publié le 21 septembre 2023
Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr
Un contrôle de l’inspection du travail a mis au jour l’exploitation et les conditions d’hébergement épouvantables de vendangeurs sans papiers dans la Marne. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour traite d’êtres humains.
Ils ont été mis à l’abri dans le réfectoire d’un hôtel de Châlons-en-Champagne et sur un site de la Fondation de l’Armée du Salut, loin des contremaîtres qui les faisaient travailler sous la menace, loin des hébergements collectifs dans lesquels ils étaient logés dans des conditions sordides.
Mais plusieurs jours après avoir été soustraits à cet enfer, ces saisonniers étrangers enrôlés pour les vendanges dans le vignoble champenois sont encore sous le choc. Ils sont une soixantaine de travailleurs migrants, originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Mauritanie, Guinée, Gambie), sans papiers pour la majorité d’entre eux.
Recrutés par Anavim, un prestataire spécialisé dans les travaux viticoles, domicilié rue de la Paix, à Paris, ils étaient censés être logés et nourris correctement, et percevoir une rémunération de 80 euros par jour. Rendez-vous pris porte de la Chapelle, dans la capitale, ils sont montés à bord d’un bus, direction la Marne.
Des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé
Arrivés dans la nuit à Nesle-le-Repons, ils ont découvert, en guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar, sans plafond, avec des murs de parpaings nus, un sol de terre et de pierraille. Lors d’un contrôle de routine, dans le cadre de leurs prérogatives de lutte contre le travail illégal, des agents de la Mutualité sociale agricole et des gendarmes de la Marne ont mis au jour ces conditions d’habitat indignes.
Ils ont aussi découvert des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé pour certains d’entre eux. Le 14 septembre, un nouveau contrôle, conduit par l’inspection du travail celui-là, a permis de dresser un constat accablant, qui a conduit à la fermeture des lieux par arrêté préfectoral.
En guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar
La décision, placardée aux portes de cet hébergement collectif, fait état de « la présence de nombreuses literies de fortune », relève « l’état de vétusté, de délabrement, d’insalubrité, d’absence de nettoyage et de désinfection » des locaux, constate « l’état répugnant des toilettes, sanitaires et lieux communs », avec « l’accumulation de matières fécales dans les sanitaires ». Autre source de danger pour les occupants, qui dormaient sous de la laine de verre à nu : des installations électriques non conformes.
Cadences folles et chaleur accablante
Avec ces « désordres sanitaires », dans cet « état d’insalubrité et d’indignité des logements et de leurs installations », plusieurs travailleurs sont tombés malades, souffrant notamment de troubles respiratoires et de diarrhées. Il faut dire qu’ils étaient d’autant plus fragiles que les inspecteurs du travail ayant procédé au contrôle les ont retrouvés dans un préoccupant état de sous-nutrition et de malnutrition.
« On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, on était traités comme des esclaves. » Kalulou, un travailleur originaire du Mali
« On nous avait promis qu’on serait nourris, mais ils nous ont juste apporté un sac de riz, avec un peu de raisin pour tout le monde », témoigne l’un d’entre eux, Amadou, un Sénégalais joint par l’Humanité. « C’était très difficile, les conditions de boulot, les horaires. On partait le matin très tôt le ventre vide. À 13 heures, ils nous apportaient des sandwichs avariés. Je ne pouvais pas avaler ça », nous confie aussi Kalulou, un Malien disposant d’une carte de séjour, pris dans cette galère car il avait besoin d’un travail d’appoint pour payer une facture d’électricité trop salée.
S’ils se plaignaient de la faim, les contremaîtres affectés à leur surveillance, dont l’un était armé d’une bombe lacrymogène, déchaînaient sur eux leur colère, les enjoignant à aller « travailler ailleurs » s’ils n’étaient pas « contents ». Poussés par la faim, ces forçats ont fini par aller glaner quelques épis de maïs dans les champs voisins des parcelles de vigne où ils étaient affectés. « On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, comme des chiens, on dormait comme des moutons, on se lavait à l’eau froide, on était traités comme des esclaves. Les toilettes étaient bouchées, ça sentait très mauvais. On a vraiment souffert », résume Mahamadou, originaire du Mali.
Alors que la déclaration préalable à l’embauche que certains se sont vu remettre prévoyait 35 heures de travail hebdomadaires sur deux semaines, avec une rémunération de 80 euros par jour et une embauche à 8 heures chaque matin, ces vendangeurs trimaient plutôt dix heures par jour ou davantage.
Avec des cadences folles, une charge de travail très lourde, sous les chaleurs accablantes qui ont causé la mort par arrêt cardiaque de cinq vendangeurs dans le vignoble champenois cette année. Réveillés aux aurores, vers 6 heures, ces travailleurs africains étaient entassés, jusqu’à plusieurs dizaines d’entre eux par véhicule, dans des fourgonnettes aveugles, aux vitres barrées de contreplaqué, qui les transportaient vers les lieux de récolte.
Des encadrants aux pratiques d’hommes de main
La patronne d’Anavim, le prestataire mis en cause, une quadragénaire née au Kirghizistan, est propriétaire des locaux dont la préfecture a décrété la fermeture. Pour esquiver le contrôle d’un second hébergement collectif dans les dépendances de son propre domicile, à Troissy, elle a fait évacuer les lieux. Des hommes d’origine ou de nationalité géorgienne épaulaient cette femme pour superviser ces travailleurs migrants, faire pression sur eux.
« On n’était pas fainéants, mais, eux, ils n’étaient pas faciles, soupire Kalulou. Ils nous mettaient violemment au travail. » Ces encadrants aux pratiques d’hommes de main les ont suivis jusque dans l’hôtel où ils ont trouvé refuge, les exhortant, sur un ton agressif, à reprendre leur besogne et à les suivre vers d’hypothétiques logements, leur promettant de leur verser les salaires dus. Sans effet.
« À ce jour, ces travailleurs saisonniers n’ont pas reçu la rémunération promise. Nous allons les accompagner pour saisir les prud’hommes et nous exigeons la régularisation de ceux d’entre eux qui sont sans papiers », prévient Sabine Duménil, secrétaire générale de l’union départementale CGT de la Marne, en plaidant pour qu’ils soient « soignés, hébergés dignement jusqu’à ce que la situation se décante ».
Qui étaient les propriétaires des parcelles de vigne sur lesquelles étaient exploités ces vendangeurs ? Pour l’instant, mystère. « Nous voudrions que les donneurs d’ordres soient connus et poursuivis, qu’ils rendent des comptes mais, pour l’instant, c’est l’omerta complète sur le sujet », déplore cette syndicaliste.
À Troissy, le maire, Rémy Joly, lui-même viticulteur, est dépité. « Beaucoup de vignerons donnent leurs vendanges à faire à des prestataires, à cause des difficultés de recrutement et des tracasseries d’hébergement. Et puis il y a ceux qui ne veulent pas s’embêter avec ça. Ça donne lieu à des abus, très peu, mais très peu, c’est déjà trop », tranche-t-il, en défendant ceux qui privilégient une « cueillette traditionnelle », sans intermédiaires, « respectueuse des travailleurs ».
Une précédente affaire retentissante
Dans cette affaire, deux personnes ont été placées en garde à vue, avant d’être relâchées. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour conditions d’hébergement indignes et traite d’êtres humains. Une précédente affaire de cette nature avait donné lieu, en 2020, à un retentissant procès à Reims. Elle concernait des travailleurs afghans et africains victimes des mêmes infractions, eux aussi exploités, mal nourris et logés dans des conditions effroyables. Verdict : trois ans de prison dont un avec sursis pour le couple à la tête de l’entreprise sous-traitante mise en cause pour traite d’êtres humains.
Parmi les prévenus, du côté des donneurs d’ordres, le responsable des prestations viticoles et vendanges de la maison Veuve Clicquot, propriété du groupe de luxe LVMH, avait fini par être relaxé : il niait fermement avoir eu connaissance des conditions indignes dans lesquelles étaient hébergés ces vendangeurs. Aucune maison de champagne, en tant que telle, n’avait été mise en cause pénalement.
LE RÉDACTEUR EN CHEF D’UN JOUR
Lyonel Trouillot, écrivain et poète haïtien : « La mise en esclavage se perpétue »
« En Champagne se passe quelque chose qui pourrait ressembler à ce qu’on appelait autrefois la “traite”. C’était le privilège des États et des compagnies marchandes de se livrer à ce jeu-là.
Aujourd’hui, à une moindre échelle et sans prétexte idéologique, perdure une cupidité qui ne cherche pas à se justifier. Comme quoi les choses changent sans vraiment changer, à part la découverte tardive de l’indignité. Quant à la mise en esclavage du plus faible, elle se perpétue tant qu’elle peut demeurer à l’abri des regards. »
sur https://lepoing.net/
Une quarantaine d’agents d’entretien qui font une partie du nettoyage au CHU Lapeyronie sont en grève depuis la semaine dernière. Ils et elles demandent de meilleurs salaires, plus de temps et moins de contrôle pour effectuer leurs missions
A cinq heures ce lundi 18 septembre matin, ils et elles étaient entre trente et quarante sur leur piquet de grève, soit 70 % des titulaires. Après une heure de débrayage mercredi dernier, une heure jeudi, une journée de grève vendredi et une réunion infructueuse avec la direction, les salariés de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, sont entrés en grève illimitée. Ils demandent entre autres une augmentation de salaires, une prime équivalente au treizième mois et plus de temps pour effectuer leurs missions. « Les surfaces à nettoyer sont trop importantes par rapport au temps donné pour effectuer la tâche », déplore Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-Onet. Selon le syndicat, leurs rémunérations se situent déjà parmi les plus basses du salariat, l’inflation rend leurs conditions de vie encore plus difficiles.
Mais outre leurs conditions de travail, les salariés dénoncent une application de pointage et de contrôle : « On doit désormais sortir notre téléphone à chaque fois qu’on doit nettoyer un espace, c’est du temps en plus alors qu’on en manque, et ce dispositif a été mis en place sans en informer le CSE et les salariés », explique Khadija Bouloudn.
Pour les soutenir dans leur grève, une caisse de grève est disponible ici.
Carine Fouteau sur www.mediapart.fr
Depuis plus de vingt ans, la politique migratoire européenne s’enferre dans une stratégie inefficace et meurtrière. Alors qu’une fois encore Lampedusa se retrouve au centre de l’attention, il est urgent d’accepter, enfin, que l’Europe non seulement peut mais doit accueillir plus de migrants.
LesLes gesticulations des responsables politiques partis en campagne sur l’île de Lampedusa pour accroître leur capital électoral en vue du prochain scrutin européen de juin 2024 donnent le tournis, pour ne pas dire la nausée, tant l’histoire se répète depuis le début des années 2000.
Le fond de l’air est rance : alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu à Rome lundi 18 septembre dans la soirée pour proposer à l’Italie de l’aider à « tenir sa frontière extérieure », tout en déclarant ne pas être prêt à accueillir de migrant·es, on a entendu l’extrême droite française plaider soit pour un « blocus militaire », soit pour un « mur juridique ».
Chaque naufrage d’envergure, chaque arrivée massive de migrant·es sur les côtes européennes produit le même spectacle désespérant, les mêmes démonstrations de force, les mêmes promesses de fermeté, les mêmes recherches de coupables.
Après les îles grecques, de Lesbos ou de Chios, c’est à nouveau au tour de Lampedusa, bout de terre italienne à l’extrême sud de l’Europe, d’être le théâtre d’une sinistre instrumentalisation. En raison de sa proximité géographique avec la Tunisie, cette île est le principal lieu de débarquement des migrant·es dans le canal de Sicile depuis des années.
En une semaine, les conditions météorologiques aidant, plus de 11 000 personnes y ont accosté, dont près de la moitié pour la seule journée du mardi 12 septembre. Les arrivées s’annonçant record pour l’ensemble de l’année (plus de 118 500 personnes ont atteint les côtes italiennes depuis janvier, soit près du double des 64 529 enregistrées sur la même période en 2022), cela fait de Lampedusa le décor tout trouvé pour agiter les peurs.
Alors que défilent sur les écrans les images déshumanisantes d’exilé·es épuisé·es et affamé·es après une traversée périlleuse, les représentant·es politiques n’ont plus qu’à déverser leur rhétorique guerrière et à déployer, dans une surenchère d’où l’extrême droite sort gagnante, les mêmes vieilles recettes : toujours moins de droits pour les migrant·es, toujours plus de murs. Et cela en prenant à partie les habitants de l’île, qui n’ont pourtant rien demandé à personne, et qui, bien au contraire, ont fait au fil des ans la démonstration de leur hospitalité, pour peu qu’on leur en donne les moyens.
Cela fait plus de vingt ans que dure ce jeu de rôle cynique et meurtrier. Et que l’Europe tourne en rond. Les raisons de cette faillite sont identifiées de longue date par les chercheur·es et universitaires qui travaillent sur ces questions. Mais à la différence de ce qui s’est passé au cours des dernières années sur l’écologie avec la mise en sourdine progressive des climatosceptiques, les arguments rationnels sur les enjeux migratoires restent inaudibles. Ils tiennent pourtant en une phrase : les politiques européennes mises en œuvre depuis les années 2000 contribuent à créer les conditions des départs irréguliers contre lesquels elles sont censées lutter.
Une politique inhumaine et inefficace
Déplions. La première de ces recettes, aussi inhumaine qu’inefficace, consiste à fermer les frontières. Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » n’est qu’une illusion. Les voies d’accès légales dans les pays de l’Union européenne pour les personnes extracommunautaires n’ont en effet cessé d’être réduites, avec une accélération de la fermeture depuis 2015-2016, dans le sillage des printemps arabes et de la guerre en Syrie, au motif de « maîtriser les flux migratoires ».
Les visas sont délivrés au compte-gouttes dans les pays de départ ; s’en procurer relève du parcours du combattant. Conséquence : ne pouvant obtenir des papiers en bonne et due forme, les exilé·es se rabattent sur les voies « illégales », contraint·es de risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des barcasses.
Non seulement cette politique ne produit pas les effets escomptés, mais en plus elle est meurtrière : selon l’Organisation internationale pour les migrations, qui tente de tenir à jour le macabre décompte, près de 30 000 morts sont survenues aux portes de l’Europe depuis 2014, la plupart des migrant·es étant mort·es ou ayant disparu sans que leur nom ait pu être identifié.
L’histoire pluriséculaire des migrations nous l’enseigne : aucune barricade n’a jamais été à même de contrer une dynamique mondiale, celle qui pousse sur le chemin de l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes fuyant la dictature ou la misère ; ou les effets du dérèglement climatique, dont les pays européens sont en grande partie responsables. Les portes pourront continuer de se verrouiller davantage, les personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine continueront de se déplacer dans l’espoir d’une vie meilleure.
Incapable de dissuader les candidat·es au départ, cette politique de fermeture grossit donc les rangs des exilé·es sans papiers et, au passage, enrichit les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend vouloir éradiquer.
Le second écueil dans la gestion européenne de l’asile et de l’immigration réside dans le choix de concentrer les points d’arrivée dans certains lieux, baptisés technocratiquement « hotspots », le plus souvent sur de petites îles du pourtour méditerranéen. Cette politique a pour conséquence de fixer les difficultés, d’accroître les tensions locales et de visibiliser les phénomènes d’engorgement, comme c’est le cas aujourd’hui à Lampedusa, dont les capacités d’accueil sont insuffisantes par rapport au nombre des arrivées.
Dans une tribune publiée dimanche 17 septembre dans Libération, Marie Bassi, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Camille Schmoll, chercheuse au laboratoire Géographie-cités et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), expliquent de quoi Lampedusa est le symptôme : « Ces îles-frontières concentrent à elles seules, parce qu’elles sont exiguës, toutes les caractéristiques d’une gestion inhumaine et inefficace des migrations. Pensée en 2015 au niveau communautaire mais appliquée depuis longtemps dans certains pays, cette politique n’est pas parvenue à une gestion plus rationnelle des flux d’arrivées. Elle a en revanche fait peser sur des espaces périphériques et minuscules une énorme responsabilité humaine et une lourde charge financière. Des personnes traumatisées, des survivants, des enfants de plus en plus jeunes sont accueillis dans des conditions indignes. »
Nous sommes face à une « crise de l’accueil et non [à une] crise migratoire », analysent-elles.
Les effets de la sous-traitance des contrôles migratoires
Voilà pour l’aval. En amont des départs, les impasses sont tout aussi palpables. Les politiques qui cherchent à maîtriser les flux dans les pays d’origine ou de transit en sous-traitant à leurs autorités le rôle de gardes-frontières, sont, elles aussi, vouées à l’échec.
Le récent accord signé par l’Union européenne avec la Tunisie en est la plus flagrante démonstration. Cette voie diplomatique, que l’on serait plutôt tenté de qualifier de marchandage, n’a pas fait baisser le nombre des départs, comme le montrent les mouvements actuels. Mais elle a pour conséquence de fragiliser encore un peu plus les migrant·es déjà pris·es pour cible par le président tunisien, Kaïs Saïed.
Depuis ses déclarations racistes, de nombreux exilés ont en effet été expulsés de leur domicile, ont perdu leur travail ou été déportés dans le désert, où certains sont morts de soif. Une telle dégradation de leurs conditions de vie ne peut que les inciter, y compris ceux qui n’en avaient pas l’intention, à prendre la fuite et à tenter la traversée.
Le précédent accord, signé par l’Union européenne en 2016 avec la Turquie, à la suite de la guerre en Syrie, est éclairant à un autre égard : si les routes migratoires qui traversent ce pays se sont temporairement taries, elles se sont aussitôt déplacées ailleurs, en l’occurrence vers les pays du nord de l’Afrique, au premier rang desquels… la Tunisie.
Dans leur tribune, Marie Bassi et Camille Schmoll rappellent aussi le cas libyen, et le chantage exercé en son temps par Mouammar Kadhafi. « Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants : en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe », écrivent-elles. Et cela sans impact sur les réseaux de trafiquants, qui, à peine démantelés, se sont réorganisés sous d’autres formes, parfois avec l’aide des autorités locales, comme nous l’avons documenté dans Mediapart.
Autre diversion agitée à l’envi par les responsables politiques européens, et pas seulement par ceux de l’extrême droite, la criminalisation des ONG venant en aide aux migrant·es a pour seule et unique conséquence de faire augmenter la létalité de la traversée maritime.
Comme le rappelle la journaliste Cécile Debarge dans nos colonnes, le scénario actuel met à mal la théorie de l’« appel d’air », supposément créé par les sauvetages en mer. Depuis une semaine, détaille-t-elle, le navire Aurora, affrété par l’ONG Sea Watch, a débarqué 84 migrant·es au port de Catane, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée a amené 68 migrant·es jusqu’au port d’Ancône, et, à Lampedusa, ce sont le Sea Punk 1, le Nadir et le ResQ People qui ont respectivement amené à terre 44, 85 et 96 personnes. Ces chiffres, conclut-elle, sont dérisoires lorsqu’ils sont rapportés à l’ensemble des personnes arrivées en Italie.
Pour clore ce panorama, examinons une dernière solution largement reprise à droite et à gauche de l’échiquier politique : déployer l’aide au développement pour réduire les arrivées de migrant·es. Dans un entretien accordé au Journal du dimanche en mai 2021, à l’occasion d’une visite au Rwanda et en Afrique du Sud, le chef de l’État a mis en garde contre l’« échec » de la politique de développement.
« Si on est complices de l’échec de l’Afrique, assenait Emmanuel Macron, on aura des comptes à rendre mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire. » Il ajoutait : « Si cette jeunesse africaine n’a pas d’opportunités économiques, si on ne la forme pas, si on n’a pas de bons systèmes de santé en Afrique, alors elle émigrera. »
Or les nombreux travaux de recherche sur cette question aboutissent à la même conclusion : l’aide au développement n’est pas une réponse à court terme ; au contraire, dès lors qu’elle conduit à une hausse du revenu par habitant·e, elle favorise plutôt qu’elle ne décourage l’émigration vers l’Europe. Les personnes qui partent ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres, mais plutôt celles qui disposent d’un certain capital financier et culturel nécessaire pour envisager l’exil dans un pays lointain.
Changer de paradigme
Face à ces impasses, que faire ? Pour commencer, il est indispensable de dézoomer des polémiques politiciennes, de regarder la réalité des chiffres en face et d’accepter que l’Europe, encore appelée le Vieux Continent dans les manuels scolaires, non seulement peut mais doit accueillir des migrant·es.
La manière dont nos pays ont ouvert leurs portes aux réfugié·es ukrainien·nes donne un aperçu de notre capacité à faire preuve d’hospitalité, et, par voie de conséquence, laisse entrevoir un soubassement raciste dans notre difficulté à laisser entrer les réfugié·es africain·es.
Ce changement de paradigme, François Héran, professeur au Collège de France à la chaire Migrations et Sociétés, l’appelle de ses vœux. Centrant ses travaux sur la France, il ne cesse de répéter que « le débat public sur l’immigration est en décalage complet par rapport aux réalités de base ».
Dans son livre Immigration : le grand déni (Seuil, 2023), il démontre méticuleusement, chiffres à l’appui, que certes, l’immigration augmente, mais que l’Hexagone, contrairement aux fantasmes, n’est ni particulièrement accueillant par rapport à ses voisins, ni même particulièrement attractif aux yeux des migrant·es.
Un seul exemple, celui des exilés syrien·nes, irakien·nes et afghan·es. Seuls 18 % des 6,8 millions de Syrien·nes sont parvenu·es à déposer une demande d’asile en Europe, « dont 53 % en Allemagne et 3 % en France ». De même, 400 000 Irakien·nes ont cherché refuge dans l’Union européenne entre 2014 et 2020, dont 48 % en Allemagne et 3,5 % en France. Sur la même période, les réfugié·es afghan·es dans l’UE n’ont été que 8,5 % à demander la protection de la France, quand 36 % d’entre eux sont allés en Allemagne.
L’accueil est par ailleurs une nécessité : le déclin démographique de l’Europe suppose en effet pour continuer de faire tourner nos économies, financer les retraites, accompagner les plus âgé·es et agir contre le dérèglement climatique d’ouvrir plus largement nos portes.
Selon les chiffres d’Eurostat, le solde naturel de la population européenne (qui mesure la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès) est négatif depuis 2015, et l’immigration est déjà le principal facteur d’augmentation de la population.
L’Allemagne l’a bien compris qui en fait une politique volontariste, assumant son biais utilitariste. Les réformes entreprises outre-Rhin pour faciliter l’accueil des étrangers s’appuient ainsi sur les estimations selon lesquelles 13 millions de travailleurs quitteront le marché du travail au cours des quinze prochaines années, soit presque un tiers des actifs. L’Agence pour l’emploi estimait, au printemps 2023, à 400 000 arrivées par an le besoin d’immigration pour compenser la perte de force de travail.
Tout aussi préoccupée par le vieillissement de sa population, l’Espagne est moins crispée que la France. On se souvient en 2020 d’un ministre en charge des migrations déclarant lors d’un forum international que l’économie de son pays aurait besoin « de millions et de millions » de migrant·es pour se maintenir à son niveau actuel, et que ses voisins devraient aussi être « préparés à intégrer » massivement les populations exilées.
Pendant ce temps, notre pays, à contre-courant, s’enfonce dans le déni et s’étripe pour savoir si, à trop ouvrir ses portes, l’Europe ne risque pas d’être « submergée ». Cette question, dont l’extrême droite française a fait son fonds de commerce, est l’objet d’une querelle ancienne mais toujours vivace. Elle s’est cristallisée en 2018 autour de la publication du livre de l’ex-journaliste Stephen Smith La ruée vers l’Europe (Grasset), qui anticipait que d’ici une trentaine d’années l’Europe serait peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens.
Depuis, de nombreux chercheurs ont infirmé sa thèse, la passant au tamis des données démographiques publiques. François Héran a été l’un des premiers à y répondre de manière argumentée dans un bulletin d’information scientifique de l’Institut national des études démographiques (Ined).
Dans ce texte intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », il replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, rappelant que « lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe ».
« Comparée aux autres régions du monde – l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans –, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté », ajoute-t-il, précisant que « si l’on intègre les projections démographiques de l’ONU, les migrants subsahariens occuperont une place grandissante dans les sociétés du nord mais resteront très minoritaires : environ 4 % de la population vers 2050 », soit très loin de la « prophétie » des 25 % avancée par Stephen Smith.
« L’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social » Philippe Askenazy, économiste
Aujourd’hui, nous en sommes encore à batailler autour d’une vingt-neuvième loi restrictive sur l’immigration depuis les années 1980.
« Pourtant, comme le note l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune parue dans Le Monde du 31 mai 2023, si la démographie naturelle française demeure plus favorable qu’outre-Rhin, les dernières projections de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), à politique migratoire constante, suggèrent une quasi-stagnation de la main-d’œuvre disponible dans les prochaines décennies. »
« Au lieu d’en être inquiet, le pouvoir est, en aparté, soulagé que si peu d’Ukrainiens aient choisi la France comme refuge, même en comparaison avec des pays encore plus éloignés géographiquement de l’Ukraine : rapporté à la population, six fois moins qu’en Irlande, trois fois moins qu’au Portugal et deux fois moins qu’en Espagne », observe-t-il, avant de constater, pour le regretter : « Que ce soit le projet Darmanin ou ceux des membres du parti Les Républicains, l’obsession est de “reprendre le contrôle” en luttant contre le mirage d’une France attractive, à coups d’une police bureaucratique coûteuse et de quotas également bureaucratiques. »
À force de s’entêter, conclut-il, « l’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social ».
Il est donc urgent de changer de focale et d’ouvrir des voies d’accès légales au Vieux Continent tout en faisant preuve de solidarité interétatique dans l’accueil des réfugié·es arrivé·es sur nos côtes. Si le « Pacte sur l’asile et l’immigration » en discussion depuis quatre ans à l’échelon européen intègre des mesures visant à mieux répartir les arrivant·es, il reste fondé sur le postulat que l’UE est menacée par la pression migratoire et doit s’en protéger.
Au regard du débat politico-médiatique français, on comprend qu’il est vain d’attendre de notre pays qu’il joue un quelconque rôle moteur pour transformer cette vision éculée tant il paraît obnubilé par ses démons postcoloniaux et aspiré par la tentation du repli.
Hugo Boursier sur www.politis.fr
Alors que la situation reste critique sur l’île et que l’urgence est avant tout humanitaire, la Commission européenne perfectionne ses outils pour expulser plus rapidement les personnes en exil.
Vite, il faut inonder les médias d’un seul et même message : l’accueil des quelque dix mille migrants arrivés entre le lundi 11 et le mercredi 13 septembre à Lampedusa n’est pas « une priorité », car la seule qui vaille, pour l’Europe, c’est l’expulsion de « ceux qui n’ont rien à y faire ». Si ces propos ont été tenus le 18 septembre par le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, sur Europe 1 et CNews, ils auraient pu l’être par de nombreux dirigeants européens. Sur le continent, l’accueil digne n’est définitivement plus un réflexe. L’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.
Pour Darmanin, l’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.
Vous qui fuyez les pays en guerre : passez, mais sachez qu’en France vous aurez droit à la rue, aux tentes lacérées comme à Calais, aux bouteilles d’eau réquisitionnées et au soupçon généralisé. Vous qui êtes originaires de Guinée, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun : c’est demi-tour. La machine administrative a décidé que vous n’étiez que des « migrants économiques ». Une qualification qui colle sur votre front le billet irrévocable du retour au pays.
Habituel vendeur de ce discours xénophobe, Gérald Darmanin vante son funeste bilan sur Bolloré News : « Quand je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, nous étions le deuxième pays d’Europe qui accueillait le plus de demandeurs d’asile. Aujourd’hui, nous sommes le quatrième. On doit pouvoir continuer à faire ce travail. » Objectif : être le dernier de la liste ? La Hongrie de Viktor Orbán n’a qu’à bien se tenir. Si le pays d’Europe centrale est celui qui a reçu le moins de demandes d’asile en 2021, il pourrait bien voir la France concurrencer ce record.
C’est peut-être le doux rêve du locataire de la place Beauvau avant d’accéder à l’Élysée, en 2027. Celui de Marine Le Pen, qui a festoyé aux côtés de Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien et patron du parti d’extrême droite la Ligue, le week-end dernier, ne doit pas être bien éloigné. La figure de proue du Rassemblement national parle de « submersion migratoire » pour qualifier la situation à Lampedusa, quand Gérald Darmanin se félicite de ne pas accueillir de demandeurs d’asile – donc de potentiels réfugiés. Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.
Mais les déclarations de Gérald Darmanin n’ont rien de choquant si l’on écoute celles tenues par Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a répondu à l’appel de détresse de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni – le seul que l’Europe entend vraiment. Car ceux lancés en pleine mer par les ONG, souvent criminalisées pour avoir tenté de sauver des vies humaines, s’évanouissent silencieusement dans un ciel toujours plus sombre. Ensemble sur l’île où accostent les bateaux de fortune, à quelques mètres des exilés qui attendent, épuisés, que se joue leur destin, les deux femmes ont affiché une consternante solidarité.
Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.
À l’aube du laborieux « pacte sur la migration et l’asile » entre les pays membres, qui vise, par exemple, à réaliser un premier filtrage parmi les exilés depuis les frontières de l’UE, la présidente de la Commission a listé plusieurs priorités : renforcer Frontex, l’agence de gardes-côtes et de gardes-frontières de l’UE, améliorer le dialogue avec les premiers pays d’émigration pour pouvoir mieux y renvoyer leurs citoyens, et empêcher toute velléité de départ depuis les pays où s’échappent les bateaux vers l’Europe, à commencer par la Tunisie. Autant d’arguments pour les nationalistes en prévision des élections européennes. Et de pierres pour ériger la forteresse
publié le 18 septembre 2023
Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/
Le projet de loi sur l’immigration et l’asile porté par le ministre de l’Intérieur devrait être examiné au Sénat début novembre et à l’Assemblée nationale en février.
La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a déjà exprimé son profond désaccord avec la logique de ce texte essentiellement répressif. En effet, le projet de loi prévoit de durcir les conditions de délivrance et de renouvellement des titres de séjour, de faciliter les expulsions en étendant encore les pouvoirs arbitraires des préfets au motif de menaces pour l’ordre public ou de non-respect des principes républicains, et plus généralement de réduire les droits des personnes étrangères. Plus aucune personne étrangère ne sera protégée quel que soit son degré d’intégration à l’exception des seuls mineurs.
Le ministre de l’Intérieur entend faire le tri entre les personnes étrangères et se débarrasser de celles et ceux qualifiés de « méchants » dont le seul tort, le plus souvent, est de n’avoir pu obtenir un visa en fuyant leur pays et de ce fait, d’être entrés illégalement en France.
Faute de majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement en est réduit à négocier avec les parlementaires Les Républicains (LR), qui s’en donnent à cœur joie dans la surenchère, comme on le voit avec le dépôt de leurs deux propositions de loi qui semblent directement issues du programme du Rassemblement national. Tout y passe : l’accès à tous les titres de séjour est mis en cause et une des pires mesures, outre le fait de vouloir s’exonérer des conventions internationales, est sans doute, sauf soins d’urgence, la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), c’est-à-dire le droit aux soins élémentaires pour toute personne vivant en France, ce qui peut entrainer une catastrophe humanitaire et sanitaire.
Ce n’est en aucun cas un projet de loi équilibré comme le prétend le gouvernement. Les exceptions au durcissement du Code des étrangers (Ceseda) sont infinitésimales. C’est néanmoins le cas de la mesure de régularisation des personnes étrangères travaillant dans des métiers dits en tension. Cette mesure est cependant beaucoup trop limitative d’autant qu’il faut prouver que l’on est en France depuis trois ans, et que l’on y a travaillé au moins huit mois (sans en avoir le droit). Mais, aussi limité cela soit-il, les LR en font un point de blocage, une surenchère politicienne qui n’a pas grand-chose à voir avec les réalités humaines et économiques rencontrées par les personnes exilées.
La LDH tient cependant à se féliciter de toutes les initiatives et prises de position qui amènent un peu d’humanité par rapport à la vague nauséabonde alimentée par divers responsables politiques de notre pays.
Forte du constat que font quotidiennement ses militantes et militants, ainsi que de nombreuses associations et des centaines de chercheurs qui travaillent sur ce sujet, et également des syndicats de salariés, de nombreux employeurs, formateurs, enseignants, lycéens qui se mobilisent pour la régularisation de leurs camarades, la LDH appelle à une large régularisation qui permettrait de faire reculer la précarité de nombre de personnes étrangères vivant dans notre pays, mais aussi le travail clandestin et les situations de surexploitation. Elle appelle à une autre politique, fondée sur l’humanité, l’accueil et l’égalité des droits.
Puisse cet appel être enfin entendu.
Paris, le 18 septembre 2023
publié le 11 juillet 2023
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Les gardes-côtes libyens, soutenus par l’Union européenne et le gouvernement italien d’extrême droite, ont mené une attaque à l’arme à feu contre les membres de l’ONG SOS Méditerranée, en pleine opération de sauvetage en mer. Un acte inadmissible qui ne suscite pour l’heure que bien peu de réactions.
L’effroi suscité par le naufrage du chalutier qui a coûté la vie, le 14 juin, à plus de 500 personnes, à la suite d’un probable remorquage par les gardes-côtes grecs visant à refouler les 750 exilés à bord, n’a rien changé à ce qui se trame en Méditerranée centrale.
Pire, des milices, directement équipées par les pays membres de l’Union européenne (UE) pour barrer la route aux exilés fuyant l’enfer libyen, ouvrent maintenant le feu, en pleine mer, sur les ONG de sauvetage et les personnes auxquelles elles portent secours.
« On a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but de récupérer le bateau vide »
Ce vendredi 7 juillet, vers midi, l’équipage de l’Ocean-Viking, de SOS Méditerranée, effectue un premier sauvetage, à 45 milles nautiques au large de Garabulli, sur la côte libyenne.
L’ONG sauve 46 personnes entassées dans une barque en fibre de verre à la dérive. « L’opération de sauvetage venait juste de se terminer lorsqu’on a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but, dans un premier temps, de récupérer le bateau vide. Ils ont dû estimer qu’il avait une valeur marchande », explique José Benavente, fondateur de l’ONG Pilotes volontaires, qui, aux commandes d’un avion Colibri 2, a observé et filmé le déroulement de toute cette journée.
Le bateau libyen est parfaitement identifiable. Il s’agit d’un des deux navires de classe Currubia récemment offerts à la Libye par la garde des finances italienne. Une cérémonie pour leur livraison a été organisée le 23 juin, à Messine, en présence de fonctionnaires de l’UE, des autorités italiennes et de gardes-côtes libyens.
Cette aide matérielle fait partie du projet « Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye », élaboré à Bruxelles, alors même qu’au mois de mars, un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme dénonçait la collusion des « gardes-côtes libyens » et de la « Direction de la lutte contre les migrations illégales », avec des trafiquants « liés à des milices, dans le cadre de l’interception et de la privation de liberté des migrants ».
Au même moment, sur le Canal 16 de la radio VHF de l’Ocean-Viking et de l’aéronef, un nouveau message de détresse se fait entendre. Une autre embarcation, avec une dizaine de personnes à bord, vient de lancer un « Mayday ! » à quelques milles nautiques de là. Les pilotes volontaires repèrent rapidement le petit navire et aiguillent les sauveteurs de SOS Méditerranée dans sa direction.
À Rome, le Centre de coordination des secours maritimes (MRCC) italien prend contact avec l’ Ocean-Viking pour lui indiquer que le port de Civitavecchia lui est assigné pour débarquer les rescapés du premier sauvetage.
L’équipage prévient l’Italie de la présence du second bateau à la dérive. Les autorités maritimes italiennes lui demandent alors de se rendre sur zone pour « procéder à l’évaluation » de la situation.
Les Libyens sont toujours à proximité. Les sauveteurs tentent d’entrer en communication avec eux. « Allez-vous-en ! » leur ordonnent les hommes en arme à bord du patrouilleur. L’équipage de l’ Ocean-Viking leur rétorque qu’ils ont le feu vert de l’Italie. Arrivés sur zone, ils demandent l’autorisation aux Libyens de lancer leur opération de sauvetage. Les gardes-côtes répondent par un simple : « Ok, ok ! »
Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air.
Les sauveteurs mettent deux bateaux pneumatiques à l’eau et se dirigent vers les onze exilés en détresse. Tous montent à bord des canots de sauvetage, qui repartent directement en direction de l’ Ocean-Viking. C’est alors que le patrouilleur libyen entame une série de manœuvres rapides et dangereuses visant à barrer la route aux sauveteurs et rescapés.
Ces derniers accélèrent mais à trois reprises au moins les gardes-côtes ouvrent le feu en leur direction. Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air. Tout le monde se couche dans les navires pneumatiques, qui parviennent malgré tout à rejoindre le bateau mère. « Cette démonstration de violence est totalement contraire à toutes les règles du sauvetage en mer et au droit humanitaire », a réagi Alessandro Porro, chef de l’équipe de sauvetage de SOS Méditerranée, qui se trouvait dans l’un des deux hors-bord attaqués.
« C réer la panique et ajouter du danger dans une situation où il y en a déjà n’est pas seulement une question de bon sens, c’est aussi une question de justice. » « Ils prouvent une fois de plus qu’ils ne sont pas là pour sauver les gens, abonde José Benavente, qui a assisté à toute la scène depuis son avion . Nous les observons quotidiennement mener des opérations de type commando pour intercepter les bateaux d’exilés. »
La journée n’est pas finie. Un nouveau « Mayday ! » retentit dans les radios. Une autre embarcation se trouve en détresse dans les eaux sous responsabilité maltaise. Le Colibri 2 vole dans sa direction. L’ Ocean-Viking est autorisé par Rome à se rendre sur place. Mais les gardes-côtes maltais sont plus rapides et refoulent l’embarcation avant l’arrivée des sauveteurs. Les 450 exilés à bord n’échappent pas, cette fois, à l’interception libyenne.
« Là-bas, ils sont condamnés à revivre l’enfer des viols et de l’esclavage », dénonce le fondateur de Pilotes volontaires. En Méditerranée centrale, on nage bel et bien dans un océan d’inhumanité.
publié le 23 juin 2023
par Eric Toussaint sur https://www.cadtm.org/
Le 15 juin 2023, un navire transportant plusieurs centaines de migrant·es a fait naufrage dans le terrible cimetière qu’est devenue la Méditerranée. Presque tous les passagers-ères sont mort-es. Alors qu’il était possible de les sauver de la noyade, les autorités les ont laissé délibérément périr en mer. Quelques jours plus tard, tous les moyens possibles et imaginables sont mis au service de la recherche d’un petit sous-marin privé dans lequel se trouvent 5 personnes dont un patron d’entreprise et deux richards ayant payé chacun 250 000 dollars pour descendre dans les fonds marins voir l’épave du Titanic. Les grands médias qui n’avaient pas joué leur rôle d’alerte de l’opinion et de pression sur les autorités alors que des centaines des passagers en détresse multipliaient les sms d’appels au secours, se sont rués en temps réel à cœur joie sur les informations concernant la recherche de 5 personnes au loin des côtes du Canada. Avions, bateaux, satellites, sous-marin, sont mobilisés pour retrouver en vie 5 personnes faisant partie ou étant au service de « l’élite ». Les grands médias couvrent l’info d’heure en heure, tenant en haleine le public. Des journalistes et photographes sont envoyés ou mobilisés à proximité.
Il faut mettre fin à la politique du « deux poids deux mesures ». Il faut venir en aide sans hésitation et sans perte de temps aux personnes en état de détresse. L’immobilisme est un crime. Il faut dénoncer le plus fort possible les politiques migratoires inhumaines des gouvernements des pays du Nord. Il faut garantir le droit d’asile. Il faut garantir le droit de circulation des personnes.
publié le 18 juin 2023
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Vincent Cochetel, envoyé spécial de l’UNHCR en Méditerranée, a évoqué, ce vendredi 16 juin, les témoignages reçus des survivants du drame survenu deux jours plus tôt, dans le Péloponnèse. Ils accusent les gardes-côtes grecs d’avoir fait chavirer leur embarcation.
l’envoyé spécial du Haut-commissariat aux réfugiés des nations unis (UNHCR) en Méditerranée occidentale et centrale, Vincent Cochetel, a fait plusieurs déclarations, ce vendredi 16 juin, concernant le naufrage survenu, deux jours plus tôt, au large des côtes. Ces prises de position révèlent de nombreuses incertitudes sur les circonstances dans lesquelles a pu se dérouler le drame qui pourrait avoir coûté la vie à 650 exilés.
Il a en premier lieu réagi, dans la matinée, à l’inaction presque avouée des autorités maritimes le jour du drame. « De nombreuses questions restent sans réponse et nécessitent une enquête indépendante, a-t-il expliqué. En effet, s’il y avait eu des soupçons d’armes, de drogue sur le bateau, il aurait été stoppé. Idem s’il s’agissait d’un bateau de plaisance. Interroger la détresse coûte des vies. »
Un peu plus tard, le responsable de l’UNHCR, ne s’est pas privé de rappeler quelques vérités à l’annonce de l’arrestation de 9 personnes soupçonnées d’être les passeurs ayant affrété le chalutier sur lequel avaient embarqué, sur les côtes libyennes, 750 personnes, 6 jours plus tôt. « Les trafiquants en Libye demandent souvent à certains migrants et réfugiés de diriger le navire contre le » passage libre « ou le rabais, a précisé Vincent Cochetel. Ceux qui organisent les différentes parties du voyage & protègent le départ jouissent normalement d’une impunité totale. »
Sa dernière déclaration, relayée dans plusieurs médias internationaux, en milieu d’après-midi, vient, quant à elle, questionner l’honnêteté des affirmations diffusées par les autorités helléniques et l’agence de gardes-frontières européens, Frontex. « Les survivants nous disent que le bateau a chaviré alors qu’il faisait l’objet d’une manœuvre où il était tiré par les garde-côtes helléniques, affirme le représentant de l’UNHCR. Ils nous disent qu’il était tiré non pas vers les côtes grecques, mais en dehors de la zone de secours en mer grecque. »
Les témoignages récoltés par le haut-commissariat peuvent faire frissonner d’effroi mais ne sont pas forcément étonnants. Depuis maintenant, deux ans, les accusations de refoulement illégaux forcés, largement documentées, à l’encontre des gardes-côtes se multiplient.
Compte tenu des grosses incertitudes qui demeurent, l’Onu a demandé, vendredi 16 juin, dans l’après-midi, que des investigations soient rapidement menées et des mesures « urgentes et décisives » soient prises pour éviter de nouveaux drames en Méditerranée.
Plutôt que de tenter de noyer le poisson dans des larmes de crocodile, les dirigeants européens seraient bien inspirés, en effet, de rapidement levé le voile sur ce qui pourrait bien se révéler l’un des pires crimes des bâtisseurs de l’Europe forteresse.
Pavlos Kapantais sur www.mediapart.fr
La version officielle grecque sur l’un des pires naufrages en Méditerranée est mise à mal par les témoignages de survivants. Le rôle de Frontex, l’agence européenne chargée des frontières extérieures, est également pointé du doigt. Une enquête a été ouverte.
Kalamata (Grèce).– Plus de quatre jours après le naufrage d’un bateau de pêche en provenance de Libye, où s’étaient embarquées jusqu’à 750 personnes – notamment des ressortissantes et ressortissants égyptiens, syriens et pakistanais –, l’espoir est mince de retrouver des survivant·es au large des côtes sud de la Grèce.
Les questions sont nombreuses en particulier sur l’action des gardes-côtes grecs, accusés par certains témoignages d’avoir provoqué l’accident. La Cour suprême grecque a ordonné une enquête sur les circonstances du drame, l’un des pires naufrages en Méditerranée avec des centaines de morts. Pour l’heure, 104 personnes ont été rescapées et 78 corps récupérés.
Jeudi après-midi, Kriton Arsenis, ancien eurodéputé, a rencontré des survivants dans le port de Kalamata, sur la péninsule du Péloponnèse, en tant que membre de la délégation de Mera25, le parti de Yánis Varoufákis. « Les réfugiés nous ont dit que l’embarcation a chaviré pendant qu’elle était tirée par le bateau des gardes-côtes », a-t-il raconté.
« Les survivants nous disent que le bateau a basculé alors qu’il faisait l’objet d’une manœuvre où il était tiré par les gardes-côtes helléniques, a déclaré de son côté Vincent Cochetel, envoyé spécial du Haut Commissariat aux réfugiés pour la Méditerranée occidentale et centrale. Ils nous disent qu’il était tiré non pas vers les côtes grecques, mais en dehors de la zone de secours en mer grecque. »
Ces témoignages vont à l’encontre de la version officielle, qui, jusqu’à vendredi, expliquait que les gardes-côtes n’étaient pas intervenus.
La Grèce est régulièrement accusée de refouler des migrant·es en mer, provoquant la crainte, derrière une aide supposée, d’être en réalité éloigné·es du territoire – une pratique illégale au regard du droit international maritime et de la Convention de Genève, qui doivent permettre à toute personne en situation de détresse d’être secourue et acheminée vers un port dit « sûr » et de pouvoir, si elle le souhaite, déposer une demande d’asile dans le pays qu’elle tentait de rallier.
En mai dernier, des révélations du New York Times ont mis en lumière cette pratique, grâce à une vidéo d’un « push-back » prise sur le fait. Mediapart avait documenté un cas semblable en 2022, qui avait provoqué la mort de deux demandeurs d’asile.
Le patron de Frontex sur place
Le rôle de Frontex, l’agence européenne chargée des frontières extérieures, est également mis en question, car selon les autorités portuaires grecques, un avion de surveillance de Frontex avait repéré le bateau mardi après-midi mais les secours ne sont pas intervenus car les passagers ont « refusé toute aide ». Son patron Hans Leijtens s’est rendu à Kalamata pour établir les faits et « mieux comprendre ce qui s’est passé car Frontex a joué un rôle » dans ce naufrage « horrible ».
« On ne demande pas aux personnes à bord d’un bateau à la dérive s’ils veulent de l’aide […], il aurait fallu une aide immédiate », a affirmé pour sa part à la télévision grecque ERT Nikos Spanos, expert international des incidents maritimes. D’après Alexis Tsipras, le chef de l’opposition grecque de gauche, qui s’est entretenu avec des rescapés, « il y a eu un appel à l’aide ».
Le HCR et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), deux agences des Nations unies, se sont félicités des enquêtes « qui ont été ordonnées en Grèce sur les circonstances qui ont conduit au chavirement du bateau et à la perte de tant de vies », tout en rappelant que « le devoir de secourir sans délai les personnes en détresse en mer est une règle fondamentale du droit maritime international ».
Oui, ça, ils me l’ont tous dit, les cales étaient remplies de femmes et d’enfants.
Le HCR et l’OIM ont rappelé vendredi que depuis le début de l’année, au moins 72 778 migrants sont arrivés en Europe (dont 54 205 en Italie), par les routes migratoires en Méditerranée orientale, centrale, et occidentale ou par le nord-ouest de l’Afrique. Dans le même temps, au moins 1 037 migrants sont morts ou portés disparus.
Neuf Égyptiens ont été arrêtés dans le port de Kalamata. Ils sont âgés de 20 à 40 ans et soupçonnés de « trafic illégal » d’êtres humains. Parmi les suspects, qui devraient comparaître lundi devant le juge d’instruction, figure le capitaine de l’embarcation qui a chaviré, d’après une source portuaire à l’AFP.
Areti Glezou, travailleuse sociale au sein de l’ONG grecque Thalpo était en première ligne aux côtés des rescapés. Manifestement choquée, elle se souviendra longtemps de certains détails à glacer le sang. « Un homme me racontait qu’il a nagé pendant deux heures au côté de corps d’enfants avant d’être secouru. » Elle s’arrête, reprend son souffle et, les larmes aux yeux, elle poursuit : « Oui, ça, ils me l’ont tous dit, les cales étaient remplies de femmes et d’enfants. » Aucun n’aura été retrouvé vivant.
Plus de 120 Syriens se trouvaient à bord et un grand nombre d’entre eux sont portés disparus, ont indiqué vendredi à l’AFP des membres de leurs familles et des militants locaux. La plupart sont originaires de la province instable de Deraa dans le sud du pays. Berceau du soulèvement antirégime déclenché en 2011, elle est revenue sous le contrôle des forces gouvernementales en juillet 2018. Plusieurs d’entre eux ont gagné la Libye, d’où était parti le bateau, en transitant par des pays voisins comme le Liban, la Jordanie ou encore l’Arabie saoudite.
Vendredi matin, on a cependant vu des larmes de joie sur le port de Kalamata. Des deux côtés des barrières qui entourent le hangar où logent les rescapés, deux frères se sont aperçus. Fardi a retrouvé Mohamed vivant. Le grand a retrouvé le petit. Autour d’eux les sourires fleurissent sur les visages. Pour quelques brefs instants, journalistes, humanitaires et hommes en uniformes redeviennent d’abord des êtres humains. Comme un rayon de lumière qui illumine soudain un océan de tristesse.
Une demi-heure plus tard, des bus viennent chercher les rescapés pour les emmener au camp de Malakasa dans la région d’Athènes. Le hangar est désormais vide.
publié le 16 juin 2023
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Le drame survenu le 14 juin, au large des côtes grecques, pourrait avoir coûté la vie à 650 exilés. L’inaction des autorités maritimes et de l’agence Frontex de gardes-frontières met en évidence l’inhumanité des politiques migratoires à l’œuvre au sein de l’Union européenne.
« C e n’est pas un accident, c’est un meurtre ! » dénonce le sauveteur en mer grec Iasonas Apostolopoulos, qui, en juillet 2022, avait témoigné devant le Parlement européen à propos des refoulements illégaux pratiqués par les gardes-côtes grecs, avec la complicité de l’agence européenne Frontex de gardes-frontières et de gardes-côtes.
Il les accuse aujourd’hui d’avoir délibérément laissé mourir les 750 exilés à bord du bateau de pêche qui a chaviré dans la nuit du 13 au 14 juin, à 47 milles marins des côtes de Pylos, dans le Péloponnèse. C’est probablement le plus grand naufrage de l’histoire moderne de la Grèce et l’un des plus importants de la dernière décennie dans toute la Méditerranée.
Mercredi, 78 cadavres avaient été repêchés aux abords du navire retourné. 104 personnes ont été secourues et conduites à Kalamata, dans la région de Messénie. Selon ces rescapés, 750 exilés, en majorité syriens, égyptiens, pakistanais et palestiniens, avaient embarqué, cinq jours plus tôt, à bord du chalutier bleu sur une plage de la région de Tobrouk, au nord-est de la Libye, dans le but de rejoindre les côtes italiennes.
Dans les cales de cette embarcation d’à peine 30 mètres, certains survivants évoquent la présence d’une centaine d’enfants. Aucun d’entre eux n’aurait été retrouvé. Pas une femme non plus. Ce jeudi 15 juin, au matin, les recherches continuaient… sans grand espoir.
Les autorités helléniques accusées d’avoir abandonné les naufragés
« Les gardes-côtes grecs étaient au courant de la présence du bateau depuis hier après-midi et ne les ont pas sauvés, a dénoncé Iasonas Apostolopoulos sur les réseaux sociaux mardi midi. (…) Ils avaient 24 heures pour lancer une opération de sauvetage et n’ont rien fait. (…) L’excuse ? Les réfugiés ne voulaient pas être secourus ! » C’est en effet la raison donnée par les autorités helléniques pour se justifier, indiquant que le navire « a navigué avec un cap et une vitesse constants », refusant les propositions d’assistance.
« C’est un argument fallacieux régulièrement utilisé par certains États membres de l’Union européenne et par Frontex pour essayer de prouver que ces bateaux ne sont pas en détresse , indique, ce jeudi 15 juin, Louise Guillaumat, directrice adjointe des opérations de SOS Méditerranée. Or, il existe un cadre légal extrêmement clair, défini par le droit maritime. Quand on a un bateau avec une telle densité de personnes à bord, sans gilets de sauvetage, c’est par définition un cas de détresse, qui appelle une réaction immédiate des autorités maritimes et le déploiement d’une opération de secours dans les plus brefs délais. »
Frontex le reconnaît : « Notre avion de surveillance a détecté le bateau le mardi 13 juin à 9 h 47 et a immédiatement informé les autorités compétentes. » Mais l’agence européenne n’a pas, pour autant, cherché à lui venir en aide.
Les gardes-côtes grecs ont, de leur côté, attendu treize heures avant d’envoyer des secours. Leur navire n’a quitté la Crète qu’à 22 h 40 pour, une fois arrivé à proximité du bateau, ne pas intervenir et rester en observation, arguant que les exilés souhaitaient continuer de faire route vers l’Italie.
Les témoignages d’ONG et de militants contredisent la version officielle
Pour Nawal Soufi, les personnes embarquées sur le chalutier ont pourtant demandé de l’assistance dès le mardi matin. Depuis l’été 2013, la militante italo-marocaine reçoit régulièrement, en Italie, des appels téléphoniques d’exilés à bord d’embarcations en détresse pour qu’elle prévienne les gardes-côtes de leur position.
Ce 13 juin, elle a donné l’alerte à 9 h 35. « Après cinq jours de voyage, l’eau potable était épuisée, le capitaine du bateau les avait abandonnés en pleine mer, et il y avait six corps à bord, explique la jeune femme sur les réseaux sociaux. Ils ne savaient pas exactement où ils se trouvaient. (…) Ils avaient absolument besoin d’aide dans les eaux où ils se trouvaient et s’ils m’avaient exprimé la volonté de continuer le voyage vers l’Italie, j’aurais bien sûr envoyé un message à Malte, en Grèce et en Italie, mais ils n’ont jamais dit une telle chose. (…) Je peux témoigner que ces personnes ont toujours demandé à être sauvées par n’importe quel pays. »
Son témoignage colle totalement au déroulement des faits, décrits heure par heure par Alarm Phone. À 17 h 20, l’ONG entre pour la neuvième fois en communication avec les exilés en détresse.
Ces derniers signalent que leur bateau ne bouge pas : « Le capitaine est parti sur un petit bateau. S’il vous plaît, n’importe quelle solution. Nous avons besoin de nourriture et d’eau. » Un quart d’heure plus tard, nouvel échange. Les exilés alertent sur le fait que le bateau tangue excessivement.
L’ONG décide de prévenir un navire marchand, le Lucky Sailor, de la présence du bateau en détresse à proximité. Mais ce dernier refuse d’intervenir sans instruction des gardes-côtes grecs. L’ONG n’apprend que deux heures plus tard que le Lucky Sailor a reçu l’instruction des autorités de livrer de l’eau potable aux naufragés et qu’un second navire, le Faithful Warrior, se trouve aussi à proximité des sinistrés.
« La situation s’est compliquée lorsque le navire s’est approché du bateau, l’a attaché avec des cordes aux deux extrémités et a commencé à verser des bouteilles d’eau, raconte encore Nawal Soufi . Les exilés craignaient que les cordes ne renversent le bateau et que les bousculades à bord pour récupérer l’eau ne provoquent un naufrage. Ils se sont légèrement éloignés du navire pour tenter d’éviter la catastrophe. » Et de poser la question : « Est-ce que le fait de s’être éloignés de cette situation dangereuse a pu être interprété, par les autorités grecques, comme un refus du sauvetage ? »
La conséquence des politiques répressives au niveau européen
Ils ont peut-être, surtout, voulu éviter d’avoir à faire aux gardes-côtes helléniques dont le comportement, plusieurs fois documenté, ces dernières années, a de quoi inciter les exilés à fuir.
Le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme, Felipe Gonzalez Morales, l’a clairement exprimé, à la fin du printemps 2022 : « En Grèce, les refoulements de force sont une politique générale de facto. »
Les chercheurs de l’ONG Forensic Architecture lui ont d’ailleurs donné raison. Ils ont recensé pas moins de 1 018 cas de refoulement, entre mars 2020 et mars 2022, pour un total de 27 464 exilés, entraînant la mort de 11 personnes et 4 disparus.
Leurs recherches indiquent, en outre, qu’à 26 reprises, les gardes-côtes ont jeté des exilés directement à la mer, sans les radeaux de sauvetage habituellement utilisés pour ces refoulements. Deux de ces personnes ont même été retrouvées menottées. Frontex serait impliquée dans 122 de ces opérations.
En avril 2023, le New York Times a publié des vidéos retraçant le déroulement d’une de ces « expulsions extra-judiciaires ». Le mois dernier, c’est l’ONG Médecins sans frontières qui faisait part, à son tour, de sa profonde préoccupation face au traitement réservé aux exilés, sur l’île de Lesbos notamment. Elle pointait des cas de détention abusive, d’enlèvement et de refoulement, déclarant avoir perdu la trace de 940 exilés depuis juin 2022.
Pour le sauveteur en mer, Iasonas Apostolopoulos, « les réfugiés empruntent des routes de plus en plus dangereuses pour éviter les refoulements grecs. (…) Ils tentent de traverser la Méditerranée sans être vus, sans être remarqués par les gardes-côtes, qui, s’ils les détectent, les frapperont, les voleront, les tortureront et les abandonneront (…) dans des tentes flottantes ».
Et d’ajouter à propos du drame survenu dans la nuit du 13 au 14 juin : « Ils ont trouvé 750 personnes dans un canot sans gilets de sauvetage, (…) au milieu de nulle part et les ont laissées livrées à elles-mêmes pendant 24 heures, affirmant qu’elles n’étaient pas en danger ! Ceux qui laissent le monde se noyer doivent être immédiatement arrêtés ! » Et pourquoi pas, avec eux, ceux qui ont voulu faire de la Grèce le « bouclier de l’Europe » ? Comme l’avait qualifié, en mars 2020, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne…
Benjamin König sur www.humanite.fr
Engagé de longue date pour la défense des droits des migrants, l’ancien maire de Grande-Synthe, Damien Carême, réagit à ce nouveau drame et pointe l’hypocrisie des responsables politiques.
Quel est votre sentiment face à ce nouveau drame ?
Damien Carême : C’est un mélange d’émotions. À la fois un drame et une colère parce que, encore une fois, 80 personnes ont péri – et certainement beaucoup plus, car une centaine seulement ont été secourues sur près de 500, et on est à la recherche de plus de 300 corps. C’est régulier, il y a eu 104 morts à Crotone, en Italie, en février, et plus de 27 000 en Méditerranée depuis 2014.
On aurait pu les éviter, mais on ne bouge pas. On est dans la grande hypocrisie généralisée : le gouvernement grec décrète trois jours de deuil national, or c’est en partie à cause de lui que ces gens sont morts.
Au Parlement européen, on pleurniche mais on adopte des textes qui vont générer davantage de morts sur la route migratoire… C’est une vraie colère qui m’habite aujourd’hui.
Vous parliez du gouvernement grec à l’instant : quelles responsabilités voulez-vous pointer aujourd’hui ?
Damien Carême : C’est la Grèce, mais c’est aussi l’Europe, qui n’est pas une coquille vide : c’est 27 États membres avec des ministres de l’Intérieur qui se sont réunis la semaine dernière et qui sur le pacte asile-immigration ont adopté deux positions sur deux textes qui sont abominables et piétinent les valeurs de l’Europe.
« En 2015, la photo du petit Aylan avait ému l’Europe et le monde entier. Aujourd’hui, cela se passe tous les jours. »
Ils font en sorte qu’on éloigne les gens, on leur interdit même les droits inscrits dans la Convention de Genève, c’est-à-dire un accès individuel à la demande de protection internationale.
Quelles vont être les conséquences de cet accord ? En quoi témoigne-t-il d’un glissement de la politique migratoire européenne ?
Damien Carême : Attention, il n’est pour l’heure pas applicable : c’est la position du Conseil européen sur le pacte asile-immigration. Le Parlement européen a adopté le texte, et dans le cadre de la colégislation on va devoir se mettre d’accord.
Mais cela témoigne d’un glissement vers plus d’Europe forteresse, avec des accords nauséabonds avec des États tiers, la possibilité de décider qui est un État tiers ou non : on détricote le système d’asile européen, en empêchant les personnes de déposer un dossier de demande d’asile, en les maintenant aux frontières extérieures.
Ursula von der Leyen et Giorgia Meloni étaient en Tunisie le 12 juin pour sceller un accord avec Kaïs Saïed…
Damien Carême : Qui est un grand démocrate, respectueux des droits de l’homme, comme tout le monde le sait… Et on décrète que la Tunisie est un pays sûr, comme on l’a fait avec la Libye. Où sont les valeurs de l’Europe ?
Les dirigeants actuels ont tous une part de responsabilité, y compris par ce qu’ils génèrent dans l’opinion publique. En 2015, la photo du petit Aylan avait ému l’Europe et le monde entier. Aujourd’hui, cela se passe tous les jours, sans aucune compassion.
De nombreux médias et gouvernants instaurent cette rhétorique du « problème migratoire » : la migration est devenue la mère de tous nos maux.
Quelles pistes proposez-vous en tant que député européen pour sauver ces vies ?
Damien Carême : D’abord, des voies légales de migration. Ensuite, que l’Europe elle-même s’occupe de faire du secours et sauvetage en mer, comme l’Italie l’avait fait en 2013 avec Mare Nostrum, et que ça ne repose plus sur des ONG qui sont odieusement accusées de faire du passage.
Cela avait été introduit dans le texte de la Commission qui nous avait été soumis, et le Parlement avait renforcé cette mesure. Or le Conseil l’a fait disparaître des propositions, et il voudrait nous faire pleurer sur ces 79 morts ? Ce n’est pas sérieux.
Communiqué commun dont la LDH est signataire
Plus de 30 organisations de la société civile (OSC) font part de leurs préoccupations et adressent leurs recommandations à l’Union européenne et à ses États membres avant la réunion du Conseil “Justice et affaires intérieures” d’aujourd’hui et de demain sur la dimension extérieure des migrations et le pacte européen sur la migration et l’asile.
Les 2 et 3 juin 2023, EuroMed Droits a rassemblé plus de 30 OSC de toute la région euro-méditerranéenne travaillant sur la migration et l’asile lors d’un séminaire de deux jours et d’une série d’ateliers sur le droit au sauvetage en Méditerranée et sur la criminalisation accrue et les représailles contre les OSC et les personnes en mouvement en Europe et dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA).
Depuis de nombreuses années, les OSC et les personnes migrantes et réfugiées elles-mêmes sont témoins d’une escalade féroce des attaques contre elles et leur travail, avec des lois, des politiques et des pratiques qui portent atteinte à leurs droits, y compris avec des peines sévères et la privation de liberté. Les ONG de recherche et de sauvetage (SAR) en Italie, en Grèce, à Malte et en Méditerranée centrale ont été criminalisées et empêchées de sauver des vies en mer, comblant ainsi le vide laissé par les États qui ne respectent pas leurs obligations et responsabilités internationales.
Il est vraiment nécessaire de changer complètement les politiques actuelles de migration et d’asile et de mettre en œuvre des politiques de migration et d’asile véritablement fondées sur les droits humains. Il est temps d’augmenter structurellement les voies légales et sûres de protection, en augmentant le nombre de visas, de réinstallations et de couloirs humanitaires, en élargissant les critères et en simplifiant les procédures de regroupement familial, ainsi qu’en respectant le droit à la liberté de circulation et en ne l’entravant pas par tous les moyens possibles, en contenant les migrations et en procédant à des refoulements illégaux. Il est important de mettre en place une opération de recherche et de sauvetage à l’échelle de l’UE afin de réduire le nombre de décès et de disparitions en mer.
Criminalisation de la recherche et du sauvetage et répression des ONG
Par exemple, dans son plan d’action sur la Méditerranée centrale présenté en novembre 2022, la Commission européenne conseille d’accroître le rôle de Frontex dans les activités SAR en Méditerranée centrale (point 15), malgré le rôle tristement célèbre de Frontex dans la facilitation des interceptions et des refoulements vers la Libye par les soi-disant garde-côtes libyens à l’aide d’aéronefs et de drones. La Commission européenne a également suggéré de demander à l’Organisation maritime internationale (OMI) de publier des lignes directrices pour les navires de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale (point 17), au risque de criminaliser davantage les navires des ONG de recherche et de sauvetage. Dans un document plus récent intitulé “Draft Roadmap towards a ‘European Framework for Operational Cooperation on Search and Rescue in the Mediterranean Sea“, divulgué par StateWatch, la Commission européenne vise à “normaliser/converger les règles d’enregistrement et de certification des navires privés dont l’activité principale est la recherche et le sauvetage“. Cela pourrait être utilisé pour entraver les actions des organisations de recherche et de sauvetage.
Exemples de l’Italie, de la Grèce et de Chypre
“Le dernier décret présenté par l’actuel ministre italien de l’Intérieur Piantedosi n’est que le dernier d’une longue série d’interventions juridiques et administratives criminalisant le travail des ONG de recherche et de sauvetage“, a déclaré Gaia Pietravalle d’ARCI. En Italie, la criminalisation a commencé avec la fermeture de l’opération Mare Nostum en 2014, suivie d’une campagne de diffamation contre les acteurs de la recherche et du sauvetage accusés d’agir comme des passeurs et de constituer un facteur d’attraction pour les migrant-e-s et les réfugié-e-s qui traversent la Méditerranée. Le décret Piantedosi est une synthèse de toutes les approches précédentes qui avaient été promues par ses prédécesseurs Salvini et Lamorgese. Il vise à renforcer le pouvoir du ministère de l’intérieur, à imposer des codes de conduite spécifiques aux ONG, à les menacer de mécanismes de sanction exagérés et à entraver de facto les opérations de recherche et de sauvetage en interdisant aux ONG d’effectuer plus d’un sauvetage à la fois.
Depuis 2020, la Grèce a été témoin d’une augmentation fulgurante du nombre de refoulements et d’ONG criminalisées. “Nous avons eu plusieurs cas de campagnes de diffamation et de récits publics diffamatoires promus par les médias et des représentants gouvernementaux de haut niveau qui ont dépeint ceux qui dénoncent les refoulements comme des traîtres nationaux, des partisans de la Turquie, des passeurs et des facilitateurs d’entrée irrégulière“, a déclaré Spyros Vlad Oikonomou du Conseil grec pour les réfugiés (GCR).
Chypre a été témoin d’une escalade d’agressions contre les ONG qui agissent en solidarité et en soutien aux migrant-e-s depuis 2019. Par exemple, “KISA a été accusée d’être affiliée aux Frères musulmans et de collaborer avec la Turquie. KISA est maintenant désenregistrée et est ainsi considérée par les autorités comme une organisation sans statut légal actif dans le pays. Cela signifie, par exemple, que nous n’avons plus de base légale pour demander des financements“, a déclaré Doros Polykarpou de KISA.
Politiques meurtrières de non-assistance en mer
Des exemples de non-assistance en mer de la part des Etats se produisent tous les jours en Méditerranée. Le fait que personne n’intervienne est une atteinte au droit à la vie, et au droit maritime, qui oblige tout Etat ou tout navire, à secourir toute personne en détresse quel que soit son statut juridique et à la conduire dans un port sûr.
“L’année dernière, plus de 20 000 personnes en détresse ont été ignorées par les autorités maltaises. La non-assistance en mer implique à la fois l’absence d’opérations SAR et l’obstruction active au sauvetage par les autorités maltaises par différents moyens, tels que le découragement du sauvetage par des navires commerciaux, le refus de s’engager avec les acteurs SAR, et la criminalisation des acteurs SAR à Malte. Enfin, Malte coopère activement avec les garde-côtes libyens pour faciliter les refoulements vers la Libye“, a déclaré Ċetta Mainwaring de l’université d’Édimbourg.
Les politiques d’externalisation entraînent de nouvelles pertes de vies humaines
L’Union européenne et ses États membres renforcent de plus en plus les capacités de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye, “afin de mettre en place des actions ciblées conjointes pour prévenir les départs irréguliers“, comme l’indique le point 3 du plan d’action de l’UE pour la Méditerranée centrale, malgré les nombreuses violations des droits humains commises dans ces pays à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs-ses d’asile et des réfugié-e-s.
“Le soutien apporté par l’UE à des régimes autoritaires en échange de leur aide pour freiner les flux migratoires augmente les risques et les dangers auxquels sont confrontés les migrant.e.s et les personnes en déplacement. Aujourd’hui, l’UE finance et coopère activement avec des pays qui violent les droits humains“, a déclaré Sara Prestianni d’EuroMed Droits.
Selon Khadija Ainani, de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), “le Maroc était autrefois un pays d’accueil pour de nombreux.ses migrant-e-s. Aujourd’hui, il est devenu un pays de transit vers l’Europe, attirant de nombreux fonds de l’UE pour bloquer les départs. Cela a créé une situation dans laquelle le Maroc ne contrôle pas seulement les frontières de l’UE, mais adopte également des politiques répressives sur son territoire, avec une augmentation des arrestations arbitraires de personnes en déplacement. L’externalisation du contrôle des frontières et le transfert du “fardeau” de l’accueil à des pays comme le Maroc renforcent le statut précaire des migrant-e-s et le risque de décès en mer.”
Au lieu de se concentrer sur l’endiguement des migrations et la prévention des départs en renforçant les contrôles aux frontières et les capacités de pays tels que la Tunisie, l’Égypte et la Libye, l’UE et ses États membres devraient s’efforcer d’éviter de nouvelles pertes de vies humaines en mer en ouvrant des voies d’accès légales et sûres vers l’Europe.
Par exemple, au cours des six premiers mois de 2023, il y a eu au moins 1 030 décès de migrant-e-s documentés en Méditerranée centrale. Selon l’OIM, le premier trimestre 2023 a été le plus meurtrier depuis 2017.
Helena Maleno de Ca-minando Fronteras : “Aujourd’hui, nous sommes témoins de la présence de régimes frontaliers qui ne permettent pas la recherche de la justice et de la responsabilité pour les pertes et les morts quotidiennes à nos frontières. Il s’agit d’une pratique de “nécropolitique”, d’un régime fondé sur la mort active et sur le fait de laisser mourir les personnes en déplacement.”
Criminalisation et discours de haine contre les migrant-e-s, les demandeurs-ses d’asile et les réfugié-e-s dans les régions du Maghreb et du Machrek
Ces derniers mois, dans toute la région, on a assisté à une augmentation des discours de haine, du racisme, de la discrimination et de la violence à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs.ses d’asile et des réfugié-e-s, de la Turquie au Liban, de la Tunisie à l’Algérie.
En Turquie, par exemple, la migration est devenue un sujet central de la politique turque et a été utilisée comme outil de propagande par les autorités au cours de la récente campagne électorale. Pendant la période électorale, la désinformation a alimenté la perception négative du public à l’égard des réfugié.e.s en utilisant de fausses allégations les accusant d’être des criminels ou des membres d’organisations terroristes, etc. La crise socio-économique joue un rôle clé dans l’augmentation des discours de haine à l’encontre des réfugié.e.s syrien.ne.s en Turquie, ainsi qu’au Liban. Ici, le gouvernement a de plus en plus ciblé les réfugié-e-s comme boucs émissaires pour la crise socio-économique, a augmenté la rhétorique dangereuse anti-réfugiés et a commencé à mettre en œuvre des expulsions de réfugié-e-s syrien-ne-s vers la Syrie.
Dans la région du Maghreb, la situation s’est également détériorée, avec la récente dérive autoritaire en Tunisie et la vague croissante de racisme, de discrimination et d’incitation à la haine à l’encontre des migrant-e-s d’Afrique subsaharienne, qui a entraîné des violences et des attaques meurtrières. L’Algérie suit la même voie, avec des expulsions massives et des refoulements à la frontière avec le Niger, souvent fondés sur le profilage racial, bien que l’Algérie soit signataire de 8 des 9 conventions internationales sur les droits humains, y compris la Convention des Nations unies sur les réfugiés de 1951.
Dans ce contexte, les politiques de l’UE et des États membres en matière de migration et d’asile jouent un rôle très important et ont une grande responsabilité dans les violations des droits humains commises à l’encontre des migrant-e-s, des demandeurs-ses d’asile et des réfugié-e-s.
Le pacte européen sur la migration et l’asile : toujours dangereux et inhumain
Au cours de la réunion du Conseil d’aujourd’hui, les États membres de l’UE tenteront de parvenir à un accord sur certains des principaux dossiers législatifs du pacte de l’UE, en particulier sur le règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration (RAMM) et le règlement relatif à la procédure d’asile (APR).
Comme nous le dénonçons depuis sa présentation, le Pacte européen vise à réduire les droits humains fondamentaux et les garanties pour les demandeurs.ses d’asile, les migrant.e.s et les réfugié.e.s dans l’UE, et à augmenter le risque de refoulements aux frontières, ainsi que la détention.
L’un des points les plus préoccupants de l’APR, par exemple, est qu’il augmente le recours aux procédures frontalières et à la détention aux frontières, y compris pour les enfants à partir de l’âge de 12 ans. En outre, les procédures de retour pourront être mises en œuvre avant l’introduction d’un recours, de sorte que la procédure de recours ne sera pas suspensive. Le RAMM ne modifie pas vraiment les règles de Dublin, il n’y a pas de mécanismes de relocalisation obligatoires, et les options d’externalisation – telles que l’augmentation des capacités de contrôle des frontières des pays tiers – seront possibles en tant que formes de contributions volontaires de “solidarité”.
Il est vraiment nécessaire de changer complètement les politiques actuelles de migration et d’asile et de mettre en œuvre des politiques de migration et d’asile véritablement fondées sur les droits humains. Il est temps d’augmenter structurellement les voies légales et sûres de protection, en augmentant les visas, la réinstallation, les couloirs humanitaires, en élargissant les critères et en simplifiant les procédures de regroupement familial, ainsi qu’en respectant le droit à la liberté de circulation et en ne l’entravant pas par tous les moyens possibles, en contenant les migrations et en procédant à des refoulements illégaux. Il est important de mettre en place une opération de recherche et de sauvetage à l’échelle de l’UE afin de réduire le nombre de décès et de disparitions en mer.
Pour les dernières mises à jour sur la migration et l’asile, consultez notre page web “On the move
Signataires : Association tunisienne des femmes démocratiques (ATFD), Association récréative et culturelle italienne (ARCI), Institut du Caire pour l’étude des droits de l’homme (CIHRS), Centre d’aide juridique – Voice in Bulgaria (CLA), Centre d’études sur la paix en Croatie (CMS), CNCD 11.11.11 – Centre national de coopération au développement, Comisión Española de Ayuda al Refugiado (CEAR), Centre d’études des droits de l’homme de Damas (CEDH), EuroMed Droits, Conseil grec pour les réfugiés (GCR), Association des droits de l’homme en Turquie (IHD), KISA – Action pour l’égalité, le soutien, l’antiracisme, Ligue Algérienne pour la Défense des Droits Humains (LADDH), Ligue des Droits de l’Homme (LDH), Ligue tunisienne des droits humains (LTDH), Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM).
Le 8 juin 2023
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) a publié ce mercredi son nouveau rapport sur le nombre de personnes déracinées dans le monde à cause des guerres et de la violation des droits humains. Fin 2022, il s’élevait à 108,4 millions - soit 19,1 millions de plus -, et il est même à 110 millions au mois de mai 2023.
Le nombre de personnes déracinées à cause des guerres, des persécutions ou encore des violations des droits humains atteint un nouveau record.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) a publié, mercredi 14 juin, son nouveau rapport sur les déplacements forcés de population dans le monde. Ce bilan pour l’année 2022 fait état de 108,4 millions personnes qui en ont été victimes. Soit une hausse «de 19,1 millions par rapport à l’année précédente», note l’organisme de l’ONU. «Il s’agit de l’augmentation la plus importante jamais enregistrée d’une année à l’autre», ajoute les auteurs du rapport.
Parmi ces déracinés, 35,3 millions sont des réfugiés tandis que 62,5 millions (58 %) n’ont pas franchi de frontière internationale et se sont déplacés à l’intérieur de leur propre pays pour fuir la violence.
À l’origine de ces chiffres en très forte hausse, d’abord la guerre en Ukraine. «Le nombre de réfugiés en provenance d’Ukraine est passé de 27 300 à la fin de 2021 à 5,7 millions à la fin de 2022, ce qui représente le mouvement de réfugiés le plus rapide depuis la Seconde Guerre mondiale», pointe l’agence onusienne qui relève également, parmi les éléments d’explication, «les conflits ailleurs dans le monde», en particulier au Soudan, de « nouvelles données sur le nombre des réfugiés afghans» ainsi que «le dérèglement climatique».
«Ces chiffres illustrent le fait que certaines personnes sont bien trop enclines à faire la guerre, et bien moins empressées à trouver des solutions. Il en résulte des destructions, des déplacements forcés et de la détresse pour chacune des millions de personnes contraintes de fuir leur foyer», a réagi Filippo Grandi, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.
Les 46 pays les plus pauvres accueillent 20 % des réfugiés
Autre enseignement qui devrait faire réfléchir à deux fois la droite et l’extrême droite toujours promptes à déverser leur discours de haine au mépris de la solidarité la plus élémentaire : «Qu’ils soient calculés en fonction des ressources économiques du pays ou du ratio entre population accueillie et population totale, les chiffres montrent que ce sont les pays à revenu faible ou moyen, et non les pays riches, qui accueillent le plus grand nombre de personnes déracinées», assure le HCR.
Les 46 pays les plus pauvres du monde accueillent ainsi à eux seuls plus de 20 % des réfugiés, sans que les aides financières ne progressent. Pourtant, «un soutien international beaucoup plus important et un partage plus équitable des responsabilités sont nécessaires, en particulier avec les pays qui accueillent la majorité des personnes déracinées dans le monde», affirme à cet égard Filippo Grandi.
D’autant que la tendance ne serait pas près de s’inverser à en croire le Haut-commissariat et serait même «à la hausse» cette année. Avec «la reprise du conflit au Soudan (qui) a entraîné de nouveaux départs», le nombre total de personnes contraintes de se déplacer atteint «environ 110 millions au mois de mai». «Ceci renforce la nécessité d’une mobilisation collective immédiate pour tenter de limiter les causes et de réduire l’impact du déplacement», insiste l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
Au moins 79 personnes sont mortes mercredi au large de la Grèce après que leur embarcation a coulé, malgré des appels à l’aide dès le mardi matin. 104 ont été secourues. Le navire pourrait avoir transporté en tout 750 personnes selon des survivants. Un drame humain qui a notamment fait réagir les associations et la gauche sur la politique migratoire et l’accueil des réfugiés.
Au moins 79 personnes sont mortes au large de la Grèce après que leur embarcation a coulé, mercredi 14 juin, et ce malgré des appels à l’aide dès le mardi matin. Ce drame a fait réagir la sphère politique et les associations d’aide aux personnes migrantes, ces dernières réclament davantage de moyens de sauvetage et plus de solidarité avec les pays d’accueil.
Le choc
Après la terrible nouvelle, plusieurs personnalités politiques et responsables associatifs ont témoigné leur émotion sur les réseaux sociaux. « Un nouveau, un énième drame humanitaire en Méditerranée », a écrit sur Twitter Carole Delga, présidente socialiste de la Région Occitanie. « Tant de femmes, d’hommes et d’enfants qui fuient la guerre. Tant de familles qui fuient la misère. Une hécatombe », a commenté Fabien Roussel, député du nord et secrétaire national du Parti communiste français. Les associations sont aussi montées au créneau. A l’instar de SOS Méditerranée France «choquée par la tragédie évitable signalée au large des côtes grecques et toujours en cours ».
La colère
La tragédie aurait, en effet, pu être évitée selon SOS Méditerranée France. Une version corroborée pas plusieurs autres associations humanitaires. Pour Jérôme Tubiana, conseiller aux opérations de Médecins sans frontières, « les autorités européennes et grecques auraient dû intervenir plus tôt ». « C’est vraiment choquant d’entendre que Frontex a survolé le bateau et qu’il n’y a pas eu d’intervention parce que le bateau a refusé toute aide », abonde-t-il sur France Info.
« Un bateau surchargé est un bateau en détresse, donc il n’y a pas de question de son état ou de sa capacité à continuer sa route », finit-il par expliquer. Le lendemain du drame, toujours sur France Info, Florence Rigal, présidente de l’ONG Médecins du monde, estime que le naufrage était « prévisible ». Elle s’insurge aussi du peu de moyens de sauvetage alloués : « Ce sont les gardes côtes européens, c’est l’ensemble des États qui doivent se mobiliser pour mettre des bateaux sur place. De toute façon les personnes se déplacent.»
"On attend une mobilisation forte des Etats, ce sont des engagements financiers mais qui sont indispensables pour sauver les personnes", déclare Florence Rigal, présidente de l’ONG Médecins du monde
Au-delà des moyens de sauvetage, c’est l’ensemble de la politique migratoire qui semble être à repenser. Thomas Portes, député insoumis de Seine-Saint-Denis, estime, par exemple, que « la politique migratoire européenne a une logique ethnique qui est insupportable ».
Le président de SOS Méditerranée France depuis 2019, François Thomas, appelle, dans Libération, à « davantage de solidarité européenne et à la fin de la criminalisation des sauvetages en mer ». Il rappelle enfin que « les murs construits par les États européens n’empêchent pas les gens de partir » et que « le nombre de traversées depuis la Libye ou la Tunisie a quadruplé cette année par rapport à 2022 ».
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Les naufrages se suivent et se ressemblent aux portes de l’Europe. Malgré les faux-semblants, rien ne change et les pays européens continuent de vouloir garder portes closes. L’ampleur du drame survenu au large des côtes grecques dans la nuit de mardi à mercredi appelle pourtant à repenser nos politiques migratoires.
C’est l’un des pires naufrages – dont on ait connaissance – survenus dans cette zone de la Méditerranée, où depuis 2015 des milliers de personnes tentent de rallier les portes de l’Europe. Des centaines de personnes ont perdu la vie après que leur embarcation a chaviré, dans la nuit de mardi à mercredi, alors qu’elle se trouvait dans les eaux internationales, au large des côtes grecques, au sud-ouest du pays.
Selon les derniers chiffres communiqués, 104 personnes ont été secourues en mer, tandis que 78 corps sans vie ont été récupérés. Selon les rescapé·es, le bateau en bois pourrait avoir eu à son bord près de 700 personnes, dont une centaine d’enfants, laissant présager le pire quant au nombre de personnes disparues sous les eaux.
Le bateau, qui serait parti de Tobrouk en Libye le 9 juin, transportait des ressortissantes et ressortissants égyptiens, syriens et pakistanais (entre autres). « Les principales nationalités qu’on retrouve pour les départs depuis Tobrouk », relève Sara Prestianni, directrice « advocacy » au sein du réseau EuroMed Droits, qui a beaucoup travaillé sur cette route migratoire. « Autour de 13 000 personnes ont emprunté cette route depuis Tobrouk depuis le début de l’année. On y observe de plus en plus de Syriens. »
L’embarcation aurait dérivé plusieurs jours en mer, sans doute après une panne sèche ou une panne de moteur. Pour se protéger, les femmes et les enfants se trouvaient dans la cale du bateau.
Face à l’ampleur du drame, les autorités grecques ont annoncé trois jours de deuil national. Une réaction qui pourrait sembler, de loin, à la hauteur de l’événement. Mais ces effets d’annonce dits de « réaction » ne suffisent plus. Il est temps d’agir, de ne plus se contenter de compter les morts et de les regretter ensuite, comme si les politiques mises en place n’avaient pas contribué à faucher des vies dont on ne voulait pas, au prétexte que leur origine, leur couleur de peau ou leur religion ne convenaient pas.
L’exemple de l’accueil mis en place pour les ressortissant·es ukranien·nes fuyant leur pays et l’agression russe qui ravageait leur quotidien en est l’illustration.
Comment a-t-on pu, en un rien de temps, organiser l’accueil de plusieurs millions de personnes en Europe, déclenchant au passage une protection temporaire leur permettant de circuler librement et gratuitement et d’obtenir une autorisation provisoire de séjour dans les différents pays d’accueil, comme la France, mobilisés pour organiser cet accueil à l’échelle européenne ? Pourquoi une telle politique d’accueil ne pourrait-elle pas être transposée pour d’autres nationalités et d’autres profils, que l’on préfère laisser mourir en mer et sur les routes migratoires, sans trop avoir d’états d’âme ?
De l’indignation à l’indifférence générale
Difficile de ne pas se souvenir de la vive indignation qu’avait suscitée la mort du petit Alan Kurdi, dont le corps avait été retrouvé sans vie, couché face contre terre, sur une plage en Turquie en 2015. À l’époque, nombre de personnalités politiques s’étaient emparées de ce drame et avaient partagé leur émotion, à l’heure où l’Europe était confrontée à l’arrivée de nombreux Syriens et Syriennes qui fuyaient la guerre.
Début 2023, pourtant, nos révélations concernant une fillette, dont le corps a été retrouvé dans la même position qu’Alan Kurdi sur une plage de Kerkennah, une île au large de Sfax, ont davantage suscité l’indifférence générale qu’une remise en question des politiques migratoires de l’UE et des pays tiers, Libye, Tunisie, Maroc ou encore Turquie chargés de protéger ses frontières, alors qu’ils bafouent régulièrement les droits de leur propre population, et a fortiori des migrant·es.
Le 2 juin dernier, un nouveau corps d’enfant a été retrouvé par les gardes-côtes tunisiens au large de Sfax, cette fois-ci flottant dans l’eau, enveloppé dans une combinaison rose bonbon, des baskets bleues encore vissées aux pieds. Il n’aura fait l’objet que d’un tweet rédigé le lendemain par un doctorant tunisien relayant la photo de la fillette et dénonçant « l’externalisation meurtrière de la politique européenne des frontières » et la « corruption des autorités ». « Les frontières tuent », rappelle ce tweet peu partagé, qui aurait dû faire le tour du mondes. Le silence et, de nouveau, l’indifférence l’ont emporté.
Il y aurait eu tant à dire. Depuis des mois, la morgue de l’hôpital de Sfax croule sous les cadavres, lorsqu’ils ne sont pas abandonnés en mer ou sur les plages et retrouvés par des pêcheurs. Les départs depuis la Tunisie n’ont jamais atteint un tel niveau. Le pays est désormais la principale porte d’entrée pour l’Europe, brassant différents profils, à commencer par les Tunisiennes et Tunisiens eux-mêmes, mais aussi les migrants subsahariens. Les discours xénophobes et stigmatisants de Kaïs Saïed à leur égard n’ont pas permis de stopper ces flux ; au contraire, ils ont parfois poussé certains à quitter la Tunisie, autrefois terre de passage devenue, pour une partie d’entre eux, un pays de destination.
Giorgia Meloni s’en est allée négocier à coups de millions d’euros avec le chef d’État tunisien, le 6 juin, pour tarir à la source les migrations. Car les autorités enregistrent, sur les trois premiers mois de l’année 2023, une augmentation de 5 % des interceptions en mer par rapport l’an dernier. C’est sans compter les personnes ayant réussi la traversée vers Lampedusa, mais aussi les vies englouties par la Méditerranée, qualifiée dans une litanie tristement banale de « cimetière ». La mer a cela de pratique qu’elle peut « avaler » les corps et cacher au reste du monde ce qui se résume à une tuerie de masse, s’agissant de victimes dont la vie a finalement moins de valeur que d’autres.
Une « omission de secours devenue la règle »
Ce type de naufrage, dont on a connaissance et pour lequel une opération de sauvetage peut avoir lieu a posteriori, appelle une réaction politique, compte tenu du nombre de disparu·es, tout comme celui survenu en Sicile en février dernier, qui a causé la mort d’au moins 86 personnes. Durant des semaines, les corps avaient continué de s’échouer sur une plage de Calabre. Il y a quelques mois, enfin, des images effroyables de corps adultes, recrachés par la mer à la suite d’un naufrage au large de la Libye, avaient été relayées sur les réseaux sociaux, suscitant peu de réactions politiques à travers le monde.
Une énième fois, pointe Sara Prestianni, « ce naufrage au large de la Grèce démontre une absence réelle de plan et de volonté de sauvetage, avec des États qui ne prennent pas leurs responsabilités et qui interviennent après, quand c’est trop tard ». « L’omission de secours semble être devenue la règle », regrette-t-elle, rappelant que le nombre de morts en Méditerrannée est « accablant » cette année (1 166 à ce jour, contre 3 800 pour toute l’année 2022).
Cette fois, les gardes-côtes grecs ont pris soin de préciser qu’aucune des personnes à bord de l’embarcation ne disposait d’un gilet de sauvetage. Les autorités ont indiqué que le bateau serait parti depuis la Libye pour rejoindre l’Italie et qu’un avion de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, l’aurait repéré mardi après-midi. Mais, selon les autorités, les exilé·es auraient refusé « toute aide ». Frontex s’est dite « profondément émue » après l’annonce du naufrage.
Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs.
Les autorités omettent aussi de dire que la Grèce est régulièrement accusée de refouler des migrant·es en mer, pouvant ainsi leur faire craindre, derrière une aide supposée, d’être en réalité éloigné·es du territoire – une pratique illégale au regard du droit international maritime et de la Convention de Genève, qui doivent permettre à toute personne en situation de détresse d’être secourue et acheminée vers un port dit « sûr » et de pouvoir, si elle le souhaite, déposer une demande d’asile dans le pays qu’elle tentait de rallier.
En mai dernier, des révélations du New York Times ont mis en lumière cette pratique, grâce à une vidéo d’un « push-back » prise sur le fait. Mediapart avait documenté un cas semblable en 2022, qui avait provoqué la mort de deux demandeurs d’asile.
Des migrants toujours plus instrumentalisés
Malgré tous ces drames, l’Union européenne, et en particulier la France, s’entête à maintenir une politique aux effets dévastateurs, sans songer à repenser la politique européenne en matière de migrations et d’asile, pour permettre à celles et ceux qui fuient leur pays de rejoindre l’Europe en sécurité, sans mettre leur vie en péril ni aux mains de passeurs parfois peu scrupuleux. « C’est ce qui ressort de la dernière version du Pacte européen pour l’asile, appuie la représentante d’EuroMed Droits. On est toujours plus dans l’externalisation des frontières, avec la gestion de ces dernières accordée à des pays tiers. »
Tant pis si cela vient légitimer les dirigeants de régimes autoritaires sur la scène internationale. « Bien souvent, il y a une augmentation des départs, celle-ci fait monter la pression sur un pays européen, qui se retrouve obligé d’ouvrir un dialogue avec un responsable politique comme Haftar en Libye », poursuit Sara Prestianni. Nos propres dirigeants s’enfoncent de leur côté dans une surenchère politique et médiatique visant à laisser entendre que l’on accueillerait « trop » – oubliant de préciser une réalité encore trop ignorée : la majorité des déplacements de population se fait à l’intérieur d’un même pays ou d’un même continent.
Il faudrait donner la possibilité aux personnes exilées, comme s’il s’agissait de leur faire une fleur, de demander l’asile en dehors de l’Europe, depuis le pays qu’elles fuient ou les pays voisins, afin qu’elles ne rejoignent notre sol qu’une fois la protection accordée, et qu’elles ne puissent pas « profiter du système » (mais lequel ?) en restant dans le pays d’accueil en cas de rejet de leur demande. En Grèce, dans le contexte des élections législatives qui se tenaient en mai, le premier ministre Kyriákos Mitsotákis a fait de la lutte contre l’immigration un cheval de bataille, promettant l’extension du mur « antimigrants » déjà existant à la frontière terrestre séparant la Grèce de la Turquie.
En Italie, plusieurs lois sont venues concrétiser les discours politiques contre l’immigration (lire notre reportage), dont une qui contraint les ONG ayant un navire humanitaire en Méditerranée centrale, pour secourir les migrant·es en détresse, de les débarquer dans des ports parfois très éloignés, au nord du pays, les obligeant à naviguer plusieurs supplémentaires. Le décret, surnommé « Decreto Immigrazione », vise aussi à ne plus accorder de protection « spéciale » aux migrant·es n’ayant pas obtenu le statut de réfugié·e mais ayant montré suffisamment de signes d’intégration et d’insertion sociale dans le pays, tout en accélérant les expulsions en renforçant les centres dédiés dans chaque région.
En France, le débat public a été émaillé de saillies plus outrancières les unes que les autres. L’accueil de l’Ocean Viking en novembre à Toulon, le navire humanitaire de l’association SOS Méditerranée que l’Italie avait refoulé, a illustré un manque de volonté criant en matière d’accueil : la droite et l’extrême droite ont regretté le choix du ministre de l’intérieur, tandis que ce dernier a souhaité les rassurer, expliquant que les personnes n’ayant pas vocation à rester sur le territoire seraient expulsées manu militari. Ce fut le cas de Bamissa D., dont Mediapart a relaté le parcours, et qui a été renvoyé au Mali.
Depuis la rentrée dernière et l’annonce d’un nouveau projet de loi sur l’immigration, la droite et l’extrême droite, comme l’exécutif à plusieurs reprises, ont nourri l’amalgame entre étrangers et insécurité, voire délinquance. L’unique mesure présentée comme « de gauche », bien qu’elle puisse être perçue comme utilitariste, visant à régulariser des personnes en situation irrégulière lorsque ces dernières remplissent certaines conditions et travaillent dans un métier dit « en tension » (lire notre analyse), a suscité l’indignation de nombreuses personnalités politiques, qui préfèrent sans doute continuer de profiter d’une main-d’œuvre corvéable à merci, qui permet à de nombreux secteurs de tenir encore debout en France.
« Le drame qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de femmes et hommes, lors du naufrage de leur embarcation dans la mer Méditerranée, nous bouleverse. Mes pensées vont aux proches des victimes », a tweeté mercredi 14 juin Gérald Darmanin, sans énoncer la moindre piste pour sortir de cette impasse meurtrière.
Ici comme ailleurs, le naufrage au large de la Grèce vient démontrer combien les migrant·es sont et resteront instrumentalisé·es sur le plan politique, tantôt pour détourner l’attention des urgences qui secouent un pays – chômage, pauvreté, inflation, inégalités sociales –, tantôt pour trouver une monnaie d’échange avec des pays européens qui préfèrent garder leurs portes fermées et sont prêts à débourser gros pour que d’autres endossent le rôle de vigie.
publié le 13 juin 2023
Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr
L’Italie et l’UE veulent imposer à Tunis la régulation des flux migratoires à partir de son territoire en échange de subsides. Un point d’achoppement : la suppression des subventions aux denrées essentielles et la privatisation d’entreprises publiques.
Ballet diplomatique inédit au palais de Carthage dans le contexte d’une crise économique que traverse la Tunisie. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, étaient en visite à Tunis, dimanche 11 juin, accompagnés de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui se déplaçait pour la deuxième fois en cinq jours.
La rencontre avec le chef de l’État Kaïs Saïed était placée sous le signe d’un «partenariat renforcé» assorti de promesses d’aides. Le pays est en effet asphyxié par une dette colossale à hauteur de 80 % de son PIB. Il ne peut plus faire face aux importations, dont il reste fortement dépendant, la population supporte des pénuries récurrentes de denrées essentielles, la farine, le sucre, le riz…
« Diktats étrangers »
«Il est de notre intérêt commun de renforcer notre relation et d’investir dans la stabilité et la prospérité (de la Tunisie), c’est pour cela que nous sommes là», a assuré Ursula von der Leyen. Elle a évoqué la perspective d’une «assistance macrofinancière qui pourrait atteindre 900 millions d’euros» et pas seulement. Bruxelles «pourrait fournir une aide supplémentaire de 150 millions d’euros à injecter dès maintenant dans le budget» tunisien, a ajouté la présidente de la Commission.
Ces promesses de coup de pouce de l’UE à un pays maghrébin enlisé dans des difficultés économiques ont toutefois des objectifs bien précis. Il s’agit avant tout d’accroître la pression sur le président Saïed afin qu’il cède aux exigences du FMI dans les négociations en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,75 milliard d’euros).
Le chef de l’État a jusque-là qualifié de «diktats étrangers» les conditions imposées de privatisation d’entreprises publiques et de suppression des subventions aux produits de première nécessité.
Un «marchandage» dénoncé par la société civile tunisienne
La question migratoire constitue l’autre enjeu. Première concernée, l’Italie est à la manœuvre pour imposer à Tunis, en contrepartie des aides, l’application du nouveau pacte de l’UE qui prévoit de refouler vers son territoire les migrants qui, ont seulement transité. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, 51 215 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, soit une hausse de 154 % en un an, dont 26 000 venus de Tunisie.
La partie n’est pas gagnée pour autant. «Nous refusons que notre pays soit réduit au rôle de simple gendarme», a affirmé le président Saïed samedi à Sfax, deuxième ville du pays. La société civile tunisienne, quant à elle, ne reste pas silencieuse face à ce qu’elle qualifie de «marchandages».
«L’objectif du gouvernement italien vise à faire de la Tunisie la gardienne de ses frontières, notamment pour les opérations d’interception des bateaux dans les eaux territoriales et leur transfert en Tunisie, et à favoriser une stabilisation superficielle du pays pour éviter que de plus en plus de Tunisien·nes ne le quittent» dénonce le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui réunit de nombreuses ONG.
Les visiteurs européens ont pris soin de fermer les yeux sur le climat répressif d’un autre temps entretenu par l’autocrate Kaïs Saïed. Les arrestations arbitraires de syndicalistes, d’opposants, de journalistes, de militants associatifs se multiplient.
publié le 28 mai 2023
Par Roger Martelli sur www.regazrds.fr
L’historien Roger Martelli déconstruit le projet des LR sur la question migratoire. Et rappelle les arguments pour que la gauche ne lâche pas le combat.
« Le parti Les Républicains montre les muscles sur l’immigration », nous dit Le Monde. L’organisation affaiblie veut faire monter les enchères face à une macronie aux abois. Elle pense concurrencer le Rassemblement National en faisant un copier-coller de ses idées. Ce faisant, elle ment aux Français et fait le lit de Marine Le Pen.
Les Républicains envisagent de déposer deux lois au Sénat, une ordinaire, l’autre constitutionnelle. La loi ordinaire vise à durcir la législation existante, en criminalisant un peu plus l’immigration illégale, en pénalisant le regroupement familial, en limitant l’immigration étudiante et en conditionnant l’aide au développement à l’organisation du retour des illégaux. Quant à la loi constitutionnelle, elle légitime le primat du droit français sur le droit international, veut rendre possible un référendum sur l’immigration et permettre au Parlement de fixer des quotas. Le parti se veut dans la continuité de la philosophie sarkozyste ; elle légitime un peu plus le fonds de commerce de l’extrême droite.
La droite des fake news
Un tout récent sondage d’Elabe suggère que la moitié des personnes interrogées surestiment le poids de l’immigration dans la population française. Alors que la part des immigrés oscille – selon les modes de calcul – entre un peu plus de 10 % et moins de 12 %, 39 % la situent au-delà de 20 %, dont 15 % au-delà de 40 % ! Les fake news à la Donald Trump sont devenus un outil politique universel pour orienter l’opinion. Pourquoi la France y échapperait-elle ? Dans l’arsenal idéologique de la droite française, on ne trouve qu’un seul fait avéré : l’immigration en France est un phénomène croissant. Pour le reste, tout est faux [1] :
La France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe : en vingt ans, le nombre d’immigrés a augmenté de 62 % dans le monde, de 58 % en Europe occidentale et de 36 % en France ;
Dans les dernières années, la France n’a pas été le pays européen qui a le plus contribué à l’accueil des réfugiés, ni ceux du Moyen-Orient, ni ceux de la guerre en Ukraine. Compte tenu de sa population et de sa richesse, elle est loin de la « France généreuse » qui est théoriquement sa marque de fabrique ;
La France n’accueille pas toute la misère du monde. À l’échelle mondiale, les plus pauvres qui se déplacent vont vers les pays les plus pauvres et non pas vers les riches. Alors que les déplacements liés aux guerres et aux désastres climatiques explosent à l’échelle mondiale, les catégories qui contribuent le plus à l’augmentation française des titres de séjour sont les étudiants internationaux, les travailleurs qualifiés et les réfugiés connus et régularisés.
Il n’y a aucun risque de « grand remplacement ». Seuls 5 % des adultes ont quatre grands parents nés étrangers à l’étranger. Pour les 25 à 28 % qui ont entre un et trois grands-parents dans ce cas, la réalité est donc celle des unions mixtes, Cela confirme que nous restons dans la logique de ce métissage qui est en France la base de constitution du peuple et de la nation.
Les dangereux miroirs aux alouettes
La droite dans toutes ses composantes n’a que faire de la réalité, celle que révèlent inlassablement des études et enquêtes, tout aussi inlassablement renvoyées au « laxisme », à « l’angélisme » et au « politiquement correct ». Une seule chose lui importe : faire l’amalgame entre la croissance de l’immigration, l’inquiétude devant les violences internes et externes, le fantasme de l’islamisation et l’obsession de la « perte de l’identité ».
La droite classique vit dans la conviction qu’elle va casser la dynamique du Rassemblement national en se plaçant ouvertement sur son terrain et en n’hésitant pas à user des mêmes mots. Sarkozy n’avait-il pas laminé le « vieux » Jean-Marie Le Pen en 2007, en déployant son libéral-populisme « décomplexé », autoritaire et cocardier ? Force est alors de constater que, une fois élu, il a voulu pousser plus avant sa logique en lançant une grande campagne sur « l’identité française ». Son projet a fait long feu. En 2012, il a perdu, la gauche a gagné dans sa variante droitière et Marine Le Pen – qui a compris qu’il fallait changer pour continuer – a amorcé la dynamique que l’on connaît.
L’exécutif choisit la voie cynique. Le marché libre régule et l’État corrige, au double sens de la correction : la compensation à la marge et la répression. Aux Républicains qui proposent de s’abstraire de la loi européenne pour limiter de façon drastique l’immigration, la majorité macroniste s’insurge en lui reprochant de proposer un nouveau Brexit sans le dire. Elle a raison de dire que les clins d’œil au souverainisme sont un trompe-l’œil et une impasse. Elle a raison d’affirmer que le retour à la situation européenne d’avant 1958 serait un régression historique. Mais elle a tort de ne rien dire d’une politique des la frontière européenne qui vise à restreindre au maximum l’arrivée en Europe des flux de la détresse, à confier à des États, souvent douteux, la sélection des immigrés « recevables » (le système des hot-spots) et de sous-traiter le contrôle policier à une institution – l’agence Frontex – plus que critiquable dans ses données de référence comme dans ses méthodes. Vouloir défendre la réalité d’une Europe au-dessus des nations séparées est un chose ; la maintenir en l’état, y compris que le dossier migratoire, est une faute.
Dans les colonnes de Libération, le président Renaissance de la commission des affaires européennes de l’Assemblée, Pieyre-Alexandre Anglade, explique que l’objectif de la majorité est de soutenir une politique qui vise à « mieux contrôler les flux migratoires, expulser ceux qui n’ont rien à faire sur le territoire national, régulariser ceux qui contribuent à la vie de la Nation ». Les Républicains se coulent dans la logique de l’extrême droite, en espérant tarir les flux qui se portent vers le parti de Marine Le Pen. La majorité présidentielle accepte avec la droite la logique de la restriction des flux migratoires en en proposant une gestion « adoucie ». A l’arrivée, les uns et les autres entérinent la légitimité du projet de l’extrême droite et ne font que nourrir l’idée, attestée par les sondages, que Marine Le Pen est la mieux placée pour limiter le spectre du « grand remplacement ».
Il ne sert à rien de nier que, pour l’instant, l’extrême droite a gagné la bataille des idées sur le terrain de l’immigration. Elle a pu le faire parce que la droite a capitulé, notamment depuis le grand débat sarkozien sur « l’identité nationale ». Et on n’aura pas ici le mauvais esprit de rappeler que, trop longtemps, une partie de la gauche a eu des complaisances, avec l’idée que la souveraineté nationale était menacée, que la libre circulation était une idée libérale et que la frontière était une protection absolue.
L’honneur de la gauche
La gauche ne peut en aucun cas admettre les tenants et les aboutissants du projet et du discours de l’extrême droite. Que la droite et la macronie les entérinent, en en proposant une version théoriquement moins brutale, est une chose. La gauche, elle, doit tourner le dos définitivement aux demi-mesures, au « la droite pose de bonnes questions, mais offre de mauvaises réponses » ou au « « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le discours franc sur la réalité des faits et le respect absolu des valeurs désignent la seule voie juste et réaliste.
Le débat qui oppose la frontière-muraille et le no border n’est pas de saison. La frontière est une construction artificielle, mais elle est une réalité, la délimitation légale d’un espace de souveraineté, à l’intérieur duquel un État limité et contrôlé a un droit de régulation et où des individus ont des droits inaliénables, indépendamment de leur nationalité. Au-delà, l’image de la frontière infranchissable est un illusion. Au mieux, la frontière-muraille est une ligne Maginot : on sait quelle fut son efficacité en mai-juin 1940 !
Dans la pratique, la frontière n’est rien d’autre qu’une fabrique à produire du clandestin. Juridiquement, la clandestinité est l’espace par excellence du non-droit. Sur le marché du travail, elle produit donc des travailleurs sans droits. Au fond, ce qui tire vers le bas la masse salariale, ce n’est pas tant l’immigré que le clandestin sans droits. À l’échelle planétaire, où règne la concurrence « libre et non faussée », ce ne sont pas les mouvements migratoires qui augmentent la rentabilité du capital en baissant la valeur globale de la force de travail. C’est au contraire le maintien sur place d’une population à faible revenus, dont la mondialisation telle qu’elle est fait une armée de réserve, souvent qualifiée mais de faible coût. Ce faisant, l’insertion du clandestin par la régularisation et l’accès au droit est la meilleure façon de travailler à tirer vers le haut la condition salariale en général et pas seulement celle des immigrés.
En vingt ans, la part des immigrés dans le monde a augmenté de près des deux tiers. Le mouvement ne se tarira pas dans les décennies à venir. Même si de nombreux pays du Sud connaîtront un développement plus ou moins soutenu, à l’instar de la Chine ou de l’Inde, cela n’empêchera pas que les dérèglements climatiques et les guerres augmenteront la part des réfugiés. Cela n’empêchera pas que, partout, pays plus ou moins riches ou plus ou moins pauvres, une part de la population la moins démunie ira chercher une vie meilleure dans les pays les plus riches, tandis qu’une part des plus démunis chercheront la survie dans des pays un peu moins pauvres. Quand on sait que l’essentiel des déplacements des pauvres se font aujourd’hui vers le Sud, est-ce l’intérêt bien compris des pays du Nord que d’aggraver un peu plus les difficultés de ceux qui les cumulent déjà ? Au-delà même de la pourtant nécessaire morale, n’est-ce pas courir le risque d’un accroissement des inégalités, du ressentiment et, partant, de la violence et de l’instabilité mondiale ?
Si la migration est un fait inéluctable : s’en protéger est au mieux un illusion, au pire un facteur de régression matérielle, morale et politique. Il n’y a pas d’autre solution que de s’y adapter. Et pour s’adapter en évitant le pire (le repliement sur soi excluant et cloisonnant), la seule option est le partage de la souveraineté sur la base de l’affirmation du droit et de la citoyenneté, le partage et la préservation des ressources en mettant en valeur les biens communs, l’affirmation d’une universalité qui ne s’accommoderait plus ni de l’uniformité, ni de l’hégémonie, ni du repli sur soi de communautés obstinément fermées.
Dans tous les cas, l’obsession de la protection et le fantasme de la clôture sont des carburants pour une aggravation des frustrations, des inquiétudes et du ressentiment généralisé. Dans un monde de plus en plus instable, la « souveraineté historique » sera un bien piètre rempart et la « continuité nationale » de la France un formidable miroir aux alouettes. Sous pression de l’extrême droite, la droite dite de gouvernement et la macronie s’apprêtent à intérioriser un recul de civilisation. La gauche doit donc relever le gant. Convenons que, si la tâche n’est pas insurmontable, elle est aujourd’hui redoutable.
[1] On ne peut, sur ce point, que conseiller la lecture du nouvel essai de François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023
publié le 26 mai 2023
Andrea de Georgio sur https://afriquexxi.info/
Enquête · Tout semblait devoir aller très vite : début 2022, l’Union européenne propose de déployer sa force anti-migration Frontex sur les côtes sénégalaises, et le président Macky Sall y semble favorable. Mais c’était compter sans l’opposition de la société civile, qui refuse de voir le Sénégal ériger des murs à la place de l’Europe.
Cette enquête a été réalisée en collaboration avec les journalistes Abdoulaye Mballo et Philippe Davy Koutiangba dans le cadre du projet « Nouvelles Perspectives », financé par le Fonds Asile, Migration et Intégration (Fami) de l’Union européenne.
Agents armés, navires, drones et systèmes de sécurité sophistiqués : Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes créée en 2004, a sorti le grand jeu pour dissuader les Africains de prendre la direction des îles Canaries – et donc de l’Europe –, l’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde. Cet arsenal, auquel s’ajoutent des programmes de formation de la police aux frontières, est la pierre angulaire de la proposition faite début 2022 par le Conseil de l’Europe au Sénégal. Finalement, Dakar a refusé de la signer sous la pression de la société civile, même si les négociations ne sont pas closes. Dans un climat politique incandescent à l’approche de l’élection présidentielle de 2024, le président sénégalais, Macky Sall, soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat, a préféré prendre son temps et a fini par revenir sur sa position initiale, qui semblait ouverte à cette collaboration. Dans le même temps, la Mauritanie voisine, elle, a entamé des négociations avec Bruxelles.
L’histoire débute le 11 février 2022 : lors d’une conférence de presse à Dakar, la commissaire aux Affaires intérieures du Conseil de l’Europe, Ylva Johansson, officialise la proposition européenne de déployer Frontex sur les côtes sénégalaises. « C’est mon offre et j’espère que le gouvernement sénégalais sera intéressé par cette opportunité unique », indique-t-elle. En cas d’accord, elle annonce que l’agence européenne sera déployée dans le pays au plus tard au cours de l’été 2022. Dans les jours qui ont suivi l’annonce de Mme Johansson, plusieurs associations de la société civile sénégalaise ont organisé des manifestations et des sit-in à Dakar contre la signature de cet accord, jugé contraire aux intérêts nationaux et régionaux.
Une frontière déplacée vers la côte sénégalaise
« Il s’agit d’un dispositif policier très coûteux qui ne permet pas de résoudre les problèmes d’immigration tant en Afrique qu’en Europe. C’est pourquoi il est impopulaire en Afrique. Frontex participe, avec des moyens militaires, à l’édification de murs chez nous, en déplaçant la frontière européenne vers la côte sénégalaise. C’est inacceptable, dénonce Seydi Gassama, le directeur exécutif d’Amnesty International au Sénégal. L’UE exerce une forte pression sur les États africains. Une grande partie de l’aide européenne au développement est désormais conditionnée à la lutte contre la migration irrégulière. Les États africains doivent pouvoir jouer un rôle actif dans ce jeu, ils ne doivent pas accepter ce qu’on leur impose, c’est-à-dire des politiques contraires aux intérêts de leurs propres communautés. » Le défenseur des droits humains rappelle que les transferts de fonds des migrants pèsent très lourd dans l’économie du pays : selon les chiffres de la Banque mondiale, ils ont atteint 2,66 milliards de dollars (2,47 milliards d’euros) au Sénégal en 2021, soit 9,6 % du PIB (presque le double du total de l’aide internationale au développement allouée au pays, de l’ordre de 1,38 milliard de dollars en 2021). « Aujourd’hui, en visitant la plupart des villages sénégalais, que ce soit dans la région de Fouta, au Sénégal oriental ou en Haute-Casamance, il est clair que tout ce qui fonctionne – hôpitaux, dispensaires, routes, écoles – a été construit grâce aux envois de fonds des émigrés », souligne M. Gassama.
« Quitter son lieu de naissance pour aller vivre dans un autre pays est un droit humain fondamental, consacré par l’article 13 de la Convention de Genève de 1951, poursuit-il. Les sociétés capitalistes comme celles de l’Union européenne ne peuvent pas dire aux pays africains : “Vous devez accepter la libre circulation des capitaux et des services, alors que nous n’acceptons pas la libre circulation des travailleurs”. » Selon lui, « l’Europe devrait garantir des routes migratoires régulières, quasi inexistantes aujourd’hui, et s’attaquer simultanément aux racines profondes de l’exclusion, de la pauvreté, de la crise démocratique et de l’instabilité dans les pays d’Afrique de l’Ouest afin d’offrir aux jeunes des perspectives alternatives à l’émigration et au recrutement dans les rangs des groupes djihadistes ».
Depuis le siège du Forum social sénégalais (FSS), à Dakar, Mamadou Mignane Diouf abonde : « L’UE a un comportement inhumain, intellectuellement et diplomatiquement malhonnête. » Le coordinateur du FSS cite le cas récent de l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre, qui contraste avec les naufrages incessants en Méditerranée et dans l’océan Atlantique, et avec la fermeture des ports italiens aux bateaux des ONG internationales engagées dans des opérations de recherche et de sauvetage des migrants. « Quel est ce monde dans lequel les droits de l’homme ne sont accordés qu’à certaines personnes en fonction de leur origine ?, se désole-t-il. À chaque réunion internationale sur la migration, nous répétons aux dirigeants européens que s’ils investissaient un tiers de ce qu’ils allouent à Frontex dans des politiques de développement local transparentes, les jeunes Africains ne seraient plus contraints de partir. » Le budget total alloué à Frontex, en constante augmentation depuis 2016, a dépassé les 754 millions d’euros en 2022, contre 535 millions l’année précédente.
Une des routes migratoires les plus meurtrières
Boubacar Seye, directeur de l’ONG Horizon sans Frontières, parle de son côté d’une « gestion catastrophique et inhumaine des frontières et des phénomènes migratoires ». Selon les estimations de l’ONG espagnole Caminando Fronteras, engagée dans la surveillance quotidienne de ce qu’elle appelle la « nécro-frontière ouest-euro-africaine », entre 2018 et 2022, 7 865 personnes originaires de 31 pays différents, dont 1 273 femmes et 383 enfants, auraient trouvé la mort en tentant de rejoindre les côtes espagnoles des Canaries à bord de pirogues en bois et de canots pneumatiques cabossés – soit une moyenne de 6 victimes chaque jour. Il s’agit de l’une des routes migratoires les plus dangereuses et les plus meurtrières au monde, avec le triste record, ces cinq dernières années, d’au moins 250 bateaux qui auraient coulé avec leurs passagers à bord. Le dernier naufrage connu a eu lieu le 2 octobre 2022. Selon le récit d’un jeune Ivoirien de 27 ans, seul survivant, le bateau a coulé après neuf jours de mer, emportant avec lui 33 vies.
Selon les chiffres fournis par le ministère espagnol de l’Intérieur, environ 15 000 personnes sont arrivées aux îles Canaries en 2022 – un chiffre en baisse par rapport à 2021 (21 000) et 2020 (23 000). Et pour cause : la Guardia Civil espagnole a déployé des navires et des hélicoptères sur les côtes du Sénégal et de la Mauritanie, dans le cadre de l’opération « Hera » mise en place dès 2006 (l’année de la « crise des pirogues ») grâce à des accords de coopération militaire avec les deux pays africains, et en coordination avec Frontex.
« Les frontières de l’Europe sont devenues des lieux de souffrance, des cimetières, au lieu d’être des entrelacs de communication et de partage, dénonce Boubacar Seye, qui a obtenu la nationalité espagnole. L’Europe se barricade derrière des frontières juridiques, politiques et physiques. Aujourd’hui, les frontières sont équipées de moyens de surveillance très avancés. Mais, malgré tout, les naufrages et les massacres d’innocents continuent. Il y a manifestement un problème. » Une question surtout le hante : « Combien d’argent a-t-on injecté dans la lutte contre la migration irrégulière en Afrique au fil des ans ? Il n’y a jamais eu d’évaluation. Demander publiquement un audit transparent, en tant que citoyen européen et chercheur, m’a coûté la prison. » L’activiste a été détenu pendant une vingtaine de jours en janvier 2021 au Sénégal pour avoir osé demander des comptes sur l’utilisation des fonds européens. De la fenêtre de son bureau, à Dakar, il regarde l’océan et s’alarme : « L’ère post-Covid et post-guerre en Ukraine va générer encore plus de tensions géopolitiques liées aux migrations. »
Un outil policier contesté à gauche
Bruxelles, novembre 2022. Nous rencontrons des professeurs, des experts des questions migratoires et des militants belges qui dénoncent l’approche néocoloniale des politiques migratoires de l’Union européenne (UE). Il est en revanche plus difficile d’échanger quelques mots avec les députés européens, occupés à courir d’une aile à l’autre du Parlement européen, où l’on n’entre que sur invitation. Quelques heures avant la fin de notre mission, nous parvenons toutefois à rencontrer Amandine Bach, conseillère politique sur les questions migratoires pour le groupe parlementaire de gauche The Left. « Nous sommes le seul parti qui s’oppose systématiquement à Frontex en tant qu’outil policier pour gérer et contenir les flux migratoires vers l’UE », affirme-t-elle.
Mme Bach souligne la différence entre « statut agreement » (accord sur le statut) et « working arrangement » (arrangement de travail) : « Il ne s’agit pas d’une simple question juridique. Le premier, c’est-à-dire celui initialement proposé au Sénégal, est un accord formel qui permet à Frontex un déploiement pleinement opérationnel. Il est négocié par le Conseil de l’Europe, puis soumis au vote du Parlement européen, qui ne peut que le ratifier ou non, sans possibilité de proposer des amendements. Le second, en revanche, est plus symbolique qu’opérationnel et offre un cadre juridique plus simple. Il n’est pas discuté par le Parlement et n’implique pas le déploiement d’agents et de moyens, mais il réglemente la coopération et l’échange d’informations entre l’agence européenne et les États tiers. » Autre différence substantielle : seul l’accord sur le statut peut donner – en fonction de ce qui a été négocié entre les parties – une immunité partielle ou totale aux agents de Frontex sur le sol non européen. L’agence dispose actuellement de tels accords dans les Balkans, avec des déploiements en Serbie et en Albanie (d’autres accords seront bientôt opérationnels en Macédoine du Nord et peut-être en Bosnie, pays avec lequel des négociations sont en cours).
Cornelia Ernst (du groupe parlementaire The Left), la rapporteuse de l’accord entre Frontex et le Sénégal nommée en décembre 2022, va droit au but : « Je suis sceptique, j’ai beaucoup de doutes sur ce type d’accord. La Commission européenne ne discute pas seulement avec le Sénégal, mais aussi avec la Mauritanie et d’autres pays africains. Le Sénégal est un pays de transit pour les réfugiés de toute l’Afrique de l’Ouest, et l’UE lui offre donc de l’argent dans l’espoir qu’il accepte d’arrêter les réfugiés. Nous pensons que cela met en danger la liberté de circulation et d’autres droits sociaux fondamentaux des personnes, ainsi que le développement des pays concernés, comme cela s’est déjà produit au Soudan. » Et d’ajouter : « J’ai entendu dire que le Sénégal n’est pas intéressé pour le moment par un “statut agreement”, mais n’est pas fermé à un “working arrangement” avec Frontex, contrairement à la Mauritanie, qui négocie un accord substantiel qui devrait prévoir un déploiement de Frontex. »
Selon Mme Ernst, la stratégie de Frontex consiste à envoyer des agents, des armes, des véhicules, des drones, des bateaux et des équipements de surveillance sophistiqués, tels que des caméras thermiques, et à fournir une formation aux gardes-frontières locaux. C’est ainsi qu’ils entendent « protéger » l’Europe en empêchant les réfugiés de poursuivre leur voyage. La question est de savoir ce qu’il adviendra de ces réfugiés bloqués au Sénégal ou en Mauritanie en cas d’accord.
Des rapports accablants
Principal outil de dissuasion développé par l’UE en réponse à la « crise migratoire » de 2015-2016, Frontex a bénéficié en 2019 d’un renforcement substantiel de son mandat, avec le déploiement de 10 000 gardes-frontières prévu d’ici à 2027 (ils sont environ 1 500 aujourd’hui) et des pouvoirs accrus en matière de coopération avec les pays non européens, y compris ceux qui ne sont pas limitrophes de l’UE. Mais les résultats son maigres. Un rapport de la Cour des comptes européenne d’août 2021 souligne « l’inefficacité de Frontex dans la lutte contre l’immigration irrégulière et la criminalité transfrontalière ». Un autre rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf), publié en mars 2022, a quant à lui révélé des responsabilités directes et indirectes dans des « actes de mauvaise conduite » à l’encontre des exilés, allant du harcèlement aux violations des droits fondamentaux en Grèce, en passant par le refoulement illégal de migrants dans le cadre d’opérations de rapatriement en Hongrie.
Ces rapports pointent du doigt les plus hautes sphères de Frontex, tout comme le Frontex Scrutiny Working Group (FSWG), une commission d’enquête créée en février 2021 par le Parlement européen dans le but de « contrôler en permanence tous les aspects du fonctionnement de Frontex, y compris le renforcement de son rôle et de ses ressources pour la gestion intégrée des frontières et l’application correcte du droit communautaire ». Ces révélations ont conduit, en mars 2021, à la décision du Parlement européen de suspendre temporairement l’extension du budget de Frontex et, en mai 2022, à la démission de Fabrice Leggeri, qui était à la tête de l’agence depuis 2015.
Un tabou à Dakar
« Actuellement aucun cadre juridique n’a été défini avec un État africain », affirme Frontex. Si dans un premier temps l’agence nous a indiqué que les discussions avec le Sénégal étaient en cours – « tant que les négociations sur l’accord de statut sont en cours, nous ne pouvons pas les commenter » (19 janvier 2023) –, elle a rétropédalé quelques jours plus tard en précisant que « si les négociations de la Commission européenne avec le Sénégal sur un accord de statut n’ont pas encore commencé, Frontex est au courant des négociations en cours entre la Commission européenne et la Mauritanie » (1er février 2023).
Interrogé sur les négociations avec le Sénégal, la chargée de communication de Frontex, Paulina Bakula, nous a envoyé par courriel la réponse suivant : « Nous entretenons une relation de coopération étroite avec les autorités sénégalaises chargées de la gestion des frontières et de la lutte contre la criminalité transfrontalière, en particulier avec la Direction générale de la police nationale, mais aussi avec la gendarmerie, l’armée de l’air et la marine. » En effet, la coopération avec le Sénégal a été renforcée avec la mise en place d’un officier de liaison Frontex à Dakar en janvier 2020. « Compte tenu de la pression continue sur la route Canaries-océan Atlantique, poursuit Paulina Bakula, le Sénégal reste l’un des pays prioritaires pour la coopération opérationnelle de Frontex en Afrique de l’Ouest. Cependant, en l’absence d’un cadre juridique pour la coopération avec le Sénégal, l’agence a actuellement des possibilités très limitées de fournir un soutien opérationnel. »
Interpellée sur la question des droits de l’homme en cas de déploiement opérationnel en Afrique de l’Ouest, Paulina Bakula écrit : « Si l’UE conclut de tels accords avec des partenaires africains à l’avenir, il incombera à Frontex de veiller à ce qu’ils soient mis en œuvre dans le plein respect des droits fondamentaux et que des garanties efficaces soient mises en place pendant les activités opérationnelles. »
Malgré des demandes d’entretien répétées durant huit mois, formalisées à la fois par courriel et par courrier, aucune autorité sénégalaise n’a accepté de répondre à nos questions. « Le gouvernement est conscient de la sensibilité du sujet pour l’opinion publique nationale et régionale, c’est pourquoi il ne veut pas en parler. Et il ne le fera probablement pas avant les élections présidentielles de 2024 », confie, sous le couvert de l’anonymat, un homme politique sénégalais. Il constate que la question migratoire est devenue, ces dernières années, autant un ciment pour la société civile qu’un tabou pour la classe politique ouest-africaine.
publié le 27 avril 2023
Appel et pétition dont la LDH est signataire sur https://www.ldh-france.org
L’examen de la loi asile et immigration au Sénat, qui devait débuter le 28 mars, a été reporté par le gouvernement.Ce projet de loi était unanimement contesté par les parlementaires de gauche et de droite, dénoncé par les associations, la Défenseure des droits et la communauté scientifique. L’annonce du découpage en plusieurs textes du projet de loi fait déjà l’objet d’une forte opposition. Dans un climat de forte contestation sur les retraites, nous citoyens, chercheurs, personnalités, associations appelons le Chef de l’Etat à saisir la chance d’un débat apaisé. Demandons à Emmanuel Macron la tenue d’une convention citoyenne sur la migration.
Campagne “Pour un débat apaisé”
3 citoyens lancent en janvier 2023 la campagne “Pour un débat apaisé”, portée par l’association “Pour une Convention citoyenne sur la migration”. Cette campagne est soutenue par plus de 70 organisations, 300 scientifiques et des dizaines de personnalités pour demander à Emmanuel Macron l’organisation d’une Convention citoyenne sur la migration. Ensemble ils soutiennent l’appel de Lauren 25 ans et Antonin 81 ans lancé sur change.org. Les retours sont extrêmement positifs : ce projet peut voir le jour en 2023. Il ne manque qu’une chose pour réussir : la mobilisation citoyenne !
Pourquoi une convention citoyenne ?
Une convention citoyenne permet à des citoyens tirés au sort de se rencontrer, d’apprendre des consensus de la recherche scientifique, d’entendre différents points de vue, et de faire ensuite des propositions de politiques publiques. Le tout dans un cadre apaisé, loin des plateaux télé. Ce dispositif démocratique a été testé une première fois en France sur le sujet du climat en 2019. En ce moment même, 150 citoyennes et citoyens se penchent sur la question de “la fin de vie”. Sur un sujet de société aussi important que la migration, nous avons la conviction qu’une Convention citoyenne est le meilleur moyen d’apaiser le débat public, et dessiner des propositions consensuelles, bénéfiques à toutes et tous.
signer l’Appel pour l’organisation d’une Convention Citoyenne sur la migration
80% des Français pensent que l’immigration est un sujet dont on ne peut pas parler sereinement. De fait, en famille, entre amis, sur les plateaux de télévision et même à l’Assemblée Nationale, dès qu’on aborde le sujet ce sont invectives, vociférations, postures irréconciliables qui s’affrontent.
Je m’appelle Vanessa, j’ai 36 ans, je suis restauratrice.
En 2016 ma vie bascule lorsque je croise la route d’un couple de réfugiés syriens contraints à la mendicité pour nourrir leurs enfants. Mon histoire familiale se rappelle alors à moi : mes grand-parents, fuyant les persécutions en Pologne avant de trouver refuge en France, mon père qui a passé ses premières années d’enfance en camp de réfugiés, resté apatride jusqu’à sa majorité…
Je fonde alors l’association Le RECHO et pars sur les routes de France cuisiner avec et pour les réfugiés. Nous avons partagé des dizaines de milliers de repas. Nous avons provoqué des milliers de rencontres entre Français et personnes exilées. Ce qui m’a le plus frappée c’est l’image d’une France bienveillante, solidaire, parfois inquiète mais malgré tout accueillante, c’est l’idée que la migration, les gens avaient besoin d’en parler
En décembre dernier, avec d’autres citoyens engagés, j’ai lancé la campagne Pour un débat apaisé, un appel au Président de la République à montrer un signal fort de sa volonté d’apaisement, de concertation, d’écoute sur un sujet qui divise profondément les français.
Avec cette pétition, je demande à Emmanuel Macron de tenir, dès 2023, une Convention Citoyenne sur la Migration.
Une convention citoyenne pour permettre un débat apaisé sur un sujet au cœur de notre société.
L’examen d’une nouvelle loi asile et immigration devrait intervenir au Parlement sous peu. Pour différentes raisons, ce projet de loi est unanimement contesté par les parlementaires de gauche et de droite, dénoncé par les associations, la Défenseure des droits et la communauté scientifique. Il laisse penser qu’il suffirait d’une loi de plus – la 22e en 30 ans – pour régler la question. C’est illusoire !
La migration mérite un débat citoyen apaisé, éclairé par des experts : une convention citoyenne.
Une convention citoyenne permet à des citoyens tirés au sort de se mettre autour de la table, d’auditionner les experts, chercheurs, les politiques de tous bords, d’entendre différents points de vue, et de faire ensuite des propositions de politiques publiques. Le tout dans un cadre apaisé, loin des plateaux télé. Une convention citoyenne sur la migration sera une chance unique pour nous, citoyennes et citoyens, de débattre et construire une vision commune, apaisée, efficace et juste sur la question de la migration.
Pour cela nous avons besoin de vous: signez et partagez le plus largement possible cet appel, pour demander à Emmanuel Macron de tenir une convention citoyenne sur la migration dès 2023.
Signer l'appel https://www.change.org/p/immigration-donnons-la-parole-aux-citoyens-pour-un-d%C3%A9bat-apais%C3%A9-demandons-%C3%A0-e-macron-l-organisation-d-une-conventioncitoyenne-rejoignez-notre-appel
La campagne Pour un débat apaisé appelant à la convention citoyenne sur la migration est soutenue par plus de 80 associations, 70 personnalités et 400 chercheurs. Toutes les infos: https://pourundebatapaise.com/
publié le 18 avril 2023
Communiqué commun LDH, Cimade, Saf, Gisti, ADDE, Secours Catholique-Caritas France sur https://www.ldh-france.org
Il a fallu attendre dix mois pour que le gouvernement se décide à tenir compte de la décision du Conseil d’Etat demandant de prévoir des modalités de substitution au téléservice ANEF. La nouvelle réglementation issue du décret du 22 mars 2023 reste toutefois encore ineffective, faute d’arrêté précisant le dispositif. Sur le terrain, les préfectures ne respectent toujours pas les obligations imposées par la jurisprudence.
Le 3 juin 2022, le Conseil d’Etat, saisi par nos organisations, annulait partiellement le décret du 24 mars 2021 rendant obligatoire le dépôt dématérialisé des demandes concernant certains titres de séjour dont la liste s’allonge progressivement. La Haute juridiction reprochait au ministère de l’intérieur de ne pas avoir prévu de modalité de substitution au téléservice (dénommé ANEF pour Administration numérique des étrangers en France) afin de permettre l’enregistrement des demandes en cas de dysfonctionnement de la procédure dématérialisée. Dans cette même décision, le Conseil d’Etat censurait également partiellement un arrêté pris en application du décret, au motif qu’il ne détaillait pas les modalités de l’accueil et de l’accompagnement devant être offert, y compris physiquement, aux personnes accomplissant leur démarche numérisée.
Le Conseil d’Etat consacrait ainsi deux obligations pour les pouvoirs publics : proposer un accueil et un accompagnement aux personnes en difficulté avec les démarches numérisées ; prévoir une modalité de substitution pour enregistrer les demandes en cas de bug du téléservice.
Le 23 mars 2023, soit avec dix mois de retard, le ministère a enfin publié le décret n°2023-191 du 22 mars 2023. Il prévoit qu’une « solution de substitution prenant la forme d’un accueil physique permettant l’enregistrement de la demande » doit être mise en place pour les personnes qui, malgré l’accompagnement proposé par l’administration, « se trouve[nt] dans l’impossibilité constatée d’utiliser le téléservice pour des raisons tenant à la conception ou au mode de fonctionnement de celui- ci ». Mais la mise en conformité de la réglementation avec la jurisprudence n’est pas achevée : le décret renvoie à un arrêté pour fixer « les conditions de recours et modalités de mise en œuvre de la solution de substitution », ainsi que « les modalités de l’accueil et de l’accompagnement » devant être offert aux usagers depuis la création du téléservice ANEF. Cet arrêté n’est toujours pas publié à ce jour, alors que le ministère de l’intérieur a entre-temps, à compter du 5 avril 2023, ajouté à la liste des procédures totalement dématérialisées les demandes déposées par les membres de famille de personnes françaises et européennes, ainsi que celles par les travailleurs saisonniers.
Le Conseil d’Etat avait parallèlement précisé qu’il incombait aux préfectures de respecter ces obligations sans attendre la modification réglementaire. Or depuis dix mois, les préfectures ont pour la plupart persisté dans la voie du tout numérique, contribuant à une dégradation toujours plus flagrante des conditions d’accès aux procédures de demande de titre de séjour. Elles se sont contentées de créer des « points d’accès numériques », ersatz de guichets quasiment inaccessibles au public, faisant souvent appel au volontariat du service civique et proposant un accompagnement minimaliste – comme si elles faisaient semblant de mal comprendre le sens de la jurisprudence, confondant totalement les notions d’accueil et d’accompagnement, de solution de substitution et même d’alternative au numérique. Alors que la plupart des contentieux engagés par nos organisations en 2021 pour avoir imposé la dématérialisation illégalement sont encore pendants devant les tribunaux, de nouveaux recours ont dû être formés, telle la requête déposée cette semaine par nos organisations contre la préfecture des Bouches-du-Rhône.
Nos organisations exigent que soient tirées toutes les conséquences de la décision du Conseil d’Etat, même si elles continuent à regretter qu’il n’ait consacré qu’une alternative au rabais, laissée à la discrétion des préfectures. Nous avons conscience que la solution proposée ne suffira pas en tout état de cause à apporter aux personnes en difficulté face à la dématérialisation l’aide dont elles ont besoin, aussi longtemps que les moyens consacrés à l’accueil et à l’accompagnement des personnes concernées continueront à être sous-dimensionnés : il appartient au gouvernement de prendre les mesures adéquates pour restaurer les conditions d’un accès normal au service public dans toutes les préfectures.
Paris, le 18 avril 2023
publié le 7 avril 2023
Lilia Blaise sur www.mediapart.fr
Dans un climat socio-économique détérioré, les autorités tunisiennes tentent de lutter contre la recrudescence des départs irréguliers avec des moyens limités et sans politique migratoire sur le long terme. Les migrants, eux, meurent en mer.
Sfax (Tunisie).– Dans une maison dont le chantier est à peine achevé, en périphérie de la ville de Sfax, à l’est de la Tunisie, Lionel, Camerounais de 30 ans, cuisine des pâtes et une omelette aux légumes. L’occupation, triviale et méthodique, lui permet d’oublier momentanément le naufrage auquel il a survécu in extremis vendredi 24 mars. Le bateau dans lequel il se trouvait, chargé de quarante-deux personnes, dont cinq bébés, a chaviré.
Lionel se souvient par flash-back d’avoir lutté pour rester en vie. C’était la nuit et il n’a pas pu voir clairement ce qui se passait autour de lui. « Je me suis laissé entraîner par les vagues, on avait tous des chambres à air autour du cou, cela a aidé certains, d’autres sont morts noyés, d’autres ont paniqué », raconte ce père de deux enfants, venu en Tunisie un an plus tôt, dans l’unique objectif d’aller en Europe pour soutenir financièrement sa famille restée au pays.
C’est sa troisième tentative de traversée à se solder par un échec. Sauvé par des pêcheurs le lendemain du naufrage et à peine débarqué sur les rives de Sfax, Lionel planifie déjà de repartir, avec ses amis qui attendent une opportunité. « En ce moment, tout le monde est prêt à prendre le risque de partir, surtout dans le contexte actuel où on ne se sent plus les bienvenus dans le pays. »
Une référence aux propos du président Kaïs Saïed, le 21 février, sur les « hordes » de migrantes et migrants subsahariens dans le pays. Ces déclarations ont entraîné des violences contre les exilé·es, expulsé·es manu militari de leurs logements par leurs propriétaires ou licencié·es du jour au lendemain, à cause des contrôles renforcés sur le travail non déclaré des personnes en situation irrégulière.
Depuis le tollé suscité par les propos présidentiels, près de 3 000 Subsaharien·nes ont été rapatrié·es par leurs ambassades, et les départs en mer se sont accélérés, pour les plus désespérés. « On a de plus en plus de mal à trouver du travail et, de toute façon, avec la situation économique, ce que l’on gagne ne nous permet plus d’envoyer de l’argent à la famille et de payer nos factures, donc mieux vaut prendre le large. On dit toujours “l’Europe c’est le meilleur des risques” », explique Lionel. Il a payé 1 500 dinars sa traversée (450 euros). Des prix deux fois moins élevés qu’il y a quelques mois et des départs qui se multiplient : une « grande braderie migratoire » selon Frank, acteur de la société civile à Sfax.
Crise économique et précarité
« C’est difficile d’estimer s’il y a plus de départs ou pas après les propos de Kaïs Saïed mais ce qui est sûr, c’est que la loi de l’offre et de la demande est à son pic. Vous avez des passeurs qui font miroiter des traversées en publiant les photos des moteurs du bateau sur les forums de discussion, des bateaux qui sont construits en moins de deux jours avec du fer et du mastic », explique un Camerounais qui a souhaité rester anonyme. Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, 22 440 migrant·es sont arrivés sur les côtes italiennes entre le 1er janvier et le 19 mars 2023, une augmentation de 226 % par rapport à 2022. La moitié seulement des migrant·es ont la nationalité tunisienne.
À Sfax, poumon économique du pays, la communauté subsaharienne est présente en grand nombre car la ville offre de nombreuses opportunités de travail : cueillette des olives, chantiers de construction ou emplois ouvriers dans le port. Déjà, la pandémie avait fortement éprouvé les Subsaharien·nes, qui peinent encore à trouver un travail correctement payé. « Un emploi dans la restauration était payé 500 dinars avant le Covid, plus que 300 après, car les employeurs ne veulent plus prendre de risque, c’est pourquoi on observe une accentuation de la précarité chez les communautés subsahariennes et ce, depuis 2022 », explique Yosra Allani, coordinatrice de l’ONG Terre d’asile à Sfax.
Aujourd’hui, la situation a empiré. L’inflation atteint 10,4 % et l’Union européenne parle d’un « risque d’effondrement de l’économie » si le pays ne parvient pas à trouver un accord avec le Fonds monétaire international au printemps. Un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,74 milliard d’euros) est en cours de négociation.
À Sfax, la crise se ressent partout. Les ONG confirment que beaucoup de migrant·es peinent à retrouver du travail malgré un relatif retour au calme, plus d’un mois après les propos de Kaïs Saïed. Devant le marché aux poissons au cœur de la ville, de plus en plus de femmes migrantes subsahariennes vendent à même le sol leurs produits importés de leur pays d’origine. « Avant nous avions des échoppes que nous louions à des Tunisiens mais la police est intervenue pour nous contrôler donc nous avons dû quitter les lieux. Désormais, nous n’avons plus le choix, c’est la vente à la sauvette qui prime », explique Ange, une Ivoirienne qui vend des épices dans la rue.
La situation sociale reste tendue. « Nous avons toujours une vraie demande sociale de personnes à la rue car elles ne trouvent pas un propriétaire qui peut leur louer un logement, des migrants qui frappent aussi à nos portes après un naufrage parce qu’ils ont tout perdu, d’autres qui sont sans emploi », ajoute Yosra Allani. Elle explique que si, auparavant, les départs en mer augmentaient à l’approche de l’été, « désormais c’est tout le temps, quelles que soient les conditions météorologiques ».
Pourchassés en mer
Les autorités gèrent une crise migratoire pluridimensionnelle. En mer, la garde maritime intercepte chaque nuit des centaines de personnes à bord de « bateaux de pacotille [qui] prennent très vite l’eau », explique un colonel qui souhaite rester anonyme. Lors des patrouilles en mer, les autorités repèrent les bateaux à leur impact au sol lorsqu’ils sont déchargés du camion sur la plage. Grâce au son du moteur, différent de celui des bateaux de pêche, les autorités arrivent à suivre leur trace et à les intercepter en mer.
S’ensuivent alors de longues négociations pour convaincre les migrant·es de monter dans le Zodiac de la Garde nationale. « On leur enlève le moteur, pour leur montrer qu’ils ne pourront pas aller bien loin mais, malgré cela, beaucoup s’acharnent. C’est très compliqué à gérer car ils sont souvent trente à quarante personnes et tout mouvement de foule peut faire chavirer le bateau ou le nôtre », explique le garde-côte.
Certains migrants connaissent la manœuvre de la Garde nationale pour les arrêter et parfois, en geste de désespoir, placent un bébé sur le moteur, afin d’empêcher le garde-côte d’y toucher. « Mettez-vous à notre place, on nous chasse du pays en nous disant qu’on n’a pas le droit d’être ici et en nous insultant, et après, même quand on essaye de fuir, la Garde nationale nous suit en mer pour nous ramener sur la terre ferme, c’est absurde », explique Lionel.
Souvent, la confrontation en mer avec la Garde nationale tourne mal, si les migrant·es n’obtempèrent pas, comme l’a dénoncé l’ONG Alarm Phone dans un rapport publié en janvier 2022 faisant état de « tirs en l’air, coups de bâton et même remplissage du bateau avec un bidon à eau par les autorités pour le forcer à couler ». « L’impunité des autorités étatiques et la difficulté d’enquêter sur leurs opérations illégales et meurtrières en mer persistent », selon Alarm Phone.
Pressions italiennes et européennes
Car il faut faire du chiffre, et montrer que la Tunisie fait un effort pour contenir le flux migratoire vers les côtes italiennes. La Tunisie a reçu pour cela 47 millions d’euros de la part de l’Italie depuis 2011, selon le rapport d’Alarm Phone. Dans le journal italien La Repubblica, le ministre tunisien des affaires étrangères a demandé davantage de soutien.
La Tunisie « continue de jouer le rôle du bon élève de l’Union européenne, et actuellement les pressions italiennes visent à ce que le pays accepte d’autres compromis en échange de soutien financier : une coopération plus accrue avec Frontex pour identifier les migrants qui arrivent sur les côtes italiennes » par exemple, selon Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Il estime que la Tunisie est condamnée à faire le gendarme en mer, mais sans pouvoir gérer les migrant·es présent·es sur son sol.
« C’est éreintant », explique le garde-côte. « Désormais, lorsque vous déjouez une opération, vous en avez dix autres qui se reconstituent derrière. Idem pour la logistique, poursuit-il. Lorsque vous confisquez les moteurs, ils sont mis sous scellés par la douane et, quelques mois plus tard, ils doivent être mis aux enchères. Ceux qui vont les acheter sont les mêmes qui ensuite peuvent les revendre sur le marché noir, c’est sans fin », conclut-il.
« Sfax est la ville où se concentre toute la matière première pour les constructions navales et la main-d’œuvre, donc vous avez un vivier d’artisans qui savent construire des bateaux et le matériel à disposition aussi », explique encore le garde-côte.
Depuis le début de l’année, les autorités tunisiennes ont intercepté près de 14 000 personnes, tunisiennes et subsahariennes, tentant de traverser la Méditerranée, quatre fois plus que l’année précédente pour la même période. 30 000 personnes ont été interceptées au total en 2022. « Mais une fois au port, nous n’avons pas d’autre choix que de les relâcher, en sachant que la moitié repartiront dès qu’ils en auront l’occasion », conclut le garde-côte.
Au tribunal de Sfax, le porte-parole, Faouzi Masmoudi, parle de moyens plus ciblés pour démanteler les réseaux de passeurs ou « toute personne qui contribue à mettre en place une opération de migration clandestine ». Les écoutes téléphoniques sont de mise, la loi sur la traite des personnes votée en 2016 est de plus en plus utilisée pour condamner les passeurs ou leurs complices. Le tribunal traite trente à quarante affaires de migration clandestine chaque mois.
Quant aux disparu·es dans les naufrages, ce sont aussi les autorités tunisiennes et les pêcheurs qui sont chargés de la dure tâche de repêcher les corps. « La morgue de Sfax est déjà saturée », alerte le directeur régional de la santé, Hatem Cherif. Près de 29 corps ont été repêchés dimanche 26 mars après cinq naufrages en deux jours. La semaine qui a suivi, 42 corps étaient à la morgue de l’hôpital universitaire Habib-Bourguiba à Sfax. « Nous manquons de place pour enterrer les corps dans les cimetières. Il faut à tout prix éviter une redite de l’année dernière où nous avons atteint le pic d’une centaine de morts à la morgue sans pouvoir nous en occuper correctement », met en garde le médecin qui craint une augmentation des naufrages.
« C’est ce qui nous préoccupe le plus, souligne Romdhane Ben Amor. Il risque d’y avoir une pression migratoire accrue cette année en Méditerranée, et donc nous craignons que la mer ne se transforme une fois de plus en un cimetière à ciel ouvert. »
publié le 24 mars 2023
Communiqué interassociatif signé par la LDH
Les organisations signataires prennent acte de la décision du gouvernement de reporter l’examen du projet de loi Asile et Immigration, qui devait être débattu en séance publique au Sénat à partir du 28 mars 2023.
Le président de République vient d’annoncer que le projet de loi ne sera pas retiré mais que les propositions du gouvernement seront reprises dans le cadre de différents textes, “présentés dans les semaines à venir.”
epuis plusieurs mois, les associations et collectifs dénoncent les effets délétères des mesures contenues dans ce projet de loi sur les droits et conditions de vie des personnes exilées. Mercredi dernier, l’examen du texte en commission des lois au Sénat les a même considérablement aggravés.
Les organisations signataires appellent le gouvernement à prendre en compte leurs nombreuses propositions pour la mise en place d’une politique migratoire fondée sur l’accueil, le respect des droits fondamentaux et la dignité humaine.
Elles demandent au gouvernement de ne pas faire passer des dispositions, qu’elles soient législatives ou réglementaires, qui ne feront que fragiliser et restreindre les droits des personnes exilées.
Les associations et collectifs appellent donc le gouvernement à abandonner définitivement ce projet de loi.
Liste des organisations signataires :
Amnesty International France, Anafé, Anvita, Ardhis, CCFD-Terre Solidaire, Cimade, Centre Primo Levi, Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry, Coordination des sans-papiers 75, Crid, Dom’Asile, Etokinekin diakité, Emmaüs France, Femmes de la Terre, Fondation Abbé Pierre, Gisti, Human Rights Watch, LDH (Ligue des droits de l’Homme), LTF, Médecins du Monde, Paris d’Exil, Secours catholique – Caritas France, Solidarité Asie France, Thot, Tous migrants, Union des étudiants exilés, Union syndicale Solidaires, UniR
Paris, le 22 mars 2023
sur www.humanite.fr
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a déposé son texte législatif le 1er février. Lourd de dangers pour les droits des étrangers, il suscite une vive opposition des associations engagées sur le terrain.
Depuis deux décennies, la situation s’aggrave. En instrumentalisant l’ordre public, cet énième texte s’inscrit dans la logique du bouc émissaire.
par Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)
Depuis vingt ans, la répression à l’égard des étrangers n’a cessé de s’aggraver rendant de plus en plus précaire la situation de certains de ceux qui vivent sur notre territoire. Un étranger, cela peut être un Allemand, un Ukrainien, un Tunisien, un Afghan et bien d’autres ressortissants du monde entier, mais les uns et les autres sont traités bien différemment quand ils arrivent en France. Pire, ce sont ceux qui ont le plus besoin de protection, ceux qui fuient leur pays d’origine quelle qu’en soit la motivation (politique, économique, climatique) dont les visas sont refusés, qui sont refoulés aux frontières et qui sont maltraités quand ils arrivent à rejoindre notre pays. Un nouveau projet de loi sur l’immigration a été déposé. Il se heurte à l’opposition unanime de l’ensemble des organisations qui travaillent sur ces questions.
À l’avenir, aucune personne étrangère ne sera à l’abri d’un risque d’expulsion.
Pour faire adopter son texte, Gérald Darmanin a besoin, quoi qu’il en coûte, du soutien des LR. Il a enfourché le cheval de l’invasion migratoire et alimente le fantasme de l’étranger délinquant. Sur une telle base, toutes les régressions peuvent se justifier : expulsions, multiplication des obligations de quitter le territoire (OQTF) et des interdictions de revenir sur le territoire (IRTF), y compris à l’encontre de personnes inexpulsables (parents d’enfants français, conjoints de Français ou ressortissants de pays où la répression fait rage, Syrien·ne·s, Afghan·e·s, Soudanais·es, etc.), rétablissement de la double peine… À cela s’ajoute le rabaissement de toutes les procédures judiciaires : réduction des délais de recours et de jugement, généralisation de la visioconférence (justice « dématérialisée »), juge unique, recours à des procédures accélérées.
En bref, une justice au rabais pour empêcher l’effectivité de droits eux-mêmes au rabais. Et ce n’est pas la création expérimentale d’un titre de séjour dit « métiers en tension » qui peut masquer les freins mis pour faire obstacle à la délivrance ou au renouvellement de titres de séjour, y compris de la carte de résident. Tous les prétextes sont bons comme le montre, au motif de meilleure intégration, le rehaussement de l’exigence de maîtrise de la langue française sans tenir compte des vulnérabilités dues à l’âge, au handicap, à la santé ou à la situation économique et sociale.
Mais le pire est sans doute l’instrumentalisation de l’ordre public à travers des notions comme celles de menaces à l’ordre public ou d’atteintes graves aux principes républicains dont l’imprécision ouvrira grand la porte à l’arbitraire des préfets. À l’avenir, aucune personne étrangère ne sera à l’abri d’un risque d’expulsion. Les amendements en cours d’adoption au Sénat vont encore aggraver les choses : ils mettent en cause l’aide médicale d’urgence (AME), le regroupement familial, la naturalisation, les titres de séjour pour raisons de santé et fragilisent un peu plus les jeunes majeurs. La situation de toutes les personnes étrangères va être encore plus précarisée. C’est plus que jamais la logique du bouc émissaire qui est à l’œuvre. Quoi de mieux en période de crise sociale et politique…
Ce projet de loi est d’abord un acte politique d’un ministre qui cherche à ratisser large jusqu’à l’extrême droite. Il entraîne une grande précarité.
par Kaltoum Gachi, François Sauterey et Jean-François Quantin, coprésidents du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap)
L’annonce d’une nouvelle loi sur l’immigration par Gérald Darmanin, en juillet 2022, est en soi, avant tout, un geste politique. Tout ministre de l’Intérieur se doit de laisser son nom à une loi sur ce sujet, imposé par l’extrême droite depuis quarante ans, comme problème majeur prétendu. Et ce d’autant plus lorsque le ministre en question se construit un profil de présidentiable et espère ratisser large jusqu’à l’extrême droite.
Un premier volet de ce projet devrait satisfaire un fantasme cher à certains : expulser ! rejeter ! Une série de mesures vise ainsi à limiter le regroupement familial et à intensifier l’exécution des mesures d’éloignement, en popularisant leur nom : les obligations de quitter le territoire français (OQTF). Quitte à limiter les quelques droits dont disposent encore les étrangères et les étrangers. Et pour faire bonne mesure, on viserait essentiellement les étrangers délinquants, entretenant cet autre fantasme : l’immigration a un lien étroit avec la délinquance…
Les États européens s’ingénient à restreindre l’application du droit d’asile.
Un autre volet affecte le droit d’asile, pourtant ancré dans la tradition française, mais qui embarrasse les pays européens depuis que des persécutés du monde entier demandent légitimement leur protection. Les États s’ingénient alors à en restreindre l’application. Le projet de loi propose de réduire le délai d’instruction de neuf mois à six mois. L’intention serait louable si elle ne débouchait pas sur un examen expéditif des situations. L’organe chargé de cet examen, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), pourrait également perdre son indépendance au profit de bureaux « France Asile » implantés en préfecture. Quant à l’organe d’appel, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), elle serait régionalisée et réduite à un juge unique là où la collégialité constituait une garantie.
Avec un volet « intégration », le projet se veut équilibré, mot magique du macronisme. Il introduit l’idée qu’une certaine régularisation des « sans-papiers » serait possible. Cette possibilité n’est en réalité pas une nouveauté, étant, de fait, pratiquée depuis 2012. Le nouveau titre proposé créerait certains droits nouveaux, mais serait surtout d’une extrême précarité. Limité à un an, il enfermerait les bénéficiaires dans des métiers dits « en tension ». Ce serait une régularisation opportuniste, réponse provisoire aux difficultés d’une partie du patronat. Le débat parlementaire devrait commencer fin mars et ne peut aboutir qu’avec la complicité de la droite au prix de concessions aisément imaginables.
Mais, nous aussi, nous faisons de la politique, au sens noble, et continuons à prôner la solidarité, l’égalité des droits, ainsi que la régularisation de tous les étrangers. Ce n’est pas l’étranger le problème, mais bien le rejet de l’autre. Le Mrap persistera, avec tous les antiracistes, à combattre le racisme, sous toutes ses formes et à promouvoir la fraternité entre les peuples.
publié le 28 février 2023
Zoé Neboit sur www.politis.fr
L’extrême droite voulait empêcher le déménagement d’un centre d’accueil dans cette petite ville de Loire-Atlantique. Elle s’est heurtée samedi à la mobilisation de ses habitants. Entretien avec Philippe Croze, retraité et président du collectif local de solidarité avec les migrants.
Depuis qu’elle a réussi à empêcher l’installation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (cada) à Callac dans les Côtes-d’Armor, l’extrême droite se sent pousser des ailes. Et c’est à Saint-Brévin-les-Pins, ville de 14 000 habitants près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) qu’elle a décidé de mener sa prochaine bataille.
L’objet : un cada, toujours, qui cette fois doit être simplement déplacé ailleurs dans la ville, en l’occurrence près d’une école élémentaire. Il n’en fallait pas plus pour que des militants de Reconquête, du RN – dont les dirigeants se sont officiellement désolidarisés – et d’autres groupuscules appellent à se mobiliser.
Samedi, ils étaient 300 tout en costumes de Chouans et drapeaux français face à 1 000 locaux et antifascistes. Philippe Croze, 73 ans, retraité et président du collectif local de solidarité avec les migrants, « Brévinois attentif et solidaires », s’en félicite mais appelle à rester vigilant.
Avec la mobilisation de samedi, peut-on parler de victoire face à l’extrême droite ?
Philippe Croze : Je n’aime pas forcément le vocabulaire du combat, car c’est eux qui l’utilisent. Un de leurs slogans, c’est « Callac, la mère des batailles », pour évoquer ce qu’il s’est passé là-bas. Au reste, je suis très content qu’on ait réussi à mobiliser autant de personnes, et surtout plus qu’eux. Mais ça ne m’étonne pas.
On peut compter sur les doigts d’une main les Brévinois qui étaient du côté des opposants. C’était surtout des gens de l’extérieur, qui d’ailleurs ne s’en cachaient pas. En fait, il suffit de discuter un petit peu avec les habitants pour se rendre compte que le fait que des migrants vivent ici ne dérange et ne questionne pas grand monde !
Car en vérité, Saint-Brévin accueille des migrants depuis des années…
Philippe Croze : Oui ! Notre commune a commencé à accueillir des réfugiés depuis 2016. Ils venaient alors principalement de la jungle de Calais. Plusieurs centaines sont passés par le centre actuel. En ce moment, la plupart sont originaires de Roumanie, de Lituanie, d’Ukraine, du Brésil. Beaucoup travaillent au chantier naval de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Ils font leur vie et ne dérangent absolument personne.
On a souvent une fausse image de l’accueil des réfugiés en France.
Le Cada va simplement être déplacé à la fin de l’année car ERDF, qui est propriétaire du local, va le vendre. Il va être transféré dans les bâtiments municipaux qui servaient jadis aux colonies de vacances, désaffectés depuis plusieurs années.
Que vous a appris l’expérience d’accueil de migrants ?
Philippe Croze : C’est un apprentissage mutuel. Il se manifeste de notre côté par la transmission du français, des sorties culturelles, la fourniture de vélos et leur réparation… Ça se joue dans de petites choses. Il y a « le vestiaire » : un endroit d’échanges mine de rien très important pour eux et pour nous, où des bénévoles fournissent des vêtements.
Nous avons connu des moments festifs magnifiques avec des échanges de culture, de musique et de repas. Nous aimerions que Saint-Brévin incarne un modèle de solidarité, même s’il y a plein d’autres communes en France où l’accueil se passe très bien aussi. Malheureusement, on a souvent une fausse image de l’accueil des réfugiés en France.
Comment expliquer cette mauvaise image ?
Philippe Croze : Je pense que ça s’explique par un repli sur soi, des idées racistes et xénophobes, la peur de l’autre en général. Mais ces derniers temps, on constate une libération de la parole xénophobe, qui est effarante. Nous ce qu’on regrette, c’est que sur le plan politique, les partis du centre et de la droite s’effacent face à cette montée du racisme. Pire, le projet de loi « Asile et immigration » du gouvernement, qui prévoit de durcir les conditions d’accueil et raccourcir les délais d’instruction, donne des gages à l’extrême-droite.
Alors, comment lutter contre ces idées et répondre à ces attaques ?
Philippe Croze : Je milite activement pour une convention citoyenne sur la migration. Je pense que ce serait une façon d’apaiser le dialogue, de mettre à plat les vrais chiffres sur l’immigration et combattre les contre-vérités. Sans vouloir convaincre la poignée de personnes haineuses, il est crucial de faire comprendre à une majorité de la population que l’immigration peut être tout à fait positive pour le pays. Associer migration et insécurité, c’est tout simplement faux. Saint-Brévin en est le témoin.
Associer migration et insécurité, c’est tout simplement faux. Saint-Brévin en est le témoin.
Je suis issu du mouvement de l’éducation populaire qui prônait l’autogestion, le militantisme et la solidarité. Ce sont des valeurs qui me suivent. Je pense qu’à présent, tout est lié : le climat, la biodiversité, l’immigration.
Alors, il faut lutter sur tous les plans. Il va y avoir à l’avenir des déplacements de populations liés à ces problèmes planétaires, c’est inéluctable, ça ne sert à rien de vouloir l’empêcher. Je reste optimiste même si de temps en temps, ça me fait un peu peur. Tout ce que je fais à mon âge, je le fais pour mes enfants, mes petits-enfants et les générations à venir.
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Le naufrage d’une embarcation au large de la Calabre remet l’Union européenne face à ses responsabilités. Alors que plus de 2 500 exilés sont morts en mer en 2022, le gouvernement italien d’extrême droite décide de s’en prendre aux ONG.
Des débris de bois éparpillés sur une plage calabraise, quelques gilets de sauvetage et des corps sans vie… C’est tout ce qu’il reste des quelque 200 personnes qui avaient embarqué à bord du bateau venu s’échouer, dimanche 26 février, à l’aube, aux abords de la ville italienne de Crotone. 81 exilés, pour la plupart afghans et iraniens, ont été sauvés par les pompiers et garde-côtes. 62, dont quatorze enfants, ont été repêchés noyés. Des dizaines d’autres, disparus, ont rejoint les profondeurs.
2 500 exilés morts en mer en 2022
Le 15 février, au large de Qasr Al Kayar, en Libye, 73 personnes connaissaient le même sort. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avait appelé les États membres de l’Union européenne (UE) « à agir de façon concrète : en augmentant les capacités de sauvetage en mer, en établissant des mécanismes clairs et sûrs de débarquement, mais aussi des règles régulières pour les migrations légales ».
Pas certain, cependant, que ces nouveaux drames fassent réagir les dirigeants européens. Avec plus de 2 500 exilés morts en mer en 2022, ils ne sont toujours pas parvenus à trouver un accord autour du plan d’action pour la Méditerranée centrale, ni sur le pacte sur la migration et l’asile, censé mieux répartir les responsabilités dans l’accueil des exilés entre pays de l’UE.
Nouveau « code de conduite »
Pire, en Italie, le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni a même décidé de s’en prendre directement aux ONG qui affrètent des bateaux de sauvetage en mer, en leur imposant depuis début janvier un nouveau « code de conduite ».
Celui-ci interdit aux navires d’intervenir auprès d’une embarcation en détresse s’ils ont déjà à leur bord des rescapés d’une première opération de sauvetage. « Avec les nouvelles règles (…), nous serons contraints de laisser vides les zones de sauvetage en mer Méditerranée, avec une augmentation inévitable du nombre de morts », a réagi dans un communiqué Médecins sans frontières.
Cet aspect de la nouvelle réglementation italienne est d’ailleurs en totale violation des lois internationales et des conventions maritimes qui obligent tous les navires à aider un autre en danger. Une autre disposition prévue par le gouvernement Meloni impose aux ONG d’enregistrer les demandes d’asile à bord des bateaux de sauvetage, afin que les procédures administratives soient à la charge du pays correspondant au pavillon du navire. Cela risque surtout de compliquer encore un peu plus l’accès des exilés à une protection internationale.
Jusqu’à 50 000 euros d’amende
Mais peu importe, ce gouvernement prévoit des amendes allant jusqu’à 50 000 euros à l’encontre du commandant de bord d’un bateau qui ne respecterait pas la nouvelle législation. Et en cas de récidive, les autorités pourraient même séquestrer le navire. « Les opérations de secours demandent des moyens, et ces amendes pourraient nous mettre en difficulté avec nos donateurs, en Italie mais également dans toute l’Europe », s’inquiète SOS Méditerranée. L’objectif de Giorgia Meloni est bel et bien d’organiser la disparition des ONG des zones de sauvetage.
publié le 26 février 2023
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, François Gemenne pose un regard critique sur le débat actuel autour des migrations.
François Gemenne : Spécialiste des questions migratoires et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, François Gemenne déplore l’approche électoraliste des dirigeants français en matière d’immigration. Il appelle à la mise en œuvre de politiques prenant davantage en compte les réalités contemporaines.
Quel regard portez-vous sur le débat public actuel concernant l’immigration ?
François Gemenne : Ce débat est complètement déconnecté du réel. Il est guidé soit par l’idéologie, soit par les prescriptions des sondages. Parce que c’est un enjeu de société essentiel, nous avons besoin d’y réintroduire de la rationalité. L’idée d’une Europe submergée par la migration africaine est complètement fausse. Seuls 14 % des migrants en provenance d’Afrique choisissent l’Europe. Et la France ne fait absolument pas face à une immigration hors de contrôle. Certains disent que la qualité de l’accueil dans un pays détermine le nombre de personnes qui y viennent. C’est l’idée de l’appel d’air. Mais aucune étude empirique ne montre que les gens choisissent leur destination en fonction du niveau de l’aide sociale. Le débat public ne s’appuie que sur des présupposés détachés de la réalité.
Que peut-on attendre du projet de réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin ?
François Gemenne : Ce projet de loi est en décalage avec les réalités de l’immigration. Je ne nie pas les transformations de la société engendrées par la migration, mais ce qui est vraiment frappant, c’est à quel point on cherche avant tout à flatter un certain électorat, plutôt qu’à améliorer le sort des personnes migrantes et les conditions de leur migration. Sans doute parce qu’elles ne font justement pas partie de l’électorat.
Quelles sont les transformations de la société imputables à l’immigration actuelle ?
François Gemenne : On observe d’abord une transformation en termes de visibilité des personnes migrantes. Contrairement à l’immigration essentiellement européenne des années 1950 ou 1960, les immigrés, en grande partie, ne sont pas blancs et ne sont pas, non plus, catholiques ou athées. Certains secteurs de l’économie reposent aussi largement sur les migrations. On assiste également à une forme de transformation culturelle. Dans certains collèges ou lycées, des questions se posent parfois face à une approche différente de la laïcité, par exemple. Tout cela interroge la société, indéniablement.
Doit-on y voir un danger ?
François Gemenne : Ces transformations sont impossibles à empêcher. Tant que l’idée sera de résister aux migrations, l’entreprise sera vaine. L’enjeu est principalement d’organiser la migration en veillant à ce qu’elle se passe au mieux dans l’intérêt des immigrés, de la société d’accueil et de la société de départ. Cela demande du courage politique. Nous attribuons trop souvent des qualités particulières aux immigrés. Les uns les voient comme des sortes de prix Nobel ou de médaillés olympiques en puissance. Les autres, à l’inverse, comme des délinquants ou des terroristes. La réalité : les immigrés ne sont pas différents de nous. Ils nous sont, au contraire, profondément semblables. Le débat public, tel qu’il est posé, nous impose de les voir soit comme une opportunité, soit comme un fardeau ou une menace. Nous ne nous permettrions pas ce genre de raisonnement avec d’autres corps de la société. On n’imagine pas qu’un débat soit possible sur la menace ou l’opportunité que représentent les personnes en situation de handicap.
Pourquoi une telle défiance persiste-t-elle à l’égard des étrangers ?
François Gemenne : Les pouvoirs publics considèrent le verbe intégrer comme strictement intransitif. Il s’agirait de s’intégrer, mais jamais d’intégrer. Les conséquences de cette logique, c’est la création de ghettos, des situations de très grande précarité économique et sociale, de grande précarité légale aussi. De plus, depuis le début de la crise syrienne, en 2014, on utilise un jugement normatif négatif sur les migrants économiques. Ils sont montrés du doigt pour faire accepter l’accueil des réfugiés syriens. Or, la désignation de catégories de bons réfugiés et de mauvais migrants ne recoupe aucune réalité empirique. Ce sont des constructions politiques. Les motifs des migrations sont de plus en plus mixtes et s’influencent mutuellement. Le véritable problème, c’est qu’en réduisant drastiquement les voies d’immigration économique, on a fait de l’asile la seule porte d’entrée légale sur le territoire. C’est pour ça qu’on a une demande d’asile en perpétuelle augmentation et des obligations de quitter le territoire dans une quantité telle qu’elles ne peuvent pas toutes être exécutées. C’est tout le système qui est à repenser.
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
On ne compte plus les sorties malveillantes qui alimentent la controverse autour de l’accueil des immigrés. À la veille des débats autour d’une énième loi sur l’immigration, l'Humanité rétablit la vérité sur certaines d’entre elles.
L’aide médicale d’État, qui permet aux immigrés en situation irrégulière une prise en charge de leurs soins, ne pèse pas sur les comptes de la Sécurité sociale, comme veulent le faire croire certains. Elle représente à peine 0,5% des dépenses de santé, selon la sénatrice communiste Laurence Cohen. © Jean-Philippe Ksiazek/AFP
Le débat public autour de l’immigration est régulièrement gangrené par des contre-vérités émanant de presque toutes les tendances politiques, depuis le sommet de l’État jusqu’aux égouts idéologiques de l’extrême droite. En s’appuyant sur des données réelles, on s’aperçoit que de nombreux préjugés n’ont aucun fondement. Nos dirigeants seraient bien inspirés de faire preuve du courage politique nécessaire à la mise en place de réelles politiques d’accueil, plutôt que d’écouter ou d’entretenir les balivernes xénophobes. Le sort de milliers de nos semblables venus d’ailleurs comme celui de toute la société s’en trouveraient, de fait, améliorés. Petit exercice de désintox.
La submersion continue. Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale (janvier 2020)
« Submersion migratoire », « grand remplacement », « invasion », la France fait-elle face à une immigration incontrôlée ? En réalité, dans l’Hexagone, depuis plusieurs années, le flux des arrivées de personnes migrantes stagne autour de 0,40 % de la population. C’est deux fois moins que la moyenne des pays membres de l’OCDE. Concernant les réfugiés et demandeurs d’asile, avec environ 85 personnes accueillies pour 10 000 habitants, la France se situe au neuvième rang des pays européens. Au niveau mondial, la Turquie, par exemple, accueille 486 personnes pour 10 000 habitants, soit 5,7 fois plus que la France.
L’immigration vient (…) alimenter le chômage.Marion Maréchal, vice-présidente de Reconquête (décembre 2022)
L’idée que les étrangers viendraient prendre le travail de Français est une contre-vérité reprise année après année par les xénophobes en tout genre. Bien au contraire, « l’immigration a un effet positif, à la fois sur les salaires et l’emploi des natifs de même niveau de qualification », indiquait, en 2021, le très officiel Conseil d’analyse économique. Le travail des immigrés crée même de la richesse. L’OCDE indique qu’entre 2006 et 2018, les immigrés ont, chaque année, généré en moyenne 1,02 % du PIB.
Les mesures que (le gouvernement) propose sont un formidable appel d’air. Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat (novembre 2022)
Le mythe de « l’appel d’air » revient régulièrement dans les discours hostiles aux politiques d’accueil des immigrés. Or, ce concept, basé sur l’idée que les bonnes conditions d’accueil prévues par un État, comme l’octroi de droits sociaux, seraient déterminantes dans le choix des immigrés de se rendre dans un pays, n’a aucun fondement scientifique. « Ce n’est pas l’ouverture des frontières qui crée l’appel d’air, mais les conditions structurelles des situations de départ, propices ou non aux migrations », rappelle régulièrement Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS. En outre, un étranger en situation régulière, en France, n’a en réalité pas immédiatement accès aux prestations sociales. Elles sont pour la plupart soumises à une durée minimale de présence : cinq ans, par exemple, pour le RSA et dix ans pour le minimum vieillesse.
Des cars (d’immigrés) arriveront dans les rues de votre commune, que des hommes. Car il s’agit la plupart du temps d’hommes. Éric Zemmour, président de Reconquête (septembre 2022)
Les hordes de jeunes hommes immigrés menaçant nos paisibles places de village sont un autre fantasme largement diffusé par la droite et l’extrême droite. Dans les faits, depuis une quinzaine d’années, l’immigration féminine est majoritaire en France métropolitaine. Les femmes représentaient, selon l’Insee, près de 51,5 % des immigrés en 2020. Elles sont majoritaires, précise l’Institut, « en particulier parmi ceux originaires de Russie (66 %), de Chine (61 %), du Brésil (57 %) ou encore d’Algérie (56 %). Elles sont également plus diplômées que les hommes » ; 46 % des immigrées arrivées en 2019 étaient diplômées du supérieur, contre 39 % des hommes.
La moitié au moins des faits de délinquance vient de personnes qui sont des étrangers. Emmanuel Macron, président de la République (octobre 2022)
Le lien artificiel entre délinquance et immigration ou entre terroristes et immigrés sert régulièrement à justifier les politiques répressives. Fermetures des frontières, contrôles au faciès, etc. sont souvent justifiés par ces associations d’idées pourtant mensongères. 15 % des personnes condamnées en France sont de nationalité étrangère, c’est vrai, mais « dans 99,2 % des condamnations de personnes de nationalité étrangère, les infractions sont des délits et dans seulement 0,8 %, des crimes », indique l’institut Convergences Migrations, affilié au CNRS. Et de préciser, en outre, que ces délits sont « pour l’essentiel des infractions liées à la régularité du séjour en France ». Par contre, les étrangers sont bel et bien discriminés par la police et la justice. Une étude du CNRS, de 2020, affirme que « les représentations racistes orientent la vigilance policière, contribuant de fait à la surreprésentation des personnes immigrées (…) parmi les personnes interpellées et condamnées ».
Il est urgent d’envoyer un signal ferme en mettant fin aux incitations à l’immigration massive comme l’aide médicale d’État. Alexandre Loubet, vice-président du groupe RN à l’Assemblée nationale (octobre 2022)
L’extrême droite et la droite fustigent régulièrement l’aide médicale d’État (AME), un dispositif qui permet aux immigrés en situation irrégulière de bénéficier d’une prise en charge de leurs soins de santé. Le sénateur LR Christian Klinger dénonçait, en novembre 2022, une augmentation « continue et non maîtrisée des dépenses » de l’AME, prouvant que le gouvernement souhaite encourager « une poursuite de la progression du nombre d’étrangers en situation irrégulière. » En réalité, l’AME n’a quasiment aucun impact sur le budget de la Sécurité sociale. Elle ne représente « que 0,5 % des dépenses de santé », a d’ailleurs insisté la sénatrice communiste Laurence Cohen, lors des débats sénatoriaux à ce sujet. De plus, depuis 2020, l’obtention de cette aide est conditionnée à une durée minimale de séjour de trois mois. Et depuis 2021, le bénéfice de certaines prestations non urgentes ne peut intervenir qu’après neuf mois d’inscription comme bénéficiaire.
publié le 2 février 2023
tribune sur https://basta.media/
Le gouvernement doit présenter ce mois-ci son projet de loi sur l’immigration. Un collectif d’associations et de syndicats s’y oppose dans cet appel, car cette réforme priverait encore plus de droits les personnes étrangères en France.
Nous refusons le nouveau projet de loi asile et immigration !
Le nouveau projet de loi asile et immigration du gouvernement conduit à une négation radicale des droits fondamentaux des personnes migrantes. Il a pour objectif de graver dans le marbre et de radicaliser les pratiques préfectorales arbitraires et répressives : systématisation des obligations de quitter le territoire français (OQTF) et des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF), dans la suite des instructions déjà prises pour augmenter les assignations à résidence et le nombre de centre et locaux de rétention administrative.
Le projet s’inscrit délibérément dans une vision utilitariste et répressive dont témoigne l’obsession des expulsions et l’inscription des sans-papiers au fichier des personnes recherchées. Les personnes migrantes sont déshumanisées et considérées uniquement comme de la main d’œuvre potentielle, qui n’a droit qu’à des propositions de régularisations précaires, limitées aux métiers dits “en tension”.
Alors que la dématérialisation prive de l’accès au séjour de nombreux personnes étrangères, le droit du séjour et le droit d’asile vont être encore plus restreints. Le projet prévoit des moyens pour empêcher d’accéder ou de rester sur le territoire, au lieu de les utiliser pour accueillir dignement celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions, la misère ou les conséquences du dérèglement climatique...
Les droits sont de plus en plus bafoués
Les droits protégés par les conventions internationales sont de plus en plus bafoués (asile, droit de vivre en famille, accueil des femmes et des personnes LGBTIA+ victimes de violences…) y compris ceux des enfants (enfermement, non-respect de la présomption de minorité, séparation des parents…). Les droits des personnes étrangères sont de plus en plus précarisés.
Nous appelons à nous mobiliser contre cette réforme qui, si elle était adoptée, accentuerait encore le fait que les personnes étrangères en France sont considérées comme une population de seconde zone, privée de droits, précarisée et livrée à l’arbitraire du patronat, de l’administration et du pouvoir.
Il est de la responsabilité de nos organisations, associations, collectifs et syndicats de réagir. Nous appelons à la mobilisation la plus large possible sur tout le territoire dans les prochaines semaines. Nous appelons à la mobilisation devant toutes les préfectures le 1er février, et durant le mois de février devant les centres de rétention administrative. Nous préparons une mobilisation nationale début mars.
Premiers signataires : Association Bagagérue, Association française des juristes démocrates, Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF) Attac France, CGT, La Cimade, CNT-Solidarité Ouvrière, CTSPV (Collectif des Travailleurs Sans-Papiers de Vitry), collectif Vigilance pour les droits des étrangers Paris 12e, Coordination des sans papiers paris CSP75, FASTI, FEMMES DE LA TERRE, FSU, GISTI, Groupe Accueil et Solidarité, Ligue des Droits de l’Homme, Marche des Solidarités, Médecins du Monde, Pantin solidaire, Paris d’Exil, Solidarités Asie France (SAF), Syndicat de la Magistrature, Syndicat des Avocats de France, Tous Migrants Briançon, Tous Migrants 73, Union syndicale Solidaires.
publié le 23 janvier 2023
Christophe Gueugneau surwww.mediapart.fr
L’abandon d’un projet d’installation de réfugiés dans la petite ville des Côtes-d’Armor est vue comme une victoire pour l’extrême droite. Sur place, les partisans de l’accueil tentent de comprendre pourquoi ils ont perdu. Ailleurs en France, les campagnes de haine se multiplient.
Callac (Côtes-d’Armor) et Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique).– « Du Béarn, je veux dire bravo à mes militants Reconquête! qui ont bataillé depuis le premier jour aux côtés de tous les patriotes, pour empêcher ce funeste projet de répartition des migrants à Callac. Vive la France ! » Sur Twitter, le 11 janvier dernier, le président du parti d’extrême droite Reconquête, Éric Zemmour, laisse éclater sa joie. Le projet d’accueil de quelques familles de réfugié·es dans le petit village costarmoricain de Callac est officiellement abandonné, après plusieurs mois de pressions, manifestations et menaces plus ou moins voilées, de la part de l’extrême droite, locale et nationale.
Callac et ses 2 200 habitant·es sont devenus malgré eux le théâtre d’un affrontement politique qui a largement dépassé les frontières de cette commune située à une vingtaine de kilomètres de Guingamp. Le projet, baptisé Horizon, n’était pourtant pas aberrant : il s’agissait d’accueillir une poignée de familles de réfugié·es dans cette commune qui perd depuis plusieurs années des habitant·es. Le projet était porté par le fonds de dotation Merci (fonds privé à but non lucratif qui finance aussi, grâce à des dons, des projets d’accès à l’éducation ou d’inclusion sociale), géré par la famille Cohen, propriétaire des magasins Bonpoint et Merci.
La « mère des batailles contre le grand remplacement »
Mais dès la première réunion publique présentant le projet, en avril, et dans les semaines qui ont suivi, une poignée d’opposants, d’abord locaux, puis venus de plus loin, a fait monter la tension. Le maire divers gauche, Jean-Yves Rolland, a fini par se murer dans le silence face aux menaces. Sa ville a été le théâtre de deux manifestations et contre-manifestations. Sur les réseaux sociaux, la « bataille » de Callac est devenu la « mère des batailles contre le grand remplacement » pour l’extrême droite et en particulier Reconquête.
Au cœur de ce « tsunami de violences », selon ses propres termes, Laure-Line Inderbitzin, maire adjointe PCF de la ville, par ailleurs professeure de breton au collège municipal, et qui a porté le projet de bout en bout. Dès le 16 avril, une première plainte est déposée, suivie par d’autres, pour « diffamation », « menaces de mort », de « viol », « menaces » sur sa famille.
Quand nous la retrouvons ce lundi de janvier dans un restaurant près de la gare, Laure-Line Inderbitzin est certes déçue de l’abandon du projet mais pas découragée. Elle dédouane le maire, « acculé », et le répète : « C’était une obligation morale de ne pas lâcher, de tenir face aux fachos. »
Elle continue de penser que le projet était bon pour la ville. « Dans le centre-ville, il y a 38 % de vacance de logements, beaucoup de logements insalubres... Ce que proposait Horizon, c’était justement de loger des familles de réfugiés dans de l’habitat diffus, pour ne pas créer un ghetto », expose-t-elle. La jeune femme rappelle également que Callac accueille d’ores et déjà une petite quarantaine de réfugié·es, « sans que la gendarmerie ne constate aucun problème ».
Ancienne maire de Callac, aujourd’hui élue dans le groupe « minoritaire » – elle préfère ce terme à celui d’« opposition » –, Lise Bouillot nous reçoit dans sa vaste cuisine-salle à manger. Autour d’elle, Martine Tison et Jean-Pierre Tremel, également élus de la « minorité ».
« Nous étions pour le projet Horizon », expose en préambule Lise Bouillot, qui insiste sur le fait que Callac est une « terre d’accueil », que des réfugiés républicains espagnols avaient déjà été accueillis par la ville à la fin des années 1930, que lors de son mandat, avant 2020, la ville avait hébergé des réfugié·es avec « beaucoup d’enthousiasme et de générosité ».
Mais pour l’élue, le projet a péché dès le départ par un « problème de communication ». « La première réunion publique a été une catastrophe, les gens sont sortis de là sans rien savoir du projet, dit-elle. Le maire a été extrêmement maladroit : c’est lui, devant témoins, qui a parlé de 60 familles et de l'avenir démographique de Callac. »
Cette question des 60 familles est loin d’être anodine. Le projet Horizon a toujours consisté à accueillir quelques familles. Mais dès le mois d’avril, c’est le chiffre de 70 familles ou bien celui de 500 personnes, qui circule parmi les opposants, à commencer par le collectif Pour la défense de l’identité de Callac, créé par Danielle Le Men, Michel Riou et Moulay Drissi. Tous trois habitent Callac. Michel Riou est un ancien élu de gauche de la ville. Moulay Drissi, quant à lui, s’est présenté hors parti aux dernières élections législatives et n’a recueilli que 0,85 % des votes (327 voix).
Une demande de référendum
Dès juin, dans une lettre ouverte au maire de Callac, les trois membres de ce collectif demandent l’organisation d’un référendum. « L’arrivée de 70 familles extra-européennes bouleverserait totalement la vie de la commune et du canton », écrivent-ils notamment. « Les gens sont partis sur cette idée de référendum, alors que la majorité n’a pas été capable d’expliquer son projet », relève Lise Bouillot.
« Nous-mêmes nous n’avons été associés au projet Horizon qu’en septembre, et c’est à ce moment-là que nous avons vraiment adhéré, explique l’ancienne maire. On ne peut pas être contre l’accueil de personnes fracassées par la vie. Horizon, c’était un projet global : humanitaire, social, culturel, original. Qui, de plus, se proposait d’accompagner les réfugiés pendant 10 ans ! »
Nous rencontrons chez eux Denis et Sylvie Lagrue. Lui, membre d’un collectif qui propose aux familles réfugiées, depuis les premières arrivées, des cours de français ou un accompagnement aux rendez-vous médicaux, est par ailleurs responsable d’une association d’aide aux familles en difficulté. Elle gère depuis 30 ans le cinéma local. Se trouve également présent Erwan Floch’lay, qui a rejoint voici quelque temps l’équipe du cinéma.
Tous trois étaient présents lors de la première réunion publique de présentation du projet. Pour eux, cette réunion ne s’est pas trop mal passée. Même si, selon Erwan Floch’lay, « trois membres de l’extrême droite locale se trouvaient dans le fond de la salle, mais dans l’ensemble, les gens ont semblé impressionnés ».
Quand la bascule a-t-elle eu lieu ? Dans le courant de l’été, et surtout à la rentrée de septembre. Une seconde réunion publique était prévue le 23 septembre. Elle n’aura jamais lieu car entre-temps, l’extrême droite a débarqué dans la ville.
Alliance de circonstance
Catherine Blein, ancienne figure bretonne du Rassemblement national (RN), exclue du parti lepéniste après avoir tweeté « œil pour œil » à propos de l’attentat islamophobe de Christchurch, a rejoint l’association des opposants. Edwige Vinceleux, ancienne « gilet jaune » passée candidate Reconquête aux législatives de juin, fait publiquement de Callac un combat personnel. Bernard Germain, enfin, candidat Reconquête lui aussi dans la circonscription voisine, est de la partie.
« Ces gens-là avaient les réseaux sociaux, des médias comme le site d’information locale d’extrême droite Breizh Info, et ils sont implantés en Bretagne », analysent deux militants syndicaux de gauche, mandatés par leur fédération pour observer l’évolution de l’extrême droite en Bretagne. À quoi ils ajoutent l’alliance de circonstance entre les « nationalistes bretons du PNB et Reconquête et Action française ».
Une première manifestation est organisée le 17 septembre. Quelques centaines de personnes opposées au projet – dont seulement une vingtaine de personnes de Callac, selon plusieurs sources – se retrouvent face à un nombre légèrement supérieur de personnes favorables – elles aussi en grande partie extérieures à la ville – ou du moins opposées à l’extrême droite. « Cette première manifestation fait peur aux gens », estime Denis Lagrue.
Suffisamment en tout cas pour que la seconde réunion publique, prévue la semaine d’après, n’ait pas lieu. Dans les semaines qui suivent, la situation se tend encore. Il y a d’abord ce dîner-débat organisé par Reconquête dans la ville voisine de Chapelle-Neuve, le 19 octobre. Le maire Les Républicains (LR) de la ville, Jean-Paul Prigent, explique benoîtement avoir accepté de prêter une salle sans avoir bien conscience d’accueillir une opération de Reconquête.
On a même vu un drapeau suprémaciste flotter sur Callac !
Des manifestant·es tentent d’empêcher l’événement, se retrouvent gazé·es, voire matraqué·es. La réunion a tout de même lieu. Et une nouvelle manifestation contre le projet est organisée le 5 novembre. Cette seconde manifestation réunit un peu plus d’opposant·es au projet, et plus aussi d’opposant·es aux opposant·es. Aujourd’hui encore, les pro-Horizon s’étonnent que cette seconde manifestation ait été autorisée.
« Sur cette deuxième manifestation, il y avait tout ce que l’extrême droite compte d’infréquentables ! On a même vu un drapeau suprémaciste flotter sur Callac ! », dénonce Gaël Roblin, conseiller municipal de la gauche extra-parlementaire à Guingamp. Une contre manifestation est organisée, générant quelques affrontements sporadiques avec les forces de l’ordre.
C’est suffisant pour alerter un peu plus les Callacois et Callacoises, si l’on en croit Lise Bouillot. « On pense aussi que la population a basculé après les manifestations, surtout la deuxième avec des bombes lacrymogènes partout. Le marais a basculé sur le thème “il est temps que ça cesse” », estime l’élue.
« Depuis septembre et jusqu’à aujourd’hui, l’extrême droite tient le narratif », enrage Erwan Floch’lay. « Il y a une inversion totale où eux sont les résistants et nous les collabos », abonde Sylvie Lagrue, qui poursuit : « Certains disent que si on n’avait rien fait, rien dit, l’extrême droite se serait calmée. » « Mais ça veut dire quoi, “calmée” ? », s’interroge Denis Lagrue.
« On aurait difficilement pu faire plus ou différemment », estime de son côté Gaël Roblin, qui insiste sur l’organisation « dans l’urgence » de ces deux contre-manifestations. Celui-ci pose tout de même la question du rôle du préfet. Mis au courant des menaces lourdes et répétées qui ont pesé sur les élu·es de Callac, sa réponse est jugée plutôt timide, voire absente. Pour les deux militants syndicaux, la « victoire de l’extrême droite à Callac, c’est avant tout la victoire de l’impunité ».
« Le pire du pire de la mentalité humaine »
Lise Bouillot, qui a vu les messages de menace adressés à la majorité (« une horreur, le pire du pire de la mentalité humaine ») « enrage de voir Reconquête crier victoire ».
Le déroulé de toute cette séquence est en tout cas regardé de près, et avec inquiétude, à quelque 150 kilomètres au sud de Callac. À Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique), un bâtiment situé à côté d’une école subit actuellement des travaux en vue de sa transformation en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada).
Michel Sourget et Yannick Josselin, tous deux militants pour un accueil solidaire des migrantes et migrants, nous reçoivent dans la maison du premier, à quelques mètres de la plage. Ici aussi, les opposants locaux ont été rejoints par l’extrême droite nationale. « On a vu Pierre Cassen, fondateur du site d’extrême droite Riposte laïque, venir défiler le 11 décembre. Il y a très peu de parents d’élèves dans le collectif d’opposants, justement à cause de la présence de l’extrême droite », expose Michel Sourget.
Comme à Callac, la ville reçoit déjà des réfugié·es « et les gens constatent que ça se passe bien », note Yannick Josselin, ancien éducateur spécialisé. L’association qui va gérer le Cada, Aurore, a reçu deux personnes du collectif d’opposants, « alors ils ne peuvent pas dire qu’ils ne sont pas informés ».
Pour ces deux habitants de Saint-Brévin, le plus dur est de ne pas savoir « comment les choses vont tourner ». Ils notent que le maire semble tenir bon face à l’extrême droite, ce qui s’explique peut-être aussi par le fait que Saint-Brévin est une ville plus grande, avec plus de 13 000 habitant·es. Par ailleurs, les travaux ont déjà démarré et une tentative d’occupation des locaux par l’extrême droite a tourné au fiasco, car les occupants n’étaient pas assez nombreux.
Qu’importe pour Reconquête. Si Saint-Brévin est l’une des cibles du moment, le mouvement d’Éric Zemmour n’en manque pas. Dans les Côtes-d’Armor, ses militants et militantes ont tenté, sans succès, de faire annuler une animation intitulée « Uniques en son genre » impliquant la venue de drag-queens de la compagnie rennaise Broadway French, à la bibliothèque de Lamballe.
Dans ce même département, Reconquête dénonce le fait que des élèves soient invités à échanger avec des migrants pour un concours régional sur « l’immigration à l’échelle locale ». Le parti d’extrême droite tente également d’empêcher le démontage d’une statue de la Vierge sur l’île de Ré. Tout comme il est parvenu, il y a quelques semaines, à clouer au pilori, via une campagne de harcèlement, une enseignante qui voulait emmener des élèves de prépa voir des migrants à Calais.
Autant de campagnes à l’échelle microlocale pour un parti qui n’a obtenu aucun·e député·e lors des dernières élections législatives, et qui ne peut rester dans les radars que par des coups d’éclat permanents. Au risque, bien réel, d’inscrire la théorie complotiste du « grand remplacement » dans le débat public. A fortiori si la gauche peine à trouver la parade.