PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 30/06/2018

Maroc. Retour aux années de plomb pour les révoltés du Rif

Rosa Moussaoui (site l’humanité.fr)

La justice marocaine a prononcé mardi soir de lourdes sentences contre les porte-voix du Hirak. Nasser Zefzafi et trois de ses compagnons prennent 20 ans de prison.

Qu’elles semblent loin, les promesses d’ouverture démocratique par lesquelles Mohammed VI était parvenu, en 2011, à court-circuiter le mouvement du 20 février... Dans la nuit de mardi à mercredi, au terme d’une interminable parodie de procès, la justice marocaine a accouché d’un verdict digne des années de plomb du règne de Hassan II. Les leaders du Hirak, le mouvement populaire du Rif, écopent de peines allant jusqu’à 20 ans de prison. Objectif : réduire à néant l’élan de contestation qui avait pris corps à l’automne 2016, au lendemain de la mort de Mouhcine Fikri, un jeune vendeur de poisson broyé par une benne à ordures en tentant de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités. Son sort tragique avait suscité une explosion de colère et d’émotion dans sa ville d’Al Hoceïma et dans tout le pays. Partie d’une demande de justice et de vérité pour Mouhcine Fikri, la révolte du Rif a catalysé le sentiment de marginalisation sociale, économique, culturelle et politique du Rif, où maints soulèvements populaires ont été réprimés dans le sang depuis 1958 par la dynastie alaouite.

Arrestations et tortures

Pendant sept mois, des manifestations massives se sont succédé à Al Hoceïma, à Imzouren, à Nador et dans tout le Rif. Jusqu’à l’arrestation, le 26 mai 2017, du porte-parole du mouvement, Nasser Zefzafi. Ce diplômé chômeur avait eu l’outrecuidance de faire irruption dans une mosquée où l’imam profitait de ses prêches pour étriller les protestataires, accusés, selon la vulgate officielle, de semer la « fitna », la discorde entre les musulmans. Le jour même de l’altercation avec le religieux, prié de ne plus se mêler de politique, Zefzafi était cueilli par la police. À sa suite, une cinquantaine de porte-voix du mouvement étaient interpellés et transférés à la prison d’Oukacha, à Casablanca. La « fuite » d’un rapport du très officiel Conseil des droits de l’homme confirmait, dès le début du mois de juillet 2017, les tortures et les mauvais traitements infligés à ces détenus politiques. Quelques jours plus tôt pourtant, en sortant d’un dîner à la table royale, Emmanuel Macron se faisait le porte-parole du palais : « Il n’y a pas eu lieu de craindre une volonté de répression » dans le Rif, souriait le président français, alors que, au même moment, tombaient, à Al Hoceima, les premières condamnations de manifestants à des peines de prison ferme.

Dans cette région septentrionale, le taux de chômage des jeunes est deux fois plus élevé que dans le reste du pays. Quatre personnes sur dix y sont analphabètes. Sciemment livré aux trafics et à la culture du cannabis, qui enrichit moins les paysans que les gros barons de la drogue, le Rif manque cruellement d’infrastructures, de services publics de base. Que demandaient les révoltés du Rif ? Un hôpital, une université, des écoles, des mesures de justice sociale, des emplois pour une jeunesse dont l’avenir a des allures d’impasse. Ils dénonçaient sans relâche, sans euphémisme, la corruption qui gangrène tous les étages d’un appareil d’État verrouillé par le palais. Ils demandaient la levée de la tutelle militaire qui étrangle la région depuis l’écrasement de la révolte de 1958-1959 par Hassan II. Épris de justice sociale et de liberté, ils revendiquaient fièrement l’héritage de l’éphémère république d’Abdelkrim El Khattabi, héros, dans les années 1920, de la première guerre anticoloniale du XXe siècle. De quoi raviver le lourd contentieux historique qui oppose la région à la monarchie.

Des sentences féodales

Visés par l’extravagante accusation de « complot visant à porter atteinte à la sûreté de l’État », Nasser Zefzafi et ses compagnons Nabil Ahamjik, Samir Ighid et Ouassim Boustati sont les plus lourdement condamnés : 20 ans de prison ferme. Mohamed Haki, Zakaria Adehchour et Mahmoud Bouhenoud sont condamnés à 15 ans de prison. Le syndicaliste Mohamed Jelloul et cinq autres militants écopent d’une peine de 10 ans de prison ferme. Les journalistes Rabie El Ablak, très affaibli par une grève de la faim, et Mohamed Asrihi, directeur de Rif 24, en prennent pour 5 ans. Dans une procédure séparée, le journaliste Hamid El Mahdaoui, directeur du site Badil.ma, poursuivi pour « non-dénonciation d’un crime portant atteinte à la sûreté de l’État », encourt la même peine pour avoir simplement couvert les manifestations, mais il n’est pas encore fixé sur son sort.

Ensemble, les leaders de la révolte du Rif totalisent 259 années de prison. À l’annonce de ces sentences féodales, des manifestants sont aussitôt descendus dans les rues d’Al Hoceima et de Nador, mais aussi de Fès, Meknès, Oujda. Hier, les commerçants du Rif ont gardé les rideaux baissés pour une « grève de la tristesse » et, dans la soirée, des rassemblements devaient avoir lieu à Rabat, Casablanca, Agadir pour dire non au règne de l’arbitraire. « Vous voudriez bien le croire, mais non, ce n’est pas un excès de zèle de la justice. Ce n’est pas une architecture institutionnelle qui ne fonctionne pas, ce n’est pas que le roi est mal entouré. C’est juste le fonctionnement normal et naturel d’une dictature », commente le journaliste marocain Omar Radi. Avec sa dimension populaire, sa combativité, ses formes de luttes originales et renouvelées, son caractère pacifique, le mouvement populaire du Rif a défié pendant près d’un an le Palais, hanté par la crainte d’une contagion à d’autres régions déshéritées. Dans un pays fracturé par de profondes inégalités, c’est l’espoir soulevé par le Hirak que le régime cherche, avec ce verdict, à claquemurer dans les geôles du roi. Au risque de rallumer, dans tout le Maroc, la mèche de l’indignation, de la colère et de la contestation.

 

Publié le 28/06/2018

Derrière les paquebots de luxe construits à Saint-Nazaire, une « génération intérim » très précaire

par Benoît Collet (site bastamag.net)

 « Il y a tellement de constructions en cours chez STX et les sous-traitants, je pourrais avoir du boulot pendant un an » : de nombreux travailleurs des chantiers navals de Saint-Nazaire, malgré des carnets de commande remplis pour les prochaines années, n’ont d’autre horizon que le travail temporaire. Une armée d’intérimaires se répartit au sein d’un réseau tentaculaire d’entreprises sous-traitantes, qui assurent une flexibilité maximale du travail, tout en diluant les responsabilités en cas d’accident. Passage obligé pour beaucoup de jeunes ouvriers, le travail temporaire finit souvent par durer.

À Penhoët, le terre plein qui borde les chantiers navals de Saint-Nazaire, les agences d’intérim ont remplacé les restaurants à 12 euros le menu. À midi, dans la brume qui enveloppe le paquebot en construction, les ouvriers sortent par grappe, certains en vélo, avec encore leur casque sur la tête. Impossible de distinguer les ouvriers titulaires des intérimaires des chantiers. « En gros, les intérimaires comme nous, on est à la construction, chez les sous-traitants. Les embauchés STX, ce sont surtout des contrôleurs qui viennent vérifier si le boulot est bien fait, nous donnent des consignes sur les modifications à faire », explique Emmanuel, un jeune électricien qui travaille à l’intérieur du Celebrity edge, le paquebot de 300 mètres en cours de construction dans le bassin d’armement de Penhoët. Il installe des LED pour le compte d’un sous-traitant, enchaînant les contrats au mois. « Je gagne plus que si j’étais en CDI, grâce à la prime de précarité », dit-il, installé dans sa voiture, pour la pause déjeuner.

Pour beaucoup d’intérimaires, le CDI n’est plus nécessairement considéré comme étant le statut qui leur apporte le plus d’avantages, dans un système de sous-traitance en cascade où les entreprises externalisent leur recrutement aux agences d’intérim. « Avec la sous-traitance, on n’a pas un seul employeur sur les chantiers, mais plus de 200, pointe Alain Georget, de la CGT Navale. Cela va de pair avec une précarisation croissante des statuts. Alors qu’on est dans une situation de pleine charge, avec des perspectives de production jusqu’en 2026, l’intérim reste stable. Il n’est pourtant censé être utilisé qu’en cas d’accroissement temporaire d’activité. »

Les carnets de commande sont pourtant pleins

Depuis 2006, le travail ne manque pas sur les chantiers de l’Atlantique. En mars dernier, le plus gros paquebot du monde, le Symphony of the seas, a été livré à l’armateur américain RCCL, acclamé par la presse se félicitant des millions d’heures de travail créées. Comme beaucoup d’autres intérimaires, Éric, Lorientais de 46 ans, a débarqué à Saint-Nazaire il y a huit mois, attiré par la reprise économique de l’industrie navale. Charpentier sur fer, expérimenté, employé ici en intérim chez STX, il se repose dans sa caravane, garée non loin de la voiture d’Emmanuel, l’électricien du Celebrity edge.

Au rythme des commandes de navires, Éric écume les chantiers bretons, de Brest à Saint-Nazaire, en passant par Concarneau. Éric a commencé à travailler à 16 ans. Depuis, il soude les panneaux de fer et prépare la coque de ces monstres marins. « Si je dors dans mon camping-car, c’est pour empocher les primes de déplacement. Il faut bien que je paie ma maison. Mais je commence à saturer à force d’être loin de ma famille, de ne pas voir mes petits-enfants. Je vais arrêter, bientôt. » Le jeune grand-père fume une cigarette roulée tenue dans une main tannée par le travail du fer. Il ne lui reste que quelques mois à faire sur son contrat qui en compte dix-huit. Au rythme des trois-huit, avant de quitter son poste et de laisser sa place de camping-car à de nouveaux intérimaires de passage.

D’autres se logent au foyer des jeunes travailleurs, aux abords du centre-ville. Venus des quatre coins de la France, certains « entendent dire qu’il y a du boulot à Saint-Nazaire. Alors ils essaient de s’y fixer, explique Julie Brechet, une responsable du foyer. Mais ici, l’économie est cyclique, alors les intérimaires sont les premiers à sauter quand l’activité ralentit. » À l’heure du dîner, dans le brouhaha de la salle commune, elle part faire une partie de baby-foot avec trois jeunes, avant de poursuivre : « Beaucoup ont signé des contrats d’un mois ou deux avec une promesse d’embauche, qui au final ne se concrétise pas. Cela complique la recherche de logements, ou encore les demandes d’aides. »

« Je ne suis pas sûr que la direction ait envie de recruter des titulaires »

Devant le paquebot en construction Celebrity Edge, où une armée d’ouvriers de toute l’Europe s’active à monter les cabines et préparer les dernières finitions des luxueuses parties communes, une banderole annonce : « STX recrute 200 ouvriers, techniciens et ingénieurs. » S’agit-il de CDI ? Malgré 200 embauches en 2017 chez STX, l’intérim persiste sur les chantiers : 530 missions d’intérim peuvent y être recensées en 2017, selon les chiffres de Pôle Emploi. Auxquelles il faut ajouter une bonne partie d’autres secteurs d’activités : 1779 missions dans la chaudronnerie et la tuyauterie d’une durée moyenne de 23 jours, 1371 dans le montage de pièces métalliques, 715 dans l’installation électrique... « Il y a tellement de constructions en cours chez STX et les sous-traitants que je pourrais avoir du boulot pendant un an, juge David, un électricien en intérim chez un sous-traitant de STX. Malgré tout, je ne suis pas sûr que la direction ait vraiment envie de recruter des titulaires électriciens. »

En début d’année, David a travaillé sur la fabrication d’une sous-station électrique, une sorte d’accumulateur aquatique géant pour les éoliennes off-shore, commandé aux chantiers par une entreprise belge. L’énorme cube de métal a depuis quitté le bassin de STX pour la mer du Nord, et David est reparti sans CDI. « On peut comprendre le besoin de flexibilité, concède Christophe Morel, élu CFDT au conseil d’entreprise de STX. Mais sur les 450 intérimaires de l’entreprise, 200 sont à la fabrication des cabines : c’est de la production en série, et la direction devrait au moins en embaucher une partie. Après, il est vrai que certains intérimaires refusent les CDI, les salaires à l’embauche étant faibles au regard des avantages financiers de l’intérim, comme la prime de précarité ou les congés payés touchés tous les mois... »

Des agences d’intérim à chaque coin de rue

Chez les recruteurs des agences d’intérim, la difficulté à trouver des ouvriers qualifiés revient dans toutes les bouches. Ce qui confirme qu’il y a du travail : « STX c’est plein pot, l’éolien c’est plein pot, toutes les activités repartent en même temps. On a beaucoup de mal à trouver des travailleurs avec les compétences recherchées », explique Vincent Noblet, directeur de l’agence Synergie de Montoir-de-Bretagne, dans la périphérie de Saint-Nazaire, mi-emballé mi-embarrassé par cet accroissement brutal et presque inespéré d’activité. Les agences d’intérim, qui sont légion dans le centre-ville et aux abords des chantiers, tournent à plein régime. Il y en aurait une quarantaine à Saint-Nazaire, selon Vincent Noblet. Sur leurs vitrines se multiplient les annonces : soudeur, calorifugeur, électricien, tireur de câble, menuisier...

Pour faire face à la concurrence et rentrer dans leurs coûts, ces agences peuvent être tentées de rogner sur les équipements comme les casques, les chaussures de protection, ou encore sur les formations à la sécurité. « Chaque jour, je fais entre 8 et 15 km sur le bateau, avec les chaussures à 40 euros que m’a fournies la boîte. C’est infaisable, elles font trop mal aux pieds. J’ai dû investir dans une paire à 100 euros », se plaint Emmanuel, du bout des lèvres. « C’est dangereux de faire des économies avec les EPI (équipements de protection et de sécurité, ndlr) », affirme pourtant Vincent Noblet, qui jure que la sécurité au travail est de plus en plus prise en compte par les agences d’intérim.

Il assure qu’une personne de son agence est chargée à temps plein d’évaluer les dangers des postes de travail. Une mission compliquée quand on sait que les travailleurs ne sont pas égaux face aux accidents du travail : les intérimaires y sont particulièrement exposés, n’étant pas forcément familiarisés avec leur environnement professionnel, pas toujours bien équipés et pas nécessairement bien formés (lire notre enquête à ce sujet). « Récemment, Adecco a mis un collègue sur un poste d’électricien alors qu’il n’a pas la formation pour. Je ne dis pas que c’est volontaire de la part de l’agence, mais ils n’ont pas vérifié ses diplômes. Il a juste suivi la formation sécurité de deux jours, raconte David. Les boîtes, elles ont tout intérêt à faciliter l’obtention du diplôme de sécurité. »

Jeunes ouvriers, la « génération intérim »

Externaliser le recrutement permet aux entreprises des chantiers de transférer aux agences d’emploi une bonne partie de l’indemnisation des accidents du travail, « et à la direction de se féliciter d’avoir un faible taux d’accidentés parmi ses salariés », complète Alain Georget. Si un intérimaire se blesse gravement au travail, l’entreprise ne débourse qu’un tiers des indemnités, les deux tiers restants revenant a la charge de la société d’intérim – considérée d’un point de vue juridique comme étant l’employeur –, sans que celle-ci n’ait toujours pu évaluer correctement les risques. « Parfois, on n’a pas le temps de visiter les postes de travail. Il m’arrive aussi de ne pas savoir exactement ce que va devoir faire le gars que je place, se désole Jean [1], employé chez l’agence Manpower. Tous secteurs d’activités confondus, on doit être à un accident de travail par jour. Dans l’industrie, il fut un temps où les entreprises plaçaient les intérimaires aux postes les plus exposés aux accidents. »

Le développement de la sous-traitance depuis les années 1990, et de son corollaire le travail temporaire, ont accouché d’une « génération d’intérimaires » sur les chantiers navals, comme les a décrits le sociologue Nicolas Roinsar [2]. Si certains choisissent effectivement de travailler sous ce statut, beaucoup d’autres le subissent, bringuebalés d’une entreprise à une autre, au rythme de l’édification des paquebots de croisière. Entre 1992 et 2002, le nombre d’emplois intérimaires avait déjà été multiplié par trois sur les chantiers. À Saint-Nazaire comme dans les autres secteurs, les travailleurs intérimaires sont les plus exposés aux accidents.

Benoît Collet

Publié le 27/06/2018

Mouvements sociaux: Macron ou l’illusion de la victoire

 Par Pauline Graulle et Manuel Jardinaud (site médiapart.fr)

Avec le vote définitif de la réforme de la SNCF, le mouvement social semble avoir subi un revers de taille. Mais l’apparent succès d’Emmanuel Macron cache une colère loin d’être éteinte, à travers une multitude de conflits locaux et sectoriels.

  La réforme visant à privatiser la SNCF a été définitivement votée à l’Assemblée nationale le 13 juin 2018, enterrant l’espoir des cheminots que le gouvernement revienne sur son projet. L’historien des mouvements sociaux, Stéphane Sirot, y voit une stratégie du bras de fer mûrement réfléchie par le pouvoir : « Emmanuel Macron a voulu, avec les cheminots, son moment Thatcher ou Reagan. Faire sauter le verrou des cheminots, c’est aussi remporter une victoire symbolique contre la CGT, lui infliger une défaite majeure. » Et ainsi, selon le chercheur, peut-être affaiblir les autres luttes professionnelles en cours ou à venir en envoyant un signal fort.

Manifestation de cheminots, le 22 mars 2008, à Paris. © Reuters

Autour du conflit à la SNCF, l’agrégation n’a pas eu lieu. Les mouvements nationaux ne semblent plus être porteurs. De fait, depuis la désormais mythique grève de 1995 contre la tentative de réforme Juppé des régimes spéciaux de retraite, aucun conflit national n’a abouti ni fait plier le pouvoir en place. Il n’y a pas si longtemps, en 2016, les vastes mobilisations contre la loi El Khomri n’ont aucunement permis d’éviter le vote du texte. Selon Stéphane Sirot, déjà depuis plus de 20 ans, « le pouvoir ne cède plus. Nous sommes à une époque où la régulation conflictuelle des rapports sociaux est terminée ».

En d’autres termes, inutile d’aller chercher un énième Grenelle dans la rue, le gouvernement trace sa route. Le rapport des forces est inégal. Même Philippe Martinez reconnaît le côté « inédit » du moment : « Les lois ne sont pas discutables. » Ce qui pose la question du mode de lutte, sans débouché en termes législatif et politique.

Sur le ferroviaire, Emmanuel Macron connaît ses classiques. Intraitable, il a donc – en apparence – construit sa victoire par la force. Les éléments de langage du pouvoir ont d’ailleurs été abondamment relayés par les médias, avec les images, tournant sur les chaînes d’info en continu, de ce président qui aurait « gagné la partie », affaiblissant d’un même mouvement cheminots et étudiants. Dimanche 17 juin, le JDD y allait de son « baromètre » pour montrer que l’intolérance à la grève ne cessait de croître parmi les Français – en avril, ils étaient ainsi près de la moitié à soutenir le mouvement, contre 37 % aujourd’hui.

Autre signe de cette mobilisation inaboutie, pourtant longue et massive : si la grève a coûté un tiers de leur salaire aux cheminots grévistes, elle semble avoir été indolore pour la croissance, répétaient, en boucle, les matinales radio tout au long de la semaine qui vient de s'écouler (lire aussi ici). Du reste, l’unité du front syndical cheminot s’est largement fissurée, mardi 19 juin, sur l’hypothèse d’une poursuite de la grève au mois de juillet. Seuls la CGT et Sud Rail vont continuer la lutte.

  • L’unité fragile du printemps

Ce printemps, les voyants semblaient pourtant au vert pour le mouvement social aux niveaux national et interprofessionnel : l’unité fut faite – même fragile et ambiguë – entre les gauches. La jonction inédite syndicats-partis politiques-société civile s’était forgée face à l’attitude du pouvoir et à sa politique.

Mais au lieu d’un cocktail explosif, c’est un lent épuisement qui semble avoir gagné les troupes, de moins en moins nombreuses dans les manifestations. Même la « marée » du 26 mai, rassemblement inédit de syndicats, de partis politiques et de citoyens, s’est avérée relativement décevante. Elle aurait dû être le point d’orgue du mouvement. « On a eu une moyenne marée, pas une marée d’équinoxe », reconnaît Willy Pelletier, coordinateur général de la Fondation Copernic, l’une des chevilles ouvrières de ce rassemblement.

Alors, que s’est-il passé ? Au PS, qui n’a pas participé en tant qu’organisation politique à la marée, la patronne des députés, Valérie Rabault, s’interroge : « Il y a deux hypothèses. La première, c’est qu’il existe résignation chez les gens ; la deuxième, c’est que le débouché politique n’est pas satisfaisant, car il n’est pas crédible », expliquait-elle, en début de semaine, à des journalistes, visant en creux La France insoumise, à la manœuvre pour faire aboutir le rassemblement entre syndicats et politiques.

À La France insoumise, on n’a évidemment pas la même analyse. « C’est la stratégie de communication d’Emmanuel Macron de faire croire qu’il est un rouleau compresseur. Pourtant, même si on n’a pas réussi à bloquer le projet de loi, beaucoup de choses ont avancé, et d’abord, l’idée qu’il est le président des très riches », soutient Éric Coquerel, député de Seine-Saint-Denis.

Une multitude de conflits sectoriels

Même son de cloche du côté de Willy Pelletier, à la Fondation Copernic : « Ce gouvernement a eu l’illusion de la victoire, alors qu’il est en train de perdre », affirme-t-il, dénonçant le trompe-l’œil « des sondages qui ne veulent rien dire et des médias dominants qui fonctionnent comme la Pravda ».

Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, refuse, lui, de « parler au passé de la mobilisation, qui a d’ailleurs toujours cours à la SNCF, il ne faut pas l’oublier », relève-t-il. « Certes, il n’y a pas eu la coagulation attendue entre les luttes ce printemps, mais ça ne veut pas dire que ça n’arrivera pas, car partout, il y a encore plein de foyers de contestation. »

Car cette année 2018, dans le sillage de la fin 2017 qui a vu l’insuccès des manifestations contre les ordonnances réformant le code du travail et la tentative de La France insoumise de regrouper les mécontents dans la rue, ne se résume pas à un seul conflit social. Une constellation de grèves, d’occupations et de blocages a parsemé ce début d’année, obligeant le gouvernement et les ministres concernés à aller au front.

Dès janvier, et pendant dix jours, les gardiens de prison ont cessé le travail pour demander des moyens face à l’insécurité et à la dégradation des conditions de travail. Inflexible, l’administration pénitentiaire a même infligé des sanctions à certains grévistes pour cause d’entorses au droit de grève. Le mouvement social au sein des Ehpad a été plus visible, avec deux grandes manifestations nationales le 30 janvier et le 15 mars. Secteur sous-budgétisé, mais peu habitué à la grève, il a néanmoins fait entendre sa voix pour obtenir quelques subsides du gouvernement. Ce dernier, d’abord sourd à la souffrance des salariés, a finalement consenti à accorder une rallonge budgétaire.

Dans le même temps, de manière moins coordonnée, des hôpitaux ont été le théâtre de grèves pour dénoncer le manque de moyens et l’épuisement professionnel des soignants. Le cas de l’établissement psychiatrique de Saint-Étienne-du-Rouvray, en Normandie, a été symbolique de ces mobilisations. Après deux mois de blocage et quinze jours de grève de la faim menée par sept salariés, les personnels ont obtenu la création de trente postes.

La colère a également infusé dans les universités contre la réforme Parcoursup. Des dizaines de facultés ont été tour à tour ou de manière concomitante occupées au cours du printemps, comme à Nanterre, qui fut l’un des centres de gravité du mouvement. Les violences policières ont été nombreuses pour étouffer la révolte étudiante et la décrédibiliser.

Depuis octobre 2017, les fonctionnaires, sous des bannières syndicales unies comprenant la CFDT, défilent régulièrement pour dire leur inquiétude concernant la volonté du gouvernement de réformer le statut des contractuels pour le rendre encore plus souple, de continuer le gel du point d’indice et d’insuffler encore plus de new management. La mobilisation est loin d’être terminée face au flou du pouvoir.

Dans cette énumération, qui donne à voir un pays inquiet et finalement combatif face à la casse sociale dans certains secteurs, impossible de passer sous silence la lutte en cours des électriciens-gaziers. Depuis avril, la contestation grandit au sein de GRDF et Enedis, faite de blocages, de coupures d’électricité et de débrayages. Une lutte peu mise en lumière, mais qui s’inscrit dans la durée. Depuis trois mois déjà, la fédération FNME-CGT est à la manœuvre. « Ce qui se passe chez les électriciens-gaziers est intéressant, juge Stéphane Sirot. La CGT y insuffle une nouvelle culture du conflit et crée un rapport de force. Des choses sont tentées et peuvent donner un peu d’espoir pour l’avenir des luttes. »

Pascal Pavageau, le nouveau secrétaire général de Force ouvrière, qui rompt radicalement avec la posture consensuelle de Jean-Claude Mailly à l’égard du gouvernement, veut voir un espoir dans ces conflits en confettis : « Globalement, nous observons beaucoup de mouvements, dans le public et le privé, et qui sont capables de durer », explique-t-il en pensant notamment à ceux qui ont secoué Air France ou Carrefour.

Philippe Martinez, à la tête de la CGT, observe également cette multiplication des conflits sur le terrain. Avec un brin d’impuissance, il s’inquiète toutefois : « La question est : comment on arrive à faire converger ces mouvements sociaux, comment on fait pour qu’ils se retrouvent ensemble ? Aujourd’hui, ce qui est commun aux organisations syndicales, c’est le mécontentement. » De fait, ce simple constat ne suffit pas à faire déferler des milliers de manifestants dans les rues de Paris. Un appel à manifester (CGT, FO, Unef, Fidl) a néanmoins, et à nouveau, été lancé pour défiler dans la capitale le 28 juin, afin de défendre salariés, chômeurs et retraités.

Des ingrédients pour avancer dans l’unité

À ceux qui n’y verront qu’une sorte de méthode Coué des défaits, force est de le reconnaître : la mobilisation unitaire de ce printemps a donc semé quelques graines pour l’avenir. Des liens se sont formés entre des organisations qui ne travaillaient guère ensemble jusqu’ici. Un collectif qui n’est pas près de se détricoter, estime Willy Pelletier : « Après les grèves de 1995, Pierre Bourdieu avait monté, avec la FSU et Solidaires notamment, les états généraux du mouvement social. Au mois de septembre, nous allons mettre en place des rencontres de ce type avec les partenaires, y compris avec la CGT confédérale. Un noyau de programme commun est en train de se former. »

Cette perspective pourrait bien être « un embryon de repolitisation des luttes, qui demeure néanmoins délicate. Car, même si le 26 mai est novateur, les 25 dernières années ont vu une perte du politique au sein des syndicats, qui ne fabriquent plus d’utopie », analyse Stéphane Sirot. Difficile de se réinventer du jour au lendemain, notamment quand certaines centrales comme FO et, a fortiori, la CFDT refusent toute alliance avec les partis politiques.

Certains pensent néanmoins à une forme d’agrégation sur un socle encore à définir. Olivier Besancenot est en tout cas convaincu que « la bataille culturelle n’a pas été remportée par ceux qui le croient. À la SNCF, Guillaume Pépy est délégitimé, et à Air France, le référendum a donné raison aux salariés ».

Les réflexions du personnel politique montrent cependant le décalage qui existe entre leur propre agenda, et même leur façon d’envisager les luttes sociales, et la réalité syndicale du pays. La « bataille culturelle » évoquée ne peut s’envisager que sur un constat social clair et commun, et une aptitude à mobiliser ses troupes. Ce qui est encore loin d’être le cas au sein du paysage des organisations de défense des salariés.

« Ce qui rend d’abord compliqué le retour des syndicats dans le champ politique, c’est son état de délabrement et les tensions qui les traversent », note Stéphane Sirot. C’est aussi, dans la multiplication des conflits, l’impossibilité pour les salariés mécontents de se dédoubler. Ce que Pascal Pavageau résume par : « Les luttes se font aujourd’hui dans le concret. Si vous êtes cheminot et qu’on détruit votre statut, ça vous occupe déjà beaucoup. Les gens sont centrés sur leurs revendications particulières. »

Autre difficulté pour assurer cette « convergence », le point de ralliement, l’élément commun dans lequel chacun peut se retrouver. Vouloir contrer « le président des riches » ne suffit pas. Pascal Pavageau parle de la « déprotection sociale » à l’œuvre depuis un an pour qualifier la politique du gouvernement, mentionnant la réforme du code du travail et la loi sur la formation professionnelle. Philippe Martinez fait aussi le constat de la casse du modèle social. Il met aussi en avant « une victoire pour faire émerger le débat sur la sauvegarde des services publics ». Même s’il dure, le mouvement social à l’œuvre dans ce secteur n’a cependant pas permis de ralliement plus large au-delà des troupes syndiquées, montrant les limites de ce mot d’ordre.

  • La réforme des retraites en ligne de mire

Mais tout espoir n’est pas anéanti. Il y a d’abord, et avant tout, les prémices d’une unité de discussion. En parallèle, des intersyndicales sectorielles, les principales confédérations et les syndicats étudiants se rencontrent à nouveau. « Depuis un mois et demi, j’ai vu tout le monde, témoigne Pascal Pavageau. C’est heureux, c’est bien. Et ce n’est pas fini. Cela pourrait déboucher sur une tribune syndicale commune pour au moins exiger un retour à un agenda social en concertation. » L’ambition reste modeste, mais est réelle.

Du reste, avec le 26 mai, coordonner les efforts entre organisations syndicales et mouvements politiques n’est plus un tabou. Pascal Pavageau, qui rappelle l’indépendance politique de FO, ne veut pas jouer « les directeurs de conscience » et laisse libres ses militants de rejoindre un mouvement plus large. Philippe Martinez, qui a appelé ses adhérents à y participer, se réjouit de cette évolution : « Cela nous a permis de montrer que nous étions disponibles pour travailler avec d’autres, sans être à la remorque », explique-t-il, évacuant les tensions qui avaient émergé à la rentrée 2017 avec La France insoumise et sa tentative de « déferlement » dans la rue, en marge des défilés syndicaux.

La rentrée sera cruciale pour élaborer une feuille de route commune. Les principaux syndicats contestataires s’y préparent, les partis politiques y réfléchissent, bien qu’absorbés par l’empilement des textes législatifs. En ligne de mire : la réforme des retraites, qui participe de « l’individualisation des droits », selon le chef de file de FO, contre laquelle se bat en creux chaque organisation syndicale. Même la CFDT a déjà fixé des lignes rouges lors de son congrès, sur l’âge de départ à la retraite en particulier.

En cela, les deux grandes séquences de l’automne 2017 et de ce printemps ne pourraient pas avoir été vaines. Car, comme le remarquait, dans Mediapart, Théo Roumier, membre du comité éditorial des Cahiers de réflexions de l’Union syndicale Solidaires, « Les Utopiques », et blogueur sur Mediapart, « l’intérêt des organisations syndicales, c’est de réussir une grosse manif afin, si possible, d’obtenir une victoire, mais aussi de préparer le tissu social pour la suite. Il ne faut jamais oublier que l’année 1967 a été particulièrement conflictuelle ». Derrière le mythe de Mai 68 se dessine peut-être un avenir positif pour le mouvement social de 2018.

Publié le 26/06/2018

Nicolas Lebourg, « En dissolvant les groupuscules d'extrême-droite, on risque de les moderniser »

Grégory Marin (site humanité.fr)

Entretien. Nicolas Lebourg, historien et politiste, chercheur au Cepel (CNRS-Université de Montpellier) est spécialiste de l’extrême droite. Il a dirigé avec Isabelle Sommier l’ouvrage collectif La violence des marges politiques des années 1980 à nos jours (1). Selon lui, la dissolution des groupes qui mêlent activisme politique et violence doit être réfléchie avec prudence.

On assiste à une recrudescence d’actes de violences de l’extrême droite. Est-elle mesurable ? Est-ce gratuit ou une vraie forme de discours politique ?

Nicolas Lebourg C’est quantifiable, il y a des statistiques régulièrement établies par la police. Attention, le degré d’acceptation de la violence est extrêmement faible car on a un niveau très faible de violence politique depuis les années 80. Mais ce qu’on ressent depuis un ou deux ans c’est une tentation activiste qui revient, et une plus grande acceptation de la violence politique. Avec les black blocs par exemple : jusqu’ici on les identifiait seulement à des casseurs, en refusant de prendre en compte la dimension politique de leur action, aujourd’hui le cortège de tête en manifestation peut faire 1400 personnes qui ne sont pas tous des black blocs mais refusent l’action classique des syndicats ou des partis politiques. Il y a un frémissement sur la question de la violence politique.

Vous parlez de la tentation activiste. Il y a une acceptation parce qu’elle est mise en scène ? Par exemple par Génération identitaire avec ses maraudes à destination des SDF français, son récent coup de main contre les migrants à la frontière franco-italienne ?

Nicolas Lebourg Leur stratégie illustre le problème de la question des dissolutions. Après celle d’Unité radicale (UR) en 2002, Philippe Vardon et Fabrice Robert ont changé de stratégie en tentant de faire de Génération identitaire un « Greenpeace » de l’extrême droite. Ce sont des gens intelligents qui ont compris qu’il fallait changer, organiser leur action pour qu’elle soit reçue de façon positive, par les médias d’abord, et le public ensuite : tabasser un épicier arabe à coups de batte de base-ball n’a jamais été bien vu, même par la vieille France du 16e arrondissement... Résultat, on est dissous, des militants vont faire de la prison, les plus intelligents rejoignent des partis de droite.

Alors que l’activisme tel qu’ils le pratiquent leur donne un langage commun, des souvenirs, mais aussi une cohésion de groupe, une meilleure image : la rombière du 16e n’a plus peur. C’est une petite révolution qu’ils doivent à l’Etat qui leur a fourni cette chance en dissolvant UR : ils n’auraient jamais pu le faire avaler au milieu autrement... La répression fournit une énergie modernisatrice que les groupes sont incapables d’avoir par eux-mêmes et d’imposer à leurs troupes. Sans la loi Gayssot-Pleven de 1972 (condamnant l’expression de propos racistes et antisémites – ndlr), jamais François Duprat (ex numéro 2 du Front national) n’aurait imposé le passage à la dénonciation sociale de l’immigration. Il aurait été complètement coincé dans une propagande qui avant 1972 ose des slogans comme « sous-développés sous capables ». Jamais Vardon n’aurait pu imposer le « Greenpeace de la résistance française », selon sa formule, sans la dissolution d’Unité radicale. La dissolution permet aux cadres d’imposer une réforme à la base qui est assez conservatrice sur ses formes militantes.

La dissolution sans discernement est une mauvaise solution ?

Nicolas Lebourg Lorsque l’Etat dans les années 30 envisage de dissoudre le Parti national breton, les préfets de Bretagne disent « surtout pas ! ». Lorsque dans les années 70, le gouvernement prévoit une première dissolution de l’Oeuvre française, il demande aux Renseignements, qui lui écrivent une note disant « surtout pas ! On les surveille, on sait où ils sont, ce qu’ils font… On contrôle la situation. » J’ai travaillé sur des dizaines de dossiers de dissolution, à chaque fois le corps policier, préfectoral ou les Renseignements disent « laissez-nous faire ». La plupart du temps – il y a eu quelques ratés – ils ont eu raison.

En plus, c’est une question lourde sur le plan des libertés publiques. Quand avec l’Oeuvre française (2) Yvan Benedetti (qui avec Alexandre Gabriac, leader, lui, des Jeunesses nationalistes révolutionnaires, comparaissait lundi à Lyon pour « reconstitution de ligues dissoutes » - ndlr) a investi le Parti nationaliste français en 2015, il entrait dans un mouvement qui date de 1983, fondé sur un bulletin qui date de 1967. On ne peut pas dire que c’est de la « reconstitution de ligue », ils ne remontent pas le temps ! Il n’est pas interdit d’être malins, même quand comme lui on se revendique du fascisme et de l’antisémitisme. Mais ce n’est pas le problème : si on accepte de taper au marteau, sans se soucier des libertés fondamentales, au prétexte que le gars est un fasciste, ça nous retombe dessus, et les avis de droit risquent de faire jurisprudence. Il faut être prudents. Comme je le disais plus tôt, on n’efface ni les hommes ni les idées, on risque de les moderniser...

Ou de les voir se recycler dans des mouvements qui ont pignon sur rue, au risque qu’ils les radicalisent.

Nicolas Lebourg C’est l’éternel paradoxe. Quand Vardon devient cadre du Front national, c’est parfait en terme de maintien de l’ordre public: un militant radical issu d’un mouvement violent devient un notable. Mais d’un autre côté ça se traduit par une extrémisation de la vie politique, en échange de la normalisation de la radicalité. Il y a une transaction, il faut savoir si on veut la payer ou pas...

Dans le livre est évoquée la notion de bastions, les enjeux de monopolisation de territoires. C’est un phénomène à l’œuvre avec le Bastion social du GUD qui essaime un peu partout en France (Lyon, Marseille, Chambéry…)

Nicolas Lebourg François Audigier insistait là-dessus dans le volume précédent de la collection et il avait raison, même si le phénomène évolue encore. C’est fondamental pour comprendre les dynamiques : la bataille de territoire est absolument fondamentale entre extrêmes, car cela leur permet de mobiliser chaque groupe. Par exemple, le couloir rhodanien, Lyon-Marseille et jusqu’à Nice est un cœur militant de l’extrême droite radicale, avec un enracinement historique, on le voit en étudiant les archives des RG et de la DST dans le temps long. Mais les pouvoirs publics n’en ont jamais tenu compte dans leur stratégie, car ils n'ont pas ce regard dans la longue durée sur leurs propres archives Le vrai problème est que les pouvoirs publics ont une appréhension conjoncturelle de la radicalité, sans analyse structurelle. Ça a encore empiré avec la réforme des renseignements sous Sarkozy, qui ne permet pas d’analyse structurelle. Alors que jusque dans le passé, on y travaillait : dans les années 60, les services sont bons sur l’extrémisme. A partir de septembre 67, les services de renseignement passaient leur temps à écrire des notes sur les mouvements trotskystes, maoïstes, etc. Ils savaient les repérer, quantifier leur action.  Aujourd’hui on est toujours dans l’urgence : après l’émotion de l’opinion publique, les hommes politiques s’agitent, on prend des décrets de dissolution très rapides, mal ficelés...

(1) Collection Violences et radicalités militantes, aux éditions Riveneuve

(2) Mouvement fondé en 1968 par Pierre Sidos en mémoire du maréchal Pétain et dissous en 2013 après la mort du militant antifasciste Clément Méric. Comme les Jeunesses nationalistes révolutionnaires, auto-dissoutes en 1995 par Serge Ayoub avant d’être réactivées en 2010 par Alexandre Gabriac.

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Extrême droite. Face à l’inertie du gouvernement, des groupes extrêmement à l’aise

Publié le 25/06/2018

Un « Pognon de dingue », vraiment ?(site humanité.fr)

Les aides sociales ? « Un pognon de dingue » pour rien ! Alors, chers pauvres, soyez dignes, renoncez-y... Macron attaque la protection sociale au profit des plus riches. La solidarité, pourtant, ça marche. La preuve.

Après seulement une année de mandat, Emmanuel Macron n’en finit plus de jeter le masque. Ses différentes réformes mises en œuvre depuis le début de son quinquennat vont toutes dans le même sens. Il est en train de casser délibérément et soigneusement toute dimension solidaire dans notre système de protection sociale, et, plus globalement, dans la marche de la société française.

Son discours lors du congrès de la Mutualité française, le 13 juin, a achevé de convaincre (si c’était encore nécessaire) ceux qui auraient pu encore espérer le moindre geste social du gouvernement. La veille, la communication du président de la République avait donné le la, en publiant sur les réseaux sociaux une vidéo dans laquelle Emmanuel Macron estimait que l’on dépense un « pognon de dingue » dans les aides sociales. Tandis que, précisait-il dans cette vidéo, « les pauvres restent pauvres ». Emmanuel Macron utilise donc le résultat de trois décennies de politiques libérales, l’augmentation de la pauvreté et des inégalités, pour attaquer un des derniers pans du système de protection sociale français : la solidarité. Notre Sécurité sociale fonctionne selon ce grand principe de solidarité : les actifs cotisent pour payer les pensions des retraités, les cotisations sociales servent à soigner ceux qui tombent malades, ou encore à indemniser ceux qui perdraient leur travail... Avec les politiques libérales mises en œuvre depuis les années 1980, et accélérées depuis la crise de 2008, ce système prend de plus en plus du plomb dans l’aile, mais il fonctionne encore. Les soins sont moins bien remboursés, tandis que les mutuelles complémentaires, de plus en plus sollicitées, augmentent leurs tarifs. Les retraités ont vu leurs pensions baisser tandis que l’âge de départ à la retraite est sans cesse reculé... Et, effectivement, il y a toujours autant de pauvres, les gouvernements successifs ayant mis en œuvre des politiques d’incitation à l’embauche au seul bénéfice des entreprises (comme le Cice mis en place par François Hollande), et en échange d’aucune contrepartie.

le pognon... des grands patrons

Lors de son discours du 13 juin, Emmanuel Macron a déclaré vouloir « réinventer un État providence de la dignité et de l’émancipation ». En traduction, éclairé par sa vidéo de la veille, cela signifie ne plus s’abaisser à recevoir des aides sociales quand on est pauvre (dignité), et aller chercher un travail à la place (émancipation). Cette injonction à remettre les pauvres au boulot fait pourtant fi du constat qui précède sur l’explosion du nombre de pauvres et de précaires, en raison justement des théories politiques qui guident celle de Macron. Elles sont anciennes et elles ont été mises en place dans les années 1980 par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. Lui poursuit dans ce sens trente ans plus tard.

Emmanuel Macron n’est évidemment pas mû par une simple haine des pauvres... Sa politique de casse de toute conception solidaire de notre système de protection sociale répond à la logique de ceux qui l’ont porté au pouvoir : la solidarité, ça coûte cher aux riches. Le « pognon de dingue » auquel le président de la République a fait allusion est celui que les grands patrons du Medef ne veulent plus verser dans la solidarité. La Sécu leur coûte cher, alors qu’il y aurait moyen pour eux de gagner de l’argent en privatisant complètement le marché de la santé. Les chômeurs leur coûtent cher, d’autant qu’ils licencient beaucoup... D’autre part, François Hollande, avec le Cice, leur avait déjà fait un joli cadeau de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Emmanuel Macron a poursuivi en cassant le Code du travail, et en faisant également un cadeau aux plus riches avec la suppression de l’ISF à l’automne dernier. Tous ces cadeaux-là coûtent autrement plus cher que le « pognon de dingue » dont parlait le président de la République.

La France, gros payeur de dividendes

D’autant que l’ONG Oxfam a décortiqué les résultats des entreprises du CAC 40 entre 2009 et 2016, pour mettre en avant l’évolution du partage des bénéfices entre actionnaires, dirigeants et salariés. Sa conclusion est sans appel : « Les choix économiques des entreprises du CAC 40 nourrissent une véritable spirale des inégalités. » D’après l’étude, depuis 2009, ces grands groupes auraient versé 407 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires. Sur 100 euros de bénéfices, 67,40 euros seraient revenus aux actionnaires sous forme de dividendes, 27,3 euros pour les réinvestissements et 5,3 euros pour les salariés. La France serait ainsi « le plus gros payeur de dividendes d’Europe continentale ». L’ONG, pour donner une idée du « pognon de dingue » brassé par ces entreprises, osait même une comparaison : si les entreprises avaient maintenu leur niveau de redistribution de 2009, chaque salarié d’une entreprise du CAC 40 aurait pu être augmenté de 2 000 euros par an sur la période 2009-2016. Un scandale qui continue : en 2017, les entreprises du CAC 40 ont dégagé près de 95 milliards d’euros de bénéfices nets cumulés, soit une hausse de 24,1 % par rapport au bénéfice total de 76 milliards d’euros dégagé en 2016.

Alors où est le « pognon de dingue » ? C’est cette différence de traitement entre riches et pauvres qui est révélatrice du sens de cette politique : la solidarité, c’est bel et bien terminé. Place aux subsides, au mérite, aux contrôles et à la « responsabilité »... mais celle des pauvres uniquement.

Publié le 24/06/2018

Revenir au transport maritime à la voile : une alternative écologique souhaitable et désormais réaliste

par Olivier Favier (sitebastamag.net)

Transporter des marchandises à la voile d’une rive à l’autre de l’océan Atlantique, et en finir avec les pollutions générées par les porte-conteneurs géants ? Plus qu’un pari, l’équipe de Towt, une jeune entreprise installée à Douarnenez dans le Finistère, en a fait une réalité, qu’elle tente désormais d’installer dans la durée. Ses bateaux sont capables de relier la Grande-Bretagne comme de faire la grande traversée, à leur propre rythme, sans fioul, accompagnés de leur chargement de thé, de café, de chocolat ou de rhum. La construction d’un premier cargo à voile est même envisagée. Reportage.

À Douarnenez, Guillaume Le Grand a fait un choix radical : « Toute l’industrie du transport maritime est liée à l’exploitation des hydrocarbures. Au rythme actuel, dans cinquante ans nous aurons épuisé les ressources en pétrole et en gaz. Revenir au transport à la voile n’aura bientôt plus rien d’une folie. » Créée en 2011, changée en SARL trois ans plus tard, Towt, pour TransOceanic Wind Transport boucle son troisième exercice comptable. En plus des deux gérants, Guillaume le Grand et son épouse Diana Mesa, elle compte désormais quatre salariés et deux stagiaires.

Pour l’instant, l’entreprise travaille avec des voiliers qui ne lui appartiennent pas. Le Lun II, un « ketch » norvégien de 1914 – un voilier à deux mâts dont le grand mât est situé à l’avant – racheté en Californie a été armé pour le transport par son capitaine Ulysse Buquen. Aujourd’hui long de 25 mètres, il peut embarquer jusqu’à 12 tonnes de fret – contre 40 000, en moyenne, pour un porte conteneur - et quelques passagers. Il s’agit du premier voilier transatlantique affrété par Towt, en 2016. Selon la société, lors de cette traversée de 34 jours, escales comprises, 30 tonnes de CO2 auraient été épargnées.

D’Amérique du Sud, des Antilles et des Açores, le Lun II a ramené du thé, du café, du chocolat ou du rhum. Il a servi aussi, selon un ancien procédé remis au goût du jour, à faire vieillir en mer durant un an quelques tonneaux d’un vin prestigieux. Comme les autres bateaux affrétés par Towt, il fait aussi du cabotage entre le Portugal et l’Angleterre, mouillant dans les ports français de Bordeaux, La Rochelle, Douarnenez ou le Havre.

Un modèle pour une « décélération » du transport ?

Avec 9 milliards de tonnes de fret et plus de 5000 porte-conteneurs, les mers et les océans voient passer 90% des marchandises transportées dans le monde. La taille des bateaux ne cesse de croître : en 2017, un cargo produit en Corée a franchit la barre des 20 000 conteneurs de capacité. Si les coûts du transport s’en trouvent réduit au minimum, il n’en est rien de la facture environnementale. La plupart de ces monstres marins tournent au fioul, un carburant bon marché mais particulièrement polluant. Les particules fines d’oxyde de soufre et d’oxyde d’azote, qui entrent en profondeur dans les organismes vivants et ont une influence délétère sur la santé humaine, sont les premières en cause.

Le Lun II amarré au Port-Rhu, à Douarnenez (Finistère)

Une enquête de 2015 estime que 60 000 décès prématurés sont dus au transport maritime en Europe [1]. Les zones portuaires sont les premières touchées. Des mesures ont été effectuées par France nature environnement (FNE), il y a deux ans, dans un quartier résidentiel proche du port de Marseille, où les ferrys de tourisme sont également très présents : l’air y est vingt fois plus pollué qu’ailleurs dans l’agglomération. En 2009, un article du quotidien britannique Guardian [2] révélait même qu’un super-cargo émet autant de particules de soufre que 50 millions de voitures en circulation. Face à tel constat, les recommandations de FNE sont la substitution du fioul par le gaz naturel, l’installation d’épurateurs, un système de bonus-malus pour pénaliser les plus gros pollueurs, et un contrôle des émissions.

Avec ses 400 tonnes de produits livrés, la solution proposée par Towt reste aujourd’hui marginale sur un marché marqué par la démesure. La stratégie de l’entreprise est triple : la qualité des marchandises transportées, l’image de marque d’un transport écologiquement responsable et la mise en chantier d’un ou plusieurs navires modernes. La durée du voyage – le triple aujourd’hui pour une transatlantique par rapport à un transporteur au fioul – n’est réellement dommageable que pour certaines denrées périssables. Pour le reste, si l’on met en balance l’investissement supplémentaire en travail et les économies réalisées sur un carburant amené à se raréfier, Towt souhaite prouver à moyen terme que derrière l’utopie se cache un modèle économique digne d’être considéré. Cela est d’autant plus vrai qu’en la matière, recherche et développement n’en sont qu’à leurs débuts. (photo ci-contre : Ulysse, capitaine et armateur du Lun II)

Souci éthique et « parfum d’aventure »

Sinon d’avoir grandi entre Quimper et Brest jusqu’à l’âge de douze ans, rien ne prédestinait a priori Guillaume Le Grand à explorer les possibilités d’une alternative au transport maritime classique. Après des études à Sciences Po Lyon, il navigue dans le monde institutionnel des grandes capitales européennes, Berlin ou Londres. Il se forme aux langues étrangères, au lobbying et à la gestion d’entreprise. Lors d’un stage où il est remarqué pour ses compétences, son responsable l’encourage à préparer l’ENA : « Passez le concours et quand vous serez en poste, commencez par dire non à tout ce que l’on vous demandera, inscrivez-vous dans la suite de votre prédécesseur, ne changez rien et vous irez loin. »

 « Ces gentils conseils n’ont pas eu l’effet escompté », sourit Guillaume Le Grand, qui avait précisément des envies de tout changer. Dans son parcours, il a étudié la stratégie des ONG dans le processus de Kyoto – visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre – et s’est rendu compte qu’il existe certainement un moyen de valoriser un produit, non seulement par sa qualité - ce que fait le label bio inventé en Bretagne - mais aussi par son origine et sa traçabilité. Son idée est de promouvoir un transport maritime basé sur une énergie propre. Le vent est la seule à garantir une empreinte écologique nulle. Il formalise son idée il y a dix ans, et se lance avec sa compagne Diana Mesa dans une première expérimentation. Avant de devenir gérants de Towt, ils travaillent comme autoentrepreneurs. Diana est graphiste et développe notamment à l’identité visuelle de l’entreprise. Guillaume découvre qu’avant de pouvoir embarquer sur l’un des navires qu’il affrète, il doit ajouter au métier de transporteur celui de transitaire en douane.

Guillaume Le Grand, Diana Mesa et leur fille à bord du Lun II

Pour asseoir son modèle économique, Towt effectue aussi ce qu’on appelle des chargements sur fonds propres. Certaines cargaisons sont achetées par l’entreprise, transportées, puis revendues « Au cul du voilier », le nom donné au magasin-vitrine estival situé sur le Port-Rhu de Douarnenez, soit à des partenaires commerciaux comme le réseau Biocoop, des restaurateurs, ou encore des détaillants. Pour valoriser son travail, Towt a créé le certificat Anemos (« le vent », en grec ancien), qui signale un transport des marchandises respectueux de l’environnement, et propose au client de découvrir en ligne le trajet parcouru par le produit qu’il vient d’acheter. « Nous faisons le pari que quelques dizaines de centimes sur une bouteille de vin à 8 euros ne vont pas décourager le client », explique Guillaume Le Grand, qui se dit confiant dans le souci éthique du consommateur et dans le « parfum d’aventure qui entoure le commerce à la voile ».

Du vieux gréement au futur « cargo à voile »

La route de Towt n’est cependant pas dénuée d’obstacles. En novembre 2017, les entrepôts et le logement des gérants ont entièrement brûlé, sans que l’origine de l’incendie, à ce jour, n’ait pu être déterminée. Un nouvel espace de stockage a été trouvé au port du Rosmeur et, pour le reste, la solidarité douarneniste a pleinement fonctionné. Sur le plan légal, une nouvelle directive européenne impose un contrôle de la répression des fraudes pour le bio en provenance de pays hors Union européenne. Seuls quatre ports sont pourvus du personnel requis : Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire et Le Havre. « Il y a trop longtemps que la Bretagne tourne le dos à la mer, ne s’imagine plus comme un lieu d’échange », s’emporte Guillaume Le Grand, pour qui cette nouvelle est un second coup dur. « Nous débarquerons au Havre pour les voyages transatlantiques, mais avec le Brexit, les produits britanniques seront sans doute aussi concernés. » Il a déjà fait recours auprès de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie.

Malgré ces déconvenues, ce patron qui ne dégage pas même un Smic de ses nombreuses activités, n’a rien perdu de sa combativité. « Quand on crée une entreprise, c’est une certaine façon de changer le monde qui n’est pas militante. Pour moi, c’est simplement la possibilité de faire un travail qui ait un sens. » Ces projets sont ambitieux. Le certificat Anemos sera amené à devenir un véritable label certifiant qu’un produit a été transporté à la voile, espère-t-il. Les critères de contrôle sont très stricts. « Je préfère qu’un navire reste à quai plutôt qu’il utilise son moteur, sinon pour les manœuvres d’entrée et de sortie du port. Pas question non plus, si les conditions ne sont pas bonnes, de passer la Manche en camion comme on a pu me le suggérer. Grâce au suivi électronique de notre journal de bord, chacun a la garantie du fait que nous sommes irréprochables. » (photo ci-contre : Malo, marin et charpentier sur le Lun II)

Towt projette aussi et surtout d’armer un véritable cargo à voile, long de 60 m et capable d’embarquer 1000 tonnes de marchandises, et qui sait, un deuxième par la suite. Pour l’instant, plusieurs projets existent, mais aucun n’a vu le jour. Le voilier pourrait effectuer trois transatlantiques par an, à une vitesse moyenne de 11 nœuds, soit guère moins qu’un porte-conteneur. Le moteur annexe serait électrique et fonctionnerait par hydrogénération. En trente ans d’exploitation, ce navire permettrait d’économiser un million de tonnes de CO2. « Il faut trouver des financements, admet Guillaume Le grand. On parle d’un budget de 12 à 13 millions d’euros. Par la suite, bien sûr, nous continuerons à travailler avec nos partenaires d’aujourd’hui, mais construire un voilier de cette capacité serait un excellent moyen de montrer que le transport à la voile a un avenir, une viabilité. Au début, on nous prenait pour des fous. Sept ans plus tard, nous sommes toujours là, nous grandissons, année après année. » Comme l’écrivait le philosophe et historien suisse Alexandre Vinet, « les fous du passé sont les sages de l’avenir. Et si leur nom périt, leur témoignage demeure. Et que leur faut-il davantage ? Ne reste-t-il pas d’eux la meilleure partie d’eux-mêmes ? »

Olivier Favier (texte et photos)

Publié le 23/06/2018

Leur "émancipation" n’est pas la nôtre

par Nicolas Framont (site regards.fr)

Tout le monde n’a pas la même définition de la liberté ou du travail, notamment si l’on se place du point de vue du dominant ou du dominé. Analyse d’une guerre de classes, par Nicolas Framont, co-rédacteur en chef de la revue Frustration.

 « Notre projet de société, c’est l’émancipation par le travail ». Accompagnée du visage satisfait de Muriel Pénicaud, cheffe d’orchestre de la destruction du Code du travail, cette phrase formait la Une du quotidien La Croix le 4 juin dernier. Amen, le crédo macroniste de 2018 est bien celui-ci : le travail rend libre, et tous nos dirigeants s’emploient à mettre en scène leur attachement viscéral à l’acte de trimer. De Macron, qui aime tellement bosser qu’il a deux bureaux et ne dort pas la nuit, à ses députés qui frissonnent de plaisir dès que le mot "entreprise", prononcé comme le nom d’un lieu de concorde et de délices, est entendu dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

Comme les bourgeois du XIXe, les macronistes détestent l’oisiveté. Avec leur ethos de cadre dynamique qui brassent en continu un air chargé d’anglicismes dégueulasses, ils n’envisagent pas que tous les salariés français ne se rendent pas chaque matin au travail en chantant. Ils évoluent dans un monde où la souffrance au travail n’existe que dans les livres d’histoire, et ils ne manquent pas de reprocher systématiquement à leurs adversaires de « faire du Zola » quand ils évoquent les horaires décalés des femmes de ménage, le burn out des soignants ou le taux de mortalité des ouvriers. Infoutus d’admettre que leur position de dominants leur assure, du berceau à la tombe, un rapport enchanté au travail, les macronistes ne comprennent pas que si eux "ne comptent pas leurs heures", l’ensemble des salariés français ne le fassent pas aussi.

Travailler à marche forcée

Leur objectif est donc de remettre tout le monde au travail, quels qu’ils soient et quelles qu’en soient les conditions. Remplacer le chômage par la précarité, remplacer les minima sociaux – qui coûtent « un pognon de dingue » - par les temps très partiels, remplacer le loisir par les heures supplémentaires, voici globalement leur projet. « Ma conviction, appuyée sur quarante ans d’expérience, c’est que nul n’est inemployable, sous réserve d’être aidé », déclare Pénicaud à La Croix. C’est pourquoi le gouvernement met toute la société sous pression pour que chaque individu se formate à sa propre « employabilité », c’est-à-dire la faculté de correspondre à tout moment aux besoins des possédants, et avant le voisin si possible.

Qu’importe si ce « choc d’employabilité » passe par un relâchement drastique des normes sanitaires au travail, avec la suppression des CHSCT, la dégradation des conditions de travail des apprentis - car les bourgeois adorent l’apprentissage, où ils rêvent d’envoyer tous les enfants d’ouvriers afin de laisser à leur propre progéniture l’accès à des établissements publics enfin exclusifs – ou le harcèlement des chômeurs : tout est bon pour rendre le plus de citoyens possibles employables, c’est-à-dire parfaitement conformes aux besoins du patronat et des actionnaires, comme un meuble Ikéa pour votre salon, et nécessitant le moins d’engagement de leur part, comme l’est un Kleenex ou un lot de couverts en plastique.

Car il y a évidemment un intérêt fort à véhiculer cette idéologie, outre le plaisir de pouvoir se regarder dans un miroir en se racontant qu’on construit ou qu’on "réforme" quelque chose, alors qu’on ne fait que détruire : subordonner l’ensemble de la population aux besoins du capitalisme leur rapporte « un pognon de dingue ». Après dix années de diffusion de ce discours en boucle sur nos ondes et d’exercice de cette politique dans nos corps, les actionnaires français sont les mieux rémunérés d’Europe. Pénicaud est bien placée pour le savoir, elle qui a empoché un millions d’euros de plus-value suite à la suppression de 900 postes, lors de son passage décapant à Danone.

Le mirage de la liberté

L’intérêt économique des possédants érigé en morale universelle présente un avantage prodigieux pour s’assurer de notre docilité collective : grâce à ce discours du travail émancipateur, nous ne nous sentons pas comme des dominés d’un système qui nous exploite, mais comme des merdes incapables de profiter de notre "liberté". A force d’être aspergés par leur rhétorique autant débilisante que dénuée de toute réalité, même les citoyens les plus politisés en viennent à perdre tout sens de ce qu’est vraiment le travail. Combien de salariés de "l’associatif" et autres secteurs "alternatifs" en viennent eux aussi à « ne plus compter leurs heures » ? Qui ne cède pas aux sirènes du "présentéisme", cette pratique qui consiste à rester bosser plus tard que le collègue pour mettre en scène sa profonde motivation ? Quel demandeur d’emploi ne s’est pas senti tellement nul de ne pas avoir "trouvé sa voie" qu’il en est venu à se couper de toute vie sociale pour purger sa peine en silence ?

Pour combattre une pensée oppressive qui prend les atours de la liberté, le plus efficace est encore de redonner un sens à ces mots ingurgités et digérés par des dominants en quête de légitimité à nous pourrir la vie. Les vieux livres de nos luttes passées et la réalité de ce que nous vivons dans notre chair nous apprennent ceci : l’émancipation par le travail, ça n’existe que par le revenu qu’il procure. Si les enfants par rapport à leur parents, les femmes par rapport à leurs maris, les anciens esclaves par rapport à leurs anciens maîtres ont pu trouver dans le travail un vecteur d’émancipation, c’est parce qu’il permet de mettre fin à leur dépendance économique à leur égard. Mais dans une société capitaliste, cette prise d’indépendance se fait toujours au prix d’une dépendance nouvelle, auprès du patron, du cadre, de l’actionnaire qui récupèrent le fruit de leurs efforts pour s’élever matériellement, quand tous les autres stagnent.

C’est pour sortir de cette impasse que des générations de femmes et d’hommes ont combattu pour l’émancipation des travailleurs car ça, ça existe bel et bien, et ça fonde une morale et une politique en tout point inverse à celle portée par Macron et ses sbires. Elle consiste d’abord dans l’émancipation sanitaire des travailleurs : crever à cause de son travail n’est pas un risque acceptable. C’est pourtant ce qui arrive à entre 500 (estimation basse) à 10 000 (estimation haute, comprenant les cancers d’origine professionnelle) personnes par an en France. Imaginez le macroniste servir la soupe de "l’émancipation au travail" à un salarié crevant à petit feu de son cancer due aux substances chimiques qu’il a ingéré au fil des années - ces mêmes substances chimiques retirées de la liste des critères de la pénibilité au travail par Pénicaud et sa bande de criminels. Car être "employable", c’est ne pas faire chier son employeur avec ses problèmes de dos et l’état de ses poumons. Pour ça, mangez 5 fruits et légumes par jour.

Ne pas confondre travail et soumission

Il y a ensuite l’émancipation du travail. Comme être puissant et dominant est un boulot passionnant, les patrons et les hauts cadres refusent de s’imaginer que celles et ceux qui récurent leurs chiottes ne sont pas comme eux des acharnés du travail, qui y trouvent un profond sentiment d’accomplissement. Par conséquent, la notion de temps libre leur est profondément antipathique. De gouvernement en gouvernement, les attaques contre les scandaleuses 35 heures se multiplient, du « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy au « travailler plus sans gagner plus pour pas vous faire virer » de la loi Pénicaud. Et l’objectif de Macron est maintenant de ne laisser personne toucher des prestations sociales sans s’agiter en tout sens : c’est ce que soutient Mathieu Laine, conseiller de l’ombre du président et dirigeant d’Altermind, « une société de conseil innovante mettant la puissance académique au soutien des dirigeants ».

Vendredi 15 juin, sur les ondes de France Inter, il donnait sa piste alternative aux minima sociaux : un «  droit universel à l’activité et au capital » : « donner la possibilité à chacun, par le travail, un coup de main sur le déménagement, un petit cours, vous aidez une personne âgée... de 0 à 500 euros par mois vous n’aurez ni taxe, ni impôt ». En gros, faites ce que vous voulez mais surtout bossez, même si ça vous rapporte des clopinettes et qu’au passage, vous remplacer toute action altruiste et quotidienne par un mesquin petit business plan. Face à ce terrorisme moral, il y a plusieurs urgences. D’abord affirmer sous le patronage de la science que moins on travaille, plus on vit longtemps. Ensuite rappeler que le temps libre, ce n’est pas l’inactivité : les loisirs, l’engagement politique et associatif, l’amitié, la vie de famille, l’amour, le sexe, s’ennuyer même, sont des occupations légitimes et désirables. Enfin, n’avoir pas peur de dire que vouloir se faire du fric sur le moindre échange entre êtres humains, c’est un truc de gros connard.

Pour finir, contre leur "émancipation par le travail", il y a l’émancipation politique de ceux qui triment. Recevoir des ordres toute la journée, contribuer à une production et à des services dont on ne connaît ni le sens ni le profit, c’est ça être libre ? Pas étonnant que les tenants de "l’émancipation par le travail" soient tous des chefs et des cadres. Quoi de plus confortable que de savoir ce que vous faites, pour quoi vous le faites, pour qui vous le faites, et de pouvoir compter sur des gens serviles tenus dans l’ignorance ? La démocratie ce n’est pas pour les chiens. Ce qui vaut pour la gestion d’un pays vaut aussi pour celle d’une entreprise, dont la direction n’a en plus comme légitimité que le fait d’avoir l’argent, patron étant soit dit en passant le seul métier qu’on puisse exercer sans formation spécifique.

C’est tout ça l’émancipation. L’exact inverse de leur "émancipation par le travail", leur politique doublée d’un terrorisme moral qui a fait des morts et des blessés : morts sont celles et ceux qui sont tombés sur le front des accidents du travail et des maladies professionnelles, que le désespoir ou l’humiliation a poussé au suicide, blessés sont celles et ceux que la honte a poussé à l’épuisement professionnel et la culpabilité à la dépression. Remettons donc les mots dans le bon sens : leur projet, c’est la soumission dans le travail. L’émancipation, ça implique qu’ils dégagent.

Publié le 22/06/2018

Retraites, le nouveau chantier de démolition

diego chauvet

Humanité.fr

Le coup d’envoi de la future réforme des retraites vient d’être donné. L’objectif du gouvernement : remplacer le système actuel, basé sur la répartition, par une capitalisation à peine déguisée. à la clé, des pensions toujours plus basses.

Après le Code du travail, les cotisations sociales, l’ISF ou encore la SNCF, le gouvernement vient de donner le coup d’envoi de son prochain grand chantier de démolition sociale : sa réforme des retraites. C’est le 31 mai que le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, a lancé une « première expédition citoyenne dans le futur de notre système de retraite ». Une réunion de 20 « citoyens », en fait, au ministère des Solidarités et de la Santé, en présence du haut-commissaire et un intitulé alléchant : « En 2040, tous égaux dans le nouveau système de retraite ». Dans la foulée, le gouvernement a ouvert un site Internet (1) au moyen duquel il annonce donc lancer une grande consultation des Français dans la perspective d’un futur projet de loi prévu à l’horizon fin 2019-début 2020. Et le ton est donné, puisqu’il s’agit, dans la présentation qu’il en fait, d’instaurer l’égalité pour tous dans un nouveau système de retraite qui viendrait de surcroît régler les problèmes de financement.

La méthode est donc en soi biaisée. On trouve dans les questions qui sont débattues lors des « expéditions citoyennes » des idées avec lesquelles on ne pourrait qu’être d’accord (l’égalité) et des préoccupations futuristes éliminant notamment les syndicats, représentants des salariés et des retraités… voire toute décision politique : « Quelles seront les conséquences à moyen terme si une intelligence artificielle décidait tous les cinq ans du niveau des pensions en fonction de l’espérance de vie moyenne actualisée et de la croissance du pays ? » peut-on lire dans le résumé des sujets en débat le 31 mai dernier. Ainsi, donc, le simple fait de poser cette question permettrait de dessiner une solution qui viendrait à bout de toutes les revendications. L’intelligence artificielle, solution miracle pour le Medef !

Nous vendre le modèle suédois
Plus sérieusement, Emmanuel Macron tente de nous vendre une réforme en s’inspirant, dit-il, du modèle suédois… Il s’agit de la retraite par points. Exit les trimestres de cotisation, on compterait désormais les droits à la retraite en euros sonnants et trébuchants : accumulés tout au long de la carrière, ils formeraient à la fin un capital qui serait donc reversé sous forme de rente. La retraite par points n’est rien d’autre qu’une forme de retraite par capitalisation. Là encore, le gouvernement nous tend un miroir aux alouettes. Si les retraites ne sont plus calculées en fonction des trimestres cotisés, l’âge légal de départ pourrait lui-même disparaître… « Que se passerait-il dans vingt ans si chacun pouvait décider de partir à la retraite quand il le souhaite ? » interroge le site officiel de la consultation en ligne. En somme, il suffirait de compter ses points, et si on estime en avoir assez, choisir de partir un peu plus tôt que prévu. Mais l’âge légal de 62 ans restera en vigueur, et le Medef veille à ce que l’on rende le mécanisme suffisamment dissuasif, en mettant en place de nouvelles décotes, pour pousser les salariés à travailler plus longtemps, soit à s’aligner sur les 65-67 ans en vigueur dans d’autres pays européens.

Evincer les syndicats
En attendant un contenu qui va être appelé à se préciser dans les mois qui viennent, la méthode choisie par le gouvernement relève déjà en soi de la manipulation. Avec cette consultation en ligne et les quelques dates « d’expéditions citoyennes » à venir, il s’agit d’une véritable opération d’enfumage des citoyens et de contournement des syndicats. Avec cette méthode, le gouvernement cherche à faire croire qu’il pourrait obtenir l’assentiment des « Français », qu’il opposerait ainsi aux organisations syndicales qui ne manqueraient pas de s’élever contre cette réforme. Cette apparence « démocratique » n’est qu’un nouvel avatar de la stratégie utilisée par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne de 2012. L’ex-président s’en était alors violemment pris aux « corps intermédiaires qui font écran entre l’État et le peuple ».

(1) Sur https ://participez.reforme-retraite.gouv.fr/projects

Diego Chauvet

Journaliste à l'Humanité Dimanche

Publié le  21/06/2018

Réduction des contrats aidés : un « séisme » social pour les quartiers populaires et le monde associatif

par Audrey Guiller (site bastamag.net)

La réduction drastique des contrats aidés – dont le nombre sera plus que divisé par deux d’ici fin 2018 – va priver le sport, la culture, l’accompagnement des personnes âgées ou le soutien scolaire, de plus d’un milliard d’euros de ressources. Une catastrophe selon de nombreux responsables associatifs, auxquels Bastamag a donné la parole. Rejoints par les constats de plusieurs parlementaires, ils s’inquiètent de l’effondrement prévisible de pans entiers du secteur. Partout, et d’abord sur les territoires et auprès des populations qui en ont le plus besoin, des activités vont être réduites, des services vont se dégrader. Enquête sur un gâchis à échelle industrielle.

Les acteurs du monde associatif et de nombreuses collectivités – qu’ils agissent dans le domaine du sport, de l’éducation, de la culture, ou encore du travail social – sont sous le choc. La réduction drastique du nombre des contrats aidés est un véritable coup de poignard pour un secteur pris en étau entre des besoins sociaux de plus en plus importants, et une baisse continue de ses moyens. Le gouvernement a pourtant décidé de continuer le massacre : en 2019, « la réduction des contrats aidés se [poursuivra] sur un rythme similaire à celui de 2018 », a-t-il annoncé dans son programme de « stabilité » pour 2018-2022, présenté en avril aux partenaires de la zone euro. Depuis leur création dans les années 1990, les contrats aidés permettaient aux employeurs qui offraient travail et formation à des personnes éloignées de l’emploi d’obtenir une aide financière de l’État.

Mais à l’été 2017, l’exécutif a subitement décidé de faire fondre le volume de ces contrats, les jugeant « trop coûteux » et « inefficaces ». De 459 000 contrats aidés en 2017, ils ne seront plus que 200 000 fin 2018. La mesure a été présentée comme une réforme de la politique de l’emploi. Mais sa conséquence la plus directe a été de mettre des collectivités territoriales en difficulté, et de pousser le monde associatif au bord du burn-out . « Les contrats aidés ont servi aux gouvernements successifs à réguler le marché de l’emploi, mais aussi à compenser la réduction des subventions publiques au secteur associatif, observe Didier Minot, membre fondateur du Cac (Collectif des associations citoyennes). Depuis 2005, elles ont diminué de 16 milliards d’euros ! »

Un milliard d’euros en moins pour les associations

À la fin de l’année, 144 000 emplois auront été supprimés dans les associations. Un plan social, aussi silencieux que désastreux, qui représente plus d’un milliard d’euros repris au secteur associatif. Les collectivités et associations ne sont pas les seules à constater les conséquences négatives de cette mesure sur le terrain : un rapport de deux sénateurs, Alain Dufaut (LR) et Jacques-Bernard Magner (PS), une Mission Flash menée par les députés Marie-Georges Buffet (PCF) et Pierre-Alain Raphan (LREM) ainsi que le récent rapport « Vivre ensemble, vivre grand » de Jean-Louis Borloo, parviennent à la même conclusion de gâchis.

Dans certaines collectivités ou associations, quelques postes en contrats aidés ont été pérennisés. Mais la grande majorité des personnes qui avaient retrouvé une autonomie, une dignité et une utilité sociale via ce dispositif, ont été licenciées. Elles assumaient pourtant directement des missions de service public. Une grande partie était employée dans les secteurs sanitaires et sociaux, la médiation sociale, les crèches parentales, les régies de quartier. « Les contrats aidés des associations palliaient la faiblesse des pouvoirs publics dans ces territoires qui en ont tant besoin : l’activité éducative et culturelle, le rattrapage scolaire, l’accompagnement à l’emploi, l’informatique, la bureautique, les activités sportives, l’aide à la parentalité », souligne ainsi Jean-Louis Borloo.

« Des ateliers et projets ont été annulés, on accueille moins de jeunes, les horaires d’ouverture sont réduits »

Pour les rapporteurs du Sénat, « le besoin social de ces activités n’est pas à démontrer ». Les députés ajoutent que la réduction des contrats aidés « a un impact énorme pour les associations et pour les habitants, non mesurable parce qu’il n’est pas seulement économique, mais qu’il touche aussi à la construction et au maintien d’un lien social de proximité ». Aucun bilan n’a été fait des conséquences concrètes de la décision. Pour Didier Minot, c’est un pur scandale : « À l’été 2017, le gouvernement cherchait par tous les moyens à faire descendre le déficit sous la barre des 3%. Il a pris cette décision pour des raisons uniquement budgétaires, sans aucune étude d’impact, sans réunion interministérielle : ce n’est pas le fonctionnement normal de l’État. »

Sur le terrain, les associations sportives et culturelles sont particulièrement touchées. « Les directeurs ont du bricoler, la réforme des taxes sur les salaires nous a un peu aidés, quelques politiques se sont mobilisés », retrace Patrick Chenu, directeur régional de la Fédération des MJC (Maisons des jeunes et de la culture) d’Ile-de-France. Mais le choc reste rude : dans chacune des 77 MJC de la fédération, un ou deux emplois ont été supprimés. Des animateurs d’activités, personnels administratifs, agents d’accueil et d’entretien des locaux. « Des ateliers et projets ont été annulés, on accueille moins de jeunes, les horaires d’ouverture sont réduits », poursuit-il.

Dans certaines régions, 20 % des clubs sportifs pourraient disparaître

Beaucoup d’associations culturelles ont tout bonnement fermé leurs portes. De grandes soirées de foyers ruraux sur le théâtre amateur, des randonnées culturelles, des découvertes du patrimoine, des festivals de chorale ont été supprimés, notent les députés dans leur rapport. « Alors que ces activités sont indispensables à la société en matière de lien social, d’action culturelle, d’entraide mutuelle, d’éducation citoyenne », estiment-ils. Des associations sportives, aussi, ont disparu, ne pouvant survivre grâce aux seules cotisations des adhérents. Certaines régions évaluent à 20 % la proportion de clubs qui aura disparu d’ici à fin 2018. « Il semble paradoxal de geler les contrats sur le terrain, alors que la dynamique des Jeux olympiques et paralympiques est supposée permettre aux Français de faire plus de sport ! », relève le rapport de Marie-Georges Buffet.

La mesure a aussi désorganisé les établissements accueillant les personnes âgées : « Pour nous, l’été dernier, le couperet a été violent », raconte Jean-Pierre Riso, président de la Fnadepa, une fédération de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées [1]. Pour alléger la facture de l’accompagnement des personnes âgées et pallier le sous-financement public du secteur, les Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) avaient été incités à employer des contrats aidés : intendants, agents d’entretien, aides-cuisine, etc. C’est aussi l’été dernier que, dans le Jura, des aides-soignantes d’un Ehpad mènent une grève historique de 117 jours pour dénoncer les conditions indignes de travail et d’accueil dans leur établissement, faute de moyens et de personnel. Suite à cette grève, la Mission flash commandée à la députée Monique Iborra (LREM) estime que le secteur est en souffrance. Le gouvernement a alors beau jeu d’annoncer que le « gel » des contrats aidés qu’il vient de décider ne concernera pas les Ehpad.

Dans le médico-social, les autres professions touchées par ricochet

Pourtant, « dans énormément d’établissements, les postes aidés supprimés sont restés vacants, soupire Jean-Pierre Riso. Nos budgets sont trop contraints. » Les contrats aidés étaient souvent des métiers « support », essentiels selon lui : « Quand l’homme d’entretien vient changer une ampoule, il parle avec les résidents, il les écoute, il prend le temps que les soignants n’ont plus. On perd une présence, un lien social. » Ici, plus d’animateur culturel. Là, plus d’aide-cuisine qui permettait de préparer des repas plus frais et goûteux. « Malheureusement, cette mesure affirme que les Ehpad sont davantage des lieux de soins que des lieux de vie », ajoute-t-il.

Sans compter que, dans le secteur, la suppression des contrats aidés a dégradé les conditions de travail des autres professionnels. « A cause du durcissement des normes, du manque de personnel, les professionnels du médico-social connaissent une démotivation, observe Didier Minot. Ils n’ont plus le temps de faire un travail de qualité et en perdent le sens. Les contrats aidés permettaient d’introduire de la souplesse. » Jean-Pierre Riso ne peut qu’acquiescer : « Cela rajoute à la difficulté des conditions de travail dans les établissements, au stress des soignants. »

« Les territoires ruraux et les quartiers en difficulté sont les premiers impactés »

Les collectivités n’ont pas été épargnées. En septembre 2017, les maires de La Réunion ont reporté la rentrée scolaire de cinq jours, estimant qu’ils n’avaient pas les moyens de l’assurer convenablement sans les contrats aidés. Beaucoup étaient chargés des activités extra-scolaires. Des régies de quartier, qui ont développé de nombreux services – jardins associatifs, garages, auto-écoles, ateliers de recyclage, laveries – au service des habitants des quartiers prioritaires des villes, ont réduit ou suspendu leurs activités après le départ des contrats aidés. « Nous sommes en train d’évaluer l’ampleur des conséquences, indique Wilfried Schwartz, maire de La Riche (Indre-et-Loire), et référent emploi de l’Association des maires de France (AMF). Mais ces postes contribuaient à des missions de service publique. La qualité de celui-ci a été impactée. Par exemple, je n’ai pu pérenniser que deux postes sur les cinq Atsem (agents territoriaux spécialisé des écoles maternelles, ndlr), pourtant indispensables dans notre école. »

La réduction des contrats aidés a renforcé les inégalités territoriales : « Les territoires ruraux et les quartiers en difficulté sont les premiers impactés », constatent les députés dans leur rapport. Malheureusement, cela n’étonne pas Patrick Chenu, le directeur de la Fédération des MJC : « Les associations venaient déjà pallier le désengagement des pouvoirs publics dans les villes aux faibles ressources. » Pour qu’un bassin de vie soit en bonne santé, il doit apporter en proximité une certaine gamme de services, explique Didier Minot, du Collectif des associations citoyennes. Sinon, il s’appauvrit et se fragilise.

« On voit des banlieues où il n’y a plus une seule association. Qui prend la place, à votre avis ? »

« La France relègue des territoires ruraux entiers à la faveur des pôles urbains d’attractivité, favorisant ainsi l’exode rural et la désertification des campagnes françaises », abonde le rapport Borloo. Lui aussi constate que, lorsque l’État abandonne certains territoires, ce sont surtout les associations qui sauvegardent le dynamisme local. Depuis l’été dernier, elles sont empêchées de le faire : « Dans ces territoires, la disparation de chaque asso sportive, de chaque atelier d’expression artistique est grave, alerte Didier Minot. On voit des banlieues où il n’y a plus une seule association. Qui prend la place, à votre avis ? » Pour pérenniser quelques contrats aidés dans sa ville, Wilfried Schwartz a du trouver 200 000 euros supplémentaires, alors que, depuis 2014, il a perdu un million de dotations publiques. Maire d’une ville moyenne, il reconnait avoir bénéficié d’une petite marge de manœuvre. « Mais pour les communes pauvres, c’est impossible. Leur service public s’est dégradé. Cela accentue la fracture territoriale. »

Les inégalités accentuées sont aussi sociales. Pour s’en sortir, certaines associations ont augmenté le prix de leurs prestations. Une accélération dans la marchandisation de l’action associative, en marche depuis dix ans. « Dans les associations, le pourcentage des recettes issues des prestations ne cesse de croître, constate encore Didier Minot. On restreint les services à ceux qui peuvent les payer chers et on ferme la porte aux autres. » Tout le contraire de l’état d’esprit des MJC, se désole Patrick Chenu : « Notre travail de fond, c’est de faire vivre des lieux ouverts à tous et toutes, sans distinction de culture, religion, richesse ou âge. Il n’y a plus beaucoup de lieux comme ça. Mais plus on augmente les prix, plus on sélectionne... »

Un coût social supérieur aux économies réalisées

En plus de peser sur les salariés licenciés, les associations et leurs usagers, la diminution des contrats aidés plombe aussi l’État lui-même. Les coûts induits s’avèrent bien supérieurs aux économies réalisées, estiment les députés dans leur rapport : « Par exemple, la disparition des associations dans les quartiers sensibles conduit à augmenter de façon bien plus importante les charges de sécurité, de vidéosurveillance, de police, sans que cela évite la montée de la violence et de la radicalisation. » Les sénateurs admettent : « Les retombées en termes d’utilité sociale sont parfois supérieures au coût du contrat. » Qui mesure l’utilité d’une association développant le regard critique des jeunes ou les intéressant à la chose publique ? Qui lutte contre la paupérisation des zones périurbaines, entretient des espaces verts, aide à la transition écologique ? Il semble que ce ne soit pas le cas du gouvernement, plus occupé à serrer toujours davantage le cordon de sa bourse, quelles qu’en soient les conséquences.

Le deuxième effet pervers de la disparition de plus de 140 000 emplois associatifs est d’entraîner la volatilisation de quantités de bénévoles. Pour animer ces derniers, la présence des contrats aidés est vitale : un emploi aidé encadre et coordonne en moyenne l’action de dix bénévoles, estime le rapport de Jean-Louis Borloo. Par exemple, dans une fédération départementale de foyers ruraux, depuis le licenciement de l’employé en contrat aidé, les trois coprésidents bénévoles doivent désormais assurer toutes les tâches administratives. Ils envisagent donc de renoncer à leur présidence. C’est bien en mobilisant de très nombreux bénévoles que les associations mènent sur le terrain une multitude de tâches indispensables que ni l’État, ni les entreprises privées, ne peuvent remplir. Sans les contrats aidés pour les soutenir, cette ressource bénévole s’évapore.

Réfléchir à des modes de financement durables

Les « Parcours emploi compétences » (Pec) devaient remplacer avantageusement les contrats aidés. « Cela ne fonctionne pas, constate Didier Minot. Les conditions administratives pour y recourir sont compliquées et inadaptées. Les Pec ne s’adressent qu’aux grosses associations gestionnaires. » « Les Pec, on n’en voit pas beaucoup arriver, ajoute Jean-Pierre Riso (de la Fnadepa), alors que le secteur des personnes âgées est prioritaire ! Il y a des blocages à tous les échelons administratifs. Les consignes ne semblent pas descendues jusqu’au préfet, ni à Pôle emploi. » Parallèlement, les deux rapports, celui des députés comme celui des sénateurs, jugent que le coût d’un contrat aidé n’est pas exorbitant pour les finances publiques. Et que le taux de pérennisation de l’emploi n’était pas si mauvais qu’annoncé. Le Sénat, qui a préconisé le rétablissement provisoire de 100 000 contrats aidés, n’a pas été entendu. Didier Minot ne défend pas les contrats aidés en tant que tels : « Ils sont temporaires, sous-payés, fléchés sur certains publics, mais à court terme ils sont indispensables si on veut éviter l’effondrement de pans entiers du monde associatif. »

Le tremblement de terre infligé aux associations les pousse surtout à aspirer à autre chose. « Inutile que le gouvernement nous rende quelques contrats aidés en nous demandant de nous débrouiller, estime Jean-Pierre Riso. Aujourd’hui, il y a urgence à travailler sur la question des financement pérennes de l’accompagnement des personnes âgées. » Les associations ont été contraintes d’utiliser massivement les contrats aidés, faute de financements stables. « Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics se déchargent progressivement sur les associations d’un nombre toujours plus important de missions d’utilité sociale, sans que les financements soient proportionnels à ces transferts de charges. Au contraire, le montant des subventions ne fait que baisser », écrit le sénateur Alain Dufaut.

« L’argent ne manque pas, on en demande simplement une autre répartition »

Résultat de ce processus de « décharge » sur le monde associatif, couplé à une baisse des dotations pour les collectivités : ces dernières ne peuvent plus compenser. Les réserves parlementaires ont disparu. La réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune risque même d’entraîner une diminution des dons aux associations. « Surtout, les dotations aux associations ont été remplacées par des appels d’offres, remportés par de grosses associations qui ont des services spécialisés pour y répondre », explique Dider Minot. Pour Patrick Chenu, les associations ont besoin de davantage de visibilité : « Une dérive du "tout projet" s’est mise en place. Or, si le fonctionnement de l’association n’est pas financé et que l’on court en permanence après des appels à projets, on ne peut plus faire de travail éducatif au long cours. »

Jean-Louis Borloo suggère de remplacer les contrats aidés par des subventions à l’emploi, en laissant l’association recruter la personne de son choix. Les députés de la Mission flash proposent quant à eux la création d’un fonds global unique pour l’emploi associatif : « Les associations ont besoin de subventions pérennes pour embaucher des personnels qualifiés. » Didier Minot approuve : « En 2018, les cadeaux fiscaux et sociaux aux riches et aux entreprises s’élèvent à 66 milliards d’euros. L’argent ne manque donc pas. On en demande simplement une autre répartition. Que voulons-nous ? Une société qui soumet tout au marché ou une société à finalité humaine ? »

Publié le 20/06/2018

Ces Français qui voulaient un Roi

PERSONNE (site legrandsoir.info)

Macron a bien réfléchi : « Tout le système social, on met trop de pognon, on déresponsabilise, on est dans le curatif ». Bien inspiré, Henry de Montherlant écrivit : « La plupart des hommes recèlent en eux-mêmes leur propre caricature. Et cette caricature ressort un jour, à l’improviste, sous le coup de l’événement. »

Tous les cinq ans, maintenant, lors d’une grande et profonde respiration démocratique, les Français se choisissent un monarque républicain, dans une immense communion nationale, en souvenir d’une grandeur à jamais révolue. C’est le circus maximus avec force effets spécieux de com’ . Les méchantes langues diront que les Français sont comme « les Grenouilles qui demandent un Roi » (1). Ensuite, ils replongent, sombrent à nouveau dans l’apathie, l’indolence, l’indifférence, dans le gris du quotidien, avec la conviction erronée du devoir citoyen accompli.

Après avoir opté pour un énergumène du genre excité, ils jetèrent leur dévolu sur « un roi tout pacifique », du moins en apparence, sur un « président normal ». Ce roi de l’anaphore, même s’il usa de l’état d’urgence pour une tartufferie internationale (une COP 21 sans lendemain), fut semblable à ce soliveau jeté parmi les batraciens de la fable de La Fontaine.

Le peuple se lasse très vite : il faut dire que de nos jours tous les produits sont si rapidement frappés d’obsolescence. Donc ce peuple a aspiré à du neuf, à du vrai changement. Il pouvait croire à l’apparente jeunesse d’un nouveau prétendant, tout frais émoulu de ses classes ministérielles, jamais adoubé par la moindre élection : ce peuple allait être servi (servir, terme de vénerie : achever).

La révolution était en marche : le monde des affaires avaient présenté, promu son dévoué, son affidé, son fondé de pouvoir. Il restait à convaincre, à fabriquer le consentement, et à l’introniser. Il y a le chef d’orchestre (le faiseur de roi) et les musiciens : ces derniers sont les médias, étymologiquement les moyens, ils sont majoritairement là pour divertir et pour « façonner » (étymologie de « informer »), ils « travaillent » de concert l’opinion publique, ils jouent leur partition.

Passé la théâtralisation inaugurale, les travaux ont pu rapidement débuter. Au diable le permis de déconstruction : l’innovation n’attend pas. Le public s’est choisi librement ou non un monarque sans connaître son « projet », comme si la « belle gueule » du porteur de projet suffisait à séduire les électeurs. Au diable le contenu pourvu qu’on ait l’ivresse, n’est-ce pas ?

C’est ainsi que ceux qui voulaient un roi et ceux qui n’en voulaient pas se sont fait dépouiller par petites touches : c’est cela la théorie du ruissellement, les petits gains sordides forment les grandes fortunes. Le « projet » était pourtant clair : il s’agit d’en finir avec le programme, « le programme du CNR ». C’est cela la révolution au sens astronomique : un mouvement elliptique qui ramène au point de départ.

Petit rappel, toujours utile pour une parfaite vaccination :

« II - mesures à appliquer dès la libération du territoire

Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques groupés au sein du CNR proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la Libération : [...]

4) Afin d’assurer :

- l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ;
- la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression ;
- la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ;
- la liberté d’association, de réunion et de manifestation ;
- l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance ;
- le respect de la personne humaine ;
- l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ;

5) Afin de promouvoir les réformes indispensables :

a) Sur le plan économique :

- l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
- une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des États fascistes ; [...]
- le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ;
- le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes, agricoles et artisanales ;
- le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

b) Sur le plan social :

- le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail ;
- un rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ; [...]
- la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ;
- un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ;
- la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier ;
- l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, [...]
- une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ; [...]

d) La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires. » (2)

Ce programme bien qu’écrit en 44 reste toujours pertinent !

Comme si le temps était compté, les prochains chantiers de démolition se profilent déjà, c’est quand le fer est encore chaud qu’il faut le battre. Il faut en finir avec « le système de retraite par répartition et solidaire » (3), pour mieux imposer un système par points à l’égalité trompeuse (3). Il faut aussi tailler dans le gras. Les pauvres sont obèses plus qu’à leur tour. Ils votent moins. Pourquoi se gêner ? Bercy préparerait 7 milliards d’économies sur les minima sociaux (Le Canard Enchaîné du 6 et 13 juin). Dans le même temps, le « verrou de Bercy » préserve l’anonymat, épargne les intérêts des « évadés fiscaux ». Il est des délits qui sont réprimés avec dureté et publicité. Et il en est d’autres qui se règlent dans la douceur et le secret des officines.

Comme tout l’édifice repose sur la propagande (et non pas sur les résultats, des résultats toujours plus inégalitaires), il devient utile, en guise de diversion, de faire la chasse à ce qui pourrait nuire, à ce qui sera taxé de fausses-nouvelles : c’est l’hôpital qui se moque de la charité et qui monte en fiacre. En effet, les secrets des affaires et de l’État sont promus à un bel avenir, quand dans le même temps, les lanceurs d’alerte sont toujours exposés... In fine, il n’est de vérité qu’officielle.

Chaque étape, chaque succès incitent au chantier suivant. Mais le problème avec les marches triomphales, c’est l’hybris, c’est l’ego démesuré. Ils vous coupent irrémédiablement du monde, des réalités. Ils vous aveuglent, vous isolent. Les succès faciles rendent audacieux. Et c’est déjà l’heure du premier faux-pas, puis les suivants, par excès d’assurance, deviennent échecs. Et la belle mécanique promise à un bel avenir s’emballe. Malgré l’emballage, le pur produit de la com’ finit par décevoir, par agacer, voire par dégoûter (d’autant, qu’il a été choisi, en partie, par défaut). Et « les clients » finiront par comprendre qu’ils se sont fait gruger.

Déjà, les mauvaises fréquentations s’enchaînent : les vigoureuses poignées de main avec un psychopathe avant le camouflet économique, comme les franches poignées de main avec un criminel de guerre avant le prochain massacre, sont révélatrices d’une absence affligeante du sens de l’Histoire.

L’illusion de grandeur s’évanouit, comme si tout n’est qu’apparat factice.

Cinq ans, c’est long. Cela en laisse du temps, du champ pour déconstruire les conquis sociaux, les idéaux...

La morale, car il en faut bien une, n’est pas celle de La Fontaine (« Que votre premier roi fut débonnaire et doux, De celui-ci contentez-vous, De peur d’en rencontrer un pire. »). Elle serait plutôt : quand on se prétend libres, quand on se rêve démocrates, il ne faut jamais déléguer ses pouvoirs sans faculté de révoquer ses représentants à tout moment. Signer un blanc-seing valable cinq ans n’est que pure folie.

PERSONNE

(1) Les Grenouilles qui demandent un Roi, La Fontaine :
http://www.lafontaine.net/lesFables/afficheFable.php?id=47

(2) Les jours heureux, https://www.humanite.fr/politique/les-jours-heureux-le-programme-du-co...

(3) Macron lance le chantier du big-bang des retraites, L’Humanité du 1 juin 2018 : https://www.humanite.fr/macron-lance-le-chantier-du-big-bang-des-retra...

Publié le 19/06/2018

Valencia aux exilés : « bienvenue chez vous ! »

Aquarius

émilien urbach

 

L'Humanité.fr

Ce dimanche, à Valence en Espagne, des milliers de citoyens se sont rassemblés pour accueillir les réfugiés abandonnés en mer par les dirigeants d’une Europe xénophobe et meurtrière.

Au soleil levant, elles dansent, chantent et s’enlacent les yeux rivés sur les rivages ibériques qui se dessinent sur l’horizon. C’est la première scène filmée et publiée sur les réseaux sociaux, hier matin à l’approche des côtes espagnoles, par l’équipage de l’Aquarius. Rescapées, avec plus de 600 autres exilés africains, d’une journée entière passée sur un canot pneumatique à la dérive, ces femmes ont été prises en charge par les sauveteurs de SOS Méditerranée, il y a plus d’une semaine. Avant de pouvoir enfin poser le pied sur une terre hospitalière, elles ont dû attendre et naviguer plus de 1 500 kilomètres, à bord du navire de l’ONG, empêché dimanche dernier d’accoster en Italie par le ministre de l’Intérieur xénophobe, Matteo Salvini. Parmi ces femmes africaines en liesse qui, pendant plus d’une semaine, ont dû faire face à une mer parfois démontée, certaines sont enceintes, d’autres souffrent de brûlures : toutes viennent de connaître l’enfer libyen.

À terre, près 2 000 citoyens espagnols solidaires se sont rassemblés sur le port de Valence pour accueillir ces 630 réfugiés épuisés et proposer leurs services aux associations pour traduire, soigner, nourrir, habiller leurs hôtes sauvés des eaux. « Bienvenue chez vous ! » pouvait-on lire en plusieurs langues sur une banderole accrochée à proximité du lieu d’amarrage.

« Des centaines de personnes vous attendent pour prendre soin de vous ! lance aux exilés prêts à descendre du navire l’un des bénévoles de SOS Méditerranée, juste avant l’accostage. Mais le débarquement va prendre plusieurs heures. Il va falloir encore être patient. »

Les opérations de « triage » ont en effet commencé dès 6 h 30, à l’arrivée du navire de la marine italienne, le Dattilo, transportant une partie des 630 personnes secourues. Après l’accueil sanitaire, les dispositifs d’identification et d’enregistrement ont immédiatement été mis en œuvre selon les protocoles voulus par les architectes de l’Europe forteresse : prises d’empreintes, entretiens, fichage…

Le coup de force des Italiens et l’émotion qu’il a suscitée donnent un caractère particulier à ce débarquement. Et cela n’a pas échappé à Emmanuel Macron, qui après plusieurs jours d’un mutisme criminel a proposé par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, de venir en aide à l’Espagne en accueillant les exilés « qui répondraient aux critères du droit d’asile après examen de leur situation ». Une annonce qui cache mal l’hypocrisie du président de la République française, déclarant vendredi après-midi : « Quand un bateau arrivera dans nos eaux, nous en aurons la charge » alors que, la nuit précédente, l’Aquarius passait à moins de 4 milles marins des côtes corses sans pouvoir y accoster. Hypocrisie encore du chef de l’État dénonçant « le cynisme et l’irresponsabilité » des dirigeants italiens, mardi, pour finalement recevoir le président du Conseil des ministres Giuseppe Conte, jeudi, appelant à ce que « la France et l’Italie travaillent ensemble, main dans la main, pour porter des initiatives et apporter des réponses ». Des réponses auxquelles souscrivent déjà les dirigeants européens les plus réactionnaires et consistant à externaliser les politiques migratoires de l’Union européenne (UE) vers des contrées où on bafoue allègrement les droits de l’homme. Hypocrisie à laquelle les dirigeants européens nous ont déjà habitués, à l’image du processus de « relocalisation » adopté en septembre 2015, qui prévoyait de répartir, avant l’automne 2017, 160 000 demandeurs d’asile entre les 28 États membres de l’UE pour n’accueillir finalement que 27 000 personnes.

« L’inaction des États de l’UE a fait plus de 13 000  morts depuis 2014 »

C’est dans cette même logique donc que la France accueillera quelques dizaines de personnes, parmi les 630 exilés victimes de l’inique décision italienne de dimanche dernier, tout en fermant les yeux sur les 200 corps repêchés le lendemain, au large des côtes libyennes, et sur les centaines d’autres personnes qui quotidiennement embarquent sur les mêmes canots de fortune. Dans le même temps, toujours au pays des droits de l’homme, la loi asile-immigration, dont débattront les sénateurs à partir de mardi, tout comme les circulaires du ministère de l’Intérieur à l’intention des préfets renforcent l’arsenal répressif à l’égard des étrangers, notamment des demandeurs d’asile « dublinés », alors même que les accords de Dublin, qui obligent les exilés à demander la protection internationale dans le premier pays de l’UE par lequel ils transitent, sont justement à la source du coup de force de l’extrême droite au pouvoir en Italie.

Hier, à Valence, le calvaire maritime des 630 réfugiés abandonnés par les dirigeants italiens a pris fin, laissant s’exprimer un formidable élan populaire de solidarité. Ceux qui leur ont tendu la main en mer ont cependant tenu à envoyer un message très clair : « L’inaction des États européens est criminelle, ont dénoncé les responsables de SOS Méditerranée. Elle a fait plus de 13 000  morts en Méditerranée depuis 2014, alors que, face à la tragédie de Lampedusa en 2013, les dirigeants de l’UE s’étaient insurgés : “Plus jamais !” L’Europe porte ces morts sur sa conscience. » Médecins sans frontières, en charge des actes médicaux à bord de l’Aquarius, ne s’est pas privé d’enfoncer le clou, accusant pour sa part « les gouvernements européens de marchander des vies humaines » et d’entraver les actions humanitaires « par la multiplication d’obstacles bureaucratiques, de mesures d’intimidation et des procédures judiciaires ».

Une fois ces clarifications apportées, l’équipage de l’Aquarius devait reconditionner le navire pour retourner au plus vite sur la zone de sauvetage, au large de la Libye… Assuré du soutien renouvelé de milliers de citoyens européens.

Emilien Urbach

Journaliste

Publié le 18/06/2018

Palestine. « L’occupation s’infiltre dans la vie intime des gens »

Entretien réalisé par Pierre Barbancey

Humanite.fr

 

Samah Jabr est une psychiatre et psychothérapeute palestinienne exerçant à Ramallah, en Cisjordanie. Elle sera en France le 19 juin, à l’occasion de la projection de « Derrière Les Fronts : Résistances et Résiliences en Palestine ». Elle répond aux questions de humanite.fr.

 

Que signifie « résister » aujourd’hui en Palestine ?
Samah Jabr : Résister est une action et un état psychologique. C’est un acte d’urgence face à l’avilissement et à la chosification, un état de dignité face à l’humiliation et l’oppression, un acte d’espoir et d’optimisme face au désespoir et aux sombres perspectives. La résistance palestinienne est un remède pour les Palestiniens et aussi bien que pour les Israéliens. Il ranime les Palestiniens de leur impuissance et réveille les Israéliens de leur ivresse de puissance. Pourtant, la résistance peut être un remède très amer. Afin de réduire ses effets secondaires, les Palestiniens ont besoin d’élaborer des stratégies et de vérifier leurs choix de résistance pour que celle-ci soit éthique, d’en évaluer les coûts humains et qui permette d’attirer la plupart des gens au sein de la société palestinienne.

Les Palestiniens devraient certainement s’abstenir d’utiliser les méthodes israéliennes de domination comme la torture, la discrimination, une propagande cruelle et diabolisante qui créé des représentations laides de l’« autre », se référant à lui comme une chose ou un nombre. Les Palestiniens devraient mieux calculer le risque de leurs choix et mieux protéger leurs enfants du danger ; le coût de la résistance devrait être partagé par l’ensemble de la communauté afin de préserver un sens de justice et de solidarité et renforcer le tissu social du peuple palestinien. Gaza ne doit pas être laissée seule à se battre ; notre leadership ne devrait pas se cacher derrière les sacrifices des personnes vulnérables dans la société palestinienne. Les gens devraient être symboliquement indemnisés pour leurs pertes sévères dues à leur résistance : pour avoir perdu un  être cher, avoir passé des années en prison, avoir eu sa maison démolie…

 

Qu’est-ce que votre profession vous permet de faire spécifiquement et en quoi est-ce important ?

Samah Jabr : Ma profession me permet de répondre à une forte demande de services dans le domaine de la santé mentale, aux niveaux individuel et collectif. Je suis impliqué dans l’établissement de services cliniques et je contribue significativement à la sensibilisation du public en santé mentale ainsi qu’une formation spécialisée pour les professionnels. Comme professionnelle de la santé je me suis engagée à travailler pour le bien-être public. C’est une profession qui me fournit la boîte à outils nécessaire pour percevoir les blessures invisibles de ceux qui sont victime, silencieux et opprimés. Cela, pour les aider à prendre la parole afin de guérir, ou du moins à parler en leur nom quand ils ne peuvent pas le faire. C’est quand un traumatisme est révélé et retraité que la guérison se produit, empêchant que cela se reproduise. 

La santé mentale est une valeur universelle, et j’utilise la compréhension de cette importance à renforcer la solidarité avec les Palestiniens et de contribuer à un patrimoine professionnel qui défie l’occupation et autres systèmes d’oppression locaux ou internationaux. Je collabore avec quelques autres professionnels de la santé mentale internationale à cette fin. Qui est mieux pour expliquer au monde que le manque de justice quelque part menace la paix partout, que les professionnels de la santé mentale ? 

 

Comment les femmes en Palestine sont-elles spécialement affectées par l’occupation ?

Samah Jabr : Les genres possèdent leurs propres vulnérabilités et leurs propres capacités. Les inégalités liées au sexe peuvent augmenter sous l’occupation. Sans entrer dans un match de souffrance, je dois dire que je m’inquiète d’abord pour les hommes palestiniens puis pour les femmes. Les hommes palestiniens sont souvent dans un état de troubles parce qu’ils sont particulièrement ciblé par l’occupation, par des actes de torture, par humiliation et l’émasculation. Aussi par la place de « fournisseurs et protecteurs » qu’ils pensent leur être assignée.  Il y a aussi moins d’empathie envers les hommes au niveau international qui est souvent contenue dans les « préoccupations » exprimées souvent envers les enfants et les femmes palestiniens. 

Au cours de ces dernières années, il y a eu un nombre croissant de participation directe des femmes dans les confrontations avec l’occupation, et donc plus de femmes ont été ciblés, tués, blessés et emprisonnés par les Israéliens. Mais les expériences plus répandues des femmes restent le sentiment de détresse émotionnelle quand leurs hommes disparaissent (11 % des ménages palestiniens sont dirigées par des femmes), en lien avec la perte psychologique et le chagrin, parfois une culpabilité pathologique lorsque leurs enfants sont arrêtés ou tués. L’occupation s’infiltre dans la vie intime des gens, induisant une réaction de traumatisme. Celui-ci affecte la façon parentale de se comporter voir d’être mère, alors qu’il s’agit d’une faculté très importante du rôle social palestinien. Néanmoins, les femmes palestiniennes sont généralement pleines de ressources, résistantes et leur démonstration de plus de souplesse dans les rôles de genre leur permet de parvenir à obtenir plus de succès à modifier le tissu social de la communauté. Les femmes palestiniennes sont réputées pour être travailleuses, elles ont un taux de fécondité élevé, leur éducation est élevée et comptent comme force de travail. Tout cela les aident à survivre et à vivre sous l’occupation. 

L’oppression en Palestine est constituée de multiples couches, mais celle de l’occupation est la plus épaisse. Une femme palestinienne doit se frayer un chemin vers la liberté par le biais de différentes sphères politiques. Mais elle doit également se méfier des faux programmes qui prétendent à l’autonomisation des femmes palestiniennes alors qu’il ne s’agit que de normaliser les relations avec le féminisme sioniste. N’oubliez pas les fausses « préoccupations sur les droits de la femme dans la bande de Gaza sous le gouvernement islamique » dénoncées par des institutions qui n’ont jamais dénoncé les violations israéliennes flagrantes de tous les droits de l’homme. En féminisant ce droit, certains tentent en réalité de diviser davantage les Palestiniens, de semer la confusion. Le renforcement du pouvoir des femmes ne peut pas se réaliser au détriment des droits humains des Palestiniens et de la libération nationale.

 

Comment pouvez-vous garder espoir en l’avenir ?

Samah Jabr : Pour moi et beaucoup d’autres Palestiniens, l’émotion de l’espoir découle de la conviction que la cause palestinienne est une cause juste, et que nous sommes la ligne de front d’un combat universel contre l’oppression et la colonisation. Je me rends compte que la dynamique des pouvoirs conventionnels n’est pas en faveur des Palestiniens, mais il ne faut pas sous-estimer le capital moral des Palestiniens. Quand l’injuste ordre du monde utilise le droit de veto pour empêcher une résolution de l’ONU qui dénonce la mort israélienne de civils palestiniens, l’attitude de Fédération de football de l’Argentine qui refuse d’aller jouer avec l’équipe d’Israël à Jérusalem occupée, représente un triomphe moral pour les Palestiniens.

Mais les Palestiniens ne devraient pas chercher des solutions dans les poches des autres. Les Palestiniens n’ont pas perdu leur forte volonté ni leur motivation. Ils ont besoin identifier leurs objectifs et de s’entendre sur une stratégie claire et un plan d’action pour leur projet de libération. Ce que j’espère n’est pas la simple libération des terres ou la création de l’État ; mais c’est le type de chemin que nous prenons pour la libération, comme individus et comme une nation qui compte. Tant que nous ne sombrons pas dans la cécité morale et que nous savons préserver notre connectivité humaine, je ne suis pas préoccupée de savoir combien le chemin va être escarpé et long.

Projections en présence de Samah Jabr Derrière Les Fronts : Résistances et Résiliences en Palestine, réalisé par Alexandra Dols, sorti au cinéma en France en novembre 2017, est une plongée dans le travail et la pensée de la psychiatre palestinienne Samah Jabr. Dans l’héritage de Frantz Fanon, elle cherche à décoloniser les esprits et la psychiatrie. Parce que la colonisation au quotidien n’est pas seulement celle des terres, du ciel des logements et de l’eau, elle ne cherche pas simplement à s’imposer par les armes, mais travaille aussi les esprits, derrière les fronts.

Projection les 19 et 21 au cinéma Les 3 Luxembourg (67, rue Monsieur le Prince, 75006 Paris), en présence de Samah Jabr et du sociologue Sbeih Sbeih (le 21 juin), post-doctorat à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (CNRS, Aix-Marseille) et de la réalisatrice Alexandra Dols.

 

Pierre Barbancey

Grand reporter

Publié le 17/06/2018

Yémen - Les États-Unis donnent leur feu vert au génocide

Moon of Alabama (site legrandsoir.info)

Le génocide au Yémen va commencer demain [voir deuxième article ci-dessous - LGS]. Huit millions de Yéménites sont déjà au bord de la famine. Dix-huit millions de Yéménites sur vingt-six vivent dans le centre montagneux (en vert) qui est sous le contrôle des Houthis et de leurs alliés. Ils sont encerclés par les forces saoudiennes, les forces des Émirats arabes unis et leurs mercenaires. Il y a peu d’agriculture. La seule ligne d’approvisionnement en provenance de l’extérieur sera bientôt coupée. Les gens vont mourir de faim.

Même avant la guerre, le Yémen importait 90% de son alimentation de base. Trois années de bombardements saoudiens/EAU ont détruit les infrastructures et la production locales. La guerre a déjà provoqué une famine massive et une grande épidémie de choléra. La côte yéménite est bloquée par les forces navales saoudiennes et américaines. Les seuls ravitaillements qui arrivent sont les livraisons de l’ONU et les livraisons commerciales par le port de Hodeidah sur la Mer Rouge (Al Hudaydah sur la carte).

Les Émirats arabes unis lancent des mercenaires locaux et des gangs islamistes contre les Houthis et leurs alliés. Au cours des derniers mois, ces forces venues du sud ont remonté le long de la côte jusqu’à Hodeidah. Les combats sont féroces :

De violents combats au Yémen entre les forces pro-gouvernementales et les rebelles chiites ont tué plus de 600 personnes des deux côtés au cours des derniers jours, ont déclaré lundi des responsables de la sécurité.

Demain, lorsque les médias seront occupés avec les photos du sommet Kim-Trump, les forces des Émirats arabes unis lanceront leur attaque contre la ville.

L’ONU, qui supervise la distribution de l’aide qui arrive à Hodeidah, a tenté de jouer les intermédiaires entre les parties :

L’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, Martin Griffiths, s’est rendu dans la capitale des Émirats arabes unis au cours du week-end pour tenter d’empêcher une attaque. M. Griffiths avait conclu un accord avec les rebelles Houthis qui contrôlent Hodeidah pour permettre à l’ONU de gérer le port conjointement. Mais selon des sources bien informées, il y a peu de chance que les Émirats arabes unis acceptent l’offre ou retardent l’assaut prévu.

Les sources bien informées ne se sont pas trompées. L’ONU est en train d’évacuer son personnel :

Lundi l’ONU évacuait son personnel de la ville portuaire yéménite assiégée d’Al Hudaydah, après que des pays membres de l’ONU ont appris qu’une attaque des forces dirigées par les Émirats arabes unis était imminente, selon deux diplomates.

Le Comité international de la Croix-Rouge a retiré son personnel de la ville pendant le week-end.

Les diplomates de la région disent qu’ils croient que seule une pression accrue de Washington pourrait empêcher l’assaut.

Les États-Unis, par l’intermédiaire de leur secrétaire d’État Pompeo, viennent de donner le feu vert aux Émirats arabes unis pour lancer leur attaque :

Les États-Unis suivent de près l’évolution de la situation à Hudaydah, au Yémen. J’ai parlé avec les dirigeants émiratis et exprimé clairement notre désir de répondre à leurs préoccupations en matière de sécurité tout en préservant la libre circulation de l’aide humanitaire et des importations commerciales qui sauvent des vies. Nous attendons de toutes les parties qu’elles honorent leur engagement à travailler avec le Bureau de l’Envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour le Yémen sur cette question, à soutenir un processus politique pour résoudre ce conflit, à assurer l’accès humanitaire au peuple yéménite et à tracer un avenir politique stable pour le Yémen.

Ni les Émirats ni les Saoudiens n’ont intérêt à laisser entrer l’aide humanitaire. Ils sont absolument sans merci. Plus tôt aujourd’hui, ils ont bombardé un centre de traitement du choléra géré par Médecins sans frontières :

MSF Yémen @msf_yemen - 10:29 UTC - 11 juin 2018

« L’attaque de ce matin contre un centre de traitement du choléra @MSF à Abs par la coalition saoudienne et émiratie dénote un manque total de respect pour les installations médicales et les patients. Qu’elle soit intentionnelle ou que ce soit une bévue, c’est totalement inacceptable. »

La semaine dernière, les Saoudiens ont intentionnellement bombardé les installations du Conseil norvégien pour les réfugiés à Sanaa :

Le CNR a fourni à toutes les parties du conflit, y compris à la Coalition dirigée par l’Arabie saoudite, les détails et les coordonnées de nos opérations afin d’assurer la sécurité de notre personnel.

Hodeidah, avec ses 600 000 habitants et ses centaines de milliers de réfugiés, sera difficile à prendre. Aucun ravitaillement ne transitera par le port tant que le combat se poursuivra. Si les forces des Émirats arabes unis prennent le port, elles ne laisseront pas l’aide entrer dans les zones contrôlées par les Houthis. Il y aura une énorme famine, des centaines de milliers sinon des millions de personnes mourront.

Il serait facile pour l’administration de Trump d’arrêter l’attaque des Émirats arabes unis. Les forces spéciales américaines sont sur le terrain au Yémen, travaillant en étroite collaboration avec les forces des Émirats arabes unis. Les avions américains ravitaillent les bombardiers saoudiens et ceux des Émirats arabes unis. Les renseignements américains sont utilisés pour le ciblage. Les États-Unis fournissent les bombes. Sans le ravitaillement en vol des États-Unis, les chasseurs des Émirats arabes unis ne pourraient pas soutenir leurs forces au sol. Ils ne pourraient pas lancer d’attaque.

Dès le début, l’administration Trump est extrêmement proche des dirigeants israéliens, émiratis et saoudiens. Leur objectif commun est de contrer l’Iran. Mais l’Iran est peu impliqué au Yémen :

Il est très exagéré de prétendre que l’Iran a beaucoup d’influence sur les Houthis. Bien que les Houthis reçoivent un certain soutien de la part de l’Iran, il s’agit surtout d’un soutien politique, avec une aide financière et militaire minimale. Cependant, depuis que les Houthis ont pris le contrôle de Sanaa, le groupe est de plus en plus souvent présenté comme étant « soutenu par l’Iran » ou « chiite », ce qui suggère souvent une relation sectaire avec la République islamique. Pourtant, avant les bouleversements de 2011, le terme « chiite » n’était pas utilisé par les Yéménites pour désigner des groupes ou des individus yéménites. Les Houthis ne suivent pas la tradition du chiisme duodécimain prédominante en Iran, mais adhèrent au Zaydisme, qui dans la pratique est plus proche de l’islam sunnite, et n’a manifesté aucune solidarité avec d’autres communautés chiites.

Les Saoudiens considèrent le Zaydisme comme un obstacle à leur influence au Yémen. Ils veulent contrôler le gouvernement yéménite. Les Émirats veulent contrôler le port d’Aden et les installations de stockage et de chargement du pétrole et du gaz du Yémen. L’administration Obama avait soutenu l’attaque saoudienne contre le Yémen pour que les Saoudiens acceptent l’accord nucléaire avec l’Iran. L’administration Trump soutient la guerre saoudo/UAE par ignorance. Elle croit au mythe iranien. Elle veut aussi vendre plus d’armes.

Des millions d’enfants et de civils paieront cette décision étasunienne de leur vie.

Moon of Alabama

Traduction : Dominique Muselet


Le siège pour réduire le Yémen à la famine a commencé

Moon of Alabama

 

La nuit dernière, la coalition saoudienne a lancé son attaque contre la ville de Hodeidah au Yémen. Hodeidah est le seul port yéménite sur la mer Rouge qui peut accueillir de gros navires. Il est aux mains des Houthis qui, en 2014, ont pris le contrôle de la capitale Sanaa et se sont débarrassés du gouvernement installé par les Saoudiens à Hadi. 90% de la nourriture des 18 millions de personnes vivant dans les zones contrôlées par les Houthis provient de Hodeidah.

Les chaînes d’information par satellite saoudiennes et, plus tard, les médias d’État ont annoncé que la bataille avait commencé, citant des sources militaires. Ils ont également fait état de frappes aériennes de la coalition et de bombardements par des navires de la marine.

Le plan de bataille initial semblait impliquer un mouvement en pince. Quelque 2 000 soldats d’une base navale émiratie située dans la nation africaine de l’Érythrée ont traversé la mer Rouge et ont débarqué à l’ouest de la ville avec l’intention de s’emparer du port de Hodeida, ont indiqué des responsables de la sécurité yéménite.

Les forces émiraties et leurs troupes yéménites sont remontées du sud jusqu’à l’aéroport de Hodeida, tandis que d’autres troupes tentaient de couper les lignes d’approvisionnement des Houthis vers l’est, ont indiqué ces responsables.

Le port est maintenant classé zone de conflit militaire actif. Des combats prolongés pourraient détruire l’infrastructure portuaire. Même si les forces de la coalition saoudienne le prennent et le rouvrent, elles continueront à bloquer les approvisionnements alimentaires vers les hauts plateaux du centre du Yémen. Ils veulent affamer les Houthis pour les soumettre.

Description : http://www.moonofalabama.org/images6/yemenmap20180613.jpg

L’attaque par le sud est forte de 3 000 à 5 000 soldats commandés par Tariq Sale, le cousin de l’ancien président yéménite Ali Abdullah Saleh récemment assassiné. Ils ont été équipés de camions et de nouvelles armes par les Émirats arabes unis. D’autres forces arrivent d’Aden et Taiz. Elles sont soutenues par l’artillerie, les chars et les bombardements aériens saoudiens. Les forces de la coalition saoudienne sont commandées par d’anciens officiers de l’Australie, des États-Unis et du Royaume-Uni qui ont été embauchés par les Émirats arabes unis.

Les rédacteurs du New York Times font semblant de ne pas comprendre le vrai problème de cette attaque :

Une coalition dirigée par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite est sur le point d’attaquer le port de la mer Rouge d’Al Hudaydah, où habitent 600 000 Yéménites et où arrive l’aide humanitaire dont vivent la plupart des habitants du pays.

Selon les experts, 250 000 personnes pourraient être tuées ou déplacées dans l’offensive.

Le NYT soutient l’attaque saoudienne. Il veut que les Houthis soient éliminés. Il est aligné sur le lobby sioniste :

Cependant, l’inaction à Hodeida entraîne des coûts élevés. (....) Si le port est libéré, sa capacité pourrait être rapidement augmentée, surtout si la libération est rapide et sans trop de dégâts. Les habitants des zones contrôlées par le gouvernement sont mieux lotis que les habitants des zones contrôlées par les Houthis, précisément parce qu’ils sont connectés à des ports opérationnels et parce que certains d’entre eux touchent de l’argent du gouvernement. Il serait donc avantageux pour les habitants de Hodeida d’être libérés.

Le problème n’est pas que 250 000 personnes pourraient être déplacées ou même tuées à cause des combats. Le problème n’est pas que les habitants de Hodeidah manquaient de nourriture. Jusqu’à aujourd’hui, ils la recevaient grâce au port.

Le problème est que les Saoudiens prévoient d’assiéger le territoire tenu par les Houthis et leurs alliés jusqu’à ce qu’ils meurent tous de faim.

Environ dix-huit millions de personnes vivent dans ces territoires. Huit millions d’entre elles sont déjà au bord de la famine. Les Saoudiens veulent prendre Hodeidah pour bloquer l’accès des habitants de Sanaa à la nourriture. S’ils réussissent, ou si les infrastructures portuaires sont endommagées par les combats, ces huit millions de personnes mourront probablement et dix autres millions pourraient rapidement les suivre dans la tombe.

Les médias saoudiens n’ont même pas honte d’exposer le but de l’opération. La libération de Hodeidah est un must pour couper la ligne de ravitaillement des Houthis a titré Arab News. Et Asharq Al-Awsat a affirmé que cette opération était nécessaire pour « resserrer le siège » jusqu’à ce que les Houthis « se rendent sans conditions », « tombent les armes » et « quittent Sanaa ».

L’avocat yéménite Haykal Bafana souligne que les Saoudiens ont utilisé la même stratégie en 1934, lors d’un conflit frontalier avec l’Imamat du Yémen. A l’époque, les Saoudiens ont occupé Hodeidah et affamé la population de Sanaa, où siégeait l’Imamat, jusqu’à ce que le Yémen se rende. Ils veulent recommencer :

L’idée est d’enclaver les Houthis dans la capitale Sanaaa, déjà bloquée par les airs. En 1934, la pénurie alimentaire à Sanaa a mis fin à la guerre. Le plan est le même aujourd’hui : Affamer les habitants des zones contrôlées par les Houthis jusqu’à ce qu’ils se rendent. Ergo : Hodeidah mettra fin à la guerre du Yémen.

Qu’il y ait ou pas une famine au Yémen dépend entièrement de ce que les Houthis décideront - se battre et mourir de faim, ou se rendre et manger. Les Houthis menacent de fermer TOUS les transports maritimes de la mer Rouge ? Cela n’aura qu’un seul résultat : TOUTES les puissances mondiales leur feront la guerre, & Le Yémen, et beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de Yéménites mourront.

Personne - ni l’Arabie saoudite, ni les Émirats arabes unis, ni les États-Unis, ni le Royaume-Uni, ni même les Nations unies - n’a rien proposé pour empêcher la fermeture du port de Hodeidah. Mais c’est le Yémen qui est sans foi ni loi, d’après certains.

Même si on déteste tous les Houthis, affamer les civils yéménites est un crime de guerre. Il est illégal d’avoir comme stratégie de guerre de faire mourir les Yéménites de faim.

Cette stratégie saoudienne a amené les Nations Unies à alerter le monde sur le fait que 18 millions de personnes qui dépendent des transferts de nourriture via Hodeidah pourraient mourir de faim. Le Comité international de la Croix-Rouge prévient que l’attaque de Hodeida va aggraver la situation humanitaire déjà catastrophique. Le Famine Early Warning System (FEWS), qui est une organisation du gouvernement américain, sonne l’alarme :

Si les importations commerciales descendent en dessous des niveaux nécessaires et que les batailles coupent les populations des zones de chalandise et de l’aide humanitaire pendant trop longtemps, les conséquences en termes de sécurité alimentaire s’apparenteront à une famine.

Dans les combats d’aujourd’hui, les forces soutenues par les Émirats arabes unis ont prétendu avoir atteint la périphérie sud de l’aéroport de Hodeidah. Elles vont probablement essayer d’avancer vers l’est pour isoler la ville et l’assiéger. La zone est assez plate et difficile à défendre contre une force de soutien aérien et contre de l’artillerie lourde. Il y a peu d’espoir que les Houthis puissent la tenir.

Mais les Houthis vont continuer à se battre. S’ils abandonnent Hodeidah, ils auront perdu la guerre. Aujourd’hui, ils ont prétendu avoir tiré un autre missile balistique sur l’Arabie saoudite. Ils ont également dit avoir attaqué avec succès un vaisseau de la marine des Émirats arabes unis avec une force de débarquement. Les Saoudiens ont dit qu’ils avaient intercepté le missile. L’attaque du vaisseau n’a pas été confirmée.

Les Saoudiens et les Émirats ont le soutien actif de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Il est encore possible d’empêcher l’attaque sur Hodeidah, le siège de tout le territoire contrôlé par les Houthis et la famine. La Grande-Bretagne et les États-Unis, les Saoudiens et les Émirats sont sur le point de commettre un crime de guerre encore bien pire que ne l’a été la guerre contre l’Irak.

L’attaque doit cesser et le blocus doit être levé. Si cela n’est pas fait tout de suite, il y aura une immense famine au Yémen.

Moon of Alabama

Traduction : Dominique Muselet

Publié le 16/06/2018

Gildas Le Dem | (site regards.fr)

L’Europe des banquiers et des barbelés

Avec la crise de l’Aquarius qui s’est vu refuser l’accès aux ports italiens et opposer le silence complice de la France, on l’a vu plus que jamais : l’Union européenne actuelle n’est pas à la hauteur, selon Gildas Le Dem.

Les avatars de l’expérience italienne ne se lassent décidément pas d’être plein de leçons sur le devenir de l’Europe. On avait déjà vu les institutions européennes se mobiliser contre la nomination d’un ministre italien eurosceptique au poste des finances. Et un eurodéputé allemand proposer que la "troïka" (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne) prenne, comme en Grèce, d’assaut le Ministère des finances italien. Sans pour autant, que les institutions ou les gouvernement européens aient semblé, en revanche, sérieusement s’inquiéter des politiques migratoires de la coalition formée par Lega et le M5S.

Au fond, peu importait les expulsions massives promises, les droits des migrants, le droit international, les droits de l’homme, tant que le consensus autour de la stabilité de l’euro et des politiques d’austérité n’était pas contesté. Pourquoi l’Union européenne aurait-elle, du reste, protesté, quand elle se montrait déjà encline à bien peu de réclamations à l’égard de la politique migratoire de la Hongrie ou de la Pologne ? Et faisait déjà commerce avec la Libye ou la Turquie pour un maintien des migrants hors de ses frontières ?

Migrants : symbole de la désunion européenne

Cette semaine, c’est la France d’Emmanuel Macron qui s’est, si l’on peut dire, spécialement illustrée. Alors que le nouveau gouvernement italien refusait de voir l’Aquarius aborder ses côtes, l’on vit Emmanuel Macron se terrer, se taire pendant près de 48 heures ; puis s’emporter et qualifier la politique italienne (une fois qu’il fut acquis que le gouvernement italien ne céderait pas) d’« irresponsable et cynique ». On avait alors, bien entendu, envie de lui répondre : pourquoi n’avait-il pas lui-même, d’emblée, pris les responsabilités qui étaient les siennes, et devraient être celles de la France ouverte qu’il avait promise durant la campagne présidentielle ? Où est le cynisme dans cette affaire ? De quel côté est l’égoïsme des nations, quand on se refuse soi-même à accueillir les mêmes migrants ? Au fond, c’est un peu comme si les habitants de Neuilly ou du XVIe arrondissement disaient aux habitants de Jaurès : mais enfin les migrants, que ne les accueillez-vous pas ?

Il ne s’agit évidemment de donner raison au gouvernement italien. Rien ne peut en effet justifier les discours xénophobes de Matteo Salvini et, pour partie, du M5S, qui leur ont, c’est vrai, permis de capter la colère des italiens. Rien ne pourra non plus justifier les expulsions massives si elles devaient avoir lieu. En revanche, il faut bien rendre raison de cette colère : celle, de fait, d’un pays dépossédé de sa politique économique et financière, voué à une discipline budgétaire inouïe qui jette sa population – aux premiers rangs desquels sa jeunesse – dans la précarité et le dénuement. Et auquel on demande pourtant, dans le même temps, de supporter tout le poids de l’accueil des migrants. Le mécanisme européen ratifié à Dublin veut en effet, que le premier pays d’entrée des migrants, en l’espèce l’Italie, prenne en premier lieu la responsabilité d’examiner leur demande. Là où l’Italie a déjà accueilli des centaines de milliers de migrants depuis 2015, la France, loin d’avoir pris sa part de responsabilité – si l’on doit parler en ces termes – n’en a accueilli que 6.000, laissant mourir les autres dans les neiges de la Roya.

L’Europe des faux-derches

Il y a plus gênant : désigner le gouvernement italien à la vindicte publique, c’est désigner l’un des acteurs périphériques du système européen d’accueil des migrants, sans jamais s’interroger sur le coeur de ce système lui-même. Il apparaîtrait vite alors, que l’Italie, comme la Grèce, n’est jamais qu’un avant-poste de l’espace central de l’Union européenne auquel il est demandé, par délégation, de faire front contre les migrants : c’est-à-dire de fonctionner comme une frontière interne, de manière analogue à la manière dont on demande à des Etats extérieurs à l’Union européenne (la Libye et la Turquie) de fonctionner comme des frontières externes. Il faut bien prendre conscience de cette mutation : dans l’espace de l’Union européenne, les frontières ne s’organisent plus autour de la figure d’une ligne de partage unique, d’une limite définissable par un dehors et un dedans, mais de zones frontalières multiples, de fronts où la frontière se voit plus ou moins délocalisée, multipliée et étendue.

Or, cet espace frontalier européen stratifié et hiérarchisé est également parfaitement homogène à l’espace de domination de la zone euro, dans lequel l’on trouve, au coeur du système, des zones centrales (l’Allemagne, la France) qui captent tous les excédents monétaires, les gains de productivité, les hauts salaires et les plus-values, et, à sa marge, des zones périphériques et subalternes (la Grèce et l’Italie), grevées par les déficits, les dettes, le chômage et la précarité massive. Tout se passe en effet comme si l’aggravation des inégalités en Europe, après quarante années bientôt, de politiques d’austérité et de dépossession, de démantèlement de l’État social au nom de l’intégration et de la stabilité de la monnaie européenne, conduisait inéluctablement, non seulement à plus de tensions entre les Etats européens, mais à la désintégration de l’espace économique européen lui-même, n’était la répartition inégale de l’accueil des migrants, pour nourrir les ressentiments, les nationalismes, la xénophobie et les populismes de droite.

En vérité, il y a longtemps que l’Europe que l’on nous propose n’a plus grand-chose à faire avec une Europe de la prospérité et de la solidarité. Encore moins avec une Europe aux avant-postes de la solidarité et du droit international. Et quand, dans la perspective des prochaines élections européennes, on nous propose comme seules perspectives – de Benoît Hamon à Emmanuel Macron – la création d’un Fond monétaire européen et d’une Europe de la défense – pour qui, et pour quoi faire ? –, on est en droit de se dire que non, décidément non, l’on ne veut pas, l’on ne veut plus de l’Union européenne, de cette Europe des barbelés et des banquiers.

Publié le 15/06/2018

 Guillaume Liégard | (site regards.fr)

Salauds de pauvres : la complainte de l’homme blanc présidentiel

Pour son discours au congrès de la Mutualité, Emmanuel Macron a frappé fort : « pognon de dingue dans les minima sociaux », « ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres », etc. Le mépris familier aux accents du ruissellement de la responsabilité.

Lourdement lesté par son statut amplement mérité de "président des riches", le discours d’Emmanuel Macron au congrès de la Mutualité française, ce mercredi 13 juin, avait été savamment orchestré par la pléthorique cellule communication de l’Elysée. On allait voir ce qu’on allait voir. Avec ce délicieux discours prétentieux servi en boucle depuis un an, était donc annoncé : « Un discours stratégique sur une nouvelle manière de prévenir les grands risques sociaux comme le chômage, la maladie et la retraite. Cette vision, au fur et à mesure des réformes sectorielles, a un peu perdu de sa visibilité. » Car n’oublions pas, là où tant de tâcherons ne proposent que des mesurettes forcément coûteuses, le président descendu de l’Olympe livre une pensée complexe et élaborée.

Ce discours ne serait donc pas un « tournant social » mais un « approfondissement » qui « veut prendre les inégalités à la racine pour les résoudre ». Disons-le franchement, le discours présidentiel a bien été à la hauteur de ce qui avait été préalablement annoncé sur au moins un point : il n’y a effectivement aucun tournant social. Rien, zéro.

La théorie contredite par la pratique

Si on ne peut qu’approuver une approche qui consiste à ne pas simplement se contenter du volet curatif en développant aussi la prévention, il est totalement contredit par les politiques publiques à l’œuvre. Ne prenons en exemple qu’un seul cas de figure celui de la médecine scolaire, ou tout du moins ce qu’il en reste. En Seine-Saint-Denis, 17 des 49 postes de médecins scolaires n’étaient pas pourvus il y a peu. Pour se faire une idée plus précise du désastre, à Bobigny, préfecture du département, il n’y aurait ainsi plus « qu’un demi-poste pour 29 écoles, 4 collèges et 3 lycées », bref autant dire que pour la prévention, ça ne va pas être simple. La médecine du travail est de même sans cesse affaiblie, en particulier dans la fonction publique.

À défaut de pensée visionnaire, profonde et stratégique, intéressons-nous tout de même à l’idéologie présidentielle, à vrai dire, il faudrait plutôt parler de son dogmatisme libéral voire libertarien. Dans une vidéo saisissante (ici par exemple) du Président, on entendra notamment : « Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu’ils sortent de la pauvreté ». Car bien sûr s’il y a de la pauvreté, c’est parce que les gens sont irresponsables, il s’y complaise voyez vous mon bon monsieur. Des assistés, Jupiter vous le dit : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux, les gens sont quand même pauvres », « ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres ». Cette dernière phrase est en soi tout un poème.

Une maladie nommée "pauvreté"

Car voilà un concept fort intéressant que ce "tomber pauvre". On devient donc pauvre comme on tombe amoureux, malade. C’est comme ça, mélange de faute à pas de chance, d’accidents de la vie et de comportements inadéquats. La responsabilité de dizaines d’années de politique de déréglementation en tout genre ? Vous n’y pensez pas. La concurrence extrêmement libre et totalement faussée qui a généré des déserts industriels sur des pans entiers du territoire ? Évidemment rien à voir. Les politiques de réductions des coûts qui ont asphyxié les villes petites et moyennes ? Vous délirez. Au fond, on "tombe pauvre" comme on "meurt de froid". Dans un cas, c’est la faute du froid, méchant va, et non en raison de la misère dans l’autre, c’est la faute du pauvre, gavé aux allocations.

Il est vrai qu’une autre approche pointerait les responsabilités de Macron Emmanuel, lui qui, successivement a été rapporteur de la mission Attali, ministre de l’Économie, secrétaire général adjoint de l’Elysée, et désormais président de la République. Autant dire un crime de lèse-majesté.

Il y a peu, ce président arrogant déclarait lors de la remise du plan Borloo sur les banlieues : « Que deux mâles blancs ne vivant pas dans ces quartiers s’échangent l’un rapport, l’autre disant "on m’a remis un plan"... Ce n’est pas vrai. Cela ne marche plus comme ça" ». Le procédé était un peu curieux puisque c’est le président de la République lui-même qui avait demandé ce rapport, mais prenons le au mot. Inapte à parler des quartiers populaires, il n’est pas sûr non plus qu’un président issu du monde de la finance et qui s’est composé un gouvernement d’assujettis à l’ISF soit qualifié en quoi que ce soit pour régler la pauvreté dans ce pays. « Cela ne marche plus comme ça ».

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Publié le 14/06/2018

La responsabilité de la presse dans la répression de la Commune de Paris

par Vincent Ortiz, (site acrimed.org)

Nous publions ci-dessous, en tribune [1] et avec leur autorisation, un article paru le 28 mai 2017 sur le site Le vent se lève, et dont l’écho est familier en ces temps de mobilisation sociale.

La répression de la Commune est sans conteste le massacre le plus sanglant de l’histoire de Paris. La Semaine Sanglante, qui s’est déroulée du 21 au 28 mai 1871, s’est soldée par la mort de 30 000 Communards. Les massacres ont été suivis d’exécutions systématiques et de déportations massives. Les survivants ont été soumis à des persécutions et des humiliations sans nombre. Cet épisode est relativement méconnu par l’histoire officielle. Le rôle des élites intellectuelles et médiatiques françaises face à ce massacre demeure en particulier très peu connu.

La presse et les intellectuels jouissent en France d’un prestige peu commun. Le refrain est connu : si la démocratie est aussi profondément enracinée en France, c’est grâce au rôle de la presse, de ses intellectuels médiatiques et des personnalités « engagées » à qui elle donne de la visibilité. Cette analyse est acceptée et ressassée à l’envie dans le débat public. Elle prend du plomb dans l’aile si on analyse le rôle des journalistes et « intellectuels » (le terme est anachronique car il apparaît avec l’Affaire Dreyfus) lors de la répression de la Commune de Paris, l’une des crises sociales les plus violentes de l’histoire de France.

La grande presse et les intellectuels font bloc contre la Commune

Dès le commencement du soulèvement, les élites conservatrices appellent le gouvernement d’Adolphe Thiers à châtier durement les Communards. Louis Veuillot, dans le quotidien monarchiste l’Univers, s’en prend à la mollesse supposée d’Adolphe Thiers : « le gouvernement de Paris est pitoyable, il laisse la ville sans défense. Ô, Dieu de nos pères, suscitez-nous un homme ! ». La Comtesse de Ségur écrit : « M. Thiers ne veut rien faire qui contrarie les rouges (…) Saint Thiers a pour ces abominables scélérats des tendresses paternelles ». Le camp monarchiste s’impatiente. Il n’est pas le seul. La presse républicaine « modérée » (par opposition aux républicains « jacobins », favorables à la Commune) rejoint peu à peu le concert des appels à la répression. Dès le 19 mars, un article du quotidien « d’union républicaine » l’Electeur libre condamne le soulèvement de la Commune : « tout homme de cœur se lèvera pour mettre un terme à de semblables forfaits ». On peut lire dans le Drapeau tricolore, quotidien républicain modéré : « dût-on noyer cette insurrection dans le sang, dût-on l’ensevelir sous les ruines de la ville en feu, il n’y a pas de compromis possible ».

Le massacre commence, au grand soulagement de ceux qui l’avaient réclamé pendant des semaines. « Quel honneur ! Notre armée a vengé ses désastres par une victoire inestimable », écrit un rédacteur du Journal des Débats, républicain modéré. « Le règne des scélérats est fini », peut-on lire dans l’Opinion publique, républicain modéré et anticlérical. « Aux armes ! Bruit sinistre qui me remplit de joie et sonne pour Paris l’agonie de l’odieuse tyrannie », avoue Edmond de Goncourt. Certains y voient l’occasion d’en finir avec le péril rouge. « Il faut faire la chasse aux Communeux ! », proclame un journaliste du quotidien libéral Bien public. Un article du Figaro appelle sans détours à un massacre sanglant : « Il reste à M. Thiers une tâche importante : celle de purger Paris. Jamais occasion pareille ne se présentera (…) Allons, honnêtes gens, un coup de main pour en finir avec la vermine démocratique et sociale, nous devons traquer comme des bêtes fauves ceux qui se cachent ». Le poète Leconte de Lisle souhaite « déporter toute la canaille parisienne, mâles, femelles et petits ». Renan, dans ses dialogues philosophiques, en appelle à une « élite de privilégiés, qui régneraient par la terreur absolue ». Emile Zola écrit : « Le bain de sang que le peuple de Paris vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres ». Le futur auteur de Germinal, dont la sensibilité à la souffrance ouvrière était indéniable, éprouve alors la crainte d’une insurrection populaire, dont il ne s’est jamais départi.

Pourquoi une telle fureur contre la Commune ? Désabusés par la Révolution de 1848 à laquelle beaucoup avaient pris part, les intellectuels de 1871 étaient devenus plus conservateurs ; Jules Vallès, communard, et Victor Hugo, conservateur devenu républicain et socialiste, constituent les deux exceptions les plus notables. La plupart n’étaient pas prêts à accepter une révolution aussi radicale. La romancière George Sand, qui avait conservé des sympathies socialistes et républicaines, s’est montrée très hostile à la Commune par crainte de perdre ses biens matériels ; « mon mobilier est sauvé ! », écrit-elle lorsque la répression commence ; « les exécutions vont bon train, c’est justice et nécessité ». Quant à la grande presse subventionnée par les grands capitaux, elle a dans la grande majorité des cas emboîté le pas aux classes dominantes pour des raisons similaires.

Les mesures politiques et sociales mises en place par la Commune ont terrifié mais aussi stupéfié les grands possédants par leur caractère révolutionnaire ; on le constate à la lecture des journaux et des correspondances de l’époque. La réaction de Flaubert aux lois sociales votées par la Commune est symptomatique : « le gouvernement se mêle maintenant du droit naturel ! ». Imposer des réglementations à l’ordre social et économique, cela équivalait pour lui (comme pour tant d’autres) à intervenir dans le droit naturel, à défier les lois immuables de l’économie et de la société. Plus prosaïquement, le Duc de Broglie voyait dans la Commune « le refus de la plèbe d’admettre l’ascendant des classes supérieures »  ; en conséquence, la plèbe devait être châtiée. Jules Vallès n’avait pas tort, lorsqu’il écrivait dans son journal le Cri du Peuple  : « vous avez laissé violer Paris, avouez-le, par haine de la Révolution ».

La scission entre le peuple et les élites

La répression de la Commune de Paris signe l’arrêt de mort du jacobinisme, mouvance républicaine issue de la Révolution Française à la fois sociale et populiste. Sociale, parce que l’égalité civique est indissociable de l’égalité sociale dans la pensée jacobine ; populiste, parce que les jacobins souhaitaient mettre en place une démocratie semi-directe, qui impliquerait directement le peuple dans les affaires publiques et lui donnerait un pouvoir réel. Les républicains « jacobins » s’opposaient aux républicains « modérés », très hostiles à des réformes sociales égalitaires et à toute idée de démocratie directe. Les républicains jacobins ont été exterminés durant la Commune aux côtés de leurs alliés socialistes, anarchistes et collectivistes. C’est le républicanisme « modéré » qui a triomphé et est arrivé à la tête de la France en 1877. Il a fallu tous les efforts colossaux d’un Jean Jaurès pour réconcilier le mouvement ouvrier et la République, le drapeau rouge et le drapeau tricolore.

Le massacre de la Commune a donc instauré une scission durable entre les élites républicaines (modérées), parlementaires, journalistes et intellectuels d’une part, et le mouvement ouvrier et populaire de l’autre. Le rôle de la presse et des intellectuels sous la Commune n’y est pas pour rien. La presse, qualifiée de « figariste », était d’ailleurs l’une des cibles favorites des Communards ; les locaux du Figaro et du Gaulois ont été saccagés par des ouvriers parisiens durant la brève existence de la Commune. Cette scission entre les élites médiatiques et le peuple a-t-elle jamais été résorbée ? Toutes proportions gardées, ne peut-on pas expliquer la défiance actuelle de la population vis-à-vis de la grande presse par la révérence de celle-ci à l’égard du pouvoir, par la violence qu’elle déploie contre les mouvements de contestation ? Le phénomène populiste contemporain, c’est-à-dire le rejet populaire des élites politiques et médiatiques, n’est-il pas largement imputable au rôle de cette presse qui prend, depuis deux siècles, le parti des puissants contre leurs opposants ?

Vincent Ortiz

Pour aller plus loin :
- Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray (témoignage d’un Communard)
- Les écrivains contre la Commune, Paul Lidsky
- Les origines de la Commune, Henri Guillemin

 

Publié le 13/06/2018

La France achète de l’huile de palme dans l’espoir de vendre des avions Rafale

Gérard Le Puill

Humanite.fr

 

Aujourd’hui à 15 heures le ministre de l’Agriculture doit recevoir une délégation de syndicalistes paysans engagés dans le blocage de 16 raffineries et dépôts de carburants (ici devant la raffinerie de La Mède). Photo : Jean-Paul Pélissier/Reuters

Au second jour de blocages des raffineries et des dépôts de carburants, la FNSEA annonce avoir étendu ce blocage à 16 sites. L’opération devait durer trois jours. Hier, toutefois, Jérôme Despey, secrétaire général de la FNSEA a déclaré : « notre action se prolongera au-delà de mercredi si nous n’obtenons pas des réponses satisfaisantes du ministre de l’Agriculture sur l’huile de palme importée par Total d’Indonésie et de Malaisie pour sa raffinerie de La Mède ».

Aujourd’hui à 15 heures le ministre de l’Agriculture doit recevoir une délégation de syndicalistes paysans engagés dans le blocage de 16 raffineries et dépôts de carburants. Histoire de préparer cette rencontre, la FNSEA a mis en avant quatre revendications qui n’étaient pas formulées de cette manière dans le communiqué commun cosigné en amont de ces actions par Christiane Lambert et Jérémy Decerle au nom de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les revendications formulées dans la journée  du 10 juin parla FNSEA à l’attention de StéphaneTravert sont ainsi rédigées :

  1. Nous demandons une interdiction d’importer tout produit ne correspondant pas aux standards de production français.
  2. Nous demandons qu’aucune loi ni évolution réglementaire ne génère de nouvelles charges et qu’aune autre norme ne soit créée sans une étude d’impact complète.
  3. Nous demandons un allègement du coût du travail, notamment saisonnier, pour permettre aux employeurs agricoles d’être compétitifs par rapport à leurs concurrents européens.
  4. Nous demandons un ciblage du volet agricole du Grand plan d’investissement pour accompagner la mise en œuvre des plans de filières – issus des Etats Généraux de l’Alimentation- dans les exploitations ».

Polémiques sur le groupe Avril et les agro-carburants

Hier, deux autres syndicats paysans se sont invités dans le débat. La Coordination Rurale a fait savoir qu’elle manifestait devant le siège du groupe Avril qui « importe » selon ce syndicat « près de 200.000 tonnes par an »  d’huile de palme pour produire du diester. Le groupe Avril parle de 120.000 tonnes, soit 8,5% de sa production de diester en France dont 85,5% proviendrait du colza et 6% du tournesol. Dans son communiqué, la Coordination Rurale pose ces questions : « Pourquoi bloquer uniquement les raffineries (…) Pourquoi ne pas ouvrir le débat à toutes les productions agricoles en bloquant les ports par lesquels transitent ces marchandises ? (…) Bernard Lannes, président de la Coordination Rurale, est prêt à débattre publiquement de cet état de fait avec la présidente de la FNSEA, Christiane Lambert », lit-on dans ce communiqué.

Hier aussi , la Confédération paysanne a publié un communiqué dans lequel elle se dit « solidaire de tous les producteurs et productrices qui luttent pour un revenu ».Mais, s’agissant du blocage des raffineries contre la seule importation de l’huile de palme, ce syndicat évoque « l’instrumentalisation de cette question au profit des intérêt très particuliers de l’agro-industrie(…) Oui, les importations d’huile de palme, dont la production est catastrophique en termes de déforestation et d’impacts sur les paysans du sud, doivent être dénoncés. Pour autant, transformer l’huile de colza  en agro-carburant est aussi une impasse pour les paysans, dont le bilan environnemental s’avère calamiteux», dit ce communiqué.

Les politiques de substitution ont un bilan carbone négatif

Certes, mieux vaut triturer du colza et du tournesol produits en France pour en faire du diester et récupérer les tourteaux dans les unités de production existantes plutôt que de les alimenter par de l’huile de palme ou de fermer  ces unités. Mais il est clair depuis longtemps que les agro-carburants ne sont pas une alternative au pétrole dans la lutte contre le réchauffement climatique, même si la combustion de ces carburants émet un peu moins de CO2 que l’essence et le gazole. Car il faut intégrer à ce bilan, celui de la production des graines à triturer, en intégrant les énergies fossiles brûlées pour les labours, la production des engrais et des pesticides, sans oublier celui de la récolte. Il en va de même pour d’autres politiques de substitution comme remplacer des voitures diesel par des voitures à essence, surtout quand les véhicules retirés du marché chez nous sont revendues en Afrique. Chez nous, la réduction des émissions de CO2 passe par une réduction sensible de la circulation routière, ce qui semble difficile à admettre faute d’alternatives en provenance des pouvoirs publics.  

Reste la question du choix fait par la France d’autoriser Total à importer 300.000 tonnes par d’huile de palme pour alimenter son usine de La Mède. L’argument relatif aux emplois à sauver souhaité par le gouvernement ne semble pas le plus crédible quand on connait le peu de cas qu’Emmanuel Macron fit des emplois perdus par les travailleurs de GM§S dans la Creuse, comme de ceux de Whirlpool à Amiens. En revanche, la menace de la Malaisie de ne pas acheter à la France des avions Rafale du groupe Dassault en cas de boycott de l’huile de palme par notre pays, comme Nicolas Hulot le souhaita dans un premier temps semble avoir beaucoup compté dans la décision finale du gouvernement comme l’on souligné plusieurs médias ces derniers jours.

Gérard Le Puill

Journaliste et auteur

Publié le 12/06/2018

Netanyahou à Paris : l’information très sélective du service public

par Pauline Perrenot, (site Acrimes.fr)

Partielle ou marginale, parfois tout simplement inexistante, la couverture de la venue à Paris de Benjamin Netanyahou le 5 juin fut surtout étrangement sélective dans les journaux télévisés de France 2 et de France 3, comme dans les bulletins d’information de France Inter [1] le jour même. Quand elle ne fut pas, dans certains cas, biaisée par des partis-pris flagrants.

Alors que des massacres de Palestiniens ont été perpétrés par l’armée israélienne depuis fin mars [2] – on dénombre désormais plus de 120 morts – Benjamin Netanyahou était reçu par Emmanuel Macron à Paris mardi 5 juin. Cette rencontre a suscité de nombreuses critiques, dont l’indignation de trois syndicats de journalistes (SNJ, SNJ-CGT et CFDT Journalistes).

Les raisons de cette venue ? Faire valoir son point de vue diplomatique sur l’Iran (dans le cadre d’une « tournée » européenne et après une visite à Berlin), mais également lancer officiellement la saison culturelle France-Israël 2018 – un partenariat institutionnel – en inaugurant aux côtés du président français une exposition au Grand Palais dédiée aux innovations technologiques et scientifiques israéliennes [3].

Des appels à manifester dans toutes les grandes villes de France ont été lancés par plusieurs associations palestiniennes ou de solidarité avec la Palestine, réclamant l’annulation de la venue de Netanyahou et de la saison croisée France-Israël. Des rassemblements se sont effectivement tenus, comme en témoigne la couverture de plusieurs médias nationaux, régionaux ou locaux : on peut se référer, entre autres exemples, à L’Humanité pour la protestation de Paris, LyonMag pour celle de Lyon, et Ouest France, pour celles de Vannes et Quimper.
 

France Inter : la différence

Sur ces trois informations, seule la première, c’est-à-dire la tenue de discussions sur l’Iran, a été traitée dans les bulletins d’information de France Inter tout au long de la journée du 5 juin. Sur les quatorze journaux ou flash info diffusés [4], les auditeurs de la chaîne de service public n’auront eu connaissance ni de la « saison culturelle » inaugurée au Grand Palais, ni des appels à manifester, pas plus que des rassemblements de contestation et des conditions dans lesquels ils se sont tenus. Une information pour le moins incomplète, si ce n’est biaisée, qui choisit de taire les aspects les plus polémiques de cette séquence diplomatique : d’une part, le lancement en grande pompe d’un évènement culturel franco-israélien quelques jours après les terribles massacres de Gaza [5], et d’autre part, les protestations de militants – dont certains proches ou s’inspirant du mouvement BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) – que suscite désormais systématiquement tout partenariat institutionnel avec l’État israélien.

Oubli volontaire ? Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué, puisque sur ces mêmes quatorze journaux, la venue de Netanyahou a été traitée pas moins de dix fois par la rédaction de France Inter. Ce n’est pas non plus faute de sources disponibles, puisque l’AFP et l’agence Reuters, ont mentionné l’inauguration de l’exposition du Grand Palais dans le cadre de la « saison croisée », comme les appels à manifester [6].

L’omission journalistique, qui est aussi un parti pris, s’aggrave encore lorsque l’on écoute le journal de 8h du lendemain, le 6 juin. Dans cette édition en effet, deux minutes sur seize reviennent sur la visite de Netanyahou à Paris, introduite en ces termes par Nicolas Demorand : « Un peu de culture et beaucoup de diplomatie au menu de la visite de Benjamin Netanyahou en France. » Marc Fauvelle, à qui il donne la réplique, enchaîne sur un sujet réussissant l’exploit de passer à nouveau sous silence les manifestations organisées la veille partout en France [7], centrant plutôt le sujet sur les actions BDS en versant dans l’amalgame le plus crasse : assimiler, à la faveur d’une construction pour le moins douteuse, la critique d’Israël à de l’antisémitisme.

Marc Fauvelle : Hier soir le Premier ministre israélien et Emmanuel Macron ont donné le coup d’envoi de la saison croisée France-Israël, manifestation culturelle censée marquer l’entente entre les deux pays. Mais d’entente hier soir il n’y eut pas vraiment : les deux hommes ont constaté leur désaccord sur la question du nucléaire iranien. Et alors que Benyamin Netanyahou est à Paris, le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme s’inquiète d’une campagne de boycott menée en ce moment en France. Boycott des produits israéliens comme les dattes par exemple, retirées des rayons de certains supermarchés par des activistes, qui filment la scène et la diffusent ensuite sur Internet.

Pour prolonger et illustrer cette présentation factuellement confuse, partielle et partiale, France Inter choisit de se référer et de donner la parole aux représentants de deux institutions connues pour leur alignement sur la droite et l’extrême droite israéliennes, et pour leurs attaques outrancières contre les mouvements de solidarité avec les Palestiniens : le Président du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, Sammy Ghozlan, qui affirmait en 2011 que « l’incitation à la solidarité palestinienne conduit à la haine d’Israël et pousse à l’acte anti-juif » [8], et le président du conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, qui en appelle aux pouvoirs publics pour que soient réprimés les activistes du mouvement BDS (« Ils doivent être arrêtés, sanctionnés et le mouvement interdit. ») [9]. Et ce ne sont pas les quelques secondes d’interview d’Imen Habib, animatrice de la campagne BDS France, préalablement disqualifiée par le cadrage du sujet choisi par la rédaction de France Inter, qui permettront aux auditeurs de saisir ce qui se jouait autour de la venue à Paris du Premier ministre israélien [10].
 

Et dans les JT du service public ?

 

Si les auditeurs de France Inter, épris de service public, ont également regardé les JT de France 2 ou France 3 sur la tranche 12h-13h le mardi 5 juin [11], ils n’en auront pas appris davantage : les deux rédactions n’ont pas même mentionné la venue de Netanyahou à Paris. Leur conception de la hiérarchie de l’information leur a plutôt commandé des sujets sur les inondations, qui ont occupé un tiers du temps total du journal dans le cas de France 2 et un cinquième pour France 3 [12].

Les livraisons nocturnes n’ont pas été plus brillantes : entre le 20h de France 2, le 19/20 de France 3 et le « Grand Soir 3 » de la même chaîne, aucune édition n’a ne serait-ce que mentionné l’inauguration de l’exposition, la « saison culturelle » ou encore les rassemblements de protestation. Et si le 19/20 de France 3 ne dit mot de la rencontre entre Benjamin Netanyahou et Emmanuel Macron, les deux autres journaux observés lui consacrent tout de même du temps d’antenne ; mais une nouvelle fois sous le seul prisme de la question iranienne, amputant ainsi une grande partie de l’information, au mépris du droit du public à être informé.
 

***
 

D’ordinaire suivistes de la communication et de l’agenda gouvernementaux, les médias dominants ont une nouvelle fois calqué leur discours sur celui de l’État, ayant préféré mettre en avant le rendez-vous diplomatique sur la question iranienne plutôt que la « saison France-Israël » (et ses partenariats culturels notamment) et les manifestations qu’elle a suscitées [13]. Un suivisme que l’on peut supposer accru sur les questions relatives à Israël et à la Palestine, jugées d’ordinaire « épineuses » par les grands médias et qui pâtissent de biais systématiques conduisant à mal-informer [14].

Pour autant, et que l’on fasse l’hypothèse d’une auto-censure ou d’un suivisme assumé, les mouvements de protestation ont reçu un écho médiatique qui, quoique timoré et partiel, les ont rendus visibles. Ce constat rend d’autant plus problématique le silence de France Inter (et des JT du service public) sur le même sujet. Une radio qui, non contente d’avoir totalement invisibilisé des dizaines de manifestations en France – et leurs mots d’ordre – le 5 juin, a réussi le lendemain à disqualifier les mouvements politiques de solidarité avec la Palestine au gré d’amalgames fumeux.
 

Pauline Perrenot

Publié le 11/06/2018

Etats-Unis : l’après-Sanders sur de bons rails (site regards.fr)

Plus d’un an après la défaite d’Hillary Clinton face à Donald Trump et alors que les primaires en vue des prochaines présidentielles sont déjà à l’ordre du jour, la gauche américaine pourrait se réinventer grâce à des femmes noires ou latinos issues des classes populaires.

La "révolution politique" engagée par Bernie Sanders commence à porter ses fruits. Le sénateur socialiste et indépendant qui avait concouru contre Hillary Clinton lors des primaires démocrates pour la présidentielle américaine – et dont on avait, depuis, cent fois annoncé la disparition – se représentera à nouveau dans l’état du Vermont. C’est évidemment un premier pas vers une possible candidature à la primaire pour les prochaines présidentielles.

Mais il y a plus : nombre de candidatures tout à fait inédites émergent à l’occasion des primaires du Parti démocrate pour les élections intermédiaires de 2018. Ces candidatures contestent toutes l’establishment démocrate, et le leadership des Clinton sur le parti. Ce sont également, pour grande partie, des femmes, qui ont décidé de s’affranchir de toute autorisation : un nombre record pour cette année 2018, annonce même le New York Times. Et toutes, souvent activistes, portent les mêmes demandes : celles des travailleurs et des minorités raciales et de genre. Dans le sillage de Stacey Abrams, une femme noire qui a remporté la nomination du Parti démocrate pour le poste de gouverneur en Géorgie, ou de Lupe Valdez au Texas, toutes sont relativement jeunes et revendiquent avec fierté leur appartenance aux classes populaires, leur genre ou leur couleur de peau. Toutes aussi, ont soutenu ou sont aujourd’hui soutenues par Bernie Sanders.

Il est vrai que, depuis l’élection de Donald Trump, on n’a guère vu l’establishment démocrate se mobiliser – et Hillary Clinton moins que tous. Pendant que Bernie Sanders se battait avec férocité contre les projets de Trump sur la sécurité sociale, que de nouveaux et jeunes activistes se mobilisaient sur le front de l’immigration, du féminisme, de l’usage des armes, que le mouvement Black Lives Matters perpétuait les luttes contre les violences policières et les assassinats des jeunes noirs, l’ancienne candidate à la présidentielle continuait, elle, d’égrener ses plaintes et ses regrets sur les ingérences russes, l’affaire des e-mails et la misogynie supposée des soutiens de Bernie Sanders. Bref, des luttes ont été menées et elles commencent à imprimer des traces dans le coeur même des institutions du Parti démocrate.

L’émergence d’une nouvelle génération dans Parti démocrate américain

La candidature d’Alexandria Ocasio-Cortez à New-York est, à cet égard, emblématique. La jeune femme, 28 ans, dispute au très établi Joe Crowley, la place de représentant au Congrès du 14ème district. Née, dans le Bronx, d’une mère portoricaine, elle se veut aussi issue de quartiers défavorisés et porte des revendications comme une sécurité sociale pour tous, une augmentation du salaire minimum, une éducation supérieure publique renforcée, etc. ; elle refuse, enfin, les fonds d’investisseurs privés pour financer sa campagne. Et, face à un candidat installé (qui dispose d’ores et déjà d’un butin de guerre d’1,5 million de dollar), elle n’a donc pour elle que son parcours d’éducatrice et son rôle d’organisatrice dans la campagne de Bernie Sanders.

Et pourtant la jeune femme a fait sensation en publiant une vidéo, devenue virale sur les réseaux sociaux américains. Il faut dire que le clip de campagne, brut, frontal, sans fioritures – filmé à la manière des séries réalistes américaines – présente la jeune femme et les New-yorkais dans leur vie de tous les jours : une vie ordinaire, où il faut le matin pour une femme se maquiller à l’aube, et remplie de difficultés pour se déplacer, pour nourrir les enfants, pour leur assurer un accès à l’école, etc. Mais c’est surtout le ton engagé et les propos de la jeune femme qui ont retenu l’attention : « Je suis une éducatrice, une organisatrice, je suis une New-yorkaise qui appartient à la classe des travailleurs (« working-class »). Ce combat est un combat du peuple contre l’argent. Ils ont l’argent, nous avons le peuple. Il est temps que nous fassions savoir que tous les démocrates ne sont pas les mêmes. Un démocrate qui reçoit des fonds privés, profite des monopoles, qui ne vit pas ici, qui n’envoie pas ses enfants dans nos écoles, ne boit pas de notre eau et ne respire pas le même air que nous, ne peut décidément pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est d’une sécurité sociale pour tous, d’emplois fédéraux garantis, d’établissements d’études supérieures gratuits, d’une réforme de la justice criminelle. Un New-York pour le plus grand nombre (« for many ») est possible. Le temps est venu pour l’un d’entre nous (« one of us ») ».

Comme l’a fait remarquer Corey Robin, professeur de sciences politiques au Brooklyn College, le propos est saisissant dans le contexte politique américain (et, à vrai dire, il dépareillerait, de même, aujourd’hui, dans le contexte français) : « A quand remonte le dernier moment où l’on a entendu un représentant politique se définir, de lui-même, comme issu de la classe des travailleurs ? ». Il incarne en effet à merveille cette "nouvelle virulence" des jeunes activistes issus des classes populaires, des minorités de couleur et de genre, prêts à reconquérir et s’emparer des institutions politiques américaines, pour qu’enfin un changement réel advienne, au-delà du simple espoir.

L’irruption de l’intersectionnalité en politique

Il faut dire que le père d’Alexandria Ocasio-Cortez, comme elle ne manque pas de le rappeler, est décédé durant la crise financière de 2008 qui a frappé les États-Unis avant de souffler l’Europe ; et que sa mère dut, à cette occasion, retourner faire des ménages, conduire un bus... Bref, après le choc de 2008, plus ou moins différé dans les consciences, c’est toute une nouvelle gauche américaine qui, après un passage par l’activisme et le soutien à la candidature de Bernie Sanders, entend affronter la main mise des néo-libéraux sur le Parti démocrate, aux premiers rangs desquels, bien entendu, les Clinton.

Corey Robin, visiblement enthousiaste – et il est difficile de ne pas partager cet enthousiasme – fait encore observer que la candidature d’Alexandria Ocasio-Cortez démontre, s’il le fallait encore, comment ce qu’on appelle « l’intersectionnalité fait avancer les choses ». Et, en effet, la théorie de l’intersectionnalité (élaborée par la juriste Kimberlé Crenshaw) vise moins, comme un rapprochement trop rapide avec l’idée de convergence des luttes pourrait le laisser penser, à installer une lutte dans une place centrale, principale, qu’à démarginaliser des luttes périphériques pour interroger l’articulation des luttes.

Pour reprendre l’exemple canonique de Kimberlé Crenshaw, prendre le point de vue d’une lutte minorisée (par exemple celles des femmes noires) à l’intersection d’au moins deux autres luttes (celles des noirs d’une part, et des femmes d’autre part), c’est s’interroger sur ce qu’exigerait la prise en compte, pour la lutte anti-raciste comme la lutte féministe, de la voix de ces femmes qui ne sont pas moins noires que femmes. Ne pas questionner ces luttes du point de vue des femmes noires, c’est en effet prendre le risque de voir la lutte antiraciste exclusivement représentée par les hommes noirs, et la lutte féministe par des femmes blanches et par exemple aussi, bourgeoises, relativement âgées...

Etre féministe... et préférer Bernie Sanders à Hillary Clinton

On comprend, en ce sens, que durant la campagne présidentielle, de jeunes féministes (dont, sans doute, Alexandria Ocasio-Cortez), souvent noires ou latinos, issues des classes populaires, aient contesté le titre de féministe à Hillary Clinton, et se soient plutôt reportées vers un soutien à Bernie Sanders (un homme pourtant blanc, et plus âgé). C’est qu’elles ne considéraient pas que le féminisme blanc et élitiste de Clinton les représentaient ; qu’il fonctionnait même comme un repoussoir pour les classes populaires ; qu’elles estimaient, enfin, qu’Hillary Clinton était tout à fait incapable d’articuler ce féminisme à la question sociale et raciale, aux questions de classe et de couleur. Et de fait, celles d’entre elles qui s’étaient pourtant, à l’instar de Cynthia Nixon, résolues à soutenir Hillary Clinton, se retrouvent aujourd’hui, dans ces nouvelles primaires démocrates, combattues par l’establishment clintonien et, en définitive, soutenues par Bernie Sanders. Le vieux lion Bernie Sanders qui déclare d’ailleurs avec ardeur, depuis : « Ouvrez les portes du Parti démocrate. Bienvenue aux travailleurs, bienvenue à la jeunesse, bienvenue à l’idéalisme ».

On comprend mieux aussi, que ce féminisme intersectionnel s’articule très bien à une stratégie et une rhétorique populistes comme celle du sénateur du Vermont ou, plus près de nous, Jeremy Corbin ou Jean-Luc Mélenchon. En posant la question du nombre et de l’appartenance, du plus grand nombre (« many ») et du nous (« us »), des candidatures comme celles d’Alexandria Ocasio-Cortez renouvellent la question de la représentativité réelle des élus. Et, en effet, comme le faisait à raison remarquer Hannah Arendt, le droit de vote, le choix entre des possibles et des programmes reste formel et fermé, tant que la question de l’égibilité – la possibilité égale, pour chacun, de se présenter et d’être élu – reste par ailleurs exclue de la vie et du débat publics. Et confisquée, au fond, par un petit nombre qui, quelles que soient les différences proclamées, s’attribue la propriété exclusive de la vie publique et politique. Comme disent les Espagnols : nous avons alors un vote, mais pas de voix.

Et sans doute la jeune candidate new-yorkaise ne se présente pas comme de gauche (« left »), mais plutôt comme issue de la base (« bottom »). Mais c’est sans doute que, comme en Europe aussi, la question de l’incarnation et des contenus réels est devenue si criante qu’il vaut peut-être la peine de de suspendre, un temps, l’usage du mot gauche, si c’est pour le remplir à nouveau de sens et de chair, le reformuler après tant et tant de trahisons (qu’elles soient celles du Parti démocrate ou, en Europe, des partis sociaux-démocrates). De fait, ces candidatures posent moins la question, si l’on y tient, de savoir ce qu’est la gauche, que de savoir qui est de gauche, et pour qui. Comme le dit encore Alexandria Ocasio-Cortez : « New York va sans doute mieux. Mais pour qui ? »

Publié le 10/06/20018

Gaza, infirmière assassinée : Pour ne pas oublier Razan, son courage, et celui de tout son peuple !
de : Lepotier (site bellaciao.org)

 

Depuis le 30 Mars, 120 morts, 13 000 blessés, c’est le bilan actuel provisoire de la politique israélienne de confinement et de blocus de la bande de Gaza. Vendredi 1er Juin, c’est une infirmière secouriste dans l’exercice de ses fonctions qui a été froidement abattue par un sniper de l’armée israélienne : une balle en plein thorax, tirée à une centaine de mètres, autant dire à bout portant, avec le matériel moderne de visée dont disposent ces assassins officiellement appointés par l’État d’Israël !

Un État qui s’assoie donc sans vergogne sur les « Conventions de Genève », et cela avec le silence complice de tout l’Occident, France en tête...

Le 5 Juin, Netanyahu est arrivé en France, au motif officiel d’inaugurer avec Macron une « saison culturelle France-Israël » :

« Décidée au plus haut niveau des deux Etats, la Saison France-Israël se déroulera de manière simultanée dans les deux pays entre les mois de juin et de novembre 2018. Elle sera centrée sur l’innovation, la création et la jeunesse comme axes d’un dialogue tourné vers l’avenir.

La Saison France-Israël 2018 a ainsi pour ambition de montrer la vitalité de la relation bilatérale dans les domaines culturels et scientifiques, de marquer une nouvelle étape dans les relations économiques et de renouveler le regard que portent les Français sur Israël et les Israéliens sur la France. »

http://www.institutfrancais.com/fr/...

Il s’agit donc bien d’abord d’une vaste opération de communication, étalée sur six mois, destinée à valider aux yeux de l’opinion populaire française la collaboration franco-israélienne dans tous les domaines, ce qui signifie aussi valider la politique de colonisation sur laquelle repose l’existence de l’État sioniste.

Une politique de répression sanglante et d’assassinats « ciblés » sur des civils désarmés, dont une jeune secouriste de 21 ans, donc, une politique que Macron appelle Netanyahu à pratiquer avec « retenue », dans l’espoir qu’elle ne suscite que des protestations limitées en France, ce qui est actuellement bien le cas... !

Dans ce contexte s’est inévitablement invitée la problématique diplomatique du rejet par Trump de l’accord international sur le nucléaire iranien, rejet espéré depuis le début et actuellement fortement soutenu par Netanyahu, c’est le moins que l’on puisse dire !

Cette problématique a le grand mérite, pour les médias à la botte du système, de pouvoir faire passer au second plan les crimes sionistes quasi-quotidiens à Gaza et en Palestine en général.

Elle permet de donner à Macron un petit air d’insoumission à bon compte, alors qu’il ne fait que négocier le bout de gras concernant les contrats juteux espérés avec l’Iran... Un bout de gras que les USA sont donc ravis d’arracher des dents de leurs « alliés » européens, après avoir cru devoir leur « lâcher du lest », sous Obama...

Mais l’objectif de contenir et même de réduire, si possible, le développement et l’influence de ce pays est commun à ces trois larrons, Trump, Netanyahu, Macron...

Seul le choix des « moyens » les « oppose » en apparence : manière forte, avec blocus style Gaza, ou manière douce, par l’intégration de la bourgeoisie nationale iranienne dans la finance internationale, style Jordanie, par exemple...

Il y a donc lieu de ne pas se laisser abuser par ces fadaises « diplomatiques » et de comprendre qu’au delà de la partie visible des pressions, déjà scandaleuses par elles-mêmes, qu’exerce un Netanyahu sur la supposée présidence française, en relais de celles déjà exercées par Trump, c’est bien en acteur d’une collaboration ancienne et profonde avec le sionisme que Netanyahu est présent en France.

La « saison France-Israël », « Décidée au plus haut niveau des deux Etats », en est bien le reflet et la garantie d’une complicité durable de l’État français avec le crime sioniste au quotidien.

Le fait que cette saison se déroule sur six mois doit donc nous interpeller et nous permettre de réagir à cette ignominie.

Contre cette ignominie une pétition existe, et elle a déjà rassemblé plus de 17 000 signatures. C’est évidemment une initiative peu connue, peu médiatisée, on comprend aisément pourquoi... En tout cas, c’est la seule, actuellement, qui ait pris un essor notable, et il est à souhaiter qu’elle se maintienne tout au long de cette « saison France-Israël », une honte kollaborationniste avec le sionisme assassin.

LA PETITION, extrait du texte :

« Cette inauguration aura lieu dans un contexte où le droit international dans les territoires palestiniens n’a jamais été aussi bafoué. L’extension des colonies se poursuit et l’ambassade des Etats-Unis a été transférée à Jérusalem. Que la « saison France-Israël 2018 » se déroule dans ces conditions est en soi inopportun, tant il est évident que cet événement participe d’une stratégie visant à redorer le blason d’un État dont la nature annexionniste n’est plus un secret pour personne.

Mais aujourd’hui, il serait inadmissible que cette « saison France-Israël » soit maintenue en dépit du dernier massacre de Gaza. Ce serait une atteinte irrémédiable à nos principes républicains et à nos valeurs de justice.

Citoyennes et citoyens français, nous ne pouvons accepter, dans les circonstances présentes, cette collaboration d’État à État entre la France et Israël. Nous ne pouvons nous soumettre à la normalisation avec un régime colonial bafouant les droits de l’Homme et les conventions internationales signées par la France. »

Le lien vers la pétition :

http://annulationfranceisrael.wesign.it/fr

Sur Razan Al-Najjar, secouriste de 21 ans, assassinée dans l’exercice de ses fonctions :

Le père de Razan : « Voici l’arme que portait Razan, des bandages et de la gaze pour aider les blessés »

Elle a porté assistance à deux blessés et elle est revenue pour sauver le troisième qui se trouvait à une vingtaine de mètres de la clôture de la frontière, elle portait une blouse blanche avec l’insigne médical et levait ses mains bien haut, mais malgré ça un sniper de l’armée de l’occupation l’a visée volontairement et l’a touchée mortellement alors qu’elle accomplissait son devoir humanitaire.

Elle, c’est Razan Achraf Al-Najjar, une jeune infirmière de 21 ans, bénévole dans l’organisation de secours médical, qui se trouvait dans le camp du retour à l’est de Khaza’a depuis le 30 mars dernier, en première ligne pour apporter les premiers soins aux blessés.

Tous les habitants de Khaza’a sont sortis pour un dernier Adieu à Razan, qui a été blessée à plusieurs reprises, et plus récemment à la main et qui a refusé de s’absenter pour se faire soigner, elle a pris juste une courte pause avant de revenir pour sauver un troisième blessé, mais un tireur d’élite de l’armée de l’occupation a décidé de mettre fin à sa vie et à son engagement en lui tirant une balle dans le dos.

Un état de deuil et de tristesse a frappé le visage de ses compagnons bénévoles dans le travail humanitaire qui accompagne le cortège, qui, fidèles au message de Razan, soulignent que l’occupation ne réussira pas à les dissuader de continuer à apporter un secours humanitaire et bénévole aux blessés.

Le père de Razan a condamné le crime de l’occupation, et a présenté aux journalistes la blouse blanche tachée de sang que portait sa fille, en disant : Voici l’arme que portait Razan, des bandages et de la gaze pour aider les blessés.

Une jeune volontaire Rada al-Najjar a dit que Razan était dans les premiers rangs des volontaires, notant qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’elle soit ciblée directement, d’autant plus qu’elle portait un uniforme qui l’identifie comme personnel de secours.

Razan a été assassinée de sang froid, quel que soit le badge médical qu’elle portait : « Son message était humanitaire, mais l’occupation a décidé de la tuer de sang-froid », a ajouté sa famille qui a exigé l’ouverture d’une enquête. »

http://www.france-palestine.org/Le-...

Selon l’armée israélienne, elle serait tombée victime d’un « ricochet » ou d’une « balle perdue »... Mais on nous assure que l’enquête continue... Pour tenter de trouver une « explication » qui soit plus convaincante, évidemment... En attendant l’ « oubli médiatique », un crime chassant l’autre...

Faisons simplement en sorte de ne pas oublier Razan, son courage, et celui de tout son peuple !

Lepotier

Publié le 09/06/2018

Arrêtons de stigmatiser les cheminots, nous écrivains sommes solidaires

En quoi sont-ils responsables des lignes de TGV qui ne peuvent être amorties et dont la décision a relevé, au mieux, de l'aménagement du territoire?

 

JEAN-PHILIPPE KSIAZEK via Getty Images

"Arrêtons de stigmatiser les cheminots, nous écrivains sommes solidaires"

La stigmatisation des cheminots fut une opération de relations publiques pour les démoraliser. Elle eut un effet opposé au but recherché. Comment ne pas être aux côtés de petites gens vilipendées par Goliath? Des artisans des mots, des écrivains, des cinéastes, des universitaires et des avocats réagirent et appelèrent à les soutenir concrètement, financièrement. La grève installée, sur un mode intermittent pour des mois, les romanciers, avec des humoristes, décidèrent de leur offrir un livre. Deux mois plus tard, les textes écrits, composés et imprimés, "La bataille du rail" arrive sur les présentoirs des librairies.

Beaucoup d'entre nous ont puisé leur inspiration dans un temps familier, celui des souvenirs. Dans un mouvement opposé, les cheminots grévistes s'arc-boutent pour ne pas être aspirés par une terrible machine à tant remonter le temps qu'il en devient étrange.

Refaire de la SNCF une société anonyme, contrôlée par l'État? Nous serions téléportés avant 1983, quand un gouvernement d'union de la gauche transforma la SNCF en un établissement public.

Ramener des entreprises privées sur les grandes lignes ferrées? C'était avant 1937, année où le Front populaire décida d'intégrer les sociétés privées, déficitaires depuis des lustres, dans une nouvelle société, la SNCF, dont l'État détiendrait la majorité.

Supprimer le statut du cheminot, accepté, en mai 1920, par le patronat privé du rail? Les cheminots seraient ramenés à la situation existant en 1919 quand la loi institua les conventions collectives.

Et cependant, leur projet est de faire plus avec moins. En proposant que l'État reprenne seulement 35 milliards de dettes de SNCF Réseau ̶ alors qu'en Allemagne, l'intégralité de la dette du réseau ferré a été reprise par le gouvernement ̶ le Premier ministre exige en contrepartie que les cheminots augmentent encore leur productivité, pour apurer les dettes restantes, 12 milliards d'euros chez SNCF Réseau et 5 chez SNCF Mobilités.

En quoi les cheminots sont-ils responsables des emprunts pour acheter des entreprises d'autobus dans les cinq continents?

En quoi le sont-ils des nouvelles lignes de TGV qui ne peuvent être amorties et dont la décision a relevé, au mieux, de l'aménagement du territoire?

Tout se dit comme si l'opération de dénigrement des cheminots avait réussi: si leur productivité peut encore augmenter, c'est qu'ils ne travailleraient pas assez. Le suicide de Julien Pieraut, 26 ans, un gréviste syndiqué, lundi 21 mai, dans le domaine de l'entreprise publique, devrait rappeler, à tous, le mal-être de nombreux salariés de la SNCF. Les dizaines de suicides par an dans l'entreprise ferroviaire, selon les dirigeants syndicaux, avoisinent ceux de France Télécom dans sa pire période, de 2007 à 2009. Nous savons, depuis l'audit de ce sombre épisode, que ces décès, aux causalités complexes, entremêlent souvent des causes personnelles et sociales. Mais, pour les experts comme pour n'importe qui, leur somme est un indice statistique de la souffrance au travail. Des êtres humains vivants ne seront jamais des machines.

Alors, peut-on relier le stress des cheminots à une productivité toujours plus élevée dans l'entreprise ferroviaire nationale? OUI. Aux effets de la division des personnels après que l'entreprise ait été scindée en plusieurs entités, en 2014 ? OUI. À l'incertitude qui prévaut aujourd'hui sur leur statut professionnel? OUI. Peut-on régresser au régime social de 1919 sans faire de la casse.humaine ? NON, NON ET NON.

Publié le 08/06/2018

« Les gens ici sont en avance, ceux qui ont le pouvoir, l’argent et les armes sont en retard »

par Laurent Guizard, Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Bénéficiant d’un certain répit, petit à petit la Zad se reconstruit. Quinze conventions d’occupation précaire ont été signées entre la préfecture et des occupants. 170 hectares sont pour le moment préservés d’un retour à l’agriculture conventionnelle. Entre maraîchage, nettoyage et reconstruction, les zadistes esquissent de nouveaux projets, notamment en matière d’habitat respectueux de l’environnement. Et ce, malgré les tracasseries policières et administratives. Reportage chez les résistants du bocage où l’été se prépare.

« Quinze projets ont été validés, et six projets restent en attente », résume Pauline, habitante de la Zad de Notre-dame-des-Landes. Elle est venue assister, comme de nombreux habitants de la Zad, à la signature de ces conventions d’occupation précaires devant la préfecture. 170 hectares sont pour le moment « sauvés », soulageant pour un temps ceux et celles qui bataillent depuis deux mois contre les expulsions, malgré les violences policières. Pour autant, personne ne crie victoire. Une signature collective, pour l’ensemble des projets, n’a pas été acceptée.

« On sait que les mêmes peuvent décider, du jour au lendemain, de reprendre les expulsions », glisse Pauline. La préfecture incarne aussi l’autorité qui a permis aux forces de l’ordre d’utiliser massivement des grenades qui ont entrainé de nombreux blessés, dont un très grave, Maxime, qui s’est fait arracher la main par une grenade le 22 mai dernier.

Conflits fonciers avec les anciens propriétaires

Parmi les six projets encore en attente de validation, deux sont jugés trop peu avancés par la Préfecture. Pour rattraper ce retard, un chantier solidaire a donc été organisé les 2 et 3 juin à la Grée, où doit s’installer un élevage d’escargots. Pour le second projet, une ferme auberge, « c’est un peu plus compliqué : une partie de la maison où devait s’installer la ferme auberge a été détruite pendant l’opération policière », explique Pauline. Opérations policières et destructions à répétition ne constituent pas forcément un climat idéal pour construire et expérimenter des alternatives...

Les quatre projets restants font l’objet de conflits avec les anciens propriétaires, qui ont vendu leurs terres au profit du projet d’aéroport mais souhaitent désormais les récupérer. Parmi ces initiatives bloquées, celle de la Noé verte. Située à l’extrême Est de la Zad, la Noé verte abrite une maison « en dur » occupée depuis bientôt trois ans par un collectif qui développe, entre autres, une conserverie. Élaborés à partir des aliments cultivés ou produits sur la Zad, la conserverie fabrique des pots de confitures ou de miel, des purées, et d’autres légumes transformés.

 

À l’entrée du jardin, une ossature bois montée quelques jours avant la première vague d’expulsion début avril, attend d’être habillée d’un toit et de murs. Derrière la maison, et le terrain qui sert de potager, s’étend un champ de plusieurs hectares où un verger a été planté à l’automne. Les lieux accueillent aussi des serres maraîchères, quelques ruches, et des cultures de céréales destinées à nourrir les animaux d’un élevage ovin.

Alternatives vs bureaucratie étatique

« Les projets qui ont été déposés pour obtenir des conventions d’occupation précaires sont tous interdépendants, rappelle Katy, du collectif de la Noé verte. C’est une des réalités de la Zad. Nous ne vivons ni ne travaillons chacun dans notre coin. » Partages de matériels, de locaux et rotations de parcelles, troc… la Zad se fond difficilement dans le cadre très individualiste que l’État souhaite imposer. En insistant, par un montage complexe, sur la dimension collective des projets, les occupants entendent aussi les protéger de la destruction.

 

Pour le moment, tous semblent à l’abri d’une expulsion, même les projets non agricoles : atelier mécanique, bibliothèque, menuiserie, forge. « La préfecture nous a conseillé de nous rapprocher d’autres instances telles que la chambre des métiers », explique Pauline. De nouveaux travaux administratifs attendent donc les zadistes. « Nous sommes en phase de légalisation, constate Youca, avec une pointe d’accablement. On ne sait pas trop où va nous mener cette stratégie administrative. »

Des parcelles agricoles infestées de... grenades

Valables jusqu’au 31 décembre 2018, les conventions d’occupation précaires seront rediscutées à l’automne. Le répit est donc court, à peine le temps d’un été. « C’est précaire, comme leur nom l’indique, avance Pauline. Et nous sommes bien conscients que ces conventions ne nous accordent aucun droit pour l’avenir. Nous n’avons même pas de priorité en cas de renouvellement. » Les occupants devraient être fixés fin octobre, sachant que l’État planche actuellement sur la rétrocession des terres de la Zad, notamment au conseil général. Celui-ci pourrait mettre en concurrence agriculteurs conventionnels – souvent adeptes de l’agrandissement d’exploitations déjà importantes et utilisateurs de pesticides – et zadistes.

 

En attendant, « nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait », dit Youca, en jetant un œil attendri aux plants d’aubergines et de tomates dont il a réussi à s’occuper malgré l’expulsion policière et le temps dédié à la mobilisation. Aux travaux des champs, coupes de bois, chantiers mécaniques, et cantines collectives s’ajoutent le nettoyage des parcelles infestées non pas d’insectes ravageurs mais de grenades lacrymogènes. « Quand on remue les herbes, ça sent encore les lacrymos », s’indigne Geneviève, qui soutient la Zad depuis des années. « Le foin est foutu. Il faudra faire des appels à solidarité pour que les paysans puissent nourrir leurs bêtes cet hiver », souffle-t-elle, en parcourant un champ qui jouxte le carrefour de la Saulce, en plein centre de la zone.

« Ils nous empêchent de nous réunir »

S’ils sont moins nombreux, les policiers sont toujours bien présents. Et privent certains habitants de leur liberté de circulation. « Ils nous empêchent de nous réunir, rapporte Katy. Certains lieux sont inaccessibles. Il y a tout le temps des contrôles d’identité, ils nous prennent en photo, regardent leur fichier. On ne sait pas ce qu’ils vont en faire. Nous avons peur qu’ils interdisent le territoire à certains d’entre nous. Souvent, nous arrivons en retard aux réunions. Or, ces moments sont très importants pour nous : c’est là que vit le collectif, qu’il s’organise. Ils mènent clairement une stratégie d’occupation du territoire. »

 

Les temps de réunion sont particulièrement précieux aux lendemains des expulsions et destructions subies ces deux derniers mois. « Nous sommes dans un moment où il nous faut recomposer le mouvement et les soutiens, explique Katy. Évoquant les dissensions qui ont agité la Zad ces dernières semaines, elle remarque qu’il est important que l’on soit ensemble pour recréer un rapport de force. » « Comment on lutte ensemble contre le monde qui veut nous absorber ? », lance Youca. « Il faut que l’on prenne le temps de se relever. Là, on est encore en train d’encaisser la chute. »

« Habiter ici, c’est habiter un vide juridique »

La fatigue, Léo et Antonin, du collectif « Habiter et défendre la Zad » l’évoquent aussi. « Nous accusons le coup », énonce Léo, insistant sur la violence que représente la perte d’un logement. « Ils ont tout rasé en disant : ne vous inquiétez pas, on protège le territoire. Qui peut comprendre cela ? » Né dans la foulée de l’abandon de l’aéroport, et soutenu par des architectes et urbanistes, leur collectif entend faire émerger la question de l’habitat, souvent éludée par le sujet agricole. « Face aux problématiques environnementales qui émergent un peu partout, nous posons ici la question : comment vivre sur un territoire ? Les cabanes nous permettent de travailler ici et de nourrir les autres sans rien casser. » Le modèle pavillonnaire ne serait donc pas le seul possible ?

 

Peu abordé par les médias, cette question de l’habitat ne l’est pas non plus par les représentants de l’État.« L’État se permet de ne pas parler d’habitat alors même qu’il a détruit près de 40 lieux de vie. Où sont censés vivre ceux et celles qui portent des projets agricoles validés par la préfecture ? », interroge Léo. « On ne nous dit rien des possibilités juridiques de construction. Habiter ici, c’est habiter un vide juridique. Nous ne sommes pas dans un cadre de régularisation apaisé. Et puis, c’est difficile : comment négocier avec des gens qui détruisent nos maisons ? » Au détour d’une réunion, la préfète a lâché que l’habitat peut être couvert par les conventions précaires. Pour le moment, rien n’a été signé. Le sujet ne semble pas prioritaire. La réouverture officielle des routes qui traversent la Zad permettra-t-elle d’aborder cette question ? Nul ne le sait pour le moment.

Solidarité et reconstruction personnelle

Seule certitude : les occupants n’ont pas l’intention de se satisfaire ce vide décisionnel et juridique. Une commission « Habiter » planche déjà sur le sujet. Ils sont soutenus par des personnes extérieures, comme le paysagiste Gilles Clément, qui est venu sur place fin mai. Il a constaté « une prise de conscience très sérieuse sur tous les problèmes qui relèvent de l’habitat et de la vie ». « On ne pourra pas continuer avec le modèle économique actuel qui est profondément destructeur. Les gens ici sont en avance. Ceux qui ont le pouvoir, l’argent et les armes sont en retard. Ils ne vont pas s’arrêter sous prétexte qu’une bande de CRS armés arrivent. »

Léo présente la période qu’ils traversent comme « un moment d’élaboration, de solidarité et de reconstruction personnelle ». Avec Antonin, ils rappellent qu’en 2012, le fait d’habiter la Zad constituait un mode d’action très fort pour réagir à la première tentative d’expulsion. « Ici, c’est une lutte habitée, résument-ils. D’ailleurs les premiers à se battre contre le projet d’aéroport, les agriculteurs, se sont battus pour habiter ici. »

 

Alain et Norbert, éleveurs laitiers bios à la retraite, confirment : l’occupation de fermes et de terres est une stratégie locale qui date. Soutiens de la première heure de la lutte contre l’aéroport, ils sont en ce mois de mai occupés à tirer des barbelés pour réparer les clôtures arrachées lors des interventions policières. En fin de journée, les vaches devraient pouvoir pâturer, même si l’herbe aura peut-être encore un arrière-goût de lacrymo.

Se relevant un temps pour soulager leur dos et avaler un verre d’eau, ils confient avoir beaucoup appris au contact des personnes qui ont choisi d’habiter et cultiver la Zad pour la défendre. « Leur façon de cultiver la terre, de s’interroger sur la traction animale, de réintroduire des cultures comme les plantes médicinales, c’est vraiment intéressant » , estime Alain. Les deux hommes évoquent aussi l’importance que revêt pour eux le fait de mener des vies moins coûteuses pour l’environnement. A l’inverse de l’ancien monde qui semble vouloir tout faire pour les en empêcher.

Nolwenn Weiler

Publié le 07/06/2018

Italie : et maintenant ?

Pierre LEVY (site legrandsoir.info)

Que retenir de l’improbable séquence politique italienne qui a multiplié les rebondissements depuis un mois ? Sur quoi peut-elle déboucher ?

Les parlementaires italiens s’apprêtent à voter la confiance au gouvernement formé par l’alliance entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Ligue, et dirigé par un juriste novice en politique, Giuseppe Conte.

Ainsi se conclut – provisoirement – une séquence marquée par une succession de trois coups de théâtre. Depuis les élections du 4 mars, la situation politique transalpine semblait bloquée. Mais le 9 mai – premier coup de tonnerre – l’ex-Premier ministre Silvio Berlusconi, angoissé par la perspective d’un nouveau scrutin qui paraissait inéluctable et qui aurait probablement été fatal à sa formation, Forza Italia, donnait son feu vert à la Ligue, son alliée, pour se rapprocher du M5S.

En moins de deux semaines, les chefs du parti fondé par le comique Beppe Grillo, Luigi Di Maio, et de l’ancien mouvement autonomiste du Nord désormais converti en force nationale proclamée anti-Bruxelles, Matteo Salvini, se mettent d’accord sur un programme et sur une équipe gouvernementale. M. Conte, qui n’appartient à aucun des deux mouvements, est pressenti pour diriger celle-ci.

Puis, deuxième tremblement de terre : le président de la République, Sergio Mattarella s’oppose à la nomination de certains ministres, notamment celui pressenti pour le portefeuille des finances, Paolo Savona, jugé trop critique quant à l’euro. Le chef de l’Etat ne s’en cache guère : il relaye le refus à peine voilé de la Commission européenne, comme de Berlin et de Paris, quant à ce cabinet jugé hérétique.

MM. Di Maio et Salvini sont furieux. Ils soulignent qu’une telle attitude bafoue le vote majoritaire des citoyens. Des élections semblent à nouveau inévitables. Tout laisse à penser que, dans cette hypothèse, la Ligue sortirait grande gagnante, capitalisant sur le déni de démocratie. Une hypothèse qui tétanise les élites dirigeantes de l’UE tout comme la classe politique européiste italienne.

S’en suivent alors de discrètes négociations. Ultime coup de théâtre : exit le gouvernement de transition imaginé par le président Mattarella (qui aurait été conduit par une figure emblématique du FMI, une véritable provocation après un vote clairement anti-austérité...) ; et réapparition de Guiseppe Conte, qui, après avoir jeté l’éponge, accepte finalement de conduire une équipe gouvernementale M5S-Ligue. Cette dernière inclut cependant certains désidératas du chef de l’Etat.

Certes, Luigi Di Maio prend un très large portefeuille incluant le travail et le développement économique, tandis que Matteo Salvini hérite de celui de l’intérieur, qu’il guignait. Mais l’éphémère ministre des finances Savona se retrouve finalement aux affaires européennes, un poste important mais moins stratégique. Le nouveau grand argentier, Giovanni Tria, ne remet nullement en cause la monnaie unique. Quant au ministre des affaires étrangères, il échoit à Enzo Moavero Milanesi, qui a appartenu aux très pro-UE gouvernements Monti et Letta, et qui a lui-même longtemps travaillé pour Bruxelles.

Que retenir de ce prologue mouvementé ? Et sur quoi cette configuration inédite peut-elle déboucher ?

Premier constat : le vote des Italiens en faveur de partis réputés « antisystème » et accusés par l’oligarchie d’être anti-UE, n’a pu être ignoré. Cette « alliance populiste et d’extrême-droite qui épouvante l’Europe » constituait bien et reste le pire cauchemar que Bruxelles pouvait imaginer.

En témoigne le concert d’imprécations de la part des dirigeants européen. Parmi tant d’autres, l’actuel locataire de Bercy a ainsi martelé avec une déroutante arrogance : « chacun doit comprendre en Italie que l’avenir de l’Italie est en Europe ». Et Bruno Le Maire d’asséner sans réplique : « les engagements qui ont été pris par l’Italie (...) valent, quel que soit le gouvernement ». Bref, l’Italie est libre de ses choix à condition que ceux-ci ne changent pas.

Les commissaires européens se sont également succédé pour jouer leur partition dans ce registre. La palme revient à l’Allemand Günther Oettinger : ce dernier n’a pas hésité à affirmer que les marchés financiers sauraient bien venir à bout des volontés des électeurs italiens.

Il y a cependant un deuxième constat : le compromis accepté par MM. Di Maio et Salvini laisse à penser qu’entre les partis réputés « antisystème » et le « système » lui-même, tous les canaux de communication ne sont pas rompus. Ce n’est pas une réelle surprise. Ni les dirigeants de la Ligue, ni encore moins ceux du M5S ne revendiquent leur hostilité fondamentale à l’intégration européenne. Luigi di Maio a même terminé sa campagne par des déclarations d’amour à l’Europe... Cela rappelle étrangement l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce, prétendant combattre l’austérité tout en voulant rester dans l’UE et la monnaie unique. On connaît la suite.

Troisième constat : le programme ressemble à un bric-à-brac baroque. La fin de l’austérité, la remise en cause de la réforme des retraites, le durcissement de la politique migratoire, la levée des sanctions contre la Russie (un horrifique chiffon rouge pour les dirigeants européens), voisinent avec la baisse des impôts, le revenu minimum citoyen, l’arrêt du tunnel sous les Alpes ou la fin de la vaccination obligatoire...

Pour autant, la mise en œuvre ne serait-ce que du quart des propositions de la première catégorie serait explosive, tout particulièrement dans la troisième puissance de la zone euro.

Trois points de friction majeurs en particulier sont susceptibles de mener à l’affrontement dès le Conseil européen prévu fin juin : l’intégration plus poussée de la zone euro, évidemment contradictoire avec un assouplissement de l’austérité ; la réforme de la politique migratoire et d’asile, où l’Italie se trouve en première ligne ; et la reconduction des sanctions contre la Russie, reconduction contre laquelle les deux partenaires gouvernementaux sont unis.

Il reste la question majeure : jusqu’à quel point la majorité des Italiens, qui ont exprimé leur colère le 4 mars dernier, seraient-ils décidés à se laisser brutalement décevoir ? Naguère encore, une réponse pessimiste aurait semblé s’imposer.

Mais depuis quelques mois, en Allemagne, en Autriche, en Tchéquie, en Hongrie, les électeurs ont déjà pris un malin plaisir à enchaîner les claques adressées à Bruxelles. Sans parler du vote en faveur du Brexit. Bref, l’idée européenne est en loques. Même si un récent sondage « eurobaromètre » croyait pouvoir récemment discerner des citoyens « de plus en plus favorables » à l’Europe, comme a cru pouvoir le pointer l’Italienne Federica Mogherini, chef de la diplomatie de l’UE. A ce niveau, ce n’est plus de la méthode Coué.

C’est de l’humour.

Pierre LEVY

Publié le 06/06/2018

Niger : la société civile réprimée, le président Issoufou reçu avec les honneurs à l’Élysée

par Anne-Sophie Simpere (site bastamag.net)

Le président du Niger Mahamadou Issoufou entame ce 4 juin une visite officielle à Paris, sur invitation d’Emmanuel Macron. Plusieurs ministres et le président du Sénat seront à sa disposition, tandis qu’il devrait obtenir près de 50 millions d’euros d’aide au développement. Au même moment, les principaux leaders de la société civile nigérienne subissent une brutale répression, croupissant dans plusieurs prisons gouvernementales. 26 opposants ont été arrêtés, notamment pour leurs protestations contre les injustices fiscales et les bases militaires étrangères installées dans leur pays. La France, à ce jour, est restée silencieuse.

Jamais, depuis le coup d’État de 2010, des membres de la société civile nigérienne n’avait passé autant de temps en prison : la répression en cours est implacable. Inculpés pour « destruction de biens publics » et « participation à une manifestation interdite », les accusés ont passé plusieurs semaines enfermés, sans comparaître devant un juge. Alors que le dossier d’accusation semble vide, la procédure traine en longueur. « Ils ont été envoyés dans des prisons très éloignées de Niamey, peu accessibles, cela afin de limiter les visites, explique Mounkaila Halidou, le président du Réseau des organisations pour la transparence et l’analyse budgétaire (Rotab), une ONG nigérienne. Sans doute, aussi, dans l’idée que l’isolement allait jouer sur leur moral. » Les prisonniers demeurent « déterminés. Ils tiennent le coup, rassure Laurent Duarte, coordinateur de la campagne Tournons la Page, une coalition d’association qui lutte pour la démocratie en Afrique, qui suit le dossier depuis la France. Il faut qu’ils tiennent physiquement aussi. Les conditions de détention sont difficiles. »

Ali Idrissa du Rotab, Moussa Tchangari et Ibrahim Diori d’Alternative espace citoyen, Maïkoul Zodi de Tournons la page, l’avocat défenseur des droits humains Abdramane Lirwane… l’essentiel des activistes arrêtés depuis fin mars au Niger travaillaient en collaboration avec des ONG internationales qui demandent aujourd’hui leur libération. « Une lettre ouverte a été signée par Amnesty international, la Cimade ou encore le Secours catholique, une pétition relayée par le CCFD-Terre solidaire, une interpellation réalisée par Oxfam... Mais pour l’instant, la France ne semble pas vouloir s’exprimer publiquement sur la situation », rapporte Laurent Duarte.

« De nouvelles taxes pour les plus vulnérables, des exemptions pour les multinationales »

A l’origine de cette vague de répression : la loi de finance 2018, considérée comme injuste par la société civile. L’augmentation de la pression fiscale sur les citoyens nigériens passe mal quand, dans le même temps, Orange Afrique vient d’obtenir la suppression de la taxe sur les appels internationaux. Un manque à gagner de plusieurs millions d’euros pour l’État, qui revendique par ailleurs son besoin de mobiliser plus de ressources fiscales pour son développement. « La loi de finance introduit de nouvelles taxes pour les plus vulnérables et des exemptions pour les multinationales : on ne comprend pas ce cadeau fiscal aux plus riches, alors qu’on demande des efforts aux plus pauvres », dénonce Mounkaila Halidou, du Rotab.

Le sujet de la répartition des richesses est sensible dans un pays qui se classe parmi les plus pauvres au monde, malgré ses ressources en uranium ou en pétrole. La contribution des multinationales est particulièrement surveillée, et souvent considérée comme trop faible. Areva – devenue entre temps Orano – s’est faite épingler l’année dernière par un collectif d’ONG : le Niger reçoit dix fois moins d’argent que le Kazakhstan pour son uranium, alors qu’il représente une part plus importante des approvisionnements du groupe français.

Le sentiment d’injustice fiscale ne passe plus, dans un pays qui reste classé parmi les plus pauvres au monde. « Depuis fin 2017, il y a eu des manifestations d’ampleur et des mobilisations dans tout le pays contre la loi de finances, rappelle Laurent Duarte. C’est peut être ce qui explique la réaction du gouvernement : ils se sont mis à interdire toutes les manifestations. Maintenant, ils essaient de tuer toute contestation. »

« Le Niger est devenu un terrain de jeu pour des armées étrangères »

Une autre revendication est portée par la rue : la fermeture des bases militaires étrangères installées au Niger. Opération Barkhane, mission Eucap Sahel, bases françaises et américaines, drones, et bientôt l’arrivée de soldats italiens : cette présence massive sur le territoire nigérien – sans consultation parlementaire ou de la société civile – irrite une partie de la population. « Les bases militaires ou les opérations secrètes donnent l’impression aux nigériens que leur pays est devenu un terrain de jeu pour des armées étrangères », souligne Laurent Duarte. « La population voit affluer des millions pour la "sécurité", tandis qu’elle reste pauvre : c’est aussi un symbole. »

Le Niger est-il en mesure de faire ses propres choix politiques, quand l’Europe ou les États-Unis veulent en faire un hub de la « lutte contre le terrorisme » et les migrations [1] ? La question est posée par la société civile, mais le gouvernement ne semble pas sujet aux mêmes interrogations. Pour Laurent Duarte, « l’État nigérien a compris qu’il s’agit d’une manne financière. Et d’un moyen d’obtenir le soutien de la communauté internationale. » Mounkaila Halidou s’interroge : « Issoufou (le président nigérien, ndlr) a tout donné aux gouvernements étrangers : est-ce pour cela qu’ils restent silencieux face à la répression ? On se pose la question. »

Du côté du gouvernement français, la réaction à l’arrestation des activistes nigériens est des plus prudentes. Interpellée sur le sujet le mois dernier, le quai d’Orsay se contentait de constater que « des procédures judiciaires ont été engagées » [2]. « Dans d’autres cas, la France n’hésite pas à interpeller les gouvernements », note Mounkaila Halidou.

La dégradation des libertés publiques, une voie royale vers la déstabilisation ?

« Aujourd’hui, les conditions de la démocratie ne sont plus réunies », constate amèrement le président du Rotab. Les atteintes aux libertés publiques, certaines modifications de la Constitution, ou des pressions sur des journalistes – l’un d’entre eux à récemment été expulsé au Mali et déchu de sa nationalité – inquiètent sérieusement la société civile. « En termes de libertés fondamentales, depuis quelques années, la situation se dégrade », constate Laurent Duarte. Nous avions pourtant noté une évolution positive après le coup d’État et le départ de Mamadou Tandja (en 2010, ndlr), puis au début du mandat de Mohammad Issoufou. »

Aujourd’hui, l’absence d’améliorations socio-économiques, ainsi que la ligne autoritaire du pouvoir nigérien, pourraient ironiquement anéantir les efforts de la communauté internationale en matière de lutte contre le terrorisme ou les migrations. Pauvreté, corruption, et défiance envers les gouvernants sont de puissants facteurs de déstabilisation, terreau fertile à l’implantation de groupes armés. Les approches exclusivement sécuritaires et militaires, loin de produire les effets recherchés, risquent au contraire de les aggraver. Or, les leaders des organisations nigériennes travaillant sur ces thématiques sont désormais en prison. Emmanuel Macron osera-t-il aborder le sujet ? A ce jour, l’Élysée n’a pas souhaité faire de commentaire.

Anne-Sophie Simpere

Publié le 05/06/2018

Pourquoi la politique de Macron tourne le dos à l’émancipation humaine

Recul des services publics, sélection à l’université, etc..

L'Humanité.r

Avec Clémentine Autain, députée France insoumise de Seine-Saint-Denis, André Bellon, président de l’Association pour une Constituante et Marie-Jean Sauret, psychanalyste et auteur.

Rappel des faits. En évoquant ce fil conducteur de « l’émancipation » pour guider sa politique, le chef de l’État prend le risque d’être contesté sur ses finalités.

  • La liberté doit s’articuler à l’égalité par Clémentine Autain, députée France insoumise de Seine-Saint-Denis

Les tenants du libéralisme surfent sur une ambiguïté fondamentale qui se cristallise dans la proximité du terme avec celui de « liberté ». Par un tour de passe-passe, éminemment sonore, ils prétendent donc « libérer les énergies », comme l’entonne du matin au soir la Macronie, et ainsi contribuer à l’émancipation des individus et de la société. L’entourloupe est aussi ancienne que le libéralisme économique. En revendiquant, voire s’arrogeant le principe de liberté, il s’agit de promouvoir une économie de la concurrence, de la dérégulation, de l’accaparement des richesses par un capital toujours plus affamé et son sinistre corollaire consumériste. Nous connaissons le funeste résultat de ces politiques qui sont menées depuis des décennies partout en Europe et qu’Emmanuel Macron a choisi d’accélérer et d’amplifier. Plus le profit et la rente sont libérés de contraintes, de ponctions redistributives, plus la pauvreté et les inégalités explosent.

La politique économique libérale contrevient à l’intérêt concret des catégories populaires qui voient leur qualité de vie s’abaisser. Avec d’autres, comme Martha Nussbaum, le prix Nobel d’économie Amartya Sen a développé l’idée simple selon laquelle la liberté n’est qu’un mirage si l’on n’a pas de toit sur la tête, de quoi manger, se soigner, s’éduquer, se cultiver. Une société qui progresse est une société qui développe les « capabilités » des individus, autrement dit les possibilités pour chaque personne de devenir autonome, libre parce que pleinement sujet de sa vie. La liberté chevillée au corps de la Macronie est celle du capital et des puissants. Elle ne peut être autre chose.

Le propos du ministre Christophe Castaner sur ces sans-abri qui refuseraient une place en centres d’hébergement par « liberté » doit être pris au sérieux. Nous sommes au bout d’une logique qui considère que chacune, chacun possède a priori toutes les clés de son autonomie, et donc la faculté de choisir sa vie. Cette assertion est une négation des processus de domination, d’exploitation, d’aliénation. Viser l’émancipation suppose a contrario de battre en brèche les mécanismes qui fondent ces rapports sociaux, et non de les ignorer. Pour ne pas être réservée aux dominants, la liberté doit s’articuler à l’égalité.

Le libéralisme économique a, par ailleurs, pour corollaire le renforcement du contrôle social et l’affaiblissement de la démocratie. La fable selon laquelle la liberté du capital irait de pair avec la démocratie et les libertés relève d’un conte pour enfants du XXe siècle. La France de Macron enfourche le pas d’un binôme cohérent : libéralisme économique et contrôle social accru. Oui, le recours aux ordonnances, la chasse aux migrants ou la brutalité vis-à-vis d’une jeunesse rebelle vont de pair avec une politique de dérégulation de l’économie. Dans le monde ultralibéral, la surveillance des libertés devient nécessaire pour affirmer le pouvoir de l’État qui s’en est dépossédé sur le terrain économique, pour limiter les espaces de contestation et mieux laminer les possibilités d’insoumission. Ajoutez une pincée de méritocratie, laissant accroire que notre société n’est pas favorable aux héritiers et aux rentiers mais à celles et ceux qui auraient tout simplement la volonté de réussir. Complétez d’une bonne dose de technocratie, augmentant la distance entre les inclus et les exclus. Le résultat est à la hauteur des crises sociales et démocratiques que nous traversons. Nous voici dans Moi, Daniel Blake de Ken Loach. À des années-lumière de l’émancipation humaine.

Dernier ouvrage paru : Notre liberté contre leur libéralisme. 1968-2018 (Éditions du Cerf, 2018).

  • Les principes de la souveraineté populaire par André Bellon, président de l’Association pour une Constituante

À l’occasion du premier anniversaire de l’élection d’Emmanuel Macron (ah, ce goût pour les commémorations stupides !), on entend se développer en boucle un refrain selon lequel le président respecte le programme pour lequel il a été élu. Il n’est pas inutile de rappeler que, si l’actuel titulaire de l’Élysée a bien été constitutionnellement élu, ce n’est pas son programme que les citoyens ont avalisé. Au premier tour, qui caractérise justement le soutien à un programme, Emmanuel Macron a obtenu à peine plus de 18 % des inscrits. Le deuxième tour exprimait surtout le refus du Front national, non un appui à un projet et, même dans ce contexte, l’heureux élu n’a pas atteint 44 % des inscrits. Prétendre qu’un tel résultat engageait un programme n’est qu’une triste plaisanterie.

Il revient à l’esprit, à l’occasion de ces déclarations, une thèse très à la mode dans les milieux philosophico-politiques depuis des décennies. Tocqueville aidant, on nous met en garde quant à une présumée « dictature de la majorité ». Certes, la nécessité de contre-pouvoirs ne fait aucun doute, et notre Constitution en manque cruellement, mais l’idée d’une « dictature de la majorité » est plus que douteuse. Imagine-t-on qu’une dictature de la minorité soit préférable ? Et n’est-ce pas le danger qui nous guette ? Car il n’est pas acceptable qu’un pouvoir aussi absolu que celui du président de la République procède d’une légitimité électorale aussi faible.

La question des institutions est depuis longtemps au cœur de la crise politique et sociale. Elle devient encore plus dramatique lorsqu’un pouvoir aussi faible veut imposer des mesures fort minoritaires, renforcer le pouvoir présidentiel, aussi bien sur le territoire national en écrasant les collectivités locales que dans une vision européenne bien éloignée de la volonté du peuple. Cette situation engendre des tentatives tout aussi minoritaires, certaines prônant la violence, d’autres contestant les principes mêmes de la souveraineté populaire, du citoyen et de son droit au vote, attaquant l’essence même du suffrage universel. Rien de malheureusement plus logique, ces tentatives condamnables trouvant naissance dans la forme de dictature engendrée par le système.

Une telle situation nous mène à des affrontements graves et des phénomènes de violence de plus en plus manifestes. La solution se trouve dans le retour aux principes fondamentaux de la démocratie, à partir des citoyens, dans les communes comme dans les quartiers. Ce travail permettra la redéfinition d’un contrat social, fondement nécessaire à l’équilibre national comme à la réaffirmation de saines relations internationales. Tel est le sens du processus menant à l’élection d’une Constituante en France qui, loin des solutions clés en main de tous les pouvoirs autoproclamés, est la seule solution pacifique, démocratique et rassembleuse aux défis du moment que nous traversons.

  • La tiédeur de l’eau par Marie-Jean Sauret, psychanalyste et auteur

Pourquoi ces gesticulations contre le Venezuela ou encore Cuba, et cette complaisance envers l’Arabie saoudite et Israël ? Les crimes que l’on dénoncerait là ne disqualifient-ils pas la morale prêchée ici ? Le cours du pétrole tient-il lieu d’éthique ? 18,24 % des inscrits à un premier tour et 43,6 % à un second (Macron) sont démocratiques, et 29 % des inscrits (Maduro) n’est pas légitime, et 23,86 % des exprimés valent mieux que 68 % des exprimés ? L’ingérence étrangère et les « sanctions » internationales sont légitimes là quand la suspicion d’une ingérence de Moscou ici est un scandale ? Le référendum est paré de toutes les vertus si le résultat conforte la logique néolibérale, et un danger pour la démocratie quand il va contre (Constitution européenne, Grèce, Air France, SNCF…) ?

Les référendums d’entreprise ont dénoncé la casse alors que présidentielle et législatives ont privilégié les casseurs. Un clivage affecterait l’électeur qui vote non à la politique et oui au politicien ? Certes, ce sujet partagé est une fiction : beaucoup des salariés confirmeraient la cohérence de leurs votes. Pourtant, il faut bien suspecter quelques-uns de cette division pour rendre compte de la macronisation. Cette partition nous inquiète. Mais ne devrions-nous pas nous réjouir de cette part qui, chez chacun, objecte au néolibéralisme ? Cette comptabilité subtile échappe aux prévisionnistes, mais elle donne la majorité aux candidats pour une autre société. Si nous savons la réveiller.

Jusqu’où ira Emmanuel Macron ? Il donne l’impression d’une urgence à casser les services publics les uns après les autres, comme s’il se savait sur un siège éjectable. Pervers, il tient parfois un discours humaniste, juste assez pour leurrer son monde et obtenir le soutien de certains dont il fait les poches. Le moment venu, comme nombre de politiques, il disparaîtra sur un poste lucratif où il recevra ses dividendes pour service rendu. Jamais gouvernement n’aura été aussi cynique. Après avoir trahi ses amis de gauche, mimé le philosophe, Brutus devient Jupiter, révélant qu’il ne connaît d’autre fidélité que celle de l’argent, des actionnaires, des banques, des grandes entreprises, de la Bourse, etc. La France est le pays où les inégalités de classes (richesse, héritage, métiers…) seraient les plus stables. Bien sûr, ce sont des inégalités à combattre comme telles. Cette stabilité est due, outre la vigilance des salariés (certains syndicats et partis), à la redistribution permise justement par les services publics : imposition, allocations, Sécurité sociale, retraites, santé, transport, éducation… Et voilà que l’on prétexte de la stabilité des inégalités pour justifier la privatisation ou la destruction des dispositifs qui les contiennent !

L’objectif d’E. Macron est donc clair – servir à tout prix le néolibéralisme – et nous en connaissons les armes, de la traîtrise à l’autoritarisme en passant par le mensonge. Jusqu’où allons-nous supporter cela ? Jusqu’à quand ferons-nous jouer cette division qui nous fait protester contre la casse et trouver courageux des réformes qu’aucun programme électoral n’a exposées ? Entre la glace de l’extrême droite et le feu de la gauche, l’électeur a choisi l’eau tiède, de gré ou de force au second tour. Mais la tiédeur de l’eau n’a rien à voir avec la chaleur du feu : tôt ou tard, elle l’éteindra et finira en glace. Nous n’avons donc pas l’éternité devant nous pour souffler sur les braises, tant qu’il y en a. Et il y en a en cette période de lutte. Pour ce faire, nous pouvons compter sur cette part qui, chez soi comme chez chacun, logiquement, proteste – même s’il l’ignore…

Publié le 04/06/2018

Espagne : le Parlement coupe la tête du PP

Pablo Castaño Tierno (site regards.fr)

Le parlement espagnol vient de voter la motion de censure contre le leader du Parti populaire, embourbé dans des affaires de corruption. C’est son ancien allié, le socialiste Pedro Sánchez qui lui succède... mais avec quelles marges de manoeuvre ?

Il y a seulement une semaine, le gouvernement du conservateur Mariano Rajoy semblait stable, après avoir réussi à approuver son budget annuel grâce au soutien du parti de centre-droite Ciudadanos et le Parti Nationaliste Basque. Mais la publication le 25 mai dernier d’un arrêt judiciaire prouvant le financement illégale du Parti Populaire (PP) de Rajoy a amené le Parti Socialiste (PSOE) à présenter une motion de censure.

Après une semaine vertigineuse de négociations parmi les partis d’un Parlement plus fragmenté que jamais, le premier juin à 11h34, Mariano Rajoy a été destitué et remplacé par Pedro Sánchez, leader socialiste, à la tête du gouvernement espagnol. L’élection de Sánchez ne garantit pas un changement politique profond en Espagne mais donne une centralité politique nouvelle à Unidos Podemos, ouvrant une fenêtre d’espoir rare dans l’Europe d’aujourd’hui.

L’arrêt de l’Audiencia Nacional du 25 mai n’a pas été une surprise : depuis des années, les indices de l’existence d’un large réseau de financement illégal du PP s’accumulaient. Comme la Cour l’a affirmé, le parti de M. Rajoy a eu « une comptabilité parallèle à la comptabilité officielle » depuis 1989 et son trésorier a créé un « système efficace de corruption institutionnelle ». Mariano Rajoy a toujours refusé d’assumer la responsabilité politique de la corruption de son parti, répétant qu’il fallait attendre les conclusions des juges. L’arrêt du 25 mai a détruit cette stratégie de défense poussant Pedro Sánchez à agir.

Les mutations successives du PSOE

Le dirigeant socialiste a expérimenté des transformations politiques frappantes. Après les élections de 2016, où le PP a perdu sa majorité absolue, M. Sánchez a refusé de lui donner son soutien, nécessaire à la réélection de M. Rajoy. Une rébellion de l’appareil du PSOE a forcé M. Sánchez à démissionner et les socialistes ont permis l’investiture de M. Rajoy au lieu de former un gouvernement avec Unidos Podemos et les formations nationalistes catalanes et basques. Une grande coalition qui n’avouait pas son nom a vu le jour.

Le PSOE a expérimenté encore une transformation en 2017, quand M. Sánchez a gagné par surprise les primaires pour le secrétariat général, malgré le soutien de l’appareil du parti et les grands médias à sa rivale, la présidente andalouse Susana Díaz. Avec un discours plus à gauche que jamais, Pedro Sánchez a exprimé sa volonté de chercher des accords avec Unidos Podemos et a reconnu le caractère « plurinational » de l’Espagne, un terme emprunté au parti de Pablo Iglesias. Cependant, l’optimisme réveillé à gauche par la résurrection de M. Sánchez n’a pas duré : le PSOE a maintenu son soutien au gouvernement de Rajoy et a adopté une ligne intransigeante face à l’indépendantisme catalan, soutenant la persécution judiciaire des leaders catalans et oubliant toute référence à la diversité nationale de l’Espagne.

LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR >> L’Espagne s’enfonce dans la crise indépendantiste

Depuis le référendum d’indépendance du premier octobre 2017, déclaré illégal par la justice espagnole et durement réprimé par la police, la situation politique était bloquée. Ciudadanos est monté vertigineusement dans les sondages pendant les dernier mois, renforcé par sa position intransigeante face à l’indépendantisme. De leur côté, les 71 députés de Unidos Podemos étaient impuissants face à l’alliance parlementaire entre le PP et Ciudadanos, soutenue discrètement par le PSOE. L’approbation du budget de 2018 avec les voix du Parti Nationaliste Basque semblait garantir la stabilité du gouvernement de Mariano Rajoy jusqu’à la fin de la législature en 2020, mais l’arrêt de l’Audiencia Nacional a bouleversé la situation.

Un nouveau gouvernement et de multiples possibles

Peu après la publication de l’arrêt, Pedro Sánchez a annoncé une motion de censure, recevant le soutien immédiat de Pablo Iglesias et de ses alliés. Cependant, il manquait les nationalistes catalans et basques pour avoir la majorité. Les premiers ont soutenu Sánchez sans enthousiasme quand, de leur côté, les nationalistes basques ont maintenu le suspense jusqu’à la dernière minute pour finalement voter "oui" en échange du maintien du budget qu’ils avaient négocié avec le PP, qui incluait des nombreuses concessions au Parti Nationaliste Basque.

Le scénario ouvert par l’élection de Sánchez est incertain mais prometteur. La marge de manœuvre du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez sera limité jusqu’à la fin de l’année par le maintien du budget d’austérité du PP. La gestion de Rajoy a été désastreuse : précarisation de l’emploi, limitation des libertés fondamentales, répression des mobilisations citoyennes, obstacles aux énergies renouvelables et fragilisation des services publics.

Malgré ces limites évidentes, toute réforme progressiste dans ces domaines et (dans bien d’autres !) représentera une bouffée d’air frais. Le PSOE dépend de Unidos Podemos et des nationalistes catalans et basques, ce qui le forcera au moins à s’intéresser à l’urgence sociale dont souffre l’Espagne et à initier un dialogue avec le gouvernement indépendantiste catalan. De plus, Pedro Sánchez ne pourra pas faire la sourde oreille aux demandes des mouvements sociaux féministes ou de défense des retraites, qui sont montés en force au cours des derniers mois.

Le 15 mai 2011, le Mouvement 15-M a ouvert une nouvelle période politique en Espagne, faisant trembler le bipartisme et favorisant la création de Podemos. Tout au long des sept dernières années, la société espagnole a changé profondément mais le conservateur Mariano Rajoy s’est accroché à la présidence grâce au soutien de Ciudadanos et du PSOE. Depuis aujourd’hui, cette contradiction entre la société espagnole et son gouvernement a pris fin et c’est comme si l’espoir était en train de revenir dans la vie politique espagnole.

 

Publié le 03/06/2018

Arié Alimi : « Une volonté de faire peur, de faire mal, de casser un élan de politisation de la jeunesse »

Entretien réalisé par Alexandre Fache

Humanite.fr

 

Arié Alimi : « On est passé dans l’ère de la punition collective, dans une logique de soupçon généralisé.» Photo : Miguel Medina/AFP

Avocat au barreau de Paris et membre de la Ligue des droits de l'homme (LDH), Me Arié Alimi dénonce la stratégie d’intimidation mise en oeuvre par le gouvernement contre les jeunes arrêtés au lycée Arago, le 22 mai dernier.

Pourquoi la répression subie par les jeunes au lycée Arago constitue-t-elle un événement inédit, comme vous l’avez écrit dans une tribune récente?

Arié Alimi. Mettre autant de mineurs et jeunes majeurs en garde vue, aussi longtemps, prolonger ces gardes à vue, pour la simple occupation d’un lycée, en vue d’y tenir une assemblée générale, ne s’est, à ma connaissance, jamais vu. Autre aspect inédit: la violence exercée à l’encontre de ces jeunes. Pas physique, fort heureusement, mais psychologique: absence de notification de droits, placement pendant des heures dans un fourgon, sans boire, manger ou uriner, impossibilité de prévenir leurs parents… Or, on parle de mineurs, c’est-à-dire d’enfants, qui été confrontés pour la première fois à la violence de l’Etat. Cette injustice qui leur été faite a un retentissement d’autant plus fort qu’ils sont mineurs. Plus important, en tous cas, que pour un majeur qui serait habitué à la chose judiciaire. Cela en dit beaucoup sur la façon dont l’Etat perçoit cette jeunesse. 

L’objectif, c’est de l’intimider?

Arié Alimi. Cela paraît évident. Lors des premières gardes à vue de beaucoup de ces jeunes, les policiers, et même le parquet, souhaitaient lever ces procédures. Mais des pressions politiques ont semble-t-il été exercées pour prolonger ces gardes à vue. Cela ressemble vraiment à de l’intimidation. Autre point qui soutient cette analyse: le fait que ces jeunes aient été déférés devant la justice. Ce n’est pas si courant que ça, dans le cadre d’une manifestation pacifique, qui plus est de lycéens mineurs. Certains ont été mis en examen. Beaucoup ont écopé de rappels à la loi. Des décisions prises par le procureur de la République, sans voie de contestation possible, et qui, même si elles ne sont pas inscrites au casier judiciaire, pourront être utilisées demain contre ces jeunes, et présentées comme des ‘antécédents défavorables’. Il y a eu dans cette affaire une volonté de faire peur, de faire mal, de casser un élan de politisation d’une génération qui se pose des questions.

Créées par une loi de 2010, les qualifications utilisées pour poursuivre ces jeunes (« participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations », « intrusion dans un établissement scolaire ») sont pointées du doigt. En quoi posent-elles problème?

Arié Alimi. Parce que l’utilisation qui en est faite est diamétralement opposée à ce qui était présenté comme leur vocation, au moment du débat parlementaire de 2010. A l’époque, Christian Estrosi, député UMP, avait vendu son texte comme un moyen de protéger les lycéens d’éventuelles agressions de ‘casseurs’. Huit ans plus tard, ce texte est utilisé massivement pour s’en prendre aux lycéens eux-mêmes, ou aux manifestants. A l’époque, bien sûr, on avait alerté sur ces possibles dévoiements. Ce qui s’est passé au lycée Arago en est l’illustration. C’est d’autant plus grave que les peines encourues sont lourdes: pour ‘l’intrusion’, jusqu’à trois d’emprisonnement, lorsque les faits sont commis en réunion, et 7500 euros d’amende; et un an de prison, et 15000 euros d’amende, pour la ‘participation à un groupement…’. Ce dernier délit est de plus en plus utilisé dans les manifestations, comme le 1er mai dernier, pour appréhender collectivement des personnes qui n’ont commis aucune dégradation ou violence, mais se retrouvent à proximité de ceux qui le font. On est passé dans l’ère de la punition collective, dans une logique de soupçon généralisé. Une logique qui tranche avec notre droit pénal, qui sanctionne normalement des faits individuels.

L’utilisation de ces textes est-elle nouvelle?

Arié Alimi. Plutôt oui. ‘L’intrusion dans un établissement scolaire’ a déjà été utilisée, de façon moins contestable, dans l’affaire de la fac de Montpellier, pour laquelle l’ex doyen est mis en cause. Mais, avec l’affaire du lycée Arago, on a franchi un cap. En revanche, l’infraction de ‘participation à un groupement…’ est déjà fréquemment utilisée, depuis des années. Dans une affaire pour laquelle j’avais plaidé, celle du quai de Valmy (dans laquelle une voiture de police avait été brûlée, e mai 2016 - NDLR), la plupart des mis en cause étaient poursuivis sur ce motif.

Le Défenseur des Droits va être saisi par les parents des lycéens poursuivis. Cela peut-il avoir du poids dans les procédures en cours?

Arié Alimi. A voir. Les décisions du Défenseur des droits sont toujours très justes, pertinentes. Le problème, c’est que le gouvernement n’en a rien à faire. Il ne l’écoute pas, pas plus que les autres organismes publics, comme la CNCDH, qui alertent sur des reculs des droits. Toutes ces institutions ne cessent de fustiger les pratiques du ministère de l’Intérieur, en vain. Sur les interpellations de mineurs, mais aussi sur les migrants ou le maintien de l’ordre. On a l’impression que le gouvernement fait même exactement l’inverse de ce que lui demande le Défenseur des droits, comme si cette politique répressive était la seule à pouvoir plaire à son électorat.

Beaucoup de procédures semblent entachées d’irrégularités. Vous allez jouer là-dessus?

Arié Alimi. Effectivement, il y a eu beaucoup d’irrégularités: notifications tardives de droits, parents, avocats, médecins pas prévenus… Tout cela devrait entraîner des annulations massives de gardes à vue. Ces jeunes seront-ils jugés néanmoins? C’est possible, car l’interpellation elle-même n’est pas forcément soumise à ces irrégularités. Il est possible qu’il y ait des condamnations. On verra ensuite quel sera le quantum de peines pour des poursuites qui sont plus de nature politique que judiciaire…

Vous avez défendu plusieurs lycéens victimes de violences policières devant le lycée Bergson, en mars 2016. Quel parallèle faites-vous avec l’affaire du lycée Arago?

Arié Alimi. Le parallèle est intéressant. Les violences policières devant le lycée Bergson ont donné lieu à deux procès différents. Fin 2016, le fonctionnaire que l’on voit frapper un lycéen sur une vidéo devenue virale, a écopé de 8 mois de prison avec sursis. Et la semaine dernière, un autre, poursuivi pour des violences hallucinantes, le même jour, devant le lycée, a été condamné à quatre mois avec sursis. Entre Arago et Bergson, le contexte est similaire: un blocus de lycéens. Sauf qu’à l’époque, on a envoyé des policiers non formés au maintien de l’ordre. Et ils ont fait n’importe quoi, en tapant sur des gamins. Avec Arago, on a vu une réponse beaucoup plus structurée, réfléchie, volontaire. Cette tentative de dissuasion a été travaillée par l’administration, c’est évident.

Le maintien de l’ordre dans les manifestations semble aussi avoir évolué…

Arié Alimi. Oui, on l’a vu le 1er mai dernier. Pendant longtemps, la doctrine était de maintenir une distance entre forces de police et manifestants, pour éviter au maximum le risque d’affrontements. Sous Nicolas Sarkozy, et encore plus sous Manuel Valls, pendant les mobilisations anti-loi travail, c’était tout l’inverse: une doctrine de la confrontation, et du contact, au risque de nombreux blessés. Depuis le 1er mai, on est revenu à la mise à distance, avec d’ailleurs le retour des canons à eau. Objectivement, c’est mieux. En revanche, cette stratégie s’accompagne aussi de dispositifs de nasse, de blocage des manifestations, et de plans de communication beaucoup plus élaborés contre ce qu’on appelle les ‘blacks blocs’. 

Les lycéens d’Arago font-ils les frais de ces nouvelles stratégies?

Arié Alimi. Pas directement. En revanche, il y a clairement une volonté du gouvernement d’éviter que des mouvements d’opposition s’organisent dans la jeunesse. C’est la raison pour laquelle ils sont intervenus massivement dans toutes les universités mobilisées contre Parcoursup.

Cette affaire du lycée Arago peut-elle se retourner politiquement contre le gouvernement?

Arié Alimi. Difficile à dire. Dans les familles, comme plus largement dans l’opinion, elle a d’abord créé de la sidération. Personne ne pouvait s’attendre à un truc pareil. Ce n’est que trois jours après que beaucoup se sont dit: ‘c’est inacceptable, il faut se battre’. Mais pour ça, les familles doivent s’organiser, se regrouper, être aidées aussi, face à ce qui constitue une agression d’Etat. C’est en train de se faire. Le gouvernement ne devrait pas en être profondément destabilisé. Mais cela alimente une prise de distance d’une partie de l’opinion par rapport à l’action brutale de l’Etat.

Lire aussi :

Parcoursup. La folle répression des lycéens du 22 mai

Alexandre Fache

rubrique société

 

Publié le 02/06/2018

LVMH, Kering, Hermès, Chanel : pas de « ruissellement » pour les profits record du luxe français

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

Hermès, Chanel, LVMH, Kering... Ces marques ne sont pas seulement des symboles du luxe « made in France ». Leurs propriétaires font partie des plus grandes fortunes européennes et mondiales, et figurent parmi ceux qui se sont le plus enrichis depuis janvier. Derrière les dividendes qui se comptent en centaines de millions d’euros, et les généreuses rémunérations distribuées, en famille, aux dirigeants, des dizaines de milliers de salariés – ouvriers et ouvrières spécialisées, artisans maroquiniers... – produisent sacs, vêtements et chaussures ensuite vendus à prix d’or. Profitent-ils du désormais fameux « ruissellement » des richesses ?

Dans une annonce publiée via Pôle emploi en mars, les Ateliers d’Armançon, l’un des gros sous-traitants français de la maroquinerie de luxe, situé en Bourgogne, annonce recruter douze ouvriers de piqûres en maroquinerie pour des CDD de six mois. Salaire proposé : 9,88 bruts de l’heure. Le Smic horaire, pas un euros de plus. Dans cette entreprise, plus de 600 personnes travaillent à la fabrication de sacs de cuir pour les grandes marques du luxe français, essentiellement Vuitton (LVMH) et Hermès. Les salariés, des ouvrières essentiellement, y avaient mené une grève de plusieurs jours en 2014 pour obtenir des augmentations.

Du côté des « donneurs d’ordre », la situation est bien différente. Les propriétaires des deux groupes champions du luxe français, Bernard Arnault (LVMH), et François Pinault (Kering) sont les milliardaires qui se sont le plus, et le plus vite, enrichis en ce début d’année. Depuis janvier, ils ont gagné 22,3 milliards d’euros, selon la chaîne économique Bloomberg [1] ! Bernard Arnault est également entré dans le club très fermé des cinq personnes les plus riches de la planète, directement à la quatrième position, selon le classement établi par le magazine états-unien Forbes. Sa fortune personnelle est estimée à plus de 58 milliards d’euros. Un volume de richesses accumulées qui dépasse le produit intérieur brut (PIB) annuel d’un pays européen comme la Slovénie et ses 2,1 millions d’habitants.

Aujourd’hui propriétaire du journal Les Échos et du Parisien, mais aussi de Radio classique, Bernard Arnault a construit sa fortune en acquérant progressivement des grandes marques de la mode de luxe comme Louis Vuitton (maroquinerie), Céline ou Dior, des marques de parfums – Guerlain ou Givenchy – ou de vins et spiritueux (comme les champagnes Dom Pérignon ou Veuve Clicquot...). Rien qu’avec sa fortune personnelle, le héros involontaire du film Merci patron ! pourrait s’acquitter de dix années de salaires et cotisations des 145 247 employés et intérimaires travaillant pour LVMH [2] !

14 euros de dividendes pour chaque « collaborateur »

Sa fortune est désormais supérieure au chiffre d’affaires réalisé en 2017 par LVMH – 42,6 milliards d’euros, dont un tiers pour la mode et la maroquinerie, pour un résultat net de 5,1 milliards. La même année, le groupe a versé 2,5 milliards de dividendes à ses actionnaires. La famille Arnault contrôlant 46,74 % du capital de LVMH [3], près d’un milliard d’euros est allé directement créditer leurs comptes bancaires. En bas de la pyramide, les salariés du groupe détiennent, dans le cadre des plans d’épargne d’entreprise, moins de 0,1 % du capital. Soit moins de deux millions d’euros de dividendes à se partager entre les 145 000 « collaborateurs », soit environ 14 euros par personne. Même pas une goutte dans ce ruissellement de richesses.

Comme PDG de LVMH, Bernard Arnault avait également perçu – en 2016 – une rémunération totale de plus de 11 millions d’euros [4]. En tant que membre du conseil d’administration, son fils Antoine Arnault a lui reçu plus d’un million d’euros de rémunération [5]. Delphine Arnault, sa fille, a aussi gagné plus d’un million d’euros pour ses fonctions d’administratrice.

Dans les ateliers, 1700 euros bruts pour dix ans d’ancienneté

Ces rémunérations reflètent-ils les politiques salariales de la maison ? « Dans les ateliers de maroquinerie, un salarié avec dix ans d’ancienneté touche 1700 euros bruts par mois, et celui qui a 30 ans d’ancienneté perçoit 2400 euros bruts », indiquait l’an dernier un délégué syndical de LVMH. Soit 2000 euros nets, après 30 ans à fabriquer sacs et objets de luxe à très forte valeur ajoutée dans l’un des douze ateliers de la marque Louis Vuitton en France. Bernard Arnault augmentait, lui, sa propre rémunération d’1,5 million d’euros en quatre ans [6]. « Au moment de négocier nos salaires, si on demande plus, on s’entend souvent répondre qu’on a déjà le 13ème mois, l’intéressement, ou encore des chèques vacances… ainsi que des possibilités reclassement. Et que "C’est déjà beaucoup" », dit aussi à Basta !, une employée d’une des marques de LVMH. Selon les rares données sociales dévoilées par le groupe, 41% de ses 29 500 salariés français perçoivent moins de 3000 euros bruts.

En Italie, la situation des salariés peut être plus précaire encore. L’ONG Clean clothes campaignUne enquête a réalisé en 2014 une enquête dans les ateliers de confection de la mode de luxe dans la région de Vénétie, où Louis Vuitton a justement un atelier de fabrication de chaussures de luxe. Les enquêteurs ont constaté que les salaires des ouvrières et ouvriers oscillaient entre 1000 et 1200 euros par mois.

La famille Arnault n’est pas la seule à pleinement profiter de ce ruissellement vers le haut. Kering a versé, en 2017, 580 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires, dont les premiers bénéficiaires sont François Pinault – 7ème plus grosse fortune française (environ 20 milliards d’euros) – et sa famille. La holding Artémis-Financière Pinault, qui possède 40% des actions, a perçu à elle-seule 232 millions d’euros. Sans compter la rémunération comme PDG du fils de François Pinault, François-Henri, qui a reçu 5,8 millions d’euros.

La fashion Valley suisse de la famille Pinault

Dans le groupe de François Pinault, les économies sont plutôt réalisées au détriment de l’intérêt général et des infrastructures publiques qui ont permis au groupe de grandir : par le contournement de l’impôt. En mars, le site d’information Mediapart a révélé que le groupe avait exfiltré environ 2,5 milliards d’euros d’impôts depuis 2002, « pour l’essentiel au préjudice de l’Italie, mais aussi de la France et du Royaume-Uni ».

Pour échapper à l’impôt, le groupe utilise des filiales basées en Hollande, au Luxembourg et en Suisse, dans le canton du Tessin, où Kering domicilie une société nommée LGI. « Le géant possède d’autres sociétés dans ce canton, certaines actives dans le transport et la logistique. Toutes appartiennent à des filiales luxembourgeoises et hollandaises du groupe, une structure typique des montages destinés à optimiser la fiscalité globale d’une multinationale », expliquait en 2016 l’ONG Suisse Public Eye, qui a surnommé le canton suisse la « Fashion Valley » tessinoise. Grâce à la fortune accumulée, François Pinault et sa famille ont également de quoi payer pendant dix ans les salaires de leurs 44 000 employés dans le monde, dont 3100 en France : la masse salariale et les « charges » de personnels constituent 2,4 milliards d’euros par an. Une bagatelle.

Chez Chanel aussi, les dividendes vont bon train. Les frères Alain et Gérard Wertheimer, détenteurs de la prestigieuse marque figurent parmi les dix plus grosses fortunes françaises – avec à eux deux plus de 20 milliards d’euros de patrimoine. Pour alimenter leurs tirelires, ils se sont distribués, en 2016, 2,7 milliards d’euros de dividendes, alors même que les résultats du groupe faiblissaient [7]

« Au sein d’Hermès, les salaires de départ ne sont pas mirobolants »

Pour le fabricant du fameux foulard Hermès, le principe est identique : la richesse produite par l’entreprise est captée en famille. Axel Dumas, gérant d’Hermès International, et les héritiers du fondateur – 3ème place du classement des grandes fortunes hexagonales – possèdent plus de 65 % du capital – la famille de Bernard Arnault en détenant 8 %. Sur les 350 millions d’euro de dividendes versés en 2016, dirigeants et héritiers se partagent ainsi 227 millions, tandis que 28 millions reviennent aux Arnault. À la tête de cette famille, Axel Dumas, gérant d’Hermès International, est le descendant en ligne directe du fondateur Émile-Maurice Hermès. Il a reçu, en 2016, 2,5 millions d’euros de rémunération. Pour leur participation au conseil de surveillance du groupe, au moins sept descendants Hermès ont touché entre 20 000 et 100 000 euros de l’entreprise en 2016.

Qu’en est-il du côté des salariés du groupe ? Hermès emploie, en 2016, 12 800 personnes, dont près de 8000 en France. « Au sein d’Hermès, les salaires de départ ne sont pas mirobolants, mais nous avons des avantages. Avec les primes et l’intéressement, au bout de cinq ans, on arrive à seize mois de salaires », indique Véronique Louvrier, représentante syndicale FO chez Hermès. Seuls 3000 personnes sont cependant directement employées par Hermès, les autres travaillent pour des ateliers filialisés, sans bénéficier des mêmes conditions. « Les employés des ateliers qui ne sont pas directement rattachés au groupe n’ont pas les mêmes avantages, ni les mêmes salaires », précise la syndicaliste. Avec 165 000 emplois directs et indirects, selon des chiffres du gouvernement française en 2015, le secteur du luxe demeure un gros pourvoyeur d’embauches en France. Un argument peut-être un peu léger pour justifier une telle accumulation de richesses.

Rachel Knaebel

Photo : Louis Vuitton store, 5th Avenue, New York / CC Victoria Pickering

Notes

[1] Lire ici (en anglais) : France’s Richest Are Making Money Faster Than Everyone Else This Year.

[2] Dont les dépenses en masse salariale en 2017 avoisine les 7 milliards d’euros.

[3] Au 31 décembre 2016.

[4] Rémunération plus « valorisation des actions gratuites de performance ».

[5] Une rémunération fixe à plus de 900 000 euros, variable à 150 000 euros, et des jetons de présence aux conseils d’administration d’un montant de 71 000 euros.

[6] Il avait été rémunéré 9,5 millions d’euros en 2012. Voir notre article.

[7] Voir cet article du Monde.

 

Publié le 01/06/2018

Accueillir Netanyahou, le boucher de Gaza, serait une honte

France-israël

L'Humanité.fr

Recevoir le premier ministre israélien le 5 juin à Paris serait une acceptation des crimes de guerre contre les manifestants de Gaza. La saison France-Israël doit être annulée, estiment des dizaines de personnalités.

C’est un pays, Israël, qui possède l’une des armées les plus puissantes de sa région. Depuis plusieurs semaines maintenant, ses soldats sont postés aux abords d’une enclave où la densité de population est l’une des plus importantes au monde. Les manifestations qui s’y déroulent, populaires et pacifiques, visent d’abord à revendiquer le droit au retour pour des populations déracinées depuis des décennies. Dans ce territoire, qui compte plus d’un million d’habitants, beaucoup sont encore des réfugiés, vivent dans la précarité et dans le souvenir, transmis de génération en génération, des maisons abandonnées à la va-vite, aujourd’hui détruites par un occupant qui, à force de parcs forestiers, veut faire disparaître leur mémoire. Ces gens manifestent aussi pour dénoncer le blocus qui est leur imposé depuis sept ans. Inhumain et terrible. Ils viennent également crier une forme de désespoir parce qu’ils se sentent abandonnés par le reste du monde. Parce que les déclarations, aussi belles soient-elles, n’ont rien changé à leur quotidien. Un quotidien fait de morts, d’angoisse, de mal-vie. Mais jamais de renoncement. À travers ce drame humain, la dignité reste. Toujours renforcée par une volonté de vivre. D’exister.

Ce sont les Palestiniens. De Cisjordanie ou de Gaza. Mais c’est à Gaza que se déchaîne en ce moment toute la violence d’une armée d’occupation. L’occupation d’Israël sur les territoires palestiniens. Comme le déclarait à l’Humanité l’ancienne représentante de la Palestine d’abord en France puis auprès de l’Union européenne Leila Shahid (voir notre édition du 22 mai), il s’agit, depuis soixante-dix ans, de la « dépossession » des Palestiniens. Une dépossession qui, ces derniers jours, a trouvé un point d’orgue. Des dizaines de milliers de Palestiniens manifestent chaque semaine sur leur propre territoire, amputé de « zones tampons » dessinées par Tel-Aviv. Quand ils s’en approchent, ils sont fauchés par les snipers israéliens courageusement cachés au sommet de dunes et qui font un carton sur ceux qui leur semblent intéressants : des porteurs de drapeaux palestiniens, des secouristes ou des journalistes, pourtant aisément reconnaissables, des femmes et des enfants. Un homme bien connu parce qu’avec sa carriole il vendait des boissons sur les lieux du rassemblement a été tué. Peu auparavant, un autre Palestinien qui circulait en chaise roulante après avoir été amputé de ses deux jambes suite à ses blessures a été lui aussi victime des tirs israéliens.

Condamnations européennes

Hormis les États-Unis, soutien indéfectible d’Israël, aucun pays dans le monde ne trouve le moyen d’exprimer la moindre excuse au premier ministre Benyamin Netanyahou, à la tête d’un gouvernement essentiellement composé de colons et de dirigeants d’extrême droite. Tout au plus la plupart des pays européens ont cherché à renvoyer dos à dos les protagonistes, parlant « d’affrontements », de « violences » dont devraient s’abstenir les deux parties. Pourtant, l’émotion qui a saisi le monde entier devant les images n’a pas laissé le moindre doute sur les violations israéliennes des droits de l’homme, cette volonté de tuer pour tuer.

Pour la première fois depuis longtemps, et malgré les tentatives israéliennes, les peuples du monde n’ont pas accepté les fausses explications des dirigeants israéliens, qui, comme toujours, prônent la légitime défense. Tout le monde a pu voir des manifestants désarmés tomber, morts ou blessés, sous les balles explosives. Depuis des semaines, les témoignages se multiplient, allant tous dans le même sens. Et que dire de cette journée du 14 mai, date de l’inauguration de l’ambassade des États-Unis, qui venaient, contre toutes les résolutions internationales, de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël ? Les manifestations se sont multipliées : 60 morts, des centaines et des centaines de blessés. Depuis ce jour, la question palestinienne est de nouveau à la une des journaux – « le New York Times comme le Washington Post ont privilégié une photo de Gaza en ouverture, plutôt que celle de la cérémonie d’inauguration de l’ambassade avec la fille et le gendre du président… », écrit même le site du magazine français l’Obs.

Plaintes pour crimes de guerre

Des habitants de Gaza, soutenus par l’Autorité palestinienne (AP), ont enfin déposé des dossiers devant la Cour pénale internationale (CPI). Le crime est enfin évoqué. Pas un crime simple. Non, un crime de guerre. Israël, qui bafoue toutes les lois internationales depuis des décennies, va-t-il enfin répondre de ses actes devant une juridiction internationale ? Des dizaines de milliers de personnes à travers le monde l’espèrent. Pas, contrairement à ce que voudrait faire croire une certaine propagande en France relayée au plus haut niveau de l’État, par antisémitisme. De nombreux Français juifs dénoncent eux-mêmes la politique meurtrière et sans avenir de Netanyahou.

La semaine dernière, le premier ministre français, Édouard Philippe, a annulé son déplacement à Jérusalem pour l’inauguration de la saison croisée Israël-France/France-Israël. Si tout le monde comprend le pourquoi de l’annulation, l’explication donnée a manqué de courage politique puisque officiellement il était question de problèmes intérieurs français. Or, le 5 juin, Benyamin Netanyahou doit officiellement rejoindre Emmanuel Macron au Grand Palais, à Paris, pour cette inauguration. Là encore, une pétition enjoint le président français d’y renoncer et d’annoncer l’annulation de cette saison France-Israël. Ce serait recevoir au pays de la Déclaration des droits de l’homme un homme passible de l’accusation de crimes de guerre. Ce serait faire l’apologie, au moment même où un peuple se fait massacrer et ne recouvre pas ses droits, d’un État sans frontières internationalement reconnues dont les principaux logos sont l’occupation et la colonisation.

L’incapacité des autorités françaises à faire respecter le droit international dès lors qu’il s’agit d’Israël devrait très certainement renforcer la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), arme pacifique (si l’on accepte cet oxymore) à même de faire plier Tel-Aviv : le boycott des produits israéliens et ceux des colonies par les citoyens ; le désinvestissement que les sociétés françaises doivent opérer sous peine de se retrouver complices de crimes de guerre ou contre l’humanité ; des sanctions, enfin, que la France et les États européens doivent voter – à commencer par la suspension des accords entre l’UE et Israël – jusqu’au respect des résolutions de l’ONU et du droit international. Et puis, Emmanuel Macron pourrait, comme le demande le Parlement, reconnaître l’État de Palestine. Un geste qui serait sans ambiguïté pour la paix au Proche-Orient.

Un appel pour l’annulation de la saison france-israël

Des dizaines d’intellectuels invitent, dans un appel au président de la République, Emmanuel Macron, à « faire en sorte que la saison France-Israël 2018 n’ait pas lieu ». « Ne nous entretenons pas d’“éducation” ou d’“idées” avec un État qui a assassiné en quelques semaines plus de 110 jeunes gens épris de liberté et en a blessé ou mutilé plus de 8 000 », écrivent-ils, rappelant le contexte actuel, « où le droit international dans les territoires palestiniens n’a jamais été aussi bafoué ». « Nous ne pouvons nous soumettre à la normalisation avec un régime colonial bafouant les droits de l’homme et les conventions internationales signées par la France », alertent-ils.

Pour retrouver cet appel : www.france-palestine.org/Nous-demandons-l-annulation-de-la-saison-France...

Pierre Barbancey

Grand reporter

 

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