publié le 31 mai 2023
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Gabriel Attal a annoncé un plan pour lutter contre la fraude sociale. Celui-ci reprend de vieilles lubies de la droite sur la fraude des allocataires. En revanche, il est beaucoup moins ambitieux quand il s’agit de lutter contre la fraude des entreprises et des professionnels de santé.
Le ministre délégué chargé des comptes publics, Gabriel Attal, a présenté dans une interview au Parisien mardi 30 mai son nouveau plan de lutte contre la fraude aux cotisations et aux prestations sociales. Un plan sur lequel il y a beaucoup à redire.
En effet, outre la stigmatisation des allocataires ayant des origines maghrébines affichée par Bruno Le Maire sur BFMTV, et qui vise à se mettre la droite et l’extrême droite dans la poche, ce plan présente des objectifs chiffrés peu ambitieux en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales des entreprises.
Pour le comprendre, il faut bien avoir en tête le montant global de la fraude sociale en France. D’une part, il y a la fraude aux cotisations et aux contributions sociales (travail au noir, recours illégal au travail détaché, sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entrepreneurs, etc.), qui s’élève à environ 8 milliards d’euros, selon Bercy.
Les allocataires fraudent moins
Et d’autre part, il y a la fraude aux prestations sociales, qui s’élève entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an si l’on recoupe les chiffres de Bercy avec ceux donnés dans un rapport récent de la Cour des comptes. Ce dernier montant se décompose de la sorte : 2,8 milliards d’euros de fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite, et entre 3,8 et 4,5 milliards de fraude à l’assurance-maladie. Tout cela additionné, on tombe sur une fraude sociale totale d’environ 15 milliards d’euros par an en France.
Premier point intéressant : les trois quarts de cette fraude sont de la responsabilité des entreprises (la fraude aux cotisations) et des professionnels de santé. Ces derniers sont en effet à l’initiative, selon diverses estimations, de 70 % à 80 % de la fraude aux seules prestations d’assurance-maladie « par surfacturation ou par facturation d’actes fictifs », a concédé Gabriel Attal dans son interview au Parisien.
Autrement dit, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, pourtant régulièrement stigmatisés sur les plateaux télé et par les partis politiques de droite, ne sont responsables que d’environ un quart de la fraude sociale en France, soit 4 milliards d’euros par an.
Double discours sur l’ubérisation
Durant le précédent quinquennat, l’administration aurait redressé ou évité pour 1,4 milliard d’euros de fraude sociale par an en moyenne, selon Gabriel Attal. Pour ce second quinquennat, le ministre veut aller plus loin. Concernant la lutte contre la fraude aux cotisations, il a annoncé que « le nombre d’actions de contrôle conduites auprès des entreprises doublera d’ici 2027 », grâce notamment au renforcement de « de 60 % les effectifs de l’Urssaf, soit 240 équivalents temps plein ».
Seront ciblés la fraude aux travailleurs détachés, le développement « de sociétés éphémères qui organisent leur insolvabilité pour échapper au recouvrement social et fiscal », et enfin la sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entreprises.
« Je ne veux pas d’ubérisation des droits sociaux ! », a lancé Gabriel Attal au Parisien. Une soudaine prise de conscience des dégâts causés par l’ubérisation qui prête à sourire. En effet, depuis six ans, ce gouvernement ne fait que se gargariser d’avoir flexibilisé le marché du travail et réduit le niveau de cotisations sociales payées par les entreprises.
Le scandale des « Uber Files » révélé à l’été dernier par Le Monde a en outre bien mis en avant le rôle proactif d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber dans l’Hexagone. Et c’est toujours le chef de l’État qui bloque au niveau européen au sujet de la reconnaissance de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.
« La France propose une dérogation à la présomption de salariat assez large qui poserait un problème majeur car elle viderait d’une certaine manière la proposition européenne de son sens », alertait ainsi le commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmit, lors de son audition le 11 mai par la commission « Uber Files » à l’Assemblée nationale. En annonçant qu’il comptait lutter contre « l’ubérisation des droits sociaux », Gabriel Attal est donc dans un double discours contradictoire.
Aussi, il faut dire que les objectifs chiffrés de son plan en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales restent modestes. Pour ce qui concerne les redressements de cotisations et contributions sociales, son objectif est de passer de 700 millions d’euros par an en moyenne durant le premier quinquennat, à environ 1 milliard d’euros par an durant le second quinquennat. Rapporté aux 8 milliards de fraude annuelle aux cotisations, c’est peu. Qu’ils se rassurent : les chefs d’entreprise experts en fraude sociale pourront toujours dormir sur leurs deux oreilles.
Sur la fraude aux allocations, des gages à la droite
Autre point important où le gouvernement pourrait aller plus loin : la fraude aux prestations d’assurance-maladie. Pour la réduire, Gabriel Attal a expliqué qu’il allait rehausser les pénalités pour les professionnels de santé qui surfacturent leurs actes. Mais aussi que l’administration proposera aux personnes soignées dans les centres dentaires ou ophtalmologiques d’échanger par SMS sur la liste des soins facturés à l’assurance-maladie, afin d’identifier les incohérences.
In fine, ce sont 200 millions d’euros supplémentaires par an que le gouvernement prévoit de détecter, soit 500 millions d’euros en tout. Sur entre 3,8 et 4,5 milliards d’euros de fraude aux prestations maladies, c’est, là encore, peu. Il ne faudrait pas trop brusquer le lobby des médecins…
À l’inverse, concernant la fraude des bénéficiaires des caisses d’allocations familiales (CAF) et de retraite, le ministre des comptes publics compte davantage serrer la vis. Il propose des mesures qui répondent à de vieilles revendications de la droite en promettant la fusion des cartes d’identité et des cartes Vitale – un dispositif qui a de fortes chances d’être rejeté par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) – ainsi que l’obligation de séjourner neuf mois par an en France (et non six) pour toucher les allocations sociales.
Côté chiffres, on remarque aussi que les objectifs d’économies fixés par Gabriel Attal sur la lutte contre la fraude des allocataires sont plus importants, en proportion, que pour la fraude aux cotisations et aux prestations maladies. En effet, sur les 3 milliards de fraude aux caisses d’allocations familiales et de retraite chaque année, le gouvernement compte dénicher en moyenne 300 millions d’euros de plus chaque année que lors du précédent quinquennat, selon nos calculs.
Changement de discours
Il est aussi intéressant de noter que dans le discours de l’exécutif, la mise en avant des économies que devraient générer les contrôles accrus (et donc les sanctions plus fortes) a pris la place d’une promesse de campagne : le versement automatique des aides sociales, annoncé dans une conférence de presse en mars 2022 par le président-candidat. Promesse qui avait déjà été faite en filigrane durant tout le premier quinquennat, sans jamais aboutir.
Emmanuel Macron avait assuré que ce versement automatique concernerait « le RSA, les APL et la plupart des allocations de solidarité comme les allocations familiales ». Mais, pour l’heure, la mise en place concrète de ces annonces semble devoir se limiter à la création de déclarations préremplies, charge toujours aux allocataires potentiels de penser à les utiliser pour réclamer les aides qui leur sont dues.
La discrète mise de côté de ce sujet n’est pas anodine : le « non-recours » aux aides sociales, qualifié par la Drees, l’institut statistique du ministère de la santé et des solidarités, de « phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat », permet pour l’heure à l’État d’économiser 3 milliards d’euros par an ! Mais c’est donc le contrôle plus dur des allocataires qui est désormais mis en avant.
Et la fraude fiscale ?
Du reste, pour Gabriel Attal, « l’ambition » du gouvernement « ne se limite pas aux chiffres : en luttant contre la fraude, on reprend le contrôle de notre modèle social, de ce qu’on donne et à qui on le donne », a-t-il lancé au Parisien. Une justification qui, venant d’un gouvernement aussi proche de ses sous, reste difficile à croire. On ne saurait trop lui conseiller de se pencher davantage sur la lutte contre la fraude fiscale, qui permettrait de renflouer bien plus significativement les comptes de l’État.
D’après diverses estimations, la fraude fiscale s’établit en France entre 80 et 100 milliards d’euros par an. À chaque fraudeur fiscal détecté, c’est beaucoup plus d’argent qui pourrait rentrer dans les caisses de l’État que pour la fraude sociale. Sur France Info, le porte-parole d’Attac Vincent Drezet expliquait ainsi que « lorsqu’un fraudeur aux prestations sociales va au pénal, c’est environ 6 000 euros. Lorsqu’un fraudeur va au pénal pour fraude fiscale, c’est plus de 100 000 euros ».
Mais s’attaquer profondément à ce sujet de l’évasion fiscale n’est pas à l’ordre du jour de l’exécutif, celui qui a réduit nettement les impôts depuis 2018 et ne compte pas infléchir son discours vis-à-vis du grand capital. S’il a bien présenté au début du mois une batterie de mesures, elles s’avèrent largement insuffisantes, ne s’attaquant pas aux gros patrimoines, ni aux grandes entreprises de façon systémique.
Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr
Le gouvernement vient de déclarer la guerre à la fraude aux prestations sociales, à travers un plan qui prévoit entre autres un contrôle renforcé des bénéficiaires, intensifiant davantage les préjugés à l’égard des plus pauvres. Le sociologue et politiste Vincent Dubois, spécialiste de la protection sociale, considère que l’État, au lieu de lutter contre la fraude fiscale, va exercer une contrainte encore plus forte sur les plus fragiles.
Depuis plusieurs semaines, le gouvernement balise le terrain et promet de lutter sans faiblir contre la fraude aux prestations sociales, dont le montant est estimé entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an selon Bercy et un rapport récent de la Cour des comptes. Mais dans le détail, 2,8 milliards d’euros correspondent à la fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite et le reste, 4,5 milliards, de fraude à l’assurance-maladie.
Mais les trois quarts de cette fraude incombent aux entreprises et aux professionnel·les de santé. Alors même que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) sont les plus contrôlés et que 34 % de ses potentiels allocataires ne le perçoivent pas, par méconnaissance ou faute d’avoir engagé les démarches nécessaires.
Vincent Dubois est sociologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Il a étudié le contrôle des allocataires de prestations sociales dans un travail au long cours depuis le début des années 2000, puis en pointillé jusqu’à 2017. De cela, il a tiré un livre : Contrôler les assistés. Genèse et usage d’un mot d’ordre (éditions Raisons d’agir) paru en 2021.
Pour lui, le gouvernement établit une fausse égalité entre fraude sociale et fraude fiscale mais mobilise en réalité davantage de moyens coercitifs pour lutter contre la première. Les plus précaires subissent le plus de contrôles et les mesures annoncées en ce sens par Gabriel Attal dans une interview au Parisien vont accroître le mécanisme. Le versement des aides à la source, pour lutter contre le non-recours, va entraîner un nouvel effet pervers, pronostique le sociologue. Les outils conçus pour verser les prestations non réclamées vont aussi servir à exercer davantage de contrôles. Entretien.
Mediapart : Le ministre des comptes publics Gabriel Attal a déclaré qu’« il faut agir, car la fraude sociale comme la fraude fiscale est une forme d’impôt caché sur les Français qui travaillent ». Que penser de cette affirmation qui met sur le même plan « fraude sociale » et « fraude fiscale » ?
Vincent Dubois : C’est un équilibre de façade, car on n’est pas du tout dans les mêmes ordres de grandeur en termes de coût pour les finances publiques, puisque les évaluations, au demeurant complexes, montrent qu’il y a en gros un écart au moins de 1 à 40 entre le coût évalué de la fraude aux prestations sociales et le coût de la fraude fiscale. La fraude estimée aux prestations sociales est de l’ordre de 2,5 milliards d’euros par an, alors qu’on la chiffre à entre 80 et 100 milliards pour la fraude fiscale.
Or, en matière de discours politiques et d’investissements, qu’ils soient juridiques, bureaucratiques ou technologiques, la priorité va à la fraude aux prestations.
Depuis le milieu des années 1990, il y a toujours plus de lutte contre la fraude sociale et quasiment toujours moins de lutte contre la fraude fiscale, en dehors de quelques déclarations d’intentions lors de l’affaire Cahuzac ou les Panama Papers. Il faut toutefois mentionner la loi de fin 2018, qui a conduit à recruter davantage d’inspecteurs des impôts et à doter l’administration fiscale de pouvoirs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail.
Mais cela n’empêche pas, surtout depuis les années Sarkozy, qu’il y ait une surenchère dans des mesures à la fois stigmatisantes et coercitives à l’égard des populations les plus précaires, les pauvres, les chômeurs et souvent derrière les immigrés.
Justement, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, selon les chiffres qui ont été donnés, sont seulement responsables d’un quart de la fraude sociale, ce qui correspond à 4 milliards d’euros par an. Pourquoi une telle focalisation sur cette « pauvre fraude » ?
Vincent Dubois : Oui, il y a quelque chose qui n’est pas spécifique à la France et qui est quasiment une sorte d’invariant anthropologique dans le rapport à l’argent public, qui conduit à une tolérance plus grande à l’égard des manquements à la règle lorsqu’il s’agit de s’acquitter de ses impôts que lorsqu’il s’agit de percevoir des aides de la collectivité.
Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’enfreindre des règles, mais il y a toujours plus de mansuétude à l’égard de ceux qui paient moins qu’ils ne devraient, par rapport à ceux qui touchent davantage que ce à quoi ils ont droit. Cette opposition est ancienne, mais est exacerbée dans un contexte néolibéral où l’on délégitime l’impôt censé brider l’esprit d’entreprise et qu’on stigmatise les aides sociales parce qu’elles sont censées dissuader de travailler.
Vous avez consacré tout un livre à la question et vous avez montré que les contrôles sont déjà très poussés et très intrusifs pour les allocataires du RSA. Gabriel Attal a dit qu’il voulait cibler plusieurs secteurs et durcir les conditions de perception des prestations sociales. Est-ce qu’il y a besoin de contrôles renforcés et, surtout, cela ne va-t-il pas contribuer à fragiliser les plus en difficulté ?
Vincent Dubois : En effet, le revenu de solidarité active est de très loin le plus contrôlé par les CAF, et ce par les formes les plus intrusives du contrôle que sont les enquêtes à domicile. À ce sur-contrôle s’ajoute le contrôle réalisé par les conseils départementaux, qui financent le RSA. Donc, les bénéficiaires du RSA sont doublement sur-contrôlés au nom de la lutte contre la fraude. S’y ajoute encore une troisième couche, qui va se développer avec la nouvelle réforme et l’exigence de contrepartie sous forme de travail.
Tout cela est largement lié à des raisons très politiques. Il y a toujours une suspicion a priori à l’égard de ceux que, dans le vocabulaire classique de l’histoire de la protection sociale, l’on appelle les « pauvres valides ». C’est-à-dire qu’il y a toujours l’idée que des gens qui pourraient travailler, qui pourraient subvenir à leurs besoins, mais qui ne s’assument pas eux-mêmes et qui bénéficient de la solidarité collective sont toujours plus ou moins suspects d’être fainéants, de travailler à côté de façon non déclarée et puis de bénéficier de ces allocations, de faire des fausses déclarations pour percevoir davantage d’allocations, etc. Là encore, ce sont des choses très anciennes qui ont été réactivées dans l’alliance contemporaine du néopaternalisme et du néolibéralisme.
Tout particulièrement à partir de la période Sarkozy, les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail. Ce grand slogan de l’ère Sarkozy est aujourd’hui largement repris par Emmanuel Macron et ses ministres.
Surtout que les chiffres racontent une autre réalité. La CAF, en 2021, avait dit avoir réalisé 4 millions de contrôles sur 13,6 millions d’allocataires. Et seulement 1 % de cas de fraude avaient été détectés. On voit bien que la fraude reste quand même marginale...
Vincent Dubois : Dans le cas de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, on considère qu’il ne faut pas s’arrêter tant qu’on n’arrive pas à une fraude zéro, ce qui est totalement illusoire. C’est un moteur de cette surenchère permanente, dans toujours plus de contrôles, toujours plus intrusifs. Comme le disent un certain nombre d’analystes critiques du benchmarking ou de techniques néomanagériales, c’est une course sans ligne d’arrivée.
On va toujours plus loin avec la volonté annoncée il y a quelques semaines d’utiliser les numéros de vol des passagers pour assurer une traçabilité des voyages des bénéficiaires d’aide sociale, visant là aussi explicitement les résidents étrangers ou ayant des origines étrangères et retournant dans leur pays de temps en temps. En matière de retraite, on n’imaginerait pas empêcher les Français du régime général de s’installer où ils veulent, ils sont parfois même encouragés à aller ailleurs, comme au Portugal où ils sont défiscalisés pendant six mois. Il y a un privilège qui est de fait accordé à ceux qui sont déjà privilégiés, qui ont les moyens de s’expatrier, et, au contraire, une contrainte forte à l’égard de ceux qui n’en ont pas les moyens, et qui n’ont pas la bonne nationalité.
Par ailleurs, cette fraude aux prestations sociales est bien inférieure aux allocations non demandées. Par exemple, il y a 34 % de personnes normalement bénéficiaires du RSA qui ne le réclament pas. Pourquoi met-on moins d’allant pour lutter contre cela ?
Vincent Dubois : C’est là aussi quelque chose qui est assez constant. J’avais été frappé de voir dans mes premiers travaux sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales que les modèles algorithmiques qui étaient destinés à identifier des cas de fraude prenaient aussi dans leur filet, et en proportion non négligeable, des cas de non-recours. Alors de fait, ces modèles algorithmiques peuvent tout à fait être mobilisés de la même manière pour lutter contre le non-recours que pour lutter contre la fraude sociale ou les autres erreurs. Or, jusqu’à présent, ça n’a pas été véritablement le cas. Cela commence tout juste.
Il y a bien quelques petites inflexions mais de façon quand même souvent contradictoire. Par exemple, comme le montre Clara Deville dans un livre qui paraît ces jours-ci, la lutte contre le non-recours a utilisé de façon centrale, à partir des années 2010, l’instrument de la dématérialisation des procédures administratives.
Or il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’en lieu et place de favoriser l’accès au droit, la dématérialisation, dans de nombreux cas, le rend plus compliqué, tout particulièrement pour les populations précaires, ou étrangères, et au contraire de le limiter renforce dans ce cas le non-recours.
Quant au projet Macron de distribution automatique des aides, de prime abord, c’est la panacée puisqu’en disposant de toutes les informations on donne directement les aides sans que les personnes aient besoin de les demander. Dit comme ça, cela apparaît comme une solution un peu miraculeuse, sauf que cette automaticité se fait au prix d’une transparence totale et généralisée de l’ensemble des informations que les individus doivent produire.
Et c’est autant, finalement, de façon assez explicite, un moyen de renforcer le contrôle que de favoriser le paiement des droits aux personnes qui, effectivement, y sont éligibles. C’est une sorte de paradoxe. On lance quelque chose au nom de la lutte contre le non-recours qui, de fait, risque bien de constituer un moyen additionnel de contrôle.
publié le 27 mai 2023
Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr
Pau, Thouars, Reims : les meurtres de soignants par des patients atteints de sévères troubles psychiatriques se succèdent. Les politiques regardent ailleurs, pourtant, la politique est bien en cause : affaiblie, la psychiatrie perd le lien et la confiance des malades, les violences montent de tous côtés.
L’enquête sur l’attaque au couteau contre deux soignantes du CHU de Reims, lundi 22 mai, avance à pas comptés. Mardi, l’infirmière Carène Mezino a succombé à ses blessures. Le procureur de la République de Reims, Matthieu Bourrette, a annoncé mercredi que le meurtrier présumé, Franck F., était mis en examen pour « assassinat » et « tentative d’assassinat ».
Ses antécédents, médicaux et judiciaires, ont très vite été révélés. Diagnostiqué schizophrène, souffrant de crises paranoïaques, placé sous « curatelle renforcée », l’homme de 59 ans était suivi en psychiatrie depuis 1985. En 2017, il avait déjà agressé avec un couteau quatre soignants d’un établissement d’aide par le travail (Esat) où il travaillait. Il n’avait alors été placé ni en détention ni sous contrôle judiciaire. C’est l’hôpital psychiatrique qui l’avait pris en charge, en l’hospitalisant sous contrainte jusqu’en 2019. Il a ensuite fait deux autres séjours à l’hôpital, en 2020 et 2021. Quand il n’était pas hospitalisé, il devait se rendre chaque jour dans un centre médico-psychologique pour y prendre ses médicaments et il était suivi par un psychiatre.
L’enquête a révélé une différence d’appréciation sur l’état psychique de Franck F. entre son psychiatre, qui considérait que son patient était stabilisé, et sa mandataire judiciaire, qui « a estimé à plusieurs reprises que, depuis au moins décembre 2020, il ne prenait plus son traitement », a rapporté le procureur de la République. Les premiers éléments de l’enquête semblent lui donner raison : des médicaments non pris ont été découverts à son domicile.
La mandataire judiciaire a aussi « fait état de plusieurs crises verbales depuis l’été 2022, la dernière datant du 15 mai 2023, a encore indiqué le procureur. Elle s’en était ouverte à plusieurs reprises auprès du psychiatre depuis 2021, des signalements non suivis d’effet selon elle. » La mère du présumé craignait elle aussi un nouveau passage à l’acte.
Pau, Thouars, Reims
Le meurtre de Carène Mezino s’inscrit dans une tragique série de passages à l’acte meurtriers de malades atteints de sévères pathologies psychiatriques : deux infirmières mortes à Pau (Pyrénées-Atlantiques) en 2004, une infirmière à Thouars en 2020 (Deux-Sèvres).
Les politiques regardent ailleurs, vers une vague et supposée « décivilisation » générale [lien article Edwy ?], selon Emmanuel Macron. Plus « pragmatique », le ministre de la santé François Braun veut expertiser la semaine prochaine le système de sécurité des établissements de santé et promet « une tolérance zéro, des choses pratiques » : des parkings sécurisés, des digicodes, des agents de sécurité, etc.
Seulement, le ministre en est lui-même convenu : les hôpitaux peuvent difficilement se transformer en « forteresses ». La raison en est simple : il y a bien trop de portes dans ces lieux éminemment publics où se croisent soignant·es, personnels techniques, administratifs, patient·es, visiteurs et visiteuses, fournisseurs de matériels en tous genres, véhicules de toutes sortes, etc.
Les politiques évitent soigneusement le cœur du sujet : ces violences ne sont pas déconnectées des politiques publiques menées. En psychiatrie, en quarante ans, le nombre de lits a été divisé par deux, conséquence d’une politique souhaitable de « désinstitutionalisation », mais aussi de mesures d’économies. En parallèle, l’offre de soins ambulatoires, en dehors de l’hôpital, au plus près de la vie quotidienne des patient·es, n’a jamais été suffisante : les centres médico-psychologiques croulent sous la demande et imposent des mois d’attente à leurs nouveaux patients et patientes.
« Dans les centres médico-psychologiques, pour répondre aux nouvelles demandes, on est obligés d’espacer les rendez-vous, précise Delphine Glachant, psychiatre au centre hospitalier Les Murets (Val-d’Oise) et présidente de l’Union syndicale de la psychiatrie. Quand les gens décompensent, on le repère moins vite, et ils décompensent plus. Notre seule réponse est l’isolement, qui génère de la violence, de plus en plus de violence. C’est mon sentiment. »
2011, le tournant sécuritaire voulu par Nicolas Sarkozy
Après le double meurtre de Pau, le président de la République Nicolas Sarkozy s’est violemment saisi du sujet. Dans un discours à Anthony en 2008, qui a marqué le monde de la psychiatrie, il a imposé une approche sécuritaire de la maladie psychique : création de quatre unités pour malades difficiles (UMD), de 200 chambres d’isolement, de nouvelles mesure d’hospitalisation sans consentement, d’unités fermées, d’un fichier des patient·es hospitalisé·es sans consentement. La loi du 5 juillet 2011 a acté un recul sans précédent des droits de ces malades.
Isolement, contention : la France a l’un des recours les plus élevés en Europe à ces mesures d’exception, en constante augmentation.
Ces choix politiques ont été suivis d’effet : entre 2011 et 2021, les soins sans consentement ont bondi de 14 %, selon une récente étude de l’Irdes, un institut de recherche public sur la santé. En 2021, 5 % des personnes suivies en psychiatrie, soit près de 100 000 personnes, se sont vu imposer des soins sans consentement. En 2021, 10 000 personnes ont été contentionnées, c’est-à-dire attachées à un lit dans une chambre d’isolement. Et ces données ne sont que parcellaires, loin d’être exhaustives, reconnaît l’Irdes.
Ces mesures, nécessaires lorsqu’une personne a besoin de soins immédiats mais ne peut y consentir en raison d’une conscience altérée, devraient rester l’exception. Or la France a l’un des recours les plus élevés en Europe à ces mesures d’exception, en constante augmentation.
Les contrôleuses générales des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan puis Dominique Simonnot, n’ont cessé de dénoncer ces « formes les plus graves de privation de liberté, parfois prises dans un contexte de grande violence et exécutées dans des conditions indignes », comme l’a encore rappelé Dominique Simonnot dans son rapport annuel 2021.
En octobre 2022, la contrôleuse a rendu publiques de nouvelles recommandations en urgence, à la suite de sa visite de l’établissement public de santé mentale de La-Roche-sur-Yon (Vendée). Ses services y ont constaté des portes fermées dans la plupart des services, même ceux des patient·es en hospitalisation libre. Les décisions d’isolement et de contention, des mineur·es comme des majeur·es, y sont nombreuses et souvent illégales. L’accès aux droits des malades est largement entravé.
Ces mesures sécuritaires n’ont eu aucun effet : les services de psychiatrie restent, année après année, les plus touchés par les violences. 22 % des signalements à l’Observatoire des violences en milieu de soins émanent de services de psychiatrie, loin devant les urgences et la gériatrie.
« Même dans une psychiatrie idéale, il y a des patients dangereux », reconnaît le psychiatre Mathieu Bellahsen, ancien chef de pôle à l’hôpital Roger-Prévot de Moisselles, dans le Val-d’Oise, débarqué pour avoir défendu les droits de ses patient·es (lire notre enquête ici). « Mais il y a aussi des patients rendus dangereux par une institution maltraitante, poursuit le médecin, qui s’apprête à publier un livre s’élevant contre la contention (lire son blog sur Mediapart ici). Il faut éviter de rendre les gens très hostiles vis-à-vis de la psychiatrie. Et prendre en soins, à tous les stades, du plus ouvert au plus fermé. »
Car les paroles du meurtrier de Carène Mezino, quel que soit le crédit qu’on veut bien leur donner, résonnent fort. Aux fonctionnaires de police qui l’ont entendu, il a expliqué à plusieurs reprises « en vouloir au milieu hospitalier, indiquant avoir été maltraité depuis plusieurs années par le milieu psychiatrique », a rapporté le procureur Matthieu Bourrette.
Son avocat commis d’office, Olivier Chalot, qui a pu le rencontrer une fois, raconte à Mediapart « une conversation difficile, des interactions limitées ». Pour lui, il est « en colère tout court. Cette colère s’est focalisée à ce moment-là sur “les blouses blanches”. J’attends de voir ce que dira l’expertise psychiatrique ».
Je ne vocifère pas contre les malades mais contre le système.
Psychiatre à Reims, chef de service du centre d’accueil de jour Antonin-Artaud, Patrick Chemla ne peut rien dire des conditions de prise en charge de ce malade psychiatrique, qui n’a pas fréquenté son service. Mais il estime que « ces personnes en très grande vulnérabilité psychique ont besoin d’un espace sécurisant, cela devrait être la fonction d’un service public de psychiatrie. Au centre Antonin-Artaud, il y a un accueil physique ou téléphonique inconditionnel 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Les gens peuvent venir sous n’importe quel prétexte, pas seulement pour voir le psy, mais pour trouver un lieu soignant ».
Cette méthode de travail est celle de la psychothérapie institutionnelle, née après guerre en réaction à l’enfermement des malades. Dans les années 1960 et 1970, elle a révolutionné la psychiatrie, la réorganisant en secteurs au plus près des lieux de vie.
« On vit une très grande régression, estime le docteur Chemla. Des lieux comme le nôtre, il n’y en a presque plus. L’État, avec sa politique d’évaluation comptable, est contre nous. La psychiatrie universitaire ne croit plus qu’au médicament, à l’efficacité pourtant relative. Les infirmiers en psychiatrie ne reçoivent plus aucune formation. Pourtant, la seule thérapeutique qui a fait ses preuves est le lien humain. »
La première victime de Franck F., l’infirmière Corinne Langlois, poignardée en 2017, a pris la parole sur France 3 Régions. Elle y raconte son traumatisme, qui ne passe pas et lui interdit de retravailler. Elle raconte aussi qu’en arrivant dans l’Esat où elle a été agressée, elle ne « connaissait pas les gens psychotiques » : « Je ne savais pas comment me comporter. On m’a juste dit de ne jamais me retrouver devant eux et d’éviter les coins sombres. Je ne comprends pas : il avait arrêté son traitement depuis un mois. Personne ne s’en était rendu compte. Pourquoi ? Comment est-ce possible ? »
Elle insiste encore : « Je ne vocifère pas contre les malades mais contre le système. »
publié le 20 avril 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.gfr
L’exécutif a dévoilé les grandes lignes d’une vaste réforme du service public de l’emploi, prévue dès 2024. Pour atteindre le « plein-emploi », il prône une collaboration plus efficace de toutes les institutions existantes, une obligation d’inscription des bénéficiaires du RSA et une refonte du système de sanctions.
C’est l’un des chantiers prioritaires qu’Emmanuel Macron a annoncé vouloir lancer d’ici le 14 juillet. Et la transformation de Pôle emploi en « France Travail » s’annonce comme un long et grand chambardement, dont les détails ont été dévoilés ce 19 avril par Thibaut Guilluy, haut-commissaire à l’emploi. Ce dernier a remis le rapport sur lequel il planche depuis huit mois : 274 pages et 99 propositions pour atteindre « le plein-emploi » – soit un taux de chômage à 5 %, contre 7 % actuellement.
Ce rapport préfigure une réforme profonde du service public de l’emploi, embarquant à bord d’un nouveau vaisseau amiral tous ses acteurs : Pôle emploi, missions locales, collectivités ou associations. Il n’y aura aucune fusion, et chaque entité gardera ses troupes et ses prérogatives. L’objectif est plutôt de les faire « collaborer efficacement ». C’est « une sorte d’équipe de France de l’insertion, de la formation et de l’emploi », expose, sans rire, le rapport.
Le capitaine sera Pôle emploi, rebaptisé France Travail dès le 1er janvier 2024. À ses côtés, deux autres opérateurs : les missions locales (déjà chargées de favoriser l’accès à l’emploi des jeunes) et Cap emploi (qui s’occupe du handicap), respectivement renommés France Travail Jeunes et France Travail Handicap.
Une myriade d’acteurs publics comme privés (Apec, CAF, maisons de l’emploi, entreprises adaptées…) deviendront leurs « partenaires ». La gouvernance de ce réseau sera assurée par l’État, les collectivités locales et les partenaires sociaux.
France Travail a vocation à devenir l’unique « porte d’entrée » des privé·es d’emploi vers le suivi et l’accompagnement. Bénéficiaires du RSA, jeunes, personnes en situation de handicap ou en recherche de formation : toutes et tous devront passer cette porte et s’inscrire via « un portail commun » en ligne, ou auprès « du réseau des guichets physiques des opérateurs France Travail voire de ses partenaires ».
Aucun acteur, pas même l’État, n’est aujourd’hui en mesure d’identifier l’ensemble des personnes dépourvues d’emploi sur son territoire et de connaître leurs besoins.
Comme cela est déjà le cas pour les bénéficiaires de l’allocation-chômage et du RSA, un premier entretien d’accompagnement sera censé mesurer les « compétences et appétences » et les « besoins sociaux et professionnels », et se solder par la signature d’un « contrat d’engagement » actant un « plan d’action » à respecter.
Cette procédure d’inscription « permettra l’orientation rapide vers le bon parcours d’accompagnement », précise le rapport, qui signale des failles dans le système actuel. « Compte tenu de la dispersion des acteurs et des responsabilités, aucun acteur, pas même l’État, n’est aujourd’hui en mesure d’identifier l’ensemble des personnes dépourvues d’emploi sur son territoire et de connaître leurs besoins », regrette-t-il.
« France Travail sera garant que plus aucune personne ne reste sans solution », s’enthousiasme le haut-commissaire à l’emploi. Concernant les bénéficiaires du RSA, leur accompagnement renforcé figure parmi les chantiers, avec l’objectif de les faire toutes et tous entrer dans le giron du nouvel opérateur. Autrement dit : elles et ils devront s’inscrire, ce qui n’est actuellement pas obligatoire.
Aujourd’hui, seul·es 40 000 bénéficiaires du RSA sont suivis par Pôle emploi, et cette aide sociale est actuellement distribuée et gérée par chaque département, ce qui peut occasionner des ratés dans la distribution, mais aussi des illégalités dans les critères de versements.
La réforme du RSA, conditionnant son versement au principe « de 15 à 20 heures d’activité d’insertion » par semaine, annoncée pendant la campagne présidentielle et déjà expérimentée dans plusieurs départements, sera menée en parallèle. Comme le souhaite Emmanuel Macron qui tient au principe des droits et – surtout – des devoirs des privé·es d’emploi.
Nouvelles obligations et nouvelles sanctions
Le rapport France Travail remis ce mercredi jette aussi les bases de nouvelles méthodes d’obligations et donc de sanctions. Dès le préambule de la partie dédiée au « contrat d’engagement », le ton est donné. Et il n’augure rien de bon.
« Pendant trop longtemps, nous nous en sommes tenus à fixer des obligations formelles en contrepartie de l’inscription au chômage ou du bénéfice d’une allocation faute de pouvoir offrir à tous ceux qui en avaient vraiment besoin un accompagnement adapté. […] Avec, comme corollaire, une faible exigence vis-à-vis des personnes en termes de mobilisation et un régime de sanctions peu applicable et inégalement appliqué. »
Le sous-entendu est clair : les exigences envers les privé·es d’emploi méritent d’être revues et durcies. Le constat sur l’obligation de recherche d’emploi n’est pas plus rassurant : « Ce dispositif, s’il a sa pertinence sur le principe, est aujourd’hui difficile à apprécier pour le conseiller et facile à détourner pour le demandeur d’emploi ne remplissant pas les objectifs escomptés. »
Il appelle donc à une évaluation du dispositif « pour en valider la pertinence et l’efficacité au regard du but recherché, à savoir d’inciter et responsabiliser le demandeur d’emploi dans sa recherche effective d’emploi ».
Depuis 2018, indique encore le rapport, les sanctions pour refus de deux offres d’emploi sont jugées « stables » : 405 sanctions prononcées pour ce motif en 2021 et 318 en 2022 (soit 0,016 % des radiations). Pour le haut-commissaire à l’emploi, cela signifie nécessairement que l’obligation de recherche d’emploi « est plutôt inopérante dans les faits »… et non que les personnes concernées pourraient en fait respecter leurs obligations en la matière, comme Mediapart le racontait dans ce reportage.
Sur le volet sanctions, le haut-commissaire propose de tout revoir de fond en comble, en uniformisant le système, tout en laissant à chaque opérateur la prise de décision. Il invite ainsi à introduire, en complément de l’existant, une « suspension remobilisation rapidement applicable ». Il s’agirait d’une sanction « intermédiaire », permettant « de suspendre le droit à une indemnité/allocation temporairement », sans pour autant suspendre l’accompagnement, contrairement à ce qui prévaut aujourd’hui à Pôle emploi avec les radiations.
La mission France Travail recommande par ailleurs un système de sanctions « plus progressif », misant « sur une approche globale de la situation du bénéficiaire et un regard pluridisciplinaire, plutôt qu’une approche mécaniste ». En d’autres termes, prendre en compte la situation des personnes avant de les priver de ressources.
Les diverses institutions qui devront coordonner leurs actions ne partagent bien souvent pas même un simple logiciel de suivi.
« Ainsi, conclut le rapport, l’écosystème des obligations/sanctions pourrait sortir de la logique “une faute, une sanction” […] qui consomme beaucoup de temps et laisse peu de place aux échanges en lien avec le retour à l’emploi. » Ce dernier point pourrait séduire le médiateur national de Pôle emploi qui prône, de longue date, une « gradation » des sanctions.
Si le but de France Travail est la simplicité, sa mise en œuvre paraît à première vue fort complexe. Elle suppose que tous les acteurs cités arrivent à travailler ensemble, et à bâtir des procédures et référentiels communs, ce qui n’est pour l’heure pas garanti, y compris sur le versant technique.
Les diverses institutions qui devront coordonner leurs actions ne partagent bien souvent pas même un simple logiciel de suivi, et on se souvient du crash du RSI, la sécurité sociale des indépendants, pour ces raisons en 2008.
La mise en commun devrait donc se faire progressivement pour l’horizon 2027. « Nombre de propositions auront [...] vocation à être expérimentées dès 2023 avec quelques régions volontaires avant de les étendre à tout le territoire national nourries par les apprentissages du terrain », précise tout de même le rapport.
Un projet de loi « plein-emploi » portant la création de France Travail, mais aussi la réforme du lycée professionnel déjà sur les rails, devrait être présenté en Conseil des ministres fin mai, pour un examen parlementaire qui aurait lieu dans le courant de l’été. Selon le rapport, entre 2,3 et 2,7 milliards d’euros devront être investis chaque année.
publié le 18 avril 2023
Communiqué commun LDH, Cimade, Saf, Gisti, ADDE, Secours Catholique-Caritas France sur https://www.ldh-france.org
Il a fallu attendre dix mois pour que le gouvernement se décide à tenir compte de la décision du Conseil d’Etat demandant de prévoir des modalités de substitution au téléservice ANEF. La nouvelle réglementation issue du décret du 22 mars 2023 reste toutefois encore ineffective, faute d’arrêté précisant le dispositif. Sur le terrain, les préfectures ne respectent toujours pas les obligations imposées par la jurisprudence.
Le 3 juin 2022, le Conseil d’Etat, saisi par nos organisations, annulait partiellement le décret du 24 mars 2021 rendant obligatoire le dépôt dématérialisé des demandes concernant certains titres de séjour dont la liste s’allonge progressivement. La Haute juridiction reprochait au ministère de l’intérieur de ne pas avoir prévu de modalité de substitution au téléservice (dénommé ANEF pour Administration numérique des étrangers en France) afin de permettre l’enregistrement des demandes en cas de dysfonctionnement de la procédure dématérialisée. Dans cette même décision, le Conseil d’Etat censurait également partiellement un arrêté pris en application du décret, au motif qu’il ne détaillait pas les modalités de l’accueil et de l’accompagnement devant être offert, y compris physiquement, aux personnes accomplissant leur démarche numérisée.
Le Conseil d’Etat consacrait ainsi deux obligations pour les pouvoirs publics : proposer un accueil et un accompagnement aux personnes en difficulté avec les démarches numérisées ; prévoir une modalité de substitution pour enregistrer les demandes en cas de bug du téléservice.
Le 23 mars 2023, soit avec dix mois de retard, le ministère a enfin publié le décret n°2023-191 du 22 mars 2023. Il prévoit qu’une « solution de substitution prenant la forme d’un accueil physique permettant l’enregistrement de la demande » doit être mise en place pour les personnes qui, malgré l’accompagnement proposé par l’administration, « se trouve[nt] dans l’impossibilité constatée d’utiliser le téléservice pour des raisons tenant à la conception ou au mode de fonctionnement de celui- ci ». Mais la mise en conformité de la réglementation avec la jurisprudence n’est pas achevée : le décret renvoie à un arrêté pour fixer « les conditions de recours et modalités de mise en œuvre de la solution de substitution », ainsi que « les modalités de l’accueil et de l’accompagnement » devant être offert aux usagers depuis la création du téléservice ANEF. Cet arrêté n’est toujours pas publié à ce jour, alors que le ministère de l’intérieur a entre-temps, à compter du 5 avril 2023, ajouté à la liste des procédures totalement dématérialisées les demandes déposées par les membres de famille de personnes françaises et européennes, ainsi que celles par les travailleurs saisonniers.
Le Conseil d’Etat avait parallèlement précisé qu’il incombait aux préfectures de respecter ces obligations sans attendre la modification réglementaire. Or depuis dix mois, les préfectures ont pour la plupart persisté dans la voie du tout numérique, contribuant à une dégradation toujours plus flagrante des conditions d’accès aux procédures de demande de titre de séjour. Elles se sont contentées de créer des « points d’accès numériques », ersatz de guichets quasiment inaccessibles au public, faisant souvent appel au volontariat du service civique et proposant un accompagnement minimaliste – comme si elles faisaient semblant de mal comprendre le sens de la jurisprudence, confondant totalement les notions d’accueil et d’accompagnement, de solution de substitution et même d’alternative au numérique. Alors que la plupart des contentieux engagés par nos organisations en 2021 pour avoir imposé la dématérialisation illégalement sont encore pendants devant les tribunaux, de nouveaux recours ont dû être formés, telle la requête déposée cette semaine par nos organisations contre la préfecture des Bouches-du-Rhône.
Nos organisations exigent que soient tirées toutes les conséquences de la décision du Conseil d’Etat, même si elles continuent à regretter qu’il n’ait consacré qu’une alternative au rabais, laissée à la discrétion des préfectures. Nous avons conscience que la solution proposée ne suffira pas en tout état de cause à apporter aux personnes en difficulté face à la dématérialisation l’aide dont elles ont besoin, aussi longtemps que les moyens consacrés à l’accueil et à l’accompagnement des personnes concernées continueront à être sous-dimensionnés : il appartient au gouvernement de prendre les mesures adéquates pour restaurer les conditions d’un accès normal au service public dans toutes les préfectures.
Paris, le 18 avril 2023
publié le 8 avril 2023
Anthony Smith CGT Ministère du travail sur https://blogs.mediapart.fr
Le texte ci-dessous est la reprise (modifiée à la marge) de ma présentation – en qualité de responsable syndical à l’Inspection du travail - lors du colloque sur les accidents du travail organisé par le député Aurélien Saintoul, le 5 avril 2022 à l’Assemblée Nationale. Faisons du 10 mars un jour férié en hommage aux morts du travail.
A l’Inspection du travail nous disons que la santé et la sécurité sont le cœur du métier d’Inspecteur, son essence même, car c’est la Loi du 2 novembre 1892 qui crée un ensemble de règles en matière d’hygiène de sécurité concernant je cite « le travail des enfants, des filles et de femmes dans les établissements industriels ». C’est aussi cette Loi qui crée (article 17) le corps des Inspecteurs du travail, qui impose (article 15) à l’employeur de déclarer les accidents du travail, d’en informer l’Inspecteur et qui (article 20) crée la possibilité pour l’Inspecteur de relever des procès-verbaux constatant des infractions.
L’enquête « accident du travail », La Quatrième partie du Code du travail, c’est le cœur de notre action parce que personne ne devrait être blessé au travail, ni mourir au travail. Plus de 130 ans après cette Loi, la réalité n’est plus la même qu’au XIXème, mais elle reste terrible cela a été rappelé sur le nombre de morts, de blessés au travail et c’est sans compter les non déclarations, les non recensements (autoentrepreneur, travailleurs des plateformes, de la fonction publique), les victimes différées (comme les 3000 morts de l’amiante par an).
Nous pourrions parler prévention car c’est elle qui constitue 98% de notre action au quotidien, mais les CHSCT et les Représentants du personnel dans les entreprises ont été laminés par les « Ordonnances Macron » de 2017, et cette prévention est regardée encore, par une grande partie des employeurs, comme une option ou un coût. Imaginez l’Evaluation des Risques Professionnels est obligatoire depuis 1992, plus de 30 ans l. Le Document Unique d’Evaluation des Risques depuis fin 2001, 22 ans. Et pourtant tous les jours, tous les jours nous sommes confrontés dans nos contrôles à l’absence totale d’évaluation ou une évaluation purement formelle.
C’est ce qu’il faut changer radicalement et c’est pour cela que l’action répressive reste essentielle même si elle concerne un nombre très faible de nos interventions. Mais la première chose à garder en tête pour comprendre notre geste professionnel d’Inspecteur du travail sur les accidents du travail, c’est qu’il ne reste aujourd’hui que 1750 Inspectrices et Inspecteurs du travail affectés au contrôle des entreprises pour 20 millions de salariés et qu’ils ont pour mission de veiller, de tenter de veiller, au respect de l’ensemble de la règlementation du travail. C’est une supercherie ! 20% de postes ont été supprimés en 10 ans. Partout ce sont des zones de non droit du travail ! A la CGT du Ministère du travail nous estimons qu’il faudrait à minima 4000 Inspectrices et Inspecteurs sur le terrain disposant d’appuis avec des médecins inspecteurs du travail, des ingénieurs de prévention en nombre et dans toutes les disciplines : ergonomes, risques chimiques, mécaniques etc. Et c’est peu de dire que les services de la Médecine du travail et de la Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail (CARSAT) sont dans le même état.
C’est donc dans ce mode terriblement dégradé que se met en œuvre notre geste professionnel pourtant essentiel. Quand un accident survient, il faut déjà en être informé ce qui est loin d’être toujours le cas ! Trouver un véhicule pour parfois faire 2h00 de route pour se rendre sur les lieux et je passe les effets induits par les réorganisations incessantes des services de l’Etat sur nos conditions matérielles d’intervention. Ensuite réaliser ses constats, conduire son enquête, tenir les auditions, le but étant de comprendre les mécanismes et les causes qui ont conduit à l’accident, de matérialiser les infractions de l’employeur et de qualifier juridiquement ces manquements pour les relever dans un procès-verbal.
La vraie expertise des Inspecteurs du travail c’est d’aller plus loin que les constats initiaux de la police ou de la gendarmerie qui souvent se limitent à contrôler la présence alcool ou de produits stupéfiants, sans, sauf à de rares occasions, dépasser les deux grands préjugés de l’accident du travail : cette main perdue dans la machine, c’est de la faute de la victime ; ce mur sur un chantier du bâtiment qui s’effondre sur ce jeune apprenti : c’est la faute à pas de chance.
L’Inspecteur va souvent être seul face à l’accident et à l’enquête qui vient en plus de son quotidien et s’ajoute souvent à plusieurs autres enquêtes. Et il faut faire avec son propre choc, parce que les accidents du travail sont terribles et cette question n’est pas traitée par le ministère du travail ou à la marge. Ensuite vient la solitude. Au début la hiérarchie vous sollicite parce que la presse en parle que le Préfet, la direction générale du travail, le cabinet du Ministre veulent une note. Et puis après 24h, 48h : l’évènement, le « fait divers » a été traité et tout le monde est passé à autre chose. Pas l’Inspecteur, pas les victimes, pas les familles des victimes.
C’est là où l’intervention des familles et des ayants droit est essentielle comme celle des cordistes en colère ou l’association des victimes de l’amiante et aujourd’hui avec le « collectif stop » C’est d’une importance cruciale, pour rendre visible, pour faire que le droit pénal du travail existe.
Parce que la réalité est terrible. Notre syndicat CGT du 93 a travaillé sur le sujet en reprenant les 150 procès-verbaux d’Inspecteurs du travail suite à des accidents ou en matière de santé sécu relevés en Seine Saint Denis entre 2014 et 2020 : moins d’un tiers de ces procédures ont donné lieu à des audiences correctionnelles, un tiers sont toujours en enquête 5,6,7 ans après les faits, un tiers ont été classées sans suite ! Ces constats nous pourrions les reproduire partout sur le territoire et je passe sur les audiences renvoyées, des accidents mortels relaxés sans appel du Parquet, l’absence d’information des Inspecteurs sur les dates d’audiences des procédures, la faiblesse des peines prononcées, comme les rares peines d’emprisonnement quasiment toutes avec sursis.
Mais pourquoi ? Parce que ce qui se construit aujourd’hui en matière de droit du travail c’est d’abord un « soft law » un droit mou de la recommandation (nous l’avons vu pendant covid), un droit de la transaction pénale, de la sanction administrative qui invisibilise les infractions ; c’est ensuite des employeurs qui, dans ce pays, ne sont pas considérés comme des justiciables comme les autres : ce sont des créateurs d’emplois alors est-il possible de les imaginer en délinquants ; c’est enfin parce que l’entreprise reste l’un des derniers lieu de l’absolutisme et qu’un accident dans ce lieu clos qu’est l’entreprise cela ne trouble pas l’« ordre public ».
publié le 30 mars 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Le médiateur de Pôle emploi rend ce mercredi son rapport 2022. Les demandes de médiations sont en hausse de 30 % sur un an et celles concernant les radiations continuent de grimper. Le médiateur s’attarde aussi sur la promesse d’ouvrir des droits aux démissionnaires, taclant des « lacunes » dans le dispositif.
Elles sont redoutées, à raison, par les demandeuses et demandeurs d’emploi car elles les privent, pour un ou plusieurs mois de toute ressource financière. Les radiations occupent, cette année encore, une large place dans le rapport du médiateur national de Pôle emploi.
Ce rapport 2022, que Mediapart a pu consulter, sera présenté mercredi 29 mars en conseil d’administration de l’établissement. Six pages sont consacrées à la question des radiations, jugée « sensible » par le médiateur.
En poste depuis dix ans, Jean-Louis Walter ne cesse d’appeler à plus de modération et de bienveillance en la matière, insistant sur « l’épreuve » que représente une radiation. « Même un salarié socialement inséré ne saurait [la] surmonter sans dommages », soulignait-il dès 2013.
Indépendant, le médiateur national coordonne l’action des dix-huit médiatrices et médiateurs régionaux, saisis par des inscrit·es à Pôle emploi souhaitant contester la réponse reçue à une première réclamation, formulée auprès d’une agence ou d’un service de l’établissement public.
En 2022, le nombre de saisines des services du médiateur a bondi de 30 % par rapport à l’année précédente. L’auteur du rapport avance deux explications à cette hausse. D’abord, la mise en œuvre en 2022 de la « médiation préalable obligatoire », qui doit désormais précéder tout recours devant un tribunal administratif.
Ensuite, une mesure liée aux confinements, qui peut réduire injustement le montant des allocations-chômage, a occasionné de nombreuses saisies du médiateur. Ce dernier avait d’ailleurs pris à partie le gouvernement en début d’année 2022, après les révélations de Mediapart.
Au total l’année dernière, plus de 45 300 demandes de médiation ont été adressées, contre 34 900 en 2021. Dans le détail, les saisines portant sur l’indemnisation restent majoritaires : 54 %, soit le même niveau qu’en 2021. En revanche, celles qui concernent les radiations ont augmenté de quatre points en un an, après avoir doublé entre 2019 et 2021. Elles représentent désormais 14 % des demandes reçues par le médiateur, contre moins de 5 % trois ans plus tôt.
Appel au bon sens et à la bienveillance
« Une tension se ressent sur la rigueur accrue des décisions de radiation, concernant le motif des absences à entretien et dans le contrôle de la recherche d’emploi », note Jean-Louis Walter. 56 % des demandes interviennent après une radiation pour une absence à une convocation et 22 % pour « refus d’une prestation ou insuffisance de recherche d’emploi ».
Le médiateur s’arrête sur les radiations prononcées à la suite d’une absence à un entretien téléphonique. « Un très vieux débat », commente-t-il. Si « le côté pratique et facilitant des contacts téléphoniques, pour les demandeurs d’emploi comme pour les agences, ne peut pas être remis en cause », le médiateur s’inquiète de l’attitude trop radicale de Pôle emploi.
« La réalité fait […] remarquer des situations de radiation systématique si le téléphone n’est pas décroché au premier appel. Chacun a cependant pu expérimenter les aléas des zones blanches, du réseau faible ou d’une absence fugace à l’instant précis où sonne le téléphone », ajoute Jean-Louis Walter. « Bon sens et bienveillance [devraient] guider la gestion de ces incidents. Mais ce n’est hélas pas toujours le cas. »
Fidèle à sa ligne de conduite - publier des rapports sans complaisance –, le médiateur national de Pôle emploi tance aussi les courriers de radiation de Pôle emploi dans lesquels « la motivation des décisions » n’est ni claire ni détaillée. Publiant des exemples, il conclut : « On conviendra qu’il est difficile, pour un demandeur d’emploi, de donner des explications précises quand il reçoit ce type de courriers. »
Les sanctions deviennent de plus en plus sévères, avec un usage fréquent des radiations de six mois.
Jean-Louis Walter insiste ensuite sur la sévérité des sanctions, son cheval de bataille depuis dix ans. Il plaide, sans relâche depuis 2013, pour une « gradation des sanctions » et l’instauration d’un sursis, au premier manquement des demandeurs d’emploi à leurs obligations.
Jean-Louis Walter considère que les priver d’emblée d’un mois de ressources est beaucoup trop brutal et que les sanctions « deviennent de plus en plus sévères, avec un usage fréquent des radiations de six mois et une suppression définitive du revenu de remplacement ». Le décret de 2018, renforçant les sanctions, le désespère : « Dès 2013 […] la question de la disproportion se posait déjà […] Plutôt que de les assouplir [la loi de 2018] a rigidifié les pratiques, en les enfermant dans un barème plus sévère encore. »
Le médiateur et ses services n’hésitent donc pas à intervenir. « Lorsque les médiateurs sont saisis de décisions de radiation qui sont justifiées dans le motif mais excessives dans la sanction, ils se sentent légitimes à préconiser une adaptation de la durée de la sanction, en la ramenant de six à trois mois par exemple », explique-t-il dans son rapport.
Selon lui, des compromis peuvent régulièrement être trouvés mais la préconisation des médiatrices et médiateurs peut encore « se heurter au refus de la mise en œuvre au vu du cadre rigide des textes ». Il appelle donc à une réflexion « sur la possibilité de conférer à une médiation aboutie un statut dérogatoire aux textes ». En d’autres termes, à ne pas appliquer systématiquement le barème des sanctions, si un terrain d’entente est trouvé.
Au regard des discours toujours accusateurs de l’exécutif sur les chômeuses et chômeurs et des règles qui ne cessent de se durcir depuis six ans, cette proposition risque de rester lettre morte. L’heure n’est pas à la souplesse mais à la réduction des droits.
D’ailleurs, le lien entre les hausses de saisines pour radiation et la politique de Pôle emploi paraît évident. En 2022, l’opérateur a déployé sa nouvelle stratégie de surveillance de la recherche d’emploi avec 500 000 contrôles menés, contre 420 000 en 2019. La directive avait été donnée par Emmanuel Macron. Pour 2023, les objectifs restent les mêmes.
Quant aux radiations, elles ont augmenté de 2,3 % sur un an, selon les chiffres du quatrième trimestre 2022, publiés par le ministère du travail. Une hausse brutale est observée en fin d’année : + 10,4 % sur un seul trimestre.
Selon des chiffres provisoires auxquels Mediapart avait eu accès, la majorité (68 %) des radiations de 2022 ont été prononcées en raison d’une « absence à une convocation ». Manquer un seul rendez-vous conduit à une privation d’un mois d’allocation. Quant aux sanctions pour « insuffisance de recherche d’emploi », elles représentent désormais 10 % du total des radiations, contre 5 % les années précédentes. Sans doute la conséquence de la nouvelle stratégie de contrôle.
Le médiateur, lui, ne se risque pas à établir de lien entre ces chiffres et la hausse des sollicitations de ses services. « Il convient de rappeler que le médiateur ne s’exprime qu’à partir des demandes qu’il reçoit et qu’il n’a pas d’opinion préconçue », écrit-il dans son rapport. « Ceci amène donc à distinguer les demandes de médiation et les décisions de radiation effectivement prononcées. Le nombre des unes ne reflète pas systématiquement celui des autres. »
Convaincues d’accéder au dispositif, des personnes démissionnent mais sont finalement recalées. Et se retrouvent sans rien : ni travail ni allocation-chômage.
Outre les radiations, le médiateur consacre un chapitre de son rapport à diverses « choses vues » par ses services et se penche longuement sur la promesse d’Emmanuel Macron en 2017 d’ouvrir des droits au chômage aux démissionnaires. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est un échec.
Selon un rapport d’information parlementaire sur l’évaluation de la loi, 14 443 démissionnaires se sont vu ouvrir des droits entre novembre 2019 et novembre 2021, quand l’étude d’impact en prévoyait jusqu’à 30 000… par an !
Selon le médiateur, si la crise sanitaire a évidemment freiné le dispositif, son « caractère alambiqué » n’a pas non plus aidé. « Le droit à démissionner s’assortit de conditions préalables […] assez éloignées de l’esprit de simplicité initial », commente Jean-Louis Walter en dressant la longue liste desdites conditions.
Plus fâcheux, le dispositif présente selon lui « des lacunes dans sa sécurisation, qui reposent le plus souvent sur l’information, absente, incomplète ou mal comprise », y compris via les services de Pôle emploi qui délivrent parfois « des informations erronées ou incomplètes ».
Cela conduit parfois à des situations catastrophiques : convaincues d’accéder au dispositif, des personnes démissionnent mais sont finalement recalées. Et se retrouvent sans rien : ni travail, ni allocation-chômage.
Gare aux simulateurs, purement indicatifs
Jean-Louis Walter cite la condition de justifier de 1 300 jours travaillés sur les soixante derniers mois et tacle un mode opératoire totalement « invraisemblable », où tout semble avoir été imaginé à l’envers. « Pour que Pôle emploi examine le droit à indemnisation, il doit se fonder sur les attestations employeurs, détaille le médiateur. Or ces documents ne sont remis […] qu’à la fin de la relation de travail. Dans la construction actuelle [du dispositif –ndlr] le candidat n’est donc pas en capacité d’obtenir de Pôle emploi l’assurance de son éligibilité avant d’avoir démissionné. »
Les candidat·es ne peuvent prétendre « qu’à des informations indicatives fondées sur les éléments déclaratifs renseignés dans un simulateur », mis à disposition sur le site de Pôle emploi ou sur le site ouvert sur un portail du gouvernement. « Il permet de calculer le nombre de jours sur une période travaillée de 60 mois. Lui aussi est purement indicatif, mais certains s’y fient et le prennent à tort pour une validation », déplore le rapport.
« Les médiateurs continuent de recevoir des demandes […] après un refus d’une ouverture de droits […] en raison d’un manque de jours travaillés […] en toute fin de parcours, après que le salarié a démissionné. Ces situations sont génératrices de grandes tensions, car les candidats ne comprennent pas cette décision, alors qu’ils ont reçu en première étape une estimation de la “cellule démissionnaire” indiquant le contraire. »
En matière de choses invraisemblables, on touche ici au sublime…
Si le ton général de ce rapport 2022 du médiateur est beaucoup moins piquant et agacé que celui de l’année dernière (voir notre article), il n’en reste pas moins un document sans concession aucune vis-à-vis des règles ou des anomalies constatées au travers des saisines. Jean-Louis Walter alerte sur des « textes sans cesse plus nombreux et compliqués » en face desquels « les demandeurs d’emploi [et] les citoyens d’une manière plus large, se sentent de plus en plus démunis, perdus ».
Après une incise sur « la complexification des normes imposées aux collectivités territoriales », il recommande « une thérapie de choc » face à une « inflation normative » qui éloigne les citoyennes et citoyens des administrations et leur donne le sentiment « d’être le pot de terre contre le pot de fer ». Cette « thérapie », Jean-Louis Walter dit y souscrire entièrement et s’interroge : « C’est pour quand ? »
publié le 23 février 2023
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
L’Unédic vient de chiffrer à 6,7 milliards d’euros en 2027 les économies générées par les deux réformes de l’assurance-chômage de 2021 et 2023. Si, par ailleurs, la réforme des retraites passait telle quelle, cela ferait au total 17 milliards d’euros de coupes dans le modèle social.
À la fin du second quinquennat d’Emmanuel Macron, le modèle social français pourrait connaître une véritable saignée. L’Unédic – l’organisme géré par les syndicats et le patronat chargé du régime d’assurance-chômage – vient en effet d’annoncer, ce mardi 21 février, que les deux réformes de l’assurance-chômage, qui s’appliquent depuis octobre 2021 et le 1er février 2023, permettront au régime d’économiser 6,7 milliards d’euros en 2027, du seul fait de la moindre indemnisation des chômeurs qu’elles impliquent.
Et encore, c’est un minimum théorique : dans ses prévisions, l’Unédic n’a pas pris en compte la suppression prévue des indemnités chômage après un abandon de poste. Mesure dont le décret d’application n’est pas encore paru.
Parmi les deux réformes, c’est celle de 2023 – qui retire aux personnes s’inscrivant à Pôle emploi 25 % de leur capital de droits au motif que la conjoncture se porte bien – qui permettra de réaliser le plus d’économies. Elle se traduirait par « une diminution moyenne du nombre d’allocataires indemnisés de 12 % en année de croisière, soit environ 300 000 personnes […] et par des dépenses d’allocations réduites de 4,5 milliards d’euros » en 2027, a dit l’Unédic.
L’autre réforme, celle de 2021 – qui a notamment modifié le calcul du salaire journalier de référence (SJR) en prenant en compte les périodes non travaillées, et instauré la nécessité de travailler au moins six mois au lieu de quatre pour accéder aux allocations – sera certes moins douloureuse. Mais tout de même : d’après l’Unédic, elle s’accompagnera de moindres dépenses de l’ordre de 2,2 milliards d’euros en vitesse de croisière.
Excédents records
Ainsi, « portés par la pleine montée en charge de la réforme de février 2023 », les excédents du régime prévus par la direction de l’Unédic vont s’envoler dans les prochaines années : à + 3,8 milliards d’euros fin 2023, puis à + 4,7 milliards fin 2024, et surtout à + 8,6 milliards fin 2025, un record !
Sur ces 8,6 milliards d’euros de solde positif en 2025, « 5,2 milliards seront liés aux réformes de 2021 et 2023 [ce montant diffère des 6,7 milliards d’euros pour 2027 car en 2025, la réforme de 2023 n’aura pas encore atteint sa pleine montée en charge – ndlr] et 3,4 milliards d’euros seront dus à l’amélioration de la conjoncture économique », a détaillé le directeur général de l’Unédic, Christophe Valentie.
Rappelons que l’amélioration de la conjoncture économique – que l’Unédic considère avec des pincettes dans ses prévisions vu le contexte international instable – est un phénomène doublement vertueux pour le régime de l’assurance-chômage : il en découle, d’une part, une baisse du nombre de chômeurs et donc de moindres dépenses d’allocations ; et d’autre part, une hausse de la masse salariale globale qui génère une hausse des cotisations adossées donc des recettes.
Bon an mal an, ces excédents « permettront de résorber la dette du régime », a confié la présidente de l’Unédic Patricia Ferrand. Dette qui s’élève à 59,3 milliards d’euros fin 2022, dont 18,4 milliards d’euros sont liés à la seule crise du Covid. Une part que la direction de l’Unédic aimerait bien ne pas avoir à rembourser avec les excédents du régime. « Ce que l’on souhaite, c’est que l’État reprenne la totalité de la dette Covid. Mais on connaît un peu la réponse », a précisé, presque résigné, Jean-Eudes Tesson, le vice-président de l’Unédic.
Effets peu perceptibles
Du reste, il faut le dire : en faisant voter ses deux réformes de l’assurance-chômage, l’objectif affiché du gouvernement était moins de résorber la dette de l’Unédic et de baisser la dépense publique que « d’inciter » les allocataires au retour à l’emploi en durcissant les règles de l’assurance-chômage. Un « effet comportement » qui n’est toutefois « pas perceptible à ce stade pour ce qui concerne la réforme 2021 », a concédé Christophe Valentie. La direction de l’organisme promet certes une évaluation plus poussée dans les prochains mois. Mais il y a de quoi être sceptique sur les effets positifs de ces réformes sur la prospérité économique du pays.
D’autant que juste avant Noël 2022, la direction de l’Unédic a communiqué aux partenaires sociaux un premier bilan de la réforme de 2021, qui montrait qu’elle avait fait beaucoup de perdants, comme nous l’expliquions dans cet article.
La réforme de 2023 pourrait même avoir des conséquences encore plus désastreuses. Et des économistes en vue sur le sujet, tels Bruno Coquet ou même Esther Duflo, Prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel, ont déjà déclaré que « rien ne démontre que durcir les règles de l’assurance-chômage soit efficace » et qu’« on ne voit absolument pas la preuve » que la baisse des allocations incite les chômeurs et les chômeuses à reprendre un emploi.
En revanche, si l’on raisonne en termes d’économies budgétaires, on peut dire que le gouvernement est parti pour atteindre ses objectifs, certes affichés plus discrètement. Rappelons que le 17 mars 2022, lors d’une conférence de presse lénifiante de plus de quatre heures dévoilant les grandes lignes de son programme présidentiel, Emmanuel Macron avait promis qu’il réaliserait durant le quinquennat à venir 15 milliards d’euros d’économies grâce aux réformes structurelles, « avec des gains sur la réforme des retraites et des gains sur la réforme chômage ».
Prime à la rigueur
Or, si l’on additionne le montant de 6,7 milliards d’euros d’économies sur l’assurance-chômage en 2027, dévoilé mardi par l’Unédic, à celui de 10,3 milliards d’euros espéré par le gouvernement grâce à sa réforme des retraites, ce sont 17 milliards d’euros d’économies que le gouvernement pourrait faire sur le dos du modèle social français d’ici à 2027. Plus que promis.
Ainsi l’exécutif pourra peut-être atteindre l’autre objectif qu’il s’est fixé auprès de la Commission européenne de rétablir le déficit public à 3 % du PIB en 2027, contre 5 % actuellement, tout en poursuivant sa politique de baisses d’impôts principalement à destination des ménages les plus aisés et des entreprises.
Après 50 milliards entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron a promis 15 milliards d’euros de nouvelles baisses d’impôts durant ce quinquennat, dont huit milliards d’euros seront liés à la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) d’ici 2024. Le plan de rigueur budgétaire du gouvernement semble donc se dérouler comme prévu. Mais à quel prix pour la cohésion sociale du pays !
publié le 4 février 2023
Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Pour éviter le recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, les Français se disent prêts à cotiser plus. Tailler dans les exonérations pourrait aussi assurer l’équilibre financier du régime général.
Le soutien à la hausse des cotisations pour financer la retraite est massif dans toutes les couches de la population, sauf du côté du patronat (40%). © Sameer Al-Doumy / AFP
Plutôt que de travailler plus longtemps, une majorité de Français (59 %) seraient prêts à cotiser plus. Le sondage publié dans « le JDD », réalisé par l’Ifop, juste avant la présentation du projet de réforme, signe le grand retour des cotisations sociales. Ce mécanisme solidaire consiste à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer notamment les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.
Augmenter les cotisations permettrait d’échapper à la double peine inscrite dans le projet gouvernemental (recul de l’âge de départ à 64 ans plus accélération de la hausse de la durée de cotisation à 43 ans). L’économiste Michaël Zemmour l’affirme. En reprenant les hypothèses de l’exécutif d’un déficit du régime de 12 milliards d’euros en 2027, il a calculé ce que les salariés devraient payer « en jouant uniquement sur le levier des cotisations et sans mesure d’âge ». En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant », poursuit l’économiste.
En finir avec les exonérations
La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur tout le monde, y compris les travailleurs pauvres. Mais les parades sont possibles. La CGT propose une hausse des salaires. Avec 5 % dans le privé, cette augmentation alimenterait de « 9 milliards de cotisations supplémentaires la branche retraites ». Soit « la moitié de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme injuste ». De même, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.
Une hausse légère (de 14 euros par mois pour un smicard) suffirait à générer 12 milliards de recettes.
Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution, d’autant que les entreprises ont bénéficié de nombreuses exonérations depuis trente ans. Initiée en 1993, poursuivie tout au long de la décennie 2000, l’utilisation de cet instrument a atteint son paroxysme en 2015 avec le pacte de responsabilité et de solidarité actant une baisse de 1,8 point des cotisations sociales, jusqu’à 1,6 Smic, étendue jusqu’à 3,5 Smic en 2016. Si bien qu’à ce jour, le manque à gagner atteint 75 milliards d’euros. Tout cela pour un résultat médiocre pour l’économie. Le Conseil d’analyse économique estime dans une récente étude que ces exonérations auraient surtout servi à améliorer la marge des entreprises.
Soumettre l’épargne salariale
Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisation pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité ». Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies », calcule le think tank. La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales.
Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale. » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.
Et pourquoi pas une « cotisation spéciale » ? Selon les calculs de l’économiste communiste Denis Durand, les cotisations sociales prélevées sur les revenus financiers pourraient rapporter un peu plus de 61 milliards d’euros la première année, si l’on prend en compte les dividendes, plus-values boursières, taux d’intérêt… Cette mesure aurait un double avantage, souligne l’auteur du calcul : « Désintoxiquer l’économie de la finance, mais aussi mieux faire contribuer les revenus du capital des ménages. » Ainsi, une réforme des retraites se parerait de vertus.
Aucune urgence à réformer
Les syndicats martèlent qu’il n’y a aucune « urgence financière » à réformer le système de retraite. Ce qui fut confirmé, jeudi 19 janvier, lors de la première journée d’action et de grève, par le président du Conseil d’orientation des retraites, Pierre-Louis Bras, auditionné par la commission des Finances de l’Assemblée nationale. « Les dépenses de retraite sont globalement stabilisées et même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre. (…) Donc, les dépenses de retraite ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées », a-t-il expliqué.
Cyprien Boganda et Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron le 12 septembre 2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Sauf que sur le point clé des sources de financement de notre systèmes de retraites, il y a beaucoup de tabous que l’exécutif refuse de faire tomber. Pourtant ces solutions sont valables. Démonstration.
Une réforme « sans tabou ». C’est ce que promettait Emmanuel Macron, devant des journalistes politiques réunis le 12 septembre2022, avant de se lancer dans la bataille des retraites. Dans le débat public, le concept de tabou est souvent utilisé par les promoteurs du libéralisme pour disqualifier leurs adversaires, caricaturés en défenseurs de vieilles lunes incompatibles avec l’entrée dans la modernité – au hasard : les 35 heures, le droit du travail, la retraite à 60 ans, etc.
Mais en matière de tabou, il en est un que, pour le coup, l’exécutif refuse de faire tomber : en Macronie, toute hausse des cotisations sociales est proscrite pour ne pas « alourdir le coût du travail ». Le déficit du régime des retraites, évalué à 12 milliards d’euros en 2027 par le gouvernement, devra donc être épongé en forçant les travailleurs à allonger leur vie professionnelle.
Les Français, pourtant, ne sont pas du même avis : non contents de rejeter massivement le projet gouvernemental, ils seraient disposés à explorer la piste écartée d’emblée par l’exécutif. Selon un sondage réalisé par l’Ifop pour le JDD, en janvier, 59 % des Français (non retraités) seraient « prêts personnellement à cotiser davantage pour éviter de partir plus tardivement à la retraite ». Le chiffre grimpe même à 63 % chez les électeurs de Renaissance, le parti présidentiel.
La cotisation est un mécanisme solidaire consistant à prélever un pourcentage du salaire des actifs pour dégager des ressources visant à financer, notamment, les pensions du régime général, ainsi que les retraites complémentaires. Cette rémunération différée (actifs et cotisants d’hier, devenus retraités, voient leurs pensions financées par les actifs d’aujourd’hui) reste la première entrée d’argent pour le système (64,5 %), même si sa part ne cesse de se réduire. Celle-ci était de 83 % en 2003 et de 75 % en 2013.
Augmenter les cotisations sociales
De combien faudrait-il augmenter les cotisations des travailleurs pour dégager 12 milliards d’euros ? L’exercice a été réalisé par l’économiste Michaël Zemmour. En prenant les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR) sur la progression du salaire moyen, ainsi que l’hypothèse d’une hausse des cotisations de 0,8 point, l’effort demandé aux salariés serait en moyenne de 11 euros en 2024 pour atteindre 28 euros mensuels (336 euros annuels) en 2027. Quant à un smicard à temps plein, « sans coup de pouce », l’augmentation de ses cotisations se monterait à 14 euros par mois (168 heures par an). « Cette hausse pourrait ralentir très fortement entre 2027 et 2040 puis s’arrêter, à condition que l’État maintienne son niveau actuel d’engagement dans le système constant », note l’économiste. La mesure a pour défaut de faire porter l’effort sur les seuls salariés, y compris les travailleurs les plus pauvres.
L’autre moyen pour faire rentrer les cotisations sans amputer le pouvoir d’achat est bien d’augmenter les salaires. Avec 5 % de hausse salariale dans le privé, « 9 milliards de cotisations supplémentaires pour la branche retraites » entreraient dans les caisses de retraite, estime la CGT. Soit les trois quarts de ce que le gouvernement espère économiser avec sa réforme ! L’autre variable clé est celle de l’emploi. Par exemple, l’embauche de 400 000 fonctionnaires dans la fonction publique hospitalière permettrait de collecter 5 milliards d’euros de plus.
Réévaluer les exonérations aux entreprises
Les cotisations patronales peuvent elles aussi être mises à contribution. Depuis 1993 et sous la pression d’un lobbying efficace, la France a empilé les dispositifs fiscaux à destination des entreprises : allégements de cotisations en dessous de 1,2 Smic (1993-1998) ; exonérations liées au passage aux 35 heures (1998-2002) ; allégements « Fillon » (2003-2005) ; crédit d’impôt compétitivité emploi (2012), etc. En matière de réduction du « coût » du travail, l’objectif est atteint : « Au total, les cotisations sociales et patronales qui financent les régimes de Sécurité sociale sont désormais nulles au niveau du Smic », se félicitait France Stratégie en juillet 2017.
Mais l’empilement de ces dispositifs représente un coût exorbitant pour l’État, avec un manque à gagner estimé à 75 milliards d’euros. L’efficacité économique n’a, quant à elle, jamais été réellement démontrée. Selon la théorie économique libérale standard, une baisse du « coût du travail » permettrait de créer plus d’emplois. Dans une étude parue en octobre 2022 (« Un capitalisme sous perfusion »), plusieurs économistes ne vont vraiment pas dans ce sens (1).
Les premières mesures d’exonération ont surtout un effet de substitution, expliquent-ils. Ainsi, la « baisse relative du coût du travail encourage les entreprises à recourir à du travail (relativement peu cher) plutôt qu’à du capital. (…) Présentée comme une modification des facteurs de production qui favorise l’emploi, cette substitution signifie une baisse de l’incitation à investir dans du capital productif, ce qui dégrade la dynamique macroéconomique à court terme et réduit les gains de productivité et la compétitivité à moyen terme ». Autrement dit, même le raisonnement libéral de base (baisser le coût du travail permet de doper la compétitivité) ne se vérifie pas dans les faits.
L’autre argument était également de défendre l’idée que les dispositifs d’exonération permettaient de préserver les entreprises exportatrices et d’éviter les délocalisations. Le résultat de leur veille révèle qu’ « aucun effet positif n’a pu être mis en évidence », l’effet serait même négatif, selon une étude citée dans le rapport. Pis, la mise en place du crédit d’impôt compétitivité emploi, transformé en exonération de cotisations sociales, aurait cette fois servi à améliorer les marges des entreprises, selon une analyse datant de 2019, réalisée par le Conseil d’analyse économique.
Au minimum, Terra Nova, fondation proche du PS, propose de mettre fin aux exonérations de cotisations pour les salaires « entre 1,6 et 3,5 Smic, dont il a été démontré qu’elles n’ont pas d’effet significatif sur l’emploi et la compétitivité » . Ce qui permettrait de « générer près de 4 milliards d’euros d’économies » . La CGT envisage d’aller plus loin, en examinant tous les dispositifs d’exonération de cotisations sociales. Le PCF préconise, lui, de moduler le taux des cotisations en fonction de l’attitude de l’entreprise, en définissant des critères précis d’emploi, d’investissement, de rémunération, d’environnement.
Ponctionner le capital
Outre le niveau des cotisations, « l’assiette » qui sert de base sur laquelle sont appliqués les taux des différentes cotisations et contributions pourrait elle aussi subir une sérieuse révision. Soumettre à cotisations l’épargne salariale jusqu’ici exemptée, via la CSG (contribution sociale généralisée) et le forfait social, générerait 3,5 milliards d’euros supplémentaires par an. « En contrepartie, développe Michaël Zemmour, les salariés obtiendraient des droits à la retraite sur les sommes versées par l’employeur au titre de l’épargne salariale. » En revanche, à l’horizon 2070, prévient l’économiste, l’effet serait neutre, ces nouvelles cotisations finançant de nouveaux droits par les salariés.
Une « cotisation spéciale » pourrait également toucher les revenus du capital. Denis Durand, économiste communiste, préconise de créer un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises, « pour les dissuader de placer leurs profits en titres financiers et les pousser à les utiliser, plutôt, pour des investissements porteurs d’emplois et d’efficacité économique ». Les sommes en jeu sont colossales. « Les revenus financiers des entreprises ont atteint 385 milliards d’euros en 2021, dont 98 milliards d’intérêts et 231 milliards de dividendes, écrit l’économiste. Si ces revenus étaient soumis à un prélèvement au même taux que celui des cotisations patronales vieillesse sur les salaires, cela rapporterait à la Sécurité sociale 40 milliards d’euros la première année. »
(1) Auteurs : Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmies, Simon Nadel, Franck Van de Velde et Loïck Tange.
publié le 1er février 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart .fr
La nouvelle réforme de l’assurance-chômage entre en vigueur ce 1er février. Elle ampute de 25 % la durée d’indemnisation. Après s’être attaqué aux fondations du système, l’exécutif a réduit l’accès et le montant des allocations avant de s’en prendre à leur durée. Retour sur six années de destruction des droits.
UnUn à un, les verrous ont sauté. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, des pans historiques du système d’assurance-chômage sont tombés, permettant à l’exécutif de rétrécir toujours plus les droits au chômage. Et d’engranger des milliards d’euros d’économie.
Dernier acte ce 1er février 2023 avec la diminution de 25 % de la durée d’indemnisation de toutes les personnes nouvellement inscrites à Pôle emploi ou qui doivent recharger leurs droits. La durée maximale de versement passe, par exemple, de deux ans à dix-huit mois. Six mois évaporés, au motif que la conjoncture économique est jugée « favorable ».
Si le taux de chômage, actuellement de 7,3 %, dépasse les 9 % ou augmente de 0,8 point en un seul trimestre, la durée initiale des droits sera rétablie. C’est le seul baromètre retenu par l’exécutif. Tant pis pour celles et ceux qui vivent dans des bassins d’emploi sinistrés où le taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Le gouvernement veut son plein-emploi et entend l’obtenir en tranchant dans le vif, sans exception.
Officiellement, le but est de venir à bout des « difficultés de recrutement » sur lesquelles larmoient les patrons depuis un an et demi. En réalité, cela poussera surtout les chômeurs et les chômeuses à accepter n’importe quel emploi, à n’importe quel salaire. Et de barrer opportunément la route aux desiderata en matière de hausse salariale (lire le parti pris de Romaric Godin).
Les économies réalisées au passage seront copieuses. Plus de 4 milliards d’euros par an en « régime de croisière ». La première réforme, entrée entièrement en vigueur en octobre 2021, permet déjà une réduction des dépenses de deux milliards par an. Tout cela sur le dos des chômeurs et des chômeuses dont le sort ne soulève jamais les foules.
Depuis 2017, les atteintes à leur égard ont été particulièrement violentes. Un coup d’œil dans le rétroviseur permet d’en mesurer l’ampleur. Pierre par pierre, l’exécutif a démonté l’édifice, suivant un plan méthodique. Celui d’étatiser le système de l’assurance-chômage pour s’accorder toujours plus le droit… de retirer des droits.
La fin du modèle assurantiel, l’acte fondateur
Le 1er octobre 2018, le modèle social a profondément changé de nature. Depuis cette date, les salarié·es ne cotisent plus à l’assurance-chômage. Un bouleversement, soixante ans tout juste après la création de l’assurance-chômage et son financement par des contributions – les cotisations – de salarié·es et d’employeurs.
Depuis quatre ans, plus aucune cotisation chômage n’est donc prélevée sur les salaires. La mesure, vendue à l’époque comme un gain de pouvoir d’achat, reste mal comprise. Beaucoup continuent de penser qu’ils ont des droits au chômage parce qu’ils ont cotisé. C’est inexact. Désormais, chacun·e contribue à financer les allocations-chômage par le biais d’un relèvement de la CSG, un impôt directement versé à l’État. Qui peut donc en disposer à sa guise.
En 2018, Mediapart le pressentait : « Désormais, c’est l’État qui décidera quelle part de son budget doit être affectée au financement du système de chômage. Sans aucune garantie qu’à terme, le montant des allocations-chômage ne baisse pas drastiquement, puisque les salariés n’y contribueront plus directement. »
Et c’est précisément ce qu’il s’est produit.
Les droits siphonnés
En 2021, avec deux ans de retard sur le calendrier prévu pour cause de Covid puis de camouflets devant le Conseil d’État, la première réforme a réduit drastiquement les allocations-chômage des travailleurs et des travailleuses ayant des parcours professionnels fractionnés. Les règles de calcul, en vigueur depuis quarante ans, ont été sévèrement redéfinies.
Le premier bilan, publié récemment, est effarant. Un peu plus de la moitié des inscrit·es à Pôle emploi se voient désormais verser moins d’allocations. Elles ont baissé en moyenne de 16 %. Et ont même fondu de 20 % à 50 % pour 15 % des demandeurs et demandeuses d’emploi.
La réforme de 2021 a également durci les conditions pour prétendre à des indemnités. Six mois de travail, contre quatre auparavant, sont nécessaires. Résultat : jamais la part des inscrit·es à Pôle emploi touchant une indemnisation n’a été aussi faible : seulement 36,6 % de l’ensemble des inscrit·es en juin 2022 contre 40,4 % en décembre 2021.
Les plus fragiles et précaires ont payé le prix fort. La baisse d’ouverture de droits est particulièrement marquée chez les jeunes (– 26 %) et les allocataires ayant perdu un CDD (– 30 %). C’est la chute libre, – 37 %, pour les allocataires en contrat d’intérim.
Voilà pour les effets concrets sur les demandeurs et demandeuses d’emploi. Mais les effets promis par le gouvernement, eux, se font attendre. Cette réforme était censée réduire le recours aux contrats courts. C’est raté. Le nombre d’allocataires qui signent des contrats courts et travaillent en « activité réduite » est toujours aussi élevé : 2,2 millions de personnes selon les derniers chiffres, publiés fin janvier. Dans son bilan de la réforme, l’Unédic, gestionnaire de l’assurance-chômage, le souligne : ni les allocataires ni les employeurs ne semblent avoir modifié leurs pratiques.
Le changement de règles devait aussi garantir aux allocataires d’avoir une durée d’indemnisation plus longue. « Il vaut mieux avoir des allocations plus basses mais plus longtemps », martelait Élisabeth Borne en 2021. Encore raté. La réforme entrant en vigueur ce 1er février vient justement leur reprendre ce que le gouvernement présentait comme une juste contrepartie.
Aujourd’hui, les allocations sont donc plus difficiles à obtenir, plus basses et versées moins longtemps. Le siphonnage des droits fonctionne à plein.
Les partenaires sociaux très affaiblis
En reprenant la main sur le financement de l’assurance-chômage, l’État s’est accordé le droit de fixer les règles du jeu, empiétant largement sur le territoire des partenaires sociaux. Autrefois, syndicats et patronat géraient les règles en toute indépendance et négociaient des conventions d’assurance-chômage. Désormais, le gouvernement leur précise, en amont, ce qu’il attend des négociations en termes de règles à revoir et d’économies à en attendre. La loi « avenir professionnel » de 2018 a introduit le concept de « lettre de cadrage », sorte de liste de courses très précise feignant de laisser une marge de manœuvre.
Mais ce qui devait arriver… arriva. Incapables de se mettre d’accord sur des consignes aussi strictes, les partenaires sociaux ont été contraints début 2019 de reconnaître l’échec de leurs négociations. Et l’État a décidé tout seul de la première réforme de l’assurance-chômage.
Trois ans plus tard, bis repetita mais en pire. Le gouvernement n’a même pas pris la peine d’envoyer une lettre de cadrage aux partenaires sociaux. Le Medef, dès l’été 2022, avait de toute façon enterré toute idée de négociation. En novembre, l’exécutif a donc fait inscrire dans la loi le principe de « modulation » des allocations en fonction de la conjoncture économique. Puis organisé un simulacre, non plus de négociations, mais de simples « concertations » avec les partenaires sociaux. Les syndicats étaient invités à donner leur avis sur une mesure qu’ils rejetaient unanimement.
De nouvelles négociations sont censées se tenir en janvier 2024 dans un décor déjà bien planté. La modulation figure dans la loi et le cadre des discussions aura encore été renouvelé. Les partenaires sociaux doivent, dans les prochains mois, discuter de la refonte de la gouvernance de l’Unédic.
Pour le moment, cette gouvernance est tripartite, répartie entre État, syndicats et patronat. D’après Les Échos, le Parlement pourrait, à l’avenir, entrer dans la danse. Olivier Dussopt a promis un document d’orientation « très ouvert », mais ce dernier se fait attendre. Les partenaires sociaux devaient le recevoir fin janvier 2022, ils n’en ont toujours pas vu la couleur. Pourtant, le temps presse et l’enjeu est majeur.
Casser le sytème à coups de mensonges et d’idées reçues
Les discours anti-chômeurs et chômeuses n’ont pas émergé en 2017, loin de là. Mais il faut reconnaître à l’exécutif une sérieuse application à les diffuser depuis six ans. Des chômeurs en vacances de Christophe Castaner aux « fraudeurs » de la recherche d’emploi de Muriel Pénicaud, en passant par le célèbre « traverser la rue » du président, le mythe du demandeur d’emploi fainéant et profiteur a été bien entretenu. Et le terrain des deux réformes solidement préparé.
La première repose même sur une immense arnaque intellectuelle, dénoncée dès 2019 par Mediapart. Le chiffre choc du gouvernement affirmant que 20 % des chômeurs et chômeuses indemnisées par Pôle emploi toucheraient « une allocation-chômage supérieure à la moyenne de leurs revenus » a été martelé partout. Il n’était pourtant qu’une illusion statistique.
Force est de constater que ces discours fonctionnent. Car plus les règles sont sévères, plus le regard des Français·es sur les chômeurs et les chômeuses est sévère. En décembre 2022, le dernier baromètre « sur la perception du chômage et de l’emploi » publié par l’Unédic a mis en lumière une progression du « soupçon à l’égard des demandeurs d’emploi ». La moitié (49 %) des personnes interrogées affirment « que la plupart des chômeurs ne cherchent pas vraiment à retrouver un emploi ». Près des deux tiers considèrent même que « les chômeurs ne veulent pas risquer de perdre leur allocation-chômage ».
Pourtant, et c’est peu de le dire, ils ont déjà beaucoup perdu, en très peu de temps.
Romaric Godin sur www.madiapart.fr
1La réforme des retraites n’est pas indépendante de celle de l’assurance-chômage, qui entre en vigueur mercredi 1er février. C’est bien plutôt son complément, visant à discipliner le monde du travail au profit d’un système productif en crise structurelle.
Mercredi 1er février, la deuxième réforme de l’assurance-chômage entre en vigueur, réduisant de 25 % la période d’indemnisation des nouveaux chômeurs. Cette mesure vient après une première réforme qui avait, en moyenne, réduit de 16 % les indemnités des demandeurs et demandeuses d’emploi. L’application de cette violente réforme, au moment même où le gouvernement s’apprête, malgré l’opposition majoritaire de l’opinion, à repousser de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, rappelle la violence structurelle de l’exécutif à l’égard du monde du travail.
Derrière le masque moralisateur de la « valeur travail » affiché à tout propos, se révèle une action déterminée et concrète contre celles et ceux qui, chaque jour, sont soumis à la réalité du travail dans le capitalisme contemporain. Cette « valeur » qui serait porteuse de tout bien et de tout mérite n’a d’ailleurs pour fonction que d’invisibiliser cette réalité, celle de l’intensification du travail, des burn-out, des pressions physiques et morales et des accidents du travail.
Une même invisibilisation préside aux deux réformes, celle de l’assurance-chômage et celle des retraites. Le « travail » serait une activité neutre et abondante, dont on pourrait à volonté moduler la quantité. En réalité, il n’en est rien : la quantité de travail disponible et la qualité de ce travail ne sont nullement déterminées par les travailleurs, mais bien par le système productif, lui-même contrôlé par les capitalistes.
Dès lors, ces réformes sont non seulement étroitement liées, mais ont aussi une fonction précise dans le cadre du capitalisme actuel. C’est sans doute ce qui explique la rigidité de l’exécutif dans l’application de l’une comme de l’autre. Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a souvent varié sur nombre de sujets, mais il n’a jamais bougé sur sa volonté d’affaiblir les positions des travailleurs face à leurs employeurs.
Le chômage, sous-produit de la réforme des retraites
Or ces deux réformes vont encore dans ce sens. Lorsque l’on augmente l’âge légal de départ à la retraite, on contraint les travailleurs âgés à travailler davantage. Les effets de cette mesure sur le marché du travail sont assez discutés par les économistes, mais en réalité, il n’existe que deux possibilités. La première, c’est que les travailleurs restent en poste. C’est ce que prétend le gouvernement en affirmant que le taux d’emploi des plus âgés augmente avec le report, ce qui est, par ailleurs, assez logique, puisque les gens doivent travailler davantage pour prétendre à leur pension.
Mais comme on l’a vu, ce ne sont pas les travailleurs qui décident de leur emploi. Il existe donc une autre possibilité : celle que les entreprises continuent de se débarrasser de leurs effectifs les plus âgés, considérés comme trop chers et pas assez productifs. Dans ce cas, les futurs retraités sont versés dans la catégorie « demandeurs d’emploi ».
En fait, il est inutile, pour ce qui nous occupe, de trancher cette question. Dans le premier cas, le maintien en emploi deux ans de plus réduit l’offre de postes libérés par les départs à la retraite pour les autres générations. Dans le second cas, la réforme augmente le chômage des plus anciens. Autrement dit : la réforme crée du chômage à court terme.
L’étude d’impact du projet de loi de réforme des retraites évite très soigneusement cette question (comme d’ailleurs toutes les conséquences macroéconomiques de la réforme), s’en tenant à une hypothèse « de long terme », entièrement arbitraire, d’un taux de chômage de 4,5 %. Les projections de l’OCDE ne laissaient cependant aucun doute sur l’effet négatif du recul de l’âge légal sur le chômage à court terme. Or, en matière économique, le court terme représente la plus grande probabilité.
Cette étude d’impact signale, au reste, que le taux de chômage des générations partant à la retraite est de 13 %, soit plus du double de celui de la population générale. Autrement dit, si l’activité des personnes les plus âgées augmente avec le report de l’âge, le chômage augmente proportionnellement davantage. Le tout sans compter l’effet sur les autres générations.
Pression sur le monde du travail
C’est là que la réforme des retraites entre en cohérence avec celle de l’assurance-chômage. Elle participe de la contrainte qui sera imposée sur les demandeurs d’emploi, futurs retraités ou non. En terme macroéconomique, elle permet de maintenir une « armée de réserve » qui fait pression à la baisse sur les salaires. Cette pression s’exerce d’ailleurs moins par la quantité de main-d’œuvre que par l’acceptation forcée des bas salaires.
On peut ici le résumer aisément. La salariée (ou le salarié) qui aura perdu son emploi après ses 60 ans se retrouvera avec des droits au chômage réduits et un parcours allongé avant sa retraite. La pression sera donc plus forte pour qu’elle (ou il) accepte le premier emploi disponible, y compris le plus pénible ou le plus mal payé, puisque l’enjeu est ici de survivre jusqu’à la pension. Ce qui, en passant, exerce une pression sur les emplois disponibles pour les autres générations, rendant les augmentations de salaire et les améliorations des conditions de travail moins urgentes.
En cela, la réforme répond à deux des principales préoccupations du moment du capital. La première est celle de résister à toute demande de hausse salariale, alors que le taux de chômage recule. La seconde est de faire en sorte que les travailleurs acceptent les emplois proposés, qui sont souvent pénibles et mal payés. Ces deux préoccupations peuvent se résumer en une seule : le capitalisme contemporain est un capitalisme de bas régime, avec des gains de productivité faibles, voire négatifs.
Dans ce cadre, les emplois sont à la fois abondants et nécessairement mal rémunérés et avec des conditions de travail détériorées. Dès lors, les deux problèmes se posent immédiatement : la préservation des profits suppose une résistance à toute revendication d’amélioration des conditions de travail et des salaires. Mais cette réalité même rend peu attractifs les emplois proposés, ce qui peut conduire à des manques de main-d’œuvre dans certains secteurs. C’est là tout le paradoxe de ce plein-emploi en trompe-l’œil que nous promet l’actuel système économique.
La seule solution à ce problème est alors la contrainte : il faut obliger les travailleurs à accepter l’état existant de l’emploi et, pour cela, il faut faire pression sur ses conditions de subsistance. C’est absolument la fonction des trois réformes mises en œuvre depuis 2020 par le chef de l’État. Durcir les conditions d’accès et d’indemnisation à l’assurance-chômage, et rendre plus difficile l’accès à la retraite conduit alors à vouloir discipliner le monde du travail dans l’intérêt du capital. Il permet d’exonérer ce dernier de toute réflexion sur le contenu des emplois qu’il crée.
Derrière les boniments se cachent bien la guerre sociale et la violence de classe.
En cela, ces réformes sont des formes évidentes de violence sociale et de politique de classe. Il n’y a là rien d’étonnant de la part de ce pouvoir qui mène depuis des années cette même politique, non seulement dans le domaine du travail (dès les ordonnances de 2017), que dans celui, par exemple, de la politique fiscale.
Dès lors, le débat sur le financement du système de retraite et ses déficits, utilisé pour justifier, d’ailleurs fort maladroitement, la réforme, n’est qu’un rideau de fumée. Une des raisons de cette réforme est bien davantage, comme Emmanuel Macron l’avait assez benoîtement revendiqué pendant des mois, de contraindre la population à « travailler plus ». Un surcroît de travail rendu nécessaire par un système économique en crise structurelle.
On le comprend : « le plein-emploi » promis par le gouvernement et utilisé pour justifier les réformes de l’assurance-chômage et de la retraite est une fable. C’est un plein-emploi sans augmentation des salaires, un plein-emploi de contraintes et de pression et, finalement, un plein-emploi de misère. Car derrière les boniments se cachent bien la guerre sociale et la violence de classe.
L’enjeu de la lutte actuelle contre la réforme des retraites dépasse donc le seul enjeu du report de l’âge légal de départ à la retraite. Il s’agit aussi de refuser une future dégradation de la condition des travailleurs et, plus globalement, de s’interroger sur le contenu des emplois.
En réalité, cette mobilisation a le potentiel, de par l’objet qu’elle conteste, de poser des questions devenues fondamentales : que devons-nous produire, comment et dans quel but ? Des questions que la crise écologique rend incontournables. Et c’est bien à cela que l’avenir du monde du travail et celui de l’humanité sont directement liés. Et c’est pourquoi cette lutte concerne toute la société, et en particulier la jeunesse.
publié le 28 janvier 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Entre janvier et novembre 2022, 105 000 personnes sont sorties de la catégorie A du chômage après un changement de procédure de Pôle emploi. La majorité a basculé dans d’autres catégories, sur lesquelles le gouvernement est moins bavard. D’autres ont été provisoirement radiées.
IlIl faut toujours lire les petites lignes, comme dans les clauses d’un contrat. La publication, mercredi 25 janvier, des chiffres du chômage du quatrième trimestre 2022 s’accompagne d’un encadré très instructif, permettant une lecture plus avisée de la baisse.
Au quatrième trimestre, le nombre de demandeurs d'emploi en catégorie A (sans aucune activité) a diminué de 3,8 % par rapport au trimestre précédent et de 9,4 % sur un an. Une baisse présentée partout comme « forte » et « nette », et que s’est empressé de saluer le ministre Olivier Dussopt.
Le ministre s'est en revanche abstenu de commenter un point intrigant : dans le communiqué présentant les chiffres, la Dares, l’institut statistique du ministère du travail, a donc inséré un encadré signalant que 105 000 personnes, en cumulé entre janvier et novembre 2022, sont sorties de la catégorie A du seul fait « d’une évolution de procédure de Pôle emploi ». Cela représente tout de même 35 % de la baisse totale des inscrit·es sur un an en France métropolitaine dans la catégorie qui trouve grâce aux yeux de l’exécutif car regroupant les personnes sans aucune activité.
Où sont passé·es ces 105 000 demandeurs et demandeuses d’emploi ? 15 000 sont sorti·es des listes de Pôle emploi et 90 000 autres sont allé·es garnir les catégories B et C, intégrant les inscrit·es ayant une « activité réduite ». Autrement dit : qui ont travaillé.
Comment expliquer cet effet de vases communicants ? Entre janvier et novembre 2022, Pôle emploi a progressivement modifié, par tranches d’âge puis par régions, « l’actualisation » mensuelle des demandeurs et demandeuses d’emploi, c’est-à-dire le formulaire leur permettant, chaque fin de mois, de mettre à jour leur situation. Ce formulaire est désormais prérempli et permettrait une meilleure « classification » des inscrit·es, comme l’expliquait déjà Pôle emploi à Mediapart en août 2022.
Selon la Dares, « cette évolution a un impact pérenne à la baisse sur le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A, en contrepartie [...] d’une hausse pérenne des catégories B et C ». L’autre « contrepartie » évoquée par les services statistiques est une « une légère hausse des sorties des listes au moment du passage à l’actualisation rénovée ». Les fameuses « 15 000 sorties ».
Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation.
Sollicité par Mediapart, Pôle emploi explique « avoir observé lors du mois de déploiement [de l’actualisation rénovée –ndlr] une très légère hausse des sorties ». Le phénomène s’est produit dans chaque région « et uniquement le mois » concerné par le passage à la nouvelle formule, insiste l’opérateur, précisant : « Ces sorties supplémentaires peuvent être temporaires, une part importante des demandeurs d’emploi sortant des listes se réinscrivant dans les mois qui suivent. »
Si Pôle emploi confirme que 15 000 personnes sont « sorties » entre janvier et novembre, sa direction générale ne livre aucun détail sur les raisons de ce phénomène. L’opérateur serait-il embarrassé d’admettre que des « bugs » ont accompagné cette nouvelle procédure d’actualisation ?
En effet, à la suite de notre article sur le nombre record de radiations en novembre (+ 19 %), des demandeurs et demandeuses d’emploi ont témoigné, auprès de Mediapart, de leur grande difficulté à s’actualiser correctement. « Ils ont changé l’interface du site internet de Pôle emploi et la procédure pour s’actualiser », nous a par exemple raconté une lectrice.
« Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation. Des amis et moi-même avons dû écrire à notre conseiller pour avoir de l’aide, qui est différente selon les conseillers. » Selon elle, il paraît évident que « des personnes ont été radiées car elles n’ont pas réussi à s’actualiser comme d’habitude ».
Un avertissement passé inaperçu
Un utilisateur du réseau social Twitter racontait aussi ses difficultés, début décembre. Le formulaire prérempli indiquait qu’il avait travaillé, ce qui était inexact. Ne pouvant pas modifier les données, il exposait son dilemme : valider une erreur ou « manquer l’actualisation et donc se prendre une radiation ».
Un conseiller de Pôle emploi confirme à Mediapart ce « bug de l’actualisation rénovée qui obligeait des demandeurs d’emploi à indiquer quand même une heure de travail dans le mois écoulé, même si l’information était fausse ». « Sinon, impossible de valider l’actualisation », poursuit-il.
Si des inscrit·es à Pôle emploi ont pu renoncer à le faire, et donc sortir des listes, beaucoup ont, selon lui, validé cette heure de travail et artificiellement fait gonfler le nombre de personnes dans la catégorie B. En témoigne, souligne-t-il, la forte hausse des inscrit·es ayant travaillé moins de 20 heures dans le mois : + 13,5 % entre le troisième et le quatrième trimestre 2022. Et même + 30,4 % sur un an.
Le conseiller ironise : « Soit c’est lié à un développement de contrats très courts – mais il me semblait que le gouvernement militait pour l’inverse –, soit c’est l’effet du bug. Devinez vers quoi je penche ? »
Comme nous l’avions déjà précisé en août dernier, la nouvelle actualisation et ses conséquences n’ont jamais été cachées. La Dares a pris soin, chaque mois depuis début 2022, de rédiger un « avertissement » accompagnant les publications des chiffres du chômage et alertant sur la procédure « susceptible de modifier la répartition » entre les différentes catégories.
Une subtilité que les membres du gouvernement et leurs soutiens se sont cependant bien gardés de mettre en évidence en se félicitant de la baisse des inscrit·es sans aucune activité. Certes, le nombre de demandeurs et demandeuses d’emploi en catégories A, B et C a baissé de 5,1 % sur un an. Mais le poids du nouveau classement statistique n’est pas si dérisoire.
Auprès de Mediapart en août 2022, Pôle emploi avait anticipé pour l’ensemble de l’année « une diminution cumulée de 75 000 demandeurs d’emploi en catégorie A, en augmentant d’autant le nombre de demandeurs d’emploi en catégories B et C ». C’est finalement beaucoup plus : 105 000 personnes ont quitté la catégorie A. Mais ça passe toujours autant inaperçu.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Désintox. Bonne nouvelle en apparence, la décrue des chiffres du chômage marque en réalité une explosion de l’emploi précaire et des radiations.
Voilà de quoi ravir le gouvernement et son obsession du plein-emploi. Selon la Dares, 6 134 100 personnes étaient inscrites à Pôle emploi au quatrième trimestre 2022, chiffre au plus bas depuis 2014. « Le nombre de demandeurs d’emploi sans aucune activité baisse de 112 000 personnes au T4 2022. Le plein-emploi, c’est aussi le bon emploi. Nous poursuivons notre mobilisation », s’est réjoui le ministre du Travail, Olivier Dussopt, sur Twitter. Pourtant, à y regarder de plus près, les statistiques peinent à confirmer cette bonne nouvelle.
Explosion du nombre de chômeurs en catégorie B
Les données de la Dares montrent avant tout que la large baisse du nombre des chômeurs de la catégorie A (n’ayant pas du tout travaillé durant le mois) est compensée par un impressionnant bond des inscrits en catégorie B (moins de 78 heures dans le mois). Avec 2 834 000 privés d’emploi dans cette première catégorie au quatrième trimestre 2022, le nombre d’inscrits a ainsi diminué de 3,8 % en un trimestre, et de 9,4 % en un an.
Le nombre de chômeurs en catégorie B, occupant des emplois très précaires, a lui explosé : il a augmenté de 8,8 % en un an, et de plus de 30 % si l’on se concentre exclusivement sur les personnes ayant travaillé entre 1 et 20 heures dans le mois.
Un transfert qui pourrait être en partie expliqué par un bug informatique, explique la CGT : lors de la réactualisation de leurs droits, certains chômeurs ont été forcés de déclarer 1 heure travaillée au minimum, même sans activité. Mais pas que. « Il y a une vraie volonté de Pôle emploi de servir la soupe du gouvernement. Par exemple, de nombreuses personnes ont été désinscrites car en arrêt maladie, alors qu’elles auraient pu être transférées dans la catégorie D », explique Pierre Garnodier, du comité CGT chômeurs et précaires.
La réforme de l’assurance-chômage alourdira encore la tendance
Si le gouvernement se targue de la baisse du taux de chômage, les personnes ayant quitté les statistiques pour cause de reprise d’un emploi déclaré sont de moins en moins nombreuses : leur nombre a chuté de 30,1 % entre le quatrième trimestre 2021 et le dernier trimestre 2022. « Aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on sort de Pôle emploi qu’on retrouve un boulot. La majorité des sorties s’explique parce que les gens ne peuvent pas recharger leurs droits et se retrouvent au RSA », fustige Pierre Garnodier.
Selon lui, la nouvelle réforme de l’assurance-chômage, qui entre en vigueur le 1er février, alourdira encore la tendance. En raccourcissant la durée d’indemnisation de 25 %, nombreux seront les privés d’emploi à disparaître des statistiques sans reprendre une activité.
Selon l’institut statistique, enfin, 52 900 personnes ont été tout bonnement radiées des listes de Pôle emploi. Bien plus qu’un seul accroissement du nombre de radiations (+ 2,3 % par rapport au trimestre précédent et + 16,5 % par rapport au dernier trimestre 2019), il s’agit tout simplement d’un record depuis la naissance de ces statistiques en 1996. Une « volonté » politique, pour Pierre Garnodier. « On peut être radié dès lors qu’on rate un appel téléphonique, c’est considéré comme une absence à un entretien », explique-t-il.
publiéle 25 janvier 2023
Communiqué commun dont la LDH est signataire
sur https://www.ldh-france.org
Plusieurs organisations de lutte contre la pauvreté et de défense des droits (Collectif “Changer de cap”, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre, ATD Quart Monde, LDH, Apiced) ont rencontré le 17 janvier Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), et les responsables de plusieurs services pour leur présenter six propositions destinées à remettre l’humain et le droit au cœur de l’action des Caisses des allocations familiales (Caf).
En effet, ces organisations constatent chaque jour les conséquences désastreuses, à travers l’accompagnement de milliers d’allocataires des Caf d’une dématérialisation « hors sol » de plus en plus aux mains d’opérateurs privés et d’une gestion tournée vers la diminution du volume des prestations et les suppressions de postes, quoi qu’il en coûte humainement. Il en résulte une désorganisation des Caf, un non-recour s accru des ayants droits les plus pauvres, une maltraitance institutionnelle des allocataires les plus vulnérables et une souffrance au travail de très nombreux agents des Caf.
Pour redresser la barre, six changements d’orientations majeurs, immédiatement et dans la prochaine Convention d’objectifs et de gestion liant la Cnaf et sa tutelle, doivent être apportés au fonctionnement actuel :
– sortir de l’illégalité des pratiques et des contrôles ;
– restaurer la transparence en publiant les circulaires internes et informations qui ont des effets notables sur les droits des personnes et les pratiques les affectant, approfondir les exigences du contradictoire, restaurer la possibilité d’obtenir justice ;
– humaniser les relations et les pratiques en restaurant l’accueil physique des usagers par des agents formés et qualifiés, ce qui nécessite un plan massif d’embauche d’au moins 3000 agents ;
– changer d’état d’esprit en développant des logiques de confiance et de coconstruction, notamment avec les allocataires ;
– mettre les capacités du numérique au service de la relation humaine par sa réappropriation en interne dans un esprit de service public ;
– en finir avec l’affaiblissement de la protection sociale et l’objectif de recul du volume des prestations.
Le dossier d’appui, qui analyse les irrégularités observées à partir de nombreux témoignages et précise ces six exigences, est disponible en téléchargement.
Les participants ont pris acte de la volonté de dialogue affirmée par Nicolas Grivel lors de cette rencontre et de la reconnaissance à demi-mot d’un certain nombre de constats et d’analyses : la nécessité d’améliorations dans la gestion du contentieux, le besoin d’une stabilité et d’une visibilité pour les allocataires, l’objectif de ne pas prendre des décisions automatiques et la volonté de distinguer l’erreur et la fraude. Nous attendons la concrétisation de ces déclarations d’intention. En revanche, aucune réponse claire n’a été apportée sur d’autres sujets tels que la publication des circulaires internes ou les raisons de la multiplication des contrats avec des prestataires privés.
Le directeur général a annoncé qu’une réponse écrite allait être apportée l’ensemble de nos analyses dans un délai de 15 jours, réponse qui aura un caractère public et qui pourra être diffusée. Une nouvelle rencontre est prévue dans les trois mois.
Cette rencontre montre la nécessité de poursuivre une action commune avec tous qui partagent ces exigences, afin de faire prévaloir le droit et l’humain pour les plus fragiles, de plus en plus nombreux.
Lire le rapport “Six exigences pour une convention d’objectifs et de gestion responsable”
Signataires : Collectif “Changer de cap”, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre, ATD Quart Monde, LDH, Apiced
Paris, le 23 janvier 2023
par Rachel Knaebel sur https://basta.media/
Mère de famille nombreuse, Christine n’a pas droit à la retraite. Elle vit du RSA et se débat avec la Caf qui lui a à nouveau suspendu son allocation début janvier, sans la prévenir et sans lui donner aucune information. Témoignage.
Christine a 64 ans. Elle n’a pas droit à la retraite, et pas encore au minimum vieillesse, et dépend du RSA pour vivre. Elle est mère de huit enfants. « J’étais vendeuse à l’époque de mon premier enfant, mais j’ai arrêté ma vie professionnelle à la naissance parce que mon mari avait un revenu suffisant à l’époque. Quand je me suis séparée en 2010, à la suite de violences de sa part, je suis partie avec mes quatre derniers du domicile conjugal. L’assistante sociale m’a alors dit "il va falloir vous inscrire à Pôle emploi". C’était la première fois que j’entendais parler du RSA. Je conviens que c’est assez exceptionnel d’avoir huit enfants, mais il y a encore des femmes de mon âge qui ont eu des familles nombreuses. »
Depuis sa séparation, Christine doit faire, comme tous les allocataires du RSA, une déclaration trimestrielle de sa situation et de ses revenus. Sa fille la plus jeune a quitté le domicile familial en novembre dernier, « pour essayer de s’en sortir toute seule ». Son dernier fils vit encore avec elle. « Il était intérimaire, mais la boîte pour laquelle il travaillait ne l’a pas repris après le Covid. Il touchait du chômage, je faisais les déclarations trimestrielles, je n’ai eu aucun problème. »
Puis le jeune homme est entré en formation professionnelle en septembre 2022, avec des périodes de stage rémunérées quelques centaines d’euros. Début décembre, Christine réalise comme elle le doit la télédéclaration trimestrielle, joint le document de l’organisme de formation certifiant les dates de début et fin de formation et les montants exacts des rémunérations. « On m’a demandé de refournir les dates auxquelles il avait touché ses revenus, je leur ai envoyé tout cela. »
« Je n’ai aucune indication sur mon dossier »
Mais le 5 janvier, Christine reçoit un mail d’un de ses créanciers lui disant que le prélèvement dû n’était pas passé, faute d’argent sur son compte. « Je suis allée voir auprès de ma banque et j’ai vu que le RSA n’avait pas été versé. Je suis allée sur mon compte Caf en ligne, et là j’ai vu qu’on y avait déposé le même jour un courrier. Le document me disait qu’il y avait eu une décision de suspendre mon RSA, mais on ne me disait pas pourquoi. Et la lettre aurait dû me parvenir en décembre. »
Ce n’est pas la première fois que Christine voit son RSA suspendu. Les fois précédentes, c’était pour des « contrôles de situation ». « La dernière fois, la suspension de RSA a duré un mois et demi. » Puis le versement de l’allocation avait repris. « Avant, on avait encore un minimum d’information, on avait un message d’un conseiller. Là, plus rien. Je n’ai aucune information. Ça fait trois semaines que je me débats pour essayer de trouver ce que j’ai pu commettre, parce que je n’ai aucune indication sur mon dossier, déplore Christine. J’ai fait une réclamation. Et j’ai été à la permanence du député de ma circonscription qui a dit qu’il essaierait de regarder. »
Quand nous lui parlons mi-janvier, Christine est « dans la galère ». « Je n’ai pas payé mon loyer ni mes factures de téléphone. J’ai réussi à tout faire repousser, mais cela fait 15 jours que cela dure et que je n’ai rien. Je peux me retrouver à la rue. Heureusement que mes enfants sont tous élevés. Il y a des personnes seules, surtout des femmes, avec des petits enfants qui sont dans les mêmes difficultés. »
Engagée auprès de la CGT, Christine rencontre quand elle tracte des femmes dans des situations similaires à la sienne. « Des personnes de mon âge qui ont elles aussi des familles nombreuses et n’ont presque rien aujourd’hui. Ma mère a eu six enfants et nous a élevés au foyer. Quand mon père est décédé, personne ne lui a dit qu’il fallait s’inscrire à Pôle emploi. On est aujourd’hui dans un système où on pressurise les gens sans arrêt. »
Heureusement, la Caf a finalement attesté réception des informations envoyées concernant les dates précises de rémunération de son fils en formation, et versé le RSA recalculé de Christine le 17 janvier.
publié le 20 janvier 2023
par Nils Hollenstein sur https://basta.media/
Alors que l’hôpital, l’école, les transports sont à bout, Lucie Castets, co-porte-parole du collectif « Nos services publics », alerte sur l’état alarmant du secteur public et esquisse des solutions concrètes pour sortir de l’impasse. Entretien.
Basta! : La Poste a acté début janvier la fin du timbre rouge. Est-ce pour vous un nouveau révélateur de la dégradation de ce service public ?
Lucie Castets : On constate que la logique de rentabilité prend parfois le pas sur des logiques de service public. On entend très bien que le maintien d’un timbre rouge, qui comporte des contraintes en matière de délai de délivrance du courrier, ça coûte cher. Mais cela ne doit pas être la seule considération à prendre en compte lorsqu’on décide du maintien ou non d’une politique. Sinon, par exemple, et c’est ce qui arrive, on supprime des lignes de train et on ferme des lits dans les hôpitaux.
Quels sont les autres secteurs du service public qui se dégradent particulièrement selon vous ?
Lucie Castets : Un des domaines où c’est le plus flagrant, c’est la santé. N’importe quelle personne qui se rend aux urgences peut voir à quel point la situation est délétère. Le personnel de santé fait face à des conditions de travail inacceptables. C’est le cas dans de nombreux secteurs du service public.
« On n’arrive plus à recruter des fonctionnaires. Il y a énormément de places vacantes dans tous les domaines du service public »
Cette situation s’illustre aussi par le fait qu’on n’arrive pas à recruter des fonctionnaires. Il y a énormément de places vacantes dans tous les domaines du service public, avec de moins en moins de personnes qui se présentent aux concours de la fonction publique. Pour vous donner un chiffre : on avait en moyenne pour les concours du services public 15 candidats pour une place en 1997 contre six candidats pour une place l’année dernière.
Ça s’explique assez facilement par d’une part des rémunérations qui ne sont pas attractives et d’autre part des conditions de travail dont on sait qu’elles sont extrêmement difficiles. C’est un cercle vicieux : si vous savez que les conditions de travail sont dures, vous ne postulez pas et les agents déjà en poste se retrouvent dans une situation encore plus dure parce qu’ils doivent faire le travail de plusieurs personnes. C’est vrai à l’hôpital, mais aussi à l’école.
Est-ce qu’on ne va pas arriver à un point de rupture ?
Lucie Castets : Cela s’est progressivement étiolé et on arrive en effet à un point de rupture. Par exemple, à l’école, on voit la qualité de l’enseignement se dégrader, il y a de moins en moins de mixité sociale. Les gens favorisés mettent de plus en plus leurs enfants dans des écoles privées.
« A l'hôpital, la conséquence, ce sont des gens qui peuvent mourir parce qu’ils sont soignés dans de moins bonnes conditions »
Les indicateurs sont malheureusement encore plus manifestes à l’hôpital public. La conséquence, ce sont des pertes de chance, c’est-à-dire que des gens peuvent mourir parce qu’ils sont soignés dans de moins bonnes conditions ou pas pris en charge assez vite. Je pense qu’on arrive là au point de rupture que vous mentionnez, dans un pays où le système de santé a longtemps été une référence internationale. Il ne s’agit plus simplement d’une lente dégradation.
Le collectif « Nos services publics », dont vous êtes l’une des cofondatrices, a été lancé en 2021. Pourquoi avoir décidé de constituer ce groupe ?
Lucie Castets : L’idée est née du constat que tous les services publics se détériorent, mais aussi du constat paradoxal que le rôle de l’État et des collectivités territoriales n’a jamais été aussi décisif alors que la défiance envers les institutions publiques est très forte. Face au changement climatique, on pense que le rôle d’organisation de l’État et des collectivités est majeur et que les besoins, notamment en investissements publics, seront très importants. Sans la puissance publique, sans des agents publics bien formés, bien traités et motivés, on ne saura pas organiser l’adaptation et la lutte contre le réchauffement.
« Sans des agents publics bien formés, bien traités et motivés, on ne saura pas organiser la lutte contre le réchauffement climatique »
Le collectif est essentiellement composé d’agents publics. On parle de l’intérieur du service public. L’idée, c’était que nous ne sommes pas élus, mais que nous avons quand même un devoir qui est celui de servir au mieux le public et de répondre aux besoins des gens. À notre sens, notre parole est importante pour décrire le fonctionnement, mais aussi les dysfonctionnements des services publics.
Est-ce principalement la baisse des dépenses publiques qui occasionne ces dysfonctionnements et cette dégradation ?
Lucie Castets : Pour nous, il y a deux raisons principales qui sont très liées. La première correspond à une tendance de long terme. Les gouvernements successifs ont progressivement imposé des instruments de finances publiques qui encadrent très strictement les niveaux de dépenses et l’évolution du nombre d’agents publics. On a ce qu’on appelle des « plafonds d’emploi » par ministère et des normes renforcées en matière de dépenses publiques. On pilote avec le prisme de la dépense, pas du besoin. Par exemple, dans la santé, ce qu’on appelle l’Ondam [Objectif national de dépenses d’assurance maladie, ndlr] fixe un plafond pour les dépenses de santé.
Qui ne peut pas être dépassé ?
Lucie Castets : Qui n’est pas censé être dépassé. Et ça conduit à des aberrations. Parfois, vous avez une nouvelle mission à remplir et vous ne pouvez pas le faire parce que vous n’avez pas assez d’agents en interne. Donc, vous faites appel à un cabinet de conseil qui coûte beaucoup plus cher. C’est absurde et contradictoire.
La deuxième raison est plus d’ordre culturel ou sociologique. C’est ce qu’on appelle dans notre collectif « une petite pensée magique ». C’est l’idée selon laquelle le privé fonctionnerait mieux par nature que le public et qu’il serait donc important de rationaliser la taille de l’État en la réduisant à des missions « absolument nécessaires ». Mais en réalité, on ne définit pas ce que c’est la mission nécessaire. Et force est de constater que ces doctrines-là ont conduit à réduire des pans entiers de service public ou à en détériorer l’efficacité.
Les services publics fonctionnaient-ils mieux « avant » ?
Lucie Castets : Notre revendication n’est pas de dire « il faut absolument restaurer ce qui existait avant, car c’était parfait ». On dit simplement qu’il faut revenir sur les règles de finances publiques qui sont aujourd’hui extrêmement contraignantes et donc les assouplir. Il faut se redonner les moyens d’avoir un service public qui répond aux besoins des gens.
« Nous ne disons pas qu’il ne faut rien changer, il y a beaucoup d’efforts à faire en matière de simplification »
Nous ne disons pas qu’il ne faut rien changer par rapport à ce qui était fait avant. Il y a notamment beaucoup d’efforts à faire en matière de simplification de la bureaucratisation et il faut une gouvernance qui fasse plus confiance aux agents publics. Ce n’est pas un discours passéiste ou réactionnaire. Nous revendiquons plutôt de nous donner les moyens, et une fois qu’on a les moyens, on réfléchit à comment faire fonctionner tout ça pour répondre aux besoins des citoyens. Il y a d’ailleurs des besoins qui évoluent beaucoup. Nous avons par exemple une population vieillissante, il faudra s’y adapter.
Votre collectif a publié une étude sur la plateforme Parcoursup, dont le processus d’affectation commence ce 18 janvier. Vous parlez d’une « génération en attente ». Pourquoi ?
Lucie Castets : C’est tout simplement lié au fonctionnement de Parcoursup. Les vœux d’affectation ne sont plus classés [comme sur l’ancienne plateforme Admission post-bac, ndlr]. Donc, tant que ceux qui sont mieux classés que vous par les établissements n’ont pas donné leur réponse dans le système, vous devez attendre. Ça crée énormément de frustrations.
Par ailleurs, on peut douter de la qualité de l’appariement entre les vœux et l’affectation finale. D’une part, on ne sait pas le mesurer puisque comme vous ne classez plus vos vœux, on ne sait pas si vous auriez préféré avoir le vœu numéro un ou numéro dix. D’autre part, parce qu’on ne peut pas interroger tous les élèves post-affectation.
Je pense qu’il faut revoir les algorithmes de Parcoursup, qui ne fonctionnent pas en l’état. Par ailleurs, il faut donner plus de moyens à l’enseignement supérieur pour ouvrir plus de places à l’université et éviter une telle situation.
On revient toujours à la question des moyens. Est-ce la solution centrale ?
Lucie Castets : C’est une solution indispensable, mais pas suffisante. Il faut se donner davantage de moyens pour avoir un service public de qualité dans tous les secteurs. Cela passe notamment par la rémunération des agents publics. Si vous ne changez pas durablement la rémunération des personnels de santé, par exemple, les gens ne vont pas venir dans le métier pour recevoir une prime de 100 euros de temps en temps. On a oublié très rapidement la question des premiers de corvée. Après le Covid, on s’était quand même rendu compte qu’il y avait des métiers socialement plus utiles que d’autres et que paradoxalement c’était probablement ceux qui étaient le moins bien rémunérés. C’est ça qu’il faut changer.
Toutefois, ce n’est pas qu’une question de rémunération. C’est une question globale de valorisation des agents et d’attractivité de la fonction publique. Les moyens matériels sont aussi un enjeu. Des écoles qui s’effondrent, un hôpital public avec la queue pour faire un scanner, ce n’est pas acceptable.
« La raison principale qui motive les gens à rejoindre le service public, c’est de servir l’intérêt général »
Il faut aussi davantage faire confiance aux gens qui sont sur le terrain. Aujourd’hui, les agents publics doivent justifier en permanence de ce qu’ils font. Cela crée beaucoup de bureaucratie et donne un service public de moindre qualité.
Avec son nouveau projet de réforme des retraites, le gouvernement souhaite supprimer certains régimes spéciaux des agents publics. Garder ces régimes spéciaux est-il pour vous un moyen de redonner de l’attractivité ?
Lucie Castets : Quand nous avons réalisé notre étude sur la crise de sens des agents du service public, nous avons constaté que la raison principale qui motive les gens à rejoindre le service public, c’est de servir l’intérêt général. Ce n’était pas l’emploi à vie ou les conditions de rémunération.
Ce résultat est très loin des caricatures qu’on entend souvent de « tu deviens fonctionnaire parce que c’est la bonne planque ». Je ne pense pas que les gens rejoignent tel service public ou parapublic parce qu’il y a un régime de retraite spécial. Donc, je ne dirais pas que c’est un enjeu d’attractivité.
Quelles autres pistes d’amélioration concrètes voyez-vous pour l’avenir du service public ?
Lucie Castets : Ce qui est notable, c’est qu’on ne parle jamais du service public en termes d’objectifs. Jamais on n’entend des ministres dire « j’aime le service public ». On a quasiment jamais de pub pour le recrutement de fonctionnaires non plus. On en a quelques-unes pour l’armée ou pour l’administration pénitentiaire, mais pas de campagne qui valorise d’autres types d’agents ou le service public en tant que tel. Pour nous, c’est l’illustration d’un manque total de vision sur le rôle de l’État et ça joue aussi sur le consentement à l’impôt, pourtant déterminant pour financer des services publics qui fonctionnent bien.
Mais les gens voient aussi que les grandes entreprises bénéficient de baisses d’impôt et trouvent peut-être injuste qu’eux contribuent à financer les services publics ?
Lucie Castets : Je partage totalement votre réflexion. Il y a un manque de progressivité du système fiscal, qu’il faudrait réformer. Quand vous êtes de la classe moyenne, vous vous retrouvez à payer quasiment autant d’impôts, proportionnellement à vos revenus, que les gens très riches. Notamment parce qu’ils ont plein de dispositifs d’optimisation et des revenus qui ne sont pas des revenus du travail, mais plutôt des revenus du capital. Je comprends que ça soit de nature à renforcer la méfiance envers l’impôt.
Mais je pense que c’est important que les gens comprennent que si on baisse les impôts, demain, il y a beaucoup de choses auxquelles ils n’auront plus accès. Je pense que beaucoup de gens prennent comme acquis le fait que quand on va aux urgences, on nous soigne. Pour moi, le cœur de la question, c’est le renforcement du consentement à l’impôt. Ça va de pair avec le discours qu’on a sur le rôle de l’État. On va avoir massivement besoin de l’État pour planifier la transition écologique et j’espère que cela va participer à la diffusion de messages plus positifs sur le service public.
publié le 14 janvier 2023
Pierre Khalfa, ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac. sur https://blogs.mediapart.fr
Le gouvernement veut imposer une nouvelle régression sociale en matière de retraite, alors même qu’aucun argument économique ne le justifie. Travailler toujours plus longtemps revient à remettre en cause la grande avancée civilisationnelle qui a fait que la retraite ne soit plus l’antichambre de la mort mais une période d'activité libérée du joug du capital.
Le gouvernement a donc acté le fait d’imposer un recul de l’âge de départ à la retraite en combinant recul de deux ans l’âge légal et accélération de l’augmentation de la durée de cotisation. Ces mesures s’appliqueront très rapidement puisque le décalage de l’âge légal commencera dès septembre 2023 et la durée de cotisation de 43 annuités sera effective dès 2027. Le recul de l’âge légal va pénaliser en particulier celles et ceux qui auront commencé à travailler tôt et les mesures annoncées pour y pallier ne toucheront qu’un nombre minime d’entre eux. L’âge moyen d’entrée dans la vie active étant supérieur à 22 ans, l’augmentation de durée de cotisation entrainera pour beaucoup un départ après l’âge légal pour avoir une retraite à taux plein et pèsera d’autant plus sur celles et ceux qui ont des carrières incomplètes. Le maintien du dispositif « carrières longues » aboutira au fait que les personnes ayant commencé à travailler entre 16 ans et 18 ans devront cotiser 44 ans pour pouvoir partir à 60 ans.
L’argumentaire pour essayer de justifier ces mesures a sans cesse varié. Le Macron du premier quinquennat y était opposé. Voici d’ailleurs ce qu’il déclarait lors de sa conférence nationale du 25 avril 2019 à l’issue du « Grand débat national » : « Franchement, ce serait hypocrite de décaler l’âge de la retraite… Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, quand on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans[1] ». De toute façon, nous expliquait-il, il n’était pas nécessaire de faire une « réforme paramétrique » (décaler l’âge de départ et/ou augmenter la durée de cotisation) puisque les régimes de retraites ne connaissent pas de problèmes financiers. Et de vouloir nous imposer une réforme systémique avec la mise en place d’un régime par points aggravant les injustices et véritable monstre bureaucratique.
Ce dernier projet abandonné, il nous a ensuite expliqué qu’il fallait travailler plus longtemps pour dégager des ressources afin de financer la transition écologique, l’avenir de la protection sociale, etc. Que les ressources dégagées par une telle mesure, 0,5 % du PIB par an, soient dérisoires en comparaison des besoins ne serait-ce que de la seule transition écologique, 5 % du PIB par an, n’avait pas l’air de le gêner outre mesure. De plus, comme le montre une étude publiée en 2021 par le laboratoire Théorie et évaluation des politiques publiques[2] « l’allongement de la vie active prolonge la durée de cotisations à l’assurance-retraite. Hélas, il semble en même temps augmenter les dépenses liées à l’absence-maladie » en raison de la dégradation de l’état de santé des salarié.es séniors, phénomène qui touche particulièrement les femmes. Vouloir diminuer les dépenses en matière de retraites aboutit donc à augmenter notamment celles de l’assurance-maladie.
Le faible impact de l’argumentaire gouvernemental dans l’opinion, qui voit d’un autre côté se multiplier les cadeaux fiscaux fait aux ménages les plus riches et aux employeurs, l’a amené à changer son fusil d’épaule et à revenir à l’argumentaire classique de toutes les mesures régressives en matière de retraites : le système serait financièrement en danger, il est donc nécessaire de travailler plus longtemps pour le sauver. Il essaie de s’appuyer pour cela sur le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR). Or, non seulement, le COR indique que le système de retraites est aujourd’hui excédentaire, mais le déficit annoncé jusqu’en 2032 est estimé, selon les conventions comptables, entre à 0,4 % et 0,7 % de PIB, ce qui est minime par rapport au poids des retraites, près de 14 % du PIB, et ne représente qu’environ 1 % de la masse salariale.
Mais surtout le chiffrage de ce déficit est fantaisiste car il repose sur des hypothèses plus que contestables. Ainsi, pour arriver à ce chiffre, le COR est obligé de prévoir une remontée du chômage qui passerait de 5 % en 2027, prévision du gouvernement, à 7 % en 2032 et pour les décennies suivantes. Le COR appuie donc son calcul du déficit sur la prévision d’une récession entre 2027 et 2032 et renonce pour la suite à toute perspective de plein emploi. Autre hypothèse, le COR prévoit aussi que le taux d’emploi des femmes resterait constamment inférieur de 8 points à celui des hommes de la tranche d’âge 25-54 ans, alors même que la France ne se situe qu’au 25ème rang des pays des 38 pays de l’OCDE en la matière. Toute perspective d’égalité entre femmes et hommes, ce qui de plus permettrait d’améliorer les ressources des caisses, est ainsi écartée. Enfin, il faut noter que le gouvernement participe lui-même à la construction de ce déficit : les exonérations de cotisations sur les bas salaires et les heures supplémentaires accordées aux employeurs, qui ne sont toujours pas intégralement compensées par le budget de l’État, retirent près de 0,1 point de PIB aux ressources du système et les mesures d’économies prises en matière de rémunération dans la fonction publique ont des conséquences négatives sur les cotisations qui les abondent.
L’objectif du gouvernement est de stabiliser la part des retraites dans le PIB à 14 % alors même que la proportion de retraité·es dans la population va augmenter. Elle devrait passer de 18,5 % aujourd’hui à 27,5 % en 2070. Le gouvernement s’appuie sur ce ratio démographique pour justifier ses projets. Or le problème n’est pas tant l’augmentation de la part des personnes âgées dans la population totale que de savoir quel est le poids économique que font peser toutes les personnes (dites) inactives - retraités, jeunes, chômeurs, etc. – sur celles et ceux qui produisent de la richesse d’un point de vue monétaire, les actifs occupés. Or, ce ratio, dit de dépendance économique, est globalement stable depuis une cinquantaine d’années alors même que le nombre de retraité.es ne cesse d’augmenter et que le taux de chômage, qui dépend des politiques économiques mises en œuvre, a connu des pics historiques. Aucun drame n’est donc à prévoir et ne pas vouloir augmenter la part des retraites dans le PIB signifie programmer pour l’avenir une baisse des pensions par rapport aux revenus des actifs et donc une régression accrue du niveau de vie pendant la retraite.
Surtout, le gouvernement comme le COR considèrent comme immuable la répartition de la richesse produite : le partage salaires/profits ne bougerait pas pendant le demi-siècle prochain, alors même que la part des salaires dans la richesse créée a baissé de cinq points par rapport à la moyenne des « Trente Glorieuses » et que les profits des grandes entreprises atteignent des sommets. Toute hausse des cotisations est exclue alors même que, suivant le COR et ses hypothèses de déficit, une légère augmentation suffirait à équilibrer durablement le système de retraites : en 2032, entre 1,4 point et 1,9 point selon les scénarios de productivité et sur la base de la convention comptable dite d’équilibre par l’État qui est la moins favorable.
Seul élément positif, l’augmentation de la pension minimale de 100 euros par mois, mesure qui devrait probablement concerner l’ensemble des retraités et l’engagement qu’un salarié au Smic aura une pension égale à 85 % du Smic, promesse datant de... 2003. Cette pension minimale est conditionnée au fait d’avoir fait une carrière complète. Si tel n’est pas le cas elle sera moindre. De plus, il n’est pas indiqué que cette pension minimale serait revalorisée comme le Smic.
Les conséquences d’un report de l’âge de départ en retraite sont bien connues. Déjà aujourd’hui, de nombreuses personnes sont exclues du marché du travail avant de pouvoir bénéficier de leur retraite, les entreprises ayant tendance à se débarrasser des salarié.es âgés. Ainsi, selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), 32 % des personnes de la génération née en 1950 n’étaient plus en emploi l’année précédant leur retraite, pourcentage plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Ces personnes étaient soit au chômage, soit en invalidité ou en maladie. Ne percevant aucune pension, elles sont réduites souvent aux minimas sociaux. Tout recul de l’âge de départ ne ferait qu’aggraver encore cette situation. La mise en place d’un « index », censé rendre visible la place des seniors dans les entreprises, ne changera hélas rien à cette situation comme l’a montré l’index sur l’égalité entre les femmes et les hommes qui a eu un effet nul sur la situation concrètes des femmes dans les entreprises.
Le projet du gouvernement est d’autant plus inacceptable que la croissance de l’espérance de vie se réduit. Elle est passée d’un trimestre par an dans les années 2000 à un mois par an aujourd’hui. Mais surtout, selon Eurostat, l’institut statistique européen, en 2020 l’espérance de vie en bonne santé à la naissance n’est que de 63,9 ans pour les hommes et 65,3 ans pour les femmes, les ouvriers et employés étant évidemment les plus touchés par une limitation des activités au quotidien : un tiers des ouvriers et un quart des employés sont déjà en incapacité la première année de leur retraite. On voit ce que signifierait un allongement du temps de vie passé au travail, ce d’autant plus que les CHS-CT ont été supprimés.
La grande avancée civilisationnelle qu’a apportée la retraite par répartition a été de faire de cette période de la vie, non pas l’antichambre de la mort, mais une phase de la vie où, encore en relative bonne santé, nous pouvons nous adonner à des activités sociales libres. C’est cette avancée que toutes les réformes néolibérales remettent en cause en voulant nous faire travailler toujours plus pour la plus grande profitabilité du capital.
[1] Cité par Jean-Marie Harribey, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2022/12/19/les-sept-perfidies-de-la-reforme-des-retraites-2023.
[2] Mohamed Ali Ben Halima, Camille Ciriez, Malik Koubi, Ali Skalli Retarder l’âge d’ouverture des droits à la retraite provoque-t-il un déversement de l’assurance-retraite vers l’assurance-maladie ? L’effet de la réforme des retraites de 2010 sur l’absence-maladie, https://hal-cnam.archives-ouvertes.fr/hal-03507914v2/document.
publié le 12 janvier 2023
par Rachel Silvera Maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre sur https://www.alternatives-economiques.fr
La nouvelle réforme des retraites présentée mardi risque d’aggraver les inégalités femmes-hommes. N’oublions pas que lors du précédent quinquennat, le projet de réforme de 2019 avait été annoncé comme donnant les « femmes grandes gagnantes » ! Une mobilisation de féministes et syndicalistes avait démontré qu’il n’en serait rien. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’Attac avait lancé les Rosies, un cortège féministe qui a animé la plupart des manifestations de l’hiver 2019-2020… On peut considérer que cette mobilisation, en plus du Covid, a largement contribué à repousser cette réforme… jusqu’à aujourd’hui.
La leçon de cette mobilisation n’a visiblement pas été tirée, puisque les femmes ne seront toujours pas gagnantes avec cette version 2022, même si le gouvernement a communiqué en rappelant que cette réforme était nécessaire parce que le système sera déficitaire mais aussi, à nouveau, « parce qu’il est injuste ». Or, concrètement, ce projet ne prévoit aucune mesure contre les inégalités de pension de retraite entre les femmes et les hommes, qui restent très importantes. Bien au contraire, cette réforme, comme les précédentes, va accroître les inégalités sociales en général et également les inégalités de genre.
La retraite, un miroir grossissant des inégalités
Selon la Drees, en 2020, la pension de droit direct (y compris la majoration pour trois enfants) des femmes est de 1 154 euros et de 1 931 euros pour les hommes, soit un écart de 40 %. Avec les pensions de réversion qui bénéficient à une majorité de femmes et qui sont régulièrement menacées, l’écart se ramène à 28 %.
En cause d’abord, les inégalités salariales mesurées au rabais la plupart du temps, mais en réalité, tout confondu, de 28,5 %, selon les dernières données disponibles de l’Insee. Et l’on sait à quel point les entreprises et les gouvernements successifs prétendent agir contre ce phénomène sans prendre aucune mesure réelle.
Ces inégalités s’expliquent par le cumul de plusieurs facteurs : les femmes n’occupent pas les mêmes métiers que les hommes. Une sorte de boîte enferme la plupart des femmes avec le plafond de verre, les parois de verre et le plancher collant ; elles sont bien plus souvent à temps partiel ; elles bénéficient de moins de primes et leurs déroulements de carrière sont moins avantageux.
En plus des inégalités salariales, les contraintes familiales continuent à jouer en défaveur des femmes : n’oublions pas qu’encore aujourd’hui une femme sur deux réduit ou arrête complètement son activité professionnelle à l’arrivée d’un enfant. C’est le cas d’un homme sur neuf ! Elles ont du coup des carrières beaucoup plus hachées, avec des temps d’interruption et/ou des temps partiels.
Pénalisation des moins qualifié·es
Reculer l’âge de départ à la retraite pénalisera tout particulièrement les personnes qui ont eu des carrières heurtées, plus courtes du fait des contraintes familiales. Et dans une grande majorité, il s’agit de femmes. Non seulement 40 % des femmes (32 % des hommes) partent actuellement avec une carrière incomplète, mais en plus, en moyenne, elles partent plus tard à la retraite que les hommes : 19 % des femmes et 10 % des hommes ont attendu 67 ans pour échapper à la décote1.
A propos de la décote, Elisabeth Borne a osé déclarer, à maintes reprises, que cette nouvelle réforme est « juste pour les femmes car l’âge d’annulation de la décote restera à 67 ans » ! En quoi est-ce un progrès, alors que cette décote restera en vigueur et pénalise davantage les femmes ? Certes, la durée de carrière des femmes s’allonge progressivement, mais elle reste inférieure à celle des hommes (deux ans d’écart pour la génération 1950).
Reculer l’âge de la retraite pénalisera beaucoup plus les catégories les plus modestes, rentrées tôt sur le marché du travail, puisqu’ils et elles devront attendre 64 ans, même si leur durée de cotisations est suffisante. Qui plus est, leur espérance de vie en bonne santé est plus faible, que ce soient les ouvrier·es par rapport aux cadres, mais aussi certaines catégories de femmes salariées, notamment celles qui travaillent dans la santé : l’espérance de vie d’une infirmière est de sept ans inférieure à celle de la moyenne des femmes ; 20 % des infirmières et 30 % des aides-soignantes partent à la retraite en incapacité. D’ailleurs, pour mémoire, les infirmières de la fonction publique ont perdu depuis la réforme de 2010 « la catégorie active », c’est-à-dire la reconnaissance de leur pénibilité par des départs anticipés à la retraite. Désormais elles partiront à 64 ans si elles ont une carrière complète !
Enfin, comme le souligne Christiane Marty du mouvement Attac, ce recul de l’âge de la retraite sera particulièrement difficile pour les senior·es précaires, sans emploi, une majorité de femmes, qui attendent l’âge de départ à la retraite, au chômage ou en inactivité : parmi les retraité·es né·es en 1950, un tiers n’était plus en emploi l’année précédant leur retraite, c’est le cas de 37 % des femmes et 28 % des hommes. Les mesures pour maintenir les senior·es en emploi sont à cet égard non contraignantes et ces précaires ne feront qu’augmenter avec la réforme.
L’amélioration insuffisante du minimum de pension
Pour compenser cela, le gouvernement annonce une revalorisation des petites pensions, qui concernent une majorité de femmes : rappelons que parmi la génération 1950, la moitié des femmes et un tiers des hommes perçoivent le minimum de pension et que 37 % des femmes retraitées et 15 % des hommes touchent même moins de 1 000 euros brut de pension (909 euros net).
Le gouvernement annonce vouloir revaloriser le minimum de pension à 1 200 euros brut. Mais ceci figurait déjà dans la loi de 2003 qui le fixait à 85 % du Smic et qui n’a jamais été appliqué. Qui plus est, ce minimum sera appliqué seulement pour les carrières complètes. Or, les personnes aux faibles retraites, bon nombre des femmes, ont en général des carrières incomplètes et toucheront ce minimum au prorata de leur durée de cotisation.
Pénibilité : quelle place pour les emplois féminisés ?
Il est question, comme à chaque réforme, de mieux prendre en compte la pénibilité pour permettre aux personnes « cassées par le travail » de partir plus tôt. C’est pourtant l’inverse qui s’est produit jusqu’à présent, car le compte professionnel de prévention (C2P) de 2017 est beaucoup plus restrictif qu’auparavant : moins de critères de pénibilité sont pris en compte (par exemple les postures pénibles ou le port de charges lourdes n’y figurent plus) et l’exposition à ces risques doit être très élevée pour permettre de valider des trimestres à la retraite.
Les mesures proposées par le gouvernement mardi rétablissent certains critères mais ne couvrent pas la réalité des emplois féminisés dont la pénibilité, liée aux contraintes physiques mais aussi « émotionnelles », n’est pas ou peu reconnue, notamment dans le secteur du soin et du lien aux autres. On estime que seulement 3 % des salarié·es en auraient bénéficié dont 75 % d’hommes.
Cette réforme va renforcer les inégalités entre les femmes et les hommes, car elle ne prend pas en compte la situation des salarié·es les plus défavorisé·es, notamment les femmes. Reculer l’âge légal de la retraite et accélérer l’allongement de la durée de cotisation renforceront les inégalités et risquent d’accroître les situations de pauvreté des retraité·es. D’autant que rien ou presque n’est entrepris pour lutter vraiment contre les inégalités de genre sur le marché du travail et dans la vie.
publié le 8 janvier 2023
Caroline Coq-Chodorge et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr
Le président de la République a dévoilé la feuille de route de son second quinquennat en matière de santé. Une série de mesures, parmi lesquelles la suppression de la tarification à l’acte ou la remise en cause des 35 heures à l’hôpital, censées enrayer la crise du secteur. Soignants et élus attendent maintenant des actes.
Corbeil-Essonnes (Essonne).– Et surtout, la santé ! Pour son premier déplacement de l’année, Emmanuel Macron a tenté de convaincre l’opinion que la crise « sans fin » du système de santé était au sommet de ses priorités. Dans un discours d’une heure, le président de la République a annoncé une série de mesures qu’il a vantées comme « radicales » pour « l’avenir de notre système de santé », face à une centaine de professionnel·les du secteur réuni·es au Centre hospitalier sud-francilien, situé à Corbeil-Essonnes (Essonne).
L’entourage présidentiel avait lui-même nourri les attentes autour de ce discours, promettant qu’Emmanuel Macron allait « donner un cap aux soignants » et « faire des annonces très concrètes ». Le simple fait qu’il présente ses vœux au monde de la santé, une première depuis 2017, devait constituer selon ses proches un signal envoyé aux professionnel·les du secteur. « La santé n’est pas une politique publique parmi d’autres mais elle permet toutes les autres, a assuré le chef de l’État dès le début de son intervention. Elle est la trace visible de ce qui tient une nation. »
Alors que les revendications et les mobilisations se succèdent dans le secteur (en pédiatrie et en médecine libérale ces dernières semaines), Emmanuel Macron s’est évertué à mettre des mots sur « l’inquiétude, l’angoisse, la fatigue » des soignant·es. « Je sais l’épuisement personnel et collectif, le sentiment de perte de sens, de passer d’une crise à l’autre », a-t-il assuré, faisant allusion plus tard au « besoin de reconnaissance et de sens » qu’il percevait chez les soignant·es.
Pendant plus de deux heures, Emmanuel Macron a visité les services de pédiatrie, des urgences à la réanimation, débordés depuis le mois de novembre par la bronchiolite. Il y a été plutôt bien accueilli : des soignants lui ont même dit qu’ils l’attendaient « comme le messie », ou plutôt comme Messi ou Mbappé, celui capable de renverser le cours défavorable du jeu.
Les soignant·es lui ont redit leurs difficiles conditions de travail, la fuite de l’hôpital, les cent cinquante lits fermés, sur mille lits en tout, les rémunérations qui ne sont « pas à la hauteur », le travail de nuit pas reconnu, payé « un euro supplémentaire de l’heure », a insisté une infirmière. La maternité, qui est pourtant la plus grosse et la plus qualifiée du département, doit refuser des inscriptions de parturientes : trente postes de sages-femmes sur quatre-vingts sont vacants.
À ces soignant·es, Emmanuel Macron n’a cependant rien annoncé de neuf. Il n’a par exemple rien dit des ratios –un effectif minimum de personnels auprès des malades – réclamés par de nombreux collectifs hospitaliers.
Il s’est contenté de relancer de nombreux chantiers, certains explosifs : le financement de l’hôpital, son organisation, le temps de travail du personnel ; la place des médecins libéraux dans le système de santé ; les délégations de tâches vers d’autres professionnels de santé. Seule nouveauté : Emmanuel Macron a cette fois posé des ultimatums.
On va réinvestir massivement.
Dans un étonnant mea culpa sur son propre bilan, le président de la République en a convenu : « Tout était à peu près posé » en 2018, date de son dernier grand discours sur le sujet. « C’est une manière cruelle de dire, a-t-il immédiatement précisé, que si le diagnostic était juste, le traitement n’était sans doute pas suffisant. »
Emmanuel Macron a acté les difficultés profondes, structurelles, du système de santé. Dans les dix années à venir, le nombre de médecins ne cessera pas de diminuer, et dans le même temps, la population de vieillir. Le président de la République ne promet pas le grand soir : « On va mettre une décennie à changer le système en profondeur », a-t-il convenu. Il n’a pas avancé de chiffre, mais il s’y est engagé : « On va réinvestir massivement. »
« Il n’est pas dans le déni, c’est déjà ça. Mais son discours est une addition de petites mesures, tacle le médecin urgentiste Christophe Prudhomme, porte-parole de la CGT santé. Il acte la fin de la tarification à l’activité, tout en restant dans la logique de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) : l’enveloppe financière reste fermée, toujours en dessous des besoins. »
Emmanuel Macron fait en effet mine d’entendre de très anciennes revendications des hospitaliers : effacer la loi HPST de 2008, celle de Nicolas Sarkozy, qui a consacré l’« hôpital entreprise », où il n’y a qu’« un seul chef », le directeur qui mène la course à l’activité, la T2A.
Emmanuel Macron affirme vouloir « sortir de la tarification à l’activité, dès le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale », à l’automne prochain. Mais là aussi, l’annonce n’est pas nouvelle : « Je ne vais pas dire : “On va sortir progressivement de la tarification”, parce que je l’ai déjà dit », en 2018, en présentant la loi « Ma santé 2022 », a-t-il convenu.
« On est évidemment d’accord avec l’objectif de santé publique mais il faut que ça s’applique aussi au privé, prévient Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière de France (FHF) et maire Horizons de Reims (Marne). Le risque est de créer une médecine à deux vitesses, avec un privé qui va se concentrer sur les actes les plus onéreux et accroître encore la charge sur l’hôpital public. »
En réalité, la tarification à l’activité ne disparaîtrait pas, elle diminuerait au profit d’une « rémunération sur objectif de santé publique » qui reste à construire, ce qui n’est pas une mince affaire. « Emmanuel Macron, c’est donc Gérard Majax, raille le docteur Cibien, urgentiste et vice-président du syndicat Samu urgences de France. Il abandonne la T2A, mais en la conservant. »
Aux médecins, il promet aussi une gouvernance bicéphale de l’hôpital : un directeur associé à un médecin. « C’est un message important, estime le docteur Cibien. Réintroduire du médical dans la gouvernance peut aider à sortir de la course à l’activité. Mais est-ce que les médecins vont devoir faire l’école de Rennes ? », celle des directeurs d’hôpitaux. « Parce que si on ne donne pas les moyens financiers et humains, le problème sera toujours le même, poursuit-il. Certes, l’hôpital a reçu 19 milliards avec le Ségur. Mais ce n’est même pas un rattrapage, car ce sont 150 milliards qui ont manqué dans les hôpitaux ces dix dernières années. »
Des revalorisations pour les médecins libéraux, sous conditions
Aux médecins libéraux actuellement en grève, qui réclament une revalorisation de leur consultation à 50 euros, au lieu de 25, il ne veut pas imposer de mesures contraignantes, mais des incitations financières à prendre leur part dans la continuité des soins, qui pèse aujourd’hui essentiellement sur l’hôpital.
Le ton du président de la République est cependant ferme. Les médecins libéraux n’ont pas l’obligation de participer à la permanence des soins, le soir et le week-end. Pour le président, elle est pourtant « l’affaire de tous et toutes. Les Français doivent pouvoir trouver un médecin de garde ».
Aux libéraux aussi, il promet des revalorisations dans le cadre des négociations ouvertes avec l’assurance-maladie, qui doivent aboutir fin février. Mais elles seront concentrées sur « les médecins qui participent à la permanence des soins, forment des internes, aident aux coups de chauffe du système de santé, participent à l’organisation des soins ». En libéral aussi, « on sort d’un financement à l’acte », assure-t-il.
Et aux 600 000 malades chroniques qui n’ont pas de médecin traitant, il promet « un médecin traitant avant la fin de l’année ».
Il met encore en garde les médecins libéraux : « Qu’un patient ne puisse pas renouveler une ordonnance n’est pas admissible. » Il les encourage à s’organiser localement au sein des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) pour « déléguer des actes aux paramédicaux », notamment aux infirmières, et ce dès le 1er mars.
Pour Luc Duquesnel, le président de la section généralistes de la CSMF, le premier syndicat de médecins libéraux, le président de la République n’a en réalité fait que « peu d’annonces ». Sur le transfert de tâches vers d’autres professionnels, « nous y sommes favorables si cela se met en place dans le cadre d’un exercice coordonné protocolisé avec le médecin traitant ». Et en ce qui concerne la promesse d’une revalorisation des médecins généralistes, il attend de voir : « Nous saurons dès la reprise des négociations conventionnelles la semaine prochaine s’il ne s’agit que de bonnes paroles. »
Emmanuel Macron n’a en revanche presque rien dit des déserts médicaux, qui privent 6 millions d’accès à un médecin traitant, et font le lit des inégalités de santé. Il a seulement esquissé des revalorisations pour les médecins spécialistes qui y réaliseraient des « consultations avancées », ou pour les médecins généralistes qui accepteraient de prendre de nouveaux patients. Peut-être compte-t-il sur la pression mise par une coalition de député·es de tous bords, qui cherchent à faire passer une loi encadrant la liberté d’installation des médecins.
Si les médecins vont manquer encore longtemps, il est encore possible de renverser la tendance côté paramédicaux : les aides-soignantes sont formées en deux ans, les infirmières en trois.
Les effectifs des écoles ont déjà fortement augmenté. Mais parce qu’ils sont souvent mal encadrés, mis en difficulté dans des services en sous-effectifs, « 30 % des élèves arrêtent, 10–15 % échouent », a convenu Emmanuel Macron.
Aux paramédicaux, il promet d’autres revalorisations, mais contre l’interdiction d’exercer en intérim en sortie d’école : pendant quelques années, ils devront être « en poste », dans un établissement de santé.
Il veut aussi s’engager sur un terrain éminemment périlleux, celui du temps de travail. Là encore, le chantier n’est pas neuf : après les 35 heures, les hôpitaux n’ont cessé de renégocier leurs accords sur le temps de travail, pour économiser des postes, toujours au détriment des soignants.
Pour Emmanuel Macron, l’hôpital serait le « dernier endroit où les 35 heures fonctionnent encore. Le système ne marche qu’avec les heures supplémentaires ». Il veut que ce « système sur-contraint » soit « remis à plat d’ici juin ». Pour la CGT, le président de la République ouvre les hostilités : « Cette annonce est la plus choquante, estime le docteur Christophe Prudhomme. Les horaires deviendraient variables, négociés avec les cadres et chefs de service. »
Au détour de son discours, Emmanuel Macron a glissé une seule idée vraiment nouvelle : il veut « responsabiliser le patients ». « À force de lever toutes les barrières à l’accès aux soins, la santé n’a plus de prix, de valeur. Il y a parfois de l’imprévoyance, de la désinvolture », estime-t-il, évoquant des sanctions en cas rendez-vous non honorés ou de recours abusif aux soins.
Le très discret François Braun
L’entourage d’Emmanuel Macron vante un « discours de vérité », qui permet aussi de régler quelques comptes politiques. En critiquant ainsi l’application insuffisante du plan « Ma santé 2022 » présenté il y a quatre ans, Emmanuel Macron égratigne sa première ministre de la santé, Agnès Buzyn. Laquelle a récemment accusé Emmanuel Macron, dans les colonnes du Monde, de n’avoir pas suffisamment écouté ses alertes au printemps 2020 sur la gravité de la pandémie.
L’actuel ministre de la santé, François Braun, est lui resté muet tout au long du discours, à peine mentionné par le président. Il a même promis de superviser lui-même l’exécution de son cocktail de promesses. « Comptez sur mon engagement personnel et de manière régulière, a-t-il insisté. Dans la durée, je reviendrai à vos côtés pour […] m’assurer de la mise en œuvre de ce qu’on se dit. »
« Une énumération de mesures aussi techniques, c’est le rôle d’un ministre, pas du président », cinglait un élu. Mais le ministre savait-il lui-même ce qu’avait décidé le président de la République ? Dans les allées du pouvoir, la séquence était perçue vendredi comme un camouflet pour François Braun. Celui-ci était censé présenter, dans le courant du mois, le bilan du Conseil national de la refondation (CNR) dédié à la santé, avant de proposer des mesures… Voilà le CNR mort-né, tué dans l’œuf par un chef de l’État soucieux de répondre avec hâte à une préoccupation majeure des Français·es.
Au point de monter ce plan dans son bureau de l’Élysée, sur la base des avis de son ministre mais aussi de multiples interlocuteurs, habitués à court-circuiter le ministère de l’avenue Duquesne. « C’est l’Élysée et, in fine, Bercy qui ont eu la main, assure l’un d’eux. Braun est un bon technicien mais il est très effacé, et Macron a géré ce dossier en direct. » Vendredi matin, à quelques minutes de l’arrivée du convoi présidentiel, le ministre de la santé confiait à un de ses interlocuteurs qu’il n’était pas sûr de connaître les tout derniers arbitrages d’Emmanuel Macron.
publié le 6 janvier 2023
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr
Le gouvernement a peu de mesures de « justice sociale » à présenter pour tenter de rendre plus acceptable sa réforme des retraites. La plus vendable en apparence est l’augmentation de la retraite minimum, alors que 5,7 millions de retraités vivent avec moins de 1000 € brut par mois. Mais tout indique que très peu de retraités devraient en bénéficier. Et que l’effort financier ne devrait pas excéder 0,1 % de hausse des dépenses de retraites par an.
Une belle leçon d’enfumage ou comment faire prendre des vessies pour des lanternes. Souvenez-vous : mi-novembre, une petite phrase du ministre du Travail devant les journalistes de la presse sociale avait suffi pour que le journal Les Échos s’enflamme, dans un article interview d’Olivier Dussopt en titrant « Nous irons au-delà des 1100 euros pour la retraite minimum ». Dans les 24 h suivantes, Le Point, France info et la presse quotidienne régionale emboîtaient le pas du journal économique avec des titres donnant l’illusion d’une grande mesure sociale.
Mais qu’a réellement dit le ministre ce jour-là ? « Au vu de l’inflation et de la revalorisation du SMIC, nous comptons aller au-delà de 1100 euros. Ce que nous portons c’est en fait une retraite minimum pour une carrière complète autour des 85 % du SMIC net », expliquait Olivier Dussopt. Soit potentiellement 1130€ pour 1,8 million de retraités à la carrière complète, sur 5,7 millions de retraités touchant moins de 1000 euros par mois. Anticipant la poursuite d’une inflation prévue par l’Insee à 7 % début 2023, Élisabeth Borne allait plus loin dans les colonnes du Parisien début décembre : « quand la réforme entrera en vigueur, cela correspondra à 1 200 euros au moment du départ à la retraite pour une personne qui a tous ses trimestres ». L’annonce paraissait belle. La réalité le sera nettement moins.
Qui sera concerné par cette augmentation de la retraite minimum ?
À vrai dire pas grand monde, à écouter le gouvernement. Si le ministère du Travail s’est refusé à nous donner la moindre indication suite à nos nombreuses questions sur le sujet, Élisabeth Borne a été assez explicite lors de sa première interview de l’année, mardi 3 janvier sur France Info. « Ma priorité, c’est que ce soient les actifs qui vont devoir travailler un peu plus longtemps qui bénéficient de cette revalorisation », a-t-elle répondu lorsqu’on lui demandait si la pension minimum à 1200 euros concernerait les retraités actuels ou seulement les nouveaux retraités. En clair, ceux que la réforme contraindra à travailler jusqu’à 64 ou 65 ans.
Enfonçant le clou pour répondre à l’insistance du journaliste de France Info, elle ajoute « après, il y aura un débat sur le projet de loi, je n’ai pas de doute, il y aura des propositions en ce sens » à l’Assemblée et au Sénat. Une façon de dire, sans le dire complètement, que le projet de loi qui sera présenté en Conseil des ministres le 23 janvier prévoira une augmentation de la retraite minimum pour les seuls nouveaux retraités. À moins d’un revirement le 10 janvier, au moment des annonces gouvernementales, son extension ou non à tous les retraités sera débattue ultérieurement au Parlement. Mais peut-être pas longtemps, si un nouveau 49-3 est utilisé.
Par conséquent, avec la proposition du gouvernement, les 5,7 millions de retraités pauvres actuels seront exclus du dispositif. Quant aux nouveaux retraités de droit direct, qui sont en moyenne 650 000 chaque année (641 668 en 2020 selon la CNAV), ils n’en bénéficieront pas tous, puisqu’il faut justifier d’une carrière complète. Si on applique aux nouveaux entrants les mêmes pourcentages que sur la population déjà retraitée, à savoir que 37 % d’entre eux auraient des pensions inférieures à 1000 €, et sur ceux-là, moins d’un tiers (31,5 %) auraient une carrière complète, le nombre de personnes concernées pourrait chuter à 75 000 chaque année. Pour obtenir ce résultat, nous nous sommes basés sur les proportions données par le gouvernement dans un document fourni aux organisations syndicales dans le cadre des consultations, que nous avons pu lire.
Mais même en considérant quelques marges d’erreur, dans la mesure où nous ne connaissons pas encore le nombre exact de nouveaux retraités fin 2023, ni s’il y aura quelques variations sur la proportion de personnes n’ayant pas une carrière complète et ayant une faible pension, il ne fait pas de doute que les bénéficiaires d’une pension à 1200 euros seront moins de 100 000 la première année après la réforme. Une goutte d’eau dans un océan de pauvreté, alors qu’Emmanuel Macron estimait en juillet 2021 « qu’une vie de travail doit offrir une pension digne et donc toute retraite pour une carrière complète devra être supérieure à 1 000 euros par mois ». Mais l’arnaque ne s’arrête pas là.
Une goutte d’eau dans les dépenses de retraites
Au moment de présenter sa candidature le 17 mars 2022 pour un second mandat, le président de la République avançait l’augmentation des petites pensions comme une contrepartie du passage à 65 ans de l’âge de départ à la retraite. Et même comme un argument justifiant l’allongement de la durée du travail : « pour augmenter les pensions, il faut augmenter l’âge de départ ».
Mais les intentions du gouvernement contredisent clairement cette affirmation. L’instrument choisi par l’exécutif pour augmenter certaines pensions minimales est le minimum contributif. Pour l’heure, les modalités concrètes restent inconnues et risquent de se transformer en usine à gaz. Pour autant, dans diverses déclarations, le gouvernement a simplifié la réalité en avançant le chiffre moyen de 980 euros aujourd’hui pour celui-ci. Il n’est pas forcément exact, mais celui de 1200 euros après la réforme ne le sera pas forcément plus.
Mais prenons cette hypothèse gouvernementale comme base de calcul. Des pensions minimales à 1200 euros provoqueront une augmentation mensuelle de 220 euros. Sur 12 mois : 2640 euros par retraité. Multiplié par notre estimation de 75 000 personnes qui en bénéficieraient la première année, cela nous donne des dépenses supplémentaires d’un montant de 198 millions d’euros. Pas de quoi justifier un allongement de trois années de la durée de travail. Ni même deux années, alors que les dépenses de retraites s’élèvent à 345 milliards en 2021. Ce qui représente une augmentation de moins de 0,06 % la première année.
Et même si le gouvernement acceptait d’appliquer cette mesure à l’ensemble des retraités et non aux seuls entrants, son coût avait été estimé à trois milliards par an à l’horizon 2027 par le candidat Macron, lorsqu’il était candidat à sa propre succession. Là encore, comparé aux 345 milliards d’euros de dépenses de retraites, avec une augmentation de +0,86 %, il est difficile de faire avaler la nécessité de travailler plus longtemps pour les financer.
publié le 4 janvier 2023
Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr
Le sondage réalisé par l’Ifop pour Politis révèle qu’une large majorité de Français soutient un retour de l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans. Un mouvement social contre la réforme du gouvernement bénéficierait aussi d’un fort soutien. Décryptage par Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’institut.
Politis : Dans le sondage Ifop pour Politis, 68 % des Français se disent favorables à un retour de l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans. En parallèle, le gouvernement veut que cet âge soit repoussé à 65 ans. N’y a-t-il pas là une différence très nette entre ce que veut le gouvernement et les aspirations des citoyens ?
Frédéric Dabi (IFOP) : Très certainement. Dans toutes nos enquêtes, on remarque un rejet très fort de l’opinion sur le recul de l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans. La dernière date d’octobre 2022 et on note vraiment que cette barre des 65 ans suscite un rejet massif, de l’ordre de 75 % de la population.
Pour lire l’intégralité (PDF) des résultats du sondage de l’Ifop pour Politis :
https://www.politis.fr/wp-content/uploads/2023/01/119672-Rapport_.pdf
Politis : Pourquoi ?
Frédéric Dabi (IFOP) : Je pense que symboliquement, passer à 65 ans c’est l’enterrement définitif de l’acquis social de mai 1981 avec François Mitterrand qui avait abaissé l’âge de départ de 65 à 60 ans. Cette barre des 60 ans, elle est vue comme un idéal, parce qu’il faut rappeler qu’elle n’est plus en vigueur depuis 2010 et la réforme des retraites menée par Nicolas Sarkozy, François Fillon et Eric Woerth, qui avait reculé l’âge légal à 62 ans.
La retraite à 60 ans est un horizon souhaité. On l’avait déjà vu lors de la dernière campagne présidentielle, où une de nos enquêtes montrait déjà qu’une large majorité de Français souhaitait ce retour à 60 ans. Et ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est qu’en dehors des sympathisants Renaissance (ex-LREM) et Les Républicains, ainsi que les personnes âgées, toutes les catégories sont majoritairement favorables à un retour à 60 ans.
Si on s’attarde dans le détail des chiffres, une autre chose est frappante : le nombre de personnes « tout à fait favorables », donc ceux qui ne changent pas d’avis. On monte à 40 %. C’est un chiffre vraiment élevé. De la même manière, il n’y a que 11% de personnes « tout à fait défavorables » à un retour à 60 ans. C’est extrêmement peu.
L’idée des retraités, c’est que plus on relève l’âge légal de départ, plus on sanctuarise leurs pensions.
Comment interpréter cela ? Est-ce que c’est une utopie de l’opinion ? Un souhait ? Une nostalgie de l’ère mitterrandienne ? En 2021, on a fait une enquête pour les 40 ans du 10 mai 1981 et de l’élection de François Mitterrand. On demandait aux gens la mesure phare qu’ils retenaient de son passage à l’Élysée. En 2011, les gens répondaient l’abolition de la peine de mort ou la cinquième semaine de congés payés. En 2021, une majorité répondait sur la retraite à 60 ans. Entre-temps, la réforme d’Édouard Philippe était passée par là. L’opinion, sur le sujet des retraites, est aux aguets.
Politis : Lorsqu’on regarde le détail par catégorie, on observe que les plus de 65 ans sont les seuls à n’être pas majoritairement favorables à un retour à l’âge légal à 60 ans. Comment expliquer que les seuls qui souhaitent qu’on travaille plus sont ceux qui ne travaillent plus ?
Frédéric Dabi (IFOP) : Je vais le dire de manière un peu triviale. La mer est plus jolie quand on n’est pas sur le bateau. Je pense que cette opposition à un retour à 60 ans chez les retraités est due à une crainte – légitime ou pas, ce n’est pas à moi de le dire – sur le financement actuel des pensions. Je pense que c’est un intérêt catégoriel. L’idée qu’ils ont, c’est est que plus on relève l’âge légal de départ, plus on sanctuarise leurs pensions.
Politis : Lors de la précédente élection présidentielle, les études d’opinion montraient que les retraités avaient assez massivement voté pour Emmanuel Macron. Pour vous, cette opposition à un retour à 60 ans démontre donc plus un intérêt personnel qu’une forme de soutien sans faille au président de la République ?
Frédéric Dabi (IFOP) : Oui. En 2017, avec la hausse de la CSG, de nombreux retraités s’étaient opposés à Emmanuel Macron. Pour moi, je vois dans ce chiffre un intérêt catégoriel avec cette idée de s’assurer une pension stable jusqu’à la fin de sa vie.
Politis : Un autre chiffre marquant du sondage est la différence entre les hommes et les femmes. Les femmes sont assez largement (+14 points) plus favorables que les hommes à un retour à la retraite à 60 ans. Comment expliquer cette différence ?
Le soutien à un éventuel mouvement social est plus marqué chez les femmes.
Frédéric Dabi (IFOP) : Je suppose que ça montre que le travail des femmes est plus pénible, plus haché. On remarque dans notre enquête que le soutien à un éventuel mouvement social est également plus marqué chez les femmes (+9 points), ce qui démontre peut-être qu’être professionnelle pour une femme est plus dur que pour un homme. Il y a une inégalité salariale qui crée un mécontentement intense, notamment chez les jeunes femmes salariées, ainsi que des carrières plus hachées, une prédominance de temps partiel et plus de chômage.
Ce soutien plus important chez les femmes est assez contre-intuitif. L’idée qu’on se fait des mouvements sociaux est souvent plus masculine que féminine. Là, on voit clairement qu’il y a une crainte chez les populations féminines, notamment à des âges charnières, 25-34 ans et également 50-64 ans.
Ce dernier segment est particulièrement fragile : on peut se faire virer en fin de carrière, on épargne très peu, on voit arriver la réforme avec une certaine inquiétude car on se dit qu’on peut être concernée… Et, comme par hasard, c’est aussi le segment générationnel où le vote Le Pen progresse le plus ces dernières années.
Politis : Avec un tel niveau de sympathie et de soutien (58 %) à une éventuelle mobilisation, le plus élevé dans vos études depuis 2010, peut-on s’attendre à un mouvement social fort et dur ?
Frédéric Dabi (IFOP) : Honnêtement, c’est dur de tirer des conclusions sur une question de sondage, avant même que la réforme n’ait vraiment été présentée. Mais quand même, plus que par le niveau général de sympathie, je suis frappé par le niveau de « soutien » (39 %). C’est aussi le plus fort depuis 2010.
Certes, en 2010, il y a eu un grand mouvement social avec plusieurs millions de personnes dans la rue, ce qui n’est pas arrivé depuis très très longtemps, mais une partie des Français avait soutenu la réforme à l’époque. L’argument mis en avant par le gouvernement de l’époque pour reculer l’âge de départ à 62 ans était alors « Il faut préserver notre système de retraite ». Je pense que ce mot d’ordre, dans une partie de l’opinion, a fonctionné.
Aujourd’hui, la justification de la réforme à venir est quelque peu différente. Au début, c’était pour avoir des marges budgétaires pour la transition écologique ou l’école et maintenant, si j’en crois le président de la République lors de ses vœux, c’est avant tout pour sauver le système. Donc peut-être que ce changement d’argumentaire peut faire évoluer l’avis des Français.
Il y a une telle sacralisation de la retraite à 60 ans que cela augure un soutien de l’opinion à un mouvement social.
En tout cas, le niveau de soutien et de sympathie à un éventuel mouvement social est très fort. Maintenant, il faut voir ce que cela va donner au vu du contexte général. Le sentiment global de nos enquêtes est celui de la résignation, avec une obsession sur les thématiques de l’inflation et du pouvoir d’achat qui écrase tout. Peut-être que cela ne donne pas très envie de descendre dans la rue. Mais il y a une telle sacralisation de la retraite à 60 ans et du refus des 65 ans que cela augure un soutien, a minima par procuration, de l’opinion à un mouvement social.
publié le 3 janvier 2023
Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr
Emmanuel Macron et son ministre de la Santé ne peuvent plus cacher à la population l’état de dégradation profonde de notre système de santé. Alors que nous nous targuions d’avoir soi-disant le meilleur système de santé au monde au tournant du siècle, vingt ans plus tard, l’organisation Samu-Urgences de France, présidée par François Braun jusqu’à sa nomination au gouvernement, décompte depuis plusieurs semaines les « morts évitables » dans les services d’urgences et les Samu. Cela ne va pas beaucoup mieux en ville où le nombre de médecins généralistes ne cesse de baisser, laissant 6,5 millions de Français sans médecin traitant. À cela s’ajoute un système de financement renforçant les inégalités avec la généralisation des dépassements d’honoraires pour les spécialistes et une augmentation du renoncement aux soins pour des raisons financières. Dans le médico-social, la situation est encore pire, avec le scandale d’Orpea et plus généralement une prise en charge défaillante des résidants dans les Ehpad.
Depuis des années, nous sommes un certain nombre à donner des explications précises sur les causes de cette dégradation, que beaucoup ont refusé de voir en face, pensant que quelques aménagements du système seraient suffisants pour régler les problèmes. Il faut bien reconnaître aujourd’hui que les libéraux considèrent la santé comme un service marchand au sein dont les investisseurs peuvent dégager de juteux profits du fait d’une importante socialisation des dépenses et de marchés captifs, car il est rare que les patients puissent faire jouer une « concurrence libre et non faussée au sein d’un grand marché mondialisé ».
Il est donc urgent d’engager un véritable débat sur le choix d’évolution de notre système de santé. Soit un système privé avec des médecins libres du montant de leurs consultations, des établissements privés lucratifs et des compagnies d’assurances aux primes variables en fonction du niveau de risque. Soit un service public de santé pour la ville et l’hôpital permettant à chacun d’avoir un médecin traitant et un hôpital avec un service d’urgences à moins de 30 minutes de son domicile, financé par la Sécurité sociale, collecteur unique de cotisations et payeur unique de prestations, gérée majoritairement par les financeurs, c’est-à-dire les assurés sociaux.
Exigeons un référendum avec la question suivante : « Le système de santé doit-il relever exclusivement du secteur public, en excluant toutes les activités marchandes ? » Je suis un éternel optimiste et je crois que la réponse serait massivement oui. Ce n’est pas la première fois que je fais cette proposition, mais je pense que, au regard de la gravité de la situation, l’urgence est là pour offrir une véritable alternative politique à l’accélération de la destruction de notre système social par les tenants du néolibéralisme. C’est mon vœu le plus cher pour 2023 !
publié le 2 janvier 2023
par Maÿlis Dudouet sur https://basta.media/
Ministres et membres de la majorité multiplient les déclarations chocs pour tenter de convaincre de la nécessité d’une nouvelle réforme des retraites. Basta! fait le tri entre arguments sérieux et ceux qui sont de mauvaise foi.
Elisabeth Borne doit présenter ce 10 janvier le projet de réforme des retraites. Ardemment souhaitée par Emmanuel Macron, la réforme vise à reculer l’âge légal de départ à taux plein à 65 ans. Cela fait des semaines que les membres du gouvernement et de la majorité avancent des arguments parfois fallacieux pour tenter de justifier cet allongement de la durée de travail. Basta! est allé regarder de plus près.
N°1 : Le système de financement des retraites serait en déficit
« Nous avons aussi dit qu’il n’y avait pas de totems, que nous étions prêts à examiner, avec un double objectif absolument majeur : à la fois, améliorer notre système, parce qu’il est injuste et n’est pas lisible, et le redresser puisqu’il est en déficit. »
Olivier Dussopt, ministre du Travail, 30 novembre 2022, dans Les 4 Vérités sur France 2.
Non, le système de financement des retraites n’est pas en déficit. En tout cas plus maintenant. Le déficit était de 13 milliards d’euros en 2020 mais, un an plus tard, les caisses de retraites étaient excédentaires de près de 900 millions d’euros, d’après le rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites (COR) publié en septembre 2022. Le Conseil, composé de parlementaires, de chercheurs, de représentants de syndicats et des administrations, a pour fonction de remettre régulièrement ses analyses et recommandations à la Première ministre.
Cette amélioration des finances « s’explique en très grande partie par la croissance importante des ressources due au rebond de l’activité, alors que l’effet de la surmortalité des retraités liée à la Covid sur les dépenses de retraite est resté limité ». Le COR estime l’amélioration « se prolongerait » en 2022 avec « un excédent de 3,2 milliards d’euros. » En revanche, les prévisions sont plus pessimistes, avec un risque de déficit d’ici dix ans.
Le gouvernement a donc tort lorsqu’il conjugue le déficit au présent, puisqu’il se base sur les prédictions du COR sur les 25 prochaines années, alors même que l’organisme prévoit un retour progressif à l’équilibre « dans trois scénarios sur quatre » d’ici 2070, dans le cas où la contribution de l’État resterait constante. Une phrase de mise en garde s’est d’ailleurs glissée au détour du rapport : « Les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite. »
« Le système n'est pas du tout en danger comme le laisse entendre parfois le gouvernement »
« Un écart entre les recettes et les dépenses est prévu dans les 10 ou 15 prochaines années, mais a plutôt tendance à se réduire après », explique l’économiste Michaël Zemmour (maître de conférences à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne). « Cela pose la question de comment on traite ce léger déficit prévu. Est-ce qu’on reste à découvert un certain nombre d’années ou est-ce qu’on le comble ? Le système n’est pas du tout en danger comme le laisse entendre parfois le gouvernement. » Une analyse partagée par Yvan Ricordeau, secrétaire national à la CFDT en charge du dossier des retraites : « À partir du rapport du COR, on peut conclure que la question du financement est tout sauf dramatique. »
N° 2 : Il faudrait allonger la durée du travail pour ne pas baisser les pensions
« On ne veut pas augmenter les impôts des Français, on ne veut pas baisser les pensions des retraités, donc il faut allonger un petit peu la durée du travail. »
Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, le 6 décembre 2022 dans Les 4 Vérités, France 2.
Le gouvernement part d’un postulat : le recul de l’âge légal de départ à la retraite serait la seule possibilité pour financer les retraites. Il exclut d’emblée les solutions alternatives. C’est un « choix politique » selon l’économiste Michaël Zemmour.
« En fait, tout est possible, assure le chercheur. Ce que prévoit le gouvernement, c’est de baisser le niveau de financement des retraites. Le déficit ne vient pas d’une augmentation des dépenses : pour l’instant, il vient d’une baisse du financement. Mais on pourrait choisir différents moyens pour maintenir le financement à son niveau actuel. »
Parmi les options : le maintien d’une participation plus élevée de l’État dans le financement des retraites, ou encore une légère augmentation des cotisations. Il serait aussi possible d’étendre les cotisations à des parties de rémunérations qui en sont aujourd’hui exemptées, « comme la prime Macron ou l’épargne salariale », ajoute Michaël Zemmour.
« Pourquoi ne pas augmenter des cotisations, ce qui pourrait être assez indolore, au moins pour les plus gros salaires ? »
Il y a donc plus d’un levier pour remédier à de prochains déficits. Le recul de l’âge de départ en est un parmi d’autres. « Pourquoi ne pas augmenter des cotisations, ce qui pourrait être assez indolore, au moins pour les plus gros salaires ? » interrogeait la sénatrice socialiste des Landes et membre du COR Monique Lubin sur Public Sénat début décembre.
La grande absente du débat, c’est la réforme Touraine, votée en 2014 et appliquée depuis 2020, qui prévoit déjà un report progressif de l’âge de départ à la retraite à taux plein. Plus précisément, la mesure prévoit d’augmenter la durée de cotisation d’un trimestre tous les trois ans entre 2020 et 2035. « On en observera pleinement les effets que dans une dizaine d’années, donc on n’a même pas fini les réformes précédentes », note Michaël Zemmour.
N°3 : Reculer l’âge de départ augmenterait le taux d’emploi des seniors
« Quand on décale l’âge de départ à la retraite, cela accroît mécaniquement le taux d’emploi des seniors. Cela a été le cas avec le report de 60 à 62 ans. »
Élisabeth Borne, Première ministre, le 1er décembre 2022 dans Le Parisien.
En 2021, moins de 80 % des 55-59 ans étaient en emploi en France, (selon les chiffres de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, Dares). Et passé la barre des 60 ans, l’activité salariée s’écroule : un peu plus d’une personne sur trois occupe un emploi (38 % pour les 60-64 ans). Un grand nombre de personnes sont donc aujourd’hui déjà sans emploi avant d’avoir atteint l’âge de la retraite.
« Une augmentation assez forte de la précarité notamment dans les catégories les plus populaires, les ouvrières et les ouvriers »
« Il y a bien un effet mécanique du taux d’emploi des seniors parce que vous obligez une partie des personnes qui peuvent avoir un emploi à le garder. Si vous reculez l’âge de la retraite, près des deux tiers des personnes qui sont en emploi à 62 ans peuvent espérer le rester encore un à trois ans de plus », répond l’économiste Michaël Zemmour. L’autre tiers ne pourront pas continuer à travailler, pour cause d’incapacité, de licenciement, de discrimination à l’embauche… « En même temps qu’on augmente le taux d’emploi, on va augmenter le nombre de seniors au chômage, en invalidité, en longue maladie ou tout simplement inactifs et qui ne sont pas à la retraite », résume le chercheur. Et donc nécessitant d’autres formes de dépenses sociales.
Le maître de conférences estime donc qu’un recul de l’âge légal entraînerait, mécaniquement, « une augmentation assez forte de la précarité notamment dans les catégories les plus populaires, les ouvrières et les ouvriers. C’est l’angle mort de toutes les présentations au gouvernement. »
N°4 : Cette réforme serait plus juste pour les petites retraites
« Je veux au contraire augmenter la retraite minimum et améliorer les petites retraites. La réforme des retraites est donc aussi une réforme de justice et d’équité. »
Emmanuel Macron le 3 décembre 2022 dans Le Parisien
Emmanuel Macron promet une retraite minimum à 1100 euros. Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a de son côté parlé dans Les Échos d’aller « au-delà de 1100 euros », se passant de détailler le chiffre. « Ce que nous portons, c’est en fait une retraite minimum, pour une carrière complète, autour des 85 % du Smic net », a-t-il précisé. 85 % du Smic net, c’est aujourd’hui 1129,69 euros.
Il existe déjà un minimum de retraite prévu dans la loi depuis 2003, censé être d’au moins 85 % du Smic. « Mais cela n’a jamais été appliqué, ces dispositions n’étant pas contraignantes », rappelle la CGT. Le syndicat signale aussi que 1100 euros, c’est « tout juste au niveau du seuil de pauvreté ». Pour la confédération syndicale, « aucune retraite ne devrait être inférieure au Smic pour une carrière complète ».
Le minimum retraite prévu depuis 2003, censé être d’au moins 85 % du Smic, « n’a jamais été appliqué »
D’autres aides existent pour les personnes qui n’ont pas suffisamment cotisé. L’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), destinée aux personnes aux carrières incomplètes ou n’ayant pas cotisé, s’élevait en 2022 à 953,45 euros maximum, soit 148 euros en dessous du seuil de pauvreté. En 2020, 635 000 personnes vivaient avec le minimum vieillesse ou l’allocation de solidarité aux personnes âgées.
Si le taux de pauvreté reste plus faible chez les personnes âgées que dans la population active (8,6 % contre 14,8 %), certaines catégories de retraités sont en état de grande précarité. C’est le cas des personnes les plus âgées, comme l’explique l’Insee, « notamment en raison d’une proportion plus importante de veuves ayant eu des carrières incomplètes, voire ne bénéficiant que d’une pension de réversion. »
N°5 : Il faudrait décaler l’âge de départ, car on vit plus longtemps
« On vit de plus en plus vieux. On vit de plus en plus vieux en bonne santé, ce qui est une très bonne chose, mais il faut que le système soit pensé pour trouver l’équilibre entre les actifs et les retraités. »
Emmanuel Macron, le 3 octobre 2019 lors d’un débat sur les retraites à Rodez
D’après les projections démographiques 2021-2070 de l’Insee sur lequel se base le COR, il est vrai que la population devrait vivre plus longtemps en France dans les décennies à venir. À l’âge de 60 ans, l’espérance de vie des femmes était de 27,5 ans en 2021 (soit 87,5 ans). Elle atteindrait 29 ans en 2040 et 31,3 ans en 2070. Celle des hommes de 60 ans était d’encore 23 ans en 2021 et atteindrait 25,6 ans en 2040 et 29,3 ans en 2070. Mais les hommes ouvriers vivent en moyenne six ans de moins que les cadres [1].
Et dans quel état de santé vivra-t-on si l’horizon de la retraite devait s’éloigner ? L’espérance de vie dite en bonne santé, sans incapacité, est aussi en augmentation, signalait la Drees l’année dernière. En 2020, une femme de 65 ans pouvait espérer vivre encore 12,1 ans sans incapacité ; un homme 10,6 ans. Mais d’après une étude des économistes de la santé Thomas Barnay et Éric Defebvre, on a plus de chance de vieillir en bonne santé, physique et mentale, quand on est à la retraite que quand on est forcé de continuer à travailler.
« Les gens vivent plus longtemps parce qu’on travaille moins longtemps. Il y a un lien direct »
« Pour les personnes confrontées à des contraintes physiques, la retraite améliore principalement la santé générale, tandis que pour les personnes ayant subi des contraintes psychosociales, elle diminue plus sensiblement l’anxiété et la dépression, ont constaté les chercheurs. Les effets bénéfiques les plus visibles de la retraite sont observés dans la population masculine non diplômée et exposée à des contraintes physiques », expliquent-ils encore. « Les gens vivent plus longtemps parce qu’on travaille moins longtemps. Il y a un lien direct », défend aussi Thomas Vacheron, responsable retraite pour la CGT.
N°6 : Il y aurait urgence à réformer
« Plus vous attendez, plus vous mettez le système en risque, plus les réformes seront potentiellement plus dures. »
Sylvain Maillard, député de Paris et vice-président du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale , le 3 décembre 2022 sur France 2
Vite, la réforme ne peut plus attendre. C’est un des éléments répétés à l’envi par les représentants de la majorité. Dans les faits, que risque-t-on ? « Le système n’est pas au bord de la faillite. Il n’y a à la fois pas d’urgence et pas de danger », répond Michaël Zemmour.
Une réforme des retraites « afin de compenser les baisses d'impôts aux entreprises »
Alors, pour quelle raison le président Emmanuel Macron souhaite-t-il réformer à tout prix notre système de retraite ? L’économiste avance une explication : « Le gouvernement pose cette réforme comme urgente pour se servir de la réforme des retraites afin de compenser les baisses d’impôts aux entreprises. En accordant beaucoup de baisses d’impôts de production dans les dernières années, il s’est engagé à récupérer de l’argent sur la réforme pour compenser ces baisses. C’est ça qui la rend urgente. Ce n’est ni la situation du système de retraite ni la situation du marché du travail. »
N°7 : Nos voisins auraient déjà reculé l’âge de départ
« Tous les pays autour de nous travaillent plus longtemps pour des raisons de démographie. »
Geoffroy Roux de Bézieux président du Medef, le 17 décembre 2021 sur Public Sénat
Sur l’âge légal de départ à la retraite, la France, en comparaison de nos voisins européens, se situe « plutôt dans la moyenne basse, reconnaît l’économiste Michaël Zemmour. Même si les réformes qui sont encore en cours vont nous amener à avoir un âge moyen de la retraite qui augmentera. Peut-être qu’une des différences réside dans le fait que nos voisins européens ont moins de difficultés du côté de l’emploi des seniors, et notamment de la santé au travail », ajoute-t-il.
Sauf exception, liée à la durée de carrière, la pénibilité, ou l’invalidité, l’âge d’ouverture des droits à la retraite au 1er janvier 2022 était de 62 ans aux États-Unis, en France, en Suède et dans le régime collectif obligatoire japonais pour les femmes (64 ans pour les hommes) ; 65 ans en Belgique et dans le régime universel de base japonais ; 65 ans et 10 mois en Allemagne ; 66 ans au Royaume-Uni ; 66 ans et 2 mois en Espagne ; 66 ans et 4 mois aux Pays-Bas, et 67 ans en Italie [2].
Avec un âge de départ en retraite sans décote de 67 ans, la France se retrouve au niveau des pays avec les âges de départ les plus élevés
La France est-elle donc une éternelle retardataire de la réforme des retraites ? Michaël Zemmour suggère plutôt de comparer, pour une vision plus
juste, les âges de départ sans décote. La décote c’est la baisse du niveau de la pension pour celles et ceux qui partent avant d’avoir validé le nombre d’années nécessaires pour une pension complète.
En France, à partir de 67 ans, il n’y a pas de décote, même si on n’a pas le nombre d’années de cotisation exigé.
« En France, on a un âge légal et puis on a un âge sans décote, de 67 ans. Par rapport aux pays européens, c’est plutôt cet âge-là, de la retraite sans décote, qu’on pourrait
comparer », explique-t-il. Et là, la France se retrouve au niveau des pays avec les âges les plus élevés, au-delà de l’Allemagne et au niveau de
l’Italie.
N°8 : La réforme profiterait aux femmes
« Pour faire une réforme juste, notamment pour les femmes, nous avons décidé de ne pas augmenter l’âge d’annulation de la décote, qui restera à 67 ans. »
Élisabeth Borne, Première ministre, le 2 décembre 2022, dans Le Parisien
Les inégalités femmes-hommes s’observent aussi dans l’accès à la retraite. Selon l’Insee, en France, les femmes partent en retraite en moyenne sept mois après les hommes. Le départ se fait en moyenne à 62 ans et 7 mois pour les femmes et 62 ans pour les hommes. Si l’écart se « réduit progressivement au fil des générations », précise l’Insee, ce dernier reste important.
« Même en considérant les départs récents en retraite, l’inégalité reste importante : la pension moyenne des femmes est inférieure de 33 % à celle des hommes »
Non seulement les femmes doivent prendre leur retraite plus tard que les hommes, mais en plus leurs pensions sont inférieures, de 40 % en moyenne ! « Cet écart s’explique en partie par des durées de cotisations plus courtes : 56 % des femmes retraitées de la génération 1950 ont validé une carrière complète contre 72 % des hommes retraités de la même génération », précise l’Insee. L’écart est aussi dû « à la nature de l’activité professionnelle exercée par les femmes, souvent moins rémunératrice. »
Reste que l’écart de niveau des retraites des femmes comparées à celles des hommes est bien supérieur à celui des salaires, inférieurs en moyenne de 22 % à ceux des hommes. « De fait, la retraite amplifie les inégalités de salaires », analyse Christiane Marty, membre du Conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic dans une note. « Même en considérant les départs récents en retraite, l’inégalité reste importante : la pension moyenne de droit direct des femmes de la génération 1953 est encore inférieure de 33 % à celle des hommes », ajoute-t-elle.
Sur l’annonce de ne pas augmenter l’âge d’annulation de la décote, Christiane Marty n’est pas convaincue. Plus de femmes que d’hommes sont aujourd’hui touchées par une décote, pointe la membre d’Attac : 8 % des femmes (pour la génération 1950) et 6 % des hommes. « Le montant de la décote est plus important en moyenne pour les femmes. Pour éviter de la subir, ce sont 19 % des femmes contre 10 % des hommes qui ont attendu l’âge auquel la décote ne s’applique plus pour liquider leur retraite », précise-t-elle.
Selon les annonces d’Élisabeth Borne, la décote sera donc maintenue, et restera à 67 ans. « Où est le progrès ? demande Christiane Marty. Prétendre que la réforme sera juste pour les femmes relève de l’indécence », accuse-t-elle.
[1] Voir cette étude de l’Insee.
[2] Les chiffres sont tirés du rapport du Conseil d’orientation des retraites, page 258.