PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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international & outremer depuis janvier 2023

  publié le 19 septembre 2023

Au G77 à La Havane, les pays du Sud veulent créer un
nouvel ordre économique mondial

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Le Sommet du G77 + Chine s’est achevé par un appel à renforcer la coopération entre les pays en voie de développement et par la volonté de créer un nouvel ordre économique mondial.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a ainsi lancé Lula à la tribune.
© Esteban COLLAZO / Argentinian Presidency / AFP

« Après tout le temps où le Nord a organisé le monde selon ses intérêts, c’est maintenant au Sud de changer les règles du jeu ». Dès l’ouverture du sommet du Groupe des 77 + Chine (G 77+1), le président cubain Miguel Diaz-Canel – dont le pays occupe depuis janvier la présidence tournante du groupe – donnait le ton : les pays du Sud sont plus que jamais décidés à faire entendre sa voix pour bousculer le statut quo dans un système où les règles ont été conçues par et pour les grandes puissances.

À quelques jours de la grand-messe diplomatique annuelle – le débat de l’Assemblée générale, prévue à partir de mardi à New York – et après un sommet du G20 à New Delhi (Inde) déjà marqué par un bras de fer entre pays émergents et un bloc occidental dominé par des États-Unis, le G 77 a confirmé sa volonté d’œuvrer en faveur d’un « nouvel ordre économique international ».

Bien que le sommet avait pour thème « Les objectifs actuels du développement : le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation », Cuba a régulièrement insisté sur la nécessité d‘inclure dans son agenda la promotion d’un ordre international plus juste, ce que n’ont pas manqué de faire nombre des représentants des 116 pays sur 134 1 et 12 organisations et agences des Nations unies (soit plus de 1 300 participants selon le ministère des Affaires étrangères cubain) présents les 15 et 16 septembre derniers à La Havane.

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud »

Parmi les trente et un chefs d’État et de gouvernement présents à la Perle des Antilles, plusieurs dirigeants latino-américains ont fait le déplacement comme le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a refusé qu’« une poignée d’économies riches, rééditant la relation de dépendance entre le centre et la périphérie » décident des orientations à suivre face aux transformations majeures touchant à la révolution digitale et à la transition écologique.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a-t-il signalé non sans lancer un appel à l’unité du G77 pour parvenir à « la construction d’un nouvel ordre économique international ». De la même façon, le Colombien Gustavo Petro a proposé « négociation universelle pour le changement d’un nouveau système financier mondial » pour réduire la dette des pays du Sud afin de mettre en place une transition vers une économie décarbonée qui cesse d’« intensifier des relations internationales basées sur la domination ».

« Un système qui profite à toute l’humanité » Antonio Guterres

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud » a déclaré Nicolás Maduro. Rappelant les efforts historiquement mis en place par le G77 pour atteindre un nouveau « modèle civilisationnel », le président vénézuélien a invité à refuser « les diktats » de la part de « puissances ayant des prétentions coloniales ou de domination ».

Quant à, Miguel Diaz-Canel a condamné une « architecture internationale » qui perpétue les « inégalités » et qui est « hostile au progrès » des pays du Sud, rappelant que ceux-ci sont les principales « victimes » du commerce et de la finance internationale. « Il faut renverser cette situation dans laquelle des siècles de dépendance coloniale et néocoloniale nous ont plongés ; elle est injuste et le Sud ne peut plus la supporter », a indiqué le président hôte du Sommet, au côté de son homologue Argentin, Alberto Fernandez, pointant le rôle néfaste joué un Fonds monétaire international assujetti aux dispositions du gouvernement des États-Unis.

Des revendications soutenues par un secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a rappelé la nécessité de « reformuler les organisations et organismes internationaux » dans « un système qui a failli à ses obligations envers les pays en développement ». Le Portugais à la tête de l’ONU a invité les pays du Sud à « élever la voix pour lutter en faveur d’un monde qui fonctionne pour tous » n’hésitant à appeler le G77 à « utiliser son poids pour défendre un système fondé sur l’égalité, un système disposé à mettre fin à des siècles d’injustice et de négligence, un système qui profite à toute l’humanité ».

Les conclusions du sommet présentées cette semaine à l’assemblée générale de l’ONU

Formellement adoptée samedi par les délégations des 116 pays participants, la déclaration finale du Sommet sur le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation n’a pas oublié de consacrer les revendications exprimées lors des sessions, soulignant par exemple l’« urgence de procéder à une réforme globale de l’architecture et de la gouvernance financière internationale » ou critiquant un « système économique injuste pour les pays en développement ». Deux alinéas insistent sur le rejet de l’imposition de mesures coercitives économiques, dont les sanctions unilatérales, « des actions qui constituent de sérieux obstacles au progrès de la science, de la technologie et de l’innovation, et empêchent la pleine réalisation du développement économique et social, notamment dans les pays en développement ».

En tant que président du G77, le président de Cuba doit présenter les résultats du Sommet de La Havane cette semaine à New York, dans le cadre des réunions de haut niveau de la 78e session de l’assemblée générale.

Impulsé en 1964 par 77 pays – dont une grande proportion faisait partie du Mouvement des non-alignés – à l’issue de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le G 77, dont l’objectif est de promouvoir les intérêts diplomatiques des pays du Sud au sein des organes multilatéraux, compte désormais 134 membres plus la Chine qui y participe en qualité d’« acteur externe ».

« C’est la voix du Sud global, le plus grand groupe de pays sur la scène internationale », déclarait à son propos le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en juillet dernier. Malgré une activité intense commencée il y a déjà six décennies, une représentativité atteignant près des deux tiers des membres de l’ONU et un poids économique dépassant les 45 % du PIB mondial (face à 30 % pour le G7), le bloc est encore trop souvent ignoré par la majorité de la presse occidentale, bien qu’il incarne aussi 80 % des habitants de notre planète.

  1. Les pays représentés à l’évènement provenaient d’Amérique latine et des Caraïbes (33), d’Afrique (46) d’Europe et d’Asie (34) ↩︎

 

   publié le 13 septembre 2023

Ukraine : des « dérapages »
de plus en plus inquiétants

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen  sur www.humanite.fr

Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.

On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.

Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.

Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !

Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.

  publié le 11 septembre 2023

Les avantages exorbitants de la domination du dollar

Par Robert Kissous sur https://www.humanite.fr/en-debat/

Le 7 juin 2023, la commission des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis a tenu une audition intitulée « Dominance du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ». L’inquiétude est manifeste mais les représentants se sont rassurés : il n’y a pas de risque sérieux à court terme estimant, sur la base de leurs données, que 88 % des transactions monétaires sont effectuées en dollars et que les banques centrales mondiales détiennent 59 % de leurs réserves de change en dollars.

À cette occasion ont été rappelés les multiples avantages exorbitants tirés par les États-Unis du rôle du dollar et de sa domination du système financier international. C’est d’abord une réduction du coût des emprunts aux États-Unis (50 à 60 points de base) pour les ménages, les entreprises et les autorités fédérales, étatiques et locales. Cette domination augmente la valeur du dollar, ce qui profite au gouvernement, aux consommateurs et entreprises états-uniens en réduisant le prix des biens importés générant ainsi des économies estimées entre 25 et 45 milliards de dollars par an. Les réserves en dollars à l’étranger constituent ainsi un prêt sans intérêt aux États-Unis, soit une économie de 10 à 20 milliards de dollars par an. Cela réduit les risques de change pour les entreprises états-uniennes. Ainsi la politique monétaire de l’Amérique du Nord a un fort impact sur la situation financière (dette et commerce) des autres pays et particulièrement des pays du Sud.

Mais ce n’est pas tout. La domination du système financier international par les États-Unis et l’importance du dollar ont des conséquences politiques considérables renforcées par les règles d’extraterritorialité. Ils ne se privent pas d’en abuser pour maintenir leur hégémonie. Des sanctions ont touché des pays représentant plus d’un tiers de la population mondiale représentant 29 % du PIB mondial. En 2000, seuls quatre pays étaient directement visés. En 2023, plus de 20 le sont.

Sans compter les menaces et pressions ou les sanctions secondaires s’appliquant à ceux qui outrepassent les boycotts décidés par l’impérialisme hégémonique états-unien.

Bien évidemment, lors de cette audition, la Chine a été ciblée pour oser vouloir utiliser le yuan dans ses échanges commerciaux et pour contracter des accords d’échanges de devises. D’autant que la Chine réduit ses actifs en dollars, notamment les bons du Trésor descendus à leur plus bas niveau depuis 2010 (réduction de 174 milliards de dollars en 2022), alors que son stock d’or croît régulièrement.

Mais les sanctions, décidées unilatéralement par les États-Unis, ne font que susciter la méfiance et l’opposition des nombreux pays, hors du bloc occidental, émergents ou en développement. Ils peuvent un jour ou l’autre en être victimes. Raison pour laquelle la majorité des pays ne boycottent pas la Russie.

Ainsi l’utilisation du dollar en tant qu’instrument de politique étrangère pour peser contre la souveraineté d’un pays ajoutée aux privilèges exorbitants du dollar conduit nombre de pays à accroître leurs échanges ou prêts en devises nationales. La dédollarisation et le développement d’un système de paiement international qui ne soient pas sous la coupe des États-Unis sont des recommandations importantes du dernier sommet des Brics, un événement majeur de la situation internationale.

Mais, alors que les pays émergents et en développement représentent près de 85 % de la population mondiale, on peut s’étonner que ces questions soient si peu prises en compte dans les programmes politiques des partis de gauche des pays avancés et notamment en France.

 

  publié le 9 juillet 2023

Mort de Nahel : un comité de l’ONU exige une enquête « approfondie et impartiale »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Suite à la mort de Nahel, une instance de l’ONU a publié une déclaration qui estime que la France doit lutter contre les discriminations raciales aux causes « structurelles et systémiques » dans la police. Par sa réponse, le Ministère des Affaires étrangères se retranche dans le déni.

Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a rendu vendredi une déclaration sévère contre la France, suite au décès de Nahel M., 17 ans, tué d’un tir policier suite à un refus d’obtempérer, à Nanterre, le 27 juin dernier. Le Cerd, composé de dix-huit experts indépendants (juristes, politistes, diplomates, etc.) « demande instamment » une enquête « approfondie et impartiale » et que les auteurs présumés, « s’ils sont reconnus coupables », soient sanctionnés « à la mesure de la gravité du crime ».

Si elle regrette également « le pillage et la destruction de biens privés et publics », l’instance chargée de veiller au respect de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale se livre à un véritable réquisitoire concernant la politique de Paris en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières. Elle déplore ainsi « les informations faisant état d’arrestations et de détentions massives de manifestants » et invite à respecter « le principe de proportionnalité et de non-discrimination lors de la lutte contre les protestations et les manifestations de masse ».

Pour le Quai d’Orsay, la déclaration du Cerd est « excessive »

Le Cerd recommande en outre aux autorités « de s’attaquer en priorité aux causes structurelles et systémiques de la discrimination raciale », notamment au sein de la police. Elle relève la pratique d’un « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires », touchant particulièrement les personnes d’origine africaine et arabe et demande que les autorités françaises adoptent une législation prohibant ces pratiques.

Le Quai d’Orsay, qui publie régulièrement des communiqués sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans d’autres pays, n’a pas goûté de se voir rattrapé par la patrouille. Le Ministère des affaires étrangères a répondu par un communiqué « contester » les propos de la déclaration du comité onusien « qu’elle juge excessifs ». Quand bien même Cerd, dont ce n’est pas la mission, a bien pris soin de déplorer les atteintes aux biens publics et privés, le Ministère fait diversion en disant déplorer « l’oubli des violences injustifiables commises ces derniers jours contre les forces de l’ordre, les élus, les services publics, les commissariats, des écoles, des centres sociaux et de soins ». Pour Paris, « toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée ».

Le Quai d’Orsay rappelle que le « profilage ethnique » est interdit en France et que des mesures ont été prises en vue de lutter contre les « dérives de contrôles dits au faciès ». Il vante également un niveau de contrôle interne et externe des forces de sécurité «  tels que peu de pays en connaissent ». La politique menée par les dirigeants du pays des droits de l’homme reste « circulez, il n’y a rien à voir ».

 

  publié le 5 juillet 2023

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Julien Chevalier sur https://lvsl.fr

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.


 

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! -des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Yanis Varoufakis –L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

 

Yanis Varoufakis –Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. Yanis Varoufakis –

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Yanis Varoufakis –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Yanis Varoufakis –Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Yanis Varoufakis –Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.

  publié le 4 juillet 2023

Cisjordanie : à Jénine, la punition collective contre la résistance

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne, qualifiant la grande ville du nord de la Palestine et son camp de réfugiés de « nid à frelons », a démarré une opération militaire terrestre et aérienne faisant 8 morts. Ces tentatives pour éradiquer le combat contre l’occupation ne réussiront pas, prédit le directeur du Théâtre de la Liberté de Jénine, Mustafa Sheta.

La ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, ont été une nouvelle fois la cible de l’occupant israélien. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée a frappé la localité avec des drones dans ce qui s’avère l’une des plus grandes incursions en Cisjordanie en vingt ans. Le bilan est là, lourd.

Neuf personnes ont été tuées et au moins cent blessées, dont vingt dans un état grave, alors que les affrontements se poursuivaient lundi. Un porte-parole de l’armée a déclaré que l’offensive durerait aussi longtemps que nécessaire. « Une opération ne se termine pas en un jour », a déclaré à la radio de l’armée Israël Katz, membre du cabinet de sécurité et ministre de l’Énergie.

Selon le témoignage d’habitants que nous avons pu recueillir par téléphone, les drones étaient clairement audibles au-dessus et les bruits de tirs et d’explosifs résonnaient dans toute la ville. Au cours de la matinée, au minimum six drones ont été déployés autour de Jénine et du camp adjacent, une zone densément peuplée abritant environ 14 000 réfugiés dans moins d’un demi-kilomètre carré.

« C'est une vraie guerre. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp »

« Ce qui se passe dans le camp de réfugiés est une vraie guerre, a expliqué à Reuters Khaled Alahmad, chauffeur d’ambulance palestinien. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp. Les cinq à sept ambulances que nous conduisions revenaient à chaque fois pleines de blessés. »

Durant l’opération, les bulldozers blindés israéliens ont labouré les routes du camp, interrompant l’approvisionnement en eau de la ville. À tel point que la municipalité a lancé un message aux habitants via les ondes d’une radio locale : « Nous appelons tous les habitants de Jénine et de son camp à rationaliser la consommation d’eau et à conserver les quantités disponibles, en raison de la destruction massive et délibérement brutale par les forces d’occupation sur les principales lignes du réseau d’approvisionnement et qui a empêché les équipes de travailler. Nous vous demandons également de préserver ce que vous avez de fournitures ménagères en raison du siège mené par les forces d’occupation contre la ville et son camp. »

L’armée israélienne a déclaré que ses forces ont frappé un bâtiment qui servait de centre de commandement pour les combattants des brigades de Jénine. Une opération qu’elle a décrite comme un vaste effort de contre-terrorisme visant à détruire les infrastructures et à empêcher les militants d’utiliser le camp de réfugiés comme base. En réalité, il s’agit bien d’une opération contre la résistance palestinienne dans laquelle on retrouve toutes les composantes politiques. Ces brigades ont d’ailleurs riposté contre les soldats israéliens et même abattu un drone.

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée se multiplient en Cisjordanie alors que les colons organisant des pogroms et des descentes armées dans les villages

Comme chaque fois, le Théâtre de la Liberté de Jénine a été la cible de l’armée d’occupation, raconte à l’Humanité son directeur, Mustafa Sheta : « Ils visaient un groupe de familles du camp, qui avaient décidé de s’abriter dans le théâtre à cause des tirs et des bombardements. Le message est clair : ils veulent punir l’incubateur populaire de la résistance à Jénine et dire à la société israélienne qu’elle peut compter sur l’armée et ses capacités de dissuasion. »

Le vice-gouverneur de Jénine, Kamal Abu Al Rub, contacté par téléphone, a dénoncé l’armée israélienne qui « cible non seulement les gens, mais aussi l’infrastructure du camp. Il s’agit d’une punition collective pour tous les résidents de Jénine, et en particulier les réfugiés. Ce sont les Israéliens qui pillent nos régions et nos foyers. Et nous avons le droit de défendre notre dignité et notre honneur parce que nous sommes les propriétaires légitimes de ces terres. »

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée dans des villes telles que Jénine se déroulent régulièrement en Cisjordanie alors que les colons multiplient les pogroms, organisant des descentes armées dans les villages. Ailleurs, comme au sud de Hébron, les écoles palestiniennes reçoivent des ordres de démolition pour permettre l’extension des colonies. Pour Ofer Cassif, député communiste israélien, « ceux qui envahissent les villes occupées et les camps de réfugiés en Cisjordanie sont les criminels et les terroristes ! Ceux qui luttent contre les envahisseurs pour la libération sont des combattants de la liberté ».

« Les tentatives de l’occupation pour éradiquer la résistance à Jénine ne réussiront pas. Leurs prédécesseurs ont échoué en 2002, souligne Mustafa Sheta . Ces actions ne serviront qu’à créer une nouvelle génération qui reprendra le flambeau de la résistance transmise par ceux qui l’ont précédée, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nos enfants le feront à l’avenir. C’est une quête incessante, motivée par l’aspiration à reconquérir notre terre et à restaurer la dignité de chaque être humain. »


 


 

Cisjordanie : à Masafer Yatta, une petite école face à la violence de la colonisation israélienne

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Dans cette zone semi-désertique du sud d’Hébron, l’établissement d’Um Qussa est sous le coup d’un ordre de destruction imminente. La population en appelle à la communauté internationale

Masafer Yatta (sud d’Hébron, Cisjordanie occupée), envoyée spéciale.

À l’ombre du préau de la petite école de Khirbet Um Qussa, juchée sur l’une des crêtes pelées des collines de Masafer Yatta, la chaleur accablante devient soudain plus supportable. À perte de vue, le paysage ici se décline entre terres et rocailles.

Antichambre du Néguev, c’est dans cette zone semi-désertique du sud de la Cisjordanie que vivent et que résistent à l’occupation israélienne 2 500 Palestiniens, agriculteurs et éleveurs, jadis nomades, désormais sédentarisés dans une douzaine de villages alentour.

« Avant, les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres, beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans. »

L’école est flambant neuve, sortie de terre en 2020, puis agrandie en 2021 et 2022, financée notamment par des ONG. Elle assure l’instruction d’une soixantaine d’élèves,  »qui n’ont pas d’autre endroit pour apprendre« , explique Youssef, directeur et professeur d’Um Qussa.

»Avant sa construction, poursuit-il , les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres de là, dans une autre école de la région, et beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans.«  Alors, pour édifier le petit établissement, tous les propriétaires du coin ont donné une partie de leurs terres.

Et parce que l’hôpital le plus proche est à Hébron, à 35 kilomètres au nord, un dispensaire y a été accolé, pour répondre aux besoins de santé de ces populations isolées.

Pourtant, c’est le spectre des bulldozers de l’armée israélienne qui plane sur le destin d’Um Qussa, depuis qu’en ce dimanche 18 juin l’école a reçu un ordre de démolition imminente, le troisième depuis 2020, émis par l’administration civile de la Cour martiale israélienne.

Motif : la région de Masafer Yatta a tout entière été décrétée  »zone de tir 918«  par Israël en 1981. Exécutoire sous un mois, cette décision sert avant tout de prétexte à la récupération des terres palestiniennes. Si l’ordre est appliqué, Um Qussa deviendra le troisième établissement scolaire détruit par l’armée d’occupation en moins d’un an, quelques mois à peine après l’école d’As-Sfai, déjà à Masafer Yatta, démolie froidement en octobre.

« Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte et de récupérer notre terre. »

Sami est né dans cette région aride de la Palestine occupée, il y a tout juste vingt-cinq ans. Membre du comité de résistance populaire, il raconte la violence des raids de colons, la pression constante de l’armée israélienne, les intimidations et les humiliations quotidiennes :  »Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte, de récupérer notre terre« , explique le jeune homme.

Et pour y parvenir, Israël construit des routes, interdites à la circulation pour les Palestiniens. Au début des années 1980, la route 317, qui serpente entre les collines de Masafer Yatta, a ainsi permis à l’occupant de créer des ponts entre ses colonies en isolant les villages palestiniens.

Depuis, dénonce Sami, cette route fait office pour Israël de deuxième frontière, doublant celle de 1948 à l’intérieur des terres palestiniennes. Artifice inique qui a justifié, il y a un an, l’établissement d’un ordre d’expulsion émis contre 8 des 12 communautés de Masafer Yatta. 1 300 Palestiniens, depuis, vivent dans l’angoisse d’un déplacement forcé. Dans la région, les démolitions, visant des habitations et les infrastructures publiques, se multiplient et s’accélèrent.

»Chaque matin, les enfants me demandent si l’école va être détruite« , déplore Youssef. Le directeur d’Um Qussa marque une courte pause. Puis reprend :  »Si cet ordre est exécuté, c’est une tragédie. Qu’ont-ils fait, ces gamins, pour mériter que leurs droits soient à ce point niés ? Quelle est leur faute ? Ils vont être condamnés à l’analphabétisme.«  L’homme, alors, pointe le doigt vers l’horizon.  »Là, à 5 kilomètres d’ici, il y a une colonie israélienne, dans laquelle se trouvent une école et même… une piscine.« 

Au-delà du seul sort de la petite école, c’est la machine infernale de la colonisation que les comités de résistance populaire locaux et les organisations de solidarité internationales mettent au centre de leur viseur.  »Aujourd’hui, en Palestine, le bruit de la craie sur le tableau noir risque d’être remplacé par le claquement des balles de l’occupation« , dénonce l’Association de jumelage entre les villes françaises et les camps de réfugiés palestiniens. La communauté internationale et les réseaux humanitaires doivent assumer leurs responsabilités, intime enfin Youssef l’instituteur, et agir auprès du gouvernement israélien. » Sans quoi le rouleau compresseur de l’occupation atteindra d’autres régions, d’autres villages, d’autres écoles aussi.

<  publié le 28 juin 2023

Dernière chance pour sauver Assange et sauvegarder la liberté de la presse

sur www.humanite.fr

Un dernier appel a été déposé, en juin, auprès de la Haute Cour britannique par Julian Assange contre son extradition vers les États-Unis. Un concert de soutien au journaliste australien et fondateur de WikiLeaks aura lieu, le lundi 3 juillet, à la Maroquinerie. La présidente de la Fédération internationale des journalistes, Dominique Pradalié, condamne l'acharnement et le coup porté à la liberté de la presse.

Dominique Pradalié, Présidente de la Fédération internationale des journalistes

Au cours des dix dernières années, la « chasse » à Julian Assange m’a consumée d’anxiété - à la fois pour le fondateur de WikiLeaks lui-même et pour tous les autres journalistes qui souffriraient de sa condamnation. Son appel contre l’extradition ayant été rejeté, les voies juridiques qui s’offrent à lui pour s’opposer à l’extradition sont de plus en plus réduites.

Il y a peut-être un espoir à la Cour européenne des droits de l’Homme, mais ce n’est jamais garanti compte tenu des délais. Une résolution du Conseil de l’Europe pourrait encore permettre l’abandon des poursuites, mais il faudra du courage aux États membres.

Il est tout aussi probable que la prochaine audience de Westminster soit peu médiatisée et, nous apprendrons, quelques instants plus tard, qu’Assange a été embarqué dans un avion à destination des États-Unis. Selon toute vraisemblance, il sera alors condamné à la prison à vie.

Ainsi, alors que ce grotesque jeu du chat et de la souris a visiblement atteint un moment décisif, je me vois contrainte de lancer un appel à l’aide. Si vous pensez avoir le droit d’être informé des décisions prises en votre nom, faites entendre votre voix maintenant !

L’emprisonnement d’Assange aux États-Unis aurait pour effet d’étouffer la presse sous toutes les latitudes et à tous les points cardinaux. Sa persécution a déjà rendu nerveux les journalistes qui utilisent des documents classifiés pour documenter leurs reportages. Si la porte de sa cellule se refermait pour 175 ans, quel journaliste oserait contrarier le gouvernement américain, quelles que soient les preuves de malversations qui lui tomberaient sous la main ?

Il s’agit d’une affaire pleine de complications trompeuses, de récits contradictoires et de préjugés qui se font passer pour du bon sens. Les opinions sont faussées par les prises de position sur la guerre en Irak, les inquiétudes concernant la conduite contestée d’Assange en Suède et la méconnaissance de la neurodiversité.

Dans un tel contexte de conjectures, il est essentiel de s’en tenir aux faits concrets.

Au premier rang de ces faits figurent les diverses raisons pour lesquelles les États-Unis cherchent à poursuivre M. Assange. Toutes sont liées à la publication des « carnets de guerre » de l’Irak et de l’Afghanistan, vastes décharges d’informations contenant des détails opérationnels généralement de qualité médiocre sur ces conflits. Les accusations qui en découlent se fondent sur la loi sur l’Espionnage (Espionnage Act), dont le libellé est vague (ironiquement, il s’agit de la même loi en vertu de laquelle Donald Trump est actuellement poursuivi).

Le dossier contre Assange se résume à ceci. Il a recherché une source confidentielle qui détenait des preuves significatives de ce qu’il considérait comme des actes criminels commis par l’armée américaine, notamment le fait d’avoir abattu des civils et des journalistes depuis un hélicoptère de combat en Irak. M. Assange aurait aidé cette personne à retirer discrètement ces documents et à les transmettre, par l’intermédiaire de WikiLeaks, à des éditeurs qui révéleraient au monde entier des actes criminels graves.

Pour moi, il est évident qu’il s’agit là d’actions couramment entreprises par les journalistes d’investigation. Une grande partie du journalisme de référence s’est appuyée sur ce processus : la thalidomide, les dépenses des députés, les Panama Papers, et bien d’autres choses encore. La société compte sur les journalistes à l’origine de ces reportages pour mettre en lumière la corruption et les actes répréhensibles, et ce seraient pourtant eux qui ressentiraient le plus l’impact des poursuites engagées contre Assange.

Si un journaliste australien, qui a publié en Europe, devait être poursuivi par un tribunal américain selon une loi interne de ce pays, qui dans ce monde oserait mécontenter l’administration américaine ?

En observant ce processus depuis la France, je suis frappée par le changement constant d’opinion à l’égard d’Assange. Il a bénéficié d’une brève période de notoriété, lorsque les principaux organes de presse du monde entier faisaient la queue pour utiliser ses informations.

Il a été « l’homme de l’année » pour Le Monde en 2011.

Mais après la publication en 2010 des carnets de guerre inédits - par une tierce partie échappant au contrôle d’Assange, soit dit en passant - il a connu un revirement complet. Ses anciens partenaires médiatiques l’ont abandonné, la Suède a cherché à le poursuivre et, en 2012, il s’est terré dans l’ambassade d’Équateur de Londres.

Son destin a chuté une fois de plus lorsque ses hôtes équatoriens l’ont abandonné en 2019 et qu’il a été emmené à la prison de Belmarsh, où il croupit toujours. Toutefois, depuis cette date et la publication des accusations portées par les États-Unis, le soutien est progressivement revenu. Ses anciens partenaires de presse ont revu leur position. La plupart d’entre eux ont publié des éditoriaux appelant à sa libération.

Lorsque j’ai discuté avec des personnes dans les rues de Londres le 8 octobre 2022 à l’occasion de la grande mobilisation pour sa libération, j’ai eu du mal à trouver quelqu’un ayant une opinion défavorable d’Assange.

Une série de preuves troublantes de la campagne menée contre l’Australien ont toutefois été mises au jour. Ses réunions avec ses avocats ont été placées sur écoute, des échantillons d’ADN ont été volés dans des couches de bébé et des plans ont été élaborés pour un « coup » des services secrets dans les rues de Kensington.

Les autorités australiennes, gouvernement et opposition, renforcées par une opinion publique, extrêmement favorable à Julian Assange, demandent la libération du journaliste.

Et pourtant, le gouvernement britannique reste les bras croisés, larbin consentant du ministère de la Justice américain apparemment inflexible.

Cette affaire me rappelle de plus en plus une célèbre injustice française, celle d’Alfred Dreyfus. Il s’agissait d’un officier de l’armée française condamné à tort pour un complot antisémite et emprisonné entre 1894 et 1906. Aujourd’hui, personne ne doute que Dreyfus a été effroyablement lésé par un establishment réactionnaire. Au tournant du dix-neuvième siècle, cependant, il n’y avait pas de sujet plus conflictuel en Europe. Des dizaines d’institutions françaises se sont divisées en de nouvelles organisations, partagées entre les dreyfusards et leurs opposants.

Comme beaucoup d’autres victimes d’injustices, je suis certain qu’un jour viendra où la persécution d’Assange semblera tout aussi absurde que l’affaire Dreyfus - ou Mandela, ou les Six de Birmingham.

Mais cela ne doit pas arriver - et j’espère que ce ne sera pas le cas. Sans une clameur des opinions publiques qui ramène le gouvernement britannique à la raison, nous risquons de passer les prochaines décennies à nous demander pourquoi nous n’avons pas parlé ? Si nous n’élevons pas nos voix pour résister partout où nous le pouvons, une injustice monstrueuse à l’égard d’un individu se dessine, ainsi qu’un coup sévère porté à la liberté de la presse.

Au nom des quelques 600 000 journalistes du monde entier que j’ai l’honneur de représenter, je vous demande de ne pas laisser cela se produire.

  publié le 27 juin 2023

Cisjordanie : plus de 85 attaques de colons enregistrées en une semaine

sur https://www.france-palestine.org/

Les responsables du renseignement israéliens préviennent que la poursuite des violences contre les villages palestiniens, dans les territoires occupés, pourrait rendre la situation incontrôlable.

La semaine dernière, les colons israéliens ont commis plus de 85 attaques contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée. Les services de sécurité israéliens alertent sur le fait que cette violence pourrait conduire à l’anarchie.

Le journal Walla News a cité un représentant de la sécurité israélienne ce lundi, qui déclarait que le « crime nationaliste » perpétré par les colons les rapproche d’une situation « hors de contrôle ».

« Sur le terrain, il y a une impression de perte de contrôle », a déclaré à Walla News un responsable de l’armée.

Depuis mardi dernier, les colons israéliens se déchainent dans les villages palestiniens des abords de Ramallah et Naplouse.

Au moins un Palestinien a été tué au cours d’une attaque et une dizaine de personnes ont été blessées. Dans la majorité des cas, ces agressions consistaient en des incendies criminels contre des exploitations agricoles, des maisons et des voitures.

Des soldats israéliens ont été vus, soit en train de protéger des colons pendant les violences, soit en train de participer aux attaques.

Les agressions se sont encore intensifiées après que deux Palestiniens ont abattu quatre colons israéliens mardi.

Selon Walla News, 85 attaques ont été enregistrées depuis, dont 25 au cours du week-end.

Le chef du Shin Bet, l’agence israélienne de renseignement intérieur, et le chef d’état-major de l’armée, Herzi Halevi, ont décidé d’envoyer en renfort deux bataillons d’infanterie, une patrouille d’unités spéciales et un contingent de police militaire en Cisjordanie occupée.

« La police ne maîtrise pas vraiment la région et l’armée ne parvient pas à en prendre le contrôle », a déclaré une source de sécurité à Walla News.

Malgré une présence militaire suffisamment fournie en Cisjordanie, selon ce journal, la décision de renforcer les effectifs par des bataillons supplémentaires a été prise après qu’une analyse a conclu que la situation pouvait basculer vers une guerre.

« Habituellement, les crimes nationalistes [israéliens] durent un jour ou deux, mais pas plus », ont déclaré les responsables de l’armée. « Lorsque vous mettez le feu à une maison palestinienne où se trouve une femme âgée avec des enfants, vous augmentez les chances qu’un jeune homme de 20 ans sorte et commette une attaque. »

Terrorisme nationaliste

Les responsables américains et européens ont fait pression sur Israël pour qu’il mette au pas les colons, dont certains dirigeants siègent en tant que ministres au sein du gouvernement dirigé par Benjamin Netanyahu.

« On a pas le souvenir d’une période analogue, de condamnations unanimes, aussi bien dans la sphère privée que publique », a déclaré à Walla News un représentant.

« Cela embarrasse l’armée israélienne, le ministère de la défense et le gouvernement israélien. D’un instant à l’autre, on ne peut pas savoir ce qui va se passer, ça rend la situation dangereuse », a ajouté le responsable.

« La violence a atteint des endroits qui n’avaient jamais été touchés jusqu’à maintenant, comme Jéricho et Ephraïm [la colonie]. Des zones où il n’y a jamais eu d’incidents violents ».

Dimanche, des bandes de colons ont brûlé des récoltes dans la ville palestinienne de Turmusaya, au nord de Ramallah, quelques jours seulement après que le village ait été mis à feu et à sang. Au moins 30 maisons et 70 voitures ont été incendiées.

Samedi, des dizaines de colons ont déferlé sur plusieurs villages de Cisjordanie, attaquant des maisons palestiniennes dans des scènes qui ont été décrites comme un « pogrom » organisé.

Les chefs de la police, de l’armée et du Shin Bet ont publié samedi une déclaration dénonçant les attaques comme étant de la « terreur nationaliste ».

article paru dans « Middle East Eye », Ttaduit par : AFPS

  publié le 24 juin 2023

Traité UE-Mercosur :
pourquoi
le discours de Lula
change la donne

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Le président brésilien, en visite à Paris, a expliqué qu’il n’était « pas possible » en l’état de ratifier le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les quatre pays d’Amérique du Sud, tout en affirmant que « d’ici la fin de l’année, une décision sera prise ».

C’est une bonne nouvelle pour les opposants au traité de libéralisation du commerce entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Le retour de Lula au pouvoir au Brésil, en début d’année, avait relancé les négociations pour aboutir à une ratification – la Commission européenne espérait qu’il soit finalisé en 2023. Mais, dans la dernière ligne droite, le président brésilien, qui y est pourtant favorable, a posé des conditions substantielles, susceptibles de retarder une éventuelle signature.

Le président brésilien, qui fait feu de tout bois pour remettre son pays sur la scène diplomatique après la parenthèse de la présidence de Jair Bolsonaro, s’est exprimé à ce sujet le 23 juin à Paris, au sommet pour un nouveau pacte financier. « Les traités commerciaux doivent être plus justes. J’ai très hâte de conclure un accord avec l’Union européenne. Mais ce n’est pas possible. La lettre additionnelle rédigée par l’UE ne le permet pas. […] Il est inacceptable que, dans une relation stratégique, une lettre additionnelle menace un partenaire stratégique », a-t-il déclaré.

Le poids lourd de la politique sud-américaine, âgé de 77 ans, faisait référence à un texte ajouté par la Commission européenne, portant principalement sur le climat, la biodiversité et la déforestation. Les pays du Mercosur ont annoncé travailler à une contre-proposition.

Mais, dans la presse brésilienne, Lula – qui a promis une « déforestation zéro » en Amazonie d’ici 2030, alors que sa politique environnementale est déjà mise à rude épreuve – a aussi posé des conditions importantes à une ratification, qui reviennent sur ce que le gouvernement Bolsonaro avait consenti en 2019 en faveur de la participation des entreprises européennes aux marchés publics brésiliens.

Lula revient sur l’héritage de Bolsonaro

Au nom de la réindustrialisation, il s’agit notamment de réserver un accès spécial et privilégié aux PME et aux entreprises innovantes brésiliennes, et d’exclure complètement la possibilité offerte aux entreprises européennes de concourir sur les marchés publics du système de santé unique brésilien.

Le sujet a été abordé lors d’une rencontre avec Emmanuel Macron le 23 juin : « Il y a un début de contrariété de la France avec l’accord, on en a parlé, a expliqué Lula lors d’une conférence de presse improvisée à l’Hôtel Intercontinental, à Paris (IXe arrondissement). Nous connaissons nos priorités respectives. Il doit défendre ses intérêts, nous aussi. [...] D’ici la fin de l’année, une décision sera prise. »

Pour rappel, le traité UE-Mercosur, qui avait fait l’objet d’un premier « accord de principe » à Bruxelles en 2019, avait été bloqué en raison de la présidence de Jair Bolsonaro, trop sulfureuse. Depuis le début d’année, le retour aux affaires de Lula, favorable au traité, a changé la donne. D’autant qu’en Argentine, la droite antipéroniste, pro-libre-échange, est donnée gagnante aux élections générales d’octobre. Le sommet UE-Amérique latine à Bruxelles, les 17 et 18 juillet, pourrait être l’occasion d’une annonce.

En posant ainsi des conditions de taille à la ratification, Lula fait espérer un échec des négociations à de très nombreuses organisations de la société civile française et brésilienne, dont le collectif Stop Ceta-Mercosur. « [Cet accord] accentuera la spécialisation primaire de l’économie des pays du Mercosur au détriment de la diversification économique. Les secteurs industriels brésiliens, l’agriculture familiale et paysanne, les petites et moyennes entreprises des pays du Mercosur – notamment en raison de l’ouverture des marchés publics – et les classes sociales moyennes et défavorisées des pays du Mercosur n’ont rien à gagner d’un tel accord si déséquilibré [...] », alertent-elles dans une tribune.

Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, il est convaincu d’une chose : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle.

Selon Maxime Combes, économiste spécialiste des politiques commerciales internationales, ces conditions posées par Lula « changent la donne » : « Ces mêmes sujets liés aux marchés publics ont déjà fait dérailler des négociations sur cet accord quand Lula était président, dans les années 2000, explique-t-il à Mediapart. Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, des acteurs industriels, il est convaincu d’une chose, même s’il en a rabattu sur ses positions idéologiques de base pour être élu face à Bolsonaro : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle. Or, un des principaux outils, pour le Brésil, ce sont les marchés publics. Il s’oppose frontalement à ce que Bolsonaro avait accepté en 2019. »

Lula n’est cependant pas formellement opposé à l’accord. Il défend même le libre-échange face au protectionnisme – manière aussi de donner des gages à la droite bolsonariste, une réalité électorale avec laquelle il doit composer : « Si nous pouvons parler avec nos amis de gauche pour qu’il y ait un accord, nous allons le faire. Il faut convaincre. Ce n’est pas le protectionnisme qui va nous aider », a-t-il déclaré en conférence de presse. « Les pays riches sont revenus au protectionnisme, et on voit la pauvreté grandir sur tous les continents », lançait-il aussi dans son discours le 23 juin.

Une divergence avec LFI

Avant de rencontrer Emmanuel Macron, Lula s’était entretenu avec Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot, dirigeant·es de La France insoumise (LFI). En dépit de sa relation amicale avec Lula, Jean-Luc Mélenchon, qui lui avait rendu visite en 2019 lorsqu’il était en prison, diverge donc de sa position à ce sujet. LFI avait d’ailleurs voté contre une résolution sur l’accord UE-Mercosur à l’Assemblée nationale qui, quoique critique, était jugée insuffisante, et était même accusée de préparer le terrain à un feu vert français. 

Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a brièvement rapporté cette rencontre, qualifiant le Mercosur de traité « néfaste pour l’industrie brésilienne », « inégal et brutalisant ». « Il faut avoir en tête que, même si Lula comprend les limites du libre échange, l’économie brésilienne est basée sur ça : c’est une économie basée sur l’extraversion, l’exportation des matières premières et des produits agricoles. Il est convaincu qu’il faut en changer. Il fixe donc des conditions telles à l’accord, pour protéger l’industrie brésilienne, qu’il a plus que du plomb dans l’aile », estime le député LFI Arnaud Le Gall, membre de la commission des affaires étrangères.

Toutefois, Lula est clairement sur une position de renégociation du traité, qu’il espère conclure, alors que LFI juge qu’« un accord de libre-échange vertueux, ça n’existe pas », comme l’expliquait Aurélie Trouvé à Mediapart. « Il y a des points de désaccord avec Lula sur le Mercosur, convient l’historienne spécialiste du Brésil Silvia Capanema, membre de LFI. A priori, le texte qui serait celui de l’UE est un accord de libre-échange traditionnel, dont les résultats peuvent être catastrophiques, alors que nous défendons le mouvement des travailleurs sans terre. A priori, le point de départ n’est pas le même pour nous. »

Pragmatique, Lula est cependant mis face à la nécessité de faire réexister le Brésil sur la scène géopolitique, après l’éclipse bolsonariste qui a beaucoup isolé le pays. « Il a besoin de replacer le Brésil au cœur de la géopolitique mondiale, et de pouvoir négocier avec les uns et les autres pour se créer une autonomie au niveau sud-américain », analyse Maxime Combes. D’où son besoin d’un accord avec l’UE.

publié le 23 juin 2023

Nouveau pacte financier :
la fausse promesse
d’une finance au service
du développement

Benjamin König, Marion d'Allard et Bruno Odent sur www.humanite.fr

Le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial s’ouvre, ce jeudi, à Paris. Si les attentes des pays du Sud sont très fortes, leurs espoirs risquent d’être vite douchés.

Emmanuel Macron pouvait-il choisir meilleur symbole que ce Palais Brongniart, construit selon la volonté de Napoléon Ier pour accueillir la Bourse, afin d’accueillir ce sommet « pour un nouveau pacte financier mondial » ?

Ces 22 et 23 juin, le chef de l’État tente de recoller les morceaux avec les pays du Sud global, chaque jour davantage déçus des promesses non tenues alors qu’ils se retrouvent en première ligne face à la pauvreté et aux conséquences d’un changement climatique dont ils ne sont pas responsables.

Un sommet annoncé et organisé par Emmanuel Macron et Mia Mottley, première ministre de la Barbade devenue figure incontournable des discussions climatiques et financières mondiales, parfois citée pour être la prochaine secrétaire générale de l’ONU. L’actuel, Antonio Guterres, est arrivé à Paris, en compagnie des dirigeants de 40 organisations internationales et 120 ONG.

Et surtout une centaine de chefs d’État et de gouvernement venus d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique, notamment Lula (Brésil), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud) ou Macky Sall (Sénégal).

À l’origine, l’ambition environnementale

Du beau monde donc, mais pour quel objectif ? Comme à son habitude, Emmanuel Macron se veut emphatique : « Nous frapperons fort » avec « un nouveau consensus » à propos de « la lutte contre la pauvreté, la décarbonation de notre économie et la protection de la biodiversité », en réformant « nos infrastructures comme la Banque mondiale, le FMI, les fonds publics-privés ».

Initialement, ce sommet était une promesse du chef de l’État et de Mia Mottley, à la suite de la COP27 en Égypte, en novembre dernier, pour « travailler avec nos partenaires sur un nouveau pacte financier avant la prochaine COP », prévue à partir du 30 novembre à Dubaï. Mia Mottley, sur ces points, est à l’avant-garde du combat : « Les États les plus vulnérables ont souvent pris leur indépendance après la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, dont le fonctionnement est anachronique, hérité de l’ordre colonial », déclarait-elle à la tribune de l’ONU, en septembre 2022.

Une tribune à laquelle le premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, avait également déclaré après que son pays avait été touché par des inondations dramatiques : « Les Pakistanais n’ont pas créé cette crise dont ils sont les victimes. »

Les promesses en l’air des principaux pollueurs ont lassé peuples et dirigeants des pays pauvres. Qui se détournent de plus en plus des pays du Nord, lesquels s’étonnent – entre autres – de les voir s’abstenir lors des votes sur la guerre en Ukraine. « Ce n’est pas que le narratif russe soit attractif, c’est que le narratif occidental refuse de reconnaître les abus et les disparités dans la façon de traiter les États issus de leurs anciennes colonies », avait martelé Mia Mottley. Pour Emmanuel Macron, une énième rodomontade ne suffira pas.

Un sommet pour réconcilier le Nord et le « Sud global » ?

L’ordre du jour du sommet de Paris a évolué en cherchant à y intégrer tout l’enjeu de l’évolution des rapports Nord – Sud. Les institutions financières internationales, comme le FMI ou la Banque mondiale, telles qu’elles ont été définies après-guerre par les accords de Bretton Woods, s’avèrent aujourd’hui incapables de répondre aux besoins criants de la plus grande partie de l’humanité.

L’entrée en dissidence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est l’une des dimensions de cette nouvelle donne mondiale. Ces pays veulent se libérer d’une hégémonie du dollar aux conséquences insupportables qui s’ajoutent à la flambée des prix provoquée par la guerre en Ukraine.

La brutale augmentation des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale états-unienne (Fed) a accentué leurs difficultés à financer leurs investissements les plus basiques, non seulement pour la transition écologique mais aussi pour l’alphabétisation, l’éducation ou la santé. Leurs banques centrales contraintes de suivre la Fed en augmentant leurs taux étouffent l’activité.

Ainsi, quand la banque centrale brésilienne est contrainte de faire culminer, depuis le début de l’année, ses taux d’intérêt à plus de 13 %, tout emprunt prend forcément des dimensions dissuasives. Au grand dam du président Lula, nouvellement élu, désireux de mettre en œuvre une politique économique expansive pour lutter contre la pauvreté endémique.

Emmanuel Macron avance une hypothétique réforme de ces institutions de Bretton Woods pour tenter d’amadouer le Sud. Le sauvetage, non pas du multilatéralisme, mais de l’architecture financière internationale sous influence de Washington et de ses alliés occidentaux, est ainsi recherché.

Quitte, pour le président français, à donner des gages en faisant proclamer, au début de la semaine, par la voix de sa ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, dépêchée à Pretoria, qu’il serait prêt à se rendre au sommet des Brics à la fin du mois d’août.

Un pont d’or aux financements privés

Un « choc de financement ». Voilà ce à quoi aspirent les organisateurs du sommet de Paris. « Il ne s’agit pas d’additionner les engagements financiers, mais de transformer le système », précise même l’Élysée. Mais, derrière la très haute ambition, la stratégie est assumée : mobiliser les fonds privés pour financer la transition, « faire venir le secteur privé sur des projets qui ont aussi des perspectives de rentabilité ».

Une sorte, en somme, de partenariat public-privé à l’échelle mondiale pour « réussir à produire plus d’argent sans mobiliser davantage de fonds publics », assume l’entourage d’Emmanuel Macron. Dans un contexte où les créanciers privés détiennent déjà une grande partie de la dette de certains États étranglés par les échéances de remboursement, où les grandes banques continuent d’investir massivement dans des projets climaticides qui aggravent la crise dont sont victimes les pays les plus vulnérables, ouvrir un peu plus les vannes de l’argent privé est un pari dangereux et alimente un cercle vicieux.

Certes, le secteur privé doit être mis à contribution. Mais cela passe avant tout par la taxation des multinationales superpolluantes et de leurs argentiers ainsi que par la lutte acharnée contre l’évasion fiscale, rétorquent les ONG.

Le dollar ou une vraie monnaie commune mondiale ?

L’extension de l’utilisation des droits de tirages spéciaux (DTS) est brandie par les organisateurs du sommet de Paris comme l’un des moyens de faciliter l’accès du Sud global aux financements si indispensables à son devenir.

Leur utilisation, devenue plus fréquente ces temps derniers, notamment à la faveur de la crise déclenchée par la pandémie de Covid, constitue déjà une entorse à l’orthodoxie des institutions de Bretton Woods dont le critère principal est le strict respect de la loi des marchés.

Les DTS, appuyés aujourd’hui sur un panier de monnaies constitué des principales devises internationales (dollar, euro, yen et yuan), donnent au FMI une capacité à faire crédit à des conditions plus avantageuses qu’en levant de l’argent sur les marchés financiers.

Paris voudrait étendre l’utilisation de cet instrument pour combler un peu le gigantesque déficit d’investissements qui assaille aujourd’hui le Sud, surendetté, miné par l’inflation et étranglé par les diktats du billet vert.

Les Brics pointent toutefois, à juste titre, les limites du procédé et continuent de faire valoir le besoin de créer entre eux une monnaie commune pour échapper au dollar et à ces attributions impériales.

Une alternative qui pourrait cependant ne pas déroger à une certaine logique de bloc en faisant émerger une zone placée sous la houlette de la devise la plus influente des Brics, le yuan chinois, à côté d’une zone dollar. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait en fait suggérer aux promoteurs français d’une utilisation élargie des DTS de pousser plus loin leur réflexion.

La monnaie du FMI peut devenir un instrument universel de développement, comme le proposa le chercheur communiste français, Paul Boccara. À condition d’émanciper les institutions financières internationales de la domination du billet vert, de changer donc leur fonctionnement de fond en comble, et non pas à la marge, comme le souhaite Emmanuel Macron.

Il reste que le débat autour du sommet parisien illustre la maturité de cette proposition pour l’émergence d’une vraie monnaie commune mondiale. Un outil universel décisif pour la maîtrise du climat comme pour le développement de toute l’humanité.

   publié le 22 juin 2023

Brésil. Comment Lula s’appuie sur la démocratie sociale pour gouverner

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Pour contrebalancer l’absence de majorité au Parlement, le président Luiz Inacio Lula da Silva organise la concertation avec les organisations syndicales ou de la société civile. Le chef de l’État, qui est à Paris, les 22 et 23 juin, reproduit cette démarche à l’international. 

Après quatre ans de destruction méthodique des institutions sous Jair Bolsonar o, de reculs sociaux et une ultime tentative de putsch des militants d’extrême droite en janvier, le président Luiz Inacio Lula da Silva a la lourde mission de redonner du souffle à une démocratie exsangue.

Le chef de l’État brésilien est de retour au pouvoir dans un contexte beaucoup plus tendu que lors de ses précédents mandats entre 2003 et 2011. « Nous avons gagné les élections à l’issue d’un processus complexe et d’un résultat serré. Ce qui montre l’enracinement de l’extrême droite. Maintenant, il faut gouverner avec un Parlement dont la composition nous est très défavorable », concède Wagner Caetano, secrétaire national aux relations politiques et sociales et homme de confiance de Lula.

Maintenir le lien entre le siège de la présidence et les mouvements sociaux

La mission a été spécialement créée afin de maintenir le lien entre le palais du Planalto et les mouvements sociaux, qui ont joué un rôle déterminant durant la dernière campagne électorale. Avec 136 députés de gauche sur 513, la marge de manœuvre est limitée.

Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application.

Faute de majorité au Parlement, l’idée est de s’appuyer sur la participation populaire afin de faire avancer les projets. Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application sous la houlette de Marcio Macedo, le secrétaire général de la présidence.

Pour s’assurer l’appui des mouvements organisés, priorité a été donnée, durant ces six premiers mois, à la relance par décret des grands programmes sociaux qui ont permis au Brésil de sortir de la carte de la faim et de l’extrême pauvreté sous les mandats de Lula et Dilma Rousseff.

Selon Wagner Caetano, « le but est de relancer un programme par semaine, comme ce fut le cas la semaine passée avec les pharmacies populaires. Lula a déjà averti que les premiers résultats de ces politiques devaient tomber dès le second semestre ». Cette volonté d’avancer rapidement est destinée à contrebalancer l’absence de majorité au Parlement.

Le « retour du Brésil » à l’international après des années de désengagement des instances multilatérales

Ce lien avec les mouvements sociaux se joue également à l’international. Si Lula a souvent annoncé « le retour du Brésil » après des années de désengagement des instances multilatérales, le nombre de ses déplacements depuis six mois témoigne de l’attente qu’il suscite.

Depuis le 21 avril, au Portugal, l’équipe de Lula a porté sur le continent européen la pratique de la concertation, comme ce fut le cas lors d’une rencontre avec la communauté ukrainienne pour une médiation de paix.

La démarche sera la même à l’occasion du sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris, ces 22 et 23 juin. En marge de chaque invitation officielle, l’ancien syndicaliste consacre un temps aux structures organisées afin de « prendre la température et de comprendre quelles sont les demandes des groupes locaux », explique un proche du président.

La démarche a valeur de clin d’œil à l’histoire alors que le Parti des travailleurs (PT) puise son origine dans les luttes sociales contre la dictature. Après sa réélection en octobre, « il y avait beaucoup d’attentes quant au type de relation que son gouvernement aurait avec les mouvements sociaux », précise le sociologue Emir Sader.

Les syndicalistes, un point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé

Ce dernier rappelle que, lors de son premier mandat, la nomination de libéraux et le maintien de l’ajustement fiscal hérité de son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso avaient privé Lula du soutien actif de certains pans de la société dont certaines voix se sont ajoutées à la critique active après une décennie de combats communs et malgré les avancées sociales. Leçon retenue.

Les syndicats servent également de point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé, qui maintient à dessein le taux directeur à 13,75 %. « Nous voulons occuper les rues, les hamacs et les champs dans tout le Brésil (…) afin que le programme qui a été choisi dans les urnes soit mis en pratique. Imaginez que le gouvernement fasse tous les efforts économiques pour générer des emplois et des revenus, alors que la banque centrale l’oblige à verser des fortunes aux grandes banques. Il est impossible de résoudre les problèmes des familles brésiliennes avec des taux d’intérêt aussi élevés », insistait, le 20 mars, João Paulo Rodrigues, membre du conseil national du MST, le Mouvement des sans-terre.

Il y a trois mois, l’organisation a remis au gouvernement un document intitulé « Surmonter la crise et reconstruire le Brésil » censé servir de base de discussion à 60 formations et être discuté au niveau des territoires.

  publié le 16 juin 2023

Espagne :
Podemos, sitôt défait,
sitôt remplacé ?

Entretien par Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Après des élections régionales et municipales emportées par la droite (et l’extrême droite), l’Espagne se prépare à des législatives anticipées. Comment la gauche, socialiste et radicale, peut-elle se sortir de cette situation épineuse ? On a causé avec Léo Rosell.

Léo Rosell est doctorant en histoire et sciences politiques, et il suit l’actualité politique espagnole, notamment pour le média Le Vent se Lève.

* * *

 Le 28 mai dernier, l’Espagne a joué à se faire peur. À l’occasion des élections régionales, Murcie, les îles Baléares, la Rioja, la Cantabrie, la communauté valencienne et surtout la région Aragon (bastion historique de la gauche) ont basculé à droite. Dans le même temps, lors des municipales, la droite est passée en tête, en pourcentage de votes à l’échelon national, de 22,6 à 31,5%. Les coups durs ayant été portés à Barcelone, Valence, Saragosse ou encore Séville. Les nostalgiques du franquisme de Vox s’installent, eux, un peu plus dans le paysage politique espagnol avec 7,2% des suffrages, faisant craindre de futures coalitions entre la droite et l’extrême droite.

Dans la foulée de ces élections locales, le premier ministre socialiste Pedro Sanchez – à la tête d’une coalition avec la gauche radicale – a annoncé la tenue d’élections législatives anticipées le 23 juillet prochain. Il espère ainsi prendre de court la droite qui espérait avoir encore quelques semaines supplémentaires pour installer sa campagne – bien qu’ils aient utilisé ces élections locales comme un vrai premier tour d’élections générales avec pour mot d’ordre de « mettre fin au sanchisme »...

La droite du PP, qui ne gouverne plus depuis 2018, a le vent en poupe. Mais les conservateurs auront sans doute besoin des voix de l’extrême droite s’ils entendent retrouver le pouvoir. Côté gauche de l’échiquier, Podemos, en grande difficulté puisqu’il tombe sous la barre des 5%, est littéralement en train de se faire remplacer par « Sumar », le parti de Yolanda Díaz, vice-présidente, ministre du Travail et figure principale de la gauche radicale espagnole. Cette dernière vient de réaliser une très large alliance entre tous les partis de gauche, dont Podemos, ce qui ferait progresser le bloc de gauche radicale selon les sondages. A contrario, les socialistes enregistrent un retrait d’une dizaine de sièges au Parlement. Difficile donc de dire si l’Espagne sera gouvernée par la gauche ou la droite d’ici quelques semaines…

 Regards. Comment analyses-tu les résultats des élections du 28 mai et plus particulièrement le résultat de Podemos ?

Léo Rosell : Il faut tout d’abord rappeler l’importance des élections municipales et régionales en Espagne. La marée électorale des « villes du changement » en 2015, comme Barcelone, Madrid, Valence, Saragosse ou encore Cadix, avait révélé la dynamique municipaliste issue de la gauche radicale et du mouvement des Indignés. Au contraire, les dernières élections ont permis de mesurer le déclin de ces formations. Alors qu’elles étaient censées réconcilier les citoyens avec la politique, elles ont progressivement perdu l’assise populaire qui leur avait permis de s’imposer, en ne cessant de s’éloigner des préoccupations portées par les catégories populaires. Le bilan sur des thèmes comme le logement, la gestion publique des ressources, les transports ou l’alimentation – thématiques centrales dans leur communication électorale – semble faible. Le rejet que ces formations suscitent aujourd’hui dans de larges secteurs de la société est à la hauteur des espérances qu’elles avaient suscité hier.

En ce sens, Podemos a autant pâti de sa participation gouvernementale, en étant une cible privilégiée de l’opposition de la droite, que des bâtons que la formation a tendu pour se faire battre. Déjà fragilisée dans l’opinion publique par des scandales et polémiques – bien souvent entretenus voire montés de toute pièce par la droite-extrême avec l’appui des médias conservateurs –, le parti a mis au cœur de son agenda politique des thèmes extrêmement clivants dans la société espagnole, et qui divisent fortement l’électorat populaire. La fameuse « loi transgenre » portée par Irene Montero, ministre à l’Égalité, a ainsi permis des progrès dans les droits des personnes LGBTQI+, mais a offert à l’opposition un moyen de focaliser l’attention médiatique sur ces débats. Or, en Espagne, une partie non négligeable de l’électorat traditionnel de la gauche, notamment du Parti socialiste (PSOE), reste très conservatrice sur ces questions, tandis que l’électorat de droite s’est sur-mobilisé. Ces élections ont donc rappelé qu’il persistait de l’autre côté des Pyrénées un électorat très réactionnaire, de plus en plus décomplexé depuis l’émergence de Vox sur les questions d’immigration, de nationalisme espagnol anti-catalan et anti-basque, sur l’anti-féminisme et les LGBTphobies. Sans parler des combats portés par le gouvernement pour la « mémoire démocratique », qui ont excité les nostalgiques du franquisme.

Ainsi, les mauvais résultats enregistrés par le PSOE apparaissent encore plus directement liés à une sanction contre la politique nationale menée par le gouvernement de Pedro Sánchez. Peut-être poussé par son aile droite qui aspire à un retour au bipartisme [1], le Premier ministre n’a pas tardé à réagir en convoquant dès le soir même des élections générales le 23 juillet prochain. De quoi éclipser la victoire électorale de la droite, mettre la pression sur la gauche radicale divisée entre Podemos et Sumar, et se recentraliser.

Enfin, la forte abstention au sein de secteurs favorables à la gauche, notamment la jeunesse, a été pointée du doigt par les responsables et les médias progressistes, sans jamais véritablement interroger les causes profondes de cette faible mobilisation.

« Ce n’est pas sur sa politique sociale que le gouvernement de gauche a été sanctionné par les électeurs – en tout cas de gauche –, mais davantage sur des enjeux liés à la guerre culturelle. Le bilan flatteur des ministères sociaux dirigés par Unidas Podemos, notamment celui du Travail de Yolanda Díaz, tend davantage à justifier la stratégie de participation initiée par Podemos qu’à l’enterrer. »

Le Monde ne mâche pas ses mots pour commenter ces résultats, parlant de « débâcle des socialistes et de Podemos » – sans jamais mentionner Sumar... À la France insoumise, on analyse cette défaite de Podemos comme suit : « Les résultats des élections manifestent l’impasse électorale où conduit la ligne de "normalisation" à la sauce Cazeneuve lorsqu’elle gagne le camp de la rupture », tweete le député Paul Vannier ; « Il y a eu un changement de braquet sur la volonté de rupture et de radicalité, ça se paie », juge quant à elle la députée Marianne Maximi. Ainsi, Podemos serait défait par son renoncement à la radicalité ?

Léo Rosell : Il est logique et bienvenu que cet échec interpelle la gauche française, mais encore faut-il que le constat soit posé justement. La politique sociale ambitieuse du gouvernement espagnol a été prise en exemple à plusieurs reprises par la Nupes lors de la séquence sur la réforme des retraites, pour montrer qu’une autre politique économique et sociale était possible en Europe, contrairement à ce que voulait faire croire la majorité présidentielle. Or, encore une fois, ce n’est pas sur sa politique sociale que le gouvernement de gauche a été sanctionné par les électeurs – en tout cas de gauche –, mais davantage sur des enjeux liés à la guerre culturelle.

D’ailleurs, lorsque l’on regarde de plus près la popularité des personnalités politiques, on remarque que Pedro Sánchez et sa vice-présidente et ministre du Travail, Yolanda Díaz, sont plébiscités dans les secteurs les plus progressistes de la population, tandis que Pedro Sánchez est en difficulté dans les secteurs centristes souvent considérés comme des pivots électoraux. C’est sans doute le signe que la politique menée par le gouvernement espagnol est plus appréciée par la gauche de la gauche que par le centre-gauche.

En ce sens, comparer la participation de la gauche radicale à une « normalisation à la sauce Cazeneuve » me semble d’autant plus contradictoire que, jusqu’à preuve du contraire, la Nupes a elle-même pour ambition à terme de gouverner, en réunissant l’ensemble des forces de gauche sur une base de rupture. Le bilan flatteur des ministères sociaux dirigés par Unidas Podemos, notamment celui de Yolanda Díaz, tend davantage à justifier la stratégie de participation initiée par Podemos qu’à l’enterrer.

Peut-on dire que la gauche radicale s’est muée chez Yolanda Díaz ? Son parti, Sumar, est-il la continuité de Podemos ? Que penser de l’accord de Sumar d’union de la gauche ?

Léo Rosell : On peut en effet dire que Sumar a permis de regénérer une dynamique capable de susciter un nouvel enthousiasme au sein de la gauche radicale. Issue d’Izquierda unida (IU, ancien Parti communiste espagnol) et indépendante de l’organisation de Podemos, Yolanda Díaz a pu capitaliser sur son image populaire et charismatique, de même que sur son bilan positif à la tête du ministère du Travail. L’adhésion rapide d’autres formations de la gauche radicale plus ou moins fâchées avec Podemos, comme Más País d’Iñigo Errejón, Compromís ou En Comú Podem d’Ada Colau, a permis à la force d’aller à la force. Le dernier sondage publié dans El Pais donnait 41 sièges à Sumar-Podemos en cas d’accord, contre 25 pour Sumar et seulement 3 pour Podemos en cas de division, avec en prime une majorité absolue assurée pour la droite.

« Sumar devrait demeurer la force hégémonique dans le camp du changement, avec une transversalité et une capacité de croissance bien plus fortes que Podemos. »

Cet accord forcé, trouvé in extremis, permet donc à Podemos de sauver les meubles, dans un bras de fer qui laissera des traces. 15 places lui ont été réservées sur les listes, dont 8 en position éligible, si le résultat des élections du 23 juillet est similaire à celui de 2019. Parmi elles, on retrouve la secrétaire générale Ione Belarra à Madrid ou la secrétaire à l’organisation Lilith Verstrynge à Barcelone, mais pas la ministre à l’Égalité Irene Montero ou le porte-parole Pablo Echenique, qui ont subi le veto de Yolanda Díaz. L’inconnu reste donc de savoir si Podemos s’en remettra dans les prochains mois. Mais dans tous les cas, Sumar devrait demeurer la force hégémonique dans le camp du changement, avec une transversalité et une capacité de croissance bien plus fortes.

Quel impact côté socialistes ? Pedro Sánchez espère-t-il gouverner sans la gauche radicale et, surtout, le peut-il ?

Léo Rosell : L’aile droite des socialistes espère pouvoir tirer profit d’un retour au bipartisme en se débarrassant du poids électoral et politique de la gauche radicale, ce qui aurait sans doute été envisageable en l’absence d’accord à gauche mais ne l’est plus autant depuis que l’accord a été signé.

Dès lors, compte tenu du rapport de force interne à la gauche, de la popularité de Pedro Sánchez plus marquée dans les secteurs idéologiques ancrés à gauche et enfin du poids des partis régionalistes – qui sont autant de partenaires nécessaires lors du vote de confiance du gouvernement –, il semble compliqué pour Pedro Sánchez de gouverner sans la gauche radicale.

Surtout si le résultat des élections est aussi serré que ce que prédisent les enquêtes d’opinion. À moins de négocier une abstention de la droite dans le cadre d’un gouvernement excluant la gauche radicale, mais la probabilité d’un tel cas de figure est évidemment très faible et serait dure à assumer politiquement.

Enfin, que peut-on dire sur le cas d’Ada Colau, maire emblématique de Barcelone qui vient de perdre son siège ?

Léo Rosell : Il illustre bien la difficulté pour les plateformes municipalistes, en l’occurrence Barcelona en comú, à incarner le changement sur le temps long. Issue des mobilisations pour le droit au logement et de la mouvance des Indignés, Ada Colau incarnait au moment de son élection en 2015 une figure de la vie associative, une citoyenne engagée qui allait renouveler la politique dans l’intérêt du plus grand nombre. Cette image a progressivement été écornée. Tout d’abord, à cause de politiques certes plébiscitées par les classes urbaines diplômées, notamment la mise en place des Zones de basses émissions (ZBE) et les travaux des superilles, mais au détriment des classes populaires et des habitants de la banlieue barcelonaise. À ce titre, la comparaison avec Anne Hidalgo est assez opérante, puisque cette politique d’aménagement l’a rendue extrêmement clivante au sein des électorats populaires, qui se sentent exclus, et conservateurs.

Un autre épisode qui a profondément abîmé l’image de Colau a été sa réélection en 2019. Alors que c’est traditionnellement le candidat arrivé en tête, en l’occurrence Ernest Maragall de la Gauche républicaine catalane (ERC, indépendantistes de gauche), qui est élu maire et doit composer une majorité municipale, Ada Colau, arrivée deuxième, a négocié avec les socialistes et Manuel Valls, candidat de Ciutadans, pour conserver son poste et empêcher que la mairie ne tombe aux mains des indépendantistes. Ces petits arrangements politiciens ont accru son impopularité dans le mouvement indépendantiste et ont suscité de vives critiques y compris dans son propre camp.

Encore ce mardi 13 juin, pour sortir du blocage politique créé par les dernières élections municipales, lors desquelles elle est arrivée troisième après Xavier Trias (Junts, indépendantistes de centre-droit) et le socialiste Jaume Collboni, Ada Colau a prôné sur TVE des « formules imaginatives », en proposant notamment au Parti socialiste catalan et à ERC un accord de majorité tripartite à gauche. L’idée était de s’accorder sur un pacte de gouvernement et que la fonction de maire tourne d’une année à l’autre entre Ernest Maragall d’ERC, Jaume Collboni du PSC et elle pour les comuns. Une proposition désespérée qui a essuyé dans la foulée un refus du PSC et qui n’a jamais vraiment été prise au sérieux par ERC non plus. Autant dire que son avenir à la mairie de Barcelone reste fort incertain…

Notes

[1] Alternance traditionnelle entre le PSOE et le parti de droite depuis la période de la Transition, en partie rompu par l’émergence de Ciudadanos, de Podemos et de Vox ces dernières années.

  publié le 13 juin 2023

Tunisie : chantage aux migrants en échange
d’un accord sur la dette avec le FMI ?

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

L’Italie et l’UE veulent imposer à Tunis la régulation des flux migratoires à partir de son territoire en échange de subsides. Un point d’achoppement : la suppression des subventions aux denrées essentielles et la privatisation d’entreprises publiques.

Ballet diplomatique inédit au palais de Carthage dans le contexte d’une crise économique que traverse la Tunisie. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, étaient en visite à Tunis, dimanche 11 juin, accompagnés de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui se déplaçait pour la deuxième fois en cinq jours.

La rencontre avec le chef de l’État Kaïs Saïed était placée sous le signe d’un «partenariat renforcé» assorti de promesses d’aides. Le pays est en effet asphyxié par une dette colossale à hauteur de 80 % de son PIB. Il ne peut plus faire face aux importations, dont il reste fortement dépendant, la population supporte des pénuries récurrentes de denrées essentielles, la farine, le sucre, le riz…

« Diktats étrangers »

«Il est de notre intérêt commun de renforcer notre relation et d’investir dans la stabilité et la prospérité (de la Tunisie), c’est pour cela que nous sommes là», a assuré Ursula von der Leyen. Elle a évoqué la perspective d’une «assistance macrofinancière qui pourrait atteindre 900 millions d’euros» et pas seulement. Bruxelles «pourrait fournir une aide supplémentaire de 150 millions d’euros à injecter dès maintenant dans le budget» tunisien, a ajouté la présidente de la Commission.

Ces promesses de coup de pouce de l’UE à un pays maghrébin enlisé dans des difficultés économiques ont toutefois des objectifs bien précis. Il s’agit avant tout d’accroître la pression sur le président Saïed afin qu’il cède aux exigences du FMI dans les négociations en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,75 milliard d’euros).

Le chef de l’État a jusque-là qualifié de «diktats étrangers» les conditions imposées de privatisation d’entreprises publiques et de suppression des subventions aux produits de première nécessité.

Un «marchandage» dénoncé par la société civile tunisienne

La question migratoire constitue l’autre enjeu. Première concernée, l’Italie est à la manœuvre pour imposer à Tunis, en contrepartie des aides, l’application du nouveau pacte de l’UE qui prévoit de refouler vers son territoire les migrants qui, ont seulement transité. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, 51 215 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, soit une hausse de 154 % en un an, dont 26 000 venus de Tunisie.

La partie n’est pas gagnée pour autant. «Nous refusons que notre pays soit réduit au rôle de simple gendarme», a affirmé le ­président Saïed samedi à Sfax, deuxième ville du pays. La société civile tunisienne, quant à elle, ne reste pas silencieuse face à ce qu’elle qualifie de «marchandages».

«L’objectif du gouvernement italien vise à faire de la Tunisie la gardienne de ses frontières, notamment pour les opérations d’interception des bateaux dans les eaux territoriales et leur transfert en Tunisie, et à favoriser une stabilisation superficielle du pays pour éviter que de plus en plus de Tunisien·nes ne le quittent» dénonce le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui réunit de nombreuses ONG.

Les visiteurs européens ont pris soin de fermer les yeux sur le climat répressif d’un autre temps entretenu par l’autocrate Kaïs Saïed. Les arrestations arbitraires de syndicalistes, d’opposants, de journalistes, de militants associatifs se multiplient.

 

publié le 12 juin 2023

Crise de l’eau en Guadeloupe :
L’ONU s’inquiète et
tance la France

sur https://www.blast-info.fr/

Dans un rapport sur les droits de l’enfance, l’ONU demande à la France de rétablir l’assainissement et l’accès à l’eau en Guadeloupe. Cette mise en garde humiliante pourrait ouvrir la voie à une condamnation. Pour seule réponse à ce coup de semonce, Paris envisage de fermer l’Office de l’eau dans l’île. La mesure pourrait être annoncée lors du comité interministériel des Outre-mer du 3 juillet. Révélations.

Dans le milieu des associations et des militants - les défenseurs de l’eau comme bien public -, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe. Et pour les habitants de la Guadeloupe, alors qu’au moins un quart de la population est privé d’un accès normal à cette ressource vitale depuis près de quinze ans, ce coup de tonnerre est une petite lueur d’espoir.

Une intrusion humiliante

Dans un rapport publié vendredi 2 juin, le Comité des droits de l’enfant (le CRC, Committee on the rights of the child) de l’ONU adresse en effet une sévère mise en garde à la France sur la situation dans l’île antillaise. A deux reprises dans ce texte, les experts onusiens pointent les défaillances du système de distribution et d’assainissement d’eau, mais aussi sa pollution.

Dans un chapitre consacré aux impacts du changement climatique sur les droits de l’enfance, le CRC fait ainsi part de sa préoccupation : « l'accès limité à l'eau potable et la pollution de l'eau par le chlordécone dans certaines parties des territoires d'outre-mer, en particulier en Guadeloupe, contribuent à la situation d'urgence en matière de santé publique. » Plus loin, le comité précise l’urgence. Il « attire l'attention » de la France « sur la cible 1.3 des objectifs de développement durable et recommande à l'État [d’]assurer aux enfants de métropole et d'outre-mer un niveau de vie adéquat, en particulier pour les enfants de Mayotte et de toute urgence [d’]approvisionner en eau potable la population guadeloupéenne dans l'attente de la remise en état effective et complète des réseaux d'eau et d'assainissement ». Le texte complète encore cette intrusion dans les affaires internes de la France en recommandant « [d’]accorder réparation et indemnisation de tous les enfants lésés, en particulier les enfants affectés par la contamination au chlordécone. »

Bonnet d’âne

Pour la France, la gifle est retentissante. C’est la première fois que l’ONU met un Etat devant ses responsabilités sur ce sujet, sous l’angle de la défense des droits de l’homme. Déjà, lors de sa session début mai sur l’examen des droits de l’homme en France, l’ONU avait émis quatre recommandations à Paris, listées comme une to do list qu’on adresserait à un mauvais élève : « Eliminer les interruptions de service d’eau potable en Guadeloupe, Martinique et Mayotte » ; « Proposer des solutions d’urgence de distribution d’eau potable pour pallier à ces interruptions de service » ; « Etablir, dans le cadre du plan Eau DOM, un plan d’intervention et de financement spécifique pour les populations non raccordées au réseau d’eau potable » ; « Etablir des mécanismes garantissant l’abordabilité des services d’eau potable et d’assainissement. »...

Si ces recommandations ne sont pas contraignantes, il s’agit néanmoins d’une victoire pour la Coalition eau. Depuis des années, ce regroupement d’ONG se bat pour inscrire à l’agenda des Nations Unies cette problématique et ses conséquences dans les territoires d’outre-mer. En juillet 2010, sous l’impulsion de l’ambassadeur bolivien Rubén Darío Cuellar, l’ONU a adopté une résolution sur le droit de l’homme à l’eau et l’assainissement.

« La France a désormais plusieurs mois pour se positionner sur ces recommandations, décrypte Edith Guiochon, chargée de plaidoyer de la Coalition. Elle doit dire si elle les accepte, c’est-à-dire qu’elle mènera des actions pour y répondre, ou si elle les note seulement, et dans ce cas-là elle ne s’engage pas à agir. C’est très peu contraignant mais ça rend visibles les enjeux tels que nous les percevons ».

En revanche, la recommandation du comité aux droits de l’enfant « n’est pas sujette à l’acceptation de la France ». La juriste Sabrina Cajoly en livre l’explication à Blast : « elle s’appuie sur la Convention des droits de l’enfant (le CIDE, traité adopté par l’assemblée générale des Nations Unies en 1989, ndlr), qui est directement invocable devant les juridictions françaises », souligne cette spécialiste de la défense des droits de l’homme, qui a travaillé pour l’ONU et le Conseil de l’Europe. Installée depuis 2019 en Guadeloupe à Saint-François, l’une des villes les plus touchées par les coupures d’eau, cette jeune femme, scandalisée par la situation, est à la manœuvre depuis plusieurs années pour amener l’ONU à se saisir du problème.

Militants et usagers face à un mur

Sabrina Cajoly fait également partie d’un petit groupe d’habitants qui a décidé de saisir le procureur de la République. Ils ont déposé plainte en février 2023 notamment pour « exposition d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Un qualificatif justifié à leurs yeux par les problèmes récurrents de potabilité, quand l’eau arrive aux robinets. Constitué par 5 personnes au démarrage, ce groupe, soutenu par l’association #BalancetonSiaeag, rassemble désormais 126 plaignants. 

Rien à attendre

La plainte, doublée en avril d’un volet complémentaire, a été transmise au parquet de Guadeloupe, qui dispose d’un pôle spécialisé dans les affaires d’environnement et santé. Mais selon un bon connaisseur des rouages de la justice dans l’île, « il n’y aurait rien à attendre de ce service, connu pour enterrer la plupart des procédures. »

Placée face à ses responsabilités par l’ONU, que va faire maintenant Paris ? Pour le moment, le gouvernement n’a pas réagi au rapport du Comité des droits de l’enfant. Interrogé par Blast, le ministère de l’Outre-Mer ne nous a pas répondu. Pratique mais guère surprenant tant la question de l’eau et de l’assainissement en Guadeloupe semble minorée par les services du ministère : le mois dernier, lors de l’audition de la France par ce même CRC, la représentante du ministère de l’Outre-Mer a osé affirmer qu’il n’y avait pas de problème de potabilité de l’eau. Vraiment ?

Pourtant, en Guadeloupe, l’Autorité régionale de santé (ARS) multiplie depuis des mois les interdictions de consommation de l’eau du robinet, dans plusieurs communes. Des restrictions imposées à cause de la pollution... Dernier épisode en date, pour n’en citer qu’un, à Gourbeyre, l’interdiction n’a été levée qu’au bout de quatre jours.

Comme expliquer ce déni de réalité ? Selon un haut-fonctionnaire parisien sollicité par Blast, il dit beaucoup des méandres de l’administration et de leurs effets euphémisateurs. Le circuit décrit est édifiant : « En région, détaille notre spécialiste, quand un service comme la DEAL (la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement, ndlr), qui s’occupe notamment des questions d’eau, fait un rapport, il n’est pas transmis directement au ministre : c’est le préfet en place qui juge d’abord de la nécessité de le transmettre ou non. S’il le fait, il atterrit à la direction du service en charge de la question, qui va réécrire le rapport puis le transmettre au conseiller du ministre en charge du dossier. Ce dernier va à son tour réécrire le rapport. Et d’une situation de crise, comme l’eau en Guadeloupe, on va arriver à une situation décrite comme étant en voie de progression, faisant ainsi croire au ministre que tout va bien ! »

Le Maire botte

Une première réponse au coup de semonce onusien aurait pu être apportée ce lundi 12 juin mais le comité interministériel à l’Outre-mer, initialement prévu aujourd’hui, a été reporté. On patientera donc jusqu’à début juillet. Mais, là-encore, les espoirs risquent d’être déçus. Interrogé par Blast lors de sa visite en Guadeloupe en mai, Bruno Le Maire a donné un aperçu de ce qui s’annonce : interpellé sur le sujet par nos soins, le ministre de l’Économie a botté en touche, insistant d’abord sur la situation budgétaire et financière compliquée du pays, tout en reconnaissant la nécessité de rétablir un fonctionnement normal des réseaux d’eau et d’assainissement.

D’ailleurs, selon les confidences recueillies en marge de cette visite dans l’île du numéro deux du gouvernement, la seule véritable mesure en discussion entre ministères concernés porterait non pas sur le financement d’un plan « Marshall » pour l’eau mais sur la suppression de l’Office de l’eau de Guadeloupe. « Il est totalement incompétent et prélève quelque 20% des recettes du SMGEAG, le nouveau syndicat de l’eau et d’assainissement », affirme une source locale, au sujet de l’établissement public.

Une accusation qui a le don de faire bondir Dominique Laban, son directeur. « Si le SMGEAG nous versait tout ce qu’il nous doit, rétorque-t-il, peu décidé à tendre l’autre joue, la somme globale s’élèverait à 9 millions d’euros. » A comparer avec les recettes du syndicat de l’eau - 74,9 millions d’euros en 2022. Et Laban de pointer du doigt la surproduction d’eau potable dans l’île : elle atteindrait actuellement 120 millions de m3 d’eau par an, base sur laquelle la taxe redevable à l’Office est calculée alors que 40 % seulement de ce volume arrivent jusqu’aux robinets des abonnés. « Si le SMGEAG a un directeur général délégué, c’est grâce à l’Office de l’eau qui prend en charge l’essentiel de son salaire », ajoute Dominique Laban, pour réchauffer un peu plus l’ambiance, électrique.

Le SMGEAG fuit

Le courroux du patron de l’Office se comprend. En effet, les problèmes financiers du SMGEAG n’ont rien à voir avec la taxe prélevée par son établissement : selon les comptes du syndicat, ses coûts d’exploitation s’élevaient en 2022 à 82,9 millions d’euros. Principal poste de dépense ? Les charges salariales, qui pèsent quelque 42 millions d’euros par an. Si un plan de réduction des effectifs - le syndicat emploie 500 agents -, à base de départs volontaires et du non remplacement des néo-retraités, a bien été prévu, il n’est toujours pas mis en œuvre. 

Par ailleurs, les organisations syndicales ont négocié un accord sur le temps de travail très favorable à leurs troupes, mais qui plombe un peu plus les comptes. Au SMGEAG, la pendule tourne vite : les heures de travail vont de 7 à 14 heures. Les fuites ne faisant pas de pause en début d’après-midi, les techniciens sont donc payés en heures supplémentaires ou d’astreinte (le double du tarif), quand le syndicat ne fait appel à des intervenants extérieurs. Autant de surcouts évitables si le président Jean-Louis Francisque, le maire de Trois-Rivières, avait pris conscience des conséquences financières d’un tel accord.

Mécaniquement, le poids des charges limite les capacité d’investissement, bien que le SMGEAG n’a à financer que 25 % du montant de ses investissements – un ratio plus que présentable. Pour le moment, le syndicat investit au maximum 50 millions d’euros par an dans les réseaux d’eau et d’assainissement. En interne, on espère porter cet effort à 80 millions d’euros l’an prochain. Mais les besoins d’investissement globaux sont estimés entre 2 et 3 milliards d’euros… 

Pour éviter au syndicat de couler complètement, le gouvernement a débloqué cette année une aide de 25 millions d’euros pour financer son exploitation. La même somme devrait être versée en 2024. Mais cette prodigalité n’a pas vocation à perdurer : selon nos informations, le gouvernement estime en effet que le SMGEAG devra se débrouiller tout seul à partir de 2025. Vu l’état de ses comptes et le niveau des impayés - officiellement près de 40 % des usagers, mais certainement plus en raison du nombre élevé de compteurs défaillants -, le crash financier ne pourra pas être évité.

Alors que la crise de l’eau s’est aggravée depuis le passage en Guadeloupe de la tempête Fiona, en septembre 2022, que 80 % des stations d’épuration ne sont pas opérationnelles et qu’elles déversent les eaux usées dans la nature, le pouvoir à Paris, sans doute aveuglé par des remontées d’informations peu fiables, n’a donc toujours pas pris conscience de l’urgence. De quoi renforcer un peu plus les inquiétudes de l’ONU et justifier le coup de semonce déclenché, via le Comité des droits de l’enfant. Mais surtout nourrir de futurs contentieux avec l’Union européenne, compte tenu de la nouvelle directive eau, récemment transposée en droit français. 

Le réseau d’eau brute agricole sans opérateur

Développé par le conseil départemental pour approvisionner les agriculteurs et particulièrement ceux de Grande-Terre, dans la partie Est, le réseau d’eau brute était jusqu’à présent le seul service d’eau de l’île à fonctionner normalement. Sa fiabilité en faisait un recours pour approvisionner également les usines de potabilisation construites par des collectivités locales en Grande-Terre. Mais à partir du 1er juillet, lui aussi va entrer dans une période d’incertitudes.

Marché infructueux

« L’appel à candidatures lancé pour renouveler la délégation de service public du réseau a été déclaré infructueux », a en effet annoncé à Blast Ferdy Louisy, le maire GUSR de Goyave, vice-président du conseil départemental chargé du dossier de l’eau. Un seul opérateur, l’actuel délégataire Karuker’O, filiale du groupe Suez, s’est porté candidat. Son dossier ne répondait pas en tous points aux exigences de l’appel à candidature. Sollicité, Suez ne nous a pas répondu.

Comme la délégation de service public (la DSP) en cours se termine fin juin (le contrat arrivait à terme en juin 2022 mais il a été prolongé d’un an, pour lancer une nouvelle procédure), Ferdy Louisy confie que le dossier est maintenant entre les mains de juristes, pour savoir comment organiser l’exploitation du réseau à partir du 1er juillet. Le maire de Goyave écarte pour le moment un retour en gestion directe. « Nos services ne sont pas prêts », indique-t-il.

Un nouvel appel à candidature devrait être relancé pour un contrat de DSP d’une durée de huit à dix ans mais la procédure pourrait prendre une année.

Ainsi, le réseau d’eau brute va voir sa gestion bouleversée alors que plusieurs dossiers majeurs rencontrent des difficultés ou sont en suspens : mise en exploitation du nouveau barrage Moreau (construit par le conseil régional, l’édifice est pénalisé par des problèmes de malfaçons), lancement des travaux pour une nouvelle retenue sur le territoire de la ville de Lamentin, création d’usines de potabilisation d’eau (au pied des retenues gérées par le département pour approvisionner le réseau de transport d’eau potable qui relie les deux parties de l’île, le feeder Belle-Eau-Cadeau... Autant de chantiers qui risquent de pâtir de l’échec de la procédure de renouvellement, et accuser à la sortie de nouveaux retards.

  publié le 12 juin 2023

Intégration régionale, libre-échange et « non-alignement » : entretien avec Cecilia Nicolini

Pierre Lebret sur https://lvsl.fr/

Le 8 juin, au Parlement européen, un sommet réunissait des membres du Grupo de Puebla (coalition de leaders de gauche d’Amérique latine) et du groupe des eurodéputés socialistes. Relativement alignés sur les questions touchant à l’écologie ou aux valeurs défendues, ils ont davantage divergé lorsqu’il s’est agi d’aborder les enjeux géopolitiques. Nous avons rencontré Cecilia Nicolini, secrétaire d’État argentine à la lutte contre le changement climatique. Avec elle, nous discutons de l’intégration régionale latino-américaine, du traité de libre-échange UE-Mercosur, ou encore de la posture de « non-alignement » revendiqué par son gouvernement. Entretien réalisé par Pierre Lebret.


 

LVSL – Comment concevez-vous l’intégration régionale ? Pensez-vous qu’elle doive s’opérer sur des fondements idéologiques minimaux ? Ou estimez-vous que la région est unie par une communauté d’intérêts suffisamment forte pour que l’on fasse abstraction de ceux-ci ?

Cecilia Nicolini – L’une des fonctions du Grupo de Puebla est de concrétiser cette intégration régionale latino-américaine, qui est en suspens depuis un certain temps. Comme région, nous souffrons du défaut d’intégration, qui est nécessaire face aux crises globales, par rapport auxquelles les États nationaux peuvent difficilement, seuls, apporter des réponses. Nous parlons depuis le Parlement européen, et nous fondons bien sûr sur l’expérience de l’Union européenne – en gardant à l’esprit ses déficiences, sa complexité et ses problèmes – comme espace commun.

En Amérique latine, cette intégration se décline d’une part via le marché commun, le MERCOSUR. C’est une dimension que l’on doit approfondir, qui est surtout économique en l’état, mais à laquelle on doit adjoindre un aspect social. Via l’UNASUR d’autre part. Comme membre historique de cette institution, l’Argentine a pour vocation de la réactiver. Il faut aller au-delà des questions idéologiques : une intégration institutionnelle qui prendrait en compte les divergences entre États-membres est tout à fait possible.

LVSL – La place du Venezuela fait toujours débat. Comment analysez-vous les frictions qui se sont produites à Brasilia, entre le président chilien Gabriel Boric et le président Lula ? Le premier avait critiqué la politique interne de Nicolas Maduro, le second s’était refusé à le faire, et considère Maduro comme un partenaire dans le processus d’intégration.

Cecilia Nicolini – Je crois qu’il y a une confusion quant aux espaces dédiés à ces débats. Le sommet réuni par Lula à Brasilia était destiné promouvoir l’intégration régionale, au-delà de la coloration idéologique des gouvernements. D’autres espaces qui permettent de débattre de ces questions idéologiques relatives à la politique interne des États. Le gouvernement chilien, en confondant ces deux espaces, entrave la possibilité d’une intégration plus institutionnelle…

Le conflit ukrainien nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises (…) de là la position latino-américaine : au-delà de la condamnation de l’invasion, le conflit doit se terminer le plus vite possible

LVSL – Il a été question, lors de ce sommet, de la place de l’Amérique latine dans l’affrontement entre l’Occident et la Russie. Les eurodéputés du groupe socialiste souhaitaient manifestement que la gauche latino-américaine se rapproche de leurs positions. L’Argentine défend-elle, comme le Brésil, une position de « non-alignement » ?

Cecilia Nicolini – Notre analyse du conflit est conditionnée par la manière dont il affecte notre région. Si l’on s’attend à ce qu’un Latino-américain raisonne comme un Européen, cela génère des mécompréhensions.

L’Amérique latine est une région sévèrement affectée par cette guerre, quand bien même elle ne se situe pas sur le territoire des affrontements. Nous ne sommes absolument pas indifférents aux pertes en vies humaines : l’Amérique latine est un continent traditionnellement pacifique qui s’est toujours opposé aux violations du droit international. Mais la guerre nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises : la pénurie induit une difficulté d’investissements, ce qui favorise à son tour la dépréciation et l’inflation – vous comprenez le cercle vicieux qui s’ensuit.

De là notre position : le conflit doit se terminer le plus rapidement possible. Au-delà de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous souhaitons mettre l’accent sur cet objectif. Le conflit prolonge, pour l’Amérique latine, les terribles dynamiques induites par la pandémie – endettement, basse croissance, inflation.

L’Argentine et le Brésil ont été frappé par une sécheresse historique ces trois dernières années, et un accroissement inquiétant de certains indicateurs comme celui de l’anémie. Je rappelle que nous ne sommes pas les principaux responsables de la crise climatique. Ce sont les pays du Nord global – Europe, Amérique, Russie et Chine – qui y contribuent le plus. Je pense qu’on ne peut comprendre la position latino-américaine sans ces coordonnées à l’esprit.

LVSL – L’Argentine et le Brésil ont annoncé la mise en place d’une devise commune, destinée à contrebalancer l’hégémonie du dollar. S’inscrit-elle dans le cadre de cette intégration régionale ?

Cecilia Nicolini – L’intégration ne peut rester cantonnée à l’accroissement des flux de biens et de services. Elle doit avoir trait aux forces de travail, à la mobilité et aux questions financières – qui peut déboucher sur une intégration par la monnaie. L’Europe s’est fondée sur ce principe, ce qui a eu pour avantage de stabiliser les économies autour d’une monnaie commune stable – même si cela a pris cinquante ans. Pouvons-nous aspirer à un horizon similaire ? Pourquoi pas ! Il faut bien sûr prendre en compte les spécificités monétaires de chaque pays, mais si l’intégration par la monnaie peut accroître le bien-être des pays, en l’occurrence le Brésil et l’Argentine, alors c’est un chemin qu’il faut suivre.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition d’accord de libre-échange entre le MERCOSUR et l’UE ? N’irait-il pas à l’encontre de cette volonté d’indépendance régionale ? Ne compromettrait-il pas les ambitions écologiques affichées par les membres du Grupo de Puebla ?

Cecilia Nicolini – Tout dépend de la manière dont on pose le problème. Il faut songer à un traité qui ne soit pas simplement un accord de libre-échange. C’est presque systématiquement le cas lorsqu’on parle des accords entre blocs régionaux, et c’est un problème : il faut des règles, qui d’une manière ou d’une autre bénéficient à tout le monde.

Il faut ainsi veiller aux intérêts de chaque partie, et s’attarder sur les questions qui sont sensibles pour les uns et les autres : la politique agraire pour l’Union européenne et le degré de protection qu’elle requiert, des investissements dans notre région qui nous permettraient de développer des filières correspondant aux critères écologiques de l’Europe en matière d’émissions carbone ou de lutte contre la déforestation.

LVSL – Comme secrétaire d’État à la lutte contre le changement climatique d’Argentine, que pensez-vous du concept de « dendettement pour cause écologique », proposé par le président colombien Gustavo Petro ?

Cecilia Nicolini – Je l’approuve, bien sûr. Le président Nestor Kirchner, en son temps, avait déjà avancé que nous étions les créanciers environnementaux de nos créanciers financiers : l’Amérique latine est riche de ressources écosystémiques sur lesquelles l’économie du nord est fondée ! On peine cependant à voir un système financier qui émergerait sur ces principes, quand bien même des avancées sont faites ici et là. Elles ne sont pas à la hauteur des investissements dont nous avons besoin pour transformer notre matrice productive – surtout si nous voulons le faire de manière socialement acceptable.

LVSL – Comment définiriez-vous l’attitude de l’administration Biden à l’égard de l’Amérique latine ? L’arrivée au pouvoir des démocrates a-t-elle changé la donne par rapport à l’ère Trump ?

Cecilia Nicolini – Si nous partageons davantage de valeurs avec l’administration Biden quant à sa politique interne – une attention portée aux classes défavorisées, aux travailleurs -, le problème réside dans le fait que la politique étrangère des États-Unis, quant à l’Amérique latine, repose souvent sur des principes distincts. Ainsi, je pense que la politique latino-américaine des États-Unis n’a pas tellement changé.

Bien sûr, Trump a causé d’immenses dommages en soutenant, pour des raisons idéologiques, des gouvernements de droite. C’est quelque chose de relativement clair si l’on considère le prêt historique de 44 milliards de dollars accordé par le FMI à l’Argentine, sous la présidence de Mauricio Macri, ce qui était totalement irresponsable. Les yeux rivés sur sa seule réélection, Macri a accru l’endettement de générations et de générations d’Argentins. Cette administration est sensiblement plus responsable, mais disons que d’une manière générale, les changements ne sont pas structurants.

LVSL – Un mot sur la montée en puissance d’une forme libertarienne d’extrême droite au Brésil ?

Cecilia Nicolini – Dans ce contexte de polarisation, notre rôle est plus important que jamais. Non pour accroître les crispations déjà existantes, mais pour défendre la conception que nous nous faisons de la société. Cette extrême droite n’a pas de projet cohérent : ce sont surtout des cris et des slogans, qu’il ne coûte rien de déclamer. En Argentine, le leader d’extrême droite Javier Milei prétend rien de moins que dollariser l’économie – ce qui n’a pas le début du commencement d’un fondement théorique ! -, instituer un marché des organes, ou encore mettre fin à l’investissement dans la santé et l’école publique. C’est contre ces discours que nous sommes utiles, moins pour apporter des informations que des certitudes dans ce contexte si incertain. En Argentine, où nous avons réussi à instituer un filet de sécurité qui permette aux plus pauvres d’avoir accès une fraction, même infime, de la richesse nationale : nous ne pouvons permettre que l’on menace notre tissu social de la sorte.

  publié le 11 juin 2023

Julian Assange est « dangereusement proche de l’extradition »
vers les États-Unis

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

La justice britannique a rejeté l’appel du fondateur de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition signé il y a un an. Il lui reste un dernier recours avant d’avoir épuisé toutes les voies du droit interne britannique. Avant la Cour européenne des droits de l’homme.

Incarcéré depuis plus de quatre ans dans une prison de haute sécurité près de Londres (Royaume-Uni), Julian Assange est désormais « dangereusement proche de l’extradition » vers les États-Unis, où il risque jusque 175 années de prison pour avoir publié des documents confidentiels, a alerté jeudi 8 juin Reporters sans frontières (RSF).

L’association de défense des journalistes rapporte en effet qu’un magistrat britannique a rejeté, mardi 6 juin, le recours formé par l’ancien rédacteur en chef de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition, signé le 17 juin 2022 par la ministre britannique de l’intérieur d’alors, Priti Patel.

Désormais, pour contester son extradition, Julian Assange ne dispose plus que d’un seul recours en droit interne britannique. Celui-ci sera déposé en début de semaine prochaine, a indiqué sur Twitter la femme du fondateur de WikiLeaks, Stella Assange. « L’affaire sera alors traitée lors d’une audience publique devant deux nouveaux juges, a-t-elle précisé, et nous restons optimistes quant au fait que nous l’emporterons et que Julian ne sera pas extradé. »

« Il est absurde qu’un seul juge puisse rendre une décision en trois pages qui pourrait expédier Julian Assange en prison pour le reste de sa vie et affecter de manière permanente le climat dans le monde entier, a également réagi la directrice des campagnes de RSF chargée du suivi de Julian Assange, Rebecca Vincent. Il est temps de mettre un terme à cet acharnement contre Julian Assange. Il est temps d’agir pour protéger le journalisme et la liberté de la presse. Notre appel au président Biden est plus urgent que jamais : abandonnez les charges, clôturez le dossier contre Assange et autorisez sa libération dans les plus brefs délais. »

Depuis son arrestation le 11 avril 2019 dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres, Julian Assange est détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh, près de Londres. Maintenu à l’isolement, il subit des conditions de détention maintes fois dénoncées par ses défenseurs. Au mois de décembre 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, les avait ainsi comparées à « une détention arbitraire, mais aussi à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Mardi 4 avril dernier, le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, et Rebecca Vincent se sont ainsi vu refuser l’entrée de la prison alors que l’accord pour une visite avait été confirmé la veille. Seule Stella Assange a pu rendre visite à son époux.

La justice américaine souhaite juger le fondateur de WikiLeaks pour dix-huit chefs d’inculpation, dont une violation de l’Espionage Act, lors de la publication, en 2010, des documents fournis par Chelsea Manning et détaillant des exactions de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan.

La demande d’extradition rejetée en première instance

La demande d’extradition américaine avait été rejetée en première instance, en janvier 2021, en raison de l’état de santé de Julian Assange, incompatible avec les conditions drastiques d’incarcération et d’isolement auxquelles il serait à coup sûr soumis aux États-Unis. « La condition mentale de Julian Assange est telle qu’il serait abusif de l’extrader vers les États-Unis », avait alors estimé la juge Vanessa Baraitser.

En réponse, le gouvernement américain avait fait appel de cette décision et transmis à la justice britannique, au mois de février 2021, une « note diplomatique » censée apporter une série « d’assurances ».

Ainsi, Julian Assange ne serait pas détenu dans une prison de haute sécurité et ne serait pas placé à l’isolement. La justice américaine avait également ouvert la porte à un possible transfert de Julian Assange vers l’Australie, son pays d’origine, afin qu’il puisse y purger la peine à laquelle il aurait été condamné. Enfin, les États-Unis s’engageaient à ce que Julian Assange reçoive « un traitement clinique et psychologique approprié » à son état de santé.

Lors du procès en appel, en décembre 2021, les avocats de Julian Assange avaient remis en cause la validité de ces « assurances », sur lesquelles la justice américaine s’est donné la possibilité de revenir en fonction du comportement du journaliste lors de sa détention. Mais la Haute Cour de justice de Londres avait accepté les promesses américaines et annulé le jugement de première instance.

En janvier 2022, les défenseurs de Julian Assange avaient obtenu le droit de déposer un nouveau recours devant la Cour suprême. Mais, au mois de mars suivant, celle-ci avait refusé de l’examiner et, un mois plus tard, l’ordre d’extradition était transmis à Priti Patel qui l’a signé en juin 2022.

Le recours rejeté ce mardi 6 juin visait cette signature de l’acte d’extradition. Une fois que sera examiné le nouvel appel, les avocats de Julian Assange auront épuisé toutes les voies de recours du droit britannique. Leur ultime espoir reposera alors sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devant laquelle un recours a été déposé au mois de décembre dernier.

Cette avancée de la procédure d’extradition est intervenue deux jours après la publication de nouvelles révélations sur l’opération d’espionnage dont Julian Assange a été victime entre janvier 2017 et mars 2018 alors qu’il était réfugié dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

Espions espagnols et « amis américains »

Au mois de janvier 2020, le quotidien El País avait en effet révélé qu’une société de sécurité privée espagnole, Undercover Global, ou UC Global, et son dirigeant, David Morales, avaient mené une opération d’espionnage de Julian Assange, baptisée « Operation Hotel », particulièrement intrusive, à l’insu des autorités équatoriennes et pour le compte d’un client américain.

Dans le cadre d’une enquête ouverte par la justice espagnole, de nombreux documents internes de la société avaient été saisis, notamment par plusieurs salariés de l’UC Global ayant accepté de collaborer sous le statut de « témoin protégé ».

Comme l’avait à l’époque rapporté Mediapart, qui avait pu accéder à de nombreux éléments de la procédure, la société UC Global avait installé dans les quelques pièces occupées par Julian Assange plusieurs caméras et micros, jusque dans les toilettes pour femmes. Les appareils téléphoniques et documents de tous les visiteurs et visiteuses du journaliste, y compris ses avocat·es, étaient quant à eux ouverts et photographiés.

Parmi les victimes figurent la journaliste Sarah Harrison, proche collaboratrice de Julian Assange ; Jennifer Robinson, son avocate anglaise ; Baltasar Garzón, son avocat espagnol ; Renata Ávila, militante guatémaltèque et membre de son équipe de défense, ainsi que, comme l’avait révélé Mediapart au mois de novembre 2019, l’avocat franco-espagnol Juan Branco.

Dans les documents internes à UC Global récupérés par la justice espagnole, le commanditaire de cette opération était désigné sous des termes imprécis comme des « amis américains ». Mais plusieurs éléments semblaient indiquer une implication de la CIA.

Dimanche 4 juin, de nouvelles révélations d’El País sont venues confirmer cette hypothèse. Le quotidien espagnol rapporte qu’un problème informatique dans le stockage des documents saisis chez David Morales a permis de mettre au jour de nouvelles informations. Les avocats de Julian Assange ont en effet repéré à cette occasion que, sur un disque dur externe du patron de UC Global, des vidéos étaient stockées dans un sous-fichier « vidéos » situé dans un sous-fichier « ambassade », se trouvant lui-même dans un sous-dossier intitulé « CIA ».

Dans cette affaire, deux journalistes et deux avocats proches de Julian Assange ont déposé, lundi 15 août 2022, une plainte contre la CIA et son ancien directeur, Mike Pompeo, pour les avoir espionnés quand ils rendaient visite au fondateur de WikiLeaks dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

  publié le 9 juin 2023

Guerre en Ukraine :
à Vienne, un sommet
pour faire taire les armes

Vadim Kamenka sur ww.humanite.fr

Quelque  800 organisations, experts, syndicats et citoyens vont se réunir dans la capitale autrichienne, les 10 et 11 juin. L’objectif : lancer un appel international pour un cessez-le-feu après seize mois de guerre en Ukraine.

Le mot d’ordre est clair : « Faire taire les armes et que la diplomatie commence. » À Vienne, un sommet pour la paix en Ukraine va rassembler, ces samedi et dimanche, plus de 800 organisations, associations, syndicats et citoyens. « La preuve, la moitié d’entre eux, dont des citoyens ukrainiens et russes, participeront personnellement aux discussions. La paix par des moyens pacifiques rappelle notre devise », constate Oleg Bodrov, membre du Bureau international pour la paix.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, le conflit a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de blessés, d’innombrables destructions. « La paix n’est pas seulement l’affaire des États et des diplomates, mais aussi de la société civile mondiale. Ce dont nous avons besoin de toute urgence, c’est d’un mouvement mondial exigeant que toutes les parties cessent de se battre et commencent à parler (…) une fenêtre d’opportunité est peut-être en train de s’ouvrir », affirment les organisateurs du sommet.

« Toutes les initiatives de paix sont utiles »

Au bout de 471 jours, les initiatives se multiplient au niveau diplomatique pour obtenir un cessez-le-feu. Après les propositions de la Chine, du Brésil, de l’Indonésie ou du pape François, six dirigeants de pays africains (Égypte, Sénégal, Zambie, Afrique du Sud, Ouganda et Congo-Brazzaville) travaillent sur un projet de médiation entre la Russie et l’Ukraine. Cyril Ramaphosa, le président sud-africain, l’a signifié le mois dernier, affirmant que Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, ses homologues russe et ukrainien, avaient « accepté de recevoir la mission et les chefs d’État africains, à Moscou et à Kiev ».

« Toutes les initiatives de paix sont utiles, notamment celles émanant des pays du Sud global, qui n’ont aucun intérêt dans ce conflit. L’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie sont directement impactées par la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie qui en découle. Cela aggrave un contexte déjà difficile », estime Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.

Rappeler les « racines du conflit »

Outre les organisations Bureau international de la paix, Codepink, assemblée du Forum social mondial, Transform ! Europe, Europe for Peace, International Fellowship of Reconciliation (Ifor), Peace in Ukraine, Global Campaign for Peace Education, Disarmament and Common Security (CPDCS), Prague Spring 2, présentes dans la capitale autrichienne, le président brésilien interviendra par vidéo.

Lula devrait porter dans son message de paix le non-alignement de son administration, qui a refusé d’envoyer des munitions à l’Ukraine ou d’appliquer des sanctions contre la Russie, et appelé au respect de l’ONU comme cadre international. Lors de ce sommet, le président brésilien et d’autres interlocuteurs souhaitent aussi rappeler les «racines du conflit» avec la politique d’élargissement de l’Otan qui « a nourri la stratégie de Poutine et justifié sa politique », rappelle Yurii Sheliazhenko, secrétaire exécutif du Mouvement pacifiste ukrainien.

Lever « un double rideau de fer »

Selon l’universitaire américain Jeffrey D. Sachs, pour aboutir à un processus de paix, il faudra traiter de « la question de l’élargissement de l’Otan, qui est au centre de cette guerre ». Le professeur à l’université de Columbia affirme que « cela ne justifie pas l’invasion de la Russie. Une bien meilleure approche pour la Russie aurait pu être d’intensifier la diplomatie avec l’Europe et avec le monde non occidental pour expliquer et s’opposer au militarisme et à l’unilatéralisme américains. Cela aurait été plus efficace ».

Le principal objectif du Sommet de la paix est de publier un appel mondial : la Déclaration de Vienne pour la paix. Celui-ci exhortera les dirigeants politiques à agir en faveur d’un cessez-le-feu et de négociations. Au terme du congrès, une marche vers les ambassades des différents pays de l’Otan, de la Russie et d’Ukraine et vers les organisations internationales établies à Vienne doit déboucher sur la remise officielle de cette déclaration. Pour Oleg Bodrov, l’un des enjeux de ce week-end est de renouer le dialogue.

« La société civile en Russie traverse une période très difficile. Si, auparavant, sous l’Union soviétique, il y avait un rideau de fer construit d’un côté, nous vivons maintenant sous un double rideau de fer. L’un a été construit par le gouvernement russe, l’autre par les pays occidentaux. Nous devons surmonter ces barrières, forcer de nouveaux politiciens à construire un monde nouveau, plus sûr et plus juste », conclut-il.

  publié le 6 juin 2023

Porter la guerre sur le sol russe ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

« Nous ne voulons pas qu’un équipement fabriqué aux États-Unis soit utilisé pour attaquer le sol russe ! » lança, tel un rappel à l’ordre à l’adresse de l’allié ukrainien, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain au lendemain de l’attaque d’envergure de deux groupes paramilitaires russes ralliés à Kiev dans la région frontalière de Belgorod. Ce qui préoccupait visiblement le conseiller de la Maison-Blanche fut, en l’occurrence, la diffusion par Moscou d’images de cette incursion montrant des blindés américains en pleine action sur le territoire russe.

De quoi fournir à Poutine un argument de poids justifiant auprès de son opinion publique sa rhétorique anti-occidentale, si ce n’est le franchissement d’une nouvelle étape de son « opération militaire spéciale ». Le fait que ce furent des combattants en partie connus comme sympathisants néonazis – interdits à ce titre d’accès à l’espace Schengen ! – qui dirigèrent cette incursion d’une ampleur sans précédent apporta d’autant plus d’eau au moulin du Kremlin.

Soucieux de ne pas apparaître ouvertement comme des cobelligérants, les dirigeants britanniques et français usent des mêmes précautions que leurs homologues américains : lors de chaque livraison à Kiev d’armements sophistiqués à même de toucher des cibles internes à la Russie, ils demandent aux Ukrainiens de s’engager à ne pas les utiliser hors du territoire de leur pays. Ce fut encore le cas lorsque Londres annonça qu’il donnerait pour la première fois à l’Ukraine un grand nombre de missiles de longue portée, Storm Shadow, capables d’atteindre le territoire russe. Pour ce faire, le Royaume-Uni avait besoin de l’accord de la France, en tant que coconceptrice de ce missile de croisière et donc coresponsable d’un éventuel usage abusif de cette arme.

La question se pose : suffit-il, pour les dirigeants occidentaux, de prêcher la retenue auprès de l’allié ukrainien pour éviter tout dérapage aux conséquences imprévisibles ? L’exemple des blindés américains filmés près de la ville russe de Belgorod fournit une première réponse. D’autres – d’une tout autre portée s’il s’agissait de chars lourds, de missiles à longue portée, voire d’avions de chasse – pourraient suivre. « Cessons de nous faire dicter nos lignes rouges par l’agresseur ! » clament à chaque nouvelle étape les hérauts de la guerre totale. De fait, de « lignes rouges » il n’est plus question.

Pourquoi faudrait-il se gêner ? Se gênent-ils, eux, de semer la terreur sur le territoire ukrainien ? pourraient rétorquer les uns, légitimement scandalisés par les agressions russes quasi quotidiennes, y compris contre des objectifs civils. C’est que le refus de l’engrenage guerrier repose non sur la volonté de ménager Poutine, mais sur la conviction qu’il risque d’ouvrir les portes de l’enfer pour les deux peuples concernés et bien au-delà ! De quoi avons-nous peur, peuvent penser d’autres, à voir les spectaculaires déficiences de l’armée russe ?

Justement, là est le grand danger : acculé, le pouvoir russe peut être tenté de jouer son va-tout. C’est peut-être un risque marginal, nul ne le sait, mais, le cas échéant, si dévastateur que des dirigeants responsables n’ont pas le droit d’y exposer l’humanité.

  publié le 4 juin 2023

Race et effacement : pourquoi les autres crises humanitaires mondiales ne rencontrent pas la même réaction que l’Ukraine

par SHAH Ritesh (The Conversation), traduit en français par Solène Ouairy sur https://www.ritimo.org/

Avec la guerre en Ukraine qui entame sa deuxième année, près d’un tiers de la population du pays a été déplacée, dont 8 millions de personnes qui ont trouvé refuge au-delà des frontières ukrainiennes.

L’aide internationale face à la détresse de ces réfugié·es a été encourageante. Près de 4,5 millions d’Ukrainien·nes ont bénéficié d’un statut de protection temporaire dans toute l’Union Européenne (UE).

Mais nous devons aussi également poser la question : comment cette réaction se compare-t-elle aux innombrables autres crises humanitaires actuelles dans le monde ?

L’année dernière, le Conseil Norvégien pour les Réfugiés (NRC) a rendu compte de dix « crises oubliées » dans le monde, toutes en Afrique. La souffrance des populations dans ces pays ou dans ces régions ne figurent que rarement dans les gros titres de la presse internationale. Et il y a, de toute évidence, peu d’intérêt ou de volonté politique de la part de la communauté internationale de prendre part à la situation.

De plus, la guerre en Ukraine a redirigé l’aide et les ressources humanitaires loin de ces autres crises. Alors que les enfants en Ukraine ont été soutenu·es, des millions de jeunes dans des pays tels que le Soudan ou le Yémen ont perdu l’accès à l’aide alimentaire vitale. Ils sont maintenant davantage en danger de malnutrition et de famine.

Jan Egeland, secrétaire général du NRC, l’exprime ainsi :

La guerre en Ukraine a montré l’immense écart entre ce qu’il est possible de faire lorsque la communauté internationale s’unit pour faire face à une crise, et la réalité quotidienne de millions de personnes qui souffrent en silence [de situations de crises] que le monde a choisi d’ignorer. [Ceci est] non seulement injuste […] mais s’accompagne d’un énorme coût.

Un rapport récent de « Save the Children » a comparé la réponse apportée par l’UE aux Ukrainien·nes demandeur·ses d’asile et de protection temporaire et à celles et ceux venant d’ailleurs. Les réfugié·es syrien·nes, par exemple, ont décrit des conditions de détention inhumaines ou insalubres en attendant que leurs demandes d’asile soient traitées.

Ils ne recevaient certainement pas le statut de protection temporaire accordé aux réfugié·es ukrainien·nes. Le rapport a nommé cela « dysfonctionnel au mieux et cruel au pire », comme faisant partie d’une politique visant à « contenir ceux qui sont arrivés et dissuader les autres de venir ».

Nous et eux

Comme l’a avancé Hugo Slim, chercheur à l’Université d’Oxford, les principes humanitaires sont « simplistes d’un point de vue étique et systématiquement soumis à des préjugés ». Les décisions sur les allocations de fonds humanitaires sont de plus en plus politisées et motivées par les intérêts du « puissant Occident ».

Cela a été particulièrement visible en 2016 lorsque l’UE a engagé 6 milliards d’euros en soutien à la Turquie afin de répondre à la crise syrienne, en échange de l’engagement de la Turquie à endiguer la migration irrégulière de ces réfugié·es vers l’Europe. Pourquoi opter pour une politique de portes ouvertes à l’encontre des réfugié·es ukrainien·nes et, à l’inverse, pour une approche d’endiguement pour les autres ?

Certains affirment que cela est dû aux conséquences économiques et géopolitiques de l’invasion russe, non seulement pour l’Europe, mais pour le monde entier. Cependant l’idée que certaines crises ont de plus grandes conséquences pour l’Occident que pour d’autres (et auxquelles « nous » devons d’ailleurs répondre différemment) révèle une incapacité à identifier et à répondre aux besoins les plus urgents, de manière impartiale.

Par exemple, seulement quelques mois après avoir commencé à construire un mur en acier le long de sa frontière avec la Biélorussie afin de repousser les demandeur·ses d’asile venant du Moyen-Orient et d’Afrique, la Pologne a ouvert ses frontières aux réfugié·es ukrainien·nes. Il y a également de nombreux récits de personnes racisées fuyant l’Ukraine mais qui ont été refusées à la frontière par des nationalistes ou des douaniers polonais·es.

La couverture médiatique a parfois fait le jeu de tels a priori, en qualifiant les réfugié·es ukrainien·nes de “civilisé·es” et “tellement comme nous”.

Le complexe du Sauveur Blanc

Comme cela a déjà été discuté ailleurs, le système humanitaire mondial repose sur des distinctions et des hiérarchies raciales souvent tacites, basées sur des notions d’expertise et de compétence. La majorité de celles et ceux qui se trouvent en positions décisionnaires et mieux payées viennent des pays développés et sont majoritairement blanc·hes. Les travailleur·ses de terrain ont tendance à venir des pays en développement et sont souvent brun·e de peau ou noir·es.

L’écrivain nigériano-étatsunien Teju Cole a appelé cela le “complexe industriel du sauveur blanc”, qui s’apparente à l’attitude des missionnaires et des premiers colons. La spécialiste étatsunienne-iranienne Reza Aslan le définissait comme « le modèle trop répandu de personnes blanches privilégiées à la recherche d’une catharsis personnelle en tentant de libérer, de secourir ou sinon d’encourager des personnes de couleur défavorisées ».

Peut-être est-ce cynique, mais la plupart des organismes humanitaires ne mentionnent que très peu la race. Les « engagements pour l’action » du sommet humanitaire mondial de 2016 sont restés remarquablement muets à ce sujet. Les principes humanitaires de neutralité et d’impartialité, qui effacent la notion de race et taisent les différences d’opinion, perpétuent « l’ignorance blanche mondiale », comme l’appelle le philosophe Charles Mills.

Peut-être ne devrions-nous pas être surpris·es. Prendre conscience du racisme structurel au sein de l’humanitarisme exigerait de céder du pouvoir et de l’autorité à celles et ceux qui ont été marginalisé·es.

Que peut-on faire ?

La première étape pour changer cela serait une prise de conscience de la part de l’ONU, des autres organismes, des médias et des politicien·nes que les préjugés raciaux et culturels au sein des structures humanitaires existent. Beaucoup plus d’attention doit être accordée au langage utilisé pour décrire et dépeindre celles et ceux qui vivent ces crises.

Sur un plan pratique, une plus grande représentation est nécessaire, dans toutes les prises de décision au sein des organismes humanitaires, des voix et des points de vue du Sud global, surtout ceux directement affectés par les crises.

L’aide humanitaire aurait également besoin d’être dépolitisée. L’argent devrait être acheminé par des fonds de financement communs tels que le Fonds Central d’Intervention d’Urgence de l’ONU, qui répond directement aux besoins humanitaires les plus urgents et sous-financés à l’échelle internationale.

Il ne s’agit pas de mesures rapides. Mais ne rien faire laisserait des millions de personnes largement invisibles. Ainsi qu’un réfugié palestinien m’a récemment décrit ses sentiments : « Le monde entier nous a oubliés et nous a laissés mener nos combats seul·es ». 

Voir l’article original en ligne sur le site de The Conversation

Commentaires

Ritesh Shah est professeur à l’Université d’Auckland, Nouvelle Zélande.

Cet article, initialement paru en anglais le 2 mars 2023 sur le site de The Conversation (CC BY-ND 4.0), a été traduit vers le français par Solène Ouairy, traductrice bénévole pour ritimo.

Voir la version en anglais sur notre site


 

   publié le 3 juin 2023

En Espagne, renouveau
de la gauche alternative :
Yolanda Diaz face aux obstacles

Iago Moreno sur https://lvsl.fr/

Le 2 avril, Yolanda Díaz, vice-première ministre espagnole et ministre du Travail, a confirmé sa décision de se présenter comme candidate à la présidence lors des élections générales qui doivent être convoquées pour novembre 2023. La candidate a annoncé sa volonté lors d’un rassemblement bondé à Madrid, où sa nouvelle plateforme Sumar (« Additionner ») a rassemblé deux fois plus de personnes qu’il n’y avait de places dans le stade. La décision de Díaz a été chaleureusement accueillie avec le soutien du Parti Communiste d’Espagne (PCE), de la gauche verte (Equo, Alliance verte). La plupart des partis régionalistes de gauche du pays étaient également présents, des membres de Cataluña en Comùn dirigés par la maire de Barcelone, Ada Colau, à la force dominante de la gauche alternative valencienne, Compromís. Cependant, l’événement a été marqué par l’absence notable de Podemos, dont la position dominante ne semble plus être tenue pour acquise au sein de la gauche alternative espagnole.

« Les femmes n’appartiennent à personne. Et moi, en tant que femme, je n’appartiens à personne non plus », a affirmé Yolanda Diaz à une foule ravie. « Nous en avons assez d’être sous tutelle, d’être ignorées. Nous sommes très fatiguées. Et nous continuerons à le dire : nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. (…) Je veux être la première femme Premier ministre d’Espagne et, si vous le souhaitez, nous le rendrons possible ensemble ».

Le message à Pablo Iglesias et à Podemos était clair : la gauche espagnole ne se voit plus comme une constellation de satellites gravitant autour du parti violet. Un nouveau leadership, dirigé par Yolanda Diaz, soutenu par un front de syndicats, d’acteurs sociaux et de partis politiques, aspire à devenir son nouveau centre de gravité. À l’approche de nouvelles élections générales, l’Espagne est confrontée à la menace de la montée au pouvoir d’une coalition de droite intégrant l’extrême droite post-franquiste du parti Vox. Dans ce contexte, l’avenir du projet de Diaz et l’issue de ses négociations délicates avec les acolytes d’Iglesias deviennent cruciaux pour l’avenir de la gauche européenne.

Lent déclin de Podemos ?

Podemos, né du tumulte politique provoqué par le mouvement des Indignés et capitalisant sur un ressentiment généralisé contre l’austérité et la corruption, semblait conserver le leadership incontesté de la gauche alternative espagnole pendant près d’une décennie. Après son émergence explosive lors des élections européennes de 2014, le parti est devenu hégémonique au sein de la gauche radicale lors des élections générales de 2015 après avoir menacé de « détruire » le front électoral historique du parti communiste, Izquierda Unida (IU). À l’époque, les 69 sièges remportés par la « coalition confédérée » dirigée par Podemos prévalaient largement sur les résultats de Izquierda Unida, qui n’obtenait que deux sièges. Depuis lors, bien que les « rouges » et les « violets » aient réussi à résoudre leurs différences fondamentales pour forger une coalition stable, « Unidas Podemos », le leadership de cette dernière est resté pratiquement incontesté.

« Qu’est-ce qui a changé ? », demanderont beaucoup. En fin de compte, Podemos a été le principal architecte du gouvernement de coalition formé par Pedro Sanchez et Pablo Iglesias juste avant la pandémie. Sous la direction de Podemos, la gauche alternative a réussi à rompre avec son isolement persistant du pouvoir depuis la Seconde République espagnole (1931-1939). Ses ministres ont réussi à augmenter le salaire minimum malgré les réticences du PSOE et ont fait avancer des changements législatifs importants contre les violences de genre. La dernière réforme du travail en Espagne a rompu avec une logique historique de démantèlement des droits des travailleurs. De plus, le pays a fait un grand bond en matière de mémoire historique. Comme le politologue Sebastian Faber l’a expliqué, la nouvelle loi mémorielle espagnole reconnaît enfin les victimes de Franco et les atrocités commises par sa dictature.

Cependant, le bilan réel est plus mesuré. Au cours des cinq dernières années, les résultats électoraux de Podemos ont chuté à chaque élection. Au milieu de luttes internes sanglantes, de purges bruyamment médiatisées et d’une persécution judiciaire brutale de ses leaders, le parti s’est recroquevillé dans une posture de citadelle assiégée. Au fil des années, de nombreux fondateurs du parti ont quitté l’organisation allant jusqu’à la qualifier de « broyeuse de viande ». De plus, à la suite de désaccords récurrents avec le Parti communiste et la plupart des forces régionalistes, les liens du parti avec ses alliés sont fortement fragilisés. La majorité des prétendues « Villes du changement » (les mairies des grandes villes que la gauche alternative a gouvernées en 2015) sont désormais dirigées par le PP et le PSOE. Dans des nations historiques comme la Galice, le parti est passé de la direction de l’opposition à un statut extraparlementaire en moins de cinq ans.

Ainsi, le bilan électoral de Podemos fait davantage figure de lent déclin que de conquête d’une hégémonie de long terme.

D’une certaine manière, Podemos n’était pas absent au meeting au cours duquel Diaz a été adoubée comme candidate. Certains membres dissidents du « Comité citoyen » du parti, tels que les secrétaires de l’Industrie et des Droits de l’homme, ont rompu avec la discipline de l’organisation pour assister à l’événement. Il faut également rappeler qu’un quart des partis accompagnant la vice-première ministre sont nés de la fragmentation de Podemos en une myriade de scissions. Par exemple, des partis tels que Más Madrid – qui surpasse actuellement Podemos dans tous les sondages pour les élections de la capitale -, et dirigés par Iñigo Errejon, soutiennent Sumar. De même, un autre parti récemment fondé dans l’archipel des Canaries et dirigé par Alberto Rodriguez, qui occupait le poste de secrétaire à l’organisation de Pablo Iglesias jusqu’en juin 2022, victime d’une décision judiciaire qui l’a révoqué son siège au Congrès des députés, soutient Yolanda Diaz. Enfin, et surtout, d’anciens cadres de Podemos ont joué des rôles cruciaux dans les cercles intérieurs de Sumar. Au sens propre, les mains qui écrivent les discours de Diaz ont composé les partitions de la mélodie de Podemos. En ce sens, leur ton accusateur envers Sumar est quelque peu paradoxal.

Yolanda Diaz et son « pari arithmétique » : un espoir de renouveau pour la gauche ?

Si les défis auxquels la gauche espagnole est confrontée sont si importants, qu’est-ce qui, dans Sumar, peut faire une réelle différence ? Avant tout, le projet de Diaz aspire à surmonter les limites du leadership de Podemos de trois manières. Premièrement, alors que les successeurs d’Iglesias ont enraciné leur organisation à Madrid, Diaz, elle-même originaire d’une région périphérique, la Galice, cherche à construire une coalition « plurinationale » de forces représentant la diversité des sentiments nationaux et régionaux de l’Espagne.

Deuxièmement, la posture de citadelle assiégée de Podemos, qui dénonce les opérations judiciaires et journalistiques menées contre ses dirigeants par « l’État profond » et « l’oligopole médiatique » semble peu payante en termes électoraux ; à l’inverse, Sumar mise sur d’un discours qui se veut « optimiste ». Pour reprendre les mots du politologue Daniel Guisado, cet imaginaire politique de « l’espoir » se focalise sur « l’adresse aux personnes à représenter » plutôt que sur « l’ennemi à combattre ». Sans nier la nécessité d’une confrontation agonistique avec les élites, Sumar renonce à en faire un élément aussi structurant que Podemos – accusé de tenir un discours aux relents anxiogènes et conspirationnistes. Enfin, Sumar, qui qualifie sa plateforme de « mouvement citoyen », prétend en revenir aux fondamentaux du parti violet, là où Podemos se recroquevillerait dans un « chauvinisme de parti ».

Dans une certaine mesure, le caractère éclatant et festif de la candidature de Diaz visait à représenter ce changement. Sur scène, Diaz était accompagnée d’un aréopage éclectique d’intervenants : une gameuse féministe et streameuse Twitch, une commerçante, la première députée transgenre de l’histoire de l’Espagne, un syndicaliste, la poétesse nicaraguayenne et ancienne combattante guérillera Gioconda Belli, une influenceuse TikTok de vingt ans, etc. En tant que base de soutien mis en avant par la vice-ministre, ils visaient à refléter les multiples visages de la gauche alternative espagnole. En parcourant le stade, on pouvait tomber sur des intellectuels marxistes à l’ancienne discutant avec des microcélébrités d’internet ; des membres âgés de la résistance anti-franquiste clandestine assis avec de jeunes militants pour la justice climatique ; ou des livreurs syndiqués fatigués des plateformes debout à côté d’activistes numériques techno-enthousiastes. L’événement était loin de ressembler à un rassemblement de campagne.

Diaz fait face à une bataille difficile. Le spectre d’une coalition entre le Parti populaire conservateur et l’extrême-droite de Vox devient de plus en plus tangible. L’expérience de la déclaration d’indépendance de la Catalogne en 2017, le ressentiment généralisé contre les transformations culturelles menées par la gauche, et les quatre années de consolidation institutionnelle d’un gouvernement de coalition qu’ils considèrent comme un « régime socialo-communiste » ont fortement mobilisé la droite politique. La tâche qui incombe à Diaz est ardue : elle doit unir la gauche sans laisser Podemos de côté et consolider son leadership émergent. D’un autre côté, on ignore dans quelle mesure Podemos serait prêt à accepter cette transition vers une gauche qu’il ne dirigerait plus.

   publié le 2 juin 2023

États-Unis. Le Sénat valide l’accord sur la dette, place à l’austérité

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, l’accord scellé aux États-Unis entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement a été entériné par le Sénat jeudi 1er juin.

« C’est une grande victoire pour l’économie et pour le peuple américain », a salué le président des États-Unis Joe Biden après le vote par le Sénat, jeudi 1er juin, de l’accord scellé entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement. Mais si ce compromis, déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, permet d’éviter que les caisses du pays se retrouvent à sec le 5 juin, il annonce une véritable cure d’austérité très critique par la gauche.

Les États-Unis avaient atteint depuis janvier le seuil limite légal de leur endettement, fixé par le Congrès à quelque 31 400 milliards de dollars (environ 28 000 milliards d’euros). Depuis lors ils ne faisaient face que grâce à des mesures comptables exceptionnelles dont l’efficacité serait précisément arrivée à terme début juin.

Après des négociations marathon, concrètement, l’accord permet de suspendre pendant deux ans, soit après les élections présidentielles et législatives de 2024, le montant maximal d’endettement des États-Unis.

Sanders refuse de porter « préjudice aux travailleurs »

En échange, les Républicains ont fait pression et obtenu un strict rationnement de toutes les dépenses publiques (éducation, santé, aide sociale, infrastructures fédérales, etc.) à l’exception de celles destinées au budget militaire qui continuerait, lui, de marquer une sensible progression.

Certains d’entre eux, en particulier les tenants de l’aile trumpiste, ne lui ont toutefois pas accordé leur vote estimant que ce n’était pas encore assez. Et ce alors même que le compromis inclut aussi des modifications aux conditions imposées pour bénéficier de certaines aides sociales.

Notamment l’augmentation de l’âge de 49 à 54 ans jusqu’auquel les adultes sans enfants doivent travailler pour bénéficier d’une aide alimentaire (à l’exception des anciens combattants et des sans-abri).

Des mesures très critiquées par l’aile gauche des démocrates. Des élus comme Pramila Jayapal et Alexandria Ocasio-Cortez avaient fait savoir qu’ils refusaient de soutenir un texte « imposé » par les républicains. « Je ne peux pas, en mon âme et conscience, voter en faveur d’un projet de loi qui porte préjudice aux travailleurs », a ajouté jeudi le sénateur socialiste Bernie Sanders.


 


 

La dette americaine
en question

Henri Ausseil sur https://pcf-littoral.over-blog.com

Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants.

Le blog qui reflète les travaux de Rencontres Marx Languedoc attache une grande importance au phénomène de dédollarisation du monde. L'Huma en a rendu compte.

Cela paraît contradictoire avec le haut niveau du dollar et la Bourse qui flambe. Aussi , pour savoir si une théorie est juste ou fausse l'indice le plus sûr est la prédictibilité. Ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis (peu relayé par nos médias) est donc significatif. SOIXANTE ET DIX FOIS dans la passé le conflit théâtral entre républicains et Démocrates sur le plafond de la dette (que ne peut dépasser l'exécutif) s'est terminé après un baroud d'honneur par le relèvement du plafond. Rencontres Marx l'interprète comme la capacité des Etats-Unis à capter l'argent japonais , chinois et européen grâce au dollar monnaie mondiale et à l'attrait des bons du trésor. Et la dette est devenue colossale sans que la confiance diminue.   Cela a permis aux Etas-Unis d'émettre des dollars internationaux (le plus souvent en monnaie virtuelle), pour payer ses propres dépenses.   Les Etats-Unis vivent à crédit sur le monde. C'est ce que nous devrions appeler l'impérialisme.

Pour la première fois la règle ne s'applique pas

Républicains et Démocrates ne parviennent pas à un accord, ou plutôt la nature de l'accord se modifie. Rogner sur les dépenses sociales n'a rien de nouveau.   Mais lorsqu'il s'agissait de relever le plafond de la dette, 100% du surplus était couvert par la dette. Désormais il semble que pour partie les Etats-Unis devront réduire leur budget. Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants.   Pour le moment cela reste à la marge mais si la théorie de Rencontres Marx est juste cela finira par devenir la règle.

Pourquoi?

Il ne faut y voir aucune "méchanceté" de classe aggravée . Si les politiciens avaient pu faire autrement ils l'auraient fait. Mais plus le dollar s'affaiblit comme monnaie mondiale, plus il devient une arme aux effets désagréables, moins les pays vont être disposés à acheter les bons du trésor américains. La Chine se désengage au contraire, le Japon aussi. La plupart des pays du monde n'acceptent plus ce que la France continue à accepter. La BNP a versé 9 milliards d'amende pour avoir contourné les sanctions. 9 milliards ! Mais la vérité c'est qu'aucun pays même les plus atlantistes n'est en mesure de compenser le retrait chinois et Japonais. La crainte est donc désormais DE NE PLUS TROUVER DE CREANCIER, sinon à l'intérieur du pays.

C'est la preuve que le système Reagan du capitalisme rentier qui assoie les profits sur les biens produits ailleurs atteint ses limites extrêmes et a été une catastrophe pour la première puissance mondiale.

C'est tout l'occident qui est au pied du mur, mais les Etats-Unis plus que tout autre.

  publié le 30 mai 2023

Palestine : un nouveau village incendié par les colons israéliens accompagnés par l’armée d’occupation

Communiqué de l’Association France-Palestine Solidarité sur https://www.france-palestine.org

Dans la journée une délégation diplomatique de l’Union européenne s’était rendue à Burqa, dont les habitants sont victimes du vol de leurs terres par l’État d’Israël depuis 1978. Il s’agissait pour elle de constater les violations permanentes et les nouvelles menaces qui pèsent sur le village.

Les colons du mouvement fasciste « La jeunesse des collines » ont répondu immédiatement à cette visite en attaquant le village.

Le mouvement israélien de défense des droits humains Yesh Din rapporte que « des dizaines de colons accompagnés par l’armée, ont envahi le village incendiant plusieurs maisons. Des Palestiniens ont signalé avoir été blessés par des tirs à balles réelles. »

Tout comme dans le village de Huwara il y a 3 mois, les colons ont brûlé des maisons, attaqué les biens et les personnes et tiré sur les Palestiniens. Comme à Huwara, l’armée omniprésente en territoire palestinien occupé non seulement n’est pas intervenue pour les arrêter mais les a accompagnés dans leur œuvre de destruction.

Suite au pogrom de Huwara, le ministre Smotrich avait déclaré qu’il fallait rayer le village de la carte. Il avait participé quelques jours après à une manifestation en direction de la colonie d’Eyviatar sur les terres du village de Beita - village martyr lui aussi, à proximité de Huwara. Des milliers de colons, plusieurs ministres et des députés revendiquaient l’occupation et la colonisation des terres de Beita.

Ce même ministre paradait jeudi 18 mai lors de la dite « marche des drapeaux » qui commémore l’occupation de Jérusalem en 1967 et son annexion au mépris du droit international. Au cours de cette marche, des dizaines de milliers de colons ont défilé dans la vielle ville de Jérusalem, des heures durant hurlant des slogans racistes et attaquant les Palestiniens. Parmi les slogans hurlés ad nauseam, « mort aux arabes et que leurs villages brûlent ». Comment ne pas faire le lien avec ce qui s’est passé hier soir à Burqa ?

Smotrich, toujours lui a annoncé il y a quelques jours son intention de doubler le nombre de colons en territoire palestinien occupé.

Pour bien montrer sa détermination à poursuivre sans relâche et à marche forcée la colonisation de la Palestine, Israël ne s’est pas arrêté en si bon chemin, faisant fi des visites de diplomates et des condamnations sans suite : dès le lendemain, d’importants travaux de terrassement ont commencé autour de Burqa pour permettre un accès à la colonie d’Homesh, saccageant et confisquant toujours plus de terres privées palestiniennes.

Les nouvelles scènes d’horreur à Burqa ont eu lieu peu après la commémoration par les Palestiniens des 75 ans de la Nakba, la catastrophe qui entre 1947 et 1949 a vu 800 000 d’entre eux chassés et dépossédés de leurs terres en faisant des réfugiés. Elles confirment bien que la Nakba n’a jamais cessé, que le processus de dépossession et de nettoyage ethnique est toujours en cours. Chaque jour, la preuve en est faite sur le terrain en Palestine.

Ce qui s’est passé hier à Burqa n’est pas une erreur de parcours d’un État supposé démocratique, ce n’est qu’un des aspects d’un régime de domination et d’oppression systématique du peuple palestinien dont le but est le même depuis 1947, prendre la terre des Palestiniens, les en chasser et les remplacer. Ce régime a un nom, c’est un crime contre l’humanité, c’est le crime d’apartheid.

Combien de temps va-t-il encore falloir, combien d’exactions, combien de massacres, combien de crimes de guerres, de crimes contre l’humanité, combien de visites diplomatiques de terrain pour que la « communauté internationale » cesse de laisser faire Israël en regardant ailleurs.

Assez de condamnations sans effets et sans lendemain !
L’urgence absolue est aujourd’hui la protection des Palestiniens : nous en appelons solennellement à notre gouvernement et à l’Union européenne, il faut arrêter la main des criminels ! Il faut en finir avec l’impunité d’Israël, de ses colons, de ses soldats, de ses dirigeants. Pour cela il faut des actes et cela passe par des sanctions immédiates.

Mais il faut aussi qu’un nom soit mis sur ce que fait Israël entre la mer Méditerranée et le Jourdain : Israël y commet le crime d’apartheid. Il est temps de le reconnaître !

Le Bureau National
Le 25 mai 2023

  publié le 2 mai 2023

À Mayotte, l’opération « Wuambushu » a très vite montré ses limites

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Elle était attendue par les uns, redoutée par les autres. En une semaine, l’opération « Wuambushu » a essuyé plusieurs revers et surtout attisé les tensions avec la population.

Il y a d’abord eu cette première démolition, prévue dans le quartier de Talus 2 à Majicavo (au nord de Mamoudzou), mais annulée par la justice. Les cases en tôle visées par l’opération avaient pourtant déjà été numérotées et une permanence avait été lancée pour proposer des solutions d’hébergement à une partie des habitant·es.

« La destruction des habitations des requérants, conséquence de la décision de l’administration, est manifestement irrégulière », a pointé la juge des référés dans son ordonnance, relevant une « voie de fait » et expliquant que l’opération de démolition pourrait avoir un « impact certain sur la sûreté » des habitant·es.

Cette même juge, également présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte, a dans la foulée été prise pour cible par les partisans les plus acharnés de l’opération « Wuambushu », préparée par Gérald Darmanin pour démolir les bidonvilles, traquer les jeunes dits « délinquants » et expulser les sans-papiers.

Le Figaro et Europe 1, puis Valeurs actuelles, n’ont ainsi pas hésité à publier le portrait de la juge, en mentionnant son nom et en remettant en cause son impartialité au prétexte d’une vieille adhésion au Syndicat de la magistrature, alors que la justice était déjà pointée du doigt par des collectifs mahorais l’estimant trop « laxiste » avec les auteurs de crimes et délits sur l’île.

« On ne peut être juge et partie. Quand on est juge, on se respecte. Le harcèlement judiciaire coordonné entre les droits-de-l’hommistes et certains magistrats partisans, ça ne passera pas », a tweeté le député Les Républicains de la deuxième circonscription de Mayotte, Mansour Kamardine, en réaction à l’article d’Europe 1.

Des expulsions bloquées par les Comores

Le procureur de la République, Yann Le Bris, a très vite apporté son soutien à la présidente du tribunal, expliquant que la justice devait « pouvoir travailler sereinement dans le respect du droit ». « Cela peut inquiéter d’autres magistrats qui seraient amenés à prendre des décisions en lien avec Wuambushu », alerte un haut fonctionnaire basé à Mayotte.

Il y a eu ensuite le fameux bateau baptisé Maria Galanta, censé reconduire les personnes en situation irrégulière depuis les centres de rétention administrative (CRA) jusqu’aux Comores. Mais il fut contraint de rebrousser chemin avant même de dépasser les eaux territoriales françaises car les ports comoriens gardaient portes closes.

« Mercredi, treize personnes devaient être éloignées vers les Comores, relate une avocate. Le bateau est parti dans la matinée et est revenu en début d’après-midi à Mayotte. Elles ont de nouveau été enfermées au CRA puis libérées sur décision du juge des libertés et de la détention dans la nuit. »

Jeudi, l’Union des Comores a annoncé la reprise des rotations, mais sans accepter « aucun refoulé » de Mayotte, « sous peine de retirer la licence à la compagnie [SGTM – ndlr] » détenant le Maria Galanta. Celle-ci a annoncé dans la foulée suspendre toute rotation dans le contexte actuel.

Alors que l’opération Wuambushu devait permettre des expulsions massives de Comorien·nes basé·es à Mayotte parfois depuis des dizaines d’années – entre 70 et 80 personnes sont déjà éloignées chaque jour en moyenne tout au long de l’année –  ces multiples rebondissements sont le signe d’un échec cuisant pour les autorités préfectorales et le ministère de l’intérieur.

En parallèle, le CRA de Petite-Terre, d’une capacité maximale de 136 places, était occupé par environ cent personnes cette semaine. Pour les besoins de Wuambushu, un nouveau local de rétention administrative (LRA) – sorte d’intermédiaire visant à placer des personnes en rétention en attendant leur transfert en CRA – était quasiment vide deux jours après son ouverture, comme a pu le constater Mediapart, démontrant que les interpellations ne sont pas plus nombreuses que d’habitude (soit parce que les personnes sans papiers se sont cachées par peur d’être contrôlées, soit parce que les éloignements étaient tout bonnement impossibles cette semaine).

Une démolition en guise de coup de com’ pour le préfet

Pour redonner de l’élan à l’opération Wuambushu et tenter de rassurer, tôt dans la matinée de jeudi, une démolition de maisons en dur était lancée à Longoni, au nord de Mayotte, puis annoncée en grande pompe par le préfet de Mayotte, Thierry Suquet, lors d’une conférence de presse organisée sur le site d’un futur lycée professionnel, où un chantier a déjà débuté et pour lequel un arrêté de démolition avait été pris dans le cadre de la loi Élan.

Oui mais voilà : cette démolition n’avait rien à voir avec Wuambushu, et les habitations concernées étaient déjà vides depuis quelque temps. Seules quelques familles y avaient des élevages mais ont été prévenues en amont de la démolition pour pouvoir les récupérer. L’occasion – un brin théâtralisée – pour le préfet de montrer que l’État « agit », après le revers essuyé lundi soir au tribunal judiciaire de Mamoudzou.

Impatients, près d’un millier de citoyens de Mayotte organisaient une manifestation pro-Wuambushu à Chirongui, jeudi matin, pour réclamer des résultats « concrets » au gouvernement français. « Ra Hachiri » (« Nous sommes vigilants »), scandait la foule, composée de divers collectifs citoyens.

Moussa*, issu d’une famille mixte – mère mahoraise, père comorien – assume soutenir l’opération « parce que Mayotte est en crise et ne peut pas accueillir tout le monde ». Mais il veut tempérer le discours de nombreux habitants de Mayotte qui n’hésitent pas « à mettre tout le monde dans le même sac » : « On a un gros problème de délinquance ici, mais il ne faut pas pointer du doigt uniquement les Comoriens, parce qu’il y a aussi des Anjouanais, des Mohéliens et même des Mahorais. »

Sur les réseaux sociaux, les messages de haine pleuvent depuis des semaines, appelant à répondre par la force, traitant les Comoriens et Anjouanais de « cafards » ou de « terroristes ». Les rares messages venant apporter de la nuance suscitent un tollé.

« Si on veut vraiment vivre en paix et en sécurité, ce n’est pas par la force que nous allons trouver une solution. Un dialogue sérieux entre résidents de l’île sans distinction de race, d’origine ou de religion est primordial », suggère Nayi. « NOUS NE NÉGOCIONS PAS AVEC LES TERRORISTES », lui répond Saïd. « Chacun chez soi ! », enchaîne Patrik. Et Ali d’ironiser : « Qu’ils rentrent chez eux et on discutera après par visio ! »

Les pour et les contre

Dans un café de Mamoudzou, nous retrouvons Frédéric, un « mzungu » (« blanc » en shimaoré) basé à Mayotte depuis plusieurs années. Il se dit révolté par les violations du droit à Mayotte, par toutes ces expulsions vers les Comores qui se font parfois avant même qu’une audience ne se tienne au tribunal en cas de recours, par cette politique du chiffre qui guide aujourd’hui la préfecture et l’État. « Wuambushu, pour moi, ce n’est qu’une petite cerise sur le gâteau. Ce n’est rien d’exceptionnel par rapport à tout ce qui se passe ici chaque jour. »

« Et qu’est-ce que vous faites de toutes les personnes agressées à Mayotte ?! », s’emporte un Mahorais attablé derrière lui. « Moi, je suis père de famille et on m’a pointé une bouteille cassée à la gorge pour que j’aille retirer de l’argent. Je les ai suppliés, je me suis chié dessus. C’étaient des jeunes avec une carte de séjour, inscrits à la fac de Dembéni. Je suis passé en jugement et il n’y a rien eu. Ils n’ont pas été condamnés car il paraît qu’ils étaient novices. »

Enfant d’un père immigré originaire d’Anjouan, il a longtemps milité dans des associations en faveur de l’insertion des jeunes, « peu importe leur profil ».

« Aujourd’hui, je travaille à l’hôpital et il ne se passe pas un jour sans qu’on ne reçoive des patients avec une main ou un bras coupé après une agression. Alors oui, on a besoin d’une opération comme Wuambushu.

Et que faites-vous des mères et enfants innocents qui vont être les premières victimes des démolitions et des expulsions, rétorque Frédéric. Au lieu de faire un Wuambushu où on va dégager tout le monde, on devrait organiser une opération qui cible les délinquants uniquement, qui sont souvent des mineurs isolés non expulsables. Là, on va virer des gens et garder nos délinquants.

Ça m’attriste autant que vous. Je n’accuse pas les étrangers mais tous ceux qui ne s’occupent pas de leurs enfants. Ça fait mal de voir cette jeunesse errer comme ça. Mais on a des gamins qui rentrent à la maison et disent ne plus vouloir aller à l’école parce qu’ils ont été agressés dans le bus scolaire. Ça me tue d’entendre des magistrats, des médecins ou droits-de-l’hommistes venir dire que Wuambushu, cest pas bien. Il faut frapper fort. Et si nous, victimes, on n’a pas de justice, je ne vois pas pourquoi les autres y auraient droit », conclut-il.

Une nouvelle manifestation des pro-Wuambushu s’est tenue à Mamoudzou samedi. L’opération a aussi créé des tensions dans plusieurs quartiers de Mayotte, comme à Majicavo, Doujani et Tsoundzou, où les renforts de police ont parfois été perçus comme le signe d’un potentiel « décasage » à venir, et où des groupes de jeunes ont choisi de les affronter.

Des forces de l’ordre déjà dépassées

« Je ne les défends pas, ils ont même cassé notre voiture parce qu’ils auraient voulu qu’on aille se battre avec eux, raconte une habitante de Doujani. Mais il faut les comprendre : ils défendent leurs parents et leur maison. Personne ne vient leur parler. Au lieu de ça, on leur envoie la police qui agit n’importe comment. »

« Il y a une stratégie de mise sous pression des habitants, relève le haut fonctionnaire déjà cité. On envoie par exemple des pelleteuses à Kawéni alors qu’il ne va pas forcément y avoir de décasage là-bas. » Pour lui, la forte présence policière, qui tendait à rassurer les habitant·es de Mayotte pro-Wuambushu au départ, ne veut plus rien dire.

« Les gens s’inquiétaient de ce qui adviendrait quand ils partiraient ; mais finalement, ça ne va pas même quand ils sont là. C’est même pire : on se demande chaque soir dans quel quartier ça va péter. L’opération attise clairement les tensions avec les jeunes. »

Les renforts de police et de gendarmerie ont été envoyés « les doigts dans le nez », persuadés qu’ils pourraient reproduire ici ce qu’ils faisaient « en banlieue ». « Force est de constater qu’ils n’y arrivent pas, tacle le haut fonctionnaire, redoutant des violences policières. Ils ne connaissent pas les lieux, c’est très vallonné et il fait nuit tôt. Ils ont déjà l’air fatigués. » Pour le moment, conclut-il, c’est un « échec » : « Il n’y a pas de décasage, pas de reconduite sur fond de bordel diplomatique avec les Comores, pas d’impact particulier sur les arrestations malgré ce que dit Darmanin. »

Face à tant de déconvenues, Gérald Darmanin a réaffirmé vendredi, s’enfonçant encore un peu plus dans le déni, sa volonté de mener coûte que coûte l’opération Wuambushu, expliquant que cela prendra « le temps qu’il faudra » et qu’il « laissera le nombre de policiers et gendarmes qu’il faudra » pour permettre à Mayotte de redevenir une « île normale ». Il s’est aussi vanté de voir que « depuis trois jours et pour la première fois dans l’histoire de la République, l n’y avait plus de kwassa-kwassa partant des Comores vers Mayotte ».

   publié le 26 avril 2023

Mayotte, île de la cruauté

Edwy Plenel sur www.mediapart.fr

L’opération « Wuambushu » menée sur le cent unième département français est une monstruosité politique qui prolonge un crime juridique. Maintenant sa souveraineté sur Mayotte en violation flagrante du droit international, la France y met en scène l’expulsion massive d’êtres humains au prétexte qu’ils seraient étrangers alors même qu’ils font partie du même peuple que les autochtones.

Une unité de maintien de l’ordre supposée d’élite, la CRS 8, qui, au premier jour de son intervention, revendique non seulement l’usage de 650 grenades lacrymogènes, 85 grenades de désencerclement et 60 tirs de LBD, mais assume aussi avoir ouvert le feu à douze reprises en tirant vers le sol pour repousser la population civile qui lui résiste.

Un premier vice-président du territoire, Salime Mdéré, élu centriste proche de la droite LR et soutien de la majorité présidentielle, qui, sur le service public télévisuel local, n’hésite pas à appeler au meurtre : « Ces délinquants, ces voyous, ces terroristes, à un moment donné il faut peut-être en tuer. Je pèse mes mots. Si y en pas un qui est tué, y en aura toujours d’autres qui vont oser tuer des policiers. »

Des magistrats du tribunal judiciaire de Mamoudzou dont l’indépendance se dresse face aux abus du pouvoir exécutif, en ordonnant la suspension immédiate de l’évacuation d’un bidonville après avoir constaté « l’existence d’une voie de fait » dans les conditions d’expulsion jugées « irrégulières » des populations concernées dont elles mettent « en péril la sécurité ».

C’est peu dire que, contrairement aux fanfaronnades du ministre de l’intérieur, l’opération « Wuambushu » qu’il a mise en œuvre (et en scène) à 8 000 kilomètres de Paris au nom de la lutte contre « l’immigration illégale » est à mille lieues de « la restauration de la paix républicaine » revendiquée encore par Gérald Darmanin mardi 25 avril, en soutien de l’appel du préfet de Mayotte contre la décision judiciaire.

C’est au contraire une guerre que revendique et provoque cette opération de destruction d’habitations et d’expulsion de populations baptisée depuis Paris « Wuambushu », ce qui en mahorais signifie « reprise ». Un mot qui fait écho à tous les discours xénophobes et racistes sur les migrants, exilés et réfugiés, accusés de déposséder des habitants proclamés légitimes de leur territoire, de leur culture et de leur identité, qu’il faudrait donc « reprendre », reconquérir en somme comme s’ils avaient été dérobés par d’autres qui en seraient les occupants illégitimes.

Brandie de nouveau en diversion politicienne, avec l’annonce d’un énième projet de loi qu’Emmanuel Macron veut imposer « avant l’été », selon sa dernière interview au Parisien, la question migratoire a toujours été le laboratoire d’un État d’exception, où l’on fait le tri, où l’on enferme, où l’on expulse, où l’on brutalise des hommes, des femmes, des enfants dont le seul tort est de s’être déplacés, par nécessité ou par désir, par envie de mieux vivre ou par rêve d’autres horizons.

Rien de plus logique à cet engrenage puisque, dans cette quête infiniment ressassée du bouc émissaire étranger, c’est une pédagogie de l’inégalité des droits qui se diffuse et s’installe. Tournant le dos aux véritables urgences – démocratiques, sociales, écologiques, etc. –, l’obsession de la chasse à « l’immigration illégale » accoutume à la hiérarchie des humanités, entre ayants droit et sans droits, donc au rejet de l’égalité naturelle qui, pourtant, est au principe des démocraties, non seulement en tête de leurs valeurs constitutionnelles mais à l’origine de leur existence historique, fondée sur le refus du privilège de naissance.

Mais, dans le cas présent, ce déni d’humanité est redoublé par le contexte colonial dont témoignent les pratiques policières (tirs à balles réelles) et le discours politique (appel au meurtre) évoqués ci-dessus. Parce qu’elle est fondée sur la violation des droits humains – conquête, occupation, domination –, la colonisation génère spontanément l’excès et l’abus du côté de la puissance coloniale. On s’autorise, on se lâche, on se permet, on ne se réfrène ni ne s’interdit, on stigmatise et on déshumanise, à l’instar d’Emmanuel Macron, évoquant en juin 2017 les embarcations utilisées par les habitant·es des Comores pour rejoindre Mayotte, pour dire que le « kwassa-kwassa pêchait peu » mais « amenait du Comorien ».

Devenue département français depuis un référendum en 2009, Mayotte est le fruit d’un rapt (lire ce rappel historique de Rémi Carayol sur AfriqueXXI). Violant la règle internationale de respect des frontières, la France l’a arrachée à l’archipel dont elle faisait partie, les Comores, lors de la décolonisation de ce territoire en 1975. Cette annexion est illégale au regard du droit international, qu’il s’agisse des résolutions de l’ONU ou de celles de l’Union africaine. De ce même droit international que l’on invoque, à juste titre, pour combattre les annexions russes qui ont précédé la guerre d’invasion contre l’Ukraine. La France qui vote à l’ONU les résolutions condamnant la Russie en viole donc allègrement les principes.

Les chantres de la souveraineté française sur Mayotte opposent au droit international que cette annexion fut conforme à la volonté majoritaire des Mahorais, faisant fi des intérêts de quelques familles de notables qui y ont œuvré. En vérité, comme l’illustrèrent longtemps les menées barbouzardes de mercenaires, dont le fameux Bob Denard, dans cet archipel, il ne s’est jamais agi pour la France de l’intérêt des populations locales, mais égoïstement des siens, dans une logique de puissance impériale au vu de la position stratégique de Mayotte dans le canal du Mozambique.

La meilleure preuve en est donnée par l’état lamentable dans lequel la France maintient la population de Mayotte et dont un rapport de 2022, rédigé par six ministères et révélé par Mediapart, dressait un inventaire exhaustif. Département pour la forme, Mayotte est reléguée dans les bas-fonds de la République française. Elle en est le département le plus pauvre, avec 8 personnes sur 10 qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, un actif sur trois au chômage et une espérance de vie qui plafonne à 75 ans. Avec, surtout, une dotation par habitant trois à quatre fois moins élevée que dans l’Hexagone.

C’est une guerre aux pauvres qu’a donc lancée Gérald Darmanin, et pas seulement aux migrants. Car les populations visées par cette opération spectaculaire sont les mêmes que celles qu’elle prétend protéger. À Mayotte, les Comoriens et Comoriennes que la France veut expulser de l’île, en détruisant d’abord leurs habitations (lire le reportage de Nejma Brahim), puis en les parquant dans des camps, ne sont pas des étrangers. C’est le même peuple, la même culture, la même langue, la même religion. Le gouvernement, rappelle l’ethnologue Sophie Blanchy, « a face à lui une seule et même population ». La seule distinction, c’est que certains ont la nationalité française et d’autres non.

Dès lors, l’on devine combien ce qui se joue là-bas nous concerne ici. Cette grande rafle de Mayotte fait la promotion de la pire idéologie d’extrême droite, le « grand remplacement ». Elle montre que l’on peut faire le tri au sein d’un même peuple, après avoir installé l’idée monstrueuse d’une occupation étrangère qui légitimerait l’expulsion des indésirables. À la face du monde, la France des droits de l’homme abdique ainsi sur l’égalité des droits, donnant le feu vert à tous les régimes autoritaires – et ils ne manquent pas, en Afrique même, comme l’a démontré récemment l’autocrate président tunisien – qui feront la chasse aux humanités en mouvement pour ne pas avoir de comptes à rendre à leurs peuples.

Dans la même aire géographique, une autre puissance impériale a pris possession d’un archipel afin d’y défendre ses intérêts égoïstes et d’y installer ceux de ses alliés : l’archipel des Chagos est la dernière colonie britannique dans l’océan Indien, ce qui permet aux États-Unis d’Amérique d’y avoir une base militaire, sur Diego Garcia, la plus grande île. Les Chagossiens, qui y demeuraient depuis le XVIIIe siècle, ont été brutalement chassés et contraints à l’exil. Avocat franco-britannique, Philippe Sands s’est battu pour que cette injustice soit condamnée par le droit international, jusqu’à être reconnue et jugée comme un crime contre l’humanité.

De ce combat, il a fait un livre, La Dernière Colonie, paru l’an dernier (lire son entretien avec Joseph Confavreux). En épilogue, il a simplement mis cette citation du poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »


 


 

Mayotte : Darmanin,
le nettoyeur de la République

Patrick Piro  sur www.politis.fr

L’opération « Wuambushu », voulue par Gérald Darmanin à Mayotte pour expulser 17 000 personnes en situation irrégulière, a commencé ce mardi. Un assaut sans équivalent et un laboratoire sécuritaire et xénophobe pour les ambitions politiques du ministre de l’Intérieur.

Mayotte, l’opération « Wuambushu » a été lancée ce mardi 25 avril. Gérald Darmanin a eu la jugeote de la programmer après la fin du ramadan : le récent 101e département français est très majoritairement de confession musulmane. Pas besoin de créer un foyer d’irritation supplémentaire : la grosse artillerie prévue par le ministre de l’Intérieur renvoie le Kärcher de Sarkozy au rayon jouets.

« Wuambushu », ce sont près de deux mille membres des forces de l’ordre mobilisés pour un grand nettoyage de printemps sur l’île mahoraise – 310 000 habitant·es, l’équivalent de la ville de Montpellier. La feuille de route, dont l’exécution doit théoriquement s’étaler sur deux mois, prévoit l’interpellation et l’expulsion de 17 000 immigré·es en situation illégale, très majoritairement comorien·nes, soit 250 par jour, un rythme trois fois plus élevé qu’actuellement.

Au programme, la destruction de mille de leurs bicoques – même si le tribunal judiciaire a suspendu l’évacuation d’un des bidonvilles, constatant « l’existence d’une voie de fait » liée aux conditions d’expulsion jugées irrégulières. Mayotte est connue pour abriter le plus important bidonville de la République française.

Loin de la métropole, la méthode Darmanin pourra se déployer dans toute sa splendeur.

Même si le tribunal judiciaire a suspendu l’une de ces évacuations, en raison de conditions jugées irrégulières, on n’a pas mémoire d’un assaut d’une telle envergure. Dans la « jungle » de Calais, c’est avec constance que les forces de l’ordre ont pris leurs aises avec le droit – humiliations, harcèlement, confiscation et destruction de biens. Loin de la métropole, tout indique que la méthode Darmanin pourra se déployer dans toute sa splendeur.

Sur place, c’est l’affolement, voire la panique. Avocats, magistrats, associations s’insurgent par avance du simulacre d’encadrement administratif et légal de la déferlante : sous régime de procédures expresses, exigées à cadence forcée et à distance (le tribunal siège à La Réunion), comment garantir le droit minimum des personnes ?

Pour la plupart, elles devraient être expulsées en bateau vers les Comores. Mais qu’en sera-t-il de nombre de leurs enfants nés sur le sol mahorais, en principe non expulsables car réputés français ?

La destruction d’habitat doit en principe s’accompagner de solutions de relogement (même temporaire) des occupant·es. Or, les infrastructures locales sont dans l’incapacité d’encaisser un « Wuambushu » qui fleure le chaos et la bavure à plein nez. Y compris sur son volet sécuritaire. Car l’opération vise conjointement à juguler une délinquance dont le taux est sans équivalent dans l’Hexagone.

En finir avec les vols, les agressions et les homicides en expulsant les étrangers illégaux : Darmanin vise la démonstration dans les grandes largeurs du raccourci xénophobe qui plaît tant à l’extrême droite. Mayotte, laboratoire des ambitions politiques du ministre : il n’est pas besoin de se forcer pour s’en convaincre.

Ce sont des milliers de vies précaires qui auront été passées à la moulinette répressive.

Mais on doute que les délinquants avérés attendent l’ordre d’expulsion de l’huissier. Ni qu’ils se priveront de rentrer par la fenêtre une fois les gendarmes partis. Au passage, ce sont des milliers de vies précaires qui auront été passées à la moulinette répressive, trop souvent activée quand il s’agit de régler un problème social.

Des familles entières, vivant depuis des années dans cet improbable confetti de France, certes dans l’illégalité, vont embarquer pour nulle part. Personne ne les attend aux Comores, dont les autorités, qui ont demandé à Paris de renoncer à son projet, ont refusé l’accostage des premiers contingents de personnes expulsées.

Mayotte, ce n’est pas la préoccupation du nettoyeur Darmanin, qui présente des indicateurs sociaux tout aussi indécents que ceux de la délinquance : 75 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, dont la moitié avec 160 euros à peine par mois et en habitat dit « informel », dépourvus de services de santé, d’école, etc. En République française. En « sous-France », corrige-t-on sur place. ·


 


 

France-Comores. « Wuambushu », opération coup-de-poing et bras d’honneur

par Faïza Soulé Youssouf sur https://afriquexxi.info/

En mettant en œuvre une opération militaro-policière de grande ampleur à Mayotte visant à détruire des bidonvilles et à expulser des milliers de Comoriens, le gouvernement français suscite inquiétude et colère à Moroni. Mais le président Azali Assoumani, qui est devenu l’allié de Paris ces dernières années en dépit du contentieux territorial, semble vouloir éviter la confrontation.

L’opération « Wuambushu », dont les détails ont été révélés par l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné le 22 février 20231, inquiète la population comorienne, ainsi que plusieurs organisations et associations (lire l’encadré au pied de l’article), et a suscité de nombreuses saillies antifrançaises avant qu’elle débute. Diligentée par le ministre français de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, elle place les autorités comoriennes dans une position inconfortable.

Conçue pour débuter au lendemain du mois de ramadan, le 24 avril, cette opération militaro-policière de grande envergure doit durer deux mois et aboutir, au nom de la lutte contre l’insécurité, à la destruction à Mayotte de plusieurs bidonvilles – occupés majoritairement par des personnes en situation irrégulière selon les lois françaises – et à des expulsions de masse de leurs habitants sur l’île d’Anjouan, située à 70 km de Mayotte. Le Canard enchaîné évoque, dans son édition du 19 avril2, l’objectif de 10 000 reconduites à la frontière en deux mois – deux fois moins que ce qui était prévu dans le plan initial, mais tout de même plus du tiers du total (25 380) atteint en douze mois en 2022. Pour ce faire, un demi-millier de policiers et de gendarmes ont été envoyés en renfort sur l’île, parmi lesquels des unités spécialisées dans les violences urbaines.

Mayotte, qui a été séparée des autres îles de l’archipel lors de l’indépendance en 1975, a été érigée en département d’outre-mer en 2011. Mais ce territoire est toujours revendiqué par les autorités comoriennes, au nom, entre autres, de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation et de l’histoire qui unit les habitants des quatre îles.

Une situation « intenable »

Joint alors qu’il était en voyage en Arabie saoudite, Anissi Chamsidine, gouverneur de l’île autonome d’Anjouan – et à ce titre en première ligne, étant donné que les refoulés de Mayotte sont tous renvoyés sur cette île –, réprouve l’opération à venir. Mais il se dit impuissant. « Est-ce que j’ai les moyens de m’opposer à une telle décision ? Quelle marge de manœuvre me laisse-t-on ? » répond-il à la question de savoir s’il compte empêcher la réalisation de cette opération. Le leader du parti Soma rappelle que, durant la crise liée au Covid-19, il avait signé en janvier 2021 un arrêté visant à interdire l’accueil des refoulés de Mayotte – arrêté qui avait été levé une semaine plus tard par le ministre comorien des Affaires étrangères, Dhoihir Dhoulkamal. « Cette situation est intenable pour tous. Nous n’avons pas les moyens d’absorber cette violence fabriquée depuis Mayotte par l’État français. On nous demande de cogérer une crise que nous n’avons pas générée », déplore le gouverneur.

À Mutsamudu, le chef-lieu de l’île d’Anjouan dénué de structures d’accueil, l’afflux massif de personnes expulsées de Mayotte fait craindre le pire. « C’est une situation désastreuse décidée à Paris avec la complicité des élus de Mayotte. Nous allons assister impuissants à un drame, nous sommes dépourvus du plus petit centre d’accueil », a dénoncé Zarouki Bouchrane, le maire de Mutsamudu, le 20 avril. Une semaine plus tôt, le 13 avril, l’exécutif de l’île avait organisé une réunion sur les conséquences de l’opération de Gérald Darmanin. Y avaient pris part toutes les composantes de la société. Le quotidien d’État Al-Watwan rapporte que, lors de cette rencontre, une position de fermeté a été défendue. Parmi les idées avancées : manifester contre le projet et empêcher les reconduites3.

« Pourquoi devons-nous conserver une amitié avec la France qui ne nous profite pas ? » s’est demandé un participant. Un autre n’a pas manqué d’établir un parallèle entre l’opération « Wuambushu » et le rapatriement forcé de milliers de Comoriens de Mahajanga (Madagascar) en 19764. « Dans les deux cas, le régime Azali Assoumani est dans une situation délicate : tenir tête à la France et s’exposer à des représailles de Paris en cette année préélectorale5 ou accepter les reconduites avec tous les risques de violence que cela suppose », fait remarquer un partisan du président des Comores.

À Moroni, la capitale de l’Union des Comores, l’on voulait encore croire, quelques jours avant le début de l’opération « Wuambushu », que « l’ami français » n’irait pas au bout de son entreprise. Pressé par les journalistes et l’opinion publique, le gouvernement a dans un premier temps fait profil bas, arguant qu’il ne commentait pas des articles de presse. Il s’est fait un (tout petit) peu plus prolixe le 10 avril. Dans un communiqué, l’exécutif se dit alors surpris par l’initiative de Paris : « Le Gouvernement comorien a appris avec étonnement la nouvelle du maintien du projet du Gouvernement français […]. Cette opération censée démarrer en plein ramadan, pour durer deux mois, va à l’encontre du respect des droits humains et risque de porter atteinte aux bonnes relations qui unissent les deux pays. »

Azali pris entre deux feux

Interrogé le lendemain au palais présidentiel de Beit-Salam, Azali Assoumani a répété son espoir « de voir l’opération [être] annulée », tout en admettant ne pas avoir « les moyens de stopper l’opération par la force ». Le président n’a cependant pas fait preuve de grande détermination. Les relations entre les Comores et la France « sont bonnes depuis belle lurette », a-t-il indiqué, et « Wuambushu » n’est selon lui « qu’un couac auquel nous trouverons une solution ». « La voix choisie est celle du dialogue », a-t-il ajouté quelques jours plus tard, le 22 avril, après avoir dirigé la prière marquant la fin du ramadan. Une déclaration qui tranche avec celle tenue la veille par le porte-parole du gouvernement comorien – « Les Comores n’entendent pas accueillir des expulsés issus de l’opération projetée par le gouvernement français à Mayotte », avait annoncé Houmed Msaidie – et qui est loin d’être partagée par l’opposition et la société civile, qui perçoivent désormais la France comme un « ennemi ».

D’intenses tractations diplomatiques ont eu cours en avril. La veille de la diffusion de la déclaration du gouvernement, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, était attendu à Moroni. La visite a finalement été reportée (sans que l’on en connaisse les raisons). Un peu plus tôt, c’est une délégation des ministères français des Affaires étrangères et de l’Intérieur, menée par le diplomate Christophe Bigot, qui a séjourné quelques jours à Moroni. Aucune déclaration substantielle n’a été tenue à la suite de ce séjour. Le 18 avril, le porte-parole du gouvernement comorien, Houmed Msaidie, joint par l’AFP, a répété les propos du chef de l’État. « Nous recommandons aux Français de renoncer vivement à l’opération “Wuambushu” […]. Cette opération contrevient à l’esprit et à la lettre de l’accord-cadre franco-comorien signé en 2019, dont l’un des objectifs est de fixer les populations et non de les expulser », a-t-il avancé.

Cet accord de partenariat entre la France et les Comores avait été signé lors d’une visite officielle d’Azali à Paris en juillet 2019. Il portait sur un plan de développement de 150 millions d’euros sur trois ans dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’emploi et de l’insertion professionnelle des jeunes. Mais il visait également à stopper les flux migratoires et les traversées « illégales » entre Anjouan et Mayotte6. À l’époque, déjà, des parlementaires et des partis politiques de l’opposition avaient dénoncé ce texte, qu’ils avaient considéré comme nul et non avenu. Ils avaient accusé Azali Assoumani de fouler au pied la Constitution comorienne (selon laquelle Mayotte fait partie des Comores) et d’avoir livré le pays « en pâture à la France ». « Cet accord consacre le renoncement de Mayotte en échange de quelques millions d’euros », estime Hissane Guy, chargée de communication de l’ONG Adrikni.

Plusieurs organisations de la société civile, avec à leur tête le Comité Maore (Maore est le nom comorien de Mayotte), qui milite pour le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, ont été interdites de manifester le 21 avril contre l’opération « Wuambushu », « en raison de la période hautement mouvementée par les activités culturelles et commerciales qui animent la ville de Moroni », a justifié le préfet (le jour de la marche coïncidait avec la fin du ramadan). Le 15 avril, une marche avait été exceptionnellement autorisée par la préfecture alors que les manifestations sur la voie publique de l’opposition et de la société civile sont systématiquement interdites depuis plusieurs années. Mais la veille, sans poser un acte d’annulation en bonne et due forme, le préfet avait appelé les meneurs pour leur indiquer que « seul un rassemblement dans une salle était autorisé ». Cette volte-face illustre l’inconfort des pouvoirs publics. Les raisons de cette annulation sont tues. Mais certains activistes croient savoir qu’elle serait liée à des pressions de la chancellerie française à Moroni, qui craignait des débordements.

« Mkolo nalawe »

En lieu et place d’une manifestation, il y a donc eu un rassemblement dans une salle du centre de Moroni, auquel ont participé d’anciens hauts dignitaires majoritairement issus de l’opposition et quelques députés. Les discours étaient souvent ponctués de saillies telles que « À bas la France » ou encore, « Mkolo nalawe » (« colon, dégage »). Un activiste a brandi tout au long de l’événement le drapeau russe (il a été brièvement interpellé par la gendarmerie). Les orateurs ont tous appelé à prendre des mesures très fermes contre l’État français. « Nous demandons au gouvernement d’abroger sans délai l’accord-cadre de partenariat et de s’opposer fermement à tout acte de déplacement forcé de population entre les îles », a notamment demandé Hissane Guy, alors qu’elle lisait la déclaration commune des organisations de la société civile. Une bonne partie de l’opposition défend elle aussi cette position.

Pour le Front commun élargi des forces de l’opposition, « Wuambushu n’est pas un hasard ». Cette opération est « monnayée par l’autoritariste non élu [le président Azali] en reconnaissance suite à sa fausse élection de mars 2019. Pour pallier son impopularité, il a choisi de vendre une partie de notre pays, à savoir l’île de Mayotte, afin de se faire adouber par le locataire de l’Élysée », a accusé la coalition dans une déclaration publiée le 14 avril. Contacté pour commenter la demande d’abrogation, Souef Mohamed El-Amine, ancien ministre comorien des Affaires étrangères et signataire de l’accord-cadre tant décrié, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.

Par ailleurs, le Comité Maore a adressé un courrier au gérant du Maria Galanta, le bateau qui opère la traversée entre Mayotte et Anjouan et qui est utilisé par les autorités françaises pour refouler les « sans-papiers », afin de lui demander « d’arrêter de transporter les personnes embarquées sans leur consentement au risque de soulever une colère ainsi que le boycott » de sa compagnie. Au plus fort de la crise diplomatique franco-comorienne de 20187, une note circulaire du ministère des Transports avait interdit aux compagnies maritimes et aériennes qui desservent Mayotte « d’embarquer, à destination des autres îles sœurs, toute personne considérée par les autorités qui administrent Mayotte comme étant en situation irrégulière ». Cette note sera-t-elle remise à l’ordre du jour avec l’opération « Wuambushu » ? La question a été posée le 22 avril au ministre comorien de l’Intérieur, Fakridine Mahamoud. « Ce qui va primer, ce n’est pas cette note mais ce sur quoi nous allons nous entendre avec les autorités françaises », a-t-il précisé, tout en indiquant avoir discuté la veille avec son homologue français, et en ajoutant être « prêt à discuter avec les autorités françaises des modalités [des expulsions] dans le respect des droits à la personne ».

Mais de quelle marge de manœuvre dispose Azali ? Celui qui a considérablement durci son régime depuis sa réélection contestée est devenu un allié (si ce n’est un obligé) de Paris, en dépit du contentieux territorial autour de Mayotte. Rien que ces trois dernières années, il a été reçu cinq fois à l’Élysée...

Obligé, il l’est d’ailleurs sans doute un peu plus depuis qu’il occupe la présidence de l’Union africaine. Ce poste devait revenir cette année à un État d’Afrique de l’Est. Le Kenya était le candidat jugé le plus légitime de par son poids diplomatique et économique. Mais contre toute attente, en février, il s’est retiré au profit de l’Union des Comores – une première « historique » et inespérée pour ce petit archipel de moins de 1 million d’habitants, qui pèse bien peu sur le continent. Plusieurs sources diplomatiques indiquent que la France a œuvré en coulisses pour soutenir la candidature des Comores8. De quoi influer sur la riposte de Moroni aujourd’hui ? « Ce serait un contre-sens sans nom si le président en exercice de l’organisation panafricaine acceptait une telle opération en provenance d’un territoire dont il revendique la souveraineté », commente un responsable politique ayant requis l’anonymat. « Le gouvernement comorien est prisonnier de sa légèreté. En signant l’accord-cadre [de 2019], il a clairement accepté le principe que Mayotte est une possession française et il a donc accepté d’en accueillir les refoulés », dénonce l’ancien président de l’Assemblée nationale, Said Abdallah Mohamed Mchangama.

De multiples inquiétudes

L’opération « Wuambushu » n’inquiète pas que les Comoriens. Plusieurs organisations locales ou internationales ont alerté les autorités françaises quant aux violences qu’elle risque d’engendrer. Dans une tribune, 170 soignants installés à Mayotte font part de leurs « vives inquiétudes sur l’impact sanitaire de ce projet » et rappellent que « le bilan des précédentes interventions de grande ampleur en matière de lutte contre l’immigration ou l’insécurité impliquait des conséquences dramatiques », parmi lesquelles la « génération de situations à risque infectieux épidémique », la « limitation de l’accès aux soins » ou encore des « retards de prise en charge » pour certaines pathologies.

Le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Jean-Marie Burguburu, a pour sa part écrit à Gérald Darmanin pour l’exhorter à « renoncer » à ce projet qui risque d’« [aggraver] des fractures et des tensions sociales dans un contexte déjà très fragilisé ». Dans un communiqué intersyndical, la CGT, la FSU et l’Union syndicale Solidaires ont de leur côté « appelé le gouvernement à arrêter toutes les mesures répressives ». En outre, des organisations de défense des droits humains, parmi lesquelles la Ligue des droits de l’homme et le Gisti, ont appelé les autorités « à faire cesser cette escalade de la violence » et « demandent aux responsables sur place de faire respecter l’État de droit ».

Même l’Unicef a publié un communiqué (de cinq pages) dans lequel l’organisation onusienne, via son bureau parisien, s’inquiète « de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur le territoire, notamment des mineurs étrangers et des mineurs en conflit avec la loi ». Plusieurs collectifs mahorais ont par contre apporté leur soutien à cette opération.

  publié le 25 avril 2023

Le Soudan,
ses généraux à revendre
et son peuple sacrifié

Antoine Perraud sur www.mediapart.fr

Deux généraux rivaux se disputent le pouvoir suprême à Khartoum, en proie au chaos. Le vainqueur entend mettre fin au soulèvement populaire en cours depuis quatre ans. Et rejoindre ainsi le clan des potentats ayant clos les espoirs du printemps arabe après 2011.

Au Soudan, l’arbre de l’évacuation des ressortissants occidentaux ne doit pas cacher la forêt d’une situation politique qui ne saurait être réduite à de vagues « luttes tribales » sorties de l’imaginaire colonial.

L’enjeu relève d’une tragédie planétaire en cours depuis l’échec des printemps arabes en 2011 : les pays du Sud ont-ils droit aux conquêtes démocratiques ou doivent-ils subir la férule de dictateurs idoines ?

La question se pose en ces termes, à Khartoum, depuis le renversement d’Omar el-Béchir sous la pression populaire, le 11 avril 2019. Ce président au tropisme islamiste était en place depuis trente ans – il avait pris le pouvoir en 1989, lors d’un coup d’État militaire.

Un processus de transition était censé s’être mis en place une fois le tyran déposé. Un pouvoir civil parviendrait-il à prendre et à tenir les rênes soudanaises ?

C’était compter sans la nature militaire, qui a horreur de ce genre de vide. Dès le mois d’octobre 2021, le général Abdel Fattah al-Burhane mettait fin à l’intermède politique. À son profit, alors qu’il chapeautait le Conseil de souveraineté – supposé regrouper civils et militaires chargés d’organiser cette fameuse transition en forme de ligne d’horizon inatteignable.

Al-Burhane, général putschiste à la tête de l’armée régulière, était alors épaulé par le chef d’une milice – les FRS (Forces de soutien rapide) –, Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemetti. Les deux hommes, alliés pour écarter les civils, sont devenus rivaux pour placer le Soudan sous leur coupe.

Les combats qui mettent Khartoum et ses 5 millions d’habitants à feu et à sang depuis le 15 avril dernier marquent donc l’acmé de leur antagonisme. Celui-ci a été attisé par toutes les dictatures d’Afrique et du Moyen-Orient, opposées à ce qu’une alternative démocratique vît le jour au Soudan.

De surcroît, un grand jeu d’influences croisées mêle au Soudan la Chine (intéressée par le pétrole) aussi bien que les Émirats arabes unis (qui tiennent l’agriculture encore davantage que d’autres pays du Golfe).

Sans oublier la Russie qui, dans son entreprise prédatrice menée sur le terrain africain, a pris le parti des FRS en vue de mettre la main sur l’exploitation aurifère du Soudan – où le groupe Wagner a ses entrées – et de consolider ainsi sa présence sur le continent, avec à la clef une base navale en mer Rouge.

Quant à l’Onu et à la communauté internationale – souvent réduite aux intérêts occidentaux donc américains en premier lieu –, elles ont une fois de plus usé de sanctions illusoires, inefficaces et contraires à l’effet recherché.

Couper toute aide après le pronunciamento militaire d’octobre 2021 a surtout sapé la capacité du peuple soudanais à se dresser face aux despotes du cru et à leurs troupes, qui échappent de leur côté aux mesures ainsi infligées.

« Groupes rebelles »

La situation actuelle – rivalité meurtrière entre deux chefs de guerre embrasant l’un des pays les plus pauvres du globe – n’est pas sans une épaisseur historique qu’il faut prendre en compte.

À commencer par la fragmentation du Soudan, dont se sont souciées comme d’une guigne les couches sociales ayant continué de prospérer dans la capitale Khartoum, longtemps épargnée alors que l’arrière-pays était dévasté.

Depuis son accession à l’indépendance en 1956 – un an avant le Ghana de Nkrumah –, le Soudan fut en effet, quasiment sans discontinuer, la proie de guerres civiles menées par des « groupes rebelles ». Et ce, au moins jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud, en 2011.

Longtemps considérée comme un rempart contre les visées sécessionnistes, l’armée en est venue à siphonner les ressources du pays, à accaparer les 4/5 du budget de l’État, pour en fin de compte se lancer dans une compétition endogène et fratricide en vue de monopoliser le pouvoir.

La guerre au Darfour, avec son lot de violations des droits humains, voire de crimes contre l’humanité, s’avère, depuis 2003, le principal conflit régional ayant permis aux mercenaires de mettre sur pied des troupes paramilitaires tenant désormais la dragée haute à l’armée régulière.  

Dans l’émission de Mediapart « Présence du passé », en 2021, nous avions décrypté avec trois universitaires une tentation occidentale trop bien ancrée : faire une lecture ethno-tribale de la situation au Soudan, en racialisant les rapports sociaux. C’est-à-dire tout réduire à une lutte entre les Arabes, musulmans, descendant des anciens esclavagistes et les Africains, non musulmans, issus des anciennes populations serviles. Ces rapports de domination ont certes existé, mais ils phagocytent la complexité.

De même, il est trop schématique d’opposer, dans la société hétérogène soudanaise, les éléments religieux aux nationalistes longtemps marxisants. Il existe une dimension sociale qui explique le conflit en cours : corruption, inégalités, crise économique.

Dans un tel contexte mouvant et instable, alors que la population civile se terre ou s’exile, deux hommes de guerre se livrent donc une lutte sans merci. Le général Abdel Fattah al-Burhane a pour lui une armée régulière de près de 250 000 hommes – la plupart issus de l’ancien régime islamiste du président renversé Omar el-Béchir. Son numéro deux qui rêve de devenir numéro un, « Hemetti », est à la tête d’une milice paramilitaire d’environ 120 000 mercenaires ayant joué un rôle crucial dans la déposition d’Omar el-Béchir en avril 2019.

Ces deux forces, irréconciliables sur le papier, entendent porter sur le pavois leur chef, qui pourrait alors clore une bonne fois pour toutes l’épisode révolutionnaire d’il y a quatre ans. Le vainqueur s’érigerait ainsi en chape suprême, à la manière du maréchal Sissi en Égypte.

Il obtiendrait quitus pour avoir mis fin à l’incertitude comme à l’instabilité. Et il recevrait, bien entendu, son large écot de la part des intérêts du G7 ainsi que des BRICS, satisfaits de pouvoir à nouveau se repaître sans souci des richesses du Souda

  publié le 19 avril 2023

À Mayotte, l’opération Wuambushu
sème la peur

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés à Mayotte pour lancer l’opération dite Wuambushu, initiée par le ministère de l’Intérieur. Celle-ci vise la destruction des habitats informels et la lutte contre l’immigration irrégulière. Les contours encore flous de cette opération qui s’apprête à débuter inquiètent, dans un territoire régulièrement objet de politiques violentes en matière d’immigration et d’accès aux droits des plus vulnérables.

 Dans le quartier où habite Abdul, réfugié à Mayotte, « à 15 mètres de la route, il y a une petite montagne avec des maisons en tôle ». Ce type d’habitations informelles est dans le viseur de l’opération dite Wuambushu, révélée par le Canard Enchaîné fin février. Trois objectifs sont affichés : la lutte contre l’immigration clandestine, contre l’habitat insalubre, et le démantèlement des bandes. Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés. Ce dimanche, des rassemblements de protestation avaient lieu dans plusieurs villes de France.

Sur place, les contours flous alimentent les craintes. Qui sera concerné par les renvois, combien d’habitations seront détruites, quel quartier après l’autre ? Autant de questions qui demeurent sans réponse. L’exécutif garde le silence sur l’opération depuis les révélations successives des médias. « Ça a commencé par des rumeurs ; puis ça s’est confirmé par des infos sur les radios, les télévisions », retrace Ali, enseignant au collège sur l’île.

Abdul, lui, est un membre actif du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. Ces dernières semaines, il a vu nombre de ses compagnons partir vers la métropole. « Il y avait des rumeurs sur une mission du ministre de l’Intérieur. Certains parlaient de 200 gendarmes, d’autres 500, pour « retourner les clandestins chez eux »… Des gens d’ici disaient aussi qu’ils feraient des chasses à l’homme pour les Africains. La majorité des gens autour de moi ont eu peur : ils se sont dits qu’il fallait mieux partir », raconte-t-il.

Destruction des habitats : « certains sont là depuis des années »

L’objectif de destruction de l’habitat informel recouvre à lui seul de multiples réalités. « Quand il est question de « décasage », cela ouvre beaucoup d’incertitudes : où seront gardés les biens ? Où seront relogés les gens ? Quelles arrestations auront lieu ? », s’interroge Ali. Dans ces habitats, « il y a des enfants, des malades, toutes catégories de population », rappelle l’enseignant. Les communautés y sont assez diverses, bien qu’une majorité de ressortissants des Comores y vivent.

À Mayotte, des opérations de destruction des bidonvilles sont déjà menées par le préfet, dans le cadre de la loi Elan notamment, une fois par mois environ. Régulièrement, des habitants et associations dénoncent l’absence de relogement effectif. Les enfants risquent d’en pâtir particulièrement, alerte l’Unicef, qui a produit une note à destination des pouvoirs publics sur le sujet fin mars. Dans cette note, consultée par Rapports de Force, l’Unicef « s’inquiète de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur ce territoire ».

La convention internationale des droits de l’enfants, ratifiée par la France, « est très claire : il y a un droit à un hébergement, à un toit, à des conditions de vie dignes. On constate déjà qu’il n’y a aucune proposition de relogement pour les familles considérés en situation irrégulière. Or les enfants ne doivent pas en pâtir, car un enfant n’est jamais en situation irrégulière », expose Mathilde Detrez, chargée de plaidoyer outre-mer pour l’Unicef. « Nous demandons l’accès à un toit, peu importe la situation administrative ».

L’organisation des Nations Unies demeure également en alerte sur la santé mentale des plus jeunes. La destruction des habitats « n’est pas vécue de la même façon dans les yeux d’un adulte que dans les yeux d’un enfant. Elle est traumatisante : ils la vivent avec une violence extrême », insiste la chargée de plaidoyer.

 À la rentrée, « on ne sait pas si l’on aura tous nos élèves »

 À Mayotte, les vacances démarrent ce samedi. L’opération doit démarrer ce même jour, qui signe également la fin du ramadan. Et durer deux mois environ. « On ne sait pas si la reprise de l’école va être normale, si l’on aura tous nos élèves ou pas… », s’inquiète Ali. Difficile de se mobiliser entre enseignants et d’apporter des réponses aux jeunes. « Les élèves soulèvent cette problématique, mais on est très limités dans nos interventions. Nous n’avons pas assez d’éléments… ça vient du haut, du gouvernement », soupire l’enseignant.

L’inquiétude du corps enseignant est partagée par l’Unicef. Aujourd’hui, entre 5 3000 et 9 500 enfants sont déjà non scolarisés à Mayotte, selon une étude inédite parue en février 2023. « L’opération risque d’amplifier ce phénomène de non-accès à la scolarisation », analyse Mathilde Detrez.

En règle générale, les documents de diagnostic social réalisés en amont des opérations de démolition contiennent « peu d’informations sur la composition du foyer, sur la présence d’enfants, sur les lieux de scolarisation de ces derniers… Avec pour conséquence des ruptures dans l’accès à l’éducation », explique encore la responsable de l’Unicef.

 Reconduites à la frontière

 Les modalités de lutte contre l’immigration, autre objectif de l’opération, restent flous également. « On se demande exactement qui est concerné par les reconduites à la frontière. Cela sème le doute parmi la population », expose Ali. Plusieurs cas de familles séparées par des renvois ont déjà été documentés par des médias et des observateurs des droits. Avec cette nouvelle opération, « les enfants scolarisés seront-ils reconduits avec leurs parents ? »

La Cour européenne des droits de l’Homme a plusieurs fois condamné la France pour des pratiques illégales concernant l’enfermement et le renvois d’enfants. Modification des dates de naissance des mineurs, rattachement arbitraire à des adultes tiers qui ne sont pas leurs parents afin de valider la rétention… Plus de 3 000 mineurs ont été enfermés au CRA de Mayotte en 2021. « Le renforcement inédit des forces de l’ordre sur place va augmenter les contrôles d’identité. Donc augmenter ces pratiques illégales de rattachement arbitraires, ou d’évaluations hâtives de l’âge », craint Mathilde Detrez.

 « J’ai peur qu’il y ait des morts »

 Certains habitants craignent que la situation ne s’enflamment. « On a peur que ça multiplie les violences », affirme Abdul, le membre du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. « Les gens d’ici, la manière dont ils en parlent, ça se voit que ça va être violent. Ils disent « qu’ils se préparent », qu’ils n’accepteront pas ». Ce réfugié craint aussi que les attaques racistes envers les ressortissants africains, ou les tensions entre communautés, soient exacerbées.

Ali, l’enseignant, confirme cette peur des violences, au vu des réactions circulant parmi les jeunes de son collège. « Un « décasage », c’est de force. J’ai peur qu’il y ait des morts. Si les gens ne sont pas informés, ils ne vont pas se laisser faire ».

Car les habitats informels ne datent pas d’hier. Ils sont détruits au fil des opérations menées par la préfecture de Mayotte ; puis reconstruits, au vu et au su des autorités. Comme dans un cycle ininterrompu. « Tous ces gens ne se sont pas là installés depuis une semaine. Ils sont parfois là depuis des années. La solution à cette problématique ne peut pas être aussi brusque, soudaine ! », argumente Ali.

 Coupures de l’accès aux soins pour les étrangers

 Dans ce contexte implosif, il y a une semaine, le 13 avril, le conseil départemental de Mayotte a voté l’interdiction de l’accès à la Protection maternelle et infantile (PMI) aux personnes étrangères non couvertes par la sécurité sociale. Difficile de dire si ce timing a été mesuré. Toujours est-il que cette décision « intervient avant le déploiement des 500 forces de l’ordre pour l’opération. Cela reste une décision problématique en termes d’accès aux soins des mères et des enfants », réagit Mathilde Detrez. La responsable de l’Unicef y voit une continuité avec d’autres dérogations dans l’accès aux soins. Mayotte est, par exemple, le seul territoire français il n’existe pas d’Aide médicale d’État.

En attendant ces cascades de conséquences, la population de Mayotte reste suspendue au lancement de l’opération. « Il faudrait que le mode opératoire soit dévoilé », s’impatiente Ali, « sinon quoi ? Les gens vont se réveiller le matin, avec les gendarmes devant leur porte pour les faire sortir ? Chasser en masse et détruire le tissu social n’est pas une solution ».

  publié le 9 avril 2023

Israël : l’état de droit et
les droits des Palestiniens

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Nous nous réjouissons qu’après des semaines de mobilisation, le peuple israélien ait obtenu de son premier ministre la suspension de la réforme du système judiciaire. Celle-ci visait notamment à un considérable affaiblissement des pouvoirs de la Cour suprême. Dans ce pays dépourvu de Constitution, cette haute institution fait office de contre-pouvoir face au gouvernement.

La motivation première de M. Netanyahou était de pouvoir se protéger lui-même alors qu’il est poursuivi par la justice pour un triple chef d’accusation : « corruption », « abus de pouvoir » et « fraude financière ». Il est d’ailleurs revenu aux affaires pour tenter d’échapper à ses juges. Et, pour y parvenir, il s’est associé aux plus extrémistes de la droite raciste, suprémaciste, ultraorthodoxe, ultranationaliste et colonisatrice du spectre politique israélien.

Cette alliance, porte tout à la fois une théocratie juive et l’annexion totale de la Cisjordanie afin de faire disparaître la Palestine comme l’a expliqué le sinistre ministre des finances, en déplacement à Paris, il y a quelques semaines.

Ce même ministre Smotrich se définissant lui-même comme « un fasciste homophobe » appelait il y a quelques semaines à raser un village Palestinien est toujours en fonction, quand celui de la défense qui a osé critiquer la réforme judiciaire s’est fait limoger d’un claquement de doigt.

Quant au ministre de l’éducation, il envisage comme en Turquie ou en Hongrie de nommer les directeurs de la bibliothèque nationale. On sait ce que signifie, là comme ailleurs, le contrôle par un pouvoir politique de la diffusion des livres et des connaissances. Nous sommes donc ardemment aux côtés des démocrates et des progressistes israéliens refusant ce glissement du régime vers l’autoritarisme fascisant et un colonialisme renforcé. Ce mouvement peut porter loin, parce qu’il s’inscrit dans le combat universel pour la démocratie et les libertés.

Cependant, contre le parti des colons de Cisjordanie, le parti de l’annexion qui domine la majorité gouvernementale, nous sommes fondés à considérer que le « mouvement pour la démocratie en Israël » ne peut occulter une terrible réalité : Les Palestiniens de Jérusalem, ceux qui vivent sous occupation, ceux qui sont réfugiés ou habitants de Gaza sont les premières victimes de ce gouvernement d’extrême droite. Et, leur terrible sort ne date pas d’hier !

Les Palestiniens de citoyenneté israélienne sont victimes d’une multitude de discriminations qui font système. Au cours de l’année passée, cent-quarante-six Palestiniens ont été tués et déjà près de quatre-vingt-dix autres l’ont été depuis le début de cette année. Le mur de séparation s’allonge, la colonisation ôte maisons, eau, villages aux Palestiniens qui, quand ils ont l’outrecuidance de protester, sont traités en criminels, emprisonnés quand leur village n’est pas brûlé. Gaza étouffe sous un blocus qui n’en finit pas.

Cette vie insupportable faite aux Palestiniens, que nous décrivons ici, n’a pas commencé avec ce gouvernement d’extrême droite. Cela fait longtemps que Salah Hamouri a connu, sans jugement, la prison comme des centaines de femmes et d’enfants. Et, le député Marwan Barghouti est enfermé depuis des dizaines d’années.

De loin en loin, comme dans d’autres pays, le refus de respecter les résolutions de l’ONU, qui ont défini des frontières pour deux États vivant côte à côte avec Jérusalem-Est comme capitale de L’État palestinien, aboutit à cette fuite en avant, que les opposants actuels au pouvoir Israélien qualifient de « fasciste ».

La complicité des dirigeants Américains et Européens dans ces violations du droit international -qui promeut justice, démocratie, autodétermination des peuples et souveraineté territoriale - est totale. Il porte une lourde responsabilité dans l’insupportable engrenage niant ces principes et ces valeurs.

Tous les dispositifs mis en œuvre pour nier les droits des Palestiniens à vivre sur leur terre, à construire leur État, ont été mis en place et légitimés par des gouvernements travaillistes comme de droite et validés par la cour suprême - dont le peuple défend à juste titre aujourd’hui l’existence -, depuis le premier jour de la fondation de L’État d’Israël.

Le nouveau régime politique trouve sa genèse dans des processus politiques ; dans l’histoire même d’Israël qui lui vaut d’être qualifié «  de régime d’apartheid » à l’organisation des Nations Unis. Un pouvoir qui fait occuper un autre pays, ne respecte pas les droits humains et le droit international ne peut être qualifié de « démocratique ». Hiérarchiser les droits des citoyens à partir de critères ethniques, réprimer et violer les droits de la population occupée, expulser les familles de leur maison et les paysans de leur terre, coloniser est l’exact contraire du respect de la personne humaine et de sa liberté. Voilà pourquoi les forces démocratiques qui proposent d’articuler Le mouvement en cours en Israël avec celui de la lutte contre l’occupation et la colonisation afin qu’Israéliens et Palestiniens puissent bâtir deux États démocratiques, souverains, libres coopérant entre eux sont porteurs d’une nouvelle visée émancipatrice.

Les combats en cours doivent s’épauler, s’articuler, se conjuguer : ceux d’une constitution démocratique pour Israël et ceux portant la fin de la colonisation-annexion permettant aux Palestiniens de construire leur État.

 

publié le 9 avril 2023

Au Proche-Orient, « l’ouverture du front libanais représente un risque immense pour Israël »

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

L’affrontement entre Israël et les Palestiniens, déjà intense en Cisjordanie, s’étend désormais à Gaza mais aussi au Liban. La chercheuse Leila Seurat, spécialiste du Hamas, analyse cette escalade sans précédent depuis 2006.

IsraëlIsraël a lancé vendredi son aviation à la fois sur le Liban et sur Gaza, après avoir essuyé des dizaines de tirs de roquettes en provenance de ces territoires, dont la plupart ont été interceptées, même si certaines ont réussi à franchir la défense antiaérienne et occasionné quelques dégâts matériels.

Ces tirs de roquettes, déclenchés alors que la Pâque juive venait de débuter, étaient eux-mêmes la conséquence des affrontements violents qui avaient eu lieu sur l’esplanade de la mosquée al-Aqsa. Celle-ci constitue à la fois l’épicentre et la ligne rouge du conflit entre Israël et les Palestiniens, et notamment le Hamas, accusé par les autorités israéliennes d’être à l’origine des récents tirs de roquettes.

Vendredi soir, un touriste italien a été tué et sept autres personnes ont été blessées dans un attentat à la voiture-bélier dans le centre de Tel-Aviv.

Leila Seurat est chercheuse au Centre arabe de recherches et d’études politiques (Carep Paris) et chercheuse associée au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Elle a publié en 2015, aux éditions du CNRS, Le Hamas et le monde et tout récemment, chez ce même éditeur, une anthologie d’Écrits politiques arabes, cosignée avec Jihane Sfeir. 

Mediapart : Quelle analyse faites-vous de la situation présente ? Quel est le rôle du Hamas dans cet affrontement ?

Leila Seurat : La situation actuelle ressemble à du déjà-vu. En 2021, Israël s’était déjà attaqué à la mosquée al-Aqsa en plein mois de ramadan. Le même scénario s’est déroulé avant-hier [le 5 avril – ndlr], avec des interventions israéliennes d’une violence inouïe à l’intérieur de la mosquée, suivies par une vague d’arrestations sans précédent, avec près de 400 personnes interpellées.

À cette situation d’une extrême violence symbolique et physique, le Hamas a répondu par des tirs de roquettes depuis Gaza le mercredi 5 avril. Jeudi 6, la réponse est venue depuis le Liban.

Si le Hamas occupe certes une place centrale dans cette confrontation, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une lutte de libération nationale, ce qui signifie que tous les Palestiniens soutiennent l’action du Hamas, y compris les membres des autres factions.

Par ailleurs, la défense d’al-Aqsa n’est pas seulement un enjeu pour les Palestiniens, elle l’est de surcroît pour tous les Arabes et musulmans.

Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre entre Israël et les mouvements palestiniens ? Quelle est la place du Hamas, dont la spécificité est de ne pas se centrer uniquement sur Gaza mais de se situer aussi au Liban ? 

Leila Seurat : Le fait de se situer au Liban n’est pas une spécificité du Hamas mais de toutes les factions palestiniennes, qui sont également présentes dans les autres pays frontaliers d’Israël. Mais il est clair que depuis 2017, le réchauffement des relations entre le Hamas, la Syrie et l’Iran a renforcé la coopération entre ce « front du refus » (« al moumanaa »), qui intègre également le Hezbollah. Ce front avait été mis à mal un certain temps, dans la période post-2011, lorsque le Hamas avait pris ses distances avec le régime de Bachar al-Assad.

Il est difficile de présager de la suite, d’autant que ce qui semble en jeu ici n’est pas seulement une riposte contre Gaza, mais aussi une opération de représailles contre le Sud-Liban, puisque c’est depuis ce territoire que 30 roquettes ont été tirées jeudi après-midi.

Pour l’instant, la réponse israélienne est restée concentrée sur des cibles du Hamas dans la bande de Gaza et au Liban Sud. Les frappes israéliennes n’ont touché aucune cible civile à Gaza, signe qu’Israël souhaite éviter l’escalade.

En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement.

Il est possible que le Hamas soit à l’origine de ces tirs. Si cela était avéré, cette action s’inscrirait sans aucun doute dans le renouvellement stratégique du Hamas visant à multiplier les fronts (« jabhat mouta’dida ») et à éviter que Gaza reste dans un face-à-face avec Israël, comme lors des agressions israéliennes de 2009-2012-2014.

Il est toutefois clair que cette opération du Hamas, si elle était confirmée, n’aurait pas été possible sans concertation ou accord tacite de la part du Hezbollah qui contrôle l’intégralité du Sud-Liban et doit donc donner son feu vert. Hassan Nasrallah lui-même a affiché son soutien aux Palestiniens victimes de la répression israélienne à al-Aqsa.

Notons que si les communiqués officiels israéliens parlent de 30 roquettes tirées par les factions palestiniennes depuis le Liban, les annonces faites ce jeudi [5 avril] à midi parlaient alors de 100 roquettes tirées en moins de dix minutes. Cette incohérence semble témoigner d’une volonté des Israéliens d’exagérer l’agression.

Qu’est-ce qui a changé par rapport à 2021, où vous notiez, dans une tribune, l’envergure surprenante de la réponse du Hamas ? 

Leila Seurat : Ce qui a changé par rapport à 2021, c’est d’abord l’ouverture du front libanais, qui est fondamentale et représente un risque immense pour Israël, qui garde en tête le traumatisme de la guerre de l’été 2006. Ces tirs de roquettes pourraient illustrer une coordination avec l’Iran, puisqu’on sait que deux gardiens de la révolution islamique ont récemment été assassinés par Israël en territoire syrien.

L’autre élément notable est la prégnance des divisions internes à l’establishment israélien. Nétanyahou a été accusé hier d’être responsable de cette situation et a mis plusieurs heures avant de réunir les différents appareils de sécurité pour trouver une réponse appropriée. Il s’agit de la première réunion de défense depuis deux mois, et ce alors que le ministre de la défense, Yoav Galant, vient d’être démis de ses fonctions.

Jouer l’unité nationale sur le dos des Palestiniens ne semble plus fonctionner comme auparavant. Mais ces affrontements confirment également de vieux schémas.

En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement. Les violences ont été encore bien supérieures à celles de mai 2021. Nous pourrions certes insister sur le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays ; mais il y a aussi là clairement un leitmotiv et une instrumentalisation de la violence contre les Palestiniens à des fins de politique intérieure.

Nétanyahou a récemment connu une vague de protestations contre ses pratiques autoritaires et le limogeage de son ministre de la défense ; il est également sous le joug de lourdes accusations de corruption.

Ces lectures tronquées par le prisme du “tout-religieux” sont désormais mises à mal. [...] On peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.

Ce qui se passe actuellement confirme aussi que ce qui s’est passé lors de la bataille de l’« Épée de Jérusalem » en mai 2021, qui avait déjà opposé les factions unifiées de la résistance palestinienne à Israël. Hier soir, on a de nouveau vu des affrontements entre des Palestiniens de 48 [Palestiniens ayant la nationalité israélienne – ndrl] et la police israélienne en Israël, dans les villes d’Umm al-Fahm et de Nazareth, ce qui rappelle fortement les scènes de mai 2021.

Tout cela confirme que la bataille de mai 2021 a bien représenté l’ouverture d’un nouveau chapitre. L’« Épée de Jérusalem » a prouvé à tous les Palestiniens, peu importe leur situation économique et sociale, qu’ils étaient concernés par un destin commun autour d’al-Aqsa. Aujourd’hui, en réponse aux raids israéliens dans la mosquée d’al-Aqsa, deux Palestiniens dans la région de Jéricho s’en sont pris à une voiture portant des plaques israéliennes, tuant l’un de ses passagers.

Plus généralement, que diriez-vous de l’attitude du Hamas vis-à-vis du nouveau gouvernement Nétanyahou emmené par des ministres suprémacistes juifs ?

Leila Seurat : Cette droitisation de la scène politique israélienne et le fait que deux ministres soient des colons ne font que confirmer la lecture du Hamas selon laquelle Israël ne fera jamais aucun compromis. La judaïsation de Jérusalem, les expropriations et la répression contre al-Aqsa s’inscrivent dans un dessein cohérent, qui remonte au moins à l’occupation de Jérusalem-Est en 1967.

Ces évolutions ne sont donc pas problématiques pour le Hamas, puisque ce mouvement a toujours misé sur le temps long et la patience (sabr) dans la lutte contre Israël d’une part, mais aussi parce que la « fascisation » d’Israël permet aux Palestiniens de gagner de nouveaux soutiens d’autre part.

Il est commun d’entendre que l’échec du processus de « paix » serait le résultat d’une radicalisation des religieux des deux bords. Nombreux sont ceux qui, dans les années 1990, mettaient le Likoud et le Hamas dos à dos pour expliquer l’échec d’Oslo.

Faut-il désormais mettre Bezalel Smotrich, suprémaciste juif et ministre des finances, dos à dos avec le Hamas ? Ces lectures tronquées par le prisme du « tout-religieux » sont désormais mises à mal. Si Israël cherche visiblement à transformer ce conflit en guerre de religion, on peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.

Comment expliquer que le cœur de la résistance palestinienne contemporaine semble avoir basculé de Gaza à la Cisjordanie ces derniers mois ? 

Leila Seurat : Il est difficile de dire que le cœur de la résistance se trouvait Gaza. Certes, Gaza a le plus grand nombre de réfugiés palestiniens, et deux tiers des Gazaouis sont des réfugiés. Il est vrai aussi que Gaza a historiquement joué un rôle important comme bastion des fedayin.

Mais Gaza, depuis le blocus, est une enclave où les possibilités de circulation sont quasi nulles. La présence du Hamas à Gaza a sans doute donné cette image, ainsi que la persévérance (sumud) des Gazaouis. Mais le terrain de la lutte armée en Palestine est la Cisjordanie plutôt que Gaza, et le Hamas a pris conscience de cela depuis bien longtemps.

Depuis 2017, le Hamas a entièrement réévalué sa stratégie militaire afin de ne pas rester enfermé dans un tempo de confrontations imposées par Israël. Ainsi, le Hamas a choisi d’ouvrir l’affrontement avec Israël en mai 2021 lors de l’opération « Épée de Jérusalem ». Il peut aussi opter pour l’accalmie, voire se présenter comme un médiateur utile lors de la confrontation entre Israël et le Jihad islamique en août 2022.

Sans être connectée aux factions politiques, la jeunesse de Naplouse et Jénine qui, depuis l’année dernière, s’est montrée particulièrement investie dans la résistance armée, pourrait constituer un « front » supplémentaire et efficace dans la stratégie d’union et de partage des tâches entre Gaza et la Cisjordanie.  

Quelles sont les marges d’action et la stratégie actuelles du Hamas par rapport à l’Autorité palestinienne ? Jusqu’à quel point le Hamas est-il présent et actif en Cisjordanie ? 

Leila Seurat : La lutte armée est la source de légitimité première de toutes les factions palestiniennes, en particulier pour le Hamas. Le Hamas a conscience de cela et sait qu’il peut gagner un soutien populaire intérieur face au Fatah.

C’est aussi face à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) que le Hamas agit puisque, depuis 2018, il met tous ses efforts dans l’activation d’une chambre commune des opérations de la résistance à Gaza, prémices d’une armée de libération qui réunirait toutes les factions palestiniennes, y compris la branche armée du Fatah. Cette chambre favorise la diffusion d’une culture de la résistance, formule des objectifs communs, prend des décisions communes.

Le Hamas est présent politiquement en Cisjordanie à travers la figure de Saleh Arouri ; sa branche militaire est également présente. Si les jeunes de « la Fosse aux lions » à Naplouse ne se réclament pas du Hamas ni d’aucune faction, il arrive pourtant que l’identité partisane soit dévoilée. On a pu ainsi voir que, parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui étaient précédemment affiliés au Hamas ou le sont toujours.

Les relations à l’origine exécrables entre le Hamas et l’Égypte du maréchal Sissi, qui voyait dans le Hamas une simple émanation de son ennemi juré que sont les Frères musulmans, ont-elles évolué et modifié la situation à Gaza ?

Leila Seurat : Ces relations sont assez bonnes. Sans modifier la situation à Gaza, car elle garde régulièrement le passage de Rafah fermé, l’Égypte reçoit très régulièrement les dirigeants du Hamas, puisque Le Caire joue un rôle de médiateur incontournable dans la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas – récemment supplanté sur ce plan par l’Algérie –, mais aussi et toujours dans les négociations de trêve avec Israël.

En août 2022, l’Égypte a d’ailleurs réuni un sommet à Aqaba en présence des Israéliens, Jordaniens et Américains, confirmant la coordination entre l’Autorité palestinienne et Israël, et surtout le rôle de la Jordanie sur les lieux saints de l’islam, conformément au statu quo depuis 1967.

Malgré cet accord, Israël continue ses agressions contre al-Aqsa. Cette politique du pire pourrait être sans aucun doute coûteuse du point de vue diplomatique. Les soutiens traditionnels d’Israël, comme les États-Unis ou le Canada, se sont en effet montrés très critiques.

  publié le 6 avril 2023

Jérusalem. Provocations à al-Aqsa, la Palestine prête à exploser

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Plus de 350 Palestiniens ont été arrêtés par la police israélienne, ce mercredi, sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem. Le ministre fasciste Ben Gvir, en mauvaise posture politique, appelle à « arracher des têtes à Gaza ». Les territoires occupés sont en ébullition.

Qui a intérêt à un embrasement à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza en pleine période de ramadan et à la veille de la Pâque juive ?

La police israélienne est entrée en force dans la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, sur l’esplanade des Mosquées, avant l’aube, ce mercredi 5 avril. Plus de 350 Palestiniens qui se trouvaient là pour prier ont été arrêtés.

Les explications alambiquées des autorités israéliennes

Les policiers ont fait irruption « brisant des portes et des fenêtres », alors que des fidèles y étaient rassemblés pour prier la nuit, a raconté à l’AFP Abdelkarim Ikraiem, un Palestinien de 74 ans qui était sur place. Ils étaient munis de « bâtons, d’armes, de grenades de gaz lacrymogène et de fumigènes » et ont frappé des fidèles, a-t-il affirmé.

La police israélienne, de son côté, a dénoncé l’action de « hors-la-loi » et d’ « émeutiers » masqués dans la mosquée. « Ces meneurs s’y sont barricadés plusieurs heures après les dernières prières du soir afin d’attenter à l’ordre public et de profaner la mosquée », tout en y scandant « des slogans incitant à la haine et à la violence », ajoute-t-elle dans un communiqué.

Une explication si alambiquée que les autorités israéliennes ont été jusqu’à diffuser une vidéo montrant des explosions qui ressemblent à des feux d’artifice tirés depuis l’intérieur du lieu de culte. Sur les images, on distingue également des silhouettes lançant des pierres. Sur d’autres vidéos, des agents antiémeute semblent avancer en se protégeant avec des boucliers des batteries de feux d’artifice qui jonchent le sol et l’on voit des policiers évacuer au moins cinq personnes les mains menottées dans le dos.

À l’intérieur de l’enceinte, seuls les musulmans sont autorisés à prier

Le Croissant-Rouge a annoncé que 12 Palestiniens avaient été blessés lors du raid, notamment par des balles en caoutchouc et des passages à tabac, lors d’affrontements avec la police. L’association médicale en Palestine a dénoncé le fait que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre la zone.

« Dans la cour à l’est de l’enceinte, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes, c’était une scène que je ne peux pas décrire », a déclaré à Reuters Fahmi Abbas, un fidèle de la mosquée. « Puis ils ont fait irruption et ont commencé à frapper tout le monde. Ils ont arrêté des gens et ont mis les jeunes hommes face contre terre pendant qu’ils continuaient à les frapper. »

Immédiatement après, depuis la bande de Gaza, le Hamas a appelé les Palestiniens « à se rendre en masse à la mosquée al-Aqsa pour la défendre », dénonçant un « crime sans précédent » des forces israéliennes.

Nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site

Des roquettes ont été tirées dans la nuit vers le territoire israélien entraînant une riposte de l’armée israélienne. Si, mercredi matin, le calme était revenu sur le site, les forces israéliennes continuaient à filtrer les entrées. Mais des visiteurs juifs escortés par la police ont brièvement parcouru l’esplanade.

En vertu de l’arrangement de longue date sur le statu quo régissant ce lieu saint (qui se trouve dans la partie orientale et occupée de la ville), qu’Israël est censé maintenir, les non-musulmans peuvent le visiter mais seuls les musulmans sont autorisés à prier dans l’enceinte de la mosquée.

Or, les visiteurs juifs, la plupart du temps des colons, vont de plus en plus prier plus ou moins ouvertement sur le site au mépris de ces règles. Les nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site ont conduit, à plusieurs reprises ces dernières années, à des protestations et à des flambées de violence.

En 2021, des affrontements ont ainsi contribué à déclencher une guerre de dix jours avec Gaza. C’est également sur cette même esplanade des Mosquées qu’Ariel Sharon, en 2000, avait fait son ultime provocation menant à la seconde Intifada, dite d’al-Aqsa.

Des « lignes rouges» dénoncées par l’autorité palestinienne

Les événements de mercredi pourraient aboutir à la même chose. Car les territoires palestiniens restent sous tension après les raids meurtriers de l’armée israélienne à Jénine et Naplouse, notamment, et ceux de colons dans le village de Huwara, au nord de Jérusalem.

Le gouvernement israélien, dirigé par Benyamin Netanyahou, est dominé par deux figures d’extrême droite, Bezalel Smotrich, ministre des Finances, qui vit dans une colonie, et Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité intérieure. Ce dernier a, entre autres, la police sous ses ordres et vient de négocier la mise sous son contrôle d’une future garde nationale.

Accusant les personnes délogées d’avoir agi afin de « blesser et d’assassiner des policiers et de blesser des citoyens israéliens », Ben Gvir a félicité la police pour « son action rapide et déterminée ». Il a appelé à une réponse sévère d’Israël et demandé la convocation d’une réunion du cabinet de sécurité.

« Les roquettes du Hamas nécessitent plus que le dynamitage des dunes et des sites vides. Il est temps d’arracher des têtes à Gaza. Nous ne devons pas dévier d’une équation qui nécessite une réponse sérieuse pour chaque fusée », a-t-il lancé dans un tweet.

Ce même gouvernement israélien est en mauvaise posture. Depuis plus de trois mois, son projet de réforme judiciaire visant à priver la Cour suprême de tout pouvoir reste contesté partout dans le pays. Des manifestations massives ont abouti à une « pause », comme l’a annoncé Netanyahou, et à des négociations avec les différents partis de la Knesset.

Mais cette réforme fait partie du fondement même de la coalition au pouvoir. Celle-ci, majoritaire au Parlement israélien, entend promulguer ses lois sans contre-pouvoir – la Cour suprême –, et notamment légaliser l’annexion des territoires palestiniens.

Une révolte dans ces territoires permettrait une fois de plus à Benyamin Netanyahou et ses ministres se réclamant du suprémacisme juif de se maintenir au pouvoir en brandissant le drapeau sécuritaire et celui de la survie d’Israël. À cette aune, toutes les manipulations sont possibles.

La direction de l’Autorité palestinienne a prévenu que le franchissement par Israël des « lignes rouges » sur les lieux saints risquait de provoquer une « explosion ». De son côté, la Ligue arabe a déclaré que les « approches extrémistes » d’Israël conduiraient à des affrontements plus larges avec les Palestiniens s’ils n’étaient pas arrêtés.


 


 

Les forces israéliennes attaquent des fidèles lors d’un raid dans la mosquée Al-Aqsa

sur https://www.france-palestine.org/

Les forces israéliennes tirent des grenades assourdissantes et arrêtent des fidèles à l’intérieur de la mosquée, suscitant la condamnation des Palestiniens.

La Ligue arabe s’apprête à tenir une réunion d’urgence pour discuter de l’attaque de la police israélienne contre la mosquée d’Al-Aqsa à Jérusalem, qui a fait au moins 12 blessés palestiniens, alors que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré qu’il s’efforçait de "maintenir le statu quo" sur le lieu saint.

La réunion de la Ligue arabe a été convoquée par la Jordanie, l’Égypte et des responsables palestiniens, les tensions restant vives à Jérusalem depuis que la police israélienne a attaqué des fidèles dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa dans la nuit de mercredi à jeudi, pendant le mois sacré du ramadan.

Les raids se sont poursuivis dans la matinée, lorsque les forces israéliennes ont de nouveau été vues en train d’agresser et de pousser les Palestiniens hors de l’enceinte et de les empêcher de prier, avant que les Israéliens ne soient autorisés à entrer sous la protection de la police.

La Ligue des droits de l’homme avait déjà condamné l’attaque, le secrétaire général Ahmed Aboul Gheit déclarant dans un communiqué : "Les approches extrémistes qui contrôlent la politique du gouvernement israélien conduiront à des confrontations généralisées avec les Palestiniens s’il n’y est pas mis un terme".

Selon des responsables palestiniens ,au moins 400 Palestiniens ont été arrêtés mercredi et sont toujours détenus par Israël. Ils sont détenus dans un poste de police à Atarot, dans la partie occupée de Jérusalem-Est.

Des témoins palestiniens ont déclaré que les forces israéliennes avaient eu recours à une force excessive, notamment à des grenades assourdissantes et à des gaz lacrymogènes - qui ont fait suffoquer les fidèles- ainsi qu’à des coups de matraque et de fusil.

"Nous faisions l’itikaf [retraite spirituelle musulmane] à Al-Aqsa parce que c’est le Ramadan", a déclaré Bakr Owais, un étudiant de 24 ans qui a été arrêté. "L’armée a brisé les fenêtres supérieures de la mosquée et a commencé à nous lancer des grenades assourdissantes [...] Ils nous ont fait nous allonger sur le sol, nous ont menottés un par un et nous ont tous fait sortir. Ils n’ont cessé de nous insulter pendant tout ce temps. C’était extrêmement barbare.

Le Croissant-Rouge palestinien a indiqué que trois des blessés avaient été transférés à l’hôpital. Il a également déclaré dans un communiqué que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre Al Aqsa.

"J’étais assise sur une chaise et je récitais [le Coran]", a déclaré une femme âgée à l’agence de presse Reuters - alors qu’elle était assise à l’extérieur de la mosquée et qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. "Ils ont lancé des grenades assourdissantes, l’une d’entre elles m’a touchée à la poitrine", a-t-elle ajouté en se mettant à pleurer.

La police israélienne a déclaré dans un communiqué qu’elle avait été contrainte de pénétrer dans l’enceinte de la mosquée après que des "agitateurs masqués" s’y soient enfermés avec des feux d’artifice, des bâtons et des pierres.

"Lorsque la police est entrée, elle a été la cible de jets de pierres et de feux d’artifice tirés depuis l’intérieur de la mosquée par un groupe important d’agitateurs", indique le communiqué, qui précise qu’un policier a été blessé à la jambe.

Dans un communiqué publié plus tard dans la journée de mercredi, M. Netanyahu a déclaré qu’il essayait de calmer la situation à Al-Aqsa.

"Israël s’est engagé à maintenir la liberté de culte, la liberté d’accès à toutes les religions et le statu quo, et ne permettra pas à des extrémistes violents de changer cela", a déclaré M. Netanyahu.

La tension est déjà vive depuis des mois à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupées. Il y a des craintes de nouvelles violences à l’approche d’importantes fêtes religieuses - le mois de jeûne musulman du ramadan et la Pâque juive.

Natasha Ghoneim, d’Al Jazeera, a déclaré que les attaques étaient attendues car des appels ont été lancés sur les réseaux sociaux pour exhorter les Palestiniens à se rendre à Al-Aqsa et à la "défendre contre les occupants".

Un certain nombre de juifs devraient se rendre dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa pendant les heures de visite habituelles des non-musulmans.

"Les visiteurs habituels sont des nationalistes à l’idéologie très conservatrice et, bien que les juifs ne soient pas autorisés à prier dans l’enceinte, leur simple présence est un sujet sensible", a déclaré M. Ghoneim depuis Jérusalem-Est occupée.

Les groupes palestiniens ont condamné les dernières attaques contre les fidèles, qu’ils ont qualifiées de crime.

Le premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mohammad Shtayyeh, a déclaré dans un communiqué : "Ce qui s’est passé à Jérusalem est un crime majeur contre les fidèles. La prière dans la mosquée Al-Aqsa n’est pas autorisée par l’occupation [israélienne], c’est notre droit.

"Al-Aqsa est aux Palestiniens et à tous les Arabes et Musulmans, et son attaque est une étincelle pour la révolution contre l’occupation", a-t-il ajouté.

La Jordanie, qui assure la garde des lieux saints chrétiens et musulmans de Jérusalem - en vertu d’un accord de statu quo en vigueur depuis la guerre de 1967 - a condamné la prise d’assaut "ostensible" de l’enceinte par Israël.

Le ministère égyptien des affaires étrangères a quant à lui appelé à l’arrêt immédiat de "l’agression flagrante" d’Israël contre les fidèles d’Al-Aqsa.

"Un crime sans précédent"l

Les affrontements à Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam et site le plus sacré du judaïsme - dans lequel il est appelé "mont du Temple" - ont déclenché par le passé des guerres transfrontalières meurtrières entre Israël et les dirigeants du Hamas à Gaza, la dernière remontant à 2021.

Le Hamas a condamné le dernier raid comme "un crime sans précédent" et a appelé les Palestiniens de Cisjordanie "à se rendre en masse à la mosquée Al-Aqsa pour la défendre".

Après les violences à Al-Aqsa, plusieurs roquettes ont été tirées depuis le nord de Gaza en direction d’Israël.

L’armée israélienne a déclaré que cinq roquettes avaient été interceptées par le système de défense aérienne autour de la ville de Sderot, dans le sud d’Israël, et que quatre autres étaient tombées dans des zones inhabitées.

Selon Maram Humaid d’Al Jazeera à Gaza, les avions israéliens ont attaqué plusieurs sites à Gaza, frappant des cibles sur un "site militaire" à l’ouest de la ville et un site dans le camp de réfugiés de Nuseirat au centre de la bande.

À Gaza, des dizaines de manifestants sont descendus dans les rues cette nuit et ont brûlé des pneus.

"Nous jurons de défendre et de protéger la mosquée Al-Aqsa", ont-ils déclaré selon l’agence de presse AFP.

Les Palestiniens considèrent Al-Aqsa comme l’un des rares symboles nationaux sur lesquels ils conservent un certain contrôle. Ils craignent toutefois un lent empiétement de la part de groupes juifs, à l’instar de ce qui s’est passé à la mosquée Ibrahimi (Caveau des Patriarches) à Hébron, où la moitié de la mosquée a été transformée en synagogue après 1967.

Les Palestiniens s’inquiètent également des mouvements israéliens d’extrême droite qui veulent démolir les structures islamiques dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa et construire un temple juif à leur place.

Source : Publié par Al Jazeera - Traduction : AFPS

  publié le 15 mars2023

Hausse des importations d’armes en Europe • Domination accrue des États-Unis sur le commerce mondial des armes

sur https://www.obsarm.info

Communiqué du Sipri Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (en anglais, Stockholm International Peace Research Institute, SIPRI

(Stockholm, 13 mars 2023) - Les importations d’armes majeures par les États européens ont augmenté de 47 % entre 2013-17 et 2018-22, tandis que le niveau mondial des transferts internationaux d’armes a diminué de 5,1 %. Les importations d’armes ont globalement diminué en Afrique (-40 %), dans les Amériques (-21 %), en Asie et Océanie (-7,5 %) et au Moyen-Orient (-8,8 %) – mais les importations vers l’Asie de l’Est et vers certains États situés dans d’autres zones à forte tension géopolitique ont fortement augmenté. La part des États-Unis dans les exportations mondiales d’armes est passée de 33 à 40 %, tandis que celle de la Russie est passée de 22 à 16 %, selon les nouvelles données sur les transferts internationaux d’armes publiées aujourd’hui par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

« Même si les transferts d’armes ont diminué à l’échelle mondiale, ceux vers l’Europe ont fortement augmenté en raison des tensions entre la Russie et la plupart des États européens », souligne Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. « Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les États européens veulent importer plus d’armes, plus rapidement. La concurrence stratégique se poursuit également ailleurs : les importations d’armes par l’Asie de l’Est ont augmenté et celles du Moyen-Orient restent à un niveau élevé. »

Les exportations d’armes américaines et françaises augmentent, celles de la Russie diminuent

Les exportations mondiales d’armes ont longtemps été dominées par les États-Unis et la Russie (constamment premier et deuxième plus grand exportateur d’armes ces trois dernières décennies). Cependant, l’écart entre les deux s’est considérablement creusé, tandis que celui entre la Russie et le troisième exportateur - la France - s’est rétréci. Les exportations d’armes américaines ont augmenté de 14 % entre 2013-17 et 2018-22, les États-Unis représentent 40 % des exportations mondiales d’armes en 2018-22. Les exportations d’armes de la Russie ont chuté de 31 % entre 2013-17 et 2018-22. Sa part dans les exportations mondiales d’armes est passée de 22 % à 16 %, tandis que la part de la France est passée de 7,1 % à 11 %.

Le nombre des principaux destinataires d’armes russes est passé de 10 à 8 entre 2013-17 et 2018-22. Les exportations vers l’Inde, plus grand destinataire d’armes russes, ont chuté de 37 %, tandis que les exportations vers les 7 autres destinataires ont diminué en moyenne de 59 %. Cependant, les exportations d’armes russes ont augmenté vers la Chine (+39 %) et l’Égypte (+44 %), désormais deuxième et troisième destinataire de la Russie.

« Il est probable que l’invasion de l’Ukraine limitera davantage les exportations d’armes de la Russie. En effet, la Russie accordera la priorité à l’approvisionnement de ses forces armées. De plus, la demande des autres États restera faible en raison des sanctions commerciales prises contre la Russie et de la pression croissante exercée par les États-Unis et ses alliés pour ne pas acheter d’armes russes  », précise Siemon T. Wezeman, chercheur principal au Programme Transferts d’armes du SIPRI.

Les exportations d’armes de la France ont augmenté de 44 % entre 2013-17 et 2018-22. La plupart de ces exportations étaient destinées aux États d’Asie, d’Océanie et du Moyen-Orient. L’Inde a reçu 30 % des exportations d’armes françaises en 2018-22. La France a supplanté les États-Unis en tant que deuxième plus grand fournisseur d’armes de l’Inde, après la Russie.

« La France gagne une plus grande part du marché mondial des armes tandis que les exportations d’armes russes diminuent, comme on le voit en Inde, par exemple », souligne Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. «  Une tendance appelée vraisemblablement à se poursuivre car, fin 2022, la France avait beaucoup plus de commandes d’armements en cours que la Russie.  »

L’Ukraine devient le troisième importateur mondial d’armes en 2022

De 1991 à fin 2021, l’Ukraine a importé peu d’armes majeures. Grâce à l’aide militaire des États-Unis et de nombreux États européens, suite de l’invasion russe en février 2022, l’Ukraine est devenue le 3ème plus grand importateur d’armes majeures en 2022 (après le Qatar et l’Inde) et le 14ème en 2018-22. L’Ukraine représente 2,0 % des importations mondiales d’armes durant cette période de cinq ans.

« En raison de préoccupations liées à la manière dont la fourniture d’avions de combat et de missiles longue portée pourrait aggraver davantage la guerre en Ukraine, les États de l’Otan ont refusé la demande de l’Ukraine en 2022. Dans le même temps, ils ont fourni ces armes à d’autres États impliqués dans un conflit, en particulier au Moyen-Orient et en Asie du Sud », précise Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI.

L’Asie-Océanie demeure la première région importatrice

L’Asie et l’Océanie ont reçu 41 % des transferts d’armes majeures en 2018-22, une part légèrement inférieure à celle de 2013-17. Malgré la baisse globale des transferts vers la région, certains États enregistrent des augmentations et d’autres des diminutions notables. Six États de la région figurent parmi les 10 plus grands importateurs mondiaux en 2018-22 : l’Inde, l’Australie, la Chine, la Corée du Sud, le Pakistan et le Japon.

Les importations d’armes par les États d’Asie de l’Est ont augmenté de 21 % entre 2013-17 et 2018-22. Celles de la Chine ont augmenté de 4,1 %, la plupart provenant de Russie. Cependant, les augmentations les plus importantes en Asie de l’Est ont été enregistrées par les alliés des États-Unis : la Corée du Sud (+61%) et le Japon (+171%). L’Australie, plus grand importateur d’armes d’Océanie, a augmenté ses importations de 23 %.

« La crainte grandissante de menaces provenant de la Chine et de la Corée du Nord a entraîné une demande croissante d’importations d’armes par le Japon, la Corée du Sud et l’Australie, notamment pour des armes à longue portée », indique Siemon T. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. « Le principal fournisseur de ces trois États sont les États-Unis. »

L’Inde reste le premier importateur d’armes au monde, bien que ses importations aient diminué de 11 % entre 2013-17 et 2018-22. Cette baisse est liée à un processus d’approvisionnement complexe, à la diversification des fournisseurs d’armes et à des tentatives pour remplacer les importations par des fabrications locales. Les importations du Pakistan, huitième plus grand importateur d’armes en 2018-2022, ont augmenté de 14 %, la Chine est son principal fournisseur.

Le Moyen-Orient reçoit des armes américaines et européennes de pointe

Trois des 10 principaux importateurs en 2018-22 se trouvaient au Moyen-Orient : l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte. L’Arabie saoudite est le deuxième plus grand importateur d’armes en 2018-22 et a reçu 9,6 % du total des importations mondiales d’armes au cours de cette période. Les importations d’armes du Qatar ont augmenté de 311 % entre 2013-17 et 2018-22, ce qui en fait le troisième plus grand importateur d’armes en 2018-22.

La grande majorité des importations d’armes au Moyen-Orient proviennent des États-Unis (54 %), suivis de la France (12 %), de la Russie (8,6 %) et de l’Italie (8,4 %). Ils comprennent plus de 260 avions de combat avancés, 516 nouveaux chars et 13 frégates. Les États arabes de la seule région du Golfe ont passé des commandes pour plus de 180 avions de combat supplémentaires, tandis que 24 ont été commandés à la Russie par l’Iran (qui n’a reçu pratiquement aucune arme majeure en 2018-22).

Autres développements notables

  • Les importations d’armes par l’Asie du Sud-Est ont diminué de 42 % entre 2013-17 et 2018-22. Cette baisse s’explique, au moins en partie, par le fait que les États absorbent encore les équipements livrés avant 2018. Les Philippines ont résisté à cette tendance, avec une augmentation des importations d’armes de 64 %.

  • Les États européens de l’Otan ont augmenté leurs importations d’armes de 65 % cherchant à renforcer leurs arsenaux face à une menace accrue perçue de la part de la Russie.

  • Entre 2013-17 et 2018-22, les exportations d’armes des États-Unis vers la Turquie ont considérablement diminué en raison de tensions bilatérales. La Turquie est passée de 7ème au 27ème plus grand destinataire d’armes américaines.

  • Les importations d’armes par les États d’Afrique subsaharienne ont chuté de 23 %. L’Angola, le Nigeria et le Mali étant les principaux destinataires. La Russie a supplanté la Chine en tant que plus grand fournisseur d’armes de la sous-région.

  • Les importations d’armes par trois États situés sur le continent américain ont considérablement augmenté : États-Unis (+31 %), Brésil (+48 %) et Chili (+56 %).

  • Parmi les sept premiers exportateurs d’armes au monde - après les États-Unis, la Russie et la France-cinq pays ont vu leurs exportations d’armes chuter : la Chine (-23 %), l’Allemagne (-35 %), le Royaume-Uni (-35 %), l’Espagne (-4,4 %) et Israël (-15 %) - tandis que deux autres ont enregistré de fortes augmentations – l’Italie (+45 %) et la Corée du Sud (+74 %).

Traduction française : Aziza Riahi, Observatoire des armements

publié le 13 mars 2023

Le harcèlement
contre Salah Hamouri
se poursuit en France

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Dix-neuf associations et organisations syndicales ont écrit à la Première ministre, Elisabeth Borne, pour lui demander de protéger la liberté d’expression et de réunion alors que des pressions s’exercent pour empêcher les villes d’organiser des rencontres avec l’avocat franco-palestinien

Depuis qu’il a été déporté par les autorités israéliennes et revenu en France, Salah Hamouri doit de nouveau affronter les soutiens les plus zélés à Israël. Parmi eux, on ne trouve pas que Meyer Habib, grand copain de Netanyahou et dont les photos le montrent aux côtés de l’actuel ministre d’extrême-droite Bezalel Smotrich.

Il y a d’abord le mininstre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui s’est activé pour faire en sorte qu’une table ronde sur les accords d’Oslo prévue à Lyon en présence de l’avocat franco-palestinien et défenseur des droits humains, ne puisse se tenir. Parlant de « projet mortifère », il laissait entendre qu’une telle réunion relevait de l’antisémitisme.

Les menaces se multiplient via les réseaux sociaux

Le même Darmanin a avait été saisi par un député macroniste, Mathieu Lefèvre. Un parlementaire qui reprend d’ailleurs, sans ciller, des tweets de la « Brigade juive », groupe sioniste ultra-violent. L’attitude des membres de Renaissance est d’ailleurs sans ambiguïté, à l’instar de Deborah Abisror-de Lieme. Candidate dans la 8e circonscription des Français de l’étranger (celle où était élu Meyer Habib qui se représente), elle a, en février dernier, indiqué qu’elle considérait Salah Hamouri comme un « terroriste ».

Tout est fait aujourd’hui pour tenter d’empêcher Salah Hamouri de s’exprimer en France. Les menaces se multiplient via les réseaux sociaux, sans doute encouragées par l’attitude du ministre de l’Intérieur.

Devant cette situation, dix-neuf associations et organisations syndicales ont écrit (voir ci-dessous) à la Première ministre, Elisabeth Borne, pour lui demander de protéger la liberté d’expression et de réunion, de clarifier la position du gouvernement sur Salah Hamouri, et de renoncer à tout amalgame entre la critique de l’État d’Israël et la lutte légitime contre l’antisémitisme et contre toute forme de racisme.


 


 

Le droit de s’exprimer et de se réunir sur la question palestinienne en France : 19 organisations écrivent à la Première ministre

sur https://www.ldh-france.org/

Lettre ouverte de 19 associations, dont la LDH, et organisations syndicales

Alors que le gouvernement israélien, massivement contesté en Israël même, s’est engagé dans un développement accéléré de la colonisation et une répression sans limite contre les Palestiniens, on assiste en France à des prises de position inquiétantes pour nos libertés : des pressions inadmissibles ont abouti à l’annulation d’une réunion à Lyon, le ministre de l’Intérieur s’est associé à ces pressions en reprenant le narratif israélien contre notre compatriote Salah Hamouri, et des député-es, notamment de la majorité présidentielle, s’attaquent à leurs collègues dès qu’elles font entendre une voix critique par rapport à la politique israélienne.

C’est dans ce climat inquiétant que 19 associations et organisations syndicales ont écrit à la Première ministre pour lui demander d’agir en tant que cheffe du gouvernement et cheffe de la majorité. Ils lui demandent de protéger la liberté d’expression et de réunion, de clarifier la position du gouvernement sur Salah Hamouri, et de renoncer à tout amalgame entre la critique de l’État d’Israël et la lutte légitime contre l’antisémitisme et contre toute forme de racisme.

La lettre des 19 organisations, envoyée le lundi 6 mars, n’ayant toujours pas reçu de réponse, les organisations signataires ont décidé de la publier.

 

Madame la Première ministre,

Le 29 décembre dernier, l’État d’Israël s’est doté du gouvernement le plus marqué par l’extrême-droite de son histoire, au sein duquel des ministres condamnés pour incitation à la haine raciale occupent des responsabilités clés dans l’oppression du peuple palestinien. Ce gouvernement fait aussi figurer le développement de la colonisation de peuplement, qui constitue un crime de guerre, au premier rang de ses priorités. Les derniers événements à Huwara confirment malheureusement l’extrême menace que constitue cette politique pour le simple respect des droits humains.

Dans ces circonstances, on aurait pu penser que les partisans inconditionnels de la politique de l’État d’Israël feraient preuve d’une relative discrétion. Il n’en est malheureusement rien, et l’on voit se développer, au sein de votre gouvernement comme au sein de la majorité présidentielle, des pratiques qui sont à l’opposé des valeurs de notre République et qui menacent directement nos libertés.

Nous avons été particulièrement surpris et indignés d’entendre le ministre de l’Intérieur, lors de la séance des questions au gouvernement du 31 janvier, reprendre les positions des partisans les plus inconditionnels de la politique de l’État d’Israël, annoncer qu’il aurait fait interdire la réunion prévue par le maire de Lyon, tenir des propos haineux à l’encontre de Salah Hamouri et faire un amalgame honteux entre la critique de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme. Il agissait ainsi en contradiction avec la décision du Tribunal administratif de Lyon. De plus, en mettant en avant l’argument des troubles à l’ordre public, il donnait une prime aux potentiels fauteurs de trouble au lieu de garantir la liberté d’expression.

Dans le même état d’esprit, des député·es de votre majorité, et même la Secrétaire générale du groupe Renaissance, multiplient les propos haineux et diffamatoires contre Salah Hamouri et se livrent sur les réseaux sociaux à des campagnes d’intimidation contre tous et toutes les député·es qui osent contester la politique du gouvernement israélien d’extrême-droite ou marquer leur soutien aux droits du peuple palestinien. Ils et elles pratiquent de la manière la plus éhontée l’amalgame entre la critique de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme, alors même que cette politique est actuellement fortement contestée en Israël même.

Les attaques nombreuses, répétées, diffamatoires contre Salah Hamouri, de la part du ministre de l’Intérieur comme de député·es de la majorité inconditonnel·les de la politique de l’État d’Israël, vont à l’encontre de la politique affichée par le gouvernement et le président de la République. Faut-il rappeler que la France a condamné l’expulsion de Salah Hamouri, et a demandé à Israël qu’il puisse vivre librement à Jérusalem avec sa famille ? Faut-il rappeler que Salah Hamouri a été reçu au Parlement européen, qu’Amnesty International, qui met en œuvre des critères stricts et des enquêtes approfondies, le soutient en tant que défenseur des droits humains, et qu’il a reçu en décembre 2022 le prix des droits humains Engel – du Tertre de la fondation ACAT ? Et qu’il est également soutenu par la FIDH, directement et par l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains ? Faut-il rappeler que, dans le passé, Salah Hamouri a tenu des dizaines de réunions publiques en France sans qu’aucune pose le moindre problème ? Avez-vous mesuré votre responsabilité, celle du gouvernement comme celle de plusieurs député·es de la majorité présidentielle, dans l’instauration d’un climat de haine qui peut même mettre en péril son intégrité physique ?

Il est important de s’arrêter sur les accusations d’antisémitisme portées contre toute personne qui conteste la politique de l’État d’Israël. Cet amalgame est une tactique constante de l’État d’Israël pour assurer son impunité face à ses violations constantes du droit international et des droits humains. Nos organisations, comme l’écrasante majorité du mouvement de soutien aux droits du peuple palestinien, sont particulièrement vigilantes contre toute manifestation d’antisémitisme. Nous tenons à vous mettre en garde contre la définition controversée dite « IHRA » de l’antisémitisme, et vous rappeler que les « exemples » associés à cette définition ont été explicitement exclus du vote de l’Assemblée nationale du 3 décembre 2019.

Dans un tel climat, nous vous demandons, Madame la Première ministre, d’agir de toute urgence pour que cessent ces menaces, ce climat d’intimidation et de chasse aux sorcières, au service de l’impunité d’un État tiers qui viole quotidiennement le droit international et les droits humains. Il y a là une menace contre la démocratie et l’image de la France dans le monde que nous vous demandons de prendre en considération.

Nous vous demandons également d’agir, Madame la Première ministre, pour que cessent les menaces et les diffamations contre notre compatriote Salah Hamouri, expulsé par Israël. Après avoir été interdit de vivre à Jérusalem-Est occupée et annexée, et d’y exercer son métier d’avocat pour les droits humains, Salah Hamouri est maintenant menacé d’interdiction de s’exprimer en France même. La position de votre gouvernement à son sujet doit être clarifiée : les propos tenus dans l’enceinte du Parlement français par le ministre de l’Intérieur ne peuvent rester sans réponse et correction.

Nous vous demandons d’agir plus largement pour protéger la liberté d’expression, et particulièrement la libre expression d’opinions politiques s’agissant d’Israël et de la Palestine. Les amalgames constamment entretenus entre la critique de l’État d’Israël et l’antisémitisme ne sont pas seulement une menace vis-à-vis de la liberté d’expression : ils affaiblissent la lutte indispensable contre l’antisémitisme et toutes les autres formes de racisme, ils menacent nos valeurs républicaines et la cohésion de notre société.

Dans l’attente des suites que vous donnerez à nos demandes, nous vous demandons de bien vouloir nous recevoir et restons à votre disposition pour tout élément complémentaire à l’appui de notre analyse et de nos demandes.

Nous vous prions d’agréer, Madame la Première ministre, l’expression de notre très haute considération.

Copies :

Monsieur le Président de la République

Monsieur le ministre de l’Intérieur

Madame la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères

Signataires :

Bertrand Heilbronn, président de l’Association France Palestine Solidarité

François Leroux, président de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine

Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)

Philippe Martinez, Secrétaire général de la Confédération générale du travail

Benoît Teste, Secrétaire général de la Fédération Syndicale Unitaire

Cybèle David, Secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires

Thierry Jacquot, Secrétaire national aux questions internationales de la Confédération paysanne

Hervé Le Fiblec, Secrétaire national du SNES-FSU

François Sauterey, co-président du Mouvement contre le Racisme et pour l’amitié entre les peuples

Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la Paix

Pascal Lederer, et Oliver Gebuhrer, co-animateurs d’une Autre Voix Juive

Serge Perrin, animateur du réseau international du Mouvement pour une alternative non-violente

Fayçal Ben Abdallah, président de la Fédération des Tunisiens pour une communauté des deux Rives

Nacer El Idrissi, président de l’Association des Travailleurs maghrébins en France

Ivar Ekeland, président de l’Association des Universitaires pour le respect du droit international en Palestine

Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté

Perrine Olff-Rastegar, porte-parole du Collectif judéo-arabe et citoyen pour la Palestine

Maurice Buttin, président du Comité de Vigilance pour une paix réelle au Proche-Orient

Raphaël Porteilla, membre du Bureau national du Mouvement de la Paix

Paris, le 6 mars 2023

  publié le 12 mars 2023

Oleg Bodrov : « Les militaires annihilent toute perspective de dialogue »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine.  Le pacifiste Oleg Bodrov décrit une société russe caporalisée pour l’effort de guerre et en appelle à la solidarité internationale.

Moscou (Russie), envoyé spécial. Depuis l’invasion de l’Ukraine, décrétée par le président russe le 24 février 2022, le nombre de morts russes atteindrait 100 000. La société russe ne peut s’exprimer librement sur un tel sujet. Oleg Bodrov tente d’analyser ces douze derniers mois et estime que les sociétés civiles en Russie, en Ukraine, en Europe et aux États-Unis, restent le principal espoir de paix.

Quel est votre regard sur cette année de guerre ?

Oleg Bodrov : L’année écoulée a été l’année la plus difficile de ma vie. À cause de l’invasion russe de l’Ukraine, des centaines de milliers de citoyens ukrainiens et russes sont morts. Un Ukrainien sur trois a été contraint de quitter son domicile pour échapper à la guerre. Des centaines de milliers de jeunes ont quitté la Russie pour échapper à la mobilisation.

En quoi la société russe a-t-elle été impactée, voire transformée par ce conflit ?

Oleg Bodrov : À l’intérieur de la Russie, les fondements de l’interaction entre la société et le pouvoir ont été détruits. Le pouvoir s’est isolé des sociétés civiles et il a brisé l’information et sa liberté. Le pays s’est transformé en un gigantesque camp de concentration : la Constitution ne fonctionne plus, les tribunaux sont politiquement biaisés, tous les médias indépendants sont fermés, la propagande de guerre est menée sur les chaînes d’État. Les opposants publics à la guerre sont soit en prison, soit payent des amendes gigantesques qui servent à soutenir la guerre. Les autorités essaient de me transformer – ainsi que mes amis et partenaires pacifistes dans d’autres pays – en ennemi. Et, dans le même temps, il n’existe plus aucun tabou sur le nucléaire. La prise de contrôle par des militaires d’une centrale est révélatrice de ce basculement. La capture de Zaporijjia l’illustre. Cela signifie que toute l’Europe est comme minée par ces centrales nucléaires. C’est une menace pour la sécurité de centaines de générations futures de notre planète.

La paix semble s’éloigner au fur et à mesure que les semaines passent et que les massacres se multiplient…

Oleg Bodrov : Les politiciens actuels en Russie, en Ukraine et dans les pays de l’Otan manquent de volonté politique pour la paix. L’interaction des diplomates russes avec l’Europe et les États-Unis a été perdue. Le processus est dirigé par les militaires, qui ne peuvent que tuer et détruire. Je me sens responsable de ce qui se passe. C’est très difficile à vivre. La Russie et « l’Occident collectif » parlent de leur volonté de « se battre jusqu’à la victoire », mais personne ne dit ce que signifie cette victoire. Nous avons besoin de nouveaux acteurs, de nouvelles parties prenantes (la Chine, par exemple) pour changer la tendance actuelle – la violence – et revenir au dialogue. Cela permettrait ensuite la consolidation de la paix. Les représentants des organisations de maintien de la paix, des droits de l’homme et de l’environnement peuvent devenir de tels acteurs. La solidarité de la société civile en Russie, en Ukraine, en Europe et aux États-Unis est désormais le principal espoir. J’essaie d’initier une telle interaction.

La société russe semble être prête à une guerre longue. Qu’en pensez-vous ?

Oleg Bodrov : Malheureusement, oui ! Le 23 février, dans ma ville, Sosnovy Bor, un journal local a rapporté que 26 écoliers avaient prêté serment à l’organisation militaire d’enfants : Iounarmia (Jeune Armée). C’est-à-dire que dès l’enfance, sous le slogan du patriotisme, nos jeunes sont formés à une conscience militariste. Pire, la militarisation apparaît comme la principale tendance de la société russe contemporaine. Cela signifie que la guerre s’installe durablement dans notre pays ! Et cela ne dépend pas de la durée de la guerre en Ukraine.

Quelle est votre réaction à l’annonce de la suspension des accords Start ?

Oleg Bodrov : La suspension par la Russie de « l’accord sur les armements stratégiques offensifs » (Start III) signifie un nouvel élan à la course aux armements nucléaires et des turbulences politiques. Dans la société, l’idée de la possibilité de gagner une guerre nucléaire est promue, car la Russie a un potentiel suffisant. Je crois que le moment est venu de publier en Russie, en Europe et aux États-Unis un rapport sur les conséquences possibles d’une guerre nucléaire. Il est important que la société civile de notre planète soit solidaire et exige que les politiciens abandonnent ces plans absurdes.

publié le 11 mars 2023

Le gouvernement cache un rapport explosif sur la situation tragique de Mayotte

Fabrice Arfi et Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Santé, logement, sécurité, éducation, justice... Mediapart révèle un rapport rédigé en janvier 2022 par six ministères sur l’état de l’île-département. Son contenu est dévastateur pour l’État français. Il montre aussi que la seule approche sécuritaire proposée par Gérald Darmanin ne pourra suffire.

Le gouvernement conserve depuis janvier 2022, sans le rendre public, un rapport alarmant sur la situation de l’archipel de Mayotte, le département le plus pauvre de France, en proie à une situation dramatique dans les domaines de la sécurité, la santé, la justice et l’éducation nationale.

Mediapart a pu prendre connaissance de ce document rédigé par une mission spéciale, composée des inspections générales de six ministères (intérieur, justice, affaires sociales, finances, éducation et affaires étrangères), qui a auditionné plus de 300 personnes dans tous les corps de l’administration et de la société pendant plusieurs semaines.

Le diagnostic qu’il met en lumière, au travers de la situation des mineurs sur l’île, est dévastateur pour l’État français tant tout y semble incontrôlable : la précarité galopante, une politique migratoire contre-productive, une situation sanitaire alarmante et des violences partout prégnantes, le tout face à des réponses publiques largement sous-dimensionnées.

Dans ses conclusions, le rapport note que « le sentiment qui prédomine au sein des services de l’État est une forme d’impuissance face à l’ampleur des défis ». Stigmatisant une « absence de concertation sur les politiques publiques en direction de la jeunesse », il constate que « les dépenses de l’État sont proportionnellement plus faibles à Mayotte que dans les autres départements et régions d’outre-mer (DROM) ».

Au fil des pages du rapport caché se dessine le constat d’une faillite généralisée que les seules mesures sécuritaires de Gérald Darmanin, qui a multiplié les voyages et les annonces sur place ces derniers mois, vont, de toute évidence, avoir du mal à régler. Selon les informations de Mediapart, le ministère de l’intérieur a d’ailleurs pesé de tout son poids pour que le rapport ne soit pas rendu public.

Sollicités, les services du ministre n’ont souhaité faire « aucun commentaire ».

Une pauvreté massive qui ne décourage pas la migration comorienne

Petite île de l’océan Indien vingt fois plus petite que la Corse, Mayotte comptait 279 000 habitant·es en 2020, soit quatre fois plus qu’en 1985. Avec 10 000 naissances par an, l’île est devenue aujourd’hui la plus grande maternité de France. Le mal-logement y est un fléau conduisant à la création de bidonvilles aux quatre coins de l’île, comme celui de Kawéni, à Mamoudzou, surnommé « le plus grand bidonville de France ». En 2017, l’Insee estimait que l’île comptait 40 % de logements informels, dont certains installés sur des zones à risque.

Malgré la pauvreté massive qui y règne – 8 personnes sur 10 vivent en dessous du seuil de pauvreté, un actif sur trois est au chômage et l’espérance de vie plafonne à 75 ans –, Mayotte demeure huit fois plus riche que l’archipel voisin des Comores, indépendant depuis 1975, où le taux de pauvreté national s’élevait à 42,4 % en 2014 et où un quart de la population vivrait dans des conditions d’extrême pauvreté.

Ces difficultés poussent de nombreux Comoriens et Comoriennes à tenter la traversée du bras de mer séparant Anjouan de Mayotte, sur 70 kilomètres (soit environ trois à quatre heures), à bord de kwassa-kwassa – un type d’embarcation rendu tristement célèbre par les mots d’Emmanuel Macron, en juin 2017, lorsqu’il avait déclaré que le « kwassa-kwassa pêchait peu » mais « amenait du Comorien ». Selon un rapport sénatorial de 2012, entre 7 000 et 12 000 personnes avaient péri ou disparu le long de cette route migratoire depuis 1995 ; et de nombreux naufrages y sont régulièrement répertoriés.

« On peut imaginer que c’est beaucoup plus aujourd’hui, surtout depuis la départementalisation [rendue effective en mars 2011 – ndlr] », soulève une source basée à Mayotte, qui préfère garder l’anonymat. « Les personnes que l’on voit arriver ici sont de tous les milieux et ont des profils divers : femmes, personnes gravement malades ou handicapées, enfants voyageant seuls, irréguliers qui étaient intégrés à Mayotte et qui retentent la traversée après avoir été expulsés… » Tous viennent dans un même objectif, celui d’avoir « une vie meilleure ».

Mais les consignes données par le préfet, correspondant à une politique de durcissement s’agissant des arrivées sur l’île, finissent par engendrer des drames, poursuit-elle, en référence à un naufrage survenu fin décembre. « La police aux frontières [PAF – ndlr] est chargée d’intercepter les embarcations en mer coûte que coûte, avec l’assentiment de la société mahoraise. Lorsque le conducteur du kwassa-kwassa refuse de s’arrêter, il arrive qu’il percute le bateau de la PAF et que l’embarcation se retourne. C’est bien lintervention des forces de l’ordre qui génère le naufrage. »

« La lutte contre l’immigration irrégulière ne parvient pas à empêcher l’entrée et l’installation de très nombreux clandestins à Mayotte », peut-on lire dans le rapport, qui suggère de renforcer les moyens nécessaires à la PAF pour réduire le nombre d’arrivées sur l’île.

Selon le scénario le plus alarmiste de l’Insee, l’immigration comorienne pourrait conduire à comptabiliser 760 000 habitant·es à l’horizon 2050. « Dans l’hypothèse d’un maintien des flux migratoires au niveau actuel, la situation deviendrait explosive », pointe le rapport que le gouvernement a préféré taire. Gérald Darmanin a donc misé sur un volet répressif pour tenter de tarir les départs depuis les Comores… Et de chasser les personnes exilées déjà présentes sur l’île à coups de bulldozers censés raser les bangas (des habitations précaires faites de tôle ondulée), où vivent de nombreux Comoriens et Comoriennes.

Comme l’a révélé le quotidien Les Nouvelles de Mayotte le 2 février dernier, le ministre prévoit ainsi d’envoyer pas moins de cinq escadrons de gendarmerie mobile supplémentaires sur l’île, soit 400 gendarmes, pour « remettre de l’ordre » dès le mois d’avril. Selon Le Canard enchaîné, l’idée a été validée par Emmanuel Macron lui-même lors d’un conseil de défense. Une vaste opération de « décasage », devant servir à vider les bidonvilles de leurs occupants – souvent des sans-papiers –, à interpeller les têtes de réseaux de délinquance et à renvoyer un maximum de personnes vers les Comores.

L’enfer de l’enfance

Beaucoup d’enfants et de jeunes risquent ainsi d’être déracinés et renvoyés dans un pays où une situation bien pire les attend. De retour aux Comores après un renvoi forcé ou non, les mineurs non accompagnés (MNA dans le jargon, pour tout enfant mineur ayant emprunté une voie de migration seul) « ne seraient pas les bienvenus » selon le rapport invisible du gouvernement, qui explique que « le mieux pour eux consiste à repartir d’où ils viennent ».

Pour ceux restant à Mayotte, le rapport fait état d’une situation « hors norme » les concernant et alerte sur les dangers auxquels ils sont confrontés. Alors que 4 500 MNA étaient recensés sur l’île en 2016, le chiffre « n’a pu que croître ces dernières années en raison des modalités des opérations de lutte contre l’immigration irrégulière », qui alimentent « mécaniquement les situations d’isolement des mineurs », alertent les membres de la mission inter-inspection.

« Les enfants comoriens ont beaucoup de mal à être scolarisés à Mayotte, car les collectivités font blocage en prenant prétexte du manque d’infrastructures et de places. Elles mettent donc sciemment des bâtons dans les roues des parents en situation irrégulière qui souhaitent scolariser leurs enfants, alors que l’éducation est un droit pour tous », déplore la source déjà citée. Certains iraient jusqu’à confier leurs enfants, « sur le papier », à des personnes en situation régulière pour pouvoir les scolariser. Une démarche « insensée » sachant que leurs vrais parents sont à Mayotte.

Plusieurs données brutes de ce même rapport disent aussi à elles seules, de manière générale, le drame des enfants et des jeunes de Mayotte. Selon la mission d’inspection, le nombre de « mineurs en risque majeur de désocialisation » s’élève à 6 600. Pire : 9 200 enfants en âge d’aller à l’école primaire n’y avaient pas accès en 2020. « Les capacités d’accueil de l’école ne permettent pas, à ce jour, d’accueillir tous les enfants et jeunes de 3 à 16 ans », souligne le rapport.

Autre chiffre saisissant : « 5 400 enfants mineurs vivent dans un logement, mais sans leurs parents », relève l’inspection, qui estime que « le dispositif de protection de l’enfance reste largement sous-dimensionné ».

C’est à Mayotte que l’on trouve les effectifs les plus élevés de France dans les collèges, avec les plus mauvaises performances scolaires du pays : 71,1 % des jeunes ont des difficultés de lecture, contre 9 % sur le territoire national. C’est la raison pour laquelle la mission recommande de « faire de la scolarisation de tous les enfants dans le premier degré, à partir de 3 ans, une priorité de court terme ». Avec cette autre recommandation qui a de quoi alarmer : « garantir une alimentation de qualité », les « moyens mis en œuvre pour fournir une alimentation pendant le temps scolaire étant encore insuffisants ».

Car sur le terrain sanitaire, le constat est, lui aussi, accablant. Alors que le rapport rappelle que « l’offre de soins […] reste encore très insuffisante », il alerte en parallèle sur une « précarité alimentaire des jeunes » jugée comme « massive », avec, précision terrible, une « difficulté de mise en œuvre des dispositifs de distribution des repas dans les écoles, collèges et lycées ». « À tous les âges, les jeunes de Mayotte sont en moins bonne santé que partout ailleurs en France », affirme encore le document.

Faiblesse « structurelle » de la justice

S’agissant des questions de sécurité, le rapport parle de « politiques régaliennes en difficulté et souvent mises en échec ». L’insécurité demeure la « préoccupation majeure » des habitants, confrontés à une délinquance massive et parfois des faits d’ultraviolence commis en bande. Dans les vols avec violence, les mineurs représentent par exemple 81 % des auteurs, même si « beaucoup de victimes ne portent pas plainte, notamment parmi les étrangers en situation irrégulière ».

On bidouille pour tenter de faire au mieux.

L’état de décrépitude des institutions publiques a pour conséquence, côté justice, d’engendrer « une pression qu’aucune juridiction de l’Hexagone ne connaît ». Et face à cette « faiblesse structurelle », il faut ajouter des « facteurs aggravants », selon le rapport : des personnels de la magistrature et du greffe souvent sans expérience, une faible attractivité, mais aussi une « désorganisation des services et un déficit de travail collectif ».

Résultat : « Des réponses en mode dégradé et une justice de l’urgence qui s’impose au détriment du règlement des questions de fond », souligne le document que Mediapart s’est procuré.

« On bidouille pour tenter de faire au mieux », résume un haut fonctionnaire, qui reconnaît un véritable « problème structurel » plus qu’un manque de moyens. « Il y a un défaut d’attractivité qui empêche une certaine stabilité et entraîne un turnover important, mais aussi un défaut de formation ou de hiérarchie intermédiaire dans les recrutements, avec des magistrats sortis d’école se retrouvant aux côtés d’un président d’audience très expérimenté. On rencontre des difficultés liées à la langue, aussi, car les interprètes ne sont pas assez nombreux. »

Les greffiers seraient selon lui mal formés et ne resteraient pas suffisamment longtemps, créant un « sentiment d’insécurité », en particulier chez les jeunes magistrats. Les greffiers seraient aussi aspirés par la rétention administrative (visant à enfermer les étrangers en situation irrégulières en vue de leur renvoi) pour aller prêter renfort aux juges de la liberté et de la détention. « Cela participe de la désorganisation des services. Il y a un tel flux et une telle pression du préfet sur ce sujet que tout tourne autour de cela. »

Dans une situation comme celle-ci, le rôle de « régulation sociale » de la justice est d’autant plus accru, d’après le rapport, qui déplore, faute d’un « engagement fort du parquet de Mamoudzou [la capitale de l’île – ndlr] », que la lutte contre le travail clandestin, la fraude documentaire, les violences faites aux femmes ou la corruption soient un peu délaissées.

 

publié le 10 marsv2023

À Jénine, la résistance
de tous les instants

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne multiplie les raids en Cisjordanie pour tenter d’éradiquer toute contestation de sa domination. L’Humanité a pu rencontrer de jeunes combattants palestiniens armés. Témoignages  aux camps de réfugiés de Jénine (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

Sur la façade de l’école de l’UNRWA, l’organisme des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens depuis 1949, sont placardées les photos d’un homme. Le crâne rasé, portant un tee-shirt de couleur, il sourit. C’est tout ce qu’il reste de Jawwad Bawaqna, 57 ans. Il était instituteur au sein de cet établissement.

Ce 19 janvier, le jour n’est pas encore levé sur le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, lorsque l’armée israélienne y pénètre. Des combats s’engagent entre les forces d’occupation et les résistants palestiniens. L’enseignant est chez lui, avec sa femme et ses six enfants, lorsqu’il entend un homme blessé appeler à l’aide. « Mon père est sorti pour l’aider, pour lui prodiguer les premiers soins, raconte l’un de ses fils, Farid. « Nous l’avons traîné à l’intérieur et ils ont tiré sur mon père dans le haut du corps. Je l’ai alors déplacé pour le mettre à l’abri alors qu’il était couvert de sang », se souvient-il.

A quoi bon remplacer les vitres du magasin qui ont volé en éclats ?

En cette mi-février, alors que nous nous trouvons à l’endroit où Jawwad Bawaqna a été abattu, rien n’a changé. Les vitres du magasin près de l’école ont volé en éclats et n’ont pas été remplacées. « À quoi bon ? » soupire le propriétaire, qui nous donne un vague « Mohammad » en guise de nom. Il a placé des parpaings à la place.

Dans la rue perpendiculaire, de grandes tentures sont tendues. « C’est pour se protéger des snipers israéliens qui prennent place sur les toits dès qu’une opération débute », explique Ziad, qui nous accompagne dans les venelles du camp. Celui-ci se déploie à flanc de collines à partir de la ville homonyme, sans que les limites en soient bien visibles.

Ici, une maison détruite à coups de roquettes par les Israéliens ; là, des murs criblés de balles, témoignage des échanges de tirs ; partout, des photos de « martyrs », comme disent les Palestiniens ; souvent, des fresques représentant une clé. « Not to forget », peut-on lire – pour ne pas oublier.

Yasser Arafat aimait parler de « Jeningrad », comme on dit Stalingrad ou Leningrad

Comment les habitants du camp de Jénine pourraient-ils oublier, eux qui sont la cible régulière de l’armée israélienne mais n’ont jamais baissé les bras ? Yasser Arafat, le leader historique, aimait parler de « Jeningrad », comme on dit Stalingrad ou Leningrad.

Il y a vingt ans, en avril 2002, le siège a duré seize jours, faisant 52 morts. La ville est devenue d’autant plus un symbole de résistance que la jeune génération est née à ce moment-là, ne revoyant souvent son père qu’au parloir des prisons.

Après le 19 janvier, l’armée israélienne est revenue le 26 du même mois, pour un nouveau massacre : 9 Palestiniens tués. Dernière incursion en date, ce mardi 7 mars. Selon les informations que nous avons pu recueillir par téléphone, les forces spéciales se seraient infiltrées, cachées dans une camionnette blanche portant une immatriculation palestinienne et des graffitis en arabe sur lesquels on pouvait lire « le transport du futur ».

Les portraits de six jeunes Palestiniens qui n'avaient pas 30 ans vont rejoindre les centaines d’autres sur les murs du camp

Puis l’armée est entrée, a assiégé une maison où se trouvaient des combattants palestiniens, a tiré des roquettes. Des groupes armés palestiniens sont alors intervenus. Bilan : les portraits de six jeunes Palestiniens vont rejoindre les centaines d’autres sur les murs du camp. Ils étaient jeunes, très jeunes même. Ils n’avaient pas 30 ans.

Mohammad, 32 ans, nous accueille sur sa terrasse, en cette matinée de février. Les arbres sont en fleurs, l’odeur du café à la cardamome vient chatouiller les narines et se mêler à celle du tabac. On est bien. Et pourtant… « Il ne faut pas s’y tromper, prévient notre hôte. L’atmosphère est mauvaise dans le camp. On se réveille en entendant des tirs, on se couche en entendant des tirs. »

Il parle des difficultés quotidiennes, du manque d’argent, de travail, des petits boulots. « Mais on a l’habitude de vivre ici. On est nés avec ça. » Et il sait que, pour son fils et sa fille, 5 ans et 4 ans, le mektoub, le destin, sera le même. « Quand ils étaient beaucoup plus petits et qu’ils entendaient des coups de feu, ils se mettaient à pleurer, ils avaient peur. Maintenant, ils comprennent que c’est l’armée israélienne qui attaque. Ils veulent poser en photo avec des fusils, comme sur celles des martyrs.  »

Quand on vit en cage, les repères ne sont plus les mêmes

D’ailleurs, les chansons qu’ils préfèrent et qu’ils entonnent ne sont pas des comptines, mais plutôt des chants à la gloire de la résistance. Son fils a demandé à Mohammad de l’amener au cimetière où sont enterrés les combattants. Il y a vu une femme en train de pleurer. C’était la sœur de Jawwad Bawaqna, l’instituteur. « J’en suis fier. On se bat pour notre patrie. »

C’est à l’aune de cette vie sous occupation – les premières familles sont arrivées là en 1948, à la Nakba (la catastrophe), venant de Jaffa, de Haïfa ou encore de Nazareth – qu’il faut comprendre les paroles de Mohammad. Il n’aime pas la mort, il ne veut pas voir ses enfants mourir. Mais quand on vit en cage, les repères ne sont plus les mêmes. Ici, le mot liberté a un goût de sang et celui de résistance se décline de différentes manières.

Talal Al Housari, 25 ans, Yassar Hanoun, 23 ans, et Mohamed Fayed, 20 ans, sont tous recherchés par Israël. « Pas pour les arrêter mais pour les tuer », précise la personne qui nous a mis en contact.

« On ne veut pas l’occupation. Ce que nous faisons, c’est défendre le camp »

Lorsque nous les rencontrons, ils ont encore le visage fatigué d’une nuit en éveil constant, où l’ennemi israélien peut survenir à chaque instant. Ils posent leurs M-16 sur la table comme des jouets. Mohamed a gardé une bonne bouille d’enfant espiègle, les yeux rieurs, pétillants de vie, un perpétuel sourire aux lèvres.

Sur son arme il a accroché un médaillon : celui d’un de ses amis tué par les forces spéciales, la veille de son mariage. « Notre objectif, ce n’est pas d’aller attaquer, mais de défendre le camp, souligne-t-il. C’est une invasion quotidienne. On ne peut même pas bouger en Cisjordanie, qui est censée être à nous. »

Talal, le visage très pâle, encadré d’une barbe, a lui aussi épinglé la photo d’un de ses copains abattu : « C’est comme une promesse de continuer le combat, ça renforce ma détermination. » Il a passé déjà quatre ans en prison. « Une fois libéré, j’ai essayé de me tenir à l’écart de tout, mais comment faire ? La situation pousse à aller combattre. »

Yassar, au crâne rasé, a un regard triste et grave, la mâchoire crispée. « De quoi avez-vous besoin de plus lorsque vous voyez vos amis se faire tuer devant vous ? demande-t-il sans attendre de réponse. On ne veut pas l’occupation, on ne veut pas qu’ils tuent nos familles. Nous, ce que nous faisons, c’est défendre le camp. »

Tous les Palestiniens sont aujourd’hui à la recherche d’une voie pour ne pas suffoquer

Aujourd’hui la soixantaine, Jamal Hweil a combattu dans les rues du camp en avril 2002. Il a été arrêté les derniers jours et il est resté presque huit ans en prison, puis à nouveau trois ans. Membre du conseil révolutionnaire du Fatah, en désaccord avec le président palestinien Mahmoud Abbas, il voit bien que « maintenant, les jeunes s’expriment en résistant d’une autre façon, pas en lien avec des groupes politiques. Ils se battent mais pas de façon idéologique ».

Désormais professeur à l’université arabo-américaine de Jénine, Jamal Hweil le sait bien : « Les jeunes n’ont pas le matériel, ni la formation militaire nécessaire, mais ils veulent dire aux Israéliens qu’ils n’entreront pas facilement dans le camp. »

Amed Awwas, 36 ans, exprime la même idée. « Chacun ici sait bien que, même si on a un fusil ou un revolver, les agents israéliens peuvent nous tuer avant même qu’on ait dégainé. Mais on veut montrer notre refus de l’occupation, quitte à en mourir. »

Aucune forfanterie dans ces paroles. En l’absence de leadership politique – l’Autorité palestinienne étant déconsidérée, voire haïe –, tous les Palestiniens sont aujourd’hui à la recherche d’une voie pour ne pas suffoquer, tenter de bâtir un avenir pour les enfants.

Ahmed Tobasi avait 17 ans en 2002 lorsqu’il a été arrêté. Il est devenu acteur après quatre années de prison et est maintenant l’un des animateurs du Théâtre de la Liberté à Jénine. « Résister, c’est aussi penser d’une façon différente de celle que voudrait nous imposer l’occupant », proclame-t-il avec force.

L’armée israélienne le sait bien, qui a plus d’une fois détruit les installations de ce théâtre. Un lieu où se déroule le récit, celui d’un peuple qui résiste encore et toujours et qui a fait d’un mot son phare : sabreen. La patience. 


 


 

De Jénine à Naplouse,
la jeunesse palestinienne fulmine

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Ces hommes et ces femmes ont grandi dans les décombres de l’opération « Rempart » qui, il y a vingt ans, avait rasé des pans entiers des grandes villes palestiniennes de Cisjordanie. Reportage à Naplouse et à Jénine, où l’armée israélienne a opéré, mardi 7 mars, un nouveau raid meurtrier.

Jénine, Naplouse (Cisjordanie occupée).– « J’ai appris la mort de mon père par hasard, sur une boucle Telegram, en voyant une photo de gens applaudissant devant notre maison dans le camp de réfugiés de Jénine. » Somood, jean serré, voile noir ajusté et médaillon de son père au cou, sourit derrière ses yeux embués en racontant l’histoire qui a fait basculer sa vie, le 16 janvier dernier.

« Je suis étudiante à l’université Bir Zeit, à Ramallah, je dormais mais j’ai senti quelque chose qui m’a réveillée. Je me suis connectée et j’ai ensuite appelé ma sœur qui m’a dit que papa avait été tué par l’armée israélienne », poursuit-elle, assise dans un salon absolument impeccable à l’exception de l’impact d’une balle qui a traversé la vitre et le rideau pour atterrir dans la bibliothèque.

La balle, qui a tué le père de Somood, a été tirée durant l’un des nombreux déploiements menés par l’armée israélienne dans les grandes villes palestiniennes depuis des mois, à la recherche de militants du Djihad islamique ou des « lions de Naplouse », sans s’embarrasser de faucher au passage de nombreux non-combattants. Le meurtre a eu lieu une semaine avant une nouvelle incursion qui a fait neuf morts dans ce même camp de réfugié·es de Jénine le 26 janvier, elle-même suivie d’une opération ayant fait onze victimes dans la vieille ville de Naplouse le 25 février.

S’est alors enclenché un cycle de représailles au moment même où une réunion « politico-sécuritaire », tenue dans la ville jordanienne d’Aqaba et rassemblant pour la première fois depuis des mois des représentants palestiniens et israéliens, promettait pourtant de « prévenir toute nouvelle violence » : assassinat de sept colons israéliens lors d’une fusillade dans une colonie de Jérusalem-Est au lendemain de l’opération sur Jénine, meurtre de deux jeunes colons venus de l’implantation de Har Bracha à Huwara le 25 février ; mise à feu et à sang de ce bourg palestinien par des colons le lendemain ; assassinat d’un jeune Américano-Israélien venu pour un mariage en Israël le surlendemain à proximité de Jéricho…

Dernier événement en date, l’armée israélienne a de nouveau, mardi 7 mars, pénétré le camp de Jénine pour éliminer l’auteur de l’attaque du 25 février, qui appartenait au Hamas, tuant par la même occasion cinq jeunes Palestiniens et en en blessant vingt-six autres.

Des portraits du père de Somood, Jawal Bawaqneh, ornent le perron de la maison familiale, à l’endroit exact où ce professeur de sport de 58 ans, connu dans tout le quartier, est mort en tentant de porter secours à un combattant blessé. « Il aidait toujours tout le monde, explique sa fille. Il est sorti pieds nus, en t-shirt, simplement parce qu’il avait entendu appeler à l’aide. On nous a conseillé de porter plainte, mais nous ne l’avons pas fait car cela ne débouche jamais sur rien. On nous a fait comprendre que l’armée israélienne dirait que mon père voulait s’emparer de l’arme pour tirer contre ses soldats… »

Depuis la mort de Jawal, cette étudiante en relations internationales s’est investie à corps perdu sur les réseaux sociaux en défense de la cause palestinienne : « Je me suis donné pour mission de documenter les vies volées par l’occupant. Je publie les photos et j’écris des poèmes pour chacun des morts récents, afin qu’on se souvienne d’eux et de leur combat, explique-t-elle. En tant que femme, il est difficile pour moi d’imaginer prendre les armes. »

A-t-elle des regrets à ce propos ? « Il y a différentes formes de résistance, commence-t-elle par évacuer. Mais ça m’arrive. Pour notre génération, il reste un espoir infime que les choses s’améliorent. Si nous ne faisons pas en sorte de dévier le cours des choses, même cet espoir ténu disparaîtra. »

Son père l’a baptisée Somood parce qu’elle est née en mars 2002, le mois où a commencé l’opération « Rempart » déclenchée par le premier ministre d’alors, Ariel Sharon, qui a réduit la majorité du camp de Jénine à un amas de gravats, à l’acmé de la deuxième Intifada. « Notre maison a été complètement détruite, et nous n’avons pas encore fini de la reconstruire, vingt ans après », explique-t-elle en désignant les travaux en cours à l’étage.

Somood est un terme arabe difficile à traduire, situé quelque part entre « résistance » et « résilience ». Pour Michel Warschawski, figure de la gauche israélienne, « le rapport de force entre Palestiniens et Israéliens est tel qu’il serait délicat de parler en ce moment d’une phase de libération. Mais le terme de somood est important pour comprendre l’état de la résistance palestinienne. Il signifie qu’on s’accroche, qu’on ne sombre pas dans la guerre intestine, qu’on continue de bien habiller ses enfants pour aller à l’école même si le trajet est dangereux parce qu’il passe à côté d’une colonie… ».

Depuis plusieurs mois, de jeunes Palestiniens ont toutefois décidé de ne pas se contenter de « s’accrocher », mais aussi d’attaquer : le « repaire des lions » à Naplouse, les « brigades de Jénine » et même de petits groupes à Jéricho, d’habitude préservée des affrontements armés. Souvent formés de très jeunes gens, ces groupes de combattants ne se revendiquent pas des partis politiques palestiniens, Fatah, Hamas ou Djihad islamique, ni même de leurs branches militaires.

Il ne faut toutefois pas exagérer leur autonomie vis-à-vis des acteurs historiques de la résistance palestinienne. Pour Mahdi Sharqawi, 36 ans dont sept passés en prison, qui est l’un des responsables du Djihad islamique pour le nord de la Cisjordanie, « ces groupes de jeunes n’agissent pas sur ordre, mais ils sont parfois financés par le Hamas ou renseignés par le Fatah. Quant à nous, nous leur fournissons l’idéologie et les forces vives. Chaque ville palestinienne obéit à ses propres logiques. À Jénine, on peut dire que le Djihad islamique supervise ces jeunes, alors qu’à Naplouse c’est plus diffus. Mais, quoi qu’il en soit, la résistance actuelle est forte parce qu’elle peut s’appuyer à la fois sur des structures existant depuis longtemps et sur l’énergie actuelle de ces loups solitaires, prêts à descendre dans la rue sans en référer en amont ».

Hosni, casquette bleue vissée sur la tête et petite barbe encore adolescente, est né dans le camp de Jénine il y a dix-sept ans et ne l’a pas quitté depuis. « Chaque matin, on se réveille avec la peur d’apprendre la mort d’un proche, explique-t-il. En août dernier, j’ai ainsi perdu l’un de mes meilleurs amis lors d’une incursion de l’armée israélienne. Nous avons été élevés dans les décombres du camp et nous devons nous battre pour que ce que nous avons reconstruit ne soit pas de nouveau abattu. Mais, face à la puissance de Dieu, la force de l’armée israélienne ne m’inquiète pas. »

Hosni ne fait pas partie des combattants, mais de ces jeunes qui harcèlent à coups de pierres les véhicules militaires israéliens pour tenter de retarder leur progression et protéger ceux qui se battent les armes à la main. « Il est impossible de savoir vraiment qui combat et qui ne combat pas, nuance-t-il. Nos maisons sont tellement proches les unes des autres qu’on se connaît tous mais, même entre nous, on garde le secret par précaution. »

Pour lui, « l’armée israélienne ne fait jamais de détail : les voitures, les enfants, les personnes âgées, les maisons… Ils détruisent tout sur leur passage pour trouver les personnes qui se cachent dans le camp ». Avec un nombre limité de points d’entrée et une entraide collective forte, les camps de réfugié·es permettent en effet de filtrer les allées et venues et sont donc considérés par les combattants palestiniens comme des lieux susceptibles de leur offrir des abris sûrs, même si les militants recherchés échappent rarement, tôt ou tard, aux soldats israéliens. « Ce qui me semble nouveau, poursuit Hosni, bravache, c’est qu’en dépit de leur force militaire, je vois sur le visage de ces soldats qu’ils sont effrayés. Ils ont davantage peur que nous. »

Adnan Sabah vit à quelques encablures de la maison familiale de Hosni. Cet ancien du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), qui a passé sept ans en prison dans ses jeunes années, se dit « impressionné par cette nouvelle génération, qui reprend le flambeau. Il faut comprendre qu’ils n’ont pas grand-chose à perdre. C’est à peine une vie que de vivre ici. Quand on se couche, on n’enlève pas ses vêtements de crainte d’être arrêté. Quand on fait l’amour, on se demande si la porte ne va pas être défoncée. Même nos rêves sont occupés ».

Pour cet homme d’une soixantaine d’années, quand on vit dans un camp de réfugié·es d’une ville palestinienne, « il n’y a aucune intimité : vous savez tout ce que fait votre voisin, ce qu’il prépare à manger, ce qu’il dit à ses enfants. Chaque nuit, vous entendez les drones en ayant l’impression qu’ils vont entrer par votre fenêtre. Même les gens comme moi qui ne sont plus dans la résistance, qui ont un travail, une maison et une voiture savent que tout peut être détruit en quelques heures, que l’on peut être tué juste pour avoir regardé dehors au mauvais moment ».

Muhamad, 54 ans, qui vend des légumes sur un étal d’une rue passante de la vieille ville de Naplouse, juge également que la génération qui se bat aujourd’hui est « bien plus forte que la [leur] » : « Je pense qu’eux vont réussir. Ils n’ont peur ni de la tombe, ni de la prison, ni d’être blessés. Et non seulement ils n’ont plus peur de la mort, mais ils la recherchent. Ils hantent ainsi la vie des soldats israéliens. »

Muhamad s’excuse de ne pas saluer avec sa main droite, dont il a perdu l’usage en recevant quatre balles tirées par un sniper de l’armée israélienne. C’était en 1988, au début de la première Intifada. « Je jetais des pierres, mais personne n’avait d’armes et je me suis retrouvé à terre et en sang. Maintenant, c’est différent, les jeunes n’hésitent plus à s’armer. » Il considère les membres d’Areen Al-Oussoud, littéralement « le repaire des lions », comme ses « enfants ». « Je suis fier qu’ils aient remis Naplouse au centre de la carte du monde. »

À Naplouse, les portraits des « lions » sont partout : sur les coques des téléphones portables, portés en médaillon au cou des écoliers, placardés sur les murs de la ville… Ces lions qui ont plutôt l’âge d’être des lionceaux pourraient-ils vraiment réussir là où les brigades militarisées du Fatah, du Hamas et du Djihad islamique ont été brisées au début des années 2000 ? « Ils sont beaucoup plus intelligents que nous ne l’étions, poursuit Muhamad. Et alors que nous obéissions pendant la première Intifada aux directives de l’OLP, ils agissent d’eux-mêmes et ne prennent leurs ordres que de leur âme et de Dieu. »

L’Intifada déclenchée en 1987, « l’Intifada des pierres », fut une vaste révolte populaire sans armes, impliquant des enfants, des femmes et des vieillards, encadrée ensuite par les organisations politiques palestiniennes. Quatorze ans plus tard, prenant acte de l’échec de cette première Intifada, celle du début des années 2000 fut militaire et armée, l’époque des « tanzim » du Fatah ou du Hamas et des attentats suicides et sanglants.

En 2015, « l’Intifada de Jérusalem », comme on la nomme côté palestinien, « l’Intifada des couteaux » comme elle est appelée côté israélien, voit se multiplier les attaques à l’arme blanche ou à la voiture bélier. C’est cette séquence qui semble aujourd’hui se prolonger et s’intensifier avec l’usage d’armes à feu. Les passages à l’acte, qui se concentrent sur les colons de Cisjordanie ou Jérusalem-Est, demeurent le plus souvent individuels et n’obéissent pas nécessairement à une hiérarchie de commandement. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient entièrement spontanés, même si le contrôle sécuritaire massif d’Israël empêche la constitution ou la reconstitution de brigades militarisées pérennes.  

Une autre dimension importante réside dans le fait que les opérations de l’armée israélienne qui ont visé Naplouse, Jénine ou Jéricho ces derniers mois se concentrent en réalité sur les camps de réfugié·es présents dans ces différentes villes palestiniennes, dans lesquels les impasses économiques sont les plus criantes et où les forces de l’ordre de l’autorité palestinienne sont le plus souvent absentes.

Pour l’écrivain palestinien Elias Sanbar, « aujourd’hui, ce sont principalement les camps de réfugiés qui se mobilisent en Cisjordanie. Le reste de la société ne bascule pas, notamment parce qu’il faut se rappeler que l’Autorité palestinienne, pour décrédibilisée qu’elle soit, verse des salaires à 180 000 fonctionnaires qui font vivre des centaines de milliers de familles, mais aussi parce que la société craint une répression comme celle qui a étouffé les révoltes arabes de 2011. Tout peut néanmoins s’embraser très vite, en cas d’annexion ou de provocation sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem ».

Pour Amir, rencontré sur la place centrale de la vieille ville de Naplouse, il faut faire le constat que « les pierres ne sont d’aucune utilité contre un véhicule militaire et que défendre la Palestine exige d’utiliser des armes. Les jeunes Israéliens prennent les armes à 18 ans pour nous faire la guerre, il est logique que nous fassions pareil ». Habillé tout de noir mais avec un pull de Noël, barbe fournie et bien taillée, le jeune homme de 22 ans ne tarit pas d’éloges sur les « lions » de Naplouse.  

Ils sont « les seuls à défendre notre nation et notre peuple », poursuit-il. Et les opérations de l’armée israélienne « n’atteignent pas le but fixé de diminuer l’importance de ce groupe. Au contraire, leur puissance ne cesse d’augmenter », affirme ce garçon qui travaille dans une boucherie de la vieille ville.

Songe-t-il à rejoindre ce groupe, alors qu’après la dernière opération de l’armée israélienne dans la vieille ville de Naplouse ayant fait onze morts, dont plusieurs non-combattants puisque l’opération s’est déroulée à l’heure du marché et a cueilli sur place de simples passants, les « lions de Naplouse » ont annoncé que le recrutement était de nouveau ouvert ? « Qui vous dit que je n’en fais pas déjà partie ?, répond Amir du tac au tac. Peut-être pas comme combattant, mais aujourd’hui les lions sont l’incarnation du peuple palestinien. Je suis palestinien, donc je suis avec eux. On a déjà perdu trop de gens autour de nous. Il est impossible d’oublier ou de pardonner. »

Pense-t-il que sa génération puisse mener à terme un combat perdu par la génération précédente ? « Nos pères et nos oncles n’ont pas échoué, juge Amir. Ils se sont sacrifiés et nous ont transmis le flambeau. » Le jeune homme, pourtant, ne se reconnaît pas dans la figure de Yasser Arafat, leader historique de l’Organisation de libération de la Palestine, tant l’Autorité palestinienne, héritière directe de l’OLP, est honnie par cette génération née alors que le processus d’Oslo et la perspective d’une solution à deux États étaient déjà enterrés de facto.

« L’Autorité palestinienne collabore avec les Israéliens, poursuit le garçon. À part le drapeau sur son toit, je ne fais pas de différence entre une jeep de l’Autorité palestinienne et une de l’armée israélienne. Le principal objet de la réunion d’Aqaba était de former et d’armer de nouveaux gardes palestiniens pour nous contrôler et nous attaquer. Mais cela ne marchera pas. »

Dans quelle figure se reconnaît-il, si même Yasser Arafat, dont le portrait continue d’orner certains murs de Naplouse, bien que ceux des martyrs y soient beaucoup plus nombreux, ne trouve pas grâce à ses yeux ? « Saddam Hussein », lance-t-il avec un sourire provocateur mais marqueur du statut de premier résistant aux États-Unis et à Israël acquis par l’ancien dictateur irakien auprès de certains Palestiniens, souvent nés après sa mort en 2003. Avant d’ajouter : « Mais la seule figure que je respecte vraiment, et qui me donne la force de combattre, c’est le prophète Mohammed. » Signe d’un conflit politique et territorial qui se reconfigure de plus en plus en guerre identitaire et religieuse, côté palestinien comme israélien.

  publié le 6 mars 2023

Tunisie. L’UGTT se dresse contre le pouvoir absolu d’un président raciste

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

Des milliers de Tunisiens ont répondu samedi à l’appel de la Centrale syndicale pour dénoncer le climat répressif et le déchaînement raciste du président Kaïs Saïed. Les délégations syndicales étrangères solidaires ont été interdites d’entrée en Tunisie.

Tandis que des centaines d’africains fuient la Tunisie après une campagne de racisme déclenchée par le chef de l’Etat, criant au « plan criminel pour transformer la composition démographique du pays », la puissante centrale syndicale UGTT monte au front pour se dresser contre une attaque en règle du président et dénoncer ce déchaînement haineux. Des milliers de manifestants se sont rassemblés samedi dans le centre-ville de Tunis Place Mhamed Ali, dans une démonstration de force qui rappelle les grandes dates de la mobilisation syndicale au temps de la révolution. Les slogans brandis exprimaient colère et détermination contre le pouvoir absolu, les arrestations arbitraires et les atteintes aux libertés. « Non au règne d’un seul homme », « Mettez fin à l’État policier », « Arrêtez les attaques contre le syndicat ».

La guerre est à présent franchement déclarée, après de long mois d’observation, entre l’UGTT et Kaïs Saëd. La tension s’est exacerbée au fil du renforcement du régime despotique, alors que le coup de force opéré le 25 juillet 2021 était supposé mettre fin au désordre institutionnel orchestré par les islamistes d’Ennahda.  « Notre souhait était d’entendre un  discours qui rassure et unisse  le peuple tunisien, mais, nous avons eu droit à des messages cryptés qui  diabolisent le syndicat », s’est exclamé le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, lors d’une prise de parole samedi. La Centrale cible ainsi la cascade de propos virulents que répand le président, contre les migrants africains, contre les syndicalistes, les opposants politiques, les militants associatifs.

L’UGTT a récemment dénoncé le discours « haineux, discriminatoire, incitant à la xénophobie et au racisme ». Elle a appelé à la «  suspension immédiate de ces campagnes qui affectent à la réputation de la Tunisie, son image et son histoire  ». Désormais confrontée à un autocrate dont les réactions deviennent imprévisibles, la Centrale se pose en tant que force populaire de stabilisation dans un contexte à hauts risques. « Nous sommes les partisans d’une lutte pacifique et civile. Notre arme est l’argumentation et la persuasion. Nous ne sommes pas les partisans de la violence et du terrorisme », a souligné le leader de l’UGTT, Noureddine Taboubi.

Celle-ci travaille à un plan de sortie de crise afin de palier l’absence de projet chez un pouvoir otage du Front monétaire international. « Les mouvements observés à travers le pays dénoncent la détérioration de la situation sociale et rejettent des politiques qui n’aboutiront qu’à l’appauvrissement du peuple en l’accablant par les impôts », a déclaré de son côté Sami Tahri secrétaire général adjoint de la Centrale, en marge de la manifestation rapporte la presse locale.

Les syndicats étrangers venus soutenir la mobilisation l’UGTT ont été interdits d’entrée dans le pays. Dans un communiqué commun, la CGT et la CFDT ont dénoncé cette entrave à la «   solidarité internationale » qui s’inscrit «   dans une longue liste de violation des droits humains en Tunisie ces derniers mois ». Le pays, qui se prévalait d’une démocratie inédite au Maghreb et dans le monde arabe, s’abime dans la régression.

  publié le 4 mars 2023

Grèce : l'accident ferroviaire coagule
les colères de la jeunesse

Par Nikos Smyrnaios Professeur en sciences sociales à l’université de Toulouse sur www.humanite.fr

L’accident ferroviaire survenu le 1er mars près de la ville de Larissa faisant plus d’une cinquantaine de morts, dont des nombreux étudiants rentrant d’un long weekend, a vu exploser la colère de la jeunesse grecque. Des nombreuses manifestations réunissant des milliers de personnes, principalement des étudiants et des lycéens, ont eu lieu dans les plus grandes villes de la Grèce notamment à Athènes, Patras, Volos et Thessalonique.

Cet accident dramatique est le résultat d’une série de négligences en cascade qui résulte directement de la destruction du service public du rail depuis une dizaine d’années. Il a constitué le catalyseur d’une colère sourde qui domine au sein de cette génération sacrifiée qui a vécu dans un pays ravagé par la crise et par la cure austéritaire imposée par les créanciers.

Le programme économique contenu dans les memoranda successifs imposés par la Troïka prévoyait notamment le démantèlement du service public du rail et la privatisation de la partie la plus rentable, à savoir le transport de passagers. L’entretien des installations a été laissé pour compte. Des centaines des cheminots ont été transférés à d’autres services de l’administration ou ont été mis en préretraite de manière à rendre le lot plus attractif pour l’acheteur Trenitalia. La même logique de vente à la découpe a prévalu pour d’autres services publics comme l’opérateur public d’électricité ou les télécoms.

Par ailleurs, des reformes radicalement néolibérales ont été imposées à marche forcée à l’école, à l’université et à l’hôpital. Cette dégradation sévère du service public a eu comme effet l’un des taux de mortalité le plus élevé en Europe pendant la crise du Covid et une baisse drastique de la qualité de l’enseignement scolaire et universitaire. La dérégulation complète du marché du travail a fini par achever les derniers vestiges de l’état social grec.

Après la parenthèse de Syriza, qui a tenté de gérer cette situation tant bien que mal mais qui a participé à la continuation de ces politiques, la dérégulation néolibérale destructrice de la société grecque s’est accélérée à partir de l’arrivée au pouvoir en 2019 du gouvernement de droite dirigée par Kyriakos Mitsotakis. Ce dernier a mis en œuvre une politique de néolibéralisme autoritaire radical et corrompu, facilitée par l’état d’exception imposé pendant la crise de Covid et tolérée par ses partenaires européens.

La jeunesse notamment s’est trouvée confrontée à la violence arbitraire de la police, à une crise de logement sans précédent, à des conditions de travail précaires et au manque de perspectives pour l’avenir. C’est ainsi que depuis une dizaine d’années les jeunes grecs ont quitté massivement leur pays à la recherche d’une vie digne. Ceux qui restent sont témoins d’un processus de délitement de la société grecque qui semble irréversible sous Mitsotakis.

Du scandale de la surveillance massive organisée par le gouvernement aux multiples cas de corruption et de trafic d’influence caractérises ; des violences sexuelles et des crimes mafieux impliquant des membres de la police et couverts par le pouvoir et par la justice ; de la propagande organisée par les médias dominants aux tentatives de censure de la presse indépendants, l’accumulation des affaires désespère la population et étouffe la jeunesse.

Cependant ces derniers mois un mouvement de résistance tente de s’organiser englobant les secteurs les plus dynamiques de la société grecque. Ainsi, les étudiants se sont levés il y a quelques mois contre l’instauration d’une police de l’université et ont réussi à faire reculer le gouvernement. Les artistes sont actuellement en pleine protestation contre une réforme qui reviendrait sur la reconnaissance de leur formation. Ce mouvement très dynamique qui occupe des dizaines d’espaces culturels à Athènes et Thessalonique est actuellement en train de fusionner avec celui qui exige des explications pour le drame ferroviaire.

Cette coagulation des colères repolitise une société devenue cynique et résignée après l’échec du mouvement des Indignés des années 2011-2013. La question du débouché politique se pose maintenant, à quelques mois des élections législatives.

  publié le 3 mars 2023

Violences policières. En Guadeloupe, la famille de Claude Jean-Pierre attend toujours justice

Benjamin König sur www.humanite.fr

L’avocate de la famille de Claude Jean-Pierre, un Guadeloupéen décédé en 2020 après un contrôle de Gendarmerie, interpelle sur la nécessité d’un procès dans cette affaire. Entretien.

Capture d'écran de la chaine France Antilles, lors de la conférence de presse du collectif d'avocat de la famille de Claude Jean-Pierre, en juin 2021

Le 21 novembre 2020, Claude Jean-Pierre, un habitant de 67 ans de Deshaies, en Guadeloupe, était interpellé par deux gendarmes. Douze jours plus tard, il décédait à l’hôpital, après avoir été admis avec une double fracture des cervicales, dont l’une compressait la moelle épinière, et plusieurs hématomes au visage.

Quelques semaines plus tard, une vidéo provenant de la caméra qui équipe la mairie de Deshaies montre une arrestation brutale, le corps inerte de Claude Jean-Pierre, la violence des gendarmes. Depuis, l’affaire ressemble à un énième déni de justice.

Le procureur Xavier Sicot, qui estimait dès le début de l’enquête que les gendarmes avaient respecté les règles a demandé un non-lieu le 17 février. Au mépris des demandes de la famille de Claude Jean-Pierre. Désormais, c’est à la juge d’instruction de rendre sa décision d’ici peu.

Plusieurs rassemblements sont prévus, notamment ce vendredi 3 mars à 19 heures Pointe-à-Pitre, pour réclamer « Jistis Pou Klodo », un slogan scandé dans de nombreuses manifestations sur l’archipel. En attendant la conférence de presse qui se tiendra ce 3 mars à 10 heures, L’Humanité s’est entretenu avec Maître Maritza Bernier, la porte parole du collectif d’avocats intervenant pour la famille.

Le procureur de la République de Basse-Terre a demandé un non-lieu. Quelle est votre réaction ?

Maître Maritza Bernier : C’est un réquisitoire que nous contestons fermement, comme vous vous en doutez. Ce sera l’objet de la conférence de presse, tout en sachant que ce n’est pas encore la décision de la juge d’instruction, qui devra rendre son ordonnance sous peu. Nous entendons présenter des observations complémentaires à ce réquisitoire, compte tenu des éléments du dossier.

Êtes-vous surprise par ce réquisitoire ?

Maître Maritza Bernier : Pas vraiment, puisque dès le début, le procureur avait annoncé que pour lui, il n’y avait pas lieu de poursuites. On s’attendait tout de même à ce qu’au vu des éléments de l’instruction, notamment de la vidéo que tout le monde a pu visionner, les conséquences soient tirées. Ce n’est pas le cas. Mais nous restons confiants.

Même si nous sommes tenus par le secret de l’instruction, nous avons des éléments qui plaident pour un renvoi devant le tribunal. Le réquisitoire témoigne d’ailleurs, d’une certaine façon, de ce que le ministère public n’est pas très à l’aise... Cette affaire dépasse largement le cadre de la Guadeloupe, et nous avons des soutiens du monde entier. Ce procès est attendu.

Cette affaire illustre-t-elle un dysfonctionnement habituel de la Justice en Guadeloupe ? Vous avez reçu récemment le soutien des parlementaires de l’archipel, qui disent maintenir leur confiance dans la Justice, mais la question se pose avec acuité puisque cela fait écho à la récente ordonnance de non-lieu rendue dans le scandale du chlordécone ?

Maître Maritza Bernier : C’est sûr qu’on se dit, à un moment donné, que les non-lieux, on n’en veut plus ! Après celui outrancier dans l’affaire du chlordécone, que mes confrères ont défendu corps et âme, aujourd’hui on veut redonner confiance aux justiciables, et que la Justice soit la même pour tous. Qu’on soit de la maréchaussée ou pas, on doit répondre de ses actes.

Toute la Guadeloupe est touchée par cette affaire. Quel impact a-t-elle sur la société ?

Maître Maritza Bernier : Malgré le temps qui a passé, la plaie est béante. Deshaies est une bourgade de 4 000 habitants où tout le monde se connaît. Nous avons reçu le soutien des parlementaires, mais aussi du président du département (Guy Losbar, NDLR), de maires – il est pourtant rare qu’ils prennent ainsi position –, afin qu’il y ait un procès. Soutien également de la diaspora : Harry Roselmack a dénoncé un « déni de justice ». Si dans ce dossier-là, alors que nous disposons des images, il n’y a pas de réponse pénale, alors quand en aura-t-on ?

  publié le 1° mars 2023

Bénéwendé Stanislas Sankara : « Le peuple perçoit une forme de duplicité »

par Benjamin König sur www.humanite.fr

Avocat historique de la famille de Thomas Sankara et homme politique de premier plan, Bénéwendé Stanislas Sankara analyse, depuis le Burkina Faso mais aussi à l’échelle africaine, le rejet de la politique française.

Comment analysez-vous les derniers mois et cette rupture du Burkina Faso avec la France ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Entre la France et le Burkina Faso, ce sont des relations anciennes. Pour parler aujourd’hui de rupture, il faut apprécier comment elles se sont dégradées, mais souligner qu’au ­niveau diplomatique elles ne sont pas rompues. Nous parlons ici des relations avec la politique française : il ne faudrait pas que nous fassions de confusion avec les aspirations communes des peuples français et burkinabè qui sont le vivre-­ensemble dans l’intérêt de chaque peuple. Toutefois, nous avons constaté que la politique française s’est détériorée avec l’arrivée ­d’Emmanuel Macron.

Dans quel sens ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Que ce soit lors de ses rencontres avec la jeunesse africaine à Montpellier, en 2021, ou bien à l’occasion du discours à Ouagadougou, en novembre 2017 (devant les étudiants de l’université – NDLR), on n’a pu que constater un grand écart entre une parole politique très populiste, sur la complémentarité, la solidarité internationale, l’entraide, et les actes dont le Burkina Faso n’a pas du tout bénéficié…

Comment la population burkinabè ressent ce fossé entre le discours et les actes des dirigeants français ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Elle perçoit cela comme une forme de duplicité, de tromperie dans nos rapports politiques. Cela a d’ailleurs été corroboré par certains propos de la diplomatie française : l’ambassadeur qui était en poste à Ouagadougou a dû plier bagage.

Au-delà du cas de l’ambassadeur, vous semblez estimer que la France ne joue que pour ses propres intérêts…

Bénéwendé Stanislas Sankara : Bien sûr. C’est le général de Gaulle qui a dit que les États n’ont que des intérêts, et je crois que c’est une vérité absolue en politique. On ne peut pas condamner la France de jouer ses propres intérêts, de même que le Burkina Faso. Mais dans les relations interétatiques, il faut un minimum de vérité et de transparence, ce qui permet à chacun de négocier en fonction. Quand je parle de duplicité, au Burkina on a l’impression que la France préfère la démagogie, le mensonge, ne dit pas la vérité aux populations, jusqu’à ce qu’elles s’en rendent compte elles-mêmes. C’est le cas pour le peuple burkinabè, mais aussi pour les Français.

Des voix s’élèvent en France pour dénoncer un défaut d’analyse, le manque de cohérence, voire la duplicité des dirigeants français. Est-ce ce qui explique, selon vous, le recul de l’influence française en Afrique ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Ce recul de la France ne se fait pas de bon gré. Il y a eu le G5 Sahel, en matière de lutte contre le terrorisme. Plusieurs États de l’Afrique de l’Ouest sont en train de désapprouver la Cedeao et pensent que cet outil très puissant pour le développement économique n’est qu’un instrument de l’Union européenne, et que les grandes puissances comme la France s’en servent contre nos pays. Pour des intérêts économiques, fondés sur une politique qui ne joue pas franc-jeu, en utilisant la diplomatie, les institutions… Et la cerise sur le gâteau, c’est la co­opération militaire.

Précisément, sur le plan militaire, si l’influence est en recul avec le départ de « Barkhane » puis de « Sabre », la présence française reste importante. Comment est-elle perçue aujourd’hui par les populations ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Vous en avez un exemple ce jour même (27 février – NDLR) : au Niger, les syndicats ont appelé à manifester contre la présence militaire française. Vous avez vu le cas du Burkina : que ce soit sous Damiba ou aujourd’hui, ce sont les populations qui se sont organisées spontanément pour dénoncer la présence de l’armée française. En réalité, c’est le mode de dénonciation qui a changé. Traditionnellement, ce sont les syndicats et les partis politiques, notamment de gauche, qui dénonçaient ces accords de coopération militaire qui datent de l’aube des indépendances. Mais les politiques n’ont pas pris ce dossier au sérieux, ce sont donc les populations elles-mêmes qui montent au créneau.

Comment expliquez-vous que les populations africaines, notamment la jeunesse, s’emparent de ces sujets ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : La conscience africaine a changé, s’est forgée dans une maturité politique qui l’amène à prendre en main son destin, comme le disait le président Thomas Sankara. La jeunesse africaine a suffisamment pris conscience de son rôle, de sa place, et décidé de s’organiser à travers la société civile, les associations et même les réseaux sociaux. Souvent, cela échappe au contrôle des politiques et du pouvoir, qui est obligé de s’adapter aux revendications de changement de paradigme.

À propos du voyage d’Emmanuel Macron dans quatre pays africains, comment est-il perçu et comment l’analysez-vous ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Vous savez qu’en Afrique, on aime les proverbes, alors en voici un : « Quand on se noie, on s’agrippe même aux feuilles du nénuphar. » Emmanuel Macron a aujourd’hui intérêt à faire la cour à un certain nombre de pays pour conforter la position française, pour contrecarrer la marée montante de la contestation populaire contre la politique française.


 


 

Politique étrangère de la France en Afrique : les droits humains et la démocratie aux abonnés absents

sur ttps://www.ldh-france.org/

Communiqué commun d’ONG françaises et africaines

Dans le cadre de visites diplomatiques sur le continent africain, le Président français Emmanuel Macron se rend en République démocratique du Congo (RDC) le 5 mars 2023, après avoir visité le Gabon, l’Angola et le Congo-Brazzaville. 31 organisations de la société civile encouragent la France à placer la défense des droits humains et le respect de la démocratie au cœur de sa politique étrangère.

La visite du Président français Emmanuel Macron en RDC, le plus grand pays francophone au monde, a lieu dans un contexte particulièrement difficile pour le peuple congolais. Quand la violence dure depuis plus de trente ans, peut-on encore parler de crise ? Fin 2021, alors qu’il était présumé dispersé, le groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23) est réapparu dans l’est du pays où de nombreux autres groupes armés opèrent, engendrant de nouveaux épisodes de violence et des conflits localisés. Les civil-e-s, en particulier les femmes, en sont, comme toujours, les premières victimes.

La situation humanitaire est critique, et la montée des discours de haine ajoutent de l’huile sur un brasier déjà ardent, qui pourrait enflammer les autres pays de la région. Les élections prévues en décembre 2023 constituent une étape cruciale dans la consolidation de la vie démocratique du pays, mais représentent un défi tant du point de vue de leur organisation logistique qu’au vu de la situation politique et sécuritaire dans laquelle elles s’inscrivent.

En 2017, alors qu’il venait d’être élu pour la première fois, le Président français avait déclaré devant les étudiant·es africain·es à Ouagadougou qu’il envisageait « d’être aux côtés de ceux qui travaillent au quotidien à rendre la démocratie et l’état de droit irréversibles ». Près de six ans plus tard, il est plus que jamais temps que ces déclarations soient mises en œuvre. La visite du Président Macron dans les Grands Lacs est une opportunité de faire de la diplomatie française en faveur des droits humains plus qu’un vœu pieu, une réalité.

La RDC est dotée d’une société civile active et dynamique, qui veille au bon fonctionnement de la vie démocratique dans le pays. Militant-e-s, défenseur-e-s des droits humains et journalistes sont engagé-e-s aux côtés de la population congolaise, souvent au péril de leur vie. Cette première visite du Président Macron en RDC doit être la plus inclusive possible, notamment dans le contexte de tension actuel. À ce titre, il est fondamental que la société civile congolaise puisse être entendue. Nous encourageons fortement le Président à inclure, dans son programme, des concertations avec ses représentant·es alors que la population congolaise s’interroge sur les ambivalences de la position française.

Les annonces récentes de la France et de l’Union européenne (UE) sur le positionnement du Rwanda dans le contexte régional, avec d’une part la condamnation du soutien du Rwanda aux rebelles de M23 en RDC, et d’autre part l’octroi d’une aide de 20 millions d’euros aux forces rwandaises pour leur intervention au nord du Mozambique – où de lourdes allégations pèsent sur la préservation des intérêts économiques de l’entreprise française Total Energies – ont suscité des questionnements légitimes.

Les risques et impacts pour les droits humains de tels projets ont déjà été analysés et dénoncés par la société civile, ainsi que par le Parlement européen, dans le cadre de l’exploitation par Total Energies du pétrole du lac Albert, entre la RDC et l’Ouganda. À cet égard, il est primordial que la France adopte une position ferme qui appelle au respect des droits humains, assure des investissements responsables et des relations économiques respectueuses des normes internationales et de l’environnement en RDC, et plus globalement en Afrique. La France doit profiter de sa visite en RDC et en Afrique pour s’enquérir de la mise en œuvre effective du devoir de vigilance par les entreprises qui opèrent et déploient leur chaîne de valeur en RDC.

Depuis le 20 février, l’UE s’est dotée d’une nouvelle stratégie sur les Grands Lacs qui privilégie les aspects économiques comme réponse globale aux conflits dans la région au détriment des politiques basées sur le respect des droits humains et la bonne gouvernance. Alors que la visite du Président Macron arrive après celle du Pape François à Kinshasa en janvier 2023, où ce dernier a fermement condamné le pillage des pays africains et de la RDC, il est essentiel que la France soutienne les initiatives visant à appréhender les causes profondes des conflits de la sous-région. Un appui à la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves et aux efforts de justice transitionnelle en cours, ainsi qu’un soutien aux efforts et processus de paix initiés devraient être au cœur de la visite de la France en RDC. Si la montée en puissance d’acteurs comme la Chine ou la Russie sur le continent africain est aujourd’hui une réalité qui contrarie la place de l’UE dans la région des Grands Lacs, c’est dans les valeurs démocratiques et des droits humains que la coopération européenne et française trouve sa valeur ajoutée, et non dans la compétition économique accrue avec des acteurs comme la Chine et la Russie.

S’agissant du processus électoral en RDC, il est important de rappeler au gouvernement congolais ses propres engagements en termes d’inclusivité, de respects des droits civils et politiques, mais également en termes de participation et représentation politique des femmes dans ce processus, en vertu de la loi de 2015 sur la parité. Soutenir la mise en œuvre effective de ces engagements, c’est soutenir les efforts des autorités congolaises visant à rétablir la confiance de la population congolaise envers ses institutions, ce qui est indispensable pour l’instauration d’un environnement propice à la tenue d’élections crédibles et apaisées. Pendant cette période électorale, il est également important d’apporter un soutien au Bureau conjoint des Nations unies pour les droits de l’homme (BCNUDH) dans son mandat de monitoring et reporting de la situation des droits humains en RDC, ainsi qu’aux mécanismes de protection des défenseur·es des droits humains.

Les organisations signataires appellent le Président Emmanuel Macron à placer au cœur de sa politique étrangère la défense des droits humains et le respect de la démocratie :

- en promouvant un dialogue inclusif avec la société civile congolaise – garante du respect des principes démocratiques – en incluant dans son programme des rencontres avec ses représentant-e-s ;

-  en clarifiant la position de la France en terme de coopération militaire et sécuritaire, en particulier vis-à-vis des forces rwandaises en privilégiant la mise en œuvre d’une politique de diligence voulue en matière de droits humains pour tout appui au secteur de sécurité et de défense ;

-  en soutenant les processus de paix en cours et des initiatives visant à traiter les causes profondes des conflits, notamment la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves ;

-  en s’engageant de façon ferme en faveur de la loi relative au devoir de vigilance des multinationales, adoptée en 2017 par le Parlement français, concernant notamment les activités de Total Energies dans le lac Albert ;

-  en soutenant les financements et investissements respectueux des engagements internationaux de la France pour l’environnement, la démocratie et les droits humains en RDC et en Afrique ;

- en promouvant dans son dialogue politique bilatéral avec les autorités congolaises, l’ouverture de l’espace démocratique et des droits humains comme conditions préalables à des élections crédibles et apaisées, notamment en ce qui concerne les droits à la liberté de réunion, d’association et de manifestation ainsi que la protection des défenseur-e-s des droits humains.

Signataires : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture de République démocratique du Congo (ACAT RDC) ; Actions Sans Frontières (AFRO) ; Agir ensemble pour les droits humains ; Association africaine des droits de l’Homme (ASADHO) ; Célébrons le courage de la Femme ; Centre de recherche et d’information pour le développement (CRID) ; Centre international pour la promotion de développement et des droits de l’Homme (CEIPDHO) ; Collectif Simama Congo (COSIC) ; Commission Justice et Paix Belgique francophone , Congolese International Congres (CIC) ; Emmaüs International ; Ensemble contre la peine de mort (ECPM) ; Fédération internationale des ACAT (FIACAT) ; Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ; Foundation for Human Rights Initiative (FHRI) (Uganda) ; Groupe Lotus (RDC) ; Justicia, asbl ; Karibu Jeunesse Nouvelle (KJN) ; Le Mouvement de la Paix ; Ligue burundaise ; ITEKA ; LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Ligue des Electeurs (RDC) ; Misereor ; Nouvelle dynamique de la société civile en RDC (NDSCI) ; Observatoire des droits de l’Homme au Rwanda (ODHR) ; Organisation mondiale contre la torture (OMCT) ; Protection international ; Réseau européen pour l’Afrique centrale (EurAc) ; SAPI international ; SOS IJM ; Tournons la page (TLP) ; Vision Social (VISO).

Le 28 février 2023

 

   publié le 27 février 2023

L’échec des sanctions et la fin de l’hégémonie étatsunienne

Par Robert Kissous - (Communiste - Militant associatif - Rencontres Marx) sur https://blogs.mediapart.fr/

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

Le FMI confirme ce que nous avons déclaré depuis le début : les sanctions contre la Russie échoueront et même se retourneront par un effet boomerang contre les pays européens essentiellement.

Les prévisions de croissance du FMI sont claires : la Russie est tombée en récession en 2022 avec une baisse du PIB (-2,2%) alors qu’au printemps 2022 le FMI anticipait un effondrement de 8,5 % du PIB russe. Alors que notre économiste en chef Bruno Le Maire, Mme von Leyen et tous leurs amis promettaient une catastrophe économique en Russie, le FMI prévoit une légère progression (0,3%) en 2023 puis 2,3% en 2024 soit plus que la zone euro (1,6% prévu en 2024). L'économie de la Russie devrait croître plus rapidement que celle de l'Allemagne. Non pas malgré les sanctions mais comme conséquence directe des sanctions, de leur effet boomerang.

Pour la seule Allemagne le coût pour le remplacement de l’énergie de Russie s’élève à près de 500 milliards de dollars[1]. L'industrie allemande paiera environ 40% plus chère l'énergie en 2023 qu'en 2021, selon une étude de l'assureur-crédit Allianz Trade. Le quart de l'industrie allemande déclare vouloir se délocaliser, particulièrement aux EU qui les appâte avec les subventions prévues dans la nouvelle loi étatsunienne sur la réduction de l'inflation (IRA).

Autrement dit, mais ça ils ne peuvent le reconnaître, la politique de sanctions est un échec monumental qui a plus nui aux européens qu’à la Russie tout en profitant aux EU. Les cinq plus grandes compagnies pétrolières occidentales ont engrangé 200 milliards de dollars de profits, le marchands d‘armes se portent également très bien. Les surprofits des uns font les pertes des autres.

Mais plus important encore, les Etats-Unis ont réussi à briser le lien entre la Russie et l’Allemagne qui menaçait la domination US sur l’Europe. Les excédents commerciaux colossaux de l’Allemagne, insupportables pour les Etats-Unis, supposaient une énergie abondante et pas chère que seule la Russie pouvait fournir à l’industrie allemande. L’acte terroriste, acte de guerre, qu’est le sabotage des gazoducs NS-1 et NS-2 par les Etats-Unis soutenus par la Norvège et autres, dit clairement à l’Allemagne qu’elle sera soumise à la stratégie US. Les Etats-Unis n’ont pas d’alliés mais veulent des vassaux ce qui finira par fissurer le bloc occidental.

Les Etats-Unis après leurs échecs militaires répétés pensent atteindre leurs buts par des sanctions économiques et financières. Mais ça ne marche pas mieux. Le trois-quarts des pays du monde, soit 80% de la population mondiale, refusent de s’y associer malgré des menaces ou des promesses. Le monde a changé mais le bloc occidental, qui s’autoproclame « communauté internationale », préfère ignorer la réalité.

Le moteur de la croissance mondiale est en Asie. Selon le FMI la Chine et l'Inde, à elles seules, réaliseront en 2023 la moitié de la croissance économique mondiale, contre un dixième pour les États-Unis et l'Union européenne réunis. Comment alors s’étonner de l’échec des sanctions ? Comment s’étonner du succès croissant des BRICS qui enregistrent des demandes d’adhésion nombreuses ? Comment s’étonner de l’extension de l’utilisation de monnaies nationales à la place du dollar dans les échanges internationaux entre pays du sud et pays émergents ? Les prémices de nouveaux rapports entre pays, de l’instauration d’un nouveau système financier mondial qui ne soit pas soumis au diktat des Etats-Unis ?

Il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas l’accumulation de capitaux ni le casino boursier qui créent les richesses mais le labeur des centaines de millions de travailleurs d’ex pays sous-développés, exploités, qui se mettent en mouvement pour sortir de la misère. Ils veulent en premier lieu avoir le droit au développement et non se soumettre aux stratégies du bloc occidental emmené par les EU pour assurer leur hégémonie planétaire. Stratégies dangereuses qui nous conduisent au bord du précipice. La troisième guerre mondiale a-t-elle commencée ? La question est posée, tous les éléments y concourent puisque les dominants ne cèderont pas de leur plein gré leur « paradis ».

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

[1] https://www.reuters.com/business/energy/germanys-half-a-trillion-dollar-energy-bazooka-may-not-be-enough-2022-12-15/


 


 

Les Brics, comme un pavé jeté dans l’ordre mondial

Lina Sankari sur www.humanite.fr

L’élargissement du bloc, qui réunit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, et la création d’une monnaie de réserve pourraient constituer une réponse aux bouleversements économiques nés de la guerre en Ukraine et une alternative à l’hégémonie du dollar.

Du monde se bouscule à la porte des Brics, dont les libéraux aiment régulièrement annoncer la mort. Les bouleversements internationaux, en premier lieu la guerre en Ukraine, ainsi que le retour de la gauche au Brésil, semblent de nouveau susciter l’intérêt des pays émergents pour le bloc. Treize pays ont ainsi marqué leur volonté de rejoindre l’organisation, dont l’Algérie, l’Égypte, l’Iran, le Bahreïn, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Afghanistan et l’Indonésie. « Tous les pays des Brics voient l’expansion d’un bon œil. L’Afrique du Sud également, mais nous avons besoin de trouver les modalités et les critères appropriés », explique l’ambassadeur d’Afrique du Sud en Russie, Mzuvukile Jeff Maqetuka, dont le pays assure la présidence tournante.

Le Brics coin, une alternative au dollar

Alors que les pays émergents cherchent la voie de la relance, un projet est vu comme une alternative potentielle à l’hégémonie du dollar : une monnaie commune. « La part des monnaies nationales dans les règlements entre les Brics et dans nos règlements avec d’autres pays augmente activement. Et il y a déjà des initiatives au sein des Brics visant à créer une monnaie unique », assure de son côté le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Les États-Unis et l’Europe, qui pressent les pays émergents de rompre avec la Russie à la faveur de la guerre en Ukraine, voient d’un mauvais œil cette nouvelle monnaie de réserve, le Brics coin, basée sur un panier de devises.

Contourner le Fonds monétaire international

Si l’intégration monétaire a déjà commencé pour le paiement des échanges bilatéraux, la nouvelle monnaie pourrait également permettre aux Brics de s’émanciper des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international dont la valeur est déterminée par un panier de monnaies composées du dollar, de l’euro, du yuan, du yen et de la livre sterling. Les DTS sont alloués pour le remboursement de la dette extérieure lorsqu’un pays ne dispose plus d’assez de réserves de devises étrangères. La question est vitale pour la Russie dont les réserves de change ont été gelées à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Mais également pour la Chine, qui cherche à se prémunir contre toute action éventuelle du Trésor américain et à façonner un ordre mondial affranchi des règles édictées après la Seconde Guerre mondiale. Les autres pays émergents partagent cet objectif, d’autant plus que, lorsque la banque centrale états-unienne augmente ses taux pour faire face à l’inflation, cela a des conséquences directes sur ces États qui sont ceux qui souffrent déjà le plus des conséquences économiques de la guerre en Ukraine.

Un sujet d’inquiétude pour l’Europe

Les Brics vont même plus loin. « Si (une nation) réserve une partie de (ses) ressources naturelles pour soutenir le nouveau système économique, (son) poids respectif dans le panier de devises de la nouvelle unité monétaire augmentera en conséquence, ce qui permettra à cette nation de disposer de réserves monétaires et d’une capacité de crédit plus importantes », souligne Sergey Glazyev, membre du conseil national financier de la banque centrale russe et ministre chargé de l’Intégration et de la Macroéconomie de la Commission économique eurasienne. Un sujet d’inquiétude pour l’Europe, qui tente aujourd’hui de sécuriser leur mainmise sur le pétrole ou le gaz naturel. C’est à ce moment que l’expansion des Brics intervient. L’alliance avec des pays de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) est à ce titre essentielle. La Chine, par exemple, pourrait utiliser ses capitaux pour développer ses propres capacités de raffinage et de transformation, privant les entreprises européennes de parts de marché conséquentes. De facto, l’importation de pétrole deviendrait encore plus chère pour l’Europe.

L’Indonésie, qui pourrait également être intéressée par une adhésion aux Brics, a formulé l’an dernier l’idée de créer une organisation similaire à l’Opep dédiée aux métaux rares qui entrent dans le processus de fabrication des batteries de voitures électriques. La compétition est accrue puisque, fin 2022, le Canada a demandé à trois entreprises chinoises de se retirer de l’exploitation de lithium. Actuellement, l’Europe est fortement dépendante du marché chinois et la relocalisation de cellules de batteries sur le continent serait toutefois insuffisante pour répondre à la politique protectionniste américaine. L’Inflation Reduction Act prévoit en effet des crédits d’impôt pour l’achat d’un véhicule électrique dont l’ensemble des composants sont construits aux États-Unis. Une stratégie qui pourrait entraîner des délocalisations vers les États-Unis. Dans cette guerre des capitalismes, les Brics tentent de trouver l’alternative.

 

La Celac rêve aussi d’un monde sans dollars

 Les Brics ne sont pas les seuls à réfléchir à une alternative à l’hégémonie du dollar. C’est également le cas de la Communauté d’États latino-américains et des Caraïbes (Celac) qui, par l’intermédiaire de l’Argentine et du Brésil, a avancé l’idée d’une monnaie commune, le sur, afin de relancer les investissements, l’emploi et les économies régionales successivement touchés par le Covid, puis l’inflation liée à la guerre en Ukraine. Rejetant le modèle néolibéral de l’euro et de la Banque centrale européenne, Buenos Aires et Brasilia suggèrent de permettre aux États de disposer d’une monnaie de réserve pour leurs échanges. Le sur serait accompagné d’un système de compensation entre banques centrales et ne remplacerait pas les devises nationales.


 


 

Quelle Europe émergera de cette maudite guerre ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

La guerre d’Ukraine a vu la naissance tardive d’une Union géopolitique (…). Nous devons nous doter de l’état d’esprit et des moyens nécessaires pour faire face à l’ère de la puissance et nous devons le faire à grande échelle.« Telle est depuis quelque temps la doctrine de l’Union européenne, rappelée par le chef de sa diplomatie, Josep Borrell, un mois après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine (1). Manifestement, le Kremlin, par sa maudite guerre en Ukraine, a dopé des tendances lourdes, déjà à l’œuvre dans l’UE auparavant, en exacerbant les pires travers.

La première de ces tendances est la militarisation à outrance de l’Europe. Le cas de l’Allemagne est le plus spectaculaire. Rompant avec la tradition pacifiste adoptée après la défaite du nazisme, Berlin affiche aujourd’hui l’ambition de devenir »la force armée la mieux équipée d’Europe« . Paris, de son côté, fait faire un bond de 40 % à sa loi (pluriannuelle) de programmation militaire. La Pologne, quant à elle, a plus que doublé son budget des armées. Partout, les dépenses militaires, déjà orientées à la hausse avant le conflit, s’envolent littéralement depuis son déclenchement. L’Union européenne, en tant que telle, a créé un instrument financier sans précédent – intitulé… »facilité européenne pour la paix« – pour fournir directement une aide militaire à des pays tiers. Quant à l’Otan, elle est passée en un temps record de »l’état de mort clinique« à un activisme effréné en Europe, où elle recrute même d’anciens pays neutres !

Cette militarisation de l’Europe se conjugue avec une autre tendance en plein essor : l’américanisation de l’Union européenne. Les États-Unis déploient désormais dans l’UE plus de 100 000 soldats, en particulier dans sa partie orientale. Ils y écoulent avions de chasse, chars de combat, missiles et autres pièces d’artillerie en quantité exponentielle. Ils y exportent au prix fort leur gaz naturel liquéfié, produit par fracturation hydraulique, un procédé largement interdit en Europe. Notre dépendance à l’Amérique est, plus que jamais, économique, politique et stratégique.

Ajoutons à cela que la guerre en Ukraine a déplacé le centre de gravité de l’UE vers l’Est et mis sur un piédestal la Pologne du PiS, un régime dont certains discours rappellent ceux du RN, et dont, paradoxalement, la »vision du monde n’est pas sans présenter des similitudes avec celle du président russe, qui tend à s’ériger en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe« (2). Hier paria de »l’Europe des valeurs« du fait du non-respect de l’État de droit, de l’interdiction de l’IVG, de l’établissement de »zones libres d’idéologie LGBT« , du rejet des réfugiés (à l’exception des catholiques), les migrants pouvant être »porteurs de toutes sortes de parasites« dont il convient de protéger les Polonais (Jaroslaw Kaczynski), Varsovie voit aujourd’hui validée par ses 26 partenaires sa vision stratégique de l’Europe : un atlantisme inconditionnel et une conception de la sécurité européenne qui ne voit désormais de salut que dans l’escalade des armes. Quo vadis, Europa ?

(1) Voir »le Grand Continent« , 24 mars 2022.

(2) Voir »Pologne : l’Europe du PiS« , Valentin Behr (25 juin 2018), »Regard sur l’Est« .

 

publié le 26 février 2023

Comment stopper
la colonisation israélienne ?

sur www.humanite.fr

Tel-Aviv vient d’autoriser de nouvelles colonies. Seul un coup d’arrêt à ce processus d’annexion de la Cisjordanie peut relancer un processus de paix.


 

L’Union européenne est complice des violations du droit international par Israël. Il faut se mobiliser pour que l’Europe agisse.

Par Patrick Le Hyaric, ancien député européen et membre de la délégation du Parlement européen chargé des relations avec la Palestine de 2009 à 2019

C’est contre le colonialisme et la colonisation que la jeunesse palestinienne s’insurge et agit. Elle a raison de vouloir empêcher les expulsions des logements, notamment à Jérusalem, l’accaparement des terres, le vol de l’eau de la vallée du Jourdain. C’est une nouvelle phase du combat pour la libération qui est ainsi engagée contre un occupant qui s’est doté d’un pouvoir d’extrême droite, religieux et suprémaciste.

Les États-Unis et l’Union européenne sont complices de la violation du droit international. Le gouvernement de Tel-Aviv colonise, brime et réprime, occupe, annexe chaque jour un peu plus la Palestine : 164 colonies et 116 avant-postes préparant l’installation de colonies supplémentaires incluant Jérusalem-Est. Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État. Les Palestiniens ont pour eux le nombre et le droit international. Rien ne dit qu’il sera possible d’y résister.

Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État.

Le droit international ne peut être à géométrie variable selon les intérêts occidentaux et leurs sociétés financières et industrielles. À juste titre les institutions internationales et la plupart des gouvernements demandent instamment au maître du Kremlin de mettre fin à sa tentative d’annexion et de respecter la souveraineté territoriale de l’Ukraine. Pourquoi les mêmes n’ont-ils donc aucun mot pour faire cesser l’annexion de la Palestine ? Les trois quarts de l’humanité perçoivent bien cet insupportable deux poids, deux mesures. Nous devons donc rehausser nos interventions auprès du gouvernement et de l’Union européenne.

En ces temps où l’on se gargarise tant des « valeurs » démocratiques, l’Union européenne ne semble pas décidée à sanctionner les atteintes au fameux « État de droit » malgré les mouvements de masse des populations et des juristes israéliens. Au contraire, elle garde un étrange silence et relance le conseil d’association qui avait été annulé depuis 2012. Mandataire zélé des intérêts capitalistes, les autorités européennes couvrent l’implication de centaines d’institutions financières européennes, qui ont octroyé au moins 255 milliards de dollars à une cinquantaine d’entreprises participant activement au développement des colonies à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. La France ne trouve rien à redire à l’implantation du groupe Carrefour dans les colonies, ni aux financements par BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et la BPCE, de projets irriguant l’économie de la colonisation.

L’action en direction des gouvernements et des grandes entreprises et banques qui soutiennent la colonisation est le moyen de faire respecter l’article 49 de la 4e convention de Genève, qui interdit « le transfert d’une partie de sa propre population civile par la puissance occupante dans le territoire occupé par elle ». La campagne européenne « Stop colonies » et la campagne « Boycott, désinvestissement, sanctions » doivent trouver de nouveaux prolongements pour des actions citoyennes communes à l’échelle européenne. Portons-nous aux côtés des travailleurs, des populations civiles et de la jeunesse palestinienne.

Le mouvement national palestinien est plus vivant que jamais. Seules des sanctions internationales peuvent stopper la colonisation.

Par Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne

En mai, nous commémorerons les 56 ans d’occupation militaire de la Palestine et les 75 ans de la Nakba, la grande catastrophe de 1948 et l’expulsion de 700 000 Palestiniens. Cela fait 55 ans que l’occupation militaire israélienne dure sans que le monde entier la condamne et que personne ne fasse rien pour y mettre fin. Tous les jours, il y a plus de colonies, plus de routes et plus de camps militaires. Le nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou vient d’octroyer un permis officiel à 9 nouvelles implantations et d’autoriser la construction de 9 000 logements. Aujourd’hui, 700 000 colons vivent dans les territoires occupés. Leurs milices armées agressent les habitants des villages voisins, volent les terres et détruisent les champs d’oliviers. Les colons sont des religieux millénaristes et suprémacistes juifs, prêts à tuer femmes et enfants et à procéder à un nettoyage ethnique.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. 

Pour sortir de la tragédie, la Palestine peut compter sur un mouvement national très puissant. Peu importe qui succédera à Mahmoud Abbas, le mouvement palestinien est un mouvement de citoyens. Nous assistons au retour de ceux que Jean Genet appelait les fedayins, les « combattants de la liberté ». Cette reprise de la lutte armée est le fruit de la débâcle de la diplomatie américaine, européenne et arabe. Les jeunes Palestiniens des camps de Cisjordanie ont pris les armes contre les colons. Ces jeunes qui ont entre 13 et 18 ans font preuve d’une grande maturité. Ils ne s’en prennent pas aux civils. Ces jeunes prennent les armes pour dire au monde entier que la question palestinienne ne peut pas être effacée.

Nous assistons également au réveil du mouvement des prisonniers, qui a lancé un appel à la grève de la faim à compter du premier jour du ramadan. 4 780 Palestiniens, dont 19 femmes et 150 moins de 18 ans, croupissent dans les geôles d’Israël en violation des conventions de Genève. 914 personnes sont emprisonnées comme détenus administratifs, c’est-à-dire sans connaître le motif de leur détention et sans bénéficier d’un avocat. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a décidé de retirer la nationalité à tous les prisonniers qui résidaient en Israël et leur carte de résidence à tous ceux de Jérusalem-Est. Non seulement on détruit leur maison, on durcit leurs conditions de détention, mais en plus on les rend apatrides.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. La communauté internationale doit prendre des sanctions à l’encontre d’Israël. Comment expliquer la différence de traitement entre l’Ukraine et la Palestine ? Comment expliquer la rapidité avec laquelle la Russie a été sanctionnée et l’impunité dont jouit Israël depuis 56 ans ? Aujourd’hui encore, l’Union européenne achète des produits fabriqués dans les colonies. La coopération militaire, civile et scientifique se poursuit comme si de rien n’était. Les Palestiniens se défendent comme ils peuvent. Alors que les Ukrainiens réclament des armes, nous ne demandons, nous, que des sanctions. Sans sanctions, la colonisation se poursuivra.


 


 

« L’occupation est
la principale cause de violence »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Yehuda Shaul met en lumière les objectifs du gouvernement de Netanyahou et regrette le lourd silence de la communauté internationale, qui lui laisse carte blanche.

Yehuda Shaul a fondé Breaking the Silence, qui rassemble des vétérans de l’armée israélienne engagés contre l’occupation de la Palestine. Il en a été le codirecteur jusqu’en 2019. Depuis, il a créé Ofek, le Centre israélien pour les affaires publiques, un groupe de réflexion qui se consacre à la promotion d’une résolution pacifique du conflit israélo-palestinien. Il était récemment à Paris, à l’invitation de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine.

Qu’est-ce qui a changé depuis que Netanyahou est revenu au pouvoir ?

Yehuda Shaul : Ce gouvernement a annoncé de façon très claire qu’il poursuivrait l’annexion des territoires palestiniens. Maintenant, il n’y a plus aucun doute sur ses intentions. La recherche de l’annexion est claire. À partir de là, la seule question qui vaille est : comment la communauté internationale va-t-elle réagir ? Mais c’est le silence, il n’y a aucune réaction. Pourtant, de nos jours, la question de l’annexion est un problème très actuel en Europe. Nous voyons ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie. Je ne dis pas qu’il s’agit de la même chose. Mais ce qui est commun, ce sont les questions de respect des principes internationaux ou le refus de la prise de territoires par la force et donc de l’annexion. Malheureusement, la communauté internationale ne réagit pas de la même façon lorsqu’il s’agit de l’annexion par Israël.

De nombreux éléments au sein de ce gouvernement veulent une escalade. Ils pensent que cela amènera de nouvelles violences. Parce que c’est une bonne couverture pour mettre en œuvre une politique encore plus extrémiste à l’encontre des Palestiniens. On voit comment le ministre d’extrême droite de la Sécurité nationale, Ben Gvir, pousse pour accélérer les démolitions de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est. Ce qui provoque plus de violence sur le terrain.

Il y a néanmoins des réactions internationales. Comment les considérez-vous ?

Yehuda Shaul : Je crois qu’il y a un problème sur la façon dont on en parle. Qu’il y ait une déclaration européenne contre la violence, c’est très bien. Mais, en fait, ce n’est pas sérieux. Cela fait partie du problème. Si on veut vraiment la fin de la violence, il faut s’occuper des causes. Et les causes principales sont l’occupation et l’annexion. La violence ne vient pas de nulle part. Si vous faites comme si la violence palestinienne n’avait pas de raisons, vous n’aidez pas à résoudre le problème. C’est à cela qu’il faut s’attaquer si l’on veut arriver à une situation apaisée.

Qu’est-ce qui réunit tous ces partis autour de Netanyahou ?

Yehuda Shaul : Les trois piliers de la coalition de Netanyahou ont des intérêts totalement alignés. Les raisons de ce mariage reposent sur la destruction complète du système judiciaire israélien et de son indépendance. Netanyahou est susceptible d’aller en prison pour des accusations de corruption, le Parti sioniste religieux veut en finir avec la Cour suprême parce qu’il souhaite aller vers l’annexion, et les ultraorthodoxes veulent être sûrs que la Cour suprême ne va pas statuer sur le fait que leur exemption du service militaire est inconstitutionnelle. C’est pour cela qu’ils feront tout ce qui est possible pour faire progresser ces politiques. Jusque-là, si un parti n’était pas autorisé à se présenter aux élections, il faisait appel devant la Cour suprême. C’est ce qui est arrivé au parti arabe Balad, exclu par le Parlement, mais qui a finalement pu se présenter grâce à la Cour suprême. Mais, demain, si les prérogatives constitutionnelles de la Cour suprême disparaissent, ce ne sera plus possible. Et d’autres partis pourraient suivre comme Hadash (communiste) ou Raam (islamiste). Que feront-ils ? Ils boycotteront. Mais cela signifiera qu’il y aura des élections sans partis représentant les Palestiniens d’Israël. De même, plus rien ne s’opposerait à la saisie des terres palestiniennes par les colons. Beaucoup ne réalisent pas à quel point c’est dramatique.

Israël est un pays sans Constitution. Ce qui est en train de se passer pourrait-il changer la nature du régime ?

Yehuda Shaul : C’est non seulement un pays sans Constitution, mais également un pays où vous avez des gouvernements de coalition. Ce qui signifie que l’exécutif, le gouvernement, détient la majorité au sein du législatif puisque la coalition détient 61 sièges sur les 120 de la Knesset. Aujourd’hui, le judiciaire est le seul capable de faire la balance vis-à-vis de l’exécutif. Si le judiciaire disparaît, il n’y a plus de contrepoids. Bien sûr, cela changerait la nature du régime. La fuite, survenue après la visite de Netanyahou à Paris, des propos du président Macron par lesquels il avertit que, si cette révolution réussissait, Israël s’éloignerait de la communauté des démocraties le montre. Il est important que la communauté internationale appelle les choses par leur nom.

Il reste que cette coalition est issue du vote des Israéliens. Qu’est-ce que cela dit de la société israélienne ?

Yehuda Shaul : Il faut se souvenir que Bezalel Smotrich, ministre des Finances, et Itamar Ben Gvir, de la Sécurité nationale, regroupés au sein du Sionisme religieux, ont gagné 14 sièges. Le transfert de la population palestinienne fait partie de leur plateforme. Par ailleurs, 20 % des militaires ont voté pour eux. C’est un sacré changement de tendance dans la société juive israélienne.

On assiste à de grandes manifestations contre ces projets, mais la question palestinienne semble oubliée…

Yehuda Shaul : C’est triste mais, lorsqu’il s’agit de la politique d’Israël contre les Palestiniens, il y a presque un consensus parmi les politiciens juifs. Il y a quelques jours, le Parlement a voté pour que soit retirée la citoyenneté aux Palestiniens d’Israël convaincus de terrorisme. Pas pour les juifs. Les membres du Parti travailliste ont voté pour. S’agissant des Palestiniens, le précédent gouvernement n’est pas allé aussi loin que ce que veut faire Netanyahou. Mais l’expansion des colonies s’est poursuivie, six ONG palestiniennes de la société civile ont été déclarées terroristes. Il serait pourtant dangereux de dire qu’il n’y a pas de différence. Ce gouvernement est pire.


 


 

À Naplouse, retour sur
un raid israélien meurtrier

Alice Froussard sur www.mediapart.fr

En pleine journée, le 22 février, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts et une centaine de blessés à Naplouse. C’est le bilan le plus sanglant depuis vingt ans en Cisjordanie occupée. 

Naplouse (Cisjordanie occupée).– Youssef Abu Dawoud ne peut plus bouger. Ce jeune garçon de onze ans est allongé sur le côté, le visage grimaçant de douleur et les yeux à moitié fermés. Un drap bleu recouvre son petit corps dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de Rafidia, à Naplouse. Lui ne se rappelle qu’une chute. « Lorsque l’armée israélienne a envahi la vieille ville, mon fils venait de se réveiller et il était parti acheter des mouajanat [des pâtisseries levantines – ndlr] à deux pas de la maison », raconte sa mère, Nadia Abu Dawoud, encore sous le choc.

Ce matin-là, Youssef est tombé nez à nez avec l’armée israélienne et s’est fait tirer dessus : une première balle dans la jambe, puis une autre dans l’abdomen, y laissant des éclats. Son foie est gravement atteint, son intestin a des lésions plus légères. « C’est un garçon de onze ans, ce n’est qu’un enfant !, s’exclame Nadia. En quoi était-il une menace pour les forces d’occupation israéliennes ? Il n’a même pas lancé de pierres, il est juste allé sur le marché, comme n’importe quel habitant de Naplouse. Le type de blessures qu’a mon fils montre bien que l’armée tirait sur tous ceux qui étaient sur son passage. »

Comme lui, ce 22 février, au moins 102 Palestiniens et Palestiniennes ont été blessé·es par balles. Onze personnes ont été tuées, dont trois personnes âgées et un adolescent. C’est le pire bilan en Cisjordanie depuis la Seconde Intifada (2000-2005), à peine un mois après un autre assaut israélien qui avait coûté la vie à dix Palestiniens dans le camp de réfugié·es de Jénine.

À nouveau, l’armée israélienne assure qu’il s’agissait d’« une opération antiterroriste ». Elle affirme avoir identifié « trois suspects qui avaient perpétré ou préparaient des attaques contre des Israéliens ». « Si les Israéliens cherchaient des suspects, comme ils disent, pourquoi ne sont-ils pas juste venus les arrêter, plutôt que de viser une zone densément peuplée, un jour de marché, en pleine matinée ? », assène Feras, 40 ans, un vendeur ambulant de la vieille ville.

Vers dix heures du matin ce mercredi, les mista’arvim – soldats israéliens clandestins – ont fait irruption dans la vieille ville pour se cacher dans la mosquée Al-Halabeh. « L’un des soldats se faisait passer pour un cheikh, d’autres étaient déguisés en femmes entièrement voilées. Ils avaient caché leurs armes dans des tapis de prière », raconte Zaid, un jeune de la vieille ville. Dans leur viseur, une maison où s’étaient retranchés deux membres des Areen al-Ossoud – « Tanière des Lions » en français, un groupe qui prône la lutte armée et se revendique en dehors des factions traditionnelles palestiniennes.

« Dans cette mosquée, ils étaient juste en face de la maison, là où les combattants se retrouvent tout le temps. Il y avait à l’intérieur Mohammed “Jnaidi” et Hussam Islim », poursuit le jeune. Pendant ce temps, une soixantaine de véhicules blindés entrent dans Naplouse. D’autres soldats débarquent dans le centre historique, des snipers sont sur les toits.

« En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille »

Dans la rue, c’est la panique générale : les habitant·es courent dans tous les sens et tentent de trouver refuge pour échapper aux balles de l’armée israélienne ou aux fumées des gaz lacrymogènes. Les marchands abandonnent leurs étals. De jeunes Palestiniens prennent des armes, d’autres jettent des pierres. Les balles fusent de plus belle et l’assaut dure presque quatre heures. « En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille, continue Zaid. C’était un massacre. Même les ambulances ne pouvaient pas accéder aux blessés, certaines étaient bloquées. »

Le lendemain du raid, les habitants et habitantes de Naplouse se pressent dans la maison de vieille pierre prise pour cible, sorte de pèlerinage. Il ne reste plus grand-chose, à part quelques murs porteurs. Certains prennent des selfies et des enfants escaladent les gravats en s’appuyant sur des barres de fer. Un frigo entrouvert gît sur le sol. Quelques matelas ont été éventrés par les décombres.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide.

« Les soldats ont ciblé cette maison de manière extrêmement sauvage, en utilisant tout ce qu’ils avaient : des tirs dans tous les sens, des drones, des missiles incendiaires. Le toit s’est littéralement effondré sur les résistants, explique un autre habitant de la vieille ville, la trentaine, qui fait la visite et souhaite rester anonyme, par peur des représailles. Le bâtiment datait de l’époque romaine, presque deux mille ans. C’était une partie du patrimoine de la ville. Mais l’occupation cible en permanence ce type d’édifice. Tout ce qui fait partie de notre histoire, de notre culture, et qui prouve notre présence ici. »

À côté, une pancarte au nom du combattant le plus populaire de la ville, Ibrahim al-Nabulsi – tué par Israël au mois d’août –, et une porte de métal couverte d’impacts de balles. « Ici, au sol, il reste le sang d’un des martyrs, raconte un autre habitant. C’est celui de Walid Dakhil, le troisième combattant à avoir été tué. » Un Coran a été posé à proximité.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide. Les boutiques, les cafés et les restaurants ont tous baissé le rideau, suivant un mouvement de grève générale à Naplouse et dans le reste de la Cisjordanie. Les portraits des « martyrs » s’entassent sur les murs. Quelques barrages de fortune, installés pour empêcher l’arrivée de l’armée israélienne, sont encore présents. Chacun se dévisage avec méfiance et paranoïa : une nouvelle tête, c’est potentiellement un informateur israélien.

« Ces raids sont devenus banals pour nous, les jeunes Palestiniens, raconte Mohammed, un adolescent de 18 ans. Ici, comme à Jénine, Hébron, ou dans le camp de réfugiés de Shouafat, il n’y a plus aucun horizon : nous ne pouvons même plus aspirer à des choses simples comme fonder une famille ou avoir une maison. Tous nos rêves, l’occupation peut les briser en une fraction de seconde. »

La peur des balles « papillons »

Depuis le début de l’année, 63 Palestiniens ont été tués par Israël, soit plus d’un par jour. Dix Israéliens sont morts dans des attaques de Palestiniens, soit moins d’un par semaine. « Ce n’est pas en continuant d’agir comme ça qu’ils auront la paix, soupire un riverain. Plus d’oppression, c’est forcément plus de résistance. » Ici, la quasi-totalité de la population soutient les « Lions de Naplouse ».

Dans leurs discours, ils décrivent leur combat contre les forces israéliennes comme « une nécessité ». « Ils rejettent les méthodes de l’Autorité palestinienne, qui souhaite des négociations de paix et fait des concessions, dit Mamoune, bouquiniste du quartier. Pour le moment, on l’a vu, ça n’a mené à rien. Les Lions, ils veulent combattre et ils sont prêts à mourir pour la cause. C’est même leur but. » Après l’opération de mercredi, le groupe armé a annoncé sur sa chaîne Telegram que la « porte pour les rejoindre était ouverte ».

Dans un autre quartier de la ville, des passant·es se réunissent et quelques drapeaux flottent – certains aux couleurs de la Palestine, d’autres, jaunes, à celles du Fatah, le parti au pouvoir. Tous et toutes sont venu·es présenter leurs condoléances aux familles des victimes lors de l’azza – les trois jours qui suivent les funérailles. Des cafés sont servis, on se serre les mains, mais les visages sont graves.

Dans la bouche des Palestiniens et Palestiniennes, un mot revient en permanence : les dum-dum. Ces balles dites « papillons » qui explosent et se dilatent lorsqu’elles arrivent à l’intérieur du corps humain, expressément interdites par le droit international humanitaire. L’armée israélienne nie catégoriquement les utiliser et même les détenir. « Elles aggravent encore plus les hémorragies, détruisent les tissus en profondeur et diminuent nos chances de sauver des blessés », explique Basil Aklil, chef de service des urgences de Rafidia, à l’ouest de la ville.

Impossible de vérifier si elles ont été effectivement utilisées – aucune étude balistique n’a été faite pour le moment et les éclats dans les plaies ne permettent pas d’arriver à de telles conclusions. Mais, selon un rapport de Human Rights Watch sur la répression létale israélienne, il pourrait aussi s’agir de munitions standard tirées par des fusils de sniper, conçus pour une cible normalement située à 800 mètres, mais qui, utilisées à une faible distance – 100 mètres à peine –, expliqueraient l’aggravation des blessures.

L’histoire que tout le monde connaît

« C’était de la médecine de guerre », continue le docteur. Sur 45 patients et patientes admis·es dans cet hôpital de la ville, 9 seulement étaient dans un état stable. « Il y avait du sang partout, dans le couloir et dans les escaliers. La plupart des blessés étaient des jeunes, mais il y avait aussi des personnes âgées, des femmes, des enfants. Physiquement et psychologiquement, nous sommes tous épuisés. »

À l’étage supérieur, un chirurgien orthopédiste montre une photo sur son téléphone. Des blessures aux bras, certains sont déchiquetés. « Nous sommes des docteurs, c’est notre métier de soigner la population. Mais de voir les patients arrivés massivement blessés de cette manière, ça fait quelque chose. Surtout, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’un jour, ce sera quelqu’un de notre famille, un ami, une connaissance. Le moment où j’ai cru que j’allais craquer, c’est quand j’ai entendu ce qui était arrivé à Elias al-Ashkar », dit-il, posant la main sur son cœur.

Il évoque alors une histoire que tout le monde connaît désormais à Naplouse, celle de cet infirmier aux urgences de l’hôpital Al-Najah, l’autre établissement de la ville. Il a été appelé au bloc de dernière minute pour une réanimation : un homme âgé venait d’être blessé par balle et son cœur ne battait plus. L’infirmier lui fait un massage cardiaque. En vain. Le médecin à ses côtés finit par déclarer le décès et Elias al-Ashkar regarde, après coup, le visage du défunt. C’était son père.


 


 

Une feuille de route
pour l’annexion de la Cisjordanie

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich a été investi des affaires civiles de ce territoire occupé. Une nouvelle étape dans l’accaparement des terres palestiniennes.

Naplouse (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

La grande ville de Naplouse, au centre de la Cisjordanie, panse ses plaies. Mercredi 22 février, en plein milieu de la journée, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts – dont un adolescent de 16 ans et un homme de 72 ans – et plus de cent blessés, dont un journaliste de Palestine TV, Mohammed Al Khatib. Alors que les rues étaient pleines de monde, les véhicules israéliens ont encerclé un pâté de maisons et commencé à assiéger une habitation dans laquelle se trouvaient deux résistants palestiniens. Les soldats n’ont pas hésité à tirer des roquettes et à utiliser des drones. Un déploiement de forces qui vise officiellement à éradiquer toute forme de résistance. Le ministre israélien de la Défense, toute honte bue, a salué le « courage » des forces israéliennes à Naplouse. Ces opérations se multiplient, du nord au sud de la Cisjordanie. Le 26 janvier, neuf personnes étaient tuées dans le camp de réfugiés de Jénine (au nord). Jeudi, un jeune Palestinien de 22 ans mourait après avoir reçu une balle en pleine tête dans le camp d’Al Arroub, près d’Hébron. Depuis le début de l’année, 62 Palestiniens ont ainsi été abattus.

Mais, en réalité, les deux piliers fascistes de la coalition de Benyamin Netanyahou, ses ministres Itamar Ben Gvir, en charge de la sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, aux finances, cherchent, tout en les assassinant, à provoquer les Palestiniens, les désignant comme « terroristes ». Ben Gvir a ainsi intensifié les démolitions de maisons et les expulsions à Jérusalem, ce qui pourrait enflammer la ville en même temps que la Cisjordanie occupée. C’est le deuxième volet de la stratégie du gouvernement israélien. En s’affranchissant de tout contrôle juridique (lire page 2), il met en place de nouvelles structures visant à rendre concrète l’annexion des territoires palestiniens sans avoir à rendre de comptes.

Les Palestiniens sans recours

Si, jusqu’à présent, les territoires palestiniens se trouvaient sous la tutelle du ministre israélien de la Défense, les changements opérés ne laissent plus aucun doute. Les pouvoirs de Smotrich s’étendent désormais aux affaires civiles en Cisjordanie, car il devient « ministre au sein du ministère de la Défense ». Il a maintenant autorité sur la planification et la construction des colonies (qu’il entend étendre rapidement), gère le statut de ce qu’on appelle les avant-postes illégaux (c’est-à-dire des colonies érigées sans accord gouvernemental puis légalisées par la suite) et règle les questions d’attribution des terres.

Ce dernier point est essentiel. En cas de dépossession de leurs terres, les Palestiniens saisissaient, jusque-là, la Cour suprême pour faire respecter leurs droits. Ils avaient parfois gain de cause. Si cette Cour suprême perd ses prérogatives, ils n’auront plus aucun recours. Le fait que le ministre des Finances possède également les compétences de l’administration des territoires palestiniens occupés signe l’annexion de facto. Le Conseil de Yesha, représentant les colonies, ne s’y est pas trompé, y voyant « une nouvelle importante pour le mouvement d’implantation ». P. B.

publié le 24 février 2023

Gilbert Achcar : « C’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement »

Youness Machichi sur www.humanite.fr

Le chercheur anti-impérialiste, spécialiste des relations internationales, Gilbert Achcar explore l’hypothèse de la paix en Ukraine. La Chine et d’autres pays qui affichent leur « neutralité » par rapport à la guerre en cours pourraient jouer un rôle majeur à cet égard.


 

Vladimir Poutine vient d’annoncer la suspension des accords New Start relatifs au désarmement nucléaire. Au moment où la Finlande et la Suède s’apprêtent à rejoindre l’OTAN, le président Américain Joe Biden déclare lors de sa visite à Varsovie « l’OTAN ne sera pas divisée et nous ne lâcherons pas ». L’hypothèse d’une résolution pacifique du conflit s’éloigne-t-elle ? La Chine semble par ailleurs préparer un plan de paix. Pensez-vous qu’elle pourrait devenir un acteur décisif pour la fin du conflit ?

Gilbert Achcar : Il est clair qu’un an après, les perspectives de paix semblent plutôt lointaines. Il me semble assez évident que ce conflit ne saurait être résolu militairement, au sens où là Russie n’a clairement pas les moyens de prendre et de maintenir l’ensemble des territoires qu’elle a officiellement annexés. Et l’Ukraine, d’autre part, n’a pas les moyens d’infliger à la Russie une défaite telle qu’elle soit forcée de capituler. Dans ce sens, c’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement, à moins d’une crise politique en Russie qui changerait complètement la donne. Du fait que la confrontation oppose la Russie à l’OTAN – puisque sans être directement belligérante, l’organisation y est impliquée par son soutien à l’Ukraine – cela ne laisse qu’une troisième force à l’échelle mondiale susceptible de modifier le cours des choses, et c’est la Chine. Pékin n’a cessé d’invoquer les principes, inscrits dans la charte des Nations Unies, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États. La Chine est aujourd’hui un débouché vital pour l’économie russe, et notamment pour les exportations russes d’hydrocarbures. Elle a donc les moyens de peser de façon décisive sur la Russie. Il reste à savoir ce qu’elle va décider. Je ne participe pas de cette vision qui considère la Chine d’emblée comme étant complice de la Russie dans cette guerre. Ce n’est pas dans son intérêt sur le plan économique. Et l’alliance russo-chinoise établie depuis la fin de la guerre froide s’en est trouvée très affaiblie. La crédibilité de la force militaire russe a été fortement diminuée par l’échec fracassant de sa première phase en Ukraine et son enlisement ultérieur à l’est du pays. J’espère que la Chine formulera une position permettant de débloquer la situation et d’enclencher un processus de règlement politique. Si, par contre, Pékin ne fait qu’appeler à un cessez-le-feu et à des négociations sans réaffirmer les principes du droit international – et notamment l’inadmissibilité de l’acquisition de territoire par la force – on aura malheureusement raté une occasion majeure de changer le cour des choses.

Vous avez déclaré que l’invasion impérialiste de l’Irak en 2003, après la guerre du Kosovo en 1999, constituait un « moment fondateur de la nouvelle guerre froide ». Dans quelle mesure peut-on faire une analogie avec l’invasion russe près de 20 ans après ?

Gilbert Achcar : L’analogie s’impose. Poutine aurait pu utiliser la formule « regime change » (changement de régime) que les États-Unis ont utilisée au moment de l’invasion de l’Irak. C’est exactement ce qu’il ambitionnait de faire quand il a envahi l’Ukraine. Il pensait pouvoir facilement arriver à Kiev et déposer le gouvernement pour instaurer un régime sous sa coupe. C’est ce que les États-Unis ont fait en Irak, même si le résultat a été un fiasco total dans la mesure où c’est finalement l’Iran qui a tiré les marrons du feu. Si toutefois les États-Unis ont pu arriver sans difficulté à Bagdad, c’est non seulement, parce que l’armée irakienne avait déjà été détruite par les États-Unis en 1991, mais aussi parce que la majorité de la population irakienne était fortement hostile à Saddam Hussein. C’est une différence majeure. Quand Poutine est intervenu en Ukraine, il était persuadé que la plupart des Ukrainiens se sentaient russes et souhaitaient être de nouveau rattachés à la Russie. Il s’est heurté à une résistance à laquelle il ne s’attendait guère.

Lors du vote du 2 mars 2022 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la résolution condamnant l’agression russe contre l’Ukraine, cinq pays se sont opposés et une trentaine, en majorité africains et asiatiques, se sont abstenus. De nombreux pays mettent ainsi en place une forme de « neutralité calculée » vis-à-vis du conflit. Peut-on y voir un certain « retour des non-alignés » ?

Gilbert Achcar : Les populations des pays du Sud mondial ne trouvent pas leur intérêt dans la confrontation entre grandes puissances. Elles voient bien que la Russie viole le droit international en envahissant l’Ukraine. Mais, elles ne peuvent pas être solidaires des États-Unis, de la France ou de la Grande-Bretagne parce qu’elles savent pertinemment que ces États ont fait de même, sinon pire, avec leurs pays. Ils l’ont fait très longtemps et continuent de le faire. La série des guerres impériales menées par les États-Unis est longue. Ils viennent à peine de sortir d’Afghanistan. La France continue de croire qu’une partie de l’Afrique est son pré carré. La Grande-Bretagne se croit encore à la tête d’un empire planétaire. L’Empire russe, quant à lui, pratiquait un colonialisme de continuité territoriale sur ses « marches » et dans le nord asiatique. Il n’y a donc pas eu domination coloniale russe dans le Sud mondial comparable aux empires coloniaux occidentaux d’outremer. Les pays du Sud ne sauraient applaudir l’invasion de l’Ukraine, excepté quelques rares gouvernements étroitement liés à Moscou. Mais, en même temps, nombre d’entre eux ne veulent pas se joindre au concert des puissances occidentales, encore moins s’ils ont des liens étroits avec la Chine. D’où cette « neutralité ». Les votes neutres indiquent bien que l’affrontement mondial en cours est perçu par une bonne partie des pays du Sud comme un conflit entre pays du Nord.

 

 

 

L’urgence de trouver des solutions pacifiques en Ukraine

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Le 24 février 2022, l’horreur frappait de nouveau en Europe. Avec l’invasion de l’Ukraine par Poutine et le cénacle des oligarques russes, c’est un crime contre la paix et contre l’intégrité territoriale d’un État, au mépris du droit international, qui a été perpétré. Rien ne peut justifier cette guerre, pas même les erreurs et les provocations occidentales avec l’élargissement de l’Otan depuis vingt ans. Disons-le même tout net : le peuple ukrainien a le droit de résister face à l’invasion lancée par le maître du Kremlin. Ce dernier s’est inventé une légitimité à envahir son voisin pour restaurer un passé mythifié et se trouver un débouché économique dans la reconfiguration géopolitique en cours.

Cette guerre signifie avant tout le chaos, la mort et la destruction. 300 000 personnes ont déjà succombé sous les rafales des balles et les tirs des obus. Des millions d’Ukrainiens, femmes et enfants, ont été contraints à l’exil. Les dégâts matériels sont considérables. Les jeunesses des deux pays, véritable chair à canon, prisonnières de combats durs et féroces, n’ont rien à y gagner, elles ne peuvent qu’y perdre leurs vies et ajouter du malheur au désastre. Une génération d’Ukrainiens et de Russes risque de nourrir ressentiments et haines pendant des décennies. Tout semble indiquer que le conflit pourrait durer longtemps. L’accord pour livrer toujours plus d’armes à l’Ukraine le prouve. Demain des chars et après-­demain des avions ? Toujours plus destructrices, ces livraisons entraîneront davantage de chaos, de morts et de fracas.

Alors quelle autre solution ? Il n’est pas possible de « parier » sur une prolongation du conflit en Ukraine. Les va-t-en-guerre de plateaux nous accusent déjà de céder à l’envahisseur russe. Il n’en est rien. La lucidité et l’esprit de responsabilité nous imposent de trouver des solutions politiques. Tous les efforts diplomatiques doivent être déployés pour obtenir un cessez-le-feu d’abord, puis construire un plan de paix, respectant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, sous l’égide de l’ONU et des grandes puissances, y compris non occidentales. Les quelques espaces de négociation entre Russes et Ukrainiens ouverts en 2022, sur le blé et les échanges de prisonniers, montrent que rien n’est jamais fermé. Ce conflit doit être le prélude à bâtir une nouvelle architecture de sécurité collective en Europe, seule à même de construire durablement la paix. C’est à ce prix que les plaies ne resteront pas béantes pendant des générations.

Les relations internationales se tendent dangereusement, comme l’illustrent les 2 113 milliards de dollars dépensés en armes en 2021. Un mouvement mondial pour la paix doit également se lever pour l’Ukraine et les autres théâtres de guerre. Pas celui d’un pacifisme béat qui reviendrait à ne pas agir, mais celui d’une voix forte pour imposer la paix et le désarmement comme projet pour l’humanité. Partout où les combats sévissent dans le monde, ce sont les peuples qui en paient le prix fort, renforçant les intégrismes et les nationalismes toujours plus belliqueux. L’arme nucléaire étant une menace toujours aussi effrayante aux mains d’autocrates, il faut œuvrer à son élimination.

Les besoins sociaux immenses (dans la formation, la santé, etc.), le changement climatique et avec lui ses défis colossaux pour nos sociétés et le vivant dans la gestion des ressources nous imposent urgemment de changer de logiciel. Partout, nous devons coopérer et partager les savoirs, les pouvoirs et les richesses. Le pari de la paix et des communs reste le défi le plus juste pour notre avenir.


 


 

 

 

Bertrand Badie, politiste : « On ne peut pas penser une paix sur la base d’une victoire militaire »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Pour le spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie, la fin du conflit en Ukraine ne peut venir que d’une diplomatie « plus systémique que relationnelle ». Entretien


 

En quoi cette première année de guerre a modifié les relations internationales ?

Bertrand Badie : On découvre une forme de conflictualité tout à fait inédite. C’est probablement ce qui restera du point de vue des historiens. On voit se dessiner les contours d’une nouvelle diplomatie, avec notamment une importance renforcée de ce que l’on appelle le Sud global et les puissances émergentes. On a dit trop vite que l’on assistait à un retour de la guerre. Or, lorsqu’on observe le déroulement de ce conflit, on est loin d’être dans cette logique de reproduction. Personnellement, j’ai choisi de parler non pas de troisième guerre mondiale, mais de guerre mondialisée.

Pour la première fois dans un contexte totalement inédit, on voit une guerre au départ bilatérale irradier à grande vitesse l’ensemble de l’humanité, avec notamment la décision des Occidentaux de se ranger aux côtés de l’Ukraine mais sans participer au conflit, produisant un flou comme on n’en a jamais connu. C’est l’inverse de ce que l’on appelle les « proxy wars », où l’acteur local est dépendant des grandes puissances qui le manipulent. Ici, on a le sentiment que les puissances occidentales dépendent de choix stratégiques et politiques de l’acteur local, en l’occurrence l’Ukraine.

Autre caractéristique de cette guerre mondialisée : elle a touché de manière extrêmement rapide tous les secteurs de la vie humaine, l’irradiation géographique s’étant accompagnée d’une irradiation sectorielle. À cette guerre militaire s’est ajoutée une guerre énergétique, économique, commerciale, et peut-être demain monétaire. La forme de la conflictualité s’en est trouvée modifiée. Poutine s’est lancé dans une guerre à l’ancienne, une guerre de conquête, oubliant que, depuis 1945, très rares sont les conquêtes qui réussissent.

Les sanctions ont-elles eu un impact ?

Bertrand Badie : Je préfère parler d’exclusion. Les sanctions telles qu’on les connaît, appliquées à Cuba, à la Corée du Nord et à l’Iran, n’ont rien à voir avec ce qui s’est joué il y a un an avec l’exclusion de la Russie du système mondial non seulement de l’économie, mais aussi de la culture, des médias, du sport. Ce nouveau ressort, nous n’en connaissons pas le résultat. Nous sommes au milieu du gué. Incontestablement, l’économie russe est atteinte, mais, incontestablement aussi, il y a des trous dans la raquette, puisque certains pays ne participent pas aux sanctions. On voit par ailleurs l’effet boomerang de ces sanctions qui rétroagissent sur ceux qui les prennent.

Comment envisager une sortie de ce conflit ?

Bertrand Badie : D’abord, notons que beaucoup de personnes parlent de négociations sans se rendre compte que cela fait longtemps que les négociations n’arrêtent plus les guerres. À titre d’exemple, personne ne plaidera que les accords de Paris ont mis fin à la guerre du Vietnam. Désormais, les conflits prennent fin par jet de l’éponge de l’un des belligérants. Cela amène à une autre diplomatie pour penser à la sortie de cette guerre, une diplomatie plus systémique que relationnelle, qui s’appuie davantage sur les pressions que peut opérer le système que sur un jeu dyadique de négociations comme il y en avait au XIXe siècle.

Tant que l’on restera dans un mode  de face-à-face, soit la rRssie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. 

Les pays du Sud et les émergents ont un rôle à jouer dans la mesure où ils se sont placés dans une situation d’entre-deux et parce qu’ils disposent de ressources, soit de pression – comme la Chine en direction de la Russie –, soit d’incitation, comme l’Inde. Le ministre des Affaires étrangères de ce dernier pays a d’ailleurs développé ce concept très intéressant de « multi-alignement », conçu comme un dépassement du non-alignement qui venait de la conférence de Bandung. Le projet n’est pas de ne pas choisir, mais c’est presque le contraire, en tentant d’établir des relations avec tout le monde afin de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. Le rôle le plus important est sans doute celui du Brésil, avec cette opportunité que procure le retour de Lula aux affaires, puisqu’il occupe une position d’équilibre forte et entachée d’aucun contentieux avec quiconque.

Le concept de "multi-alignement" développé par l’inde permet de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. 

Tant que l’on restera dans un mode de face-à-face, soit la Russie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. Il y aura peut-être une lueur lorsque l’on jouera de cette pression systémique, et ce, à deux conditions : le respect du droit international et la négociation d’un régime de sécurité collective.

Mais la paix est-elle possible sans un vainqueur militaire ?

Bertrand Badie : Il faut en tout cas construire nos hypothèses concernant la paix sur l’idée qu’il n’y a plus de victoire militaire. Dans les conflits afghan, syrien, irakien, etc., on n’a pas connu d’équivalent de la victoire de la Marne ou de Midway ou de Wagram. Tout ça, c’est de l’histoire ancienne. J’y vois deux raisons : la puissance militaire n’a plus la même efficacité qu’autrefois. On voit bien dans les conflits dits asymétriques que le plus fort ne s’en tire jamais bien. Les peuples ont socialisé la guerre. Autrefois, la guerre était le champ de bataille séparé des peuples et des sociétés. Il y a une appropriation sociale de la guerre qui ne permet plus au plus puissant la possibilité d’imposer sa volonté au défait.

Il faut donc penser la paix bâtie sur autre chose. Et c’est compliqué, car nous n’avons pas la recette. Raison de plus pour ne plus faire confiance à la relation dyadique, mais aux relations systémiques.

Le multilatéralisme n’est donc pas mort ?

Bertrand Badie : C’est même la seule solution. On perçoit bien, autant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique, que si l’on reste dans le bilatéral, on est dans l’impasse la plus complète. C’est dans la solidarité globale que ce conflit pourra trouver son issue. Malgré cette obligation, nous devons faire face à deux déconvenues. La première est liée au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU. Il faut donc penser le multilatéralisme en dehors de cette instance, qui était pourtant conçue pour cela. La seconde renvoie à la défaillance incroyable du secrétaire général de l’ONU, totalement absent et muet. Il faut donc ressusciter le multilatéralisme par le bas, par la pression systémique.

   publié le 22 février 2023

Séismes en Turquie. Enquête
sur le business meurtrier des promoteurs, soutenus par le pouvoir

Cerise Sudry-Le Dû sur www.humanite.fr

  • Deux nouveaux séismes de magnitude 6,4 et 5,8 ont été enregistrés ce 20 février au soir dans la province turque du Hatay (Sud), la plus éprouvée par le tremblement de terre du 6 février.

  • Dans cette région, des dizaines de milliers de bâtiments se sont effondrées, piégeant leurs habitants.

  • Pourtant depuis 2018, trois millions de constructions «  illégales » ne répondant pas aux normes ont été « amnistiées » contre une simple amende.

  • Une véritable « corruption légale », qui démontre la responsabilité du pouvoir dans cette tragédie qui a fait plus de 45 000 morts. Enquête.

Antakya (Turquie), correspondance particulière.

Gülsüm s’est emmitouflée dans un anorak à fourrure. Elle a aussi mis une couverture sur ses genoux et se réchauffe auprès du feu. Il fait pourtant presque chaud à Antakya (Antioche) ce matin. Ici, dès que le soleil pointe, le froid glacial de la nuit disparaît. Mais c’est comme si ses rayons ne pouvaient plus la réchauffer.

Voilà dix jours qu’elle ne bouge pas, installée sur une chaise devant la résidence Rönesans, là où vivaient sa mère, son frère, la femme de celui-ci et leurs deux enfants. « Le corps de mon frère a été retrouvé au bout de vingt-huit heures. Ses enfants aussi. Seule leur mère a survécu, elle a la jambe cassée, indique-t-elle. Moi j’attends notre mère, elle est encore sous les décombres. »

Elle dort dans sa voiture à quelques mètres de là, n’a pas pris de douche depuis dix jours. « À minuit, je vais me reposer dans ma voiture, mais je n’arrive pas à dormir », raconte doucement cette scientifique de 43 ans, qui a fait le chemin dès qu’elle a pu de Kütahya, à 900 kilomètres de là.

La résidence Rönesans, le symbole de la corruption

Dix jours après les séismes qui ont ravagé le sud-est de la Turquie, la résidence Rönesans, avec ses 12 étages et ses 249 appartements, est devenue le symbole de la corruption, de ces constructions vendues comme « solides » et qui se sont effondrées comme des châteaux de cartes. Des immeubles bâtis à la va-vite, sans respecter les règles antisismiques, vendus par des promoteurs immobiliers plus intéressés par leur marge que par la qualité des constructions. Des milliers de bâtiments, plus de 80 000 dans la région, ne seraient pas aux normes, alors qu’elle compte environ 15 millions d’habitants.

La résidence Rönesans a été construite il y a une dizaine d’années. Considérée comme l’une des plus luxueuses d’Antakya, elle était vendue comme un « coin de paradis » avec sa piscine, ses parkings privés, et ses normes antisismiques. « Mon frère a acheté un appartement pour 900 000 livres turques (environ 50 000 euros à l’époque – NDLR). Ils habitaient dans l’immeuble juste à côté mais ont préféré déménager car c’était plus sécurisant, raconte Gülsüm. Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Ça veut dire que des gens cherchaient à fuir et se trouvaient dans l’entrée ou les escaliers quand il leur est tombé dessus. »

Le deuxième tremblement de terre, de magnitude 7,5, quelques heures plus tard, a enterré un peu plus les survivants sous des montagnes de gravats. Des centaines de personnes sont mortes sous les décombres. Le chiffre exact n’est même pas encore connu.

Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Gülsüm

Après le séisme de 1999, qui a fait 17 000 morts à Izmit, près d’Istanbul, des règles strictes de construction avaient pourtant été établies pour empêcher un nouveau drame. Recep Tayyip Erdogan, à l’époque maire d’Istanbul, avait même été le fer de lance de la contestation, sur un air de « plus jamais ça ».

Des centaines de promoteurs amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux

Mais, depuis, des milliers de bâtiments ont été construits sans être aux normes. « Oui, le tremblement de terre a été très violent, mais le nombre de constructions illégales en a amplifié gravement les effets », dénonce Pelin Pinar Giritlioglu, la présidente de la chambre des urbanistes turcs . « D’un côté, il y avait certes beaucoup de vieux bâtis qui se sont effondrés, mais aussi beaucoup de nouveaux immeubles qui n’ont pas respecté les normes en vigueur. »

En 2018, des centaines de promoteurs ont, par exemple, été amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux. Au lieu de détruire leur construction, il leur a suffi de payer une amende. Un moyen facile de remplir les caisses de l’État. Une amnistie similaire était d’ailleurs en préparation pour l’élection présidentielle de mai prochain. « 1,3 million de constructions illégales ont été amnistiées, indique Pelin Pinar Giritlioglu. Il peut s’agir d’étages supplémentaires alors que le permis de construire stipulait un nombre d’étages inférieur, des terrains pas habilités… De nombreuses chambres de métiers ont pourtant dénoncé cette amnistie. »

Le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (Parti républicain du peuple, CHP), a même dénoncé le fait que la zone des séismes a été transformée en « charnier » avec toutes ces constructions illégales. « Ici, c’est une zone de crime », renchérit Hakan Gunes, qui gère un des premiers camps de fortune qui s’est installé à Antakya, après le séisme.

Là, avec des centaines de bénévoles, il coordonne les distributions de repas chauds, de médicaments, les premiers soins ou l’installation de points électricité pour que les rescapés puissent recharger leur téléphone. « Nous allons aussi installer un bureau avec des avocats, car il faut porter plainte contre les compagnies qui ont construit ces maisons, contre les officiels qui ont délivré les permis de construire. Ils veulent se cacher, enterrer les rapports, mais nous devons être vigilants », clame-t-il.

« Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions »

Partout, dans le sud de la Turquie, les messages se multiplient pour dénoncer ceux qui ont autoriser de telles constructions, dans une zone aussi connue pour être sismique. À Malatya, à 200 kilomètres de là, la vidéo d’un bâtiment, lui aussi vendu comme antisismique et qui s’est effondré d’un coup, a énormément tourné.

Sur d’autres images, des experts, sous couvert d’anonymat, montrent des fondations très peu profondes d’immeubles de plusieurs étages, d’autres dénoncent le « sable » qui aurait été utilisé pour couler du béton ou la suppression de poutres porteuses pour rendre la construction plus aisée.

Car, si certains clament que le séisme était d’une telle violence que les effondrements ne pouvaient pas être prévisibles, beaucoup répondent que le drame aurait pu être évité. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions » , ne cessent de répéter les chambres de différents corps de métier, architectes, urbanistes ou ingénieurs.

Et la taxe « séisme », prélevée depuis 1999 en Turquie, a quant à elle été utilisée pour construire… des routes, des logements, des aéroports, de l’aveu même de l’ex-ministre des Finances Mehmet Simsek.

À Istanbul, la plus grande ville du pays, elle aussi placée sur une faille sismique, les aires sécurisées, prévues pour que la population puisse se retrouver en cas de tremblement de terre – généralement des jardins publics ou des terrains vagues –, ont très souvent été transformées en centres commerciaux.

« Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions, des constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! martèle Pelin Pinar Giritlioglu. Les coupables ne sont pas que les promoteurs, mais aussi les responsables politiques, ceux qui ont fait les contrôles… »

Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! Pelin Pinar Giritlioglu,  la présidente de la chambre des urbanistes turcs

Sur les réseaux sociaux, beaucoup ne se cachent plus pour critiquer vertement cette gestion. Plusieurs arrestations ont d’ailleurs déjà eu lieu et le gouvernement s’est indigné contre ceux qui tentent de répandre des fausses informations.

Pour se donner bonne conscience et devant l’ampleur de la contestation, il a d’ailleurs indiqué qu’une centaine de promoteurs étaient recherchés dans le pays. Le promoteur du Rönesans, Mehmet Yasar Coskun, a d’ailleurs été arrêté à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il tentait de fuir le pays. La vidéo de son arrestation a fait le tour des réseaux sociaux. En tout, des centaines de promoteurs seraient toujours recherchés, a annoncé le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag.

Devant la résidence Rönesans, Gülsüm n’a plus vraiment d’espoir de retrouver sa mère vivante. Elle voudrait juste que son corps ne soit pas emporté par les pelleteuses qui déblaient les gravats et enterré à la va-vite. Parfois, les secouristes sortent un cadavre, dressent un petit drap blanc et demandent à la ronde aux badauds quel genre de personnes ils recherchent. « Une femme ? Un homme ? Quel âge ? »

Les cadavres sont ensuite installés dans des bâches en plastique noires et posés à même le sol, en attendant que les camionnettes-corbillards qui sillonnent la ville passent par là et les ramassent. À Antakya, il y a tellement de cadavres que leurs chauffeurs conduisent au hasard dans les rues et s’arrêtent pour les prendre. « Je n’ai plus de larmes, avoue Gülsüm doucement. Je n’arrive même plus à être en colère. À quoi bon ? Ça ne me les ramènera pas. »

 


 

Moins de 30 secondes

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Douze étages, 249 appartements flambant neufs et garantis normes antisismiques… Et, pourtant, la résidence Rönesans s’est effondrée moins de trente secondes après le début du séisme du 6 février, engloutissant des centaines d’habitants. À quelques dizaines de mètres de l’amas de gravats, d’autres bâtiments sont abîmés, mais toujours debout. Terrible acte d’accusation contre le promoteur véreux et avide qui a bâti cette immense tombe.

Et pourquoi s’en serait-il privé ? Rien que dans la région d’Antakya (Antioche), ce sont des dizaines de milliers d’édifices qui ont été érigés sans tenir compte des normes. Des millions dans le pays. Depuis les années 2000 et l’arrivée au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, le secteur immobilier fait partie des enfants gâtés du régime. La frénésie immobilière a dopé l’économie turque et, selon un rapport de 2020, le nombre d’entreprises opérant dans ce secteur avait augmenté de 43 % en dix ans. Argent facile et sans risque, sauf pour les habitants. Les promoteurs misent sur « l’amnistie ». Un dispositif de 2018 qui leur permet de ne payer qu’une simple amende pour des bâtiments qui n’auraient jamais dû voir le jour, car enfreignant les règles de sécurité. Des pots-de-vin légaux, en quelque sorte. Plus de 3 millions de logements ont ainsi été régularisés, rapportant quelque 4 milliards d’euros à l’État. Sans le tremblement de terre, rien n’aurait empêché le promoteur de Rönesans de bénéficier, lui aussi, de ce type de dispositif puisque, ironie macabre, le Parlement turc était justement saisi d’une nouvelle loi d’amnistie.

Si rien ne change, on sait d’ores et déjà que le prochain séisme dans ce pays à haut risque sera tout aussi meurtrier. Si un tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 touchait Istanbul, 50 000 à 200 000 bâtiments pourraient s’effondrer et entraîner la mort de centaines de milliers d’habitants, selon les experts. Contre cette corruption légale, le peuple turc a l’occasion de tourner la page Erdogan dès l’élection présidentielle, en mai prochain.

publié le 22 février 2023

Chercher
le chemin de la paix

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Un an déjà ! Un an d’une injustifiable guerre déclenchée par le pouvoir poutinien au cœur de L’Europe. Un an de tragédie contre le peuple ukrainien. Plus de 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, l’exode forcé de dizaines de milliers d’Ukrainiens, d’enfants déplacés, de familles séparées. Chaque jour l’armée russe bombarde, tue, viole, détruit des équipements civils pour priver les citoyens ukrainiens de leurs écoles, des jardins d’enfants, de l’accès à l’eau ou à l’énergie. Deux peuples cousins, aux familles mêlées, se haïssent désormais pour longtemps. Il y a besoin d’une mobilisation internationale exceptionnelle pour arrêter les chars de Poutine et l’engrenage guerrier en cours. Il y a besoin de hisser le rapport de force, non pas pour poursuivre la guerre, mais pour ouvrir les chemins de la paix. Or, il semblerait que depuis quelques jours on assiste à de nouvelles poussées guerrières. Le président Ukrainien, à lui-même révélé que ses alliés ne considéraient plus l’envoi de missiles de moyenne portée comme « tabou ».

Miné par les inégalités, par de multiples conflits et guerres, par les modifications climatiques, les insécurités sociales, alimentaires, sanitaires, le monde a pourtant besoin de paix et de coopération. À cette heure, ni Poutine, ni les forces de l’Otan n’empruntent ce chemin. Au contraire. De part et d’autre on s’apprête à livrer une bataille de positions de chars telle que l’Europe n’en a pas connu depuis 1945.

Cela signifie que dans les semaines à venir les vastes champs détrempés ukrainiens vont être le théâtre de combats de chars et d’une guerre de tranchées qui opposera les armes russes aux armes occidentales. C’est ce genre de conflit que nous souhaitions ne plus connaître sur le sol européen.

La Russie mobilise trois cent mille jeunes recrues pour les jeter dans la mêlée guerrière. L’Ukraine reçoit des pays occidentaux notamment des États-Unis d’Amérique, de plus en plus d’engins de guerre toujours plus sophistiqués. Une course à la production d’armements, inégalée depuis très longtemps, est enclenchée.

Après la livraison de chars, on s’apprête à franchir un nouveau cap. L’un des dirigeants d’une entreprise d’armements américaine – Lookeed- a déclaré au journal The Guardian, « qu’on parlait beaucoup du transfert par une tierce partie » d’avions F16, tandis que la presse polonaise a révélé que le pays a déjà livré en secret plusieurs MIG 29 à l’Ukraine.

En Russie comme aux États-Unis, les usines d’armements tournent à plein. Et, le secrétaire général de L’Otan vient de commander aux membres de l’alliance atlantique de décréter «  l’économie de guerre ».

L’utilisation de ces mots indique que nous passons un cran supplémentaire dans l’escalade militaire et guerrière. Celui-ci exige de faire fonctionner à plein toutes les usines d’armements, voire de réquisitionner d’autres entreprises pour les transformer en unités de production militaire. Ajoutons que l’utilisation de ce concept est souvent le prétexte à une soumission encore plus grande des peuples.

Elle servira demain à justifier les réductions de dépenses publiques pour les biens communs indispensables au profit des budgets de surarmement. Elle peut justifier aussi la limitation de droits démocratiques jusqu’à rendre illégaux des mouvements sociaux ou des grèves.

Aucun mot n’a été prononcé lors de la récente conférence de Munich en faveur de la recherche d’un cessez-le-feu ouvrant les voies d’une paix durable sur le continent européen. Il semble même que, lors de la prochaine conférence de Ramstein au mois d’avril, l’envoi d’avions de combat à l’Ukraine sera mis officiellement à l’ordre du jour.

Cette escalade devient dangereuse et rend le monde encore plus insécure. Un monde qui sous le double effet de la guerre et de la recomposition du capitalisme s’est beaucoup modifié en un an.

Par effet domino, M. Poutine a contribué à ressusciter l’Otan et a permis le retour des États-Unis en Europe. Il a ouvert la voie au réarmement de l’Allemagne et au renforcement de l’armée polonaise. Le maître du Kremlin n’a donc atteint aucun des objectifs qu’il avait proclamé en déclenchant cette sale guerre. Il a considérablement desservi les mouvements pour la paix. Certes la guerre n’est pas mondiale, mais elle est mondialisée, au sens où elle touche toutes les citoyennes et tous les citoyens du monde.

La combinaison des tensions géopolitiques sur fond de recomposition du capitalisme mondialisé est en train de provoquer une tragédie sociale : Selon un rapport des Nations Unies ; 1,2 milliard de personnes vivant dans 94 pays se trouvant « en pleine tempête » sont exposées aux trois insécurités alimentaire, énergétique et financière issues des crises et conflits actuels.

L’insécurité sociale avec les hausses de prix fait mal aux travailleurs et aux populations en Europe et ailleurs. Les insécurités alimentaires, sanitaires, climatiques, environnementales ne trouveront pas de solutions sous le bruit sourd des chenilles des chars, le bourdonnement d’avions de combat ou le sifflement des obus et des missiles.

Les responsables des pays qui n’ont pas soutenu l’invasion russe, tout en refusant de s’aligner sur l’Otan et le dollar, combattent cet ordre du monde et explorent d’autres voies que celles proposées par les pays occidentaux qui visent à mettre sur pied une « Otan économique » pour la mise à l’écart de la Russie et de la Chine, afin de constituer une nouvelle «  géopolitique des chaînes d’approvisionnements ».

Un comble de la contradiction du monde capitaliste quand on pense que ce projet est contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce !

L’ensemble de ces pays « non alignés » représentent les deux tiers de l’humanité. Ils peuvent jouer un rôle décisif auprès de M. Poutine sans s’aligner sur l’Otan.

De ce point de vue, l’initiative du président Lula est extrêmement importante et doit être soutenue avec force. Il s’agit de créer un groupe de contact pour la paix réunissant plusieurs pays, dont la France, sous l’égide de l’ONU.

Le président de La République doit sortir du covoiturage avec M. Biden et l’Otan et saisir cette proposition de Lula afin d’engager la France dans un patient travail diplomatique pour la paix. Cette initiative peut être l’ébauche de la réunion d’une conférence internationale visant la construction d’une architecture de paix, de désarmement et de sécurité commune en Europe.

Compte tenu de la transformation du conflit en une guerre Russie contre Otan, les grands pays tiers comme la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud deviennent les plus utiles et les plus efficaces pour réussir un tel projet. Et ils peuvent être les garants de la sécurité de l’Ukraine comme de celle de la Russie et donc de tout le continent européen.

La diversité des initiatives pour la paix dans les villes européennes ces 24 et 25 février peut contribuer à mettre la paix et la sécurité humaine à l’ordre du jour du calendrier du monde. C’est urgent ! C’est vital ! Toutes les informations qui parviennent des chancelleries européennes, de la maison blanche comme du kremlin ne portent pas à l’optimisme. Raison de plus pour se faire entendre !


 


 

Guerre en Ukraine.
La Chine peut-elle jouer
la négociatrice ?

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Ukraine La France, le Brésil et d’autres poussent Pékin à s’engager davantage et à convaincre la Russie d’entamer des pourparlers.

Il y a quelques années, Donald Trump s’émouvait de l’influence de la Chine aux Nations unies en dépit des faits. Les États-Unis doivent aujourd’hui observer avec effroi le fait que la France presse Pékin de s’investir pour la paix en Ukraine. À l’issue de la rencontre à Paris, le 15 février, entre le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et Emmanuel Macron, les deux pays ont exprimé « le même objectif de contribuer à la paix » « dans le respect du droit international ». À cet égard, la France demande à la Chine de convaincre la Russie de s’asseoir à la « table des négociations », comme elle l’avait fait lors du G20 de Bali, en novembre.

À cette époque, d’aucuns avaient noté le retour de la Chine sur la scène internationale après une longue période de repli liée au Covid. Le président Xi Jinping était alors intervenu pour promouvoir l’interdiction de « tout recours à l’arme nucléaire ». Soit une critique à peine voilée des menaces de guerre atomique proférées par le Kremlin. Sa stratégie fut la même en Ouzbékistan lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, en septembre. Secondé par l’Inde et les pays d’Asie centrale issus de l’ex-Union soviétique, Xi Jinping avait exhorté Moscou à travailler à la « stabilité ».

La gouvernance mondiale en question

L’appel à un engagement plus poussé de la Chine est également venu du président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, et de Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne. Sur quelles traductions concrètes peuvent déboucher ces interpellations ? La position traditionnelle d’équilibre, de respect de la souveraineté et de l’intégrité des territoires de Pékin implique à la fois de soutenir l’allié russe face aux risques liés à une intégration de l’Ukraine dans l’Otan et d’appuyer Kiev contre une agression extérieure. La Chine, qui ne livre pas d’armes à Moscou, a clairement profité de la guerre pour placer Moscou en état de vassalisation. Dans sa rivalité stratégique avec Washington, elle s’appuie en outre sur l’allié russe pour formuler une proposition alternative de gouvernance mondiale.

Wang Yi, qui sera à Moscou le 24 février, jour du déclenchement de la guerre il y a un an, dispose en théorie des leviers pour se poser en médiateur. La Chine n’a aucun intérêt à se couper de l’Europe et à voir son économie découplée de celles du continent. Si elle parvenait à convaincre la Russie de s’asseoir à la table des négociations, sa stature internationale s’en verrait renforcée. Toutes initiatives que les États-Unis voient d’un mauvais œil dans le cadre de la compétition stratégique engagée avec Pékin pour le leadership mondial, d’autant qu’ils profitent, pour l’heure, du conflit pour reconfigurer le capitalisme.

  publié le 21 février 2023

Amira Bouraoui :
« Le pouvoir algérien

ne veut plus d’opposants,
de médias indépendants 
»

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Son départ clandestin pour rejoindre la France, via la Tunisie, a déclenché une crise diplomatique. L’opposante algérienne Amira Bouraoui revient sur les raisons et sur les conditions de sa fuite, pour échapper à la répression qui s’abat, impitoyablement, sur les voix discordantes. Entretien coréalisé par Rosa Moussaoui (L’Humanité) et Rachida El Azzouzi (Mediapart).

Quatre ans après le début du hirak, le soulèvement populaire pacifique qui avait poussé des millions de personnes dans la rue et chassé du pouvoir le fantomatique Abdelaziz Bouteflika après vingt ans de règne, la dérive autoritaire et répressive du pouvoir algérien étrangle les aspirations démocratiques du peuple et d’une jeunesse qui ne rêve plus que d’ailleurs.

Pas une semaine ne passe sans l’annonce de nouvelles arrestations, de nouveaux emprisonnements. « L’Algérie nouvelle » exaltée par le président Abdelmadjid Tebboune broie, pousse en prison ou à l’exil des milliers d’opposants, tout particulièrement les plus actifs du hirak.   

Amira Bouraoui par exemple, 46 ans, activiste franco-algérienne connue depuis 2014 pour s’être opposée, avec le mouvement Barakat, au quatrième mandat de Bouteflika. Elle tire de longues bouffées sur sa cigarette, le regard inquiet, sur ses gardes, « comme une bête traquée », dans un troquet de la banlieue parisienne. Elle est « épuisée », veut « que le cauchemar s’arrête ».

La mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants

Sa fuite d’Algérie a fait grand bruit ; elle est à l’origine d’une crise diplomatique entre Paris et Alger, au plus mauvais des moments, à l’heure où le président français Emmanuel Macron et son homologue algérien s’apprêtaient à célébrer une « nouvelle ère de la relation bilatérale », qui devait se traduire entre autres par une visite d’État d’Abdelmadjid Tebboune en France au courant du mois de mai. 

Alger, qui a aussitôt rappelé son ambassadeur en France pour consultations, accuse Paris d’avoir exfiltré clandestinement et illégalement Amira Bouraoui le 6 février de Tunisie où elle s’était réfugiée pour échapper à l’emprisonnement en Algérie. L’APS, l’agence officielle, a carrément pointé du doigt dans une dépêche « les barbouzes français » de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ».

Les proportions prises par « l’affaire Bouraoui » seraient risibles si elles ne braquaient pas la lumière sur le terrible sort fait aux voix libres et aux médias indépendants en Algérie. Une tendance sensible dans tout le Maghreb, de Casablanca à Tunis, comme en témoigne ce qui arrive à Radio Mosaïque, la radio la plus écoutée de Tunisie, dont le directeur vient d’être incarcéré. Partout en Afrique du nord, l’État de droit s’étiole, les libertés reculent. 

La fuite d’Amira Bouraoui intervient après la mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants, Radio M, et l’incarcération de son directeur, Ihsane El Kadi, en décembre dernier, après la dissolution de la Ligue algérienne des droits de l’homme dans le sillage de celle du Rassemblement Actions Jeunesse, de SOS Bab-El-Oued.

Amira Bouraoui a accepté de répondre aux questions de l’Humanité et Mediapart.

Vous attendiez-vous à la crise diplomatique provoquée par votre fuite d’Algérie vers la France, via la Tunisie ?   

Amira Bouraoui : Absolument pas. C’est vrai que c’est une manière assez spéciale de se sauver, mais je ne m’attendais pas du tout à cela. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré venir en France comme j’y suis toujours venue. Si j’avais su que cela prendrait de telles proportions, j’aurais privilégié une autre voie : prendre la mer sur une embarcation de fortune, comme des centaines d’Algériens, d’Africains qui partent ainsi chaque jour vers l’Europe. Mais la voie terrestre était plus sûre que de partir en mer, en plein mois de février… 

Vous avez pris part à tous les mouvements démocratiques en Algérie ces dernières années. Vous aviez cofondé en 2014 le mouvement Barakat opposé à un quatrième mandat du président Bouteflika – « L’Algérie n’est ni une monarchie ni une dictature, disiez-vous alors - » Et vous avez participé en 2019 au hirak. Ces mobilisations n’ont pas abouti aux changements espérés. Quelles leçons en tirez-vous ?  

Amira Bouraoui : Je milite depuis plus de dix ans pour avoir plus de liberté en Algérie, pour une démocratie telle que l’ont rêvée de nombreux militants idéalistes, dont j’ai été. En 2011, on est sorti pour demander l’abolition de l’état d’urgence qui nous privait du droit de manifester dans la rue. En 2014, avec Barakat, nous nous opposions à un quatrième mandat de Bouteflika ; en tant que médecin, je voyais bien qu’il n’était plus capable de diriger le pays. Et en 2019, tout un peuple est sorti pour le changement.

J’ai un temps espéré que la présidence d’Abdelmadjid Tebboune puisse faire office de transition, même si j’étais contre la manière dont il avait été élu. Par la suite, il y a eu comme un élan de vengeance contre les militants qui s’étaient mobilisés : comme si avoir poussé Abdelaziz Bouteflika vers la sortie avait relevé du crime de lèse majesté. C’est c