Publié le 30/09/2020
Un an après le suicide de Christine Renon, directrice d’école, «rien n’a changé»
Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)
Il y a un an, la directrice de l’école Méhul, à Pantin, mettait fin à ses jours, épuisée par le poids de ses tâches administratives lourdes. Une marche revendicative à sa mémoire a été organisée ce samedi après-midi et a réuni 500 personnes.
Dans la foule, une femme a choisi d’extraire une citation de la lettre posthume de Christine Renon pour illustrer sa pancarte. On peut y lire : « Je ne pensais pas que ce travail que j’ai tant aimé pourrait m’amener à ça. » La partie « ce travail que j’ai tant aimé » est écrit en orange pour se démarquer. Cinq cents personnes ont défilé dans les rues de Pantin en Seine-Saint-Denis, où exerçait l’enseignante dans une ambiance solennelle et bon enfant. Le service d’ordre gère la circulation. Un peu partout dans le cortège, des petits brandissent des pancartes, des manifestants, dûment masqués, marchent à vélo ou poussette à la main.
Il y a un an, Christine Renon, directrice de l’école Méhul à Pantin en Seine-Saint-Denis, se donnait la mort dans l’atrium de l’établissement. Avant son suicide, elle a laissé une trentaine de lettres, envoyées à son syndicat et à tous les directeurs d’école de la ville, dans lesquelles elle décrivait son quotidien. Elle dénonçait le stress, la fatigue face à des réformes incessantes et contradictoires, des missions chronophages, des difficultés à gérer les relations avec les parents et un manque de moyens endémique. Elle avait signé ses missives par un éloquent « Une directrice épuisée ».
Ce suicide, que la directrice a transformé en geste politique, a créé une onde de choc dans la ville, dans la communauté éducative et au-delà. Ceux qui la connaissaient rapportent que Christine Renon était une femme impliquée dans son métier, et solide, mais qu’une série de problèmes l’ont affaiblie.
Très vite, les directeurs et directrices d’école ont raconté la difficulté de leur métier, sans moyens ni aide administrative. Un an plus tard, en Seine-Saint-Denis, « rien n’a changé », dénonce Sabine Duran, directrice de l’école Joséphine-Baker à Pantin. Au contraire. Le Covid, le confinement et les protocoles sanitaires changeants sont passés par là. Les directeurs et directrices sont plus que jamais sollicités et tiraillés entre le ministère, les parents et les municipalités.
Après un temps de déni, l’administration de l’Éducation nationale a reconnu « l’imputabilité au service » dans ce suicide. Entre 2018 et 2019, 58 agents de l’Éducation nationale ont mis fin à leurs jours.
Un rapport de l’inspection générale publié début janvier avait admis que toute une série de dysfonctionnements à Pantin avait pesé sur Christine Renon. Mais depuis, aucune des promesses d’amélioration n’a été tenue.
Après une interruption due à la crise sanitaire, le ministère de l’éducation nationale a relancé les quatre groupes de travail consacrés aux améliorations des conditions de travail des directeurs d’école.
Fin juin, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi créant un statut de directeur d’école et sera prochainement présentée devant le Sénat. Mais pour beaucoup cette réponse législative tombe à côté. Ils réclament surtout des moyens et une aide administrative. Le ministère a envoyé 10 000 jeunes en service civique pour venir soulager les directeurs sur leur tâches administratives. Les étudiants en pré-professionnalisation qui se destinent au métier de professeur sont également censés pouvoir apporter une aide. En première ligne durant la crise du Covid, les directeurs devraient percevoir, d’ici la fin de l’année, une prime de 450 euros comme l’a promis Jean-Michel Blanquer.
Dans l’intervalle, à Pantin, le Collectif Christine Renon, à l’initiative de la marche, s’est créé pour réfléchir et œuvrer à l’amélioration des conditions d’éducation des jeunes Pantinois.
Aurélie, parent d’élèves à l’école Méhul, et mère de deux enfants, une fille de huit ans et un fils de cinq ans, raconte que cette année scolaire a été une « année blanche ». Le suicide de Christine Renon a été difficile à vivre pour elle et son fils. « Il était à Méhul et connaissait bien Christine. Elle a été sa première maîtresse de maternelle. Mon fils est sourd mais elle avait fait le choix de s’en occuper elle-même. Je l’aimais déjà beaucoup avant, mais le fait qu’elle s’occupe de mon fils nous a bien rapprochées. Elle n’avait jamais eu d’enfants sourds dans sa classe, c’était nouveau. Mais on était dans le même bateau, on tâtonnait toutes les deux. Elle avait beaucoup d’humour, tout paraissait facile avec elle, alors que c’était sûrement le contraire. » Avant son décès, elle se souvient avoir trouvé la directrice très fatiguée et « préoccupée ».
Aurélie ne s’était jamais engagée dans des associations ou mouvements. Elle a décidé de s’impliquer dans le Collectif Christine Renon, créé juste après le décès de la directrice d’école, qui a provoqué un « électrochoc » chez elle. « On était profondément tristes alors, quand on est revenus à l’école, on a créé cette communauté. Avant ce suicide, je n’étais pas aussi proche des autres parents, des animateurs et de tous les gens qui l’entouraient. » Dans ce collectif, rapportent les membres, les luttes globales n’opposent pas les uns aux autres. Et chacun, en fonction de son statut, y apporte un regard différent.
Ces derniers mois, Aurélie considère que le ministère les a « abandonnés » à leur sort. Si le collectif a obtenu gain de cause sur le maintien de la semaine de quatre jours, pour le reste peu d’améliorations, rapporte Aurélie. « Il n’y a pas de moyens, pas de psychologue ou de médecin scolaire, donc nous sommes une vigie. En tant que parents d’élèves en Seine-Saint-Denis, on est obligés d’être à l’affût. »
De son côté, Jonathan, enseignant en histoire au collège Joliot-Curie, est présent ce jour pour témoigner de sa colère. « Il y a un an on hurlait “la galère à l’école y en a ras-le-bol” et rien n’a changé. Le monde d’après, c’est le monde d’avant en pire, alors on se bat, même si on n’est pas nombreux. » Dans son établissement, il raconte que la crise sanitaire est un révélateur du dénuement de l’école publique. Il est par exemple impossible de respecter les gestes barrières. Prévu pour accueillir 450 élèves, son collège scolarise plus de 600 élèves. Et la pression démographique ne faiblit pas.
Impossible pour eux de ne pas se croiser dans les étroits couloirs ou de se laver les mains régulièrement avec seulement deux points d’eau. Il n’y pas assez de personnels surveillants pour vérifier que les élèves portent correctement leurs masques. Jonathan aurait aimé des classes dédoublées pour pouvoir prendre en charge les élèves de 13 ans qui ont perdu, lors du confinement, toutes leurs compétences de lecture. Alors lui et ses collègues n’attendent plus rien de l’institution, « le plan de relance de 100 milliards d’euros ne concerne pas l’éducation ». Ils se mobilisent au besoin avec les parents. Il y a deux ans, après des violences dans l’établissement, ils ont exercé leur droit de retrait. « On n’oublie pas ce que Christine Renon a dénoncé, c’est plus que jamais d’actualité. »
Juliette, parent d’élève d’un enfant scolarisé à Méhul, a tenu à être présente car ce drame lui a permis, dit-elle, d’avoir encore plus conscience des difficultés auxquelles font face les enseignants du département. « Ils devraient être mieux traités, mieux payés, mieux reconnus. Des enseignants qui vont bien, c’est mieux pour nos enfants. »
Le député Insoumis Bastien Lachaud, de la circonscription, a fait le déplacement. Il déplore lui aussi que les pouvoirs publics n’aient pas pris la mesure de ce suicide et de la situation plus large du département. « En Italie et en Espagne, on a recruté des enseignants pour faire face à la situation sanitaire, ici, on ferme trois classes. L’éducation est vue comme une charge. » L’élu juge les réponses de l’exécutif comme insuffisantes. Le statut ? « À côté de la plaque. » La prime ? « De l’aumône. »
Dans la cour de l’école Méhul – où un arbre a été planté en mémoire de Christine Renon en début de semaine, le point d’orgue de la marche –, des prises de parole ont eu lieu. Les représentants du SNUipp-93 expliquent que « la solitude de la mission de direction d’école a atteint son paroxysme dans le contexte de crise sanitaire » et réclament « du temps, des moyens humains, de la liberté, de la confiance, de la formation et une véritable revalorisation sans condition… » Le collectif Christine Renon entend faire en sorte que « les mots de Christine soient entendus, que son geste ne soit pas vain ».
Ces souhaits résonnent particulièrement pour Mohamed, enseignant de mathématiques en disponibilité. Professeur dans un lycée de Saint-Denis, il a dit stop. Les conditions de travail toujours plus précaires et les réformes du lycée et du baccalauréat l’ont poussé à bout et l’ont « écœuré du métier ». Pour s’éviter un burn-out, il est parti.
De son côté, Sabine Duran insiste : cette marche est « commémorative » mais aussi « revendicative ». Les directeurs d’école de Pantin échangent et se soutiennent sur un groupe WhatsApp. La Seine-Saint-Denis, qui cumule les difficultés, est aussi le département qui compte la plus forte proportion de contractuels et de débutants.
« Et tout a empiré avec la crise sanitaire, les conditions de travail se sont aggravées, on est submergés de choses à faire, qui se surajoutent à ce qu’on doit faire. Nous créer un statut ne résout aucun problème de manière structurelle. Nous avons une surcharge de travail liée à la pression et la forme de management choisie par Blanquer. Les annonces se font dans les médias, sur le terrain, nous ne sommes pas au courant et n’avons aucune information, ni moyens sur une quelconque mise en œuvre, tout est déconnecté de la réalité. C’est brutal. »
Sabine Duran déplore que rien n’ait été anticipé et que le contexte sanitaire ajoute encore de l’anxiété. Les directeurs d’école racontent tous en avoir assez des demandes d’information récurrentes de l’administration à propos de données qu’elle possède déjà, comme les effectifs par exemple. D’où l’urgence d’obtenir une aide administrative.
Dans les rues de Pantin, Sandrine Delmas, directrice de l’école maternelle et élémentaire Saint-Exupéry, peine à lister des améliorations dans son quotidien, au contraire. Tout juste parvient-elle à citer le fait qu’une inspectrice pérenne a été nommée dans la circonscription. Désormais, une interlocutrice donnée a été identifiée. « On a eu l’espoir que l’onde de choc du suicide de Christine débouche sur une prise de conscience. Il est vrai que personne ne savait ce qu’on faisait et quelles sont nos missions quotidiennes. Après avoir lu sa lettre, de nombreux parents sont venus me demander comment j’allais. »
Sandrine Delmas, qui connaissait bien Christine Renon, confie avoir pris conscience, grâce aux ultimes mots de celle-ci, que certaines tâches réalisées de manière machinale lui pesaient. Puis le confinement et le déconfinement sont arrivés et, avec, un déluge de responsabilités et de pression supplémentaires.
La directrice d’école raconte qu’aujourd’hui, elle passe une heure et demie par jour à appeler les parents d’élèves pour savoir pourquoi leur enfant est absent, s’il est malade. Ce qui s’ajoute aux tâches ordinaires. La directrice d’école s’interroge beaucoup plus sur son envie de continuer dans cette voie. Car avoir un statut ne l’intéresse pas. « On est censés être des pilotes pédagogiques, mais on n’a pas le temps d’en faire. Il faudrait qu’on soit tous déchargés [certains directeurs d’école partagent leur temps entre leur classe et leur charge de direction – ndlr] pour pouvoir travailler sur la réussite de tous les élèves. »
Son collègue Christian Fagny, directeur de l’école élémentaire Joliot-Curie à Pantin classée REP, partage cette revendication. Lui-même explique « être multitâche » et souffrir plus depuis la perte de son aide administrative en 2017, lorsque les emplois aidés ont été supprimés. À un an de la retraite, une seule question l’obsède. Comment faire pour que tous les élèves dépassent leurs difficultés et puissent évoluer le plus loin possible dans l’enseignement supérieur. Il a vu défiler tous les plans pour l’éducation en Seine-Saint-Denis, mais « on est toujours la cinquième roue du carrosse en éducation », dit-il en riant. Il aimerait que plus de moyens soient mis pour aider les élèves, y compris sur le plan social. « Pourquoi ne pas remettre des assistantes sociales dans les écoles ? », et qu’on fasse confiance aux équipes enseignantes.
Marie-Hélène Plard, directrice de l’école maternelle Samira-Bellil à L’île-Saint-Denis et secrétaire départementale du SNUipp-FSU pour la Seine-Saint-Denis, confirme les propos de Sabine Duran. « Tout a empiré. Toutes les belles paroles qui ont suivi le geste de Christine n’ont pas été suivies de faits. Le chantier de travail sur la direction d’école a été ouvert mais la décharge n’a pas évolué, les aides à la direction n’ont pas été mises en place de manière pérenne. On ne veut pas de service civique. On veut juste pouvoir retrouver notre cœur de métier. Le confinement, le déconfinement et les protocoles sanitaires ont fait voler en éclats peu de promesses d’amélioration de nos conditions de travail. »
La directrice remarque que bon nombre de ses collègues semblent épuisés, et las d’avoir le sentiment de ne jamais être entendus et souffrent d’un manque de considération en cette rentrée particulière. « Il y a une colère profonde et une rupture inédite entre le ministère de l’éducation nationale et les enseignants, ce qui génère de la souffrance. Il va falloir remobiliser les collègues et les rassurer dans leur professionnalité. Nous sommes dans une machine qui abîme notre métier avec une perte de sens importante. »
Cette perte de sens qui a conduit Christine Renon au pire.
Publié le29/09/2020
Justice sociale et climatique : « sans mouvements sociaux, il ne se passera rien »
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Pas de grande marche pour le climat à l’occasion des deux journées mondiales les 25 et 26 septembre, mais des actions dispersées sur l’ensemble du territoire. À l’occasion de sa présence à Montpellier pour une action s’opposant au bétonnage d’une zone agricole nous avons interviewé Aurélie Trouvé. La porte-parole d’Attac animait un débat organisé par le collectif local « Plus jamais ça », un regroupement d’une vingtaine d’associations et syndicats autour de 34 propositions de sortie de crise.
Quels sont les enjeux de ces deux journées mondiales pour la justice climatique et la justice sociale ?
Il y a des marches et une grève pour le climat le 25 septembre, mais cela va être compliqué parce que nous sommes en période de Covid. En France, la mobilisation est surtout marquée par les un an de Lubrizol, avec une marche à Rouen qui va être importante. Nous avons appelé avec la coalition « Plus jamais ça » à des actions un peu partout en France, contre les pollutions, pour que le jour d’après évite de recommencer avec le modèle de production d’avant. Et ce, sur le plan social comme sur le plan écologique.
Ce que nous souhaiterions c’est surtout que ce soit une impulsion pour les mobilisations à venir. En l’occurrence le 3 octobre, il y a une marche contre l’aérien en direction des aéroports. Nous avons des dates assez disparates : le 17 octobre avec la marche des solidarités qui converge vers Paris en même temps qu’une marche « Notre assiette pour demain » sur la relocalisation agricole. Nous espérons avoir deux grosses dates en novembre. La manifestation contre les violences sexuelles et sexistes et le Black Friday. Nous avons en point de mire deux grosses journées d’actions les 28 et 29 novembre. Notamment contre Amazon qui symbolise le monde d’avant, mais qui a profité de la crise. C’est le superprofiteur du Black Friday. À la place, nous voulons une relocalisation solidaire et écologique qui soit basée sur d’autres modes de consommation, parce qu’en réalité ces produits à prix bradés veulent dire : travail précaire ainsi que dumping social et fiscal.
Par ailleurs, avec le collectif « Plus jamais ça », nous voulons utiliser toute l’année le plan de sortie de crise que nous avons écrit à une vingtaine d’organisations syndicales et associatives. Il s’agit de le mettre en discussion, de faire des débats localement qui pourrait déboucher sur des assises nationales avec des rapporteurs et des cahiers revendicatifs locaux. L’objectif est de sortir un projet de reconversion pour le jour d’après que nous essayerions d’imposer dans l’opinion publique et auprès des forces politiques.
Tu évoques différentes dates, pas toutes liées aux questions écologiques, ni même liées entre elles. Est-ce que pour toi toutes ces mobilisations n’en sont qu’une ?
La situation est difficile aujourd’hui dans les mouvements sociaux. D’abord parce qu’il y a les contraintes sanitaires et le Covid, mais aussi parce qu’on s’est fait couper les ailes en plein vol au mois de mars, alors que nous étions mobilisés sur les retraites, qu’il y avait un important mouvement pour la recherche publique et des marches climats prévues. Sans compter les violences policières qui continuent de peser sur les mobilisations. Nous avons du mal à motiver les militants lors de cette rentrée et en même temps cela ne peut pas durer. La colère est tellement grande qu’à un moment cela va exploser. La question est comment utilise-t-on cette colère pour qu’elle soit productive, pour que cela pèse dans le rapport de force et que l’on ait un véritable poids contre le gouvernement, le capitalisme libéral et productiviste. Nous redémarrons tout doucement. Nous avons des dates assez éparpillées, et pour les 25 et 26 septembre, essentiellement des actions locales sans marche nationale.
Depuis la démission de Nicolas Hulot du gouvernement il y a deux ans, il y a eu l’émergence des marches climat, la progression de l’idée qu’une justice climatique est indissociable de la justice sociale et l’arrivée de nouveaux acteurs dans ces mobilisations, notamment des syndicats. Comment mets-tu en perspective ces deux années ?
Aujourd’hui, il y a vraiment une convergence qui se retrouve d’ailleurs dans « Plus jamais ça ». Réussir à mettre autour de la table et dans la construction de mobilisations communes la CGT, Greenpeace, la Confédération paysanne, Solidaires et les autres est complètement inédit. La dynamique est vraiment là, avec des collectifs locaux dans vingt ou trente villes. Le pari est d’arrêter d’opposer et de segmenter les luttes écologiques d’un côté et les luttes sociales de l’autre. Cela va être essentiel dans la période à venir parce qu’évidemment le gouvernement va jouer là-dessus. Quand il y a des suppressions de postes dans l’automobile, le risque est que les syndicats soient dans la protection de l’emploi sans voir la question de la reconversion productive. Et que les écologistes tapent sur l’activité automobile sans penser le maintien des revenus et des emplois. C’est cet enjeu-là que nous essayons d’aborder dans « Plus jamais ça ».
Au mois de novembre, nous allons sortir un gros rapport que nous voulons rendre public et soumettre au débat. Il portera sur la possibilité de créer plusieurs millions d’emplois par la transition écologique et les services publics. Nous allons le chiffrer. Ce sera l’occasion d’expliquer que la transition écologique : c’est de la création et de la garantie de l’emploi.
Les mobilisations sont plus massives sur le climat depuis deux ans. Mais quels sont les freins pour que les gens soient encore plus nombreux et pour peser davantage dans les rapports de force ?
Il faut relier ces questions sociales et écologiques. La transition écologique peut tout à fait être une transition écologique de droite. Au contraire, nous devons inclure dans la question écologique, celle du partage des richesses, du maintien de l’emploi, des conditions de travail, la question d’un emploi de qualité et celle de la solidarité internationale. C’est une écologie qui pense le dépassement du capitalisme. C’est l’idée que l’on fait face à un même système capitaliste dans ses versions néolibérales et productivistes. La base de « Plus jamais ça », c’est que nous nous battions ensemble pour changer ce système-là.
Justement, pour un autre système, quel est votre socle commun ?
Il y a les 34 mesures. Nous allons assez loin sur l’écologie, et sur des choses concrètes. Il faut par exemple que toutes les entreprises à qui l’on verse des subventions publiques respectent les accords de Paris. Nous sommes également pour l’interdiction de distribuer des dividendes pour toute entreprise qui ne respecte pas l’accord, ou encore pour empêcher toute nouvelle construction d’infrastructure autoroutière, de centre commercial ou d’infrastructure nucléaire. Les mesures sont chiffrées et c’est très concret. Nous ne disons pas juste que nous sommes pour la hausse des salaires. Nous sommes pour un SMIC à au moins 1700 euros net, pour une hausse des salaires de 200 euros pour tout le monde. Nous mettons en avant la semaine de travail à 32 heures.
Présenter cela à des associations écologistes comme Greenpeace, et à l’inverse faire en sorte que la CGT prône l’arrêt de tout projet d’infrastructure autoroutière ou commerciale, c’est une convergence et une vraie avancée vers une logique antisystémique. Le ferment de tout cela, c’est la question du financement. À partir du moment où l’on s’intéresse à la socialisation du système bancaire, on s’intéresse au fonctionnement de la Banque centrale européenne, à l’annulation de la dette publique, etc. On montre que pour réaliser cette reconversion productive et répondre aux urgences sociales et écologiques, il faut être radical dans le sens où il est nécessaire de s’en prendre aux racines du système.
Comment imaginez-vous la mise en œuvre de ces mesures, alors que la plupart des forces politiques sont très éloignées des idées de rupture qu’elles contiennent ? Le mouvement social devra-t-il s’en occuper lui-même ?
Nous sommes indépendants, mais hautement concernés par rapport au champ politique. En l’occurrence, après la publication de notre plan de sortie de crise, nous avons invité à une réunion l’ensemble des partis de gauche et écologistes pour qu’ils réagissent publiquement. Et aujourd’hui, nous lançons ces processus de débats locaux sur un an. Évidemment, nous rentrons dans le débat politique, mais nous resterons indépendants dans le sens où nos structures n’ont pas vocation à participer aux recompositions politiques électorales. Par contre, nous avons vocation à peser sur les programmes et dans le champ des idées.
Mais face aux errements politiques de la gauche au pouvoir (1981, 1998, 2012) et aux tentatives de chaque parti de verdir leurs programmes, comment pouvez-vous procéder ?
Je ne pense pas qu’il y ait de gauche au pouvoir sans société à gauche et sans mouvements sociaux. C’est pour cela que nous tenons à l’indépendance de nos structures syndicales et associatives. On le voit avec l’exemple de Tsipras (en Grèce – NDLR). Quand il arrive au pouvoir, il a siphonné toute la gauche sociale. Une fois quelle arrive au pouvoir, il n’y a plus de contre-pouvoir. Nous disons très clairement que nous sommes indépendants vis-à-vis du champ électoral, mais nous faisons de la politique. Nous considérons que sans mouvements sociaux profonds et importants il ne se passera rien. Ce qui est de notre ressort, c’est de faire en sorte que des mouvements sociaux puissants puissent transformer le champ politique au sens large du terme. Cela ne se fera pas que dans les bisbilles électorales.
Pour conclure, et toujours sur la question de comment réaliser ces changements en prenant l’exemple du secteur aérien. Une reconversion écologique à venir pourrait-elle se faire sans que les salariés soient eux-mêmes à la manœuvre ?
On nous interpelle régulièrement parce que nous ne prônons pas directement l’autogestion généralisée. C’est vrai, le plan de sortie de crise reste très partiel. Il y a énormément de manques, notamment sur la façon de développer le vrai secteur coopératif, sur la façon dont les salariés peuvent reprendre la main sur les entreprises, sur les conseils d’administration. C’est toute une réflexion que nous ne menons pas suffisamment. Mais évidemment, cela fait partie de notre ADN à tous. C’est-à-dire de penser l’entreprise comme pouvant être transformée parce que les salariés reprennent la main d’une manière ou d’une autre sur l’outil de production.
Publié le 28/09/2020
« Trois fois plus de travail et moins d’effectifs. » Et si les lycées fermaient par manque d’agents ?
Guillaume Bernard (site rapportsdeforce.fr)
Ils et elles nettoient les salles, servent à manger le midi, font la plonge. Dans les lycées, ce sont eux qui portent le poids du protocole sanitaire sur leurs épaules. Oui mais voilà, les agents régionaux sont exténués, contaminés et bien trop peu remplacés. Employés par les régions, ces dernières ne semblent pas avoir anticipé le problème alors qu’il menace dangereusement la capacité d’ouverture des lycées.
C’est une situation ubuesque comme le Covid – ou sa gestion approximative – sait si bien en produire. Lundi 21 septembre, 36 enseignants sur une quarantaine présents dans le lycée Émilie-du-Châtelet en Seine-et-Marne font valoir leur droit de retrait.
Une fois n’est pas coutume ce n’est pas l’Éducation Nationale qui est l’objet de leurs griefs mais la région Île-de-France, employeur des agents qui font la plonge, nettoient les salles ou encore gèrent les alarmes incendie dans les lycées. « Un agent avait été testé positif au coronavirus, 9 autres étaient cas contacts. Il en restait donc trop peu pour nettoyer et désinfecter une quarantaine de salles. Comme à 10h on ne savait pas quelles salles étaient propres ou pas, il y a eu un consensus parmi les collègues : on ne pouvait pas continuer à bosser dans ces conditions », raconte Jean-Noël Tardy, enseignant dans le lycée et membre du SNES-FSU.
Commence alors une valse des plus étrange, où le droit de retrait des enseignants leur permet paradoxalement de reprendre les cours le jour suivant, tout en rendant incertaine l’ouverture du surlendemain. L’enseignant détaille : « Les agents présents lundi ont trimé toute la journée pour nettoyer toutes les salles, ça leur était possible puisqu’on n’y était plus. Le mardi on a donc repris les cours… Sauf qu’on a passé toute la journée à se demander s’il ne faudrait pas faire à nouveau un droit de retrait mercredi, puisque les agents ne pouvaient pas les nettoyer mardi pendant qu’on avait cours. »
Pour que le lycée ne se retrouve plus paralysé la région Île-de-France dépêche plusieurs agents contractuels en renfort. Ils suffiront pour que les enseignants se tiennent à carreaux jusqu’à la fin de la semaine, pas vraiment pour que l’ensemble des agents présents puisse travailler dans des conditions acceptables.
Cinquième roue du carrosse
« Les agents ? C’est la cinquième roue du carrosse, personne ne pense à eux ! C’est incroyable que la région n’ait pas anticipé la crise sanitaire et n’en ait pas recruté massivement », s’indigne Jean-Noël Tardy.
Un manque d’anticipation que dément pourtant la principale intéressée : « L’hypothèse d’un absentéisme des agents régionaux lié à l’épidémie de Covid-19 a été anticipée avant les vacances scolaires d’été : nous avons recruté pour cette rentrée plus de 120 agents supplémentaires pour pallier les éventuelles absences liées à la crise », nous explique-t-elle.
Des chiffres surprenants puisque, fin août, celle-ci se félicitait tout juste, dans un dossier de presse de rentrée, d’avoir pu compenser les départs à la retraite d’agents sur sa dernière période de recrutement. L’augmentation des effectifs restait bien maigre voire carrément problématique : 8 529 agents en 2020, contre 8 476 en 2016. Soit une augmentation nette de 53 agents en 5 ans alors que la population lycéenne a bondi de plus de 17 000 élèves sur la période, selon les propres chiffres de la région.
Le même dossier de presse promettait également de mettre en place un « Fonds d’urgence RH Covid-19 » permettant aux lycées d’avoir recours à une agence d’intérim « dès septembre » pour combler les absences d’agents régionaux. Un dispositif qui, en plus de précariser la profession par le développement de l’intérim, n’était en outre toujours pas mis en place fin septembre.
De Paris à Marseille, même galère
La situation en Île-de-France n’est pas isolée. Si les régions ont toutes un mode de gestion de leurs effectifs d’agents qui leur est propre, le manque de personnel de remplacement est une constante dans tout l’Hexagone. A l’heure où l’épidémie reprend de plus belle, ces problèmes pourraient contraindre les lycées à fermer ou les obliger à fonctionner dans des conditions dangereuses, comme c’est le cas dans la région PACA.
« Comment ça se passe au lycée ?! s’étrangle-t-elle, Oh lalala… » Colette Gomis est chef d’équipe. C’est elle qui gérait les agents au lycée Saint-Charles de Marseille avant d’être cas contact. Ironiquement confinée sur son lieu de travail, puisqu’elle occupe un appartement de fonction, elle assiste impuissante à la catastrophe qui se déroule en bas de chez elle.
« Je pourrais en écrire des romans ! Depuis lundi nous n’avons plus d’agents titulaires dans le lycée, 3 cas de Covid ont été avérés. Le reste des agents, on était cas contacts. La région a envoyé des contractuels en urgence pour ne pas fermer le lycée, ils ne sont pas formés, travaillent n’importe comment, c’est la débandade. La cantine n’a même pas fermé et pour leur éviter de faire la plonge, parce qu’ils n’ont pas le temps, on leur a fait livrer de la vaisselle jetable. »
Contactés plusieurs fois, les responsables régionaux qui auraient pu nous éclairer sur la situation ne nous ont pas répondu. Mais, comme en Île-de-France, la stratégie de la collectivité locale semble plus tenir de l’improvisation que d’une réelle anticipation du problème.
Un syndicat pour anticiper le problème
Il y en a pourtant un qui avait vu venir les problèmes posés par les conditions de travail des agents régionaux : le syndicat FSU des agents de la région PACA, aussi appelé « FSU région sud ».
Début septembre, il fait un constat simple : le protocole sanitaire régional que doivent appliquer les agents (différent de celui de l’Éducation Nationale) multiplie leur temps de travail par trois. « Avant le Covid, pour nettoyer une salle il fallait 10 à 15 minutes, aujourd’hui avec la désinfection on est à 40 minutes », explique Stéphane Coglet, chef d’équipe dans un lycée Marseillais et syndiqué à la FSU région sud. « A cela il faut ajouter les malades et les cas contacts, ce qui diminue les effectifs et peut nous rendre la tâche carrément impossible. Dans nombre de bahuts on ne peut plus garantir la sécurité des élèves, ni celle des enseignants, ni même la nôtre. Envoyer des contractuels, ce n’est pas une solution. Ils ne sont pas formés, faire le ménage, désinfecter une salle ça s’apprend », conclut-il.
S’en suivent deux semaines de tournée dans les lycées de la région pour y organiser une heure de grève et alerter sur ces conditions de travail inacceptables. « Notre employeur nous a enfin reçus jeudi, l’échange a été constructif, nous sommes satisfaits et attendons les résultats de notre réunion de vendredi pour savoir s’ils nous envoient des renforts », conclut Jean Viperai, secrétaire général du syndicat.
Publié le 27/09/2020
Voile à l’Assemblée, tenue « républicaine » à l’école et décolletée interdit au musée... bonne rentrée les meufs !
Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Ici même sur regards.fr, nous avons publié en ce mois de septembre deux articles – ici et là – observant avec ahurissement la puissance raciste de cette rentrée politique. Eh bien, force est de constater qu’il en va de même concernant les droits des femmes.
Après des mois d’actualité accaparée par le coronavirus, le confinement, les masques, le déconfinement, les tests, etc., on se demandait comment et quand les champions du monde de la polémique allaient faire leur retour. Eh bien c’est pour ce mois de septembre 2020 ! En même temps que les polémiques racistes, nous avons assisté à une vaste fronde anti-féministe. Dans les deux cas, dans le plus grand des calmes.
8 septembre. Alors que l’exécutif – plus précisément les deux acolytes de la place Beauvau que sont Gérald Darmanin et Marlène Schiappa – met le paquet sur le « séparatisme », un événement improbable se produit, précisément sur ce sujet. Une jeune femme prénommée Jeanne se présente avec une amie à l’entrée du musée d’Orsay et se voit « priée » de revêtir une veste afin de cacher son décolleté. Nul ne saura dire à quelle règle se réfère les agents d’accueil et de sécurité. Elle n’aura pas le choix : pour visiter le musée et admirer ses tableaux et statues de nues, il faut se vêtir comme pour entrer au Vatican. Enfin, pas exactement puisque cette même Jeanne constatera en observant les autres visiteurs que le problème n’est pas tant la taille du tissu que le corps qu’il recouvre…
Vous avez dit séparatisme ? À ce propos, saviez-vous qu’à un kilomètre de là, place de la Concorde, l’entrée de l’Automobile Club de France est interdite aux femmes ? On dit ça, on dit rien.
Collégiennes anti-républicaines
14 septembre. Des collégiennes et lycéennes lancent le mouvement #Lundi14Septembre, réclamant le droit de porter des mini-jupes et des crop-tops (t-shirts laissant voir le nombril). Comme l’écrit parfaitement le site Les Nouvelles News, ce « mouvement invite les jeunes à porter un vêtement dit "provocant" pour protester contre le sexisme et dire haut et clair que le problème n’est pas la tenue des filles mais le comportement de ceux qui les agressent ». Le résultat est sans surprise : on ne compte pas les exclusions au motif d’une tenue trop courte ce jours-là tant elles sont légion. Pourtant, même Marlène Schiappa y va de son tweet de soutien « avec sororité ».
Mais la ministre délégué n’est visiblement pas sur la même longueur d’ondes que son collègue à l’Éducation… Réaction de Jean-Michel Blanquer : « Il suffit de s’habiller normalement et tout ira bien ». Quelques jours plus tard, c’est carrément le chef de l’État qui réagit à l’affaire : Emmanuel Macron prône le « bon sens ».
Le 21 septembre, la ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes, Élisabeth Moreno, lance au Parisien : « En France, chacun est libre de s’habiller comme il veut [...] Les femmes ont mis des siècles à pouvoir s’affranchir de codes vestimentaires. Cette liberté conquise de haute lutte n’a pas de prix. [...] « C’est aussi un enjeu d’éducation des jeunes garçons, du rapport qu’ils entretiennent aux jeunes filles et lié aux valeurs de respect. »
Est-ce que Jean-Michel Blanquer s’est directement senti concerné par les propos de sa collègue ? Quoi qu’il en soit, le jour même, il craque et va plus loin encore au micro de RTL : « On vient à l’école habillé d’une façon républicaine ». Ça n’a plus aucun sens. Il devient une nouvelle fois la risée du gouvernement. Gouvernement qui est donc divisé sur cette polémique : d’un côté les Macron/Blanquer et de l’autre les Schiappa/Moreno. Hommes contre femmes. Appelez-ça « nouveau monde ».
Au fond, il n’est qu’une question à cette affaire à laquelle Jean-Michel Blanquer se refuse de répondre : quand est-ce qu’on va commencer par éduquer les garçons ?
16 septembre. Sans que l’on sache bien pourquoi, le député européen Yannick Jadot donne son avis sur le... burkini : « Nos sociétés sont tellement crispées et déstabilisées que des groupes tentent de remettre en question la sécularisation, de sortir des lois de la République au nom d’une idéologie ou de principes religieux [...] C’est inacceptable. Le burkini, ça n’a rien à faire dans une piscine ! [...] L’enjeu, c’est le vivre-ensemble. En République, le principe n’est pas "qui se ressemble se rassemble". Il ne peut pas y avoir de "oui mais", ni sur "Charlie Hebdo" ni quand des femmes sont victimes de codes vestimentaires contraints. » L’écologiste était interrogé par L’Obs sur les sujets régaliens, à savoir « ce que ferait un écologiste au pouvoir ». Tollé dans les rangs des écologistes. Le changement, c’est pas maintenant !
17 septembre. Les députés débattent en commission d’enquête pour causer de l’impact de la crise du Covid sur la jeunesse. Des personnes extérieures à l’Assemblée nationale sont, comme à l’accoutumé, invitées à venir exposer leurs points de vue. Parmi les invités du jour, la vice-présidente de l’Unef Maryam Pougetoux, laquelle porte un voile. Aux dires du député LREM Gaël Le Bohec, c’est une heure après le début de l’audition que plusieurs élus LR et LREM, dont notamment la marcheuse Anne-Christine Lang, quittent avec fracas la salle.
Sur Twitter, voici l’explication de cette dernière : « En tant que députée et féministe, attachée aux valeurs républicaines, à la laïcité et aux droits des femmes, je ne peux accepter qu’une personne vienne participer à nos travaux à l’Assemblée nationale en hijab, qui reste pour moi une marque de soumission. »
Aucun règlement, aucune loi n’interdit à Maryam Pougetoux de porter un voile, dans et hors l’Assemblée nationale. C’est d’ailleurs ce qu’a rappelé la présidente de la commission, Sandrine Morch, à l’issue de cette scène : « Aucune règle n’interdit le port de signes religieux dans le cadre de nos travaux pour les personnes auditionnées ». Qu’importe les règles, les lois et toute cette paperasse ! Anne-Christine Lang ne s’en cache même pas. À Libération, voilà ce qu’elle rétorque : « Je n’ai jamais dit que sa présence était hors-la-loi. A priori, l’Assemblée autorise le port du voile pour les personnes qui viennent visiter. Ma réaction ne se plaçait pas sur le terrain juridique. J’ai agi par rapport à mes convictions personnelles. Là, dans le cadre d’une audition, j’estime qu’on doit respecter la laïcité. » Comme si la laïcité était une espèce d’esprit en dehors de tout cadre juridique.
Du côté du Rassemblement national, on use de la même rhétorique. Lorsque Jean-Jacques Bourdin rappelle à Jordan Bardella que le règlement du Palais-Bourbon permet à Maryam Pougetoux de venir voilée, le vice-président du parti d’extrême droite se moque bien de la loi comme de l’an 40 : « À un moment il y a des questions morales, des questions de mœurs ». Ils ne se cachent plus derrière de faux semblant, c’est au moins l’avantage de cette situation. Il y a la laïcité et leur laïcité. Et ils aimeraient bien modifier les lois pour que la leur devienne la seule et officielle laïcité.
Peu incline à accepter toute comparaison avec l’extrême droite, la députée LREM va du coup... plus loin, opérant un distinguo entre les religions. À L’Express, elle raconte : « Certains objectent que l’on auditionne bien des rabbins, des imams ou des curés. Oui, mais c’est pour les entendre sur des questions ou des textes de loi qui concernent les cultes. Dans ces cas-là, ils viennent représenter leur culte, pas une association étudiante. » Aurait-elle osé partir de la pièce si un président d’association étudiante s’était présenté avec une kippa sur la tête ? Et depuis quand est-ce que c’est aux parlementaires de choisir qui peut ou non être membre de la direction d’un syndicat selon son appartenance religieuse et sa pratique de celle-ci ? Leur laïcité n’est rien d’autre qu’un séparatisme anti-républicain aux relents islamophobes.
Le pire dans toute cette histoire, ce sont les réactions à gauche. Soit quasi-inexistante, soit embarrassante, comme celle de Ségolène Royal – qui affirme « estomaquée » qu’elle « aurait quitté la salle » elle aussi – ou bien celle de Philippe Martinez qui déblatère sur le plateau de Public Sénat : « Tout ce qui est symbole de la République doit respecter la laïcité. Il y a le droit à pratiquer mais la laïcité c’est essentiel dans notre pays ». Preuve qu’on ne peut pas maîtriser et le Code du travail et la loi de 1905.
#MeToo, le retour ?
Ce même 17 septembre, le ministre de l’Intérieur était, lui, au Sénat. Alors qu’il est interpellé par la socialiste Marie-Pierre de la Gontrie au sujet du sort que l’État réserve aux migrants à Calais, Gérald Darmanin, tout sourire, lui lance : « Je me ferai un plaisir de passer une soirée, une nuit, une journée avec madame la sénatrice, à Calais, à la rencontre des habitants. »
« Incroyable réplique sexiste », s’offusque la sénatrice. Rappelons que ce cher locataire de Beauvau est toujours sous le coup d’une enquête pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance.
Tiens, la veille, on apprenait que le réalisateur Roman Polanski faisait partie de la nouvelle assemblée générale des César. Une sombre histoire de clause dans les statuts de l’association des César qui lui permet d’en être membre à vie. Là encore, le changement, ce n’est pas pour maintenant !
Publié le 26/09/2020
Cassandre au chômage technique
par Renaud Lambert (site monde-diplomatique.fr)
Il y a encore quelques mois, le plus sûr moyen pour un conseiller du pouvoir de faire valoir ses droits à la retraite consistait à plaider pour un accroissement de la dette publique. Se présenter en short, coiffé d’un chapeau de paille et boules de pétanque à la main lors d’une réunion de travail n’aurait pas constitué un message plus clair. Les choses ont changé.
En 2020, les créances de l’État français devraient dépasser 120 % du produit intérieur brut (PIB), du jamais-vu. Jean Pisany-Ferry, Xavier Ragot et Philippe Martin, les économistes qui entourent l’Élysée, plaident néanmoins pour « une augmentation massive de la dette publique (1) » sans qu’on les congédie. Au contraire, tout comme leurs homologues des pays riches, ils sont entendus : les États de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) devraient emprunter 17 000 milliards d’euros supplémentaires cette année. Une telle perspective conduisait hier le Financial Times à plaider pour qu’on « coupe, et qu’on coupe fort », dans les dépenses publiques. Le flegme a depuis remplacé l’effroi : « Nous sommes encore loin du moment où la dette deviendra un problème » (2), estime désormais le quotidien de la City.
Jusqu’à la crise du Covid-19, les discours sur la dette métamorphosaient les dirigeants politiques en entomologistes : le monde était composé de cigales, des individus et des États aux poches trouées, engourdis par une torpeur méditerranéenne ; et de fourmis, des épargnants et des capitales à la frugalité grisâtre, mais capables de venir en aide aux premiers. L’univers bucolique de Jean de La Fontaine cédait alors la place aux trompettes de l’Apocalypse : « Si rien n’est fait, notre pays risque tout simplement la faillite ! », avertissait par exemple le député Les Républicains Éric Ciotti, le 23 mai 2018 (3). Deux ans plus tard, la dette n’est plus l’antichambre de la banqueroute, mais son antidote : « La France préfère l’endettement à la faillite », explique, le 21 avril 2020, le ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin, issu de la même formation politique que M. Ciotti. Que s’est-il donc passé ?
Cassandre inspirait depuis longtemps plus d’indifférence que d’angoisse. Dix ans avant M. Ciotti, le premier ministre François Fillon avait déclaré la France « en situation de faillite ». La dette atteignait alors 68 % du PIB (contre 98 % en 2018), un niveau qui équivaudrait aujourd’hui à l’abondance… mais qui aurait terrorisé Raymond Barre. Chef du gouvernement en 1976, ce dernier sonne l’alarme : la dette atteint 16 % du PIB, « le temps de la facilité est terminé ». Au fil des années, l’épouvantail s’est peu à peu fondu dans le paysage. D’Athènes à Madrid, chacun en a saisi la fonction : justifier les vagues successives de mesures d’austérité et convaincre la population de se « serrer la ceinture » pour éviter une catastrophe toujours renvoyée à demain.
En 1976, le premier ministre Raymond Barre tire la sonnette d’alarme : la dette atteint 16 % du PIB, « le temps de la facilité est terminé »
Mais les problèmes de comptabilité ne s’abordent pas uniquement du côté des dépenses. Dans le cas de la dette, tout commence au contraire dans la colonne « recettes » et, notamment, par la décision de la plupart des États occidentaux, au cours des années 1970, de se priver de la possibilité de se financer auprès de leurs banques centrales. La courbe de la dette en rejoint très vite une autre, elle aussi orientée à la hausse : celle des réductions d’impôts consenties aux mieux lotis. Bientôt, ces derniers ne contribuent plus à l’« effort collectif » par le biais de la fiscalité, mais en prêtant à la nation, contre rétribution. Le Brésil pousse la logique à l’extrême : en 2009, les vingt mille familles les plus riches y détenaient 80 % de la dette publique, au remboursement de laquelle le gouvernement fédéral consacrait 30 % de son budget (4). D’où une question devenue pressante un peu partout dans le monde : faut-il vraiment continuer à rembourser ?
Deux évolutions ont récemment contribué à mettre Cassandre au chômage technique. À la suite de la crise de 2007-2008, les interventions protéiformes des États ont plongé le monde dans l’univers jusque-là insoupçonné des taux d’intérêt négatifs. De sorte que se financer sur les marchés s’avère beaucoup moins coûteux que jadis. « En France, de 2009 à 2019, la charge d’intérêts a baissé de 1,1 point de PIB, en dépit d’une hausse sensible du ratio de dette, de 69 % du PIB début 2009 à 98 % début 2019 », relatent Les Échos (5). Dans ces conditions, difficile de crier à la banqueroute qui vient…
La pandémie de Covid-19 a par ailleurs contraint les gouvernements à remiser leurs couperets. Dans un contexte où la crise sanitaire a révélé le coût des politiques d’austérité appliquées depuis les années 1980, difficile — pour l’heure — d’amputer davantage les services hospitaliers, le système éducatif ou la couverture sociale des plus précaires. Et, puisque l’option de solliciter un effort financier des plus riches ne figure pas dans la boîte à outils du pouvoir, œuvrer à la relance d’une économie moribonde exige qu’on légitime l’envol de la dette publique.
Cassandre reprendra du service à la première occasion, et l’urgence de « se serrer la ceinture » reviendra hanter les discours politiques, comme en 2009-2011, après les énormes déficits engendrés par le « sauvetage » des banques minées par la crise des subprime. D’ici là, le néolibéralisme a concédé une importante défaite à ses adversaires en démontrant que l’économie s’adapte aisément aux urgences politiques : tout ce qui était réputé « impossible » hier est désormais devenu trivial. Il faudra s’en souvenir.
Renaud Lambert
Publié le 25/09/2020
L’échec du CICE confirmé
Par Romaric Godin (site mediapart.fr)
Le dernier rapport d’évaluation du CICE a confirmé l’aspect médiocre en termes de résultats de cette mesure. Cet échec plaide pour un changement total de politiques de l’emploi.
Depuis son lancement en 2013, l’efficacité du Crédit d’impôts compétitivité emploi (CICE) fait débat. Lancé sous le quinquennat Hollande, dont il marque le tournant « pro-entreprise », il a été pérennisé en 2019 par Emmanuel Macron lors de sa transformation en exonération de cotisations. Pourtant, aucun débat politique d’envergure n’a jamais été mené autour de l’évaluation de cette mesure. Or, ses effets sont très limités compte tenu des moyens engagés par l’État. Entre 2013 et 2017, 88,90 milliards d’euros ont été versés au titre du CICE aux entreprises. On devrait attendre un vrai débat démocratique face à un engagement aussi massif.
Or, globalement, les évaluations restent non seulement incertaines et soumises au plus fort doute, mais surtout, elles ne parviennent pas à dégager un effet positif clair sur l’emploi, l’investissement et la compétitivité. Le 17 septembre, un nouveau rapport d’évaluation a été publié par France Stratégie et a confirmé ces conclusions. France Stratégie, groupe de réflexion héritier de l’ancien commissariat général au plan, directement rattaché au premier ministre, peine d’ailleurs à défendre et le CICE et la solidité des analyses qu’il publie.
L’évaluation repose sur deux piliers. Le premier est microéconomique et cherche à identifier comment les entreprises réagissent directement au CICE. L’étude utilisée par France Stratégie a été réalisée par l’équipe dite de « Théorie et évaluation des politiques publiques (TEPP) » du CNRS. Elle confirme son analyse précédente : environ 100 000 emplois créés entre 2013 et 2016 pour 66,75 milliards d’euros d’argent public distribué. Le gain est minime et le coût astronomique : 166 875 euros par emploi et par an.
Étrangement, la méthode défendue par un autre laboratoire, le LIEPP de Sciences-Po, n’apparaît plus dans l’évaluation. Il est vrai que ses analyses étaient beaucoup moins favorables au CICE puisqu’en 2018, il indiquait ne pas être en mesure d’identifier un effet positif de cette mesure. Lors du précédent rapport, France Stratégie avait déjà tenté de réduire la valeur de cette analyse par rapport à celle du TEPP (Mediapart avait résumé le débat dans cet article). Le groupe d’évaluation invitait néanmoins à poursuivre les recherches. Mais cette poursuite est donc apparemment passée par l’arrêt du travail du LIEPP, ce qui confirme le caractère profondément biaisé de cette évaluation. On ne peut que s’étonner de la disparition, dans une évaluation publique, du pluralisme. Elle tend à faire croire que les résultats présentés sont « la vérité », ce qui est loin d’être le cas. Contacté, France Stratégie n’avait pas répondu à nos sollicitations sur le sujet jeudi 17 septembre. Notons néanmoins que même en choisissant soigneusement les études les plus favorables, on reste sur un résultat très mitigé.
La deuxième méthode est macroéconomique. Elle a été réalisée par l’OFCE grâce à un modèle mathématique permettant de mesurer l’impact global sur l’économie. Les différents choix des entreprises bénéficiaires sur les salaires, l’emploi, les prix ou l’investissement ont en effet des impacts sur d’autres entreprises. Par ailleurs, le financement de cette mesure par l’État a aussi un impact macroéconomique. L’idée est de tout reprendre en utilisant une méthode contrefactuelle, autrement dit en comparant une réalité reconstituée sans CICE à une réalité avec CICE.
Évidemment, une telle méthode doit être prise avec beaucoup de prudence, même si le modèle de l’OFCE se veut précis et moins biaisé que les modèles habituels de macroéconomie. Celui-ci repose néanmoins sur l’idée d’une possible reconstitution contrefactuelle d’une période à partir de données passées, ce qui est assez hasardeux. Par ailleurs, il repose aussi sur des choix d’hypothèses forcément contestables. France Stratégie reconnaît, au reste, ses « limites ». Ces dernières ne discréditent pas les résultats de l’évaluation, mais on aurait aimé, comme dans le domaine microéconomique, d’autres évaluations concurrentes fondées sur des hypothèses différentes.
Le résultat présenté par l’OFCE est très optimiste. L’institut évoque 400 000 emplois créés par le CICE au niveau macroéconomique entre 2013 et 2017, sans prendre en compte les effets de son financement. Cela peut sembler beaucoup, mais il faut rappeler que sur ces cinq années ont été engagés 88,90 milliards d’euros. Cela revient donc à afficher une moyenne de création d’emplois de 80 000 emplois par an, soit un coût par emploi et par an de 44 500 euros environ. Cela représenterait un coût de 3 700 euros par mois, ce sont donc des emplois encore assez coûteux.
Certes, il faudrait intégrer à ce coût l’effet de la croissance issue du CICE sur les recettes fiscales, ce qui en réduirait le coût réel. Mais en tout état de cause, on est dans des emplois sauvegardés et créés à des coûts proches de ce qu’aurait pu faire directement l’État. On verra que cela n’est pas neutre. Soulignons, par ailleurs, que même France Stratégie appelle à la prudence face à ses résultats qui dépassent les espérances de la Direction générale du Trésor. « Ces simulations, indicatives, souffrent de nombreuses limites », précise le rapport.
L’OFCE a cependant proposé une autre analyse, prenant en compte les effets du financement du CICE. Ce dernier s’est fait d’abord par des hausses d’impôts, puis par une baisse des dépenses. Rappelons qu’entre 2014 et 2017, la Sécurité sociale, notamment, a été mise à rude épreuve avec un régime particulièrement sec : réduction de l’Objectif national des dépenses d’assurance-maladie, gel des salaires dans la fonction publique, réduction de l’investissement public. L’OFCE conclut qu’en net, le CICE aurait alors créé ou sauvegardé près de 160 000 emplois sur cinq ans.
Les conclusions de l’OFCE confirment que le CICE est une méthode assez médiocre pour créer des emplois. 160 000 emplois face à une masse de 3 à 6 millions de demandeurs d’emplois, on est loin d’une solution concrète au chômage. On l’est d’autant plus que seules un quart des entreprises bénéficiaires ont créé des emplois (on ne sait pas ce qu’il est advenu de l’argent versé aux trois quarts restants) et que le seul effet identifiable concerne le secteur des services, autrement dit celui qui est le moins soumis à la concurrence internationale.
Le deuxième « C » du CICE, celui de « compétitivité », semble avoir été un échec patent. Comme lors des précédents rapports, les évaluations sont incapables d’identifier et de quantifier un effet sur les exportations et l’investissement. Ce n’est pas un détail dans la mesure où, sans investissement, les effets du CICE restent des effets de court terme. On s’expose donc, comme dans le cas Bridgestone ou d’autres, à ce que les entreprises qui ont bénéficié de ce CICE détruisent les emplois qu’elles ont créés et même en détruisent davantage, en cas de crise.
Et c’est bien là la vraie question que soulèvent le CICE et ses évaluations. Un effet « financé » ne veut pas dire un effet neutre. Les près de 89 milliards d’euros versés aux entreprises ont été payés par d’autres, principalement les ménages et les services publics. C’est donc là un transfert gigantesque de moyens depuis le secteur public vers le secteur privé. Or, compte tenu de l’incapacité de ce dernier à investir pour obtenir des gains de productivité permettant à l’État de « rentrer dans ses frais », la croissance économique induite par le CICE est trop faible pour aider à financer les services publics, voire à les financer davantage. C’était pourtant cela le pari du CICE, qui est aussi celui du néolibéralisme et qui est aussi une forme de « ruissellement » : l’argent transféré aux entreprises par les fenêtres devait rentrer par les caves. Cela n’a pas été le cas. Dès lors, c’est une perte sèche pour le bien commun. Comme toujours, qu’elle passe par les entreprises ou les individus, la « théorie du ruisssellement » ne se vérifie pas.
C’est bien pour cette raison que cette mesure globalement inefficace doit amener à se poser une question simple. Les priorités de l’époque et l’évolution du capitalisme doivent-elles s’appuyer sur ce type de transfert qui ne profite que très partiellement au bien commun ? N’est-il pas temps de changer entièrement la façon d’aborder l’emploi en abandonnant l’idée que seules les entreprises créent de « bons emplois » et que, de ce fait, le chantage à l’emploi soit une des plus puissantes lois non écrites de la République ?
L’échec du CICE ne peut qu’être un argument en faveur des projets de « garantie de l’emploi » mis en avant dans le cadre du Green New Deal aux États-Unis, où l’État (et non des entreprises) crée directement des emplois correspondant aux besoins avec des salaires décents. Plutôt que de laisser le secteur privé décider des emplois qu’il crée avec l’argent public ôté aux services publics, il serait plus utile sans doute de développer ces mêmes services publics. La transition écologique et les besoins en termes de santé semblent aujourd’hui imposer un changement de stratégie. Les fermetures de sites malgré le CICE et les différentes baisses d’impôts renforcent encore cette analyse. Et c’est bien pourquoi il faut davantage qu’une évaluation souvent biaisée. Il faut un débat sur ces évaluations.
Publié le 24/09/2020
L’effet boomerang
par Pierre Rimbert (site monde-diplomatique.fr)
Au matin du 26 juin 2016, lorsque courtiers de la City et politistes londoniens découvrirent le résultat du référendum sur le Brexit, ils firent pour calmer leur épouvante le raisonnement suivant : si les provinces désindustrialisées avaient choisi de quitter le train du progrès européen, c’est forcément qu’on leur avait menti. Six mois plus tard, avocats d’affaires new-yorkais et développeurs de San Francisco ne s’expliqueraient pas autrement l’élection de M. Donald Trump : sur les réseaux sociaux, des « trolls » russes avaient intoxiqué les ploucs du Midwest. Les fake news, concluaient-ils, provoquaient les mêmes ravages sur l’information que le populisme sur la politique. Les deux d’ailleurs ne faisaient qu’un.
Cette conviction-là signe l’aveuglement d’un groupe social, celui des diplômés du supérieur qui partout occupent le pouvoir. Aux États-Unis, 600 000 « morts de désespoir » (suicide, overdose, alcoolisme) recensés entre 1999 et 2017 chez les Blancs peu instruits âgés de 45 à 54 ans (1) n’ont pas suffi à faire de cette hécatombe une question médiatique majeure — du moins jusqu’à l’élection de M. Trump. En France, un rapport officiel qui évaluait à 192 000 le surcroît de décès dans le bassin minier du Nord au cours des 65 dernières années — près de 3 000 morts par an, donc —, n’a fait l’objet d’aucune reprise dans les médias nationaux l’année de sa publication (2). Ici, pas de « fausses nouvelles » : pas de nouvelles du tout.
Démocrates new-yorkais et technocrates européens ont trouvé dans les médias dominants l’allié naturel pour guerroyer contre le « populisme » informationnel
Deux mondes disjoints, dont l’un détient, en plus du reste, le monopole de l’information sur l’autre : il n’en fallait pas davantage pour qu’une partie de la population prête par contrecoup crédit à tout ce dont la presse « officielle » ne parle pas. Quand on vit une « réalité alternative » à celle que relate le New York Times, les « faits alternatifs » loufoques démentis dans ses colonnes jouissent de ce seul fait d’une présomption de vérité. Pareille situation ouvrait aux démagogues de la droite conservatrice un boulevard qu’ils ont emprunté sans tarder. Ainsi, depuis quelques années, la bataille idéologique s’est-elle déplacée sur le terrain des médias et de l’information.
En 2019, M. Trump a utilisé 273 fois l’expression fake news dans ses tweets (3), tant pour galvaniser ses troupes que pour renvoyer ses critiques au même néant que celui où le Washington Post confine les porteurs de casquettes rouges « Make America Great Again ». Interrogé par Fox News (25 juin 2020) sur cette stratégie, le président américain a expliqué : « Je ne pense pas avoir le choix. Si je ne m’attaquais pas aux médias, je vous garantis que je ne serais pas ici avec vous ce soir. » De la Hongrie à la Pologne en passant par le Brésil, les « hommes forts » au pouvoir lui ont emboîté le pas.
À l’inverse, les dirigeants libéraux ont érigé en priorité politique la lutte contre les « infox » disséminées sur les réseaux sociaux. « La montée des fausses nouvelles est aujourd’hui totalement jumelle de cette fascination illibérale », affirmait M. Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018. « Nous devons allouer plus de ressources à la lutte contre la désinformation », a exhorté en juin dernier M. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, alors qu’un document de l’Union accusait « certains pays tiers, en particulier la Russie et la Chine », de mener des « campagnes de désinformation » visant « à miner le débat démocratique, à exacerber la polarisation de la société (4) ».
Démocrates new-yorkais et technocrates européens ont trouvé dans les médias dominants l’allié naturel pour guerroyer contre le « populisme » informationnel que constituent à leurs yeux les fake news. Les uns et les autres jugeant les sociétés libérales aussi apaisées, satisfaites et unies qu’ils le sont eux-mêmes, tout propos susceptible d’« exacerber la polarisation » doit tomber sous le coup de la loi. Cette fusion du pouvoir et du contre-pouvoir a pris en mai dernier une forme cocasse quand le site Internet du gouvernement français recommandait la lecture d’articles du Monde ou de Libération pour tordre le cou aux fausses rumeurs sur l’épidémie de Covid-19, au point d’embarrasser les bénéficiaires de cette publicité intempestive. Des législations anti-infox votées en France ou en Allemagne, des éditoriaux du New York Times et du Guardian suinte un même ensemble de certitudes : les grandes entreprises journalistiques détiennent le monopole de la vérité ; les critiquer, c’est attaquer la démocratie. Il y a quelque chose de touchant à voir deux institutions zombies, les médias d’information et la démocratie libérale, se faire la courte échelle.
Car comment croire encore à leur fable ?
Les faux charniers de Timişoara (1989), les bobards de la guerre du Kosovo (1999), les mensonges de la guerre du Golfe (2003), le dénigrement médiatique des mouvements sociaux, la négation des violences policières, les faux scoops érigés en révélations furent relayés par les plus prestigieux organes journalistiques. Plus puissantes qu’une armée de « bots » chinois, les chaînes d’information en continu en quête d’audience et les algorithmes de Facebook avides de clics sont les usines à fake news officielles de nos sociétés si éprises de vérité qu’une vague de licenciements économiques s’y nomme « plan de sauvegarde de l’emploi ». Le journalisme de marché avait presque épuisé son crédit quand la démesure affabulatoire de M. Trump lui a fourni matière à se ravigoter. Vétuste béquille : le prochain effet boomerang s’annonce spectaculaire.
Pierre Rimbert
(1) Anne Case et Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.
(2) Olivier Lacoste, Gilles Poirier, « Éléments sanitaires dans les communes minières du Nord - Pas-de-Calais. État de santé, offre de soins et potentiels de développements » (PDF), Observatoire régional de la santé Nord - Pas-de Calais et Association des communes minières Nord - Pas-de-Calais, septembre 2014. Merci à Gilles Balbastre.
(3) The New York Times, 30 décembre 2019.
(4) La Correspondance de la presse, Paris, 10 juin 2020.
Publié le 23/09/2020
De quel vide politique le racisme et le populisme sont-ils les noms ?
par Roger Martelli (site regards.fr)
Le populisme est une notion commode. On ne sait pas trop ce que c’est, sauf que ce n’est a priori pas bien. « Populiste » est une manière feutrée de dire « raciste » ou « fascisant ». Et de mettre dans le même sac des opinions, des individus et des groupes que tout oppose sur le fond...
Aucune définition du populisme n’est satisfaisante. En fait, le terme renvoie à trop de réalités historiques différentes. La Russie et les États-Unis de la fin du XIXe siècle, les expériences latino-américaines depuis les années 1940, les extrêmes droites européennes aujourd’hui... Il en est du populisme comme du totalitarisme : la description n’est pas l’explication ; l’accumulation des caractères ne dit rien de l’essence ; le ressemblant n’est pas l’identique.
Globalement, l’hypertrophie du terme désigne en creux une carence. Le « populisme » s’impose dans l’espace public quand le « peuple » n’y est pas, ou si peu. On ne parle pas de populisme quand on a l’impression que le peuple est acteur ou qu’il est bien « représenté ». Le terreau de l’inflation populiste est une démocratie limitée, maltraitée ou malade.
En cela, le populisme qui naît d’un vide peut être l’illusion d’un plein trop aisément accessible. Si le peuple est aux abonnés absents, c’est qu’« on » le tient à l’écart.
« On » : selon les options, c’est le possédant, l’élite ou l’autre ; le puissant, le technocrate ou le migrant. Pour que tout rentre dans l’ordre, pour que la démocratie re- trouve des couleurs, il suffit donc d’isoler les puissants, d’écarter les technocrates ou de renvoyer les immigrés.
La souveraineté populaire en panne
L’option populiste est en cela une illusion, parce que le peuple n’existe pas, en tout cas comme sujet politique. Il y a certes un peuple sociologique : la somme des catégories populaires, des exploités, des dominés, des subalternes. Quand les composantes du « populaire » s’assemblent, elles forment une multitude. Mais une multitude n’est pas encore un peuple. Le peuple politique se construit, si et seulement s’il est à la fois « contre » et « pour ». Moins contre d’autres groupes (les exploitants, les dominants) que contre le système qui produit l’opposition des dominants et des dominés ; non pas pour que ceux d’en bas deviennent ceux d’en haut, mais pour que la logique de polarisation des classes ne soit plus un principe de classement. Historiquement, le peuple ne devient protagoniste politique conscient que lorsqu’il peut opposer, à l’ordre inégalitaire « réel », le projet d’une société où l’inégalité n’est plus la logique dominante. Le populiste est par-là aux antipodes du populaire : il se réclame du peuple, mais ne dit rien de ce qui permet aux catégories populaires dispersées de se rassembler autour d’un projet qui, en les émancipant, émancipe la société tout entière.
Toutefois, si le populisme est une illusion, l’anti-populisme déclamé peut-être une impasse, dès lors qu’il nie le fait que la tentation populiste n’est que le miroir inversé d’un peuple aux abonnés absents. On peut toujours vitupérer la virulence populiste ; cela n’empêche pas que la souveraineté populaire soit en panne. Ce ne sont pas d’abord les « populistes », mais les États et les institutions de l’Union européenne qui se dispensent d’écouter le « peuple » quand ses avis ne lui conviennent pas...
Incantation populiste contre mobilisation populaire
Faut-il donc accepter le parti pris « populiste », le jeter à la face des oligarchies dominantes, le disputer à l’extrême droite ? C’est ce que suggèrent les tenants d’un « populisme de gauche », à l’instar de la philosophe Chantal Mouffe. On peut leur objecter que la mobilisation « populiste » des affects populaires peut se retourner contre ceux qui l’utilisent. À vouloir désigner l’ennemi ou même seulement l’adversaire, on court le risque de mettre au second plan les causes des maux, des colères et des peurs. On risque de laisser s’opérer le glissement qui va du responsable (que l’on ne voit pas toujours) au bouc émissaire (que l’on a à portée de main).
Le « populisme » s’impose dans l’espace public quand le « peuple » n’y est pas, ou si peu. Le terreau de l’inflation populiste est une démocratie limitée, maltraitée ou malade.
Quand l’espérance est en panne, le ressentiment peut être le vecteur le plus fort de rassemblement d’un peuple désorienté : l’extrême droite en fait ses choux gras. Quand la solidarité devient un vain mot, la tentation est grande de se replier : sur la communauté étroite ou un peu plus large (celle des « natifs » ou « de souche »), dans le cocon rassurant d’un espace fermé (la frontière et le mur). Alors le racisme retrouve les ferments que le long effort de solidarité populaire avait contenu dans le passé. Alors l’incantation populiste prend la place de la mobilisation populaire.
Si tout cela est vrai, ni l’antiracisme ni l’anti-populisme ne sont des voies en elles-mêmes porteuses. Rien ne peut remplacer le travail persévérant de reconstruction de l’espérance. Ce n’est pas un hasard si, aux XIXe et XXe siècles, le mouvement ouvrier ne se définit pas d’abord par ses traits sociologistes, mais par le projet qu’il mettait au centre de son action. Ce ne fut pas le « populisme » ou « l’ouvriérisme » qui furent au cœur du combat, mais le socialisme, le communisme, l’anarchisme ou la République.
Publié le 22/09/2020
Rude rentrée pour les universités : abandonnées par l’État, poussées à chercher de l’argent privé
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
La nouvelle loi sur l’université et la recherche, la LPPR, marque une étape supplémentaire dans le désengagement de l’État vis-à-vis de l’enseignement supérieur public. Conséquences : gels de postes, conditions d’enseignement dégradées et augmentation des frais d’inscription.
Les universités françaises s’apprêtent à faire leur rentrée sous une double menace : la Covid-19, qui risque encore d’empêcher la pleine reprise des cours en présentiel, et une nouvelle loi, la LPPR, pour « loi pluriannuelle de programmation de la recherche ». Elle a été présentée en Conseil des ministres en plein été et doit arriver à l’Assemblée nationale le 21 septembre. Derrière les belles promesses de la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal annonçant « 25 milliards d’euros » pour la recherche, ce texte cache des perspectives beaucoup moins réjouissantes pour les chercheurs et les personnels des universités.
Cette nouvelle loi ouvre grand la voie au recrutement d’enseignants-chercheurs sur des contrats de quelques années seulement. Ce sont les fameux « contrats de projet ». Ceux-ci se terminent à la fin du financement d’un projet de recherche. La loi de Frédérique Vidal veut aussi mettre en place des « tenure track », comprenez des recrutements en CDD de trois à six ans, avec une possible – mais pas du tout certaine – titularisation à la fin.
Au lieu de donner aux universités les moyens d’embaucher des enseignants-chercheurs titulaires, sur des postes de fonctionnaires, la LPPR mise principalement sur le financement par « projets ». Ce qui s’inscrit dans la continuité des « initiatives d’excellence » et autres « programmes d’investissements d’avenir » qui visent depuis des années à financer au coup par coup certains établissements plutôt que de pérenniser l’enseignement supérieur public et la recherche fondamentale sur le long terme. La LPPR est une pierre de plus dans cette série de réformes de l’université, depuis la loi « LRU » (loi « libertés et responsabilités des universités »), adoptée en 2007, sous Sarkozy.
Des plans d’austérité pour les universités en déficit
Sous couvert d’« autonomie » et de « responsabilité » des universités, l’État dépense en fait toujours moins pour l’enseignement supérieur. Résultat : les établissements se retrouvent régulièrement dans des situations budgétaires difficiles, gèlent les embauches et vont jusqu’à réduire le nombre d’heures de cours. « Auparavant, on avait à peu près vingt postes de maîtres de conférence ouverts chaque année, suite aux départs en retraites et aux mutations. Aujourd’hui, on est passé à trois ! », illustrent Florent Calvayrac, enseignant-chercheur en physique à l’université du Mans, délégué syndical du Snesup-FSU.
L’université du Mans a connu des « exercices budgétaires déficitaires » en 2017 et 2018. En conséquence, la présidence de l’université a annoncé « un plan de retour à l’équilibre ». Bref, un plan d’austérité. Comme l’a constaté l’enseignant en physique : « On nous demande sans arrêt de réduire la voilure. Il n’y a même plus tout à fait assez d’argent pour payer les heures supplémentaires. Donc, on nous a fait diminuer de quelques pour cent les volumes horaires de cours dans chaque formation. »
Chaque année, des universités se retrouvent dans le rouge. La Cour des comptes alerte régulièrement sur ce phénomène, à l’œuvre dès la mise en route de la loi LRU. Avec l’autonomie budgétaire, les universités se sont retrouvées à devoir gérer seules le personnel. Or, la dotation que leur attribue l’État fait abstraction de l’évolution du coût de la masse salariale, ce qu’on appelle le « glissement vieillesse technicité ». Les personnels fonctionnaires des universités gagnent en échelon en vieillissant. Ils « coûtent » donc plus cher au fur et à mesure des années. L’État ne compense plus ces frais en augmentation. Ce qui provoque mécaniquement un trou dans les finances des établissements.
« Débrouillez-vous »
Cela s’est produit à l’université de Bretagne Sud, dont les campus sont à Lorient, Vannes et Pontivy (Morbihan), désignée par la Cour des comptes comme présentant une situation budgétaire « très dégradée ». « À cause de la pyramide des âges des enseignants-chercheurs, nous avons fait face à un glissement vieillesse-technicité qui a pénalisé l’université, explique François Merciol, enseignant-chercheur en informatique à l’université bretonne, lui aussi délégué du Snesup. On a commencé à parler des universités en faillite juste après la loi LRU. À partir de là, l’État a dit aux universités “débrouillez-vous”. On parle d’autonomie et de responsabilité, mais, en fait, cela veut dire que l’université doit gérer les problèmes sans qu’on lui donne plus d’argent. L’université de Bretagne Sud a essayé d’être bonne élève. Finalement, nous servons plutôt de ballon d’essai et nous subissons tout autant les gels de postes. »
Essayer d’être bon élève, pour les universités, signifie aussi prendre la charge de leurs bâtiments et terrains. C’est l’étape suivante des « responsabilités et compétences élargies » dans le cadre de l’autonomie. « Une fois que l’université arrive à gérer sa masse salariale, on lui propose aussi de gérer son patrimoine immobilier », précise Hugo Harari-Kermadec, maître de conférences en économie à l’École normale supérieure de Paris-Saclay et membre du collectif Université ouverte. L’État présente cette dévolution du patrimoine immobilier comme un avantage pour les universités, qui peuvent ensuite le monnayer en louant les locaux par exemple.
La contrepartie est qu’elles doivent ensuite financer elles-mêmes la modernisation des campus. Devront-elles à terme recourir à l’emprunt et s’endetter pour maintenir leurs bâtiments en état, comme l’ont fait les hôpitaux au début des années 2000 ? « Sciences po s’est endetté pour construire des campus en province et élargir son campus parisien. On peut s’attendre à ce que des facs suivent », répond l’économiste [1].
Plus d’étudiants ne signifient pas plus de budget
Deux ans après l’adoption de la loi LRU, en 2009, le mode de calcul du budget des universités a aussi changé. L’ancien système, appelé « San Remo », établissait les budgets alloués principalement en fonction du nombre d’étudiants inscrits et du nombre de personnels. Le nouveau système, dénommé « Sympa » pour « Système de répartition des moyens à la performance et à l’activité », prend davantage en compte la « performance » : taux de réussite en licence, nombre de masters et doctorats délivrés, nombre de publications des enseignants-chercheurs...
Depuis, une augmentation du nombre d’étudiants inscrits dans une fac ne fait pas forcément augmenter son budget. Florent Calvayrac indique par exemple qu’au Mans, l’université a accueilli 3000 étudiants en plus depuis quelques années, « mais notre budget n’a quasiment pas bougé, à part quelques avances au coup par coup », dit-il. « L’enveloppe peut être revue à la baisse en cas de baisse des effectifs. Mais s’il y a des effectifs supplémentaires, c’est très difficile de négocier une hausse, ou alors seulement sur des projets. Même dans ce cas, c’est la plupart du temps insuffisant. Alors, il faut aller chercher des contrats ailleurs, louer les locaux, devenir prestataire auprès des entreprises. Les formations en alternance nous rapportent par exemple des fonds. On reçoit de l’argent de la région Pays de la Loire pour cela. » De son côté, l’université de Bretagne Sud a créé une fondation notamment pour pouvoir faire des formations hors service public qui ramènent de l’argent [2].
« Les universités n’ont déjà pas assez d’argent pour le chauffage, donc elles embauchent des vacataires »
Depuis le début des années 2010, le nombre d’étudiants n’a cessé d’augmenter dans les universités françaises. En 2018, elles accueillaient plus d’1,6 million d’étudiants – 60 % de l’ensemble des inscriptions dans l’enseignement supérieur. C’est 200 000 étudiants de plus qu’en 2010 [3]. Dans le même temps, le nombre d’enseignants-chercheurs a diminué : 90 870 postes en 2018 contre 91 100 six ans plus tôt. Les effectifs de professeurs et de maîtres de conférence ont baissé au total de près de 4000 postes [4]. Les universités recrutent deux fois moins qu’en 2010 (1700 postes ouverts en 2018 contre 3600 huit ans plus tôt).
« Si le gouvernement voulait qu’il y ait plus de recrutements, il y en aurait plus. Dans les faits, chaque année, l’État dit au universités “vous avez droit à tant de postes, vous aurez plus si vous arrivez à obtenir quelques appels d’offre”. Mais dans le cas d’appels d’offre, ce ne sont pas des postes pérennes, détaille Hugo Harari-Kermadec, de Paris-Saclay. Dans la majorité des établissements, les universités ne recrutent pas au maximum du plafond établi par l’État car elles n’ont déjà pas assez d’argent pour le chauffage ou pour remplacer les fenêtres cassées… Donc, elles embauchent plutôt des vacataires payés à l’heure. Les vacataires réalisent aujourd’hui environ un tiers des heures de cours des universités. » Le recours aux enseignants vacataires est devenu massif. Selon des estimations, ils seraient plus de 130 000, contre quelque 35 000 maîtres de conférences et 20 000 professeurs d’université !
« Dans de nombreuses situations, les présidents d’université n’ont pas le choix. Si un président décide qu’il n’aura pas de de recours aux vacataires, il faut qu’il ferme la moitié de ses licences », ajoute l’économiste de Saclay. En février 2020, l’université de Paris-8 a ainsi décidé de renoncer à sa première année de licence d’informatique, faute de moyens suffisants. « Depuis des années, l’équipe pédagogique n’est plus en mesure d’assurer correctement sa mission de service public d’enseignement supérieur. Les groupes d’étudiant.es sont de plus en plus surchargés alors que le nombre d’enseignant.es diminue (non-remplacement des départs en retraite, etc.) », ont déploré les enseignants du cursus dans un courrier [5].
La tyrannie de l’évaluation
Dans cette vaste transformation, l’évaluation est appelée à jouer un rôle grandissant. En 2007, l’État crée l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, chargée d’évaluer la manière dont les universités assurent leurs missions d’enseignement (nombre de diplômés, taux de réussite...) et de recherches (en mesurant notamment la « production » des chercheurs). Sous Hollande, cette agence change de nom, elle devient le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hceres). Elle perd aussi alors en importance, avec l’abandon de la notation stricte, remplacée par des appréciations générales. Puis arrive Macron. Le nouveau président de la République prend pour conseiller à l’enseignement supérieur un certain Thierry Coulhon, ancien président de l’université de Cergy-Pontoise, passé par le cabinet de Valérie Pécresse quand celle-ci était ministre de l’Enseignement supérieur sous Sarkozy. C’est elle qui avait fait passer la loi LRU.
Thierry Coulhon annonce vouloir « reconstruire le lien entre l’évaluation et l’allocation des moyens », c’est-à-dire mettre en place un financement variable selon les bonnes, ou mauvaises, évaluations des établissements [6]. Et brigue donc depuis huit mois la présidence du Haut Conseil à l’évaluation. En vain pour l’instant : sa candidature est fortement contestée par les chercheurs et les universitaires [7].
« Si Coulhon est candidat au Haut Conseil à l’évaluation, c’est là qu’est le vrai ministère. Le gouvernement va peut-être légiférer par décrets s’il veut avoir plus de moyens pour renforcer les pouvoirs de cette instance, analyse Bruno Andreotti, professeur de physique à l’université Paris-Diderot, membre du collectif Rogue ESR qui s’oppose à la politique d’enseignement et de recherche du gouvernement actuel. Cela s’inscrit dans les seize années de réformes que l’on vient de vivre, qui visent toutes à mettre en concurrence les structures d’enseignement et de recherche les unes avec les autres. Pour cela, il faut qu’elles soient différenciées par les normes et les procédures d’évaluation, avec toute la panoplie des outils du néo-management, les best practice, le ranking, l’évaluation quantitative… » Contre ces outils du néo-management, Rogue ESR veut reprendre le contrôle sur les normes d’évaluation. Le collectif propose par exemple d’évaluer le poids de la précarité dans les universités : une norme pourrait dévaloriser les présidences qui ont trop recours aux vacataires.
Consultants privés et augmentation des frais d’inscription
À côté de l’évaluation, un autre mantra des gouvernements successifs est l’ouverture aux investissements privés, censés remplacer l’argent public. Le dernier appel à projets des programmes « d’investissement d’avenir » pousse ainsi les universités à créer des « sociétés universitaires et de recherche », des structures associant capitaux publics et privés. Ces sociétés auraient pour objectif de « développer des activités offrant de réelles perspectives de retour sur investissement », indique la convention signée entre l’État et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui finance l’appel à projets [8]. Les sociétés universitaires et de recherche doivent « permettre aux établissements de sortir d’une logique subventionnelle au profit d’une logique d’investisseur en développant de nouveau modèles économiques », avance l’institution financière. Pour l’instant, aucune université n’a encore été sélectionnée, nous a indiqué la CDC. Elles ont jusqu’en 2023 pour déposer un dossier.
« Ce nouvel appel s’inscrit dans ladite "politique d’excellence" qui consiste à émettre des appels à projets plus ou moins vaseux. En face, la technostructure des universités essaie de comprendre ce dont il s’agit, de se plier à ce qui est demandé et produit des réponses avec des cabinets de consultants privés qui ont pris un rôle démentiel dans la manière de gouverner les établissements, réagit Bruno Andreotti. La politique dite d’excellence s’est développée en plusieurs volets : l’autonomie de gestion des personnels, que la LPPR vient compléter ; puis l’autonomie pédagogique amorcée par Parcoursup, c’est-à-dire la mise en concurrence des formations entre elles, au lieu que deux licences d’histoire soient les mêmes partout. Le dernier volet, c’est l’autonomie de financement. C’est le plus dur, car à terme, cela signifie augmenter les frais d’inscriptions. »
Cette rentrée 2020 inaugure déjà les droits d’inscription décuplés pour les étudiants étrangers non-européens : 2770 euros l’année pour une inscription en licence, 3770 euros en master, contre 170 euros et 243 euros pour les étudiants français et ressortissants de l’Union européenne. Une hausse contestée par le Conseil constitutionnel mais finalement validée cet été par le Conseil d’État. Mais les universités résistent. Même avec des budgets difficiles à boucler, beaucoup ont refusé de mettre en place ces droits discriminatoires par l’argent, qui risquent à terme de s’étendre à toutes et tous.
Rachel Knaebel
Notes
[1] Sciences Po a emprunté 160 millions d’euros pour son projet de nouveau campus parisien Campus 2022. Voir la brochure de présentation du projet.
[2] Au sujet de cette fondation voir le site de l’Université de Bretagne Sud.
[4] Voir les chiffres de 2011-2012 ici et ceux de 2018 ici.
[6] Voir le compte-rendu du colloque du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, 17 et 18 septembre 2019.
[7] En janvier, plusieurs milliers d’entre eux avaient posé une contre-candidature commune. Voir sur le site de Rogue ESR.
[8] Voir la convention.
Publié le 21/09/2020
Pourquoi beaucoup de salariés ont la tête ailleurs
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Toulouse, Marseille, Lyon, Nantes, Montpellier, Le Mans, Perpignan, les premiers défilés de la matinée n’ont pas fait le plein. Annoncée dès le 9 juillet par Philippe Martinez, à la sortie de la rencontre entre le Premier ministre et les partenaires sociaux, la journée de grève et de manifestations du 17 septembre, centrée sur l’emploi, mobilise faiblement. Nous avons cherché à savoir pourquoi. Éléments d’explications.
Très tiède. C’est la température de la première journée interprofessionnelle de l’après épisode de crise sanitaire du printemps. Et même plutôt fraîche à considérer le baromètre que représente généralement la mobilisation dans les transports. « La circulation ferroviaire sera normale sur l’ensemble du réseau du mercredi 16 septembre à 20 h jusqu’au vendredi 18 septembre à 7 h 55 », a indiqué la SNCF dans un communiqué deux jours avant la grève. Même situation à la RATP. La régie ne prévoit pas d’impact sur le trafic.
« Nous sommes encore un peu au lendemain de la grève contre les retraites, puisque cela s’est enchaîné sur le Covid-19 qui a un peu tout figé. En cette rentrée, le moment est un peu moins collectif avec des préoccupations sanitaires, de retour à l’école des enfants. Ce n’est pas forcement la joie », explique Alexis Louvet, co-secrétaire de Solidaires RATP. Après la grève historique de l’hiver dernier, dont les conséquences financières se font encore sentir, l’actualité dans l’entreprise est la répression. Le licenciement début septembre d’Alexandre El Gamal, un syndicaliste CGT très apprécié dans l’entreprise, a marqué les esprits. Dans ce contexte, la date du 17 septembre n’est pas arrivée à se frayer un chemin. D’autant plus qu’elle n’est appelée que par la CGT et Solidaires. L’UNSA, première organisation ne s’y est pas associée.
« Le Covid est un étouffoir ! »
Même ambiance ou presque à la SNCF. Là aussi, la grève de l’hiver pèse encore et le licenciement cet été d’Eric Bezou donne le ton. Mais ici, en plus des incertitudes liées à la situation sanitaire, les agents sont dans l’expectative à propos de leur avenir, avec la mise en place progressive de la privatisation, votée par le parlement en 2018. « Le Covid est un étouffoir ! Cela pèse sur les mobilisations et la détermination », tranche Jean-Pierre Mercier syndicaliste CGT chez Renault. Son syndicat appelle à la grève jeudi dans toutes les usines du groupe, cependant « les gars nous disent vous avez raison, mais ils ne se sentent pas d’y aller », rapporte le délégué syndical central. Du coup, il s’attend à une « mobilisation très militante ». Alors que la période est partout aux demandes de « sacrifices sur l’emploi, les salaires ou le temps de travail », il assure que « les salariés sont inquiets sur l’emploi et sur l’avenir, y compris à PSA où le groupe a pourtant dégagé 600 millions de bénéfice au premier semestre malgré deux mois de fermeture ». Ce qui n’empêche pas selon lui de nombreuses discussions dans les ateliers « sur ce qu’il faudrait revendiquer et contre qui il faut se battre ».
Une rentrée hors norme
Autre secteur remplissant les cortèges d’ordinaire, mais qui en cette rentrée est à la peine : l’Éducation nationale. « Les enseignants sont déjà assez fatigués alors que c’est juste la reprise », constate Marie Buisson CGT, la secrétaire générale de la FERC-CGT. Entre la nécessité de se protéger et de protéger les enfants, les masques, le nouveau protocole, les difficultés des parents lorsqu’une classe ou une école ferme, le rattrapage de deux mois de confinement : « ils se posent beaucoup de questions et sont soumis à une forte pression » explique-t-elle. Une situation qu’elle juge peu propice à la mobilisation, au moins pour le 17 septembre, en tout cas sous cette forme et autour du sujet de l’emploi, le grand thème de cette journée de grève. « Rater une journée de cours quand c’est ta deuxième semaine est compliqué, d’autant que la première semaine a été grandement consacrée à l’adaptation des conditions sanitaires d’accueil des élèves », rappelle-t-elle.
« Nous n’avons distribué que la moitié des tracts par rapport à d’habitude. Une partie des boîtes ciblées était déserte », admet le responsable CGT d’une union départementale. Pour lui, entre les congés tardifs de septembre, le télétravail et les secteurs d’activité touchés par la crise, le constat est évident : « tout n’a pas repris ». Autre problème, avec la crise sanitaire, « nous ne savons même pas comment la manifestation va se dérouler » s’interrogeait Marc Godard, le secrétaire départemental héraultais de Sud-PTT, quelques jours avant le 17 septembre. Son département étant classé en rouge depuis plus de deux semaines, il admet que ni son syndicat ni la CGT n’ont vraiment mobilisé les postiers : « nous avions peur de faire sortir des gens en grève, alors qu’il est difficile de les mobiliser, et que les manifestations ne soient pas autorisées ». Mais au delà, ce qui préoccupe facteurs comme syndicalistes postiers, ce sont les multiples cas de Covid-19 qui sont apparus dans plusieurs bureaux de distribution du département ces derniers jours. Une crainte qui, associée à « un mélange d’attente et de résignation » de nombreux postiers, limite leur envie de rejoindre les manifestations apprécie Marc Godard.
Recentrage sur son secteur et replis sur soi
À défaut d’un sujet immédiatement identifiable pour cristalliser les colères, comme la réforme des retraites dans l’hiver, nombre de salariés, et même d’équipes syndicales, se recentrent sur leur secteur d’activité. « Les collègues étaient hyper nombreux dans les heures d’informations syndicales, mais les questions portaient sur les masques, les récréations ou les protocoles » observe Marie Buisson de la fédération CGT de l’Éducation. Les sujets plus loin du quotidien au travail y sont moins débattus. Même son de cloche à La Poste. « Nous n’arrivons pas à élargir au-delà des préoccupations postales qui sont déjà importantes. Alors qu’elles sont liées à la politique générale du gouvernement », regrette Marc Godard de Sud-PTT. Pour le moment, ce qui domine, c’est la « crainte pour leur boulot ». Une peur légitime dans un contexte où le mot PSE n’est plus complètement tabou dans la bouche de certains cadres affirme le syndicaliste.
« Avec le confinement et ses suites, les gens sont dans un repli sur soi. Il y a un rétrécissement de la société que l’on ressent aussi sur le terrain syndical », analyse Serge Ragazzacci, le secrétaire départemental de la CGT dans l’Hérault. Des signes qui inquiètent aussi Marie Buisson. Siégeant à la commission exécutive confédérale de la CGT, elle note qu’après le confinement, l’été, et maintenant la reprise épidémique « il est difficile de faire revenir les gens » dans les réunions et les structures syndicales. Alors que dans le même temps, les unions locales sont submergées de demandes de salariés et de syndicats d’entreprise confrontés à un chantage à l’emploi, avec à la clef, des propositions de signature d’accord.
Jusque-là, « les batailles pour l’emploi se produisent boîte par boîte » observe Marie Buisson. L’enjeu de cette journée interprofessionnelle pour les syndicats, CGT en tête, est d’en faire une question nationale. Des salariés de certaines entreprises ayant annoncé des licenciements seront bien présents dans les manifestations, sans que pour l’heure se dessine un front des « boites en lutte contre les licenciements ». À Lyon, des salariés de Renault Trucks répondront à l’appel à la grève. L’entreprise avait annoncé 463 suppressions de poste en juin. À Toulouse, des syndicalistes de plusieurs entreprises du secteur aérien se réuniront à l’issue de la manifestation à la bourse du travail. Dans le Nord, des salariés d’Auchan ont prévu une action en direction de magasins de l’enseigne avant de rejoindre la manifestation. Même chose à Paris, où des salariés de TUI France confrontés à un PSE au rabais se retrouveront devant le siège de l’entreprise.
Des signaux faibles pour le moment. À l’inverse, à côté de Rennes, les employés de Technicolor ne comptaient pas renforcer les cortèges, malgré l’annonce de 110 suppressions de postes, avant de se décider tardivement. Ceux des laboratoires Boiron étaient en grève, mais le 16 septembre. Pour le mouvement d’ensemble souhaité par les syndicats : tout reste à construire.
Publié le 20/09/2020
Marcel Trillat, mort d’un humaniste
Marie-José Sirach (site humanite.fr)
Hommage. Journaliste, réalisateur, syndicaliste, militant infatigable, ami de notre journal, Marcel Trillat est mort vendredi 18 septembre à l’âge de 80 ans. Retours sur un parcours de vie journalistique et engagé d’un homme intègre.
On s’était dit que c’était partie remise. Qu’on se retrouverait l’an prochain, en août à Uzeste, mais aussi en septembre, à la fête de l’Humanité, au stand des Amis de l’Huma, deux rendez-vous que Marcel Trillat ne ratait jamais. La nouvelle de sa mort a plongé ses amis, ses proches dans la stupeur. “Un grand vide” pour Alain Delmas, secrétaire de l’union départementale de la CGT-Gironde. Une “immense tristesse” pour Marc Perrone qui a composé la plupart de la musique de ses films. “La perte d’un grand journaliste, d’un réalisateur qui a toujours donné la parole à ceux qui ne l’avaient pas” pour Jean Bigot, producteur de tous ses films depuis les années 2000…
Du côté des opprimés, des sans-voix, des petits, de la classe ouvrière
Marcel Trillat, c’est ce qu’a produit de meilleur le service public de l’audiovisuel. Un journaliste intègre, honnête, engagé, humaniste, toujours du côté des opprimés, des sans-voix, des petits, de cette classe ouvrière que d’aucuns avaient décidé qu’elle avait disparu. Disparu des radars médiatiques, rayés de la carte ces “Prolos” qu’il n’a eu de cesse de filmer, au coeur de l’action, des tensions, là où la lutte vous pousse à être plus fort, plus intelligent, plus libre. Marcel Trillat était un journaliste engagé qui savait tenir un point de vue sans se soucier des politesses. Il a fait ses classes auprès des plus grands. Pierre Desgraupes, fondateur de “Cinq colonnes à la une” lui a mis le pied à l’étrier, lui a donné le goût du métier. On ne compte plus les reportages qu’il a réalisé pour Cinq colonnes, au coeur d’une actualité sociale qui le passionnait. Le pouvoir gaulliste était sur les dents. Alain Peyrefitte, sinistre ministre de l’Information, faisait de la chasse aux sorcières son passe-temps favori. Trillat aura traversé des tempêtes, pris des coups, de ses ennemis mais aussi de ses amis, parfois. Mais malgré les coups ciseaux redoutables de la censure, sa mise à l’écart de l’ORTF en 68, sa réintégration en 1981, l’arrêt de Radio Lorraine coeur d’acier par la direction de la CGT d’alors, il a mené de front son métier de journaliste et ses responsabilités professionnelles et syndicales ( à la Cgt) à France télévision, par tous les temps, sous toutes les gouvernances. Il était de la trempe de ces journalistes pour qui ce métier ne se réduit pas à ânonner bêtement une information sans saveur. Il se donnait les moyens d’aller voir, de vérifier, d’enquêter, de contre enquêter.
Une fermeture d’usine, des licenciements, il ne se résignait pas aux trois lignes AFP qui tombaient sur les prompteurs. Il savait que derrière ces trois lignes, ces chiffres secs, c’était la vie d’hommes et de femmes que le capitalisme foutait en l’air. Alors il se rendait sur place, dans les usines, au bistrot d’en face, s’attachant à toujours tisser les indispensables lien de confiance avec les gens qu’il filmait. C’est cette confiance qui lui permettait de pénétrer dans leur intimité, de s’installer dans la cuisine du petit pavillon ouvrier acheté à crédit, dans le salon du modeste Hlm. Et les gens racontaient, se racontaient, sentant chez lui une écoute, une attention qu’ils n’avaient jamais rencontrées jusqu’ici. Ses reportages pour Envoyé spécial, sa trilogie consacrée aux “Prolos” attestent de son engagement journalistique, de son grand professionnalisme. Jamais le journaliste qu’il était se mettait en scène. Il posait une question, une deuxième faisant naître la parole de son interlocuteur, donnant ainsi accès à une histoire. Et Marcel aimait les histoires, ces tranches de vie qui tissent l’histoire avec un grand H. Il les racontait merveilleusement, revivait ses souvenirs sans jamais se donner le beau rôle et vingt ans, trente ans après, l’émotion était là, palpable, qui l’obligeait à marquer une pause, essuyer une larme, pour mieux repartir à l’assaut des souvenirs heureux, malgré les défaites, les trahisons, parce qu’il n’avait jamais renoncé à l’idée d’un monde meilleur, d’un monde plus juste, plus fraternel...
Il était une fois “le 1er mai à Saint-Nazaire”
Rien ne préparait Marcel Trillat a devenir ce grand journaliste du service public de l’audiovisuel. Fils de paysans isérois, né en 1940, c’est à l’Ecole normale de Grenoble, puis à Lyon où il poursuit des études universitaires, en pleine guerre d’Algérie, qu’il devient communiste. Mais c’est à l’occasion d’un tournage de l’émission “5 colonnes à la Une” dans la ferme familiale qu’il rencontre une première fois Pierre Desgraupes. En 1965, Marcel Trillat “monte” à Paris pour une réunion politique et retrouve Desgraupes un peu par hasard qui lui fait part de son souhait de former des jeunes journalistes de télévision. Marcel Trillat saisit la perche et s’embarque dans cette aventure télévisuelle unique en son genre qui donnera ses lettres de noblesse à la télévision publique.
Il aurait pu être enseignant, il devient journaliste et s’intéresse naturellement au monde du travail, à ces “prolos”, ces héros des temps modernes. En 1967, Trillat sait qu’à Saint-Nazaire, les ouvriers des chantiers navals, après de longs mois de lutte préparent joyeusement la manif victorieuse du 1er mai. Il propose un reportage sur ce premier mai à l’équipe de 5 colonnes. Pas très convaincue mais il faut bien traiter du 1er mai qui revient, tel un marronnier, chaque année sur le tapis en conférence de rédaction. Marcel Trillat et Hubert Knapp s’installent à Saint-Nazaire et recueillent des témoignages à la fois poignants et drôles des ouvriers, refaisant jouer, ou mimer, certaines scènes aux protagonistes. Puis ils filment LA manif, les femmes, au premier plan, chevilles ouvrières silencieuses et invisibles de ce mouvement qui défilent, en tête. Trillat se révèle grand interviewer: non seulement il sait accoucher la parole de ses interlocuteurs mais aussi capter et accorder autant d’importance aux silences, aux larmes de joie et de souffrance. Au-delà du bonheur de la victoire, il filme avec son compère le bonheur de la dignité et de la fierté retrouvés. De retour à Paris, le film, pas tout à fait mixé, est projeté en petit comité, en présence d’un représentant du ministre de l’Information Alain Peyrefitte qui s’écrie, à la fin de la projection: “C’est du mauvais cinéma!”. Ce à quoi Desgraupes lui rétorque: “Monsieur, vous êtes là pour dire si c’est de la bonne ou mauvaise politique. Faites votre métier, vous êtes payé pour ça. Quant à savoir si c’est du bon ou du mauvais cinéma, c’est à nous de le dire”. Malgré le soutien de Desgraupes, le film sera censuré et jamais diffusé à la télévision. Si le film “le 1er mai à Saint-Nazaire” existe aujourd’hui en dvd, c’est parce qu’au sortir de cette projection, Marcel avait quitté la rue Cognacq-Jay en “volant” les bobines, sachant pertinemment que s’il les laissait là, elle serait aussitôt détruites. Cette même année, il réalise avec Jacques Krier et Paul Seban “Ce jour-là” sur la mobilisation des jeunes communistes contre la guerre du Vietnam.
L'Humanité au coeur
Un an après, mai 68 agit comme une déflagration. Les personnels de l’ORTF se mettent en grève. Le pouvoir gaulliste fera le ménage sans ménagement, virant plus d’une centaines de journalistes dont Marcel Trillat. Les années qui suivent témoignent de sa volonté farouche de poursuivre et défendre son métier de journaliste. Il réalise des films de commandes pour le service audiovisuel de la CGT (“la Cgt en mai 68”, “le Frein” et “Étranges étrangers”, mais aussi pour le Pcf. Il parvient à réaliser pour la télévision “l’Usine”, en 1970, par l’entremise de journalistes et producteurs amis restés dans la maison et même un “Expressions directes” avec Georges Marchais en 1975, dont la production était confiée aux partis politiques. En 1976, l’Humanité-Dimanche créée une nouvelle rubrique “Une Vie”, à laquelle il collabore avec Marcel Bluwal.
17 mars 1977… Dans une des salles de la mairie de Longwy, Marcel Trillat, clope au bec, aux côtés de son confrère Jacques Dupont, entourés de plusieurs dizaines de personnes, donne le coup d’envoie de la radio Lorraine coeur d’acier, LCA, qui émet clandestinement sur le bassin minier. Cette expérience marquera à jamais Marcel Trillat. Première radio libre, il ouvre l’antenne, permet à chacun, quelque soit son appartenance syndicale ou politique, à l’exception du Front national, de s’exprimer. Pas de censure. Il riait au souvenir du générique, quelques notes tremblotantes à la flûte à bec; des interventions des “débrouilleurs” pour empêcher les tentatives de brouillage de la police; des revues de presse hilarantes où les Unes des quotidiens nationaux étaient joyeusement dézinguées en direct. C’était une “radio de l’espoir”, disait-il. Gérard Noiriel alors jeune professeur, à Longwy, aura une émission. Le chanteur Renaud s’y arrêtera un soir après un concert et reversera l’intégralité de son cachet. Guy Bedos aussi s’invitera dans les locaux enfumés de Longwy. Le professeur Albert Jacquard viendra expliquer la génétique: “Partout dans la ville, depuis tous les postes de radio, on l’écoutait nous raconter la génétique, on entendait une mouche voler” se souvenait-il. C’est la direction de la Cgt qui mettra un terme à cette aventure unique: “ça fait partie des quelques bisbilles que j’ai eu avec la Cgt. Mais j’en ai aussi eu avec le parti” confiait-il. Il restera toujours à la Cgt, siègera au conseil d’administration de France-Télévision pour le SNJ-Cgt de 2001 à 2006. Il rendra sa carte du parti en 1987 mais restera pour la vie un “communiste de coeur”, un compagnon de route et de lutte aimé de tous les militants, qu’ils soient coco, gauchistes, libertaires...
“Trois cents jours de colère” en 2002, “les Prolos” en 2003 et “Femmes précaires” sont ces derniers documentaires pour la télévision, produits par VLR (Vive la Révolution), la société de production de Jean Bigot. Marcel réalisera avec Maurice Failevic “l’Atlantide, une histoire du communisme” en 2011 puis, en 2013, “des Étrangers dans la ville” qui fait écho à l’un de ses tout premiers documentaires tourné en 1970, “Étranges étrangers”, comme une déclinaison du poème de Prévert…
Marcel Trillat était de tous les combats. Militant infatigable, il aimait la vie, rire, boire un coup de gorgeon au stand des Amis de l’Huma ou partager une omelette aux cèpes au stand du Gémeur à Uzeste. Il aimait la rédaction de l’Humanité, et la rédaction le lui rendait bien. S’il le pouvait, il se joignait à nous lors du traditionnel repas de la rédaction à la fête de l’Huma. Il avait toujours un mot d’encouragement ou de félicitation, affichant son soutien à notre journal dont il fut un des plus ardents défenseurs. Il était certes fatigué mais sa mort, soudaine, laisse un grand vide….
Marie-José Sirach
Publié le 19/09/2020
Pour la recherche, toujours rien
Par Elsa Faucillon (site regards.fr)
La Loi de programmation pluriannuelle de la recherche ne répond en rien aux attentes d’un milieu rendu exsangue par des années de sous financement. Alors qu’une loi ambitieuse de soutien aux systèmes universitaires était attendue, la LPPR se contente de libéraliser et de précariser encore plus.
« Une loi historique », « un alignement des planètes »… que ne faut-il pas entendre de la part de la ministre Frédérique Vidal ! La réalité c’est que le gouvernement se moque ouvertement de nous. Financièrement d’abord. La trajectoire budgétaire s’étale en effet jusqu’en 2030. Et les plus gros montants se concentrent sur les dernières années… ou comment promettre de l’argent pas tout de suite, mais pour les deux prochains quinquennats !
Ainsi, alors que le CESE affirme qu’il faudrait dès 2021 une augmentation du budget de la recherche de 6 milliards d’euros, l’année prochaine c‘est moins de 400 millions d’euros que le gouvernement daignera allouer à la recherche. Pourtant il n’est plus nécessaire de prouver comme le milieu de la recherche souffre : entre 20% et 40% des étudiants vivent sous le seuil de pauvreté en France, plus de 40% des doctorants font une thèse non financée (dont 2/3 en sciences sociales) et sont obligés de se salarier à côté, plus de 40% des personnels administratifs sont précaires, de nombreux docteurs se retrouvent sans poste, le taux horaire des vacataires est en dessous du SMIC et ceux-ci reçoivent leur salaire avec au moins 240 jours de retard … La précarité est généralisée.
Et cette loi va encore plus loin. En instaurant le CDI de mission et les tenure tracks, la LPPR contourne le statut de fonctionnaire et entérine la contractualisation forcée des métiers de la recherche. En permettant de recruter des « jeunes talents » sur dossier, les tenure tracks (ou chaire de professeur junior) viendront concurrencer les maîtres et maîtresses de conférence en dérogeant aux modalités de recrutement de ces derniers, tout en contournant le statut de chercheur-fonctionnaire.
Le CDI de mission permettra quant à lui de recruter pour les besoins d’une mission de recherche sur un temps limité. Un contrat qui s’apparente donc à un CDD, mais qui réussi l’exploit d’être encore moins protecteur pour l’employé. Passons l’affront de l’utilisation du terme « CDI » pour un contrat qui s’en éloigne autant, ce nouveau statut permet de mettre fin au statut de fonctionnaire dans la recherche. Et risque évidemment d’être généralisé à de nombreux autres secteurs.
Comme pour l’hôpital public, le gouvernement oeuvre ici au démantèlement méthodique du service public de la recherche. Afin d’en permettre la progressive privatisation. Dramatiquement efficace.
Deuxième proposition de ce projet de loi allant à rebours complet des besoins qui s’expriment : la multiplication des appels à projet. Ceux-ci sont largement décriés par l’ensemble des chercheurs. Il demande en effet une masse de travail énorme, pour des gains souvent inexistants. Et provoque une bureaucratisation délétère de la profession. Le temps passé à remplir des dossiers de candidature est autant de temps en moins pour écrire ou se consacrer aux étudiants. La multiplication des appels à projet exacerbe également les inégalités au sein de la recherche : 20 universités et grands établissements concentrent 80% des financements en France, renforçant les disparités entre les universités d’élites et les universités périphériques.
Et les appels à projet génèrent évidemment une logique compétitive. Alors que c’est au contraire la co-construction des savoirs, la collaboration et les échanges entre chercheurs qu’il faut encourager. Pour obtenir les projets, les chercheurs tendent progressivement à se conformer à ce qui peut « rapporter », abandonnant les thèmes de recherche « trop atypiques » ou « pas en vogue ».
Pourtant les appels à projet ne semblent muent par aucune logique véritable. L’exemple du financement de la recherche sur le SRAS, abandonné du jour au lendemain parce que le virus n’était plus d’actualité résonne tristement à nos oreilles aujourd’hui. Il explique en effet le retard pris par la recherche française en la matière et notamment son impréparation face à l’épidémie de Covid-19.
Comme pour l’hôpital public, le gouvernement oeuvre ici au démantèlement méthodique du service public de la recherche. Afin d’en permettre la progressive privatisation. Dramatiquement efficace.
L’asphyxie complète des moyens pour l’université oblige ainsi les universités à se rapprocher du secteur privé. Au détriment de la science ouverte. Le risque de dérive est simple en effet : une recherche privée va avoir pour corollaire le besoin d’engranger des profits. Là où le service public de la recherche de ne peux avoir de visée purement lucrative. Ainsi la question centrale est celle-ci : la recherche doit-elle nécessairement être rentable ? Pour le gouvernement la réponse est oui.
Ce projet de loi va limiter la recherche ouverte, pousser les chercheurs et chercheuses à un conformisme intellectuel délétère, limitant considérablement les retombées bénéfiques de la recherche sur la société française. Le lien Recherche et Société est d’ailleurs très absent de ce texte. Il faut au contraire une recherche aux financements pérennes, qui permettent à une multitude de thèmes de recherche d’exister, librement.
Publié le 18/09/2020
Faire respecter le droit du travail dans le monde agricole devient de plus en plus dangereux
par Sophie Chapelle (site bastamag.net)
« De plus en plus, nos agriculteurs sont visés par des intimidations, des dégradations, des insultes », s’était ému Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, en décembre dernier. Mais ni l’administration, ni la justice ne s’émeuvent des menaces et des violences quand elles ciblent les agents de l’inspection du travail venus vérifier si les droits sont respectés sur une exploitation. Enquête en Bretagne.
Le département des Côtes-d’Armor collectionne les médailles. Il figure en tête de peloton pour la production de poules pondeuses, en seconde position pour la production de porcs, et en troisième pour celle de lait. Fait moins connu dans ce département rural : le nombre d’incidents lors des contrôles dans le milieu agricole s’accroît depuis plusieurs mois. Le 30 juin, six agents de contrôle de l’inspection du travail ont décidé d’exercer leur droit de retrait. « Plusieurs incidents, relevés par nos collègues du secteur agricole, me font penser qu’il y a des risques pour ma vie, ma sécurité, ma santé physique et/ou mentale », écrivent-ils dans une lettre adressée à la Direccte de Bretagne (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) que Basta ! a pu consulter.
Le dernier incident remonte au 6 mai 2020. Ce jour-là, un agent vient inspecter les conditions de travail des salariés intervenant sur le chantier de construction d’une porcherie. Ce n’est pas l’éleveur porcin, propriétaire du bâtiment, qui est visé par le contrôle mais bien les entreprises qui interviennent sur le chantier. L’exploitant agricole prend néanmoins l’inspecteur du travail à partie, en l’outrageant. « C’est moi qui vous paye », tonne t-il ; « vous faites un boulot de con ». Le traitant successivement de « parasite pour la société », de « branle-cul » et de « cancer », il l’oblige à quitter le chantier avant la fin du contrôle : « Vous prenez votre voiture et vous vous barrez », « vous dégagez ». L’agent quitte le chantier et alerte sa hiérarchie. Il rédige un procès-verbal transmis au Parquet pour délit d’outrage et d’obstruction, puis se rend chez son médecin qui le met en arrêt de travail.
Des menaces verbales aux agressions physiques
Huit semaines plus tard, l’auteur des faits n’a toujours pas été auditionné par la gendarmerie, ce qui conduit plusieurs agents à exercer leur droit de retrait. Ce n’est pas la première fois que les délais sont anormalement longs pour effectuer les auditions ou procéder aux enquêtes concernant des « agriculteurs délinquants », déplore un militant de l’Union syndicale Solidaires des Côtes-d’Armor, qui souhaite rester anonyme. « Le terme de "délinquant" est reconnu par le Code du travail lorsqu’il y a effet d’obstacle et d’outrage à un contrôle », précise-t-il. « L’auteur des faits a finalement été auditionné en juillet, plus de deux mois après l’incident. C’est choquant ! » Les policiers qui se font insulter bénéficient en général d’instructions bien plus rapides…
Le 21 juin 2018, deux inspecteurs du travail se rendent dans une entreprise de ramassage de volailles, alertés par un salarié sur les conditions de travail. Assez vite, la visite se corse. L’exploitante agricole, qui emploie plusieurs salariés, frappe violemment l’un des deux inspecteurs dans le dos, et profère des menaces physiques : « Je sais qui vous êtes, on se retrouvera ». Avec son véhicule, elle empêche les deux agents de contrôle de quitter la cour de l’exploitation et fait venir sur les lieux les salariés afin que ceux-ci prennent à partie les inspecteurs du travail. « Les agents se sont sentis pris au piège, ils ont pensé que leur vie était en danger. Ils ont eu beaucoup de mal ensuite pour remonter. Il y avait heureusement un salarié qui a raisonné ses collègues, sans quoi ça aurait dégénéré. C’est très traumatisant. »
Les deux inspecteurs du travail ont respectivement bénéficié de neuf jours et six jours d’ITT (incapacité temporaire de travail). « La gérante a été entendue par la gendarmerie trois semaines après les faits », commente un membre du conseil national du syndicat Sud Travail. « Malgré la gravité des faits, elle a simplement été convoquée par le vice-procureur. Cela s’est terminé par 200 euros de dommages et intérêts pour chacun des agents alors qu’il y a eu une agression ! »
« Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité »
Des auditions qui traînent, des sanctions mineures, une absence de poursuite par le Parquet... Dans un tract que nous avons pu consulter, une intersyndicale de l’unité Direccte des Côtes-d’Armor, note une « complaisance de l’administration et de la justice à l’égard des auteurs de faits de violence issus du monde agricole à l’encontre des agents de l’inspection du travail » [1]. Les certificats médicaux qui attestent des coups physiques ou du préjudice moral subi n’y changent rien.
« Les outrages existent aussi dans le secteur non agricole mais en général les affaires sont traitées "normalement" avec des auditions immédiates, des poursuites effectives par le Parquet et des condamnations réelles », observe le militant de Solidaires. « Là, le milieu agricole est traité complètement différemment », tant par l’administration que par les forces de police et la justice. « Cette impunité renforce le sentiment d’insécurité des agents de contrôle qui vont sur le terrain "avec la boule au ventre" ! Les agents sont marqués, c’est compliqué d’y retourner, ils craignent de subir une nouvelle agression. Il n’y a pas de condamnation à la hauteur des faits. Les agents se sentent un peu abandonnés. »
du ministère du Travail, cette complaisance met les salariés des secteurs agricole et agro-alimentaire en danger, alors même que les conditions de travail y sont très rudes. Les demandes d’interventions par les salariés auprès de l’inspection du travail sont nombreuses. Nombre d’entreprises de ce secteur comptent peu de salariés, et donc pas de représentant du personnel. « L’inspection du travail est souvent le seul et dernier rempart. Si les agents ne peuvent pas faire les contrôles, des salariés vont continuer de vivre des conditions de travail déplorables. » La baisse des effectifs dans l’inspection du travail concourt à cette situation. Dans les Côtes-d’Armor, le nombre d’agents de contrôle est passé de 21, en 2013, à 16 désormais, dont trois couvrant l’agriculture et l’agroalimentaire.
« Sabotage et lenteur judiciaire »
Une affaire a particulièrement marqué les inspecteurs du travail du département. En janvier 2015, une de leurs voitures de service est sabotée à l’issue d’un contrôle dans une serre de tomates. Trois écrous manquent à la roue arrière, le quatrième est à moitié dévissé. Alors qu’ils ont pris la route, c’est un automobiliste qui leur fait signe de s’arrêter. « C’est un événement dont les conséquences auraient pu être dramatiques », souligne le militant de Solidaires. Pour les deux inspecteurs, l’origine de ce sabotage est claire : il ne peut s’agir que du propriétaire des lieux qu’ils viennent de quitter [2].
À l’époque déjà, l’enquête est diligentée avec peu d’empressement. L’exploitation agricole est sous vidéosurveillance mais les gendarmes attendent le mois de mars pour demander à voir les images. Ces dernières ont disparu, effacées automatiquement par le système vidéo. Le relevé d’empreintes sur l’enjoliveur n’est effectué qu’en juin, soit quatre mois après les faits. L’affaire est finalement classée par le Parquet en juillet 2015. Le même mois, Manuel Valls, alors Premier ministre, adresse une circulaire aux préfets, leur demandant, en substance, de ralentir le rythme des contrôles sur les exploitations agricoles.
La préfecture, main dans la main avec le milieu agricole
Les tensions entre agriculteurs et agents de l’État se poursuivent cependant. En septembre 2016, une inspectrice se rend sur une exploitation de haricots cocos. Les ramasseurs y étaient payés à la tâche, ce qui est illégal. Elle vient donc vérifier que l’accord trouvé avec les organisations syndicales pour une rémunération conforme à la législation est bien respecté. Le producteur refuse de présenter les documents demandés. « L’agriculture est en pleine crise, arrêtez de nous emmerder avec vos contrôles », crie t-il. L’inspectrice décide d’interrompre le contrôle en précisant qu’il recevra un courrier. Après être remontée dans son véhicule de service, elle se rend compte qu’une voiture grise, sortie du champ qu’elle vient de quitter, la suit. La poursuite dure environ quinze minutes sur les routes de campagne. Convoquée, la femme de l’agriculteur reconnaîtra avoir suivi l’inspectrice du travail en voiture.
Un an plus tard, le syndicat patronal réunissant notamment les producteurs de cocos en Bretagne, fait paraître un article dans la presse régionale reprochant le trop grand nombre de contrôles dans la filière « cocos ». En réclamant que les salariés soient payés conformément à l’accord, les inspecteurs du travail « mettraient en danger la profession », écrivent-ils en substance. Le préfet des Côtes-d’Armor se rend alors sur une exploitation de cocos et évoque le « droit à l’erreur » pour les producteurs. « Le "droit à l’erreur" vaut pour l’administration fiscale, précise le syndicaliste de Solidaires. Si l’on prouve que l’erreur a été commise de bonne foi, on n’est pas sanctionnés. Mais ce n’est pas applicable à l’inspection du travail. En l’occurrence, l’inspection du travail n’est pas sous l’autorité du préfet, on ne subit pas d’influence. Mais là on a été contredit, il y a un problème de cohérence », souligne le militant de Solidaires.
Ce parti pris de la préfecture se confirme début juillet 2020. En déplacement pour faire un point d’étape sur le plan de lutte contre la prolifération des algues vertes, la préfète de Région déclare : « Nous serons toujours à vos côtés. On ne laissera pas les agriculteurs se faire critiquer. »
« On a tous en mémoire le drame de Saussignac »
Le droit de retrait exercé par les agents de contrôle fin juin 2020 n’est pas une première. Ils l’avaient déjà exercé à la suite du sabotage du véhicule de service en 2018. À l’époque, le directeur régional ne conteste pas ce droit. Un plan d’actions est même établi par les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Parmi les points listés : une rencontre avec le Parquet. Deux ans plus tard, cette rencontre n’a toujours pas eu lieu. Le plan prévoyait également que l’administration communique sur les outrages et obstacles, qu’elle informe sur les sanctions encourues. « Cela aurait un effet dissuasif, mais elle ne l’a toujours pas fait. »
Pire : considérant que la situation de danger grave et imminent ne peut être invoquée, la Direccte a contesté le droit de retrait déposé en juin dernier. Après leur avoir demandé de reprendre leur activité, la directrice a décidé de constituer un groupe pour « travailler à la recherche de solutions adaptées ». Les organisations syndicales demandent à ce que le plan d’actions validé deux ans plus tôt soit enfin mis en œuvre.
« C’est un dialogue de sourds. Les agents sont toujours dans une situation de danger. On a tous en mémoire le drame de Saussignac. On a peur d’arriver à cette extrémité » alerte le membre de Sud Travail. Le 2 septembre 2004, à Saussignac en Dordogne, une contrôleuse du travail et un agent du service de contrôle de la Mutualité sociale agricole, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, sont assassinés alors qu’ils venaient contrôler les conditions de travail dans une exploitation. Leur meurtrier, un agriculteur, Claude Duviau, les a tués avec un fusil. « L’administration ne prend pas les mesures nécessaires pour prévenir. Un danger grave existe. Ce qu’on demande, c’est le droit de travailler sereinement, en sécurité. »
Sophie Chapelle
Notes
[1] Intersyndicale composée de SUD, SNU et CGT.
[2] Lire à ce sujet cet article de Mediapart : La tension monte entre inspecteurs du travail et agriculteurs, 29 septembre 2015
Publié le 17/09/2020
Fatalitas !
par Evelyne Pieiller, (site blog.mondediplo.net)
Il y a des moments comme ça, inattendus, où il nous est offert de quoi se vitaminer le moral immédiatement. D’un coup d’un seul, voilà 2 milliards pour la culture, alleluia comme aurait dit Leonard Cohen (1). Tout le monde sait que le « secteur » est, comme le rappelle Madame Roselyne Bachelot, sa pétillante ministre, « le deuxième le plus sinistré après celui des transports ». Le plan de relance sera salvateur, la confiance is back, « l’État n’abandonnera personne » (Le Monde, 4 septembre). Allons-y, concrètement, ça donne quoi ? Tout d’abord, un point qui aurait pu nous échapper : « la rénovation des bâtiments publics, la rénovation énergétique, la mobilité du quotidien (…), tout cela va participer à la relance de la culture. » A priori, le lien manque d’évidence, sauf à supposer que la pratique du vélo et les doubles vitrages stimulent la curiosité des spectateurs et la créativité des artistes. Le deuxième point oriente moins écologiquement notre lecture : « J’ai voulu (…) me placer dans une vision dynamique, pour préparer l’avenir. C’est pour ça qu’une part importante sera consacrée à la modernisation des filières. Je me refuse à opposer culture patrimoniale et culture numérique. »
Tiens, c’est nouveau, la « culture patrimoniale ». Et très légèrement égarant.
D’après le Larousse, le « patrimoine » est un « bien qu’on tient par héritage de ses ascendants » et également « ce qui est considéré comme l’héritage commun d’un groupe » ; « patrimonial » qualifie ce « qui fait partie du patrimoine, qui a une valeur économique ». Très bien, le dictionnaire, clair et net, mais hors sujet. Il ne s’agit pas ici d’un mot du vocabulaire commun, mais d’un « élément de langage », d’une expression forgée pour brouiller la compréhension et changer le sens des termes : déduire que la « culture patrimoniale », ce seraient les monuments historiques et le répertoire, relève d’un logiciel regrettablement périmé, qui continue à donner aux mots leur sens. Or, là, ce qui est visé, c’est la déconsidération (patrimonial=ancien vieux, démodé, = bien réservé à certains, regrettablement élitaire-excluant-antidémocratique). Pas beau vilain, le patrimonial. Dans un élan de franchise, elle précise l’objectif : « la culture patrimoniale doit se repenser pour conquérir des publics qui s’en éloignent de plus en plus ». Otez-moi d’un doute : c’est bien du théâtre qu’on évite de parler, du jazz, de l’opéra, liste non exhaustive ? Conclusion du refus de l’opposition (cf supra) entre patrimonial et numérique : « il faut accélérer la transition numérique, pour avoir de nouvelles offres culturelles. (…) Diffuser en direct des spectacles vivants, concerts ou pièces. »
Et bien en voilà, de l’avenir et du dynamique. Petite pause lexicale : on remarquera avec intérêt l’usage exténuant du vocable « transition », (« passage d’un état à un autre », définition du Larousse), à peu près aussi redoutable que celui de « réforme », et comme ce dernier, ruisselant de bienveillance. Fin de la pause, retour aux enjeux : il va donc falloir en finir avec le vivant « présentiel », et passer aux affaires sérieuses, c’est-à-dire au numérique. Juste pour rire, un petit rappel de l’augmentation de la capitalisation boursière de quelques grandes plateformes au premier semestre :
— Netflix : +55,1 milliards d’euros.
— Tencent (jeux vidéo) : +93 milliards d’euros.
— Amazon : +401,1 milliards de dollars. Ses ventes ont augmenté de 40 % en avril-mai-juin.
— Facebook : +85,7 milliards d’euros.
— Apple de son côté vaut aujourd’hui plus que toutes les entreprises du CAC 40 réunies (chiffre d’affaires : 274 milliards de dollars).
Il est donc probable que les « nouvelles offres » qui choisiront de passer par les écrans et tablettes seront l’objet de subventions, car modernes et gentils agents de la démocratisation culturelle. À l’arrivée, ça fera faire des économies aux tutelles — pourquoi continuer avec le CNC, quand Netflix est là ? Et pourquoi continuer à payer autant pour du théâtre, quand il suffit de capter une représentation, surtout que les spectacles ne tournent plus assez, ce qui est ruineux, et peu démocratique ? Oui, pourquoi irait-on chercher, par exemple et au hasard, les raisons de ces tournées éthiques ? D’ailleurs, les artistes ont compris : pendant le confinement, ils se sont pour certains affichés sur la Toile avec humilité et joie, comédiens, musiciens…, afin de continuer selon eux à exercer leur métier, et distraire leurs concitoyens. Ce fut pathétique. Prestations dans le salon, et lectures pénétrées. De quoi se faire une piètre idée de l’art. Mais continuons ! Le public élira les siens, qu’il aura découverts tout seul comme un grand, qui aurait le mauvais esprit de penser le contraire…
Ce qu’on nous annonce ainsi, c’est, majeur, énorme, terrassant, stupide au cube, la négation de la spécificité du spectacle « vivant » : l’étonnante et insubstituable rencontre de la scène et de la salle, l’étonnante vie spécifique et « interactive » (ah !) de la salle, l’étonnant travail intime de chacun, imprévu, non modélisable, inventé en solo, qui remue l’imaginaire et la réflexion — même quand on s’ennuie d’ailleurs, même dans ce qui vous fait quitter la salle, vous, spectateur qui avez choisi de venir. Entre autres. Ce qu’on nous annonce ainsi gentiment, c’est aussi la fin programmée d’une politique publique de la culture. En douceur, par paliers, et qui préservera quelques fleurons « patrimoniaux ». Il ne semble pas que ces perspectives aient beaucoup remué les représentants des artistes et culturels. Il est vrai qu’ils ont d’autres soucis, en particulier celui de trouver comment travailler dans « le respect des conditions sanitaires » — moitié moins de choristes, par exemple, pas de rapprochements risqués sur scène, pas d’embrassades, etc., on arrête avant de sangloter.
Monsieur Jean Castex, premier ministre, l’a dit avec vigueur : il faudra « vivre avec le virus. » Et « vivre avec le virus, c’est aussi se cultiver avec le virus » (France Inter, 26 août).
Non.
On fera ce qu’on pourra pour contrecarrer le passage, à la faveur de l’idée de fatalité naturelle du virus, de l’idée de fatalité naturelle de la dilution de l’art dans des produits pour plateformes.
Evelyne Pieiller
Publié le 16/09/2020
Révélations. « La fraude au chômage partiel est favorisée »
Loan Nguyen (site humanite.fr)
Se sentant impuissants face à l’ampleur du détournement de l’argent public par des entreprises tricheuses ou fictives, des agents de contrôle du ministère du Travail lancent l’alerte et demandent plus de contrôles en amont.
«La lutte contre la fraude organisée au chômage partiel est notre priorité pour 2020 », martelait, fin août, le ministre des Comptes publics, Olivier Dussopt, dans les colonnes du Figaro. Début septembre, la ministre du Travail Élisabeth Borne enfonçait le clou en affirmant que ses services avaient déjà procédé à 45 000 contrôles dans les entreprises. Dès la fin du mois de mars, les services de la Rue de Grenelle rappelaient les sanctions encourues par les contrevenants : jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, en plus du remboursement des sommes perçues. L’enjeu est en effet de taille pour les finances publiques : dans son projet de budget rectificatif, le gouvernement anticipait que le coût du dispositif atteindrait 31 milliards d’euros pour l’État et l’Unédic en 2020. Pourtant, sur le terrain, les agents chargés d’instruire et de contrôler l’indemnisation des entreprises au titre de l’activité partielle alertent sur l’impuissance de l’administration à empêcher la fraude.
Un plan de sauvegarde transformé en robinet à subventions
Lundi 7 septembre, à bout de nerfs, une agente de l’unité régionale d’appui et de contrôle chargée de la lutte contre le travail illégal (Uracti) d’Île-de-France s’est fendue d’un courriel de quatre pages à sa hiérarchie, lui exposant en détail les lacunes dans les procédures en vigueur, transformant de fait ce dispositif censé empêcher les licenciements en robinet à subventions, y compris pour des escrocs purs et simples. Un document qui expose crûment les failles de l’administration. « Voilà deux semaines que j’ai cessé de dormir, deux semaines remplies d’un dégoût sans nom pour une décision politique qui aura, je l’imagine, de lourdes conséquences pour les finances publiques de notre pays », commence la fonctionnaire dans sa missive.
Expliquant ne pas ménager sa peine pour tenter de débusquer les fraudeurs, celle-ci regrette de devoir déployer des efforts surhumains pour exercer ses missions, notamment à cause du manque de documents demandés par les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) au moment des demandes d’indemnisation par les employeurs. « Il vous suffit d’un Siret (code Insee attribué aux entreprises dans le Système d’identification du répertoire des établissements – NDLR), de quelques noms inventés et d’un RIB pour percevoir de l’argent », souligne-t-elle.
Face à l’afflux de demandes de prise en charge des entreprises depuis le mois de mars – jusqu’à 8,8 millions de salariés ont été placés en chômage partiel en avril – et compte tenu de la promesse du gouvernement d’instruire ces dossiers sous 48 heures, la chasse aux détournements de fonds publics ne peut se faire qu’a posteriori. « Le ministère n’est pas en capacité de réellement se prémunir contre les fraudes. D’un côté, parce que la volonté ministérielle de faire 50 000 contrôles au 31 août 2020 n’est pas compatible avec l’embauche de seulement 300 renforts pour six mois (dont la plupart seront donc partis d’ici à la fin décembre) ; de l’autre, parce que, les mois passant, nos autres missions ne peuvent plus être reportées et nous n’avons plus tout notre temps à accorder au champ d’activité partielle », explique une autre agente chargée de l’instruction des demandes de chômage partiel. Les quelques inspecteurs du travail titulaires qui avaient été affectés temporairement à ces tâches sont retournés dans leur section de contrôle généraliste, poursuit-elle.
Preuve de l’absence quasi totale de vérifications a priori, l’inspectrice autrice de l’e-mail à sa hiérarchie explique qu’une entreprise peut présenter un faux numéro de Siret ou un code correspondant à une entreprise n’ayant aucun salarié et se voir néanmoins virer l’argent sur son compte bancaire. « Il y a des gens qui se baladent avec le Siret d’Alstom pour des sociétés de deux salariés et un compte bancaire qui ne correspond pas, et on leur verse quand même de l’argent », s’étrangle un autre agent travaillant en Uracti. Dans son courriel, l’inspectrice du travail relève d’autres absurdités : une société qui perçoit des indemnités alors qu’elle a été radiée du greffe l’année précédente, une autre qui reçoit des fonds pour des périodes antérieures à sa création…
Et dans ce travail de fourmi qui occupe les fonctionnaires du ministère du Travail, ceux-ci ne sont pas forcément bien armés. On apprend notamment dans le courriel de l’inspectrice du travail que celle-ci n’a pas accès à la déclaration sociale nominative (DSN), un fichier issu des bulletins de paie des entreprises qui permet notamment de vérifier l’état des effectifs de la structure et si celle-ci est à jour du paiement de ses cotisations sociales. « On doit appeler l’Urssaf pour avoir ces informations, mais ils ont aussi d’autres choses à faire, donc ça peut parfois prendre une semaine pour avoir une réponse », témoigne l’agent de l’Uracti cité plus haut. « On n’a accès qu’au fichier Cirso, qui répertorie les déclarations préalables à l’embauche sur les trois dernières années. S’il y a eu des licenciements depuis, on ne peut pas le savoir, il faut passer par l’Urssaf », précise-t-il.
Des fraudeurs aguerris aux mécanismes institutionnels
Des subtilités administratives qui peuvent paraître anecdotiques, mais qui sont en réalité lourdes de conséquences. « Les fraudeurs ont une maîtrise parfaite des mécanismes institutionnels et savent utiliser le temps à bon escient », explique le fonctionnaire affecté à la lutte contre le travail illégal. En l’occurrence, le moindre délai peut permettre un transfert des fonds vers un autre compte bancaire, notamment à l’étranger. « Et là, à part mettre la DGSE sur le coup, je ne vois pas comment on va récupérer l’argent », ajoute l’agent.
Mais, même les arnaqueurs qui conserveraient les fonds sur le sol national ne risquent pas grand-chose, à en croire celui-ci. « Quand on fait un signalement au service activité partielle, rien ne se passe. Et non seulement ils ne procèdent pas ou peu au recouvrement des sommes versées, mais en plus il arrive qu’ils continuent à indemniser les fraudeurs », se désole l’inspecteur, qui ne dispose pas de la compétence de mettre les entreprises en recouvrement. La ministre du Travail Élisabeth Borne a bien annoncé que 400 procédures pénales étaient lancées, mais impossible de savoir s’il s’agit à ce stade uniquement de procès-verbaux dressés par ses services et quelle proportion d’entre eux sera instruite par le parquet, qui peut décider de manière souveraine s’il choisit d’instruire ou de classer la procédure. Contactés, ni le ministère du Travail, ni la direction générale du travail, ni la direction régionale de l’Uracti Île-de-France ne nous ont répondu.
En annexe de son mail, l’agente francilienne a d’ailleurs fourni à sa hiérarchie une liste de 61 entreprises en infraction pour un préjudice total de 2,6 millions d’euros. Le « sommet de l’iceberg », affirme-t-elle, « à savoir les sociétés qui ont, ces deux dernières semaines, décidé de refrauder ». D’après nos informations, frustrée de l’absence de réaction de l’administration, celle-ci aurait d’ailleurs pris l’initiative d’outrepasser ses missions pour exiger directement de plusieurs fraudeurs le recouvrement des sommes indues. Une action de zèle qui aurait été fraîchement accueillie par sa hiérarchie.
« On a ouvert un pot de confiture, on l’a mis au milieu de la table et on a tourné le dos », résume Simon Picou, secrétaire national de la CGT du ministère du Travail. « La hiérarchie le sait, la ministre le sait, mais il y a une volonté politique de ne pas faire. Alors que ce ne serait pas compliqué de s’assurer au moins que les Siret correspondent à de vraies entreprises », précise-t-il. Surtout, le syndicaliste estime que l’ampleur du phénomène est largement minorée par Élisabeth Borne. « Elle estime à 7 ou 8 % les suspicions de fraude, alors que des enquêtes de l’Ugict et du cabinet Technologia chiffraient déjà à 25 ou 30 % la proportion de salariés qui avaient travaillé en étant déclarés en chômage partiel. »
Pour les fonctionnaires chargés de chasser les contrevenants, le sentiment d’absurdité est total. « On est volontaires pour lutter contre la fraude, on le fait parce qu’il y a urgence, et parce que c’est de l’argent qui devrait arriver dans la poche des salariés. Mais on nous fait courir comme des poulets sans tête sur ces missions, alors que de l’autre côté, la fraude est clairement favorisée par le fait de ne procéder à aucune vérification lors de l’instruction des demandes », analyse l’agent de l’Uracti. « Qui a inventé ce système où une société qui n’a pas payé un seul euro de cotisations sociales peut percevoir des centaines de milliers d’euros ? Qui a inventé une équipe de contrôle qui n’a pas accès aux DSN ? Chut, ne pas penser tout haut, ne pas dire que le décisionnaire est un irresponsable car cette pensée me vaudra un poste à 200 km », se désole l’inspectrice du travail dans son courriel à sa hiérarchie, faisant référence à la mutation-sanction de son collègue Anthony Smith, allégée la semaine dernière par le ministère.
Quel contrôle pour le plan de relance ?
Outre les difficultés actuelles liées à l’instruction et au contrôle de l’indemnisation des entreprises au titre de l’activité partielle, les agents du ministère s’inquiètent des conditions dans lesquelles ils devront mettre en œuvre le plan de relance à 100 milliards d’euros annoncé par le gouvernement. « Ce plan va reposer la question du contrôle : comment vérifier si les conditions des aides sont remplies ? Qui s’en chargera, avec quels effectifs ? Les services dits de l’emploi (Pôle 3E, dépendant de la Délégation générale à l’Emploi et à la Formation professionnelle) sont quasiment vides », alerte un inspecteur du travail de l’ouest de la France.
Publié le 15/09/2020
Débat. La gauche face au défi du pouvoir : comment imposer une alternative ?
Aurélien Soucheyre Julia Hamlaoui (site humanite.fr)
Au cœur d’une rentrée marquée par une crise sans précédent, Fabien Roussel (PCF), Olivier Faure (PS), Léa Balage El Mariky (EELV) et Adrien Quatennens (FI) ont débattu, ce samedi, à l’Agora de la Fête l’Humanité Autrement.
Dans cette période de crise exceptionnelle et face à la nouvelle offensive libérale du gouvernement, que peuvent être les combats communs à gauche ?
Léa Balage El Mariky La politique du gouvernement n’a pas changé alors que l’horizon est très court au regard des défis climatiques et sociaux. Il continue de soutenir les entreprises qui licencient avec nos impôts et d’approuver certaines thèses du RN jusque dans les actes. Dans le plan de relance, nous estimons à 12 milliards d’euros ce qui est véritablement destiné la transition écologique, loin des 30 milliards annoncés. Il faut aller plus loin, avec 4 milliards d’euros rien que pour la rénovation thermique des logements. Il faut aussi renouveler nos petites lignes, plutôt que d’investir dans les LGV. Avec la Convention citoyenne pour le climat, il y a tout pour faire un plan de relance vertueux. Ses 149 propositions vont dans le bon sens, il faut les reprendre sans filtre. Et nous avons besoin d’un travail entre toutes les forces de gauche. Nous l’avons fait pour la réforme des retraites, nous devons le faire sur la transition écologique pour préserver les emplois, sans maintenir toutes les activités puisque certaines sont néfastes pour la planète et l’humain.
Fabien Roussel Cette crise a révélé que, à l’inverse de ce que martèlent les libéraux, on a besoin d’État, de souveraineté économique, de services publics. Même Macron a dit gloire aux salariés en première ligne. Alors, réparons ce qui a été cassé. Quand eux parlent du « jour d’après », moi je veux parler du système d’après. Les 560 milliards d’euros mis sur la table – les 460 du plan de soutien et les 100 de la relance –, c’est notre argent. Nous voulons avoir notre mot à dire. Annoncer la suppression de plus d’un million d’emplois, c’est une manière de tétaniser le peuple, mais c’est aussi une réalité. Car des grands groupes profitent de la crise pour accélérer les délocalisations, diminuer la masse salariale et augmenter les dividendes comme à Verallia. Il faut sortir de ce modèle qui épuise l’humain et la planète, reprendre le contrôle de ce plan de relance pour imposer la réduction du temps de travail, l’égalité femmes-hommes… La rentrée doit se faire sous le signe de l’action. Après l’intersyndicale, le 17 septembre, nous appelons à la mobilisation le 10 octobre, devant les préfectures.
Olivier Faure Avec ces centaines de milliards, on se dit : « Génial, une relance keynésienne, les libéraux ont enfin compris quelque chose ! » Mais Macron a réussi à transformer l’or en plomb. Ces 100 milliards serviront non pas à la transition sociale et écologique, mais à l’avènement d’un projet préexistant : la baisse des impôts dits de production, sans aucune contrepartie. Comme je l’ai dit lors de l’inventaire du quinquennat précédent, le Cice ne pouvait pas être un cadeau non conditionné à une négociation sur son utilisation. Nous passons à côté d’une opportunité pour les services publics, les premiers de corvée oubliés, les plus précaires. Oui, il faut changer de modèle, de système, se réinventer. La question est aussi de savoir qui va payer. Les 40 milliards venant de l’Union européenne devront être remboursés sur trente ans avec intérêts, soit au total 77 milliards. Mais ce ne devrait pas être à nous de rembourser. Dans le monde d’après, ceux qui paient doivent être ceux qui peuvent payer. Je nous suggère de mener ensemble une grande campagne pour que, au prochain Conseil européen, s’impose une taxe sur les transactions financières digne de ce nom.
Adrien Quatennens Bien sûr des entreprises sont en difficulté, mais on voit aussi au grand jour les profiteurs de crise. Et on parle de sécurité, comme c’est l’usage à chaque controverse de ce type. Mais la première insécurité dans cette période, c’est l’insécurité sociale. La philosophie du plan de relance est anachronique, un nouveau catapultage sans contreparties. Souvenez-vous, au moment des 20 milliards du Cice, un petit pin’s mentionnait « 1 million d’emplois », dont nous n’avons pas vu la couleur. Il faut des conditions et les entreprises prises en flagrant délit de licenciements pour des motifs financiers devraient rembourser. Sur la dette, si nous admettons qu’il faudra rembourser, alors les générations futures seront prises à la gorge et ne pourront pas relever les défis qui nous font face. Il y a une solution technique, pacifique : il faut que la BCE rachète la dette des États et la classe en dette perpétuelle. En dix ans, en France, les dividendes ont augmenté de 70 %, le salaire minimum de 12 % et l’investissement productif a reculé de 5 %. On marche sur la tête. Refusons la sinistrose ambiante, nous avons des propositions sérieuses avec l’objectif du plein-emploi et celui d’une véritable planification écologique.
L’année à venir sera celle de deux rendez-vous électoraux : les régionales et les départementales. La question qui se pose à gauche est de savoir comment être utile aux citoyens pour changer et améliorer leur vie. Mais les stratégies semblent différentes entre vous...
Adrien Quatennens Le principal enseignement des municipales, c’est le caractère écrasant de l’abstention. C’est une grève civique. La FI propose donc un cadre national pour des programmes communs aux départementales et régionales. Le pire serait de se rendre illisibles avec une géométrie variable région par région. Alors, mettons sur la table nos convergences et nos différences. La question européenne fait débat, des propositions de la Convention citoyenne sont incompatibles avec les traités. Et des forces prônent une vision fédéraliste, quand d’autres pensent que c’est à l’État de planifier. Mais ces enjeux ne sont pas indépassables pour mars 2021. Nous avons donc écrit aux formations. Il n’est pas évident de s’adresser au PS. Mais s’il fait la clarté sur certains sujets, il est possible de discuter pour ces échéances. Enfin, cela ne peut pas être l’hégémonie pour un parti. Alexis Corbière a proposé de renommer EELV en « Europe Hégémonie Les Verts ». C’était une boutade. Mais, aux régionales, le PCF a vocation à mener des listes dans le cadre de rassemblements, et la FI aussi.
Olivier Faure La seule question qui nous est posée est de savoir comment gagner ensemble. Tout le reste, ce sont des babillages. Mais, je suis d’accord pour apporter des clarifications et en demander. Je souhaite que chacun soit respecté pour ce qu’il apporte. À partir de là, que fait-on sur les six ans des régions et sur les cinq ans d’un gouvernement ? Comment mettre en œuvre un programme commun ? Nous avons dix ans pour sauver le climat, mais vous pensez que l’on a dix ans pour savoir qui aura le leadership sur la gauche ? Si l’on joue à ça, ce ne sera pas le printemps de la gauche, mais son été meurtrier. Nous aurons encore Wauquiez, Pécresse et Bertrand, car les élections régionales se gagnent dès le premier tour. Tant nous rassemble… Faisons en sorte que les Français n’aient pas à choisir entre nous.
Fabien Roussel Notre devoir est de redonner envie aux Français de retourner aux urnes. Si la gauche ne gagne pas, ce n’est pas parce qu’elle est désunie, c’est parce qu’elle est faible. Additionnez l’ensemble des forces de gauche, ça fait 30 % ! Il faut regagner l’électorat, convaincre sur la base de nos idées et programmes. Dans les 13 grandes régions qui ont la taille et la population de certaines nations européennes, il y a de sacrés enjeux. La préoccupation du PCF est que la gauche l’emporte. Je ne veux plus avoir à voter contre. Je veux voter pour. Fixons comme objectif qu’il n’y ait pas l’extrême droite au second tour dans ma région des Hauts-de-France comme pour la présidentielle. Il faut aller chercher tous ceux que la gauche a déçus et leur redonner envie de s’engager pour l’humain et la planète. Sur le programme, il doit être construit « en commun », de la base au sommet. C’est comme ça qu’il aura le plus de force et que l’on pourra gagner.
Léa Balage El Mariky Bien malin serait le parti qui pourrait se lancer dans l’hégémonie quand on voit le niveau d’abstention et le désamour qui frappent les partis. Nous proposons un changement de paradigme avec un récit autour de l’écologie. Mais le social et l’écologie forment un même chemin. Donc, soit on se trouve des prétextes, soit on converge. Les prochaines élections sont structurantes pour mettre en place la transition que nous souhaitons tous les quatre. Mais ce n’est pas l’addition de nos partis qui créera la dynamique. Elle sera citoyenne et peut s’enclencher sur des réalités très locales, comme le triangle de Gonesse, le T4, ou l’artificialisation des sols à Saclay pour l’Île-de-France. À EELV, nous sommes fédéralistes. Nous devons respecter les électeurs en leur proposant un programme résolument régional. Et oui, nous sommes pro-européens, et pensons que l’on peut agir dans le cadre des traités. C’est ce que le plan de relance nous montre puisque la règle des 3 % de déficit a volé en éclats.
Estimez-vous qu’il peut y avoir une voie commune à gauche pour 2022 ?
Adrien Quatennens On peut le déplorer, mais beaucoup de citoyens ont intériorisé l’idée que la seule élection qui compte, c’est la présidentielle. C’est un rendez-vous que nous ne devons pas manquer. La règle que l’on se fixe est simple : pas de divisions superficielles et pas d’union artificielle. Si nous arrivons à traiter nos points de désaccord, alors c’est possible de gagner. Mais je note que, quand la gauche l’a fait par le passé, ce n’était à la faveur d’un candidat commun au premier tour. La priorité étant à la lutte contre l’abstention, il faut que l’incarnation soit appréciée des milieux populaires. Partons du programme. Avec le PCF, cela fait deux fois que l’on défend le même. Il est discutable, ce n’est pas à prendre ou à laisser. Mais nous voulons aussi être respectés, il a réuni 7 millions de voix. Quel chapitre, quelle ligne voulez-vous discuter ? Enfin, j’ai un problème avec le fait qu’un candidat qui a hissé notre famille politique à 12 % en 2012 et à près de 20 % en 2017 soit parfois traité comme il l’est. Quel est le problème avec Jean-Luc Mélenchon ? Je pose aussi la question.
Olivier Faure Quand François Mitterrand a été élu, c’était le temps de l’hégémonie, où on ratissait assez large avec plusieurs candidats au premier tour pour rassembler au second. Dans l’éclatement du monde politique actuel, s’il a beaucoup de dents au premier tour, le râteau n’est pas présent au second ; nous risquons de ne pas en être. Ce serait la troisième fois en vingt ans, ce n’est plus un accident. Le débat au PS n’est pas si simple ; ces temps-ci, quelques personnes sont là pour me rappeler que je ne suis pas le bon camarade auquel elles aspirent parce que, justement, j’essaie de répondre à ceux qui, à gauche, s’interrogent, de dire qu’on ne peut pas continuer comme avant. Il faut réaffirmer ce que nous sommes, nous, socialistes, mais en l’articulant à un rassemblement possible de la gauche. Il n’y a pas un problème Mélenchon, ni Hollande, ce n’est pas une question de personne. Aucun de nous n’a envie de se ranger derrière quiconque, personne n’acceptera de reddition. De ce point de vue, nous sommes tous des insoumis. Il s’agit de savoir comment se retrouver sur un projet, puis de chercher quelle en sera la meilleure incarnation.
Léa Balage El Mariky Nous avons commencé à construire la maison commune à laquelle a invité Julien Bayou avec la galaxie des partis écologistes et Génération.s. Nous avons lancé un appel pour les régionales en ce sens. Pour faire ensemble, nous devons être capables d’aller avec un peu d’humilité, de constance et de courage vers la société. La jeune génération lit très bien trois enjeux : la lutte pour le climat, pour l’égalité femmes- hommes et contre le racisme. Cette génération est extrêmement politisée. Il faut lui faire une place dans nos organisations, si on veut être crédibles quand on dit qu’on n’est pas là pour le casting et qu’on veut changer nos institutions.
Fabien Roussel Il n’y aura pas de programme en commun, de candidature commune – si c’est la voie pour gagner, car on peut en discuter –, si vous ne vous en mêlez pas. Ce débat-là doit se faire avec le mouvement social, avec les organisations syndicales, les associations du monde de la culture, du sport, les ONG… C’est ainsi que nous pourrons donner du poids et de la force à un programme derrière lequel nous saurons nous rassembler. Cette Ve République, avec cette présidentielle, pousse à se mettre d’accord sur un petit dénominateur commun, c’est mortifère. Cela pousse à ne pas remettre en cause le capitalisme, à ce que le PCF soit à chaque fois le porteur de voix de la force qui serait devant lui. Je dis non, ça va changer, ce n’est plus possible. Nous voulons sortir du capitalisme, dire aux citoyens que c’est possible et que nous ne reconstruirons pas une gauche forte, dynamique, ambitieuse sans un PCF fort et influent. En disant cela, je ne dis rien d’autre que discutons-en et créons toutes les conditions qu’au prochain second tour, ce ne soit ni Macron ni Le Pen.
Publié le 14/09/2020
« Aujourd’hui pour sauver l’accumulation du capital, on est obligé de détruire la démocratie »
par Barnabé Binctin (site bastamag.net)
L’inaction écologique menace désormais l’espace démocratique, estime le philosophe Pierre Charbonnier. Les régimes autoritaires qui émergent ne se constituent-ils pas en appui à l’accumulation de richesses par quelques-uns au prix de la dilapidation des ressources de tous ? Face à cette destructrice « utopie du marché », les progrès politiques viendront du contre-mouvement social. Entretien réalisé en partenariat avec l’hebdomadaire Politis.
Basta ! et Politis : Comment interprétez-vous la multiplication d’initiatives écologiques et sociales à l’échelle locale ?
Pierre Charbonnier [1] : Ces démarches perpétuent une grande tradition de lutte pour les libertés et les droits collectifs, elles remettent en avant ce que l’on peut appeler la conquête de l’autonomie. À la différence des précédentes transformations sociales, ces revendications ne se font pourtant plus seulement dans une relation positive à l’État, mais contre lui. Le droit du travail, la Sécurité sociale, les retraites : historiquement, les dispositifs de protection ont été négociés et obtenus avec l’État ; c’est ainsi que celui-ci est devenu l’interlocuteur principal du mouvement social, et donc une valeur pour la gauche. Puis, en grande partie sous l’effet de l’émergence des enjeux écologiques, ce jeu s’est renversé. C’est désormais contre l’État centralisateur et bureaucratique que se construit parfois le mouvement de conquête de l’autonomie collective.
La grande machine administrative qui a mis en forme la protection sociale a été largement incapable d’entendre d’autres demandes, en rupture avec le processus d’uniformisation territoriale qui caractérise la modernité. C’est ce qu’illustre la lutte contre les grands projets inutiles, ces infrastructures industrielles accusées de sacrifier des morceaux de territoire au nom de l’intérêt « national ». L’exemple le plus symbolique est celui de Notre-Dame-des-Landes : tout l’enjeu pour les opposants à ce projet de nouvel aéroport dans la région de Nantes consistait à démontrer à l’État qu’il ne savait plus administrer correctement ce territoire, que l’espace n’est pas seulement une juxtaposition de parcelles identiques les unes aux autres. Que ce soit au regard de ses caractéristiques écologiques propres ou de l’histoire des savoir-faire qui y sont implantés, il était possible de démontrer en actes que l’aéroport promu par l’État constituait un gâchis et un investissement obsolète.
Est-ce à dire que l’État serait aujourd’hui devenu un adversaire dans la lutte pour le progrès écologique et social ?
Ce n’est pas aussi simple. Je ne crois pas à une lecture qui opposerait l’autonomie radicale à l’État. Il ne faut pas oublier que la haine de l’État peut aussi venir du fanatisme marchand : c’est très clair dans la tradition viennoise, chez Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique, ndlr] et ses héritiers, qui étaient aussi des « autonomistes » à leur façon, avec l’idée que l’offre et la demande peuvent se rencontrer sans la tutelle d’un grand intendant général. L’enjeu est donc de savoir où et comment produire du commun et des politiques de solidarité à l’heure du choc climatique. Parfois, cela passe encore par les formes classiques et majestueuses de l’État, comme c’est le cas avec le projet d’un Green New Deal aux États-Unis, qui entend répondre au démantèlement de l’État fédéral américain par le président Donald Trump. Pour discipliner de grands oligopoles industriels, pour orienter les flux de capitaux dans la bonne direction et pour ajuster le droit à l’enjeu écologique, il est difficile de ne pas en passer par l’État.
Dans d’autres cas, cela passe plutôt par des échelles régionales ou municipales. La question, selon moi, n’est pas d’être pro ou anti-étatiste, mais plutôt de faire une critique de la souveraineté. Il faut contraindre l’État à ne pas s’envisager comme une sorte d’instance transcendante qui s’imposerait à son propre territoire et à ses administrés au nom d’une volonté qui s’exprime épisodiquement dans les urnes. La souveraineté est un concept issu de la théologie qu’il faut combattre. Cela ne veut pas dire que l’État, en tant que structure institutionnelle, ne doit plus faire l’objet d’une conquête.
Pour autant, le local n’est-il pas devenu un levier d’action plus efficace ?
Les initiatives de remunicipalisation à l’œuvre, pour l’eau ou pour alimenter en
circuit court les cantines scolaires par exemple, peuvent avoir un impact gigantesque sur les modes de consommation et l’économie politique. C’est fascinant de voir que certaines municipalités ne se
considèrent plus seulement comme des entités administratives et budgétaires abstraites, qui gèrent des crédits venus d’en haut et qui accordent des marchés aux entreprises compétitives, mais comme
des acteurs qui veulent intervenir activement sur les dépendances matérielles qui définissent le monde urbain.
Les villes sont par définition des aspirateurs métaboliques qui absorbent de grandes quantités de ressources et produisent des déchets. En remodelant les infrastructures de transport et les chaînes
d’approvisionnement, elles peuvent limiter ce déséquilibre et imprimer dans la conscience collective une meilleure culture écologique et une conscience accrue de la valeur des liens matériels et de
la façon dont ceux-ci s’articulent à des liens institutionnels.
La question de l’énergie interroge aussi, à sa façon, l’organisation d’un contre-modèle dans lequel les territoires seraient plus autonomes : comment, par exemple, assurer un accès et une distribution équitables à l’énergie si tous n’ont pas les mêmes ressources ou la même capacité de production ?
L’économie de l’énergie est un objet fascinant parce qu’elle est à la fois liée à la territorialité locale, et imbriquée dans des jeux diplomatiques très complexes. Début 2020, par exemple, il y a eu une manifestation à Hambourg (Allemagne) contre la décision prise par Siemens de signer un contrat avec Adani (une entreprise indienne) pour construire la signalétique d’une ligne de chemin de fer en Australie, qui part d’une mine de charbon jusqu’à son terminal d’expédition vers la Chine. Nous sommes face à des capitaux indiens qui vont exploiter une ressource australienne en direction de la Chine avec un savoir-faire allemand. Il y a là, incontestablement, des questions de territoire, mais la cartographie politique a complètement explosé : on n’est plus au 19ème siècle, quand les ouvriers et les patrons habitaient dans la même ville, à quelques rues d’écart, et se faisaient face directement dans les luttes sociales.
Aujourd’hui, le contre-mouvement doit épouser les formes territoriales de l’organisation du capital, être aussi souple et mobile que lui. C’est une forme d’internationalisme, bien entendu, mais qui n’est plus tout à fait celui qui a été théorisé au 19ème siècle. Il ne s’agit pas seulement de coaliser des groupes sociaux similaires par-delà les frontières, mais de coaliser des groupes sociaux très différents dont les intérêts s’alignent.
C’est donc dans l’articulation entre toutes ces échelles que se jouerait aujourd’hui la conquête de l’autonomie ?
Ce qui compte, quelle que soit l’échelle à laquelle on se situe, c’est d’être attentif aux ressources que l’on peut exploiter pour faire société. Il en existe à l’échelle locale, d’autres qui sont à la mesure des vieux États-nations – comment, par exemple, gérer autrement la Sécurité sociale qu’à cette échelle ? – et d’autres qui sont transnationales. Historiquement, chacune de ces trois échelles est porteuse de ses pathologies propres : le localisme identitaire et l’idéologie de l’ancrage ont été le berceau des conservatismes, le patriotisme à tendance protectionniste est le péché mignon de certains socialistes, et le globalisme utopique est caractéristique des libéraux. Il faut savoir identifier ces pathologies pour ne pas enfermer la pensée et l’action politique dans un seul registre territorial.
Les nouvelles luttes écologistes, selon vous, sont un prolongement historique des luttes ouvrières…
L’une des caractéristiques fondamentales du mouvement ouvrier, c’est d’avoir compris que le choc matériel, celui de l’industrialisation, nous obligeait à reconsidérer ce que l’on appelait la liberté. Le développement des nouvelles technologies productives ainsi que les nouvelles formes de division du travail et de consommation ont bouleversé la conception individualiste dominante qui encadrait l’idéal d’émancipation – et dont l’idée de propriété était le socle. Le socialisme s’est construit en incorporant ce choc matériel à sa pensée politique. C’est ainsi que l’idée de société elle-même est née : les interdépendances entre les individus, et entre les individus et les choses, sont constitutives de leur condition, et on ne peut en rester aux idées nées à l’âge préindustriel. C’est un mouvement de pensée dans lequel la question des rapports collectifs à l’extériorité matérielle est indissociable de la réflexion politique.
Or, aujourd’hui, un nouveau choc matériel nous arrive, qui s’appelle le changement climatique et qui déstabilise les conditions matérielles dans lesquelles nous existons. Ce choc-là doit donner lieu à une nouvelle formulation des idéaux de justice et d’égalité, comme cela avait été le cas au 19ème siècle. C’est en cela qu’il y a une relation à la fois de continuité et de discontinuité avec l’héritage socialiste. D’une part, il y a, dans le nouveau pacte social à construire, certains aspects qui héritent directement du socialisme, comme le refus du seul marché comme régulateur. D’autre part, il doit aussi y avoir une rupture, car la relation productive au monde matériel ne peut plus être admise comme un socle intellectuel allant de soi.
La construction de l’État social, notamment après la Seconde Guerre mondiale, a eu pour contrepartie de rendre les finances publiques tributaires de hauts niveaux de croissance, longtemps dopés par l’accès à des énergies bon marché. Quand les gains de productivité se sont mis à ralentir, quand les énergies sont devenues plus chères, cette marche en avant s’est grippée, on a eu recours à la dette. La crise perpétuelle de l’État social est un signe que l’impératif de croissance est devenu néfaste sur le plan social autant qu’écologique. Aujourd’hui, il est impératif de rompre avec la logique qui subordonne les politiques de redistribution à la performance économique : il faut se demander quelles infrastructures techniques et écologiques on peut déployer pour engendrer de la justice sociale et de la sobriété, et plus seulement si notre sphère économique est assez compétitive pour financer notre modèle social.
À l’heure où l’écologie politique est parfois instrumentalisée par le discours du « ni droite, ni gauche », votre propos a le mérite de la positionner très clairement sur l’échiquier…
Il y a deux questions. D’abord, si la gauche veut survivre, il faut qu’elle se réinvente, comme le socialisme avait réinventé l’émancipation au 19ème siècle. L’articulation de la justice sociale à l’enjeu du choc climatique sera décisive. Ensuite, l’adversaire politique de cette gauche nouvelle version n’est pas monolithique. Schématiquement, il se présente sous les traits du mainstream néolibéral d’un côté et de la réaction nationaliste de l’autre. Ces deux blocs sont constamment en train de s’opposer officiellement tout en s’échangeant des arguments, mais il n’en reste pas moins qu’il faut trouver des arguments spécifiques en fonction des confrontations.
Ce pôle de « la gauche nouvelle version » est encore loin, toutefois, de s’affirmer comme uni et rassemblé. Sur quelles bases une alliance des forces actuelles vous semblerait-elle envisageable ?
Les résultats des élections européennes de 2019 ont incité les organisations issues de l’écologisme classique à penser qu’elles étaient en train de prendre leur revanche historique sur la gauche sociale-démocrate et anticapitaliste. Pendant des années, on a ridiculisé le « vert » comme un élément minoritaire, décorrélé des grandes luttes sociales. Alors, quand l’opinion leur paraît plus favorable, les écologistes n’ont plus envie de s’écraser et misent sur une stratégie d’indépendance. Mais ces résultats sont en trompe-l’œil : ils sont liés aux échecs du Parti socialiste, et aux hésitations idéologiques de La France insoumise autour de la stratégie « populiste ». Surtout, la capacité des écologistes à capter les demandes de justice issues des classes populaires reste pour le moins limitée. Après le mouvement des gilets jaunes, il aurait été nécessaire pour eux de construire un discours qui ne prête à aucune confusion concernant la culpabilisation du consommateur pauvre, tout en se séparant de l’attachement traditionnel au « vert », qui est encore largement perçu comme un instrument de distinction sociale.
Autrement dit, rendre l’écologie plus intelligible sur les questions sociales ?
Il faut pouvoir présenter l’écologie comme une proposition forte sur les transports, le logement, les territoires, mais aussi sur les conséquences de l’accumulation du capital – et pas seulement sur le glyphosate ou le nucléaire. Le recours même à la terminologie environnementale pourrait s’effacer pour laisser place à une réflexion sur les infrastructures matérielles de la liberté et de l’égalité. On entend encore trop souvent des discours « paléosocialistes » : la culture contestataire dans laquelle résonne le souvenir des grandes conquêtes sociales ne parle pas à tout le monde, parce qu’elle s’enracine dans un monde en partie révolu. La symbolique du vert, du tournesol, est en porte-à-faux par rapport à l’imagination politique du plus grand nombre, de la même manière que la symbolique des grandes confrontations de classe est décalée par rapport à la réalité sociale actuelle.
Sur la question de l’articulation entre la gauche et l’écologie, je ne pense pas qu’une alliance bien coordonnée autour d’un unique langage politique puisse se former à court terme. Il faut donc faire avec ce que l’on a et apprendre à orchestrer différents registres symboliques. J’aurais tendance à penser que la double opposition au pôle néolibéral et au pôle conservateur peut suffire à une alliance de circonstance, une alliance composée d’acteurs suffisamment polyglottes pour accepter les langages propres à différentes cultures sociales et formes de luttes. N’oublions pas que de larges pans de l’élite administrative et technique seront des alliés nécessaires dans la bascule écologique et sociale : il faut faire du droit, construire des infrastructures sobres, réapprendre de quel sol on vit. Tout cela nécessite aussi des savoirs de pointe. Les victoires du mouvement émancipateur se produisent toujours quand des groupes différents voient leurs intérêts s’aligner. Il ne faut donc pas manquer l’occasion lorsqu’elle se présente.
Autour de quels thèmes et de quels enjeux particuliers cette nouvelle culture politique pourrait-elle se former ?
D’abord sur la critique de l’inefficacité de l’économie politique capitaliste : en plus d’être socialement injuste, le marché n’arrive pas à faire bon usage de la nature car il subordonne tout à une logique comptable qui rend quasiment invisibles les liens très concrets que l’on entretient avec notre milieu. Il faut donc réactiver un contrôle démocratique de l’économie pour qu’elle soit en mesure de s’ajuster aux impératifs écologiques.
Et il y a des sujets qui n’ont, en apparence, de rapport qu’indirect avec l’écologie mais qui sont fondamentaux. L’éducation, par exemple : aujourd’hui, l’état de l’école est une honte nationale, le désinvestissement dans la transmission scolaire, notamment dans les régions les plus pauvres, est affligeant. Comment fait-on une société qui répond à l’injonction écologique de manière constructive si on n’a pas de leviers de transmission ? Il faut mettre en œuvre une alphabétisation écologique, un peu de la même manière que la IIIème République s’était efforcée de fabriquer des citoyens adaptés au nouveau régime politique en construction. Il faut qu’un enfant connaisse aujourd’hui les mécanismes de base des cycles du sol, du climat et des chaînes productives – c’est aussi important que la Révolution française et Victor Hugo ! On pourrait dire la même chose au sujet des retraites : comment se fait-il que ce débat, qui engage la solidarité intergénérationnelle et le temps long, soit à ce point déconnecté des thèmes de l’écologie ? Le système de retraite est tributaire d’estimations de croissance sur plusieurs décennies, et donc de notre capacité future à produire et à répartir des richesses. Il ne peut être réduit à un enjeu budgétaire abstrait. Là encore, il faut donc décloisonner l’écologie.
Un autre de vos combats intellectuels consiste à rappeler que ces impératifs écologiques ne sont pas incompatibles avec la préservation d’un idéal démocratique : pouvez-vous détailler votre raisonnement à ce sujet ?
Il y a une inquiétude, souvent répétée, que la réaction au choc climatique débouche sur une sorte d’autoritarisme vert. Cette inquiétude prouve, selon moi, que l’on n’a pas bien compris ce qu’était un État démocratique : on l’assimile aux libertés individuelles, comprises essentiellement comme des libertés économiques. Mais un espace démocratique, ce n’est pas « chacun fait ce qu’il veut », c’est au contraire la capacité collective à se donner des règles. Parmi celles-ci, il y en a une qui, au moins depuis le 19ème siècle, est constitutive de cet espace démocratique. C’est ce que l’on pourrait appeler « la discipline du capital » : l’impôt, évidemment, mais aussi le droit social, qui limite le temps de travail, ainsi qu’un certain nombre de règlementations sur l’utilisation des technologies ou de ressources. Cette discipline du capital souligne tout simplement l’erreur de l’utopie libérale : elle ne produit pas l’optimisation de l’utilisation des ressources sur la base du marché, comme elle le revendiquait, elle produit plutôt leur dilapidation.
L’économie politique capitaliste a été présentée comme la solution la plus simple pour nous faire suivre la voie du développement matériel. Cette promesse a été partiellement réalisée, il faut tout de même reconnaître que les conditions dans lesquelles on vit aujourd’hui n’ont rien à voir avec celles qui précèdent la grande mutation industrielle. Mais elle n’a pas forcément su convertir ce développement matériel en développement politique.
S’il y a eu des progrès politiques, essentiellement du côté de la protection sociale, ce n’est pas l’œuvre de l’utopie du marché, mais celle du contre-mouvement qui a réussi à faire monter dans l’État une demande de régulation. En réalité, ce qu’on nous vend comme spontané, à savoir le marché, est une construction institutionnelle, activement supportée par l’État, sur une période très longue, entre les 16ème et 19ème siècles.
Comme le disait l’économiste Karl Polanyi, « le libre-marché a été planifié, le contre-mouvement socialiste, lui, est spontané ». C’est ce contre-mouvement qui a restitué le droit à l’autonomie des individus. Cela fonctionne de la même manière pour la crise écologique : le freinage n’est pas un obstacle à la démocratie, on peut même considérer que c’est la voie par laquelle la démocratie va pouvoir subsister face au choc climatique. Il faut pouvoir sauver le climat, non par la technologie comme certains s’y essayent, mais plutôt par une mutation sociologique, c’est elle qui permet d’emmener le plus de monde.
Pour autant, on entend souvent dire que des mesures comme la taxe carbone ou la réduction du trafic aérien pourraient être jugées « anti-démocratiques »…
Où a-t-il été écrit que l’accès à des billets d’avion bon marché faisait partie du pacte démocratique ? Nulle part ! On mesure là à quel point cette ambition triviale qu’est l’accès sans limite à des biens, qui ne sont ni de subsistance, ni même d’agrément, paraît désormais presque constitutive de l’ordre démocratique. C’est tout de même fabuleux. Or ce qu’il se passe aujourd’hui, c’est que pour sauver l’« accumulation », comme on le dirait en des termes marxistes assez classiques, on est obligé de détruire la démocratie. Parce qu’il faut maintenir des gains de productivité sur le travail – c’est la réforme du droit du travail –, ou pour les ressources – c’est l’absence de contraintes pour les sphères fossiles et extractives.
Sauf que ces gains de productivité produisent de la souffrance sociale, dans le premier cas, et le choc écologique, dans le second. De surcroît, ces gains de productivité sont quasi-nuls depuis vingt ans. Même l’informatisation n’en a quasiment pas produit. C’est fini, l’histoire de cette grande conquête moderne, « l’abondance et la liberté en même temps », qui reposait sur les gains de productivité « smithien » (d’Adam Smith, qui a théorisé la division du travail) et « ricardien » (de David Ricardo, qui a théorisé l’optimisation de l’exploitation de la nature). Cela nous met en porte-à-faux, matériellement et socialement, et n’est plus générateur de démocratie. La démocratie est, et a toujours été, une forme d’auto-limitation et d’auto-contrainte.
On pourrait aussi renverser la perspective en considérant que c’est l’inaction écologique qui va miner l’espace démocratique. Que ce sont eux, les saboteurs. De fait, aujourd’hui, on peut constater que ce qui relève de l’autoritarisme vient plutôt en appui des politiques de croissance, aux États-Unis, au Brésil, en Inde…
Faut-il en passer par le droit ? Le mouvement pour les droits de la nature ou la reconnaissance d’un crime d’écocide prend de l’ampleur et a obtenu quelques premières victoires symboliques…
Aujourd’hui, le sujet politique n’entretient plus le même rapport au vivant et au non-humain. Dans les droits de la nature, il y a cette intention généreuse, qu’on pourrait appeler « l’animisme juridique », qui consiste à mettre à niveau humains et non-humains comme tous porteurs de droits. Intellectuellement, je suis méfiant sur les formulations naturalistes et dualistes des enjeux politiques : l’idée d’un crime d’écocide et d’un droit de la nature me met très mal à l’aise car cela oblige encore à séparer des donneurs de droit, d’un côté, et la nature, de l’autre, qui serait encore quelque chose d’un peu inerte. Dans un tribunal, pour l’instant, ça ne marche pas : il y a le principe d’intention, en droit, et il est impossible de prouver qu’on a voulu détruire la nature.
C’est un mouvement qui peut se justifier politiquement, au regard des dynamiques contemporaines, mais qui reste compliqué d’un point de vue juridique. En réalité, il est déjà écrit que la propriété ne saurait remettre en cause le droit à une vie décente, donc il est possible de démontrer l’infraction des activités agro-industrielles ou pétrolières au regard d’un droit déjà existant. Le problème n’est donc pas d’inventer un nouveau droit, c’est de mieux interpréter celui qui existe déjà, l’interpréter de manière un peu plus radicale et de l’appliquer.
Propos recueillis par Barnabé Binctin
Publié le 13/09/2020
Discours du Panthéon : pauvre République !
Le 4 septembre, Emmanuel Macron a saisi l’occasion du 150ème anniversaire de la IIIème République pour célébrer... « les 150 ans de la République ». De République, il a surtout été question de sa version la plus conservatrice, pour ne pas dire réactionnaire.
Par Roger Martelli (site regards.fr)
Le discours d’Emmanuel Macron n’était pas un simple exercice de style sur l’histoire d’hier. Ancré dans les enjeux de notre temps, il n’était pas non plus un événement isolé. La valorisation du 4 septembre 1870, l’inflexion sécuritaire, la loi en gestation sur la naturalisation et la stigmatisation du « séparatisme » forment un tout. Qui éloigne irrémédiablement l’action publique de la gauche…
Il ne suffit pas que l’on se dise républicain pour que la république vive. Il y a manière et manière de s’en réclamer. Les litanies sur la république comme un bloc ne sont que mauvaise idéologie. En réalité, la république n’est pas une essence immuable : c’est une construction, opposant ou rapprochant des forces loin de se confondre en quelque bloc que ce soit. Depuis qu’elle est apparue officiellement, en septembre 1792, elle a toujours été à la fois une et multiple : simultanément ou alternativement, un mot, une idée, un principe, un système, un projet et des actes. Ajoutons qu’elle s’exprime au singulier, mais n’a jamais existé qu’au pluriel.
N’est-il pas significatif qu’elle se décline chez nous en numéros ? Les deux premières (1792-1799 et 1848-1851) sont filles de révolutions réussies, la troisième (1870-1940) est née d’une défaite, la quatrième (1946-1958) d’une victoire et la cinquième (1958-…) d’un putsch militaire. Et ces cinq républiques n’ont pas eu moins de sept constitutions. Toutes ne sont pas équivalentes. La première a ouvert des portes démocratiques et sociales inédites ; la seconde a étouffé ses promesses émancipatrices initiales, parce que la peur du monde populaire urbain a conduit dès 1848 la bourgeoisie à s’effrayer de ses propres audaces ; la troisième n’a été véritablement propulsive que lorsque le mouvement ouvrier est parvenu à bousculer les atermoiements des républicains les plus tièdes ; la quatrième a vu ses potentialités démocratiques annihilées par les confusions de la guerre froide ; quant à la cinquième, son présidentialisme l’a portée vers des dérives monarchiques et la conduit aujourd’hui à la crise politique que nous connaissons et qui nous perturbe tant.
Dis-moi quelle république tu promeus et je te dirai qui tu es… Comme acte fondateur, Emmanuel Macron a choisi le 4 septembre 1870. Sa décision est lourde de sens et de troublantes ambiguïtés. Quand la défaite militaire face à la Prusse précipite la chute du Second Empire, à la fin de l’été 1870, c’est l’intervention du peuple parisien qui impose la proclamation de la République. Mais ceux qui la déclarent officiellement ne sont pas les plus révolutionnaires ou les plus radicaux : leur objectif est avant tout de rassurer les conservateurs, au nom de l’impératif de « Défense nationale ». Quelles que soient les intentions de l’homme, le nom de Gambetta n’est dès lors que le masque d’une capitulation républicaine de fait, au nom du nécessaire compromis national. Le résultat de la prudence extrême est sans appel : en février 1871, les élections législatives donnent une majorité écrasante aux ennemis de la république – 150 républicains, majoritairement très modérés, face à 400 monarchistes et une quinzaine de bonapartistes. L’idée républicaine qui se cache est une idée moribonde…
Le consensus qu’invoque Emmanuel Macron est celui d’une république conservatrice, soucieuse d’ordre plus que d’égalité.
Ainsi, cette république de 1870 qu’encense le Président jupitérien laissait les républicains à ses marges. Un an après cette fixation conservatrice, en mai 1871, elle révèle d’ailleurs sa nature profonde en plongeant Paris dans le bain de sang de la « Semaine sanglante », qui foudroie les promesses populaires et émancipatrices de la Commune de Paris. Ce n’est qu’en 1875 que la République est institutionnellement légitimée – à une voix de majorité ! Quant aux républicains, ce n’est qu’entre 1876 et 1879 qu’ils obtiennent enfin la majorité aux deux assemblées. Alors que la Commune avait dès 1871 décrété la séparation de l’Église et de l’État, institué le principe de l’école laïque et gratuite, réaffirmé le droit au travail et proclamé l’autonomie municipale, la IIIe République attendit 1881-1882 pour installer la laïcité scolaire, 1884 pour permettre aux conseils municipaux d’élire leurs maires et 1905 pour séparer l’Église et l’État. Et il fallut patienter plus longtemps encore pour que cette république des droits, indéfectiblement hostile aux droits des femmes, se décide à étendre au monde du travail le magistère régulateur de la loi. Ce n’est qu’en 1884 que les syndicats sont reconnus, en 1892 que sont créés les inspecteurs du travail et 1898 qu’est adoptée une loi sur les accidents du travail. Il est vrai que, entretemps, le socialisme en expansion a pris de relais d’un « parti républicain » divisé et émoussé… Les républicains du verbe sont rarement les défenseurs les plus pertinents de l’engagement républicain.
De fait, la République ne se vénère pas comme une idole univoque et figée. Elle ne s’emprisonne pas dans un consensus lénifiant. Elle se construit en assumant pour les réduire les tensions naissant d’une société traversée par les inégalités, les discriminations et les aliénations qui contredisent le parti pris républicain. Le consensus qu’invoque Emmanuel Macron est celui d’une république conservatrice, soucieuse d’ordre plus que d’égalité. La Déclaration fondatrice de 1789 était celle des droits ; la Constitution « bourgeoise » de 1795, rédigée après la chute de Robespierre et la mise au pas du mouvement populaire, tenait à équilibrer la référence aux droits par celle des devoirs ; le Président actuel enfonce le clou en précisant que s’il y a des droits, il y a « d’abord des devoirs ». Cette version minimaliste de l’idée républicaine fonde la liberté sur l’autorité davantage que sur la citoyenneté. Elle s’en tient à une égalité réduite à l’égalité en droit, rebelle à l’égalité des conditions, faisant de l’égalité des chances et du « mérite » la base de l’ordre social. L’émancipation est utilisée au passé – l’abolition de l’esclavage – mais ne se décline pas au présent. L’élargissement de la citoyenneté ne renvoie qu’à l’acquisition de la nationalité. Le bien commun et le service public qui en découle ne sont plus l’horizon de l’État. L’État-providence ouvertement revendiqué n’est plus celui de l’atténuation des inégalités, mais celui des pouvoirs régaliens garants de l’ordre social.
Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron célèbre la timide proclamation républicaine du 4 septembre, mais fonde la naturalisation sur un pacte d’adhésion individuelle à la « France éternelle », bien plus qu’à une République dont il préfère visiblement les relents monarchiques au parfum d’une souveraineté populaire décidément aux abonnés absents. Ce n’est pas du côté d’une nation révolutionnaire ouverte et mobile que Macron va chercher le stimulant affectif d’une communauté de destin, mais dans l’obédience et l’acceptation d’une idéologie nationale strictement contrôlée. Dans cette vision, la république n’est au fond que la forme à peine modernisée d’une entité « France » définie exclusivement par la matérialité naturelle des « paysages », par une langue officielle standardisée (l’abbé Grégoire était ce révolutionnaire qui faisait reposer le triomphe de la langue officielle sur l’éradication des « patois ») et par une histoire mythifiée où l’on ne sait plus trop bien quelle est la part, dans ce qui l’identifie, des racines chrétiennes, de l’ordre monarchique de l’État et de la république de l’ordre. Une république hors du temps, sans peuple concret et sans révolution ; une république sage et policée où le peuple sociologique et le peuple politique ne se confondent surtout pas… Comment, dans ces conditions, faire de la république une passion populaire ?
En tout cas, le continuum est parfait, qui va du sacre de Clovis à la nouvelle monarchie républicaine, hier appuyée sur un choix institutionnel (l’élection du Président au suffrage universel) et aujourd’hui légitimée par une nouvelle doxa historienne, plus proche de l’imaginaire national étasunien que de la tradition révolutionnaire française. Le bicentenaire de la République, en 1992, avait laissé quelque chose de la coloration révolutionnaire de l’idée républicaine française. Emmanuel Macron efface définitivement la macule révolutionnaire. Le nom de Gambetta est prononcé, mais le héros subliminal de la république macronienne est Adolphe Thiers, cet orléaniste convaincu qui fut à la fois le massacreur de la Commune et le premier Président de la timide république née le 4 septembre 1870.
Au détour d’une cérémonie d’apparence consensuelle, devant le Panthéon national, Emmanuel Macron donne à son inflexion à droite une cohérence qui prépare l’échéance décisive de 2022. Si les « devoirs » et l’autorité respectée sont la base de l’ordre social, la plus extrême sévérité est requise pour l’observation rigoureuse de la loi. Si les contrevenants « ensauvagés » à la loi utilisent la violence contre les garants de l’autorité, rien n’est plus nécessaire que de déployer une force plus grande encore pour les empêcher de nuire. Si la responsabilité première est la solidarité « vis-à-vis de ses compatriotes », ce qui est le plus « naturel » est que le résident définitif devienne membre de la communauté nationale d’accueil, au risque de durcir la coupure entre le naturalisé et celui qui reste rebelle au « pacte » d’insertion que constitue la naturalisation.
La politique macronienne est cohérente. Elle est dangereuse, comme le fut la prudence des républicains du 4 septembre 1870. En principe, elle vise à couper la voie au Rassemblement national, en attirant vers l’hypothèse Macron de 2022 une part conséquente de la droite. En fait, elle légitime un peu plus le discours de l’adversaire désigné.
Car comment empêcher que celui qui reste en dehors du pacte national ne soit, à un moment ou à un autre, suspect d’accorder une importance supérieure à la « communauté » dont il est issu ? Sans doute, les autorités actuelles affirment-elles vouloir éviter d’établir un trait d’égalité entre « communauté » et « séparatisme », mais le passage de l’un à l’autre se fait car la frontière est incertaine. Toute communauté est ainsi a priori suspecte, qu’elle soit religieuse, politique, idéologique ou sociale. En outre, une communauté, nationale ou non, n’est jamais si bien soudée que si elle a un « ennemi principal ». Ce fut hier « l’anti-France » des extrêmes droites ; c’est aujourd’hui le « séparatisme » qui est la cible désignée. L’ennemi prend forme au travers d’un continuum suggéré : sa base de recrutement est dans l’islam, que l’État entend contrôler – héritage concordataire – par le recours aux clergés et aux associations ; sa version plus poussée est l’islamisme (pourtant voisin musulman de ce que fut naguère la démocratie chrétienne…) ; sa forme ultime est le « terrorisme islamique » qu’il s’agit d’éradiquer.
Officiellement, les trois notions ne se confondent pas ; mais comment ne pas anticiper les glissements possibles de l’un à l’autre ? Il est vrai que le « communautarisme » est souvent une version pauvre du commun. Ou plutôt il est vrai que, quand des discriminés ne trouvent pas dans l’espace public la protection et la reconnaissance qu’ils espèrent, ils peuvent se laisser aller à la tentation de se constituer en communauté protectrice à part. Mais est-ce en laissant entendre qu’un groupe, une culture ou une religion portent en elles le risque d’une séparation qu’on écarte la possibilité de la mise à l’écart ? N’est-ce pas parce que la république officielle se détourne trop ostensiblement du bien public, qu’elle laisse le champ libre aux formes les plus réduites de la mise en commun ? Est-ce en discriminant un peu plus dans les mots, fût-ce au nom de l’universalisme, que l’on conjure les séparations possibles dans les têtes et dans les actes ?
La politique macronienne est cohérente. Elle est dangereuse, comme le fut la prudence des républicains du 4 septembre 1870. En principe, elle vise à couper la voie au Rassemblement national, en attirant vers l’hypothèse Macron de 2022 une part conséquente de la droite. En fait, elle légitime un peu plus le discours de l’adversaire désigné. Quand le cœur de la droite et de la gauche sont affaiblis, quand les repères fondamentaux s’émoussent, qui peut dire avec certitude que le refus de la droite la plus extrême l’emportera in fine sur la détestation des pouvoirs installés ?
La droite et la gauche ne fonctionnent plus, nous dit-on. Dans les faits, c’est la gauche qui est la plus fragilisée. En multipliant les clins d’œil vers la droite, avec un peu plus de sécuritaire, de protectionnisme, de souverainisme, Macron contribue à ce dangereux déséquilibre. À la part bien à gauche de l’idée républicaine d’en tirer les leçons. Sans compromis aucun avec ce qui mine la république conséquente, cette « vraie république » dont le mouvement ouvrier du XIXe siècle avait fait son drapeau.
Publié le 12/09/2020
Philippe Martinez (CGT) : « Nous avons besoin d'un plan de rupture »
Marion d'Allard Stéphane Guérard (site humanite.fr)
Entretien. Crise sanitaire, plan de relance, explosion du chômage, réforme des retraites… Le secrétaire général de la CGT revient sur une rentrée au contexte inédit, en attendant la mobilisation du 17 septembre.
Alors que la rentrée sociale, aussi, se fait dans un contexte particulier, la CGT appelle, partout en France, à des mobilisations, le 17 septembre. Son secrétaire général, Philippe Martinez, met en garde contre la violence d’une deuxième vague sociale. Il plaide pour la conditionnalité des aides publiques aux entreprises et la mise en place de mesures de protection pour les plus précaires.
Nous venons de vivre une séquence exceptionnelle, au sens premier du terme. Avec un peu de recul, quel regard portez-vous sur cette crise sanitaire et ses conséquences sur le monde du travail ?
Philippe Martinez Cette pandémie aura des répercussions sur l’avenir. En bouleversant profondément le fonctionnement du pays, elle nous a aussi confortés sur un certain nombre de sujets. Elle a révélé, par exemple, le besoin criant d’indépendance industrielle en matière de santé, de fabrication de masques et de médicaments. Elle a aussi éclairé le malaise des personnels à l’hôpital, qui se battent depuis plus de 18 mois pour le service public, exigeant plus de moyens humains et financiers. L’affluence extraordinaire dans les hôpitaux leur a donné raison. Cette crise sanitaire nous a également confortés sur la question de notre modèle social, très décrié par les gouvernements successifs et le patronat, et qui, même en ayant été abîmé, a agi comme un amortisseur indispensable. Enfin, ce virus a été un grand révélateur de tous les maux du monde du travail. Le rapport du salarié à son propre travail a évolué. On a vu émerger tous ces travailleurs indispensables au fonctionnement du pays et qui pourtant sont payés au Smic.
L’organisation du travail a été bouleversée, les collectifs de travail ont souffert et le confinement a isolé nombre de salariés. Mais, cette période a aussi eu pour conséquence de reposer la question de la réduction du temps de travail et de notre rapport à l’environnement et à la planète.
Le gouvernement a mis en place, dès le début du confinement, un plan d’action d’urgence, en généralisant le chômage partiel, en octroyant des aides aux entreprises… À l’heure où la deuxième vague sociale s’annonce d’une ampleur inédite, que faudrait-il mettre en œuvre pour éviter des plans de licenciement massifs ?
Philippe Martinez Malheureusement, nous pressentons que les vieilles méthodes vont à nouveau être privilégiées. La réponse politique va se borner à l’accroissement des aides aux entreprises sans jamais poser la question de leur contrôle. L’État a donné 5 milliards d’euros à Renault en oubliant que, l’année dernière, le groupe avait versé 1 milliard à ses actionnaires. Dans la foulée, le constructeur licencie plusieurs milliers de salariés. Il faut raisonner en filières. Sur la question du chômage partiel, il convient d’emblée de relativiser le nombre de salariés qui en ont bénéficié. Muriel Pénicaud annonçait 12 millions d’euros, nous sommes plus près des 5 millions. Cela dit, c’est un système qui fait ses preuves en temps de crise. Reste que, même si la CGT a toujours revendiqué le paiement à 100 % des salaires pour les travailleurs au chômage partiel, en réalité, beaucoup vivent maintenant en perdant, chaque mois, 16 % de leur rémunération. Cela pèse sur un budget familial. Dans ce contexte, il faut contrôler les aides versées aux entreprises. Ensuite, il convient de prendre des mesures sociales. Car, même les aides à l’emploi des jeunes sont en réalité des aides aux entreprises.
Augmenter le contrôle des aides publiques aux entreprises, c’est aussi renforcer le contrôle exercé par les salariés en donnant plus de droits à leurs représentants, comme le droit de veto.
À la CGT, nous revendiquons que chaque jeune qui aurait été embauché grâce à ce dispositif obtienne, in fine, un CDI. C’est une des grandes leçons de cette crise. Ceux qui ont souffert les premiers de la situation sont les plus précaires et les intérimaires. Ils représentent les 700 000 premiers chômeurs de cette crise. Augmenter le contrôle des aides publiques aux entreprises, c’est aussi renforcer le contrôle exercé par les salariés en donnant plus de droits à leurs représentants, comme le droit de veto. Pour toutes ces raisons, nous préférons parler de la nécessité d’un plan de rupture, plus que d’un plan de relance.
L’exigence d’un plan de rupture, c’est aussi le sens de votre appel à la mobilisation, le 17 septembre ?
Philippe Martinez Oui. Nous voulons à la fois porter la préoccupation des salariés, au plus près, dans les entreprises, mais également dégager des perspectives et des alternatives pour l’avenir. Bien sûr, pour les militants, sur le terrain, la situation n’est pas facile, mais c’est le rôle d’un syndicat que d’être sur ces deux fronts.
Comment expliquez-vous que toutes les organisations syndicales ne se soient pas jointes à votre appel ?
Philippe Martinez Les différences qui existaient avant la crise existent toujours. Elles sont profondes pour certaines, comme avec la CFDT qui considère que les choses se règlent à l’échelle de l’entreprise. Quant à Force ouvrière, elle n’appelle pas directement mais sa déclaration est en phase avec ce que nous portons.
Les cas de répression antisyndicale se multiplient. La situation en la matière s’aggrave-t-elle, selon vous ?
Philippe Martinez Oui, cela va crescendo. Après la bataille des retraites, nous avons assisté à une sorte de règlement de comptes de la part des directions et du gouvernement. Ce qui se passe à la RATP en est un bon exemple. Un agent a été licencié, avec l’aval de la ministre du Travail, Élisabeth Borne, ancienne directrice de la RATP. Et puis, il y a le cas extrême d’Anthony Smith. Voilà un inspecteur du travail qui, en mars, s’est battu pour que des salariés soient protégés et, aujourd’hui, alors que le gouvernement impose le port du masque, Anthony Smith est muté à 200 kilomètres de chez lui. Il devrait plutôt avoir une médaille.
En parlant de port du masque, est-ce une réponse suffisante pour assurer la sécurité des salariés ?
Philippe Martinez Il faut des règles nationales. Et il faut savoir les adapter en fonction de la réalité du terrain. Le port du masque est une chose importante – avec des masques adaptés et en quantité suffisante. Mais il faut l’aménager, en mettant en place des temps de pause qui permettent aux salariés de respirer. Quel que soit leur métier. Nous l’avons proposé lors des discussions sur le protocole de rentrée. Cela nous a été refusé. Dès que l’on s’attaque à l’organisation du travail, le patronat s’y oppose.
Le télétravail doit-il aussi s’insérer dans un cadre national ?
Philippe Martinez Oui, il faut un accord national. Mais, sur cette question, le gouvernement joue sur du velours. Il nous demande de nous mettre d’accord en sachant pertinemment que le Medef refuse tout accord national. Ce qui lui permettra, à l’instar de l’assurance-chômage, de reprendre la main à terme. Un accord sur le télétravail existe déjà, il faut l’améliorer. Sinon, nous allons voir se reproduire les situations que nous avons connues pendant le confinement. À la CGT, nous revendiquons la mise à disposition de matériel pour les salariés en télétravail et le remboursement des frais inhérents, l’encadrement des horaires de travail avec le strict respect du droit à la déconnexion, mais également que chaque salarié conserve, dans son entreprise, un poste de travail, car le télétravail ne peut pas se faire 5 jours sur 5. Le collectif de travail, c’est essentiel.
Le premier ministre répète qu’il discute avec les organisations. Reste que le plan de relance s’est fait sans nous. Il ne faut pas confondre dialogue social et monologue social.
Retraites, assurance-chômage, dépendance… cette rentrée sociale voit aussi revenir sur la table des négociations des réformes mises de côté pendant la crise sanitaire. Y a-t-il une « méthode Castex » ?
Philippe Martinez Il y a des discussions, mais qui demeurent floues. La mise en œuvre de la réforme de l’assurance-chômage est renvoyée à plus tard et, sur la question des retraites, il n’y a pour l’heure ni échanges formels ni calendrier établi. Seul le Medef a fait savoir qu’il voulait que le sujet soit traité avant 2022. En parallèle, il y a aussi des négociations sur la santé au travail et le sujet du télétravail, qui a émergé ces derniers mois. Quant à la méthode Castex, il répète qu’il discute avec les organisations. Reste que le plan de relance s’est fait sans nous. Il ne faut pas confondre dialogue social et monologue social. Ce n’est pas parce qu’on se téléphone que l’on est écouté. Pour autant, c’est évident qu’il a donné consigne à ses ministres de « garder le contact », comme on dit.
Au sujet de la réforme des retraites, son report est-il à mettre au crédit de la mobilisation sociale exceptionnelle que nous avons connue l’hiver dernier ?
Philippe Martinez À tous ceux qui disent aujourd’hui que la crise sanitaire a eu pour conséquence de stopper le processus d’adoption de cette réforme, je leur rappelle que, sans mobilisation sociale, le texte aurait été adopté bien avant le confinement. Elle a donc été essentielle. Bien sûr, nous ne pouvons pas dire que c’est une victoire totale. Cette réforme reste sur la table et Macron en fait même une question d’honneur. Il veut pouvoir se représenter en 2022 en s’affichant comme celui qui a fait ce qu’il avait promis. Pour autant, tout ce que nous avons expliqué à l’époque a permis l’émergence d’un véritable débat national autour de la question des retraites. Nous avons eu raison de nous battre et l’actualité le confirme. J’ai posé mille fois la question sans avoir de réponse : à l’heure où le chômage explose, comment expliquer que c’est en faisant travailler plus longtemps ceux qui ont un emploi que nous parviendrons à libérer des postes pour ceux qui n’en ont pas ? Idem sur la question du financement de notre système de retraite.
Avec des plans d’exonération en tout genre, la stratégie du gouvernement consiste à couper le robinet du financement pour venir expliquer, ensuite, qu’il n’y a plus d’argent. Dans un tel contexte, se posera tôt ou tard la question de la tenue d’une contre-conférence sociale, comme nous l’avions initialement prévu avec plusieurs autres organisations syndicales, Force ouvrière et CFE-CGC comprises. Oui, il faut un débat. Nous avons un modèle social, il faut le financer. Mais, pour l’instant, honnêtement, je crois que la préoccupation des salariés est ailleurs. Comment aller parler réforme des retraites aux salariés d’Alinéa, à ceux de TUI France, de la filière automobile ou aéronautique ?
Au chapitre de la santé, considérez-vous que le Ségur ait permis de solder la longue lutte des personnels hospitaliers ?
Philippe Martinez C’est évident que, du point de vue du gouvernement, la parenthèse est refermée. Mais, pour les agents, rien n’est réglé. Le compte n’y est pas. Les salariés ont obtenu des avancées grâce à leur mobilisation et parce que la crise sanitaire leur a donné raison. Mais le sujet est loin d’être clos et les mobilisations, d’ailleurs, repartent dans plusieurs établissements. Il manque encore au service public hospitalier des milliers d’emplois, la question des hôpitaux de proximité demeure entière et les Ehpad sont toujours dans une situation très compliquée. Quant aux aides à domicile, elles n’ont rien obtenu.
La lutte des soignants – comme d’ailleurs le confinement – a reposé très fortement la question des salaires. Est-ce le sujet central ?
Philippe Martinez C’est un débat que nous devons imposer partout. Aujourd’hui, on voit se multiplier dans les entreprises les accords de performance collective par lesquels on impose en réalité aux salariés de perdre du salaire pour conserver leur emploi. Quant aux « premiers de corvée », ils sont payés aujourd’hui comme ils l’étaient en février. Augmenter les salaires, c’est un acte politique qui commence par augmenter le Smic. Car, quand on élève le niveau du plancher, on élève mécaniquement celui plafond.
Estimez-vous que les propositions conjointes que vous avez formulées avec le collectif Plus jamais ça ont permis de mettre en cohérence les enjeux sociaux et environnementaux ?
Philippe Martinez Nous avons créé des liens avec les ONG. C’est une bonne chose. Jusqu’à présent, on ne se parlait pas et même, parfois, nous sommes tombés dans les pièges tendus pour nous opposer : soit la planète, soit le travail. Dans le cadre du débat autour du plan de relance, on peut désormais porter des projets conjointement. C’est le cas, par exemple, du transport ferroviaire, où l’on comprend bien que l’exigence environnementale de développer le rail nécessite de renforcer l’emploi public SNCF et de préserver les compétences des cheminots, mais aussi de renforcer notre production industrielle de wagons pour le fret ou de rails, ce qui implique d’être attentif à la filière de la sidérurgie.
La même analyse peut être portée sur la filière bois, en rapport avec la nécessaire isolation thermique des bâtiments ou, plus généralement, sur la relocalisation industrielle qui permet de garantir une production en circuit court. Des entreprises comme la papeterie Chapelle Darblay ou Luxfer sont en ce sens symboliques. Elles sont fermées alors qu’elles répondent précisément à cette double exigence sociale et environnementale. Mais, en face, nous avons un gouvernement qui se montre bien plus attentif à la fusion entre Veolia et Suez, une opération purement capitalistique, sans aucun intérêt, ni pour les citoyens, ni pour la planète.
Entretien réalisé par Stéphane Guérard
Publié le 11/09/2020
Économie. « Les aides à l’embauche du gouvernement coûtent cher pour pas grand-chose »
Cécile Rousseau (site humanite.fr)
Entretien. Éric Heyer, économiste à l’OFCE, revient sur les annonces du gouvernement pour faire face à la crise de l’emploi. S’il salue certaines mesures comme l’activité partielle, il estime que les aides pour le recrutement des jeunes ne sont pas efficaces.
Que pensez-vous des 160 000 créations d’emploi annoncées par le gouvernement dans le cadre du plan de relance de 100 milliards d’euros ?
Éric Heyer Il faudrait d’abord savoir s’il s’agit du nombre d’emplois créés dans l’économie en 2021 ou juste de ceux liés à ce plan ? C’est très ambigu. 160 000 uniquement avec ce plan de relance, ça ne ferait vraiment pas beaucoup, compte tenu des 40 milliards d’euros qui seront dépensés sur ce volet. Ça ferait cher l’emploi !
Dans ce plan de relance, figure un « bouclier antichômage » couplant activité partielle de longue durée et formation. Sera-t-il efficace ?
Éric Heyer Ce nouveau dispositif me semble très bon. C’est bien de ne pas aller au-delà de 40 % de la diminution du temps de travail en chômage partiel et, ensuite, de pouvoir se former. Si vous mettez quelqu’un à 100 % en chômage partiel, il se déqualifie. Comme le gouvernement nous dit que c’est un plan de relance pour préparer l’avenir, il est important de garder les compétences et de les faire évoluer. La question, c’est à quoi se forme-t-on ? Si les entreprises sont à la tête du dispositif, elles vont plutôt former les salariés à des compétences qui leur seront utiles. Il faudrait peut-être envisager de laisser les personnes décider quelles formations elles aimeraient faire. Pour que ceux qui n’ont plus d’avenir dans leur métier puissent penser à une reconversion et aller vers un secteur plus porteur.
Pour les jeunes, les aides à l’embauche sont limitées aux 16-25 ans, pourquoi ?
Éric Heyer Ces aides à l’embauche de 4 000 euros coûtent cher pour pas grand-chose (plus d’1 milliard en 2021 pour 450 000 contrats signés). Prendre comme critère de sélection l’âge, ça ne fonctionne jamais. Le groupe des jeunes est trop hétérogène. Sur le marché du travail, on a des personnes très qualifiées, moyennement qualifiées ou pas du tout. Si vous mettez une barrière à 25 ans, ce sont les 26, 27 et 28 ans qui subissent les conséquences de l’amélioration de la catégorie en dessous. Il y a un effet de substitution. Si on regarde le chômage comme une file d’attente, les 26 ans et plus vont se faire passer devant. Les effets nets sur l’emploi sont donc extrêmement faibles. Considérer la jeunesse non pas par l’âge, mais en fonction de l’obtention du diplôme serait plus intéressant.
Dans ce dispositif, il y a aussi beaucoup de contrats aidés pour les moins de 25 ans…
Éric Heyer C’est le moment de le faire. Tous ces emplois aidés sont censés avoir un volet formation. Dans le secteur non marchand, il y a 100 000 services civiques et 60 000 parcours emploi-compétences prévus. Ils espèrent aussi 50 000 contrats d’initiative emploi (CIE) en 2021. Or, les entreprises utilisent ces derniers parce qu’elles auraient embauché un jeune. Il y a donc à 90 % des effets d’aubaine. On sait que les contrats aidés qui marchent le mieux pour intégrer le marché du travail sont ceux d’une durée suffisamment longue, aboutissant à la fin à un diplôme qualifiant et certifié dans le secteur non marchand. Dans le privé, on est moins bien formé. L’entreprise vous met plus de pression pour rester travailler, on est moins à ses études et à sa formation. Dans ce plan, il aurait fallu faire beaucoup plus de contrats dans le secteur non marchand. Le plus efficace serait une durée de trois ans, pour apprendre un vrai métier. Ces diplômes qualifiants, il faudrait aussi les choisir en fonction des emplois d’avenir, comme la santé, le numérique, la transition écologique…
L’Unédic table sur 900 000 emplois supprimés d’ici à la fin de l’année. Ce plan va-t-il ralentir la chute de l’emploi ?
Éric Heyer Ce plan revient sur comment donner aux entreprises l’envie d’embaucher. Mais, si elles n’ont pas de demande, elles ne peuvent pas le faire. Aujourd’hui, si on regarde macroéconomiquement, le vrai problème, c’est qu’on a maintenu le revenu des ménages et qu’ils ont beaucoup moins consommé. Il y a cette fameuse épargne forcée qui représente 85 milliards, selon la Banque de France. C’est ça, le vrai problème. Les entreprises n’ont pas besoin de recruter aujourd’hui car la demande n’est pas suffisante. C’est très difficile de la relancer. La seule façon d’y arriver, c’est que les ménages reprennent confiance. Il faut faire en sorte qu’ils se sentent moins contraints (masques, gestes barrières…) en allant consommer.
Dans ces annonces, estimez-vous que des contreparties suffisantes sont demandées aux entreprises ?
Éric Heyer J’aurais plutôt parlé de conditions pour obtenir ces aides. La crise a coûté 165 milliards à l’économie, dont 50 pèsent sur les entreprises. Elles ont beaucoup été aidées avec l’activité partielle. Et avec le nouveau dispositif, on va encore aider les mêmes sociétés. On a fait un plan d’aide par le travail, il faudrait aussi le faire via le capital. Un autre des reproches que je ferai à ce plan concerne l’impôt de production. Il aurait fallu le baisser pour des entreprises en difficulté, pas de façon généralisée. Certaines sont dans de très bonnes conditions, elles n’en ont pas besoin.
Entretien réalisé par Cécile Rousseau
Publié le10/09/2020
« On risque d’avoir un appauvrissement culturel de la population française »
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Les réformes en cours de l’Éducation nationale, la focalisation sur les « EdTech », les technologies éducatives, ajoutées à la mauvaise formation des enseignants et aux politiques d’austérité, risquent de considérablement dégrader l’école publique. Entretien avec Stéphane Bonnéry, professeur en sciences de l’éducation.
Basta ! : De nombreux enseignants craignent que le gouvernement profite de la crise sanitaire pour accélérer l’enseignement à distance, qui a accentué les inégalités entre élèves. Partagez-vous leurs craintes ?
Stéphane Bonnéry [1] : La crise du covid-19 a été l’occasion d’accélérer des dynamiques qui étaient déjà à l’oeuvre au sein de l’éducation nationale, à commencer par le développement de l’enseignement à distance, brandi comme la solution pour assurer la « continuité pédagogique ». Cette focalisation sur l’enseignement à distance, en dépit de son caractère inégalitaire, traduit la logique profonde qui est celle de Jean-Michel Blanquer, et de son courant politique, de promotion des EdTech [les technologie éducatives d’enseignement à distance, ndlr]. Au ministère, depuis son arrivée, il y a un bâtiment entier dédié à ces EdTech. Leur mission est de préparer l’éducation nationale française à aller au maximum vers le distanciel, avec une individualisation de l’enseignement, et une privatisation possible. Par ailleurs, un projet de loi a été déposé en ce sens. Donc, oui, je partage les craintes de ces enseignants.
Vous évoquez le caractère inégalitaire de l’enseignement distanciel assuré via les nouvelles technologies. Cette problématique, soulignée par de nombreux enseignants, ne semble pas beaucoup inquiéter leur ministre…
Il semble en effet n’en avoir que faire, et passe son temps à dire tout le bien qu’il pense de ces nouvelles technologies. La crise a montré que le modèle de famille présent dans la tête de nos gouvernants, et qui est diffusé dans la presse, est basé sur une famille où chaque enfant dispose d’une chambre individuelle, de son propre ordinateur, de parents disponibles pour accompagner les apprentissages et, surtout, du haut débit. Cela révèle un profond mépris de classe, et une totale ignorance de qui sont les élèves dans les écoles de notre pays.
Beaucoup d’enfants qui entrent en maternelle ne savent pas que, quand une maîtresse pose une question, elle sait déjà la réponse. Il y a peu de famille où l’on pose des questions rhétoriques pour que l’enfant exerce son raisonnement. Or, l’école est construite sur le modèle de cet enfant éduqué comme apprenant à la maison. Penser que la population française est, dans sa majorité, une grosse classe moyenne, c’est totalement illusoire. 54 % des élèves dont le parent est déclaré référent occupent un métier d’exécution : ils sont ouvrier.e, employé.e, ou chômeur n’ayant jamais travaillé. Ces parents n’ont pas pu suivre d’études longues. Cela signifie que si l’élève ne comprend pas en classe, il n’y a aucune raison de penser que sa famille va pouvoir l’aider à comprendre une fois à la maison. L’école doit se faire à l’école.
Ce qui risque d’arriver pourtant c’est justement que l’enseignement soit de plus en plus externalisé…
Effectivement. Ce que les gouvernants actuels aimeraient, c’est réduire le temps de scolarité pour que, en début d’après-midi, les enfants soient pris en charge par du personnel non enseignant : animateurs sportifs, salariés des collectivités, bénévoles d’associations. Un peu comme en Allemagne, que notre ministre cite sans cesse comme exemple. Les sciences, les arts, le sport pourraient être concernés. On poursuivrait là une dynamique enclenchée avec la réforme Peillon des rythmes scolaires, qui a consisté à sortir de l’école certains enseignements. Ce transfert vers le local a abouti, on le sait, à de grandes inégalités selon les territoires.
Si on supprime l’éducation physique et sportive en zone rurale, qui va amener de la diversité dans les pratiques sportives ? Qui va se charger d’apprendre à nager à des gamins qui n’ont pas de piscine à moins de 30 kilomètres ? Qui va faire en sorte que les garçons des quartiers populaires apprennent la danse classique, même si c’est juste pour qu’ils se rendent compte que cela ne leur plaît pas ? Si on enlève les professeurs d’arts plastiques en milieu rural, où les musées sont rares, qui va enseigner aux enfants que l’on peut utiliser toutes sortes de techniques différentes pour peindre et dessiner ?
On risque d’avoir un appauvrissement culturel de la population française alors qu’il faudrait plutôt aller vers un enrichissement, avec une grande diversité de domaines d’enseignement, indispensable pour vivre dans une société de plus en plus cultivée. L’autre risque de l’externalisation, c’est la marchandisation. Certaines familles, qui auront les moyens, pourront payer des cours dans tel ou tel domaine à leurs enfants. À ce titre, la réforme du lycée est typique : les options non-standard ne sont pas proposées dans l’enseignement public, à chaque famille de payer le complément en ligne, ou en cours particuliers.
Certains enseignants sont inquiets de la qualité de ce qui sera transmis à l’école. Ils parlent d’enseignement au rabais. Pourquoi ?
Ce que souhaite notre ministre, c’est réduire l’école publique à l’acquisition de « compétences basiques », et laisser le soin aux familles, ou aux enseignants du secteur privé, de transmettre ce que l’on appelle les « compétences complexes ». Une compétence basique consiste, quand on lit un texte, à repérer les informations explicites. Par exemple, quel métier fait tel personnage ? Les compétences complexes font appel à une réflexion plus élaborée.
Prenons un article de journal qui explique que des associations de défense de l’environnement sont opposées au nettoyage des plages avec des engins mécaniques. C’est complètement « contre-intuitif » puisque les défenseurs de l’environnement proposent de laisser les déchets sur la plage. Mais c’est en fait pour mieux défendre la flore, qui pourrait être arrachée par les engins mécaniques.... Comprendre cela, oblige à mobiliser des « compétences complexes ».
Seuls le quart des élèves, les plus favorisés, mobilisent en permanence ces compétences complexes. Un autre quart des élèves ne les mobilisent jamais. La moitié qui reste y recourt plus ou moins selon son état émotionnel. Nos recherches montrent que les « compétences » n’existent pas, mais que les capacités de réflexion ainsi désignées sont le résultat de l’appropriation de savoirs, dans des situations précises, qui s’enseignent au lieu d’être évaluées comme des dons spontanés.
La crise sanitaire aurait-elle pu être gérée autrement ? Est-ce que, dans l’urgence, il n’est pas difficile d’anticiper tous les travers dont vous parlez ?
Face à ce genre de crise, il y a deux types de solutions : plus de service public, avec une école pour toutes les classes sociales et avec des investissements massifs ; ou moins de service public, avec le modèle anglo-saxon comme référence, et une école publique minimale. Il n’y a pas de solution intermédiaire. Le 12 mars, tout le monde savait que la situation serait compliquée jusqu’au mois de septembre. On avait six mois pour réorganiser l’école. Cela laissait largement le temps de s’organiser pour enseigner en petits groupes, comme l’exige le respect des précautions sanitaires : réquisitionner des locaux, embaucher et commencer à former du personnel.
Ils ont donné la date du 11 mai pour occuper les personnels, alors que l’on aurait dû se concentrer sur la question suivante : comment est-ce qu’on organise une rentrée pour toutes les classes sociales ? La Banque centrale européenne (BCE) a promis plusieurs centaines de milliards d’euros à la France. Plutôt que de les distribuer aux financiers pour qu’ils conservent leurs taux de profit, le gouvernement pourrait choisir de les distribuer aux services publics de la santé et de l’éducation…
Parmi les investissements, vous évoquez des embauches massives, assez loin du modèle sans enseignant que vendent les marchands de nouvelles technologies éducatives…
Contrairement à ce qu’affirment les adeptes des neuro-sciences, dont notre ministre fait partie, il ne suffit pas de confronter l’enfant à des savoirs pour qu’il les intègre. Les scientifiques de l’éducation ont bien montré, par exemple, que pour être touché par une œuvre d’art, il faut des connaissances, il faut des références. Seuls les enseignants peuvent les transmettre aux enfants qui ne les ont pas au sein de leurs familles. L’école est un endroit où on devrait découvrir des centres d’intérêt qui n’existent pas dans sa propre famille.
Il est à ce titre, très important que les gens se rendent compte que les activités manuelles peuvent être réflexives, et que les petits-bourgeois apprennent la technologie. Enseigner, c’est appréhender ce qui semble évident mais qui ne l’est pas. C’est une tâche immense, qui nécessite du personnel formé, et qui ne s’accorde pas avec les politiques d’austérité. Par ailleurs, il faudrait aussi recruter des médecins, infirmier.es et psychologues scolaires.
L’austérité donc vous parlez concerne tous les services publics, et a commencé bien avant que Emmanuel Macron et ses ministres n’arrivent au pouvoir…
Bien sûr. La crise du Covid et le déconfinement ont mis en lumière et amplifié des problèmes qui étaient déjà là. Ce gouvernement n’est pas responsable, à lui seul, des difficultés de l’école publique. Les enseignants n’ont pas les outils pour que les élèves comprennent. C’est un problème auquel on se heurte depuis des décennies. On peut évoquer ici les graves conséquences de la fermeture de la formation continue des enseignants par Nicolas Sarkozy. Les étudiants doivent désormais ingurgiter en deux ans l’équivalent de ce qui était auparavant étudié à la fois dans un Master recherche et ce qui était enseigné en IUFM [Institut universitaire de formation des maîtres, définitivement supprimés en 2013], et ils ont aussi une classe comme s’ils étaient déjà enseignants. Évidemment, cela ne rentre pas. Et les formateurs sont obligés de bricoler. Ce n’est pas de leur faute, ce sont les consignes qui sont totalement absurdes !
Si l’école peine à atteindre ses objectifs, c’est parce que les enseignants sont mal formés, qu’ils ne sont pas soutenus, qu’ils sont méprisés par leur hiérarchie. Et malgré tous ces bâtons dans les roues, beaucoup se démènent pour faire ce qu’ils peuvent. L’école a toujours oscillé entre la démocratisation et la sélection. Depuis quelques années, on est clairement sur une école de plus en plus sélective. Et Jean-Michel Blanquer, s’il incarne le durcissement de cette logique, n’est pas le seul responsable.
Que faut-il mettre en place, selon vous, pour inverser cette logique ?
Il faut lancer une nouvelle phase de démocratisation, et repenser l’école sur le modèle des enfants qui n’ont que l’école pour apprendre ; cesser de gonfler les programmes en prenant pour repère une minorité d’enfants de la bourgeoisie, en se contentant d’un sous-programme pour les autres. Plutôt que l’individualisation des objectifs, donc la mise en compétition des élèves selon leurs origines sociales, tous ont intérêt à apprendre ensemble, à coopérer.
Il s’agit vraiment de décider ensemble de quelle société on veut. Est-ce que l’on veut pousser chacun à se différencier des autres, où est-ce que l’on veut créer du commun ? Cela implique de réfléchir à la réforme des programmes, au recrutement, à la formation et aux enjeux politiques des choix pédagogiques. Je pense que c’est très important d’alerter sur ces réformes de fond qui se mettent en place en ce moment dans l’éducation. Il faut que les syndicats s’emparent de ce débat, de même que les associations de parents d’élèves. Sans débat contradictoire pour comprendre ce qui se joue, il semble difficile d’échapper à la dérive.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Notes
[1] Stéphane Bonnéry est Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8. Il est notamment l’auteur de : « L’école et la COVID-19 », La Pensée, n°402, avril-juin 2020 ; L’éducation aux temps du coronavirus, éditions La Dispute, 2020 (codirigé avec Etienne Douat) ; Comprendre l’échec scolaire, éditions La Dispute, 2007.
Publié le 09/09/2020
Chlordécone. Victimes poursuivies, empoisonneurs impunis
(site humanite.fr)
En Martinique, violences policières et acharnement judiciaire s’abattent sur les militants anti-chlordécone, alors qu’ils ne demandent que justice contre un empoisonnement à grande échelle qui ne subit à ce jour aucune sanction.
Les uns après les autres, ils passent devant le tribunal correctionnel. Ce 7 septembre, à Fort-de-France, s’est ouvert le procès de Christian, gilet jaune martiniquais et un des animateurs du mouvement anti-chlordécone. Il est poursuivi pour avoir diffusé une vidéo dénonçant les violences policières lors des manifestations réclamant justice et réparation dans le scandale du chlordécone. Kéziah Nuissier, un étudiant de 22 ans, sera jugé, lui, le 9 novembre, son procès ayant été repoussé pour raisons de santé. Le jeune homme est en convalescence. Il a été hospitalisé après avoir été violemment tabassé par des policiers. La scène s’est déroulée dans la rue et en garde à vue, le 16 juillet, alors que les forces de sécurité réprimaient, encore une fois, une manifestation anti-chlordécone. Elle a, en partie, été filmée. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, exacerbant l’indignation et la colère à vif dans ce département d’outre-mer.
Le bal des procès s’est ouvert le 27 août dernier. Trois camarades de Kéziah étaient jugés au tribunal correctionnel de la capitale martiniquaise pour « violences sur agent de la force publique en réunion et avec arme ». Loulou, Esaï et Denzel ont été condamnés à 1 an et à 7 mois de prison ferme et à 4 500 euros d’amende. Pourquoi des peines si lourdes et supérieures aux réquisitions ? Les avocats ont fait appel. « On aurait préféré plaider dans le procès que tous attendent et réclament depuis des lustres », confie maître Alex Ursulet, l’un des avocats des trois jeunes. Ce procès, qui n’a toujours pas lieu, c’est celui de ce pesticide épandu de 1972 à 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique, et qui continue de couler dans le sang des Antillais et sur leur terre.
« L’État peine à reconnaître ces crimes pour lesquels justice n’a pas encore été rendue », dénonce Naéma Rainette-Dubo, du collectif Zéro chlordécone-Objectif zéro poison ou ZCZP (voir ci-contre). Au contraire, poursuit-elle, « on a la violence policière pour seule réponse ».
Tous sont des militants anti-chlordécone, comme on les appelle là-bas. Leur mouvement a émergé dans la foulée de celui des gilets jaunes, en novembre 2019. « Un mouvement spontané, explique Maître Alex Ursulet. Ils en avaient marre des discours, marre de l’impunité, ils ont voulu passer à l’action. »
Le jugement du 27 août et les poursuites contre d’autres militants attisent une tension qui va crescendo dans l’île. « La population est sidérée. À quoi jouent ceux qui nous dirigent ? Au lieu de poursuivre les empoisonneurs, ils poursuivent nos gamins qui demandent justice. La République protège ceux qui dominent l’économie, les descendants des colons et des esclaves. Voilà ce que disent les gens. La protestation est en train de grandir. La situation est extrêmement tendue », analyse, inquiet, l’avocat.
Depuis novembre 2019, boycotts et blocages sont menés pour dénoncer l’un des plus grands scandales sanitaires et écologiques du siècle. Chaque samedi, militants, syndicalistes, citoyens empêchent les accès aux supermarchés qui appartiennent aux planteurs, les grandes familles de békés, descendants des colons et des esclavagistes, considérés comme responsables de l’empoisonnement. Ceux du Groupe Bernard Hayot (GBH), au palmarès des 500 plus grosses fortunes de France, sont particulièrement visés. La réponse de l’État à ces opérations est cinglante : une quarantaine d’interpellations depuis novembre 2019, dont 13 à domicile. « Les militants subissent un véritable acharnement des forces de police. Les violences policières ont atteint un niveau qu’on avait oublié en Martinique. L’État français protège les biens des békés, des dominants, il met ses forces de police à leur disposition », analyse encore Naéma Rainette-Dobu. Une stratégie de la répression dont l’objectif est « d’intimider ceux qui protestent, faire taire les revendications », commente maître Ursulet.
L’escalade de la violence a commencé le 23 novembre 2019. Ce jour-là, des échauffourées éclatent entre manifestants et gendarmes près de l’euromarché Océanis, propriété de GBH, dans la ville de Robert, la troisième de l’île. Cinq jours après, des militants sont interpellés et placés en garde à vue. En décembre, sept autres sont arrêtés à leur tour, à leur domicile, et accusés d’avoir commis des actes de violences envers les forces de sécurité.
Le procès des « sept d’Océanis », comme on les nomme désormais, devait se tenir le 13 janvier dernier, au tribunal correctionnel de Fort-de-France. Le comité de soutien, le Komité 13 janvier 2020, qui s’était constitué, réunit une dizaine d’associations écologistes, syndicales et culturelles, dont ZCZP. Il dénonce alors « le génocide par empoisonnement, le harcèlement des militants » et revendique « la légitimité de la lutte pour la réparation et la justice ». Mais, ce 13 janvier, « la marche pacifique du comité de soutien aux prévenus, joyeuse et rythmée par les chants et tambours, a d’emblée été accueillie par des grenades lacrymogènes, devant les grilles fermées du tribunal interdit d’accès », rapportent témoins et avocats. La mobilisation dégénère. De nombreux manifestants sont blessés par les tirs de Flash-Ball et les gaz lacrymogènes. « Le message envoyé est que, quand on vient en paix, on rencontre la guerre », a déclaré alors l’un des avocats, Me Germany. Le procès a été reporté.
Le 16 juillet 2020, à nouveau des interpellations. Trois jeunes militants sont arrêtés chez eux à 6 heures du matin, leur domicile est perquisitionné. Ils sont accusés d’avoir participé à des actes de violence envers les forces de police, lors de la journée du 13 janvier. Parmi eux, l’étudiant Kéziah Nuissier.
Les plaintes déposées contre les violences policières, elles, n’ont toujours pas été instruites. Un collectif d’avocats, dont fait partie Me Alex Ursulet, dénonce « un système colonial au service du lobby béké et un processus institutionnel français de déshumanisation des personnes afro-descendantes ».
Ce silence assourdissant de la justice s’ajoute à celui qui résonne face aux multiples plaintes déposées depuis 2005 pour obtenir vérité, justice et réparation dans le drame du chlordécone. « La plus grande humiliation que le peuple martiniquais a eu à subir depuis l’abolition de l’esclavage », avance Me Ursulet.
Depuis la reconnaissance officielle, en octobre 2019, par la France de sa responsabilité, « certaine et engagée » dans ce scandale (voir ci-contre), rien n’a avancé. Comme dans le dossier de l’amiante, les débats sur le lien de causalité entre la molécule et les cancers continuent de parasiter le chemin de la réparation. « Le scandale sanitaire et environnemental du chlordécone n’est pas qu’une question de pesticide ou juste de maladie professionnelle », estime le docteur en philosophie et ingénieur en environnement, Malcom Ferdinand. « Ce déni de justice a réveillé la douleur du passé colonial et esclavagiste de ces territoires », affirme-t-il.
Le chercheur a cosigné une tribune publiée sur Mediapart le 23 août, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, avec de nombreux intellectuels, avocats, responsables d’associations et de collectifs. Ils rappellent que cet « empoisonnement est consécutif au système de profit mis en place par de grands planteurs issus des familles esclavagistes, qui bâtirent leur fortune à l’ombre du Code noir de Colbert. Un empoisonnement criminel qui aura duré des décennies avec la complicité de l’État français accordant des dérogations pour un pesticide interdit en France ». Il faut, demandent-ils, « en finir avec l’arrogance et le déni de responsabilité de l’État français ».
un petit autre scandale qui en dit long
Le 22 mai, la préfecture de Martinique publie une affiche explicative de la distanciation physique, l’un des gestes barrières contre le Covid-19. Deux personnes, l’une blanche, l’autre noire sont dessinées, séparées de cinq ananas. La légende dit : « Un mètre ou cinq ananas. » Ce dessin ne passe pas. Il est perçu comme humiliant par les Martiniquais. Les réseaux sociaux s’emballent et crient au scandale. L’affiche est retirée. La préfecture présente ses excuses. Il se trouve que les « sept d’Océanis », les militants anti-chlordécone poursuivis en justice, ont déposé plainte contre le préfet, Stanislas Cazelles. Ancien conseiller du président Emmanuel Macron, nommé en février dernier à Fort-de-France, le préfet à l’affiche « scandaleuse » est cité à comparaître le 30 septembre, à Paris.
Publié le 08/09/2020
Covid-19. « On nous envoie à la morgue parce qu’on coûte trop cher »
Loan Nguyen (site humanite.fr)
Obèses, diabétiques, malades atteints de pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires ne font plus partie des personnes vulnérables bénéficiant d’un arrêt indemnisé par le chômage partiel depuis le 31 août. Celles-ci craignent d’être contaminées au travail.
« L a santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte. » Cet engagement pris solennellement par le président de la République dans son allocution du 12 mars, les personnes vulnérables l’ont désormais en travers de la gorge. Par le biais d’un décret publié au Journal officiel le 30 août, un grand nombre d’entre elles se sont retrouvées exclues du dispositif d’indemnisation au chômage partiel, et donc sommées de reprendre le travail. Le diabète, les maladies cardio-vasculaires, l’obésité et les affections respiratoires sont par exemple sortis de la liste des pathologies justifiant un arrêt de travail automatique… les malades pouvant encore se tourner vers leur médecin traitant pour espérer bénéficier d’un arrêt maladie classique. Mais sans garantie que celui-ci accepte.
Atteint d’une broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), Lucien, magasinier dans un atelier de mécanique, s’est vu essuyer un refus catégorique de la part de son généraliste. « Elle m’a dit que ma maladie était sortie de la liste, qu’elle ne pouvait rien faire et que c’était comme ça. Sauf que j’ai déjà du mal à respirer en temps normal au travail. Avec le port de charges, je dois souvent faire des pauses pour aller respirer. Alors avec le masque, c’est encore pire », explique-t-il. Mais le plus difficile reste « l’angoisse » d’attraper le coronavirus dans un contexte d’usine où tous ses collègues ne portent pas systématiquement le masque ou ne parviennent pas à respecter la distanciation physique.
Hors de question de travailler là où tous ses collègues ont eu le Covid
« Pourquoi ils nous font ça, en plein rebond de l’épidémie ? » s’indigne Bchira, atteinte de diabète sévère et de la maladie de Crohn. Pour cette technicienne de laboratoire, qui travaille dans un centre qui réalise des tests PCR où « tous les collègues ont attrapé le Covid », hors de question de retourner au travail. Même si elle enrage de voir ses revenus chuter puisqu’elle ne peut désormais plus prétendre qu’à un arrêt maladie classique. « Depuis le début du confinement, je ne suis sortie que pour mes rendez-vous médicaux et faire quelques courses, ma colocataire s’est mise en télétravail pour ne pas m’exposer. Je ne me suis accordée aucunes vacances, et là, on devrait risquer notre santé parce que le gouvernement veut faire des économies ? » s’emporte-t-elle.
Autres personnes sorties du public éligible à l’indemnisation au chômage partiel : les conjoints ou parents de malades vulnérables. Une vraie source d’inquiétude pour certaines familles. Si Ewa et son mari, tous deux atteints d’obésité, risquent de contracter une forme sévère de coronavirus, ceux-ci s’alarment aussi des conséquences sur leurs enfants. « J’ai un fils qui a des problèmes respiratoires pour lesquels la pédiatre n’exclut pas qu’une contamination au Covid puisse engendrer une forme grave, et une petite fille qui souffre de myocardiopathie. Je devais reprendre un travail en septembre après une période de chômage, j’ai dû différer cette reprise pour éviter les risques. Mon mari, qui, lui, fait le ménage dans un HLM, était obligé de re prendre », explique-t-elle. S’il a finalement réussi à se faire prescrire un arrêt de deux semaines, Ewa redoute qu’il ne doive ensuite prendre sur ses congés pour protéger sa famille. Entre la crainte d’une contamination liée au travail de son époux et les risques induits par la rentrée scolaire, la jeune femme envisage carrément de scolariser ses enfants à domicile.
« Ce n’est pas une vie d’avoir peur que vos proches vous tuent », dénonce Shana, 22 ans, des larmes dans la voix. « Mon conjoint est serveur dans un grand restaurant parisien qui assure des centaines de couverts par jour. La distanciation physique y est impossible. Dans le rush du service, ils ne peuvent pas se laver les mains fréquemment. Son patron l’a rappelé pour lui dire qu’il devrait reprendre dans les jours qui viennent, on est dans l’attente », angoisse-t-elle. Souffrant d’une maladie auto-immune qui lui cause notamment de sévères douleurs articulaires, des œdèmes et l’expose à des accidents vasculaires cérébraux, la jeune femme fait partie des quelques malades dont la pathologie reste sur la liste du fameux décret donnant droit à un arrêt indemnisé au titre du chômage partiel. Mais, sauf à décohabiter d’avec son conjoint ou à lui demander de démissionner – deux options difficilement tenables pour ce couple aux revenus modestes – l’étudiante voit se profiler une situation extrêmement anxiogène. « Ça fait six mois que je ne sors plus de chez moi, que je ne vois plus ni mes parents ni mes petits frères, que j’ai mis mes études sur pause, parce que je sais que si j’attrape le Covid, entre ma maladie auto-immune et mon nodule au poumon, je risque de finir en réanimation, voire pire. Si mon conjoint reprend le travail, je ne me sentirai plus en sécurité nulle part », s’alarme-t-elle.
Sa seule lueur d’espoir : la mobilisation de plusieurs centaines de malades et de leurs proches qui prend forme depuis quelques semaines autour d’un collectif sur les réseaux sociaux et d’une pétition signée par plus de 17 000 personnes sur la plateforme change.org pour tenter de faire abroger le décret du 29 août. « On nous fait passer pour des faignasses qui ne veulent pas retourner au boulot, alors que moi j’échangerais ma vie contre n’importe laquelle juste pour pouvoir sortir de chez moi et travailler », insiste Shana.
Des facteurs de comorbidité avérés
D’après les données de France Santé publique, entre le 2 mars et le 31 mai 2020, parmi les 10 775 décès associés au Covid-19 « au moins une autre cause de décès était déclarée dans 66 % des certificats ». Un chiffre qui grimpe à 71 % chez les 40 à 59 ans et à 75 % chez les moins de 40 ans. Pour cette dernière population, les principales causes étaient l’obésité et le cancer. Chez les personnes de 40 à 59 ans, 25 % des certificats de décès faisaient mention d’un cancer, 11 % d’hypertension artérielle, 13 % d’obésité, 10 % de diabète et 9 % d’une pathologie hépatique. « Chez les personnes de plus de 60 ans, les causes médicales de décès déclarées sur le certificat concernaient fréquemment des pathologies d’origine cardiaque », pointe le rapport de l’organisme public.
Publié le 07/09/2020
Le plan de relance enchante le patronat sans trop convaincre les syndicats de salariés
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Salué par les représentants du patronat, décrié par plusieurs organisations de salariés, le plan de relance présenté par le Premier ministre ce jeudi fait la part belle aux entreprises. Mieux que du grain à moudre, les milliards viendront renforcer leurs trésoreries pour les deux années à venir. Sans obligation de contreparties environnementales ou en matière d’emplois.
Pas réellement de surprise lors de l’annonce des mesures du plan de relance, appelé maintenant France Relance par exécutif, lors de la conférence de presse de Jean Castex, jeudi 3 septembre à 13 h. La plupart des dispositifs étaient déjà connus depuis quelques jours. Le montant du plan est bien de 100 milliards d’euros sur deux ans, s’ajoutant aux 470 milliards déjà injectés depuis le début de la crise du coronavirus. Comme prévu, l’enveloppe est répartie en trois grands chantiers. La compétitivité des entreprises pour un montant de 35 milliards d’euros, la transition écologique pour 30 milliards supplémentaires et la cohésion sociale et territoriale pour 35 derniers milliards.
« Le plan France Relance n’est pas un cadeau fait aux entreprises, c’est un cadeau fait à la France pour lutter contre le chômage. » C’est la formule choisie ce matin par Jean Castex dans la matinale de RTL pour se défendre des critiques à l’égard de son plan. Pour autant, une grande part des 100 milliards d’euros de l’État ira, sous une forme ou une autre, dans la trésorerie des entreprises. Le gouvernement espère en procédant de la sorte relancer la machine, sauvegarder des emplois et même en créer 160 000. Bien peu finalement face aux 600 000 à un million de destructions d’emplois attendus d’ici la fin de l’année.
« L’idéologie du pouvoir n’a pas changé : il faut aider les “riches” pour faire ruisseler sur nos têtes les miettes de leurs profits », tacle l’Union syndicale Solidaires. De l’autre côté de la lutte des classes : « un plan équilibré », « un message très fort et positif » et « un pacte de confiance entre le gouvernement, les acteurs économiques et la société tout entière » pour le président du Medef Anjou qui a promptement réagi au discours de Jean Castex. De son côté, François Asselin, le président de la CPME, s’est dit globalement satisfait, tout en restant vigilant sur la mise en œuvre du plan pour les petites et moyennes entreprises.
Le marché libre, mais subventionné !
En tout cas, la relance passera par le secteur privé. De l’université d’été du Medef à la conférence de presse d’aujourd’hui, l’exécutif n’a eu de cesse de déclarer sa flamme et réaffirmer sa confiance auprès de patrons choyés pour faire face à la crise. Une confiance qui se retrouve dans les choix du plan de relance. Ainsi, un tiers des 100 milliards d’euros sont officiellement destinés à la compétitivité des entreprises. Sur ces 35 milliards, 20 serviront à baisser les « impôts de production » sur deux années. Onze milliards viendront renforcer le Plan d’investissement d’avenir (PIA) qui a déjà consacré 57 milliards à des projets innovants depuis 2010, dont une grande partie dans le numérique et le secteur privé. Le restant étant consacré au renforcement des fonds propres des entreprises – comprendre leur trésorerie – pour 3 milliards, et à l’investissement industriel pour un dernier milliard.
Mais sur les 65 milliards consacrés à la transition écologique et à la cohésion sociale et territoriale, une partie non négligeable finira encore dans les escarcelles des entreprises. En toute logique, toute relance et injection de fonds par l’État dans une économie fondée sur le marché et dominée par le secteur privé profite aux entreprises. Par exemple, les 6,7 milliards pour la rénovation énergétique des passoires thermiques permettront au secteur du BTP de se refaire une santé. Mais le gouvernement va plus loin. Par exemple, la décarbonisation d’entreprises polluantes sera prise en charge, au moins en partie, par l’argent public. Enfin, certaines des mesures présentées comme relevant de la cohésion sociale sont encore des cadeaux au patronat.
« C’est d’abord des milliards pour les entreprises », s’agaçait Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, ce matin sur France 2, à propos des 6,7 milliards en faveur de l’emploi des jeunes, intégré au plan de relance. Ici, les entreprises qui emploieront des salariés de moins de 26 ans recevront 4000 € d’aides directes. De plus, le coût d’un apprenti sera essentiellement à la charge de l’État : 5000 € pour un mineur, 8000 € pour un majeur. Du travail quasiment gratuit offert aux employeurs. Par contre, dans le volet cohésion sociale, la totalité des aides sociales est plafonnée à 800 millions d’euros, et la lutte contre la pauvreté récupère 200 millions, soit 0,2 % de la totalité du montant du plan de relance.
Pas de contreparties
« Les aides publiques massives, directes et indirectes […] doivent être soumises à la condition de l’interdiction à la fois des licenciements et du versement de dividendes et contrôlées en conséquence », réclamait le syndicat Force ouvrière dans une déclaration la veille du dévoilement officiel du plan gouvernemental. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas été entendu. Une absence de contrainte que regrette aussi le leader de la CGT qui interrogeait ce matin : « À quoi sert l’argent des contribuables qui est donné aux entreprises ? […] Les milliards donnés à Renault et Air France ont servi à supprimer des emplois. » Un avis également partagé par Greenpeace sur des « cadeaux » faits aux entreprises « sans condition écologique et sociale contraignante ».
« Le gouvernement change, mais le logiciel ne change pas », déplore Véronique Martin. Si la membre du bureau exécutif de la CGT dit ne pas être hostile en soi à « des aides aux entreprises pour que l’économie reprenne », elle insiste sur la nécessité de conditionner ces milliards donnés « au maintien ou à la création d’emplois » et sur le besoin de contrôle par les ministères en charge. Enfin, elle constate « qu’il n’y a rien pour les salariés y compris en termes de revalorisations ». Même pour celles et ceux en première et seconde ligne pendant la crise sanitaire au printemps. À contre-courant, la CFDT salue elle « des orientations qui restent à confirmer ». Satisfecit pour la centrale cédétiste qui souligne les mesures en faveur des jeunes tout en regrettant des manques pour les plus précaires : « il ne faut pas laisser les plus précaires basculer dans la grande pauvreté »
À défaut d’obligations, le gouvernement a préféré la confiance et l’incitation plutôt que la contrainte pour le monde de l’entreprise. Jean Castex en a même fait une « doctrine » : ni fiscalité punitive ni écologie punitive.
Publié le 06/09/2020
Matinales radio (1/2) : à la recherche du pluralisme
par Lucile Girard, Pauline Perrenot, (site acrimed.org)
Les matinales radio sont des lieux stratégiques de l’espace médiatique. En témoignent leurs audiences : selon les chiffres publiés par Médiamétrie concernant la période janvier-mars 2020, les plus écoutées cumuleraient 5 719 000 auditeurs [1]. Les matinales jouent également un rôle prescripteur : produit d’appel à même de doper l’audience d’un programme, elles sont mises en avant et parfois commentées tout au long de la journée [2]. Compte tenu de leur importance dans l’espace médiatique, nous avons étudié en détail les invitations passées pour les interviews matinales des principales radios nationales pendant la période de mars-avril 2020 – caractérisée par une crise à la fois sanitaire, économique, sociale et politique. Le panorama ainsi dressé révèle d’écrasantes inégalités de genre, et donne à voir la misère du pluralisme politique, économique et social à l’antenne.
Avant de revenir sur les principaux résultats de notre étude, nous proposons de rendre compte de notre méthodologie et des données recueillies. Notre étude repose sur une recension allant du 17 mars au 30 avril. Elle concerne un ou plusieurs entretiens des cinq principales matinales radios nationales (France Inter, RTL, RMC, France Info et Europe 1) [3].
Une remarque préliminaire : au total, notre base de données compile 287 invitations. Le choix des émissions répertoriées, diffusées quotidiennement (hors week-end) entre 7h30 et 8h45, comporte toutefois un biais : Europe 1 totalise un nombre bien plus important d’invités (112), devant France Inter (73). Les chiffres des trois autres radios sont plus homogènes (33 invités pour France Info et RMC ; 36 pour RTL). Compte tenu de cette disproportion, nous limiterons les remarques transversales à quelques traits saillants pour davantage privilégier une analyse par chaîne et/ou catégorie.
Premier constat : les représentants politiques sont les plus présents (35%), avec les professionnels de la santé (22%), auxquels nous consacrerons une analyse à part entière dans un second article [5]. Les chefs d’entreprises (« Business ») représentent quant à eux 16% des interviewés. Ces trois catégories écrasent les autres invités, représentés de manière résiduelle : entre 4% et 6% pour les universitaires, les syndicalistes (tous confondus), les représentants d’établissements publics ou parapublics. Les catégories restantes représentent moins de 3% des invités : « Culture », « ONG », « Institutions européennes », « Autres ».
Afin de rentrer plus avant dans l’analyse des choix des « grandes » matinales radiophoniques, nous proposons de revenir sur plusieurs aspects : la question du genre, celle du pluralisme politique, la représentation du patronat en comparaison de celle des travailleurs, ainsi que la place réservée aux milieux universitaire et culturel.
De flagrantes inégalités de genre
Un des résultats les plus flagrants de l’analyse des invités des interviews matinales est sans doute l’inégalité entre
les hommes et les femmes : sur l’ensemble des radios, les premiers constituent en effet 81% des invités, soit plus de quatre invités sur cinq. Une tendance qui se vérifie chaîne
par chaîne : les hommes cumulent 73% des fauteuils sur France Inter, 76% sur France Info, 84% sur Europe 1 (94 hommes et 18 femmes !), et même 88% et 89% sur RMC et RTL.
Ce fossé s’accentue dans certaines catégories : ainsi, sur 45 invitations passées au secteur « Business », 44 l’ont été à des hommes. Idem chez les universitaires, où les hommes ont occupé 12 des 14 fauteuils. La catégorie « Culture », rassemblant des écrivains, artistes, etc. ne compte quant à elle strictement aucune femme ! Un secteur pourtant loin d’en être dépourvu… Quant aux 101 fauteuils accordés aux politiciens sur les différentes chaînes, 67 furent occupés par des hommes, et 34 par des femmes – soit presque moitié moins.
Dans un rapport daté de mars 2020 concernant l’année 2019, le CSA note que « pour la première fois, la part des femmes présentes à l’antenne – télévision et radio confondues – dépasse la barre des 40% (41% contre 59% d’hommes). » Force est de constater qu’avec une part ridiculement basse (19%), les interviews matinales de mars-avril 2020 sont bien en deçà d’une telle moyenne, et explosent même les inégalités de genre dans le choix des invités que leurs rédactions choisissent de mettre en valeur.
Le trou noir du pluralisme politique
Autre résultat important de notre analyse : la grande pauvreté du pluralisme politique dans les matinales radio.
La République en marche cumule plus de la moitié des fauteuils (55 sur 101, dont 4 fois un député… et 51 fois un membre du gouvernement !) S’y ajoutent 3 invitations de représentants politiques
étiquetés UDI ou Modem, alliés à la majorité. Les Républicains (membres actuels ou ex) cumulent quant à eux 24 passages, soit un quart des invitations, et le Rassemblement national, 5 invitations.
Au total, les libéraux et l’extrême droite auront donc, un mois et demi durant, capté 86% des invitations politiques des cinq principales interviews matinales de ce
pays !
Reste, évidemment, fort peu de place… Le Parti socialiste et Europe Écologie les Verts totalisent respectivement 2 et 1 invitations. La France insoumise, quant à elle, sera représentée à seulement trois reprises (Jean-Luc Mélenchon est invité une fois sur Europe 1, une autre sur France Info et Alexis Corbière est intervenu dans la matinale de France Inter). Le Parti communiste est inexistant, de même que le Nouveau parti anticapitaliste et Lutte ouvrière. Un oubli, sans doute. Un tel palmarès confirme la petite musique (de droite) qui, chaque semaine, s’impose aux auditeurs. De fait, il fut impossible de trouver deux jours consécutifs sans un représentant du gouvernement ou de la majorité à la radio [6]. La norme fut plutôt une, et même deux voix gouvernementales par jour [7].
Et, en prime, quelques doux réveils ! Le 14 avril par exemple, la diversité radiophonique nous laissait le choix entre Christophe Castaner sur France Inter, Bruno Le Maire sur RMC, Gérald Darmanin sur France Info, Olivier Véran sur RTL ou Marion Maréchal Le Pen sur Europe 1. De quoi écraser l’oreiller ! Le lendemain, Le Maire et Darmanin étaient de nouveau présents (respectivement sur RTL et Europe 1), mais on pouvait aussi choisir l’extrême droite grâce à France Info, qui conversait cette fois-ci avec Louis Aliot. Quelques jours plus tôt, le 9 avril, Cédric O était sur France Inter, Muriel Pénicaud sur RMC, Sibeth Ndiaye sur France Info ; ne restait qu’Europe 1 pour trouver l’introuvable, puisque micro fut tendu à… Manuel Valls ! Mais le 29 avril reste le jour du quinté-plus pour le gouvernement : Gérald Darmanin (RTL), Jean-Baptiste Djebarri (Europe 1), Olivier Véran (France Info), Jean-Michel Blanquer (RMC) et Muriel Pénicaud (Inter) saturent l’espace.
Les matinales ont bien sûr leurs habitués : Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, Olivier Véran et Christophe Castaner cumulent ainsi à eux seuls 22 passages sur la période [8], soit un tiers des invitations masculines… Chez les femmes, Muriel Pénicaud, Valérie Pécresse, Sibeth Ndiaye, et Marine Le Pen raflent respectivement 5, 4, 3 et 3 invitations : 15 passages au total donc, sur les 34 invitations passées à des femmes politiques…
À noter, également, l’ouverture quasi nulle des matinales à l’international : hormis une ministre allemande et une seconde, espagnole, les radios ont très peu tendu le micro à des personnalités étrangères pendant la période étudiée, alors que le contexte de pandémie mondiale le justifiait d’un point de vue journalistique. Quand des points de vue extra-hexagonaux ont été représentés, ce furent exclusivement ceux des hauts responsables libéraux des institutions européennes : Charles Michel, président du Conseil européen est intervenu sur France Inter (17/03), de même que la présidente de la Banque centrale et le Commissaire européen pour le marché intérieur, Christine Lagarde (9/04) et Thierry Breton (2/04), ce dernier ayant également fait un passage sur RMC (21/04). Ursula von der Leyen, la Présidente de la Commission européenne, a quant à elle été reçue sur Europe 1 (3/04).
Bref, le constat est sans appel : les voix de gauche ont littéralement été écrasées pendant la période étudiée. Offrant ainsi une démonstration de l’anémie du pluralisme politique dans les lieux clés de l’espace médiatique que sont les matinales radiophoniques.
Désert médiatique pour les travailleurs
L’anémie du pluralisme ne s’exprime pas seulement sur le plan de la représentation politique : la représentation
du patronat en comparaison de celle des salariés en donne une autre illustration. Les chefferies entrepreneuriales (catégorie « Business ») et leurs représentants syndicaux (FNSEA,
CPME, Medef) représentent en effet à elles seules 17% des invités [9]… contre 1% pour les représentants de salariés (CGT et CFDT).
Le service public (France Inter et France Info) s’est particulièrement illustré dans cette affaire : si la seconde s’offre le Medef par le biais de Geoffroy Roux de Bézieux le 23 mars, elle « oublie » de convier le moindre syndicat de travailleurs sur toute la période. Sur France Inter, il semble également plus évident d’inviter la Confédération des petites et moyennes entreprises ou la FNSEA qu’un syndicat de travailleurs (même si la CFDT sera, certes, reçue une fois…) De même, il n’est venu à l’esprit d’aucune de ces deux stations (ni d’aucune autre d’ailleurs !) d’inviter un syndicat enseignant [10], tant il est vrai que l’école fut une problématique mineure au cours de la période… Mais que l’on se rassure : Jean-Michel Blanquer n’a pas été oublié (trois invitations sur RMC, Europe 1 et RTL). On ne trouvera évidemment non plus de travailleur lambda, non plus le moindre inspecteur du travail. L’ex « patronne gouvernementale », en revanche, a été invitée à cinq reprises (Muriel Pénicaud fut reçue une fois sur chaque station).
Les patrons sont pour le moins sollicités : sur France Inter, six furent conviés (contre 0 représentant de la CGT). Et la première matinale de France se paye le luxe des « grands » : Dominique Schelcher (PDG de Système U ; 24/03), Augustin de Romane (Président d’ADP-Aéroports de Paris ; 7/04), Sébastien Bazin (PDG du groupe hôtelier Accor ; 16/04), Stéphane Richard (PDG d’Orange ; 17/04), Nicolas Théry (Président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale ; 22/04) et Philippe Wahl (Président-directeur général du groupe La Poste ; 23/04). Même tendance sur RTL : on ne compte aucun syndicat de salariés, mais sept invitations passées aux patrons, dont 5 du CAC40 : Stéphane Richard (PDG d’Orange ; 20/03), Emmanuel Faber (PDG de Danone ; 26/03) ; Florent Menegaux (PDG de Michelin ; 7/04), Jean-Dominique Senard (PDG de Renault ; 10/04), et Guillaume Faury (PDG de Airbus ; 30/04).
Europe 1, qui accueillit 29 des 45 patrons présents dans notre base de données, affiche le déséquilibre le plus flagrant. Tout au long des mois de mars et avril, Matthieu Belliard a en effet offert aux PDG un boulevard radiophonique : Lidl, la Société générale, le Medef, EDF, la Fédération de l’hospitalisation privée, la BPI, Century 21, Orange, ADP, Sodexo, la Banque populaire, Korian, Amazon (deux fois !), Fnac/Sarty, Idex, Véolia, Crédit Agricole, etc. C’est un festival pour le capital. A contrario, le point de vue du travail, via les syndicats de salariés, est inexistant sur ce même créneau… à une invitation près : celle de la CGT (Catherine Perret, secrétaire confédérale), le 30 avril.
Une fois n’est pas coutume, remercions donc Europe 1, qui, du 17 mars au 30 avril, aura été la seule à recevoir la CGT, soit l’une des principales organisations syndicales. Et cette fois, ce n’est pas la CFDT qui aura permis d’équilibrer la balance, puisque le syndicat n’a été convié qu’à deux reprises… Ainsi les interviews des matinales confirment-elles la tendance : plébisciter le patronat ; et ne laisser que quelques miettes médiatiques aux représentants de salariés. Dans une période où les droits de ces derniers furent largement mis à mal, où les travailleurs furent confrontés à de sérieux bouleversements, impactant à la fois leur travail mais également leur vie quotidienne et où les besoins élémentaires des plus précaires d’entre eux ont été menacés, il eut été logique de les voir représentés – eux et leurs problématiques – lors de ces moments importants d’antenne. Que nenni !
Une tendance, du reste, qui ne se cantonne ni aux seuls mois de mars-avril 2020, ni aux matinales… Dans un article spécifiquement consacré à France Inter [11], le journaliste David Garcia pointe combien « les cadres et professions intellectuelles supérieures monopolisent les micros de la radio publique. » Et de poursuivre : « Du 18 au 24 novembre 2019, les studios de la chaîne ont accueilli 177 invités. Tous issus de classes moyennes supérieures, culturellement et économiquement favorisées. À deux petites exceptions près, à des heures de faible écoute. » La messe est dite.
Universitaires et milieu culturel : la voix des
maîtres ?
La culture reste, comme c’est souvent le cas dans les médias dominants, le parent pauvre. Ainsi, sur toute la période,
et toutes matinales confondues, on ne compte que cinq représentants d’un milieu pourtant ravagé par la crise sanitaire. Et si l’on regarde dans le détail, on constate qu’il s’agit de
cinq hommes… et cinq « pontes » du secteur : Luc Barruet et Olivier Py, respectivement directeurs des Solidays et du festival d’Avignon ; le violoniste Renaud Capuçon, invité pour
ses vidéos postées sur les réseaux sociaux ; et deux écrivains très médiatiques. Philippe Lançon (France Inter, 7/04) est intervenu en tant que… président du Prix du livre Inter ; Sylvain
Tesson (20/03), « ayant fait plusieurs expériences de moment de solitude, choisies ou non », livrait sur la même antenne ses réflexions métaphysiques, énième épisode
des feuilletons de la bourgeoisie confinée, que les médias ont donnée en
spectacle des semaines durant.
Notons que Sylvain Tesson est lui aussi en lien étroit avec France Inter, ayant été programmé tout l’été du lundi au vendredi pour y animer la série « Un été avec Rimbaud ». Si, parmi ces cinq personnalités, certaines ont pu avoir un mot pour les intermittents et les travailleurs précarisés de la culture, force est de constater que ces derniers – pourtant premiers concernés et qui plus est en poste dans les médias en tant que techniciens, monteurs, etc. – n’auront pas eu eux-mêmes voix au chapitre.
L’originalité et la diversité ne sont guère de mise non plus du côté des universitaires, et des « intellectuels ». Sur les 287 interviewés, seules 14 invitations, toutes matinales confondues, entrent dans cette catégorie, et on compte à nouveau 12 hommes pour 2 femmes. Les matinales ont en ce sens été fidèles aux disparités sociales, puisque le confinement a eu tendance à pénaliser les chercheuses, impactées dans leur travail, comme les autres femmes, par l’inégale répartition des tâches domestiques [12].
Remarquons que les intellectuels sont majoritairement présents sur France Inter, qui totalise 12 interventions sur les 14 [13]. On trouve sur la station du service public des économistes (5 sur les 12 [14]) et trois philosophes [15]. Mais également des personnalités évoluant dans les cercles de pouvoir, voire proches d’Emmanuel Macron [16] : ainsi de Daniel Cohn-Bendit (30/03), Pierre Mathiot (30/04), directeur de Sciences Po et rapporteur du projet de réforme du BAC, et du neuropsychiatre et ethnologue Boris Cyrulnik (25/03) [17].
Personnalités connues du grand public, dans leur immense majorité, et habituées des studios de France Inter : autant dire que la radio publique n’a pas fait chauffer les méninges plus que de raison pour donner à entendre d’autres voix afin de « penser la crise »…
***
Comme indiqué dans notre introduction, nous reviendrons dans une seconde partie sur les représentants du secteur
médical conviés dans les matinales au cours de cette même période (mars-avril 2020). Mais ce premier tour d’horizon permet de tirer un certain nombre de bilans : exacerbation des inégalités de
genre, misère du pluralisme politique, économique et social, et absence ou presque de représentants des secteurs culturels ou universitaires.
Comme de coutume, les matinales radiophoniques restent ainsi la chasse gardée des « têtes d’affiche » et des personnalités « légitimes », toutes catégories confondues. Haut lieu du pouvoir médiatique, pensée comme tel par ses dirigeants, cette tranche d’antenne s’en tient en effet à ne convoquer que les « importants », au détriment des travailleurs et des classes populaires, plus généralement, dont les paroles seront (au mieux) reléguées à la marge dans les grands médias, entendues principalement au titre de « témoignages » descriptifs, ou imposées par certains auditeurs lorsque ces derniers sont gracieusement conviés à l’antenne. Les journalistes eux-mêmes ne s’y trompent pas…
Dans l’article précédemment cité, David Garcia cite un Yann Gallic (grand reporter à France Inter) à la pointe du cynisme (ou du mépris ?) :
On a tendance à inviter les « bons clients », des professionnels du discours aptes à tenir le micro pendant sept à huit minutes […]. Ce n’est pas donné à tout le monde, et encore moins sans doute à une femme de ménage ou un ouvrier, peu familiers de ce type d’exercice. Un agriculteur sera plus à l’aise pour répondre aux questions d’un journaliste dans son champ.
Découle de cette logique un manque cruel d’originalité dans les invitations, qui contribue lui-même à la (relative) dissolution des identités des stations radiophoniques – à l’œuvre depuis de nombreuses années – au profit d’un paysage globalement uniforme [18], occupé essentiellement par les personnalités politiques les plus en vue, majoritaires sur chaque matinale [19]. Dans le cas du « 8h30 » de France Info, elles représentent même près des trois quarts des invités (70%). Le tout pour beaucoup de communication, et bien peu de journalisme…
Routine légitimiste s’il en est, contribuant à transformer les studios des matinales en vases clos, espaces de pouvoir symbolique, économique et social de plus en plus déconnectés. Car en effet, il est extrêmement rare d’entendre un invité qui ne bénéficierait pas d’une visibilité médiatique préalable, et plutôt courant de voir les mêmes personnalités (surtout si elles sont membres du gouvernement) se succéder, d’un jour à l’autre, sur les différentes chaînes. Les mécanismes de mimétisme – qui s’accélèrent à l’occasion d’un bon mot, d’une « passe d’armes » ou d’un « buzz » – jouent à plein et entretiennent le commentaire, pièce maîtresse du grand jeu médiatique.
Pauline Perrenot et Lucile Girard (avec Maxime Friot et
Denis Pérais)
Publié le 05/09/2020
Plan de relance : le puits sans fond des aides aux entreprises
Cyprien Boganda (site humanite.fr)
Le plan de relance annoncé ce jeudi rouvre en grand les vannes des cadeaux fiscaux, avec notamment une baisse de 20 milliards d’euros d’impôts pour les entreprises. Cette politique, menée depuis 25 ans, coûte bien plus cher qu’elle ne rapporte. Démonstration.
Pour le Medef, la rentrée a un avant-goût de Noël. Le plan de relance présenté hier prévoit une nouvelle pluie d’aides fiscales aux entreprises, dont certaines n’ont pas grand-chose à voir avec la crise en cours. Le pouvoir a ainsi décidé de diminuer le poids des impôts de production (taxe sur les salaires, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, etc.) de 20 milliards d’euros. Vieille revendication patronale, cette baisse ne correspond cependant pas à un besoin urgent de l’économie (lire à ce sujet notre entretien avec l'économiste Mathieu Plane).
200 milliards d’euros par an
« Le plan de relance n’est pas un cadeau fait aux entreprises, c’est un cadeau à la France », affirme gravement le premier ministre… Un peu comme s’il cherchait à désamorcer par avance les critiques soulevées par cette salve de ristournes fiscales.
Pourtant, ces critiques méritent d’être entendues. Depuis plus de 25 ans, une bonne partie de la politique économique a consisté en un déversement d’argent public en direction des entreprises, sous prétexte de lutte contre le chômage. En 2019, plus de 66 milliards d’euros ont été consacrés à la baisse du « coût » du travail, par l’intermédiaire d’allègements de cotisations sociales et de crédits d’impôts pour l’emploi de salariés à domicile, notamment. En intégrant la totalité des niches fiscales (dont le crédit d’impôt recherche, censé inciter les entreprises à investir dans la recherche), certains chiffrages arrivent à la somme de 200 milliards d’euros par an (1).
« Ces politiques ont échoué »
D’où cette question brûlante : avec le recul, ces politiques ont-elles rempli leurs objectifs ? La réponse de Clément Charbonnier, économiste spécialiste du sujet, est sans appel : « Ces politiques ont échoué. Cette affirmation ne se base pas simplement sur le niveau final de chômage (globalement stable depuis 30 ans - NDLR), mais sur des évaluations statistiques. »
Petit retour en arrière. Depuis 1993 et sous la pression d’un efficace lobbying patronal, la France a empilé les dispositifs fiscaux : allègements de cotisations en dessous de 1,2 Smic (1993-1998) ; exonérations liées au passage aux 35 heures (1998-2002) ; allègements « Fillon » (2003-2005) ; crédit d’impôt compétitivité emploi (2012), etc. En matière de réduction du « coût » du travail, l’objectif est atteint : « Au total, les cotisations sociales et patronales qui financent les régimes de Sécurité sociale sont désormais nulles au niveau du Smic », notait France stratégie en juillet 2017.
Depuis 1993, rien ne va plus
Pour ce qui est de l’emploi, c’est moins probant. Si l’on en croit les études scientifiques, les seules exonérations à avoir rempli leur objectif seraient finalement celles de 1993 : entre 120 000 et 490 000 emplois (on notera la largeur de la fourchette) auraient été créés ou préservés, pour un coût de 6,4 milliards d’euros en 1998.
Depuis, rien ne va plus. La réforme du 17 janvier 2003 visait à unifier les dispositifs d’exonération de cotisations sociales entre les entreprises travaillant à 35 heures et celles à 39. Le montant de ces ristournes atteint alors 20 milliards d’euros par an. Selon une étude de l’Insee d’août 2010, cette réforme aurait permis de créer ou sauvegarder… 15 500 emplois en tout et pour tout, dans les entreprises travaillant 39 heures.
Le CICE de François Hollande fait mieux, mais pour un coût exorbitant. Selon un rapport du comité de suivi paru fin 2018, il n’aurait créé que 100 000 emplois sur la période 2013-2015, pour un effet quasi nul sur l’investissement. Des estimations ultérieures aboutissent à un volume d’emplois plus important, mais pour un coût faramineux (20 milliards d’euros par an).
5 200 euros par emploi et par mois
C’est d’ailleurs l’une des principales limites de ce type de dispositif : même lorsqu’ils permettent de créer de l’emploi, la note est salée. En janvier 2015, le Liepp (Laboratoire d’évaluation des dépenses publiques dépendant de Sciences Po) soulignait ainsi : « Sur les 27 milliards annuels consacrés aux exonérations générales de cotisations employeur et aux dispositifs concernant l’emploi de salariés à domicile, plus de 6 milliards d’euros sont consacrés à des politiques dont le coût est supérieur à 62 500 euros par an et par emploi créé. » Soit 5 200 euros par emploi et par mois ! À ce prix-là, autant créer des emplois publics directement…
Sans compter que cette manne contribue à creuser les déficits. En effet, les exonérations de cotisations sociales ne sont pas intégralement compensées par l’État. Entre 2008 et 2018, cela représente un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale de près de 30 milliards d’euros.
Services bon marché
Évidemment, la baisse du « coût » du travail ne fait pas que des malheureux : « Les entreprises, bien qu’elles n’embauchent pas plus, augmentent in fine leurs marges, rappelle Clément Charbonnier. De plus, le développement de services bon marché (tels que le ménage à domicile subventionné - NDLR) bénéficie aux consommateurs de ces services, qui sont majoritairement les ménages à plus hauts revenus. »
À gauche, certains plaident pour que l’on cesse de se focaliser sur le « coût » du travail : « Pour la seule année 2019, les entreprises ont versé 273 milliards d’euros en dividendes (aux actionnaires) et intérêts (aux banques et marchés financiers), souligne Denis Durand, économiste communiste. S’il y a un ’’coût’’ à diminuer, c’est bien celui du capital. »
(1) Estimation réalisée par le pôle économique de la CGT en 2017.
Publié le 04/09/2020
Présidentielle US : Trump cherche la victoire par chaos. Notre analyse
(site humanité.fr)
À deux mois du scrutin, Donald Trump, toujours devancé dans les sondages par Joe Biden, envenime un climat déjà délétère, en faisant le pari que ces violences lui profitent.
Joe Biden en visite à Pittsburgh, lundi, pour anticiper celle de Donald Trump, mardi, à Kenosha : à soixante jours du vote, la campagne électorale est sortie des réunions virtuelles et des visioconférences par Zoom pour entrer dans la dernière phase du face-à-face direct. Anticipant les crochets de droite du président sortant, le candidat démocrate a multiplié les directs du gauche. Ce qui inonde les écrans de TV, « ce ne sont pas les images imaginaires de l’Amérique de Joe Biden, dans le futur. Ce sont des images de l’Amérique de Donald Trump, aujourd’hui ».
Les policiers, auteurs de violences, ont droit à toute la commisération de Trump.
Sans surprise, dès le lendemain, dans la ville où Jacob Blake a été criblé de sept balles dans le dos par un policier, Donald Trump a travaillé au corps son adversaire, tout en ignorant soigneusement de mentionner et encore moins de rencontrer la victime ou sa famille. Il a accusé Joe Biden d’être l’agent des « anarchistes, émeutiers et pilleurs » et même des « forces sombres ». Les policiers, auteurs de violences, ont en revanche droit à toute sa commisération. Sous une « pression terrible », ils « craquent » parfois. « Comme un type qui n’arrive pas à rentrer un putt de 1 mètre », a-t-il dit sur Fox News, dans une comparaison nauséeuse. Si les deux candidats se sont rendu coup pour coup, il n’en est pas moins vrai que c’est Donald Trump qui boxe dans sa catégorie préférée : celle de la sécurité. « Avec 180 000 morts du coronavirus et des sondages le montrant largué, le président essaie de transformer l’élection en un référendum sur son bilan déplorable, en une course centrée sur Biden, les démocrates radicaux et l’agitation dans les rues », cadre le magazine The New Yorker dans un article récent.
1- Trump, le Nixon 2.0 ?
Pour l’instant, c’est le thème de la « sécurité » qui occupe le centre du ring. Et avec lui, Donald Trump. « C’est malin, dans les deux sens du terme, décrypte Mark Kesselman, professeur de sciences politiques honoraire à l’université Columbia de New York. Pour lui, c’est la meilleure stratégie et certainement la seule qu’il soit capable de mener. » Sa rhétorique incendiaire vise à souder un bloc qui ne s’est pas érodé depuis 2016, comme le montrent toutes les enquêtes d’opinion. Calmer le jeu reviendrait à risquer d’effriter ce socle minoritaire mais solide, sans pour autant appâter des « modérés » qui ont quasiment disparu du paysage. Son pari : rejouer à la ligne près le scénario de 2016, en l’emportant de quelques dizaines de milliers de voix dans quelques « swing states. » « Cela peut marcher… à condition qu’il réussisse à faire oublier qui est le président en place en ce moment ! » note Mark Kesselman.
Le cinéaste Michael Moore, soutien de Bernie Sanders durant les primaires, avait flairé le « hold-up » trumpien il y a quatre ans. Il a partagé sur Twitter, il y a quelques jours, son inquiétude grandissante : « Je vous alerte dix semaines en avance. Le niveau d’enthousiasme des 60 millions d’électeurs de Trump est HORS DU COMMUN ! Pour Joe, pas tellement. » « Trump connaît sa base. Il est sa base », commente l’historien Romain Huret, directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Les études montrent que le profil type de cet électeur possède un « faible diplôme » et de « hauts revenus » (donc plutôt âgé) et que le ciment de cet électorat demeure le « nativisme », un courant idéologique anti-immigration qui émaille l’histoire du pays. Jusqu’où peut aller la fuite en avant nationaliste, voire suprémaciste ? Indicateur : Trump a récemment « aimé » sur Twitter un post soutenant Kyle Rittenhouse, meurtrier de deux manifestants antiracistes à Kenosha, le 25 août dernier. « C’est grâce aux milices que Trump a été élu en 2016 », estime Romain Huret, qui rappelle que « le poids de ces milices est indissociable des guerres extérieures. Nombre d’anciens combattants ont importé des méthodes et des façons de penser, notamment ceux qui ont été engagés contre l’“État islamique”. » Dans un climat d’intense polarisation, où peut mener cette alliance, surtout si Trump sent la victoire lui échapper ?
2- Biden, « Hillary, saison 2 » ?
Sur le papier, la stratégie des démocrates devait être simple : transformer le scrutin en réferendum sur la présidence Trump, dès 180 000 américains morts du Covid, une situation économique catastrophique, les mots du président sortant comme autant de pétards jetés en pleine poudrière, le « tout sauf Trump »… Mais la question sécuritaire est venue gripper cette belle machine théorique. « Biden doit trouver une solution pour condamner la violence urbaine sans s’aliéner la base militante de son parti qui soutient Black Lives Matter », pointe une analyse du site Real Clear Politics. C’est toute la stratégie de la « big tent » (littéralement « grande tente ») – rassembler autour de Biden de l’aile gauche démocrate aux républicains modérés – qui subit sa première véritable épreuve du feu. Le choix de Kamala Harris et le refus d’incorporer à la plateforme démocrate des propositions-signatures (Medicare for All, création d’un impôt sur la fortune, annulation de la dette étudiante) de la gauche Sanders-Warren ont déjà déçu de nombreux électeurs progressistes. Quid si Joe Biden veut se montrer « dur » sur les questions de sécurité ?
« La tente n’est déjà pas suffisamment étendue, estime Mark Kesselman. Les jeunes et la gauche y sont sous-représentés. À la convention, John Kasich, Colin Powell et d’autres vieux routiers républicains ont eu droit à de grands honneurs, et Alexandria Ocasio-Cortez à 90 secondes de discours. » « Ce Parti démocrate là, centriste, risque de se tirer une balle dans le pied », selon Romain Huret. Il poursuit : « En attirant des républicains modérés, Biden fera un meilleur score à New York et en Californie, déjà acquis aux démocrates. Et alors ? Cette élection va se jouer à quelques milliers de voix dans certains États. Or, la mobilisation des jeunes compte aussi dans les opérations de porte-à-porte. » Pour Marie-Cécile Naves, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Joe Biden gagnerait à produire « une mesure symbolique qui marquerait les esprits ». De gauche, ce serait encore plus marquant.
3- Participation : 2016 ou 2018 ?
« C’est la clé, indique Marie-Cécile Naves , et, à ce jour, la grande inconnue. » Entre la situation sanitaire, la volonté de Trump de limiter le vote par correspondance (un quart des bulletins déjà en 2016), les obstacles dressés sur la route du vote des « minorités » depuis une décennie par des majorités républicaines dans des États clés, tout est réuni pour un taux d’abstention encore plus élevé alors que la défaite de Donald Trump passe par une mobilisation record. Une « vague bleue » (10 millions de voix d’avance et la prise de contrôle de la Chambre des représentants) avait déferlé dans les isoloirs lors des élections de mi-mandat en 2018, marquées par le plus fort taux de participation depuis les années 1920. L’élection présidentielle de 2016, en revanche, avait enregistré une abstention supérieure au scrutin de 2008 qui vit l’élection de Barack Obama, avec, il est vrai, le plus fort taux de participation depuis les années 1960.
Tout est bon pour décourager les électeurs potentiels de Biden : Donald Trump envisage, sous prétexte de sécurité, de déployer devant les bureaux de vote des forces de police. Rien de tel pour dissuader un électeur latino, même administrativement en règle, ou pour tendre une situation déjà potentiellement explosive. « On n’a pas vu un tel climat de violence depuis 1968 », alerte Romain Huret. Cette année-là, dans un contexte d’émeutes dans les grandes villes, déclenchées après l’assassinat de Martin Luther King, et de guerre du Vietnam, le candidat autoproclamé de la « majorité silencieuse » et de « la loi et l’ordre », Richard Nixon, avait été élu face au vice-président Hubert Humphrey. L’Amérique a changé depuis, mais dans quelle mesure a-t-elle assez changé pour empêcher Donald Trump d’effectuer un second mandat ? À moins que celui-ci ne le décroche par le chaos ou dans le chaos ?
Publié le 03/09/2020
Des plumes empoisonnées
Si les « fake news » véhiculées par des « trolls » sur les réseaux sociaux abîment la vie publique, certaines fausses nouvelles produites par l’élite journalistique peuvent détruire la vie de personnes accusées sur la base d’enquêtes frelatées. C’est ce type de journalisme policier qui a contribué à faire condamner à perpétuité, au milieu des années 1980, le militant anti-impérialiste Georges Ibrahim Abdallah.
par Pierre Carles & Pierre Rimbert (site monde-diplomatique.fr)
Un homme croupit dans les geôles françaises depuis plus de trente-cinq ans : M. Georges Ibrahim Abdallah. Arrêté en octobre 1984, ce militant de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL) écope deux ans plus tard d’une courte peine pour association de malfaiteurs et détention d’explosifs (1). Mais, alors qu’il attend son second procès, en février 1987, pour complicité dans l’assassinat en France d’un attaché militaire américain et d’un diplomate israélien plusieurs vagues d’attentats ensanglantent les rues parisiennes, notamment en mars et septembre 1986. Un Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (CSPPA) revendique les explosions. Le ministre de l’intérieur Charles Pasqua et son ministre délégué à la sécurité Robert Pandraud incriminent alors M. Abdallah et ses frères. « Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien, admettra plus tard Pandraud. En réalité, nous n’avions alors aucune piste (2). » Les auteurs des attentats seront finalement identifiés (des militants du Hezbollah liés à l’Iran) (3) mais, entre-temps, la justice a condamné M. Abdallah à perpétuité.
« Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien », admet Robert Pandraud
Sitôt le nom « Abdallah » jeté en pâture, l’ensemble de la presse française le reprend avec d’autant plus d’entrain que le quotidien français « de référence », Le Monde, a lui-même mordu à l’hameçon du ministère de l’intérieur. Compte tenu de son influence sur le reste de la presse, la ligne suivie par ce journal revêt une importance particulière. « Derrière le CSPPA se cacheraient les amis de Georges Abdallah Ibrahim (sic), et l’enjeu véritable des attentats est la libération de celui-ci », écrit en reprenant l’hypothèse policière Edwy Plenel (Le Monde, 3 septembre 1986), qui couvre l’affaire avec son confrère Georges Marion. Le conditionnel ne tiendra pas longtemps. Le 16 septembre, après l’explosion d’une bombe à la préfecture de police de Paris la veille (un mort et cinquante-six blessés), Plenel évoque la « folie meurtrière des amis de Georges Ibrahim Abdallah », alors que ces derniers n’ont aucun lien avec l’attentat, comme l’établira l’instruction.
Portraits placardés dans toute la France
Quand, le 17 septembre, une bombe explose devant le magasin Tati de la rue de Rennes, à Paris (sept morts, cinquante-cinq blessés), les services de sécurité français attribuent l’attentat à M. Émile Abdallah, l’un des frères de Georges, après que MM. Maurice et Robert Abdallah — deux autres membres de la fratrie soupçonnés par la police d’avoir commis cinq jours plus tôt un attentat à la Défense — voient leurs portraits placardés dans toute la France avec la promesse de 1 million de francs (4) aux informateurs. Le jour même du carnage, les suspects clament leur innocence lors d’une conférence de presse qu’ils donnent à Tripoli (Liban), distant de 3 500 kilomètres de Paris. Plenel et Marion concluent à « une mise en scène bien orchestrée » (19 septembre) et poursuivent la piste tracée par Pasqua et Pandraud : portraits à charge (« Maurice et Robert Abdallah, deux frères sous influence », 18 septembre), affirmation à l’indicatif de la « participation de Robert aux attentats récents » (20 septembre) et désignation de la « tête pensante. Il s’agit d’Émile Ibrahim Abdallah, l’un des frères de Georges », reconnu sur photos par « des témoins fiables et précis » (19 septembre). Las, M. Émile Abdallah a été vu au Liban, par les correspondants locaux de l’Agence France-Presse (AFP), quelques heures à peine après l’attentat. La couverture médiatique du quotidien du soir frappe par le poids écrasant des sources policières.
Une mécanique du scoop inchangée depuis le milieu des années 1980, avec des « révélations » fondées sur des sources policières
C’est au milieu des années 1980, période marquée par la montée en puissance de la télévision, avec notamment les journaux télévisés de TF1 et France 2, que se met en place un schéma désormais classique : un journaliste publie un scoop dans la presse écrite puis le démarque dans les médias audiovisuels pour capter une nouvelle audience, avant de revenir sur l’affaire plusieurs jours de suite dans son journal — ce qu’on appelle « feuilletonner un scoop ».
Dans son édition datée du 30 octobre 1986, Le Monde publie à la « une » : « Le gouvernement aurait obtenu une trêve avec le clan Abdallah », sur la foi d’une « confidence d’un responsable policier » recueillie par Plenel — une fake news au carré puisque, M. Abdallah n’étant pas lié à cette affaire, sa famille n’avait pas de raison de conclure de trêve avec le gouvernement français. Le soir même, Plenel, auteur avec Marion de ces « révélations », est l’invité du journal télévisé de TF1, où il débobine à l’affirmatif son scénario imaginaire : « Les Algériens et les Syriens ont dit au clan d’Abdallah et au réseau des FARL d’arrêter de poser des bombes dans la mesure où plus les attentats continuaient à Paris, plus le but qu’ils recherchaient, c’est-à-dire la libération de Georges Ibrahim Abdallah, s’éloignait. » Cette thèse sera développée le lendemain et le surlendemain dans les pages du quotidien. Lequel persistera à soutenir la piste de la culpabilité de M. Abdallah dans le sillage de la police judiciaire, y compris après l’arrestation des vrais coupables en mars 1987 — des activistes iraniens — par un service concurrent, la direction de la surveillance du territoire (DST). Vingt-cinq ans plus tard, l’ancien juge antiterroriste Alain Marsaud confie dans ses Mémoires : « Il est désormais évident qu’Abdallah fut en partie condamné pour ce qu’il n’avait pas fait (5). »
L’annonce de la réclusion criminelle à perpétuité prononcée contre lui début mars 1987 suscite un large consensus chez les journalistes (sauf à L’Humanité) — un « verdict courageux », écrit même Marc Kravetz dans Libération (2 mars 1987). Ce condamné-là n’était-il pas un peu le leur ? Sur les plateaux de la balance, leurs plumes faussées avaient pesé.
Pierre Carles & Pierre Rimbert
Publié le 02/09/2020
Face aux syndicats, Amazon échoue à faire installer des « caméras intelligentes » sur ses sites français
Guillaume Bernard (site rapportsdeforce.fr)
Le 26 août, Amazon aurait dû installer des caméras intelligentes sur ses sites français. Censées aider à la distanciation sociale, elles devaient émettre un signal sonore lorsque les salariés s’approchaient à moins de deux mètres les uns des autres. Jugé infantilisant et dangereux, le dispositif a finalement été reporté grâce à l’action des syndicats.
Il peut paraître cocasse de voir une entreprise qui avait dû restreindre son activité en France pendant le confinement sur décision du tribunal, parce qu’elle était jugée dangereuse pour la santé des ses salariés, faire désormais du zèle en matière de protection sanitaire. Mais on ne manque pas d’air chez Amazon.
Ainsi, dans les entrepôts français du géant américain, on ne pratique pas 1 mètre de distanciation mais 2 et des « ambassadeurs de l’hygiène », (aussi appelés « safety angels) » rappellent à l’ordre les collègues qui se rapprochent trop, oublient de se laver les mains, ou portent mal leurs masques. Enfin depuis peu, on tente même d’installer des caméras intelligentes pour aider les employés à respecter la distanciation.
Déjà mis en place aux Etats-Unis, au Royaume-Unis ou encore en Espagne et innocemment appelé « dispositif d’aide à la distanciation sociale » ces caméras auraient dû proliférer dans les entrepôts français d’Amazon dès le 26 août, c’est-à-dire moins d’une semaine après que la décision d’en faire usage n’a été annoncée en CSE.
Elles auraient dû permettre deux choses, explique Amazon France aux représentants du personnel lors de ces différents CSE locaux, le 20 août :
Dialogue social sauce Amazon
« On ne nous a même pas demandé notre avis, s’indigne Jérôme Guilain, délégué syndical Sud sur le site de Douai, et le 20 août on nous annonce tranquillement en CSE que, puisque les caméras n’enregistrent pas les images, ne les stockent pas et ne les transmettent pas au réseau d’Amazon, il n’y a aucun problème.»
Même rengaine à Sevrey (Châlons-sur-Saône) où Harold Propin, délégué syndical CGT élu au CSE déplore la non consultation des instances représentatives du personnel et le manque d’information. « Ils n’ont pas pu nous dire combien ils comptaient installer de caméras ni dans quels endroits. » Contacté, Amazon n’a en pas donné plus de détail sur le sujet : « le nombre [de caméras] est variable et la mise en place se fait de façon progressive notamment dans les zones à fort passage », répond l’entreprise.
Il n’en faut pas plus pour que les délégué du de Sud sur les sites de Saran (Orléans) et de Douai rappellent l’entreprise à l’ordre via une délibération du CSE transmise dès le 20 août. « Amazon a informé le CSE mais ne l’a pas consulté avant de prendre une décision qui a des conséquences sur la sécurité er les conditions de travail des salariés. Or la loi l’y contraint. Amazon n’a pas non plus évalué les risques liés à la mise en place de ce nouvel outil. Elle doit donc en passer par ces étapes avant de pouvoir prétendre installer une quelconque caméra intelligente », fait valoir Jérôme Guilain. La remarque fait mouche et le 26 août : pas l’ombre d’une caméra dans les entrepôts d’Amazon France.
« Banalisation de technologies intrusives »
Si c’est la contestation de la procédure, trop rapide, trop verticale, qui semble avoir permis au syndicat de repousser l’installation des caméras, ces derniers critiquent également le fond de l’affaire.
« Des caméras pour faire respecter des mesures sanitaires, c’est infantilisant, juge Harold Propin, la direction nous dit que le dispositif n’a pas vocation à punir les salariés, qu’il est pédagogique, mais nous sommes dans une entreprise ou dans une école ? ». Jérôme Guilain abonde : « Même si les données ne sont pas enregistrées, il faut se représenter ce que ça peut faire pour un salarié d’être filmé toute la journée. Il y a de vrais risques psycho-sociaux qu’il nous faut évaluer avant d’installer quoi que ce soit. »
De fait, leurs préoccupations rejoignent celles de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) qui, face à la multiplication des dispositifs vidéos visant à lutter contre la Covid-19 a tenu à appeler le public à la vigilance dans un communiqué de juillet.
Elle y déclare : « Le déploiement massif de ces dispositifs de captation de l’image des individus et de détection de certains de leurs attributs ou comportements pourrait conduire, chez les personnes concernées, à une modification – voulue ou subie – de leurs comportements.
(…)
Leur développement incontrôlé présente le risque de généraliser un sentiment de surveillance chez les citoyens, de créer un phénomène d’accoutumance et de banalisation de technologies intrusives, et d’engendrer une surveillance accrue, susceptible de porter atteinte au bon fonctionnement de notre société démocratique. »
Droit d’opposition
Enfin le dispositif de caméras intelligentes qui tente d’être mis en place chez Amazon pourrait se heurter au droit d’opposition dont dispose toute personne lorsqu’elle est filmée. Il lui permet de refuser de faire l’objet d’une captation dans l’espace public.
Or, selon la CNIL, les caméras intelligentes « captent automatiquement l’image des personnes passant dans leur spectre de balayage, sans possibilité d’éviter les personnes ayant exprimé préalablement leur opposition. En pratique, ces personnes pourront uniquement obtenir la suppression de leurs données et non éviter leur collecte. » Leur droit d’opposition ne sera donc pas respecté. Si tel est le cas « les dispositifs concernés doivent être spécifiquement autorisés par un cadre légal spécifique prévu soit par l’Union européenne, soit par le droit français », conclut la CNIL.
Lorsque nous demandons à Amazon pourquoi le projet de caméras dans ses sites français a été repoussé c’est d’ailleurs ce point que souligne l’entreprise et non le fait que les CSE demandent à être consulté et non simplement informés.
« Lors des discussions avec les représentants du CSE, ceux-ci ont émis le souhait que les salariés aient la possibilité de ne pas être dans le champ de ce dispositif. Nous avons pris note de ces demandes et étudions par conséquent une solution technique qui permettrait aux salariés qui ne souhaitent pas être dans le champ du dispositif d’alerte d’emprunter un chemin alternatif. Dans l’attente d’une telle solution, nous avons mis le projet en suspens », conclut Amazon.
Publié le 01/09/2020
Le travail à distance : « Une fuite en avant des directions pour maintenir la subordination » pour la sociologue Danièle Linhart
Marie Toulgoat (site humanite.fr)
Pour Danièle Linhart, le travail à distance n’est qu’une nouvelle forme de management permettant aux employeurs de renforcer leur emprise sur les salariés. Entretien
Selon vous, se dirige-t-on, avec la généralisation du télétravail, vers un bouleversement de l’organisation actuelle du travail ?
Danièle Linhart Je ne pense pas. Ce qui caractérise la modernisation managériale depuis 1968, c’est la volonté des directions d’apporter des changements permanents aux modalités du travail, tout en prétextant la confiance patronale vis-à-vis des salariés. Ces changements vont toutefois, la majorité du temps, dans la même direction, celle de l’atomisation et de l’individualisation des collectifs de travail. On l’a déjà vu dans les années 1980 et 1990, avec la montée en puissance des objectifs personnels, des évaluations individuelles que les managers défendaient comme une façon pour les travailleurs de démontrer leur autonomie et leur inventivité. Plus récemment, ont été mis en place les bureaux en open space, sous prétexte de faciliter les échanges et la rencontre. Mais c’était aussi un moyen de surveillance et de contrôle, puisque chacun voit ce que l’autre fait. Dernièrement, sont apparus les « DRH du bonheur », dont le but est de faire croire aux salariés que l’entreprise est leur maison, en leur proposant des conciergeries, du yoga, des expositions, du baby-foot. L’objectif est que les employés y passent de longues heures et s’y sentent bien. Le télétravail, c’est plutôt l’inverse : c’est la maison qui devient l’entreprise. Mais, en réalité, l’organisation du travail reste fondamentalement prescrite et imposée. D’un côté, le travail à distance et les nouvelles technologies permettent un important contrôle pour encadrer et surveiller les salariés. De l’autre, en proposant à leurs effectifs de travailler en autonomie chez eux, les directions semblent faire preuve de confiance vis-à-vis de leurs employés. Cela fait partie des schémas derrière lesquels le management court toujours, avec une organisation du travail très contrôlée sous couvert d’un discours de confiance. Il y a une fuite en avant des directions pour maintenir la subordination des salariés, tout en prétendant la bonne volonté managériale.
Les salariés ne risquent-il pas de perdre le sens de leur travail en officiant à domicile ?
Danièle Linhart Isolés, seuls à la maison, les salariés ne peuvent plus discuter, collaborer, confronter leur point de vue à celui des autres, demander conseil comme ils le peuvent parfois dans un open space. Cela génère de l’anxiété à l’idée de ne pas pouvoir y arriver dans son coin. Puisque les salariés ne sont plus confrontés qu’à leur écran et à des réunions numériques, le télétravail a un côté déréalisant, factice, virtuel. Les employés sont éloignés du collectif, même si celui-ci est de moins en moins porteur. À terme, cela présente un risque de désengagement des salariés vis-à-vis de leur travail. Celui-ci risque en effet de perdre son sens, puisque travailler, c’est essentiellement œuvrer avec les autres et pour autrui. S’ils perdent la perspective de coopérer avec d’autres pour produire quelque chose d’utile à la société, certains perdront de vue la valeur et l’intérêt de ce qu’ils font. On peut toutefois être sûr que, dans quelques années, le management aura trouvé un autre modèle pour faire face à ce désengagement. La logique managériale est d’essayer de maintenir l’emprise sur les salariés en créant des modalités qui se renouvellent sans cesse pour ne pas être contestées. Et l’atomisation produite par ces modèles fait que la contestation va diminuendo, puisque, avec l’éclatement, la capacité collective de remise en question est amoindrie.
Les patrons ont-ils un intérêt à maintenir les salariés dans la posture de télé- travailleurs ?
Danièle Linhart Les directions d’entreprise avaient peur que, chez eux, les salariés n’arrivent à tronquer leurs missions, à tromper leur hiérarchie, à faire semblant. Mais elles ont été étonnamment surprises pendant le confinement en voyant que ceux-ci se sont donnés à fond. En se réjouissant si vite toutefois, les employeurs se font sûrement une illusion. Les salariés étaient en effet contents de travailler à la maison puisque, pendant l’épidémie, l’extérieur du domicile était dangereux. Mais la pandémie ne va pas durer pour toujours et ce ne sont pas des conditions de travail normales. Par ailleurs, il y a beaucoup de personnes qui n’ont pas la possibilité de télétravailler, notamment dans la logistique, dans les usines, sur les chantiers, dans les hôpitaux. On entend parfois que cela va créer une coupure entre ceux qui ont la possibilité de rester à domicile et les autres. Mais penser de la sorte, c’est une manière de dire que le télétravail est un privilège. Il s’agissait, bien sûr, d’une protection en temps de pandémie, mais le reste du temps, qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ? Il s’agit surtout d’une possibilité pour les employeurs de rendre les télétravailleurs plus dociles, puisque, en cas de contestation, on leur répondra que, face à des personnes moins bien loties, ils devraient se contenter de ce qu’ils ont. C’est un argument pour que les télétravailleurs acceptent plus facilement certaines modalités décidées par les directions d’entreprise.
Entretien réalisé par Marie Toulgoat