intérêts, mais en fonction de ce qui est bon pour les profits de l’entreprise et l’enrichissement de leur employeur.

Il semble pourtant décisif pour Taylor de faire apparaître cette dépossession comme juste et honnête. Henry Ford, qui instaure le travail à la chaîne quelques années plus tard, se présente lui aussi comme un bienfaiteur de l’humanité. Quels arguments avancent-ils pour convaincre l’opinion publique ?

Taylor a toujours prétendu se situer du côté du bien commun : il affirme avoir permis une augmentation de la productivité dont toute la nation américaine a profité, alors même qu’il préconise de répartir les énormes gains de productivité obtenus grâce à son organisation du travail de manière très inégalitaire : 70 % pour l’entreprise – c’est à dire pour les actionnaires – et 30 % pour les salariés. Il dit aussi avoir « démocratisé » le travail, en l’éloignant des syndicats de métiers. Selon lui, grâce aux prescriptions définies par la hiérarchie, n’importe quel paysan pourrait désormais devenir ouvrier. Il assume totalement le fait d’avoir dépossédé les ouvriers de leur travail. Et donc, d’une partie de leur dignité.

Quelques années plus tard, Ford se présente aussi comme un bienfaiteur de l’humanité, alors qu’il propose un système technique et organisationnel encore plus contraignant. Le travail à la chaîne, c’est un pas supplémentaire vers l’asservissement. Les salariés sont non seulement tenus par des prescriptions et feuilles de route produites par la direction et sur lesquelles ils n’ont pas de prise. Ils sont désormais tenus par le rythme – infernal – imposé par la chaîne. Ford disait : « Grâce à moi, tout le monde pourra avoir sa voiture. Je participe à la cohésion sociale, et c’est un progrès formidable. »

Pourtant, chez Ford, les ouvriers étaient exploités encore plus durement qu’au sein des autres usines...

Effectivement. Le rythme y était tel qu’ils étaient très nombreux à jeter leurs outils sur la chaîne, en assurant qu’il était impossible de travailler à de telles cadences. En 1913, plus de 1300 personnes par jour doivent être remplacées ! Le taux de rotation avoisine les 380 %, ce qui est trop élevé pour assurer la production et tirer les profits escomptés. Pour fixer les ouvriers, il décide alors d’augmenter les salaires, jusqu’à ce qu’ils restent. Résultat : les paies sont multipliées par 2,5. Ce qui est énorme pour l’époque, évidemment. Ford présente cette augmentation de salaire, mise en place pour faire supporter des conditions insupportables, comme un véritable progrès social. Il fait croire à un scénario « win win », comme disent les managers aujourd’hui : tout le monde serait gagnant, l’employeur comme les salariés.

Ford pousse la logique d’exploitation plus loin que Taylor. Y compris à l’extérieur de l’atelier. Il se préoccupe d’entretenir et de reproduire « la force de travail » jusque dans la vie quotidienne des ouvriers. Quelle forme cette stratégie prend-t-elle ?

Pour tenir le coup lorsqu’ils travaillent à la chaîne, les ouvriers doivent littéralement mener une vie d’ascète. Henry Ford créé un corps d’inspecteurs chargés d’aller vérifier qu’ils se nourrissent bien, qu’ils dorment correctement, qu’ils ne se dépensent pas inutilement, qu’ils ont un appartement bien aéré... Ford, qui était végétarien, propose même des menus à ses ouvriers. Il exerce une véritable intrusion dans la vie privée, officiellement pour le bien des salariés.

On retrouve le même discours dans le management du 21ème siècle, qui prétend répondre aux aspirations les plus profondes des salariés : « Vous allez être contents de travailler chez nous. Vous verrez, nous allons vous faire grandir. » Il faut avoir du courage, être audacieux. Entretenir son corps. Dans certains bureaux, on peut désormais travailler sur ordinateur tout en marchant, grâce à des tapis roulant ! Les DRH parlent de bienveillance et de bonheur, comme Ford le faisait avec ses inspecteurs. La volonté de prise en charge de la vie des salariés perdure.

Comment se manifeste cette intrusion, dans l’entreprise du 21ème siècle ?

On leur propose par exemple des massages, de la méditation, des activités destinées à créer des relations avec leurs collègues. Certaines entreprises distribuent des bracelets pour que les salariés puissent comptabiliser leurs heures de sommeil. C’est très intrusif. L’organisation moderne du travail est un perfectionnement des méthodes de Taylor et de Ford : les directions s’occupent de tout, tandis que les salariés s’engagent totalement pour leur entreprise, avec l’esprit « libéré ».

Il s’agit toujours de faire croire aux salariés que cela est réalisé l’est pour leur bien. La logique du profit, la rationalité capitaliste deviennent l’opportunité pour les salariés de faire l’expérience de leur dimension spécifiquement humaine. D’ailleurs, les qualités qui leur sont demandées relèvent de dimensions qui vont au delà du professionnel : il s’agit de l’aptitude au bonheur, du besoin de se découvrir, de la capacité à faire confiance, à mobiliser son intuition, son sens de l’adaptation, à faire preuve de caractère, d’audace et de flexibilité…. La notion de « savoir être » est d’ailleurs devenue l’un des axes forts de la nouvelle gestion des salariés préconisée par le Medef.

La dépossession professionnelle mise en place par Taylor plonge les salariés dans un état de soumission et de dépendance hiérarchique inouï pour l’époque, dîtes-vous. Le management contemporain impose-t-il la même chose ?

Avec le taylorisme, les salariés ne peuvent plus travailler sans les préconisations de leurs supérieurs, comme les gammes opératoires, les délais alloués... On retrouve cela dans le management actuel, bien entendu, puisque le travail reste défini par les directions, assistées de cabinet de conseils qui élaborent des procédures, des protocoles, des « bonnes pratiques », des méthodologies, des process… Les salariés n’ont aucune prise sur cette définition. La dictature du changement perpétuel accentue même cette dépendance. Dans toutes les entreprises – que ce soit dans l’industrie ou dans les services – on change régulièrement les logiciels, on recompose les services et départements, on redéfinit les métiers , on organise des déménagements, on externalise, puis on ré-internalise... Ce faisant on rend les connaissances et l’expérience obsolètes. On arrive même à transformer de bons professionnels en apprentis à vie ! Les gens sont perdus.

Les salariés le disent d’ailleurs de manière très explicite : « Je ne sais plus où je suis dans l’organigramme. Je ne sais pas de qui je dépends. » Ils sont totalement déstabilisés, se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se rabattent sur les procédures et les méthodes standard, comme sur une bouée de sauvetage. Mais ces procédures et méthodes standard ne sont définies et maîtrisées que par les directions… Les salariés se retrouvent en proie à des doutes terribles. Ils se sentent impuissants, incompétents. Ils sont obligés de mendier des aides techniques. Leur image de soi est altérée. Ils ont peur de la faute, de faire courir des risques à autrui. Ces méthodes les jettent dans une profond sentiment d’insécurité.

Face à cette exigence du changement permanent, les anciens apparaissent comme embarrassants. Vous expliquez que leur expérience est disqualifiée et leur expertise oubliée. Comment cette disqualification se met-elle en place ?

Il faut éviter, quand on est manager, d’avoir des gens capables d’opposer un autre point de vue en s’appuyant sur les connaissances issues d’un métier ou de leur expérience. Si un salarié revendique des connaissances et exige qu’on le laisse faire, c’est un cauchemar pour une direction. Or, les seniors sont les gardiens de l’expérience, ils sont la mémoire du passé. Ça ne colle pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans cesse. Il y a donc une véritable disqualification des anciens. On véhicule l’idée qu’ils sont dépassés, et qu’il faut les remplacer.

Il s’agit en fait de déposséder les salariés de leur légitimité à contester et à vouloir peser sur leur travail, sa définition et son organisation. L’attaque contre les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se situe dans cette même idéologie de dépossession. Ils constituaient en effet des lieux de constitution de savoirs experts opposables au savoir des directions. Les seuls savoirs experts qui doivent désormais « légitimement » exister sont ceux portés par les équipes dirigeantes où se trouvent des gens issus des grandes écoles, secondés par des cabinets de consulting internationaux.

La destruction des collectifs de travail, et le développement de l’individualisation dans la gestion des « ressources humaines », s’inscrivent-ils dans cette même ligne idéologique ?

Évidemment. C’est particulièrement vrai en France où l’individualisation systématique de la gestion des salariés a été enclenchée par le patronat au milieu des années 1970, avec toujours cette excuse officielle de la prise en compte des aspirations profondes des salariés et de leur besoin d’autonomie. Cela s’est fait en réaction aux mobilisations de 1968. Il y a eu du côté du patronat une peur très forte de la capacité de contestation massive qui s’est exprimée en 1968, sous la forme de trois semaines de grève générale avec une occupation des usines. Ce moment a été d’une violence inouï pour les chefs d’entreprise qui ne veulent surtout pas que cela se reproduise.

Depuis, tout a été mis en place pour individualiser la relation entre les entreprises et les salariés, et la relation de chacun à son travail. On a instauré des primes et des augmentations de salaire individualisées, ainsi que des entretiens individuels qui mettent le salarié seul face à son employeur pour définir des objectifs individuels – assiduité, disponibilité, qualité de la coopération avec les autres, attention aux ordres, implication, augmentation de la productivité, et j’en passe...

Il y a une mise en concurrence systématique des salariés entre eux, qui auront en retour tendance à se méfier des autres, considérés comme responsables d’une situation générale défavorable. Sans le recours possible aux autres, sans leur complicité et leur aide, voire en concurrence avec eux, les salariés auront à affronter seuls les pénibilités, la dureté de ce qui se joue au travail. Le travail n’est plus une expérience socialisatrice, il devient une expérience solitaire. L’équation « à travail égal salaire égal » est terminée. À des postes semblables, on retrouve désormais des gens qui ont des formations différentes, des statuts différents, des salaires différents. Il n’y a plus cette logique collective reliée au fait que l’on subit les mêmes conditions.

Vous ajoutez que, en mettant en avant les « aspirations » profondes des salariés, qui iraient supposément dans le même sens que les besoins de l’entreprise, on met de côté l’enjeu politique que recèle le travail. En quoi cette mise de côté, qui a commencé avec l’avènement du taylorisme, persiste-elle aujourd’hui ?

Avec son organisation « scientifique » du travail, Taylor prétendait éradiquer toute une partie de la réalité, à savoir l’existence d’intérêts divergents entre salariés et patrons, l’existence de rapports de force, et la nécessité pour les ouvriers de disposer de contre-pouvoirs afin d’échapper à la domination et de faire valoir leurs intérêts. « Mon but unique, disait-il, est d’en finir avec la lutte stérile qui oppose patron et ouvriers, d’essayer d’en faire des alliés. » On est dans la dictature du consensus.

En France, à partir des années 1980, on s’est mis à parler de consensus dans l’entreprise, avec l’idée de la « pacifier ». Il faut « créer une communauté » et que tout le monde se sente solidaire, rame dans le même sens. Il s’agit là d’une escroquerie idéologique, puisqu’il est évident que les salariés ont des intérêts à défendre, qui divergent de ceux des employeurs : la prise en compte de leur santé, la préservation de leur temps de vie privée, le fait de travailler dans des conditions qui correspondent à leurs valeurs et à leur éthique. Aujourd’hui, on tente d’effacer l’idée même du conflit. Toute idée de controverse, de contradiction, d’ambivalence est désormais disqualifiée. Il s’agit, là encore, de discréditer l’idée même de contestation et d’opposition, voire de la supprimer.

Les nouvelles méthodes de management qui se déversent dans les entreprises ne se fondent pas sur une logique innovante, mais sur une application stricte et exacerbées du taylorisme. Chacun doit faire usage de lui-même selon des prescriptions édictées par les directions. Le « Lean management » [littéralement gestion « maigre », souvent traduit par gestion « au plus juste », ndlr], qui sévit de l’hôpital aux usines, a cette ambition : faire toujours mieux avec moins en utilisant des procédures et des protocoles pensés en dehors de la réalité du travail. On demande un engagement personnel maximal, avec la menace permanente de l’évaluation, dans un contexte où la peur du chômage pèse lourd. Tout cela crée beaucoup de souffrances. Qui persistent durant la vie hors travail, entravant le repos, la détente, les loisirs, en occupant sans cesse l’esprit.

Cet « enfer », dîtes vous, est très difficile à critiquer, notamment à cause de la théorie du changement incessant, pourquoi ?

Dans le management moderne, la critique est par définition archaïque. On vous oppose le fait que vous ne comprenez pas, que tout change sans cesse. Les gens qui n’adhèrent pas sont considérés comme étant dépassés. Ou bien comme des lâches qui n’acceptent pas de se remettre en question, de prendre des risques. D’ailleurs, le modèle militaire est très inspirant pour les managers. Des hauts gradés sont régulièrement invités dans leurs colloques et formations.

Mais l’archaïsme aujourd’hui, à mon sens, réside au contraire dans le modèle de subordination du salariat. Les citoyens ont une ouverture d’esprit, des compétences et un niveau d’information qui se sont démultipliés ces dernières années. Pourtant, aujourd’hui comme hier, dès que vous mettez les pieds dans l’entreprise, vous devenez assujetti d’office à la direction. Les syndicats ne semblent pas vouloir se risquer à remettre en question ce rapport de subordination, parce qu’ils ont intériorisé l’idée que c’est lui qui oblige les employeurs à respecter les droits, les protections et les garanties arrachés au cours des luttes. Mais, devrait-on objecter, si les salariés ont des droits c’est parce qu’ils travaillent, et que cela présente des risques. Il y a là une déconstruction à faire : il ne s’agit pas de remettre en cause le salariat, bien au contraire, mais d’exiger des droits et protections plus forts encore tout en revendiquant la suppression du lien de subordination qui est une entrave insupportable et injustifiée, qui étouffe la qualité, l’efficacité et la créativité du travail.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

 

Publié le 08/03/2018

Suicide au travail. Michelle, victime de la précarité

Sylvie Ducatteau

Mercredi, 7 Mars, 2018

L'Humanité

 

Après un long arrêt maladie, Michelle avait travaillé trois mois à l’hôpital Tenon à Paris 20e, son dernier lieu de travail à l’AP-HP. Fred Tanneau/AFP

Michelle était technicienne de laboratoire à l’AP-HP. Elle s’est donné la mort, vendredi matin, dans les locaux de la médecine du travail, où elle avait rendez-vous.

Michelle avait prévenu. Dans un dernier courriel posté mardi 27 février, la jeune technicienne de laboratoire, âgée de 35 ans, avait annoncé son geste fatal : « Le 1er ou le 2 mars prochain devrait avoir lieu un événement tragique pour moi au siège de l’AP-HP » (Assistance publique-Hôpitaux de Paris). Elle enjoignait aux destinataires de prendre contact les uns avec les autres afin de prévenir les médias, « pour que mes tentatives de suicide à cause des conditions de travail et du harcèlement de travail (sic) au Kremlin-Bicêtre ne restent pas lettre morte », dénonçait-elle sans aucune ambiguïté. Et d’ajouter : « Je vous en prie, que je ne reste pas un cas isolé ! » Vendredi matin, profitant d’un rendez-vous avec un psychologue dans les locaux de la médecine du travail située à l’Hôtel-Dieu, à Paris, elle s’est donné la mort.

Rien n’y a fait. Ni l’obtention d’un statut de stagiaire au sein de l’AP-HP, en mars dernier, qui ouvrait la voie à son recrutement définitif après une dizaine d’années à cumuler les contrats de courte durée. Ni le soutien du responsable de la CGT de l’hôpital Robert-Debré, où elle avait travaillé. Ni celui de son avocate Me Sylvie Le Toquin, qui s’apprêtait à déposer plainte contre l’AP-HP pour harcèlement moral. Et pour qui les raisons professionnelles du suicide de sa cliente ne font aucun doute. « Je fais très peu de procès en harcèlement, d’abord parce que nous en perdons beaucoup. Mais là, j’avais tous les arguments en main », souligne Me Le Toquin. Pour l’avocate, Michelle a été « broyée » par la machine administrative. « Plus vous entrez dans la profondeur de son dossier, plus vous voyez qu’elle tombe », explique-t-elle.

Une gestion calamiteuse de ses salaires, amputés de « trop-perçus »

À quoi s’est heurtée la jeune technicienne de laboratoire ? D’abord, à l’incertitude du lendemain, permanente, provoquée par les silences de l’administration sur le renouvellement ou non de ses contrats de travail. Des contrats courts (d’un à trois mois, selon les règles de la fonction publique hospitalière), qu’elle a multipliés dans cinq hôpitaux parisiens : Trousseau, Cochin, Robert-Debré, Bicêtre et Tenon en dernier lieu. Son dossier administratif restant parfois en souffrance d’un établissement à l’autre, cela a entraîné une gestion calamiteuse notamment de ses salaires, amputés de « trop-perçus » ou du paiement des heures supplémentaires aboutissant à « un imbroglio de plus en plus incompréhensible dans lequel elle se perdait », commente son avocate.

En 2016, la contractuelle avait fait condamner l’AP-HP pour préjudice d’exécution dommageable du contrat de travail. La jeune technicienne peinait alors à obtenir le paiement de cinq heures supplémentaires. Dans la foulée, elle avait été recrutée par l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. « J’avais des CDD avec tacite reconduction mais je n’avais pas de document écrit, de “contrat express”. Je travaillais sans contrat. Et plus personne ne me disait rien », racontait Michelle il y a quelques jours. Comme le confirme l’AP-HP dans son communiqué, c’est au lendemain de l’annonce qu’il était mis fin à son contrat qu’elle a attenté pour la première fois à sa vie. Un geste suicidaire qui n’a pas été reconnu comme accident du travail, la privant de salaire. Après un long arrêt maladie et l’échec de sa reprise d’activité, Michelle n’a tenu que trois mois à l’hôpital Tenon, puis ce fut la cassure. L’AP-HP assure avoir pris toutes les dispositions pour éviter le pire. Un CHSCT extraordinaire est convoqué ce jeudi à 11 heures à la demande de la CGT. Ces deux derniers mois, cinq salariés de l’AP-HP se sont donné la mort. Deux sur leur lieu de travail.

Lire le communiqué de l'Usap-CGT

Sylvie Ducatteau

Journaliste

 

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