PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

luttes sociales    ---   année  2023

   publié le 28 décembre 2023

Maki, travailleur sans papiers et militant :
« C’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir »

Par Névil Gagnepain sur https://www.bondyblog.fr/

Le 18 octobre, un mouvement de grève des travailleurs sans-papiers sur les chantiers des JO s’est enclenché et a très vite connu une première victoire qui en appelle d’autres. Une action coup de poing, qui aura été possible grâce à des mois de travail militant. Parmi celles et ceux qui l’ont rendu possible, Maki, travailleur sans-papier du BTP d’origine malienne, engagé corps et âme dans la lutte. Portrait.

Un dimanche après-midi d’octobre, dans une salle de l’Est parisien. Maki*, casquette plate vissée sur la tête, regard grave, harangue ses camarades. « Ceux qui sont prêts à y aller doivent aller jusqu’au bout. Personne ne se trahit, personne ne baisse les bras ! » Dans la petite salle basse de plafond du 20ᵉ arrondissement, se tient la dernière réunion avant le mouvement de grève et d’occupation du chantier de l’Arena Porte de la Chapelle par des travailleurs sans papiers.

Quelques minutes après la fin de la réunion, le même Maki prend le temps de jouer les interprètes, pour traduire en Soninké, notre échange avec des travailleurs du chantier de l’Arena qui s’apprêtent à se mettre en grève. « Pendant les réunions, c’est indispensable de prendre le temps de traduire pour que tous les camarades comprennent bien ce qu’il se joue ici. Ceux qui s’engagent dans la lutte doivent bien être conscients des enjeux et des risques », explique-t-il.

Tantôt militant, orateur, traducteur, ce type de réunion, Maki en a l’habitude. Il milite depuis plus de cinq ans avec le mouvement des Gilets Noirs. Depuis sa création en fait. « En 2018, on voyait les Gilets Jaunes partout dans les rues de Paris. On se disait que c’était super, mais on ne se sentait pas représentés dans ce mouvement », se remémore-t-il. Alors, avec des camarades des foyers de travailleurs migrants, ils lancent leur propre collectif. « On voulait aussi faire entendre nos voix. Sans violence, mais de façon déterminée. » 

Les Jeux Olympiques comme levier d’action

Depuis, le mouvement prend de l’épaisseur, les actions se multiplient avec plus ou moins de réussite. Au fil du temps, la lutte se cristallise autour de la question du travail. Depuis l’année dernière, forts d’une alliance avec le syndicat CNT-Solidarité Ouvrière, les Gilets Noirs mènent un travail de fourmi pour préparer une action coup de poing, frapper là où ça fait mal. Sur les chantiers des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Des ouvrages emblématiques par leur envergure et leur importance stratégique en tant que vitrine de la France en 2024.

Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures

Mais ils sont aussi emblématiques de l’exploitation des travailleurs sans papiers dans le BTP. À huit mois de l’événement planétaire, les entreprises en charge de ces chantiers ont besoin de travailleurs pour livrer leurs œuvres dans les temps. « Sans les travailleurs sans papiers, il n’y aurait pas de JO, assure Maki. C’est nous qui construisons ces infrastructures. » D’où le slogan du mouvement de grève enclenché le 17 octobre dernier, avec, dans le viseur, la régularisation des travailleurs sans papiers qui exercent sur ces chantiers : « Pas de papiers, pas de JO. »

Pour les sans-papiers en France, des souffrances et des galères

Maki, lui, ne travaille pas sur les chantiers des JOP. Mais les mécanismes d’exploitation à l’œuvre dans le BTP, il les connait par cœur. À la terrasse d’un café près de la Chapelle, quelques semaines plus tard, un jour de tempête, il fait défiler des photos sur son téléphone. Des échafaudages agrippés à des immeubles haussmanniens, des travailleurs qui s’activent. Il est employé dans une boîte sous-traitante qui ravale les façades d’immeubles de la capitale. Il décrit un quotidien éreintant, des litanies de tâches répétitives à sabler, peindre, gratter, pour des salaires de misère, sans aucune protection sociale. Et pour cause, Maki est en situation irrégulière et travaille avec des faux papiers.

Quand nous lui demandons comment il résumerait ce que c’est d’être un travailleur sans-papiers dans ce pays, il réfléchit quelques secondes en remuant la cuillère de sa tasse de café. « Des souffrances, des galères  ». Après un silence, il égraine : « Pour bien se loger, il faut des papiers, pour se nourrir, pour travailler, il faut des papiers. Même pour marcher dans la rue tranquillement, il faut des papiers ! » Il évoque les contrôles d’identités au faciès, monnaie-courante dans les rues parisiennes, qui peuvent terminer par un aller direct en Centre de rétention administrative et la délivrance d’une Obligation de quitter le territoire français.

Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler

Il explique être usé physiquement et moralement, ne jamais se sentir tranquille. S’ajoute à ces tracas quotidiens, un débat politico-médiatique polarisé sur les questions migratoires. Et l’impression pour les personnes exilées d’être accusés de tous les maux du pays. « Tous les jours, j’entends dire qu’on est des voleurs, que l’on doit rentrer chez nous, soupire-t-il. Pourtant, on est indispensables à ce pays, je gagne ma vie à la sueur de mon front et j’ai toujours préféré travailler dur pour gagner 20 euros à la fin de la journée que de voler. Et ils ne savent pas ce qu’on a traversé pour arriver là. »

Une route d’exil chaotique, pour une situation qui l’est tout autant en France

Pour en arriver là, Maki a laissé derrière lui les terres de son enfance à 31 ans. À Bamako, capitale du Mali, l’emploi manque cruellement. Il travaille dans les champs, mais son activité est rythmée par les saisons. Il se retrouve désœuvré une bonne partie de l’année, ce qui ne lui permet plus de subvenir aux besoins de son foyer. Alors, il part pour « trouver une vie meilleure », et laisse derrière lui sa femme et ses filles, espérant pouvoir les retrouver vite, dans de meilleures conditions.

Choisir la France comme destination était une évidence. « En tant que pays colonisé, on ne connait pas d’autre pays. Mon père a combattu en France pendant la seconde guerre mondiale. Mes tontons et tantes sont tous là, mes frères et mes sœurs aussi. » Il prend la route direction l’Europe. Mais son parcours d’exil est chaotique. Il lui faudra presque 10 ans pour atteindre son objectif et poser le pied dans l’hexagone.

Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses !

Une fois sur place, c’est la désillusion. « Je savais que la vie pour les immigrés n’était pas facile dans ce pays, mais à ce point… » Il enchaîne les petits boulots au black ou sous alias, et tombe parfois sur des patrons qui refusent de lui payer son dû à la fin de la journée. Un quotidien de galères. À tel point que qu’il n’envisage même plus de faire venir sa famille. « Avec le système politique français et la façon dont il évolue, je ne peux pas les ramener. Moi-même, au bout de 10 ans, je n’ai pas une bonne condition, toujours pas de carte de séjour. Pourtant, je travaille 7 jours sur 7. »

Pas du genre à se laisser abattre, Maki choisit plutôt de lutter pour ses droits. En 2018, lui qui ne s’était jamais intéressé à la politique au Mali, voit dans le militantisme, le seul moyen de se battre pour une vie meilleure. « Parce que c’est collectivement et par la lutte qu’on peut s’en sortir. Seuls, on n’est rien, ensemble, on peut faire bouger les choses ! » Ne travaillant pas sur les chantiers des JOP, il sait que le mouvement de grève en cours ne lui permettra pas directement d’améliorer sa condition personnelle, d’obtenir des papiers. « Mais on est des frères, des sœurs, des cousins. Si j’ai les moyens pour aider, j’aide. Un jour, ce sera peut-être dans l’autre sens. » 

Un travail de longue haleine pour une première victoire

Alors, il s’engage corps et âme dans la lutte. Pendant plusieurs mois, avec ses camarades, il multiplie les tractages, parfois tôt le matin, devant les chantiers olympiques. Il prend le temps de discuter avec les travailleurs qui vont et viennent, leur parle de leur situation, leur dit qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent rejoindre le mouvement. Il participe aussi à la tenue de permanences régulières dans les locaux de la CNT-SO pour recevoir certains des travailleurs rencontrés pendant les tractages.

C’est ce travail militant de longue haleine, fatigant, mais nécessaire, qui aura permis une première victoire le 17 octobre. Une action qui aura demandé des mois de préparation, des années même si l’on remonte à la création des Gilets Noirs et leur militantisme au quotidien dans les foyers de travailleurs migrants qui a planté les graines de la révolte. Et Maki le promet, ce n’est que le début.

  publié le 21 décembre 2023

Après la réforme des retraites,
une répression syndicale sans précédent

Cécile Hautefeuille sur www.humanite.fr

Cinq militants CGT sont jugés jeudi à Bourges pour « entrave à la circulation » et « dégradation de la chaussée » au cours d’une manifestation en mars. Convocations et procédures judiciaires de syndicalistes se multiplient depuis le mouvement social, à un niveau inédit.

Une petite plaque de goudron noircie par un feu de palettes, au beau milieu d’un rond-point de Saint-Florent-sur-Cher. Voilà la « dégradation volontaire » de la chaussée reprochée à cinq militants CGT qui comparaissent jeudi 21 décembre devant le tribunal correctionnel de Bourges (Cher).

Ils sont également poursuivis pour avoir entravé, le même jour, la circulation sur une route nationale au cours d’une action contre la réforme des retraites, le 23 mars. Interrogés par France Bleu, qui a publié un cliché du bitume endommagé, les militants n’imaginaient pas finir au tribunal à l’issue de leurs auditions par les gendarmes.

Lui non plus ne pensait pas finir à la barre. Julien Gicquel, le secrétaire général de la CGT-Info’Com, va comparaître en janvier prochain, avec un autre syndicaliste, pour avoir conduit un camion recouvert d’affiches revendicatives aux abords de l’Élysée. C’était le 21 avril, quelques jours après la promulgation de la loi réformant les retraites.

Leur arrestation avait été filmée par le journaliste de Brut Rémy Buisine. Le véhicule arborait une affiche « Notre retraite on n’y touche pas » et une photo d’Emmanuel Macron, le majeur levé. « On nous reproche cette représentation du président qui fait un doigt d’honneur mais aussi d’avoir organisé une manifestation interdite », soupire Julien Gicquel, dénonçant « un procès politique ».

Selon Arié Alimi, son avocat, l’objectif de ces poursuites est double : « Les occuper à autre chose que le syndicalisme et les mettre sur la défensive. » Il évoque une « stratégie généralisée » consistant à « banaliser les poursuites contre les syndicats ».

La CGT ne dit pas autre chose. Dans une lettre adressée début décembre à la première ministre, Sophie Binet, la numéro un du syndicat, alerte sur un « contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre » et demande que cesse ce « harcèlement judiciaire ». Le syndicat comptabilise à ce jour « plus de mille militants poursuivis devant les tribunaux » et « au moins dix-sept secrétaires généraux d’organisations CGT convoqués du fait de leur qualité ».

En trois mois, deux membres du bureau confédéral ont également été convoqué·es devant la gendarmerie « avec la menace de poursuites judiciaires ». Du jamais-vu depuis des décennies, selon l’historien Stéphane Sirot, interrogé par France Inter : « Il faut remonter à plus de cinquante ans en arrière et à la guerre froide pour voir en France un responsable syndical national auditionné par les forces de l’ordre dans le cadre de son mandat. »

Énergéticiens et gaziers en première ligne

Ces deux responsables sont Myriam Lebkiri, par ailleurs cosecrétaire générale de l’union départementale du Val-d’Oise, et Sébastien Menesplier, le secrétaire général de la puissante fédération de l’énergie.

La première a été convoquée avec un autre syndicaliste le 8 décembre à Pontoise, pour « avoir collé un slogan sur la permanence d’un député », indique la CGT, dénonçant des moyens « disproportionnés » utilisés pour l’enquête : « visionnage des caméras de surveillance et bornage téléphonique ». Le second, comme nous l’avions raconté, a été entendu en septembre à la suite d’une coupure de courant en mars à Annonay (Ardèche), fief du ministre du travail, Olivier Dussopt.

La fédération de l’énergie est d’ailleurs en première ligne : pas moins de quatre-cents procédures judiciaires visent actuellement des énergéticiens et gaziers, selon la CGT. « C’est énorme, je pense que c’est une première », commente Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral.

Dix-huit mois de prison avec sursis ont d’ailleurs été requis contre deux responsables syndicaux de la CGT énergie de Gironde, jugés en novembre pour « dégradation de bien d’autrui » et « mise en danger d’autrui » après des coupures de courant en mars à Bordeaux. Un hôpital avait été touché, au péril des patients selon la direction de l’établissement. Les deux syndicalistes, qui nient avoir participé, seront fixés sur leur sort le 9 janvier, date du délibéré.

Convocations, poursuites judiciaires, sanctions ou menaces disciplinaires dans les entreprises : la CGT recense scrupuleusement toutes les actions visant ses troupes. « Nous avons mis en place une adresse mail pour être informés de tous les cas de figure, indique Céline Verzeletti. Nous contactons tous les camarades inquiétés pour savoir ce qu’il s’est passé, où ça en est. Et pour les soutenir. »

Les parquets poursuivent davantage

La syndicaliste sera ainsi à Bourges, jeudi 21 décembre, pour un rassemblement en marge du procès des cinq militants. « Entraver la circulation et brûler des palettes sont quand même des moyens d’expression qu’on utilise très souvent, commente-t-elle à leur propos. Ce n’est ni du jamais-vu, ni du jamais-fait ! Cela peut éventuellement conduire à un rappel à la loi. Là, on voit bien que les procureurs font davantage le choix de poursuivre. »

Dans sa lettre à Élisabeth Borne, la secrétaire générale de la CGT propose d’ailleurs au gouvernement « de demander aux parquets de se concentrer sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite […] le trafic de drogue, les violences sexistes et sexuelles, et la délinquance en col blanc », plutôt que de « cibler des syndicalistes assimilés de façon scandaleuse à des voyous ou à des terroristes ».

En octobre dernier, le secrétaire départemental de la CGT du Nord avait ainsi été tiré du lit à 6 heures du matin, menotté puis emmené au commissariat par des policiers « dont certains cagoulés », après la diffusion d’un tract de soutien à la Palestine dont un passage évoquait « les horreurs de l’occupation illégale [qui] reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées », en référence à l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Le syndicaliste vient de recevoir sa convocation au tribunal : il sera jugé, en mars 2024, pour « apologie du terrorisme ». L’avocat Arié Alimi, qui le représente, veut bien admettre des propos « regrettables », mais « de l’apologie du terrorisme, certainement pas ». Si la garde à vue de son client s’était déroulée de « manière courtoise », les conditions de son interpellation, chez lui à l’aube, avaient choqué la CGT du Nord. « On est des militants, on a le cuir dur, mais on trouve ça gravissime », commentait à l’époque dans Mediapart un membre du bureau départemental.

Des amendes « farfelues »

Julien Gicquel, de la CGT Info’Com, fustige lui aussi les méthodes et son procès à venir « pour une affiche brocardant le président de la République » collée à l’arrière d’un camion. Une semaine avant son arrestation, il avait déjà circulé dans les rues de Paris, en marge d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Notre-Dame-de-Paris, à bord de camions de la CGT. « Quatre véhicules au total, arrêtés douze fois en deux heures et demie !, s’étrangle-t-il encore. C’était pour des contrôles d’identité et pour nous demander de retirer nos affiches − ce que nous refusions de faire », ajoute le syndicaliste selon qui « la liberté d’expression n’est pas négociable ».

La CGT est loin d’être la seule à défendre le droit à l’expression syndicale et à la liberté d’expression. C’était précisément l’argument du défenseur de cinq syndicalistes CFDT, jugés en juin dernier à Amiens pour avoir bombé des #Stop64 sur la chaussée au cours de la sixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Une vingtaine de pochoirs au sol les ont conduits au tribunal, qui les a finalement relaxés.

« Le but est de faire perdre du temps aux syndicalistes », commente Simon Duteil, codélégué général d’Union syndicale Solidaires. Si nombre d’entre elles et eux ont en effet « le cuir solide », se retrouver empêtré dans des procédures judiciaires « n’est jamais agréable », souligne-t-il encore. « Ça génère forcément un petit stress. »

Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat. Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral CGT

Simon Duteil constate aussi dans ses rangs « un paquet de convocations » mais sans doute à un moindre niveau que les chiffres de la CGT. « En revanche, poursuit-il, on atteint des sommets sur les amendes complètement farfelues réclamées à partir du mois d’avril 2023 et pendant les casserolades. Là, ils s’en sont donné à cœur joie : manifestations non autorisées, sonos portatives ou simples voitures mal garées… C’est de la répression à bas bruit parce que, clairement, on gêne. »

Simon Duteil s’inquiète d’un « tournant illibéral » et s’interroge : « On en est où de l’État de droit ? Du droit de manifester ? » Selon lui, « l’ambiance générale du rapport au syndicalisme » n’augure rien de bon et envoie un très mauvais signal dans les entreprises. La cégétiste Céline Verzeletti abonde : « Le manque de respect de la liberté syndicale décomplexe complètement le patronat ! Si réprimer les syndicalistes semble largement toléré par le gouvernement, ça se multiplie forcément aussi dans les entreprises. »

Chez Force ouvrière, on en fait d’ailleurs le constat : « Depuis six ou sept mois, nous observons de plus en plus de licenciements de salariés protégés, validés par l’inspection du travail », indique Patricia Drevon, secrétaire confédérale FO chargée des questions juridiques. « On sent que les employeurs hésitent moins parce que le gouvernement s’en fout un peu. Ça les décomplexe. » D’après elle, c’est surtout dans le secteur de l’industrie que ces licenciements sont remontés. Et si les syndicalistes licencié·es ont toujours des recours possibles, cela les engage « dans des procédures très longues, inconfortables et qui précarisent ».

Ces licenciements de salarié·es protégé·es s’accentuent-ils partout ? Céline Verzeletti, de la CGT, déplore l’absence de transparence sur le sujet. « Depuis 2017, le ministère du travail ne communique plus aucun chiffre sur les salariés protégés licenciés. Ces statistiques permettent de voir vraiment ce qu’il se passe dans les boîtes, mais on ne les a plus. » Une manœuvre, pense la syndicaliste, pour « invisibiliser » la discrimination et la répression au sein des entreprises.

 

  publié le 18 décembre 2023

Loi immigration : mobilisations à l’occasion de la Journée internationale des migrants

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

En cette Journée internationale des migrants, et alors que la commission mixte paritaire doit se réunir ce lundi 18 décembre en fin d’après-midi pour aboutir à un accord sur le projet de loi immigration entre la Macronie et LR, de nombreuses organisations appellent à la mobilisation contre un projet de loi inhumain.

Contre la loi Darmanin, 15 collectifs de sans-papiers, la Marche des solidarités et plus de 280 organisations lancent un appel à la mobilisation, ce lundi 18 décembre, à l’occasion de la Journée internationale des migrants. Il s’agit de s’opposer à ce projet de loi qui « légitime une société fondée sur le développement des inégalités, la déshumanisation, le contrôle et la surveillance policière, la limitation des libertés et l’exploitation sans frein de toutes et tous les travailleurs », résument-elles dans leur tract.

« Une dérive contraire à tous les principes de l’accueil »

La FAS (Fédération des acteurs de la solidarité) appelle quant à elle à la grève, notamment pour défendre l’hébergement des sans-abri. « L’évolution des discussions du projet de loi sur l’immigration suscite la plus vive inquiétude parmi les associations engagées contre la pauvreté », estime la fédération, fustigeant une « dérive contraire à tous les principes de l’accueil organisé et de l’intégration républicaine des personnes étrangères dans notre pays ». La FAS demande donc l’abandon pur et simple du projet de loi, et la mise en place de « mesures utiles relevant des moyens d’accueil et d’accompagnement des étrangers ».

À Paris, la journée d’action se traduira par un rassemblement, à 17 heures, place de l’Opéra. Des manifestations sont aussi prévues dans de très nombreuses villes de France. À Nice, rendez-vous à 16 heures place Garibaldi, à Clermont-Ferrand, 17 h 30 devant la préfecture, à Grenoble, 17 h 30 Place Félix Poulat, à Rennes, 17 h 30 Place de la République, à Marseille, 18 heures porte d’Aix, à Besançon, 17 heures place Pasteur, à Nantes, 18 heures au Miroir d’eau, à Nîmes, 18 heures à la Maison Carrée, à Toulouse, 18 heures à Jean Jaurès, à Lyon, à 18 h 30 place Bellecour, ou encore à Brest, 18 heures place de la Liberté. La liste complète des actions et des rassemblements est consultable ici.


 


 

À Calais, « crise de l’humanité » et associations à bout de souffle

Pauline Migevant  et  Maxime Sirvins  sur www.politis.fr•

Gérald Darmanin est aujourd’hui à Calais pour rendre visite aux forces de l’ordre. Alors que l’État investit surtout dans la répression, les associations font face à un manque de moyens et à la saturation des hébergements d’urgence. Reportage.

« On en est à fabriquer des chaussettes avec des couvertures de survie. » Axel G., l’un des trois coordinateurs de l’association Utopia 56 à Calais, se tient devant de grandes étagères en bois où sont stockés des vêtements, des couvertures de survie, des tentes. D’après les associations, près de 2 000 personnes vivent à Calais et 4 000 le long du littoral, dans des campements de fortune, un nombre jamais atteint depuis « la jungle » démantelée en 2016. Quelle que soit la météo, les expulsions des campements sont incessantes : 1 754 en 2022 à Calais et Grande-Synthe d’après Human Rights Observer, une association d’observation des droits humains.

J’ai honte quand je dois refuser une tente. Une bénévole

Cette année, en moyenne, 186 personnes ont été expulsées de lieux de vie informels chaque jour sur le littoral nord. Alors, les stocks s’épuisent. « On ne peut pas donner de tentes aux hommes seuls. Ni de couvertures. Quand il pleut, ils ont une bâche pour deux », déplore Axel G. À la « warehouse », l’entrepôt de l’Auberge des migrants qui héberge plusieurs associations actives à la frontière, le manque de moyens se ressent partout. Le « woodyard » par exemple, qui coupe du bois pour en distribuer 1,5 tonne par jour sur les lieux de vie, fonctionnera cette année 5 mois au lieu de 6. Pour les membres des associations, en majorité bénévoles, constater la situation humanitaire sans pouvoir y répondre suffisamment est parfois difficile à vivre. « J’ai honte quand je dois refuser une tente », confie une bénévole d’Utopia 56, à Calais depuis un mois.

À 19 heures, en ce soir de novembre quelques jours après la tempête Ciaran, ils sont deux, Melvin et Émeline, à chercher des solutions de mise à l’abri (MAB) pour des familles et les personnes qui viennent d’arriver à Calais. Dans l’entrepôt, la musique qui rythme les activités du woodyard est encore allumée. Il y a le bruit métallique de la tasse qu’utilise Émeline pour remplir des bentos. La nuit, l’équipe de Refugee Women’s centre (RWC), qui s’occupe des femmes et familles à la frontière, passe le relais à Utopia 56.

Ils échangent sur une famille pour laquelle « il n’y a aucune solution ». Les hébergements solidaires sont complets, le 115, ils en ont déjà bénéficié la semaine dernière. La chambre d’urgence de La Margelle (un lieu d’hébergement pour les hommes seuls) est pleine aussi. « Il n’y a plus que l’option tente », déplore la bénévole de RWC. Au téléphone, Julie H., coordinatrice d’Utopia 56 leur indique un hangar où ils pourraient être en sécurité, mais seulement cette nuit. S’ils restent plus longtemps, la police risque de les déloger.

Les bentos sont emballés dans une couverture de survie pour rester au chaud, les 20 litres de thé, des tentes et des couvertures sont chargés dans le vieux van qui quitte l’entrepôt pour atteindre la gare. Une famille afghane, avec deux adolescents et deux enfants, les y attend pour aller à l’hôtel. Dans le petit hall, la déco évoque l’Angleterre, comme cette cabine téléphonique londonienne pailletée accrochée au mur. Melvin paie 130 euros pour la nuit, que lui remboursera RWC. Émeline explique au père, anglophone, comment se rendre le lendemain au CAES, le centre d’accueil et d’examen des situations, où ils pourront être hébergés le temps que leur situation administrative soit étudiée.

Avant de remonter dans le van, Melvin et Émeline appellent le 115 pour deux hommes seuls, primo-arrivants. Il y a des places pour eux, inespérées. Le dispositif permettant d’accéder à un hébergement d’urgence est souvent saturé. D’après les chiffres recueillis par Utopia 56, entre janvier et octobre 2023, près d’un appel sur deux au Samu social a donné lieu à un refus, concernant 1 084 personnes au total, dont 84 familles, 20 femmes et 665 hommes seuls. Le rendez-vous est donné trois quarts d’heure plus tard.

Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire. Axel

Entre-temps, il faut aller chercher les deux hommes, trop loin du lieu de rendez-vous pour s’y rendre par eux-mêmes. L’un d’eux est près du car-ferry. Sur la rocade, le long de l’entrée du port, de hauts lampadaires éclairent les clôtures surmontées de barbelés. « Ici, c’est 85 % répression, 15 % aide humanitaire », avait dit la veille Axel G. Il se référait à un rapport parlementaire estimant qu’en 2020 la France avait dépensé 120 millions d’euros « liés à la présence de personnes migrantes à Calais et sur le littoral ». Soit « quatre fois le coût annuel des 3 136 places ouvertes sur toute la France dans les CAES ».

« L’hiver n’a même pas commencé »

L’équipe se rend devant l’église où arrive bientôt le Samu social. La famille du Koweït, elle, sera en centre-ville dans une vingtaine de minutes, le temps pour Melvin et Émeline de boire un thé chaud. Melvin, bénévole à Utopia 56 depuis plusieurs années, a connu l’époque des Palominos, un camping où vivaient les membres des associations. Depuis, Utopia 56 loue deux maisons pour les bénévoles. Mais faute de moyens, l’association devra peut-être renoncer à l’une d’elles, ce qui limiterait ses activités. Émeline, salariée, s’occupe du mécénat au niveau national, mais vient régulièrement sur le terrain. « Ça permet de se rappeler pourquoi on récolte des fonds ».

Est-ce que la police va venir ?

Dans Calais, ce mardi soir, il n’y a pas grand monde dans les rues. Place d’Armes, Yvonne et Charles de Gaulle, sculptés en bronze, se tiennent la main au pied de la tour de guet. La famille koweïtienne est à côté, avec quelques sacs. Ils sont sept, dont un petit garçon qui a récemment perdu des dents de lait. Il fait moins de 10 degrés. La famille monte dans le van avec ses affaires pour s’installer un peu plus loin, sous une sorte de hangar. « Est-ce que la police va venir ? » demande l’un d’eux. « On ne peut pas être sûrs », répond Melvin.

Alors que l’équipe s’apprête à remonter dans le van, le petit garçon accourt vers eux. Il demande une couverture supplémentaire. Melvin et Émeline se regardent. Quelques secondes passent. « Désolé », dit Melvin. Lucide sur les semaines à venir, alors que le département est touché par des crues et que ce n’est que début novembre, il explique : « On ne peut pas donner toutes les couvertures maintenant. » Le vent est froid et il pleut, mais ce sera pire dans les semaines à venir. « L’hiver n’a même pas commencé », ajoute-t-il. Melvin et Émeline repartent à la Warehouse chercher des vêtements propres qu’ils déposent pour un homme ayant la gale à la Margelle. Pas de nouveaux messages sur le téléphone, mais la nuit n’est pas terminée.

« Un sommet dans l’ignominie des conditions de survie »

Le van fait le tour de Calais pour un « security check » pendant lequel ils mangent un kebab refroidi, acheté dans le dernier endroit encore ouvert. Les tentes des Koweïtiens sont toujours là. Le van longe la plage et ses petites cabines inhabitées. Plus loin, un hôtel, où est logée une partie des CRS. Lorsqu’elle croise des voitures de CRS, l’équipe note les plaques, les heures et l’emplacement pour pouvoir recouper avec les témoignages des personnes exilées en cas de violences. Le van passe aussi devant une station-service aux allures de base militaire, entourée de murs en béton de trois mètres de haut d’où seul dépasse le sigle de Total.

Sur un parking, l’équipe aperçoit des silhouettes sur l’un des poids lourds dont ils notent l’immatriculation, « si jamais on reçoit un appel parce que les gens sont en danger à l’intérieur », explique Melvin. À bientôt trois heures du matin, l’équipe de mise à l’abri va au Perchoir, l’une des maisons de bénévoles. « La MAB va se percher », disent-ils. Dans la chambre d’astreinte, le téléphone reste allumé, s’il y a des urgences.

Cette nuit, ils ont vu 17 personnes, dont deux familles, cinq enfants. Le lendemain soir, le 8 novembre, une quarantaine de personnes, dont une quinzaine de familles et des femmes enceintes, sont sans hébergement. Sous une tente pour les protéger de la pluie qui ne cesse de tomber, les enfants sont assis sur de petites chaises. Ils chantent avec les bénévoles du Project play, une association dédiée aux enfants à la frontière. « The old mac donald had a farm hi a hi a ho. » Rassemblées devant la préfecture, les associations demandent en urgence à l’État un dispositif de mise à l’abri. En vain.

Dans une lettre ouverte adressée à la sous-préfète quelques jours plus tard, pour demander, entre autre l’arrêt des expulsions et l’ouverture de lieux d’hébergement, les associations décrivaient la période actuelle comme « un sommet dans l’ignominie des conditions de survie des personnes exilées ». En marge de la venue de Gérald Darmanin qui rend visite à la maire de Calais, aux policiers et aux gendarmes vendredi 15 décembre, les associations alertent, une fois de plus. Dans leur communiqué de presse, elles écrivent, « depuis Calais, nous constatons une véritable crise de l’humanité »

publié le 18 décembre 2023

Montpellier : nouvelle démonstration de solidarité avec le peuple palestinien

sur https://lepoing.net/

Environ 500 personnes ont à nouveau défilé dans les rues de Montpellier ce samedi 16 décembre, en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza. Rendez-vous est déjà pris la semaine prochaine pour une nouvelle manifestation

Au micro ,en début d’après-midi sur la place de la Comédie, alors que quelques centaines de personnes ont répondues présentes pour une nouvelle manifestation en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza, une membre de l’Union des Juifs Français pour la Paix (UJFP) se désole des conséquences de l’attaque en cours de l’armée israélienne sur la bande de Gaza sur les populations civiles. « Suite aux nombreux bombardements, pas moins de 2 millions de personnes se pressent sur un territoire du sud de Gaza qui représente moins de la moitié de la superficie de la métropole de Montpellier (c’est-à-dire environ 200m2) avec 2,3 millions de personnes qui s’y entassent actuellement, soit 4 fois plus que les 500 000 habitants de la métropole de Montpellier. », s’exclame-t-elle.

Un des organisateurs du rassemblement du 11 décembre devant la mairie de Montpellier, lequel, appelé notamment par BDS, la Gauche éco-socialiste et l’UJFP, venait en soutien à une proposition de motion au Conseil Municipal en faveur d’un cessez-le-feu par l’opposition de gauche, est venu dénoncer le refus du maire PS Delafosse de se positionner contre l’attaque israélienne sur des populations civiles. Quoi de plus étonnant, quand on sait que la ville de Montpellier est depuis les années 70 une fidèle compagne de la politique coloniale israélienne…

Suite à quoi la manifestation se met en route, entre diverses pancartes représentant des images des horreurs rencontrées à Gaza, et banderoles dénonçant l’apartheid. Sur le boulevard du Jeu de Paume, un gigantesque drapeau palestinien est déployé, puis porté par quelques dizaines de manifestant.e.s.

Au niveau de la préfecture le cortège tourne par la rue du Faubourg du Courreau, où des slogans appelant au boycott de l’enseigne Carrefour sont scandés. La manifestation prendra fin à Plan Cabanes.

Une nouvelle manifestation est déjà prévue pour la semaine prochaine, à la veille de Noël, laquelle aura intégralement lieu à La Paillade. Avec un départ à l’arrêt de tram Saint-Paul, depuis lequel elle rejoindra le Grand Mail pour un moment convivial autour d’un goûter et de boissons chaudes.


 


 

 

 

Lettre ouverte au Maire et au Conseil Municipal : Cessez-le feu en Palestine, l’incompréhensible refus du Conseil municipal de Montpellier

sur https://lepoing.net

Le Poing publie cette lettre ouverte, émanant de plusieurs organisations et associations qui luttent pour le cessez-le-feu à Gaza et le respect des droits du peuple Palestinien.

 

Monsieur Le Maire,

Mesdames les Conseillères municipales et Maires adjointes,

Messieurs les Conseillers municipaux et Maires adjoints,

Un cessez-le-feu immédiat et permanent est impératif en Palestine pour sauver des vies civiles et mettre fin aux crimes de guerre qui ont lieu depuis le 7 octobre, ceci alors que les rapporteurs de l’ONU font part d’un risque de génocide et que plusieurs ONG reconnues considèrent que ce génocide est actuellement en cours. Nous demandions à la ville de Montpellier d’adopter un vœu en la matière pour que le Président de la République, Emmanuel Macron, exige ce cessez-le-feu, et que la ville de Montpellier se positionne concrètement pour agir, à son niveau, pour obtenir ce cessez-le-feu. Ce fut un refus lors du Conseil Municipal du 11 décembre.

Le Président, les Ministres, les Généraux militaires et les porte-parole d’Israël ont évoqué leurs intentions de transformer Gaza “en île déserte”, tout en déshumanisant les Palestiniens en affirmant “combattre des animaux” ou encore en affirmant mettre la priorité” sur les dégâts et non sur la précision de leurs frappes “. Des journalistes, le personnel médical, les ambulances, les écoles, les lieux de culte, les hôpitaux, les universités, les abris et des milliers d’enfants ont été pris pour cibles par l’armée israélienne. Plus de 60 % des habitations de Gaza sont détruites, les infrastructures d’eau, d’électricité, de télécommunications et d’énergie ont été gravement endommagées, rendant les conditions de vie quasi impossible pour les Palestiniens. A Gaza, le blocus, la famine programmée, les déplacements de masse forcés et répétés, le meurtre et la mutilation de milliers de civils sont aujourd’hui une réalité. Ce nettoyage ethnique, qualifié de génocide par l’importante Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH), est en cours mais il peut être arrêté.

Nous demandons donc à la ville de Montpellier de s’exprimer par un vœu pour : Un cessez-le-feu immédiat et permanent en Palestine L’arrêt du blocus de Gaza.

Signataires :

AFPS 34

Gauche Ecosocialiste

Ensemble 34

Libre Pensée

MRAP de Montpellier

NPA

UJFP

Rencontres Marx


 


 

Manifestation propalestinienne à Paris : « Je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide »

Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr

Plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées, dimanche 17 décembre, place de la République à Paris pour demander un cessez-le feu immédiat à Gaza et en Cisjordanie. Malgré des signes d’essoufflement, les manifestants restent mobilisés pour dénoncer le « génocide » des Palestiniens.  

Vêtues de leur robe d’avocates, elles sont venues, certaines pour la première fois, manifester pour « dénoncer le génocide du peuple palestinien », lancent-elles en chœur. Ce collectif informel est né à la suite d’un rassemblement devant le tribunal de Paris le 13 décembre. Sarah, 34 ans, participe pour la première fois à la manifestation de soutien aux Palestinien·nes.

« Je me dois d’être solidaire avec nos confrères. Plus de 63 avocats gazaouis sont morts depuis le début des bombardements », avance-t-elle, rappelant qu’il existe une convention entre le barreau de Paris et celui de Gaza. Mais « rien n’est fait et le silence de notre barreau est assourdissant ».

À ses côtés, sa consœur Dominique Cochin, qui est de toutes les manifestations, rappelle que « le terme de génocide ne doit plus faire débat. L’intentionnalité du gouvernement israélien ne fait plus l’ombre d’un doute », rappelant qu’après les rapporteurs des Nations unis ayant alerté, en novembre, sur les risques d’un génocide, la Fédération internationale des droits de l’homme « a qualifié de génocide ce que l’État d’Israël fait à Gaza, reprenant la définition de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ».

« Israël criminel, Macron complice », « Enfants de Gaza, enfants de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine » , « Pas un sou, pas une arme pour l’État d’Israël, rupture de tous les liens avec les assassins », scandent les manifestant·es parmi lesquel·les des blouses blanches venues apporter leur soutien aux soignantes et soignants palestiniens.

Ismahene, 34 ans, manifeste depuis l’âge de 15 ans pour le peuple palestinien. Cette psychologue en région parisienne est issue d’une « famille anticoloniale et franco-algérienne ». Elle a suivi les pas de sa mère « infirmière. Soigner, c’est aussi une histoire de famille ». « [Depuis] trois manifestations, j’ai mis ma blouse parce que je veux être considérée pour la profession que j’exerce et pour soutenir mes collègues palestiniens qui meurent en essayant de sauver des vies. »

« Être [cependant] renvoyée à mes origines ou être présentée comme l’Arabe, la musulmane, c’est tout ce que je ne supporte plus. » Ismahene a « assez donné dans les partis politiques avec lesquels [elle] manifestai[t] dans [s]on adolescence » : « J’étais la bonne Arabe. Et cela je ne le veux plus. Aujourd’hui, je suis une psychologue qui vient dénoncer un génocide. »

Observant ces avocates et soignantes défiler, Riyad, 23 ans, et son ami Jad, 20 ans, tous deux étudiants en sciences sociales à l’université de Paris I-Sorbonne, regrettent « le manque de mobilisation » au sein de leur université. Arrivé en France il y a cinq ans, Jad a encore toute sa famille au Liban. « Elle n’est pas menacée pour le moment, n’étant pas au sud. » Jad ne cache pas une certaine lassitude, « face à la répétition sans fin d’une histoire dont on ne voit pas l’issue ». En 2006, il a lui-même « vécu les bombardements israéliens sur le Liban ».

« C’est triste à dire mais on est presque habitués. Près de 200 civils sont morts dans le Sud Liban depuis le début des bombardements israéliens après le 7 octobre et je viens pour eux et pour tous les Palestiniens. Mais il y a moins de monde au fur et à mesure des manifestations et rien ne semble arrêter Nétanyahou », déplore-t-il.

Pour autant, hors de question « de rester devant [s]a play [console de jeux – ndlr] ou dans [s]on canapé », lance son ami Riyad qui veut être du bon côté de l’histoire. « Dans quelques années, je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide en restant silencieux. »

D’origine algérienne, ce n’est pas la première fois qu’il vient apporter son soutien au peuple palestinien. Il l’avait déjà fait en 2021, « comme aujourd’hui par anticolonialisme et par solidarité au peuple arabo-musulman ».

Jad tient alors à préciser qu’il n’est pas musulman et qu’il regrette que, depuis le 7 octobre, « tout soit fait pour stigmatiser les musulmans et tous ceux qui soutiennent la Palestine ». C’est « un jeu dangereux qui attise l’extrême droite », déplore-t-il, et « en France, le climat est inquiétant avec le retour des ratonnades. Il faut rappeler que défendre les Palestiniens, c’est surtout une cause humanitaire. On ne peut pas accepter que des enfants, des femmes et des hommes meurent sous les bombes ».

Les deux amis sont alors interrompus par les huées des manifestant·es, passant à proximité d’un McDonald’s. Il est 14 h 30 et la manifestation qui a quitté la place de la République se dirige vers la place de Clichy. Près de 4 400 personnes selon la préfecture, 20 000 selon les organisateurs, défilent derrière les drapeaux de la Palestine qui se mélangent à ceux des syndicats ou des partis politiques, dont La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts. 

Près de la sono d’Urgence Palestine, qui fait partie du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, organisateur des manifestations, nous retrouvons Shadi* dont le père, un pédiatre franco-palestinien, était bloqué à Gaza jusqu’à son évacuation le 5 novembre. « Toute la famille de mon père est encore dans le sud de Gaza. Ils vivent sous une tente dans une cour d’école. Mon père a perdu son cousin et depuis qu’il est rentré, il ne dort pas. »  

Shadi a fait « toutes les manifestations » : « Mais nous commençons depuis quelques semaines d’autres actions parce que nous avons bien conscience que les manifestations ne sont pas l’alpha et l’oméga. Nous organisons désormais des actions coup de poing comme les appels au boycott devant des enseignes Carrefour », explique-t-il. 

Il « tente de garder encore espoir ». La ministre des affaires étrangères, « Catherine Colonna, est en visite en Israël, il faut qu’elle entende la pression de la rue ». Shadi se réjouit d’ailleurs que le parcours de la manifestation aille « jusqu’à Barbès », se rappelant qu’en 2014, les manifestations « semblaient encore avoir de l’écho ».

L'essentiel de l'actualité ce week-end au Proche-Orient

  • La France a condamné le bombardement d’un bâtiment d’habitation qui a causé la mort de civils et notamment d’un agent français travaillant pour la France depuis 2002. « Nous exigeons que toute la lumière soit faite par les autorités israéliennes sur les circonstances de ce bombardement, dans les plus brefs délais », déclare le Quai d’Orsay.

  • En visite au Liban et en Israël, la ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, a appelé à « une trêve immédiate et durable » et s’est dite « préoccupée au plus haut point » par la situation à Gaza et a fustigé les violences commises par des colons en Cisjordanie occupée.

  • Le gouvernement israélien a de nouveau rejeté tout cessez-le-feu, alors même que les familles des otages réclament la fin des combats pour la libération des leurs. Samedi 16 décembre, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant le ministère de la défense à Tel-Aviv pour protester contre la mort de trois otages tués « par erreur ». Alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et demandaient de l’aide en hébreu, l’armée israélienne a fait feu. 

  • La mort d’une mère et sa fille dans la ville de Gaza a fait sortir de son silence le patriarche latin de Jérusalem. Dans un communiqué, il accuse l’armée d’avoir « assassiné deux chrétiennes ». Nahida et sa fille Samar ont été tuées alors qu’elles tentaient de se mettre à l’abri dans un couvent, écrit le patriarche. Il affirme « qu’elles ont été abattues de sang-froid à l’intérieur des locaux de la paroisse, où il n’y a pas de belligérants ». Le pape François a déploré la mort « des civils sans défense ».

  • Alors que la bande de Gaza reste sous le feu des bombardements et que le bilan s’élève à plus de 18 800 morts (selon les chiffres transmis par le Hamas), les constats de carnage s’accumulent. L’Organisation mondiale de la santé, dont une équipe a visité l’hôpital Al-Shifa à Gaza samedi 16 décembre, décrit le service des urgences comme un « bain de sang ». L’OMS rapporte que « des centaines de patients blessés [sont] à l’intérieur et de nouveaux patients arriv[e]nt chaque minute ».

Pas très loin, Sara* n’a pas oublié 2014. Cette Palestinienne de 36 ans, arrivée en France en 2009 pour faire un master de droit, se rappelle « avoir été gazée par la police et avoir ensuite été harcelée par les services de renseignement » pour connaître « tout de [s]on entourage et des étudiants qui, comme [elle], militaient pour les Palestiniens ».

À l’époque, « les services qui [l]’interrogeaient faisaient du chantage pour [s]a naturalisation » : « Pendant plus de cinq ans, je l’ai demandée », relate-t-elle. Finalement, Sara avait cédé à la pression en « s’éloignant des collectifs de soutien à la Palestine ». Les bombardements à la suite du 7 octobre l’ont convaincue de se réengager. « Je milite auprès des collectifs de soutien avec un certain soulagement de pouvoir enfin défendre mon peuple et mes proches qui sont en Cisjordanie, à Ramallah. »

Elle s’apprête à les rejoindre pour quelques semaines. « Je suis si heureuse de retrouver mes parents, mes frères et sœurs. Je ne vis plus depuis le début des bombardements sur Gaza. » Sa mère a grandi dans un camp de réfugié·es à Bethléem et « être déplacés, c’est toute [leur] histoire », s’attriste-t-elle. Elle est « écœurée de voir comment les Palestiniens sont traités en France » et n’a « plus peur » de ce qu’il peut lui arriver en militant. « Je savais que la France était raciste mais pas à ce point-là. Aujourd’hui, je mets toutes mes forces et mes compétences, en particulier dans le domaine juridique, pour aider les collectifs de soutien aux Palestiniens. »  

En 2014, Nabila, 47 ans, n’a pas participé aux mobilisations. Elle manifeste pour la première fois pour la Palestine. « J’ai tenu à venir avec mon fils qui a 11 ans pour qu’il prenne conscience du monde dans lequel on vit. Je ne veux pas qu’il ferme les yeux. » Tous deux ont acheté des drapeaux et elle a entouré son cou d’un keffieh. Lasse de « [s]’engager chez [elle], sur [s]on canapé », ironise-t-elle, ou « de répondre au boycott » : « J’ai voulu dénoncer haut et fort le génocide des Palestiniens. Nous ne devrions même pas être dans la rue pour que des enfants et des femmes aient le droit de vivre », clame-t-elle.

Cette cadre dans les ressources humaines a tenté de convaincre son mari qui a « longtemps milité pour des associations de soutien à la Palestine. Il allait régulièrement à Gaza avant [leur] mariage. Mais, aujourd’hui, il a peur que cela ne lui soit reproché dans son travail. Il est fonctionnaire et travaille pour le ministère de la justice. C’est affligeant qu’en France, on ait peur de manifester et de défendre nos opinions, surtout lorsqu’elles sont pour le droit de vivre d’un peuple ».

Cette fille d’ouvrier algérien ne veut pas que sa présence soit « réduite à [s]es origines. Tout citoyen, quel que soit ses origines, devrait être là, dans la rue, pour soutenir les vies qu’on assassine sous nos yeux. Se taire est se rendre complice ». Enfant, elle a grandi avec un père qui militait « en tant que syndicaliste et membre du Parti communiste ». À ses mots, son fils lui demande la signification du « Parti communiste ». « C’était un parti politique », lance-t-elle avant de rajouter qu’il « n’en reste pas grand-chose ».

La politique, « c’est hélas tout ce qui peut nous inquiéter lorsqu’on voit la montée de l’extrême droite et du racisme ». « Mais c’est peut-être aussi pour cela qu’on est là, pour défendre des idées humanistes et contre l’injustice. Vous me trouvez peut-être trop idéaliste ? », conclut-elle dans un éclat de rire en prenant son fils sous son bras.     

publié le 17 décembre 2023

« Pourquoi vous n’êtes pas ensemble ? »
Le syndicalisme « de lutte » a des envies de rapprochement

Dan Israel et Manuel Magrez sur www.mediapart.fr

Une récente initiative locale remet en lumière l’idée d’une alliance de la CGT, de la FSU et de Solidaires. Une idée en débat depuis des années, mais face à la montée rapide de l’extrême droite, la CGT et la FSU annoncent à Mediapart le début d'un « travail en commun ».

Après le café matinal de ce matin de novembre, les dizaines de syndicalistes qui entrent dans la salle municipale de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle), près de Nancy, défilent devant trois bannières syndicales fièrement déployées : la blanche de la FSU, la rouge de la CGT et la violette de Solidaires. Car la formation de deux jours aux enjeux de la santé au travail, à laquelle participent des élu·es du personnel de la région, est une formation « unitaire », organisée conjointement par les trois syndicats.

« C’est la deuxième année que l’on organise une rencontre sous ce format-là », explique, fier, Alain Chartier, de Solidaires. « Ce rapprochement, ça a été un travail de longue haleine, on y croit vraiment », souffle Stanislas Bourrel, cosecrétaire départemental de la FSU de Meurthe-et-Moselle, autocollant de son organisation apposé sur le pull.

Dès l’introduction de l’événement, il donne le ton : « Soyons toujours plus unis », lance-t-il aux participants. Et lors des tables rondes, ayant pour but cet après-midi-là d’identifier points forts et points faibles de l’action syndicale, le sujet de l’unité revient immanquablement dans les débats.

« Quand je parle de syndicat à des collègues, je dois prendre dix bonnes minutes pour leur expliquer quelle est la différence entre nous, relate Nicolas Gomez, militant Solidaires à l’Office national des forêts (ONF). Et ils me disent souvent : “Mais vous portez les mêmes revendications, pourquoi vous n’êtes pas ensemble ?” » Même s’il estime que de vraies différences, « utiles », existent entre les centrales, par exemple sur le fonctionnement interne, notoirement plus autogestionnaire chez Solidaires, le militant s’interroge sur l’éparpillement du camp syndical. La France, avec huit organisations distinctes, est la championne d’Europe du genre.

« Le patronat a très bien compris : le Medef parle d’une voix, tandis que les syndicats parlent de plusieurs voix », regrette l’invitée des journées de formation lorraines, la sociologue Danièle Linhart, fine connaisseuse du monde du travail. À ses yeux, ce « morcellement » du camp syndical est un obstacle, et un rapprochement entre les organisations serait le « premier pas dans la transformation du rapport de force ».

La chercheuse est loin d’être la seule à faire ce constat. Cela fait une petite  quinzaine d’années que le débat est régulièrement lancé dans plusieurs syndicats, par diverses voix, de la base au sommet. Et le souvenir de l’intersyndicale montée et maintenue coûte que coûte pour lutter contre la réforme des retraites est resté vivace, renforçant l’impression diffuse qu’ensemble, on peut être plus fort. « C’était un moment un peu béni », glisse Danièle Linhart.

Aller plus loin

Mais dans ce débat serpent de mer, il reste difficile de poser les termes exacts de l’équation. Initiatives communes, travail collectif, rapprochement, voire fusion ? Jusqu’où pourrait aller la discussion ? Quel degré d’union serait-il pertinent de rechercher ?

Pour Théo Roumier, militant de Sud Éducation auteur d’un article enthousiaste sur le sujet dans la revue en ligne Contretemps en juin 2022, « toute la question est de savoir si le syndicalisme est dans la bonne configuration pour mener les luttes nécessaires aujourd’hui ». Il utilise une jolie formule pour décrire la complexité du débat : « La question de l’unification mérite d’être posée. Mais c’est comme une porte blindée à multiples serrures : il faut actionner plusieurs clés en même temps. »

Le syndicaliste rappelle que des initiatives communes existent depuis longtemps : le collectif Visa contre l’extrême droite, l’intersyndicale femmes… « Ce sont des lieux qui permettent de construire un langage et des références communes, qui montrent qu’on peut travailler ensemble dans la durée », salue-t-il.

Les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ».

Est-il possible d’aller plus loin ? Il l’espère. Et il n’hésite pas à envisager à voix haute une organisation commune qui regrouperait la CGT (600 000 adhérent·es), la FSU (150 00 membres, dont 90 % dans l’éducation, où elle est le syndicat dominant) et Sud-Solidaires (110 000 personnes). « Trois structures séparées, ce n’est pas la même chose qu’une organisation massive, approchant le million d’adhérent·es. Une telle structure remettrait le syndicalisme de lutte au premier plan, et permettrait d’attirer davantage de salarié·es, de créer un effet d’entraînement et un rapport de force différent. »

De fait, les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ». Et ils ne sont qu’une poignée, celles et ceux qui, comme le chercheur Jean-Marie Pernot (lire notre entretien), envisagent – de façon volontairement provocatrice – une alliance des deux sœurs ennemies du syndicalisme français, la CGT et la CFDT.

« On n’est pas en faveur de l’unité juste pour l’unité, souligne Yann Venier, secrétaire général de l’Union locale CGT de Nancy, co-organisateur de la formation unitaire du mois de novembre. Nos trois organisations ont des revendications et modes d’action en commun. »

« Solidaires, la FSU et la CGT sont les seuls syndicats qui fonctionnent encore sur leurs deux jambes, embraye Jean-Étienne Bégin, militant Solidaires à l’ONF. La première jambe, c’est la défense des travailleurs, et la deuxième, celle du changement de société. Beaucoup de syndicats ne fonctionnent que sur une jambe, rendent service individuellement aux travailleurs, mais sans porter autre chose. »

Table ronde à la fête de L'Humanité

En 2022, plusieurs signaux semblaient être passés au vert et pouvaient laisser croire que le débat allait réellement prendre de l’ampleur au sein des trois syndicats. Le congrès de la FSU à Metz en février, d’abord. Les interventions offensives de Philippe Martinez, alors dirigeant de la CGT, puis de Simon Duteil et de Murielle Guilbert, coresponsables de Solidaires, avaient été accueillies par des applaudissements nourris et par une « Internationale » chantée par toute la salle debout.

« La FSU confirme […] ses mandats précédents de réunir le syndicalisme de transformation sociale en débattant pour cela avec la CGT et Solidaires des étapes allant dans le sens de la construction d’un nouvel outil syndical », indiquaient dans la foulée les documents de sortie du congrès.

Durant l’automne suivant, un Philippe Martinez en fin de mandat confiait à plusieurs médias, dont Mediapart, qu’il était « favorable à une fusion ». « C’est Bernard Thibaut qui disait : “Peut-être y aura-t-il un jour plus de syndicats que de syndiqués…”, avait-il lâché. Avec la FSU et Solidaires, on a les mêmes revendications, on va partout ensemble, on fait les mêmes actions. Il faut réfléchir à aller plus loin. »

Le sujet a même fait l’objet d’une table ronde rassemblant les dirigeant·es des trois syndicats à la Fête de L’Humanité, le 10 septembre 2022. « Nos divisions empêchent de toucher une grande part de salariés, particulièrement cette population en précarité, aux marges du salariat », y avait déclaré Benoît Teste (FSU), appuyé par Simon Duteil (Solidaires), qui estimait que « le moment historique que nous vivons nous impose une recomposition ».

Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. Murielle Guilbert, codirigeante de Solidaires

Mais jusqu’ici, ces déclarations fortes sont restées au stade des belles paroles. À Solidaires pour commencer, l’unification ou même un simple rapprochement ne font pas l’unanimité. Le document issu du dernier congrès, en septembre 2021, affirme certes que « l’unité d’action syndicale est recherchée par Solidaires, que ce soit au niveau local ou national », mais se refuse à « en faire une fin en soi ». La direction n’a pas réussi à imposer une formulation plus ardente.

Et elle a échoué à nouveau en octobre 2022, lors d’un comité national, qui rassemble tous les responsables locaux et de fédérations. La proposition du secrétariat national de monter un groupe de travail sur l’union n’a pas abouti. Et rien ne dit que l’issue sera différente lors du prochain congrès du syndicat, qui se tiendra en avril 2024.

« Cela a été à chaque fois compliqué d’en discuter, reconnaît Murielle Guilbert, sa codirigeante. Nous n’avons pas réussi à enclencher des discussions pour savoir ce qu’on mettait concrètement derrière la recomposition. Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. » Et la bataille des retraites a encore fait reculer le thème dans la liste des priorités, puisque nombre de militant·es de Solidaires estiment que sans nouvelle organisation, l’intersyndicale a largement fonctionné.

Philippe Martinez n’a pas mis l’idée en débat 

Quant au débat au sein de la CGT, et contrairement à ce qu’ont pu laisser penser les déclarations de Philippe Martinez, il n’a tout simplement jamais eu lieu officiellement. Aucun débat formel n’a été organisé ces dernières années, à quelque niveau de l’organisation que ce soit. Le dirigeant moustachu a avancé ses pions seul, comme le lui ont régulièrement reproché ses troupes, y compris les plus loyales, durant les derniers mois de son mandat.

Lors du congrès confédéral mouvementé de mars 2023, qui a vu arriver par surprise Sophie Binet à la tête de la CGT, le thème de l’unité syndicale en a fait les frais : toute mention d’un travail de rapprochement à mener avec la FSU et Solidaires a été supprimée par les congressistes dans le document d’orientation donnant la route à suivre pour les trois années suivantes. C’est le même mouvement qui les a vu écarter l’alliance avec les ONG environnementales du collectif « Plus jamais ça » (devenu l’Alliance écologique et sociale).

« Il y a une blague qui dit que si vous mettez deux gauchistes à discuter dans une pièce, au bout d’une heure ils ont créé trois partis », plaisante un professeur de Sud Éducation présent à la formation près de Nancy, pas franchement malheureux à l’idée de conserver son identité propre.

L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement. Théo Roumier, Sud Éducation

Murielle Guilbert voit aussi les réticences chez Solidaires comme la conséquence d’une concurrence vivace qui existe dans certains secteurs professionnels. « À La Poste, il y a toujours eu une guerre entre la CGT et Sud PTT. Ils n’arrivent même pas à faire vivre une intersyndicale », rappelle-t-elle. La situation à la SNCF n’a longtemps été guère plus fraternelle.

« Sortir de cette concurrence, c’est un enjeu absolu, il ne faut pas oublier qu’on est dans une période de crise du syndicalisme, considère pour sa part une militante francilienne active de la CGT, qui conserve l’anonymat en raison du caractère sensible du sujet dans son organisation. À titre personnel, je pense qu’il faut aller vers une forme d’union du syndicalisme de lutte, mais au moment des élections professionnelles, on en arrive à voir un syndicat proche idéologiquement comme un opposant. Il faut dépasser cela. »

D’autant que la montée continue de l’extrême droite pourrait faire office de ciment entre les militant·es, qui partagent toutes et tous une culture de lutte contre le RN et ses affidé·es. « Les syndicats, ce sont les premiers ennemis de l’extrême droite », martèle la cégétiste d’Île-de-France. « L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement », enjoint Théo Roumier, de Sud Éducation.

La CGT et la FSU se parlent 

Du côté de la direction de la CGT, ce double constat d’un émiettement syndical dommageable pour le salariat français et du péril RN est partagé. Et il pourrait bien faire évoluer le débat. « La dispersion sans fin du syndicalisme ne profite qu’au patronat et au gouvernement, et notre préoccupation s’accentue avec le danger grandissant de l’extrême droite, arrivée aux portes de l’Élysée en 2022 », déclare Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral de la CGT, qui entoure la secrétaire générale, Sophie Binet.

Comme dans une récente tribune dans L’Humanité, le responsable syndical rappelle la référence à 1936, date clé dans l’histoire du syndicat, qui a vu la réunification entre la CGT et la CGTU (née d’une scission en 1921) et a jeté les bases des statuts actuels du syndicat. Ceux-ci promeuvent notamment « un syndicalisme unifié » et la construction « d’une seule organisation de salariés ».

Des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU. Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral CGT

Pour autant, une position partagée à tous les échelons du syndicat veut que les divergences avec Solidaires soient trop profondes pour être dépassées rapidement. En revanche, les affinités sont assumées avec la FSU, née en 1993 d’une scission de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), l’organisation historique du syndicalisme enseignant, elle-même issue à l’origine de la CGT.

« La CGT a une histoire en partie commune avec la FSU. Nous nous considérons comme des organisations sœurs, nous partageons la volonté de nous inscrire dans une démarche de syndicalisme majoritaire et nous avons beaucoup travaillé ensemble dans l’intersyndicale contre la réforme des retraites au premier semestre, détaille Thomas Vacheron. Tous ces éléments expliquent que « des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU », indique-t-il.

Mais la prudence reste de mise, et la recherche de consensus est une volonté constamment affichée. Pas question d’imposer des choix par le haut, ni d’avancer sans « que, cette fois-ci, tous les débats nécessaires et légitimes aient lieu dans la CGT ».

Le secrétaire général de la FSU, Benoît Teste, ne cache pas sa satisfaction face à cette dynamique, lui dont le syndicat cherche depuis des années à favoriser un tel processus. « Nous accueillons positivement la position de la CGT, dit-il à Mediapart. Nous ne nous interdisons rien, tout en restant dans la perspective de proposer un processus de rapprochement à tout le champ du syndicalisme de transformation sociale, sans exclusive. Et sans décider en amont de la forme que cela pourrait prendre. Il faut laisser le temps de mûrir les choses. »

Même si les incertitudes restent nombreuses et que l’éventuelle concrétisation d’un rapprochement reste encore lointaine, Benoît Teste salue une bonne nouvelle. « Le syndicalisme n’est pas assez fort aujourd’hui, et ire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation «notre syndicalisme de transformation sociale n’a pas vraiment le vent en poupe, glisse-t-il. Il faut avoir cette ambition de le refonder. »

Y compris en cas de scénario catastrophe à l’élection présidentielle de 2027 : « Si on se retrouve avec une gauche défaite et l’extrême droite au pouvoir, il faudra être capables d’agir vite pour faire face, ensemble. »

Boîte noire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation « unitiaire ».

publié le 15 décembre 2023

Grève chez ArcelorMittal : un mouvement qui dure malgré des réquisitions inédites

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Depuis le 4 décembre, de nombreux salariés de la production sont entrés en grève chez ArcelorMittal France. Malgré des réquisitions de grévistes inédites dès le deuxième jour du conflit, des débrayages quotidiens ont lieu et le site de Dunkerque ne produit plus. Les négociations annuelles obligatoires ont beau être closes, la CGT compte bien obtenir des augmentations de salaire conséquentes.

« Plus une tonne d’acier ne sort du site de Dunkerque. » En cette soirée du 14 décembre, les salariés de la production d’Arcelor Mittal France (AMF) à Dunkerque ont décidé de continuer un mouvement de grève qui dure déjà depuis 10 jours. C’est une nouvelle phase du conflit puisque les négociations annuelles obligatoires (NAO) sont terminées. La direction du groupe a trouvé un accord avec la CFDT et la CFE-CGC, qui représentent à elles deux 60% des voix exprimées aux élections professionnelles, quand la CGT (1er syndicat du groupe) en compte 40%. Ce sera 3,7% d’augmentations générales avec un talon (somme minimale) de 100€ brut.

« Mais nous comptons bien obtenir davantage par le rapport de force », estime Philippe Verbeke, responsable syndical pour la CGT ArcelorMittal Dunkerque et coordinateur national CGT de la filière de la sidérurgie. Depuis le 4 décembre, le syndicat revendique une hausse de salaire mensuelle de 300€ brut. « C’est à la fois nécessaire au regard du niveau de l’inflation mais aussi des bénéfices du groupe. Je rappelle qu’ArcelorMittal verse 800 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires », indique le syndicaliste.

Et même si les autres syndicats ont signé, il ne compte pas baisser les armes. « Le site de Dunkerque est le principal producteur d’acier brut en France et le haut fourneau de Fos-sur-Mer est actuellement à l’arrêt, donc la production est fortement impactée », continue le syndicaliste. Et puisque les dix jours de grève précédents ne sont pas parvenus à faire plier la direction, la CGT AMF dunkerquoise joue la carte de l’élargissement et relance, ce 15 décembre, un appel à la grève à destination de tous les sites du groupe AMF, mais aussi de ses filiales.

Une grève de haut niveau chez ArcelorMittal

Depuis le lundi 4 décembre, de nombreux ouvriers et techniciens multiplient les débrayages sur différents sites et attendent des augmentations salariales significatives. « Les salariés de la production, qui répondent le plus aux appels de la CGT, ont débrayé à Dunkerque, Mardyck [ndlr : banlieue de Dunkerque] à Florange (Moselle), à Montataire (Oise), à Basse-Indre (Loire), à Mouzon (Ardennes) à Desvres (Nord) ou encore au siège, à Saint-Denis », liste Philippe Verbeke.

« Il y a environ 7000 salariés dans le groupe, sans compter les intérimaires. Entre 3000 et 4000 sont des ouvriers de production, ce sont eux qui répondent le plus souvent aux appels de la CGT. Ce n’est pas facile de dire combien ont réellement débrayé. Mais à Dunkerque, où on fabrique des bobines revêtues de zinc, on doit avoir 50% de grévistes en production et nos deux hauts fourneaux principaux ne produisent plus », continue le syndicaliste.

La grève s’est aussi étendue dans plusieurs filiales du groupe comme Industeel ou ArcelorMittal Construction France. « C’est quelque chose que nous avons travaillé en amont. Même si nos NAO sont différentes, la manière dont vont se dérouler leurs négociations dépend fortement de celle dont se sont déroulé les nôtres. Alors autant lutter en même temps », explique le syndicaliste.

Des réquisitions inédites

Ce niveau de grève, la CGT AMF l’explique en partie par le niveau de répression inédit qui a frappé les grévistes. « Une réquisition après seulement un jour de grève, je n’avais jamais vu ça », commente Philippe Verbeke. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, les forces de l’ordre se sont rendues au domicile de cinq grévistes afin de leur notifier leur obligation de reprendre le travail le lendemain.

Une pratique que l’on a l’habitude de voir à l’œuvre lors de conflits longs, comme les grèves de raffineur ou d’éboueurs. Elle permet de contourner le droit de grève s’il en va l’intérêt général des usagers. Cette fois, la préfecture prétexte des raisons de sécurité, ce que conteste la CGT. « Ces salariés n’étaient pas particulièrement nécessaires. D’ailleurs, ils ont pu rentrer en grève les jours suivants. On suppose que c’est avant tout un coup de pression d’un membre un peu zélé de la direction qui a voulu gonfler les muscles », estime Philippe Verbeke.

Du côté de la communication de l’usine de Dunkerque, on explique à France 3 :

« Pour des raisons de sécurité, des effectifs minimums doivent être présents sur le site sans pour autant remettre en cause le droit de grève. Les salariés qui ont fait l’objet de réquisitions faisaient partie de ces effectifs et ont quitté leur poste. Ils savaient que leur présence était obligatoire. »

Toujours est-il que la préfecture n’a pas réitéré ses réquisitions. « Ces manœuvres d’intimidation ne marchent pas. Au contraire, elles décuplent la colère des salariés », constate Philippe Verbeke.


 


 

Grève à France 24, pourquoi les salariés ont-ils voté une motion de défiance 

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

À l’appel de la CGT, les salariés de la chaîne internationale France 24 se sont mis en grève et ont voté une motion de défiance contre leur direction. En cause : le manque de moyens et une réforme des plannings « menée au pas de charge » afin d’être mise en œuvre en février 2024, au détriment des conditions de travail des salariés.

Modification des plannings, calendrier intenable, pressions, annulation de vacations… À l’appel de la CGT, des salariés de France 24, en grève depuis le mercredi 13 décembre, ont décidé de voter une motion de défiance à l’encontre de leur direction, représentée par Vanessa Burggraf. Cette motion aurait recueilli, de source syndicale, 56 % des voix, avec la participation de 330 salariés, tandis que 3,7 % des salariés se seraient joints à ce débrayage, selon le chiffre communiqué à l’AFP par la direction de la chaîne internationale. Le mouvement social aurait eu, selon la direction, interrogée par l’AFP, « quelques impacts sur les chaînes françaises, anglaise et arabe ».

La réforme des plannings concentre les griefs de la CGT dénonçant une réforme « menée au pas de charge » afin d’être mise en œuvre d’ici février 2024, sans remédier au manque d’effectifs, au détriment des conditions de travail des salariés. La direction reste pour le moment sourde aux demandes des salariés représentés par le syndicat, arguant que les moyens réclamés « représenteraient un coût de près de 2 millions d’euros qui mettrait en péril l’équilibre financier » de la chaîne, selon un document de la direction consulté par l’AFP. Cette dernière poursuivrait également des échanges avec les autres syndicats de la chaîne (CFDT, CFTC, FO et SNJ), qui ont de leur côté déposé un préavis de grève pour le 16 janvier. Un précédent préavis de grève avait déjà été déposé, le 5 octobre, réunissant tous les syndicats (CFDT, CGT, SNJ, CFTC, FO) contre cette réforme des plannings.

Il n’est question que d’optimisation et de réduction”

« La direction nous avait annoncé que la réforme allait améliorer le bien-être des salariés, alors qu’il n’est question que d’optimisation et de réduction », avait alors résumé un élu du personnel auprès du Monde.

France 24, qui regroupe quatre chaînes mondiales d’information continue en quatre langues (français, anglais, arabe, et espagnol), avait par ailleurs connu en 2021 un mouvement social d’une ampleur inédite, qui s’est traduit par une grève de six jours menée par une intersyndicale et une motion de défiance contre la direction. Les syndicats pointaient déjà la pénibilité des conditions de travail ainsi que le recours disproportionné aux journalistes pigistes.

publié le 13 décembre 2023

Crise du logement : la difficile mobilisation contre les gestionnaires d’actifs

Sur https://lvsl.fr/

La spéculation foncière n’a rien de neuf. Mais ces dernières décennies, de nouveaux acteurs richissimes se sont engouffrés sur le marché immobilier : les gestionnaires d’actifs. Ces mastodontes financiers investissent à tour de bras dans les grandes métropoles, souvent via des sociétés sous-traitantes, pour réaliser de belles plus-values sur les logements, bureaux, entrepôts, ou commerces qu’ils achètent. Face à l’explosion des coûts du logement, les contestations se font néanmoins de plus en plus fortes. Pourtant, le mouvement social français autour de cet enjeu reste encore peu développé par rapport à nos voisins. Extrait de L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, ouvrage d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert aux Editions d’Amsterdam.

« Fonds de pension, cassez-vous ! » Ce graffiti, aperçu à Marseille en 2016, sur la palissade d’un chantier de la rue de la République, rappelle l’opposition locale que peut susciter l’action des grands investisseurs. Comme l’a montré l’urbaniste Susan Fainstein, l’existence – ou l’absence – de contre-pouvoirs est aussi importante pour comprendre la plus ou moins forte hégémonie de la finance et de l’immobilier. À New York et à Londres, ces secteurs ont acquis, à partir des années 1980, un pouvoir d’autant plus fort sur les politiques urbaines qu’il n’était pas contrebalancé par d’autres acteurs et par des mobilisations populaires. Aujourd’hui, la contestation de l’empire urbain des gérants d’actifs immobiliers fait face à des vents contraires. D’un côté, ce pouvoir alimente une fermeture du jeu démocratique, notamment illustrée par le Mipim. De l’autre, les luttes urbaines sont ravivées par la critique de la métropolisation et des grands projets « inutiles et imposés ». 

C’est dans ce contexte qu’il s’agit d’interroger l’émergence de contestations contre la financiarisation des villes et sa déclinaison sous forme de gestion d’actifs immobiliers. À côté de concepts plus établis dans la critique militante comme celui de gentrification, le terme « financiarisation » est en effet devenu la cible de différentes formes de mobilisation. La variété de ces formes de résistances dessine un continuum : il y a, à un pôle, les contestations « par le bas », menées par la société civile sur le terrain des luttes urbaines, mais qui, en France, paraissent limitées en nombre et en intensité ; au pôle opposé, se trouvent des acteurs qui empruntent des voies plus officielles ou institutionnelles. On constate aussi des reconfigurations spatiales, avec l’émergence de nouveaux acteurs, scènes et échelles de mobilisation transnationales, à l’image de la campagne #StopBlackstone contre le mastodonte du secteur. Ainsi, à mesure qu’il se déploie dans les villes et les quartiers, le secteur de la gestion d’actifs agrège contre lui des acteurs susceptibles de contester son pouvoir en nouant des alliances par-delà leur environnement immédiat.

D’une certaine manière, les effets politiques de la financiarisation ne concernent pas seulement les pratiques des acteurs qui la confortent, mais aussi, selon une logique dialectique, les formes de contestation qui s’y opposent. Si la question de leur multiplication et de leur succès reste entière en France, elles dessinent un nouveau paysage, celui des mobilisations contre Blackstone et son monde

Des luttes populaires en demi-teinte 

Promoteurs et élus déplorent régulièrement la multiplication des recours juridiques et des oppositions locales aux projets immobiliers. En France, les mobilisations contre les opérations financées par des gérants d’actifs ou contre la financiarisation dont ils sont porteurs demeurent néanmoins sporadiques – voire exceptionnelles – et largement incidentes. Pour dénoncer le mal-logement, certains collectifs ont occupé des bâtiments détenus par divers grands propriétaires. 

C’est le cas de l’association Droit au logement (DAL), dont les premières occupations, fortement médiatisées dans les années 1990, ont contribué à mettre la crise du logement à l’ordre du jour gouvernemental. Cette pression a contribué à l’annonce d’un plan d’urgence en faveur de l’hébergement d’urgence et de l’insertion, notamment fondé sur la réquisition d’immeubles laissés vacants par les investisseurs institutionnels. 

Ces pratiques restent d’actualité : en 2018, le DAL a par exemple occupé des bureaux vides appartenant à Amundi dans le 13e arrondissement de Paris, appelant le gouvernement à « appliquer la loi de réquisition sur les biens appartenant à de grands propriétaires privés, pour loger en urgence les personnes sans logis, vivant des situations de grande précarité dans la rue ». D’autres lui ont emboîté le pas, comme Jeudi Noir, collectif de jeunes militants proche des milieux écologistes et qui ciblait principalement le patrimoine de propriétaires privés, notamment celui des compagnies d’assurance et des fonds de pension, pour obtenir des victoires sur le terrain judiciaire et médiatiser la crise du logement. Ce type d’action vise donc les gérants d’actifs parmi d’autres propriétaires privés entretenant délibérément la vacance.

Et la ville, elle est à qui ? 

D’autres mobilisations ont ciblé prioritairement et explicitement les gérants d’actifs, au nom de la lutte contre la spéculation immobilière et, à mesure que le vocable s’est diffusé au sein des réseaux militants, contre la « financiarisation ». La plus massive a concerné la réhabilitation d’une artère du centre-ville de Marseille construite sous le Second Empire, durant le premier âge d’or de la propriété urbaine actionnariale. Entamée en 2004, dans le cadre du vaste projet d’urbanisme « Euroméditerranée », le réaménagement de la rue de la République a progressivement été perçu comme une menace par les classes populaires, dont une partie s’est mobilisée contre les deux sociétés de gestion d’actifs qui y détenaient des logements et des commerces. La concentration de la propriété et la similarité avec les opérations de vente à la découpe qui défrayaient alors la chronique nationale ont fourni des conditions favorables à l’émergence de cette mobilisation locale inédite. 

Avec l’appui de l’association Un Centre-ville pour tous (CVPT), les collectifs de locataires et associations d’habitants ont lutté contre les tentatives d’éviction menées à coups de non-renouvellement des baux et d’intimidation des locataires. Ils ont « partiellement » gagné leur bataille juridique en obtenant une obligation de relogement par les propriétaires. Ils exigeaient aussi que les gérants d’actifs s’engagent à vendre des immeubles à des organismes HLM pour qu’une partie de ces locataires y soient relogés. En définitive, le relogement des « locataires “récalcitrants” » a permis d’acheter la paix sociale et, plus généralement, « servi d’alibi » au reste des opérations. Mais l’association CVPT revient à la charge en 2016. Après la publication d’une enquête sur les stratégies et les montages fiscaux des gérants d’actifs en question, ainsi que sur la vacance des commerces de rez-de-chaussée et des logements qu’ils possèdent encore, elle demande des comptes aux pouvoirs publics. Son bilan est sans appel : la réhabilitation « a été une opération de spéculation financière, soumise à la dictature du taux de profit, au mépris des habitants, entreprises, acteurs culturels et commerçants initiaux. Sombre bilan pour la municipalité qui avait tout misé sur la capacité de la finance privée à rénover la rue, et pour les habitants qui vivent un désert social. » 

À la même époque, un collectif rassemblant des habitants, des militants d’Attac et de Jeudi noir et des élus communistes et écologistes se mobilise dans le 3e arrondissement de Paris, où Blackstone souhaite réhabiliter un îlot pour y réaliser 24 000 mètres carrés de bureaux. « Contre la transformation de quartiers du 3e en placements financiers », les tracts du « groupe des 24 000 » rappellent que la « vie de quartier vaut plus que leurs profits ». Concrètement, le collectif réclame une évolution du projet : des logements sociaux, une crèche, des locaux pour l’économie sociale et solidaire et l’accueil des associations. Entre manifestations et déambulations, pétition, happening au siège de Blackstone, échanges avec l’adjoint de la mairie de Paris chargé du logement, il multiplie les modes d’action. Sa mobilisation est relayée sur le terrain institutionnel par des élus communistes et écologistes.

Cependant, l’exécutif parisien est déterminé à poursuivre le projet. Jean-Louis Missika, alors adjoint chargé de l’urbanisme, déclare qu’il « présente d’autres attraits, répond à d’autres besoins » que le logement social, comme le développement économique : « Il permet de maintenir et ramener au cœur de Paris des entreprises que l’on avait vu partir [en banlieue] ces dernières années. » Une ligne de défense qui montre que l’argument de la concurrence entre territoires peut servir à contrer les demandes de la population mobilisée. En l’absence de débouchés au niveau municipal, la mobilisation s’essouffle. En 2018, Blackstone revend l’opération achevée à la branche immobilière de la compagnie d’assurance Generali, pour un montant trois fois plus élevé que son prix d’achat.

Des difficultés conjoncturelles ou structurelles ? 

Au-delà de ces deux épisodes, rares sont, en France, les contestations populaires qui ont visé les gérants d’actifs. Ailleurs, les mobilisations citoyennes combinant action directe et bataille juridique se sont multipliées, par exemple à New York, contre des fonds prédateurs, ou au Canada, contre des foncières cotées en Bourse. À Berlin, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté pour l’expropriation des fonds d’investissement devenus propriétaires des logements sociaux. À Barcelone, des exilés et militants ont occupé la rue et mené une campagne de dénonciation pour exiger, avec succès, leur maintien à un loyer modéré dans un hôtel détenu par Blackstone. De même, plusieurs centaines de locataires madrilènes ont combattu les hausses de loyer exigées par cette société, y compris devant les tribunaux, et certains ont obtenu gain de cause. Ces deux derniers exemples viennent s’ajouter aux nombreuses mobilisations menées par la Plateforme des affectés par les hypothèques (PAH), qui a déployé une variété de tactiques pour lutter contre l’endettement et les expulsions causées par l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne en 2009 : groupes de parole et ateliers de recherche, présence lors des expulsions pour les freiner et occupations d’agences bancaires pour forcer les créditeurs à abandonner les poursuites, campagnes auprès des pouvoirs publics à diverses échelles, notamment européenne. Par-delà les traditions militantes propres à chaque pays ou ville, comment expliquer ce décalage français ? 

La faible politisation des marchés où se concentre l’activité d’investissement constitue une première piste. Parce que les bureaux, commerces et entrepôts privilégiés par les gérants d’actifs en France suscitent traditionnellement moins de mobilisations que le logement, leur choix de se tenir à l’écart du secteur résidentiel a pu contribuer à les préserver de la critique. Cet évitement est d’ailleurs délibéré pour certains gérants d’actifs, car, en plus d’être moins rentable, le logement est perçu comme politiquement sensible. La mauvaise presse associée aux ventes à la découpe est encore vive dans les mémoires. Dans le prospectus du fonds résidentiel Bepimmo, Blackstone joue cartes sur table, encouragé en cela, il est vrai, par les obligations réglementaires de communication : des « critiques », « manifestations » et campagnes médiatiques « pourraient amener [le fonds] à renoncer aux opportunités d’investissement et à être soumis à de nouvelles lois, litiges et changements dans la surveillance réglementaire ».

La comparaison internationale confirme cette inégale politisation. Si les luttes contre la financiarisation semblent plus vives ailleurs, elles portent exclusivement sur le logement. Pourtant, notre enquête a démontré que la concentration des gérants d’actifs dans l’immobilier non résidentiel s’accompagnait d’effets allant bien au-delà des murs des bureaux ou des commerces, que ce soit en matière de développement territorial, d’urbanisme, de transition écologique et d’artificialisation des sols, d’inégalités patrimoniales et même de risque financier systémique. 

Maintenant qu’ils s’intéressent au logement et à l’environnement, la donne va-t-elle changer ? Difficile de se livrer au jeu des prédictions, mais certaines caractéristiques de la financiarisation laissent penser qu’au-delà des types d’objets concernés, des défis structurels se dressent face aux mobilisations. La géographe Desiree Fields souligne les difficultés liées à la « distance » : une distance spatiale, au sens où l’infrastructure de la gestion d’actifs permet à des investisseurs d’opérer à l’échelle globale via toute une chaîne d’intermédiaires ; mais aussi relationnelle, car la multiplication des intervenants et instruments rend potentiellement plus difficile l’identification des donneurs d’ordre, l’imputation des responsabilités et, in fine, la défense de revendications. On est loin du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, qui luttait au sein de l’usine contre un patronat local. Le capitalisme urbain financiarisé met en jeu d’autres subjectivités – ménages endettés, locataires menacés d’expulsions – et opère à une échelle qui, de plus en plus, est mondiale. Comment s’opposer à un gérant d’actifs dont l’identité n’est pas forcément connue, parce qu’il a recours à de multiples prestataires de gestion, et qui intervient pour le compte d’une multitude d’investisseurs, dont des fonds de pension colossaux en charge des retraites du secteur public ?

L’empire urbain de la finance. Pouvoir et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, Editions d’Amsterdam, 2023.

  publié le 10 décembre 2023

Le maître du monde
face aux prolétaires

par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Fort d’une fortune de 192 milliards de dollars, M. Elon Musk tente de conquérir le ciel avec Space X et Starling, les routes avec Tesla, les réseaux de communication avec X. Tout à son fantasme de domination mondiale, il en oublie qu’ici bas, dans la réalité matérielle, les seuls producteurs de richesses et de valeur sont les travailleurs et les créateurs. Les prolétaires de Suède viennent de le lui rappeler dans l’unité et avec force. Entre deux crachats antisémites, il doit se rendre à l’évidence : sa richesse n’est que le résultat de l’exploitation capitaliste des travailleurs et du pillage du travail des scientifiques des secteurs de la recherche publique. Pour augmenter encore la plus value qu’il extorque de l’exploitation du travail, il refuse d’appliquer les conventions collectives des pays ou il s’implante. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Suède. L’enjeu est énorme pour tous les salariés de ce pays, mais bien au-delà pour tous les travailleurs européens. Alors que le président de la République se vante d’avoir signé un accord pour implanter l’une de ses usines dans le nord de La France, il faut donc y regarder à deux fois. Avec le terrain et une baisse d’impôt en guise de cadeau de bienvenu, le mandataire du capital qui occupe l’Élysée veut aussi fournir une main-d’œuvre à bon marché qui permettrait d’entailler encore plus le droit social Français. Tout ceci au nom de… « l’emploi », qui a décidément bon dos.

Preuve, s’il en fallait, que la lutte des classes existe et qu’elle se déploie chaque jour dans le vacarme des débats nauséabonds sur « la guerre des identités » ou de « civilisation ». Autant de diversions pour cacher celle que mène le capital contre le travail et le nouveau prolétariat.

Refusant de signer une convention collective à 130 mécaniciens-réparateurs de voiture électrique Tesla, répartis dans sept concessions en Suède, le magnat nord-américain a déclenché une réaction en chaîne qui fait honneur à la classe ouvrière. Les mécaniciens ont cessé le travail à l’appel de leur syndicat IF Metal pour obtenir « des conditions de travail équitables et sûres, comparables à celles d’entreprises similaires dans le pays ». Ce mouvement, soutenu par huit autres syndicats, a mis en branle une multitude de travailleurs de différents métiers pour faire comprendre à Tesla que, sans eux, sans leur travail, rien ne fonctionne, vérité universelle que cherche à maquiller, en tout temps et en tout lieu, le capital. Les garagistes refusent ensuite de réparer les voitures Tesla. Puis les dockers refusent de décharger les voitures électriques des bateaux. Les électriciens laissent les bornes de recharge en panne. Les facteurs ne livrent plus le courrier, les pièces détachées et les plaques d’immatriculation. Les agents d’entretien ne font plus le ménage. Dans d’autres pays nordiques et en Allemagne, les salariés et leurs syndicats s’apprêtent aussi à se mettre en mouvement.

Honneur aux ouvriers suédois ! Ils doivent pouvoir bénéficier de notre soutien actif pour le droit et le progrès social. À la veille des élections européennes, ils nous rappellent la nécessité de faire voter des directives protectrices pour les travailleurs et entraver ainsi la route pavée par le capital et ses mandataires pour que Musk et ses épigones s’essuient les pieds sur le droit social. Pour cela les prolétaires de tous les pays doivent s’unir et agir.


 

 

En Suède, dix syndicats
à l’assaut de Tesla

Nicolas Lee sur www.humanite.fr

Le plus gros vendeur de voitures électriques du monde, Tesla, refuse de signer les conventions collectives suédoises. Un mouvement de grève très suivi paralyse l’activité de l’entreprise dans le pays.

Suède, correspondance particulière.

La Suède est-elle en train de renouer avec son histoire sociale ? « Peu de gens s’en souviennent, mais c’est l’un des pays qui faisait le plus grève en Europe au début du XXe siècle », rappelle Anders Kjellberg, professeur émérite de sociologie de l’université de Lund (Suède). Depuis, avec le modèle social réputé unique du pays, le nombre de conflits sociaux a chuté. Le 27 octobre, la grève des salariés des dix centres de réparation de voitures Tesla à l’appel du syndicat IF Metall, a donc surpris le monde entier. Dans les semaines suivantes, le mouvement est devenu encore plus retentissant, avec pas moins de neuf syndicats qui l’ont soutenue par des actions de solidarité : ceux des transports, des électriciens ou encore celui du BTP.

À l’origine de ce conflit, la firme automobile Tesla refuse de signer les accords collectifs de branche avec le syndicat IF Metall, deuxième en nombre de membres. Après cinq années passées à faire miroiter une hypothétique signature, Tesla a claqué la porte des négociations, fin octobre. Le conflit s’articule notamment autour des salaires, des assurances et des pensions de retraite. Autant d’éléments inscrits dans les conventions collectives qui couvrent 90 % des salariés suédois.

« Tesla risque d’ouvrir une brèche »

Pour Marie Nilsson, présidente d’IF Metall, l’organisation doit défendre bec et ongles cette spécificité. « C’est la manière dont le système de protection des salariés s’applique en Suède. Les droits des travailleurs – à la différence d’autres pays européens – sont principalement garantis par ces accords collectifs », précise-t-elle. Si la mobilisation ne concerne peut-être que 130 mécaniciens, la représentante y voit une offensive plus globale contre le système des accords collectifs.

Une vision partagée par Britta Lejon, présidente du syndicat suédois des fonctionnaires Statstjänstemannaförbundet, « Tesla risque d’ouvrir une brèche et inciter d’autres entreprises à reconsidérer l’utilité des négociations », s’inquiète la chef de file de l’organisation. Ses membres, qui comprennent notamment des postiers, mènent depuis le mardi 21 novembre une grève de solidarité et bloquent tous les courriers à destination des ateliers Tesla. La multinationale se retrouve donc dans l’impossibilité de mettre ses nouveaux véhicules en circulation, les plaques d’immatriculation étant d’habitude livrées par la poste. « La livraison des pièces nécessaires à la réparation mais aussi celle des plaques d’immatriculation sont interrompues », confirme Britta Lejon.

Tesla n’a pas tardé à réagir, Elon Musk, patron de l’entreprise, lâchant sur son réseau social X un « C’est de la folie ! » en réponse à cette solidarité. Ce lundi 27 novembre, Tesla a déposé plainte contre l’État afin de récupérer les plaques d’immatriculation auprès de l’agence publique qui les met à disposition. Une autre action en justice contre PostNord – entreprise des postes détenus par les États suédois et danois – a été lancée pour demander la reprise des livraisons.

« Nous savons que la grève sera longue »

« Jour après jour, on reçoit de plus en plus de soutien », se réjouit David (1), en grève depuis un mois dans une ville de l’ouest de la Suède. Pour le jeune « senior technician » de 25 ans, l’offensive de Tesla est un signe encourageant : « C’est que les effets des actions solidaires portent leurs fruits. » Avec une compensation à 130 % de son salaire par le syndicat IF Metall, il se fait le porte-parole de ses collègues avec lesquels il se réunit régulièrement « Nous savons que la grève sera longue, mais nous attendrons le temps nécessaire pour faire revenir Tesla à la table de négociations. »

La décision temporaire de tribunal du Norrköping saisi sur la plainte contre l’agence des transports a d’ailleurs surpris Anders Kjellberg. « En ordonnant à l’administration publique de mettre à disposition les plaques d’immatriculation directement à Tesla, le tribunal remet d’une certaine manière en cause les mesures de solidarité », avertit le sociologue. D’autre part, le droit de grève inscrit dans la Constitution exige une neutralité de l’État lors des conflits sociaux, or, « par cette décision, la cour ordonne à l’État de renoncer à sa neutralité ».

En parallèle, « les organisations patronales observent attentivement l’évolution de la situation. Ils considèrent ce conflit comme une opportunité stratégique pour remettre en question le droit aux actions solidaires, longtemps source de puissance pour les syndicats », conclut Anders Kjellberg.

(1) Le prénom a été modifié.

 

publié le 7 décembre 2023

Devoir de vigilance :
une victoire syndicale à Paris qui donne des sueurs froides aux multinationales

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Attaqué en justice par le syndicat Solidaires, le groupe a été condamné pour non-respect du devoir de vigilance. Les syndicats et ONG comptent prendre appui sur cette décision pour mener leurs combats à venir.

C’est un signe qui ne trompe pas. En apprenant le verdict annoncé ce 5 décembre, l’avocate de TotalEnergies, Ophélia Claude, s’est exclamée : « C’est un peu le début d’une nouvelle ère ! » (Novethic, 6 décembre). Et dans la bouche de cette ardente défenseure des multinationales, il n’y avait pas matière à se réjouir…

Les syndicats et les ONG viennent de remporter une victoire importante dans leur combat contre les multinationales. Le tribunal judiciaire de Paris a condamné La Poste pour non-respect du devoir de vigilance, une décision saluée par SUD PTT, qui avait assigné le groupe en justice : « C’est la première fois qu’une entreprise française se fait reprendre par la justice en matière de devoir de vigilance, avec la circonstance aggravante qu’il s’agit d’un employeur public. »

Le travail dissimulé, un « problème récurrent » à La Poste

Pour comprendre la portée de la décision, il faut rembobiner le fil. En janvier 2022, le syndicat saisit le tribunal judiciaire de Paris, car il estime que le groupe ne se conforme pas à ses obligations liées au devoir de vigilance. Pour mémoire, il s’agit de dispositions contenues dans la loi du 27 mars 2017, fruit de la bagarre des syndicats et des ONG pour renforcer les obligations des multinationales en matière de prévention des atteintes aux droits humains, à l’environnement et à la santé. La loi impose une série de mesures aux grands groupes, parmi lesquelles la cartographie des différents risques, l’évaluation régulière de la situation de leurs sous-traitants et fournisseurs, des actions de prévention, etc.

Cette loi, qu’on présente généralement comme une réponse politique à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui avait tué plus de 1 100 travailleurs en avril 2013, n’est pas exempte de défauts. Mais elle a le mérite d’inciter les firmes à dépasser le stade des déclarations d’intention, dont les responsables RSE (responsabilité sociétale des entreprises) sont si friands.

Dans son assignation, dévoilée à l’époque par l’Humanité, SUD PTT pointait un certain nombre d’insuffisances comme l’absence d’une véritable cartographie des risques et la non-publication d’une liste complète des sous-traitants, alors même que le comportement de ces derniers est souvent dénoncé.

« Le recours au travail dissimulé » représente un « problème récurrent » dans le groupe, selon le syndicat, qui citait par exemple la tragique affaire Seydou Bagaga, du nom d’un chauffeur-livreur non déclaré travaillant pour un sous-traitant et qui s’était noyé dans la Seine en tentant de récupérer un colis, en janvier 2013.

Dans son jugement du 5 décembre, le tribunal donne raison aux syndicats sur plusieurs points. La direction va devoir compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques destinée à leur identification ; établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie ; et mettre en place un mécanisme de recueil des signalements digne de ce nom, après avoir procédé à une concertation des syndicats.

« Ce jugement est très important, assure Céline Gagey, avocate de SUD PTT. Il vient rappeler que la loi sur le devoir de vigilance implique de prendre des mesures précises, en adéquation avec les risques identifiés, plutôt que de se limiter à des généralités. Jusqu’à présent, le plan de vigilance de La Poste se résumait quasiment à un document de communication ! »

Une jurisprudence pour les affaires en cours

La victoire n’est pas totale pour autant, dans la mesure où certaines demandes du syndicat sont restées lettre morte, comme la publication d’une liste des sous-traitants du groupe. « Pourtant, nous demandions simplement que, en cas de problème, les élus du personnel puissent avoir accès à ces informations en CSSCT (Commission santé, sécurité et conditions de travail), précise Nicolas Galépides, de SUD PTT. Il n’y avait rien de systématique, ni de public. Notre demande ne visait pas à embêter les directions, mais à obtenir des informations en cas d’accident ou de drame, comme dans l’affaire Seydou Bagaga. »

Néanmoins, les ONG estiment que cette décision va alimenter les batailles qu’elles mènent dans les prétoires. Depuis 2019, une douzaine d’actions en justice ont été lancées pour non-respect du devoir de vigilance, ciblant en particulier le méga-projet pétrolier de Total en Ouganda, la situation de travailleurs dans des filiales de Teleperformance ou encore la politique d’accès à l’eau potable de Suez au Chili.

Mais, très souvent, ces affaires s’enlisent dans les sables des procédures. « Les grands groupes jouent de tous les moyens juridiques pour faire en sorte que les procès n’aient pas lieu, rappelle Juliette Renaud, responsable de campagne sur la régulation des multinationales aux Amis de la Terre. À présent que la justice s’est enfin prononcée sur le fond, nous espérons que cela débloque des choses. »

En réaffirmant l’esprit de la loi de 2017, le tribunal de Paris vient appuyer certaines revendications. « Concrètement, La Poste va devoir refaire quasiment tout son plan de vigilance, explique Juliette Renaud. En particulier, la décision du tribunal reconnaît la cartographie des risques comme une pierre angulaire du plan de vigilance : cela va nous servir dans d’autres actions en justice, contre Total ou la BNP notamment, car nous reprochons justement à ces groupes leur manque de clarté sur ce point. »


 


 

La Poste, première entreprise condamnée pour manquement au devoir de vigilance

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Le tribunal de grande instance de Paris a rendu son jugement, mardi 5 décembre, dans le dossier opposant Sud PTT au groupe La Poste. Le syndicat avait assigné en justice l’entreprise privée à capitaux publics, détenue par l’État via la Caisse des dépôts, pour non-respect de son devoir de vigilance. Au coeur du dossier : l’exploitation de travailleurs sans-papiers par ses sous-traitants. Pour la première fois depuis l’adoption de la loi en 2017, une entreprise est condamnée en justice pour non-respect du devoir de vigilance.

 C’est une première, et une petite révolution en matière de jurisprudence : le groupe La Poste vient d’être condamné par le tribunal de grande instance de Paris dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance. Le groupe était assigné en justice par le syndicat Sud PTT pour plusieurs manquements, concernant en premier lieu les atteintes aux droits des travailleurs dans le cadre de la sous-traitance. Au coeur du dossier : le sous-traitant Derichebourg, qui a fait travailler des sans-papiers pour deux de ses filiales : Chronopost à Alfortville (94) et DPD au Coudray Montceaux (91).

L’audience avait eu lieu le 19 septembre. L’avocate du syndicat, Céline Gagey, espérait qu’il en ressortirait « un signal fort ». C’est chose faite avec ce jugement, communiqué ce mardi. « C’est la première fois que La Poste est condamnée par une instance judiciaire depuis le début de notre lutte », réagit Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes d’Alfortville.

« Les éléments examinés par le juge, nous les avions déjà signalés à l’inspection du travail et à la DRIEETS : marchandage, travail dissimulé… Tout cela engage la responsabilité de La Poste qui depuis deux ans se défendait en disant “on est pas responsables”», rappelle-t-il. « Nous on leur répondait : si, vous avez un devoir de vigilance et vous ne l’avez pas respecté. Aujourd’hui, le juge le reconnaît aussi ».

« Le juge dit : « faites votre boulot ! » »

 La loi sur le devoir de vigilance, votée en 2017, a pour but de responsabiliser davantage les entreprises donneuses d’ordre face aux atteintes aux droits humains et à l’environnement de leurs filiales et sous-traitants. Mais six ans après, le bilan d’application de cette loi demeurait mitigé. Sur 18 affaires judiciaires, six en étaient restées au stade de la mise en demeure et douze avaient franchi l’étape de l’assignation en justice, recensait l’agence de presse AEF.

Une seule avait été au bout du processus judiciaire : l’affaire TotalÉnergies en Ouganda. Sauf qu’après trois ans de procédures complexifiées par des débats sur la forme et non sur le fond, les associations avaient été été déboutées par un juge des référés s’estimant incompétent. L’audience du groupe La Poste, le 19 septembre, était la première à être menée par un juge du fond.

Et la décision qui en ressort pave la voie pour les suivantes. Celle-ci « nous redonne espoir quant à l’application de la loi devoir de vigilance, après nos dernières déceptions. C’est une décision positive, à la hauteur des exigences imposées par cette loi », commente ainsi Juliette Renaud, responsable de campagne régulation des multinationales pour Les Amis de la Terre France, ONG en première ligne du dossier Total-Ouganda.

« C’est comme si l’on reprenait tout à la base. Le juge dit : « faites votre boulot ! Votre plan de vigilance n’est pas bon », et le jugement détaille de nombreux trous dans la raquette », expose Nicolas Galépides, secrétaire général de Sud PTT.

Le tribunal enjoint La Poste à élaborer une vraie cartographie des risques

Dans son jugement, le tribunal exige du groupe qu’il complète son plan de vigilance par une cartographie des risques précise. Celle actuellement produite par La Poste pèche par un « très haut niveau de généralité », qualifie le jugement. Elle ne « permet pas de déterminer quels facteurs de risque précis liés à l’activité et à son organisation engendrent une atteinte » aux droits des travailleurs.

Par exemple, cette cartographie actuelle « ne fait nullement ressortir l’existence de risques liés au travail illégal », soulève le juge du fond. Or, les preuves sont là. En janvier 2022, l’inspection du travail listait 63 noms de personnes sans-papiers employées sur le site du Coudray-Montceaux par Derichebourg Interim, sous-traitant de DPD, filiale de La Poste.

Lors du procès, l’avocat du groupe La Poste avait reconnu « des incidents, extrêmement malheureux. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a que le plan de vigilance est défaillant. On est sur une obligation de moyens, pas de résultats », défendait-il.

Ce n’est donc pas l’avis du tribunal. Le juge « reconnaît que la cartographie des risques est une pierre angulaire du plan de vigilance, et que celle-ci doit être assez précise pour être utile », souligne Juliette Renaud. Un enjeu central pour les ONG et syndicats dans les autres affaires liées au devoir de vigilance.

Mieux évaluer les sous-traitants de La Poste au regard du devoir de vigilance

À partir d’une véritable cartographie des risques, La Poste devra désormais mettre en place « des procédures d’évaluation des sous-traitants » plus solides, en fonction des risques précis identifiés par cette cartographie, intime le tribunal.

Car jusqu’ici, pour les fournisseurs et sous-traitants au coeur du problème, « il est tout au plus renvoyé (…) à un classement réalisé par l’AFNOR ». L’AFNOR (association française de normalisation) est l’organisme chargé de mener des audits des sous-traitants. Sauf que dans le cadre du plan de vigilance de La Poste, seul 1 % des 400 sous-traitants du groupe dans le secteur de la livraison et de la logistique ont fait l’objet d’un audit sur site, avait rappelé Céline Gagey, l’avocate de Sud PTT, lors de l’audience.

En revanche, la demande du syndicat de publier la liste des sous-traitants et fournisseurs, face à laquelle les avocats de La Poste opposait le secret des affaires, n’a pas été retenue par le tribunal.

 Co-construire les dispositifs d’alerte avec les syndicats

Enfin, le juge enjoint La Poste à publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance, et à mettre en place un « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements » co-construit avec les organisations syndicales – ce qui n’était pas le cas, dénonçait Sud PTT.

Jusqu’ici en effet, La Poste « avait acheté un logiciel aux Etats-Unis », rappelle Nicolas Galépides. Le nom de cette interface : « Whistle B » (pour « whistleblower », lanceur d’alerte). Pour le syndicaliste, ces dernières années, le groupe a ainsi cherché à « contourner le système existant de droit de retrait et droit d’alerte, par la mise en place d’un simple numéro vert dans les bureaux. Celui-ci renvoie vers un cabinet privé, sur lequel on a aucune visibilité ». 

Après étude approfondie des pièces du dossier, le tribunal abonde dans le sens de Sud PTT : « il n’est pas établi que La Poste ait cherché à établir un dispositif de concert avec les organisations syndicales », tranche-t-il. Avant d’exiger « une concertation » préalable à toute mise en place d’un mécanisme d’alerte.

Jusqu’où iront les injonctions des tribunaux sur le devoir de vigilance ?

Sud PTT va désormais travailler à partir de ce jugement pour construire ses revendications vis-à-vis du groupe. En espérant embarquer les autres syndicats dans ce travail de fond sur le devoir de vigilance. Et Nicolas Galépides voit déjà plus loin : « cela veut dire que la prochaine fois que quelque chose ne nous convient pas, on pourra s’appuyer sur cette décision pour exiger d’une boîte qu’elle se mette au travail ».

Reste une question : jusqu’où iront les injonctions des tribunaux ? Si aujourd’hui la justice enjoint La Poste à revoir tout son plan de vigilance, elle ne lui « impose pas de mesures concrètes qui doivent être mises en oeuvre, considérant que cela relève de la liberté de l’entreprise », relève Juliette Renaud.

De plus, le tribunal ne demande pas d’astreinte avec pénalité financière pour mettre en oeuvre ses injonctions. Les prochaines actions des syndicats et ONG sur le devoir de vigilance préciseront jusqu’à quel point la justice peut être, ou non, réellement contraignante.

  publié le 6 décembre 2023

Après trois mois de grève, une première victoire pour les agentes d’entretien d’Onet au CHU de Montpellier

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Après trois mois de grève, les employées de la société de nettoyage Onet, au CHU de Montpellier, en lutte avec le soutien de la CGT pour leurs salaires et leurs conditions de travail, ont obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, samedi 2 décembre. Elles réclamaient notamment la fin d’un système oppressant de traçabilité de leur travail, qui s'apparente à du flicage.

« Nous voulons vivre dignement de notre travail. » C’est le mot d’ordre répété sans relâche pendant les 78 jours de mobilisation des salariées d’Onet, une société de nettoyage, spécialisée dans la prestation de services et sous-traitante du Centre hospitalier universitaire de Montpellier (Hérault).

Le 2 décembre, la quarantaine de grévistes, qui se battaient depuis trois mois pour leurs salaires et de meilleures conditions de travail, a décidé de signer un « accord de fin de conflit », après avoir obtenu gain de cause sur une partie de leurs revendications, à l’issue de cette lutte décrite comme « exemplaire ».

650 euros de prime et remise en cause de la traçabilité

« Nous avons obtenu : le respect des travailleuses et des travailleurs ; 650 euros de prime ; une organisation du travail à laquelle nous aurons notre mot à dire ; un aménagement de la traçabilité moins pénalisante par les travailleurs dont le résultat reste à apprécier », détaille le communiqué de la CGT, publié peu après la décision de reprise du travail.

La mise en place de ce système de « traçabilité », imposant sans concertation préalable aux employées — pour une écrasante majorité des femmes — de pointer après le nettoyage de chaque salle, a été le détonateur de cette lutte, qui s’inscrit dans une révolte plus générale contre des conditions de travail jugées indignes, avec des cadences souvent infernales, et des salaires stagnant à peine au-dessus du Smic, dans un contexte où l’inflation continue de restreindre les budgets des plus pauvres.

« Cela fait onze ans que je suis salariée chez Onet et plus ça va, plus les conditions de travail se dégradent », avait témoigné, en novembre dernier, dans les colonnes de l’Humanité, Claire Buron, l’une de ces employées en grève.

Au-delà de la remise en cause de ce système de flicage — les employées ne seront désormais astreintes qu’à badger une seule fois, à leur arrivée —, la CGT, qui a accompagné cette lutte, se réjouit, dans ce communiqué, d’avoir obtenu de la direction un changement de posture à l’égard du personnel et de ses représentants, qu’elle a dû se résoudre à entendre.

Solidarité sur le piquet de grève

Le syndicat se réjouit également du soutien exprimé aux grévistes tout au long de cette mobilisation, non seulement par le personnel médical du CHU de Montpellier, mais aussi par des citoyens, venus sur les piquets de grève. « Une solidarité autour de cette lutte a eu lieu, qu’elle soit en interne de la CGT (…) de la part des politiques de Gauche, des jeunes et de tous ceux qui sont venus sur le piquet de grève » indique le communiqué.

Une solidarité et une première victoire qui renforcent la volonté de ces employées à rester mobiliser sur les conditions de mise en oeuvre de ces nouvelles conditions de pointage et de continuer leur combat, avec la perspective d’obtenir une revalorisation des salaires, « un 13e mois, et le respect des emplois ».

Un rapport du Sénat publié fin juin avait alerté sur les conditions de travail de ces professionnelles du nettoyage, en se fondant sur les travaux de François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Le chercheur rappelait qu’entre « 60 et 62 ans, 50 % des salariés ou anciens salariés des métiers du nettoyage déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l’ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents : les entreprises de nettoyage représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu’ils ne représentent que 1,8 % des CDI ».


 


 

Montpellier : le comité de soutien,
un appui solide pour les grévistes d’Onet

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Alors que la grève des salariées de l’entreprise qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier a pris fin ce vendredi 1er décembre après 80 jours à la suite d’un accord avec la direction, Le Poing revient sur l’élan de solidarité qu’a suscité cette lutte

Cette solidarité, c’est ce qui nous fait tenir, ça nous donne le courage de continuer”, confiait Abdel, salarié de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, à propos du comité de soutien à la grève, au mois d’octobre. Le 13 septembre dernier, les salariées (en grande majorité des femmes) avaient posé les balais pour demander des augmentations de salaires, une prime équivalente au treizième mois et pour marquer leur refus d’un dispositif de contrôle sur téléphone où elles devaient rendre compte de chaque prestation effectuée dans les divers endroits qu’elles nettoyaient.

Au bout de 80 jours de grève, elles ont finalement obtenu, via des négociations avec la direction, une prime exceptionnelle de 650 euros et un allègement du dispositif de traçage. 80 jours de lutte qui n’auraient sans doute pas été possibles sans un comité de soutien, rassemblant largement divers pans du mouvement social montpelliérain.

Un phare dans la nuit”

Dès le 3 octobre, Révolution Permanente (RP), organisation trotskyste, a monté un comité de soutien pour fédérer largement autour de cette grève. “On pense que beaucoup d’organisations de gauche anticapitalistes et révolutionnaires ont une analyse assez pessimiste de la situation politique et se contentent de revendications purement défensives, alors qu’il y a des failles sur lesquelles s’engouffrer pour obtenir des victoires”, analyse Lucas, membre de RP. “Dans une période d’attaques successives du gouvernement sur tous les fronts, avec une inflation galopante, cette grève de plus de deux mois, menée par des femmes, majoritairement issues de l’immigration, payées en dessous du SMIC et sans grande culture syndicale, est un phare dans la nuit. Elles nous montrent la direction à suivre. Il fallait qu’on dépasse nos propres forces pour en faire l’événement politique de la rentrée sur Montpellier.

Philippe, militant CGT-CHU, complète : “Cette grève coche toutes les cases : c’est l’hôpital public, fleuron de l’emploi à Montpellier, et on parle d’un personnel précaire, féminisé et racisé qui a subi de plein fouet la vague Covid. Si on est militant anticapitaliste, antiraciste et antisexiste, c’est là qu’il faut être pour soutenir.” Claire, déléguée au CSE d’Onet au CHU, abonde : “On n’a pas eu la prime du Ségur car on n’est pas considéré comme du personnel de santé.”

La première réunion du comité de soutien, début octobre, a su rassembler diverses forces : Le parti de gauche, le NPA, la France Insoumise, la gauche éco-socialiste, mais aussi un collectif féministe de Montpellier et quelques gilets jaunes du rond-point de près-d’arènes ont répondu à l’appel. Pour Sabine, figure emblématique de ce rond-point, “rien de ce qu’ont soulevé les gilets-jaunes n’a été résolu, en terme de salaires et de justice sociale. Aujourd’hui, c’est une manière de continuer le combat autrement.”

Soutien à plusieurs niveaux

Outre des discussions tactiques sur les modalités de la grève, le soutien était avant tout moral. “Pas question d’intervenir dans leurs assemblées générales, on les laissait s’organiser par la base et on demandait comment on pouvait les aider”, précise Lucas. “Nous voir débarquer à sept ou huit à 7 heures du matin, forcément ça les motivaient”, ajoute Elsa, une autre militante de RP.

Un soutien moral, mais aussi financier non négligeable pour compenser les feuilles de paie à zéro. « Pour certains c’est dur », confiait Abdel lors du 58e jour de grève. « Il y a des femmes seules avec enfants qui sont à mi-temps, d’autres qui sont en CDD de remplacement et pour qui faire grève est compliqué. »

Heureusement, le comité de soutien a redoublé d’inventivité : tombolas organisées au Quartier Généreux ou au bar le Madrediosa avec de nombreux lots à gagner en collaboration avec des artistes, tatoueurs et autres donateurs, cantine au local associatif le Barricade, caisses de grève qui tournaient pendant les manifestations, collages revendicatifs dans toute la ville pour dénoncer le silence de la direction du CHU… La chorale militante le cri du Choeur a même improvisé un concert pour reverser les bénéfices (au chapeau) aux grévistes.

Organisés via une boucle Whats’app réunissant 80 personnes, les soutiens ont mis en place un roulement quasi quotidien de personnes allant vendre des gâteaux fait maison sur les marchés en distribuant des tracts pour informer les gens sur la grève. “On ramenait une plus d’une centaine d’euros par jours sur le piquet, ça aussi, c’est bon pour le moral”, commente Lucas. Au total, plus de 20 000 euros ont été récoltés via la cagnotte en ligne et physiquement. “Pas de quoi compenser les 50 000 euros de salaires en moins, mais ça fait tampon”, relativise le militant trotskyste. La caisse de grève a également été largement abondée par la CGT, le syndicat Sud-chimie de Sanofi, qui a versé 750 euros, et également par la France Insoumise.

La FI active

Nathalie Oziol, députée France Insoumise héraultaise, allait régulièrement voir les grévistes. Autre figure du mouvement de Jean-Luc Mélenchon à être venue sur le piquet de grève des salariées d’Onet : Rachel Keke, députée et ancienne porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. Un conflit de 22 mois qui s’est soldé par une victoire pour les femmes grévistes.“Ne lâchez rien, la lutte paye ! Sachez que sans vous, ils [la direction] ne sont rien !” avait-elle affirmé aux grévistes.

Ce retour d’expérience nous pousse à continuer”, avait alors réagit Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-ONET du CHU.

François Ruffin, député FI de la Somme, s’était lui aussi déplacé à Montpellier, et avait contribué à hauteur de 500 euros à la caisse de grève.

Créer du lien

Quel bilan tirer de cette grève maintenant qu’elle est terminée ? “Il aurait fallu mobiliser du soutien et évoquer la question financière encore plus tôt”, rembobine Lucas. “Et aussi, on aurait pu plus médiatiser sur les conséquences d’un hôpital non nettoyé en publiant plus d’images. Personne n’a envie de se faire soigner dans un hôpital crade.”

Pour les grévistes, elle aura sans douter permis de créer des liens dans et en dehors d’un collectif de travail souvent atomisé par des horaires décalés. “La reprise va être dure“, “vous allez tous me manquer“, commentaient des salariées ce vendredi 1er décembre Pour Khadija Bouloudn, leur déléguée syndicale, la lutte continue : “La prime pérenne qu’on demandait, on se battra autrement pour l’obtenir.”

Et pour les salariées en lutte comme pour leurs soutiens, ce mouvement aura été l’occasion d’engranger de expérience, comme le décrit Elsa : “C’est exceptionnel d’avoir une grève de cette force ici à Montpellier. On dit souvent que la grève est un moment de politisation express. On a vu les grévistes évoluer en deux mois, intervenir beaucoup plus en assemblée générale… Même pour nous, militants, on en apprend beaucoup.” Grévistes et soutiens prévoient une dernière soirée ensemble pour faire la fête et conclure ensemble dans la joie ces deux mois et demi de mobilisation.

Quant au comité de soutien, Lucas l’assure, “Maintenant qu’il est crée, c’est un outil qui pourra venir en appui sur d’autres luttes à Montpellier dans le futur.”

  publié le 2 décembre 2023

Grève nationale des livreurs Uber Eats contre le changement du système de rémunération

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Ce samedi 2 et dimanche 3 décembre, les livreurs Uber Eats seront en grève nationale, à l’appel des syndicats CGT et Union Indépendants. Depuis un mois, les coursiers « subissent une baisse conséquente de leurs revenus » due à l’application « sans consultation » d’un nouvel algorithme de rémunération, alertent les syndicats. Un nouveau système jugé « opaque et incompréhensible ».

Au vu des premières remontées de ses adhérents, l’Union Indépendants estime que la perte de chiffres d’affaires journalier est de 7 à 20 % pour les livreurs, par rapport au précédent système en vigueur depuis 2019. Les coursiers avaient été informés le 25 septembre du changement, intervenu entre mi-novembre et début octobre. L’expérimentation a d’abord été lancée à Lille, Avignon et Rouen. Dans ces trois villes, « la rémunération moyenne des courses (…) est restée stable avec une augmentation moyenne du revenu par course de 1,4 % », assure de son côté Uber Eats France à l’AFP.

Dès le 22 octobre, des mouvements de débrayage ont été organisés dans plusieurs villes du nord de la France : à Lille où s’est tenue l’expérimentation, mais aussi à Caen, Arras, Douai… Un premier appel national a aussi été lancé du 3 au 5 novembre.

Le 6 novembre, une réunion avec les directions des plateformes s’est tenue, sans aboutir au retrait du nouveau système Uber Eats souhaité par les syndicats. Un système initialement acté par la signature d’un accord entre Uber Eats France et l’Association des Plateformes d’Indépendant (API). L’API écarte elle aussi toute possibilité de « rouvrir une négociation sur la rémunération globale des livreurs dans les prochains jours », prend acte l’Union Indépendants dans son dernier communiqué du 21 novembre.

La nouvelle grille tarifaire vise à « simplifier la façon dont sont rémunérés les livreurs et de valoriser le temps passé à réaliser la course », défend encore Uber Eats France auprès de l’AFP. « Il tient par exemple compte du temps d’attente au restaurant et du temps nécessaire pour s’y rendre, un enjeu fort pour les livreurs ». En outre, un accord sectoriel signé en avril et qui doit s’appliquer prochainement garantit un minimum de 11,75€ par heure, rappelle la plateforme ; mais uniquement sur le temps de commande.

Les livreurs Deliveroo et Stuart sont également appelés à rejoindre la grève de ce week-end. Au-delà de l’arrêt du nouvel algorithme Uber Eats, les syndicats exigent en effet pour l’ensemble des plateformes « une meilleure transparence » et des rémunérations plus justes.

  publié le 29 novembre 2023

La lutte plutôt que l’exploitation, deux ans de combat pour les régularisations des Chronopost d’Alfortville

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Le 7 décembre 2021, 18 travailleurs sans papier de l’agence Chronopost d’Alfortville ont déclenché une grève devant leur dépôt, pour dénoncer les conditions de travail indignes et demander leur régularisation. En deux ans, le mouvement est devenu incontournable dans la lutte des travailleurs sans-papiers. Il rappelle aussi que les régularisations peuvent s’obtenir par la lutte, plutôt que par l’exploitation au travail.

Tenir les comptes du nombre de manifestations organisées par les Chronopost d’Alfortville depuis deux ans relève de l’exploit, tant le petit groupe de travailleurs sans-papiers a su rester actif et mobilisé ces 24 derniers mois. Le siège de Chronopost porte d’Orléans, la préfecture du Val-de-Marne, l’Église de Créteil, ces lieux ils les connaissent par cœur, ils y ont battu le pavé des dizaines de fois, mégaphone et tambour à la main.

Malgré deux ans de lutte durant lesquelles très peu de personnes ont pu être régularisées, le mouvement n’a pas reculé d’un pouce. « Dans le marasme actuel, où le mouvement ouvrier se porte pas très bien, où la résistance de classe n’est pas facile, ils ont montré que des choses étaient encore possibles », résume admiratif Jean Louis Marziani, de SUD solidaires, présent depuis le début auprès des chronos. Fin 2021, des travailleurs sans-papiers de trois sites se mettent en grève : celui de Chronopost Alfortville, DPD au Coudray-Monceaux, et RSI à Gennevilliers.

À Alfortville, dès le départ, d’autres sans-papiers rejoignent la lutte des grévistes, élargissant alors les demandes de régularisation à tous les travailleurs sans-papiers présents sur le piquet de grève, devenu un camp permanent et désormais un lieu de lutte et de solidarité. Car le collectif permet de centraliser les demandes de régularisations, pour venir à bout collectivement de démarches administratives longues et complexes. Trente-deux dossiers ont été déposés en préfecture cet été, dont les 18 grévistes de Chronopost. Depuis, 14 personnes ont été régularisées, mais seulement trois sont issus du groupe de grévistes de Chronopost. Selon la préfecture, qui a communiqué le 24 novembre sur ces régularisations, le lien de travail n’a pas pu être avéré pour les autres anciens intérimaires de Chronopost. Une nouvelle accueillie froidement par les grévistes, qui entendent toujours poursuivre la lutte pour la régularisation de l’ensemble du collectif.

« On ne peut plus faire marche arrière », la détermination des chronopost reste intacte

Dans les bureaux de la préfecture du Val-de-Marne, immense bâtiment aux fenêtres orangées planté au bord du lac de Créteil, on doit connaitre par cœur les slogans demandant l’ouverture des guichets et la régularisation des travailleurs sans papiers. Lieu emblématique de la lutte, c’est ici que terminent généralement les manifestations des chronos. C’est ici aussi que la bataille pourrait s’achever, avec à la clé, les régularisations de tous les travailleurs sans-papiers du piquet, la revendication principale des grévistes depuis deux ans.

« Ouvrez les guichets, régularisez », une fois de plus, ces mots résonnent sur le boulevard qui mène à la préfecture, ce mercredi 22 novembre, où une centaine de travailleurs sans-papiers marchent au rythme des chants et des tambours. Dans le cortège, Demba* raconte ces deux ans de lutte, lui qui n’a pas travaillé chez Chronopost, mais qui vit les mêmes galères et les mêmes humiliations au travail, dans le BTP, dans des centres de tri ou des usines.  Il a rejoint la lutte dès le début, refusant parfois des journées de travail pour venir aux manifs. Il vit sur le piquet depuis deux ans avec ses camarades, et ne compte s’arrêter là. « On est déterminé, et on poursuit l’objectif qu’on s’est fixé dès le début : la régularisation. On n’arrêtera pas tant qu’on ne l’a pas obtenue, c’est la seule solution », lance-t-il avec conviction.

Tous ici partagent ce point de vue, impossible de s’arrêter maintenant tant les sacrifices ont été importants. « Deux ans c’est long, et c’est dur de vivre sur le piquet de grève, de dormir dehors, même un jour c’est difficile alors imaginez deux ans ! », s’exclame Mamadou Drame, lunettes de soleil sur le nez. « On restera jusqu’en 2026 s’il le faut, jusqu’à ce que tout le monde ait une carte de séjour », poursuit-il. Lui vient d’obtenir une carte d’un an, mais son engagement pour les régularisations de ses camarades reste intact : « Même si j’ai eu mon titre, je continue la lutte pour les autres », clame-t-il.

Forger la solidarité, étendre la lutte

 La grève des chronos ne se résume pas qu’à un piquet de grève. En deux ans, de solides liens se sont forgés entre ces travailleurs sans-papiers, qu’ils aient travaillé chez Chronopost ou non. « On est comme une famille », souligne Mamadou Drame. Alors que 18 anciens travailleurs de Chronopost n’ont pas repris le travail depuis deux ans, les soutiens eux, continuent d’aller travailler, dans le nettoyage, le BTP, ou la restauration, comme les centaines de milliers de sans-papiers qui travaillent en France. L’exploitation et les humiliations que dénoncent les chronos, ils les vivent au quotidien. Alors le collectif est devenu une arme face aux abus des « patrons voyous », comme on les appelle ici.

Mi-novembre, deux travailleurs sans-papiers du piquet, qui travaillaient sur un chantier de rénovation en Seine-et-Marne, ont alerté leurs camarades : leur patron avait arrêté de les payer. Une petite équipe se forme et une manif (déclarée en préfecture) s’organise pour aller réclamer leur salaire, directement sur le chantier. Le retour au piquet s’est fait dans la joie, les deux travailleurs ont récupéré les 1500 euros que leur patron refusait de leur verser. « C’est des choses concrètes comme celle-ci qui est permise par la force de ce collectif », résume Jean Louis Marziani de Sud Solidaires. Au long de ces deux dernières années, le syndicat a pu aider de nombreux travailleurs du piquet à obtenir des certificats de concordance ou le fameux Cerfa, ce document qui prouve l’embauche d’un salarié étranger, document central dans un dossier de régularisations.

 La Poste continue de jouer l’autruche à Chronopost

Employés par Derichebourg, un sous-traitant de Chronopost, les grévistes n’ont toujours pas obtenu la reconnaissance officielle de leurs liens avec leur ancien employeur. Une situation gênante pour la Poste qui a toujours affirmé ne pas être au courant des agissements de son sous-traitant. Aux yeux de la loi pourtant et en tant que donneur d’ordre, l’entreprise publique a l’obligation de veiller à ce que ses sous-traitants n’aient pas recours au travail dissimulé.

La Poste a justement rompu son contrat en 2022 avec Derichebourg pour la gestion du site d’Alfortville, mais aussi celui de DPD au Coudray Manceau (91), un autre site en lutte depuis 2021. « La poste, c’est toujours l’axe vertébrant de la lutte, c’est quelque chose d’emblématique pour montrer que l’État fabrique les lois pour rendre la vie impossible aux sans-papiers, mais les exploite aussi à travers ses entreprises », souligne Christian Schweyer, du collectif des travailleurs sans papier de Vitry (CTSPV). Assigné ne justice par Sud PTT, La Poste s’est retrouvé le 20 septembre face aux juges, accusées d’avoir manqué à son devoir de vigilance, notamment pour avoir laissé ses sous-traitants embaucher des sans-papiers. Le délibéré doit être prononcé le 5 décembre prochain.

Si cette assignation a été vécue comme une victoire pour les grévistes et les syndicalistes, derrière la Poste, c’est l’État et ses responsabilités qui sont aussi visées, de quoi rendre encore plus compliqué la résolution de ce dossier que l’État à tout intérêt à faire trainer. Le 31 octobre lors des questions au gouvernement, le Sénateur communiste Pascal Savoldelli a justement demandé des « réparations » à l’État, face à une situation « illégale » et « inhumaine ». La ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, Dominique Faure, qui lui a répondu, a indiqué que « l’inspection du travail mène à ce jour les investigations nécessaires concernant les salariés du site d’Alfortville ». Une information confirmée par la préfecture, qui a indiqué par voie de communiqué le 24 novembre que «les contrôles menés en 2022 sur le site de Chronopost à Alfortville n’ont pas démontré d’infractions liées au travail illégal».

 « Lors des contrôles, on nous demandait de nous cacher dans les toilettes »

 Pourtant, sur le piquet, personne n’a vu l’inspection du travail ni n’a été invité à fournir les preuves, pourtant abondantes, de l’emploi de travailleurs sans papiers chez Chronopost. Sur leurs téléphones, les grévistes auraient des choses à montrer à l’inspection du travail, notamment ces photos ou vidéos sur lesquelles ils apparaissent, gilet de sécurité sur le dos, triant des colis. Traoré*, l’un des grévistes a encore au travers de la gorge la manière dont ils ont été traités par Derichebourg, quand l’entreprise avait encore besoin d’eux dans le centre de tri, notamment pendant le Covid.

« On a travaillé là-bas comme des esclaves, ils nous ont traités comme des animaux », se rappelle-t-il. À chaque contrôle de l’inspection du travail, son chef d’équipe lui disait d’aller se cacher aux toilettes. « Et finalement, on a eu une inspection surprise un jour, l’inspecteur a bien vu que les papiers que je lui ai montrés n’étaient pas les miens. J’ai eu honte, mes collègues ne savaient pas que j’étais sans-papiers », dit-il. Ce dernier contrôle marquera la fin de ses missions dans ce centre, mais malgré tout, l’agence d’intérim le rappellera quelques jours plus tard pour aller travailler chez DPD, en Essonne. « Ils savaient très bien que je n’avais pas de papiers », affirme-t-il.

Prochaine étape : le combat contre la loi immigration

 Le prochain grand rendez-vous des grévistes a déjà été pris, ce sera dans la rue le 3 décembre, à l’occasion des 40 ans de la marche pour l’égalité de 1983 et le 18 décembre, pour la journée internationale des migrants. Des manifestations qui ont pour but de s’opposer au projet de loi immigration, dont le texte qui ferait pâlir d’envie l’extrême droite arrive à l’Assemblée nationale début décembre.  Une loi qui pourrait rendre encore plus difficile les régularisations et qui vise aussi à criminaliser et précariser les étrangers sans-papiers, en facilitant leur arrestation et leur expulsion et en supprimant la Sécurité sociale ou les allocations familiales.

« L’heure est grave, l’État a touché le fond, ils veulent nous priver de soins ou de l’aide sociale, ils veulent laisser les gens crever de maladie ou de faim. Nous on vient pour pouvoir vivre dignement, mais c’est l’impérialisme qui a décidé de lier l’histoire de France à la nôtre. La France a plein d’entreprises au Mali, au Sénégal, l’uranium des centrales françaises, il vient d’où ?! », clame Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes. « La loi elle va contre nous, alors qu’on travaille ici, restauration, bâtiment, logistique, manutention, qui fait ces boulots ? C’est les étrangers. Ils nous traitent comme des voleurs, comme des délinquants, alors qu’on est là pour travailler, c’est des hypocrites, il est temps qu’on se réveille ! », abonde Traoré.

Comme beaucoup de travailleurs sans-papiers, Traoré explique être parti de son pays pour retrouver des membres de leur famille, qui travaillent en France depuis plusieurs générations : « Moi, mon père, mon grand-père, ils ont tous travaillé ici comme des esclaves. Ils sont morts deux ans après leurs retraites tellement ils avaient travaillé. Moi je suis venu ici en tant qu’ancien colonisé par la France et ils nous traitent encore comme des animaux », ajoute-t-il. Ces deux ans de lutte auront profondément ancré les chronos et leurs soutiens dans le mouvement des luttes de l’immigration.  En rappelant que leur situation fait partie d’un continuum historique, ils ont choisi la voie de la lutte pour rappeler que l’amélioration de la vie des sans-papiers passe avant tout par le combat politique.

 

  publié le 28 novembre 2023

Intersyndicale:
pourquoi elle tangue, pourquoi elle tient

sur www.humanite.fr

Annoncée ce vendredi avec "du plomb dans l'aile" par l'AFP ou bientôt "en sommeil" par le Monde, l'intersyndicale, mise sur pied par les huit syndicats contre la réforme des retraites, traverse des turbulences. Analyse.

Il a fallu une dépêche AFP et un article du Monde ce vendredi matin pour que les suiveurs du mouvement syndical entrent en ébullition. La bonne entente qu’ont su créer la CFDT, la CGT, FO, la CFE-CGC, la CFTC, l’UNSA, Solidaires et la FSU pour mener le mouvement historique contre la réforme des retraites, “a du plomb dans l’aile”, selon l’agence de presse, va être mise “en sommeil”, écrit le quotidien du soir.

Les leaders de l’intersyndicale sont censés acter la nouvelle situation vendredi 1er décembre prochain, lors d’un rendez-vous fixé au lendemain de la journée de manifestation du 13 octobre, à l’appel de la Confédération européenne des syndicats (CES), consacrée vendredi 13 octobre aux salaires, à l’égalité femme-homme et contre l’austérité budgétaire. Une réunion qui doit organiser la nouvelle salve de mobilisations européennes le 12 décembre prochain.

Les sources de division pèsent-elles désormais plus lourd que les revendications communes? Les huit centrales syndicales sont-elles en passent de renouer avec leurs anciennes divisions, avec d’un côté les “réformistes”, de l’autre les “contestaires”? La situation est bien plus nuancée.

Les raisons de la désunion

« Je pense que le moment est venu d’éclaircir les choses entre nous (…). Rien ne justifie aujourd’hui que l’intersyndicale perdure», explique François Hommeril, le président de la CFE-CGC, au Monde. “On a eu du mal à trouver la date et on s’était déjà vus beaucoup. Je crois qu’on n’avait pas tout à fait envie de se voir tous”, ironise Frédéric Souillot, numéro un de Force ouvrière à l’AFP à propos du rendez-vous de vendredi prochain. Dans ces articles, les deux responsables se montrent les plus tranchés quant à l’avenir de l’intersyndicale. Mais pas pour les mêmes raisons.

A Force ouvrière, Frédéric Souillot a été élu en juin dernier pour succéder à Yves Veyrier, avec le mandat d’augmenter l’audience syndicale de la confédération. “FO n’a pas vocation à rester sur la dernière marche du podium”, derrière la CFDT et la CGT, avait expliqué Yves Veyrier en préambule du congrès de Rouen, alors que le syndicat avait vu ses résultats stagnés lors des dernières élections professionnelles dans le public (18,1%, -0,5%, en 2018) comme dans le privé (15,24%, -0,36% en 2021).

A l’heure où 70% des instances représentatives des personnels sont en passe d’être renouvelées d’ici février 2024, FO doit donc montrer ses différences avec la CFDT et la CGT, lors des campagnes pour les élections aux comités sociaux et économiques dans les entreprises. Des campagnes qui, forcément, tendent les relations entre syndicats sur le terrain.

La CFE-CGC a elle-aussi des enjeux de représentativité. Le syndicat des cadres doit faire sa place parmi toutes les autres confédérations inter-catégorielles. A ce sujet, elle vient de frapper un grand coup dans l’énergie. Mais à cela s’ajoutent les suites de l’accord sur l’Assurance chômage. Trouvé mi-novembre et signé par les trois organisations patronales d’un côté, la CFDT, la CFTC et FO côté salariés, le texte a provoqué la colère de l’organisation présidée par François Hommeril qui, une fois n’est pas coutume, a quitté la table des négociations avant le terme des discussions.

Objet de l’ire: la dégressivité de l’allocation-chômage. Le syndicat demandait la suppression de cette mesure instaurée par les précédentes réformes de l’Unédic pilotées directement par le gouvernement, qui imposent une diminution des indemnités journalières supérieures à 91,02 euros par jour. Principaux visés: les salariés percevant un salaire brut de 4850 euros, avant perte d’emploi. Soit les cadres.

L’accord final ne propose qu’un gain minime, avec l’arrêt de cette mesure d’économie à 55 ans au lieu de 57 ans. “Il y avait une opportunité pour faire disparaitre cette mesure injuste et inefficace”, note dans son communiqué la CFE-CGC qui regrette: “Il y avait tant à gagner et à améliorer dans l’intérêt de toutes et tous, avec un budget en excédant à près de 8 milliards par an sur la période. Mais encore aurait-il fallu que cette volonté soit partagée par tous et résiste aux pressions extérieures ! Pour la CFE-CGC, ce type de négociation n’a aucun sens.” Les autres syndicats dits réformistes ont pourtant paraphé l’accord.

Les raisons de l’union

Nul donc que ce contexte tendu ne corse les relations entre centrales syndicales. Mais les raisons de ne pas tout casser sont réelles.

La première est que cette entente a déjà muté dès après l’adoption définitive à coup de 49.3 de la réforme des retraites. D’un front commun unanime sur ce sujet face à l’exécutif, à un format de discussion pour trouver les plus petits communs dénominateurs en terme de revendications.

Cheville ouvrière pour la CFDT de l’union des 8 syndicats, lors des six mois de mobilisations contre la réforme des retraites, Marylise Léon avait déjà acté ce changement de nature des relations entre les confédérations. Ce qu’elle avait résumé à la Fête de l’Humanité: “Nos organisations sont différentes. Mais après avoir été contre, l’idée est désormais de produire du positif pour les travailleurs, de donner des perspectives, de nouveaux droits. L’égalité salariale femmes-hommes nous rassemble. Les salaires, l’augmentation du pouvoir d’achat, bien sûr aussi, tout de suite. On doit aller chercher les employeurs sur le sujet. Et nous ne pouvons pas connaître en 2024 une année blanche pour les salaires des fonctionnaires.”

Si ces champs revendicatifs demeurent, les prochaines négociations sur “le nouveau pacte de vivre au travail”, queue de comète de la réforme des retraites, arrivent vite. La CFDT peut certes voir certaines de ces revendications exaucées, à l’image de la création d’un compte épargne temps universel permettant aux salariés de stocker leurs jours de congés. Mais la centrale de Belleville a besoin comme ses homologues de faire un minimum front commun face aux envies du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, d’aller plus loin dans la casse du modèle social pour parvenir à l’objectif des 5% de chômage, alors que le taux de privés d’emploi augmente.

La secrétaire générale de la CFDT reste donc très modérée quant à l’avenir de l’intersyndicale. Il y “aura un débat sur les prochaines étapes, sur ce qui est possible de faire ensemble ou pas”, explique-t-elle à l’AFP. “On a toujours dit que l’intersyndicale telle qu’elle existait pendant les retraites était utile et importante. On est dans un autre moment aujourd’hui.”

A la CGT, “l’attachement à l’unité” demeure forte. Citée par l’AFP, Sophie Binet estime qu’il faut “garder la dynamique unitaire, ne pas revenir aux tensions qui préexistaient”. “L’intersyndicale ne continue évidemment pas sous la même
forme puisqu’on n’est plus sur cette temporalité”
. Mais, lors de la conférence sociale du 16 octobre sur les bas salaires, “tous les syndicats sont arrivés unis, et tous les syndicats sont sortis unis. On a eu des mots différents mais globalement la tonalité était très partagée”, relève la secrétaire générale qui souligne “qu’il y a une demande d’unité très forte” de la part des salariés.

Ces citations ne dépareillent pas de ce que déclarait Sophie Binet à l’Humanité Magazine mi-octobre: “Le gouvernement est au service du patronat. L’extrême droite n’a jamais été aussi puissante et se nourrit de la violence des politiques néolibérales. Les travailleurs sont pris en étau. Pour empêcher la catastrophe fasciste, le syndicalisme doit être fort et rassemblé. Dans cette période troublée, l’intersyndicale est une boussole. Malgré nos divergences et différences de démarches, nous sommes unis sur l’essentiel. C’est la seule façon pour se faire entendre face au gouvernement.”

Signe des temps, la confédération de Montreuil a joint sa signature à celles de la CFDT, de la CFTC, de FO et de la CFE-CGC, sur l’accord fixant les nouvelles règles de gestion des retraites complémentaires Agirc-Arrco. Celles-ci ne satisfaisaient pas pleinement l’organisation. “La CGT signe pour s’opposer à la ponction du gouvernement sur l’argent des salarié.es et des retraité.es”, affirmait son communiqué.

Vendredi 1er octobre, les huit syndicats auront à peser tous ces pour et ces contre. Mais ils se retrouveront unanimes pour soutenir le second appel de la Confédération européenne des syndicats pour l’augmentation des salaires et la lutte contre l’austérité budgétaire.

 

   publié le 21 septembre 2023

Marche du 23 septembre :
« Tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires »

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Deux mois après la mort de Nahel, abattu par un policier à Nanterre, et les révoltes qui ont suivi dans les quartiers populaires de France, l’unité politique autour des violences policières doit se concrétiser dans la rue ce samedi 23 septembre. Mais sur le terrain de la mobilisation, le travail reste immense.

 À la cité des Marguerites, à Nanterre, tout le monde est encore marqué par la mort de Nahel. Les murs des bâtiments aussi : « Nahel, 27/06 Allah y rahmo » (“Que Dieu lui accorde sa miséricorde”, invocation en arabe utilisée couramment pour dire “repose en paix”), peut-on lire sur l’un d’eux. Un paquet de tracts sous le bras, Mornia Labssi, de la Coordination des collectifs des quartiers populaires, et deux militants, sortent de leur voiture. Il est 16 heures, les parcs se remplissent d’enfants pendant que les mamans viennent s’asseoir sur les bancs.

« On organise une marche le 23 à Paris, contre les violences policières, contre le racisme, on parlera du voile et des abayas, faites circuler ou même soyez là ! », lancera-t-elle des dizaines de fois, récoltants des « mercis » ou « bon courage », déclenchant quelques conversations sur le clientélisme de la mairie, les jeunes dépolitisés par les réseaux sociaux ou le sentiment d’être chez soi nulle part, ni en France, ni au bled. Un échantillon d’opinions du quotidien, qui sortent parfois de la doxa de la gauche qui cherche pourtant désespérément à s’implanter ou se maintenir dans les quartiers populaires. Un homme accepte un tract, un peu gêné : « c’est compliqué, je suis policier », dit-il en souriant timidement. « C’est pas grave, vous pouvez être contre les violences policières ! », lui répond Mornia Labssi. « C’est vrai, c’est vrai », admet-il.

« Dans ce mouvement, tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires », soulève Farid Bennaï, militant au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), membre de la coalition à l’appel de la marche du 23. « Mais on a très peu de moyens, et les difficultés que vivent les quartiers, nous aussi, en tant que militants, on les vit », enchaîne Mornia Labbsi, en sortant d’une imprimerie avec des centaines de tracts, payés de sa poche. “Nous on mobilise plus sur les réseaux sociaux mais on a aussi des associations qui font le relais dans notre ville », confie Assetou Cissé, la sœur de Mahamadou Cissé, tué par un ancien militaire le 9 décembre 2022 à Charleville Mézières.

 Islamophobie, logement : mobiliser au delà des violences policières

 Assis sur son scooter, un jeune homme, la trentaine, discute avec Mornia Labbsi des contrôles au faciès, des violences policières, de l’islamophobie. « Au final ils gagnent toujours les policiers », lâche-t-il. « Je ne vais pas te vendre du rêve et te dire qu’on va gagner samedi. Mais si on en est arrivé là, c’est par ce que l’État pensait qu’on était incapable de se bouger. Mais ils ont eu peur pendant les révoltes », répond la militante. « C’est vrai, sur l’islamophobie je suis d’accord. On a besoin de gens comme vous ! », lance-t-il. « Nous aussi on a besoin de gens comme toi. Essaie de passer samedi ».

La militante connaît son sujet et aussi son terrain. Elle a grandi ici, aux Pâquerettes, dans un HLM construit sur les cendres d’un des bidonvilles de Nanterre dans les années 60. « Les gens ici vivent plusieurs  discriminations. Si tu ne parles que des violences policières, tu neutralises toutes ces femmes qui vivent ici, qui se lèvent à quatre heures du mat’ pour trois francs six sous, il y a plein de formes de violence », explique-t-elle en pointant l’un des bâtiments de la cité. « Ici, l’immeuble a été rénové, c’est grâce à l’action de plein de femmes ! Le toit était troué pendant un an, de l’eau s’écoulait dès qu’il pleuvait. Et c’est l’action de ces femmes, bien seules, qui a fait bouger le bailleur. Le racisme systémique c’est aussi ça, on ghettoïse des Arabes et des Noirs et ne fait plus rien », poursuit la militante.

 Un cadre unitaire tiraillé entre la gauche institutionnelle et les collectifs de quartiers

 Initiée dans les jours qui ont suivi la mort de Nahel, la marche unitaire du 23 septembre a dû très vite chercher un débouché politique à la révolte des quartiers populaires, mais surtout à rassembler au-delà de la gauche institutionnelle. « Au début, on était une cinquantaine d’organisateurs, dont très peu de racisés, les principaux concernés n’étaient pas là. Ça s’est crispé, ça s’est braqué, puis on a fait venir des gens, des collectifs, habituellement défiants envers les organisations institutionnelles », se félicite Mornia Labbsi. Au total, près de 150 organisations se sont rassemblées pour organiser cette marche, une alliance qui rassemble les partis politiques (LFI, EELV, NPA..), syndicats (CGT, Solidaires, FSU..) et collectifs de quartiers et de victimes de violences policières.

« Les mouvements sociaux sont passés à côté d’une grande partie de la population prolétaire et racisée des quartiers, mais je ne vois pas une possible transformation sans eux, ce serait une faute politique majeure pour la gauche de passer à côté de ça », analyse Farid Bennaï.

Face à des organisations de gauche parfois frileuses sur les questions antiracistes, les collectifs de quartiers populaires ont dû taper du poing sur la table pour renverser le rapport de force au sein du cadre unitaire, sans toujours y parvenir : « On a dû batailler pour que soit inscrit « racisme systémique » dans les revendications », se remémore Mornia Labbsi, qui a aussi plaidé pour une manifestation en banlieue, plutôt que dans Paris. En vain, la marche partira de la gare du Nord. L’interdiction des abayas à l’école est d’ailleurs venue percuter cette fragile alliance. « Ces violences racistes et islamophobes doivent être combattues avec la plus grande fermeté. C’est un combat essentiel. Nos amis à gauche ne semblent pas avoir pris la mesure de la violence islamophobe d’une telle mesure. L’histoire nous regardera », avait déclaré le 13 septembre dernier Adel Amana, élu municipal de Villiers-sur-Marne et initiateur du collectif d’élus du Val-de-Marne contre l’islamophobie, comme pour remettre les pendules à l’heure.

 Le 23 septembre, « une première étape »

 Face au manque d’accroche des organisations de gauche auprès des quartiers populaires, les collectifs comptent bien ancrer la marche du 23 septembre dans une dynamique plus large. « Le point de bascule ne se fera pas sur cette marche, mais après : il y a tout à revoir, notamment le rapport qu’ont les organisations politiques avec les gens dans les quartiers », soutient Farid Bennaï. Mornia Labbsi abonde : « Je ne vois que la suite. Pour cette marche, il faut déjà des gens qui mettent la main dans le cambouis. Si on laisse ça aux autres, ça va tourner autour des libertés publiques et ça va faire un truc gnangnan ». Mais pour elle, la suite sera déterminée par les moyens mis sur la table pour organiser des assemblées, des réunions, des colloques et d’autres mobilisations. « Ça demande beaucoup d’énergie et on a très peu de moyens. Et quand on n’a pas l’argent, on n’a pas le rapport de force », soulève-t-elle.

La marche à Paris partira de la Gare du Nord à 14h, ce samedi 23 septembre. Une centaine de marches sont organisées le même jour partout en France.

publié le 21 septembre 2023

Esclavage moderne :
notre enquête sur les travailleurs sans-papiers qui produisent du champagne

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Un contrôle de l’inspection du travail a mis au jour l’exploitation et les conditions d’hébergement épouvantables de vendangeurs sans papiers dans la Marne. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour traite d’êtres humains.

Ils ont été mis à l’abri dans le réfectoire d’un hôtel de Châlons-en-Champagne et sur un site de la Fondation de l’Armée du Salut, loin des contremaîtres qui les faisaient travailler sous la menace, loin des hébergements collectifs dans lesquels ils étaient logés dans des conditions sordides.

Mais plusieurs jours après avoir été soustraits à cet enfer, ces saisonniers étrangers enrôlés pour les vendanges dans le vignoble champenois sont encore sous le choc. Ils sont une soixantaine de travailleurs migrants, originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Mauritanie, Guinée, Gambie), sans papiers pour la majorité d’entre eux.

Recrutés par Anavim, un prestataire spécialisé dans les travaux viticoles, domicilié rue de la Paix, à Paris, ils étaient censés être logés et nourris correctement, et percevoir une rémunération de 80 euros par jour. Rendez-vous pris porte de la Chapelle, dans la capitale, ils sont montés à bord d’un bus, direction la Marne.

Des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé

Arrivés dans la nuit à Nesle-le-Repons, ils ont découvert, en guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar, sans plafond, avec des murs de parpaings nus, un sol de terre et de pierraille. Lors d’un contrôle de routine, dans le cadre de leurs prérogatives de lutte contre le travail illégal, des agents de la Mutualité sociale agricole et des gendarmes de la Marne ont mis au jour ces conditions d’habitat indignes.

Ils ont aussi découvert des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé pour certains d’entre eux. Le 14 septembre, un nouveau contrôle, conduit par l’inspection du travail celui-là, a permis de dresser un constat accablant, qui a conduit à la fermeture des lieux par arrêté préfectoral.

En guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar

La décision, placardée aux portes de cet hébergement collectif, fait état de « la présence de nombreuses literies de fortune », relève « l’état de vétusté, de délabrement, d’insalubrité, d’absence de nettoyage et de désinfection » des locaux, constate « l’état répugnant des toilettes, sanitaires et lieux communs », avec « l’accumulation de matières fécales dans les sanitaires ». Autre source de danger pour les occupants, qui dormaient sous de la laine de verre à nu : des installations électriques non conformes.

Cadences folles et chaleur accablante

Avec ces « désordres sanitaires », dans cet « état d’insalubrité et d’indignité des logements et de leurs installations », plusieurs travailleurs sont tombés malades, souffrant notamment de troubles respiratoires et de diarrhées. Il faut dire qu’ils étaient d’autant plus fragiles que les inspecteurs du travail ayant procédé au contrôle les ont retrouvés dans un préoccupant état de sous-nutrition et de malnutrition.

« On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, on était traités comme des esclaves. » Kalulou, un travailleur originaire du Mali

« On nous avait promis qu’on serait nourris, mais ils nous ont juste apporté un sac de riz, avec un peu de raisin pour tout le monde », témoigne l’un d’entre eux, Amadou, un Sénégalais joint par l’Humanité. « C’était très difficile, les conditions de boulot, les horaires. On partait le matin très tôt le ventre vide. À 13 heures, ils nous apportaient des sandwichs avariés. Je ne pouvais pas avaler ça », nous confie aussi Kalulou, un Malien disposant d’une carte de séjour, pris dans cette galère car il avait besoin d’un travail d’appoint pour payer une facture d’électricité trop salée.

S’ils se plaignaient de la faim, les contremaîtres affectés à leur surveillance, dont l’un était armé d’une bombe lacrymogène, déchaînaient sur eux leur colère, les enjoignant à aller « travailler ailleurs » s’ils n’étaient pas « contents ». Poussés par la faim, ces forçats ont fini par aller glaner quelques épis de maïs dans les champs voisins des parcelles de vigne où ils étaient affectés. « On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, comme des chiens, on dormait comme des moutons, on se lavait à l’eau froide, on était traités comme des esclaves. Les toilettes étaient bouchées, ça sentait très mauvais. On a vraiment souffert », résume Mahamadou, originaire du Mali.

Alors que la déclaration préalable à l’embauche que certains se sont vu remettre prévoyait 35 heures de travail hebdomadaires sur deux semaines, avec une rémunération de 80 euros par jour et une embauche à 8 heures chaque matin, ces vendangeurs trimaient plutôt dix heures par jour ou davantage.

Avec des cadences folles, une charge de travail très lourde, sous les chaleurs accablantes qui ont causé la mort par arrêt cardiaque de cinq vendangeurs dans le vignoble champenois cette année. Réveillés aux aurores, vers 6 heures, ces travailleurs africains étaient entassés, jusqu’à plusieurs dizaines d’entre eux par véhicule, dans des fourgonnettes aveugles, aux vitres barrées de contreplaqué, qui les transportaient vers les lieux de récolte.

Des encadrants aux pratiques d’hommes de main

La patronne d’Anavim, le prestataire mis en cause, une quadragénaire née au Kirghizistan, est propriétaire des locaux dont la préfecture a décrété la fermeture. Pour esquiver le contrôle d’un second hébergement collectif dans les dépendances de son propre domicile, à Troissy, elle a fait évacuer les lieux. Des hommes d’origine ou de nationalité géorgienne épaulaient cette femme pour superviser ces travailleurs migrants, faire pression sur eux.

« On n’était pas fainéants, mais, eux, ils n’étaient pas faciles, soupire Kalulou. Ils nous mettaient violemment au travail. » Ces encadrants aux pratiques d’hommes de main les ont suivis jusque dans l’hôtel où ils ont trouvé refuge, les exhortant, sur un ton agressif, à reprendre leur besogne et à les suivre vers d’hypothétiques logements, leur promettant de leur verser les salaires dus. Sans effet.

« À ce jour, ces travailleurs saisonniers n’ont pas reçu la rémunération promise. Nous allons les accompagner pour saisir les prud’hommes et nous exigeons la régularisation de ceux d’entre eux qui sont sans papiers », prévient Sabine Duménil, secrétaire générale de l’union départementale CGT de la Marne, en plaidant pour qu’ils soient « soignés, hébergés dignement jusqu’à ce que la situation se décante ».

Qui étaient les propriétaires des parcelles de vigne sur lesquelles étaient exploités ces vendangeurs ? Pour l’instant, mystère. « Nous voudrions que les donneurs d’ordres soient connus et poursuivis, qu’ils rendent des comptes mais, pour l’instant, c’est l’omerta complète sur le sujet », déplore cette syndicaliste.

À Troissy, le maire, Rémy Joly, lui-même viticulteur, est dépité. « Beaucoup de vignerons donnent leurs vendanges à faire à des prestataires, à cause des difficultés de recrutement et des tracasseries d’hébergement. Et puis il y a ceux qui ne veulent pas s’embêter avec ça. Ça donne lieu à des abus, très peu, mais très peu, c’est déjà trop », tranche-t-il, en défendant ceux qui privilégient une « cueillette traditionnelle », sans intermédiaires, « respectueuse des travailleurs ».

Une précédente affaire retentissante

Dans cette affaire, deux personnes ont été placées en garde à vue, avant d’être relâchées. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour conditions d’hébergement indignes et traite d’êtres humains. Une précédente affaire de cette nature avait donné lieu, en 2020, à un retentissant procès à Reims. Elle concernait des travailleurs afghans et africains victimes des mêmes infractions, eux aussi exploités, mal nourris et logés dans des conditions effroyables. Verdict : trois ans de prison dont un avec sursis pour le couple à la tête de l’entreprise sous-traitante mise en cause pour traite d’êtres humains.

Parmi les prévenus, du côté des donneurs d’ordres, le responsable des prestations viticoles et vendanges de la maison Veuve Clicquot, propriété du groupe de luxe LVMH, avait fini par être relaxé : il niait fermement avoir eu connaissance des conditions indignes dans lesquelles étaient hébergés ces vendangeurs. Aucune maison de champagne, en tant que telle, n’avait été mise en cause pénalement.

LE RÉDACTEUR EN CHEF D’UN JOUR

Lyonel Trouillot, écrivain et poète haïtien : « La mise en esclavage se perpétue »

« En Champagne se passe quelque chose qui pourrait ressembler à ce qu’on appelait autrefois la “traite”. C’était le privilège des États et des compagnies marchandes de se livrer à ce jeu-là.

Aujourd’hui, à une moindre échelle et sans prétexte idéologique, perdure une cupidité qui ne cherche pas à se justifier. Comme quoi les choses changent sans vraiment changer, à part la découverte tardive de l’indignité. Quant à la mise en esclavage du plus faible, elle se perpétue tant qu’elle peut demeurer à l’abri des regards. »


 


 


 

Au CHU de Montpellier, les agents d’entretien d’Onet sont en grève illimitée

sur https://lepoing.net/

Une quarantaine d’agents d’entretien qui font une partie du nettoyage au CHU Lapeyronie sont en grève depuis la semaine dernière. Ils et elles demandent de meilleurs salaires, plus de temps et moins de contrôle pour effectuer leurs missions

A cinq heures ce lundi 18 septembre matin, ils et elles étaient entre trente et quarante sur leur piquet de grève, soit 70 % des titulaires. Après une heure de débrayage mercredi dernier, une heure jeudi, une journée de grève vendredi et une réunion infructueuse avec la direction, les salariés de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, sont entrés en grève illimitée. Ils demandent entre autres une augmentation de salaires, une prime équivalente au treizième mois et plus de temps pour effectuer leurs missions. « Les surfaces à nettoyer sont trop importantes par rapport au temps donné pour effectuer la tâche », déplore Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-Onet. Selon le syndicat, leurs rémunérations se situent déjà parmi les plus basses du salariat, l’inflation rend leurs conditions de vie encore plus difficiles.

Mais outre leurs conditions de travail, les salariés dénoncent une application de pointage et de contrôle : « On doit désormais sortir notre téléphone à chaque fois qu’on doit nettoyer un espace, c’est du temps en plus alors qu’on en manque, et ce dispositif a été mis en place sans en informer le CSE et les salariés », explique Khadija Bouloudn.

Pour les soutenir dans leur grève, une caisse de grève est disponible ici.

   publié le 20 septembre 2023

Sophie Binet : « Pour le capital, la démocratie est un problème »

Naïm Sakhi et Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était l’invitée, samedi, de l’Agora de l’Humanité. La dirigeante estime que les syndicats ont « semé des graines », alors que la centrale cégétiste a réalisé 40 000 nouvelles adhésions.

La foule des grands jours pour Sophie Binet. Samedi, en début d’après-midi, la secrétaire générale de la CGT avait carte blanche à l’Agora de l’Humanité. Alors que la rentrée prend à la gorge une majorité de salariés et de familles qui n’arrivent plus à faire face à la cherté de la vie, la dirigeante cégétiste a avancé des propositions alternatives. Avec pour ligne de mire la mobilisation du 13 octobre pour les salaires et contre l’austérité, elle a aussi indiqué de nouveaux enjeux où se cristallise l’affrontement de classe.

Vous avez été élue en mars au congrès de Clermont-Ferrand, votre profil se différencie de ceux de vos prédécesseurs : vous êtes une femme, cadre, qui n’a pas fait ses armes au PCF. Que signifie votre élection à la tête de la CGT ?

Sophie Binet : La CGT est souvent caricaturée, mais les femmes ont toujours été présentes dans nos rangs. Notre congrès fondateur de 1895 a été présidé par une femme, Marie Saderne, une corsetière, à la tête d’une grève de quatre-vingt-dix jours. Le fait d’avoir une femme secrétaire générale n’est pas arrivé naturellement, mais concrétise l’aboutissement des combats féministes pour mettre des femmes à tous les postes de responsabilité dans la CGT.

Nous avons passé une étape importante, mais je ne dois pas être l’arbre qui cache la forêt : amplifions notre développement féministe et la syndicalisation des femmes.

L’année 2023 restera comme celle des grèves et manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites. Que retenez-vous de cette lutte ?

Sophie Binet : Nous avons écrit, ensemble, une page de l’histoire sociale. Soyons fiers de ce que nous avons réalisé. Au regard du rapport de force, dans les autres pays européens qui ne sont pas sous le régime de la Ve République nous aurions gagné. Nous sommes à un point de bascule : pour le capital, la démocratie est un problème, alors que les populations sont de plus en plus lucides et refusent les réformes libérales.

Cela va de pair avec l’autoritarisme patronal dans les entreprises. Les banlieues ont été matées à coups de comparution immédiate. Oui, les vols et saccages sont inacceptables, mais ce sont des enfants. C’est une victoire à la Pyrrhus pour Macron.

Il n’a pas de majorité à l’Assemblée. Il ne peut pas inaugurer le Mondial de rugby sans se faire huer par 80 000 supporteurs. Et le match est ouvert au sein même de son gouvernement pour sa succession. Le pouvoir est affaibli par ce passage en force.

Peut-on parler d’un tournant dans l’histoire du mouvement syndical, en dépit de l’application du texte ? La CGT en sort-elle renforcée ?

Sophie Binet : Nous avons semé des graines. Les organisations syndicales sont revenues au centre du jeu. La CGT compte 40 000 nouvelles adhésions. C’est plus de 100 000 pour l’ensemble des centrales syndicales. Nous avons gagné la bataille de l’opinion. Mais cela n’a pas suffi. Nous devons gagner la bataille de la grève.

Elle ne se décrète pas, mais se construit. La CGT a réussi des grèves reconductibles, notamment dans l’énergie, les transports, le traitement des déchets, etc. Dans certains secteurs, la CGT est implantée, forte de ses nombreuses adhésions. Pour inverser le rapport de force, nous devons faire reculer les déserts syndicaux : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicats dans leurs entreprises.

« Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires. »

Le droit de grève y est théorique ; il n’y a pas d’action collective. Comme en 1936, en 1945, en 1968, enclenchons un grand mouvement de syndicalisation. Les conquêtes sociales ont été obtenues lorsque les organisations syndicales, et singulièrement la CGT, étaient au plus fort de leurs effectifs. L’unité syndicale est un grand acquis de ce mouvement, mais elle ne gomme pas les différences.

La CGT et la CFDT sont deux grandes centrales et nous pouvons débattre des jours durant de nos désaccords. Mais l’unité syndicale donne le cap et permet de rassembler largement le monde du travail. En face, la stratégie du capital est d’abord la répression, mais aussi la multiplication des débats identitaires pour empêcher la classe du travail de s’organiser. Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires.

De nombreux cégétistes sont inquiétés pour leurs actions de grève. Le secrétaire général de la fédération des mines et énergie CGT, Sébastien Menesplier, a été convoqué par la gendarmerie. Peut-on parler de menaces sur les libertés syndicales en France ?

Sophie Binet : Je tire un signal d’alarme démocratique, non seulement sur les libertés syndicales, mais sur les libertés en général. On croit rêver quand le ministre de l’Intérieur ambitionne de ne plus subventionner la Ligue des droits de l’homme ou qualifie les lanceurs d’alerte environnementaux d’écoterroristes.

Sébastien Menesplier a été convoqué parce qu’il est le secrétaire général de la fédération fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites. Nous sommes dans un ruissellement de la répression : taper sur les directions syndicales pour envoyer un message aux chefs d’entreprise afin d’encourager les licenciements dans les entreprises. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, elle aura tous les outils constitutionnels et législatifs pour mettre à bas les conquis sociaux.

Une question de méthode : faut-il discuter avec le gouvernement ?

Sophie Binet : La CGT ne discute pas avec l’exécutif ou les patrons. La CGT négocie, sur la base d’un rapport de force et sur nos revendications. Grâce à l’unité syndicale, cette méthode est retenue par les autres organisations syndicales. Le patronat change un peu de ton. Et le gouvernement a découvert un nouveau mot : les salaires. Pourtant, il ne voulait pas d’une conférence sociale sur les salaires.

Les patrons ne supportent pas que le législatif dicte les hausses de salaire et déplorent même l’existence d’un Smic fixé par l’exécutif. La boucle prix-salaire n’existe pas, contrairement à la boucle prix-profit. La conditionnalité des aides publiques, 200 milliards chaque année, soit le tiers du budget de l’État, est une nécessité. Tout comme l’égalité femmes-hommes. La force du capitalisme est de récupérer des dynamiques dans la société à son avantage.

C’est le cas de l’index inégalité salariale. Il occulte les inégalités entre les femmes et les hommes et, avec des biais grossiers, permet à 95 % des entreprises d’avoir une bonne note. La CGT lie la lutte entre les rapports de domination du capital et celle contre le patriarcat.

Six saisonniers sont morts ces derniers jours durant les vendanges. Le patronat se plaint d’un problème de recrutement. Mais le problème n’est-il pas celui des conditions sociales et des salaires ?

Sophie Binet : D’abord, relativisons le problème du recrutement : 5 millions de personnes sont toujours privées d’emploi. Les métiers concernés sont ceux les moins bien payés avec les conditions sociales les plus difficiles. Dans ces secteurs, pour embaucher, il faut modifier les conditions de travail.

Mais la solution du patronat est de couper dans les allocations-chômage et contraindre les gens à accepter ces métiers difficiles. Dans le dossier de l’assurance-chômage, les organisations syndicales sont pour la première fois unies. Toutes refusent la lettre de cadrage du gouvernement. Le patronat se nie en parlant du non-recours aux droits sociaux, alors que ce phénomène concerne une majorité de chômeurs.

Dans les services publics, les besoins en personnel sont criants. Le discours de l’exécutif sur la réduction de la dette publique est-il audible ?

Sophie Binet : Les services publics se trouvent à un stade critique de paupérisation, alors que le budget de l’armement n’a jamais été aussi élevé. Cet été, parmi les 400 décès supplémentaires en raison des fortes chaleurs, combien sont liés à la fermeture des services d’urgence ? 50 % des établissements scolaires manquent d’au moins un enseignant. Les métiers de la fonction publique ont un problème d’attractivité.

Le recul des services publics s’accompagne d’une explosion du privé lucratif. Nous assistons à une offensive du privé contre la protection sociale. C’est le cas pour les retraites, mais aussi pour le secteur du soin et du lien, nouveau lieu d’affrontement avec le capital. Pas de subventions au privé lucratif ! Si l’on cherche des pistes économiques, elles sont de ce côté-là.

Après un été caniculaire, la question environnementale ne doit-elle pas devenir prioritaire dans les modes de production ?

Sophie Binet : La question environnementale est au cœur de l’affrontement de classe, comme à Sainte-Soline. L’eau est un nouveau lieu d’affrontement avec le capital. La chaleur tue des travailleurs en France, dans l’agriculture, dans le bâtiment, dans les métiers pénibles et d’extérieur. La CGT revendique l’interdiction du travail au-delà d’une certaine température. Nous devons évidemment rétablir les CHSCT.

Pour répondre au défi environnemental, nous ne pouvons pas nous limiter à la culpabilisation des pratiques individuelles. Nous devons transformer en profondeur l’outil productif. Le cas de STMicroelectronics en est l’illustration. Emmanuel Macron a annoncé le doublement de la production des puces électroniques sur le site, comme l’exigeait la CGT. Mais leur fabrication demande énormément d’eau. Et les aides gouvernementales ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux.

La CGT formule une proposition : plutôt que d’utiliser de l’eau propre, recyclons la même eau pour éviter de consommer les ressources de la région. Mais cela coûte plus cher. À Thales, les camarades ont monté un projet d’imagerie médicale avec les technologies utilisées pour fabriquer des engins de guerre. Je pourrais multiplier les exemples. Mais, malheureusement, les militants CGT se retrouvent comme des passagers clandestins, sans pouvoir exposer leur projet. C’est pourquoi de nouveaux droits des salariés dans les entreprises sont à conquérir.

   publié le 18 septembre 2023

« Tout ce qu’on demande, c’est un peu de considération » :
grève chez Keolis

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

À Montesson dans les Yvelines, les conducteurs de bus sont en grève depuis plusieurs jours et dénoncent leurs mauvaises conditions de travail depuis le rachat du dépôt par Keolis en 2022. Aussi, ils demandent à recevoir de nouveau leurs primes de participation et d’intéressement. 

IlsIls découpent finement des tomates, de la mozzarella, des oignons, enduisent des cuisses de poulet d’épices et d’huile d’olive, font chauffer le barbecue. Dans le fond, une petite enceinte crache des musiques commerciales et du rap à l’ancienne. Les plus téméraires se sont installés là dès 3 h 30 du matin, leur heure de prise de service, les autres arrivent au compte-gouttes durant la journée. Ils discutent de leurs horaires qui changent sans cesse, de leur dos qui leur fait mal, des mots du patron qui ne passent pas. 

Depuis quatre jours, les chauffeurs Keolis du dépôt de Montesson dans les Yvelines sont en grève reconductible. Ce jeudi 15 septembre, comme les journées précédentes, les salariés tiennent le piquet de grève. La semaine dernière, ils avaient déjà paralysé tout le trafic local lundi et mardi. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort. Les quelques conducteurs non grévistes ont déposé leur droit de retrait. 

Ils racontent les restrictions budgétaires, la perte des primes, les journées hachées et une pression qui ne cesse de s’accroître depuis que le dépôt est passé sous le giron de Keolis en 2022. En grande couronne d’Île-de-France comme en province, tel est le visage de la mise en concurrence des transports publics qui devrait s’étaler jusqu’à la fin 2026 pour Paris et la proche banlieue.

Lors d’une réunion avec les salariés grévistes, le directeur du dépôt l’assumait en ces mots : « On a vécu la première vague de la mise en concurrence. Très clairement, les opérateurs ont été extrêmement agressifs commercialement pour essayer de prendre les contrats. C’est vrai de tous les opérateurs… L’ensemble des opérateurs aujourd’hui, sur ce modèle, perdent de l’argent. » Et, serait-on tenté de rajouter, pour essayer de rentrer dans leurs frais, pressurisent leurs salariés et abîment le service rendu aux usagers. 

Des primes d’intéressement et de participation supprimées

À Montesson, face à l’important taux de grève, la direction a décidé de fermer le dépôt. Des agents de sécurité et une huissière ont même été dépêchés pour surveiller les grévistes. « On n’est pas des voyous, souffle un conducteur. La plupart d’entre nous sont des pères de famille. Tout ce qu’on demande, c’est un peu plus de considération. » Seul acte de vandalisme assumé : le jet d’œufs sur les voitures de cadres qui entrent dans le dépôt cadenassé. 

La grève a été lancée selon un mot d’ordre : récupérer les primes d’intéressement et de participation que les conducteurs ne touchent plus depuis que Keolis a racheté le dépôt en 2022. Mais, dans les discussions et sur les banderoles, il est aussi largement question de pénibilité, de conditions de travail et de manque de reconnaissance. 

En ce qui concerne les primes d’intéressement et de participation, en tout, ce sont quelque 1 000 euros que les salariés ne touchent plus. De son côté, la direction assure que « compte tenu des résultats », ils sont « dans le regret de ne pas pouvoir réglementairement verser ces primes aux salariés ». À cela s’ajoutent toutes les primes spécifiques que les conducteurs ne touchent plus depuis le rachat par Keolis : la prime de qualité de service, de 45 euros par mois, la prime de non-accident, de 65 euros mensuels. Les conditions d’accès à la prime panier-repas ont aussi évolué : « Avant Keolis, tu la touchais que tu travailles la journée ou le soir, maintenant pour avoir ces 8,50 euros, il faut travailler de 11 heures à 13 heures, sinon tu la touches pas », s’agace Ismael, conducteur de 62 ans. La prime d’habillement, de 500 euros à l’année, qui leur permettait de s’acheter chemises et pantalons a aussi sauté. Désormais, on leur fournit des uniformes, la réduction des coûts est partout.

Alors que l’heure est aux restrictions budgétaires pour les conducteurs, les salariés du premier étage, employés ou agents de maîtrise, « les gens des bureaux » comme les appellent les conducteurs, auront leur prime de fin d’année. 

Pour Abdelkader, conducteur et délégué du personnel, le groupe s’est organisé de sorte à ne pas être en capacité de verser les primes d’intéressement et de participation. « Les grands groupes font tout pour ne pas rester des grands groupes, ils créent plusieurs filiales, découpent tout. Par exemple, Keolis, c’est 160 filiales différentes. Nous, on est déficitaires, mais d’autres filiales sont bénéficiaires et si on était tous dans la même entité, alors on aurait le droit à ces primes. » Avant 2022 et le passage du dépôt de Transdev à Keolis, les conducteurs, les agents d’entretien, les agents de sécurité étaient tous embauchés par la même entreprise. Depuis, tout a été parcellisé. Korriva, filiale de Keolis, s’occupe du réseau, des incidents, des retards. Les contrôleurs ont été envoyés dans une autre filiale, comme les agents de sécurité. Le nettoyage a été externalisé à une autre entreprise, Koala Propreté. 

« D’ailleurs, Koala non plus ils ne nous traitent pas bien, souffle l’une des femmes de ménage qui salue ses camarades grévistes avant d’aller travailler. On doit se battre pour le moindre seau d’eau savonneuse, pour un balai, pour tout. On n’est pas beaucoup payé·es et on travaille parfois deux ou trois heures seulement dans la journée. J’ai un collègue qui fait deux heures de trajet aller-retour pour venir travailler, il fait presque autant d’heures de ménage que d’heures de transport. » Pour l’heure, les agents d’entretien et les salariés de l’atelier n’ont pas rejoint la grève.

« En tout, on a perdu plus d’une centaine de collègues avec l’envoi de collègues dans les filiales et l’externalisation, reprend Abdelkader. Ce découpage de l’entreprise leur permet d’afficher des chiffres bas et de ne pas nous verser les primes, mais ça réduit aussi la représentation des salariés. » Plus une entreprise est petite, moins bien sont représentés les salariés et moins le comité social et économique (CSE) est financé. 

En moyenne, les conducteurs que nous avons interrogés touchent, selon leur ancienneté, entre 12 et 15 euros de l’heure, pour un salaire mensuel avoisinant les 2 000 euros net pour la plupart d’entre eux. « Moi je touche 2 200 euros net, mais il y a dix ans je touchais déjà 2 000 euros, vous voyez comme on évolue peu, avance Ismael, conducteur depuis 22 ans. Pour toucher 100 euros de plus par mois, parfois 150, j’enchaîne les soirs et les week-ends. Je travaille à peu près six week-ends sur sept, je vois pas beaucoup mes enfants. » 

« Ils nous mettent la pression, on manque de collègues parce que ce métier n’est plus attractif, alors chaque jour une dizaine de services tombent par terre, ajoute le conducteur. Quand on arrive et que le bus d’avant n’est pas passé, les usagers s’en prennent à nous, mais on n’y est pour rien. »

Des journées de travail hachées 

Mais ce qui occupe le plus Ismael et ses camarades, c’est la dégradation des conditions de travail. Ce sujet est de toutes les discussions, bien avant la suppression des primes. 

« Depuis que Keolis nous a racheté, on fait les mêmes trajets, mais sur des temps plus courts », expliquent-ils tous en cœur. Dans le détail, on leur demande de faire autant d’arrêts, mais plus rapidement. Par exemple, de la gare du Vésinet jusqu’à l’arrêt Hauts de Chatou, les conducteurs doivent mettre 12 minutes quand ils en avaient 15 avant Keolis. Sur la même ligne, ils doivent aussi réduire de trois minutes le trajet de la gare de Houilles jusqu’à Hauts de Chatou. Sur chaque ligne, sur chaque tronçon, des efforts ont été demandés aux conducteurs pour réduire le temps de trajet. « Alors on est stressés, on essaye d’aller plus vite, on n’y arrive pas toujours, et on va finir par faire plus d’accidents », s’inquiète El-Hassan, conducteur et régulateur depuis 2017.

 « On ne peut pas toujours s’arrêter pour aller aux toilettes, boire un coup, ça devient très difficile, abonde Amine, conducteur et délégué syndical Sud-Solidaires. Comme ils manquent de conducteurs, ils pressurisent à fond ceux qui sont déjà là. Un chauffeur ne fait plus cinq jours de travail pour deux jours de repos, désormais, la plupart travaillent six jours sur sept. Les conducteurs acceptent pour gagner un peu plus. » 

Par ailleurs, Keolis émince les journées de travail avec la même application qu’il découpe son entreprise en une myriade de filiales. Ainsi, nombre de conducteurs se retrouvent à devoir travailler très tôt le matin et très tard le soir, avec des coupures de 3, 4, 5 heures au beau milieu de la journée. « On a beaucoup de collègues qui ont des amplitudes de 6 heures du matin à 20 heures le soir, avec des heures non travaillées au milieu, ajoute Amine de Sud-Solidaires. La plupart restent sur le dépôt parce qu’ils habitent loin et n’ont pas le temps de rentrer chez eux et de revenir. » 

Abdelali, 52 ans, habite à 32 kilomètres du dépôt. Quand il a 4 ou 5 heures de coupure, il rentre chez lui à chaque fois. « Ça me fait des factures d’essence à 450 euros par mois, souffle-t-il. Une part importante de mon salaire. » 

D’autres n’ont pas ce luxe et épuisent leurs journées au dépôt, dans une salle de pause bien spartiate : des chaises et quelques tables. Ils ont bien essayé de demander des canapés, en vain. Les journées et les services en confettis sont le lot de nombre des grévistes, dont Oumi : « Je commençais à 6 heures jusqu’à 10 heures, puis j’étais en pause jusqu’à 16 heures, je reprenais ensuite jusqu’à 20 heures et comme ça toute la semaine. Puis il y avait une semaine où j’étais en horaires du matin, puis celle d’après en horaires du soir, puis je recommençais à avoir des semaines avec des services hachés… ça changeait tout le temps. » La conductrice habite à 30 kilomètres du dépôt, lorsqu’elle devait faire les services en deux fois, elle avalait 120 kilomètres par jour, « et ça fait beaucoup d’argent dans l’essence. Je suis épuisée, fatiguée moralement, physiquement. Je ne vois plus mes enfants »

Selon l’INRS, (Institut national de recherche et de sécurité), le travail en horaires fractionnés et le travail en horaires flexibles engendrent une dégradation de la santé des travailleurs. Selon l’organisme de référence dans le domaine de la santé au travail, « le travail flexible est associé à une mauvaise santé cardiovasculaire, à de la fatigue et à des effets sur la santé mentale »

Pour Oumi, ça n’a pas loupé, depuis l’arrivée en 2022 de Keolis et les changements qui sont allés avec, la mère célibataire a vu sa santé décliner. « J’ai fait un début de burn-out en décembre 2022, le métier m’a complètement flinguée. Je ne tenais plus. Le médecin du travail, le médecin généraliste, le psy m’ont dit que ça ne pouvait plus continuer. Ils m’ont fait passer en restriction, maintenant je ne travaille plus que le matin, j’avais un rythme infernal. » Avant les médecins, la conductrice avait tenté d’échanger avec la direction du site, en vain. « Ils n’ont rien voulu savoir, ils ne nous écoutent pas. D’ailleurs, quand on veut remonter des problèmes à la responsable d’exploitation, on n’a plus le droit d’aller la voir directement, on doit lui écrire sur un petit carnet qu’elle nous met à disposition et elle n’a jamais le temps pour nous. » 

Quelques jours avant la grève, une réunion d’une heure entre les conducteurs et la direction s’était tenue dans une ambiance tendue. Depuis, les discussions semblent complètement rompues. Auprès de Mediapart, Keolis assure rester « ouverte aux discussions qui continueront ce week-end avec les salariés en grève sur le site de Montesson. Une issue favorable ne pourrait avoir lieu qu’avec l’ensemble et l’accord des représentations ». Les grévistes, eux, ont dors et déjà annoncé poursuivre la grève la semaine prochaine. 


 


 

Une grève à Keolis Montesson
après l’ouverture à la concurrence

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, une grève très suivie a lieu chez Keolis à Montesson (Yvelines). Les salariés des transports franciliens constatent la dégradation de leurs conditions de travail depuis le rachat de leur dépôt, auparavant détenu par Transdev. Cette grève s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien.

 Les salariés de Keolis à Montesson (Yvelines) sont en grève illimitée depuis près d’une semaine, avec un débrayage initié mardi 12 septembre. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort, rapporte Mediapart. Depuis le rachat par Keolis de leur dépôt, jusqu’ici tenu par Transdev, en janvier 2022, les salariés constatent la dégradation de leurs conditions de travail. Parmi leurs principales revendications aujourd’hui : le versement des primes d’intéressement et de participation, qui ne leur sont plus attribuées depuis le changement d’opérateur.

Cette grève chez Keolis s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien. De fait, les lignes de bus de la grande couronne francilienne ont été divisées en 36 lots. Depuis début 2021, ces 36 lots font l’objet d’appels d’offres, gérés par Ile-de-France Mobilités, l’autorité publique d’organisation des transports, administrée par la présidente de région Valérie Pécresse.

 Pour remporter ces appels d’offres, les sociétés comme Keolis jouent la carte du moins-disant social et rognent sur les coûts salariaux. Les chauffeurs de Céobus à Magny-en-Vexin, par exemple, ont été rachetés par Transdev Vexin. Depuis, « on a perdu 500 euros sur nos feuilles de salaire », témoignait Hafed Guerram, délégué syndical CGT, auprès du Parisien, fin 2021. Les salariés de Transdev en Seine-et-Marne avaient déjà sonné l’alarme. De septembre à fin octobre 2021, ces derniers avaient maintenu un bras-de-fer avec leur direction et Ile-de-France Mobilités, contre les nouveaux accords dégradant leurs conditions de travail. Ces réseaux de bus de moyenne et grande couronne vont être ainsi rachetés jusqu’en 2024.

 L’ouverture à la concurrence arrive à la RATP

 En 2025, la direction de la RATP, qui gère Paris et sa petite couronne, va à son tour lancer l’ouverture à la concurrence. Le groupe se prépare déjà à cet horizon : fin 2021, la direction a dénoncé les accords sur les conditions de travail des machinistes-receveurs (conducteurs). Tout le réseau de surface, c’est-à-dire les bus et les tramways, est concerné ; un délai légal de 15 mois est prévu entre la dénonciation d’un accord et la mise en place d’un nouveau. L’organisation et la rémunération du travail changent, aboutissant entre autres à « l’augmentation du temps de travail de 190 heures par an », ou encore à « l’augmentation de 30 % du nombre de services en deux fois en semaine », détaillait alors Jean-Christophe Delprat, de FO RATP, auprès de Rapports de Force.

Le réseau historique de la RATP va, à terme, être découpé en une douzaine de lots. Un appel d’offres régira chacun d’entre eux. Pour y répondre, la RATP compte de son côté créer des filiales privées, sortes de petites entreprises, pour chaque centre-bus. « Il n’y aura plus du tout de conditions de travail harmonisées, quand bien même les futurs lots dépendront de la même convention collective », nous expliquait ainsi Vincent Gautheron, secrétaire de l’union syndicale CGT RATP.

Pour rappel, « l’ouverture à la concurrence n’a jamais été une obligation légale », précisait Vincent Gautheron. « La loi autorisait à garder une sorte de monopole public. À condition de créer une entreprise ayant pour seule et unique mission de réaliser l’offre de service public, sans conquérir de nouveaux marchés extérieurs. » Ce qui n’a pas été le choix politique d’Ile-de-France Mobilités.

publié le 15 septembre 2023

Troisième site en grève
chez Emmaüs dans le Nord :
les salariés et les compagnons unis

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, la totalité des compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Tourcoing sont en grève. L’entrepôt et le magasin ne tournent plus. Comme à Saint-André-Lez-Lille et à Grande-Synthe, où les compagnons ont cessé le travail depuis des semaines, ils demandent la régularisation et l’obtention d’un contrat de travail. Cette fois, les salariés du site les ont rejoints.

 Installée sur un transat de toile, le dos tourné à l’immense entrepôt Emmaüs de la rue d’Hondschoote, à Tourcoing, Marlène se repose enfin. Ce mardi 12 septembre au matin, c’est la grève, elle n’aura pas à décharger, trier et entasser. « Il faut imaginer la température qu’il fait là-dedans, quand c’est l’hiver, quand il neige. On a froid, c’est un travail difficile », raconte la jeune mère. Venue du Gabon en 2015 pour ses études, elle est diplômée d’un DUT en génie électrique. Malgré les stages, elle ne parvient pas à obtenir de contrat de travail et la régularisation qui va avec. Alors, depuis deux ans, elle est compagnonne chez Emmaüs… et demande un titre de séjour « vie privée et familiale ». « Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est surtout pour soutenir les autres. Ils travaillent dur. Pendant le Covid, ils ont fabriqué des visières de protection pour les hôpitaux. Ils ont même été récompensés par la mairie, jamais régularisés. »

A quelques mètres de Marlène : Karim. C’est le cuistot du groupe. Tous les jours, il assure le repas pour la quarantaine de compagnons hébergés par Emmaüs Tourcoing. Mais aujourd’hui, c’est détente, l’UL CGT de Tourcoing se charge du barbecue. « Ça fait cinq ans que je suis en France, trois ans à Emmaüs. J’ai fait des stages en électroménager chez Boulanger, je suis déclaré à l’URSSAF, j’ai passé le B1 [ndlr : niveau de langue] en français…», récite l’Algérien. Il montre avec ses mains : « A la préfecture, j’ai un dossier gros comme ça. Pourtant tout ce que j’ai réussi à avoir, c’est une OQTF [ndlr : obligation de quitter le territoire français] ».

La « promesse » d’Emmaüs

Algériens, Géorgiens, Gabonais, Camerounais, Marocains, Tunisiens, Albannais… Cela  fait 3, 5, parfois 8 ans qu’ils travaillent pour Emmaüs, qu’ils ont l’impression de « tout bien faire » et qu’ils attendent une régularisation qui ne vient pas. Un sentiment exprimé par les 36 compagnons entrés en grève ce 12 septembre à Emmaüs Tourcoing. Mais aussi par ceux des deux autres Emmaüs du département du Nord, mis à l’arrêt avant eux : Saint-André-Lez-Lille, en grève depuis 76 jours ; Grande-Synthe, depuis 24 jours. Tous dénoncent « la promesse d’Emmaüs » : obtenir leur régularisation au bout de trois années consécutives de travail au sein de la communauté.

 De fait, la loi immigration du 10 septembre 2018 donne la possibilité aux compagnons sans-papiers d’Emmaüs d’obtenir une carte de séjour sur la base de trois années d’expérience au sein des communautés. Mais, un an et demi après l’entrée en vigueur des textes, Emmaüs France a pu constater que cela n’avait rien d’automatique et différait en fonction des préfectures, rappelle le Gisti. « Les dossiers, on les dépose ! Mais ça fait deux ans qu’il n’y a plus de régularisations ! », confirme Marie-Charlotte. Assistante sociale à Emmaüs Tourcoing depuis 5 ans et demi, elle est entrée en grève ce 12 septembre, tout comme les 4 autres employés en CDI et 10 des 17 CDD d’insertion (CDDI) du site. Sur les trois Emmaüs du Nord en lutte, c’est la première fois que les salariés s’associent aux compagnons.

 Les salariés également en grève à Emmaüs Tourcoing

« On est là pour soutenir les compagnons, mais nous avons aussi des revendications propres », rappelle Marie-Charlotte. Pour les employés, la première d’entre elles demeure l’embauche d’un directeur à Emmaüs Tourcoing. « Depuis neuf mois, nous n’avons plus personne à la tête du site. L’ancien est parti après un burn out. C’est devenu ingérable et les compagnons sont les premiers à en faire les frais », continue l’assistante sociale. Alicia, employée en CDDI, confirme : « Quand je vois les conditions dans lesquelles travaillent les compagnons, j’ai honte. Il y a une invasion de rats dans les hébergements, depuis trois semaines, la salle de pause a été transposée dans une réserve… Je vous le demande : est-ce que c’est normal ? », interpelle la jeune femme.

A cela s’ajoutent les mauvaises conditions de travail de ces salariés en insertion. « Nous n’avons pas de convention collective, nous travaillons le dimanche et nous sommes payés en dessous du SMIC ! », poursuit-elle. Alors que le SMIC, indexé sur l’inflation, est aujourd’hui de 1383€ mensuels net, cette salariée serait payée 1280€ si elle était à temps plein.

 Les compagnons, bénévoles ou salariés ?

 Quant aux compagnons d’Emmaüs, ils sont rémunérés via une allocation communautaire d’environ 350€, mais ne sont pas salariés. Ils n’ont pas de contrat de travail et pas la possibilité non plus de passer par la case prud’hommes. Pour autant, le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS), duquel dépend Emmaüs, leur « permet » de travailler jusqu’à 40 heures par semaine.

Reste que dans la mesure où ce public est particulièrement précaire, qu’il loge sur place et qu’il espère obtenir une régularisation par le biais d’Emmaüs, cette permission se transforme bien souvent en obligation, voire en contrat tacite. « C’est de l’exploitation, tout simplement », juge Mohammed, compagnon à Emmaüs Tourcoing depuis 8 ans et responsable d’un magasin.

Aussi, les grévistes de Tourcoing, comme ceux de Grande-Synthe et de Saint-André avant eux, demandent « la requalification en contrats salariés des statuts de “bénévoles” (étant entendu qu’on ne peut être bénévoles 40 heures par semaine pendant des années », souligne l’Union locale CGT de Tourcoing dans un communiqué. « Il y a d’autres Emmaüs où les compagnons finissent par être embauchés. Ici on nous dit qu’il faut aller ailleurs. Pourquoi ? », s’interroge Mohammed. Évidemment, la reconnaissance du statut des personnes accueillies dans les OACAS, comme étant un « contrat de travail », remettrait complètement en cause le fonctionnement national d’Emmaüs.

 Grève Emmaüs : les réactions des directions

 Emmaüs étant constitué d’associations indépendantes avec leurs propres conseils d’administration et leurs propres bureaux, chaque site en grève tente de trouver ses propres solutions. Selon la Voix du Nord, l’administration d’Emmaüs Tourcoing a proposé une augmentation de quelques dizaines d’euros de l’allocation communautaire ainsi qu’une médiation. A Grande-Synthe, la direction a une autre stratégie, et menace d’expulser les grévistes de leur lieu d’hébergement.

A Saint-André-Lez-Lille, premier site en grève, une enquête a été ouverte par le parquet de Lille pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » suite à un article de Streetpress. La directrice de cette communauté ne déclarait même pas ses compagnons à l’URSSAF.

  publié le 17 juillet 2023

Marche contre les violences policières  : «Nous refusons d’obtempérer
face au racisme »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

En interdisant coup sur coup les deux principales mobilisations contre les violences policières à Paris, le gouvernement entend, selon une coordination nationale, réduire au silence les proches de victimes. Malgré cette répression, la mobilisation s’étoffe encore.

Rebelote. Une semaine après celles de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) et de la place de la République à Paris, qui a eu lieu malgré tout, mais s’est soldée par une forme de vendetta de la Brav-M – elle a interpellé très brutalement et molesté Yssoufou Traoré, frère d’Adama, tué après une interpellation par des gendarmes en 2016 –, un défilé contre les violences policières était à nouveau interdit, ce samedi 15 juillet, sur la place de la République…

Sur injonction directe de Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, la préfecture de police de la capitale a pris un nouvel arrêté d’interdiction contre l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières – rassemblant de nombreux collectifs de familles et de proches de jeunes gens tués par des policiers.

Un appel pourtant soutenu par une centaine d’associations (LDH, Attac, Amnesty International, etc.) d’organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires et Unef) et politiques (FI, EELV et NPA). Et le tribunal administratif a validé, sans moufter, cette suspension des libertés d’expression et de manifestation.

« Darmanin nous inflige une double peine : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence »

De quoi susciter une bronca chez les organisateurs, qui avaient convoqué la presse, à quelques pas de la place de la République. « Nous étions pourtant allés très loin dans la conciliation en proposant de nous contenter d’un simple rassemblement, mais le gouvernement n’a rien voulu savoir, dénonce Omar Slaouti, l’un des porte-parole de cette coordination. C’est une double peine que Darmanin nous inflige : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence, alors que, pour des raisons que chacun comprendra aisément, il n’est pas question d’aller à la confrontation avec la police avec notre coordination qui rassemble des enfants, des parents et des grands-parents. »

Avant de se replier pour un meeting dans un gymnase, plein comme un œuf, du XX e arrondissement, ouvert en urgence pour l’événement par la mairie, une dizaine de représentants des collectifs témoignent devant les journalistes.

Sur les pancartes, ils réclament l’interdiction des techniques d’interpellation les plus dangereuses et même létales qui sont, pour certaines, interdites dans les pays européens ou aux États-Unis : plaquage ventral, clé d’étranglement, « pliage », etc.

À travers leurs récits, beaucoup dénoncent un traitement post-mortem indigne des victimes de violences policières. « Mon frère a été lynché par la police, puis il a été déshumanisé par l’institution judiciaire », dénonce ainsi Fatou Dieng, sœur de Lamine Dieng, mort au cours d’une interpellation en 2007 à Paris.

En plus de la suppression de l’IGPN, qui doit, selon eux, être remplacée par une « instance de contrôle indépendante de la police », tous réclament en chœur l’abrogation immédiate de l’article L. 435.1 du Code de sécurité intérieure, introduit dans la loi de 2017 par Bernard Cazeneuve et qui permet aux agents de police et aux gendarmes d’utiliser leurs armes à feu notamment dans les cas de refus d’obtempérer. « Nous refusons d’obtempérer face au racisme de la police et du gouvernement », retourne Issam El Khalfaoui, le père de Souheil, abattu par un policier en 2021 à Marseille.

 

publié le 13 juillet 2023

14 juillet :
« Notre fête nationale célèbre une émeute »

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Éric Vuillard, auteur de 14 Juillet et de la Guerre des pauvres, en appelle au legs de la Révolution française et des Lumières pour affronter une époque d’accroissement sans précédent des inégalités et de concentration du pouvoir et des richesses.


 

Le 14 Juillet n’est plus qu’un défilé militaire. Comment la commémoration de cet événement fondateur a-t-elle fini par le vider de toute substance politique, par gommer son caractère révolutionnaire ?

Éric Vuillard : Notre fête nationale célèbre une émeute. C’est un événement que les élites, tout au long du XIXe siècle, n’ont pas réussi à effacer, et qu’il est en quelque façon impossible de commémorer.

Le 14 Juillet qui se prépare est une fiction. Le ministère des Armées annonce que le slogan du défilé militaire de cette année est « Nos forces morales », vaste programme ! En réponse aux ­récentes émeutes, madame Borne promet « des moyens massifs pour protéger les Français ». On évoque même un décret interdisant les feux d’artifice, les Nîmois auront droit à un spectacle de drones, ce qui laisse rêveur.

Il est tout à fait improbable qu’une seule personne parvienne à entr’apercevoir, serait-ce même une caricature de la Révolution française, à travers une poignée de canons Caesar, un déploiement exceptionnel des forces de l’ordre autour des quartiers populaires, et un discours du chef de l’État.

Tout cela fait partie d’une représentation illusoire, postiche. Nous aurons donc un 14 Juillet officiellement contre le peuple, contre les banlieues. Un 14 Juillet pour vendre quelques rafales supplémentaires à l’Inde, nos fameuses « forces morales ».

Dans votre récit  14 Juillet, vous parlez des événements qui ont conduit à la prise de la Bastille comme d’une « émeute » dans laquelle vous vous fondez pour raconter « le grand nombre anonyme qui fut victorieux ce jour-là ». Sous votre plume, ce terme d’émeute n’a rien de dépréciatif. Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte, du soulèvement, de l’insurrection ?

Éric Vuillard : Le passage célèbre des Misérables où Hugo, dans un grand moment de prose exaltée, passe en revue ces termes, est sans doute ce qu’on a fait de mieux. Au-delà de toutes distinctions, son lyrisme établit un continuum, il définit l’émeute, réputée aveugle, ignorante de ses causes et de ses désirs, comme le premier pas vers un mouvement révolutionnaire, il se refuse à la disqualifier.

Il en fait une vérité abrupte, raboteuse, mais impérissable, qui revient sans cesse, contre un impôt scélérat, ou une énième violence de l’État. Elle est la réfutation spontanée, récurrente de ce qui opprime, une menace à l’ordre établi.

Ainsi, ne peut-on pas voir dans le soulèvement de ceux qu’offusque la mort d’un jeune homme, un chapitre déchirant de cette sourde douleur qui traverse la vie sociale ?

Et ne peut-on pas voir dans le fait que la plupart des personnes arrêtées étaient « sans antécédents judiciaires », non seulement un démenti flagrant de ceux qui attisent le mépris social, mais le signe d’une colère qu’il n’est pas indigne de partager ?

Votre livre s’ouvre sur le saccage de la folie Titon, une riche maison de plaisance : « La révolution commença ainsi : on pilla la belle demeure, on brisa les vitres (…). Tout fut cassé, détruit », écrivez-vous. Comment lisez-vous les pillages qui ont accompagné l’explosion de colère dans les banlieues, après la mort du jeune Nahel abattu par un policier à Nanterre ?

Éric Vuillard : À Tours, où je vis, deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour le pillage d’un Lidl. Ce sont des personnes de plus de 60 ans. On a retrouvé chez eux du dentifrice, de la mousse à raser, du gel douche, des boîtes de corned-beef, deux grille-pain et une machine à glaçons.

Ils ont déclaré que c’était pour leur famille, ils n’étaient jusque-là « pas connus de la justice ». Dans une période de chômage de masse, d’inflation aiguë sur les produits de première nécessité, dans un monde sans perspective d’émancipation, un Lidl, du corned-beef, du dentifrice, un grille-pain, de la part de retraités sans casier judiciaire, cela s’appelle les émeutes de la faim.

Le portrait que vous brossez de la France de 1789 entre en résonance avec notre présent d’inégalités : « Beaucoup de Parisiens ont à peine de quoi acheter du pain. Un journalier gagne six sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze. Mais le pays, lui, n’est pas pauvre. Il s’est même enrichi. Le profit colonial, industriel, minier a permis à toute une bourgeoisie de prospérer. Et puis les riches paient peu d’impôts ; l’État est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien (…). » Où se situe le point de rupture ?

Éric Vuillard : Nous vivons une époque sans précédent d’accroissement des inégalités, de concentration du pouvoir entre quelques mains, et la domination d’un petit groupe de privilégiés est sur le point de devenir mondiale. Nous assistons à une régression idéologique d’avant les Lumières. C’est pourquoi, dans le contexte où nous sommes, la pensée des Lumières redevient une ligne de défense. Contre les tenants hypocrites de Machiavel, il faut s’en tenir à Montesquieu et à Rousseau.

Le discours critique à l’égard des Lumières, qui était jadis émancipateur et souhaitait aller au-delà des exigences trop formelles des philosophes, doit aujourd’hui se raviser ; il faut défendre ces exigences formelles, puisqu’elles sont à présent menacées.

Puisque le contrôle continu et le grand oral ont remplacé la procédure anonyme du bac, ce n’est plus l’hypocrisie relative de la procédure anonyme qui doit être dénoncée avec Bourdieu, il faut lutter pour le retour de l’anonymat, qui fut la meilleure parade contre le règne sans partage des fils de famille.

Et puisque l’on peut condamner en comparution immédiate trois cent quatre-vingts personnes en à peine quelques jours et qu’il faudra des années pour juger le policier qui a tué Nahel, on voit bien que la simple égalité devant la loi devient de nouveau un enjeu.

Un syndicat de police en appelait ces jours-ci à la « guerre » contre les « nuisibles », les « hordes sauvages ».  La dimension raciste de cette déclaration est manifeste. Mais ces mots ne trahissent-ils pas, aussi, la vieille hantise des classes dangereuses ? On pense à Flaubert tenant les communards pour de « piètres monstres » et accusant la capitale insurgée de « dépasser le Dahomey en férocité et en bêtise ».

En un sens, la provocation de ce syndicat de police traduit une réalité, ne sommes-nous pas en guerre civile ? Les puissants ne sont-ils pas en guerre contre la majorité des gens, Bolloré ne cherche-t-il pas à s’approprier toute la chaîne du savoir : la presse, l’édition et maintenant les librairies ?

Et lorsque, après quelques jours d’émeute, le président de la République évoque comme « pistes de réflexion », alors que le tir à bout portant d’un policier a tué un jeune garçon, la suspension des réseaux sociaux et la sanction des parents irresponsables à ses yeux, ce sont bien des menaces réelles, menaces de censure, d’amende et de prison ; n’est-ce pas une guerre civile larvée qui est ici menée, une violence qui ne dit pas son nom ?

Et, pour reprendre le titre de Victor Hugo, qui est désormais celui de Ladj Ly et de toutes les banlieues françaises : les menaces du président de la République sont directement adressées aux Misérables.

Les classes dominantes ont substitué à l’idéal égalitaire de la Révolution française de brumeuses promesses d’« équité », d’« égalité des chances ». Comment ce principe d’égalité pourrait-il encore charpenter une politique d’émancipation ?

Éric Vuillard : Dans une période aussi rétrograde, toutes les luttes égalitaires sont bonnes à prendre. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le cœur du dispositif inégalitaire : la clé de répartition des richesses.

Au soir du 14 juillet, trente mille personnes des faubourgs ouvriers sont en armes, c’est sans précédent ; l’armée du roi incapable de tenir Paris, cela restructure les consciences. On se plaît à nous répéter que les gens d’aujourd’hui seraient trop dépolitisés, et ceux-là mêmes qui sont les plus réfractaires à tout changement font comme s’ils déploraient cette apathie populaire ! Mais ce qui m’a le plus frappé en travaillant sur le 14 Juillet, c’est la rapidité à laquelle chacun se politise.

Ainsi, un type se trouve du côté de Belleville le 12 juillet, des jeunes gens gueulent dans la rue et exigent qu’il hurle « Vive le tiers État ! », il refuse, demande ce que c’est que le tiers État, on lui répond : « Ce sont les pauvres ouvriers comme nous. » Deux jours plus tard, l’homme participe à la prise de la Bastille, quatre ans plus tard, il est général de la Convention.

 

Entre 1935 et 1936, les effectifs de la CGT sont multipliés par cinq en quelques mois. Et puisque ni les 40 heures ni les congés payés ne figuraient au programme du Front populaire, c’est avant tout de l’affrontement que cette politique d’émancipation est venue.

Selon une loi élémentaire de la physique sociale, on peut à coup sûr parier qu’un conflit d’une intensité plus forte eut encore permis de nouveaux progrès.

À la fin de La Guerre des pauvres, vous écrivez : « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. » À quoi pourrait ressembler la victoire ?

Éric Vuillard : Il est curieux de constater combien les heureux du monde, pour emprunter l’ironique expression d’Edith Wharton, font l’éloge de la défaite, de la modestie qu’elle encourage, de ce qu’elle est censée nous apprendre.

Cette complaisance, à la fois paradoxale et banale, chez ceux qui souffrent le moins des rigueurs de la vie sociale, doit être repoussée. Oui, la victoire est souhaitable et possible.

Dans son fameux  Discours de la servitude volontaire, La Boétie se demandait comment il se fait, nous qui sommes si nombreux, que nous acceptions d’être dirigés par un seul, ou, ce qui revient au même, par un petit groupe de privilégiés. Depuis 1789, nous savons qu’en réalité, nous ne l’acceptons pas.

Si j’ignore à quoi pourrait ressembler la victoire, puisqu’un événement de cette ampleur reconfigurerait l’ensemble de la vie sociale, nous savons néanmoins tous, par les leçons de l’histoire moderne, que le jaillissement de l’événement nous surprendra, que sa forme nous déroutera, qu’il dissipera, serait-ce pour un temps, le brouillard de nos consciences.

Ainsi des gilets jaunes ; on les imaginait autrement, sans drapeaux français, sans  Marseillaise, sans ronds-points. Ce sont pourtant des gens bien réels, pas des petits bonshommes de papier qui, entre deux coups de Flash-Ball, ont écrit sur l’Arc de triomphe : « Les gilets jaunes triompheront ».

C’est pourquoi j’écris à la fin de mon petit livre que je la raconterai, après coup. Les soulèvements ne sont pas des créations littéraires


 


 

La Fête nationale défigurée

Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

Les Français qui ont pris la Bastille sans demander l’autorisation des puissants, il y a 234 ans, mériteraient-ils de célébrer la Fête nationale cette année ? La question peut se poser, à l’heure où certains s’arrogent le droit de décider qui fait partie de la République et qui n’en est pas, dans une version dénaturée de cette grande œuvre du peuple de France. La gauche, héritière de Jean Jaurès qui n’a eu de cesse de se battre pour la construire et l’approfondir, est sur le point d’être excommuniée par le nouveau parti de l’ordre, rassemblant les élites « modérées » jusqu’aux droites extrêmes.

Profitant de l’exacerbation des tensions qui a suivi la mort de Nahel à Nanterre, certains poussent leur avantage en prétendant trier les « vrais » et les « faux » Français. De LR au RN, on traite les quartiers populaires comme une 5e colonne, tandis qu’est déniée, dans un langage qui n’a rien à envier au pire répertoire fasciste, l’appartenance à la nation de jeunes Français nés en France révoltés par les exactions de la police. En se servant de la figure de « l’émeutier » comme d’un repoussoir, les nouveaux Tartuffe cherchent à escamoter les clivages de classe pour fédérer le patron comme l’ouvrier des campagnes, le bourgeois des beaux quartiers et le travailleur précaire des cités, chacun étant mis en demeure de choisir son camp : qui n’est pas pour le « retour à l’ordre » est forcément complice du feu et du chaos.

On mesure la dérive idéologique de la droite quand on réécoute les paroles de Jacques Chirac après l’embrasement des cités de 2005 : « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Ces mots d’un président qui n’avait pourtant rien de gauche – et qui ne les a nullement traduits en actes par la suite – lui vaudraient sûrement aujourd’hui un procès en trahison de la part de ses héritiers politiques. Emmanuel Macron s’honorerait pourtant à reprendre ces paroles à son compte, ce 14 Juillet, s’il ne veut pas d’une Fête nationale défigurée par les divisions et la haine qu’on attise jusque dans son camp.


 


 

Quartiers populaires : 
les oubliés du bal du 14 Juillet

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

La France célébrera, ce vendredi, une fête nationale synonyme de chute de l’Ancien Régime et d’acte de naissance de la République. Mais la promesse républicaine demeure ce grand inachevé, comme en témoigne le soulèvement des quartiers populaires.

Il plane sur ce 14 juillet 2023 une sale odeur de poudre et les mèches des feux d’artifice n’y sont pour rien. La France s’apprête à célébrer en grande pompe la République et la nation, tandis qu’une partie de sa population, coupable d’avoir laissé sa colère exploser après la mise à mort d’un adolescent, est accusée de toutes les sécessions.

Sur les Champs-Élysées, si près et en même temps si loin de Nanterre où un policier a tiré sur Nahel, ce sera, vendredi, le grand raout des régiments qui marchent au pas, de la République en bon ordre, des insignes et des flonflons. À la tribune officielle, Emmanuel Macron recevra en majesté le premier ministre indien, l’ultranationaliste hindou Narendra Modi, soucieux qu’il reparte à New Delhi avec, dans sa valise, 26 avions Rafale achetés au groupe Dassault. Étrange spectacle que celui de la déconnexion entre la célébration et l’objet célébré…

« Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national »

A-t-on perdu le sens du 14 Juillet ? On y marque le coup de la prise de la Bastille, des « tyrans descendus au cercueil », de l’effervescence politique révolutionnaire et de la démocratie comme horizon pour tous. Vraiment pour tous ?

La promesse sonne désormais comme une trahison, dans les quartiers populaires. « Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national, soupire Philippe Rio, maire PCF de Grigny (Essonne). La promesse républicaine n’est plus tenue depuis bien longtemps, ça relève davantage de la fable du père Noël. Elle est censée s’incarner dans le triptyque liberté-égalité-fraternité, or les habitants sont, au contraire, très conscients des inégalités, de la discrimination, des injustices. La République, pour eux, c’est ça. »

C’est qu’il ne suffit pas de psalmodier « République » et « arc républicain » tous les quatre matins sur les plateaux télé de Paris pour que l’idée prenne corps. Encore faut-il lui donner une contenance. L’égalité est gravée en lettres d’or sur le fronton des mairies mais, en Seine-Saint-Denis, on vit en moyenne quatre ans de moins que dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France.

La désertification des services publics ronge tout le pays, mais les banlieues pauvres sont particulièrement mal servies : il y a cinq fois plus de bureaux de poste à Neuilly-sur-Seine qu’à Saint-Denis, pour une population deux fois plus nombreuse. Dans les immeubles haussmanniens chics du « 92 », des concierges plus ou moins affables veillent à la tranquillité des bourgeois. Dans le « 93 », l’ascenseur en panne depuis plusieurs mois pourrit le quotidien d’une tour de douze étages. 45 % des moins de 25 ans sont au chômage, dans les quartiers dits « politique de la ville ».

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque. Les témoignages sur les petites humiliations policières, le contrôle au faciès, les insultes sont nombreux.

L’idée que les « flics assassins » ne sont jamais condamnés est largement partagée , alors que la justice – pour Zyed et Bouna, pour Adama, pour Nahel – est au cœur de toutes les revendications. «  Dans les faits, il y a une impunité judiciaire presque complète pour ces policiers, explique Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, dans le Monde. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers. »

Elle contraste avec les comparutions immédiates et les sanctions délivrées à rythme industriel pour les jeunes pris lors des pillages. « Le seul »dialogue« qui s’instaure entre l’État et les habitants, c’est souvent la répression », résume Lauren Lolo.

La jeune femme, cofondatrice de l’association Cité des chances, milite pour que les banlieues s’intéressent à la politique. Une gageure : « Il y a une grosse méfiance, beaucoup de »tous pourris« , mais aussi de la méconnaissance sur qui gère quoi… On leur a tellement répété que ce n’était pas leur affaire, voire pas leur pays quand ils sont racisés, que certains ont fini par y croire. »

La stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques

La devise républicaine a bon dos quand la stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques. On y crée des « sous-Français », des « pas-comme-nous ». « Les émeutiers, vous allez me dire qu’ils sont français. Oui, mais comment Français ? » s’interroge la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, quand son président de groupe Bruno Retailleau évoque sans sourciller « une régression » des immigrés « vers leurs origines ethniques ». 

Valeurs actuelles déclare les banlieues en « sécession », Paris Match noircit ses pages de « casseurs pilleurs qui mettent la France à feu et à sang ». Le RN parle de « Français de papier », de « nationalité faciale », relance le débat sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.

Lauren Lolo en mesure les conséquences sur le terrain : « Les banlieues sont tellement stigmatisées, qu’a fini par s’y développer l’idée qu’il faudra se débrouiller sans l’État, sans la République. D’où tous ces discours d’apologie de l’autoentreprise, très start-up nation, qui marchent bien dans les quartiers. »

La combine est connue : plus un service public se dégrade, plus le discours pro-intérêts privés gagne du terrain. Quitte à éroder un peu plus la confiance. « Aujourd’hui, le citoyen français, a fortiori dans les banlieues populaires, se méfie des politiques, de la police et de la justice, évalue Philippe Rio. Plus vous lui parlez de République, moins il vous croit. La maison République est à rénover de fond en comble, pour retrouver le sens de notre devise et du 14 Juillet. »

Certaines banlieues n’auront d’ailleurs même pas le droit au folklore. À Sartrouville (Yvelines), le maire LR Pierre Fond a décidé d’annuler le spectacle traditionnel de la fête nationale. « Je ne suis pas un amuseur public », se défend l’élu, qui préfère voir « les forces de l’ordre prêtes à se projeter sur des violences potentielles » plutôt qu’à sécuriser les festivités. Mêmes décisions dans d’autres villes franciliennes, comme Chelles, Dammarie-les-Lys, Bussy-Saint-Georges, Claye-Souilly, Vaires-sur-Marne ou encore Jouy-le-Moutier. Histoire de rajouter de l’exclusion à l’exclusion. Le gouvernement veille : en tout, 130 000 policiers et gendarmes seront déployés dans le pays.

publié le 12 juillet 2023

Syndicats et patronat convoqués à Matignon :
ce qui peut en sortir

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

À Matignon, Élisabeth Borne reçoit syndicats et patronat ce mercredi 12 juillet. Si la première ministre espère tourner définitivement la page de la réforme des retraites, les syndicats comptent imposer leur agenda social.

La date est cruciale pour les syndicats, le patronat et l’exécutif. Les trois acteurs du «  pacte de la vie au travail » voulu par Emmanuel Macron doivent se rencontrer mercredi 12 juillet, soit un peu plus d’un mois après la dernière manifestation contre la réforme des retraites, mais surtout seulement deux jours avant la fin des « 100 jours d’apaisement » décrétés par le président de la République.

Cette réunion intervient également au moment où la perspective d’un remaniement occupe tous les esprits, et où le poste de chef du gouvernement est convoité par Gérald Darmanin, malgré ses fiascos à répétition. Si les syndicats vont essayer d’empêcher la page « réforme des retraites » de se refermer, ils vont surtout tenter de faire avancer leur propre agenda social.

Les cinq organisations syndicales représentatives (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC) et les trois organisations patronales (Medef, CPME, U2P) rencontrent à partir de 10 heures la première ministre Élisabeth Borne, mais aussi le ministre du travail Olivier Dussopt. Deux nouveaux venus feront leur apparition : la nouvelle secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon, et le futur président du Medef Patrick Martin.

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! »

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! », affirme, dans un communiqué, la CGT qui assure de sa volonté de rappeler son opposition à la réforme des retraites. Cependant, contrairement aux précédentes rencontres avec l’exécutif, la suite des discussions ne sera pas soumise à l’issue des débats sur le sujet.

Le syndicat et sa secrétaire générale Sophie Binet prévoit d’aborder la réforme du RSA et de l’assurance chômage, la loi « plein-emploi  », le rôle de la police, les quartiers populaires, mais aussi le démantèlement du Fret ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes ou celle des salariés de l’entreprise de logistique Sonelog.

Sur France Inter, Sophie Binet affirme également vouloir discuter de la situation au JDD, en grève depuis plusieurs semaines depuis l’annonce de l’arrivée du journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune à la tête de la rédaction.

La question du salaire est « taboue » pour le gouvernement, a aussi fustigé la secrétaire générale de la CGT  sur France 2 la veille de la rencontre. Le mardi 11 juillet, la CGT avait déjà communiqué ses 100 «  mesures immédiates pour protéger et améliorer la vie des salarié.es  » construites autour de cinq axes : salaire, retraite, démocratie sociale, chômage et égalité femmes/hommes.

Borne fait les yeux doux au patronat

De son côté, Matignon explique que «  la première ministre aura l’occasion de saluer le travail des partenaires sociaux, de confirmer (…) l’engagement de transposer (dans la loi) les accords qui pourraient être trouvés » entre patronat et syndicats.

Sur son compte Twitter, Élisabeth Borne, après avoir remercié Geoffroy Roux de Bézieux «  pour son engagement » et félicité Patrick Martin «  pour son élection à la tête du Medef », promet de recevoir «  les partenaires sociaux pour bâtir ensemble un nouveau pacte de la vie au travail ».

Matignon a toutefois déjà annoncé sa réticence face aux revendications salariales, soulignant que le sujet pourrait revenir dans les discussions internes entre patronat et syndicats, en marge du «  volet déroulé de carrière et parcours professionnels ».

Le mercredi 12 juillet au matin, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, affirmait au micro de Franceinfo qu'il s'agissait d'« un jour important dans l'histoire social contemporaine de notre pays ». L'ancien ministre de la Santé, en reprenant les éléments de langage du gouvernement et du président de la République, promet que « ce qui va se nouer, ce sont les prémices d'un véritable pacte de la vie au travail ».

Les syndicats, la CGT de Sophie Binet en tête, réclament depuis plusieurs semaines une rencontre avec Emmanuel Macron. Olivier Véran reste évasif : « Personne ne dit qu'il n'y aura pas à un moment donné une rencontre ». À propos d'un éventuel remaniement, le porte-parole du gouvernement affirme que le gouvernement « ne réfléchit pas à la question ».


 


 

Matignon : après la débâcle des 100 jours,
il faut changer de cap !

 Communiqué CGT sur http://r.servicepresse.cgt.fr

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

Ce rendez-vous sera, aussi, l’occasion pour la CGT d’aborder plusieurs dossiers extrêmement inquiétants et urgents :

le démantèlement du FRET ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes (fabriquant de roues de train) qui menace des milliers d’emploi, à contresens des besoins sociaux et environnementaux de notre société ;

la situation des salarié·es de l’entreprise de logistique Sonelog, au Pontet (84), dont le délégué syndical et 10 salarié·es grévistes ont été licenciés pour avoir fait grève ;

l’arrivée d’un rédacteur en chef d’extrême droite à la tête du JDD - dont les salarié·es sont en grève depuis plus de 3 semaines - qui menace l’indépendance juridique et éditoriale de leur journal. Le gouvernement doit conditionner les aides à la presse et renforcer la loi pour garantir l’indépendance de la presse.

Enfin, et surtout, la CGT portera les priorités des travailleurs et travailleuses. Dans un contexte où l’inflation atteint des records, les questions des salaires, de protection sociale ou encore d’égalité salariale sont complètements invisibilisées par le gouvernement et le patronat.

C’est pourquoi la CGT publie, aujourd’hui, ses 100 propositions pour protéger et améliorer la vie des salarié·es.

Ces propositions sont construites autour de 5 axes prioritaires :

les salaires pour lesquels la CGT demande l’indexation des salaires sur l’inflation, la revalorisation du Smic à 2000 euros pour faire face à l’inflation et un conditionnement des aides publiques aux entreprises à un avis conforme du CSE ;

• les retraites avec notamment : la négociation des retraites complémentaires AGIRC-ARRCO, les départs anticipés pour pénibilité et l’aménagement des fins de carrières ;

la démocratie sociale dont : les questions de libertés syndicales, les moyens alloués aux représentant·es du personnel pour revenir sur les « ordonnances Macron » ;

le chômage avec la remise en cause des violentes réformes du gouvernement qui ont drastiquement réduit les indemnités des privés d’emplois ;

l’égalité femmes/hommes pour garantir l’égalité salariale, la révision de l’index égalité et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail.

Comme le démontre l’échec des 100 jours, l’autoritarisme et la répression ne peuvent constituer la réponse à la défiance profonde et aux fortes attentes sociales. L’escalade de violence et de répression ne résoudra rien. Des réponses sociales urgentes doivent être données.

Montreuil, le 11 juillet 2023

  publié le 11 juillet 2023

Face aux violences policières,
une convergence des luttes inédite

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

En réponse à l’autoritarisme gouvernemental, de plus en plus aligné sur la violence verbale de l’extrême droite, et au déni du racisme et des violences policières, une riposte unitaire se construit, que beaucoup disent « inédite ».

« Le« Le climat est malsain », « Il n’y a plus aucune limite à l’autoritarisme de l’État », « On se fait rouler dessus par l’extrême droite »… Au téléphone, le 10 juillet, des militant·es antiracistes et de la gauche sociale et associative partagent un sentiment de désarroi. Celui-ci n’a fait que grandir depuis la diffusion des images de la mort de Nahel, 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin.

L’empathie pour la victime et la nécessité d’apporter une réponse politique digne ont très vite laissé place au racisme décomplexé dans les médias et sur les réseaux sociaux, et au déni du gouvernement pensant pouvoir se contenter d’une parade sécuritaire. La cagnotte en faveur du policier mis en examen après la mort de Nahel, lancée par le polémiste d’extrême droite Jean Messiha et qui a recueilli plus d’un million d’euros, est le symbole le plus cru de ce basculement.

Ces 7 et 8 juillet, l’interdiction du rassemblement organisé par le comité La vérité pour Adama, en hommage au jeune homme mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), et l’interpellation violente du frère d’Adama, Yssoufou, par la BRAV-M (brigade de répression de l’action violente motocycliste), qui a aussi frappé des journalistes, ont achevé de plonger toute une sphère politique et militante de gauche, organisée ou pas, dans la stupeur.

De l’effroi à l’action

Mais la riposte s’organise, avec « une convergence inédite d’associations, syndicats, partis et collectifs de quartiers populaires », souligne Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. « La mort de Nahel est un catalyseur », affirme-t-elle, pleine d’espoir dans ce sursaut politique et de la société civile.

D’une part, un collectif de 122 organisations s’est réuni derrière l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ». Ce collectif a soutenu le comité Adama en réagissant à chaque nouvelle interdiction préfectorale par un communiqué. Plusieurs de ses membres, dont des dizaines de député·es de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), étaient dans la rue le 8 juillet, lors de la manifestation interdite, et devant le commissariat du Ve arrondissement, où avaient été conduits Yssoufou Traoré et Samir Elyes (un militant historique des quartiers populaires, sur lequel Mediapart avait publié une enquête en 2022). 

Ce cadre unitaire est voué à perdurer. Ce 12 juillet, une nouvelle réunion aura lieu, notamment concernant la marche du 15 juillet, place de la République à Paris, à l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières : « C’est la prochaine grosse échéance, un jalon de plus dans la convergence actuelle : compte tenu de la répression inacceptable, extrêmement grave de ce week-end, et de l’acharnement sur la famille Traoré, elle est d’autant plus nécessaire. Si on n’arrive pas à faire front commun, la répression aura le dessus, et on sera en incapacité de défendre nos droits et nos libertés », alerte Youlie Yamamoto.

D’autre part, la tribune publiée le 8 juillet dans le Club de Mediapart, signée par des artistes, militant·es associatifs et politiques, et des personnalités de la société civile, a dépassé en 48 heures les 7 000 signataires. On compte parmi eux des profils aussi divers que Virginie Despentes, Casey, Médine, Angèle, Annie Ernaux, Édouard Louis, Olivier Besancenot, Usul, Yelle, des député·es LFI, des membres d’EELV, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ou encore Alternatiba Paris…

On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues.

Alignée sur les revendications de collectifs des quartiers populaires, comme celui d’Amal Bentounsi (« Urgence, notre police assassine »), cette tribune exige notamment l’interdiction du transfert de fonds de la « cagnotte de la honte », une refonte de la police, mais aussi « que cesse immédiatement le recours systématique aux détentions provisoires et aux comparutions immédiates dont nous avons pu voir ces derniers jours qu’elles aboutissent presque systématiquement à des peines de prison ferme ». « On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues », explique Chaïma, étudiante en M1 en communication, engagée dans le milieu associatif, à l’origine de cette initiative.

Une dynamique unitaire qui se poursuit

C’est elle qui a d’abord créé un groupe privé informel sur Instagram, dont l’objectif était d’obtenir la fermeture de la cagnotte de Jean Messiha : « C’est parti de l’effroi face à cette cagnotte. De fil en aiguille, c’est devenu une campagne de mobilisation digitale pour atteindre GoFundMe [la plateforme l’hébergeant – ndlr], puis une tribune », explique-t-elle. 

« Ce groupe est né d’une indignation collective étouffée. On est nombreux à être inquiets de la criminalisation des collectifs antiracistes politiques et du mouvement social, et on a trouvé intéressant de dire qu’ils ne sont pas seuls », abonde Zohra M., qui travaille dans le domaine des droits humains et fait également partie des instigatrices.

La journaliste à L’Obs Renée Greusard, qui a prêté main-forte au projet, affirme avoir depuis le sentiment de « sortir la tête de l’eau ». « On était tous révoltés, et ça nous booste d’être ensemble », explique-t-elle. « Nahel est un gamin dont la mort du fait d’un tir policier a été filmée, mais combien de fois il n’y a pas eu d’images ? Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de réponse politique digne de ce nom. Il faut les réveiller, qu’ils ne puissent plus se contenter de dire que “c’est inexplicable” : il faut que la police soit réformée, la situation est hallucinante », défend-elle.

L’interdiction de la manifestation du comité Adama et l’interpellation violente d’Yssoufou Traoré ont accéléré la publication du texte. « On était déjà à bout, quand dans une même scène on a vu un militant se faire agresser par la BRAV-M, une jeune fille se faire pousser violemment et des journalistes se prendre des coups de matraque. On est horrifiés par la situation, et on est d’accord pour se faire l’écho des revendications des collectifs et citoyens qui tiennent à l’État de droit », résume Zohra M.

Par capillarité, le texte a circulé jusqu’à atteindre des milliers de signatures, comme celle de la militante écologiste Pauline Rapilly Ferniot. Jointe par Mediapart, celle-ci se félicite de voir cette réaction unitaire qui se hisse à la hauteur de l’urgence.

Ces violences sont devant nos yeux, et pour le gouvernement, c’est un non-sujet.

À force de répétition des mêmes scènes de violences, elle s’inquiétait d’une sorte d’accoutumance : « Avant, il y avait une indignation quand, par exemple, le journaliste Rémy Buisine se faisait taper dessus par les policiers. Maintenant, il n’y a même plus un seul membre du gouvernement qui fait semblant de s’indigner, alors qu’il y a des vidéos ! Linterpellation d’Yssoufou Traoré a été vue des millions de fois, ces violences sont devant nos yeux, et ils ne disent même pas qu’il y a un problème, c’est un non-sujet. On est tous sur le cul de ce qui nous arrive », témoigne-t-elle.

Samedi encore, la députée Renaissance Anne-Laurence Petel allait jusqu’à s’en prendre aux journalistes victimes de violences policières – « Un militant va au contact de la police un journaliste respecte les règles », a-t-elle sermonné sur Twitter. « Le climat est malsain, il y a une montée en puissance de l’autoritarisme gouvernemental, tout est prétexte à interdire les rassemblements. C’est indigne d’un pays qui se dit démocratique », s’inquiète aussi Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV.

Après la répression des manifestations contre la réforme des retraites, celle de la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) et la dissolution des Soulèvements de la Terre (SLT), la nécessité d’une réponse forte et solidaire des révoltes dans les quartiers populaires a donc trouvé un débouché. Récemment encore, un rapport d’ONG sur Sainte-Soline dénonçait un « usage immodéré et indiscriminé d’armes de guerre », qui a failli coûter la vie à Serge D.

« Ces méthodes sont pratiquées depuis des années dans les quartiers populaires et les territoires ultramarins, maintenant elles touchent le mouvement social et écologiste », observe Youlie Yamamoto, d’Attac. De ce point de vue, la militante constate une solidarité nouvelle, qui fait la force de la mobilisation naissante : « Pour des raisons historiques, les réactions communes de ces luttes – qui ne travaillent pas sur le même terrain – n’étaient pas évidentes, mais désormais, c’est fini. Le lien est évident, car la répression a un même visage : celui de Macron, qui utilise l’arme policière et judiciaire au service de sa politique, contre toute forme de transformation sociale », conclut-elle.

   publié le 9 juillet 2023

Comité Adama. Pari réussi
contre les violences policières,
malgré les interdictions

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Convoqué par le comité La Vérité pour Adama Traoré, avec le soutien des syndicats (CGT, FSU, Solidaires) et de partis politiques, comme LFI, EELV et le NPA, le rassemblement avait été interdit à Beaumont-sur-Oise, puis dans la capitale. Dans le calme mais avec détermination, un millier de personnes ont bravé l’interdit afin d’exercer leur liberté de manifester, de s’exprimer et aussi leur droit d’honorer les morts.

Pari gagné pour le comité La Vérité pour Adama, du nom du jeune homme mort le 19 juillet 2016 au cours d’une interpellation par la gendarmerie à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise). Après l’interdiction par les autorités préfectorales du département de la manifestation qui se tient chaque année depuis le drame, initialement prévue à Persan et Beaumont, un millier de personnes ont, ce samedi après-midi, bravé la deuxième interdiction édictée à Paris, et se sont retrouvées, ce samedi après-midi, sur la place de la République, au centre de la capitale. « Ce sont des décisions politiques qui visent à nous empêcher de nous exprimer et à jeter de l’huile sur le feu », dénonce Assa Traoré, soeur d’Adama et porte-parole du comité. « A Beaumont, nous avons toujours défilé de manière organisée et dans le calme. Ils nous ont dit d’arrêter les révoltes dans les quartiers, puis quand on veut se rassembler, on prétend nous l’interdire, c’est inacceptable. Mais nous avons le dernier mot, personne ne peut nous interdire de marcher, de nous rassembler, de défendre notre pays et notre démocratie. »« 

Membre de la Coordination nationale contre les violences policières, Omar Slaouti abonde :  »En nous interdisant d’aller à Beaumont, on veut aussi nous empêcher d’avoir un élan d’amour, d’amitié et de sympathie pour Adama et ses proches. Nos morts parlent encore, ils nous réveillent la nuit, nos morts réclament justice« .Alors que l’information judiciaire sur le décès de son petit frère a été clôturée en fin d’année dernière mais que le parquet de Paris doit encore se prononcer pour requérir, ou non, le renvoi de l’affaire devant la justice, Assa Traoré rappelle encore, au cours d’un point presse improvisé, sans mégaphone, quelques minutes avant l’heure du rassemblement déjà nassé par les policiers et les gendarmes:  »Le jour où Adama est mort, c’était le jour de son anniversaire. Il avait mis sa plus belle chemise à fleurs, il avait enfilé un bermuda et pris son bob. Il voulait juste faire un tour en vélo, et il n’en est pas revenu. Sept ans après, on attend encore, la justice et la vérité doivent toujours être faites.« 

Cette année, après la mort du jeune Nahel, abattu à bout portant par un policier, le 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le rendez-vous traditionnel organisé par le comité avait été inscrit au coeur d’un appel unitaire appuyé par des collectifs, des associations, des syndicats et des formations politiques. Après une évacuation précipitée par les sommations lancées par les policiers et les gendarmes, puis dans la manifestation qui remonte vers la Gare du Nord, on croise ainsi près d’une dizaine de députés insoumis, dont Mathilde Panot et Rachel Keke, ainsi que l’écologiste Sandrine Rousseau, la porte-parole de Solidaires Murielle Guilbert, mais également des représentants de la Fondation Copernic ou encore d’Attac. Au nom de la CGT, Céline Verzeletti dénonce  »une atteinte au droit à l’expression, au droit à la mémoire« .»Nous dénonçons la violence institutionnelle, le racisme, et nous revendiquons l’égalité sociale dans toutes ses dimensions, ajoute-t-elle. Mais ce gouvernement n’a strictement aucune réponse politique, et du coup, il n’est plus du tout légitime.« 

Après avoir défilé, sans le moindre heurt, sur quelques centaines de mètres, boulevard Magenta, Assa Traoré monte sur un abribus pour une dernière prise de parole avant d’appeler à la dispersion dans le calme.

»On pourchasse nos morts jusque dans leurs tombes, on veut nous interdire de les nommer, avance encore la jeune femme. En somme, on nie leurs existences jusque dans la mort... C’est une déshumanisation totale.« Pour Assa Traoré qui fait le décompte des jeunes gens tués, avant Nahel, pour »refus d’obtempérer« , il y a urgence :  »L’Etat doit reconnaître qu’il y a du racisme en France. Ce ne serait pas une faiblesse ! Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies !« 

Sous les applaudissements et les slogans  »Pas de justice, pas de paix« , les manifestants se dispersent tranquillement. Quelques dizaines de minutes plus tard, une escouade de la Brav-M procède, malgré tout, à l’interpellation très brutale de deux des membres du comité La Vérité pour Adama. Au passage, les policiers bousculent violemment des manifestants et des journalistes. Sinistre hoquet de l’Histoire : Youssouf, l’un des propres frères d’Adama Traoré, est embarqué, après avoir été immobilisé par plusieurs agents entassés sur son torse, soit exactement les gestes qui ont pu conduire, d’après ses proches, au décès du jeune homme à Beaumont-sur-Oise il y a sept ans.

Selon Eric Coquerel, le membre du comité a dû être transporté à l’hôpital, tandis que la préfecture de police envisage, elle, de poursuivre Assa Traoré pour appel à participation à un rassemblement interdit. Signe évident, là encore, comme le dit le député insoumis, d’une  »persécution vis-à-vis de la famille Traoré« ​​​​​​​.


 


 

En hommage à Adama Traoré,
la convergence des colères
face aux interdictions

Clémentine Mariuzzo  sur www.politis.fr

Pour la septième année consécutive, 2 000 personnes se sont rassemblées, samedi 8 juillet, place de la République à Paris, en hommage à Adama Traoré. Bravant les interdictions des préfectures, les manifestants étaient portés par la mort de Nahel et les récentes révoltes en France.

Malgré deux interdictions préfectorales, la marche annuelle en hommage à Adama Traoré a eu lieu, samedi 8 juillet à Paris. Sur un abribus du boulevard Magenta, sur le bord de la fontaine place de la République ou sur un banc, Assa Traoré a dû se contenter d’estrades de fortune pour faire porter la voix de son frère. Alors que le rassemblement devait se tenir à Beaumont-sur-Oise, où est mort le jeune homme asphyxié par un gendarme le 19 juillet 2016, la préfecture du Val-d’Oise l’a interdit par peur des tensions. Le programme était pourtant clair : concert, jeux pour les enfants, débats. Rien ne laissait penser que des « éléments radicaux », comme le mentionne l’arrêté de la préfecture, auraient pu se déplacer. Mais, moins de deux semaines après le décès de Nahel, le tribunal administratif du Val-d’Oise a estimé que « bien que les violences aient diminué ces derniers jours, leur caractère extrêmement récent ne permet [pas] de présumer que tout risque de trouble à l’ordre public ait disparu ».

Alors, le collectif La Vérité pour Adama s’est rabattu sur la place de la République à Paris, « lieu d’expression et de liberté », comme l’a défini la sœur du défunt. Mais le verdict tombe la veille du rassemblement : la préfecture de police de Paris emboîte le pas de celle du Val-d’Oise et l’interdit pour les mêmes raisons. L’eau n’a pas encore coulé sous les ponts, après les révoltes qui ont émaillé la France des quartiers populaires, jusqu’aux centres urbains et villes moyennes. La colère fume encore. La préfecture craint une convergence et elle a raison : Nahel est sur toutes les bouches. « Ils ne veulent pas que nous rassemblions nos colères. Ils ont peur », dénonce Assa Traoré lors de sa première prise de parole, sur un coin de la place de la République, peu avant 15 heures. Car malgré « un arsenal de guerre », un rassemblement a lieu. Officiellement, une conférence de presse. Officieusement, le début de « la victoire pour la liberté de manifester », comme le clamera Assa Traoré.

Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas.. Assa Traoré

Par deux fois, le cordon policier est forcé. D’abord, pour rejoindre la fontaine de la Place de la République ou les députés insoumis et écologistes ont pris la parole. Puis, après une dernière sommation des policiers, pour débuter une marche sur le boulevard Magenta. Dans le calme, les quelques milliers de manifestants ont battu le pavé pendant moins d’une heure vers la Gare de l’Est en scandant : « Pas de justice, pas de paix ». Manifestation sauvage oblige, la circulation continue et les conducteurs se retrouvent dans la foule. Les organisateurs leur glissent un petit mot d’excuse par la vitre, l’ambiance n’est pas à l’affrontement.

Recueillement et injustice

Pour beaucoup, elle est au recueillement, notamment pour Noah* 39 ans. Cet entrepreneur habite Bordeaux mais a grandi en banlieue parisienne. « J’essaye de venir chaque année pour rendre hommage à Adama, ça aurait pu être mon petit frère » dit-il, ému. L’interdiction de la préfecture l’a touché, mais il « la comprend. Ils ont peur des débordements et ils ont peur de nous ». Mais malgré la tristesse ambiante du deuil se crée la colère de « l’injustice ». Assa Traoré n’a jamais la voix chevrotante mais dans ses déclarations l’émotion est là : « Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas. Ils ne reviendront pas mais nous sommes là pour les vivants et pour la liberté ». Pour Noah, comme pour Assa Traoré, « ce n’est pas au gouvernement de dire si l’on peut marcher pour nos morts ». C’est aussi ce que croit Alice Coffin, élue écologiste à la mairie de Paris, et comme elle le précise elle-même, « militante antiraciste et féministe ».

C’est par cette deuxième dénomination qu’elle est présente ce 8 juillet : « J’avais prévu de venir avec ou sans autorisation de la préfecture ». Pourtant, en tant qu’élue, elle dit s’être « battue avec le préfet de police de Paris pour autoriser la manifestation, mais ça n’a pas abouti ». Thomas Portes, député LFI, dit aussi avoir « fait son possible pour autoriser l’hommage ». Écharpes tricolores en guise de bouclier, lui et des élus de gauche défilent fièrement aux côtés des Traoré. Pourtant, la manifestation a divisé la Nupes. Le Parti communiste et le Parti socialiste ont refusé d’y prendre part. La France insoumise et Europe écologie Les Verts, eux, étaient bien présents. Tous dénoncent « fortement la répression de l’État et l’entrave à la liberté de manifester. », comme le souligne la députée LFI Mathilde Panot. Pas seulement présents pour rendre hommage à Adama Traoré, les élus sont aussi là pour « soutenir les organisateurs après cette décision antidémocratique » mais aussi et surtout, « pour que l’État reconnaisse le racisme dans la police ».

« La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police »

Dans la foule, la présence des politiques « fait plaisir », confie Sarah, 24 ans, venue de Créteil pour marcher, « mais il ne faut pas qu’ils nous oublient quand ça sera fini. On verra s’ils seront là dans deux mois pour parler de nos problèmes. » Plus qu’un hommage à Adama Traoré, le rassemblement ressemble à un cri de colère contre les violences policières. Les « problèmes » sont dans les bouches. « La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police, dénonce Sarah, c’est pour ça qu’on est là ». Les mobilisations simultanées dans les grandes villes en sont la preuve. D’après la police, 5 500 personnes ont marché en France contre les violences policières ce 8 juillet. Assa Traoré citera Nahel à plusieurs reprises, mais aussi Mahamadou et 11 victimes pour présomption de refus d’obtempérer. La volonté est claire : « Nous nous battons pour que l’État reconnaisse qu’il y a du racisme en France. Le reconnaître, ce n’est pas une faiblesse, c’est sauver des vies », expliquera la jeune femme perchée sur un abribus.

Bravant tous les interdits, Amina*, 73 ans, fait face aux policiers, elle a « l’habitude ». Prête à « prendre des risques » contre « l’injustice que ces gens vivent », elle n’a pas hésité à venir en sachant que le rassemblement était à côté de chez elle. « Interdit ou pas, je serais venue », s’exclame-t-elle. La retraitée est bénévole au DAL (Droit au Logement), arborant de petits stickers sur son gilet jaune « Non aux expulsions dans les quartiers ». « Tout cela est relié, la répression, le racisme systémique apporte la précarité et le mal logement. Elle continue : « Les jeunes qui ont été mis en prison après avoir participé aux émeutes, certaines de leurs familles ont déjà été expulsées à cause de ça. » À peine le temps de finir sa phrase, que les policiers chargent.

C’est à l’arrivée du cortège à la Gare de l’Est que l’ambiance tourne au vinaigre. Alors que la dispersion se passe dans le calme, une brigade de BRAV-M donne alors à voir une image tristement symbolique, avec l’arrestation par placage ventral et menottage de Youssouf Traoré, frère d’Adama Traoré. Soit la même position qui a entraîné la mort de son frère. Il sortira du commissariat du 5e arrondissement sur un brancard, blessé à l’œil. D’après BFMTV, une commissaire de police aurait porté plainte contre le jeune homme pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Une procédure judiciaire est également en cours contre Assa Troré pour délit d’organisation d’une manifestation non déclarée.

On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Assa Traoré

Assa TraoréLors de sa prise de parole finale, cette dernière conclut sagement : « On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Rentrons chez nous ». Une déclaration qui ne fait pas l’unanimité dans la foule. « Non, nous n’avons pas gagné. Pourquoi rentrer maintenant ? », s’interroge une manifestante tenant une pancarte affichant « Justice ? » dans les mains. Le 15 juillet, une seconde manifestation est annoncée, que les organisateurs espèrent voir autorisée. L’occasion de « s’organiser ensemble pour demander la justice, et dénoncer l’injustice », déclarera Assa Traoré, consciente que les enjeux sont cette année encore plus grands que l’hommage à son frère.

* Le prénom a été changé, comme tous ceux suivis d’une astérisque.


 


 

D’Adama Traoré à Nahel : la marche
contre les violences policières
brave les interdits

Mathieu Dejean et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

En dépit de l’interdiction préfectorale, le comité Vérité et justice pour Adama a défilé à Paris contre les violences policières et le racisme. Dans le contexte de révolte des quartiers populaires après la mort de Nahel, la mobilisation pacifique, soutenue par la gauche sociale et politique, a donné lieu à l'interpellation violente d’un frère Traoré par la police.

LesLes autorités ont tout fait pour que la marche en mémoire d’Adama Traoré, mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), n’ait pas lieu. D’abord, la préfecture du Val-d’Oise a interdit le rassemblement qui devait se tenir, comme chaque année, le 8 juillet à Beaumont-sur-Oise – décision confirmée par la justice administrative. Par arrêté préfectoral, la circulation des trains de la RATP a ensuite été interrompue vers Persan-Beaumont. 

Enfin, le comité Vérité et justice pour Adama ayant décidé d’appeler à se réunir place de la République, à Paris, la préfecture de Paris a interdit le rassemblement à son tour. « Cette manifestation intervient dans un contexte encore sensible, après un épisode de violences urbaines survenues en Île-de-France, et notamment à Paris », argue la préfecture dans son communiqué. Le contexte, c’est aussi la mort de Nahel M., 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin. 

Une manifestation s’est pourtant bien lancée de la place de la République ce samedi 8 juillet, malgré une lourde présence policière. Les organisateurs ont, dans un premier temps, été nassés par la police mais, rapidement et sous l’impulsion du comité Vérité et justice pour Adama, le cordon policier a été forcé : une première fois pour accéder à la fontaine de la place de la République, une seconde pour débuter la marche. Elle aura duré moins d’une heure, dans le calme. 

La préfecture de Paris a annoncé une procédure judiciaire contre l’organisatrice, Assa Traoré, sœur d’Adama. Par ailleurs, deux interpellations ont été effectuées, les deux concernent des membres du comité Adama, dont l’un des frères Traoré, Youssouf, violemment arrêté comme en témoignent ces images. On y entend une militante répéter : « Pas à trois sur son dos, laissez le juste respirer. » Blessé à l’œil, Youssouf Traoré a été transféré du commissariat du Varrondissement à l’hôpital. Selon BFMTV, une policière a déposé plainte contre le frère d’Adama Traoré pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Le Comité Adama affirme ne pas avoir été informé du dépôt de cette plainte pour l'instant. 

Assa Traoré gagne un « bras de fer »

À 15 h 45, Assa Traoré monte sur un arrêt de bus, boulevard Magenta, vers la gare de l’Est, pour prendre la parole. Le cortège n’est pas allé plus loin. « Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies. On a le droit de marcher pour nos frères. Vous allez rentrer chez vous avec fierté, honneur et dignité », lance-t-elle devant les manifestant·es bien encadré·es par des cordons de policiers. « C’est un hommage à Adama et pour toutes les victimes de violences policières : qu’elle dure une heure ou trois heures, peu importe, estime Omar Slaouti, militant historique des quartiers populaires. C’est un bras de fer : on sait qu’en face ils ne vont rien lâcher pour ne pas nous laisser s’exprimer. » 

Dans la foule, près de 2000 personnes, beaucoup de militant·es des quartiers populaires, de responsables politiques de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), quelques rares chasubles syndicales aux couleurs des deux seules organisations de travailleurs présentes ce jour-là : la CGT et Solidaires. Les très jeunes habitant·es des quartiers populaires qui se sont révolté·es ces derniers jours et qui se succèdent en comparution immédiate en ce moment ne sont pas de la partie. Pour les personnes interrogées, cela s’explique par le fait que la marche s’est faite à Paris plutôt qu’à Beaumont-sur-Oise, et par la crainte que peut faire naître chez eux une présence policière accrue. 

Dans la famille, on est ACAB de père en filles.

Tala et Tasnim, deux sœurs, sont venues d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), battre le pavé aux côtés du comité Vérité et justice pour Adama. La première a 25 ans et travaille en tant que consultante dans la santé, la deuxième a 17 ans et vient d’obtenir son bac avec mention. Les deux jeunes femmes sont noires, portent le voile et racontent la violence du « racisme systémique », dans la rue pour leur frère et leur père, dans les études pour elles deux. « Mon père est un homme noir qui est arrivé en France dans les années 1980, alors les violences de la police, il connaît, commente Tala. Mon frère pareil. Nous aussi. Dans la famille, on est ACAB [All cops are bastards – ndlr] de père en filles. » 

La plus jeune répète ce que toutes les personnes racisées nous indiquent lors de cette marche : ça aurait pu être son frère. « Et quand on se révolte, nous, on nous réprime encore plus durement, s’inquiète Tasnim. Quand les habitants des quartiers populaires se mobilisent, c’est des émeutes. Quand ce sont des blancs, ce sont des manifestations engagées. J’ai pas l’impression d’être particulièrement agressive ou animale. »

Autour d’elles, les slogans fusent : « Tout le monde déteste la police », « Pas de justice, pas de paix », « Justice pour Adama », « Justice pour Nahel », « On ne nous empêchera pas de manifester, contre le racisme et l’impunité ». La voix de Tasnim se hisse au-dessus des mégaphones pour expliquer qu’elle n’a pas eu peur d’amener sa petite sœur dans une manifestation interdite par la préfecture : « On risque de se faire violenter et arrêter, mais, de toute façon, en tant que racisés, on risque tout cela tout le temps, manifs ou pas. Alors, les interdictions, on s’en fout. » 

Témoignages du racisme ordinaire de la police

Un peu plus loin, Fanta et Enora Gomes, elles, ne parlent pas au conditionnel quand elles disent que ça aurait pu être un membre de leur famille. Leur cousin, Olivio Gomes, est mort le 17 octobre 2020 de trois balles tirées par un policier de la BAC de Poissy (Yvelines), pour refus d’obtempérer. Comme Assa Traoré, elles répètent son nom, la date de sa mort, les conditions dans lesquelles celle-ci a eu lieu à de nombreuses reprises pour que le jeune homme de 28 ans ne tombe pas dans l’oubli. 

« C’est toujours la même histoire, souffle Enora. C’est juste les acteurs qui changent : il y a un refus d’obtempérer, et les policiers utilisent leurs armes pour tuer alors qu’il y a d’autres moyens d’interpeller. Ce qui s’est passé pour Nahel, c’est exactement la même chose, sauf que, pour nous, il n’y a pas de vidéo. » Les deux étudiantes, de 20 et 21 ans arborent un tee-shirt appelant à la « justice pour Olivio Gomes », racontent « l’angoisse permanente », ce poids qui leur reste sur le cœur chaque fois qu’elles aperçoivent un petit frère ou un petit cousin dans la rue, comme autant de potentielles victimes de violences policières. 

Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable.

Elles se désolent d’une même voix que les « marches, les communiqués, ça ne sert plus à rien. Ça fait des années qu’on en fait, ça n’a rien changé, ils tuent encore. » Alors, si elles ne cautionnent pas les violences qui ont pu avoir lieu dans certains quartiers populaires après la mort de Nahel, elles comprennent : « Détruire notre milieu urbain à nous, c’est peut-être pas la meilleure solution, mais on n’a pas d’autres moyens de se faire entendre. »

Le constat est partagé par Farid Bennai du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) : « Les jeunes qui se révoltent le font parce qu’ils savent très bien que ça aurait pu être eux-mêmes, leur frère, leur copain. » Alors que la plupart des responsables politiques ont appelé au calme, l’éducateur de rue estime que leurs prises de parole sont inopérantes : « Les pouvoirs publics violentent et créent une crispation dans les quartiers populaires et on demande ensuite aux éducateurs d’appeler au calme. Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable. Ça ne veut rien dire. » 

Dans une même phrase, il raconte ces jeunes qui viennent le voir pour se plaindre des humiliations quotidiennes que leur font vivre la police, l’abandon progressif de l’État dans les quartiers les plus précaires et la marche impitoyable de « la machine répressive », faisant référence aux comparutions immédiates bâclées lors desquelles nombre de jeunes banlieusards ont pris des peines de prison ferme après les révoltes. Et de se souvenir d’une phrase qui, pour lui, résume tout : « Un jeune m’a dit un jour : “On nous traite comme des animaux, on se révolte comme des sauvages.” » 

Une gauche sidérée, mais solidaire

Quelques heures plus tôt, le collectif d’associations, de syndicats et de partis politiques de gauche, signataire de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », tenait une conférence de presse en catastrophe, près de la place de la République. Les mines sont ternes et la tension palpable. Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, confie sa colère face aux interdictions : « Le gouvernement met la France au ban des démocraties. Le droit de manifester est un droit constitutionnel, ils n’ont même plus de prétexte : cette marche commémorative a toujours été pacifique. C’est sidérant. » « Le droit à manifester devient à discrétion des préfets et du gouvernement, ce n’est pas possible. Il faut protéger les libertés publiques », abonde la députée écologiste Sandrine Rousseau. 

Pour l’Insoumis, le seul point positif, c’est le sursaut d’une partie de la gauche sociale et syndicale, qui ne laisse pas les quartiers populaires seuls dans la bataille : « En grande partie, la gauche considère que ce qui se passe est politique, et que ça la concerne. Mais le gouvernement est bien plus dur qu’en 2005 en termes de fuite en avant répressive. »

Du côté des partis, LFI, Europe Écologie-Les Verts (EELV) et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), notamment, étaient représentés – pas le Parti socialiste (PS), ni le Parti communiste français (PCF). La CGT, Solidaires ou encore Attac entouraient aussi Assa Traoré. Au micro, Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, rappelle le soutien de la confédération au comité et se désole de la réaction de l’exécutif : « La seule réponse du gouvernement, c’est la répression, les atteintes à tous les droits et aucune réponse sociale ou politique. Ce gouvernement n’est plus du tout légitime. »

« Nous empêcher de manifester, c’est nous empêcher de dire notre amour à l’endroit de ceux et celles qui devraient vivre aujourd’hui », déclare Omar Slaouti, évoquant un « tournant majeur » lors de la conférence de presse qui s’est tenue avant le départ du cortège. « On commence toujours par les quartiers, mais ça se termine dans tous les mouvements sociaux : ce qui se passe, c’est l’interdiction de tes libertés, en tant que femme, qu’écologiste, que syndicaliste », prévient-il. Et de rappeler le prochain rendez-vous : une marche contre les violences policières le 15 juillet, place de la République à Paris, à l'initiative de la Coordination Nationale contre les violences policières. 

À l’heure des questions, une seule journaliste prend la parole : « Assa Traoré, appelez-vous au calme ? » Et cette dernière de lui répondre : « Pourquoi me posez-vous cette question ? A-t-on déjà appelé à la violence ? »

  publié le 8 juillet 2023

Le sous-titre des émeutes

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

« En dernière instance, une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas. » Faut-il s’inspirer de Martin Luther King et donner du sens à ce qui est survenu depuis le meurtre de Nahel ? Si l’on en croit un sondage Elabe, une immense majorité de Français refusent de s’engager dans cette voie : 90 % estimeraient que la mort du jeune homme n’a constitué qu’un prétexte pour « casser ». Adopter cette thèse reviendrait dramatiquement à ne pas entendre. Ceci dit, que faut-il « entendre » dans des scènes de pillages et d’incendies qui ont produit autant d’images, mais aussi peu de paroles ? Notons au passage le vide organisationnel qui domine dans les quartiers populaires. Rien d’analogue au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, qui avait, notamment après la mort de George Floyd, encadré les manifestations et assuré le « portage » revendicatif.

Faute de mots d’ordre et de slogans, il faut donc sous-titrer le film des « émeutes ». Selon le sociologue Romain Huët, elles « sont le signe d’une détresse politique ». Dans la « cité », ces jeunes ne sont jamais des jeunes : ils sont « des cités », des « banlieues », « issus de l’immigration »… L’accumulation de relégations, sociale, spatiale et symbolique, s’incarne dans une sorte de paradoxe ultime : les rencontres les plus fréquentes qu’ils ont avec des agents du service public – nous parlons ici de policiers – tournent trop souvent au contrôle d’identité sans raison, à l’intimidation, à l’humiliation. Et parfois à la mort. La liste est désormais trop longue et établie depuis trop longtemps (dès les années 1980) pour que persiste le déni : il y a bien un problème dans le rapport assigné par le pouvoir à l’institution policière.

La France de 2023 n’est pas l’Amérique de 1967, mais on ne manquera pas de trouver un puissant écho dans cette autre phrase du leader du mouvement des droits civiques : « Aussi longtemps que l’Amérique remettra la justice à plus tard, nous serons dans la position de voir se répéter des vagues de violence. »

  publié le 4 juillet 2023

En Macronie, surdité et répression

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

Gilets jaunes, réforme des retraites, révoltes des quartiers populaires… Les crises s’enchaînent quasiment sans interruption pour un Emmanuel Macron autoritaire, qui ne veut ni entendre ni comprendre. Jusqu’à quand cela peut-il tenir ?

« Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Manuel Valls, alors Premier ministre, après les attentats de novembre 2015. Huit ans ont passé. Une phrase devenue doctrine. Ne pas expliquer. Ne pas politiser. Condamner ou légitimer. Dans une dichotomie digne d’un roman de gare, la Macronie, suivie par une bonne partie des médias mainstream, renvoie une semaine de révolte à une violence injustifiée. Injustifiable. Inexplicable, en somme. La stratégie est désormais trop bien connue, trop bien huilée. Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus. Même processus lors de la mobilisation des gilets jaunes. Ou encore, plus récemment, pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Toujours la même injonction, hier et aujourd’hui : condamnez-vous ces violences ? Expliquer, essayer de comprendre, en revanche, n’est pas une discipline macroniste.

Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus.

Preuve en est : ce bingo, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, de crises sociales qui s’enchaînent presque sans interruption. Les classes moyennes laborieuses : les gilets jaunes. Les fonctionnaires du service public : la crise sanitaire et de l’hôpital public. Les travailleurs, et surtout travailleuses, de la deuxième ligne : le mouvement social contre la réforme des retraites. La jeunesse des quartiers populaires : la mort de Nahel. À ces colères, légitimes, la seule réponse de ce pouvoir est celle de la surdité et de la répression. Ces derniers jours n’en sont qu’une cruelle illustration. Les jeux vidéo, les réseaux sociaux et le manque d’autorité parentale : voilà les vrais responsables du désordre, selon Emmanuel Macron, expert ès sciences sociales. Autant de déviations pour ne pas écouter. Des éborgnements, des arrêtés préfectoraux illégaux, une police toujours plus violente, des condamnations en comparution immédiate d’une extrême lourdeur : autant de répression pour faire taire. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?

Ces méthodes ont un but évident. Éviter, à tout prix, de s’attaquer au fond des problèmes. Pourtant, parfois, il s’agirait d’écouter les sachants. Car comprendre, c’est pouvoir agir. Expliquer, c’est vouloir améliorer. « C’est dans cette histoire [coloniale] que se sont construits un répertoire policier (contrôles d’identité, fouilles corporelles…) et des illégalismes violents (bavures, ratonnades…) qui n’ont pas cessé avec les indépendances des années 1960 », souligne, par exemple, Emmanuel Blanchard, directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, dans un entretien au Monde. Un racisme de la police pointé du doigt par l’ONU. Mais non, circulez, il n’y a rien à comprendre, ces « émeutiers » sont des « nuisibles » pour reprendre les termes d’Alliance et de l’Unsa Police, les deux principaux syndicats policiers. « La police est merveilleuse », a même osé la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet.

Mais cette révolte ne dit pas que ça. Elle démontre une colère liée à l’abandon de ces quartiers. À la disparition des services publics, à l’incapacité de l’école à créer son rôle émancipateur, à l’insalubrité de logements sociaux vieillissants. À l’inflation, à laquelle les réponses gouvernementales sont restées au stade du pansement sur une fracture ouverte, aux inégalités fiscales, aux boulots pénibles, mal rémunérés, accidentogènes. Des phénomènes documentés, expliqués. Sans autre réponse politique à ces colères que celle de la répression, l’exécutif continue d’attiser la haine et la frustration. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?


 


 

2005-2023 : mêmes causes, mêmes effets

Aurélien Soucheyre, Camille Bauer, Olivier Chartrain et Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

L’embrasement des quartiers populaires après l’assassinat de Nahel fait écho à celui qui, il y a dix-huit ans, avait fait suite à la mort de Zyed et Bouna. Depuis, malgré quelques velléités politiques, aucune mesure efficace n’a permis de mettre fin aux inégalités et la relégation des banlieues.

Zyed et Bouna, 17 et 15 ans, Nahel, 17 ans. En 2023 comme en 2005, après le choc, c’est le feu qui vient jeter une lumière crue sur les injustices entourant la mort tragique de ces adolescents de banlieue. En 2005, Jacques Chirac, alors président de la République, avait rappelé après le drame de Clichy-sous-Bois que « le devoir de la République, c’est d’offrir partout et à chacun les mêmes chances ». Dix-huit ans ont passé, et rien ne semble avoir changé. Entre-temps, les inégalités ont explosé.

Des relations dégradées entre la police et les habitants

« Les raisons pour lesquelles cela explose sont les mêmes depuis une quarantaine d’années en France, avance Anthony Pregnolato, docteur en sciences politiques et spécialiste des mobilisations contre les violences policières.  Depuis 2005, il y a eu d’autres rébellions dans les quartiers populaires suite à des morts ou des blessés graves par la police. Mais elles n’ont pas toujours été très médiatisées. » Ce qui participe, ou non, à la contagion de la colère.

Au début des années 2020, le collectif Réseau d’entraide vérité et justice est créé pour apporter un soutien financier, moral et juridique aux familles endeuillées et aux personnes blessées et mutilées. Cela procède d’un lent travail de visibilisation et de conscientisation de la violence et du harcèlement policiers contre les jeunes hommes issus des quartiers populaires.

Mais le délitement des relations entre la police et les habitants doit aussi beaucoup aux décisions régaliennes. Après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, Jacques Chirac avait annoncé la couleur : « La première nécessité, c’est de rétablir l’ordre public. » Ce mantra a la vie longue. Depuis, les gouvernements successifs, aiguillonnés par les syndicats majoritaires de la police, s’illustrent par une surenchère sécuritaire accompagnée d’un surarmement des policiers.

Cette politique se traduit par un renforcement de la présence policière et une augmentation du nombre de morts et de blessés durant les interventions. « Un certain nombre de pratiques renforcées et officialisées par l’état d’urgence, instauré en 2015 après les attentats, se sont généralisées. Plus récemment, le déploiement de l’amende forfaitaire pour usage et détention de cannabis, la multiplication des contrôles durant les confinements liés au Covid en 2020 et 2021 ont produit un effet d’accumulation, analyse Anthony Pregnolato. Tous ces éléments expliquent une montée des tensions entre la population des quartiers populaires et la police, bien que les discriminations et interventions policières mortelles, très peu jugées et encore moins condamnées, ne soient pas nouvelles et persistent depuis plus de cinquante ans. »

Pour le député de Seine-Saint-Denis Stéphane Peu, « la suppression de la police de proximité (décidée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Jean-Pierre Raffarin – NDLR) se paie chaque année un peu plus. La dégradation de la relation entre la population et la police est une réalité absolue, notamment chez les jeunes. Tout le monde, les policiers, les éducateurs, les élus locaux, les habitants, reconnaissent qu’il y a une relation abîmée dont les effets sont délétères ».

Les chiffres étaient ce sentiment : Selon une enquête réalisée par l’association Médiation nomade et la LDH en septembre 2021, 30 % des garçons de moins de 30 ans habitant un quartier considéré par eux comme « ayant mauvaise réputation », ont été contrôlés plus de trois fois dans l’année, tandis que 67 % des habitants de quartiers ayant bonne réputation affirment n’avoir jamais été contrôlés.

Éducation, le grand « abandon »

Pour Stéphane Peu, « l’éducation aurait dû être la priorité parmi toutes les priorités, et elle a sans doute été la politique fondamentale de l’État la plus abandonnée, abîmée et dégradée depuis 2005. »

Territoire devenu symbolique depuis qu’Emmanuel Macron a décidé d’en faire le laboratoire de sa politique de la ville et de « l’école du futur  », Marseille illustre tout ce qui n’a pas été fait : « Hormis les dédoublements pour les CP-CE1 en éducation prioritaire, observe Ramadan Aboudou, secrétaire adjoint du Snes dans l’académie, tous les établissements REP (réseau éducation prioritaire – NDLR) ont vu leurs moyens rabotés. Et c’est la même chose sur le territoire : depuis 2005, pas d’ouverture de théâtre, de cinéma, des quartiers qui ne sont toujours pas desservis par le tramway… Nous vivons un véritable abandon par l’État. »

Sa collègue Marion Choupinet abonde : « Depuis le premier mandat Macron, 8 000 postes de prof ont été supprimés et nous affrontons à présent une crise de recrutement sans précédent. »

Or, depuis 2005, le constat de la dégradation de l’école est implacable : affaiblissement des réseaux d’éducation prioritaire, dégradation de la formation des enseignants et de leur recrutement, précarisation du métier, perte massive d’heures d’enseignement faute de remplaçants… sont autant de stigmates qui touchent en particulier les quartiers populaires, là où, au contraire, les meilleures compétences seraient requises.

Observant qu’à la différence de la région parisienne aucune école n’a brûlé à Marseille, Ramadan Aboudou l’explique par une ville « très unie », mais avertit : « La destruction des services publics, c’est la première des violences et c’est ce que nous subissons depuis trop longtemps. Il y a aujourd’hui une perte de sens de l’école, pour les personnels comme pour les familles, il ne reste plus que cette entreprise de tri social qui génère souffrance et colère. De quels moyens disposons-nous pour transformer toute cette colère en énergie utile ? »

Avec d’autres mots, le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste des banlieues, pose un diagnostic similaire : « Les écoles, les mairies, les équipements publics incendiés le sont en tant que symboles d’une République qui discrimine les jeunes. L’école, souvent, est le lieu premier où ils font l’expérience de l’échec avant de décrocher, en gardant une rancœur à l’égard de l’institution. » Une expérience face à laquelle toutes les promesses républicaines ne servent à rien si elles ne sont pas tenues.

Des quartiers toujours sous-dotés

Pauvreté, relégation, faiblesse des services publics, les 1 514 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), cumulent les inégalités.

Parmi les 5,5 millions de personnes qui vivent dans ces territoires, 43,3 % vivent en dessous du seuil de pauvreté contre 14,5 % dans le reste de la France. Le taux de chômage y est également deux fois plus élevé qu’ailleurs (18,6 % contre 8,5 %), avec une part plus élevée d’emplois précaires (7,3 % d’intérim contre 2,1 % et 15,1 % de CDD contre 9,9 % dans le reste de la France).

« Ces quartiers continuent à concentrer des populations à faible revenu, avec des conditions de logement et d’emploi difficiles, des jeunes souvent en décrochage scolaire, des femmes plus éloignées de l’emploi et une part importante de ses habitants issus de l’immigration », résume le rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) en 2020.

Pas un secteur n’est épargné : Il y a  37 % de professionnels de santé en moins par habitant dans les QPV que dans le reste du territoire. On trouve aussi 36 % de bibliothèques en moins, trois fois moins d’équipements sportifs et 10 % des QPV ne disposent d’aucune desserte de transport, notait un rapport publié en octobre 2020 par l’Institut Montaigne.

Cette grande fragilité des habitants des QPV s’est révélée pendant la crise sanitaire. Plus nombreux à vivre dans des logements exigus et surpeuplés, mais aussi parce qu’ils occupent davantage d’emplois de seconde ligne, ils ont été presque deux fois plus touchés par le virus que le reste de la population.

Aujourd’hui, ils prennent de plein fouet l’inflation, dont l’impact est d’autant plus fort que beaucoup ne parvenaient déjà pas à boucler leurs mois. « Des habitants sont contraints de ne pas manger à tous les repas, et le nombre de personnes qui font appel aux distributions d’urgence alimentaire ne fait qu’augmenter », rappelait fin mai une tribune de maires dans Le Monde intitulée « Les banlieues au bord de l’asphyxie ». Une alerte qui fait écho à l’appel de Grigny, lancé par une centaine de maires de tous horizons en… 2017.

Malgré ces accumulations de handicaps, et les appels à l’aide récurrents des élus locaux, l’investissement de l’État n’a pas été davantage au rendez-vous après les émeutes de 2005.

« Les quartiers populaires reçoivent plus d’argent que les autres. Toutes les politiques dérogatoires dites politiques de la ville, Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine), zones d’éducation prioritaire, zones de reconquête, etc., ne compensent jamais le différentiel de moyens permanent lié à des politiques de droit commun inégalitaires », rappelle Stéphane Peu.

Les 12 milliards d’euros versés à la politique de la ville entre 2003 et 2021 ont servi pour l’essentiel à mener à bien la rénovation du bâti dans 600 quartiers, mais aussi à améliorer la vie d’habitants d’immeubles construits à la va-vite dans les années 1950-1960. Mais les rénovations n’ont souvent pas été précédées d’une concertation suffisante et ont pu se traduire par l’expulsion hors du quartier des plus vulnérables.

Cette tendance à mettre l’accent sur le bâti s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, qui a supprimé les emplois aidés, portant un coup sévère aux réseaux associatifs en banlieue. En 2018, il a également enterré le rapport commandé à Jean-Louis Borloo.

Depuis, rien ou presque, sauf un conseil interministériel de rattrapage en Seine-Saint-Denis et une promesse durant la dernière campagne, d’un « plan banlieues 2030 », dont les contours, les objectifs et les financements restent flous.

Un climat politique volontairement excluant

Le climat politique a lui aussi considérablement évolué entre 2005 et 2023 et tend aujourd’hui à exclure davantage les habitants des quartiers populaires.

L’extrême droite est devenue omniprésente médiatiquement, et ses idées pénètrent de plus en plus le discours de la droite dite « républicaine ». Le président du parti LR, Éric Ciotti, mais aussi le RN de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour se livrent depuis le meurtre de Nahel à une forme de surenchère visant à faire passer les citoyens issus de « l’immigration extra-européenne » pour des ennemis de l’intérieur. « Nous sommes dans les prodromes d’une guerre civile. C’est une guerre ethnique, raciale », a lâché le fondateur de Reconquête, qui élude toute question sociale.

Au séparatisme économique et social imposé par des décennies de libéralisme s’ajoutent une essentialisation et une ethnicisation des citoyens des quartiers par l’extrême droite. Cette double attaque nourrit depuis des années le sentiment de relégation et de stigmatisation des habitants concernés, et creuse le fossé voulu par la droite et son extrême. Le RN et LR soutiennent ainsi le policier qui a tué Nahel et fustigent « l’immigration de masse », qu’ils lient aux dégradations.

Des propos qui choquaient en 2005, et semblent désormais banalisés. Lors de son allocution télévisée, le président de la République d’alors, Jacques Chirac, avait certes appelé à la « réussite de notre politique d’intégration » en se montrant « strict dans l’application des règles du regroupement familial » et en renforçant « la lutte contre l’immigration irrégulière », traçant un lien entre révoltes et immigration.

Mais son diagnostic allait bien plus loin. « Nous ne construirons rien de durable si nous laissons monter, d’où qu’ils viennent, le racisme, l’intolérance, l’injure, l’outrage. Nous ne construirons rien de durable sans combattre ce poison pour la société que sont les discriminations (et) si nous ne reconnaissons pas et n’assumons pas la diversité de la société française. » Face à la montée de l’extrême droite, Emmanuel Macron pourrait s’en inspirer.

   publié le 2 juillet 2023

Au Val Fourré, on comprend les plus jeunes, sans cautionner leurs actes

Caroline Coq-Chodorge et Célia Mebroukine sur www.mediapart.fr

À Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val Fourré, des bâtiments publics et des commerces ont été brûlés ou cambriolés après la mort de Nahel. Dans un même souffle, les habitants condamnent et comprennent. Car tous ont vécu, souvent de très près, des violences et incivilités policières au cours des dernières décennies.

Mantes-la-Jolie (Yvelines).– Au Val Fourré, c’est un samedi 1er juillet de fêtes, celles de la fin de l’année scolaire. Les enfants, très jeunes et moins jeunes, accompagnés ou pas de leurs parents, déambulent dans le dédale de ce quartier de Mantes-la-Jolie (Yvelines), une des plus grandes cités de France avec ses 21 000 habitant·es. Sur la vaste esplanade au cœur du quartier, une association a monté des jeux gonflables. Les clubs de sport organisent leur fête de fin d’année. Au stade se joue la CAN, la Coupe d’Afrique des nations de Mantes, où s’affrontent les jeunes, filles et garçons, répartis dans des équipes plus ou moins aux couleurs de leurs origines, tant elles sont diverses et mélangées.

Il y a des ombres au tableau : la façade crevée de l’annexe de la mairie, brûlée deux nuits plus tôt ; celle noircie de la banque, désormais inutilisable ; le centre des impôts, lui aussi rongé par les flammes. Le quartier s’est embrasé après la mort de Nahel, sans surprise, tant les violences policières émaillent son histoire, de génération en génération. 

Dans la nuit de vendredi à samedi, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est déplacé à Mantes-la-Jolie, aux alentours de 3 heures du matin. Mais il est resté dans le centre-ville cossu, à un gros kilomètre du Val Fourré.

Un frère, mort en garde à vue en 1991

Au gymnase Souquet, les festivités du club de karaté se terminent. Sonia Mebarka, 54 ans, secrétaire exécutive du club, salue tout le monde : les bénévoles, les coachs, les jeunes adhérent·es, leurs mères, leurs frères et sœurs. À ses côtés, son fils Naoufel et son meilleur copain Ademe. Les jeunes adolescents veulent aller au tournoi de foot organisé un peu plus loin dans le quartier. Sonia hésite : « Jai peur, peut-être que les policiers vont s’acharner ce soir. »

Comme beaucoup dans cette ville des Yvelines, Sonia a vécu les violences policières dans sa chair. C’était il y a plus de trente ans. Le 27 mai 1991, son frère Aïssa Ihich est mort d’un malaise cardiaque en garde à vue. Il avait 19 ans. Deux jours plus tôt, raconte Sonia, Aïssa s’était retrouvé « au mauvais endroit au mauvais moment », en chemin vers le domicile d’un ami. Des policiers mobilisés dans le quartier du Val Fourré à cause d’émeutes  l’avaient arrêté et roué de coups. Asthmatique, Aïssa n’a pas survécu à sa garde à vue sans ses médicaments. 

Selon Sonia, « les policiers ont dit qu’ils avaient arrêté mon frère pour des jets de pierre, mais moi je sais que c’est faux. Il fallait juste lui coller quelque chose, c’est tout. »

Les deux policiers impliqués dans son arrestation et le médecin ayant validé la garde à vue ont été poursuivis. Onze ans plus tard, les policiers ont été condamnés pour « violences aggravées » et ont écopé de huit mois de prison avec sursis. « Ça fait trente ans que je dis qu’il y a une justice à deux vitesses en France », soupire Sonia. 

Pour elle, la détention provisoire du policier après la mort de Nahel ne change rien : « Cest pour calmer le peuple, c’est tout. Je ne pense pas qu’il sera condamné. Ils l’aideront à déménager, à être muté et il sera oublié. »

Ils sont trop jeunes pour construire un discours politique.

« Quand mon frère est décédé, je voulais que ce soit le dernier. Mais ça recommence sans cesse », ajoute Sonia, dépitée. « On a l’habitude », acquiesce son fils Naoufel, âgé d’à peine 14 ans. La mère de trois enfants, salariée à Pôle emploi, comprend l’exaspération des jeunes, parfois très jeunes, qui participent à la révolte. Mais selon elle, ils ne visent pas « les bonnes cibles », en référence aux commerces et à la salle de sport brûlés. 

Un constat que partage Nathalie Coste, une amie de Sonia qui, comme elle, est une ancienne élue d’opposition – de gauche – à la mairie. Elles se sont rejointes pour un café sur la dalle centrale du Val Fourré. « Ce qu’ils font ne nuit qu’à eux-mêmes », regrette Nathalie, ancienne professeure d’histoire-géographie, qui a enseigné pendant 38 ans au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie. Cette révolte est, selon elle, « autodestructrice » car elle fait la part belle à une « violence sans discernement et sans discours politique. » « Certes, ils sont trop jeunes pour construire un discours politique, tempère-t-elle. Car il y a aussi une faiblesse du tissu politique dans ces quartiers. »

« En 2005, on découvrait presque les violences policières, se rappelle Nathalie. Leur médiatisation était sporadique. Mais aujourd’hui, les histoires s’accumulent, c’est chronique. Ces jeunes disent qu’ils ne seront plus des victimes et c’est important. Même si ce n’est pas de la bonne manière. » 

Yazid Kherfi est de la même génération que Sonia et Nathalie. Et son analyse rejoint la leur. Cet ancien braqueur, devenu enseignant à l’université et formateur sur les questions de prévention de la délinquance, considère que ce qui se passe est « plus grave » qu’en 2005. « En 2005, il y avait des revendications en lien avec Zyed et Bouna mais aussi par rapport aux propos de Nicolas Sarkozy sur la “racaille”, explique-t-il. Aujourd’hui, casser un magasin et tout piller, quel rapport avec la mort de Nahel ? »

« On a les jeunes qu’on mérite », lance Yazid, faisant plutôt peser plutôt la faute sur les adultes qui entourent ces jeunes. Des parents aux maires, en passant par les éducateurs mais aussi les policiers. Depuis plus de dix ans, Yazid sillonne les quartiers populaires de France avec son camion pour créer des espaces de discussion, la nuit, avec les jeunes. Yazid ne comprend pas que les centres de vie sociale « ferment tous à 18 heures » alors que la nuit est le moment le plus propice pour créer du lien. Il regrette également qu’au cours de ses « 500 soirées », aucun policier n’ait jamais accepté de discuter avec les jeunes qu’il réunit. 

La peur des mères de famille

À la sortie du gymnase Souquet, trois mères de famille, d’abord réticentes, sont finalement soulagées de « vider leur cœur ». Toutes trois exigent l’anonymat, comme beaucoup d’habitant·es du quartier, tant l’atmosphère y est sensible, chancelante. Elles ont chacune quatre ou cinq enfants, âgés de 9 à 26 ans. Depuis la mort de Nahel, elles sont « au-delà de la colère. Les enfants d’aujourd’hui voient bien qu’il n’y a pas de justice. On a l’impression d’être abandonnés face à une police qui peut faire ce qu’elle veut. » 

Quand elles voient des policiers dans le quartier, toutes ont le même réflexe : « On les appelle tout de suite : “T’es où ? Tu fais quoi ? Rentre à la maison !” Eux nous répondent que ce n’est pas normal, qu’ils ne font rien de mal. Mais il faut voir comment les policiers abordent les jeunes qui discutent dans la rue : ils sont tout de suite dans l’agressivité. Et si nos enfants leur tiennent tête, ils finissent en garde à vue. »

Dans le quartier du Val Fourré vivent presque exclusivement des immigré·es et des enfants d’immigré·es racisé·es. La police est-elle raciste ? « Je n’aime pas ce mot, ça me touche, dit une mère. Mais je crois que ça existe, oui... » « On explique à nos enfants qu’ils sont comme tout le monde, qu’ils doivent s’intégrer, s’adapter, dit une autre. Qu’ils ne sont ni des victimes, ni des coupables. Mais ce qu’ils voient, c’est l’inverse... » 

Au stade Jean-Paul-David, plusieurs milliers de personnes assistent aux finales de la CAN de Mantes : chez les filles, le Maroc a dominé le Sénégal, chez les garçons, l’Algérie s’est imposée face à la Gambie. C’est la liesse autour des vainqueurs. Les jeunes ne veulent pas parler du reste. Sonia montre un garçon de 13 ans, passé à tabac en garde à vue, à la suite d’un mauvais mot contre un policier. On l’aborde, il refuse la conversation : « C’était mon frère, j’ai oublié. »

On arrache quelques mots à un lycéen, avant que ses amis le rejoignent et le chambrent, coupant court à la conversation : « Les policiers nous parlent mal, parce qu’on est des Noirs. Depuis ce qui s’est passé, je sors plus, mes parents me l’interdisent, c’est pour la bonne cause. Ce qu’ils ont fait à Nahel, c’est grave. Et cela me concerne, parce que cela peut arriver à tout le monde ici. »

Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon.

La nuit est tombée sur le Val Fourré. Face à la grande mosquée de Mantes-la-Jolie, Younès et Nadir se souviennent. « J’ai même noté la date dans mon calendrier, attendez, demande Younès. C’était le 6 décembre 2018. » « Un jeudi », précise Nadir. Ce jour-là, les deux jeunes hommes, âgés de 15 et 17 ans à l’époque, participent à une manifestation « calme » contre la réforme du bac et Parcoursup, aux abords de leur lycée Saint-Exupéry, dans le quartier du Val Fourré. Après quelques dégradations, la police intervient et nasse les jeunes manifestants. Il est 11 heures du matin lorsque Nadir, Younès et plus d’une centaine d’autres lycéens sont arrêtés par la police et mis à genoux, mains sur la tête, alignés les uns à côté des autres. Dans une vidéo qui fait le tour des réseaux sociaux, on entend un des policiers participant à l’opération lancer : « Voilà une classe qui se tient sage. »

Nadir et Younès restent plusieurs heures à genoux, mains sur la tête, dans le froid. « Ils voulaient nous humilier », raconte Nadir. « Ces policiers n’étaient pas à la hauteur de l’uniforme », ajoute Younès.

Une enquête administrative est menée. L’IGPN conclut à « l’absence de comportements déviants » de la part des policiers. Nadir, Younès et d’autres se constituent alors partie civile et obtiennent en 2020 l’ouverture d’une enquête par un juge d’instruction. Ce n’est que deux ans plus tard, en décembre 2022, que Younès et Nadir sont enfin entendus. Malgré la lenteur de la procédure, les deux jeunes hommes ont une « once d’espoir » que ce qui est devenu leur « cause » aboutisse.  

Lorsqu’ils ont appris la mort de Nahel, « ça a fait remonter des choses. » « Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon », souffle Nadir. « Depuis, je suis dans la crainte de ceux qui sont censés nous protéger », dit Younès. « Mais qui nous protège d’eux ? », demande son ancien camarade de classe. 

Même s’ils n’ont pas été surpris par la révolte, Nadir et Younès ne cautionnent pas tout. Comme leurs aînés, ils regrettent que les jeunes s’en prennent aux biens des personnes. Pour Younès, cette « prise de conscience » est « respectable » mais la violence relève d’un « processus d’autodestruction ». « C’est dommage qu’il n’y ait plus que ce canal pour exister, regrette-t-il. On a été relégués et oubliés. »

Dimanche 2 juillet, vers 1 heure de matin, un restaurant et plusieurs cafés sont encore ouverts sur la dalle du Val Fourré. Il n’y a plus que des hommes dans les rues. Les plus vieux jouent aux cartes, imperturbables. Des très jeunes observent, méfiants. Aux deux principales entrées de la zone commerciale, des commerçants veillent, pour quelques heures au moins. 

Ils racontent le cambriolage de la boutique de réparation de téléphone par « des petits, des 13-17 ans, la plupart avaient moins de 15 ans ». Eux aussi ne comprennent pas qu’ils s’en prennent « aux commerces, aux voitures des gens d’ici. Mais leur colère, on la comprend. Nous aussi on a la haine de la police, et ça changera jamais. On connaît tous des gens qui ne sont jamais sortis de garde à vue. La police est profondément raciste »

L’un d’eux raconte une anecdote : il est allé saluer un groupe d’hommes. Parmi eux, il y avait « des baqueux [des policiers membres de la BAC – ndlr] habillés comme des racailles. Ils ont refusé de me saluer, en me disant : “On n’est pas des vôtres.” Moi aussi, quand j’en verrai un se faire piétiner, je lui dirai : “Je ne suis pas des vôtres.” » Les anecdotes sur la police sont inépuisables. Mais ce commerçant, père de famille, a pris le parti d’en rire. 

Une autre histoire encore, toute récente : « Il y a deux nuits de cela, j’étais ici, à veiller. Les policiers arrivent et me disent : “Levez les mains !” Mais ils me connaissent ! Et j’étais comme maintenant : pieds nature, en claquettes ! Et genre, je vais être un émeutier ? »

La nuit est encore calme. Au loin, claquent les feux artifices, ces « mortiers » de pacotille. Les commerçants pensent que les jeunes, soixante environ, sont quelques rues plus loin. Ils pourraient arriver sur la dalle, masqués ou cagoulés. Un des commerçants enregistre un message vidéo sur Snapchat dans lequel il dit aux jeunes : « Je suis avec vous. » Il explique : « Je n’ai aucun pouvoir sur eux. Mais je leur dis qu’ils sont la famille et que je veille aux débordements. » Et qu’en cas d’affrontements avec la police, il « montrera ce qui se passe ».

publié le 30 juin 2023

L’apaisement
ne se décrète pas,
il se construit.

par Attac France sur https://france.attac.org/

Ce jeudi 29 juin était organisée une marche blanche en hommage à Nahel, tué à bout portant par un policier le 27 juin. Massivement suivie, cette marche blanche portait également un message : plus jamais ça.

La première pensée de l’association Attac va aux proches des victimes à qui nous exprimons notre émotion. Ce drame n’aurait jamais dû se produire. À l’instar des réactions suscitées par la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police, en 2005, la mort de Nahel a provoqué des réactions, qualifiées d’émeutes. Celles-ci sont d’ores et déjà instrumentalisées par une partie de la classe politique, notamment au sein de la droite et de l’extrême droite, dans une surenchère particulièrement choquante et préoccupante.

En réalité, cette situation n’est pas une surprise. Dans de nombreux quartiers relégués, le quotidien est rythmé par des interpellations régulières perçues comme des humiliations par les jeunes qui en sont l’objet. Le contrôle au faciès par exemple, est de facto devenu la règle. Quant à la répression policière, si souvent impunie, son caractère raciste apparait une nouvelle fois clairement à travers cet assassinat inacceptable.

Si elle n’est, hélas, pas la première du genre, cette exécution s’est par ailleurs produite dans un contexte de net durcissement de l’attitude des forces de l’ordre et d’une dérive de plus en plus intolérante et autoritaire du pouvoir vis-à-vis des jeunes de quartiers délaissés mais aussi, et de plus en plus, du mouvement social. Certes, cette dérive avait été engagée depuis plusieurs années, avec notamment l’article 435-1 voté début 2017 sous le quinquennat Hollande et quelques années auparavant, la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy.

En 2019, la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU avait critiqué la France dans un rapport qui dénonçait l’usage excessif de la police lors des manifestations des « gilets jaunes ». Au printemps dernier, la France avait à nouveau été critiquée par des membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour les discriminations, les violences policières et plus précisément le recours à la force jugé excessif envers les manifestant·es opposé·es à la réforme des retraites.

Par ailleurs, de nombreuses organisations du mouvement social, dont Attac, ont dénoncé la dérive répressive et les violences policières. Le gouvernement a beau tenter de montrer qu’il veut calmer le jeu, il a refusé d’entendre ces alertes. Sa responsabilité est d’autant plus engagée qu’il s’est arrogé le monopole d’une légitimité qui lui échappe et s’est engagé dans une politique de répression inédite du mouvement social.

Les violences policières ne sont pas un fantasme ou une formule : elles sont une réalité. En les niant et en niant les causes des colères exprimées dans les quartiers ou au sein d’une grande partie de la population face aux mesures de régression sociale, le pouvoir et les responsables politiques de droite et d’extrême droite attisent les tensions et jettent de l’huile sur le feu. Ce faisant, ils se comportent comme des pompiers pyromanes.

Dans ce contexte social explosif, la stratégie de répression systématique de toute opposition mise en œuvre par le ministre de l’Intérieur est un échec et n’a qu’une seule issue : une société toujours plus fracturée, plus injuste et plus violente. L’apaisement ne se décrète pas, contrairement à ce que voudrait penser le président de la République, il se construit.

Pour cela, nous demandons un changement radical de la politique du maintien de l’ordre avec en premier lieu la démission du ministre de l’Intérieur, l’interdiction d’utilisation d’armes de guerre, des techniques de maintien de l’ordre et d’interpellation au risque létal, et l’abrogation de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure qui permet l’usage des armes en cas de refus d’obtempérer.

 

publié le 19 juin 2023

Réforme des retraites :
rien ne sera plus comme avant

sur https://www.cgt.fr/

Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT s'est exprimée dans une tribune publiée dans Le Monde ce vendredi 16 juin. Elle revient sur la bataille contre la réforme des retraites et tous les combats qu'il reste à mener contre le projet de société mortifère que veut nous imposer Emmanuel Macron.

Malgré une mobilisation d'une durée et d'un niveau record, la réforme des retraites est adoptée. Faudrait-il en conclure que nous avons perdu ? Non.

Pour Emmanuel Macron et son gouvernement, tout va être plus compliqué maintenant, et le prix à payer sera élevé.

D'autres combats seront menés

La réforme des retraites sera la cocotte d'Emmanuel Macron jusqu'à la fin de son quinquennat. Et avec toutes celles de ses ministres, c'est une batterie de cuisine qu'il traîne derrière lui.

Nous allons maintenant utiliser tous les leviers à notre disposition pour continuer à dénoncer et empêcher l'application de cette réforme violente, injuste et injustifiée. Nous allons nous battre pour gagner par la fenêtre ce que nous avons perdu par la porte. Pour cela, nous appelons à l'ouverture de négociations dans toutes les entreprises et toutes les branches pour gagner des départs anticipés pour pénibilité et la prise en compte des années d'études.

Nous nous battrons pour que la négociation Agirc-Arrco, qui va s'ouvrir prochainement sur la retraite complémentaire des salariés du privé, permette d'améliorer le niveau des pensions. De nouvelles propositions de référendum d'initiative partagée seront déposées. Nous contesterons chaque décret de cette réforme injuste. Et le gouvernement ne pourra pas museler le Parlement pendant quatre ans.

"Ce qu'un président a fait, un président peut le défaire"

Rappelons-nous. Ce qu'un gouvernement a fait, un gouvernement peut le défaire. Ce qu'un président a fait, un président peut le défaire. Maintenant ou dans quatre ans. La fin du quinquennat sera longue, très longue pour Emmanuel Macron. S'il veut gouverner à nouveau le pays, il va falloir qu'il se préoccupe moins des grands patrons et davantage de la situation sociale du pays et des travailleuses et travailleurs.

Nous avons gagné sur trois points majeurs, qui sont de précieuses graines pour l'avenir. D'abord, nous avons gagné la bataille des idées. Malgré le « il n'y a pas d'alternative », [formule de Margaret Thatcher] et le matraquage médiatique sur la nécessité de « faire des efforts » , la quasi-totalité de la population est opposée au report de l'âge de départ en retraite.

Mieux : une large majorité de salariés est favorable au retour de la retraite à 60 ans, mesure de bon sens, tant il est impossible de travailler après 60 ans dans de nombreux métiers. Cette aspiration à ne pas perdre sa vie à la gagner, très forte chez les jeunes générations, représente un point d'appui déterminant.

Le travail reste central, mais il ne se suffit plus. Il faut qu'il ait un sens, avec notamment des exigences environnementales et sociales toujours plus fortes, mais aussi qu'il permette d'avoir une vie familiale, sociale et citoyenne. La mobilisation a donc créé un rapport de force pour réinterroger les conditions de travail, mais aussi la finalité et le temps de travail, avec l'aspiration à la réduction du temps de travail, longtemps minoritaire, qui fait son grand retour, notamment avec la semaine de quatre jours.

L'union fait la force

Ensuite, la mobilisation a permis de replacer le syndicalisme au centre, grâce à l'unité, à la responsabilité et à la détermination des organisations syndicales. Les résultats en sont tangibles : depuis le début du conflit, près de 80 000 salariés au moins ont fait le choix de rejoindre la CGT ou la CFDT.

La dynamique est la même pour les autres organisations syndicales. Et ce n'est qu'un début. Alors que, même dans les établissements de plus de dix salariés, 42,5 % des salariés du privé n'ont pas de syndicat, selon la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, cette dynamique d'adhésions est déterminante pour transformer le rapport de force pour la suite. Et c'est justement ce qui nous a manqué le 7 mars et après pour étendre la grève.

Grâce à l'appel de la CGT, les salariés de l'énergie, de la gestion des déchets, de l'industrie du verre et de la céramique, des ports et d'une partie des transports ont fait jusqu'à quarante jours de grève reconductible. Les difficultés à l'extension sont directement liées à la faiblesse du taux de syndicalisation. C'est ce qu'il faut changer pour généraliser les luttes gagnantes.

Réussir à maintenir l'unité syndicale, inédite depuis 2010, et à la décliner dans les branches et les entreprises, sera un levier pour reprendre la main sur les négociations. Quand les syndicats arrivent unis face au patronat, ils sont en situation de renverser la table et de reprendre la main pour que les négociations se fassent sur la base de leurs propositions.

Enfin, grâce à notre mobilisation, le gouvernement n'a plus ni majorité sociale ni majorité politique. Emmanuel Macron va devoir affronter durablement une défiance record. Il est minoritaire à l'Assemblée nationale et l'adoption de chaque projet de loi nécessitera un travail d'équilibriste à haut risque…

Malgré tous les efforts de l'exécutif pour verrouiller le travail parlementaire, les organisations syndicales disposent désormais d'innombrables possibilités pour faire voter des dispositions, à l'image de la proposition de loi de nationalisation d'EDF ou du maintien de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire gagnés par la CGT-Energie.

En position de force

Nous avons fait face à un pouvoir radicalisé, qui a fait passer sa réforme à tout prix. Au prix de la multiplication des passages en force et des remises en cause des libertés. Au prix de la montée de l'extrême droite – et grâce à elle. C'est son niveau inédit qui lui a permis de passer en force sans craindre une alternative politique. Une preuve supplémentaire du danger de l'extrême droite pour le monde du travail. Cette violence et ce cynisme n'ont pas comme précédent – ​​dans un pays démocratique – que ceux de Margaret Thatcher. Et encore. Thatcher, elle, avait une majorité parlementaire pour faire passer ses réformes. Oui, la Ve  République est « un coup d'Etat permanent » , comme le disait François Mitterrand, en 1964.

Nous sommes maintenant dans une course de fond. Contre Emmanuel Macron et son monde, mais aussi contre l'extrême droite qui a prospéré sur le « on a tout essayé » . Avec son passage en force, Emmanuel Macron tente de mettre les syndicats dans le même sac. C'est raté.

Nous sommes en position de force pour multiplier les conflits sur les salaires, à l'image de la magnifique victoire arrachée par les ouvrières de Vertbaudet .

Nous sommes en position de force pour remettre au goût du jour le projet révolutionnaire du Conseil national de la Résistance d'une sécurité sociale « protégeant de la naissance à la mort ». Nous sommes en position de force pour construire, dans toutes les entreprises, dans tous les territoires et toutes les professions, des plans syndicaux pour l'environnement afin de montrer que la réponse au défi environnemental exige une rupture avec les politiques capitalistes.

La dynamique, l'esprit de fête et la culture de la gagne ont fait la force du mouvement. Nous avons semé de précieuses graines pour l'avenir, à nous de les faire fructifier !

Déclaration de Sophie Binet, Secrétaire Générale de la CGT, publiée en Tribune par LeMonde en date du 17 juin 2023.

publié le 18 juin 203

Contre la ligne Lyon-Turin, « notre action relève de la légitime défense »

Christophe Gueugneau sur www.mediapart.fr

Interdite par la préfecture mais maintenue, la manifestation contre la ligne Lyon-Turin, contestée depuis des années, a rassemblé près de 4 000 personnes dans la vallée de la Maurienne. Il n’y a pas eu de gros heurts samedi. 

Vallée de la Maurienne (Savoie).– « On croyait qu’on finirait encore plus en colère et encore plus désespérés qu’avant et puis voilà… » Il est 17 heures passées, samedi 17 juin, à La Chapelle, petit village en vallée de la Maurienne (Savoie), et les sourires – qui tournaient depuis quelques heures à la grimace – sont soudain réapparus sur les visages des manifestant·es. 

Sur la route où, depuis plus de trois heures, environ quatre mille personnes (les organisateurs parlent de cinq mille personnes) opposées à la ligne à grande vitesse Lyon-Turin font plus ou moins du surplace, tous les regards se sont tournés pour regarder la rivière, en contrebas, puis l’autoroute, en face. Une dizaine de militant·es, une cinquantaine bientôt, sont parvenu·es bon gré mal gré à traverser la rivière et à bloquer l’autoroute. 

Les applaudissements sont à la hauteur de la frustration contenue depuis un bon moment déjà. Initiée par onze associations, certaines locales, d’autres nationales comme les Soulèvements de la Terre, la mobilisation – « La montagne se soulève » – a été interdite par la préfecture, jeudi 15 juin. Les associations qui avaient saisi la justice ont ensuite été déboutées vendredi.

Le rassemblement a finalement été maintenu à La Chapelle, village qui ne figurait pas dans l’arrêté d’interdiction car il n’était pas à proximité des divers chantiers de la vallée destinés à faire avancer, côté français, ce tunnel sous les Alpes, entre Saint-Jean-de-Maurienne et le val de Suse. Un ouvrage contesté depuis trente ans et dont on a découvert récemment qu’il menaçait seize sites d’eau potable. 

Légitime défense

Au petit matin, alors que le campement est à l’ombre des montagnes où l’on aperçoit encore quelques lambeaux de neige, c’est déjà l’agitation. La queue s’étend au stand café, des jeunes et moins jeunes arrivent du camping avec les yeux fatigués, certains ayant vu leur nuit compliquée par les coassements des grenouilles au bord de l’étang. Au point info, un jeune homme demande si on lui conseille de porter un casque pendant la manifestation. « Ça dépend de ton niveau d’engagement. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne s’improvise pas black bloc », lui répond-on. Il quitte le stand satisfait.

Telle une crieuse de journaux, une jeune femme masquée distribue les numéros des avocats à contacter en cas d’arrestation. Deux dames, la soixantaine, prennent le petit papier. L’une d’elles cherche un stylo pour écrire le numéro à même son bras. L’autre explique : « Un masque, c’est bon, j’en ai un, c’est le seul qui me reste du Covid. »

Peu avant 10 heures, les organisateurs donnent une conférence de presse. Philippe Delhomme, de Vivre et agir en Maurienne (VAM), rappelle que son association défend « depuis quarante ans les biens communs, l’eau, l’air, la terre ». Laure-Line Cochini, de la coordination des opposant·es au Lyon-Turin, rappelle qu’une ligne existe déjà entre la France et l’Italie, qu’elle a été rénovée pour un milliard d’euros, et que malgré cela, le nombre de camions transportés par rail a diminué.

L’Italien Lorenzo, du mouvement No TAV, se dit « très content de cette mobilisation qui était un pari difficile à tenir et qui est déjà une réussite ». Thierry Bonnamour, de la Confédération paysanne en Savoie, voit lui aussi une victoire au fait d’être ici. Julien Troccaz, secretaire fédéral Sud Rail, dénonce la « décision politique du préfet » et « la terreur mise en Maurienne ce week-end »

L’hélicoptère de la gendarmerie apparaît soudain, et fait des cercles de plus en plus bas. Pina, porte-parole des Soulèvements de la Terre, enchaîne. « C’était pour nous une évidence de rejoindre cette lutte qui dure depuis trente ans », et c’est « un honneur de faire de ce week-end la clôture de la sixième saison des Soulèvements ». À propos de la menace de dissolution du mouvement – qui devrait être prononcée mercredi 21 juin –, Pina trouve cela « drôle et inquiétant qu’un gouvernement s’attaque à un mouvement écolo et pas à ceux qui veulent nous faire cramer ».

La conférence de presse est terminée, l’hélicoptère est parti. Au loin passe un train de marchandises. C’est au tour des manifestant·es d’être briefé·es. « Notre action relève de la légitime défense car notre avenir est indissociable de notre environnement », insiste un intervenant. Mathilde Panot, cheffe du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, dénonce le fait que des « camarades italiens » soient bloqués à la frontière. Il s’agit de six bus. 

La manifestation finit par s’élancer peu après 12 h 30. Les quatre mille personnes – beaucoup de Français mais aussi des Italiens en nombre – marchent d’un bon pas. Aucun membre des forces de l’ordre n’est d’abord visible à l’horizon. On se dirige vers le sud quand la route parvient à un pont gardé par les gendarmes mobiles. 

Les élu·es et représentant·es partent négocier un itinéraire pour une manifestation qui, de fait, n’était pas déclarée. La négociation va durer une heure pour n’arriver à aucun résultat. Une heure passée sous un soleil de plomb, pendant laquelle le gros des manifestants et manifestantes s’échauffe. Certains reprochent aux élu·es de négocier en leur nom sans aucun mandat. Une élue régionale écolo commence à stresser : « Y a quatre mille personnes derrière qui attendent, là… »

« Nous, on veut aller au chantier »

Vers 14 h 30, le cortège repart sans qu’on sache bien si la négociation a abouti ou non. Il n’a pas fait cependant cent mètres qu’il se retrouve face à un mur de gendarmes. Les élu·es forment une chaîne humaine pour tenter d’éviter le contact. Sans succès. Quelques pierres volent, plusieurs dans la foule crient : « Nous, on veut aller au chantier », d’autres demandent où se trouve le tunnel, « qu’on puisse le reboucher »

En quelques dizaines de minutes, la manifestation est à nouveau bloquée, et cette fois-ci ce n’est pas à cause des négociations. Un nuage de lacrymogène flotte au-dessus de la tête de cortège, des centaines de personnes tapent en rythme sur les glissières, le boucan est énorme, la détermination totale. Mais vaine.

Plusieurs personnes blessées sont évacuées. On aperçoit un homme la main en sang. Un autre arrive avec l’épaule blessée et le visage amoché. Pour autant, nul ne recule. Le face-à-face dure près de deux heures. 

De temps à autre, des membres de l’organisation passent dans les rangs pour tenter de convaincre qu’un demi-tour serait plus malin : « Ce qu’on voulait, c’était aller sur l’autoroute mais ça ne va pas marcher. Les medics sont déjà bien occupés. Il ne sert à rien de se mettre en danger. Le cortège recule un peu, il ne faudrait pas que la distance avec le bloc soit trop grande. On ne veut perdre personne. »

Le gros du cortège commence à reculer et faire demi-tour. Et puis soudain, donc, tous les regards se tournent vers la rivière. Ils ne sont d’abord qu’une dizaine à traverser l’Arc pour aller vers l’autoroute A43. Ils seront vite une cinquantaine. Un autre bloc retourne au contact pour fixer des gendarmes mobiles qui commençaient à avancer. 

Bravache, une jeune femme, drapeau Extinction Rebellion à la main, s’avance seule sur l’autoroute à la rencontre de la poignée de camions de gendarmes qui avance. Une certitude : l’autoroute est bel et bien bloquée. Par les gendarmes. S’ensuivent plusieurs minutes de jeu du chat et de la souris. Les gendarmes avancent et arrosent allègrement de grenades lacrymogènes, y compris celles et ceux qui tentent de retraverser la rivière. 

Mouillé·es jusqu’à la taille, les manifestant·es arrivent un grand sourire aux lèvres, vident leurs chaussures trempées. Sur le chemin du retour, les heures de piétinement sont oubliées. La manifestation interdite a un peu eu lieu. L’autoroute a été bloquée. La mobilisation a tenu et mis la lutte contre la ligne Lyon-Turin à l'agenda des luttes, se félicitent les organisateurs.


 


 

Lyon-Turin : le train de la discorde

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

La liaison ferroviaire transalpine a été pensée pour désengorger le trafic routier et favoriser le report modal vers le rail. Mais ce chantier de Titans est désormais percu par ses opposants comme d’un autre temps.

Le chantier de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin est-il en passe de devenir un nouveau Sainte-Soline ? Alors que le collectif des Soulèvement de la terre appelle, ce samedi, à une mobilisation internationale dans la vallée de la Maurienne - interdite par la préfecture mais maintenue par les organisateurs -, ce projet ferroviaire titanesque, cristallise les tensions. D’un côté ses promoteurs défendent le développement du rail pour désengorger le quart sud-est de la France, asphyxié par les milliers de poids-lourds qui le traversent chaque jour. De l’autre, ses détracteurs dénoncent un projet coûteux, inutile et néfaste pour l’environnement.

Le Lyon-Turin est un projet ancien, inscrit, dès 1994, dans la liste des « 14 projets prioritaires de transports » par l’Union européenne. Cette liaison transalpine à grande vitesse, combinée fret et voyageurs, est le maillon manquant pour mettre en réseau 5 000 kilomètres de lignes ferroviaires européennes existantes. Le Lyon-Turin permettra ainsi « de relier les ports de la Manche, la région parisienne, la péninsule ibérique et les villes françaises des Alpes et du Rhône à la plaine du Pô et au pays d’Europe de l’est », détaille Alain Ruiz, ancien secrétaire départemental du PCF de Savoie et ancien agent de conduite à la SNCF, dans les colonnes de la revue Progressistes. Pour ce fin connaisseur du dossier, l’enjeu est de taille tant la future ligne serait à même - enfin - d’  « obtenir un report modal de la route vers le rail ». Une priorité indispensable donnée au fret ferroviaire alors qu’ « entre 1991 et 2011, le transport de marchandises en France a crû de 34%, le transport routier de près de 60% et le fret ferroviaire a reculé de 35% », poursuit Alain Ruiz.

Une fois mise en service, la transalpine devrait permettre l’acheminement de 40 millions de tonnes de marchandises par an et 5 millions de voyageurs. Pour atteindre de tels objectifs, le tracé du Lyon-Turin prévoit le percement d’un tunnel sous les Alpes de 57 kilomètres pour un coût global estimé en 2002 à 12 milliards d’euros (cofinancé par la France, l’Italie et l’Union européenne), puis réévalué en 2012 par la Cour des Comptes européenne à plus de 26 milliards d’euros. Un montant contesté par les promoteurs de la ligne et sur lequel un groupe de travail réunissant des experts français et italiens planchent actuellement. Une évaluation définitive devrait être rendue publique dans les prochains jours. Si la ligne était initialement prévue pour être mise en service en 2015, les travaux du Lyon-Turin « n’ont commencé que pour les galeries de reconnaissance », détaille Alain Ruiz. En somme, le projet stagne, depuis une décennie, à l’état de chantier.

Des deux côtés des Alpes, des voix s’élèvent pour dénoncer le gigantisme d’un projet hors de prix et inutile, notamment parce que la voie ferroviaire transalpine existe déjà, de Lyon jusqu’à Turin, via Chambéry, Saint-Jean de Maurienne, puis , versant italien, Suse et Turin. Le passage de la frontière se faisant par le tunnel ferroviaire du Mont-Cenis, inauguré en 1871. Pour les opposants à la future LGV, la ligne existante - actuellement sous exploitée - suffirait donc largement, moyennant quelques aménagements, à absorber le trafic. Des opposants qui mettent également en avant le coût astronomique du chantier. Ces milliards, « pourraient avantageusement être reportées sur les urgences actuelles : trains du quotidien, santé, éducation, retraites, transition écologique... », fait ainsi valoir Attac.

Mais surtout, c’est l’impact environnemental d’un tel chantier qui est aujourd’hui largement dénoncé par ceux qui se mobilisent ce week-end pour empêcher sa poursuite. Des impacts « considérables », dénonce le collectif Non au Lyon-Turin (qui rassemble une quinzaine d’organisations parmi lesquelles Attac, les Amis de la terre, la Confédération paysanne, mais également la France Insoumise et le syndicat de cheminots Sud-Rail). Selon lui, « 1 500 hectares de zones agricoles et naturelles seraient artificialisés, des millions de tonnes de déchets issus des galeries devraient être stockés, et les cycles naturels de l’eau seraient perturbés pour toujours. » Ce projet, poursuivent les opposants, drainera en outre « plus de 100 millions de m3 d’eau souterraine chaque année ».

C’est sur ce mot d’ordre environnemental que des centaines de manifestants convergent, ce week-end, dans la vallée de la Maurienne. Une mobilisation qui se veut « festive et familiale » contre un projet jugé « d’un autre siècle ».

 

  publié le 15 juin 2023

L’Union européenne organise une catastrophe ferroviaire

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Le démantèlement de Fret SNCF a été annoncé par le ministre des Transports, Clément Beaune. Cette décision incompréhensible a été prise alors que l’opérateur public se porte mieux depuis deux ans, représente 60 % du marché en France et que le pacte vert européen fixe l’objectif de miser sur les rails pour transporter les marchandises et réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Les technocrates de la Commission européenne poursuivent le gouvernement français, donc l’opérateur public, la SNCF, au nom du sacro-saint principe de la concurrence libre et non faussée. De 2005 à 2019, la France a épongé les dettes de la filiale fret de la SNCF et opéré une recapitalisation lors du changement de statut du groupe ferroviaire en 2018. Ce qui est interdit par les règles de la concurrence européenne. Tant pis si le fret a besoin d’être soutenu, si la SNCF dispose justement des équipements et des salariés bien formés pour répondre aux besoins du développement, et si le climat n’a pas le luxe d’attendre.

Le gouvernement avait deux choix. Contester, se battre et refuser ce diktat, avec le risque de perdre l’arbitrage et, le cas échéant, payer une amende de plus de 5 milliards d’euros, entraînant, selon le ministre, la fermeture de Fret SNCF et le licenciement de 5 000 salariés. Ou négocier. Il a préféré opter pour la deuxième solution, capitulant devant des règles absconses, qui ne servent ni la SNCF, ni le bien commun, ni l’intérêt général, mais bien les intérêts financiers et privés.

Ne rien dire et abdiquer, sans batailler et obtenir, c’est donner de la force aux discours belliqueux et racistes de l’extrême droite et lui ouvrir grand les portes du pouvoir. Car négocier revient à changer la forme juridique de la nouvelle entité, l’ouvrir à la privatisation à hauteur de 49 %, changer le périmètre d’action, devoir céder 20 % de son chiffre d’affaires et également 10 % de ses effectifs… ainsi que probablement le statut de cheminot pour ces derniers.

La Commission européenne veut même obliger la future entreprise à ne plus porter le nom de SNCF, comme pour mieux punir – en réalité, dépecer – l’opérateur public en espérant le démanteler petit bout par petit bout pour mieux le vendre aux appétits de ses concurrents privés. Le plus savoureux : les « trains dédiés », activités à client unique et rentables, seront cédés et pourront être, pendant trois ans, sous-traités à la nouvelle entité par l’opérateur privé qui aura remporté le marché ! Voilà où nous conduisent ces règles absurdes.

Il est essentiel que le changement de ces règles ainsi que la transformation du marché européen de l’énergie soient au cœur de la campagne pour l’élection des députés européens, afin de mettre l’Union européenne au service des peuples et de l’intérêt général. Pour l’heure, il y va de l’avenir du fret ferroviaire public dans notre pays.

Les cheminots, si souvent vilipendés en place publique par le pouvoir, ont notre total soutien. Nous refusons d’acter l’impuissance publique et l’absence de réponse aux besoins sociaux et environnementaux. Aucune négociation ne peut se faire sans les syndicats et les cheminots. Des lignes rouges ne peuvent être franchies : licenciements, privatisation des activités, mort du fret public. D’autant que des dérogations sont possibles pour soutenir l’activité non rentable, comme le fait l’Allemagne avec DB Cargo. Cette activité est nécessaire et doit être soutenue financièrement. Le combat ne fait que commencer, nous sommes aux côtés des cheminots.


 


 

Fret SNCF : comment le gouvernement organise la grande braderie

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Dix-sept ans après l’ouverture à la concurrence, Fret SNCF est sous le coup d’une enquête de la Commission européenne pour les aides publiques perçues entre 2007 et 2019. Le ministre Clément Beaune a fait le choix de liquider l’entreprise. Les syndicats appellent à une journée de grève, ce jeudi 15 juin.

Le gouvernement organise un démantèlement de Fret SNCF. L’entreprise devra céder 30 % de ses activités et 20 % de son chiffre d’affaires à ses concurrents © Demian Letinois Taillant

C’est un dossier à 5,3 milliards d’euros. Ces aides publiques perçues par Fret SNCF entre 2007 et 2019 valent à l’entreprise l’ouverture d’une enquête par Bruxelles, après le dépôt de trois plaintes de ses concurrents.

«Fret SNCF a subi pendant une longue période des pertes annuelles très importantes couvertes par l’État au détriment des concurrents qui n’ont pas eu accès à un tel soutien», a fait savoir Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, dans L'Opinion de mercredi (article payant).

459 emplois, soit 10 % des effectifs de Fret SNCF, sont d’ores et déjà visés

Pour éviter de rembourser cette somme, en cas de condamnation, Clément Beaune a présenté, le 23 mai, un plan de«discontinuité économique» . En clair : Fret SNCF va disparaître, remplacée par de nouvelles entreprises, afin que «la Commission constate une discontinuité économique entre Fret SNCF et les nouvelles entités», écrit le ministre des Transports, dans un courrier adressé à Jean-Pierre Farandou, PDG de la SNCF.

Pour Thierry Nier, secrétaire général de la CGT cheminots, il s’agit, ni plus ni moins, d’une «liquidation de Fret SNCF, l’outil public tel qu’on le connaît aujourd’hui». Le tout s’accompagnant d’une impressionnante vague de suppressions de postes : 459 emplois, soit 10 % des effectifs de Fret SNCF, sont d’ores et déjà visés.

L’ensemble des organisations syndicales refuse cette perspective aberrante et appelle à la grève, ce jeudi 15 juin. Un rassemblement est prévu à 13 heures devant le siège de la SNCF, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).

Selon le projet de restructuration présenté en CSE, que l’Humanité a pu consulter, Fret SNCF sera scindée en deux. À compter du 31 décembre 2024, les activités de gestion capacitaire seront transférées dans une nouvelle filiale du groupe SNCF (pour l’heure appelée SNCF New-EF).

L’entreprise devra céder 30 % de ses activités et 20 % de son chiffre d’affaires à ses concurrents

Au sein de SNCF SA, cette dernière sera rattachée à la holding Rail Logistics Europe, qui intégrera également en son sein des sociétés de fret comme Captrain, de même que la future entité, dénommée provisoirement SNCF New-M et qui récupéra les activités de maintenance du fret.

De plus, ces entités ne pourront pas reprendre l’appellation de Fret SNCF. Mais ce n’est pas tout : l’entreprise devra céder 30 % de ses activités et 20 % de son chiffre d’affaires à ses concurrents. Cela concerne 23 flux de «train dédiés», affrétés par des clients uniques comme ArcelorMittal ou Novatrans.

Le train des primeurs entre Perpignan et Rungis en fait partie. Selon le calendrier, ces transferts devront être notifiés au 31 décembre 2023, avec un délai jusqu’au 1er juillet 2024, le cas échéant. Enfin, à compter du 1er janvier 2024, ni Fret SNCF, ni la future entité ne pourront candidater sur le marché de trains dédiés pour une période de dix ans.

Dans cette opération, Fret SNCF léguera 40 % de ses actifs immobiliers, dont la plateforme logistique de Saint-Priest (Rhône). L’entreprise devra vendre au prix du marché 39 de ses locomotives électriques et restituer 23 engins moteurs loués. Un appel à volontariat sera lancé pour une mobilité volontaire sécurisée ou une mise à disposition de conducteurs Fret SNCF auprès des concurrents privés.

Un démantèlement en bonne et due forme, exécuté sur l’autel de la concurrence «libre et non faussée», en décalage complet avec le plan national de 100 milliards d’euros d’ici à 2040 pour le ferroviaire, annoncé en février…


 


 

Pour les salariés en lutte de Fret SNCF : «Travailler pour un autre employeur est à exclure»

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

En grève depuis les annonces de Clément Beaune, les agents du train des primeurs s’inquiètent pour le fret des Pyrénées-Orientales. Entretien avec Mikaël Meusnier (CGT).


 

La ligne Perpignan-Rungis fait partie des 23 flux, détenus par Fret SNCF, livrés à la concurrence. Quelles sont vos craintes ?

Mikaël Meusnier : Au 1er janvier 2024, les salariés du train des primeurs vont perdre la totalité de leur charge de travail. Les agents sont déboussolés. Nous avons tous entre vingt et trente ans de service au sein de la SNCF. L’hypothèse de travailler pour un autre employeur est à exclure : nous n’aiderons pas le gouvernement à démanteler le service public.

Le train des primeurs, avec 5 allers-retours par semaine, correspond à 180 camions semaine. Mais ce n’est pas tout, avec ce plan, rien que dans les Pyrénées-Orientales, c’est l’ensemble de la charge de travail de Fret SNCF qui va basculer aux opérateurs privés. Soit 165 trains par semaine, l’équivalent de plus de 8 000 camions. Ces derniers vont nécessairement passer sur la route.

Alors que le gouvernement a annoncé 100 milliards d’euros pour le rail d’ici à 2040, cette décision est incohérente face à la volonté affichée de développer le ferroviaire. D’ailleurs, sans la subvention de 4 millions d’euros par an, le train des primeurs ne serait pas rentable. Ce n’est pas sa vocation. Enfin, sur les 459 suppressions d’emplois prévus par ce plan, 82 cheminots, au minimum, sont concernés dans les Pyrénées-Orientales.

Quelle mobilisation comptez-vous mener ?

Mikaël Meusnier : Nous sommes à l’arrêt depuis les annonces de Clément Beaune du 23 mai sur l’avenir de Fret SNCF. Sans un abandon de ce projet de démantèlement, nous ne reprendrons pas le travail. Sur Perpignan, l’emploi est en jeu.

Au-delà des cheminots, des emplois indirects sont concernés. Comme, par exemple les salariés de Primever, responsables du chargement du train des primeurs. Ces derniers sont dans l’inconnu et solidaires de notre bataille.

Il est toujours possible de développer cette liaison et le ferroviaire dans le département des Pyrénées-Orientales. Nous allons contrer le gouvernement sur ces annonces catastrophiques.

Justement, que propose la CGT ?

Mikaël Meusnier : Le cahier revendicatif de la CGT des cheminots de Perpignan est global. Nous l’avons présenté le 10 mai, lors d’une rencontre avec le cabinet du ministre des Transports, afin d’exposer notre projet de développement du rail autour de Perpignan.

Pour les voyageurs, deux lignes sont à rouvrir, en plus de la ligne à grande vitesse entre Béziers et Perpignan d’ici à 2040. S’agissant du Perpignan-Rungis, nous avons rappelé qu’un second chargeur (client – NDLR) est disponible pour accroître la capacité de transport.

À l’heure actuelle, l’exploitation du train des primeurs s’arrête durant l’été. Pendant cette période, nous proposons donc d’ajouter des wagons de marchandises porte-automobiles aux wagons frigorifiques conventionnels afin de compléter cette liaison. C’est un service qui peut renforcer les trains de nuit de voyageurs.

Il est aussi possible de connecter le site de Port-Vendres, place importante du fret maritime des Pyrénées-Orientales, au fret ferroviaire en remettant en état la voie entre la gare et le port. Le tonnage de fruits et légumes en transit par Port-Vendres, chaque jour, représente l’équivalent d’un train des primeurs, soit 300 trains à l’année.

Enfin, dans notre département, le développement de la plateforme fret de Rivesaltes, qui dispose d’un foncier disponible à un accroissement de l’activité, est possible, en complément de la ligne Perpignan-Saint-Charles.


 


 

Fret SNCF : Dijon, symbole du déclin du transport de marchandises

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Nœud ferroviaire et interface en Europe de l’Ouest, l’activité fret de Gevrey-Perrigny, la capitale de Bourgogne-Franche-Comté, Dijon, s’est évaporée au gré de la libéralisation du marché.

La vue a de quoi impressionner. Dans une plaine au sud de Dijon (Côte-d’Or), une vingtaine de voies dédiées au fret sont alignées sur le site de Gevrey. Au loin, on peut apercevoir les coteaux de l’Auxois, qui dévalent sur 40 kilomètres et font la réputation de la région.

L’activité de fret, elle, est au point mort. Ce mardi 13 juin, seul un train stationne sur les voies. Sa locomotive n’arbore pas la couleur verte de Fret SNCF, mais le jaune et bleu historique d’Euro Cargo Rail, rachetée en 2007 par l’allemand de la Deutsche Bahn (DB Cargo).

«Il y a 20 ans, Gevrey pouvait produire jusqu’à 2 500 trains en 24 heures»

«Il y a vingt ans, Gevrey pouvait produire jusqu’à 2 500 trains en 24 heures. Aujourd’hui, nous en trions dix fois moins», souffle, sur un pont au-dessus des rails, Vincent Jouille.

Ce cadre transport en mouvement (le gestionnaire des ressources pour la production de trains), âgé de 58 ans, est entré à la SNCF en 1985. Un temps aiguilleur, il rejoint Fret en 2001, avant l’ouverture à la concurrence à marche forcée par l’Union européenne en 2006.

Le site dijonnais est l’illustration parfaite du déclin du transport de marchandises ferroviaire. Avec 9,6 % de la part modale sur rail, le fret français est loin derrière la moyenne européenne (16,1 %).

Surtout, au gré de la casse de l’outil public SNCF, la part du ferroviaire a reculé de 16 points en trente ans, quand celle du camion a fait à bond de plus de 10 points (89 % du marché en 2018).

L’agglomération de Dijon comporte deux principaux sites de fret. Celui de Perrigny, pour la maintenance, l’aiguillage et le dépôt, et celui de Gevrey pour du tri à plat.

Dans ce dernier, les agents de la SNCF répartissent les wagons à l’aide d’une raquette pour les orienter vers des trains. La plateforme est aussi multimodale, permettant de transférer des conteneurs sur des wagons depuis des camions.

L’ensemble constitue un nœud ferroviaire coincé entre les façades maritimes et les pays frontaliers, en plus d’être dans l’axe Paris-Lyon-Marseille. «Les deux tiers des 23 flux qui vont être livrés à la concurrence avec le plan de démantèlement de Fret SNCF  passent ici, mesure Vincent Jouille. Nous allons, impuissants, les voir passer pour le Luxembourg, l’Espagne où encore l’Italie.»

«Depuis que je suis dans la société, je ne connais que des restructurations de personnel»

En 2021, le site de Gevrey a reçu une enveloppe de 2,6 millions d’euros pour la modernisation des voies de service du triage, dans l’optique affichée de franchir la barre des 20 % de part modale du fret ferroviaire d’ici à 2030.

Pourtant, «depuis que je suis dans la société, je ne connais que des restructurations de personnel», glisse Matthieu Kaboré. Ce conducteur de train de 40 ans, élu CGT, a débuté à Fret SNCF en 2007. Il raconte : «La SNCF choisit d’adapter ses moyens de production au trafic. Chaque perte de marché entraîne une diminution des équipes. De fait, il n’est pas possible de se développer.»

Malgré l’ouverture à la concurrence, Fret SNCF reste le premier transporteur ferroviaire, avec 49 % (2021) des parts de marché. Contre 57 % en 2018. L’entreprise publique est passée de 15 000 salariés à 5 000 en l’espace de dix ans. Sur les deux sites dijonnais, ils ne sont plus que 450, «contre trois fois plus en 2006», glisse Lemmy Léger.

L’agent de desserte ajoute : «Nous perdons tous les ans 5 à 10 % du personnel. Avec l’ouverture à la concurrence et la centralisation des marchés les plus rentables, les tarifs ont augmenté et des clients sont allés sur les routes.»

Un recul du fret qui a eu des conséquences sur les outils de production

Car, de fait, le maillage territorial de Fret SNCF permet, en Côte-d’Or, à l’entreprise de gérer les flux de céréales ou de fer encore présents dans la région. Des marchandises qui souvent sont rassemblées avec d’autres, pour les longs trajets.

Mais qui ont un coût de fabrication plus élevé que les trains dits dédiés, avec un client unique, où se concentrent les concurrents de Fret SNCF comme Captrain (14 % du marché détenu par la SNCF) et l’allemand DB Cargo (13 %). Illustration parfaite avec les eaux Vittel, passées à la concurrence en 2011, «parce que rentables, a contrario des dessertes locales», insiste Vincent Jouille.

À Gevrey, ce recul du fret ferroviaire n’est pas sans conséquences sur les outils de production. Auparavant, ce site utilisait la technique du tri «à la gravité». Les wagons étaient poussés par une locomotive en haut d’une bosse, puis séparés et aiguillés informatiquement sur les voies de triage pour former d’autres trains.

Ce système de traitement de wagons «isolés», les plus coûteux en production selon l’entreprise, a été stoppé en 2011, avec six autres sites en France. «Le transport de marchandises ferroviaire ne devrait pas être une logique de rentabilité, mais un service public», insiste Matthieu Kaboré.

 

   publié le 14 juin 2023

Discrimination de genre : le long combat de onze femmes pour obtenir des réparations de carrière

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

La cour d’appel de Grenoble se penche mercredi sur la discrimination sexuelle dont se disent victimes un groupe de salariées de l’entreprise STMicroelectronics. Depuis des années, elles mènent un combat acharné pour faire reconnaître qu’être des femmes les a freinées dans l’évolution de leur carrière et de leur salaire.

PourPour briser le plafond de verre, il faut d’abord l’éclairer. Mettre en lumière les discriminations. C’est le sens du combat mené par onze salariées de STMicroelectronics, un fabricant franco-italien de puces électroniques.

Elles tentent de démontrer, depuis plus de dix ans, qu’elles sont moins bien payées que les hommes de l’entreprise et que leur évolution professionnelle est plus lente. Un bras de fer d’abord mené en interne puis, de guerre lasse, par la voie judiciaire devant le conseil des prud’hommes, pour réclamer la reconnaissance d’une « discrimination sexuelle » et obtenir une réparation de carrière.

Ce mercredi 14 juin, les dossiers de dix d’entre elles sont examinés en appel, à Grenoble (Isère). Elles ont été déboutées en première instance, en 2018. Pour les juges, les éléments apportés étaient insuffisants pour caractériser des faits individuels de discrimination. La onzième femme – la seule à avoir gagné en première instance – a également fait appel pour obtenir une meilleure réparation. Son audience aura lieu ultérieurement.

Les onze salariées, syndiquées à la CGT, travaillent sur deux sites isérois de la société : à Crolles, l’usine de production et à Grenoble, le site de recherche et développement. Elles n’appartiennent pas aux mêmes catégories de personnel. Six sont cadres et cinq autres sont des « Oatam » : ouvrières, administratives et techniciennes et agentes de maîtrise.

Elles mènent cette bataille, qu’elles qualifient « d’éprouvante », en se serrant les coudes. « C’est notre force d’être unies et solidaires, témoigne l’une d’elles. On a pris la décision d’aller en justice pour ouvrir la voie pour toutes les femmes. »

Une discrimination « systémique »

Ces onze salariées l’affirment : elles sont moins bien payées que les hommes et stagnent ou évoluent moins rapidement dans l’entreprise. Sollicitée par Mediapart, STMicroelectronics affirme ne pas souhaiter commenter une procédure mais entend « partager quelques points clés ». Le premier étant que « ST ne tolère aucune discrimination qu’elle soit, d’âge, de sexe ou de handicap ». L’entreprise souligne également ceci : « Dans l’Index de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes publié par le ministère du travail, ST atteint la note de 93/100 en 2022. »

Pour autant, plusieurs enquêtes de l’inspection du travail ont, par le passé, mis au jour des écarts injustifiés de rémunération entre les femmes et les hommes. La dernière en date, menée en 2021 sur le site de Crolles, est accablante pour STMicroelectronics. Les conclusions sur la situation des cadres de l’entreprise pointent « le caractère systémique du retard des femmes dans l’évolution de carrière comme dans les rémunérations moyennes et maximales ». Et poursuit : « Ce retard [dans l’évolution professionnelle des femmes – ndlr] apparaît se creuser au fur et à mesure du temps, dessinant un plafond de verre pour une grande majorité de femmes, alors que les hommes évoluent globalement de manière plus favorable. »

Concernant les différences de rémunération, le rapport donne un exemple, sur le cas précis d’une cadre de l’entreprise. Elle perçoit un salaire de 16 % inférieur aux hommes, « à coefficient d’embauche et ancienneté égale ». L’inspection du travail soupçonne par ailleurs que les femmes ayant connu un ou des congés maternité puissent être pénalisées et a demandé à l’entreprise de fournir des informations supplémentaires. « Lemployeur, dans sa réponse, affirmait vouloir transmettre ces données, ce qu’il n’a visiblement jamais fait par la suite », précise Xavier Sauvignet, l’avocat des onze femmes engagées dans la procédure prud’homale.

L’une d’elles, Élodie Saurat, en est convaincue : tout a changé après la naissance de son premier enfant. « Ça a été flagrant. J’étais toujours bien notée mais après ma grossesse, on ne m’a pas notée la première année. Puis systématiquement moins bien notée », décrit-elle. « J’ai senti une discrimination évidente. »

Tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coefficients de plus

Élodie Saurat est la seule à avoir fait condamner STMicroelectronics pour « discrimination sexuelle dans l’évolution professionnelle ». Son dossier avait été dépaysé à Valence (Drôme) car elle est conseillère prud’homale à Grenoble. « Le juge départiteur a retenu l’existence d’une discrimination générale à l’encontre des femmes au sein de STMicroelectronics », se félicite son conseil.

Arrivée dans l’entreprise en 2005, Élodie est chargée des contrôles qualité sur le site de Crolles et appartient à la catégorie des Oatam. « J’ai été embauchée avec un Bac +2 mais je n’ai même pas le statut de technicienne auquel j’aurais pu prétendre. En dix-huit ans, j’ai changé une fois d’atelier mais je n’ai jamais évolué. »

« Je n’ai pas changé de coefficient depuis vingt ans ! », raconte aussi Dominique Savignon, cadre sur le site grenoblois. Embauchée en l’an 2000, elle a une formation d’ingénieure mais a fait « beaucoup de fonctions supports », dans la société et regrette d’être cantonnée à un poste « bien en deçà » de ses capacités. « J’ai fait moult démarches pour demander des changements de poste et des formations de reconversion mais la réponse est toujours non. Même pour de la gestion de projet, c’est non. »

Les onze femmes commencent à nouer des liens dès 2006, quand leur entreprise ouvre une négociation en vue d’un accord sur l’égalité professionnelle. « C’était porteur d’espoir, se souvient Dominique. Mais finalement, l’accord sera réduit à de la pure communication. »

En 2011, un document interne fuite et fait l’effet d’une bombe. « Il y a eu une énorme boulette des RH qui ont diffusé la liste de tous les salaires, les dates d’embauche, les coefficients… la totale ! », raconte Dominique. « Ce que le fichier révélait est affligeant. Dans mon cas, tous les hommes entrés en même temps que moi, avec le même niveau à l’embauche avaient tous, sans exception, un ou deux coefficients de plus ! » En termes de salaire, l’écart est important : 15 % de différence, en défaveur de Dominique.

La « résistance » de l’employeur

La recevabilité de ce document est aujourd’hui contestée par STMicroelectronics. « L’employeur prétend que la communication de ces pièces, constituées de données personnelles issues des fichiers informatiques de l’entreprise, viole le droit au respect de la vie privée des salariés concernés et demande donc leur rejet des débats », indique Xavier Sauvignet dans ses conclusions. C’est après la diffusion de ce fichier que la véritable bataille commence. Pendant plusieurs années, les salariées réclament, en vain, des éléments précis de comparaison des salaires et carrières entre hommes et femmes afin de monter un panel. Et pouvoir précisément se comparer, au cas par cas.

« On y est allé étape par étape avant la voie judiciaire, poursuit Élodie Saurat. Nous avons utilisé toutes les instances de représentation du personnel, à tous les niveaux, mais la société nous a baladées et a toujours refusé. » En 2015, les salariées obtiennent de haute lutte une ordonnance, contraignant STMicroelectronics à transmettre des informations leur permettant de comparer leurs situations avec celles de leurs collègues masculins. « L’employeur résiste, évoquant… l’absence de salariés comparables ! », s’indigne l’avocat des onze femmes.

« Cinq ans plus tard, elles obtiennent enfin le plein panel mais, là encore, l’employeur fait preuve de mauvaise foi et nous adresse des documents anonymisés, déclassés et non numérisés. Le tout, dans des cartons, comme aux États-Unis ! », rit jaune Xavier Sauvignet. Ses clientes devront attendre l’été 2022 pour obtenir la transmission, en bonne et due forme, des éléments.

Un combat pour inspirer d’autres femmes

Il en ressort, selon l’argumentaire qui sera développé à l’audience, « que le processus d’évolution promotionnelle (passage à un coefficient supérieur) est particulièrement défavorable aux femmes, tous sites et toutes catégories confondues ». Les conclusions de Xavier Sauvignet indiquent également que « les hommes sont proportionnellement plus nombreux dans les jobs grade [catégories professionnelles – ndlr] les plus élevés ».

« En termes d’égalité femmes-hommes, la société mène depuis plusieurs années des actions volontaristes matérialisées notamment par des accords collectifs depuis 2006 », indique l’entreprise, dans les « points clés » apportés à notre connaissance. « ST a également mis en place des programmes de formations internes sur la question de l’égalité (par exemple “women in leadership”) destiné exclusivement au développement de carrière des femmes. »

Sur la question des salaires et de l’évolution de la carrière, la société répond que « chaque année le sujet est examiné devant le CSE [ comité social et économique –ndlr] sur la base du document de référence qu’est le rapport de situation comparé. C’est aussi un axe majeur de la politique salariale de l’entreprise. Nous avons mis en place dès 2011 la méthode des profils référents qui vise à assurer le principe de non-discrimination. »

Pour les salariées, cet appel de leur jugement, examiné ce mercredi après-midi, est « une étape vraiment importante ». Dominique Savignon tient à insister sur un point : « Cette procédure est difficile pour nous toutes. C’est dur financièrement mais aussi, émotionnellement. En face, ils ne lâchent rien et le combat est inégal. Mais nous, ce sont nos tripes qu’on engage ! Ce qui est miraculeux, c’est qu’on ne s’est jamais disputé, aucune n’a lâché le combat et c’est déjà une sacrée victoire. »

Dominique conclut : « Si c’était à refaire… je ne le referais peut être pas. Mais maintenant que j’y suis, je ne vais pas lâcher. Et si on gagne, je serais fière. Et j’espère que cela poussera des femmes à aller demander des comptes. »

Leur revendication qualifié de « petit problème »

Élodie Saurat tient le même discours : « On savait qu’on allait s’exposer et ça nous a demandé un sacré boulot. Je ne regrette pas, ça va m’aider pour l’avenir, je me battrai différemment, sans y laisser des plumes. » La salariée est aujourd’hui en burn out, essorée mais ce combat a ouvert une fenêtre, dans l’horizon de son avenir professionnel. « Je prépare une reconversion pour travailler dans le droit, aider les autres et informer, surtout en matière de violences sexistes et sexuelles. Je suis motivée, c’est comme ça qu’on arrivera à faire bouger les choses. »

Depuis le début de la procédure, trois salariées ont quitté l’entreprise, sans pour autant renoncer à leur combat judiciaire. L’une d’elles a fait une prise d’acte de son contrat de travail en janvier 2023, en raison du traitement discriminatoire dont elle se dit victime, depuis vingt-trois ans. Elle demande que son départ soit requalifié en licenciement sans cause réelle ni sérieuse, et que soit reconnue, outre la discrimination sexuelle, l’existence d’un harcèlement moral à son égard.

Une enquête interne pour « harcèlement et violences au travail » avait été déclenchée en 2022 et les procès-verbaux des témoignages ont été versés au dossier par l’employeur, à la dernière minute. « L’enquête a été menée à charge, indique l’avocat, Xavier Sauvignet. Elle visait à retourner l’accusation contre ma cliente, qui n’a pourtant jamais fait l’objet d’aucune sanction auparavant. »

La lecture de ces PV s’est toutefois révélée fort instructive dans le cadre de la procédure pour discrimination sexuelle, mettant en lumière la manière dont plusieurs de ses supérieur·es perçoivent et qualifient le combat de la salariée. Il lui est par exemple reproché de tout ramener « à son petit problème ». L’un de ces anciens managers s’exprime aussi en ces termes : « Quand j’étais son manager, elle avait démarré son “truc” comme quoi elle était sous- payée », ajoutant : « Je suis une femme donc je suis sous-payée ».

Un « dénigrement » évident, aux yeux de Xavier Sauvignet. Et une attitude incompréhensible pour Élodie Saurat qui, elle-même, dit avoir été « atteinte personnellement ». Elle se désole : « J’ai morflé… et on a d’ailleurs toutes ramassé… alors qu’on veut juste défendre l’égalité. »

  publié le 14 juin 2023

Social : «Je dois m’occuper de cinq personnes par jour», le ras le bol des professionnels

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Social et médico-social Pénibilité, bas salaires, temps partiels imposés… les salariés du lien et du soin sont à bout de souffle, alors que les besoins du secteur ne faiblissent pas.

De sa voix grave, Alexis l’avoue : « J’aime ce métier, mais j’arrive à un stade où je ne sais pas si je vais continuer. » À 35 ans, cet accompagnant d’élèves en situation de handicap (AESH) officiant depuis neuf ans auprès d’une école élémentaire et maternelle à L’Horme (Loire) dénonce de pénibles conditions de travail. Son faible salaire, malgré une prime réseau d’éducation prioritaire, ne dépasse pas les 922 euros net par mois, par la faute d’un temps partiel imposé.

Comme ce syndiqué Snuipp-FSU, c’est tout une profession qui se retrouve à bout de souffle, alors que six syndicats appellent les AESH à se mettre en grève ce mardi 13 juin (lire page 12). La précarité, dénoncée par ces professionnels, est symptomatique des « métiers du soin et des liens », estime un rapport de l’Ires et de la CGT réalisé en janvier 2023, à savoir les métiers contribuant à des « tâches de soin, d’éducation, d’aide ou d’accompagnement », détaille le rapport.

« D’année en année, les tâches s’alourdissent »

L’un des points communs que partagent ces secteurs est la perte d’attractivité à laquelle ils sont confrontés. À tel point que beaucoup tirent désormais la sonnette d’alarme. C’est le cas de Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social (HCTS) : « On peut parler d’une crise quand tous les employeurs – public et privé, gestionnaires de ­services et établissements essentiels à la population, et notamment aux personnes en situation de fragilité dans le handicap, l’enfance, les personnes âgées – rapportent à qui veut bien les entendre que la main-d’œuvre manque, que les recrutements sont très difficiles et que la qualité et même la réalité du service normalement dû aux personnes sont menacées », souligne-t-il. Une enquête réalisée par Pôle emploi en avril dernier appuie ses propos. L’étude révèle notamment que les aides à domicile figurent parmi les dix métiers où les recrutements sont jugés « difficiles ».

Pourquoi donc les travailleurs du lien ne répondent-ils plus à l’appel ? Les journées de travail épuisantes sont une première explication. « On doit tout savoir faire, que ce soit la toilette, l’habillage, les courses, cuisiner. On peut aussi s’occuper du courrier. Mais, d’année en année, les tâches s’alourdissent », prévient Louisa, professionnelle de l’aide et du maintien à domicile à Saint-Étienne pour l’ADMR, qui « tient particulièrement » à l’intitulé de son poste.

Des tensions sur le recrutement

Les pathologies des personnes dont cette syndiquée à la CNT-SO s’occupe sont « lourdes » : d’une personne atteinte d’Alzheimer à une autre aveugle et souffrant d’alcoolisme. « J’ai déjà été en difficulté avec une dame bipolaire non diagnostiquée et alcoolique. Un jour, elle en est arrivée à me poursuivre avec sa canne pour me battre », confie la Stéphanoise qui pointe le manque d’un autre aidant auprès des bénéficiaires.

De fait, les tensions sur le recrutement ont en effet de terribles conséquences sur le quotidien des professionnels. « Je me retrouve parfois à devoir m’occuper de cinq ­personnes dans la journée, ce qui n’est pas normal ! » lance Bassam, aide à domicile chez Objectif Émergence à Montpellier. Avec près de sept années d’expérience dans le métier, l’homme âgé de 39 ans dénonce désormais les « limites qui ont été franchies ». « Mon employeur m’a déjà envoyé auprès d’un usager pour réaliser des tâches ménagères alors que ce n’est pas mon rôle. Mais il manquait de personnel », ­regrette-t-il. Sans parler des amplitudes horaires qui l’amènent à réaliser des journées allant de « 9 heures à 21 heures » dans les cas les plus extrêmes.

Un salaire de misère

Difficile dans ces conditions de rendre les métiers plus attrayants. D’autant que l’exercice de la fonction s’accompagne d’un salaire de misère. Élisa, éducatrice de jeunes enfants à la Ville de Paris et représentante du personnel pour le Supap-FSU, gagne environ « 2 000 euros» par mois avec dix années d’ancienneté à temps complet. « J’exerce un métier qui est considéré comme féminin mais je m’oppose à la logique de certains qui veulent faire croire que s’occuper des enfants serait naturel, voire inné et ne nécessitant pas de diplôme pour les femmes. C’est faux ! » cingle-t-elle. Pis encore pour l’éducatrice, alors que des mesures de revalorisation ont été prononcées l’année dernière à l’occasion du Ségur de la santé – de nombreux professionnels des métiers du social et du médico-social ont pu bénéficier d’une prime de 183 euros –, ni Élisa ni ses collègues «n’ont obtenu quoi que ce soit ».

« Ce sont des professions très engageantes et pas suffisamment reconnues, notamment pour les échelons d’entrée dans le métier », reconnaît Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux. Avant d’expliquer que les associations, dont la sienne, ne peuvent agir seules pour proposer de meilleurs salaires. (…) « Les ressources de nos associations non lucratives proviennent essentiellement de nos autorités de tarification et de contrôle, c’est-à-dire l’État, les départements, voire les deux. Mieux payer les salariés, assurer une meilleure qualité de vie au travail par des taux d’encadrement plus importants ne dépendent que des ressources qui nous sont octroyées », explique-t-il.

Un « Livre blanc » remis au ministre des Solidarités

Comment alors remédier à la crise qui touche ces métiers ? Voici une problématique sur laquelle le département de la Gironde et l’Institut régional du travail social en Nouvelle-Aquitaine se sont penchés. Ces deux acteurs publics, accompagnés de professionnels, ont organisé, le 7 juin, une journée dédiée à la recherche de solutions aux difficultés des travailleuses et travailleurs des métiers du lien. Un moment d’échange et de propositions, à la fois régionales et nationales, entre ces différents acteurs qui doivent alimenter le futur « Livre blanc du travail social », un document destiné à émettre des propositions de réformes et « des pistes à mener pour transformer le secteur du travail social », souligne Mathieu Klein.

Lancé par le HCTS, il devrait être remis au ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, et publié « à la fin de l’été », précise le président de l’instance consultative. Les pouvoirs publics s’inspireront-ils de ces travaux pour prendre les problèmes de ces métiers à bras-le-corps ? Investir dans les métiers du lien apparaît en tout cas comme un enjeu vital.


 


 

Vers la fusion des AESH et des AED :
« une insulte aux enfants
que l’on accompagne »

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Les AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) étaient en grève ce mardi 13 juin. Après une série de mobilisations autour des salaires et de l’organisation de leur temps de travail, ces professionnelles voient aujourd’hui leur métier menacé de fusion avec les assistants d’éducation (AED). 

À deux pas du ministère de l’Éducation nationale, une centaine d’AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) se masse sur une petite place parisienne. Ce mardi 13 juin signe une nouvelle journée de grève de ces professionnelles – en grande majorité des femmes -, précaires et exerçant le plus souvent à temps partiel. Elle a été initiée par une intersyndicale FSU, FO, CGT, Sud, Snalc et SNCL.

Dans plusieurs villes de France, des rassemblements se sont tenus devant les DSDEN (Direction des services départementaux de l’Éducation nationale) et les rectorats. Au coeur de la colère : les dernières annonces gouvernementales, en clôture de la Conférence nationale du handicap – un grand rendez-vous, fin avril, néanmoins boycotté par plusieurs associations.

C’est Emmanuel Macron lui-même qui a mis le feu aux poudres. Dans son discours, celui-ci a annoncé la création d’un nouveau métier : celui d’« accompagnant à la réussite éducative ». Dans le dossier de presse, le gouvernement détaille : « les fonctions des AESH et des assistants d’éducation seront progressivement réformées et regroupées pour créer un métier d’accompagnant à la réussite éducative ». Et de louer cette fusion comme une solution au temps partiel imposé : « les AESH pourront accéder à un temps plein (…) ils pourront ainsi déployer des compétences nouvelles et assurer le suivi des enfants sur le temps scolaire et périscolaire ».

Depuis, les syndicats sont dans le flou quant aux contours de cette nouvelle fonction et aux missions qui lui seront attribuées. Un comité social d’administration s’est tenu ce mardi. « Le ministère a indiqué qu’ils allaient mandater la DGESCO [direction générale de l’enseignement scolaire, ndlr] pour travailler dessus. C’est donc un vrai chantier, avec un groupe de travail, qui commence », rapporte Manuel Guyader, AESH et membre de l’intersyndicale pour SUD Éducation.

« On fusionne les AESH et les AED, et on nous dit : tenez, vous les avez vos 35 heures ! »

Depuis des années, les AESH revendiquent un réel statut dans la fonction publique, et l’obtention d’un salaire basé sur un temps plein – et non sur 24 heures de temps partiel imposé, ce qui concerne la majorité des professionnelles. Aujourd’hui plus que jamais, « on revendique notre statut d’AESH ; et les AED, leur statut d’AED. Parce que ce sont deux métiers différents », s’indigne un membre du SNALC (Syndicat national des lycées et collèges) au micro devant la petite foule rassemblée.

« Pour accompagner un enfant en situation de handicap, c’est mille et une choses qu’il faut savoir. On n’accompagne pas pareil un enfant autiste, ou TDAH [trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, ndlr] », confie Marianne Petit, AESH avec 15 ans d’expérience derrière elle, qui parle de « mépris » pour son métier.

Cette professionnelle grimpe péniblement à 1200 euros, pour 24 heures de travail… « Alors que je fais de la préparation, je forme des coordonateurs, je fais beaucoup, beaucoup d’heures supplémentaires. » À ses côtés, Lénaïc, AESH depuis deux ans en lycée pro, gagne lui « 920 euros par mois » pour ces 24 heures.

« On fusionne les AESH et les AED, et on nous dit : tenez, vous les avez vos 35 heures ! Nous on ne veut pas ça ! », proteste une AESH syndiquée FO 93 au micro. « On veut être AESH. On a des diplômes. Ce n’est pas parce que l’on est AESH que l’on est rien… On a notre place dans les écoles. On fait notre travail, et on le fait très bien. Et ils ont besoin de nous ! »

« Une claque à la figure des AESH »

Près de 430 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés dans des établissements du milieu ordinaire pour cette année 2022-2023 – contre 320 000 en 2017. Les recrutements d’AESH ont suivi, avec une augmentation de 35% du nombre de professionnelles sur cinq ans. Si ces hausses sont à saluer, « ce bilan ne suffit toutefois pas à effacer les difficultés persistantes rencontrées encore par trop d’enfants en situation de handicap pour accéder à l’éducation, sans discrimination », rappelle un rapport de la Défenseure des droits paru en août 2022.

Pour 430 000 élèves, seules 132 000 AESH exercent aujourd’hui. Dont beaucoup à temps partiel comme Lénaïc et Marianne. « C’est très peu, c’est aberrant », commente une AESH syndiquée à la CGT éduc’action. « On se retrouve à faire du saupoudrage, de la présence très ponctuelle auprès d’élèves qui auraient droit à plus d’heures en théorie… Par exemple, des élèves qui ont droit à 24 heures mais que l’on accompagne que 3 heures par semaine, parce que l’on est pas assez nombreux », déplore Lénaïc.

Un « saupoudrage » aggravé, selon les grévistes, par les PIAL (pôles inclusifs d’accompagnement localisés), un système de mutualisation objet de nombreuses mobilisations depuis son déploiement en 2021. Un rapport parlementaire a été présenté le 7 juin à l’Assemblée nationale, évaluant la loi Blanquer de 2019 qui a mis en oeuvre ces PIAL. La mission conclut à la dégradation des conditions de travail des AESH engendrée par ce système. « Au lieu d’écouter cela, le ministère nous sort la fusion des métiers d’AED et d’AESH », souffle Manuel Guyader de Sud Éducation.

« Ces annonces sont pour nous une claque à la figure des AESH », résume l’une d’elles, syndiquée FSU, sous les applaudissements de ses collègues. « Pour moi c’est une insulte que le gouvernement nous a fait. Une insulte aux enfants que l’on accompagne ».

Des avancées obtenues, mais insuffisantes

Les AESH syndiqués défilant au micro promettent de maintenir la pression ; et de poursuivre à la rentrée. Les quelques avancées récemment obtenues n’auront donc pas suffi à éteindre leur dynamique de mobilisation. Parmi ces mesures gagnées, fin 2022 : la CDIsation au bout de trois années de CDD.

Celle-ci devait être mise en oeuvre dès cette rentrée de septembre. Or, le décret d’application n’est toujours pas paru. « Les académies ont besoin d’avoir les infos maintenant », souligne Manuel Guyader. « La rentrée va donc être encore une fois une catastrophe ».

Surtout, cela ne règle pas la question de la précarité du métier. « Avoir un CDI avec 800 euros par mois… », soupire Marianne Petit. « Très peu de gens vont jusqu’à trois ans, c’est tellement mal payé », abonde Lénaïc.

Pour répondre à cette précarité, et au vu du contexte inflationniste, 10 % d’augmentation salariale ont été maintes fois promis par le gouvernement aux AESH, pour la rentrée 2023. Sauf que depuis avril, le ministère commence à évoquer, à la place, une revalorisation indemnitaire. « Une indemnité ce n’est pas du salaire, on ne cotise pas », réagit Manuel Guyader.

Le ministère a également mis sur la table un scénario de relèvement de la grille indiciaire : mais celui-ci a tout de suite été rendu caduque par le relèvement du minimum de traitement dans la fonction publique en mai, expliquent les syndicats. « Une revalorisation qui ne passe que par de l’indemnitaire et par une grille à peine toilettée ne change en rien la précarité subie par les AESH », a réagi la FSU.

Depuis, pas de prochain rendez-vous prévu sur le sujet des salaires. Le ministère a indiqué lors du CSA de ce mardi que « tout était mis en suspens » pour le moment, relate Manuel Guyader – notamment du fait de la revalorisation du point d’indice pour les fonctionnaires annoncée hier.


 

 

Handicap à l’école : les AESH veulent rester au service des enfants, pas être «les bonnes à tout faire de l’école»

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Sous couvert d’inclusion, la Conférence nationale du handicap a accouché, fin avril, d’une bombe sociale : effacer la spécificité de ces professionnels pour en faire les bonnes à tout faire de l’école, au mépris des intérêts des élèves et de ceux de ces travailleurs précaires. Les AESH étaient en grève ce 13 juin.

Chakar, avec son tee-shirt vert siglé du syndicat FSU qui proclame «AESH c’est un vrai métier», a un message pour Pap Ndiaye : «Le ministre disait que 80 % des AESH n’ont pas le bac, moi j’ai un bac + 5 !»

Il a connu la valse des sigles dont on a affublé ce métier qu’il exerce depuis treize ans : AVS (auxiliaire de vie scolaire), AESH (accompagnant d’élèves en situation de handicap)… et bientôt ARE (accompagnant à la réussite éducative), comme annoncé le 26 avril dans les conclusions de la Conférence nationale du handicap ?

«Pour le gouvernement, on n’est que des sigles»

Comme tous les manifestants réunis ce mardi 13 juin à Paris, à l’appel de l’intersyndicale (CGT, FO, FSU, Snalc, SNCL, SUD Solidaires), à quelques pas du ministère de l’Éducation nationale, il refuse la perspective qui verrait fusionner deux fonctions bien distinctes : AESH et assistant d’éducation, les anciens surveillants.

Une fusion qui, pour les AESH, signifierait un recul terrible : «Pour le gouvernement, on n’est que des sigles, reprend Chakar, mais les enfants dont on s’occupe ne sont pas des enfants lambda. En devenant ARE, on ne serait plus ciblés sur les enfants en situation de handicap.»

Du haut de ses vingt années d’ancienneté, sa collègue Marièle renchérit : «On aura moins de temps de présence auprès des élèves qu’on accompagne, ce sera plus facile de nous utiliser pour tout et n’importe quoi.»

De fait, sous prétexte que «le quotidien de l’enfant ne s’arrête pas aux portes de la classe», les ARE seraient aussi utilisés pour les accueils du matin et du soir, pour la pause méridienne, la cantine, le périscolaire…

Des salaires souvent en dessous du seuil de pauvreté

Tout ça sous prétexte de répondre au – ­légitime – besoin des enfants handicapés d’être à l’école à temps plein, et pour satisfaire la – non moins légitime – revendication des AESH d’exercer à temps plein, au lieu des temps partiels contraints que beaucoup subissent aujourd’hui.

Avec pour conséquence des salaires souvent en dessous du seuil de pauvreté, d’autant que faute de revalorisation, les premiers échelons de leur grille salariale ont été écrasés par l’inflation.

«Faites le calcul, demande Malika, AESH à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), il y a 430 000 élèves en situation de handicap, et 132 000 AESH : comment pourrions-nous faire autre chose ? Ceux qui proposent cela pensent-ils aux enfants dont nous nous occupons ?»

«Parfois, on ne passe qu’une seule heure par semaine avec un enfant qu’on est censé accompagner, reprend Samira, on ne sait pas où il en est, on doit tout reprendre. Comment est-on censé les accompagner vers l’autonomie dans ces conditions ?»

Les faibles perspectives de carrière sont une autre préoccupation que ne résoudrait pas la transformation en ARE : «On a envie d’évoluer ! éclate Malika en expliquant qu’elle souhaiterait devenir aide médico-psychologique. Qu’on nous donne des formations !»

Les promesses de la Conférence nationale du handicap pouvaient paraître belles, mais les AESH ne s’y sont pas laissés prendre. Et leurs syndicats, ne doutant pas que les parents et leurs associations feront de même, donnent d’ores et déjà rendez-vous à une rentrée qui pourrait s’avérer caniculaire.


 


 

Métiers du lien : «Il est nécessaire que les conventions collectives soient revues», réclame Pascal Brice

Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Pourtant nécessaire, le secteur médico-social attire de moins en moins. La faute à des conditions de travail pénibles, des rémunérations en chute libre et un manque de respect pour leur expertise, pointe Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Celui-ci appelle à des revalorisation des salaires, alors que les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) sont en grève ce mardi. 

Quelles sont les professions concernées lorsque que l’on parle des «métiers du lien» ?

Pascal Brice : C’est très large. Cela englobe tout ce qu’on appelle les métiers de l’humain, du soin, plus globalement les métiers du social. On peut citer les éducateurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants, les assistantes sociales… De manière plus générale, le point commun de ces métiers, c’est l’accompagnement des fragilités humaines.

Comment expliquez-vous la crise qui les touche ?

Pascal Brice : La première explication est celle de la rémunération. Là où les travailleuses et travailleurs gagnaient auparavant deux fois le SMIC au bout de quelques années d’expérience, aujourd’hui c’est tout juste s’ils le dépassent. Certes, il y a eu une série de mesures de revalorisation utiles, qu’on appelle les mesures du Ségur, mais elles ont oublié une partie des travailleuses sociales. Il est nécessaire que les conventions collectives soient revues et que les rémunérations soient corrigées. 

Les salariés du lien passent leur temps à faire des rapports

Il y a aussi des questions de formation. Elle doit s’ouvrir plus largement à des thématiques de transformation écologique ou à la globalité de l’accompagnement social. Il y a également toute une série de choses qui pèsent sur la pratique sociale de ces métiers : de plus en plus de personnes souffrent de problèmes de santé mentale, or la psychiatrie en France est en difficulté et les travailleurs sociaux, qui ne sont pas des professionnels de ces pathologies, sont confrontés à des situations difficiles. 

Un autre problème concerne la bureaucratie. Les salariés du lien passent leur temps à faire des rapports ou à accompagner les bénéficiaires pour faire des déclarations administratives.

Vous expliquez que la bureaucratisation des tâches est un manque de respect pour les travailleurs sociaux, que vouliez-vous dire ?

Pascal Brice : Cette bureaucratie conduit à ce qu’on ne respecte pas l’expertise de ces professionnels. Ils en ont pourtant une : celle de l’accompagnement des personnes en fragilité, jeunes enfants, personnes à la rue, personnes souffrant d’addiction, etc. Ils ont été formés. Quand on multiplie les procédures qui visent à contrôler leurs compétences, c’est un manque de respect et c’est totalement décourageant.

  publié le 8 juin 2023

Les syndicats connaissent un regain d’adhésion malgré l’absence de victoire sur les retraites

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/

Le soutien aux mobilisations contre la réforme des retraites, menées par l’intersyndicale, a été largement majoritaire, affichant jusqu’à 70 % d’opinion favorable fin mars. Dans ce contexte de légitimité renforcée, les syndicats affichent une croissance importante des adhésions depuis le début de l’année. Même s’ils n’ont pas réussi à faire reculer le gouvernement.

 100 000 adhésions depuis janvier. C’est à peu de chose près le nombre de nouvelles et nouveaux syndiqués qu’enregistre la totalité des syndicats qui ont mené la bataille des retraites depuis janvier. Début juin, la première organisation représentative, la CFDT, disait afficher au compteur 43 116 adhésions pour 2023. Soit 30 % à 40 % de plus que l’année précédente, selon son service de presse. De son côté, la CGT annonçait au moment de son congrès fin mars, 30 000 nouveaux contacts et demandes d’adhésion en trois mois, dont 4500 en ligne via son site internet. Au 1er mai, près de 90 % d’entre elles se sont transformées en adhésions effectives, assure Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral. Soit, pour les deux premiers syndicats du pays, un total d’environ 70 000.

Cette hausse des demandes d’adhésion irrigue aussi les autres membres de l’intersyndicale, même si leurs chiffres sont partiels ou non consolidés. Pour Force ouvrière, le nombre total n’est pas connu. La troisième force syndicale n’a pas de système centralisé en temps réel à l’échelle confédérale. Et il est encore trop tôt pour avoir des remontées suffisantes sur les adhésions dans ses syndicats professionnels et territoriaux. Pour autant, au 30 mai, elle compte déjà 3759 demandes d’adhésion via son site internet national, contre 5000 pour l’ensemble de l’année 2022. Avec les demandes faites directement auprès de ses syndicats et de ses unions départements, ce chiffre pourrait être multiplié par au moins deux ou trois.

L’Unsa profite également de la même tendance. Ce syndicat qui revendique 190 000 adhérents et une progression de 15 000 membres en quatre ans assure avoir trois fois plus de demandes depuis janvier que sur la même période en 2022. Si aucun chiffre ne nous a été fourni, ses effectifs devraient progresser de quelques milliers de membres supplémentaires. Solidaires n’échappe pas à ce phénomène. N’étant pas une confédération, mais une union de syndicats, leurs données sont fragmentaires, mais Murielle Guibert, sa porte-parole estimait le mois dernier à 3000 le nombre de personnes à avoir rejoint les syndicats SUD. De même, la FSU pour qui l’adhésion est annuelle et intervient généralement à la rentrée de septembre, dans son champ principal de syndicalisation, l’Éducation nationale, estimait à plus 1500 le nombre de nouvelles cartes. Nous n’avons pas pu avoir d’estimation pour la CFTC et la CFE-CGC, même si pour cette dernière « une tendance à la hausse se dégage » qui ne pourra être confirmé nous a-t-on expliqué qu’en fin d’exercice, lorsque ses syndicats auront fait remonter à la confédération leurs adhésions.

 Un retour en grâce des syndicats ?

« Nous avions déjà observé un regain d’intérêt à partir de 2019, après la lutte contre la retraite à points, puis suite à la Covid et au confinement », explique Cyrille Lama, secrétaire confédéral à Force ouvrière. Pour lui, le boom des adhésions en ce début d’année est le signe que « les travailleurs veulent revenir dans le jeu, et le jeu c’est les syndicats ». Ce que semble confirmer Benoît Teste, le secrétaire général de la FSU, pour qui la mobilisation de 2023 « pose aussi le débat de la démocratie sociale et le rôle des syndicats sur du long terme ».

S’il n’a pas gagné, le mouvement social sur les retraites, porté par les syndicats, a mis le gouvernement en difficulté et obligé celui-ci à user de tous les outils en sa possession pour passer en force. Avec comme effet, « une défiance moins importante vis-à-vis de l’intersyndicale que lors de précédents mouvements » analyse Benoît Teste. Mais peut-être aussi avec un sentiment de défaite moins présent ou moins dévastateur que par le passé. D’où des adhésions en plus grand nombre aujourd’hui, que lors des précédentes batailles sur les retraites.