mise en ligne le 31 mars 2024
Camille Bauer sur www.humanite.fr
Alors que s’achève, le 31 mars, la trêve hivernale, Marie Rothhahn, de la Fondation Abbé-Pierre, revient sur l’augmentation des mises à la rue sans solution, facilitées par la loi Kasbarian, ainsi que sur le climat hostile aux personnes en difficulté.
Dans un contexte de pauvreté accrue et d’un manque sans précédent de logements, la fin, ce dimanche 31 mars, de la trêve hivernale, durant laquelle les expulsions sont interdites, suscite de grandes inquiétudes. Les associations redoutent la multiplication des mises à la rue, facilitées par le discours hostile aux personnes en difficulté véhiculé par le gouvernement
À quoi peut-on s’attendre en matière d’expulsion locative cette année 2024 ?
Marie Rothhahn : Cent quarante mille personnes sont menacées d’expulsion, selon l’estimation de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal). C’est plus que les 38 000 – 17 500 ménages – expulsées avec le concours de la force publique, décomptées en 2022.
Ce décalage s’explique par l’inclusion, pour la première fois dans les statistiques, des ménages ayant reçu un commandement à quitter les lieux, mais partis avant l’arrivée de la police. Il reflète sans doute aussi la hausse des expulsions qu’observent tous nos partenaires qui accompagnent les ménages sur le territoire depuis 2023, même si, faute de données fournies par le ministère, nous ne pouvons pas la mesurer précisément.
La tendance à la hausse est ancienne (+10 % en dix ans), mais s’est encore accrue avec l’aggravation du contexte économique et social sous le coup de l’inflation, le manque croissant de logements abordables et les débuts de l’application de la loi Kasbarian.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les effets de cette loi ?
Marie Rothhahn : La loi Kasbarian raccourcit les délais d’instruction des dossiers des personnes menacées d’expulsion, donc les possibilités de trouver un arrangement entre locataires et propriétaires. Elle permet aussi au juge de supprimer le délai de deux mois entre le commandement à quitter les lieux et l’expulsion, s’il considère qu’un ménage est de mauvaise foi, ce qui est un critère assez flou.
Par ailleurs, les ménages qui restent dans leur logement en fin de procédure encourent désormais 4 500 à 7 500 euros d’amende, ce qui va en contraindre à partir d’eux-mêmes, sans attendre l’intervention de la police. Avec ce système, même des personnes ayant trouvé un moyen de régler leur dette sont confrontées à une amende importante. Avec cette loi, on enfonce les personnes les plus en précarité.
Constate-t-on d’autres régressions liées à l’adoption de cette loi ?
Marie Rothhahn : La loi Kasbarian, et le battage médiatique et politique qu’elle a entraîné, a renforcé la stigmatisation des ménages les plus précaires. Cela se voit dans l’attitude des propriétaires, qui se sentent plus légitimes à déloger leurs locataires. Mais c’est aussi visible dans la multiplication des arrêtés d’expulsion pris par les préfets. Avant la loi, cette procédure d’expulsion rapide et sans décision de justice était réservée aux squats de domiciles.
Désormais, elle concerne tous les logements sans titre, même des locaux vides ou désaffectés. En outre, certains préfets outrepassent la loi et procèdent à des évacuations express, dans des situations où une procédure d’expulsion aurait clairement dû être engagée. C’est une pratique qui se multiplie et nous sommes souvent amenés à la contester en justice. Mais tout cela constitue sans doute la partie émergée de l’iceberg. Nous savons que de nombreux ménages sont expulsés sans décision de justice
Les personnes concernées sont-elles toujours les mêmes ?
Marie Rothhahn : Depuis 2023, de plus en plus d’expulsions ont lieu sans qu’aucune solution alternative ne soit proposée au ménage concerné. Des catégories comme les familles avec enfants en bas âge, les personnes handicapées ou vulnérables, pour qui un hébergement un peu pérenne était trouvé, sont désormais mises à la rue avec, au mieux, quelques jours à l’abri.
Notre étude, publiée en 2022, montrait déjà qu’une expulsion a des effets durables, sur l’emploi, l’éducation, etc. C’est probablement encore pire maintenant, d’autant que la chaîne est complètement grippée : de la production de logement social au secteur de l’hébergement, en passant par l’accès au logement privé et à la propriété, tout est engorgé.
Peut-on dire que cette loi constitue un moment de rupture ?
Marie Rothhahn : Même si on la dénonçait comme insuffisante, il existait une politique de prévention des expulsions qui, au moins dans son principe, semblait faire consensus. Même si toutes les avancées législatives n’étaient pas parfaitement appliquées, nous étions dans une dynamique positive. Mais, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un retour en arrière brutal et inattendu. Cette loi qui pénalise encore plus fortement les personnes vivant en squat, faute d’autre solution, marque un recul immense en matière de prévention des expulsions des locataires.
La vision de Guillaume Kasbarian, c’est qu’il n’y a que des petits propriétaires en difficulté et des locataires de mauvaise foi. Mais dans la réalité, ces petits propriétaires sont très minoritaires. La grande majorité des propriétaires appartiennent aux classes les plus aisées et possèdent plusieurs logements.
mise en ligne le 31 mars 2024
Rachida El Azzouzi sur www.mediazpart.fr
Dans un entretien à Mediapart, la rapporteure de l’ONU pour les Territoires palestiniens occupés revient sur son rapport accusant Israël d’actes de génocide ainsi que sur les nombreuses critiques qui lui sont adressées par certains États, dont la France.
Rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese a présenté mardi 26 mars à Genève (Suisse), devant le Conseil des droits de l’homme, l’organe des Nations unies qui la mandate, un rapport accusant Israël de commettre à Gaza trois actes de génocide envers le « groupe » que forment les Palestinien·nes : « meurtre de membres du groupe », « atteintes graves à l’intégrité physique et mentale de membres du groupe », « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
Dans un entretien à Mediapart, l’avocate italienne revient sur ses conclusions, rejetées par la représentation israélienne auprès des Nations unies, qui dénonce « une campagne visant à saper l’établissement même de l’État juif ». Elle répond également aux multiples critiques qui lui sont faites par certains États, dont la France.
Mediapart : Quels sont les éléments factuels qui vous permettent de conclure dans votre rapport que « le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint » à Gaza ?
Francesca Albanese : Pour qu’il y ait génocide, il faut démontrer que les auteurs des actes en question ont eu l’intention de détruire physiquement un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Mon rapport démontre qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’Israël a commis un génocide.
L’intention peut être directe, par des déclarations, des documents officiels de personnes détenant l’autorité de commandement, ou elle peut être déduite par la nature, l’ampleur des crimes, la façon de les conduire... Plus de 31 000 personnes, dont 70 % de femmes et d’enfants, ont été tuées. Ce qui ne veut pas dire que les 30 % d’hommes tués seraient tous des cibles légitimes.
À Gaza, les civils sont pris pour cibles à un niveau sans précédent. À la destruction des vies s’ajoute la destruction de tout : les écoles, les quartiers, les mosquées, les églises, les universités, les hôpitaux qui sont essentiels pour permettre à la vie de continuer, surtout dans une situation aussi catastrophique.
Nous ignorons combien de personnes vont mourir des suites de leurs blessures, mais nous savons qu’un très grand nombre d’entre elles ont dû être amputées. L’État d’Israël organise également la famine.
En refusant de fournir l’aide humanitaire qu’il est obligé de fournir, en tant que puissance occupante, en bombardant, en détruisant tout ce qui permet de survivre – les infrastructures, les terres arables –, en ciblant les convois humanitaires, il sait pertinemment qu’il va causer la mort de personnes, en particulier d’enfants.
Israël a dissimulé sa logique et sa violence génocidaires derrière des arguments du droit international humanitaire : en affirmant qu’il ne visait que des objectifs militaires, qui en fait étaient des civils, en caractérisant la population entière comme des boucliers humains ou des dommages collatéraux, en ciblant les hôpitaux ou les évacuations. Il a envoyé mourir les gens en ordonnant des évacuations massives pour ensuite transformer les zones de sécurité où la population se réfugie en zones de mort.
Votre analyse est critiquée par plusieurs chancelleries, notamment en France, où le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, affirme qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ». Que leur répondez-vous ?
Francesca Albanese : Le génocide est défini par le droit international. Il n’est pas défini par des opinions personnelles ou par des expériences historiques douloureuses. Aucun État n’est au-dessus des lois. Que signifie dire : comment peut-elle accuser l’État d’Israël ? Pourquoi ne le pourrais-je pas ? J’entends les déclarations, les arguments du gouvernement français, et je suis profondément en désaccord avec sa lecture du 7 octobre 2023. Concluons que nous sommes d’accord pour ne pas être d’accord.
Le terme de « génocide » est au cœur de vives polémiques car c’est aussi une arme politique…
Francesca Albanese : Pas pour moi ! L’apartheid est un crime. Le génocide aussi. J’utilise ces termes de la manière la plus stricte possible. Je sais qu’en Europe, des personnes s’en indignent parce que dans leur esprit, le seul génocide qu’elles puissent concevoir, auquel elles puissent s’identifier, c’est le génocide du peuple juif, la Shoah, même si nous avons eu d’autres génocides.
Ma génération a vu au moins trois génocides reconnus comme tels : au Rwanda, en ex-Yougoslavie et en Birmanie. Nous sommes aussi concernés par ceux-là. L’Occident refuse de comprendre que le colonialisme de peuplement a nourri des pratiques et une idéologie génocidaires. Raphaël Lemkin, à qui l’on doit le concept de génocide, l’analysait lui-même il y a des décennies.
Il est facile de blâmer une rapporteure spéciale dont le seul travail et la seule responsabilité sont de rendre compte de la situation sur le terrain.
Je suis troublée par cette hypothèse dogmatique selon laquelle un État ne pourrait pas commettre certains crimes en raison de son histoire. Je rappelle aussi que la création de l’État d’Israël a été le résultat d’une catastrophe, d’une horreur qui s’est abattue sur le peuple juif, mais qu’elle a également provoqué une autre catastrophe, une autre tragédie. Les deux ne sont pas comparables. Pourtant, les Palestiniens, en tant que peuple, ont été dépossédés par la création de l’État d’Israël. Et c’est aussi une amnésie coloniale.
Tant que nous ne prendrons pas en compte les doléances du peuple palestinien, dont le déplacement forcé n’a jamais pris fin, nous continuerons à vivre dans cet état artificiel de déni qui n’aide ni les Palestiniens ni les Israéliens.
En vous appuyant sur une vidéo montrant quatre civils palestiniens tués par des drones israéliens, vous avez déclaré que « l’énorme quantité de preuves » liées aux crimes commis par Israël à Gaza depuis le 7 octobre 2023 pourrait occuper la Cour pénale internationale pendant les cinq prochaines décennies. Quels sont ces différents crimes ?
JFrancesca Albanese : e ne suis pas un tribunal, mais cela ne veut pas dire que je ne peux pas fournir de lecture juridique. J’ai analysé une fraction des preuves disponibles parce que je ne peux pas me rendre à Gaza, où personne ne peut entrer autrement que pour des raisons strictement humanitaires. Nous sommes face à un ensemble de crimes qui montrent que le but est de détruire les Palestiniens dans leur ensemble, ou en partie.
En attestent la façon dont les déclarations israéliennes incitant au génocide ont été intériorisées et mises en pratique par les troupes sur le terrain, l’avalanche de preuves qui ont été partagées, fournies par les soldats eux-mêmes, qui se vantent d’avoir détruit, puni la population de Gaza, lui infligeant une humiliation sans précédent parce qu’elle est palestinienne.
En attestent aussi la façon dont ont été ciblés des civils sans discernement, les enfants en particulier, de détruire des locaux civils ou des bâtiments protégés, le fait de causer la famine, d’infliger des traitements inhumains, de torturer, de procéder à des enlèvements, de dénier le droit à un procès équitable.
Vous avez critiqué sur le réseau social X les propos du président français Emmanuel Macron, qualifiant le 7 octobre de « plus grand massacre antisémite de notre siècle », ce qui a suscité une controverse. Que vouliez-vous dire ?
Francesca Albanese : Des dirigeants politiques me critiquent mais j’ai aussi le plaisir d’entendre dans divers pays des responsables me dire : « Je suis vraiment désolé que vous traversiez cela parce que nous sommes avec vous et vous avez raison. » Il est facile de blâmer une rapporteure spéciale dont le seul travail et la seule responsabilité sont de rendre compte de la situation sur le terrain.
Il m’apparaît dangereux de répéter sans cesse que le 7 octobre a été déclenché par l’antisémitisme. Des érudits juifs, réputés dans le domaine de l’antisémitisme et des études sur l’Holocauste, l’ont d’ailleurs dénoncé. Cette interprétation est dangereuse car elle décontextualise ce qu’Israël a fait et le déresponsabilise dans la création des conditions d’oppression et de répression des Palestiniens, qui ont ensuite conduit à cette violence.
En disant cela, est-ce que cela signifie que je suis en train de justifier la violence contre les civils israéliens ? Absolument pas. Je ne l’ai jamais tolérée, je l’ai toujours dénoncée. La violence génère et nourrit la violence, et celle-ci ne peut être arrêtée que si son cycle est interrompu.
Les violences sexuelles, en particulier les viols, sont des armes de guerre. Quelle est l’ampleur à ce stade des violences sexuelles commises contre les femmes israéliennes et palestiniennes depuis six mois ?
Francesca Albanese : J’ai tout de suite exprimé ma solidarité avec toutes les femmes qui auraient pu subir des violences sexuelles, sans en avoir la preuve, car je sais combien celles-ci sont une arme de guerre. Que des preuves ne soient pas convaincantes ne constitue pas la preuve qu’il n’y a pas eu de crimes sexuels. J’attends les résultats des enquêtes de part et d’autre.
Je ne peux pas mener d’enquêtes sur les violations qui ont eu lieu en Israël. Une commission ainsi que d’autres organismes enquêtent. J’entends qu’il y a peut-être eu des cas de viol, mais il n’est pas clair qu’il s’agisse de viols massifs, systémiques. Je n’ai pas les éléments pour confirmer ou infirmer cela.
J’ai reçu, pour ma part, des allégations d’abus sexuels, de harcèlement sexuel, de viols et de menaces de viol, de pratiques et de traitements inhumains, à l’encontre de femmes et d’hommes détenus par l’armée israélienne. Nous restons très prudents en matière d’information, car la plupart se sentent encore menacés et craignent des représailles.
Ce sujet fait l’objet de vives polémiques et instrumentalisations. Qu’est-ce que cela révèle sur ce conflit ?
Francesca Albanese : Il y a toujours eu une guerre des récits. Pour moi, cela fait partie intégrante de la violence qui s’impose en premier lieu aux Palestiniens mais, cette fois aussi, aux Israéliens. Il est très irrespectueux envers les victimes d’instrumentaliser leurs plaintes pour viol sur la scène politique et de les entacher de propagande.
L’histoire des bébés décapités le 7 octobre, par exemple, a choqué le monde, témoigné de la sauvagerie et de la barbarie des brigades du Hamas et de tous ceux qui ont participé à l’attaque contre Israël ce jour-là, mais il s’est avéré ensuite que c’était totalement fabriqué. Ce n’est pas la première fois. Même lorsque la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée par l’armée israélienne, les Palestiniens en ont été initialement blâmés.
J’ai vu, dans certains pays d’Europe, une large couverture médiatique sur les otages et les personnes mortes en Israël, ce qui est une manière de ne pas déshumaniser les victimes. Mais je n’ai pas vu cette même couverture appliquée à Gaza, où les gens sont réduits au nombre. 14 000 enfants y ont été tués. C’est si épouvantable que mon esprit ne peut même pas le concevoir. Et il y a si peu de couverture médiatique sur qui ils étaient, ainsi que sur les ingénieurs, les artistes, le personnel médical, les universitaires, les scientifiques… Sur tous les civils qui ont perdu la vie.
Comment enquêter en tant qu’experte indépendante des Nations unies sur un tel terrain et alors que vous ne pouvez pas y accéder ?
Francesca Albanese : Israël a annoncé en février 2024 qu’il m’interdisait le territoire. Mais en réalité, aucun rapporteur spécial de l’ONU pour les Territoires palestiniens occupés n’a été autorisé à entrer dans le pays au cours des seize dernières années.
Pour quelles raisons ?
Francesca Albanese : Parce qu’Israël agit au mépris du droit international et des règles de l’ONU de bout en bout, considérant que nous serions partiaux ou anti-israéliens, ce qui n’est pas vrai. Aucun de nous n’a jamais eu quoi que ce soit contre Israël. Nous voulons simplement qu’Israël se comporte conformément au droit international. Est-ce trop demander ? Il faut cesser de nier les comportements criminels imputables à Israël. À long terme, cela va être encore plus préjudiciable que cela l’a été jusqu’à présent, tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens.
mise en ligne le 30 mars 2024
Bérénice Paul sur www.humanite.fr
En grève depuis le 26 février, les enseignants de Seine-Saint-Denis réclament davantage de moyens pour lutter contre la dégradation de leurs conditions de travail. Plusieurs mobilisations étaient prévues ce samedi 30 mars dans l’ensemble du département. À Aubervilliers, les enseignants et parents d’élèves dénoncent l’indifférence des pouvoirs publics dace à leurs revendications.
En ce samedi 30 mars, plusieurs dizaines de personnes affluent sur le parvis qui jouxte la mairie d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Certains agitent des drapeaux où l’on peut lire « Plus d’argent pour l’école publique ». D’autres collent des pancartes entre deux poteaux. Des professeurs saluent des parents d’élèves, qui se sont déplacés pour l’occasion. Des enfants en bas âge chahutent dans les jambes des adultes. L’ambiance est bon enfant ce samedi matin, et en dépit de la pluie, les slogans fusent avec énergie et enthousiasme. « On est là même si Macron ne veut pas, nous, on est là », scande Riley, 32 ans, syndiqué à la FSU et professeur d’anglais au lycée Henri Wallon d’Aubervilliers depuis deux ans. Et de lâcher : « On prend vraiment les parents et les élèves du 93 pour des cons ! » Depuis le 26 février, les enseignants de Seine-Saint-Denis ont entamé une grève à l’appel d’une large intersyndicale, réclamant un plan d’urgence pour l’école publique dans ce département le plus pauvre de France métropolitaine. Mobilisé depuis le début, Riley pointe la dégradation de ses conditions de travail. « L’apprentissage des élèves est de plus en plus compliqué en raison de la surcharge des classes. Le 93 est une variable d’ajustement ! On asphyxie les écoles afin d’aller vers une privatisation de l’enseignement. Il y a une volonté de laisser pourrir le service public », analyse-t-il.
Les groupes de niveaux, « une condamnation sociale et intellectuelle »
Originaire du Canada, Riley estime qu’il est nécessaire de défendre le modèle éducatif à la française. « Les Anglo-Saxons seraient heureux d’avoir un système comme l’Éducation Nationale. Cette institution est loin d’être parfaite mais elle est bien meilleure que la quasi-totalité de ce qui se fait dans le monde. C’est peut-être le seul endroit qui fait que la France résiste un peu à l’atomisation totale. Or, le gouvernement est en train d’ouvrir des brèches dans le vivre-ensemble prôné par l’école ». Bientôt, le cortège s’agite. La foule s’élance dans les rues de la ville. Équipés de casseroles, professeurs et parents d’élèves crient leur colère : « Du fric, du fric pour l’école publique. » Cédric fait partie de l’équipée. À 39 ans, ce professeur de physique Chimie au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers veut montrer que « les enseignants ne lâchent pas l’affaire ». « Nous n’avons toujours pas eu de réponse de la ministre. Cette dernière ne prend pas en compte les spécificités de notre département. Nous avons besoin de moyens pour accompagner les élèves vers la réussite et l’émancipation. C’est essentiel pour favoriser une meilleure justice sociale ». L’enseignant critique également la mise en place des groupes de niveaux. « Cela génère une école du tri social », dénonce Cédric. Un avis partagé par Riley. « Cette mesure sous-tend une idéologie élitiste où l’on revient à une forme de racisme anthropologique qui consiste à dire qu’il y a des élèves qui seraient moins doués à l’école par « nature ». C’est une condamnation sociale et intellectuelle », déplore l’enseignant.
« La semaine dernière, il pleuvait dans la classe de mon fils »
Un même sentiment d’injustice pointe du côté des parents d’élèves. Nathalie, 42 ans, a deux enfants, scolarisés dans le groupe scolaire Hugo Balzac Stendhal à d’Aubervilliers. « Depuis le début du mouvement, l’établissement est très mobilisé. 60 % des enseignants ont suivi la première opération « école déserte » », précise l’élue FCPE. « Nous avons la chance d’avoir un groupe scolaire très investi. Nous sommes néanmoins régulièrement confrontés aux manques de moyens », détaille Nathalie. « L’année dernière, deux classes ont été supprimées. En 2025, il y aura plus qu’une psychologue scolaire. Celle-ci ne sera là que ponctuellement puisqu’elle exercera dans neuf établissements », dénonce Kahina, 39 ans, mère de trois enfants dont deux sont scolarisés dans le groupe Hugo Balzac Stendhal. Elle le répète, ce qu’ils veulent, tous, « c’est un plan d’urgence ! ». Le slogan est chanté à tue-tête par la foule. Les casseroles résonnent dans les rues de la ville. Certains passants, amusés, s’arrêtent pour contempler le cortège. Maurice, 49 ans, a tenu à ce que ses fils, âgés de cinq et neuf ans, scolarisés à Aubervilliers, participent à la manifestation. « Quand vous avez des enfants qui vont à l’école en Seine-Saint-Denis, vous vivez tous les jours les effets des moyens limités. Même si l’équipe pédagogique est super et fait de son mieux, cela reste tendu. La semaine dernière, il pleuvait dans la classe du petit », témoigne-t-il, en pointant son plus jeune fils.
Le manque de moyens, un frein aux apprentissages
Son grand frère prend la parole. « Nous n’avons pas de chauffage en classe ! », renchérit ce dernier. « L’Atsem ne pouvait pas rester trop longtemps à cause de l’humidité qui la prenait à la gorge. Elle était asthmatique », ajoute Maurice. Quelques élèves du secondaire se sont également déplacés pour manifester. « Je m’attendais à ce qu’on soit plus nombreux », regrette Clément, 18 ans, en terminale au Lycée professionnel Jean-Pierre Timbaud, à Aubervilliers. Lui aussi fustige le manque de moyens qu’il qualifie de frein pour l’apprentissage. « Aujourd’hui, les conditions sont mauvaises pour apprendre. On a des ordinateurs qui fonctionnent mal, des salles de classe à la limite de l’insalubrité, bourrées de moisissures, pas de chauffage », détaille Clément. Face à l’indifférence persistante du ministère de l’Éducation nationale, les professeurs et parents d’élèves de Seine-Saint-Denis sont déterminés à poursuivre la lutte, décidés à se faire entendre.
Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/
Depuis la fin du mois de février, les enseignants du 93 demandent la mise en place d’un plan d’urgence pour l’éducation dans leur département. Plus de 2000 d’entre eux ont manifesté dans les rues de Paris ce jeudi 21 mars, soutenus par certains de leurs élèves. Assemblées générales, blocages, manifestations mais aussi crainte de la répression, les lycéens du 93 font l’apprentissage du militantisme.
Mobilisés depuis bientôt un mois, les enseignants du 93 ont pu compter, début mars, sur l’ingéniosité de leurs élèves sur les réseaux sociaux pour donner une tonalité nouvelle au mouvement. Une vidéo TikTok tournée par les lycéens de Blaise Cendrars, à Sevran, comptabilise désormais plus d’un million de vues sur la plateforme. Manque de personnel, profs non remplacés, bâtiments vétustes, elle résume à elle seule une partie des maux de l’Education nationale, décuplés en Seine-Saint-Denis. Et elle a fait exploser la visibilité de la mobilisation en cours autour du « plan d’urgence pour le 93 », un mot d’ordre intersyndical exigeant de nouveaux postes et des rénovations d’établissement pour un total de 358 millions d’euros.
Au lycée Louis-Le-grand, situé dans le 5e arrondissement de Paris, des lycéens ont aussi réalisé une vidéo TikTok, cette fois pour essayer de tordre le cou aux clichés qui entourent leur prestigieux établissement. Mais les élèves de Blaise Cendrars, eux, en ont surtout retenu la splendeur du bâti : « La première fois que j’ai vu cette vidéo, je me suis dit : “c’est normal que ce soit aussi beau, c’est un lycée de Paris”. Mais en fait, quand j’ai fait la comparaison avec notre lycée, je me suis dit que non, ce n’était pas normal », raconte Sam, lycéen en classe de 1ère à « Cendrars ».
Estelle, elle aussi en classe de première, poursuit : « Avant je ne me rendais pas compte que le lycée était en très mauvais état, je le voyais, mais je me disais que c’était normal parce qu’on est dans le 93. J’ai grandi ici, j’ai toujours connu ça. Au collège c’était pareil, les profs absents n’étaient pas remplacés. À Louis-Le-Grand, ils ont des moulures au plafond. Nous, on n’a pas de plafond tout court ! ». Ce jeudi 21 mars, une quinzaine d’élèves et quelques professeurs grévistes se sont retrouvés devant Blaise Cendrars pour se rendre à la manifestation à Paris ensemble. Ils retrouveront d’autres lycéens, dont ceux de Jean Zay à Aulnay-Sous-Bois, l’un des établissements du 93 où les élèves sont pleinement mobilisés.
Plan d’urgence 93 : s’organiser malgré la crainte de la répression
Clément, prof de philo au lycée Jean Zay d’Aulnay-Sous-Bois, voit d’un très bon œil la mobilisation de ses élèves. « On était très content de voir nos élèves se mobiliser de manière très responsable et très politique». Mais s’il espère voir émerger un mouvement lycéen, il sait d’expérience que dans le 93, la répression est forte sur les blocages en cas de débordements, de quoi refroidir bon nombre d’élèves. Mobilisés avec Jean Zay et Cendrars, les lycéens de Jacques Brel, à La Courneuve, étaient absents de la manif de jeudi. Au même moment se tenait dans leur ville une marche blanche en hommage à Wany, 18 ans, tué par la police une semaine plus tôt.
Néanmoins, dès le 26 février, la mobilisation des professeurs a créé une prise de conscience chez certains lycéens. Mieux, elle leur a offert des moyens de s’organiser. Les premières assemblées générales ont été ouvertes aux élèves, qui dès le début, ont compris que les revendications les concernaient. « Ce ne sont pas les profs qui nous ont poussé à nous mobiliser, on l’a fait par ce que ça nous touche aussi. Maintenant on se soutient tous ensemble, les profs ont leur piquet de grève, on a notre blocus, et on s’aide mutuellement », détaille Estelle. Dès les premiers jours de mobilisation, des comptes Twitter et Instagram sont ouverts, des boucles WhatsApp et Snapchat permettent de poursuivre les discussions hors AG : les élèves ont pris en main leur propre lutte. Ils ont aussi essayé de créer des ponts avec les autres établissements autour d’eux.
Apprendre à militer, « le choc des savoirs » façon Blaise Cendrars
Façon sortie scolaire, le petit groupe se met en marche vers le RER, où des tickets sont distribués aux élèves. Dans une ambiance décontractée, on discute de la lutte en cours, on rigole des profs qui dansent en manif, on évoque plus librement les problèmes du quotidien. « Ça crée des liens particuliers entre nous, glisse Melissa, prof de français au lycée depuis cinq ans. Ils ont aussi envie de se nourrir de nos expériences, en venant assister aux AG. Maintenant, c’est eux qui les animent. Tour de parole, ordre du jour, vote, ils apprennent très vite parce que ça répond à un besoin qu’ils avaient déjà identifié », poursuit-elle. Estelle et Clara, les deux lycéennes, tiennent à militer « en gardant le smile, en étant positives, jusqu’à ce qu’on se fasse entendre », clament-elles.
Dans le cortège parisien, le groupe de lycéens détonne. Une enceinte envoie Bella de Maitre Gim’s et le mégaphone se transforme en micro de karaoké. « On est connu maintenant aux manifs, on nous demande de venir en tête de cortège », s’exaltent les deux lycéennes. Le groupe de Cendrars retrouve d’autres élèves, ceux du lycée Jean Zay d’Aulnay-Sous-Bois, l’un des lycées du 93 où les élèves sont pleinement mobilisés. Mehdi, en classe de seconde à Jean Zay, tient fermement la banderole aux couleurs de son établissement. Plein de détermination, il voit la mobilisation des lycéens comme un mouvement qui doit encore éclore, en parallèle de celui des profs : « On va continuer jusqu’à ce qu’on obtienne ce qu’on veut, et que les profs soient là ou non, on continuera ». Lui aussi dénonce les problèmes de vétusté de son établissement, le CDI fermé depuis la rentrée, les surveillants sans vie scolaire, le manque de prof, les classes mal isolées, les fenêtres qui ne se ferment pas, la moisissure sur les murs.
Surveillants, lycéens, parents, profs : un mouvement pour les services publics qui s’étend
Ce mouvement a la particularité de ne pas se focaliser sur les conditions de travail ou les rémunérations des professeurs, mais bien sur les conditions d’enseignement, et plus largement sur le service public de l’éducation. De quoi faire converger les lycéens mais aussi les parents d’élèves, présents dans les assemblées générales et les réunions d’information qui se tiennent régulièrement dans tout le département. Préparé depuis octobre, ce mouvement a émergé grâce à un plan d’urgence chiffré, créé par l’intersyndicale du 93 et censé apporter des solutions aux problèmes structurels de l’enseignant en Seine-Saint-Denis.
Le « choc des savoirs », promis par Gabriel Attal en décembre dernier, qui vise à créer des classes par niveau, a ajouté la colère des parents d’élèves à celle des enseignants. « Le choc des savoirs a beaucoup choqué», soulève le professeur, agréablement surpris par le soutien apporté par les parents d’élèves. « C’est une mobilisation pour le service public, tout le monde est concerné par ce sujet », poursuit-il. Melissa, la prof de français du lycée Blaise Cendrars abonde : « La communauté éducative défend ses conditions de travail, mais c’est presque accessoire, ce qu’on défend surtout, c’est les conditions d’apprentissage. L’avenir des enfants, ça parle à tout le monde ».
Une nouvelle journée d’action est prévue vendredi 29 mars en Seine-Saint-Denis, tandis que le mouvement s’étend à d’autres départements d’Île-de-France. Dans le Val-de-Marne, et le Val-d’Oise, les réunions publiques et les assemblées générales se sont enchaînées ces derniers jours. Ce jeudi, une assemblée générale de l’ensemble de l’Île-de-France a décidé de suivre l’agenda des mobilisations de Seine-Saint-Denis dans les autres départements. Des actions locales sont déjà prévues dans le Val-d’Oise et le Val-de-Marne la semaine prochaine.
Les lycéens, eux, sont déterminés à continuer la lutte dans leurs établissements, tout en poursuivant la construction d’un mouvement plus large. « Pour obtenir un plan d’urgence dans le 93, on a vraiment besoin des lycéens, plus on sera, plus on fera entendre nos revendications », espère Mehdi, avant de disparaître dans le cortège de chants, de drapeaux et de banderoles.
mise en ligne le 30 mars 2024
Astrid Jurmand | sur www.regards.fr
La gauche continue de se diviser à l’approche du scrutin européen. Après s’être inscrit sur la liste de son mouvement aux élections européennes, afin de « pousser et donner de la force à cette liste », Jean-Luc Mélenchon a tenu à réaffirmer son intention d’unir la gauche.
« S’ils votent pour nous, il aura une union. S’ils ne votent pas pour nous, il n’y aura pas d’union. » Toujours aussi lapidaire, Mélenchon, entre promesse et chantage, cherche à susciter des réactions autant que des soutiens parmi les électeurs. « Si vous vous abstenez, vous votez Macron et Le Pen. » Et de rappeler, sommateur : « J’exige que vous vous engagiez ». Parce que, pour le fondateur de LFI, ces élections européennes « préparent l’élection présidentielle de 2027 ».
Pour le politologue Frédéric Sawicki, « au sens littéral, on peut y voir une sorte de quitte ou double : votez pour nous pour préparer la suite et, si tel n’est pas le cas, LFI considérera peut-être cela comme un désaveu et la preuve qu’il faudra changer le leadership à gauche ou au moins de stratégie ».
Une union épineuse mais attendue
La responsable des relations unitaires de Génération.s, Marie Luchi, estime quant à elle que « toutes ces déclarations sont un petit peu intéressées et ne traduisent pas la réalité de la situation de la gauche aujourd’hui » – une sorte de chantage au vote pour obtenir l’union en 2027. Pis, elle ne pense pas que cela soit susceptible de beaucoup faire avancer la machine de la gauche.
Pourtant cette union continue de représenter un espoir chez beaucoup, voire une nécessité, y compris pour que les électeurs aient envie de se dépasser : s’imaginer en position de gagner une élection est un formidable moteur d’engagement et de dynamique. Mais, nécessairement, il faut que cela s’appuie sur quelque chose de plus collectif que ce qui a pu être fait par le passé, « même si, évidemment, note Marie Luchi, il faut quelqu’un pour l’incarner. Je pense que la France insoumise a des qualités qui permettront à la gauche réunie de gagner, mais pas seule ».
Du côté de chez les Verts, on est sur la même longueur d’onde. Comme nous le rappelle la députée LFI Raquel Garrido : « Les écolos ont déjà adopté une résolution envisageant une candidature d’union en 2027 qui pourrait ne pas être issue de leurs rangs – et ce, indépendamment du score de chaque liste de gauche aux européennes ».
Déjà des divergences…
« En 2027, je suis pour que la gauche se rassemble, mais elle ne se rassemblera pas sur la ligne de Jean-Luc Mélenchon », a asséné Raphaël Glucksmann ce week-end sur BFMTV.
Si tous à gauche disent vouloir unifier leur famille politique au sens large, ils assument aussi le « gouffre qui les sépare » (une expression assumée par le fondateur de Place Publique). « Cette campagne va permettre de trancher les lignes (sic) à gauche sur la question de la géopolitique de l’Europe, du rapport aux dictatures, du rapport aux droits humains, du rapport à la violence ». Ce gouffre, ce sont notamment les prises de positions des uns et des autres sur la situation à Gaza. « Raphaël Glucksmann déshumanise les Palestiniens. Il ne veut pas reprendre le mot ‘génocide’ pour parler de la situation à Gaza », souligne ainsi Jean-Luc Mélenchon.
Mais Frédéric Sawicki continue d’y croire : « Je ne pense pas que ce soit irréversible… Ça affaiblit et décrédibilise l’union mais après les élections, il faudra passer à autre chose et, si les clivages risquent de perdurer, je pense que ça ne sera pas suffisant pour empêcher de renouer ». Mais aujourd’hui, force est de constater la violence des échanges entre les différentes formations : Raquel Garrido déplore des « attaques très dures » entre communistes et insoumis, qui semblent oublier que ces deux sensibilités siègent exactement dans le même groupe au Parlement européen : « Si Léon Deffontaines était député européen, il aurait Manon Aubry comme présidente ».
Et après, ça donnerait quoi ?
S’il n’y a pas très rapidement une discussion pour se mettre d’accord sur les modalités de l’élaboration d’un programme commun et d’une candidature commune pour 2027, il va se reproduire ce qu’il s’est passé en 2017 et 2022, « c’est-à-dire un risque d’élimination au premier tour et une non-présence de la gauche au second », craint Frédéric Sawicki. Las, la concurrence actuelle entre les différentes listes de gauche pendant la campagne des européennes contraint à mettre l’accent sur les différentes appréciations par rapport notamment aux enjeux internationaux.
L’attente principale de nombreux acteurs comme de militants ou de sympathisants demeure aujourd’hui une recomposition de ce qu’a été la NUPES – ou tout du moins un rééquilibrage. « On a encore le temps de construire quelque chose de bien pour 2027. Mais pour ça, il faut avoir le souhait de construire », alerte Marie Luchi. « Continuer à mettre en scène des gauches irréconciliables, ça ne répond pas aux attentes de la société française qui pourrait voter à gauche. » Et, surtout, est donnée à voir une perte de crédibilité non pas technique, mais humaine. À gauche, souvent, il y a une crainte permanente de la trahison sociale – seulement, si la gauche ne reprend jamais le pouvoir, elle auront beau être restée la plus pure de chez pur, elle n’aura fait avancer ni le débat, ni le combat.
mise en ligne le 29 mars 2024
Elian Barascud sur https://lepoing.net/
Après s’être mobilisés une première fois à l’appel de la CGT le 6 février dernier, les agents se sont une nouvelle fois mis en grève ce jeudi 28 mars pour demander urgemment des moyens supplémentaires pour effectuer leurs missions
“Nous, on ne demande qu’une seule chose, pouvoir faire notre mission”, tonne Ghislaine Rouxelin, éducatrice et secrétaire générale CGT du foyer de l’enfance du quartier Aiguelongue, ou de nombreux agents du service enfance-famille se sont réunis en cette journée de grève du 28 mars. Ils viennent de tous les quartiers de Montpellier, mais également d’ailleurs dans le département (Pézenas, Hauts-Cantons…) “Le mouvement s’étend !”, constate Benjamin Karchen, délégué CGT du Conseil départemental.
Car depuis octobre, les cadres de la direction enfance famille du Conseil Départemental, en charge de la protection de l’enfance, alertent sur des conditions de travail dégradées, qui mettent en danger des enfants. “Il n’y a pas assez de place en foyer pour héberger tous les enfants placés, qui risquent des violences si ils restent dans leur domicile familial. Ce manque de place conduit à faire des choses illégales, comme loger des mineurs à l’hôtel, où même les ramener chez leurs parents alors qu’une décision de justice actant le placement du jeune a été acté par un juge”, expliquait dans nos colonnes Benjamin Karchen, lors de leur précédente grève le 6 février dernier.
Ghislaine Rouxelin complète : “La crise est profonde depuis le Covid mais ça n’a pas été anticipé. Dans mon service, on a douze bébés pour huit places, ça explose dans tous les services, on a pas assez de douches, c’est dramatique pour les enfants.”
Sylvie et Marie, qui travaillent dans une unité petite enfance à Aiguelongue, témoignent également : “Les enfants souffrent de ces sur-effectifs. Dans certains services, tout le monde s’est mis en arrêt maladie pour protester. Aujourd’hui, on veut aussi des embauches pérennes, pas du soutien d’intérimaires.”
“Ici, à Aiguelongue, on a 50 jeunes qui dorment dans des lits de camps. C’est censé être un sas où les enfants restent deux mois, certains sont là depuis deux ans, les équipes sont laminées” précise Benjamin Karchen. “Il faut que la collectivité reconnaisse nos efforts, nos équipes travaillent gratuitement à cause de cette situation.” Aujourd’hui, la CGT demande la création de place d’hébergements en urgence. “Le Département nous a répondu qu’il comptait créer un centre avec 500 places, prévu en décembre prochain, mais on a pas le temps d’attendre, et surtout, ça ne suffit pas, il y a actuellement 320 mesures de justice actant un placement qui ne sont pas exercées.” Pour lui, le problème vient du foncier. “On est allé à la préfecture pour en parler, aujourd’hui, ce qu’il faut, c’est des réquisitions pour pouvoir ouvrir des places. Cela montre qu’il faut un vrai pilotage de notre action, ce n’est pas à nous, syndicalistes, d’aller voir le préfet pour demander ça.”
Il précise également qu’une délégation doit rencontrer la direction du pôle enfance-famille pour échanger. “Selon comment ça se passe, on va peut-être suspendre les actions et maintenir le préavis.”
Outre le service de la protection de l’enfance, d’autres services du Conseil Départemental ont récemment posé des préavis de grève, pour des raisons différentes. On évoquait dans nos colonnes en début de semaine les comptables de la Maison départementale de l’Autonomie, qui demandent l’octroi de la prime Ségur. D’autres agents entendent se mobiliser contre ce qu’ils perçoivent comme une inégalité des régimes indemnitaires. “Il y a des agents de catégorie B et C qui font exactement le même travail, mais qui n’ont pas la même paie”, décrit le délégué syndical.
Contacté, le service communication du Conseil Départemental n’a pas donné suite à nos sollicitations.
mise en ligne le 29 mars 2024
Rémy Cougnenc sur https://liseuse.lamarseillaise.fr/
De retour de l’hôpital européen de Khan Younès, les urgentistes Pascal André (Rodez) et Khaled Benboutrif (Toulouse) ont livré, à Montpellier, un récit tragique qui appelle à un sursaut urgent de la France et de l’Europe.
À Montpellier, la salle Pelloutier a fait des cauchemars mardi 19 mars. Sur la toile éclairée par un petit rétroprojecteur, des images d’enfants défigurés, d’adultes amputés, de vieillards intubés, de Palestiniens morts sur des brancards. La bande-son n’est pas moins anxiogène : les pleurs des familles endeuillées, le sifflement des avions ou des balles, le ronronnement incessant des drones.
Nous ne sommes pas au cinéma en train de regarder un film de guerre ni d’horreur. Mais en train de comprendre la réalité de l’enfer vécu depuis des mois par les populations de la bande de Gaza, régulièrement prises pour cible par l’armée israélienne. Par l’intermédiaire de Palmed France, deux médecins français rentrent de Gaza où ils ont porté secours aux victimes du génocide en cours.
De l’hôpital Khan Younès, où ils ont prêté main-forte quelques semaines au péril de leur vie, Pascal André et Khaled Benboutrif livrent un récit apocalyptique. L’hôpital européen, « quasi paralysé », est surpeuplé de 3 000 à 4 000 blessés et malades, 10 fois plus que sa capacité théorique. « Les couloirs en permanence sont jonchés de victimes, le transport de malades est très difficile. »
Au-dehors, dans le camp où s’agglutinent les réfugiés poussés à l’exil du nord vers la frontière égyptienne survivent dans des abris de fortune : tentes, planches de bois, morceaux de tôle… « La plupart portent les mêmes vêtements que le jour où ils ont fui. » L’assainissement est défaillant. Prolifèrent les nuisibles et le risque de maladies dont la peste. Des conditions de vie « dangereuses » que certains se refusent à subir frontalement. « On a 120 personnes en chirurgie pour 40 places parce que les polytraumatisés refusent de sortir de l’hôpital, même pour rejoindre la cour, par peur des frappes », raconte Pascal André.
Il faut dire que l’armée israélienne cible régulièrement les civils, selon les deux médecins. « On reçoit des enfants et des journalistes avec des blessures par balle à la tête. Les snipers ont la volonté d’handicaper ou de tuer. » La surveillance est continue. « Les drones silencieux captent toutes les communications et les drones tireurs font des dégâts. »
« Un repas par jour… »
Quant aux conditions de travail des urgentistes, elles sont décrites comme « inimaginables ». « Il n’y a pas grand-chose de ce qu’on voit d’habitude dans un bloc opératoire », résume Pascal André. « On manque de tout : de lits, brancards, de désinfectants, d’eau, de pansements, de compresses, de garrots. Et bien sûr de médicaments : antalgiques, antibiotiques, morphine, anti-douleurs… C’est le système D, du bricolage », déplore Khaled Benboutrif.
Conséquence de cette hygiène déplorable : beaucoup d’amputations et de morts en raison de traitements défaillants ou inadaptés qui conduisent à des « infections post-opératoires ». La malnutrition ne favorisant pas la cicatrisation. « Sans frigo, les malades chroniques sont abandonnés. À Gaza, il n’y a qu’un centre de dialyse. On a des décès de diabétiques par manque d’insuline. » Les cardiaques sont eux aussi en danger. « Sur 350 000 malades chroniques, on a déjà au moins 7 000 décès par manque de médicaments », peste Khaled Benboutrif.
« Il faut faire des heures de queue pour avoir de l’eau, souvent non potable ce qui crée des dysenteries. » Comme l’électricité et le chauffage, la nourriture manque aussi : « C’est un repas par jour, y compris pour les soignants. » Lesquels enchaînent les heures de travail sans dormir et s’affaiblissent. « Depuis le début, certains ont perdu 15 à 20 kg », observe l’urgentiste.
Khaled Benboutrif déplore aussi la difficulté pour les soignants bénévoles à se rendre sur place. « Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, il a fallu attendre 4 mois pour qu’Israël autorise le passage à Rafah. On est obligé de déposer un dossier auprès d’eux », explique le médecin urgentiste toulousain. Sans parler de la longue route et des checkpoints pour passer le Sinaï.
L’insupportable inaction
Pourtant au milieu du chaos, Pascal André a été frappé par l’humanisme, la solidarité qui règnent. « Les gens s’entraident en permanence, les enfants sont joyeux, ils continuent de jouer au foot dans les couloirs, à sourire… »
Sans nier le « traumatisme du 7 octobre », les deux médecins l’affirment : le récit qu’on entend en boucle dans la plupart des médias est faux : « Je n’ai rencontré aucun animal, ni de terroriste mais des enfants carbonisés, des grands-parents apeurés, des diplômés dont les maisons ont été réduites en cendres… » Et Pascal André d’en appeler à un sursaut français et européen dont le silence, l’hypocrisie et l’inaction participent au drame. « On a des preuves mais Emmanuel Macron, qui a préféré aller à Marseille, et l’Europe continue à nous balader, c’est insupportable. » Le médecin supplie les autorités de négocier un « cessez-le-feu immédiat » pour au moins stopper le carnage. En France, il invite chacun à prendre sa part en affichant un minimum de respect. « Il faut créer la rencontre, aller vers l’autre pour que la parole se libère. »
mise en ligne le 28 mars 2024
Alice Terrier sur www.humanite.fr
Plusieurs députés de tous les groupes de gauche de l’Assemblée demandent la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les répercussions des accords du Touquet, alors que les répressions envers les exilés de Calais se font de plus en plus violentes.
Il y a 20 ans étaient signés les accords du Touquet, un traité franco-britannique permettant la surveillance militaire et policière de la frontière entre les deux pays, sur les plages françaises. Pour quel bilan ? Alors que plus de 300 personnes sont décédées dans les eaux froides de la Manche depuis 1999, six députés de gauche ont cette semaine présenté une proposition de résolution.
Le but ? Créer une commission d’enquête parlementaire dédiée aux répercussions des accords du Touquet. « Nous devons veiller au respect des droits et libertés fondamentales des personnes exilées » qui tentent « par milliers de traverser chaque année la Manche », mesure ainsi la députée PCF Elsa Faucillon, qui estime que, depuis ces accords, la France est devenue « bras policier de la politique migratoire du Royaume-Uni » et se livre de plus en plus à des actions condamnables.
Hors de l’état de droit
Dans un reportage effarant du Monde, un adolescent a d’ailleurs fait état de violences à l’encontre de son embarcation, percée par les forces de police, alors qu’il était déjà en mer, accompagné de plusieurs personnes dont des enfants. Son cas n’est pas unique. Le reportage démontre également des tentatives de déstabilisation des embarcations de fortunes, appelées « small boat ». Ces actions policières contreviennent avec le droit français de la mer.
Seules les actions de sauvetage sont autorisées. « Il y a des drames à la frontière franco-britannique qui se multiplient », s’indigne Elsa Faucillon, demandant que l’enquête « fasse le jour sur des pratiques qui sont aujourd’hui des réalités à Calais. » « Beaucoup m’ont dit, « quoi qu’il se passe, je chercherais à passer de l’autre côté » », rappelle Charles Fournier, député écologiste, à propos d’exilés rencontrés sur place.
« Nous découvrons dans cet article du Monde des pratiques des forces de l’ordre, les moyens qui leur ont été accordés et en parallèle le peu de moyens accordés aux sauveteurs en mer, dénonce l’écologiste. Tout est fait pour empêcher les points de fixation sur terre, mais il y a aussi des pratiques en mer qui mettent en danger la vie des personnes en situation de migration. C’est absolument insupportable. »
Selon lui, une commission d’enquête « s’impose pour que nous sachions ce qui se pratique là-bas et que cela cesse, puisque c’est tout à fait en dehors de l’État de droit. » « Il faut établir un chiffrage des dépenses de sécurité dans le cadre de la politique de zéro fixation », insiste aussi Arthur Delaporte, député socialiste. Les députés entendent faire signer le plus largement possible leur proposition de résolution, et la faire examiner dès que possible dans l’hémicycle.
mise en ligne le 28 mars 2024
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Plombé par la baisse des recettes fiscales, le déficit public dérape. Mais au lieu de taxer davantage les riches et les superprofits pour équilibrer les comptes de l’État, le gouvernement s’obstine à couper dans le modèle social et les services publics.
Quel dommage ! Si le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avait davantage lu les articles économiques de Mediapart ces derniers mois, les finances publiques françaises seraient bien mieux tenues. Et le ministre romancier à ses heures perdues se serait évité quelques nœuds au cerveau en ces premiers jours de printemps.
Le mardi 26 mars, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a annoncé que le déficit public s’élevait à 5,5 % du PIB en 2023, soit 154 milliards d’euros, alors que Bercy avançait jusqu’ici le chiffre de 4,9 %. Un coup dur pour l’exécutif qui a promis à la Commission européenne que la France passerait sous la barre des sacro-saints 3 % inscrits dans le traité de Maastricht d’ici à 2027.
Comment expliquer ce dérapage budgétaire à l’ampleur inhabituelle ? Pas par l’explosion des dépenses publiques, pourtant quotidiennement ciblées par l’exécutif et la droite. L’Insee nous apprend en effet que, en 2023, « les dépenses ralentissent » et que, en proportion du PIB, elles « continuent de reculer et s’établissent à 57,3 % du PIB après 58,8 % en 2022 et 59,6 % en 2021 ».
Le trou dans les finances publiques ne résulte pas davantage de la hausse de la charge de la dette, également régulièrement mise en exergue par les locataires de Bercy. Celle-ci a même diminué de 2,6 milliards d’euros en 2023 selon l’Insee, soit une baisse de près de 5 %.
La vraie raison de ce dérapage, c’est en fait l’effondrement des recettes fiscales qui « ralentissent nettement en 2023 », pointe l’Insee. Leur niveau exprimé en pourcentage recule de 2,1 points de PIB. En montant, Bruno Le Maire a chiffré la perte de recettes imprévue à 21 milliards d’euros.
Autrement dit, l’État ne collecte pas suffisamment d’impôts pour équilibrer ses comptes. Cela est d’abord dû au fait que l’économie est grippée : le PIB stagne ces derniers mois à cause, d’une part, de la trop forte hausse des prix par rapport aux salaires, qui rogne le pouvoir d’achat, et, d’autre part, des taux d’intérêt de crédit élevés qui obèrent l’investissement des ménages et des entreprises. Ainsi la croissance a péniblement atteint 0,9 % en 2023 et devrait être du même niveau en 2024.
Or, une économie qui stagne, c’est moins de consommation et d’investissement, et donc des rentrées fiscales en berne. « Le ralentissement économique pèse sur les recettes de l’État, en particulier sur la TVA et l’impôt sur les sociétés », constate l’Insee. Ce dernier impôt voit même ces montants collectés décrocher de plus de 10 milliards d’euros en 2023.
Autres recettes en forte décrue, celles provenant des ventes immobilières : « Le net recul du nombre de transactions immobilières en 2023 consécutif au resserrement des conditions de crédit a entraîné une forte baisse (− 4,8 milliards d’euros soit − 22 %) des recettes de droits de mutation à titre onéreux, affectés aux collectivités locales », note l’Insee.
D’autres baisses de recettes sont directement liées à des mesures fiscales du gouvernement qui, de fait, a scié la branche sur laquelle il était assis : la fin de la suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales pèse pour 2,5 milliards d’euros dans la baisse des rentrées fiscales de l’État en 2023. Et la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), considérée comme un impôt de production, a coûté 3,7 milliards d’euros.
L’exécutif a aussi totalement échoué à taxer les superprofits des entreprises durant la crise inflationniste. Le seul dispositif – européen – que le gouvernement a daigné appliquer visait les énergéticiens. Son nom : la contribution sur les rentes inframarginales.
Cette taxe complexe devait initialement rapporter 12,3 milliards d’euros à l’État français en 2023. Mais, in fine, Bercy n’aura réussi à capter que… 300 millions d’euros, rappellent Les Échos, soit – selon un récent rapport de la Cour des comptes – moins de 1 % des marges empochées par les producteurs, distributeurs et autres intermédiaires du marché de l’électricité !
Échec de la politique de l’offre
Bref, ce dérapage du déficit confirme plus globalement l’échec de l’exécutif à stimuler l’économie par les moult baisses d’impôts – 50 milliards d’euros durant le premier quinquennat – qu’il a opérées principalement en faveur des entreprises et des ménages aisés.
« Beaucoup à Bercy étaient convaincus que c’était la politique de l’offre – notamment la baisse de la fiscalité du capital dont l’efficacité s’est révélée très limitée comme l’a montré France Stratégie – qui permettait à l’économie française de garder la tête hors de l’eau. Mais si tel était le cas, on aurait vu la croissance se maintenir ces derniers mois », analyse François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
D’après lui, « la raison pour laquelle l’économie française tenait, c’était avant tout autre chose le “quoi qu’il en coûte”. Et ce qu’il se passe actuellement montre qu’à mesure qu’on débranche tous les dispositifs – bouclier tarifaire, aides aux carburants, etc. –, le revenu réel des ménages faiblit et le pouvoir d’achat avec lui. Dans ce cadre, il n’est donc pas surprenant que l’économie et les déficits publics se dégradent ». Sur le site de l’Insee, on peut notamment voir que la consommation, moteur historique de la croissance de l’économie française, est en berne depuis 2021.
Cela étant dit, que compte faire le gouvernement pour retourner la situation en sa faveur ? Augmenter enfin les impôts des riches et des grandes entreprises afin de les faire contribuer davantage à l’effort de solidarité nationale ? On en est loin.
L’exécutif espère seulement faire appliquer la mesure visant à taxer les superprofits des énergéticiens dont il n’a pas tiré grand-chose jusqu’ici. Bruno Le Maire a certes évoqué un impôt minimal sur les hauts revenus, mais seulement dans un cadre européen où tous les pays l’appliqueraient. Ce n’est donc pas pour demain.
Il n’est en outre toujours pas question, du côté de l’exécutif, de s’attaquer aux 160 milliards d’euros d’aides aux entreprises versés sans contrepartie. Bruno Le Maire compte même en remettre une couche puisqu’il a sorti du chapeau une proposition de « TVA sociale » qui consisterait à baisser de cinq points les cotisations sociales sur les salaires, et à transformer ces montants perdus en hausse de points de TVA. La TVA étant l’impôt le plus injuste par essence puisque son taux est fixe...
Erreurs d’analyse
Pour le reste, l’exécutif garde son cap : couper dans le modèle social et les services publics. En plus des 10 milliards d’euros d’économies déjà annoncés pour 2024 qui toucheront tout particulièrement l’écologie, l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche, Bruno Le Maire a évoqué en complément une baisse des indemnités journalières pour les arrêts de travail, et des remboursements des soins médicaux qui pourraient être différenciés selon les revenus.
Le premier ministre, Gabriel Attal, a aussi promis de nouvelles coupes dans l’assurance-chômage. Et pour 2025, ce sont au moins 20 milliards d’euros supplémentaires d’économies que le gouvernement compte aller chercher. Une cure d’austérité rude qui risque d’affaiblir encore davantage l’activité du pays. « On va au-devant de gros problèmes macroéconomiques », résume François Geerolf.
L’exécutif fait d’autant plus fausse route en agissant dans l’urgence que la France n’est pas menacée par les marchés financiers d’une attaque contre sa dette. Dans une interview aux Échos, l’économiste Véronique Riches-Flores, spécialiste de ces questions, assure que « la France n’est pas le vilain petit canard attaqué par les marchés ». Loin de là. En effet, rappelle-t-elle, « les déficits publics sont devenus la règle un peu partout » dans le monde, « qu’il s’agisse des États-Unis ou d’autres pays développés ».
Mieux encore, « les liquidités restent abondantes et les investisseurs cherchent à placer leur argent sur des actifs sûrs, ce qui explique l’appétit retrouvé pour les dettes d’État ». Le principal risque pour la France serait, à l’inverse, l’embrasement social : « N’oublions pas que la croissance de l’économie française est d’abord ce qu’en font ses consommateurs et que l’austérité se paie par de moindres rentrées de TVA et donc par une moindre latitude budgétaire et un plus grand mécontentement social. »
Or, ajoute l’économiste, « les agences de notation sont particulièrement sensibles au risque d’instabilité sociale et politique qu’elles considèrent comme nuisible à la capacité de remboursement du pays ». Un argument que l’exécutif gagnerait à retenir, cette fois-ci.
mise en ligne le 27 mars 2024
Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
L’intersyndicale CGT, CFTC, FO et CFDT appelle les salariés des magasins et de la logistique à réitérer, vendredi 29 mars, les débrayages massifs de la semaine précédente.
C’est un mouvement social inédit auquel fait face la direction d’Auchan. Pour la première fois depuis la création du groupe à Roubaix en 1961, une intersyndicale constituée de la CGT, la CFDT, FO et la CFTC est parvenue à mobiliser très largement les salariés d’une centaine de super et hypermarchés, vendredi 22 mars.
« Cinquante collègues ont débrayé le matin et 30 l’après-midi, se réjouit Benoit Soibinet, délégué syndical Auchan Zone de vie Brétigny. On avait prévu de rester devant le magasin. Mais les collègues ont eu envie d’y rentrer. On a été très bien accueillis par les clients. Ils nous disaient bravo, qu’on avait raison. »
Dans un autre hyper d’Essonne, à Montgeron-Vigneux, Mathieu, élu CGT, n’avait jamais vu pareille grève : « Quatre-vingts collègues grévistes le matin, 50 l’après-midi. Lors des précédentes actions, on n’était souvent qu’une dizaine. Il faut dire que la direction avait bien énervé les collègues. »
Un milliard de dividendes pour les actionnaires d’Auchan l’an dernier
Se fondant sur un résultat en berne pour 2023 (une perte de 379 millions d’euros), la hiérarchie du cinquième groupe de grande distribution français n’a proposé aux élus du conseil social et économique central qu’un petit 1,5 % d’augmentation salariale collective, assorti d’une remise achats consentie à chaque salarié effectuant ses courses dans son magasin, reconduite à 15 %, donc pas améliorée. Avec une participation de 0,08 %, le maigre panier des négociations annuelles était à prendre ou à laisser.
Pour la première fois, les syndicats unanimes ont décidé de passer leur tour. Le compte n’y était pas : FO revendiquait, par exemple, 5 %, la CFTC 4,8 %, la CGT 8 %. Tous attendaient au moins que les salaires se hissent au niveau de l’inflation (4,9 % en 2023). Piquée au vif, la direction a sévi : l’augmentation générale a fondu de manière unilatérale en un 1,3 %. Idem pour la remise achats : 10 %. Les supermarchés se sont donc embrasés.
D’autant que le contexte social est morose. « Les plans de réorganisation du travail font que les salariés, qui occupaient auparavant un poste, se retrouvent sur plusieurs métiers différents. En parallèle, on voit les effectifs diminuer », déplore Mathieu.
La direction souhaiterait aussi remanier le temps de travail pour faire des économies et répondre à ses difficultés de recrutement. Elle envisage de passer du volontariat pour les ouvertures de magasin les dimanches et jours fériés à une semaine de six jours, imposant 15 dimanches et 4 jours fériés travaillés, avec une compensation à la baisse de +150 % de salaire à +110 %.
« On nous dit qu’il n’y a pas d’argent, que les salariés doivent faire des efforts. Mais les -300 millions sont la conséquence de choix stratégiques. Ils ont voulu déployer 300 magasins “piétons“, avec une image-prix qui n’est pas bonne par rapport à Lidl, Intermarché ou Leclerc. Et on nous fait payer le rachat des 98 magasins Casino », fait valoir Gérald Villeroy, délégué CGT central. Ce dernier rappelle que « les actionnaires s’étaient partagés un milliard d’euros de dividendes en 2022-2023. Un milliard pour 800 personnes ! » L’intersyndicale appelle à une nouvelle journée de débrayage, vendredi 29 mars. À ce jeu de bras de fer, la direction a déjà lâché, en revenant aux 15 % de remise achats.
mise en ligne le 27 mars 2024
Anthony Cortes sur www.humanite.fr
Alors que l’Insee annonce un déficit public de 5,5 % du PIB, le gouvernement entend s’entêter dans sa volonté de réaliser 10 milliards d’euros d’économies. La gauche lui a opposé, mardi, toute une série de réformes fiscales à même de multiplier les recettes pour rétablir aussi bien les comptes que la République sociale.
C’était son jour. Avec l’annonce de l’Insee sur le niveau du déficit public de la France, établi à 5,5 % du PIB en 2023, Bruno Le Maire est devenu la cible de toutes les attentions. C’est donc sans surprise qu’un intense brouhaha s’est élevé des travées de l’Assemblée nationale lorsque le ministre de l’Économie s’est avancé au micro pour répondre, mardi, aux nombreuses interpellations des députés.
« Avant 2019, nous avons rétabli les finances publiques sous les 3 %, personne ici ne peut en dire autant ! a-t-il claironné. Ensuite, il y a eu le Covid, puis l’inflation… » Des réponses insuffisantes aux yeux des parlementaires, qui, face à la situation actuelle, jugent le ministre « discrédité et décrédibilisé ». « On n’a pas vu venir le fait qu’au bout d’un moment les recettes finiraient par se tasser », a même reconnu le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici.
« Si les recettes ne sont pas au rendez-vous, c’est avant tout dû aux cadeaux fiscaux offerts aux détenteurs de capitaux »
Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour mesurer qu’à force de baisser les impôts, en particulier ceux des plus riches, le gouvernement s’exposait à de sérieux trous dans la raquette. De ce point de vue, l’état économique de la France tient davantage aux choix opérés qu’aux conjonctures.
« Ce qu’il manque, ce sont des recettes, mais êtes-vous prêts à l’entendre ? L’austérité n’a jamais engendré la prospérité ! » a ainsi lancé le député PS Stéphane Delautrette, alors que Bruno Le Maire prévoit, pour sa part, de baisser la dépense publique de 10 milliards d’euros cette année, et 25 milliards l’an prochain…
« Qui, aujourd’hui, est surpris de la hauteur du déficit ? interroge le député FI Éric Coquerel. Si les recettes ne sont pas au rendez-vous, c’est avant tout dû aux cadeaux fiscaux offerts aux détenteurs de capitaux et aux aides aux grandes entreprises sans contreparties. Il est temps de permettre à l’État de récupérer l’argent dilapidé pour quelques-uns. » En tant que président de la commission des Finances, celui-ci avait d’ailleurs adressé, en novembre 2023, à Élisabeth Borne, alors première ministre, une feuille de route permettant de récupérer 43 milliards d’euros.
Parmi les mesures proposées, la suppression progressive des allégements de cotisations sociales issus de la pérennisation du Cice, la fin de la niche Copé, qui permet l’exonération sur les plus-values lors de la vente d’une société d’exploitation par une holding familiale, ou encore l’exclusion de la TVA à taux réduit à 10 % des billets d’avion de vols intérieurs… Des propositions restées à l’époque lettre morte.
Pourrait-on aller encore plus loin ? C’est l’avis du député PCF Sébastien Jumel, qui pointe du doigt la « manne » que représentent l’ensemble des niches fiscales. En juillet 2023, la Cour des comptes indiquait qu’elles représentent une perte de 94,2 milliards d’euros pour la puissance publique. À ce trésor, la socialiste Christine Pirès-Beaune ajoute celui des exonérations de cotisations sociales pour les entreprises qui, dans le budget 2024, atteignent 75 milliards d’euros… « Il faut remettre à plat tout notre système fiscal ! » tonne-t-elle.
Un avis largement partagé bien au-delà des seuls rangs de la gauche. « Il est nécessaire de demander des efforts aux plus riches, insiste le député Liot Charles de Courson. Sur les bénéfices, les dividendes, le rachat d’actions ou l’évasion fiscale, il est urgent de durcir la législation. Et pour cela, il faut un projet de loi de finances rectificative, le dernier PLF étant obsolète de par les prévisions de croissance du gouvernement beaucoup trop optimistes pour être sincères. » Demande rejetée lors de la séance de questions au gouvernement par Thomas Cazenave, ministre délégué aux Comptes publics.
Le retour d’un projet de taxation des super-profits ?
Bien que moins offensive, Aude Luquet, députée Modem, appelle de son côté l’opposition à « trouver des solutions transpartisanes » et à « travailler sur les recettes », notamment sur la taxation des superprofits. Une possibilité qui fait son chemin dans les rangs de la majorité présidentielle, en particulier depuis la prise de position de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, qui a réclamé ce vendredi « d’entamer la réflexion » sur une « contribution exceptionnelle » des grandes entreprises en cas de « superprofits », de « superdividendes » ou de « rachats d’actions massifs » : « Ça me paraît être quelque chose qu’il faut poser dans le débat », a-t-elle déclaré.
Si Bruno Le Maire l’exclut fermement, Éric Coquerel entend se saisir des déclarations du quatrième personnage de l’État pour obtenir un front transpartisan dans ce but. « Moi, je lui dis » chiche ! » lance-t-il au sujet de la position de Yaël Braun-Pivet. Je vais me tourner vers les autres groupes pour obtenir ce premier pas. Je regrette juste que, à l’époque de l’adoption de la dernière loi de finances, celle-ci ait été derrière le 49.3 qui a enterré les amendements transpartisans allant dans ce sens. »
Parmi eux, une mesure, inspirée d’une vieille proposition du Modem, visait à majorer de 5 points le prélèvement sur les revenus distribués par les grandes entreprises à leurs actionnaires, si ceux-ci sont supérieurs de 20 % à la moyenne des revenus distribués entre 2017 et 2021. Les fameux « superdividendes ». Possibilité balayée par la Macronie.
Mais ses rangs tanguent désormais. Les comptes sont mauvais, et le gouvernement refuse tout examen de conscience, persuadé que c’est à travers une nouvelle purge contre les plus modestes qu’il s’en sortira. La seule taxe sur les superprofits aurait pourtant pu rapporter près de 10 milliards d’euros en 2023. Et la gauche, unanime pour refuser tout « chantage à la dette publique », porte plusieurs solutions partagées d’un parti à l’autre.
Il s’agit d’opérer une « révolution fiscale » avec de nouvelles tranches d’impôt sur le revenu, le retour de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la refonte de l’impôt sur les sociétés pour établir l’égalité entre les PME et les grands groupes, la suppression de la flat tax sur les dividendes et les intérêts, ou encore la hausse des droits de succession sur les plus hauts patrimoines… Sans oublier, bien sûr, d’évaluer chacune des niches fiscales et de supprimer celles qui sont « injustes, inefficaces socialement ou nuisibles écologiquement ». De quoi récupérer largement plus de 100 milliards d’euros par an, au service de l’intérêt général. Il va sans dire que Bruno Le Maire, d’un coup, apparaît comme bien mauvais trésorier.
mise en ligne le 26 mars 2024
Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr
Mobilisés en soutien aux salariés de l’usine Metex à Amiens, Manon Aubry, Léon Deffontaines et Marie Toussaint ont dénoncé d’une même voix, autour de François Ruffin, le laisser-faire de l’Europe face au dumping chinois. À l’initiative, le député picard veut mettre la question sociale au centre des européennes.
Amiens (Somme).– C’est encore une fois par la Picardie que la question sociale s’invite dans la séquence électorale – et par une usine menacée de fermeture, donc. Ce 25 mars, l’Insoumise Manon Aubry, le communiste Léon Deffontaines et l’écologiste Marie Toussaint, têtes de liste de leurs partis respectifs aux élections européennes du 9 juin, ainsi que la socialiste Chloé Ridel, candidate sur la liste Parti socialiste-Place publique, se sont retrouvé·es sur le parking de l’usine Metex, dans la zone industrielle d’Amiens-Nord (Somme).
Cette fabrique de lysine (un acide aminé essentiel pour l’alimentation animale et la production pharmaceutique) est placée en redressement judiciaire. Près de 300 emplois sont menacés. « À défaut d’avoir réussi à mettre tout le monde sur la même liste, on a mis tout le monde sur le même parking », commente Guillaume Ancelet, président du microparti Picardie debout, qui voit dans cette lutte « un cas d’école pour forcer le gouvernement à mettre ses paroles sur la réindustrialisation en actes ».
Au micro, le député de La France insoumise (LFI) François Ruffin distribue la parole devant quelques centaines de salarié·es aux gilets fluo de leurs syndicats. Habitué à couvrir la série noire des délocalisations dont son département est victime depuis des décennies (il l’a rebaptisé le « front de la Somme »), l’ancien journaliste de Fakir a préparé les esprits aux interventions politiques, qui ne sont pas toujours les bienvenues.
Depuis près d’un an, il alerte le gouvernement et pousse discrètement le dossier, en vain. « C’est notre dixième rencontre [avec les salarié·es], nous avons fait preuve d’une grande patience. Maintenant, 300 foyers se demandent comment demain ils vont remplir leur frigos : c’est de l’angoisse qui monte ! », lance-t-il. Les éventuels repreneurs ont jusqu’au 6 mai pour déposer leurs offres – deux groupes, l’un français, l’autre sud-coréen, seraient intéressés.
Le temps de la médiatisation est donc venu, selon une mécanique bien huilée dans la geste ruffiniste. François Ruffin a une longue expérience des batailles désespérées contre les fermetures d’usines, en particulier sur son territoire, les plus emblématiques étant celles de Goodyear (fermée en 2014) et de Whirlpool (fermée en 2018).
Les élections européennes peuvent offrir à la lutte des Metex une fenêtre d’opportunité. « Les oreilles des ministres, celles des partis, s’ouvrent un peu. Il faut mettre la production au cœur de cette campagne des européennes. Je ne peux pas promettre qu’on va gagner, mais je peux promettre que cette fermeture ne passera pas comme une lettre à la poste », s’engage-t-il, généreusement applaudi par des salarié·es aux mines déterminées.
La gauche unie pour défendre le travail
Sur les banderoles qui entourent l’imposante usine biotechnologique, les causes du marasme s’étalent en un slogan lapidaire : « La Chine nous tue. L’Europe cautionne ». Metex, dernière usine d’Europe à produire de la lysine, pourrait fermer à cause de l’ouverture de l’Europe au marché chinois, où le produit est deux fois moins cher, mais cinq fois plus polluant.
« On nous parle d’écologie, mais quand on vient aux actes, l’Europe laisse les produits chinois inonder notre marché, quitte à sacrifier nos emplois, déplore ainsi Samir Benyahya, délégué syndical CFDT (majoritaire dans l’usine amiénoise). Nous sommes les oubliés d’un système européen très bureaucratique. » Il fait référence aux mesures antidumping au niveau européen, qui traînent en longueur alors que la trésorerie de l’usine est à sec.
Le communiste Léon Deffontaines, Amiénois lui aussi, peut en témoigner : « C’est un département qui vit au rythme des directives européennes. Amiens a d’ailleurs souvent été le point névralgique de luttes pour l’emploi au niveau national. C’est concrètement une des grandes questions posées par ces élections européennes : la défense du tissu industriel. Cette affaire est symptomatique de l’Europe qui mène droit dans le mur en mettant les travailleurs en concurrence déloyale. »
Si l’Union européenne est aussi particulièrement pointée du doigt, c’est qu’elle a supprimé ses quotas sucriers depuis 2017 (la lysine est fabriquée à base de sucre), ce qui fait varier fortement ses cours. Questionné par François Ruffin sur les droits de douane sur la lysine, le ministre de l’industrie a répondu : « La lysine fait aujourd’hui l’objet d’un droit de douane de 6,3 % à l’importation. […] Sur demande de plusieurs États-membres, un contingent tarifaire s’est ouvert sur la lysine depuis 2020. À ce jour, ce contingent permet d’importer 300 000 tonnes de lysine par an en exemption de droits de douane. »
Face à cette machine infernale du dumping européen et extra-européen, la gauche fait front commun sous le mot de « protection », voire de « protectionnisme ». Au micro devant les salarié·es, Manon Aubry prend ainsi Emmanuel Macron aux mots : « Macron a dit que déléguer à d’autres notre capacité à produire était une folie. Oui, dépendre de la concurrence chinoise, c’est une folie environnementale, c’est une folie du point de vue industriel, et c’est une folie pour 300 salariés qu’on laisse sur le carreau. Et cette folie, ils la continuent en signant à tour de bras des accords de libre-échange ! »
En aparté, l’écologiste Marie Toussaint impute aussi la situation à « l’absence de protection de notre économie » : « Ce qui distingue la gauche et les écologistes, c’est qu’on ne veut pas se laisser dicter l’avenir par le modèle juridique du capital mondialisé. »
Le retour du protectionnisme
Que la gauche et les écologistes s’alignent globalement sur cette question – même si des divergences demeurent sur le degré de confiance dans les institutions européennes pour changer la donne – est pris comme un signe de progrès par François Ruffin. Celui-ci avait publié en 2011 un « journal intime de [s]es pulsions protectionnistes » : « C’était alors très mal vu de parler de protectionnisme. Maintenant tout le monde en convient : si on veut avoir une politique industrielle dans le pays, il faut une politique commerciale cohérente. »
En filigrane, François Ruffin instruit le procès du Parti socialiste (PS) qui, lorsqu’il gouvernait, n’a fait qu’accompagner ces effets de la mondialisation. « Mon camp s’est coupé de sa branche ouvrière. Jacques Delors a fait l’élargissement de l’Union européenne, et François Lamy l’OMC. On a eu des campagnes entières de gauche socialiste dans lesquelles on ne prononçait pas le mot “ouvrier” parce qu’il puait. Les mots ont changé, heureusement », résume le député-reporter, qui s’est imposé en 2017 sur une terre où l’extrême droite ne cesse de progresser depuis 2012, sur les ferments de la désolation laissée par la désindustrialisation.
L’inquiétude sur les bénéfices électoraux que le Rassemblement national (RN) pourrait tirer de la situation, une nouvelle fois, aux européennes du 9 juin, hante la gauche, et François Ruffin en particulier. Dans son dernier livre, Mal-travail. Le Choix des élites, François Ruffin écrit : « Le mépris du travailleur engendre la défiance du citoyen. […] Et surtout via des bulletins pour le RN. Avec une gauche qui n’incarne plus naturellement, spontanément, le “parti du travail”. »
Léon Deffontaines, qui avait fait campagne pour lui en 2017 (Ruffin avait réussi à rallier toute la gauche, hors PS, derrière lui), abonde : « La montée de l’extrême droite ici s’explique par un sentiment de déclassement, mais aussi par une déception de la gauche. Avant, la colère des ouvriers s’exprimait par un vote de gauche. Mais beaucoup de ses promesses sont restées lettre morte, et aujourd’hui beaucoup de gens pensent que c’est le RN qui défend le travail. »
Au début du rassemblement, ce 25 mars, le suppléant du député RN Jean-Philippe Tanguy (de la circonscription voisine), Philippe Théveniaud, était présent, avec la candidate du RN qui avait affronté François Ruffin, Nathalie Ribeiro-Billet.
S’ils ont été rapidement refoulés par les syndicalistes, leur présence en dit long. « On le sent : quand on sort d’Amiens, la montée de l’extrême droite est puissante, tout comme le rejet dont la gauche fait l’objet », commente Arthur Lalan, secrétaire fédéral du Parti communiste français (PCF) de la Somme. « À la campagne, les gens n’ont pas le même rapport aux institutions que dans les villes, conclut-il. François a le discours qu’ont eu les communistes pendant des années, et qui n’a pas bougé. Espérons que cela suffise. »
mise en ligne le 26 mars 2024
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, affirme, dans un rapport publié lundi 25 mars, qu’il « existe des motifs raisonnables » de croire qu’Israël a commis plusieurs « actes de génocide », évoquant même un « nettoyage ethnique ».
« La nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe », indique dans un rapport publié lundi 25 mars Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. La juriste et chercheuse d’origine italienne, mandatée par le Conseil des droits de l’Homme, organe des Nations unies, mais qui ne s’exprime pas au nom de l’organisation, écrit dans ce rapport « qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant que des actes de génocide » ont été commis « contre les Palestiniens à Gaza a été atteint ».
« Anatomie d’un génocide »
Le titre du rapport à lui seul est sans appel : « Anatomie d’un génocide ». Francesca Albanese, nommée le 1er mai 2022 rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 pour un mandat de trois ans, liste dans ses conclusions trois actes de génocides : « Meurtre de membres du groupe ; atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; et soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
Dans un entretien accordé à l’Humanité, la spécialiste en droit international rappelait que la qualification de génocide par les Nations Unies était soumise à des critères très stricts et précis : « Selon la convention de l’ONU, le génocide se définit comme étant un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Et cela peut être réalisé de plusieurs façons : le meurtre de membres du groupe, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle… »
« S’il y a un risque de génocide, les États ont alors l’obligation d’intervenir »
Selon le rapport, trois des cinq actes de génocide qui figurent dans cette Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ont donc eu lieu à Gaza. Sans surprise, la représentation israélienne auprès des Nations unies à Genève a « totalement rejeté le rapport » et affirmé dans un communiqué qu’il fait partie « d’une campagne visant à saper l’établissement même de l’État juif », rapporte l’Agence France-Presse. Les États-Unis n’ont également pas pris au sérieux le rapport de Francesca Albanese, affirmant n’avoir « aucune raison de croire qu’Israël ait commis des actes de génocide à Gaza ». « S’il y a un risque de génocide, les États ont alors l’obligation d’intervenir », rappelait la rapporteuse spéciale de l’ONU dans l’Humanité.
L’Afrique du Sud, puis la Belgique, ont lancé auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ) une procédure pour poursuivre Israël pour génocide. En réponse à la plainte déposée par l’Afrique du Sud en décembre 2023, la CIJ avait ordonné à Tel-Aviv, le 26 janvier, de prendre « des mesures pour prévenir les actes de génocide contre les Palestiniens ». Israël avait un mois pour répondre. Le 10 mars, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a souligné qu’Israël n’applique pas les décisions de mesures préventives rendues par la CIJ. « La Belgique ne peut pas rester les bras croisés devant les énormes souffrances humaines à Gaza, nous devons agir contre la menace de génocide » avait affirmé Petra De Sutter, vice-première ministre belge, en expliquant vouloir suivre la voie ouverte par l’Afrique du Sud.
mise en ligne le 25 mars 2024
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
Ce dimanche 24 mars, en Seine-Saint-Denis, c’est « manif en famille » pour exiger un plan d’urgence pour l’éducation dans le 93. Depuis le début de la mobilisation enseignante dans le 93, de nombreux parents s’impliquent et soutiennent le mouvement. Entretien avec Linda, mère d’un élève de 5e au collège Albert Camus à Rosny-sous-Bois (93).
Quand et comment la mobilisation a-t-elle commencé pour vous ?
J’avais d’abord vaguement entendu parler d’une grève avant les vacances de février. Les enfants avaient un mot dans leur cahier annonçant une possible mobilisation. Après cela, les enseignants du collège de mon fils ont proposé une réunion d’information avec les parents le 8 mars. Une quinzaine d’enseignants de plusieurs établissements sont venus, au niveau des parents du collège Albert Camus, nous étions entre 20 et 30.
Lors de cette réunion, ce qui m’a touché, c’est l’appel pour un plan d’urgence pour le département, en raison du manque de professeurs et de personnel dans tout le département. D’après les enseignants, le coût du plan d’urgence s’élève à 358 millions d’euros. Il comprend des recrutements pour tous ceux qui travaillent dans l’éducation, y compris les CPE, les surveillants, les AESH, le personnel médical…. Au collège Albert Camus, nous savons que nous ne sommes pas les plus mal lotis de la ville et du département, mais nous avons tout de même des problèmes avec des professeurs absents non remplacés.
C’est comme ça que j’ai rejoint le mouvement. Ce n’était pas une nouveauté pour moi, l’année dernière je m’étais déjà mobilisée avec ces mêmes enseignants pour lutter contre la fermeture d’une classe dans l’établissement. Je les avais trouvés très engagés, c’étaient de jeunes professeurs motivés et impliqués. Et ça avait marché : grâce à notre mobilisation, ils n’ont fermé qu’une classe sur les deux prévues.
Votre enfant a-t-il été personnellement touché par le manque de personnel ou la vétusté des bâtiments ?
Dans son collège, un professeur de français n’a pas été remplacé depuis septembre de l’année dernière, ce qui fait presque une année scolaire. La
professeure de sport de mon fils est partie en congé maternité et son remplacement a mis plus d’un mois à arriver. Mon fils a commencé le collège l’année dernière. Il n’y a pas d’infirmière scolaire
ni de psychologue scolaire depuis. La CPE est seule pour gérer plus de 500 élèves et il n’y a pas assez de surveillants. C’est inacceptable. Ce sont des situations que nous, parents, connaissons
bien.
En ce qui concerne la vétusté des infrastructures, nous n’étions pas forcément au courant car nous ne rentrons pas dans l’établissement.
Mais je crois que les images découvertes sur les vidéos TikTok du lycée Blaise Cendrars ont profondément choqué. On en vient à penser que pour atteindre un tel niveau de dégradation, les travaux d’entretien doivent être négligés depuis dix, voire vingt ans. Et pourtant, les enseignants continuent à dispenser leurs cours dans ces salles, les élèves de les fréquenter… L’administration et les autorités départementales sont au courant, mais la situation perdure dans tout le 93. Le président du département Stéphane Troussel, a expliqué que l’Etat compensait un peu les frais d’entretien des collèges, qui sont à la charge des départements. D’après lui, cette compensation est en moyenne de 15% en France. Or dans le 93, elle est d’un peu plus de 7% seulement. On se demande pourquoi cette différence existe et où se trouve l’égalité républicaine…
Comment votre enfant exprimait-il son ressenti à ce sujet ?
Mon fils me parlait des toilettes qui étaient mal entretenues et des bagarres, dues en partie au manque de surveillance, mais il ne mentionnait pas
spécifiquement l’état des locaux. Ce qu’il remarque, c’est quand ils sont à l’étroit dans les salles de classe, qu’il faut aller chercher une chaise ailleurs, mais pas tant les dégradations en
elles-mêmes. Je pense que les enfants sont un peu résignés par rapport à ça. Les problèmes avec l’état des locaux commencent déjà en primaire, ils s’y habituent progressivement.
Quant aux enseignants non remplacés, vous savez ce que c’est, les enfants sont contents de rentrer plus tôt chez eux. Mais en tant que parents, nous voyons bien le nombre d’heures de cours non
assurées et ça nous inquiète.
Quelle a été la suite de votre mobilisation après la réunion du 8 mars ?
Après la réunion du 8 mars il y a eu une journée de grève des enseignants le 14 mars et une journée de manifestation le samedi 16 au matin. Cela a permis aux parents de se mobiliser, car beaucoup travaillent et ne peuvent pas forcément se libérer en semaine pour manifester.
Le jeudi 14 mars, une dizaine de parents ont accompagné les enseignants de notre collège à Bobigny où plusieurs manifestations avaient lieu. Le samedi suivant, nous nous sommes rassemblés devant la mairie avec de nombreux parents, y compris ceux d’écoles primaires. On nous a informés qu’une délégation du mouvement devait rencontrer Nicole Belloubet le vendredi, mais ils ont finalement été reçus par des conseillers, sans proposition concrète.
Surtout, il y a eu l’opération « collège désert ». Les enseignants ont demandé aux parents qui les soutenaient de ne pas envoyer leurs enfants au collège certains jours. Cela soulage les professeurs qui ne sont pas forcés de faire grève et ne perdent pas d’argent. Cela permet aux parents qui ne peuvent pas manifester de montrer leur soutien. Au collège de mon fils, seulement 10 élèves sur plus de 500 étaient présents lors de l’opération collège désert, cela indique clairement que les parents soutiennent la mobilisation.
A-t-on un sentiment de relégation du fait d’habiter en Seine-Saint-Denis ?
Cette année, mon fils étudie en éducation civique « les valeurs de la République », et la première valeur abordée était la solidarité. La leçon inclut
la création de la Sécurité sociale, l’école obligatoire pour tous, et on se dit que ces valeurs sont superbes. Mais en réalité elles ne sont pas appliquées pour les élèves du 93.
Quand les enfants apprennent cela en classe et constatent que ce n’est pas la réalité, avec quel image de la vie partent-ils ? Les services publics devraient être similaires pour tous, peu importe où
l’on se trouve en France. Les citoyens de demain ne peuvent pas commencer leur vie avec un sentiment d’injustice et de discrimination, ni avec un retard dans leurs études. Or on sait qu’ un élève du
93 perd en moyenne un an et demi de scolarité par rapport à un élève français moyen.
Cette mobilisation vous a-t-elle permis de tisser des liens avec des parents que vous n’aviez pas encore rencontrés. Cela vous a-t-il donné d’autres idées pour la suite de la mobilisation ?
Oui, cela m’a permis de rencontrer des parents que je ne connaissais pas. On se connaît bien entre parents d’élèves en maternelle et à l’école primaire car nous amenons et récupérons nos enfants à l’école. Ce n’est pas le cas au collège. La mobilisation crée des liens car nous sommes tous indignés de la même manière. Quant aux idées, nous en avons beaucoup mais nous écoutons aussi les enseignants car tout cela est un peu nouveau pour nous.
Pour l’instant, nous suivons les propositions qui nous sont faites, mais nous commençons à en discuter entre nous car nous comprenons que la mobilisation doit se poursuivre. C’est pourquoi. Nous nous retrouverons tous sur le parvis de la préfecture à Bobigny ce dimanche 24 mars à 14h ce dimanche. L’objectif est de venir en famille, avec nos enfants, pour démontrer notre engagement et notre mobilisation collective, dans un esprit festif.
mise en ligne le 25 mars 2024
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
Après plus de cinq mois de guerre, le Conseil de sécurité de l’ONU a enfin adopté lundi une résolution exigeant un « cessez-le-feu immédiat » à Gaza, un appel bloqué plusieurs fois par les États-Unis qui se sont cette fois abstenus, accentuant la pression sur leur allié israélien. Les bombardements se poursuivent à Gaza où la situation pour les 2,4 millions d’habitants est plus critique chaque jour. En particulier au nord de l’enclave, dont l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide humanitaire, s’est vue interdire l’accès, a dénoncé l’Unrwa dimanche.
La résolution adoptée sous les applaudissements par 14 voix pour, et une abstention, « exige un cessez-le-feu immédiat pour le mois du ramadan” – qui a déjà commencé il y a deux semaines-devant » mener à un cessez-le-feu durable, et “exige la libération immédiate et inconditionnelle de tous les otages”.
“Depuis cinq mois, le peuple palestinien souffre terriblement. Ce bain de sang a continué trop longtemps. C’est notre obligation d’y mettre un terme. Enfin, le Conseil de sécurité prend ses responsabilités”, s’est félicité l’ambassadeur algérien Amar Bendjama, même si les résolutions du Conseil, contraignantes, sont régulièrement ignorées par les Etats concernés.
Contrairement au texte américain rejeté vendredi par des vetos russe et chinois, il ne lie pas ces demandes aux efforts diplomatiques du Qatar, des Etats-Unis et de l’Egypte, même s’il « reconnait » l’existence de ces pourparlers visant à une trêve accompagnée d’un échange d’otages et de prisonniers palestiniens.
Après l’abstention américaine à l’ONU, le premier ministre israélien Netanyahou a réagi en indiquant qu’il n’enverra pas la délégation israélienne attendue à Washington, le gouvernement israélien estimant que cette abstention « nuit aux efforts de guerre et pour libérer les otages ». Israël « n’arrêtera la guerre à Gaza qu’une fois les otages libérés », affirme de son côté le ministre de la Défense.
Dans un contexte d’urgence humanitaire extrême
Après l’échec du texte étasunien vendredi, huit des dix membres non permanents du Conseil (Algérie, Malte, Mozambique, Guyana, Slovénie, Sierra Leone, Suisse, Équateur) ont travaillé sur un nouveau projet.
La Chine avait annoncé son soutien à cette nouvelle résolution et a dit espérer « que le Conseil de sécurité l’approuvera au plus vite et enverra un signal fort pour que cessent les hostilités ». « Nous prévoyons, sauf rebondissement de dernière minute, que la résolution sera adoptée et que les États-Unis ne voteront pas contre », a indiqué dimanche un diplomate à l’Agence France presse.
La réunion onusienne intervient dans un contexte d’urgence humanitaire extrême et alors que l’offensive israélienne à Gaza a fait plus de 32 000 morts, selon le ministère de la Santé du Hamas.
Macron met en garde Netanyahou contre « le transfert forcé de population, un crime de guerre »
À la veille de cette échéance, et alors que la France s’est dite prête à soumettre le cas échéant sa propre résolution, Emmanuel Macron s’est entretenu par téléphone avec le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Le président français lui a fait part de « sa ferme opposition » à une offensive israélienne sur Rafah et avertissant que « le transfert forcé de population constituait un crime de guerre », a fait savoir l’Élysée.
Lors de cet échange, il a aussi condamné « fermement les récentes annonces israéliennes en matière de colonisation » alors qu’Israël a annoncé vendredi la saisie de 800 hectares de terres en Cisjordanie occupée, et plaidé pour une « solution à deux États (…) seule à même de répondre aux besoins de sécurité d’Israël et aux aspirations légitimes des Palestiniens ».
Conformément à la demande de la Cour de Justice internationale à Israël, le chef de l’État a également, selon l’Élysée, « insisté pour qu’Israël ouvre sans délai et sans condition tous les points de passage terrestres existant vers la bande de Gaza – notamment le point de passage de Karni, avec une voie terrestre directe depuis la Jordanie, ainsi que le port d’Ashdod ».
L’Unrwa se dit interdite de toute livraison d’aide dans le nord de Gaza
À rebours de cette exigence, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) a annoncé, par la voix de son chef Philippe Lazzarini, être désormais formellement interdite par Israël de toute livraison d’aide alimentaire dans le nord de la bande de Gaza.
« En dépit de la tragédie qui se déroule sous nos yeux, les autorités israéliennes ont informé l’ONU du fait qu’elles n’approuveraient plus de convois alimentaires de l’Unrwa dans le nord » de l’enclave palestinienne, a-t-il posté sur X (ex-Twitter) dimanche, soulignant que l’agence reste « la principale ligne de vie pour les réfugiés palestiniens ». Cette décision intervient, alors que l’Unrwa est accusée par Israël d’être infiltrée par des soutiens du Hamas, en dépit de la famine imminente qui menace les Gazaouis, en les quelque 300 000 personnes restées dans le nord du territoire.
« Empêcher l’Unrwa d’apporter de la nourriture, c’est en fait refuser la possibilité de survivre à des gens qui ont faim », a réagi le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui a appelé à revoir « urgemment » cette décision.
Les bombardements se poursuivent, plus de 32 000 morts
Au même moment, des frappes aériennes et des tirs d’artillerie continuent de se succéder dans la bande de Gaza. Dimanche, 84 personnes ont été tuées dans des bombardements notamment dans la ville de Gaza (nord) et celles de Khan Younès et Rafah (sud), portant le bilan total palestinien à 32 226 morts, a annoncé le ministère de la Santé du Hamas.
« Quand on regarde Gaza, on dirait presque que les quatre cavaliers de l’Apocalypse galopent au-dessus, semant la guerre, la famine, la conquête et la mort », a dénoncé le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, en déplacement en Égypte, plaidant pour « inonder Gaza d’une aide vitale ». « Le choix est clair : la vague ou la famine », a-t-il déclaré tandis que les 2,4 millions d’habitants du territoire palestinien survivent sous un siège complet depuis le 7 octobre.
Deux nouveaux hôpitaux assiégés, selon le Croissant rouge
Après l’offensive contre le plus grand établissement de soin de Gaza, l’hôpital Al-Chifa, le Croissant rouge palestinien a fait état dimanche de deux nouveaux hôpitaux assiégés dans la bande de Gaza par l’armée israélienne, qui a confirmé une intervention dans le quartier mais pas dans les établissements hospitaliers.
Selon l’organisation, des véhicules militaires sont arrivés dimanche matin aux abords des hôpitaux Nasser et al-Amal, dans la ville de Khan Younès, dans le sud du territoire, sur fond de tirs et de bombardement « intenses », un de ses bénévoles aurait été tué.
Sollicitée par l’AFP, l’armée a indiqué que ses « troupes opèrent dans toute la zone d’al-Amal, elles n’opèrent pas actuellement dans les hôpitaux ». Mais, selon le Croissant rouge, des appels ont été émis par drones demandant à tous les occupants de l’hôpital al-Amal de sortir dévêtus, les portes étaient bloquées de l’établissement au moyen de digues de terre.
Violences ordinaires de la colonisation à Hébron
Une vidéo montrant la violence ordinaire de la colonisation israélienne en Cisjordanie occupée suscite l’émoi sur les réseaux sociaux. On y voit un enfant palestinien faisant des courses dans une épicerie de Hébron malmenée et humiliée par des soldats israéliens. https://t.co/I4QGwy9YKw
En parallèle de la guerre à Gaza, les violences liées à la colonisation se sont multipliées ces derniers mois, notamment à Jénine.
mise en ligne le 24 mars 2024
Emilio Meslet sur www.humanite.fr
Il y a un an, la manifestation contre une méga-bassine des Deux-Sèvres a propulsé la « guerre de l’eau » au cœur du débat public. Depuis, partisans de l’agro-industrie et défenseurs de l’agroécologie s’affrontent, localement comme nationalement, sur fond de procédures judiciaires.
Même sur les mots, ils ne sont pas d’accord. Leurs défenseurs louent de simples « retenues de substitution » et leurs pourfendeurs dénoncent des « méga-bassines » pour désigner ces immenses cratères, creusés au milieu du Marais poitevin et remplis de millions de litres d’eau de pluie ou pompée dans les nappes phréatiques.
Ces grands trous à ciel ouvert sont, selon les premiers, la solution miracle aux sécheresses estivales pour irriguer les cultures et, d’après les seconds, les symboles de la privatisation par l’agro-industrie d’un bien commun raréfié par le réchauffement climatique.
Il y a un an, cette bataille sémantique qui traduit deux visions diamétralement opposées du modèle agricole a pris une tout autre tournure, à la faveur d’une manifestation historique que la préfecture des Deux-Sèvres avait interdite. Le 25 mars 2023, environ 25 000 personnes ont, malgré tout, convergé vers la méga-bassine en chantier de Sainte-Soline, à l’appel des Soulèvements de la Terre (SLT) et de diverses organisations, dont la CGT, EELV, la FI, le PCF 79 ou encore la Confédération paysanne.
Une journée noire qui a vu s’affronter, en direct à la télévision, gendarmes et quelques centaines de black blocs. Une journée noire pour de nombreux manifestants pacifistes victimes d’une féroce répression policière ayant fait plus de 200 blessés (47 côté gendarmes, selon la place Beauvau). Une journée noire où il a plu des grenades par milliers, qui a marqué un tournant dans ces luttes écologistes empreintes de désobéissance civile.
Un week-end de « commémor’actions »
Depuis cette date, deux récits s’affrontent. Et la guerre de positions se poursuit entre deux mondes qui ne se parlent plus. Tant à l’échelle locale que nationale. D’un côté, les syndicats agricoles majoritaires (FNSEA et Jeunes agriculteurs) réduisent le combat écologiste aux violences : « Que ce soit en octobre 2022 ou en mars 2023, les manifestations n’ont pas été pacifiques. Nous, agriculteurs, sommes là pour produire des denrées alimentaires, pas pour faire la guerre », regrette Jean-Marc Renaudeau, président FNSEA de la chambre d’agriculture du 79.
Un récit auquel le gouvernement apporte son appui et ses mensonges, notamment avec un ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui a tenté, en vain, de dissoudre le collectif des SLT vus comme « écoterroristes ». Dernier exemple en date avec son homologue de la Transition écologiste, Christophe Béchu, à propos de nouvelles actions : « Si l’enjeu des SLT est de sensibiliser l’opinion, super. Si c’est recommencer des débordements extrêmement violents, qu’ils s’abstiennent car ils ne rendent pas service à l’écologie. » C’est à ce camp que l’exécutif a donné raison, lors de la crise des agriculteurs, en proposant de « faciliter le stockage de l’eau » en accordant au projet une sorte de présomption d’intérêt public.
De l’autre côté, les militants anti-bassines essaient difficilement de faire entendre une autre voix : le site d’information Reporterre vient de sortir un documentaire intitulé Sainte-Soline : autopsie d’un carnage où ils s’expriment longuement sur le « piège » du 25 mars 2023.
Ce week-end, les SLT ont aussi organisé, à travers la France, une série de « commémor’actions », un an après le douloureux choc. « Elles servent à panser les plaies et à montrer qu’on pense à un avenir meilleur. Mais nos adversaires évitent de parler de nous, paysans, pour laisser penser que le débat se joue entre eux et les écologistes », rapporte Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne 79.
« La mobilisation a été une énorme victoire culturelle car même les éditocrates les plus fervents défenseurs du capitalisme ont dû avouer que c’est bien l’argent public qui sert à privatiser l’eau dans ces méga-bassines », rappelle David Bodin, secrétaire général de la CGT du département.
La méga-bassine de Sainte-Soline livrée à l’automne
Dans les Deux-Sèvres, la situation s’est vraiment « tendue », de l’aveu de tous. « La pression mise sur les porteurs de projet et, par ricochet, sur le monde agricole est énorme, alerte Jean-Marc Renaudeau. Un groupe de citoyens vient de porter plainte contre la maire de Val-du-Mignon pour conflit d’intérêts, car elle est agricultrice et concernée, comme 200 exploitations dans le département, par les retenues d’eau. C’est inadmissible ! »
Le président de la chambre d’agriculture continue de défendre ces « retenues » contestées (une est en service, trois en construction et douze en gestation) : « On n’a jamais vu un hiver aussi humide, alors pourquoi ne pas stocker l’eau en hiver pour l’utiliser en été ? Donc, maintenir des projets agricoles sur le territoire alors qu’on va devoir, à l’avenir, diviser par deux ou trois les prélèvements ? C’est un projet collectif. »
D’ailleurs, les chantiers se poursuivent, bien que toutes les voies de recours ne soient pas épuisées et que la justice, dans des départements voisins, ait déjà fait annuler des autorisations. La méga-bassine de Sainte-Soline doit, par exemple, être livrée à l’automne.
En face, militants et paysans partisans d’un modèle alternatif dénoncent les collusions entre l’agro-industrie et l’État, qui n’hésite pas à mettre ses moyens à disposition. « Je fais partie de ceux qui ont découvert le cynisme des pouvoirs publics capables de défendre un cratère quel qu’en soit le coût humain et économique contre ceux qui tentent de protéger l’avenir », s’étonne encore Benoît Jaunet.
« Même quand on a gagné en justice concernant la bassine de Cram-Chaban (Charente-Maritime), déclarée illégale, elle a continué à être exploitée pendant sept ans grâce à des arrêtés préfectoraux », souligne David Bodin. Le cégétiste, comme son camarade de la Confédération paysanne et sept autres personnes, a été condamné, en janvier 2024, pour avoir organisé la manifestation du 25 mars 2023. « C’est une première depuis l’Occupation de condamner des syndicalistes pour ce motif », pointe-t-il.
Les Soulèvements de la Terre ne baissent pas les bras et prévoient une mobilisation, entre les 15 et 21 juillet prochains, pour un « Sainte-Soline 3 ». Et, le 11 mai, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), les activistes organisent une « rando festive et déterminée » contre deux projets de « giga-bassines ». Une façon de réaffirmer qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot.
Communiqué de la Confédération Paysanne sur www.confederationpaysanne.fr
En cette journée mondiale de l'eau, la Confédération paysanne alerte sur les reculs en cours sur la question de l'eau en agriculture. Un an après la présentation du plan eau par Emmanuel Macron, la question fondamentale de la préservation et du partage de l'eau reste un impensé du gouvernement. Alors que nous devrions avoir avancé sur la question de la priorisation des usages, dans un contexte de raréfaction de ce commun qu'est l'eau, les récentes mesures annoncées vont toutes dans le mauvais sens.
Le fonctionnement actuel de nombreuses instances de gestion de l'eau (en particulier les Organismes Uniques de Gestion Collective) ne permet pas une gouvernance démocratique de l'eau, pourtant indispensable pour faire face aux enjeux actuels et pour éviter les maladaptations au changement climatique.
La volonté de passer outre les études scientifiques nie la réalité de l'état quantitatif et qualitatif de la ressource en eau. Cette négation est à la base des évolutions des règles concernant les projets d'ouvrages hydrauliques : raccourcissement des délais, non prise en compte des études HMUC, disparition dans la cartographie de cours d'eau et zones humides… L'exact opposé de ce qu'il faut faire.
Cela va de pair avec la fuite en avant des récentes décisions concernant les pesticides, qui vont à la fois continuer à dégrader massivement la qualité de l'eau et réduire la capacité des sols à retenir l'eau.
C'est ignorer aussi les décisions de justice : en octobre dernier, le tribunal administratif de Poitiers a invalidé les projets de 15 bassines au motif qu'ils ne permettent pas de diminuer les prélèvements en eau.
Pour la Confédération paysanne, l'urgence est à un plan Eau qui intègre les projets dans leur territoire en adaptant les volumes à la ressource disponible et définisse le partage des usages entre tous les secteurs (l'alimentation en eau potable restant évidemment prioritaire) ainsi qu'entre paysan·nes.
Il faut donc se poser les bonnes questions : qu'est-ce qu'on irrigue ? Pour quel modèle agricole et alimentaire ? La réponse doit être un modèle agricole qui relocalise l'alimentation, au service de la souveraineté alimentaire et non de l'exportation, et qui, in fine, limite ses prélèvements et protège la ressource en eau.
Pour cela, la Confédération paysanne demande urgemment :
De massivement réorienter les financements relatifs à l'eau en agriculture vers le soutien et le développement de pratiques retenant l'eau dans les sols (couverts végétaux, haies, prairies permanentes, semences paysannes, haies, bandes enherbées…), de protéger l'eau (baisse des intrants chimiques de synthèse) et d'économiser la ressource.
De prioriser les usages en agriculture vers les productions agricoles qui relocalisent l'alimentation et favorisent les emplois, en particulier le maraîchage diversifié. La Confédération paysanne demande, en période de sécheresse, la généralisation partout en France des dérogations pour les maraîchers (sur les volumes d'eau et horaires d'irrigation) en particulier pour les semis et plantations.
De plafonner les volumes accordés par ferme, en fonction du nombre d'actifs et des productions. Les plafonds doivent être déterminés au niveau local et en fonction des condition-pédoclimatique et hydrogéologiques du territoire et relativement à des pratiques qui favorisent d'abord les économies d'eau. Les références historiques ne peuvent pas rester le seul critère dans l'attribution des volumes.
L'arrêt des méga-bassines, instrument d'accaparement de l'eau et de maladaptation.
mise en ligne le 24 mars 2024
sur www.humanite.fr
Alors que l’Union européenne compte aujourd’hui 27 États membres, une construction trop tournée vers les marchés financiers et les politiques austéritaires heurte les exigences sociales et démocratiques des peuples. Sans parler de la guerre en Ukraine qui secoue le continent…
Près de sept décennies après le traité de Rome, l’Union européenne se trouve confrontée à des défis difficiles à surmonter : la stagnation économique, les inégalités sociales et le réchauffement climatique… mais aussi la crise de la représentation politique, sans oublier la guerre en Ukraine.
Dans ce contexte, si les peuples ne remettent pas en question la validité d’une construction commune, ils questionnent largement les orientations politiques. Ces interrogations seront au cœur des élections européennes qui se tiendront du 6 au 9 juin.
Dans l’Eurobaromètre rendu public en décembre 2023, une majorité d’Européens issus des 27 pays considèrent que leur « appartenance à l’Union européenne est une bonne chose ». Mais ils sont aussi plus nombreux à penser que « les choses vont dans la mauvaise direction au sein de l’UE ». Pourquoi, selon vous, un tel décalage existe-t-il ?
Francis Wurtz (Député honoraire PCF au parlement européen) : Le paradoxe entre ces deux affirmations n’est qu’apparent ! D’un côté, il me paraît juste d’estimer nécessaire de s’organiser à l’échelle de chaque grande région du monde pour répondre de façon coordonnée et cohérente aux grands enjeux mondiaux. On pense immédiatement au climat et à la biodiversité, aux risques de pandémies, à l’accueil des personnes migrantes, etc.
Il y a aussi des interdépendances moins visibles, mais aux effets hyperstructurants sur nos sociétés, comme le rapport aux firmes multinationales, aux marchés financiers, au développement fulgurant du numérique, etc. Et il y a naturellement l’enjeu vital de la prévention des conflits, de la préservation ou du rétablissement de la paix. Face à tous ces défis, chaque pays est dans l’incapacité de tout maîtriser.
Ce devrait être la raison d’être d’un ensemble comme l’Union européenne (UE) de créer les conditions de l’élaboration démocratique de réponses communes à ces problèmes communs, dans un sens répondant aux attentes des peuples concernés. Or, tel n’est, à l’évidence, pas le cas !
La construction européenne est conçue pour servir les intérêts du capital. Elle est au garde-à-vous devant les marchés financiers. Les rapports de force peuvent arracher des bouts de réponses aux enjeux évoqués, mais la plupart du temps ces « solutions » vont à l’encontre des attentes : d’où les frustrations légitimes exprimées par une majorité d’Européennes et d’Européens.
Mathilde Dupré (Codirectrice de l’Institut Veblen et coautrice de Chroniques critiques de l’économie (Bréal, 2023) : Dans la période de crises multiples que nous traversons, le pessimisme est de mise bien au-delà des frontières de l’UE. Objectivement, les conflits et les tensions géopolitiques qui se multiplient tendent à rendre la tâche des décideurs européens encore plus difficile. Toutefois, pour beaucoup de citoyens européens, l’UE apparaît comme l’échelon pertinent pour faire face aux différents défis que notre génération doit relever.
Sur les sujets environnementaux, elle s’est révélée régulièrement en avance sur les États membres. La voix de l’UE est aussi influente dans les négociations internationales. Avec son marché commun de près de 450 millions de riches consommateurs, elle peut peser dans la définition de règles ambitieuses. Mais son action est souvent entravée par les nombreux désaccords entre États membres, notamment sur les sujets de politique étrangère, qui ne lui permettent pas toujours de jouer son rôle dans les arènes internationales.
Les détracteurs de l’UE feignent aussi souvent d’oublier que ce sont toujours les États membres, au sein du Conseil, qui ont le dernier mot dans le processus de décision. Le vrai défi est donc de trouver comment gérer nos désaccords et avancer ensemble. À mon sens, une partie de la réponse se joue dans le nécessaire renforcement du rôle du Parlement européen et une plus grande transparence des délibérations du Conseil.
Guillaume Sacriste (Maître de conférences au Centre européen de sociologie et de science politique à l’université Paris-I Sorbonne) : Ces dernières années ont profondément transformé l’Union. À la faveur des crises permanentes qu’elle a connues, depuis la crise financière de 2008 jusqu’à la guerre en Ukraine, en passant par la crise grecque et la pandémie, elle est finalement beaucoup plus présente dans le quotidien des citoyens européens ordinaires.
En science politique, on dit qu’il y a eu un processus de politisation de l’Europe, au sens où la question n’est plus de savoir si l’on est pour ou contre – même les partis d’extrême droite semblent avoir fait le deuil d’une sortie de l’Europe –, mais de savoir si elle est capable de répondre aux nouveaux défis qu’on lui confie : faire la guerre, lutter contre le réchauffement climatique, construire une politique de l’immigration, etc.
Plus que jamais, elle est en charge de la sécurité de ses citoyens dans un monde qui n’a jamais été aussi incertain. On l’investit politiquement de tous côtés. Mais, dans le même temps, cette puissance publique européenne, chargée de sécuriser ce monde, n’a pas du tout la légitimité politique pour le faire. Je crois que c’est ce décalage entre les attentes qu’elle suscite et son illégitimité politique qui explique les résultats de l’Eurobaromètre.
Coopérations, Europe sociale, crise économique et environnementale… L’UE est-elle à la hauteur ?
Mathilde Dupré : La Commission européenne nommée en 2019 avait, contre toute attente, produit une feuille de route relativement ambitieuse pour une transition écologique juste de l’UE avec un objectif de neutralité climatique et de décorrélation de la croissance économique de l’utilisation de ressources.
Ce paquet vert était une réponse directe aux mobilisations citoyennes croissantes en faveur du climat et à la forte augmentation de la participation des jeunes au scrutin. Et il faut reconnaître que l’UE a aussi su maintenir ce cap en dépit de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Les avancées législatives ont été réelles sur le champ climatique et énergétique, même s’il est encore trop tôt pour en mesurer les impacts concrets et leur efficacité par rapport aux objectifs annoncés.
En parallèle, il y a eu quelques grands ratés comme la révision de la PAC, qui a été menée sans réelle cohérence avec ces objectifs de transformation écologique de l’UE. Tous les grands textes prévus sur les enjeux de biodiversité et de pollution ont été abandonnés à la fin du mandat. Le résultat des prochaines élections sera donc déterminant pour l’avenir de ce pacte vert et le renforcement de son volet social. Et la participation sera à nouveau clé, car pour l’instant les sondages donnent plutôt gagnants les partis opposés à cet agenda.
Les institutions européennes doivent évoluer. Les capacités budgétaires propres de l’Union devraient être développées pour lui permettre d’investir davantage dans la transition écologique, y compris dans l’accompagnement des mutations sociales. L’UE doit enfin changer de logiciel macroéconomique et utiliser tous les leviers possibles (règles budgétaires, marché commun, politiques commerciale et monétaire) pour garantir le respect des limites planétaires et la cohésion sociale.
Francis Wurtz : Non seulement l’UE n’est « pas à la hauteur », mais sa conception et nombre de ses structures doivent être remises en cause ! D’abord, le social ne doit plus être une variable d’ajustement des stratégies financières, mais devenir, avec l’écologie, le cœur du projet européen. Ensuite, l’hyperverticalité de la « gouvernance » de l’UE (Banque centrale indépendante, surveillance de la politique budgétaire des États par la Commission, règles arbitraires du pacte de stabilité, mise à l’écart des citoyennes et des citoyens des choix essentiels, etc.) doit être remise en question.
Enfin, l’alignement politique sur l’Occident et militaire sur l’Otan doit cesser, car il nous isole de la majorité de l’humanité et nous fait courir de vrais dangers. Que faire ? L’expérience historique de 2005, avec la mobilisation citoyenne exemplaire pour un « non de gauche » au traité constitutionnel européen, mériterait d’être réétudiée pour en corriger les limites et en promouvoir les potentialités.
Guillaume Sacriste : À la suite du politiste Peter Lindseth, j’utilise la notion de « métabolisme constitutionnel » : l’Europe n’a pas cette capacité, c’est-à-dire celle de mobiliser légitimement et massivement les ressources humaines et fiscales de la communauté qu’elle régit afin de produire des biens publics, qu’il s’agisse d’un salaire minimum, d’une protection sociale, d’une transition énergétique juste, d’une politique d’accueil et de codéveloppement, etc.
Cette capacité repose sur la légitimité des institutions politiques, et tout particulièrement des Parlements élus au suffrage universel direct. Or, dans l’Union, le Parlement européen n’a jamais eu cette capacité. On a beau répéter qu’il y a problème de déficit démocratique de l’Union, on n’en fait rien. Je crois que renforcer la légitimité de l’Union pour lui donner cette capacité de « métabolisme constitutionnel » passe par une réforme institutionnelle.
Les Parlements nationaux doivent être associés à la prise de décision européenne, car ils continuent de représenter les citoyens nationaux beaucoup mieux que le Parlement européen. Ils possèdent cette capacité métabolique. Ce sont eux et eux seuls qui sont légitimes pour lever des impôts au niveau européen : impôts sur la fortune des super-riches ou impôts sur les grandes sociétés bénéficiaires du marché unique. C’est cette réforme que nous avions proposée avec Stéphanie Hennette, Thomas Piketty et Antoine Vauchez dans Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Seuil, 2017).
La promesse européenne était de garantir la paix sur le continent. Pourtant, sont survenus plusieurs conflits (Croatie, Kosovo) et aujourd’hui la guerre en Ukraine. Est-ce un échec de l’Union européenne ?
Guillaume Sacriste : La promesse était d’abord celle d’une paix franco-allemande. Mais l’Europe s’est aussi constituée comme une puissance antisoviétique. Et le projet de Communauté européenne de défense de 1952 était bien celui d’une armée de l’Europe occidentale à même de jouer un rôle d’endiguement de l’URSS. Je crois que le projet européen était plutôt celui de la construction d’un rouage de la dissuasion.
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est un test décisif : est-elle dissuasive face à Poutine ? Mais l’on voit bien que même en France, le président de la République cherche le soutien du Parlement pour mener sa politique de soutien à l’Ukraine. Comment le Parlement européen aurait-il la légitimité de voter une politique massive d’aide à l’Ukraine ?
Les chefs d’État et de gouvernement européens ne pourront jamais prendre une décision d’entrée en guerre sans y être autorisés par leurs Parlements nationaux, c’est le test ultime du métabolisme. Et de nouveau se pose la question d’une réforme européenne qui associe directement les Parlements nationaux à la prise de décision européenne, si l’Europe veut jouer son rôle de dissuasion !
Mathilde Dupré : Sans faire de politique-fiction, on peut certainement penser que les conflits auraient été plus nombreux sans l’Union européenne. Et à ce jour sept citoyens de l’UE sur dix estiment que l’UE est un havre de stabilité dans un monde en crise. Mais l’UE – voire plutôt certains États membres – a parfois fait preuve de naïveté en considérant que l’approfondissement des relations commerciales suffirait à prévenir les conflits.
L’invasion de la Russie par l’Ukraine est un profond démenti de cette stratégie. Si ce conflit est extérieur à l’UE, il met à l’épreuve sa capacité à parler d’une seule voix sur la scène internationale et à apporter un soutien collectif à l’Ukraine. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, la politique étrangère de l’Union devra nécessairement s’affirmer davantage.
Francis Wurtz : Il est vrai qu’il n’y a plus eu de guerre entre pays membres de l’UE – ce qui est un immense bienfait ! –, même si le rôle de l’UE dans cette situation reste à démontrer. Dans ces différents conflits, les responsabilités essentielles ne sont pas imputables à l’UE, mais celle-ci ou certains États membres ont une part de responsabilité dans ces désastres.
Ainsi, la précipitation de l’Allemagne de Kohl à reconnaître unilatéralement la Croatie a contribué à l’embrasement de l’ex-Yougoslavie. Le bombardement de Belgrade par l’Otan et le détachement par la force du Kosovo de la Serbie, alliée de la Russie, ne fut pas pour rien dans la montée des tensions Est-Ouest. Quant à l’Ukraine, si le Kremlin est le seul responsable de l’agression contre ce pays souverain, le consentement européen à l’extension de l’Otan, puis le refus des Européens d’examiner en 2008 le projet de traité de sécurité proposé par Medvedev, puis le fait de sommer l’Ukraine de choisir entre un accord avec l’UE et un accord avec Moscou (au lieu de faire de ce pays une passerelle) furent à mes yeux de graves erreurs aux conséquences difficiles à évaluer mais possiblement profondes.
Le défi crucial aujourd’hui est d’œuvrer à une solution politique globale au désastre de la guerre – sans entériner les conquêtes territoriales par la force, mais en prenant en considération les aspirations légitimes du peuple russe à la sécurité face à l’Otan –, en impliquant tous les États du monde qui ont exprimé leur disponibilité à favoriser une paix durable.
mise en ligne le 23 mars 2024
Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr
Le 24 avril 2013, nombre de consommateurs occidentaux découvraient, derrière les décombres du Rana Plaza et les 1 135 victimes de l’effondrement de cette usine textile construite au Bangladesh en violation de toutes les règles de sécurité, que bien des grandes marques occidentales « au-dessus de tout soupçon » ne se souciaient guère des conditions dans lesquelles étaient fabriqués leurs vêtements. Cet effroyable scandale fut la source d’une prise de conscience dans l’opinion publique : il fallait coûte que coûte « faire quelque chose » pour qu’à l’avenir les entreprises européennes ne puissent plus se défausser de leurs responsabilités concernant les atteintes aux droits humains et environnementaux commises dans tous les maillons de la chaîne de valeurs, depuis leurs fournisseurs jusqu’à leurs sous-traitants.
C’est ainsi qu’en 2017 fut adoptée en France – pour la première fois au monde – une loi sur « le devoir de vigilance » des entreprises. Sa portée était, certes, limitée – seules 263 entreprises étaient concernées – mais une brèche était ouverte, où se sont engouffrés syndicats, ONG et militantes ou militants de gauche ou écologistes. Parmi elles et eux, des parlementaires européens, notamment de notre groupe de la gauche, se fixèrent pour objectif d’obtenir le vote d’une directive (une loi européenne) la plus contraignante possible en matière de « devoir de vigilance ».
Premier succès, ils obtinrent de la Commission européenne en 2022 qu’elle publie un projet de directive, que le Parlement européen se chargera d’amender sérieusement afin de lui conférer une portée beaucoup plus significative : en juin 2023, une majorité de députés européens se prononça pour porter le seuil des entreprises concernées à 250 salariés, les contrevenants risquant une amende équivalant à 5 % de leur chiffre d’affaires. (À noter que les élus et élues du parti d’Emmanuel Macron ainsi que ceux et celles du RN s’y opposèrent…) Restait à convaincre le « Conseil » (les représentants des 27 gouvernements) car l’adoption d’une directive suppose un accord des deux « colégislateurs ». De fait, six mois plus tard, à l’issue d’un tour de table informel, le Conseil fit connaître son accord de principe avec l’essentiel de la position du Parlement européen. (La France s’y rallia après avoir obtenu l’exemption de la future loi pour le secteur financier…) La voie semblait enfin dégagée pour le vote d’une directive s’appliquant aux entreprises de plus de 500 salariés et même à celles de plus de 250 salariés dans les secteurs sensibles (textile, agriculture, construction…).
Ce tournant déclencha un impressionnant surcroît de pressions des entreprises. Avec pour résultat… un revirement spectaculaire le 28 février dernier : 14 États, dont la France, constituèrent une minorité de blocage, Paris exigeant notamment le relèvement du seuil des entreprises concernées à 5 000 salariés. Les tractations reprirent de plus belle, pour finalement aboutir, à l’arraché, à un accord officiel d’une « majorité qualifiée » (55 % des États, représentant au moins 65 % de la population de l’UE) des États membres, le 15 mars. Le dernier mot reviendra au Parlement européen à la mi-avril. Même amoindri, le succès sera de taille !
Ce récapitulatif d’une longue bataille pour des droits sociaux et environnementaux est significatif à plusieurs égards : d’abord, il rappelle que, si on arrive à créer des rapports de force favorables, tant dans nos sociétés qu’au Parlement européen, des succès notables sont possibles ; ensuite, les slogans évoquant les « diktats de Bruxelles » oublient le rôle, souvent très négatif, d’une majorité d’États membres… parmi lesquels la France ; enfin, nos concitoyens et concitoyennes ont intérêt à bien choisir les candidates et les candidats à envoyer à Strasbourg et à Bruxelles le 9 juin.
mise en ligne le 23 mars 2024
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
La résolution présentée par les États-Unis, contrairement à ce qui avait été annoncé, ne portait aucune exigence amenant la Russie et la Chine à poser leur veto. Un nouveau texte, coordonné par le Mozambique, « exige » l’arrêt de la guerre et pourrait être soumis au vote rapidement.
Dans un entretien à la chaîne de télévision saoudienne Al Hadath, mercredi, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, affirmait que la résolution que son pays allait présenter devant le Conseil de sécurité des Nations unies « appelle à un cessez-le-feu immédiat lié à la libération des otages et nous espérons vivement que les pays la soutiendront ». Il parlait même d’un « signal fort ».
Depuis le début de la guerre menée par Israël contre la bande de Gaza, le 7 octobre, les Américains s’étaient systématiquement opposés à l’utilisation du terme « cessez-le-feu » dans les résolutions de l’ONU, bloquant trois textes en ce sens. Incontestablement, à première vue, quelque chose était en train de bouger.
La Chine et la Russie posent un véto
Mais le texte, qui a recueilli 11 voix en faveur, trois voix contre (Russie, Chine et Algérie) et une abstention (Guyana) n’a pas été adopté. La Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, ont mis leur veto ce vendredi à la résolution.
Que s’est-il passé ? Est-ce parce que « la Chine et la Russie ne voulaient simplement pas voter pour un projet rédigé par les US, parce qu’ils préfèrent nous voir échouer que de voir un succès du Conseil », comme l’affirme l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield, dénonçant une décision « cynique », elle qui, le 20 février, a mis son véto à une résolution proposée par l’Algérie. En un mois, des centaines d’enfants ont trouvé la mort dans l’enclave palestinienne.
En réalité, le texte soumis notait seulement « la nécessité d’un cessez-le-feu immédiat et durable pour protéger les civils de tous côtés, permettre la fourniture de l’aide humanitaire essentielle (…), et dans cette optique, soutient sans équivoque les efforts diplomatiques internationaux pour parvenir à un tel cessez-le-feu en lien avec la libération des otages encore détenus ».
Une résolution « excessivement politisée » ?
Or, en diplomatie les mots ont une véritable signification politique. Avant le vote, l’Ambassadeur russe à l’Onu, Vassily Nebenzia, dénonçait les tentatives des États-Unis pour « vendre un produit » au Conseil en utilisant le mot « impératif » dans leur résolution. « Cela ne suffit pas » et le Conseil doit « exiger un cessez-le-feu », affirmait-il. Il accusait les dirigeants américains de « délibérément induire la communauté internationale en erreur ». Le projet est destiné aux électeurs américains « pour leur jeter un os » avec un faux appel au cessez-le-feu.
Pour lui, la résolution était « excessivement politisée » et pouvait être lue comme un feu vert pour qu’Israël organise une opération militaire à Rafah. « Cela libérerait les mains d’Israël et entraînerait la destruction, la dévastation ou l’expulsion de toute la bande de Gaza et de toute sa population ».
De son côté, l’ambassadeur chinois, Zhang Jun, rappelait que l’action la plus urgente que le Conseil devrait prendre était d’appeler à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, conformément aux souhaits de l’Assemblée générale des Nations Unies et du Secrétaire général de l’ONU. Il a même accusé le Conseil d’avoir traîné les pieds et perdu trop de temps à cet égard.
Après ce rejet du texte américain, un document alternatif proposé par dix membres non permanents du Conseil et coordonnés par le Mozambique, circulait. « Ce projet est clair sur la question du cessez-le-feu et est conforme à la bonne direction de l’action du Conseil et est d’une grande pertinence.
La Chine soutient ce projet », soulignait Zhang Jun. Ce texte « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat pour le mois du ramadan », la libération immédiate de tous les otages et un flux humanitaire accru, alors que l’offensive israélienne a fait près de 32 000 morts à Gaza.
mise en ligne le 22 mars 2024
Axel Nodinot sur www.humanite.fr
La Journée mondiale de l’eau se tient ce vendredi 22 mars. Les Mahorais, citoyens du 101e département français, souffrent d’une dangereuse crise hydrique depuis plusieurs années. Ils dénoncent les manques de l’État et des collectivités, qui ont laissé la situation empirer.
Pour le ramadan, personne n’est laissé de côté. En ce mois de fête et de fraternité, les foyers de Mayotte se réunissent le soir venu sur la natte familiale, rompant le jeûne autour de poisson ou de poulet en sauce, de fruits à pain et de manioc frit, de samosas et du traditionnel houbou, une purée à base de farine de maïs ou de riz.
Pour étancher leur soif après les potins et les rires, les canettes de soda ont depuis longtemps remplacé l’eau. L’or bleu se fait rare dans le 101e département français, victime d’une grave crise hydrique depuis plusieurs mois. « Alors que les réserves sont remplies, on a toujours des coupures un jour sur trois », déclare Sedji, jeune femme de Mamoudzou, le chef-lieu mahorais.
« Si tu as le malheur de ne pas avoir fait de réserves le jour de la coupure, tu ne peux pas cuisiner et tu te retrouves avec de la vaisselle sale pour trois jours », abonde Sarienti depuis Chiconi, à l’ouest de l’île. Elle habite avec son mari sur le terrain familial et doit donc préparer le foutari – le repas de rupture du jeûne – la veille pour le lendemain soir.
Une logistique « horrible » à tenir en plus du travail, des embouteillages incessants et des violences délinquantes qui peuvent frapper à tout moment. « C’est pire pour les plus âgés », continue Sarienti. Elle partage sa cour avec sa mère et sa grand-mère qui, à 74 ans, souffre du manque d’eau : « Quand elle accueille ses petits-enfants, elle n’a plus assez pour elle, donc elle doit remplir des bassines pour faire des réserves. »
La crainte des Mahorais est palpable, alors que la tant attendue saison des pluies tire à sa fin, et que l’île au lagon repartira bientôt pour six mois de saison sèche. L’année dernière, les habitants n’avaient de l’eau que deux jours par semaine, à certains horaires. Un sort inhumain pour les 310 000 habitants du département, délaissés par la France qui figure pourtant parmi les dix puissances mondiales.
« Je dois rester éveillée tard le soir pour attendre que l’eau soit transparente. » Sarenti, habitante de Mayotte
Les « coupures techniques » peuvent survenir à n’importe quel moment et sont annoncées en retard par la Société mahoraise des eaux (Smae), délégataire du service d’eau et d’assainissement. « Dimanche matin, la voisine vient me voir pour me demander si j’ai de l’eau : je vérifie, rien, déplore Rose, originaire de l’Hexagone. Sans réserves, j’ai dû attendre pour le ménage, la cuisine, la douche, etc. » Pour leur consommation, la population est contrainte d’acheter des packs d’eau pour un montant minimum de six euros.
Après la pluie vient le choléra
Mayotte subit un nouveau drame : un premier cas de choléra a été recensé, cette semaine, par l’agence régionale de santé (ARS). Présente sur les Comores voisines, l’infection contagieuse n’a pas provoqué d’épidémie en France depuis le XIXe siècle. « Pour éviter ou contenir une épidémie de choléra, il faut que la population puisse avoir accès à de l’eau potable pour boire, se laver, cuisiner, explique Manon Gallego, directrice France de l’ONG Solidarités international, présente auprès de l’ARS. Or, ça n’est pas le cas à Mayotte puisque 18 % de la population n’a pas accès à l’eau potable à domicile, ce qui l’oblige à avoir recours à des sources d’eau non vérifiées. »
Les distributions de bouteilles d’eau à certains foyers et la prise en charge des factures par l’État ont toutes deux cessé depuis le 1er mars. « L’État (…) doit tenir sa parole et faire preuve de solidarité envers les Mahorais en continuant à prendre en charge les factures d’eau jusqu’à la fin effective des coupures et des tours d’eau, ainsi que le retour avéré de sa potabilité », demande l’Association des maires mahorais au premier ministre, Gabriel Attal.
L’eau qui sort des tuyaux, malmenés par les incessantes coupures, est souvent de couleur blanche, jaune ou marron. « Je dois rester éveillée tard le soir pour attendre qu’elle soit transparente. Nous sommes fatigués de cette situation », souffle Sarienti. Rose surenchérit : « Je n’ai aucune confiance en l’ARS, ça fait plus d’un an qu’ils nous disent que l’eau est potable, mais qu’il faut la faire bouillir avant. »
Quand les robinets sont à sec, les familles puisent dans des bassines et des seaux de réserve, où les moustiques-tigres, porteurs de la dengue, ont pu pondre. Elles se rendent également jusqu’aux rares rivières de l’île, utilisées comme poubelles, lavoirs et toilettes publiques. L’année dernière, au pic de la crise, plusieurs maladies ont été enregistrées. « En novembre-décembre, l’épidémie de gale était incontrôlable, tonne Sedji. Les collèges et lycées ne proposaient aux élèves qu’une bouteille d’eau tous les deux jours. Il ne faut pas avoir soif, surtout sous 35 degrés ! Alors les jeunes allaient boire dans les citernes, où l’eau était stockée depuis plusieurs jours, sous le soleil, et tombaient malades. C’est soit ça, soit mourir de soif ! »
Face aux risques sanitaires encourus, des habitants se sont récemment rassemblés au sein du collectif Pado afin de « demander réparation et condamnation des responsables moraux et physiques » de la situation. Sur le banc des accusés, la Smae, que le collectif a réussi à faire condamner en première instance, le 8 décembre 2023, et en appel ce mercredi 20 mars. « C’est une petite victoire », estiment les membres, qui poursuivent la procédure pénale afin que « des comptes soient rendus ». La Ligue des droits de l’homme s’est constituée partie civile aux côtés des Mahorais, qui veulent se joindre à « une procédure ouverte à tous », rappelle l’une des initiatrices.
« L’État piétine sa propre réglementation »
Les manques de l’État, de la Smae et de son délégant, le Syndicat des eaux de Mayotte, qui n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations, ne datent pas d’aujourd’hui. Ils ont progressivement abandonné les Mahorais à des conditions sanitaires déplorables, alors même que « les factures continuaient d’arriver avec des montants parfois exorbitants pour seulement deux jours d’eau par semaine », rappelle Sedji.
Le réseau vétuste appartient à la Sogea, filiale du groupe Vinci. La demande d’eau s’élève à 43 000 mètres cubes par jour, mais seuls 39 000 mètres cubes peuvent être produits en saison des pluies. Les fuites d’eau dans le réseau mahorais représentent une perte estimée par la préfecture à quelque 10 000 mètres cubes quotidiens.
Le seul projet capable de mettre fin aux tours d’eau est la seconde usine de dessalement, dont l’apport minimal de 10 000 mètres cubes est prévu pour 2025. Mais « chat échaudé craint l’eau froide », ose l’un des membres du collectif Pado : la première du genre, en Petite-Terre, est loin de fournir les 5 300 mètres cubes promis à sa construction. Et sa « petite sœur » pose déjà problème.
Planifié à Ironi Bé, sur la côte est, l’établissement de 30 millions d’euros, au bas mot, menacerait l’un des plus beaux récifs coralliens du monde, en rejetant la saumure dans le lagon. « Il n’y a pas eu d’études d’impact, de courantologie, d’enquête publique, liste Ali Madi, président de la Fédération mahoraise des associations environnementales (FMAE). Si l’État français piétine sa propre réglementation, comment doivent se comporter les Mahorais et les étrangers qui n’ont rien ? »
Les associations locales ont pourtant proposé des pistes alternatives aux institutions, comme la réutilisation des eaux usées traitées pour l’agriculture et le bâtiment. Elles sont restées lettre morte. Ali Madi dénonce une « usine qui va coûter très cher pour satisfaire les multinationales et appauvrir encore le Mahorais. Quand le litre d’eau passera à 9 euros, je pourrai payer, mais les autres qui vivent sous le seuil de pauvreté ? Ils seront obligés de boire dans les puits et contracteront des maladies comme le choléra ».
« La crise de l’eau était prévisible. Nous avons un schéma directeur de l’aménagement et de la gestion en eau depuis 2010, avant la départementalisation (de 2011 – NDLR), car c’est une obligation européenne, précise le président de la FMAE. Mayotte ne doit pas être une exception, elle doit avoir les mêmes droits que l’Hexagone car, sinon, rien n’avance. » Rose partage le même désespoir : « On est en 2024, le problème est toujours là et tout le monde s’en fout. On est aguerris, mais c’est lourd au quotidien, il faut le vivre pour le comprendre. Et, avec le réchauffement climatique, ça peut très bien arriver en métropole. »
mise en ligne le 22 mars 2024
Rami Abou Jamous sur https://orientxxi.info/
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.
Jeudi 21 mars 2024.
Trois dirigeants du Hamas ont été tués par l’armée israélienne ces derniers jours. Un à Gaza-ville, un à Nusseirat et le troisième au nord de la bande de Gaza. Tous trois étaient responsables de la coordination pour sécuriser l’aide humanitaire qui passe via les camions, depuis la frontière égyptienne à Rafah, jusqu’au nord de la bande de Gaza en passant par Gaza ville.
La date de leur assassinat ne doit rien au hasard. Il y a environ cinq jours, deux convois ont effectivement réussi à atteindre la ville de Gaza et le nord de la bande de Gaza. Ils ont livré leur cargaison de farine aux entrepôts de l’UNRWA à Jabaliya. Ces convois humanitaires venus d’Égypte n’ont pas été attaqués.
Pourquoi cela s’est bien passé ? Parce que le Hamas avait déployé ses hommes tout au long du parcours, sur la rue Salaheddine, la plupart armés de bâtons. Auparavant, l’organisation avait publié un communiqué disant qu’il ne fallait pas se trouver dans ces endroits-là, et ne pas tenter d’arrêter les camions, surtout sur ce qu’on appelle le rond-point du Koweït, là où des camions d’aide humanitaire ont été attaqués et où l’armée israélienne a tiré sur les gens. Ces gardes – pour la plupart des jeunes - déployés n’étaient pas des policiers, mais des militants du Hamas. Deux convois se sont donc succédé sans encombre pendant deux jours. Le troisième jour, les Israéliens les ont bombardés.
Il y aurait eu plus de vingt morts ce jour-là. Après quoi, l’armée israélienne a assassiné ces trois hommes. Le premier à l’hôpital Al-Chifa, le deuxième dans une voiture à Nusseirat et le troisième à côté d’un entrepôt de l’UNRWA je crois. Pourquoi ? Parce que ces hommes du Hamas organisaient la protection des convois terrestres. Leur efficacité n’a pas plu aux Israéliens. Le passage des camions sans difficulté menaçait de faire capoter leur projet de faire arriver l’aide humanitaire par la mer, et ça contredisait leur propagande comme quoi « le Hamas détourne l’aide ».
Pour comprendre leurs motivations, il faut savoir que dans le nord de la bande, la situation est encore pire qu’au sud. La famine s’est installée parmi les quelque 400 000 personnes qui n’ont pas fui vers le sud comme voulait les y pousser l’armée israélienne. Si les Israéliens veulent empêcher toute aide humanitaire de parvenir depuis le sud, c’est probablement parce qu’ils veulent séparer définitivement les deux parties de la bande, laissant le sud à l’Égypte, et faire du nord une zone tampon administrée par eux. Voilà pourquoi Israël cherche toujours à organiser le désordre pour pouvoir prétendre qu’il est impossible de faire passer l’aide par voie terrestre du sud vers le nord, qu’il y a des détournements, des attaques.
Ce qui rend les Israéliens furieux, c’est que le Hamas est toujours là, qu’il est encore puissant, et qu’il a résolu la question des pillages.
Les Israéliens veulent s’appuyer sur les « grandes familles » de Gaza, qui sont devenues en quelque sorte des clans mafieux et qui avaient pu, au début, attaquer les convois d’aide humanitaire. Le Hamas a réagi par la manière forte. On parle de l’exécution de treize membres de l’un de ces clans, je reviendrai dessus dans une prochaine page de mon journal pour Orient XXI.
Après l’assassinat des trois responsables de la protection des convois humanitaires, que peut-il se passer ? Le Hamas trouvera sans doute une solution. C’est un mouvement très bien organisé, de la base vers le sommet, qui a une hiérarchie très développée. Et sa dimension religieuse fait qu’il y a une grande loyauté envers les chefs et envers le mouvement en général.
D’ailleurs, les Israéliens croient-ils à leur propre propagande, quand ils disent que c’en est bientôt fini du Hamas ? Si c’est le cas, pourquoi sont-ils en train de négocier avec eux au Caire ? Éradiquer le Hamas ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudrait au moins que l’armée israélienne occupe la bande de Gaza pendant au minimum deux ou trois ans pour y arriver.
mise en ligne le 21 mars 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Le militant a été placé en garde à vue mercredi 20 mars, et deux compagnons d’Emmaüs-Roya en retenue administrative, après un contrôle routier. Tous trois ont été relâchés jeudi midi. La préfecture des Alpes-Maritimes assume, le ministère de l’intérieur garde le silence.
IIl a d’abord signalé un nouveau « petit contrôle au faciès » dans une vidéo postée sur le réseau social X. Cédric Herrou n’imaginait sans doute pas qu’il serait interpellé, en plus des hommes qui l’accompagnaient en voiture pour se rendre sur leur lieu de travail, mercredi 20 mars, en début d’après-midi. Les gendarmes mobiles ont profité d’un contrôle routier pour constater que certains des compagnons, membres de la communauté Emmaüs-Roya, étaient en situation irrégulière.
Ces derniers, l’un de nationalité gambienne, l’autre mauritanienne, ont été placés en retenue administrative, tandis que l’agriculteur, déjà connu pour son combat pour le principe de fraternité consacré par le Conseil constitutionnel, a été placé en garde à vue, pour « aide à la circulation d’étrangers en France ». « J’ai senti les policiers un peu embêtés, et c’est normal puisque ce n’est plus un délit à partir du moment où il n’y a pas de contrepartie financière », souligne Cédric Herrou. Tous trois ont été relâchés jeudi 21 mars, à midi.
Au moment de l’interpellation, raconte Cédric Herrou, les gendarmes lui « ont mis les menottes ». « Je leur ai demandé le motif de l’interpellation, et si j’étais placé en garde à vue. Mais on m’a notifié mes droits 3 h 30 après ma privation de liberté. » Le préfet des Alpes-Maritimes a affirmé que Cédric Herrou aurait refusé de présenter les documents du véhicule. « C’est faux, rétorque l’agriculteur. Les gendarmes nous ont suivis, et c’est parce qu’il y avait des Noirs dans la voiture. Je viens de faire 22 heures de garde à vue parce que je suis un opposant politique. Et dans un pays comme la France, cela interroge la notion d’État de droit. »
À l’été 2023, Mediapart était allé à la rencontre d’Emmaüs-Roya et avait raconté la genèse de ce projet mêlant agriculture et social – une première en France. La communauté permet depuis sa création d’approvisionner toute la vallée de la Roya en produits locaux et bio, et a convaincu, à force de travail acharné et de pédagogie, les plus réfractaires à la présence de personnes étrangères. C’est la première fois que les forces de l’ordre et les autorités s’en prennent ainsi à la communauté Emmaüs.
Dans la soirée de mercredi, le préfet des Alpes-Maritimes a choisi de communiquer sur X, confirmant l’interpellation de Cédric Herrou par des gendarmes mobiles dans le cadre d’un contrôle routier. « L’infraction routière retenue à son encontre et le refus de fournir les documents afférents à la conduite du véhicule ont entraîné l’immobilisation du véhicule. La présence à bord de passagers en situation irrégulière a conduit au placement en garde à vue de M. Cédric Herrou et au placement en retenue administrative des passagers », a-t-il poursuvi.
Sollicité à plusieurs reprises, le ministère de l’intérieur a préféré garder le silence.
« L’épine dans le pied de la préfecture »
« On a l’impression que c’est lié aux dénonciations qu’on a faites il y a dix jours », explique Marion Gachet, cofondatrice de la communauté, en référence à une vidéo publiée sur les réseaux sociaux montrant des militaires de l’opération Sentinelle effectuer un contrôle d’identité sur l’un des compagnons de la communauté, un contrôle « illégal » (ces derniers ne sont pas habilités à contrôler l’identité des citoyen·nes) et « au faciès » (la personne était noire), comme l’a souligné Cédric Herrou au moment des faits.
Filmée, la scène a suscité l’indignation et a été reprise dans de nombreux médias. Cédric Herrou avait constaté ces pratiques illégales des mois plus tôt, notamment dans les trains circulant à la frontière franco-italienne ou dans les gares. Il avait déjà publié une vidéo, devenue virale, en novembre 2023 ; et un communiqué interassociatif était venu condamner ce type de pratique.
« Des policiers m’ont dit que j’étais l’épine dans le pied de la préfecture. Je sais que tout ça fait suite au référé-suspension que j’ai déposé en justice pour mettre fin au contrôles d’identité effectués par les [soldats de] Sentinelle dans la région », confie Cédric Herrou.
Mercredi 20 mars, les forces de l’ordre suivaient la voiture depuis quelques minutes, rapporte Marion Gachet, « comme [si elles] l’avaient repérée et attendaient de pouvoir intervenir ». « Dans le PV d’interpellation, il est écrit que les gendarmes ont suivi le véhicule de l’association depuis la gare, et l’ont contrôlé parce que l’un des feux arrière était cassé. »
Par la suite, les motifs du contrôle et de l’interpellation ont évolué : d’abord présentée comme un simple contrôle routier, l’action s’est vite inscrite dans le cadre d’une « mission de lutte contre l’immigration clandestine », comme l’a affirmé le cabinet du préfet lui-même à France 3-Côte d’Azur.
Deux bénévoles et un membre de la communauté de nationalité française, également présents dans le véhicule, ont d’ailleurs été relâchés en fin de journée, mercredi. Se voulant rassurant, Cédric Herrou affirme ne pas se décourager. « Au contraire, ça me rebooste. Pour les compagnons, c’est plus embêtant. Mais ils vont bien, ils appartiennent à une lutte, on est un peu une famille et ils savent qu’on sera toujours là. »
Cédric Herrou et Marion Gachet invitent le préfet des Alpes-Maritimes à venir les rencontrer : « On dénonce des irrégularités parce qu’on est pour le respect du droit. Mais on est aussi dans une volonté de discussion et d’apaisement, on n’est pas là pour faire la guerre au préfet et il n’y a aucun intérêt à avoir de telles tensions, ni pour Emmaüs-Roya, ni pour la commune de Breil-sur-Roya, ni pour les autorités. »
« Préfet bulldozer »
Jusque-là, poursuit Marion Gachet, les membres de la communauté entretenaient « de très bonnes relations » avec la préfecture des Alpes-Maritimes. Mais, depuis l’arrivée du préfet Hugues Moutouh en septembre 2023, cette bonne entente s’est étiolée, regrette-t-elle. « Là, on a vraiment le sentiment qu’il se venge. » Le préfet est connu pour ses prises de position et de parole prônant la discrimination, comme lorsqu’il a déclaré, alors préfet de l’Hérault, que « les SDF étrangers n’étaient pas les bienvenus ».
Surnommé « préfet bulldozer », il avait aussi réservé une interpellation surprise à plusieurs sans-papiers venus de Paris, dès la sortie du train, alors qu’ils devaient manifester à l’occasion du sommet France-Afrique organisé à Montpellier en octobre 2021 – manifestation déclarée aux autorités en amont. Plusieurs d’entre eux avaient fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), doublée d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF).
Ces dernières années, la militarisation de la frontière lancée par les autorités, avec pour seul objectif de la rendre hermétique – sans toutefois y parvenir –, a contribué à un renforcement des contrôles sans précédent, dans les cols de montagne, sur les routes, dans les gares… Mais ces contrôles mènent surtout à des refoulements en cascade (soit des renvois côté italien), sans empêcher concrètement les personnes exilées d’entrer en France au bout de plusieurs tentatives infructueuses, comme ont pu le documenter les associations présentes dans la région.
Les associations d’aide aux exilé·es n’ont cessé d’alerter sur les effets de la militarisation de la frontière, qui conduit par ailleurs à l’enfermement de femmes, hommes et enfants dans des lieux sans véritable statut juridique (comme des préfabriqués) et pousse les personnes en migration à prendre toujours plus de risques pour éviter les contrôles. L’histoire de Blessing Matthew, une jeune Nigériane retrouvée morte dans la Durance, après avoir franchi la frontière avec deux camarades et avoir été poursuivie par les gendarmes, en est l’illustration.
Dans une décision rendue le 2 février 2024, le Conseil d’État a annulé l’article du Ceseda (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) « qui permettait d’opposer des refus d’entrée en toutes circonstances et sans aucune distinction dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures » et a enjoint à la France de respecter le droit d’asile, comme l’explique l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, qui a suivi le dossier de près.
Le 16 mars, l’association Tous migrants organisait une « grande maraude solidaire » pour dénoncer les « politiques d’invisibilisation » du sort réservé aux exilé·es et la « militarisation des frontières françaises dans le contexte de durcissement des politiques migratoires et de la loi Darmanin ».
mise en ligne le 21 mars 2024
Bruno Odent sur www.humanite.fr
Rolf Mützenich, président du groupe SPD au parlement allemand, défraye la chronique en refusant la fuite en avant guerrière européenne, et prône un retour de la diplomatie en appuyant les efforts de médiation de paix du « Sud global », dont la Chine.
Il ne fait pas bon juger qu’une issue diplomatique et négociée à la guerre en Ukraine est de loin préférable à la poursuite de l’escalade militaire. Rolf Mützenich, le président du groupe SPD (Parti social-démocrate) au Bundestag, l’a appris à ses dépens à l’occasion d’un débat houleux au parlement allemand sur le bien-fondé de livrer ou non des missiles Taurus de longue portée à Kiev.
Intervenant à la tribune du parlement allemand, Mützenich s’est interrogé : « N’est-il pas temps pour nous de ne plus seulement discourir sur la manière de conduire une guerre, mais de réfléchir à comment on peut geler cette guerre, et plus tard la terminer ? »
L’envoi de missile Taurus au cœur du débat public outre-Rhin
Interrogé sur cette levée de boucliers à son endroit, le chef du groupe SPD a refusé d’apporter la moindre correction à ses propos, faisant remarquer : « Le gel d’une guerre, c’est la phase de premiers accords de cessez-le-feu, préalable indispensable avant d’entamer des négociations pour mettre fin au conflit. » Au grand dam de la ministre verte des Affaires étrangères qui s’est, elle, engagé jusqu’au bout pour une livraison de missiles Taurus.
Jouant sur une fibre atlantiste débridée, Annalena Baerbock plaide même leur envoi par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne, aux côtés de David Cameron, le ministre conservateur des Affaires étrangères de sa gracieuse majesté. Lequel propose-lui d’acquérir les Taurus allemands pour les mettre ensuite à disposition de l’Ukraine.
Si entre-temps, une majorité du parlement allemand a rejeté une motion de la CDU réclamant la livraison de missiles Taurus à Kiev, l’intervention de Mützenich a été vilipendée par les médias dominants, et surtout par plusieurs dirigeants des deux partis, verts et libéraux, pourtant « partenaires » du SPD au sein de la coalition gouvernementale.
La force de conviction de Rolf Mützenich et son refus de céder aux formidables pressions, qu’elles viennent de ses alliés ou des médias, illustre la vitalité des principes hérités de la démarche de l’ex-chancelier social-démocrate, Willy Brandt, pour promouvoir une « Ostpolitik » (terme qui désigne la politique extérieure de l’Allemagne de l’Ouest entre 1969 et 1974), fondée sur la détente, qui a sans doute largement contribué à éviter à l’Europe et au monde que la guerre froide de jadis ne se transforme en apocalypse nucléaire.
Mützenich n’en souligne pas moins la nécessité de continuer à aider l’Ukraine, y compris sur le plan militaire, face à l’agression de la Russie de Vladimir Poutine. Sa position semble désormais largement partagée, selon les derniers sondages, au sein de l’opinion publique allemande. Elle constitue un indiscutable point d’appui pour tous les partisans de la paix en Europe.
D’autant que le chef du groupe parlementaire SPD met aussi en avant le scepticisme du « sud global » à l’égard de la stratégie de Washington et des Occidentaux et le désir de ces pays d’arrêter un conflit aux conséquences ravageuses pour leurs propres populations en avançant – « comme la Chine », pointe-t-il – des plans de paix sérieux mais jamais pris en compte.
mise en ligne le 20 mars 2024
sur https://www.greenpeace.fr/
Le Sénat va enfin se prononcer sur le CETA, près de 5 ans après le passage en force à l’Assemblée nationale en plein été, en juillet 2019. Il est temps, surtout que 90% de cet accord est de fait déjà entré en application « provisoire » depuis septembre 2017. L’application totale du texte requiert la ratification des États-membres : la France fait partie des 10 pays qui peuvent encore bloquer cet accord aux risques largement documentés tant pour l’agriculture, les normes sanitaires et environnementales, le climat ou encore le droit à réguler des États.
Dans une lettre ouverte signée par près de 30 organisations, le collectif Stop CETA-MERCOSUR (voir la liste de ses membres ) et ses partenaires appellent les Sénatrices et Sénateurs à voter contre la ratification du CETA afin d’ouvrir la possibilité d’« une remise à plat de la politique commerciale européenne » et invitent les citoyennes et citoyens à soutenir cet appel. Aux côtés de la Confédération paysanne, le collectif national Stop CETA-MERCOSUR donne RDV à partir de 10 heures le jeudi 21 mars devant le Sénat pour demander aux sénatrices et sénateurs de voter CONTRE la ratification du CETA.
ENFIN. Huit ans après sa finalisation, sept ans après la décision au forceps consistant à appliquer « provisoirement » la partie commerciale du CETA sans que l’accord ne soit pleinement ratifié par les 27 États-membres de l’UE, et près de cinq ans après un vote à l’Assemblée nationale qui avait fortement divisé la majorité présidentielle d’alors , le débat sur la ratification du CETA , maintes fois promis sans lendemain par l’exécutif, est enfin inscrit, par une porte dérobée, à l’ordre du jour du Sénat ce jeudi 21 mars.
Dans l’actualité de la mobilisation du monde agricole qui a énoncé les accords de libre-échange, tout particulièrement l’accord UE-Mercosur, voter CONTRE la ratification du CETA enverrait un message clair : il est temps de remettre à plat la politique commerciale européenne pour que l’agriculture ne serve plus de monnaie d’échange sur le dos des agriculteurs et agricultrices, de notre souveraineté alimentaire et de la qualité de notre alimentation. Rappelons par exemple que le Canada utilise plus de 40 pesticides interdits dans l’UE et peut toujours nourrir son bétail avec des farines animales – pratique strictement interdite en France et dans l’UE depuis 2001.
Nouvelle-Zélande, CETA, Mercosur, tous ces accords sont fondés sur la même logique : ouverture de nouveaux marchés aux entreprises multinationales européennes contre la libéralisation des marchés agricoles européens et l’importation de matières premières au coût le plus bas possible. La mise en concurrence de systèmes productifs nationaux si différents génère des formes de concurrence déloyale, au sein de l’UE mais aussi dans les pays tiers, conduisant à la destruction d’emplois et d’activités, et entraînant une pression à la baisse sur les normes environnementales et sociales. Car ces normes sont considérées dans ces négociations comme des barrières au commerce. Cela doit cesser.
Ces accords n’ouvrent pas que de nouveaux quotas d’importation et d’exportation : ils instituent des règles et des dispositifs qui restreignent les capacités des pouvoirs publics à mettre en œuvre des politiques de lutte contre le réchauffement climatique, de relocalisation et de protection d’activités jugées stratégiques, notamment de services publics. Directement en limitant considérablement des politiques privilégiées des entreprises locales aux fournisseurs internationaux. Et potentiellement par l’effet dissuasif , comme c’est le cas pour le CETA, de la mise en place d’une justice d’exception qui permet aux entreprises multinationales d’attaquer les États ou l’UE s’ils prennent des mesures plus protections considérées par les investisseurs contraires à leurs intérêts ( mécanisme d’arbitrage connu sous le nom d’ISDS ).
Pour le collectif Stop CETA-MERCOSUR (voir la liste de ses membres), qui regroupe ONG, syndicats et associations mobilisés depuis des années contre ces accords :
« Voter contre le CETA ne signifie pas s’isoler et mettre fin au commerce transatlantique entre l’UE et le Canada, pas plus qu’isoler la France en Europe. Voter contre la ratification du CETA c’est ouvrir les conditions de possibilité d’une remise à plat de la politique commerciale européenne ; en 2024 ce n’est pas du CETA et du MERCOSUR dont nous avons besoin pour relever les défis climatiques, agricoles, sociaux, écologiques, économiques et géopolitiques auxquels nous faisons face, et encore moins dans leur version actuelle. »
Aux côtés de la Confédération paysanne, le collectif national Stop CETA-MERCOSUR appelle à se retrouver le 21 mars à partir de 10 heures devant le Sénat pour demander aux Sénatrices et Sénateurs de voter CONTRE la ratification du CETA.
Le collectif national Stop CETA-MERCOSUR appelle également les citoyennes et citoyens à le soutenir et à écrire (voir le Kit d’action) aux Sénatrices et sénateurs pour leurs demander de voter CONTRE la ratification du CETA
mise en ligne le 20 mars 2024
Jessica Stephan sur www.humanite.fr
Le ministère de l’Agriculture a initié, le 15 mars, un cycle de réunions de travail sur les alternatives aux produits phytosanitaires interdits. Le risque de voir davantage de pesticides autorisés est pointé.
« Pas d’interdiction sans solution » en matière de pesticides, avait décrété le premier ministre, Gabriel Attal, en réponse aux manifestations des agriculteurs en début d’année. Vendredi 15 mars, le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire a lancé un cycle de réunions visant à trouver des « solutions et alternatives aux produits phytosanitaires interdits ».
Ces réunions de travail filière par filière doivent réunir les acteurs institutionnels – administrations, Anses, Inrae, Acta, chambres d’agriculture… – et les représentants de la profession agricole. Une initiative supplémentaire parmi de nombreux dispositifs existants, dont les contours demeurent flous et dont les objectifs inquiètent.
Le ministère à la chasse aux « surtranspositions » de directives européennes
Le ministère affirme vouloir analyser les préoccupations apparues au sein de la profession agricole, « ces dernières semaines », sur de possibles « distorsions de concurrence sur certains usages de produits phytopharmaceutiques ». La France délivrerait moins d’autorisations de mise sur le marché de pesticides que d’autres États membres de l’Union européenne, au désavantage des agriculteurs français.
En cause, d’éventuelles surtranspositions françaises des directives européennes en la matière, à « lever si tel était le cas, dans le cadre réglementaire et de sécurité pour la santé publique et l’environnement », a indiqué le ministère. Une initiative « mal cadrée », selon Sylvie Colas, secrétaire nationale de la Confédération paysanne, en charge des questions phytosanitaires, qui souligne également un manque de précision dans les objectifs annoncés.
Le ministère de l’Agriculture déclare envisager plusieurs solutions, notamment réglementaires : stimuler la demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) ou étendre les autorisations existantes. La Confédération paysanne, qui se positionne en faveur d’une sortie des pesticides, reste disposée à travailler sur l’extension d’homologation à d’autres cultures de certains produits autorisés sur le territoire pour une culture donnée.
En effet, l’homologation sur des cultures peu développées n’est pas réclamée par les industriels pour des raisons de coûts. Mais l’organisation reste fermement opposée à l’augmentation des doses – une demande d’autres syndicats –, notamment de glyphosate : « Il existe des alternatives, explique Sylvie Colas. Mais à 6 euros l’hectare, il n’y a pas moins coûteux que le glyphosate. Il faut accompagner davantage tout ce qui permet de sortir des pesticides, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »
La « reconnaissance mutuelle » va élargir l’accès aux pesticides en France
Un autre levier réglementaire envisagé par le ministère pose question : la reconnaissance mutuelle entre États membres. Lorsqu’il n’existe pas d’harmonisation, la délivrance d’une AMM par un État membre peut valoir pour tous les autres pays répartis dans une même zone en matière d’agriculture. « L’idée est de regarder ce que sont les réalités des différences au niveau européen avec des produits interdits en France qui peuvent être autorisés chez nos voisins », indique le ministère de l’Agriculture. À mots couverts, donc, il s’agirait d’autoriser davantage de produits phytosanitaires.
Le ministère se veut rassurant : « Il ne s’agit pas de réautoriser les produits interdits en France pour des raisons qu’on considère bonnes, on ne reviendra pas là-dessus dans le cadre de ce comité. » La ministre déléguée, Agnès Pannier-Runacher, a rappelé que les solutions envisagées « devront respecter la balance bénéfices/risques sanitaires et environnementaux ».
Pour autant, alors que le plan Ecophyto 2030 a été mis en attente à la suite des manifestations des agriculteurs, le signal envoyé par le gouvernement semble confirmer un recul pour l’environnement. « Entre l’objectif et l’affichage du gouvernement, c’est le grand écart tout le temps : dire qu’on est d’accord pour préserver l’eau et la partager, mais continuer à faire des bassines pour quelques-uns, utiliser des pesticides pour permettre à certains de continuer leurs pratiques délétères… Voilà le problème », résume Sylvie Colas.
Les alternatives envisagées par le ministère révèlent également un mauvais ciblage des difficultés, selon la secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Les difficultés des agriculteurs, précise-t-elle, se situent au niveau des revenus : « Il s’agit d’un problème de rémunération du travail. Les cerises françaises ne seront pas mieux vendues avec davantage de pesticides. En Espagne, elles seront toujours cinq fois moins chères, parce que la main-d’œuvre y est à peu près cinq fois moins chère ! » La conclusion est sans appel : « On tire vers le bas les conditions sociales des travailleurs. »
mise en ligne le 19 mars 2024
Marion d'Allard sur www.humanite.fr
Hôpitaux au bord de la rupture, services publics à l’os, un demi-million de fonctionnaires qui gagnent moins de 1 500 euros par mois… Rarement l’expression « ras-le-bol général » n’aura résonné si justement. Ce mardi, à l’appel d’une large intersyndicale, les agents des trois fonctions publiques – d’État, territoriale et hospitalière – battent le pavé pour exiger que s’ouvrent enfin de véritables négociations salariales. Les beaux discours n’y suffiront pas. Les arguties budgétaires ne convaincront pas. Malgré le chantage à « l’image de la France » pour les intimider, les fonctionnaires ne sont pas dupes et menacent de poursuivre le mouvement pendant les jeux Olympiques s’ils n’obtiennent pas satisfaction.
À quelques semaines du scrutin européen, les promoteurs de l’austérité à sens unique mettent cartes sur table, escomptant agréger les voix de l’arc libéral. Sans rien cacher ou presque de ses ambitions politiques, le ministre de l’Économie promet de nouveaux tours de vis. Plus enclin à prêter l’oreille aux chants des sirènes des agences de notation qu’à entendre la colère des fonctionnaires, le comptable de Bercy a repris son rabot de pèlerin.
Dix milliards d’euros en 2024 et vingt milliards supplémentaires en 2025. Aux antipodes d’une planification économique qui privilégierait l’investissement de long terme, c’est une nouvelle fois la politique de la coupe franche qui prévaut, avec dans le viseur les services publics et les dépenses sociales. La méthode est brutale et le Parlement systématiquement tenu à l’écart du débat.
Les « essentiels », les « premières lignes », celles et ceux qui tiennent les services publics à bout de bras exigent leur juste part. Augmenter leurs salaires, c’est briser le cycle infernal de la paupérisation, redonner de l’attractivité à leurs métiers et un avenir à leurs missions d’intérêt général. « De l’argent, il y en a », dit la formule. Chaque année, l’État verse sans condition près de 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises, s’assoit sur 4,5 milliards de recettes en refusant de rétablir l’impôt sur la fortune et laisse s’évader plus de 100 milliards de fraude fiscale.
mise en ligne le 19 mars 2024
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Assaut sur l’hôpital al-chifa, projet d’attaque massive contre Rafah, stratégie de la faim… Face au désastre humanitaire qui dévaste la bande de Gaza, au mépris du droit international, l’émoi de la communauté internationale prend de l’ampleur, y compris parmi les alliés d’Israël. Sans pour autant susciter un sursaut en mesure de faire plier Benyamin Netanyahou et de freiner son projet de destruction de l’enclave palestinienne.
À Gaza, comment décrire l’innommable ? Des ONG aux représentants de la communauté internationale, les déclarations se multiplient ces derniers jours pour dénoncer le désastre humanitaire dont l’enclave palestinienne est devenue le tragique théâtre depuis six mois. Sans pour autant donner lieu à des actes pour stopper le déferlement aveugle de violence déployée par Israël depuis le 7 octobre.
Gaza est devenue un « cimetière à ciel ouvert », selon Josep Borrell
« Gaza était avant la guerre la plus grande prison à ciel ouvert. Aujourd’hui c’est le plus grand cimetière à ciel ouvert pour des dizaines de milliers de personnes, mais aussi pour nombre des plus importants principes du droit humanitaire », s’est ainsi ému le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, en marge d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE, où il devait notamment être question des sanctions prévues contre des colons israéliens, accusés d’exactions contre les Palestiniens en Cisjordanie, et contre le Hamas.
Le même jour, devant un forum européen sur l’aide humanitaire, Josep Borrell avait par ailleurs affirmé qu’à Gaza : « Nous ne sommes plus au bord de la famine, nous sommes face à une famine qui affecte des milliers de personnes. » Et le diplomate de dénoncer le cynisme de la stratégie israélienne qui, en bloquant sciemment des « centaines de camions » transportant des « mois de stocks » de nourriture et d’aide humanitaire, utilise la « famine comme une arme de guerre ».
Des propos qui ont déplu au ministre israélien des Affaires étrangères Israël Katz. Ce dernier a réagi sur son compte X (ex-twitter) en enjoignant à Josep Borrell de « cesser d’attaquer Israël » et de « reconnaître son droit » à se « défendre contre les crimes du Hamas », affirmant « qu’Israël autorise une importante aide humanitaire à Gaza, par terre, air et mer pour quiconque veut aider ».
« 100 % de la population de Gaza dans une situation d’insécurité alimentaire grave », selon Blinken
Le constat du chef de la diplomatie européenne est pourtant partagé par son homologue américain, dont le pays est le principal allié d’Israël. Antony Blinken, qui s’est gardé d’attaquer aussi frontalement la stratégie israélienne, a tout de même affirmé le 19 mars que « 100 % de la population de Gaza est dans une situation d’insécurité alimentaire grave ». « C’est la première fois qu’une population entière est ainsi classée », a ajouté le secrétaire d’État qui a qualifié cette situation « d’épouvantable ».
Les ONG mobilisées sur le terrain, mais aussi les agences des Nations unies, n’ont eu de cesse ces dernières semaines de documenter cette crise alimentaire aiguë qui va crescendo, particulièrement dans le nord de l’enclave palestinienne où tentent de survivre près de 300 000 personnes, malgré leurs alertes.
Dans le nord de Gaza, un enfant sur trois souffre de malnutrition
Un habitant sur deux dans la bande de Gaza, soit plus de 1,1 million de Gazaouis, connaît une situation alimentaire catastrophique, en particulier dans le nord où la famine sévira d’ici le mois de mai en l’absence de mesures « urgentes », ont ainsi de nouveau prévenu, lundi 18 mars, des agences spécialisées des Nations unies. C’est « le nombre le plus élevé jamais enregistré », alerte l’ONU, qui se base sur le rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) publié le 18 mars. Les conséquences sont d’ores et déjà visibles : « Des habitants de Gaza meurent de faim », s’est alarmée la directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, dans un communiqué.
Le PAM estime que, dans le nord du territoire, un enfant sur trois souffre de malnutrition et que « la malnutrition aiguë chez les enfants de moins de cinq ans progresse à un rythme record ». Un constat confirmé par Hiba Tibi, directrice de l’ONG CARE en Cisjordanie et à Gaza, qui souligne que « le personnel médical voit des enfants s’amaigrir au fil des jours, des enfants qui peuvent à peine parler et marcher à cause de la faim ». « La communauté internationale devrait avoir honte de ne pas réussir à stopper » la famine imminente, s’est pour sa part indigné, sur X, le chef des Affaires humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths.
Sommation de Biden contre une attaque terrestre à Rafah
Face à la détermination d’Israël à mener un assaut généralisé contre la ville de Rafah, le président américain Joe Biden a haussé le ton le 19 mars et sommé son allié de renoncer à son projet, qui serait à ses yeux « une erreur ». Il a invité en ce sens le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à envoyer une délégation à Washington pour discuter de la manière d’éviter cette attaque terrestre qui amplifierait le désastre humanitaire en cours. La ville, située à la pointe sud de l’enclave, à la frontière égyptienne, est devenue le dernier refuge pour plus d’un million de civils palestiniens, qui ont fui les bombardements israéliens.
Cet assaut « conduirait à plus de victimes innocentes, aggraverait la situation humanitaire déjà grave, renforcerait l’anarchie à Gaza et isolerait encore plus Israël », a pour sa part abondé le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan.
« Plus de quarante terroristes éliminés » dans et autour de l’hôpital al-Chifa, selon Israël
À l’hôpital al-Chifa de la ville de Gaza, le plus grand de l’enclave palestinienne, cible d’une opération israélienne depuis le 18 mars, des « dizaines de morts et de blessés » ont été déplorés par le ministère de la Santé du Hamas, tandis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est dite « terriblement préoccupée » par les combats autour du complexe hospitalier, où des dizaines de milliers de civils, dont de nombreux déplacés, ont trouvé refuge.
L’armée israélienne, qui poursuivait mardi matin son opération, a annoncé avoir « éliminé » plus de 40 « terroristes » dans et autour le complexe hospitalier et arrêté « plus de 200 terroristes présumés ».
Le chef adjoint de la branche armée du Hamas tué par Israël
Washington a de son côté annoncé la mort du chef adjoint de la branche armée du Hamas, Marwan Issa, « organisateur présumé des attentats du 7 octobre », âgé d’une cinquantaine d’années, devenu donc le responsable le plus haut placé tué sur ce territoire par l’armée israélienne depuis le début de la guerre. Le numéro trois du groupe islamiste palestinien « a été tué lors d’une opération israélienne la semaine dernière », a confirmé, le 18 mars, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche lors d’une conférence de presse. « Les autres dirigeants se cachent, probablement dans les profondeurs du réseau de tunnels du Hamas, a-t-il ajouté. La justice sera rendue pour eux aussi. »
Léa Darnay sur www.humanite.fr
En visite aux États-Unis pour la Saint-Patrick, le premier ministre irlandais Leo Varadkar a dénoncé la guerre à Gaza.
En visite à Washington, le premier ministre irlandais a une nouvelle fois fustigé les bombardements israéliens sur la bande de Gaza. Leo Varadkar a profité de la traditionnelle rencontre de la Saint-Patrick avec le président américain pour plaider un cessez-le-feu : « Les habitants de Gaza ont désespérément besoin de nourriture, de médicaments et d’abris. Plus que tout, ils ont besoin que les bombes cessent. »
Le dirigeant irlandais est l’un des premiers en Europe à s’être positionné pour une réponse « proportionnée » de la part d’Israël face aux attaques du Hamas du 7 octobre. Bien que Joe Biden n’ait réclamé qu’une trêve de six semaines et continue de fournir des armes à Israël, le premier ministre irlandais a salué les efforts des États-Unis « pour garantir un cessez-le-feu humanitaire et favoriser une paix durable ».
Les Irlandais favorables à des sanctions contre Israël
Leo Varadkar est néanmoins resté ferme sur sa position en appelant à un cessez-le-feu immédiat et permanent, tout en exhortant Benyamin Netanyahou à renoncer à son offensive terrestre sur Rafah.
Le premier ministre a également rapproché l’histoire palestinienne de celle du peuple irlandais ayant lutté dans le passé contre l’occupant britannique : « Nous voyons notre histoire dans leurs yeux : une histoire de déplacement, de dépossession et (dans laquelle) les questions d’identité nationale sont niées. L’émigration forcée, la discrimination et maintenant la faim. »
Un sondage récemment réalisé en Irlande a par ailleurs confirmé cette vision puisque 61 % des personnes interrogées sont favorables à des sanctions de l’UE contre Israël pour ses actions menées à Gaza.
mise en ligne le 18 mars 2024
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Après plusieurs semaines de cacophonie entre Gabriel Attal et sa ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, l’arrêté imposant la création de groupes de niveau au collège en français et en mathématiques, a été publié au Journal officiel, le 17 mars. Malgré une souplesse affichée, les syndicats continuent de dénoncer des « mesures iniques » et appellent à faire de la mobilisation nationale du 19 mars l’occasion d’un rejet massif du « choc des savoirs ».
L’expression a disparu des textes, mais l’esprit est bien le même, acté noir sur blanc dans le Journal officiel. Après plusieurs semaines de cacophonie ministérielle, sur fond de désaccords entre le premier ministre et sa ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, et malgré le rejet unanime des syndicats, la réforme dite des « groupes de niveaux » au collège voulue par Gabriel Attal a été officialisée dans la nuit du samedi 16 mars au dimanche 17 mars.
Ce nouvel arrêté prévoit ainsi, dès la rentrée prochaine, un regroupement des élèves de sixième et de cinquième dans des « groupes (…) constitués en fonction des besoins des élèves identifiés par les professeurs » en français et en mathématiques. La généralisation aux élèves de quatrième et troisième est prévue pour la rentrée 2025. Exit donc la notion explicite de « groupes de niveau », qui a cristallisé la colère des représentants syndicaux. Mais, dans les faits, le résultat sera le même, l’arrêté prévoyant quelques lignes plus loin que « les groupes des élèves les plus en difficulté bénéficieront d’effectifs réduits ».
Tour de passe-passe lexical
Un tour de passe-passe qui n’a pas trompé les syndicats. Le Snes-FSU, syndicat le plus représentatif du second degré, qui a réagi dès la parution de l’arrêté, continue de pointer « des mesures iniques », comme lors du Conseil supérieur de l’Éducation (CSE) du 8 février où leurs amendements à la réforme dite « choc des savoirs », dans laquelle s’inscrit cette mesure, avaient été systématiquement rejetés par l’exécutif.
L’organisation voit dans les concessions et la souplesse affichées, à savoir notamment la possibilité offerte aux directions d’établissements de permettre, durant une période allant d’« une à dix semaines dans l’année » de sortir de ce dispositif et de regrouper les élèves dans leur classe de référence pour ces enseignements, un nouvel exemple de « dérégulation ».
« Comme à chaque réforme néolibérale, l’organisation est renvoyée au local. Derrière la « souplesse » affichée, c’est en fait une dérégulation supplémentaire, chaque établissement pouvant adopter une organisation différente des autres », s’est insurgée l’organisation dans ce communiqué. Et le syndicat de pointer les multiples entraves rendant inapplicable une telle « souplesse » : « Comment organiser des retrouvailles d’élèves en classe entière s’il y a des groupes surnuméraires ? », « Quel enseignement dispenser face à des élèves qui auront vu des méthodes et des éléments du programme différents selon leur groupe ? », « Quel sort sera réservé aux professeur·es des regroupements surnuméraires sans élèves pendant ces périodes ? »
Au-delà de la méthode, les syndicats dénoncent l’esprit même de cette mesure, derrière les circonvolutions lexicales. Dans les colonnes de L’Humanité, le sociologue Pierre Merle, spécialiste des politiques éducatives et de la ségrégation scolaire, l’avait ainsi résumé : « Les groupes de niveau sont un équivalent moderne du bonnet d’âne. »
Classe préparatoire à la classe de seconde
D’autres mesures ont également été déclinées dimanche dans le Journal officiel. À commencer par un décret sur le redoublement, qui sera désormais, dans les écoles primaires (écoles maternelles et élémentaires), « décidé » par le conseil des maîtres et non « plus proposé » aux familles, qui devront opposer un recours dans un délai de quinze jours en cas de refus.
Autre « innovation », concernant cette fois le secondaire : la création d’une « classe préparatoire à la classe de seconde », destinée à « consolider les acquis du cycle des approfondissements » pour les élèves qui n’auront pas eu leur brevet en fin de troisième (dont l’obtention conditionnera désormais le passage en seconde).
Autant de mesures qui, selon les syndicats, ne feront qu’accroître le gouffre séparant les élèves des classes populaires et ceux des classes plus favorisées. À la veille de la mobilisation nationale prévue le 19 mars, le Snes-FSU appelle les personnels de l’Éducation nationale à exprimer de façon massive leur opposition « à cette réforme et ses conséquences désastreuses pour les élèves et les personnels ».
mise en ligne le 18 mars 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Les navires de plusieurs ONG sont actuellement en détention dans des ports italiens, empêchant le secours des personnes en détresse en mer. Depuis plusieurs mois, Rome amplifie les manœuvres pour compliquer le travail humanitaire sur cette route migratoire.
Ils s’appellent Ocean Viking, Sea-Eye 4, Sea-Eye 5 et Humanity 1. Pas moins de quatre navires de sauvetage en mer Méditerranée ont été ces dernières semaines détenus, ou le sont encore, par les autorités italiennes. L’ONG Sea-Eye a indiqué lundi 11 mars que son bateau faisait l’objet d’une détention de 60 jours, « la détention administrative la plus longue jamais imposée à un navire de sauvetage en mer ». Le Humanity 1 a été placé en détention début mars, tandis que le bateau au teint rouge de l’association SOS Méditerranée a de son côté subi trois blocages d’affilée.
La détention du Sea-Eye 4 pour une durée de 60 jours est sans doute celle qui a le plus fait bondir. « C’est énorme… Cela signifie qu’on réduit considérablement les capacités de sauvetage en mer, c’est dramatique », commente Sophie Beau, directrice générale de SOS Méditerranée. Elle dit découvrir le « nouvel arsenal » utilisé par les autorités italiennes, découlant du décret Piantedosi, promulgué en loi depuis. Celui-ci vise à empêcher les ONG de réaliser plusieurs opérations de sauvetage en mer successives, en les contraignant à débarquer les rescapé·es dès la fin du premier sauvetage.
« On se rend compte que les détentions de navires peuvent se cumuler les unes aux autres même lorsqu’un appel a été formulé en justice », constate Sophie Beau, qui y voit une situation « extrêmement inquiétante ».
L’association a fait les comptes : avec la détention du Sea-Eye 4 durant 60 jours, les ONG présentes en Méditerranée centrale cumulent 430 jours de détention, soit plus d’une année. Le décret Piantedosi n’est en application que depuis quatorze mois. « On recense dix bateaux détenus sur la base de ce décret depuis sa mise en application, ce qui représente vingt détentions au total, avec des navires détenus plusieurs fois », souligne Sophie Beau.
Pour SOS Méditerranée, la situation a même pris une ampleur inédite. L’Ocean Viking a enchaîné trois détentions en près de trois mois : une première en novembre, une deuxième en décembre et une troisième en février dernier. L’ONG a réussi à suspendre temporairement cette dernière détention en saisissant la justice, mais le tribunal administratif italien doit encore statuer au fond. « C’est la première fois que ça s’enchaîne à ce point. »
Acharnement
En décembre, une simple « déviation » du navire après un premier sauvetage, pour répondre à un autre cas de détresse, sans que cela ne retarde l’heure d’arrivée du bateau au port assignée par les autorités, a suffi à justifier une détention. Le droit maritime international impose pourtant aux capitaines de secourir toute personne en situation de danger en mer.
Le navire humanitaire avait déjà fait l’objet d’une détention administrative à la suite d’un contrôle en 2020, mais sur d’autres motifs. Les autorités italiennes lui reprochaient de n’être pas capable de porter secours à autant d’exilé·es, ce qui avait conduit l’ONG à apporter des modifications au navire ; un processus long et coûteux. Mediapart avait pu embarquer à bord de l’Ocean Viking au moment où le navire reprenait la mer, après cinq mois d’arrêt de ses activités.
Aujourd’hui, la directrice générale de SOS Méditerranée pointe un « chaos absolu » en mer, avec « des ordres et des contre-ordres » qui permettent aux autorités italiennes d’accuser l’ONG « de ne pas respecter les instructions ». « Évidemment, on les respecte, on est même d’ailleurs très à cheval là-dessus, et on a de quoi prouver que ces accusations sont fausses », affirme Sophie Beau.
Et d’ajouter que « la parole des [gardes-côtes] Libyens semble l’emporter », alors que ces derniers ont été formés et financés par l’Union européenne pour la gestion de ses frontières, malgré leur comportement en mer et les refoulements illégaux qu’ils opèrent.
En décembre, le navire Humanity 1 a vécu une scène insoutenable. Alors que les équipes étaient en train de procéder au sauvetage d’une embarcation, relate Petra Krischok, chargée des relations presse au sein de l’ONG SOS Humanity, les gardes-côtes libyens « sont venus interférer » dans l’opération, menaçant les sauveteurs et les exilés avec des armes à feu. « Ils ont tiré dans l’eau une fois, ce qui a créé un mouvement de panique et des exilés se sont jetés à l’eau pour tenter de leur échapper. L’un d’eux a été, selon des survivants, abandonné en mer. On peut donc aisément supposer qu’il est décédé. »
Paradoxalement, les autorités italiennes accusent l’ONG d’avoir elle-même mis en danger les personnes exilées ce jour-là, trouvant un prétexte pour bloquer le navire humanitaire. « On a les preuves qui montrent que c’est tout l’inverse, et que les Libyens ont procédé à des manœuvres dangereuses et utilisé des armes à feu, en dehors de toute procédure normale », poursuit la représentante de SOS Humanity, qui précise avoir formulé un recours contre cette détention. En mars 2023, ces mêmes gardes-côtes avaient ouvert le feu, faisant face à l’Ocean Viking cette fois, alors que celui-ci s’apprêtait à porter secours à une embarcation.
Une stratégie contreproductive
Pourquoi donc l’Italie s’acharne-t-elle à criminaliser les ONG affrétant un navire humanitaire en Méditerranée, tout en cautionnant les agissements inquiétants d’un État tiers où règne le chaos et où sont torturées, violées et rendues à l’état d’esclaves les personnes exilées ? Estime-t-elle qu’en limitant la présence des ONG en mer, cela réduira le nombre d’arrivées sur son territoire ?
« Si elle fait ce calcul, elle se trompe, tranche Sophie Beau. En 2023, seules 10 % des personnes débarquant en Italie avaient été secourues par des ONG. » En 2022, elles étaient 18 %. « Il y a surtout une instrumentalisation politique du sujet, qui vise à la désignation de boucs émissaires. »
Depuis quelque temps, l’Italie assigne également aux ONG des ports très éloignés de la zone de sauvetage, les contraignant à naviguer plusieurs jours supplémentaires pour pouvoir débarquer les rescapé·es, et retardant ainsi leur retour sur zone. La conséquence directe de toutes ces politiques est la hausse du nombre de morts en mer, martèle Sophie Beau.
Le 13 février, SOS Méditerranée a porté secours à 25 personnes en détresse, qui ont erré, selon leurs dires, durant près d’une semaine en mer. Les survivants ont affirmé qu’au moins 60 exilé·es seraient morts sur le trajet, dont des femmes et un enfant.
L’ONG pointe l’« échec total des politiques européennes », l’Italie mettant en œuvre une politique d’externalisation également voulue par l’UE. « Il y a un travail conjoint des autorités italiennes et libyennes qui aboutit à une fermeture de l’espace humanitaire qu’on a péniblement ouvert en 2016. »
Face à l’escalade dans l’obstruction aux sauvetages en mer Méditerranée, une vingtaine d’ONG ont lancé l’alerte, dans un communiqué commun, en février. Elles demandent à l’Italie de « cesser immédiatement d’entraver les activités de recherche et de sauvetage et de protéger les droits fondamentaux des personnes naufragées », de « favoriser une coopération efficace avec les navires de sauvetage des ONG et de déployer des navires dédiés en Méditerranée centrale », et de cesser « tout soutien matériel et financier aux gardes-côtes libyens et aux gouvernements responsables de graves violations des droits de l’homme ».
mise en ligne le 17 mars 2024
Lucie Pelé Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs se sont ouvertes à la Bourse du Travail de Paris. Organisées par des syndicats, associations et militants de la santé au travail, ces Assises souhaitent mettre en lumière le fléau systémique des morts au travail, le manque de prévention, de sécurité et de protection. Depuis début 2024, 58 travailleurs ont déjà perdu la vie en France.
Au moins 1227 salariés sont morts du travail en 2022, dont 738 personnes en raison d’un accident. Les chiffres publiés par la caisse Accidents du travail Maladies professionnelles (ATMP) traduisent une véritable hécatombe pourtant largement passée sous silence. Un bilan qui, en dix ans, n’a pas diminué et serait par ailleurs sous-évalué, en raison d’un recensement défaillant.
Face à cette « situation catastrophique », la CGT, FSU et l’Union syndicale Solidaires ainsi que plusieurs associations mobilisées dans ce domaine appellent à un sursaut, en organisant, le mercredi 13 et le jeudi 14 mars, les Assises pour la santé et la sécurité au travail.
Faire des morts au travail un sujet prioritaire
L’événement, qui se tient à la Bourse de Paris, est l’occasion de revenir sur les causes de ce fléau qui, selon les syndicats, serait en grande partie imputable aux « politiques d’entreprise sacrifiant la santé et la sécurité pour réduire les coûts ».
Les organisations syndicales comptent aussi, à l’occasion de ces deux journées, tracer la voie vers une «convergence des luttes afin que les pouvoirs publics en fassent un sujet prioritaire », alors que selon la Cour des comptes, 18 % des postes d’inspecteurs du travail sont restés vacants, en 2022.
« Vous ne pouvez plus bénéficier de ce regard, qui n’est pas seulement là d’ailleurs pour sanctionner les entreprises, mais aussi dans un rôle de prévention et d’accompagnement », a témoigné sur France info Matthieu Lépine, auteur de L’hécatombe invisible : enquête sur les morts au travail. Un ouvrage de référence sur les morts au travail, qui révèle qu’aujourd’hui, dans certains départements français, les appels à l’inspection du travail sonnent dans le vide.
Face au silence de “l’employicide”, Matthieu Lépine dénombre les victimes depuis plus de cinq ans, sur ses réseaux sociaux. Les professions les plus touchées par des accidents ou maladies professionnelles, avec une forte représentation d’hommes, sont le transport, le BTP, la santé et le nettoyage.
Deux morts par jours en moyenne
3 mars 2024. Tony Nellec, agent autoroutier pour Escota depuis 20 ans, patrouille sur l’Autoroute A8, direction Aix-en-Provence. Au kilomètre 208, sous une pluie torrentielle, un véhicule accidenté est en chargement. Un autre véhicule fonce droit dans le balisage de la zone d’accidents et fauche l’ensemble des personnes présentes. Tony Nellec meurt sur le coup et son collègue est grièvement blessé. Depuis le 1er janvier, 31 véhicules d’intervention Vinci Autoroutes ont été percutés sur le réseau.
5 mars 2024. Jean-Luc Soulas, 46 ans, embauche dans la concession Peugeot de Châteaubernard où il travaille comme mécanicien. Il ouvre le large portail métallique qui coulisse manuellement. Pour des raisons encore indéterminées, le portail de la concession sort de ses rails et s’effondre sur Jean-Luc Soulas. Sous les centaines de kilos de métal du portail, le mécanicien écrasé perd connaissance. Malgré les efforts de ses collègues pour l’extraire, il fait un arrêt cardiorespiratoire. Il meurt après avoir été Héliporté au CHU Pellegrin de Bordeaux.
11 mars 2024. Près du quai de la gare de Dijon, un employé de la maintenance SNCF âgé de 33 ans travaille avec trois autres agents sur le réglage de mesure d’entretien des rails. Un train de marchandises les percute, entraînant la mort de l’employé. Le syndicat Sud-Rail rappelle qu’il avait alerté plus tôt la SNCF sur « les conditions de travail des agents de SNCF Réseau [qui] se dégradaient dangereusement à cause du manque de personnel et des délais de production imposés par la direction de l’entreprise ». C’est la deuxième mort d’un cheminot « au travail en une semaine ».
11 mars 2024. Dans l’usine sucrière Tereos de Lillebonne (Seine-Maritime), classée Seveso seuil haut, un employé de l’entreprise sous-traitante Cardem monte sur dans une nacelle pour démanteler un four. Au-dessus de lui, un convoyeur à chaîne se détache et entraîne la nacelle dans sa course. L’homme de 28 ans meurt dans la chute de la nacelle.
La liste est tristement longue encore. En même temps qu’ils espèrent l’arrivée de meilleurs dispositifs sécuritaires, les syndicats, associations et familles de victimes attendent aussi les condamnations des entreprises et employeurs pour leurs responsabilités dans ces décès professionnels.
Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs lanceront une campagne nationale autour du thème « Le travail tue, le travail détruit : Mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! », réclamant un « changement radical de politique qui fasse de la prévention des risques professionnels une priorité qui prime sur la course au profit et la réduction des dépenses publiques ».
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Durant deux jours, des militants syndicaux, avocats, chercheurs, ont débattu des pistes pour sortir de la dégradation généralisée des conditions de travail et de l’hécatombe des morts au travail.
Stopper le recul de la santé au travail. Ce jeudi, lors des Assises de la santé et de la sécurité des travailleuses et travailleurs, organisées par la CGT, Solidaires, la FSU mais aussi diverses associations comme l’Andeva (Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante), Attac, les Cordistes en colère, tous ont appelé à faire cesser l’hécatombe des accidents du travail et des maladies professionnelles en exigeant un « changement radical de politique ». En 2022, 93 accidents mortels du travail de plus ont été décomptés dans le secteur privé par rapport à 2021, montant leur nombre à 738.
Les femmes les plus concernées
Pourtant, la campagne de communication orchestrée en grande pompe par le gouvernement sur la sécurité au travail à l’automne dernier ne se limite qu’au constat du problème. Pour Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, invitée lors de la table ronde conclusive, il est temps « d’en faire un sujet politique. Il faut aussi forcer les entreprises à investir dans les politiques de prévention, précisant que » Pour les travaux des Jeux Olympiques, on a réussi à imposer une charte sociale. Les accidents ont été divisés par 4. » Mais des zones d’ombre demeurent partout sur les conditions de travail, contribuant à invisibiliser ces souffrances.
Dans le secteur du nettoyage, qui emploie en grande majorité des femmes précaires, « Il y a encore 5 % de la composition des produits utilisés qui n’est pas mentionnée sur l’étiquette, explique, Marie-Christine Cabrera Limane, infirmière et membre du Giscop 84 (Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle) lors d’un atelier sur les cancers des femmes au travail. « Les formations dans ce secteur sont peu présentes. Qui se méfie d’un berlingot de Mir ? Ces femmes travaillent aussi en horaire de nuit, ce qui est néfaste pour la santé. Dans les pays scandinaves, le ménage se fait la journée. »
Pour lutter contre cette dégradation généralisée, la mobilisation d’un réseau d’acteurs : syndicalistes, experts en CSE, avocats, chercheurs… pourrait encore être renforcée. En évoquant les 400 tonnes de plomb parties en fumée toxiques lors de l’incendie de Notre-Dame-De-Paris, Benoît Martin, secrétaire général de l’Union Départementale CGT, concède qu’il n’avait d’abord pas vu venir cette problématique.
Risques psycho-sociaux
« Ce sont des personnels qui nous ont alertés. Nous avons ensuite été rejoints par des associations de santé au travail et de victimes de saturnisme. Puis nous avons contacté un avocat pour lancer une procédure au pénal. Nous avions exigé le confinement du site, comme il n’a jamais été décontaminé, ou encore d’avoir un centre de suivi médical sanitaire, mais cela n’a pas été entendu… »
Face à ces situations, pour Murielle Guilbert, co-déléguée générale de Solidaires, il est temps de remettre la pression : « nous sommes repassés dans une phase où les capacités d’agir et les instances représentatives du personnel ont été rabotées », estime-t-elle, en faisant référence à la disparition des CHSCT.
En 2017, avant les ordonnances Macron, 59 % des entreprises de plus de 50 salariés avaient un CHSCT, seuls 35 % ont une CSSCT (commission santé, sécurité et conditions de travail) aujourd’hui. D’autant que, comme le rappelle Benoît Teste, secrétaire national de la FSU, l’explosion des risques psycho-sociaux continue : « On sait qu’exercer son métier en mode dégradé et un management toxique sont des facteurs de risques «, soulignant que » la défense du statut de fonctionnaire fait aussi partie de cette question. »
Les acteurs de ces Assises souhaitent le lancement d’une campagne nationale « le travail tue, le travail détruit : mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! » et exigent, notamment, la mise en place d’une politique pénale du travail aussi sévère qu’en matière de délinquance routière ou encore le doublement des effectifs de l’inspection du travail et des services de prévention. En attendant, tous ont en ligne de mire la mobilisation du 25 avril prochain lors de la journée internationale de la santé au travail.
mise en ligne le 17 mars 2024
Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr
À l’heure où la bande de Gaza meurt de faim, les organisations humanitaires appellent les États, prompts à parachuter des colis alimentaires ou à promettre un port flottant tout en continuant à vendre des armes à Israël, à réclamer d’abord un cessez-le-feu.
« Les« Les États ne peuvent se cacher derrière les largages aériens et un corridor maritime pour créer l’illusion qu’ils répondent adéquatement aux besoins à Gaza. » Dans un communiqué commun, 25 associations de droits humains et organisations humanitaires appellent les gouvernements « à exiger en priorité un cessez-le-feu et un acheminement de l’aide humanitaire par voie terrestre » dans l’enclave palestinienne assiégée et bombardée sans discontinuer depuis cinq mois.
À l’heure où la catastrophe sanitaire et alimentaire ne cesse de s’aggraver, Israël ayant recours, en plus des bombes, à l’arme de la famine, les ONG renvoient les États à leur « principale responsabilité » : « empêcher la perpétration de crimes atroces et exercer une pression politique efficace afin de mettre un terme aux bombardements incessants et aux restrictions qui empêchent l’acheminement sécurisé d’aide humanitaire ».
Parmi les signataires, des ONG présentes sur place qui ne cessent de témoigner de l’impossibilité d’exercer leur mandat humanitaire, notamment Médecins sans frontières (MSF), tant elles font face à des entraves multiples de la part des autorités israéliennes.
Cette prise de parole intervient alors qu’une coalition internationale emmenée par l’Union européenne, les États-Unis et les Émirats arabes unis a annoncé, vendredi 8 mars, l’ouverture prochaine d’un corridor maritime entre l’île de Chypre et la bande de Gaza (distantes de 380 kilomètres) pour acheminer l’aide humanitaire dans l’enclave où 2,4 millions de personnes survivent dans des conditions épouvantables et où plus de 31 000 Palestinien·nes ont été tué·es, majoritairement des civils, en l’occurrence des femmes et des enfants.
« Après avoir enduré cinq mois de bombardements incessants dans des conditions de vie déshumanisantes, les enfants, les femmes et les hommes de Gaza ont droit à davantage qu’une charité insuffisante jetée depuis le ciel, réclament les vingt-cinq ONG. Bien que toute aide humanitaire arrivant à Gaza soit la bienvenue, les voies aérienne et maritime doivent être considérées comme un complément au transport terrestre, et ne peuvent en aucun cas remplacer l’aide délivrée par les routes terrestres. »
Des colis aux Palestiniens, des armes aux Israéliens
Les signataires pointent, comme de nombreux acteurs et observateurs, l’aberration opérationnelle d’un port flottant sur la rive de Gaza qui nécessite plusieurs semaines de construction et sera, selon eux, « sans aucun effet réel sur la situation humanitaire catastrophique », alors qu’il suffit de contraindre l’État hébreu à ouvrir les points de passage terrestres bloqués par son entremise (Rafah, Kerem Shalom/Karam Abu Salem, Erez/Beit Hanoun et Karni) pour laisser passer les centaines de camions remplis de nourriture et de médicaments, qui attendent depuis des semaines.
Les ONG préviennent également que « les envois depuis Chypre vers les points de distribution autour de Gaza seront confrontés aux mêmes obstacles que rencontrent actuellement les convois d’aide en provenance de Rafah : une insécurité persistante, un taux élevé de refus d’accès par les forces israéliennes et des temps d’attente excessifs aux postes de contrôle israéliens ».
Un premier bateau chargé de vivres a accosté à Gaza
Le premier bateau amenant de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza via un couloir maritime ouvert depuis Chypre a commencé vendredi à décharger sa cargaison de 200 tonnes de vivres sur la côte du territoire palestinien, a indiqué à l’AFP la porte-parole de l’ONG en charge de l’opération. World Central Kitchen « décharge la barge qui est désormais connectée à la jetée » temporaire construite au sud-ouest de Gaza-Ville, après avoir été remorquée depuis Chypre par le navire éponyme de l’ONG espagnole Open Arms, a déclaré Linda Roth.
Dans un communiqué, l’armée israélienne a indiqué que des troupes avaient « été déployées pour sécuriser la zone ». « Le bateau a été soumis à un contrôle de sécurité complet », a ajouté l’armée qui a tenu à souligner que l’entrée d’aide humanitaire « ne viole pas » le blocus auquel est soumise la bande de Gaza depuis 2007.
Parti mardi 12 mars de Chypre, le bateau d’Open Arms transporte 300 000 repas.
« Tout est bon à prendre mais encore une fois, ce bateau porte l’équivalent de cinq à dix camions qui sont prépositionnés par centaines côté égyptien, rappelle le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty. Israël doit ouvrir les accès terrestres. Il en va de la vie de 2,4 millions de personnes. » Il alerte sur le risque de mortalité importante et de pillage que représente l’envoi d’une aide sous-dimensionnée et sans équipes professionnelles sécurisées.
Elles s’inquiètent encore du « manque de transparence quant à l’entité qui sera responsable de l’infrastructure et de la sécurité de l’acheminement de l’aide à terre ». Leur crainte ? « Que le corridor maritime légitime une occupation militaire terrestre israélienne prolongée de la bande de Gaza, instrumentalisant l’acheminement de l’aide. »
Sans détour, les ONG condamnent le cynisme humanitaire de pays prompts à larguer à l’aveugle des colis alimentaires sur les plages gazaouies (une aide bien plus coûteuse que celle acheminée au sol, et dangereuse – au moins cinq Palestiniens ont été écrasés sous un immense colis américain dont les parachutes ne s’étaient pas ouverts), tout en continuant de fournir des armes aux autorités israéliennes.
C’est une manière de gagner du temps pour l’Occident, incapable d’exiger d’Israël de cesser de massacrer des personnes civiles. François Audet, professeur au Canada, dans « La Presse »
Elles citent le cas notamment des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. « Les États ne doivent pas exploiter l’aide humanitaire pour contourner leurs responsabilités et obligations en vertu du droit international ; y compris la prévention de crimes atroces. Pour que les États remplissent leurs obligations prévues par le droit international, ils doivent cesser tout transfert d’armes risquant d’être utilisé pour commettre des crimes internationaux. »
Dans le journal La Presse, François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires (OCCAH), professeur à l’université du Québec à Montréal, abonde dans leur sens et parle de poudre aux yeux au sujet du projet de port temporaire, « alors que des centaines de milliers de civils se font massacrer ».
« Pour l’Occident, qui sous-estime les conséquences du drame à court terme, mais surtout à long terme, il s’agit d’une tentative politique pour démontrer qu’on “essaie quelque chose”, comme s’il ne pouvait rien faire d’autre, écrit-il. En somme, c’est une manière de gagner du temps pour l’Occident, incapable d’exiger d’Israël de cesser de massacrer des personnes civiles au nom de l’autodéfense. »
Emblématique est le cas des États-Unis, dont le président, Joe Biden, est sous pression d’une partie de son électorat à quelques mois de l’élection présidentielle, et qui livrent bombes, munitions et soutien financier à Israël, s’opposent par veto au Conseil de sécurité de l’ONU aux demandes de cessez-le-feu et, dans le même temps, lancent la construction d’une jetée temporaire à visée humanitaire au large de la bande de Gaza.
Le rôle déterminant des États-Unis
Une enquête du Washington Post, publiée début mars, révèle l’envoi en toute discrétion de « plus de 100 cargaisons d’armes à Israël depuis le début de la guerre à Gaza, équivalant à des milliers de munitions à guidage de précision, de bombes de petit diamètre, de bombes antibunkers et d’armes légères ». Soit une « implication massive de Washington » qui, dans le même temps, durcit le ton de ses critiques envers la stratégie guerrière du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.
« La campagne militaire israélienne ne pourrait pas se maintenir sans ce niveau de soutien américain », assure dans cette enquête Jeremy Konyndyk, ancien haut responsable de l’administration Biden et actuel président de l’ONG Refugees International. Si l’armée israélienne est dépendante des États-Unis, l’inverse est aussi vrai : les intérêts stratégiques américains au Proche et au Moyen-Orient passent par Israël.
Les deux seules ventes officielles de matériel militaire américaine à Israël depuis le 7 octobre 2023 représentent, la première, un montant de 106 millions de dollars pour des obus de chars, la seconde, 147,5 millions de dollars pour des composants nécessaires à la fabrication d’obus de 155 mm. L’administration Biden avait alors invoqué « des pouvoirs d’urgence » et autorisé la vente sans l’aval du Congrès.
« Le cynisme des États-Unis est au plus haut. Ils cherchent à masquer leurs responsabilités politiques pour ne pas avoir à se positionner de manière plus frontale vis-à-vis d’Israël malgré l’alerte de la Cour internationale de justice quant au risque de génocide, malgré la famine intentionnelle », réagit Jean-François Corty, vice-président de Médecins du monde, ONG signataire du communiqué. Il dénonce « la rhétorique humanitaire des États qui leur permet de dépolitiser le contexte et de se contenter d’une aumône humanitaire plutôt que d’apporter des réponses politiques ».
Dans La Presse, le chercheur François Audet rappelle combien « les expériences de cette nature par l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak se sont avérées de vastes échecs logistiques et sécuritaires et auront à jamais laissé des cicatrices sur la nature impartiale des opérations humanitaires ». « C’est aux organisations humanitaires de gérer les distributions aux populations civiles, pas à l’armée », assène-t-il.
Les vingt-cinq ONG ne disent pas autre chose dans leur communiqué : « Les organisations humanitaires ont la capacité logistique d’aider les Palestiniens à Gaza : il ne manque que la volonté politique des États pour faire respecter l’accès. »
mise en ligne le 16 mars 2024
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Annoncé en fanfare à l’automne 2021, le projet de fiscalité mondiale minimum présenté par l’OCDE n’est plus qu’une ombre. Une partie du texte entrée en application début 2024 a été vidée de sa substance. Et les États-Unis mettent leur veto sur la taxe sur les géants du numérique.
La question va se reposer. Inévitablement. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages s’effondre face à l’inflation, tandis que les groupes et la sphère financière engrangent des profits colossaux, que les finances publiques se détériorent et que les politiques d’austérité reviennent en force, le sujet de la fiscalité ne peut que revenir. Pourtant, c’est dans ce moment que les gouvernements sont en train d’enterrer sans bruit le projet d’impôt mondial sur les multinationales.
« On a eu une multiplication des effets d’annonce, mais on ne voit rien se concrétiser. Il n’y a aucune dynamique. On nous reparle de la hausse de la dette, des taux d’intérêt, des politiques d’austérité. Mais jamais de fiscalité », constate Éric Toussaint, historien belge et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.
Le silence entretenu au sujet de l’impôt minimum mondial est tel que certains pensent que cette initiative, considérée comme la plus porteuse pour lutter contre l’évasion fiscale depuis plusieurs décennies, est désormais un projet mort-né. Interrogée sur l’état exact de la négociation, l’OCDE n’a pas répondu.
Effets d’annonce
Pourtant, que de promesses et d’applaudissements quand l’OCDE annonce en octobre 2021 un accord sur l’impôt mondial. Cent quarante pays se disent alors signataires de ce texte qui prévoit d’instaurer une fiscalité mondiale minimum pour les multinationales. Tous jurent alors que c’en est fini de la course au moins-disant fiscal, aux paradis fiscaux et à l’évasion à grande échelle qui privent chaque année les États de centaines de milliards de recettes publiques. À eux seuls, les paradis fiscaux sont soupçonnés de détourner 500 milliards d’euros par an, essentiellement au détriment des pays européens.
Un premier volet, dit « pilier un », vise en priorité les géants du numérique, qui appliquent avec un art consommé toutes les techniques de l’évasion fiscale. Il prévoit de les forcer à payer l’impôt là où ils réalisent leur chiffre d’affaires. Un deuxième volet dit « pilier deux » prévoit d’imposer une taxation minimum de 15 % pour tous les groupes réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec la possibilité pour un pays tiers de réclamer le fruit de cet impôt s’il n’est pas appliqué par le pays concerné.
À l’époque, beaucoup de connaisseurs du dossier avaient souligné la faiblesse du taux d’imposition exigé pour les multinationales : 15 %, ce n’était pas vraiment beaucoup pour des groupes réalisant des dizaines de milliards de bénéfices. L’OCDE et les gouvernements avaient alors expliqué que c’était la condition pour rallier tous les pays, notamment ceux qui avaient pris l’habitude de pratiquer une fiscalité agressive pour attirer les grands groupes, à l’instar de l’Irlande. Le projet, selon eux, était un premier pas. D’autres suivraient.
Prévu pour entrer en application en 2023, le deuxième volet n’est entré en vigueur que le 1er janvier 2024. Mais sur les 140 signataires du début, ils ne sont que 55 à l’avoir mis en œuvre aujourd’hui.
Un impôt vidé en grande partie de sa substance. Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité
Pourtant, le texte a été sensiblement édulcoré, en raison du travail acharné des lobbyistes qui se sont activés pendant ce laps de temps pour en diminuer la portée. « Il a perdu une grande partie de sa substance », reconnaît Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité animé par l’économiste Gabriel Zucman.
Le premier détournement a été de faire reconnaître l’existence d’une activité économique dans le pays, comme les sièges, les centres de recherche, les effectifs, dans le calcul d’imposition minimum des 15 %. En d’autres termes, toutes les dépenses engagées vont venir en déduction de ce taux minimum pourtant considéré généralement comme très peu élevé. « On risque de se retrouver avec des entreprises affichant des taux effectifs d’imposition de 3 ou 4 % comme avant », redoute Quentin Parrinello.
Alors que la France a inscrit la taxe minimum de 15 % dans sa loi de finances 2024, les grands groupes français du CAC 40 peuvent dormir sur leurs deux oreilles : rien ne va changer pour eux. Cela fait des années qu’ils ont appris à optimiser leur fiscalité : ils ont transformé leurs activités en France uniquement en centre de coûts.
La course aux crédits d’impôt
La deuxième grande faille est que des mécanismes de crédit d’impôt ont été adjoints à cet impôt minimum de 15 %. Ces crédits d’impôt peuvent être de tout ordre, ne sont subordonnés à aucune conditionnalité (lutte contre les dérèglements climatiques, innovations, créations d’emplois, etc.). Ils peuvent être accordés de façon opaque et arbitraire, un peu à la manière des rescrits fiscaux pratiqués par le gouvernement luxembourgeois pendant de nombreuses années. « Après une surenchère au moins-disant fiscal, on risque d’assister à une course au crédit d’impôt », pronostique le porte-parole de l’Observatoire européen de la fiscalité.
Ce n’est qu’au début de l’année prochaine, une fois que le taux mondial minimal sera perçu pour la première fois, que les premières conclusions sur ce texte pourront être tirées. Voir la Suisse ou Singapour, qui depuis des décennies ont mis en œuvre une stratégie continue pour attirer les capitaux et les protéger de toute fiscalité, être parmi les premiers pays à accepter d’appliquer ce deuxième pilier de l’impôt mondial, suscite cependant quelques interrogations. Cet impôt va-t-il avoir un quelconque effet ?
L’OCDE, en tout cas, a révisé ses projections. Lors de la signature de l’accord en 2021, l’organisation internationale prévoyait que, grâce à cet impôt mondial minimum, les pays pourraient récupérer autour de 220 milliards de dollars par an. Dans ces dernières études, elle ne table plus que sur 150 milliards de dollars. Les paradis fiscaux, d’après ces dernières, sont appelés à avoir encore de beaux jours devant eux, notamment l’Irlande et les Pays-Bas où les multinationales ont déjà délocalisé depuis des années leurs centres de profits.
Veto américain
Si l’application de cette partie de l’accord sur la fiscalité mondiale est peu réjouissante, la suite donnée au premier pilier, celui censé remplacer la taxe Gafam, est carrément déprimante. Le texte est censé aboutir en juin. Lors de la réunion des ministres des finances du G20 au Brésil fin février, le constat s’est imposé : le projet est dans une impasse. « Le texte n’a aucune chance d’aboutir parce qu’il doit être ratifié par les États-Unis. Et compte tenu du contexte politique actuel, il ne le sera pas », pronostique un connaisseur du dossier. « C’est un texte soumis au veto américain », dit Quentin Parrinello.
L’accord avait pourtant été porté par l’administration Biden à ses débuts. Négocié sous l’égide de la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, il avait pour but de tuer dans l’œuf le projet de la Commission européenne d’instituer une taxe européenne unique pour les géants du numérique réalisant d’importantes activités en Europe mais échappant à tout impôt. En lieu et place de cette taxe Gafam, l’accord de l’OCDE prévoyait une taxation minimum pour ces multinationales.
Le président américain n’est jamais parvenu à trouver une majorité au Congrès pour ratifier l’accord, en raison de l’opposition du parti Les Républicains mais pas seulement : l’administration Biden, ayant circonscrit la menace européenne, s’est montrée beaucoup moins allante par la suite pour pousser le projet.
Et puis le contexte a changé. Alors que les tensions géopolitiques s’exacerbent, que les priorités nationales reprennent le dessus, son objectif est d’abord de faire payer les multinationales américaines sur le territoire américain, et pas que le produit de leurs profits réalisés à l’extérieur bénéficie à d’autres. Une vision totalement partagée par Donald Trump.
Autant dire que le projet n’a aucune chance de voir le jour à court et moyen terme. Le Canada l’a bien compris, ayant institué une taxe sur les activités des géants du numérique dès le milieu de 2023. En Europe, certains pays comme la France l’ont instaurée. Mais ce n’est pas la même chose qu’une taxe unique au niveau européen ou mondial où, là encore, la compétition fiscale joue à plein.
La contre-attaque des pays du Sud à l’ONU
Un des arguments souvent avancés pour justifier l’embourbement de l’accord de l’OCDE est l’initiative des pays émergents qui aurait cassé toute la dynamique. Estimant que cet accord n’avait été négocié que par et pour le seul profit des pays développés, une vingtaine de pays africains ont déposé en octobre une résolution à l’ONU pour demander une convention internationale sur la fiscalité afin qu’elle soit au bénéfice de tous les pays.
Le vote de cette résolution a une nouvelle fois illustré les fractures internationales en cours : tous les pays membres de l’OCDE ont voté contre. Après quelques mois de tensions et de fâcheries, la relation semble s’être apaisée, selon Quentin Parrinello qui assistait au sommet du G20 à Sao Paulo : « L’OCDE et l’ONU semblent avoir l’intention de travailler ensemble. Mais cela demandera du temps, sans doute plusieurs années, pour trouver une convention-cadre. »
Est-il possible de faire renaître au niveau de l’ONU un projet équitable de fiscalité mondiale ? Le contexte géopolitique le permettra-t-il ? Et, surtout, a-t-on le temps d’attendre aussi longtemps ? Autant de questions auxquelles, à ce stade, personne ne sait répondre.
Éric Toussaint, lui, se montre pessimiste. « Les pays du Sud ont fait nombre de déclarations avec lesquelles on ne peut que sympathiser. Néanmoins, quand on regarde les Brics, il n’y a pas de cohérence avec leurs déclarations. Les nouvelles puissances économiques restent dans les mêmes logiques. Elles ne proposent pas de politique alternative. »
mise en ligne le 16 mars 2024
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Guidées par le libre-échange, les institutions européennes font la part belle aux entreprises dans l’élaboration de la loi, en ouvrant leurs portes aux lobbys. Et quand les grandes firmes sont perdantes au Parlement, elles peuvent compter sur le zèle des gouvernements. La France vient encore de tenter de torpiller une législation contraignante pour le géant Uber.
Bruxelles est la capitale du lobbyisme. En janvier, on ne comptait pas moins de 12 468 groupes d’intérêts accrédités auprès des institutions européennes. Soit près de 25 000 personnes qui s’affairent auprès de la Commission, du Parlement et du Conseil européens pour faire valoir, pour une minorité, l’intérêt général en défendant les droits des travailleurs ou l’environnement et ; pour l’immense majorité, les intérêts des puissances d’argent.
Le Parlement vote la loi, mais « le lobbying se fait surtout en amont. Pour un lobbyiste, il est important d’aller voir les fonctionnaires de la Commission puisque ce sont eux qui tiennent la plume », décrit Emmanuel Maurel, député européen Gauche républicaine et socialiste et candidat sur la liste menée par le PCF aux prochaines élections européennes. La pratique est institutionnalisée puisque les groupes d’intérêt peuvent officiellement participer à des groupes de travail de la Commission, dépositaire de l’initiative législative.
Tout n’est pas verrouillé pour autant. Si la volonté politique est là, il est possible de faire reculer les puissances d’argent. En 2022, les directives sur le marché et les services digitaux (DMA et DSA) ont été examinées. Les géants de l’Internet « ont mis des millions de dollars pour atténuer la législation », raconte l’eurodéputé. Interventions auprès des institutions, publication de documents, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) n’ont lésiné sur aucun moyen. Sur une période d’un an, entre 2021 et 2022, ils ont dépensé 30,25 millions d’euros et fait travailler 132 personnes pour faire valoir leurs intérêts, selon les données du Registre de transparence de l’Union européenne (UE). Peine perdue : ils n’ont pas eu gain de cause.
« Bruxelles est une place de lobbies »
Les textes ont été largement approuvés – seule l’extrême droite a voté contre le texte DSA, en particulier contre ses dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne. Le texte va contraindre les Gafam. « Tout ce qui était illégal hors ligne devient illégal en ligne. La contrefaçon est illégale, mais il n’y avait aucun contrôle en ligne. De même pour les contenus haineux », se réjouit Emmanuel Maurel.
Il faut dire que le refus de laisser les multinationales états-uniennes faire la pluie et le beau temps était partagé jusque dans les rangs de la droite. « Oui, Bruxelles est une place de lobbies. C’est un test de résistance des élus. Quand on est élu, on est là pour l’intérêt général, pas pour les intérêts privés. Il faut rester vigilant », résume Karima Delli, eurodéputée les Écologistes. Tout est affaire de ligne politique. « Les lobbies sont d’autant plus aidés que la Commission et certains eurodéputés leur mâchent le travail, parce qu’ils sont convaincus qu’il faut défendre les intérêts des grandes firmes et le libre-échange », traduit Emmanuel Maurel.
Sauf que… la volonté politique fait souvent défaut. Au travers de plusieurs dossiers examinés au Parlement, nous avons mis au jour l’immixtion des multinationales dans la fabrique de la loi, à la faveur d’une oreille attentive des commissaires, des députés libéraux – parfois d’extrême droite – et des États.
Une cinquantaine de lobbies de l’automobile
Le 9 novembre 2023, l’UE a perdu une occasion de limiter la pollution. La droite (PPE), les libéraux (Renew) et l’extrême droite (ECR et ID) ont construit une majorité au Parlement pour voter un règlement sur les émissions des véhicules individuels limitant la portée de la proposition déjà peu ambitieuse de la Commission. La gauche a voté contre. Alexandr Vondra, député tchèque du groupe de droite nationaliste Conservateurs et réformistes européens, qui a multiplié les amendements sur le texte, s’est réjoui d’une « défaite majeure » pour les écologistes ! « Les constructeurs avaient déjà annoncé qu’il faudrait se débarrasser de la production de petites cylindrées » si la version initiale de la Commission avait été adoptée, a-t-il justifié.
« On continuera après 2035 à rouler avec les mêmes véhicules thermiques polluants qu’aujourd’hui », déplore la députée écologiste Karima Delli. « Les lobbies ont tout fait pour torpiller le texte » qui encadre les émissions, dénonce cette parlementaire, selon laquelle « le lobby automobile à Bruxelles dispose d’un budget de 18 millions d’euros par an ». Pas moins d’une cinquantaine de groupes d’intérêt et entreprises automobiles figurent au Registre de transparence. Ainsi, le principal lobby, l’Association des constructeurs européens d’automobiles, dépense à lui seul plus de 2,5 millions d’euros en lobbying et emploie 21 personnes. Une stratégie d’influence efficace : des parlementaires reprennent mot pour mot leurs argumentaires.
Dans la fabrique de la loi, les constructeurs automobiles ont pu compter aussi sur un autre relais précieux : les États. En plein débat sur la norme Euro 7, sept pays ont demandé une « pause réglementaire » le 22 mai 2023, en affirmant s’opposer « à toute nouvelle règle sur les gaz d’échappement ». Sans surprise, ces États sont les poids lourds du secteur automobile : la France, la Roumanie avec Dacia, la République tchèque avec Skoda, la Slovaquie où 184 automobiles sont produites pour 1 000 habitants, la Hongrie où les constructeurs, notamment allemands, pèsent pour 21 % du PIB.
Les très actifs géants des plateformes numériques
Le travail du Parlement peut même être défait après un vote. Le 2 février 2023, une majorité incluant la gauche, les macronistes et « Les Républicains » français a fait adopter, contre la majorité du PPE et une partie de l’extrême droite, un texte mettant à mal la stratégie d’Uber, avec l’instauration d’une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Ces dernières n’ont pourtant pas lésiné sur les moyens pour s’y opposer et maintenir leurs travailleurs dans le statut ultraprécaire d’autoentrepreneur.
« En 2021, les représentants d’Uber ont rencontré ceux de la Commission une fois par semaine », dénonce la présidente du groupe la Gauche, Manon Aubry. Sur l’année 2022, la compagnie californienne a dépensé plus de 700 000 euros pour faire valoir ses intérêts. Elle pouvait en outre compter sur l’appui de BusinessEurope, l’organisation patronale européenne, qui, elle, dépense 4 millions d’euros par an.
Mais, perdantes au Parlement, les multinationales peuvent encore s’appuyer sur les gouvernements. Ces derniers mois, la France, où Emmanuel Macron a cultivé des liens étroits avec Uber, s’est retrouvée, avec l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orban, à l’avant-garde des États faisant obstacle à la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Vendredi 17 février, Paris et Berlin ont tout simplement bloqué l’adoption du texte.
Mais la France s’est finalement retrouvée isolée, alors que l’Allemagne a changé de position et opté pour l’abstention le 11 mars. Le texte laisse toutefois une marge de manœuvre significative en permettant aux États membres de définir eux-mêmes les conditions de cette présomption de salariat, selon leur législation respective.« Jusqu’au bout, Emmanuel Macron aura défendu les intérêts d’Uber. Jusqu’au bout il aura œuvré pour priver des millions de travailleurs d’une avancée sociale », a réagi Leïla ChaÏbi, eurodéputée la Gauche.
Le devoir de vigilance, surveiller comme le lait sur le feu
Il est un dossier que les grands groupes ont surveillé comme le lait sur le feu : le devoir de vigilance des multinationales. L’objectif de la législation, adoptée le 1er juin 2023 – grâce à une majorité rassemblant des eurodéputés de gauche et des libéraux, avec l’opposition de la droite et de l’extrême droite –, était de faire porter aux grands groupes la responsabilité des violations des droits sociaux et environnementaux de leurs fournisseurs et sous-traitants. Avant de faire sa proposition de directive, la Commission européenne a lancé une consultation. « Une trentaine de syndicats ont répondu, mais en ajoutant les lobbies et entreprises, on a eu 400 réponses », relate Manon Aubry.
À l’origine, la directive était du ressort du commissaire à la Justice, Didier Reynders. Avec le temps, le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton, est entré dans les négociations, « avec une mission claire : vider ce texte de sa substance », poursuit la députée. Dans la dernière ligne droite de l’examen du texte au Parlement, l’eurodéputée Angelika Niebler, du PPE allemand, a « multiplié les amendements pour tuer le texte complètement, s’indigne Manon Aubry. Elle est payée jusqu’à 5 000 euros mensuels par le cabinet Gibson. Elle s’est spécialisée dans la défense des multinationales et siège au conseil d’administration de la Fondation Tüv-Süd, une entreprise poursuivie pour son rôle dans l’effondrement du barrage Brumadinho », qui avait fait plus de 200 victimes au Brésil en 2019.
Les États ont également manœuvré. Le gouvernement français, qui cherche à faire de Paris la place forte financière de l’Europe après le Brexit, s’est employé à faire exclure les services financiers de la directive. « C’est pourtant important : les banques européennes financent des projets néfastes », rappelle Manon Aubry.
Pression d’enfer contre la levée des brevets sur les vaccins
En 2020, le monde a été submergé par la pandémie de Covid-19. Des premiers vaccins sont vite disponibles, notamment grâce à la technologie de l’ARN messager. Dans cette période, un député européen du Parti du travail de Belgique (PTB), Marc Botenga, lance avec des ONG une idée simple : rendre les brevets accessibles pour diminuer les coûts et permettre aux pays du Sud d’accéder au vaccin. Il parvient à faire voter en 2021 des amendements demandant à l’UE de soutenir l’initiative sud-africaine à l’Organisation mondiale du commerce en faveur d’une levée des brevets, malgré l’opposition de la droite et de l’extrême droite. Preuve que des batailles politiques peuvent être victorieuses.
Mais les pressions redoublent alors. Les contrats passés par la Commission pour fournir l’UE en vaccins le sont sous le sceau du secret : la version remise aux députés est biffée. La façon dont ils ont été discutés reste opaque. Dans un premier temps, le nom des négociateurs n’est pas dévoilé. Le premier nom rendu public : celui du médiateur en chef pour la Suède, Richard Bergström… Lequel a passé cinq ans à la tête de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques, un lobby qui participe à neuf groupes de travail avec la Commission pour négocier les futures législations.
Les lobbies comme celui-ci font preuve à Bruxelles comme à Strasbourg d’un activisme forcené. « J’ai été rapporteur de la commission sur la stratégie pharmaceutique de l’UE. Certains députés défendaient ouvertement le point de vue de l’industrie pharmaceutique, si bien que j’ai demandé à ce que mon nom soit retiré du rapport », confie Marc Botenga, certain qu’il faut savoir tenir face à la pression. « Je me rappelle d’un lobby qui m’a contacté trois fois pour que je les voie. J’ai refusé. Ils m’ont envoyé un mail disant : « Nous avons le droit d’être accueillis par vous ! » », s’amuse-t-il. Face aux lobbies, un député peut dire non. Aux électeurs de séparer le bon grain de l’ivraie le 9 juin.
mise en ligne le 15 mars 2024
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Pour les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance, Sophie Binet signe une préface de la réédition des Jours heureux. La secrétaire générale de la CGT alerte sur le glissement d’un patronat qui refuse de répondre aux défis sociaux et environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses.
Quatre-vingts ans d’espoirs, toujours intacts. Le 15 mars 1944, était adopté le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), les Jours heureux. Au péril de leur vie, les représentants de l’ensemble de la Résistance voulaient instaurer une véritable démocratie économique et sociale, impliquant « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ».
Depuis, sous le poids du patronat et des néolibéraux, le legs du CNR est de plus en plus attaqué. Dans une préface de la réédition des Jours Heureux, « Il est minuit moins le quart » (Grasset, 9 euros), la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, présente une relecture personnelle des Jours heureux, dont les postulats sont toujours d’actualité.
En quoi les Jours heureux sont-ils une source d’inspiration ?
Sophie Binet : Ce programme a donné lieu au plus grand cycle de réformes économiques et sociales depuis la Révolution française. Si on ne m’avait pas sollicitée, je n’aurais jamais osé écrire la préface des Jours heureux, ne me sentant pas légitime face à un texte d’une telle force. J’ai accepté en considérant que cela permettait la reconnaissance de la place et du rôle du syndicalisme, singulièrement celle de la CGT, dans la Résistance et dans la reconstruction de la France.
Le dernier président du CNR, Louis Saillant, était un dirigeant de la CGT. Près du tiers de ses membres étaient des syndicalistes. L’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon est une reconnaissance du rôle du mouvement ouvrier dans la Résistance. L’objectif des Jours heureux n’était pas seulement la libération nationale, mais bien d’analyser et de rompre avec ce qui a conduit la France à collaborer. D’où ce programme, en rupture complète avec le régime de Vichy et les forces de l’argent.
Ses auteurs se sont interrogés sur la corruption des élites. Des Jours heureux, je retiens deux fils rouges : l’humanisme radical, ciment de ce rassemblement de différentes forces de Résistance, mais aussi, la volonté de reprendre le pouvoir sur l’économie.
Ces deux postulats sont-ils valables de nos jours ?
Sophie Binet : Oui. Cependant, ne tombons pas dans la nostalgie d’un passé mythifié. Les Jours heureux ont des lacunes, notamment sur la place des femmes et la question coloniale. Les massacres de Sétif interviennent dès le 8 mai 1945. Les Algériens voulaient bénéficier des principes portés par les résistants. Le monde a changé et de nouvelles questions se posent aujourd’hui, concernant notamment le défi environnemental et la globalisation de l’économie.
La force de la Résistance était sa jeunesse. On ne mobilise pas les jeunes sur de la nostalgie. Le programme du CNR comporte deux parties, une sur l’intensification de la lutte armée, et la deuxième sur le programme de réformes. Ces deux parties permettent de donner un contenu offensif à la notion de résistance : se battre et se défendre, mais, en même temps, porter un projet de conquête. Il ne s’agit donc pas de faire un copier-coller du programme du CNR, mais bien de s’inspirer de ses principes.
Pourquoi écrire que « pour le néolibéralisme, la démocratie est désormais un problème » ?
Sophie Binet : Nous faisons face à un grand hold-up démocratique. Les multinationales ont accaparé le pouvoir, au point d’être plus puissantes que des États. L’exécutif n’a qu’une seule obsession : que la France soit bien classée par les agences de notation. D’où les annonces sur les tours de vis austéritaires de Bercy.
Dans le même temps, les populations et les travailleurs prennent conscience de l’impasse sociale et environnementale du néolibéralisme. La question posée est démocratique : comment allons-nous reprendre la main ? Nous avons besoin d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR.
En détricotant méthodiquement son héritage, les néolibéraux ne sont-ils pas la cause de la résurgence de l’extrême droite ?
Sophie Binet : Dès la Libération, le capital a déclaré la guerre au programme du CNR. Mais la dynamique populaire autour des Jours heureux a donné la force nécessaire pour son application, dans les grandes lignes. Il a fallu attendre le mandat de Nicolas Sarkozy pour que l’offensive soit clairement assumée par l’assureur Denis Kessler. L’ancien numéro 2 du Medef appelait à « défaire méthodiquement » le programme du CNR.
En 2007, nous étions à un moment de bascule. Les résistants s’éteignaient à petit feu, et la droite rompait avec son héritage gaulliste. C’est une rupture sociale et morale, ayant pour conséquence la remise en cause du barrage républicain. Cette frontière étanche était une particularité française, issue de la Résistance. L’extrême droite prospère sur les cendres laissées par les politiques néolibérales.
Nous assistons actuellement à la tombée des digues entre l’extrême droite et les partis républicains. La loi immigration en est le symbole. Comble du cynisme, Emmanuel Macron récupère le sigle du CNR, en lançant un Conseil national de la refondation, tout en détricotant son héritage. Mais cela démontre que, quatre-vingts ans après, le CNR est encore très parlant.
Par quels aspects ?
Sophie Binet : D’abord, la notion même de résistance. Il revient à nos organisations d’entretenir la mémoire avec les résistants et d’opérer une forme de passation. Les Français sont largement attachés à la Sécurité sociale. Lors de sa création, le patronat n’était pas en mesure de s’y opposer.
Le mouvement social de 2023 démontre que les Français sont fortement liés au système de retraite par répartition. C’est d’ailleurs pour cela qu’aucun gouvernement n’a osé privatiser frontalement les retraites. À défaut, les gouvernements ont baissé progressivement les niveaux de droits et de garanties pour laisser un espace à la capitalisation.
Diriez-vous que, pour maintenir la captation des richesses au détriment du travail, le capital financiarisé a tout intérêt à s’appuyer sur les forces réactionnaires ?
Sophie Binet : Oui. Une partie du capital bascule à l’extrême droite. Le tournant se fonde sur des alliances entre la droite et l’extrême droite, sous le patronage d’une partie du capital. Le Brexit a été financé par un courant de la City qui y avait intérêt pour faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal. L’extrême droite tire profit de l’intégrisme religieux.
En France, Vincent Bolloré finance les catholiques intégristes qui combattent l’IVG ou l’homoparentalité. Le courant wahhabite est subventionné par les pétromonarchies. En Israël, les ultrareligieux participent à une coalition gouvernementale. Les intégrismes, d’ailleurs, s’auto-alimentent : Netanyahou est le meilleur allié du Hamas et inversement.
D’où le titre de votre préface, « Il est minuit moins le quart » ?
Sophie Binet : Exactement. Partout, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir développe des logiques guerrières. Nous replongeons dans des situations semblables à celles d’avant le programme du CNR et le grand sursaut collectif d’après la Seconde Guerre mondiale.
Vous expliquez que l’extrême droite pourrait tirer profit de la crise climatique. Comment ?
Les crises se nourrissent entre elles. Les migrations climatiques vont se multiplier. Les forces de l’argent, cupides, refusent de répondre aux défis environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses. De fait, les travailleurs sont la seule variable d’ajustement. Un exemple : le diesel va être taxé mais pas le kérosène, utilisé par les jets privés.
L’extrême droite peut ainsi dérouler un discours climatosceptique. C’est un signal d’alarme pour la gauche et le syndicalisme sur l’impérieuse nécessité de dépasser les contradictions entre le social et l’environnemental. C’est pour cela que la CGT est en train de bâtir un plan d’action syndical pour l’environnement : quelle croissance soutenable dans un monde où les limites environnementales sont claires ?
Un des atouts du CNR n’est-il pas l’introduction de la notion de la planification de l’économie ?
Même des économistes libéraux l’admettent. Dans son rapport sur les incidences économiques de l’action pour le climat, Jean Pisani-Ferry, un proche d’Emmanuel Macron, pointe trois leviers : la planification, l’investissement, la taxation des plus riches.
En 1944, les questions environnementales n’existaient pas, l’enjeu était la reconstruction d’une France ruinée. La CGT était partie prenante de la bataille de la production. Aujourd’hui, la planification est indispensable pour répondre aux défis sociaux et environnementaux.
Le programme du CNR ne tire-t-il pas aussi sa force de son acceptation par un large spectre de forces sociales et politiques ?
Sophie Binet : Ce compromis est fort, parce qu’il s’est fait sur la base des intérêts du monde du travail. Le capital, collaborationniste, était en dehors du CNR. Les Jours heureux sont un compromis politique, pas économique. À la Libération, nous avons obtenu de nombreuses avancées : les comités d’entreprise, le statut de délégué du personnel ou encore, bien sûr, les nationalisations… Il a fallu l’ordonnance de février 1945 et la loi de mai 1946 pour imposer, avec des compromis, les comités d’entreprise au patronat farouchement opposé.
Aujourd’hui, comme il y a quatre-vingts ans, l’enjeu est bien la place des travailleurs dans la prise de décisions stratégiques des entreprises. Les patrons considèrent toujours qu’il est de leur ressort de définir les grandes orientations de l’économie. C’est une question centrale dans l’affrontement de classe avec le capital. Dégager toujours plus d’argent pour les actionnaires est une impasse sociale et environnementale.
Une des leçons que vous tirez du CNR est celle d’une « construction par le bas ». Que voulez-vous dire ?
Sophie Binet : Nous sommes dans un temps autoritaire. C’est vrai dans l’usage du pouvoir par Emmanuel Macron, mais aussi dans l’entreprise, avec un management toujours plus dur et une ligne directrice : décider d’en haut ce qui est bien pour les gens. A contrario, le programme des Jours heureux a été voté à l’unanimité de ses membres, en pleine clandestinité.
Cette dernière n’a pas été un prétexte pour couper court au débat, qui a duré près de neuf mois, donnant lieu à trois versions du programme, largement amendées. Je veux retenir cette pratique démocratique poussée. L’essentiel du programme a été mis en œuvre, sous l’impulsion de Louis Saillant, autour d’une grande dynamique populaire. Le général de Gaulle avait besoin du CNR pour peser sur les Anglo-Américains, mais refusait de se voir imposer son programme.
La Libération a donné lieu à un bras de fer avec le gouvernement provisoire. Louis Saillant a pris de nombreuses initiatives, comme celle du grand rassemblement au Vél’d’Hiv, le 7 octobre 1944, ou les états généraux de la renaissance française, permettant la victoire des partis du CNR, en 1946, et l’application des Jours heureux.
Vous appelez à « reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique (…) ni courroie de transmission ni organisation corporatiste ». Quelle place la CGT doit-elle prendre ?
Sophie Binet : Marcel Paul et Ambroise Croizat, deux cégétistes, sont entrés au gouvernement et ont joué un rôle central pour mettre en place les grandes conquêtes ouvrières. Louis Saillant a, lui, refusé, pour jouer son rôle de contre-pouvoir. Bien qu’ayant plusieurs ministres et députés, la CGT est restée dans son rôle de contre-pouvoir et la bataille menée par Louis Saillant avec le CNR a permis de renforcer les marges de manœuvre de Marcel Paul et d’Ambroise Croizat.
La CGT est un syndicat qui a vocation à intervenir sur le terrain politique, non pas comme un parti, mais pour défendre les travailleurs. Le syndicalisme a une capacité unitaire, nous l’avons démontré lors de la mobilisation de 2023. En 1934, la réunification de la CGT est déterminante pour la dynamique du Front populaire. En 1943, les accords du Perreux (reconstitution de la CGT – NDLR) aident à la constitution du CNR.
Vous avez été à l’initiative d’une large mobilisation politique, associative, syndicale, contre la loi immigration, le 21 janvier. Ce mode de rassemblement doit-il revoir le jour ?
Sophie Binet : Oui. L’appel du 21 janvier rassemblait des gens très différents, autour d’un humanisme radical. La loi immigration fait partie des moments de clarification, de refus de céder sur des valeurs essentielles. Nous avons rassemblé des acteurs syndicaux et associatifs qui, par habitude, ne signent jamais d’appel avec les politiques.
J’ai moi-même sollicité des responsables religieux, ce qui n’est pas dans les habitudes d’une secrétaire générale de la CGT. Nous avons rassemblé des gens de gauche et de droite. La gravité du moment l’exigeait. Nous avons semé des graines. La rose et le réséda.
mise en ligne le 15 mars 2024
Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr
Depuis le 7 octobre 2023, les enfants de Cisjordanie et de Jérusalem-Est occupées voient leurs droits encore plus malmenés qu’avant. « 128 enfants palestiniens » y ont été tués depuis cinq mois, indique Ayed Abu Eqtaish, de l’ONG Défense des enfants International.
Rami Hamdan al-Halhouli avait 12 ans, et vivait dans le camp de réfugiés de Shuafat, à Jérusalem-Est, la partie de la ville illégalement occupée par Israël depuis 1967. Mardi 12 mars, il a été touché par un tir de la police israélienne au cours de « violents heurts » dans le camp, selon un communiqué de la police. « Un agent de police a tiré un unique coup de feu vers un suspect qui menaçait les forces de l’ordre en tirant des feux d’artifice dans leur direction », selon le communiqué. Puis « le suspect a été appréhendé et transféré à l’hôpital » où il a succombé.
En Cisjordanie, « nous avons documenté depuis [le 7 octobre] l’assassinat de 128 enfants palestiniens, dont 27 depuis le début de cette année », indique à Mediapart Ayed Abu Eqtaish, directeur des programmes de l’ONG Défense des enfants International, interrogé le 6 mars dernier lors de son passage à Paris.
L’association a été fondée en 1979 pour mettre en œuvre la convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Elle compte 38 sections nationales, dont une consacrée à la Palestine, qui travaille dans les territoires palestiniens occupés, Jérusalem-Est, Cisjordanie et bande de Gaza, depuis 1991. Elle se concentre sur la défense des droits des enfants palestiniens et la documentation des violations de ces droits par les autorités d’occupation israéliennes et par l’Autorité palestinienne.
Ayed Abu Eqtaish dénonce « un génocide » dans la bande de Gaza, où plus de 13 000 enfants ont déjà été tués. « Des enfants qui ont survécu aux tirs d’artillerie, aux frappes aériennes, risquent de mourir de faim ou de soif », prévient-il – c’est déjà le cas de 27 enfants au moins selon l’ONU.
Enfin, il dénonce une « détérioration sérieuse des conditions de détention » des enfants palestiniens placés en détention administrative par les autorités israéliennes, victimes de « mauvais traitements » et de « torture ».
Mediapart : Comment qualifiez-vous la situation actuelle des enfants de la bande de Gaza ?
Ayed Abu Eqtaish : Entre 2000 et 2023, nous avons documenté l’assassinat de plus de 2 300 enfants palestiniens dans les territoires palestiniens occupés. La majorité ont été tués lors d’assauts militaires israéliens contre la bande de Gaza. Mais ce que nous voyons aujourd’hui n’est rien de moins qu’un génocide perpétré contre les Palestiniens de la bande de Gaza. Selon les chiffres du ministère palestinien de la santé, environ 13 000 enfants palestiniens sont morts à cause de l’assaut militaire contre ce territoire.
Réussissez-vous à documenter ce qui se passe dans la bande de Gaza ?
Ayed Abu Eqtaish : C’est très difficile. Nos chercheurs sur le terrain ne peuvent pas se déplacer librement afin d’enquêter comme ils le font habituellement. Nous dépendons donc des informations délivrées par le ministère de la santé et des rapports publiés dans les médias.
Ce que nous pouvons souligner est le caractère exceptionnel de cette situation. Généralement, lors des assauts militaires, la vie des enfants est menacée par les frappes aériennes, les bombardements et les tirs d’artillerie. C’est la première fois que les enfants souffrent de la faim, du manque d’eau et de médicaments. Et c’est parce qu’Israël, pour la première fois, utilise la faim et la nourriture comme armes de guerre contre les Palestiniens de la bande de Gaza.
Lors des assauts précédents, l’assistance humanitaire pénétrait dans l’enclave par le point de passage de Rafah, et même par celui de Keren Shalom, qui est contrôlé par Israël. Aujourd’hui, des enfants qui ont survécu aux tirs d’artillerie, aux frappes aériennes, risquent de mourir de faim ou de soif. Les dernières informations du ministère de la santé font état de 18 morts de faim [à la date du 6 mars – ndlr].
Vous travaillez essentiellement aujourd’hui en Cisjordanie occupée. Avez-vous noté une détérioration de la situation des enfants palestiniens depuis le 7 octobre 2023 ?
Ayed Abu Eqtaish : La situation en Cisjordanie est très dangereuse et très sérieuse. La violence des colons, qui visent les Palestiniens, l’interdiction de certaines routes aux Palestiniens, les projets d’extension des colonies, tout cela a commencé avant le 7 octobre. Cela s’est aggravé avec la composition du nouveau gouvernement israélien et la présence en son sein d’extrémistes, et encore depuis le 7 octobre. Nous avons documenté depuis cette date l’assassinat de 128 enfants palestiniens, dont 27 depuis le début de cette année. Mais ces crimes passent inaperçus, à cause de l’ampleur de ceux de Gaza.
La vie quotidienne des enfants est-elle bouleversée en Cisjordanie ?
Ayed Abu Eqtaish : Depuis le 7 octobre, l’école a dû être interrompue pour la sécurité des enfants, et les cours, dans la majorité de la Cisjordanie, se déroulent en ligne. Les villes et les bourgades palestiniennes sont souvent victimes d’invasions par l’armée israélienne et c’est dangereux pour les enfants de circuler. Nous avons documenté plusieurs cas où les enfants sont restés coincés dans leur école bien au-delà des heures de fin des cours, à 13 heures. À Jénine, par exemple. Les enfants qui vivent à proximité de colonies sont en danger sur le chemin de l’école, également. C’est le cas dans les collines du sud d’Hébron.
Les enfants dans les prisons israéliennes sont nombreux. Y a-t-il eu, depuis le 7 octobre, plus d’arrestations ?
Ayed Abu Eqtaish : Le nombre d’enfants en détention administrative est beaucoup plus élevé. Ils étaient au moins 45 en 2023. Actuellement, nous ne connaissons pas leur nombre car il est fourni par le service des prisons israélien, et celui-ci n’a rien rendu public depuis septembre.
Les mauvais traitements et la torture [contre les enfants] se sont intensifiés depuis le 7 octobre.
Le régime de la détention administrative est particulier car l’ordre est émis par le commandant militaire de la région sur la base de preuves secrètes, sans accusation claire ni procédure judiciaire. Dans les huit jours suivant l’émission de l’ordre de détention administrative, il y a une sorte d’examen juridique par le tribunal militaire, qui doit l’approuver, en réduire la durée ou l’annuler. Mais c’est superficiel et ça ne sert qu’à donner une légalité à cet ordre administratif.
Car dans presque tous les cas, le tribunal approuve l’ordre de détention administrative, au motif que l’avocat de la défense ne peut pas fournir une défense légale appropriée. Ce qui est le cas car le défenseur se voit systématiquement opposer le secret du dossier à chaque objection ou à chaque question.
Qu’en est-il des conditions de détention ?
Ayed Abu Eqtaish : Nous ne pouvons nous appuyer que sur les témoignages des enfants libérés dans le cadre de l’échange de prisonniers entre le Hamas et Israël, car nous n’avons plus accès aux enfants emprisonnés. Les avocats ne réussissent pas à obtenir de droit de visite et les enfants ne comparaissent plus physiquement devant le tribunal, ils assistent aux comparutions en ligne. Donc ils ne peuvent plus discuter avec leurs avocats et leurs familles ne les voient plus.
Les informations que nous avons recueillies auprès des enfants libérés font état d’une détérioration sérieuse des conditions de détention. Les mauvais traitements et la torture lors des arrestations et pendant les interrogatoires, déjà très répandus, se sont intensifiés depuis le 7 octobre. La quantité et la qualité de la nourriture fournie par les autorités pénitentiaires israéliennes se sont détériorées. Avant, par exemple, les familles étaient autorisées à déposer de l’argent pour que les prisonniers achètent de la nourriture à la cantine de la prison. Aujourd’hui, elles ne sont plus autorisées à le faire.
Surtout, nous sommes très inquiets à propos des enfants arrêtés à Gaza. Nous n’avons pas d’informations. Le seul élément dont nous disposons provient des chiffres publiés par les services pénitentiaires israéliens, qui mentionnent dix enfants classés dans la catégorie des combattants illégaux. Cette classification s’applique aux habitants de Gaza. Mais cela ne reflète pas le nombre total d’enfants palestiniens arrêtés à Gaza, car beaucoup d’entre eux pourraient être placés dans des prisons qui ne sont pas supervisées par les services pénitentiaires israéliens, mais par l’armée israélienne.
Comment jugez-vous l’attitude des pays occidentaux qui, dans leur grande majorité, ont apporté un soutien inconditionnel à Israël après le 7 octobre ?
Ayed Abu Eqtaish : Nous avions l’habitude de dire que le silence de la communauté internationale encourageait Israël à commettre des crimes contre le peuple et les enfants palestiniens. Après le 7 octobre, la situation s’est détériorée. Au lieu de punir Israël pour les crimes commis contre le peuple palestinien, ces pays sont devenus des partenaires dans le crime. Presque tous les dirigeants du monde se sont rendus en Israël pour déclarer qu’Israël avait le droit de se défendre. Ils ont apporté un soutien diplomatique, politique, monétaire ou militaire. C’était un feu vert donné à Israël pour commettre davantage de crimes. Aujourd’hui, la situation a changé, mais ils ne sont pas en mesure de freiner Israël à ce stade.
Des pays donateurs ont coupé leurs subventions à des ONG palestiniennes jugées ambiguës quant aux attaques du 7 octobre. Est-ce votre cas ?
Ayed Abu Eqtaish : Nous avons perdu des financements allemands, et ça représente 20 % de notre budget. Nous n’avons reçu aucune justification, mais je pense que nous avons été punis en raison de nos opinions, car nous pensons que le 7 octobre n’est ni le début ni la fin de l’histoire. Avant, il y a eu des décennies d’oppression, d’assujettissement, de discrimination, d’apartheid, de colonisation contre les Palestiniens.
Mais nous pensons pouvoir faire face. Car le plus important, ce sont les principes auxquels nous croyons et nous nous battrons pour eux, que nous recevions ou non des fonds de la part de gouvernements étrangers. Notre principal message est que les civils doivent être protégés, et parmi eux les enfants.
mise en ligne le 14 mars 2024
Par Augustin Campos sur https://reporterre.net/
Le père Beniamino Sacco, 81 ans, consacre sa vie à l’aide aux travailleurs exilés du sud-est de la Sicile. Dans cette région dédiée à l’agriculture intensive, les migrants peinent à faire valoir leurs droits.
Vittoria (Sicile, Italie), reportage
La ville de Vittoria a un nom chantant, un nom à se laisser bercer par les vagues. Et pourtant, pas un touriste ne met les pieds dans cette cité du sud-est de la Sicile, noyée au milieu des serres de plastique. Ceux qui y viennent sont là pour travailler. Cœur battant de l’agriculture intensive sicilienne, qui, en soixante ans, a mangé 80 km de terres côtières et vu pousser 5 200 entreprises agricoles, sur la bien nommée fascia trasformata (« la bande transformée »), la ville ne vit que de cette activité. Parmi les 64 000 habitants, on compte 8 000 étrangers enregistrés et des milliers d’autres invisibles aux yeux de la loi car sans-papiers, tous indispensables à un secteur agricole en demande constante de main-d’œuvre sous-payée. Ce sont eux qui triment dans les serres et les magasins de conditionnement des fruits et légumes exportés ensuite dans toute l’Europe.
Le lundi, bien souvent, nombre de ces travailleurs délaissent ces paysages de plastique. C’est le premier jour de la semaine que le charismatique père Beniamino, connu de tous dans les serres, ouvre les portes de sa paroisse de l’Esprit-Saint à tous ceux et celles qui ont besoin d’une attestation de résidence. En cette fin février ensoleillée, les bousculades disent l’enjeu que représente ce bout de papier pour la cinquantaine de personnes présentes. Certains y sont depuis 5 heures du matin. Les Tunisiens, les plus nombreux, Bangladais et autres Sénégalais sont venus avec l’espoir que cette fois-ci sera la bonne.
Parmi eux, Redouane, un ouvrier agricole tunisien aux cernes démesurés. Il est là pour la troisième semaine d’affilée, car il doit renouveler son titre de séjour d’un an. « Le prêtre nous aide beaucoup en faisant ces attestations de résidence. C’est la seule solution car, sinon, je peux redevenir sans-papiers rapidement et je ne pourrai plus travailler », raconte le jeune homme, en jean de la tête aux pieds. Il est hébergé chez un ami depuis que le propriétaire de l’appartement qu’il louait a décidé de le vendre.
Avec 45 euros par jour pour huit heures de travail, malgré un contrat qui indique 58 euros nets – une pratique frauduleuse généralisée dans la fascia trasformata – il n’a que peu de marge pour se loger. La majorité des travailleurs agricoles immigrés, avec ou sans papiers, sont payés entre 20 et 50 euros par jour et sont contraints de s’entasser dans des logements de fortune, souvent au milieu des serres. En ville, certains propriétaires refusent de louer aux étrangers.
Dans son bureau, une fois le calme revenu, le très occupé Beniamino Sacco, 81 ans, reçoit les exilés, chacun leur tour. « Je leur fais cette attestation fictive parce qu’elle leur est indispensable : sans elle, ils ne peuvent pas résider officiellement dans la ville, ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire, faire leurs démarches de régularisation, ni renouveler leur titre de séjour », explique le généreux religieux, assis devant un portrait du pape François, auquel il s’identifie aisément. Cette pratique est tolérée par les autorités, conscientes de la problématique majeure du logement pour les étrangers dans la région, à laquelle aucune solution n’est apportée.
En trente-cinq ans, le père Sacco a, notamment, fondé un centre d’accueil pour les demandeurs d’asile et une coopérative agricole. Il accueille une vingtaine d’exilés vulnérables dans sa paroisse. Cela a créé des remous parmi ses fidèles, qui ont un jour fixé un ultimatum : « Ou les immigrés s’en vont, ou c’est nous. » Le prêtre leur a répondu : « Alors, partez. » Ils sont restés.
Beniamino Sacco dit signer chaque année « environ 1 500 attestations de résidence ». Il est le seul dans la région à faire cela gracieusement. D’autres, profiteurs de misère, font payer entre 600 et 1 000 euros. Entre les serres, toutes sortes de business prospèrent sur la vulnérabilité des travailleurs étrangers – même le transport en est un, en l’absence d’un service public – souvent l’œuvre d’intermédiaires et d’agriculteurs crapuleux. Mounir (il a souhaité rester anonyme) peut en témoigner. Père de famille tunisien de 49 ans, il dit être arrivé il y a six mois avec un visa payé 5 000 euros à un intermédiaire tunisien et une promesse d’embauche dans une serre. Après quatre jours de travail payés 2,5 euros par heure, logé avec deux compatriotes dans un bloc de béton nu de 12 m2 en bordure de serres, on l’a prié de quitter le spartiate local.
C’est contre ce climat d’impunité que se bat le padre Beniamino. « La sueur est une chose sacrée, et personne ne peut profiter de la sueur des autres », dit avec autorité celui dont l’aura rayonne dans toute la région. « Quand je prononce son nom, il arrive que certains agriculteurs se mettent dans des états pas possibles, et crient que “le padre Beniamino, il faut le tuer, car il nous a ruinés” », raconte, amusé, Pipo Genovese, producteur d’aubergines, de tomates et de poivrons sur 20 hectares, fidèle de la paroisse. Il dit avoir toujours « respecté ses salariés », aujourd’hui au nombre de 30, et voit en Beniamino Sacco « un homme libre, qui se bat pour que tout le monde soit libre, contre ceux qui essaient de priver les autres de leur liberté ».
Au début des années 1990, le prêtre a affronté avec succès la mafia, organisant régulièrement des marches contre la criminalité. Dans les années 2000 et 2010, il s’est attaqué, aux côtés du syndicaliste Giuseppe Scifo, fin connaisseur de la fascia trasformarta, aux exploitants agricoles qui abusaient sexuellement des travailleuses roumaines. « Je me souviens d’une femme roumaine, payée 20 euros par jour pour 18 heures de travail. Elle payait aussi un lit 400 euros par mois à son patron, qui lui avait confisqué ses papiers et considérait qu’elle était à sa disposition », raconte le prêtre, le regard impassible. Il a hébergé la victime et dénoncé son agresseur au procureur de la République, comme il l’a fait « plus d’une cinquantaine de fois » ces trente dernières années dans des cas de viol et d’abus sur les ouvrières et ouvriers agricoles. L’agriculteur criminel a été envoyé en prison.
De nouvelles lois pour empêcher les abus
La région n’est désormais plus une zone de non droit pour l’activité agricole, même si dénoncer un patron reste risqué lorsque l’on veut retrouver du travail, malgré la protection du prêtre. « Il y a maintenant des lois [notamment celle de 2016 contre l’exploitation] et il y a donc une action dissuasive, de sorte qu’aujourd’hui, l’agriculteur a davantage peur », affirme Giuseppe Scifo, dont le syndicat dénonce régulièrement des abus. « Nous avons dénoncé une mentalité plutôt que les individus, dit le padre Beniamino. Ainsi, on incite les autorités à agir. » La tâche reste grande, même si les arrestations se font plus nombreuses. La dernière en date a eu lieu fin février dans la commune d’Ispica une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Vittoria, où 16 ouvriers agricoles ghanéens et nigérians étaient payés un à deux euros de l’heure.
Dans les 6 000 m2 de serre de tomates cerise de la coopérative qu’il a créée, le prêtre veut donner l’exemple. Les quatre employés fixes sont payés 1 400 euros nets. Celui que le prêtre appelle le « manager », Islam, père de famille bangladais de 44 ans, a vu cet univers de plastique évoluer : « Il y a quinze ans, on trimait pour 16 euros par jour, sans jamais avoir de contrat et, souvent, on n’était pas payés à la fin de la journée. Aujourd’hui, ceux que je connais gagnent plus de 40 euros, avec ou sans papiers. »
Islam fait aujourd’hui partie des protégés du prêtre – « il a toujours été là pour moi », dit-il. De son côté, le syndicaliste agnostique Giuseppe Scifo, qui connaît le padre Beniamino depuis qu’il a 8 ans, voit le religieux au doux sourire comme un « leader ». C’est au prêtre que ce communiste doit « l’envie de lutter », « car le padre interprète la religion comme un fait de justice terrestre et non comme une aspiration à aller au paradis ».
mise en ligne le 14 mars 2024
Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr
En cinq mois, plusieurs dizaines de milliers d’enfants ont été tués ou grièvement blessés par les bombardements israéliens sur Gaza. Un massacre d’ampleur sous les yeux du monde entier.
Mise en garde : Cet article fait état de récits d’enfants mutilés et tués, sa lecture peut être particulièrement difficile et choquante.
« J’ai si peur, venez, s’il vous plaît. » Depuis une voiture pilonnée par l’armée israélienne, Hind Rajab supplie les secouristes du Croissant-Rouge palestinien de venir la sauver. Autour d’elle, les cadavres de plusieurs membres de sa famille. « Parfois, elle me disait : “Ils sont tous en train de dormir.” Et à d’autres moments, “ils sont tous morts, il y a du sang partout, il y a des tirs” », rapporte à France Info l’opératrice qui a eu l’enfant au bout du fil dans ses dernières heures.
Hind Rajab est l’un des visages de l’enfance massacrée à Gaza. Son corps sans vie a été retrouvé avec les dépouilles de ses proches et de deux ambulanciers lancés vainement à son secours. C’était le 10 février 2024, deux semaines après son appel à l’aide. Hind Rajab a été tuée à l’orée de ses 6 ans. Bandeau de fleurs dans les cheveux, robe de princesse, sa photo comme sa voix terrorisée ont fait le tour du monde. Elles témoignent d’une implacable réalité, que l’Unicef désigne comme « une guerre contre les enfants ». « Une vérité » qui n’est « pas entendue », déplore l’agence des Nations unies.
« Cette guerre est une guerre contre les enfants. Une guerre contre leur enfance et leur avenir », a abondé mardi 12 mars Philippe Lazzarini, le commissaire général de l’office onusien pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), sur le réseau social X. Il cite une statistique vertigineuse : le nombre d’enfants tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023 est plus élevé que le nombre d’enfants tués en quatre ans dans l’ensemble des conflits à travers le monde.
En cinq mois, plusieurs dizaines de milliers d’enfants ont été tués ou blessés par les bombardements israéliens. Ils constituent, avec les femmes, la majorité des plus de 31 000 morts comptabilisés à ce jour, selon le ministère de la santé du Hamas, soit plus de 13 000 enfants. Un chiffre jugé crédible par les Nations unies mais sous-estimé selon plusieurs organisations humanitaires car il n’intègre pas les milliers de corps ensevelis sous les décombres.
« Avec 30 000 morts officiels et un nombre par définition inconnu de disparus à Gaza, sans même parler de la mortalité indirecte liée à la malnutrition et aux maladies, les pertes gazaouies en cinq mois sont équivalentes à la mort d’un million de personnes en France », note dans Mediapart l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau.
Des souffrances physiques et mentales
Aux morts s’ajoutent les blessés dont « il faut imaginer les blessures », insiste Guillemette Thomas, coordinatrice médicale pour la Palestine de Médecins sans frontières (MSF). Des blessures graves, des fractures multiples, des brûlures sur une grande partie du corps, des membres arrachés…
« Imaginez une jambe arrachée quand on n’a pas encore atteint l’âge de la marche », égrène Guillemette Thomas en insistant sur « la souffrance absolue des enfants, premières victimes d’une guerre qui n’est pas la leur ». Ces derniers arrivent « massivement dans des hôpitaux qui manquent de tout, où ils ne peuvent être soignés dans des conditions dignes faute de médicaments, de produits de sédation ».
Son collègue Léo Cans, chef de mission en Palestine, a raconté à Mediapart l’histoire de Myriam, une enfant de 6 ans amputée de la jambe droite. Le visage à moitié brûlé, elle a perdu son frère, sa sœur, sa mère. Son père est porté disparu. Elle n’a plus que sa tante : « Faute de matériel, on a dû changer son bandage sans anesthésie. Pendant une demi-heure, elle a hurlé de douleur en appelant sa mère qui était morte. Chaque fois qu’une personne entre dans un hôpital, ce n’est jamais une personne seule. C’est une famille entière qui est détruite. »
Myriam incarne cette génération d’orphelins qui voient leur présent, leur futur annihilés. Ils sont, selon MSF, plus de 17 000, depuis le 7 octobre 2023, à avoir perdu soit l’un, soit leurs deux parents, un chiffre d’une ampleur inédite.
Léo Cans a aussi raconté sur X l’histoire de Malak, la petite-fille d’un chauffeur de MSF. « Elle avait 5 ans, explique-t-il à Mediapart. Elle a été tuée par un obus tombé sur une salle de mariage dans le sud de Gaza qu’on louait pour nos équipes qui ont évacué et qui n’ont plus de maison. Le lieu avait été notifié à l’armée israélienne, qui savait qu’il n’y avait là que des civils MSF avec leurs familles proches au premier degré, enfants et parents. » L’obus lui a arraché la jambe. La fillette est décédée deux jours plus tard à l’hôpital.
Les enfants vivent dans la peur imminente de mourir. Guillemette Thomas (MSF)
Comme l’ensemble des médecins interrogés par Mediapart depuis Gaza ou à leur retour de mission, qui ne cachent pas combien ils sont « affectés » par ce qu’ils ont vu, l’humanitaire a répété combien il était frappé par le nombre d’enfants gravement blessés et orphelins ou tués ainsi que de femmes et de personnes âgées : « Dans la plupart des guerres, ce sont des combattants qui sont blessés, tués. » Il n’a « jamais vu ça ». Guillemette Thomas non plus.
Elle demande « quel niveau d’horreur va-t-il falloir pour que cela s’arrête », parle « de générations entières sacrifiées », « d’une guerre contre la population civile palestinienne ». Elle n’est « pas surprise » par le fort taux d’enfants victimes car « 50 % de la population de Gaza [qui compte 2,4 millions d’habitant·es – ndlr] a moins de 18 ans ».
Les survivants, privés de l’insouciance, de l’innocence de leur âge, « un luxe qu’ils ont perdu depuis des années », continuent et continueront de subir « un environnement extrêmement dangereux, traumatique », « avec des séquelles à vie », physiques et mentales, alerte Guillemette Thomas. Elle dénonce « la destruction physique et psychologique d’une population civile dont la moitié est mineure ».
Guillemette Thomas cite le témoignage d’un de ses collègues palestiniens, un infirmier qui assiste, impuissant, chaque nuit, au réveil de ses enfants hurlant au moindre bruit : « Ils croient que c’est un bombardement et demandent : “Est-ce qu’on va mourir maintenant ?” Quand on est sous les bombes depuis cinq mois, chaque minute compte. Les enfants vivent dans la peur imminente de mourir. Chaque claquement de porte, orage, bruit anodin, est assimilé à une peur, fait ressortir la terreur. »
En plus d’avoir perdu leurs maisons, leurs familles, [les enfants] perdent des parties de leur corps. Audrey Mc Mahon, pédopsychiatre pour MSF
Plus du tiers de l’équipe palestinienne de MSF a été déplacée. Plusieurs ont perdu des membres de leur famille. Comme beaucoup, ils écrivent au stylo le nom de leurs enfants sur leurs bras, leurs jambes, pour qu’ils puissent être identifiés en cas de bombardement. « N’est-ce pas déjà un traumatisme ? », interroge l’humanitaire.
Depuis cinq mois, des dizaines d’enfants ont dû être amputés à froid sans sédation, sans anesthésie, endurant une douleur difficilement imaginable, physique et émotionnelle. « En plus d’avoir perdu leurs maisons, leurs familles, ils perdent des parties de leur corps, explique Audrey Mc Mahon, pédopsychiatre pour MSF. Ils doivent intégrer de vivre avec des incapacités physiques, de ne plus être autonomes pour se déplacer, pour vivre. Le trauma physique vient constamment rappeler le trauma psychique mais aussi culturel. »
« Les enfants palestiniens accumulent des couches de risques, de peurs, de deuils, tout le contraire de ce qu’ils ont besoin pour bien se développer, poursuit Audrey Mc Mahon. Ils endurent le stress constant de la violence, de la faim, de la soif, du froid en ce moment, de devoir se protéger soi-même, ainsi qu’une détresse psychologique liée aux multiples deuils de perdre ses parents, sa famille, ses amis, des parties de son corps, sa maison, ses jouets, son monde. »
Sur les réseaux sociaux, les images d’enfants émaciés, yeux enfoncés, corps décharné, se multiplient. Début mars, une équipe de l’Organisation mondiale de la santé, qui a visité pour la première fois depuis octobre les hôpitaux du nord de l’enclave, a constaté le décès de dix enfants en raison de la malnutrition.
Une famine délibérée
Assiégée, pilonnée sans relâche, la bande de Gaza meurt de faim, Israël n’autorisant l’entrée de l’aide internationale qu’au compte-gouttes et organisant ainsi une famine délibérée. Le juriste canadien Michael Fakhri, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, évoque « un crime de guerre et même une situation de génocide ».
Selon l’ONU, la quasi-totalité des Gazaoui·es sont menacé·es de famine. 90 % des enfants de 6 à 23 mois, ainsi que des femmes enceintes et allaitant, font face à « de graves manques de nourriture », selon des ONG réunies autour de l’Unicef et du Global Nutrition Cluster.
Dans le Nord, où un massacre a entraîné la mort de plus d’une centaine de personnes lors d’une distribution alimentaire au cours de laquelle l’armée israélienne a tiré sur la foule, « 15 % des enfants de moins de 2 ans sont en situation de malnutrition aiguë », selon l’Unicef.
Auprès de l’AFP, Imad Dardonah, pédiatre à l’hôpital Kamal Adwan, dit l’impuissance du corps médical face aux victimes de la malnutrition, dont les séquelles sur le long terme font des ravages (retard de croissance, de développement cognitif, etc.) : « Nous n’avons rien à leur donner, le mieux que nous puissions faire, c’est leur donner une solution saline ou une solution sucrée. »
Israël s’attaque aux enfants qui constituent la moitié de la population pour détruire leur futur ainsi que le futur de la Palestine. Zouhair Lahna, médecin de retour de Gaza
Comme celle de Hind Rajab, l’agonie de Yazan al-Kafarna, 10 ans, a fait le tour du monde. Il est mort le 4 mars dans un hôpital de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, à cause du manque de nourriture et de médicaments. Atteint d’une paralysie cérébrale, il avait besoin d’une alimentation équilibrée devenue impossible.
« Il vivait de bouts de pain que nous trouvions avec beaucoup de difficultés et obtenions à des prix extrêmement élevés, témoigne dans plusieurs médias un membre de sa famille. Si nous ne pouvions pas trouver de nourriture, nous lui donnions du sucre pour le maintenir en vie. »
Comment, dans un environnement aussi destructeur, soulager, protéger, permettre aux enfants survivants de continuer à grandir malgré tout ? La question désarçonne les professionnels interrogés par Mediapart tant ils n’entrevoient aucune issue pour l’heure, faute de cessez-le-feu et face à l’ampleur des destructions, pas seulement des vies humaines, mais des infrastructures essentielles, des maisons, des hôpitaux, des écoles, etc.
« Ce qui permet la résilience chez l’enfant, c’est d’avoir des adultes qui vous protègent, permettent d’être réconfortés, de se reconnecter à vos forces », souligne Audrey Mc Mahon. La pédopsychiatre de MSF décrit comment les professionnels de l’humanitaire tentent, tout comme des particuliers, de pallier l’urgence, d’offrir un espace de sécurité émotionnelle aux enfants même s’il est réduit, en les prenant dans leur bras, en leur chantant des chansons, en organisant une activité de cirque, de dessin, des jeux…
De retour de mission dans le sud de l’enclave, le médecin français Raphaël Pitti témoignait dans Mediapart du dénuement des enfants de Gaza : « Le seul endroit de distraction pour eux, c’est l’intérieur des hôpitaux. Ils les connaissent parfaitement, assistent aux opérations à même le sol, vont chercher des gants et des seringues usagées pour les remplir d’eau stagnante et jouer à se faire la guerre en s’éclaboussant. Ils sont sales, dénutris. Grâce à l’hôpital, il y a de la nourriture mais pas de nourriture équilibrée, ils ne mangent que des céréales et du sucre. Les légumes et les œufs sont beaucoup trop chers. »
Atteintes à la dignité
Gynécologue obstétricien franco-marocain, Zouhair Lahna revient d’un mois à Gaza avec l’association des médecins palestiniens PalMed. En tête, les visages de dizaines d’enfants, de bébés, de leurs mères, « tous détruits », « réduits à des êtres qui ne sont pas humains », par la guerre, le manque de nourriture, les déplacements forcés, les bombardements incessants.
Rompu aux conflits les plus violents depuis plus de vingt ans, Zouhair Lahna n’avait lui aussi « jamais vu ça » : « Gaza est le plus effroyable. 2,4 millions de personnes sont emprisonnées dans un minuscule bout de terre sans possibilité de fuir. Prises au piège d’un massacre, elles sont délibérément affamées, assoiffées, tuées, blessées. » Selon lui, « Israël s’attaque aux enfants qui constituent la moitié de la population pour détruire leur futur ainsi que le futur de la Palestine ».
Il évoque « un trauma permanent ». Audrey Mc Mahon, de MSF, aussi. « Les enfants palestiniens vivent un trauma permanent à la fois culturel, historique, psychique, physique, intime, collectif, aux conséquences dévastatrices, explique-t-elle. Ils sont à risque de tout : des troubles du comportement, de l’anxiété, de panique, du sommeil, de dépression… Ce sont des enfants qui vivent et vont vivre dans un état d’effroi, de peur intense, prisonniers d’un sentiment d’injustice qui pourrait se retourner contre eux avec des idées suicidaires. »
Bien avant la guerre, en 2022, un rapport de Save the Children, intitulé « Trapped » (littéralement « piégés »), révélait que quatre enfants sur cinq à Gaza ressentaient un état permanent de peur, de tristesse ou d’angoisse. Le résultat de quinze années de blocus israélien sur le territoire, selon l’ONG. Énurésie nocturne, difficultés d’élocution, mutisme, pensées suicidaires, automutilation… le rapport détaille les multiples répercussions.
Audrey Mc Mahon y est confrontée au quotidien. « Les enfants palestiniens grandissent sous discrimination, sous oppression constante avec des rêves et des projets limités. Ils ont déjà vécu plusieurs guerres ou bombardements. Selon l’Unicef, plus d’un million d’entre eux ont besoin d’une aide médicosociale, soit l’entièreté des enfants de Gaza. »
Elle décrit l’impuissance des équipes humanitaires sur le terrain pour prendre en charge la santé, notamment mentale, dans une enclave où il y avait déjà très peu d’acteurs avant la guerre. « On n’est plus au point de diminuer les impacts mais d’être là, d’être témoin, de dénoncer, de les soutenir rien que par la présence, d’appeler au cessez-le-feu, à l’aide humanitaire. »
Les professionnel·les gazoui·es de la santé mentale vivent également dans un stress et une terreur permanentes. « C’est très compliqué de leur demander d’être en capacité d’accueillir la douleur des autres, souligne Audrey Mc Mahon. Nous ne pouvons même pas les relayer car compte tenu du niveau d’insécurité majeur, nous ne sommes pas en capacité d’envoyer des professionnels internationaux. »
En lien avec plusieurs enfants ainsi que des adultes à Gaza, la pédopsychiatre de MSF ressent leur « colère contre l’humanité » : « Ils se demandent s’ils appartiennent encore à la race humaine. Le simple fait d’avoir à exprimer leurs besoins est une atteinte profonde à leur dignité alors que les images du massacre, de la famine sont sous nos yeux. Ils disent “ce n’est pas à nous de dire, c’est à vous d’agir”, ils s’adressent à la communauté internationale, à l’humanité tout entière. »
Chacun·e, avec ses mots, très jeune ou adolescent·e, lui exprime l’extrême violence de l’atteinte au droit d’exister qui leur est faite. Avec cette question : « Comment exister quand on me dit que je n’ai pas le droit d’exister et que je suis victime d’un massacre collectif ? »
mise en ligne le 13 mars 2024
Hayet Kechit et Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
Mardi 12 mars, dans le cadre d’une mobilisation européenne pour le boycott académique d’Israël, des dizaines d’initiatives ont eu lieu en France. Les quelques incidents à Sciences Po, montés en épingle au mépris des faits, ne doivent pas masquer l’ampleur et le sens d’un mouvement qui interroge la complicité de l’université israélienne dans la guerre à Gaza et la colonisation en Cisjordanie.
« Antisémitisme », « wokisme », « islamo-gauchisme »… Sciences Po est depuis vingt-quatre heures sous le feu des anathèmes. En cause : l’occupation dans la matinée du 12 mars d’un amphithéâtre de la prestigieuse école par une centaine d’étudiants manifestant leur soutien à Gaza. L’initiative nommée « quatre heures pour la Palestine » s’inscrit dans le cadre de la journée européenne des universités contre le génocide à Gaza, à l’appel de la Coordination universitaire européenne contre la colonisation en Palestine (CUCCP).
Comme il est désormais de coutume dans toute initiative publique visant à dénoncer la catastrophe humanitaire à Gaza, une énième polémique, largement attisée par la bollorosphère, a pris le pas sur l’objet même de la mobilisation, contribuant encore une fois à faire taire toute critique à l’encontre d’Israël.
Elle fait suite aux accusations lancées par des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), selon lesquels une étudiante aurait été refoulée de l’amphithéâtre « parce qu’elle était juive ». « Faux », répondent les organisateurs, réunis dans « un groupement d’étudiants auto-gérés » comptant une centaine de personnes.
Un scandale cousu de fil blanc à Sciences Po
« Tous les étudiants étaient les bienvenus, c’était un moment d’échanges ouvert à tous, y compris à l’UEJF, dont certains des membres étaient présents au sein de l’amphithéâtre, sans que cela ne cause aucun problème », affirme Hicham, un étudiant en Master de Droits de l’homme et projets humanitaires dans l’école des affaires internationales, et membre du groupe à l’origine de cette initiative. Le jeune homme de 22 ans donne ainsi des faits une version radicalement différente.
L’étudiante exclue de l’amphithéâtre, qui serait membre de l’UEJF, ne l’aurait pas été en raison de sa confession, mais parce qu’elle aurait fait usage de provocations avant la tenue de la rencontre, par des agressions verbales et en prenant en photo sans leur consentement ses organisateurs. Des actes représentant « un risque à la sécurité de certains participants » qui ont poussé les personnes chargées d’éviter les débordements, à lui refuser l’entrée.
Et le jeune homme de décrire « l’état d’alerte maximal » généré par un climat général de harcèlement à l’encontre de ceux qui, au sein de l’école de la rue Saint-Guillaume, dénoncent la situation à Gaza. Il ciblerait particulièrement des étudiantes identifiées comme musulmanes et se traduirait régulièrement par la prise de photos ou de vidéos à la volée relayées ensuite sur des comptes Twitter dans le but de déclencher des campagnes de cyberharcèlement.
« On sait que cette personne nous a pris plusieurs fois en photo et en vidéo », assure Hicham, qui ajoute que des membres de l’administration, présents au moment des faits, se seraient opposés à cette exclusion, mais que les étudiants leur auraient aussitôt fait part des provocations répétées de la jeune femme à leur encontre.
Des arguments auxquels la direction de Sciences Po, soumise depuis cette polémique à une pression médiatique maximale faisant de l’école un « repaire d’islamo-gauchistes », semble être restée sourde. Dans un communiqué publié le 12 mars, elle condamne « l’action et les pratiques utilisées qui s’inscrivent délibérément hors du cadre fixé en matière d’engagement et de vie associative » et annonce qu’elle saisira « la section disciplinaire en vue de sanctionner ces agissements intolérables ».
Quand c’est autorisé, ni heurts, ni polémiques
Même configuration mais autre ambiance à l’université Paris Dauphine-PSL où – élément notable qui fait sans doute toute la différence – le rassemblement, organisé par la Coordination Palestine et les syndicats CGT et Sud-Education, avait été autorisé par l’administration.
Dans le hall plein comme un œuf, des centaines d’enseignants, chercheurs et étudiants, avec beaucoup de drapeaux palestiniens – du jamais vu dans ce grand établissement spécialisé en gestion ou management, et installé au cœur des beaux quartiers de Paris -, des pancartes appelant au cessez-le-feu ou dénonçant un génocide à l’œuvre dans la bande de Gaza… Et quelques dizaines d’autres portants des portraits des otages du Hamas, ainsi qu’une banderole faite à la main appelant à rendre « hommage à toutes les victimes (Yémen, Israël, Congo…) ».
Dans une brève intervention avant la minute de silence prévue, une enseignante a pu rappeler, sans protestations ni heurts, le sens de la mobilisation inscrite dans le cadre de la mobilisation européenne dans les universités. « Nous exigeons un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, la levée permanente du blocus de Gaza, la défense du droit des Palestiniens à l’éducation, a-t-elle lu. Pour cela, nous proposons les moyens d’action suivants : pousser nos universités à agir activement contre le régime d’apartheid israélien, établir des liens académiques avec des universités et des universitaires palestiniens, soutenir et participer au boycott universitaire visant les institutions académiques israéliennes complices de la violation des droits des Palestiniens, défendre la liberté d’expression et la liberté académique autour de la Palestine ici et hors de France. »
Une participante relève : « L’appel n’a pas été hué et la minute de silence, nous l’avons faite pour toutes les victimes. Le rassemblement n’était pas interdit, les enseignants se sont largement mobilisés, je suis convaincue que ça change tout. C’est une bonne manière de neutraliser les velléités polémiques, à coups de messages sur les réseaux sociaux et de polémiques… Et ça permet de parler du fond ! »
Une mobilisation historique à l’université
Partout en Europe et dans tout le pays, de Rennes à Aix-en-Provence en passant par Strasbourg et Montpellier, des mobilisations pour un « boycott universitaire » ont eu lieu ce mardi 12 mars. « C’est historique », se félicite une des promotrices de ces initiatives.
Née, ces dernières semaines, dans la foulée de pétitions, pour la liberté d’expression et les libertés académiques puis pour le cessez-le-feu, ayant rassemblé plusieurs milliers de signataires dans l’enseignement supérieur et la recherche, la Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) entend passer un cap, en faisant adopter des motions pour l’arrêt du génocide au sein des établissements de l’enseignement supérieur, mais surtout en organisant le boycott académique d’Israël.
« C’est tout à fait légal et pacifique, glisse un des initiateurs de la CUCCP. À travers cette action de boycott, nous visons les institutions universitaires, pas les individus. Certaines universités israéliennes ont été bâties illégalement sur des territoires occupés dont les Palestiniens ont été chassés. Les institutions israéliennes collaborent avec le système militaire, et certaines universités françaises peuvent dès lors s’y trouver mêlées dans le cadre de leurs partenariats. »
Un des chercheurs, présents lors d’une autre rencontre-débat, mardi soir, sur le site Condorcet de l’EHESS à Aubervilliers, ajoute, lui, en aparté. « On nous parle parfois des libertés académiques israéliennes qui seraient menacées par notre boycott, mais pourquoi évoque-t-on si peu celles des Palestiniens ? À Gaza, toutes les universités sont aujourd’hui détruites… Cette situation n’est pas supportable, et c’est tout le monde qui devrait réagir dans la sphère universitaire en France et en Europe. »
mise en ligne le 13 mars 2024
Gilles Manceron sur https://blogs.mediapart.fr
Il y a consensus aujourd’hui sur la légitimité de la Résistance française, mais pas sur celle d’autres mouvements nationaux extérieurs à l’Europe. Un hommage aux martyrs de l’indépendance algérienne a été interdit à Paris. Et le droit des Palestiniens à avoir eux aussi un Etat peine à être reconnu. Toutes ces luttes sont légitimes. Sans qu’on puisse négliger la question des moyens employés.
Cela a été relevé par plusieurs médias français (1), des manifestations liées à l’Algérie et au Hirak prévues le 18 février 2024 à Paris ont fait l’objet d’arrêtés d'interdiction par la préfecture de police. En particulier le rassemblement annoncé place de la Nation pour la Journée du Chahid (martyr) à la mémoire de ceux et celles qui ont perdu la vie en combattant pour l'indépendance de l'Algérie (2). Mais cela n'a pas soulevé dans notre pays l'indignation que cela aurait du provoquer.
Pourtant, l'hommage rendu trois jours plus tard au Panthéon aux résistants qui, autour de Missak et Mélinée Manouchian, ont combattu et péri pour la libération de la France implique qu'on reconnaisse la légitimité du combat pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et que tous ceux et celles qui ont mené un tel combat d'émancipation nationale méritent le même hommage et d'être reconnus au même titre comme martyrs de la liberté.
La protestation de l'Association Josette et Maurice Audin
Rares ont été les protestations comme celle de l'Association Josette et Maurice Audin (AJMA) dans le communiqué qu'elle a rendu public le 29 février 2024. Cette association avait accepté de participer à ce rassemblement pour la Journée du Chahid (martyr) organisée par la diaspora algérienne en France pour rappeler, quant à elle, le combat de Maurice Audin, jeune mathématicien membre du parti communiste algérien assassiné par des militaires français en juin 1957, comme de nombreux civils algérois durant la « bataille d’Alger ». Audin est considéré en Algérie comme un Chahid ayant donné sa vie pour l’indépendance du pays. Dans le centre d'Alger, la place Audin, où a été installé un buste à son effigie, est un symbole de son engagement et le lieu de rassemblement des nombreux Algériens qui se sont mobilisés entre 2019 et 2021 dans le Mouvement (Hirak) pour une Algérie réellement sociale, libre et démocratique.
Ce rassemblement était appelé, place de la Nation, devant la plaque posée en juillet 2017 par la Mairie de Paris rappelant la répression policière du 14 juillet 1953 contre le cortège des indépendantistes algériens qui, quelques mois avant le début de la guerre d'indépendance algérienne, avait fait sept morts, six ouvriers algériens et un syndicaliste français de la CGT métallurgie qui avait cherché à les protéger. Une date qui mérite d'entrer dans la mémoire collective comme celle du 17 octobre 1961 et qui est l'objet depuis 2017 de diverses initiatives.
Les victimes de la répression de 1953, comme en 1957 et de toutes celles qui les ont précédés ou suivies, méritent un hommage. Le droit à la résistance à l’oppression est un droit de l’homme universel et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui est reconnu par le droit international concerne tous les peuples. C'est ce qu'a affirmé l’Association Josette et Maurice Audin. Pour elle, cette interdiction par la préfecture de police de Paris contredit les hommages légitimes rendus, trois jours plus tard, au Panthéon à d'autres hommes et femmes héroïques qui ont combattu pour la liberté.
Toutes les luttes d'indépendance nationale ont la même légitimité
Répondre aux questions du quotidien algérien El Moudjahid a été l'occasion de dire la légitimité de la Journée du Chahid, qui honore des hommes et des femmes ayant donné leur vie pour l'indépendance de leur pays, et il en a été de même de participer à une réunion organisée à Paris le 17 février et largement ouverte à la diaspora algérienne.
Et la lutte du peuple palestinien ?
L'émigration vers la Palestine de Juifs fuyant les pogroms et l'antisémitisme qui sévissait en Europe, à l'origine de constitution de l'Etat d'Israël, se situe aussi dans le vaste mouvement de la volonté des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais la Palestine n'était pas une « terre sans peuple » et cette histoire doit aussi être replacée dans le vaste mouvement de l'expansion coloniale européenne. L'aspiration du peuple palestinien à résister à une colonisation souvent violente est tout aussi légitime. Elle s'est développée d'autant plus qu'après la guerre des Six jours de juin 1967, l'Etat d'Israël ne s'est pas contenté du partage de la Palestine que les Nations-Unies avaient tracé en 1947 et s'est lancé dans une occupation complète des territoires palestiniens, Jérusalem-Est, Cisjordanie et Gaza.
L'aspiration des Palestiniens à disposer, eux aussi, de leur Etat est reconnue par le droit international. C'est le refus de l'Etat d'Israël d'appliquer les résolutions des Nations-Unies qui a conduit à la situation actuelle où des colonies de plus en plus nombreuses sont implantées en Cisjordanie, où un processus d'annexion de Jérusalem-Est est à l'œuvre et où l'enclave de Gaza s'est trouvée entièrement isolée.
Il n'y a aucune raison de ne pas reconnaître la légitimité de la résistance palestinienne à combattre cette politique de colonisation ininterrompue que subissent les Palestiniens.
Un combat légitime justifie-t-il n'importe quel moyen ?
Pour autant cela dispense-t-il un mouvement de résistance de s'interroger sur les méthodes de son combat et sur les cibles de ses actions armées ? Les crimes de guerre sont proscrits par le droit international et la justesse d'une cause ne donne nullement l'autorisation d'en commettre.
La guerre d'indépendance algérienne a connu de multiples débats internes au FLN sur la place respective de la lutte politique par rapport à la lutte armée, ainsi que sur l'importance de l'action diplomatique. Et sa victoire finale n'a pas été militaire mais a reposé largement sur l'adhésion grandissante des populations du pays et sur le soutien de l'opinion internationale.
A certains moments, comme lors du Congrès FLN de la Soummam, en août 1956, ont été formellement condamnées des violences exercées par des militants contre certaines populations civiles et a été affirmé l'objectif de rallier à la cause de l'indépendance le maximum d'Européens et de Juifs d'Algérie. Des courants favorables à la guerre d'indépendance comme celui des communistes algériens ont pratiqué des opérations armées tout en ayant le souci de choisir soigneusement leurs cibles et d'expliquer leurs actions (3). Leurs opérations militaires n'excluaient pas un travail politique, comme celui qui, précisément, était confié au jeune mathématicien d'origine européenne, Maurice Audin, par un parti qui s'était engagé pourtant dans la guerre d'indépendance.
En Afrique du sud, quand l'ANC a chargé en 1962 sa branche militaire, l’Umkhonto we Sizwe, d'opérer des actions armées, il s'est agi d'actes de sabotage contre des infrastructures et non d'attentats contre des civils.
Pour revenir à la Palestine, tout en soutenant le combat des Palestiniens pour leurs droits, il est clair qu'il faut reconnaître le caractère de crimes de guerre de certains actes perpétrés lors de l'action armée du Hamas du 7 octobre 2023. Aucune résistance, aussi légitime soit-elle, ne peut faire abstraction des droits de tous les êtres humains. Et c'est la même défense de ces droits qui conduit à exiger cinq mois plus tard que cesse le massacre génocidaire dont est victime la population de Gaza.
Notes :
(1) Voir Le Monde, Le Figaro, 20 minutes, RFI, Ouest-France, Le Point, RTL, Valeurs actuelles.
(2) Treize arrêtés de la préfecture de police de Paris ont interdit le 18 février 2024 des manifestations liées à l'Algérie , dont celle, place de la Nation, en l'honneur des Chahid (martyrs) tombés dans la lutte pour l'indépendance de leur pays.
(3) Voir « 1955-1957 : la participation du parti communiste algérien à la lutte armée d’indépendance et le rôle de Maurice Audin, par Sadek Hadjerès », sur le site Histoire coloniale et postcoloniale, le 18 février 2019.
mise en ligne le 12 mars 2024
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Le Conseil de l’Europe a adopté la directive européenne imposant la présomption de salariat : une victoire de haute lutte pour les travailleurs ubérisés, malgré le blocage de la France, qui a voté contre.
Après moult péripéties et deux ans de négociations, le Conseil de l’Europe a adopté, lundi 11 mars, la directive européenne imposant la présomption légale et réfutable de salariat pour les travailleurs des plateformes, comme Uber ou Deliveroo. Après avoir passé toutes les étapes législatives et le trilogue (accord entre le Parlement, les États membres et la Commission), le texte s’était heurté au blocage obstiné de la France, seule à voter contre quand quelques pays, dont l’Allemagne, se sont abstenus.
Une pratique quasi inédite dans l’histoire de l’UE. La directive est repartie en négociation et, cette fois, la Grèce et l’Estonie ont voté pour, débloquant la situation in extremis, à quelques semaines des prochaines élections européennes. Ce texte a pour vocation d’harmoniser et d’améliorer, au sein des Vingt-Sept, les conditions de travail de quelque 28 millions de personnes, exerçant dans 90 % des cas, souvent de façon injustifiée, sous le statut d’indépendant. Il laisse toutefois une marge de manœuvre significative en permettant aux États membres de définir eux-mêmes les conditions de cette présomption de salariat, selon leur législation respective.
Si cette directive est encore soumise à un vote formel, son issue ne fait plus de doute, les ministres des affaires sociales réunis le 11 mars à Bruxelles ayant à cette occasion exprimé leur position.
Congés payés, arrêts maladie, retraite…
La nouvelle a largement été saluée par élus de gauche à la manœuvre depuis deux ans dans ce combat pour imposer aux plateformes le paiement de leurs cotisations sociales et défendre le droit des travailleurs ubérisés aux congés payés, au chômage, aux arrêts maladie, à la reconnaissance des accidents du travail, à la formation, ou encore à une retraite digne de ce nom.
« Des millions de faux indépendants à travers l’Europe vont être requalifiés en salariés, s’est réjouie l’eurodéputée France insoumise (FI) Leïla Chaibi, négociatrice de la directive pour la gauche. Tout au long des négociations, le président français aura tenté de torpiller la présomption de salariat pour servir Uber plutôt que les travailleurs. »
« Macron n’aura pas pu protéger plus longtemps Uber ! Les votes de l’Estonie et de la Grèce débloquent la situation. La directive des travailleurs de plateformes est enfin adoptée ! Maintenant, il faut faire voter une loi nationale pour la faire respecter. Le travail continue ! », a également réagi Pascal Savoldelli, sénateur communiste et membre de la Commission des finances.
En juillet 2023, une commission d’enquête parlementaire « relative aux révélations des Uber files » avait mis au jour les rouages de l’implantation et de la stratégie d’influence développée par la plateforme de transports Uber en France, dès 2013. Dans son rapport, elle pointait « un déficit criant de volonté politique » pour faire respecter l’État de droit face à une entreprise dont la stratégie est fondée sur un « lobbying agressif (…) consistant à pénétrer au cœur des élites françaises ». Parmi ces décideurs publics, Emmanuel Macron est clairement mis en cause pour sa complaisance : « Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron, un ministre de l’Économie prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC, avec lequel Uber a entretenu des liens extrêmement privilégiés. »
mise en ligne le 12 mars 2024
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/
Comment justifier une nouvelle réforme du chômage, quand quatre ont déjà été menées depuis 2018 pour raboter méthodiquement les droits des demandeurs d’emploi ? Par exemple, en laissant planer la suspicion sur des chômeurs qui profiteraient du « système », comme le fait Gabriel Attal, avec sa formule « le travail doit toujours mieux payer que l’inactivité ». Décryptage d’un élément de langage volontairement trompeur.
Trois messages mensongers en trois minutes. C’est la prouesse à laquelle s’est livré Gabriel Attal dans un discours prononcé dans les locaux de l’entreprise Numalliance, à l’occasion de son déplacement dans les Vosges vendredi 1er mars. A propos de l’assurance chômage, qu’il entend encore réformer, le Premier ministre assure se faire le porte-parole de l’opinion : « que nous disent aujourd’hui les Français ? D’abord qu’ils veulent que le travail paye mieux et toujours plus que l’inactivité ». Puis il poursuit en invoquant encore ses compatriotes qui ne comprendraient pas qu’avec un taux de chômage à 7 %, des entreprises n’arrivent pas à recruter. Pour conclure par une dernière vérité alternative « ce n’est jamais aux chômeurs ou aux bénéficiaires du RSA que l’on s’attaque, mais à un système ». Trois assertions fausses, ou du moins trompeuses.
Non, le travail ne paye pas moins que le chômage
L’élément de langage d’un travail qui doit payer plus que l’inactivité est répété à l’envie par le Premier ministre depuis son discours de politique générale, prononcé le 30 janvier dernier. Et il ne vise pas les détenteurs de capitaux et les dividendes qui leur sont versés sans justifier d’une activité, mais les demandeurs d’emploi et leurs indemnités. Pourtant, avant la réforme de 2021, leurs montants n’étaient en moyenne que de 1130 euros net pour les hommes et 890 euros net pour les femmes, selon les données de l’Insee. Depuis, les allocations de remplacement du salaire ont baissé pour passer en dessous de la barre des 1000 euros en moyenne : 982 euros net au premier trimestre 2023, selon les indicateurs de l’Unedic. Des chiffres qui écornent le message gouvernemental à propos d’une inactivité soi-disant plus rémunératrice que le travail. D’autant que, selon les mêmes indicateurs de l’Unedic de début 2023, seulement 40 % des demandeurs d’emploi sont indemnisés.
« C’est un mensonge perpétré et répété des dizaines de fois », s’agace Denis Gravouil, à propos de la formule de Gabriel Attal. Pour le négociateur CGT du dossier de l’assurance chômage, c’est une aberration : « il est inscrit dans la loi que l’indemnisation ne peut pas dépasser 75 % de l’ancien salaire. Il n’existe donc pas, par construction légale, de chômeurs qui peuvent gagner plus au chômage qu’en étant au travail ». D’ailleurs, de ce fait, « certains demandeurs d’emploi ne peuvent pas bénéficier de la revalorisation des allocations chômage qui ont lieu chaque fin juin », car elle leur ferait dépasser les 75 % de leur ancien salaire, explique le syndicaliste.
L’obsession du gouvernement pour inciter à la reprise d’emploi, qu’il souhaite obtenir en baissant les droits des chômeurs, produit des effets inverses à ceux imaginés. « Il y a des gens pour qui travailler fait baisser leur allocation chômage depuis la réforme du salaire journalier de référence (SJR). Quelqu’un qui a le malheur de faire une journée de baby-sitting, espacée d’une grosse mission d’intérim de six mois, est perdant par rapport à quelqu’un qui n’a fait que la longue mission », continue le syndicaliste. En effet, depuis octobre 2021, les périodes non travaillées sont prises en compte dans le calcul des allocations. Conséquence : une baisse des indemnités pour les personnes alternant les périodes de travail et les périodes de chômage.
L’idée d’un chômage qui payerait mieux que le travail n’est qu’une fable pour Michael Zemmour. « Pour les bénéficiaires des minima sociaux, la synthèse d’une étude de France stratégie dit qu’il y a toujours un gain à la reprise d’emploi, même à temps très partiel, du fait de la prime d’activité. Par contre reprendre un emploi ne permet pas toujours de sortir de la pauvreté », rappelle l’économiste. Et qu’en est-il pour les chômeurs ? « Comme c’est un taux de remplacement sur le salaire, on perd toujours en sortant de l’emploi », tranche Michael Zemmour. A moins que « le gouvernement joue sur les mots en disant qu’un cadre au chômage gagne plus au chômage que s’il prenait un emploi au SMIC à mi-temps. Si c’est ça que le Premier ministre a en tête, il faudrait l’expliciter ». Des questions que nous avons posées au cabinet du Premier ministre. En vain. Malgré nos nombreuses relances, les services de Matignon n’ont pas souhaité nous expliquer sur quelle réalité repose la formule favorite de Gabriel Attal.
Mensonges en série
Profitant d’un écart abyssal entre la réalité du chômage et sa perception par l’opinion, les différents gouvernements d’Emmanuel Macron se sont permis de dire à peu près n’importe quoi sur l’assurance chômage depuis 2018. Et Gabriel Attal ne fait pas exception. Après l’assertion selon laquelle l’inactivité pourrait payer plus que le travail, le Premier ministre a recyclé l’argument utilisé abondamment fin 2022, pour réduire la durée d’indemnisation. A savoir qu’il est anormal que les entreprises peinent à recruter, alors que le taux de chômage reste de 7 %. En sous-texte : les chômeurs ne veulent pas travailler.
« Les difficultés de recrutement des entreprises, c’est un volant autour de 300 000 emplois non pourvus à un moment donné », rappelle Denis Gravouil, chiffres de France travail à l’appui. Une goutte d’eau sur les plus de 30 millions d’emplois salariés et non salariés en France. Et un volume qui est loin de représenter une solution pour les 6 millions d’inscrits à Pôle emploi et les quelque 2 millions de bénéficiaires du RSA. Pourtant, le gouvernement n’a de cesse de souligner le phénomène, en taisant ses causes. Outre que certains recrutements prennent plusieurs mois et sont donc comptabilisés non pourvus à un instant T, nombre d’emplois ne trouvent pas preneur par manque de personnes qualifiées pour les occuper. Les questions cruciales de formation, les difficultés de mobilités et de logements sont donc en tête des freins à l’embauche. A cela s’ajoutent les emplois de piètre qualité : contrats courts, à temps partiel, avec des horaires fractionnés et mal rémunérés dans certains secteurs. « Être payé au SMIC dans les stations balnéaires, alors que cela coûte un SMIC de se loger, évidemment des gens n’y vont pas ! », met en évidence Denis Gravouil.
Dernier mensonge du Premier ministre lors de son déplacement dans les Vosges : « ce n’est jamais aux chômeurs ou aux bénéficiaires du RSA que l’on s’attaque, mais à un système ». Des propos assez orwelliens. « Quand les mesures annoncées sont la suppression de l’ASS et la réduction de la couverture chômage, c’est au système qui vous couvre qu’il s’en prend », rétablit Michael Zemmour. Avec pour résultat concret « d’appauvrir les gens qui sont hors de l’emploi et de rendre la situation hors emploi insupportable », explique l’économiste. Pour lui, « quand on dit qu’il faut inciter à l’emploi et qu’on ne joue pas sur la rémunération du travail, cela veut dire qu’il faut augmenter la pénalité à ne pas travailler ».
Mais Gabriel Attal n’a pas l’exclusivité des mensonges sur l’assurance chômage. Élisabeth Borne et Muriel Pénicaud l’ont précédé dans l’art de la filouterie. Fin 2022, le gouvernement vendait la contracyclicité de l’assurance chômage, en promettant « quand ça va mieux, on durcit les règles, quand ça va moins bien sur le front de l’emploi, on protège davantage ». Finalement, il n’est resté que la baisse de la durée d’indemnisation quand le chômage baisse. Aujourd’hui, en pleine crise de perte de mémoire, alors que la situation se dégrade, l’exécutif veut durcir les règles au lieu de la promesse de les adoucir. En remontant un peu plus loin encore, lors de la première réforme du chômage en 2019, le gouvernement expliquait que l’objectif était de réduire les contrats courts sur-utilisés par les entreprises. Sans grand effet, à en croire l’évaluation provisoire de la réforme par l’Unedic en date du mois dernier.
Finalement, le seul moment d’honnêteté nous aura été involontairement livré par Muriel Pénicaud, le jour de la présentation de son projet de réforme en 2019, avec un superbe lapsus. « C’est une réforme résolument tournée vers le travail, vers l’emploi, contre le chômage et pour la précarité », avant de se reprendre en rectifiant « contre la précarité ».
mise en ligne le 11 mars 2024
Séphane Guérard sur www.humanite.fr
Pressé par les préavis de grève de la CGT et de FO, le ministre Stanislas Guerini a annoncé la tenue, mardi, d’une réunion sur les conditions de mobilisation des agents durant Paris 2024. Céline Verzeletti, de la CGT, réagit à ses propositions.
Le 22 novembre, une circulaire prise par Élisabeth Borne offrait aux employeurs publics la possibilité de gratifier en prime n’excédant pas 1 500 euros brut des agents « selon leur degré et la durée » de leur mobilisation durant les jeux Olympiques. Puis, silence radio. Plus aucune précision sur ces primes, ni sur l’organisation des services durant l’événement. Jusqu’à samedi.
Le dépôt, jeudi dernier, d’un préavis de grève par la CGT, puis FO, a fait sortir de sa réserve le ministre Stanislas Guerini, qui a annoncé, samedi, des primes de 500, 1 000 et 1 500 euros, ainsi que la tenue d’une réunion avec les syndicats, ce mardi.
Comment réagissez-vous aux propositions de Stanislas Guerini ?
Céline Verzeletti : Voilà plusieurs mois que nous insistons pour avoir des échanges avec le gouvernement. Les questions ne manquent pas : quelle charge de travail, quelle organisation, quel temps de travail, quelles mesures d’accompagnement ? Il a fallu ce préavis pour que le ministre précise ses premières réponses. Cela démontre que nous sommes dans un rapport de force perpétuel. C’est malheureux, d’autant que les choses ont si peu été préparées que certaines situations risquent d’être irrattrapables.
De quelles situations parlez-vous ?
Céline Verzeletti : En s’y prenant en amont, on aurait pu quantifier les besoins, effectuer des recrutements. Mais le gouvernement a fait le choix de ne rien faire, puis d’en passer par les obligations réglementaires pour imposer des astreintes sept jours sur sept, l’augmentation du temps de travail et la limitation des congés. Sans renfort, les personnels hospitaliers pourront-ils faire face si une canicule s’ajoute aux besoins liés à la venue de centaines de milliers de visiteurs à Paris ?
De même, est-il raisonnable de dépêcher sur le terrain de nouveaux douaniers après une formation express ? Comme lors du Covid, on demande aux agents de faire toujours plus, alors que les services sont déjà à l’os et qu’on vient de nous annoncer, en plus du gel des rémunérations pour 2024, des coupes budgétaires dans les services publics. Nous aurions préféré un vrai projet mobilisateur pour les Jeux, avec des agents en capacité de répondre aux besoins.
Le montant des primes contente-t-il vos revendications ?
Céline Verzeletti : Nous demandions que des critères soient établis pour que l’employeur ne soit pas seul décideur. Ils commencent à être définis, de même que la garde d’enfant (10 000 chèques emploi service universels de 200 à 350 euros – NDLR). Le problème est que seuls les agents directement en lien avec les Jeux semblent concernés. Qu’en est-il des personnels des crèches parisiennes, par exemple, qui devront rester au travail pour accueillir les enfants des agents mobilisés ?
Autre problème : la circulaire ne semble concerner que les fonctionnaires d’État. Que deviennent les agents hospitaliers et des collectivités territoriales ? Enfin, pourquoi tous les agents ne toucheraient-ils pas les 1 900 euros de prime spéciale promise aux policiers, gendarmes ou douaniers ?
Les contraintes liées à la sécurité publique sont déjà prises en compte dans les métiers concernés. Pourquoi les autres fonctionnaires, touchés par les mêmes astreintes et allongement du temps de travail, ne percevraient-ils pas ces 1 900 euros ? Un éboueur est-il moins impliqué qu’un policier ?
mise en ligne le 11 mars 2024
Axel Nodinot sur www.humanite.fr
Après six mois d’opération militaire israélienne dans l’enclave palestinienne, plus de 30 000 Gazaouis, en majorité des femmes et des enfants, auraient été tués. Depuis l’attaque meurtrière du 7 octobre menée par le Hamas, le territoire subit également une catastrophe humanitaire. De retour d’une mission sur place, Jean-Pierre Delomier, directeur adjoint des opérations pour Handicap International, décrit ce quotidien terrifiant où un enfant de moins de 2 ans sur six souffre de malnutrition aiguë.
La bande de Gaza demeure sous le feu quotidien des frappes israéliennes depuis l’attaque meurtrière du Hamas. Quarante-cinq mille bombes ont été lâchées entre le 7 octobre et le 7 janvier, selon un organisme indépendant. Au bout de six mois, plus de 30 000 Palestiniens, en majorité des femmes et des enfants, auraient été tués.
Selon les Nations unies, la famine est quasiment inévitable pour les 2,2 millions d’habitants. Pour Jean-Pierre Delomier, qui s’est rendu sur place, tout manque : nourriture, eau, médicaments. Avec l’ONG Handicap International, présente dans la bande de Gaza depuis 1987, il réclame un cessez-le-feu immédiat.
Vous revenez tout juste de la région de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, qui est close et bombardée depuis plus de cinq mois. Qu’y avez-vous vu ?
Jean-Pierre Delomier : Quand on entre dans Rafah, on est confronté à une ville de 260 000 habitants qui reçoit entre 1,4 million et 1,5 million de personnes. C’est un accroissement considérable de la population dans une zone où tout manque : l’eau, la nourriture, le toit, des besoins essentiels. Donc, la première vision qu’on a, ce sont des foules immenses qui marchent dans la rue, parce qu’il n’y a quasi plus d’automobiles qui roulent, le carburant est totalement hors de prix.
Les seuls transports qui existent sont des charrettes tirées par des ânes, qui transportaient des marchandises et qui transportent désormais des gens. La seconde chose qui frappe, c’est que les gens marchent sur la route, parce que les trottoirs et tous les espaces libres sont occupés par des tentes, des abris de fortune.
À 17 heures, c’est le couvre-feu. Il n’y a plus personne. Chacun est terré dans son habitation, sa tente ou son abri. Nos membres, par exemple, qui sont eux-mêmes déplacés, sont libérés à 15 heures. Jusqu’à 17 heures, ils peuvent essayer de trouver des denrées pour faire face aux besoins de leur famille. Il y a aussi des gens qui ont trouvé refuge dans des immeubles.
Mais même dans ces habitations en dur, les conditions sont précaires : l’eau qui coule du robinet est salée, juste propre pour la cuisine. Mais pour cuisiner quoi ? Il n’y a pas de légumes, pas d’intrants. Les seules denrées que nous pouvons trouver, ce sont des boîtes de conserve et quelques produits sur des stands épars le long des voies. Il y a aussi des distributions, surtout alimentaires.
Justement, quel est l’état de ces convois d’aide humanitaire ?
Jean-Pierre Delomier : Avant le 7 octobre, 600 camions entraient chaque jour dans la bande de Gaza pour subvenir aux besoins de la population. Aujourd’hui, sur les deux postes frontières de Rafah (en Égypte), au sud, et Kerem Shalom (en Israël), à la pointe sud-est, il y a une moyenne de 90 camions par jour, selon les statistiques du cluster logistique du Programme alimentaire mondial.
Il y a aussi des intrants d’une autre nature. Par exemple, Handicap International a réussi à faire entrer trois camions qui approvisionnaient la mission en béquilles, fauteuils roulants, aides à la marche… Cela peut être aussi des ustensiles divers et variés pour cuisiner, des équipements, des fournitures… tout manque !
L’ONU alerte sur une « famine quasiment inévitable » à Gaza, et des enfants, parfois des nourrissons, meurent désormais de malnutrition et de déshydratation. Avez-vous constaté ces carences extrêmes sur place ?
Jean-Pierre Delomier : Selon les informations que nous avons dans le nord de la bande de Gaza, où il reste environ 700 000 personnes, un enfant de moins de 2 ans sur six souffre de malnutrition aiguë, dont environ 3 % sont atteints de la forme la plus grave d’émaciation et nécessitent un traitement immédiat. Deux enfants de moins de 2 mois sont morts de faim, ces derniers jours.
Cette situation est inédite, puisque l’ensemble de la population de la bande de Gaza est en phase 3 sur 5 de l’IPC, un indice qui détermine la sécurité alimentaire. Certaines régions sont à 4 et 5. Il s’agit de la proportion la plus élevée de personnes confrontées à l’insécurité alimentaire et qui n’avait jamais été rencontrée. C’est inouï. Ce que j’ai surtout vu, dès qu’on sort, ce sont des grappes d’enfants et d’adolescents qui nous demandent à manger. J’ai aussi remarqué une grande dureté dans le regard, même des plus jeunes.
Que ressentent les jeunes Palestiniens que vous avez rencontrés ?
Jean-Pierre Delomier : Ce territoire clos, réellement hermétique, est systématiquement bombardé depuis cinq mois. La journée, il peut ne pas y avoir de bombardements, mais la nuit, on entend les tirs d’artillerie. On est survolés par des drones en permanence, qui font un grésillement. Donc, on sait constamment dans quel environnement nous sommes. Quant à l’aide humanitaire, on peut monter sur le toit de nos bureaux et, de là-haut, on voit l’Égypte et le corridor de Philadelphie, la frontière sud. Et on sait que, derrière cette frontière, il y a des kilomètres de camions qui attendent pour rentrer.
Il existe une forme d’étranglement de Gaza qui est un territoire enclavé, cerné d’un côté par la mer, de l’autre par la guerre et par l’impossibilité du retour au nord. Qurante-cinq mille bombes ont été lâchées sur la bande de Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 7 janvier 2024, selon un organisme indépendant. Et il a été établi qu’environ 3 000 d’entre elles n’avaient pas explosé. Elles sont donc un danger permanent sur l’éventuelle route du retour si, demain, une solution se dessinait, et un danger immédiat pour tous ceux qui sont restés.
Nous éduquons au risque de mines, en essayant de former toutes les personnes déplacées qui pourraient revenir vers le Nord, qui doivent être vigilantes à ce qu’elles pourraient découvrir. C’est par exemple les mettre en garde de ne pas fouiller les décombres, et d’autres subtilités auxquelles nous sommes habitués au Laos, en Ukraine, en Afghanistan… Mais, dans le cas de Gaza, il y a une extrême densité de population et de bombes.
Dans ces conditions, comment votre ONG mène-t-elle ses missions sur le territoire ?
Jean-Pierre Delomier : Il y a une autre contrainte, c’est le fait que les déplacements doivent être communiqués à l’avance aux autorités, en particulier israéliennes. Chacun des mouvements que nous pouvons faire sur place est renseigné. Par exemple, pour pratiquer des sessions de réadaptation dans un camp de réfugiés, on donne les coordonnées GPS, on y va avec un traceur sur soi, on est suivi sur ordinateur. On a trois téléphones parce qu’il y a des zones couvertes soit par le réseau israélien, soit palestinien ou égyptien.
Il y a une chose structurante : le fait que les agences des Nations unies se soient regroupées dans un centre opérationnel humanitaire commun, qui se situe à Rafah. Le matin, on peut y bénéficier des briefings sécurité, répartis par secteur : santé, logistique ou protection. Cette réunion des divers acteurs qui interviennent permet d’envisager une coordination.
Handicap International se positionne plutôt sur des activités post-traumatiques et postopératoires : accompagner les personnes qui sortent de l’hôpital, quand elles retournent dans leur famille, nous assurer que les soins peuvent continuer à être dispensés, sensibiliser à l’état dans lequel les personnes peuvent être, envisager des améliorations de ce quotidien en termes d’accessibilité… Le tout à un niveau extrêmement faible par rapport à ce qu’on peut faire dans d’autres pays.
Pour rappel, notre organisation est présente dans la bande de Gaza depuis 1987. Et, depuis le 7 octobre, nous étions dans le Nord, à Gaza City, ce qui veut dire que notre staff initial de 26 personnes a dû se déplacer, descendre par la route Al-Rashid, au bord de mer, ou par la route Salah Al-Din, au centre, pour se retrouver aujourd’hui à Rafah. Mais, au-delà du 1,5 million de personnes qui sont à Rafah, qu’en est-il des 700 000 vivant dans les autres provinces, au nord ? Si la situation est catastrophique ici, on peut imaginer qu’elle le soit encore plus là où nous n’avons pas accès.
L’ONU ne parvient toujours pas à obtenir ce cessez-le-feu et elle est remise en question par Israël. Que pensez-vous de la situation diplomatique ?
Jean-Pierre Delomier : L’ERWAN, l’organisme d’aide aux réfugiés palestiniens, dont vous parlez, fait l’objet de deux enquêtes distinctes, interne et externe, pour savoir si les faits invoqués sont avérés. Nous faisons confiance à ces enquêtes plutôt que de prêter du crédit à des informations unilatérales.
La deuxième chose, c’est que le travail dans la bande de Gaza passe par une agence des Nations unies qui est celle-ci. Avec, on n’arrive déjà pas à faire beaucoup, mais sans elle, on ne pourrait rien faire. Donc, notre position est le soutien à une organisation qui permet d’intervenir.
C’est, par exemple, à elle que les autorités israéliennes ont confié la gestion du carburant, ce qui nous permet de bénéficier d’une dotation de 11 litres par jour et par véhicule. L’UNRWA est en fait l’ossature de l’action sur le terrain, et pas seulement à Rafah, c’est une agence qui a tous les repères sur place.
Quel regard portez-vous sur la communauté internationale, qui ne parvient pas à prononcer un cessez-le-feu unanime ?
Jean-Pierre Delomier : Pour notre part, organisations humanitaires, nous sommes alignées sur le fait que le seul moyen d’avoir une aide qui réponde aux besoins, c’est en militant autant que faire se peut pour obtenir ce cessez-le-feu. Une trêve permet d’arrêter les hostilités, mais cela reste insuffisant pour pouvoir nous projeter dans autre chose.
Les Gazaouis vivent aujourd’hui dans une absence totale de perspective. Grâce à un cessez-le-feu, on pourrait dessiner les contours de quelque chose qui ressemblerait enfin à un peu d’espoir.
Que changerait pour vous un éventuel cessez-le-feu ?
Jean-Pierre Delomier : Nous avons pris une zone de stockage de 1 000 m² à Rafah et un entrepôt qui fait 300 à 400 m² à proximité de Khan Younès. Si un cessez-le-feu est prononcé, on donne les conditions pour l’acheminement d’une aide humanitaire. Donc, on se prépare à pouvoir recevoir tout le fret des autres ONG, dans une idée de mutualisation des moyens logistiques pour les rendre plus efficients. On stocke tout, on fait du dégroupage et on reconditionne pour tout emmener avec les moyens de transport appropriés. C’est un de nos projets.
mise en ligne le 10 mars 2024
Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Ce 9 mars, au premier rang de la manifestation parisienne pour un cessez-le-feu en Palestine, des responsables associatifs, syndicaux, politiques. Et derrière, des milliers de personnes, dont de nombreux jeunes. Ils ont la vingtaine ou moins et racontent leur combat pour la Palestine.
ÀÀ la veille du ramadan, qui devait marquer le début d’un cessez-le-feu qui ne vient pas, et après cinq mois d’offensive israélienne sur la bande de Gaza qui a fait plus de 30 000 morts, des milliers de Parisien·nes ont défilé dans la rue ce 9 mars. Drapeau palestinien sur l’épaule et keffieh autour du cou, elles et ils ont défilé dans les rues de la capitale à l’appel du collectif Urgence Palestine et de l’Association France Palestine solidarité (AFPS). Selon l'AFPS, ils étaient 60 000 à Paris.
Des mobilisations similaires ont eu lieu ailleurs en France, en Dordogne, à Lyon ou encore en Bretagne, et dans d’autres capitales occidentales, à Londres et à Rome notamment.
À Paris, d’autres drapeaux se sont mêlés aux drapeaux palestiniens, dont ceux de plusieurs partis de gauche, de La France insoumise (LFI) au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en passant par Les Écologistes et le Parti communiste. Au premier rang du cortège, de nombreux députés insoumis ont marché au cri de « Tahia Falestine ! » (« Vive la Palestine ! »), dont David Guiraud, Nadège Abomangoli ou encore Aymeric Caron. Rima Hassan, juriste franco palestinienne, candidate aux élections européennes pour LFI, a rejoint le cortège accompagnée de la tête de liste, Manon Aubry, et de Jean-Luc Mélenchon. Elles et ils partageaient la banderole avec plusieurs responsables associatifs et syndicaux, de la FSU, de la CGT ou encore de Solidaires.
Avant le début de la marche, Bertrand Heilbronn, président d'honneur de l’Association France Palestine solidarité a redit ce qui unissait toutes ces organisations : l’appel à un cessez-le-feu immédiat. En conclusion de sa prise de parole, et comme beaucoup de manifestants et manifestantes du jour, il s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Vous avez contribué à la catastrophe en cours. » Et d’exiger des actions concrètes contre la politique de l’État israélien.
« Face à l’inaction de nos gouvernements, en France et, partout dans le monde, la société civile continue à se mobiliser, abonde Linda Sehili, inspectrice des finances publiques et responsable syndicale à Solidaires. C’est un véritable mouvement social qui est en place… Dans un cadre large et unitaire, nous disons qu’il faut mettre fin à ce génocide, qu’il faut un cessez-le-feu pérenne et immédiat, qu’il faut arrêter le blocus de Gaza, permettre de faire parvenir l’aide humanitaire, redonner des moyens à l’UNRWA, il faut maintenant des sanctions contre Israël. »
Derrière l’épais cortège de tête, tout un tas d’organisations ont déplié leurs banderoles. Les habitué·es des manifestations parisiennes pour la Palestine retrouvent de l’élan. Cela faisait des semaines qu’ils et elles n’avaient pas vu autant de monde dans les rues.
Parmi eux, de très nombreux jeunes, des enfants venus avec leurs parents, des collégiennes venues avec leurs grandes sœurs, des lycéennes, de jeunes travailleurs et travailleuses qui ont fait le déplacement parfois depuis l’autre côté de l’Île-de-France. Elles et ils disent la même chose : les vidéos du massacre qui défilent sur le fil Instagram, la « honte » des postions prises par le gouvernement français, la peur que leur mobilisation ne soit pas entendue et que les attaques israéliennes continuent. Auprès de Mediapart, elles et ils racontent les mille et un petits impacts qu’a eus sur leur vie la prise en compte de la situation palestinienne depuis le début de l’offensive, il y a cinq mois.
Dépasser la barrière des réseaux sociaux
Pendant qu’une jeune femme s’époumone, dans un haut-parleur défectueux, à égrener les noms de quelques-uns des 30 000 morts palestiniens depuis le début de l’offensive, Rémi et son petit ami Massiré défilent bras dessus, bras dessous. Le premier a 21 ans, il est étudiant en information et communication, le second a 19 ans et étudie le graphisme. Ils n’en sont pas à leur première manifestation pour un cessez-le-feu en Palestine. Les deux viennent à chaque fois qu’ils le peuvent.
Ils partagent quasi quotidiennement des contenus sur les réseaux sociaux sur le conflit israélo-palestinien mais considèrent que « ça ne suffit pas » : « C’est important de ne pas se contenter de partager des storys, débute Rémi. On veut que les Palestiniens sachent qu’en France des gens se mobilisent pour eux, dans la rue, dans la vraie vie. »
« On dépasse la barrière des réseaux et on vient dans la rue, abonde Massiré. Dans la rue, on s’adresse à tous ceux qui ne savent pas comment se positionner, au gouvernement, à Macron. » « On ne va pas lâcher la cause, poursuit le second. Il ferait mieux d’agir concrètement pour le cessez-le-feu puisque en France, on est de plus en plus nombreux à dire haut et fort qu’on n’est pas d’accord. » Si les amoureux ont remarqué un léger changement de ton présidentiel, ils attendent de pied ferme des actions concrètes et restent dubitatifs.
Fatine, 20 ans, étudiante en licence d’anglais à l’université de Nanterre, est venue d’Argenteuil pour la manifestation, avec Maissa, même âge, même fac, mêmes études. Tout aussi investies soient-elles sur leurs réseaux sociaux, elles considèrent que les posts, les réels, les tweets n’ont plus un impact suffisant, alors elles ont sorti les drapeaux et ont rejoint le cortège, comme leurs parents avant elles. Pas sûr que l’impact soit plus tangible, « mais si on ne fait rien, c’est sûr qu’il ne se passera rien ».
Comme Rémi et Massiré, elles marchent pour que Macron revoie sa position, mais les deux jeunes femmes ont d’autres ambitions, plus internationales. « J’espère que Biden verra nos manifestations, assure Fatine, que lui et les autres comprennent qu’ils n’ont pas les peuples avec eux. »
Puisque la bande de Gaza n’est pas accessible aux médias, que les journalistes palestiniens se font tuer un à un, elles s’informent sur les réseaux sociaux, suivant des comptes de Palestinien·nes encore sur place, réfugié·es, journalistes ou non. Tous les jours, elles prennent numériquement des nouvelles de Bisan ou de Motaz. Quitte à voir des images de corps déchiquetés, affamés, démembrés. Hors de question de fermer les yeux. « Moi je regarde les vidéos de Djihanna. C’est une femme palestinienne, elle n’est pas journaliste mais elle raconte tout ce qui se passe », explique de son côté Syrine, 16 ans, qui a fait près de deux heures de transport pour être présente à la manifestation.
« Quel confort de se dire : pour ma santé mentale, je ne regarde pas les vidéos, estime Rémi. Même si c’est horrible, c’est important de voir la réalité de ce qui se passe tous les jours, de le partager, de s’informer. » Massiré avoue être « très sensible aux images de mort » mais a refusé de ne pas voir, ni le 7 octobre, ni les jours d’après.
Des amitiés abîmées et des marques boycottées
Dans leur vie privée, au lycée, au travail, tous et toutes ont fait évoluer leurs habitudes, au fur et à mesure que les Palestiniens et Palestiniennes mourraient sous les bombes, les balles ou de faim.
Syrine, en seconde dans un lycée du Val-d’Oise, le dit fièrement : plus de Coca dans les goûters de classe, avec l’aval de l’ensemble de ses camarades de lycée. « On boycotte toutes les marques qui ont une activité ou qui soutiennent directement Israël », assure-t-elle avec sa cousine de 15 ans, Meriem. Leurs mères ne vont plus à Carrefour. Plus de McDonald’s pour Fatine et Maissa, « et pourtant les McFish, c’est trop bon ». Fatine s’est désabonnée de la plateforme de vidéo à la demande de Disney. « Je regardais tout le temps mais c’est pas grave, on trouve toujours des alternatives. » Sur le chemin de la manifestation, un Starbucks est retapissé de stickers et d’une pancarte sur laquelle on peut lire : « Par milliers, par millions, nous sommes tous des Palestiniens. »
Au-delà des boycotts, le sujet est venu s’immiscer dans les classes : le professeur d’histoire-géographie de Syrine a contourné le programme scolaire pour insérer une séance sur l’histoire de la Palestine. « Il ne nous a pas donné son avis mais il nous a expliqué la situation, des deux côtés, pour qu’on comprenne mieux ce qui se passe. » Meriem, elle, connaît des lycéens qui se sont fait exclure quelques jours de cours pour s’être exprimés en faveur du peuple palestinien dans l’enceinte du lycée. Elle ne sait pas exactement ce qu’ils ont dit, mais dit avoir « honte » de la France. Elle n’a pas fini de prononcer le mot que sa grande sœur la tance du regard : « la honte » de la France, cela ne se dit pas à une journaliste.
Et après les boutiques, les classes, les liens du cœur. Salimat, 21 ans, étudiante en langues étrangères appliquées anglais-japonais, a travaillé, à côté de ses études, pendant plus d’un an et demi, dans un Starbucks de la région parisienne. « J’y retournais souvent, à chaque fois que j’avais besoin de travailler, et sinon j’y allais en tant que cliente, parfois je passais derrière le bar me préparer mes propres boissons. » Ses collègues étaient devenus ses amis mais le silence s’est installé entre eux quand elle s’est heurtée à leur manque d’intérêt pour la cause des Palestiniens. « Je leur demande pas de démissionner, tout le monde ne peut pas se le permettre, mais au moins de se sentir un peu concernés, en tant qu’humains. Mais je vois bien qu’ils s’en foutent, alors, peu à peu, j’ai arrêté de leur parler. »
Fatine, après un post sur Instagram, a reçu un message d’un ancien camarade de classe. « Il me disait que la victime, c’était Israël, que je ne comprenais rien. J’ai pas senti qu’il pouvait comprendre, je l’ai bloqué. » Elle estime que la situation est si grave qu’y rester insensible est déjà une violence et ne parle plus à sa cousine préférée, qui ni ne s’informe, ni ne se mobilise.
Sous la pluie légère, en passant près de Strasbourg-Saint-Denis, dans le IIe arrondissement de Paris, Rémi et Massiré pressent le pas et débattent d’un avenir souhaitable pour la Palestine. Un, deux États ? Avec liberté de circulation pour tous ? Et que ferait-on des Israéliens ? « Moi je crois à un État où tout le monde peut vivre et circuler en paix, tranche Massiré, plutôt qu’à deux États avec un partage inégal, et que la Palestine se retrouve avec un tout petit pays. » « Oui, pourquoi pas, mais il ne faudrait pas que cette solution efface les décennies de colonisation d’Israël. »
Et comment appellerait-on ce pays unifié ? « Palestine », propose l’un. Et de continuer leur discussion en slalomant entre les groupes militants, ceux qui scandent « Contre l’impérialisme et les États racistes, une seule solution, la révolution » et ceux qui hissent de grands haut-parleurs au-dessus de la foule d’où s'échappent des chansons et des slogans en arabe, en hommage à la Palestine, qui racontent les champs d’oliviers, l’importance de la terre et la force de celles et ceux qui restent.
mise en ligne le 10 mars 2024
Benjamin König sur www.humanite.fr
Acculé, le premier ministre Ariel Henry, qui n’a pas pu rentrer au pays depuis plus d’une semaine, tente de répondre à une situation politique et sécuritaire au bord du chaos. Illégitime, rejeté par les Haïtiens, il cherche son salut auprès des États-Unis.
Administrations et écoles fermées, hôpitaux au bord de la rupture, violence des groupes armés, tribunaux et commissariats attaqués : depuis une semaine, Haïti vit au rythme d’une nouvelle crise majeure, alors que le Premier ministre illégitime Ariel Henry, parti négocier un accord au Kenya pour que le pays africain déploie une force dans le pays caribéen, n’est toujours pas rentré et reste pour l’heure bloqué à Porto Rico : l’aéroport d’Haïti est aussi en proie à des attaques.
Une force kényane sous l’égide de Washington
En vigueur depuis dimanche, l’état d’urgence et le couvre-feu, très peu respecté dans ce contexte de chaos sécuritaire, ont été prolongés par le gouvernement pour une durée d’un mois. Selon le syndicat national des policiers haïtiens, dix commissariats et deux tribunaux ont été détruits depuis dimanche.
Les attaques des groupes armés ont vidé de leurs détenues les deux plus grandes prisons du pays. Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », le chef du groupe armé le plus influent, le « G9 et famille », avait menacé mardi le pays d’une « guerre civile » si Ariel Henry ne démissionnait pas. Dans sa conférence de presse, il s’en était pris aux « élites politiques et économiques » sur l’air des « riches reclus dans leurs villas ». Il est lui-même un ancien policier, symbole des liens ténus entre groupes armés, policiers et hommes politiques qui s’appuient volontiers sur ces gangs pour leurs intérêts.
À la manœuvre pour l’envoi de cette force kényane, les États-Unis tentent de trouver un point d’équilibre malgré son soutien à un Ariel Henry rejeté par la population, et qui aurait dû quitter le pouvoir en février dernier. Haïti n’a connu aucune élection de puis 2016 et ne compte aujourd’hui ni Président ni Parlement.
Le chef de la diplomatie américaine, Anthony Blinken, s’est entretenu avec Ariel Henry ce jeudi, lui faisant part du « besoin urgent d’accélérer la transition vers un gouvernement plus large et inclusif, qui comprenne bien plus de forces politiques, et qui ait l’ampleur nécessaire pour conduire le pays à travers une période électorale ».
Une façon de mettre la pression sur le Premier ministre, qui devait assurer un simple intérim après l’assassinat du Président Jovenel Moïse en 2021. Brian Nichols, adjoint d’Anthony Blinken et responsable du « Western hémisphère », c’est-à-dire les Amériques, a déclaré que les « proportions humanitaires appellent à une réponse internationale, de la même manière que la communauté internationale répond aux défis en Ukraine ou à Gaza ».
Un Etat qui a « démissionné »
Les Haïtiens apprécieront l’analogie – surtout vu « l’efficacité » de la diplomatie américaine à Gaza. Depuis l’intervention onusienne en Haïti, entre 2004 et 2017, là encore sous la pression états-unienne, les habitants du pays caribéens sont fermement opposés à toute opération étrangère, et ne sont pas dupes de la défense du « pré carré américain ».
Des intérêts bien compris qui ne remettent pas en cause le fait que le Premier ministre tente coûte que coûte de se maintenir au pouvoir, après avoir organisé un simulacre de dialogue national. L’association Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH) a dénoncé un État qui « a démissionné » et une « population haïtienne tout simplement abandonnée à son sort ». Le secteur de la santé notamment est « proche de l’effondrement », selon le bureau de l’ONU pour les affaires humanitaires.
Benjamin König sur www.humanite.fr (article d’octobre 2023)
Sous l’influence de Washington, l’ONU a donné, ce lundi, son aval à une nouvelle intervention en Haïti, pour faire face aux problèmes d’insécurité, avec à sa tête des forces armées venues du Kenya. Pour la population, qui considère ces missions comme des ingérences, le problème vient surtout des liens entre les gangs, la police et le pouvoir haïtiens, nous explique le chercheur Frédéric Thomas. Entretien.
En projet depuis près d’un an, l’envoi d’une force internationale en Haïti a été décidé ce lundi, par le Conseil de sécurité de l’ONU. Réclamée par un gouvernement considéré par la population comme illégitime, celle-ci ne fera qu’aggraver les problèmes auxquels est confronté le pays, selon Frédéric Thomas.
On savait que plusieurs pays, États-Unis en tête, poussaient à l’envoi de cette nouvelle force en Haïti. Comment analysez-vous cette décision ?
Frédéric Thomas : D’abord comme une fuite en avant de la communauté internationale, qui recourt à sa stratégie habituelle : une mise sous tutelle de Haïti. Elle n’a pas tiré de leçons du passé, notamment récent, avec les multiples interventions internationales onusiennes qui n’ont pas assuré une stabilisation et encore moins un développement du pays.
L’envoi de cette nouvelle force d’intervention est justifié par la demande du gouvernement haïtien et du premier ministre Ariel Henry : quelle est sa légitimité ?
Frédéric Thomas : C’est justement la double question dans cette intervention : celle de son efficacité et de sa légitimité. Paradoxalement, la résolution de l’ONU donne une légitimité à une demande qui ne l’était pas du tout puisqu’elle est issue d’un gouvernement non élu, illégitime, dont le bilan social, économique et sécuritaire est catastrophique, et qui est contesté par la population et une large frange des organisations sociales.
Cette demande, qui date d’il y a près d’un an, faisait suite à l’échec complet des négociations avec ces acteurs de la société civile. Pour ce gouvernement, c’était une manière d’assurer le statu quo et d‘asseoir son pouvoir. Comment une intervention, appelée par un gouvernement non élu et contesté, dont les liens avec les bandes armées sont critiqués et régulièrement dénoncés, peut-elle lutter efficacement contre ces mêmes bandes armées ?
Avez-vous des exemples de ces liens entre pouvoir et bandes armées, et comment sont-ils connus ?
Frédéric Thomas : Il y a un historique. Le premier massacre de grande ampleur est celui du quartier populaire de la Saline, à Port-au-Prince, en novembre 2018, dans le contexte d’un soulèvement populaire, carnage dans lequel est impliqué le gang de Jimmy Cherizier alias Barbecue, qui était alors policier. Des hauts fonctionnaires, y compris du gouvernement, sont mis en cause.
« Le double nœud du problème de l’insécurité, c’est la connexion entre les bandes armées et l’élite au pouvoir. »
La police n’est pas intervenue, le massacre a duré une quinzaine d’heures, 71 personnes ont été tuées, l’impunité est totale. Et ce mode opératoire est récurrent. Plusieurs témoignages font état de voitures de police qui amènent les bandes armées dans les quartiers populaires. Aucune enquête n’a jamais abouti. Cette impuissance tient moins au manque de moyens de la police qu’à une stratégie qui fait de la terreur un mode de gouvernance.
Comment la population haïtienne et les organisations de la société civile accueillent-elles cette nouvelle force internationale ?
Frédéric Thomas : De manière très critique : sur les réseaux sociaux circule un récapitulatif des différentes interventions onusiennes au cours de ces trente dernières années. Le double nœud du problème de l’insécurité, c’est la connexion entre les bandes armées et l’élite au pouvoir, d’une part, la mise sous tutelle internationale de l’État haïtien, d’autre part. Cette nouvelle intervention va renforcer ces problèmes.
Cette mise sous tutelle, sous pression notamment du voisin états-unien, n’est pas la première. Ce qui semble nouveau, c’est pourquoi le Kenya ? Vous utilisez le terme de sous-traitance : comment analysez-vous ce mécanisme ?
Frédéric Thomas : Les États-Unis ont appuyé cette intervention, tout en refusant d’en prendre le leadership. Ils se sont tournés vers le Canada et le Brésil, qui ont décliné. Ils ont donc dû aller chercher plus loin…
En clair, personne ne voulait y aller ?
Frédéric Thomas : Non, vu le risque de bourbier. La situation est très complexe, y compris en termes sécuritaires. Pour le Kenya, c’est une manière de se positionner sur la scène internationale et peut-être de bénéficier d’accords avec les États-Unis. Ce qui renvoie encore une fois à la question de la légitimité : le gouvernement kényan prend cette décision sans avoir consulté son Parlement et encore moins la population.
La police kényane est également mise en cause par les organisations des droits humains pour sa corruption et son usage abusif de la force. On parle de 2 000 personnes, dont 1 000 Kényans. D’autres pays se sont déjà engagés : la Jamaïque, La Barbade et Antigua.
On évoque une dizaine d’autres pays, que les États-Unis sollicitent. Mais l’essentiel des forces, la coordination et l’appui logistique seront téléguidés par Washington, c’est certain. Les États-Unis mènent la danse sous couvert de la communauté internationale.
Avec donc des forces majoritairement kényanes, qui ne connaissent pas Haïti, ne parlent pas créole et sont réputées pour leur violence…
Frédéric Thomas : Oui, ces forces vont intervenir dans des quartiers populaires densément peuplés qu’elles ne connaissent pas, où elles vont avoir du mal à faire la distinction entre membres des bandes armées et population civile, et sans jouir du soutien de la population haïtienne. Surtout, leurs actions ne seront pas contrôlées : c’est une mission qui a l’aval de l’ONU mais ce n’est pas une mission onusienne !
Il y a un fort risque d’abus de pouvoir, de bavures, sans contrôles ni réparations. Par le passé, l’ONU a mis énormément de temps à reconnaître sa responsabilité dans la propagation de l’épidémie de choléra et en matière d’abus sexuels des casques bleus. On n’a pas réglé les violences passées qu’on revient avec une force internationale dans des conditions encore pires.
Il n’est toujours pas question d’élections en Haïti : quelles sont les pistes pour répondre aux besoins et aux demandes du peuple haïtien ?
Frédéric Thomas : Aujourd’hui, les organisations de la société civile considèrent que des élections sont non seulement impossibles, mais qu’elles risqueraient d’entraîner une gangstérisation rapide du gouvernement. Car les bandes armées contrôlent suffisamment de quartiers pour assurer le vote aux politiciens avec lesquels elles sont liées.
Depuis deux ans, le gouvernement ne cesse de parler d’élections, mais il n’y en aura pas – en tout cas libres et crédibles – en 2023, ni même jusqu’en 2025. La seule solution, c’est de passer par une transition large, sur une période de deux ans au minimum, pour renforcer les institutions publiques qui sont en faillite, et rompre avec l’impunité. Or, cette intervention armée va à l’encontre de cette possibilité.
mise en ligne le 9 mars 2024
Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Elles étaient des milliers dans les rues à réclamer, de nouveau, l’égalité salariale et la fin des violences sexistes et sexuelles. À Paris, des lycéennes aux anciennes du MLF, en passant par les syndicalistes, toutes racontent un chemin vers l’égalité réelle qui est encore long.
De la colère et des paillettes. Ce vendredi 8 mars 2024, pour la Journée internationale des droits des femmes, les rues de France se sont emplies de lycéennes, de travailleuses, d’exilées, de retraitées, de militantes de la cause LGBT, de syndicalistes, de militantes féministes. À Paris, à l’appel des organisations féministes, elles criaient, en chœur : « So-so solidarité, avec les femmes, du monde entier ! », « Violences sexistes, violences sociales, même combat contre le capital ! » ou encore « Avec ou sans Constitution, pour avorter, faut du pognon ! ».
14 heures, place Gambetta, dans le XXe arrondissement de Paris, les ballons syndicaux et associatifs prennent le soleil, le clitoris géant et violet de Solidaires, bien installé sur le camion du syndicat, domine la foule et les manifestantes qui arrivent encore par toutes les rues. Au milieu des cortèges et des drapeaux, des groupes de musiciennes répètent leurs classiques de manif ; six jeunes femmes et personnes non binaires, assises sur des tabourets de fortune, toisent le monde.
Et elles écartent les jambes de manière ostensible. « On a décidé de prendre la même place dans la rue que les mecs prennent dans les transports publics », sourit l’une d’entre elles. Elles pratiquent le « manspreading » avant de défiler, pendant qu’à côté d’autres discutent de l’importance de la constitutionnalisation de l’IVG, entérinée quelques jours plus tôt.
En face des manspreadeuses, le bandeau de l’intersyndicale, sur lequel on peut lire : « Toutes et tous mobilisé·es pour l’égalité réelle ». Et, cette année, sur le bandeau, les logos des différentes organisations prennent plus de place que d’habitude. Pour la première fois de leur histoire, l’Unsa et la CFDT ont appelé à la grève féministe, aux côtés de la CGT, de la FSU et de Solidaires.
Auprès de Mediapart, sur fond de batucada, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, explique que sans grève, il est difficile d’avoir du monde dans la rue : « On a appelé à la grève pour être le plus nombreuses et nombreux possible mais aussi pour donner à voir dans les entreprises et les administrations que c’est un sujet important qui doit être traité. En fin d’année dernière, on a eu un certain nombre d’engagements du gouvernement et il faut que ça se concrétise en 2024. »
Et de détailler les revendications portées par l’intersyndicale : la révision de l’index égalité femmes-hommes pour qu’il soit plus transparent, plus précis, pour avoir aussi une vision plus complète sur les inégalités femmes-hommes dans le monde du travail, « puisque seulement un quart des salariés sont couverts pour le moment par l’index ». Au-delà des notes, les syndicats réclament que des sanctions s’appliquent réellement aux entreprises en dehors des clous. « Aujourd’hui, bonne ou mauvaise note sur l’index, il ne se passe pas grand-chose », rappelle la secrétaire générale de la CFDT.
Un peu plus loin, seuls deux ballons orange du syndicat défilent et quelques centaines de militant·es derrière. On est bien loin des grands cortèges de la CFDT contre la réforme des retraites. Et le constat s’applique de la même façon pour plusieurs autres organisations syndicales. Le temps, peut-être, que la base s’acclimate à la grève féministe. L’idée n’est pourtant pas nouvelle. Déjà en 1882, la militante révolutionnaire Louise Michel appelait à la grève des femmes à l’occasion de deux meetings organisés par la Ligue des femmes. Plusieurs jeunes femmes ont imprimé son portrait et l’ont porté haut sur des pancartes, plus d’un siècle après son décès.
Une chasuble orange sur le dos, Ingrid Clément, à la tête de la fédération CFDT Interco, regroupant des fonctionnaires, des agent·es de collectivités territoriales ou encore des ministères de l’intérieur, de la justice, des affaires étrangères, semble moins à l’aise avec la nécessité de la grève que sa secrétaire générale nationale. À la question : « Pourquoi, cette fois-ci, la CFDT appelle-t-elle à la grève ? », elle tente d’esquiver : « Vous n’avez pas une autre question ? »
Et sa camarade, Laurence de Suzanne, secrétaire fédérale pour les services judiciaires, de prendre le relais : « C’est important pour libérer de leurs métiers les gens qui veulent pouvoir se mobiliser aujourd’hui… L’égalité hommes-femmes, ça ne doit plus être que des choses qu’on dit, mais aussi des choses qu’on fait, que cette égalité se concrétise. Ne pas se contenter d’un index qui autorise une certaine part d’inégalité. Nous on veut une égalité complète. »
Comme d’autres syndicalistes qui défilent pour ce 8 mars, elle déplore le manque d’implication de certains et regrette, par exemple, que des réunions de travail se tiennent normalement dans son secteur aujourd’hui, alors que pour d’autres mobilisations nationales, l’activité est gelée pour la journée.
Même déception pour Nadine, agente territoriale spécialisée des écoles maternelles (Atsem), un métier peu rémunéré et très majoritairement féminin. Au départ du cortège, la militante CGT regrette que la foule ne soit pas plus dense. « Je ne suis pas très optimiste. On a une seule grève pour les femmes, on devrait en faire beaucoup plus tellement on subit d’inégalités », souffle-t-elle. Ses collègues Atsem hochent la tête. « Le chemin vers l’égalité est encore très très long. Pourtant, Dieu sait que des femmes se sont battues avant nous ! Ça n’avance pas assez vite, sur les salaires, contre les violences… On continue de se battre pour avancer, mais on avance à une allure de tortue. »
Féministes, du MLF à TikTok
De son côté, Sophie Binet, de la CGT, s’entoure des salariées de Leroy Merlin, avant de prendre la parole devant nos confrères, et réclame au gouvernement et au patronat de mettre « enfin un terme aux inégalités en matière de salaires ». Pour rappel, tous temps de travail confondus, en moyenne, les femmes gagnent toujours moins que les hommes, 24,4 % selon les derniers chiffres de l’Observatoire des inégalités. Le pourcentage est répété, devant toutes les caméras, par la responsable syndicale. « Ça fait, en moyenne, 20 euros par jour de moins. 400 euros par mois. C’est énorme. Pour mettre fin à ces inégalités, c’est très simple, il suffirait de sanctionner les entreprises qui ne respectent pas la loi. »
Lorraine et Jade, toutes les deux 17 ans et lycéennes de Boussy-Saint-Antoine, en Essonne, ont pris les transports publics pendant une heure pour leur toute première manifestation. Officiellement, pour leurs professeurs, elles sont malades. En tout, elles sont sept de leur lycée à avoir fait le déplacement, pas la foule des grands jours. « Grève féministe, c’est pas considéré comme un motif valable d’absence », s’amusent celles qui, pour se former aux luttes féministes, scrollent sur Instagram et TikTok. « On apprend des choses avec le compte de Nous toutes et de Jeneveuxpasd’enfants, par exemple. »
Si elles fouillent Internet, se partagent des réels et des posts, continuent sans cesse de s’informer sur les luttes passées, celles des femmes du monde entier, elles n’ont pas à chercher bien loin pour raconter la société patriarcale.
À la maison, les parents de Jade attendent d’elle qu’elle fasse « beaucoup plus de tâches ménagères » que son frère. Lorraine, elle, pourrait, raconter pendant des heures les remarques reçues dans la rue par des hommes, souvent plus âgés. Et quand elle a dit à son père pourquoi elle s’absentait des cours aujourd’hui, « il a levé les yeux au ciel » : « Pour lui, on a déjà l’égalité, il ne comprend pas pourquoi je manifeste. »
Et puis, il y a le lycée et sa farandole d’interdictions vestimentaires. « Il y a eu tout le débat sur l’abaya, se souvient Jade, lycéenne dans un établissement public. C’était hallucinant ces restrictions que pour les femmes. Dans notre lycée, on ne peut venir ni en abaya, ni en crop top, ni en short, mais les mecs viennent habillés comme ils veulent, personne ne leur pose la question. » « Même les débardeurs, ça ne passe pas toujours », abonde sa copine.
De l’autre côté de l’âge, mais à seulement quelques mètres, les pionnières du Mouvement de libération des femmes, mouvement féministe non mixte fondé en 1970, ont ressorti les vieilles pancartes qui étaient exposées dans une bibliothèque féministe de Paris.
Annie Schmitt, 78 ans, professeure de sport à la retraite et membre du MLF depuis 1971, s’amuse de la situation. Quelques minutes auparavant, un groupe de très jeunes filles sont venues à sa rencontre pour lui demander ce que voulait dire « MLF ». Et c’est avec plaisir qu’elle leur a raconté des décennies de lutte féministe, bien avant #MeToo et ses répercussions.
« On a ânonné pendant quarante ans, on a réclamé l’IVG, on a dit : “Ras le viol”, on a exigé de nouvelles libertés pour les femmes… Puis, tout d’un coup, avec #MeToo ça a explosé. On a été entendues. Il reste encore du chemin, ce mouvement a permis de nous faire avancer beaucoup plus rapidement. »
Si elle se réjouit des avancées pour les femmes, certaines réalités qui étaient les siennes dans les années 1980 sont toujours d’actualité : « Dans l’Éducation nationale, on est tous payés pareil mais regardez dans les échelons, dès qu’on monte, on ne voit plus beaucoup de femmes. Les carrières sont plus hachées pour les femmes. »
À l’époque où elle travaillait encore, Annie Schmitt ratait rarement une mobilisation du 8 mars. Les cortèges étaient infiniment plus clairsemés qu’aujourd’hui. Un 9 mars, il y a de cela plus de trente ans, un proviseur avait questionné Annie sur son absence de la veille. « Et je lui avais répondu que j’étais absente parce que je n’étais pas là, c’est tout. Aujourd’hui, je crois qu’on peut plus facilement dire qu’on fait la grève féministe. » Derrière elle, un jeune homme donne le rythme des slogans en tapant sur un tambour sur lequel est inscrit « Dead man don’t rape » (« Les hommes morts ne violent pas »).
Il est bientôt 15 heures quand le cortège passe aux abords du cimetière du Père-Lachaise. Des militantes, un grand drapeau palestinien sur les épaules, un keffieh autour du cou, répètent : « Femmes de Gaza, femmes de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine ». « Se battre pour le droit des Palestiniens, des Palestiniennes, c’est aussi un combat féministe. On ne peut pas être aveugles au sort des femmes qu’on assassine là-bas », explique l’une d’entre elles, pressée de rattraper ses amies. Avant de partir, elle rappelle en une phrase le nombre de morts en Palestine depuis l’offensive israélienne, plus de 30 000 personnes, en majorité des femmes et des enfants.
Plus tard dans l’après-midi et selon plusieurs vidéos postées sur les réseaux sociaux, des affrontements ont eu lieu entre des féministes propalestiniennes et le service d’ordre du collectif juif et féministe Nous vivrons, composé en très grande partie d’hommes cagoulés, dont certains auraient été munis de bombes lacrymogènes – Mediapart n’a pas assisté à ces événements mais a constaté, sur place, la composition exclusivement masculine du service d’ordre. Le collectif féministe, qui avait déjà fait parler de lui lors d’une manifestation le 25 novembre, a ensuite été exfiltré par la police et a assuré, sur X : « Une fois encore, nous avons été empêchés suite à des agressions verbales et physiques. »
Selon la CGT, environ 200 000 personnes ont défilé ce jour dans toute la France, dont la moitié à Paris, 5 000 à Lille, 10 000 à Lyon ou encore 8 000 à Bordeaux.
mise en ligne le 9 mars 2024
Olivier Chartrain sur www.humanite.fr
Personnels et parents d’élèves se donnent rendez-vous, ce jeudi, à Paris, pour une manifestation réclamant un plan d’urgence pour l’école. Un temps fort dans un mouvement commencé le 26 février, et qui veut s’inscrire dans la durée.
Une mobilisation, ça ne se décrète pas : ça se construit. Le mouvement de grève reconductible dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis l’illustre parfaitement. Il a démarré à la rentrée des vacances d’hiver, le 26 février, sous le slogan « Pas de moyens, pas de rentrée ! ». Depuis, il tend à se renforcer, à rebours des espoirs du ministère. Très ancré localement, ponctué par des initiatives diversifiées, amalgamant aujourd’hui écoles et collèges, personnels et parents, il montre au contraire tous les signes d’une détermination croissante.
C’est qu’il part de plus loin : dès l’automne, l’intersyndicale (CGT Éduc’action, CNT, FSU, SUD éducation) a travaillé d’une manière unitaire non démentie depuis, au plus près des attentes des personnels. Une démarche qui aboutissait à la présentation, le 21 décembre, d’un plan d’urgence pour l’éducation en Seine-Saint-Denis. Manque cruel d’enseignants, de CPE (conseillers principaux d’éducation) et d’AED (assistants d’éducation), de personnels psychosociaux et de santé, locaux vétustes et, dans 30 % des écoles, infestés par les nuisibles… le bilan est terrible.
En face, les syndicats posent des revendications précises : recrutement de 5 000 enseignants, 175 CPE, 650 AED, 2 200 AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap), respect d’un seuil de 20 élèves par classe, rénovation du bâti et construction des établissements manquants… Le tout à financer en urgence avec deux collectifs budgétaires, à hauteur de 358 millions d’euros.
« En septembre, il faisait 34 °C dans les classes et, en hiver, il fait 13 °C »
C’est dans les collèges, visés au premier chef par le « choc des savoirs » et ses groupes de niveau, que le mouvement a démarré le plus fort. Au collège Georges-Braque de Neuilly-sur-Marne, on comptait « entre 60 et 70 % de grévistes toute la semaine dernière », raconte Camille Vallois, CPE dans cet établissement classé REP (éducation prioritaire).
Elle résume : « En septembre, il faisait 34 °C dans les classes et, en hiver, il fait 13 °C. On n’a pas d’eau chaude, pas assez de chaises, il y a des trous dans les murs… Nous n’avons plus d’assistante sociale, le poste de médecin a été supprimé, nous avons une infirmière seulement deux jours par semaine. Et, pour couronner le tout, alors que nous avons 680 élèves cette année, on nous en annonce 800 à la rentrée prochaine… Sans aucun moyen supplémentaire ! »
Ajoutons la mise en place de groupes de niveau, nécessitant des enseignants en français et mathématiques… qui n’existent pas. « On ne peut pas accepter cette situation, pour nos élèves, et pour ne pas perdre le sens de nos métiers », conclut-elle.
Dans le premier degré, « la mobilisation a été un peu moins massive au départ, reconnaît Marie-Hélène Plard, cosecrétaire départementale de la FSU-SNUipp, mais elle s’ancre. Ce jeudi, on aura au moins 45 % de grévistes en moyenne, avec des pointes à 90 % et des écoles fermées dans certaines communes ».
Outre les problèmes de bâti et de manque de personnels, c’est la généralisation des évaluations nationales standardisées qui suscite la colère des enseignants, qui y voient la perte de leur maîtrise professionnelle et aussi un outil de contrôle en vue de la mise en place de rémunérations au mérite.
La mobilisation des parents est « exceptionnelle »
L’absence de réponses institutionnelles – jusqu’au ministère qui a jusqu’à présent refusé de recevoir les grévistes – n’affaiblit pas le mouvement. Au contraire : « En 1998, on avait gagné 3 000 postes au bout de deux mois de mobilisation », rappelle Zoé Butzbach, cosecrétaire départementale de la CGT Éduc’action, qui annonce la création d’une caisse de grève. Mais le plus important soutien apporté aux personnels, c’est celui des parents d’élèves, d’une ampleur « exceptionnelle », souligne Marie-Hélène Plard.
Alors que de multiples réunions publiques permettent de discuter, de partager des analyses et de décider des actions, des opérations « école déserte » (ou « collège désert »), organisées par les parents – et à l’appel de la FCPE –, permettent à ceux-ci de s’impliquer et de soulager les grévistes. Ainsi, au collège Georges-Braque, on compte « entre 85 % et 90 % d’élèves absents depuis lundi », se réjouit Camille Vallois.
Autant dire que la manifestation du « 9-3 » aujourd’hui à Paris (départ 12 heures, place de la Sorbonne, en direction du ministère) risque d’être fournie. Alors que les élus – députés Nupes comme le communiste Stéphane Peu, qui a interpellé par deux fois la ministre Nicole Belloubet sur ce sujet à l’Assemblée, mais aussi maires de toutes tendances politiques – apportent un soutien de plus en plus marqué, ce jour ne sera pas un point final. Pour l’avenir de ses enfants, la Seine-Saint-Denis exige des réponses.
mise en ligne le 8 mars 2024
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Alors qu’Israël maintient son étau autour de la bande de Gaza, plusieurs dizaines d’enfants sont morts ces derniers jours de faim et de déshydratation. Jonathan Crickx, porte-parole de l’Unicef Palestine dresse l’état des lieux du chaos régnant dans l’enclave palestinienne, où l’acheminement de l’aide humanitaire est confronté à de multiples entraves, et redoute de voir le nombre de jeunes victimes aller croissant.
Les images de son corps squelettique, de ses mains diaphanes et de son regard figé, au dernier jour de son agonie, ont fini par arriver jusqu’à nous. Yazan, 10 ans, est mort le 2 mars, dans un hôpital de Rafah, par manque de nourriture, d’eau et de médicaments. Plusieurs dizaines d’enfants palestiniens ont ces derniers jours subi le même sort dans la bande de Gaza.
Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) voit ainsi ses pires craintes confirmées. Dans un rapport publié le 3 mars, l’organisation sonne de nouveau l’alarme et appelle à un sursaut international pour éviter une famine généralisée, dont les enfants sont d’ores et déjà les premiers à payer le prix.
Si la catastrophe commence à susciter un émoi international, le président américain Joe Biden ayant annoncé ce jeudi 8 mars la création d’un port à Gaza pour permettre « une augmentation massive » des aides, selon le porte-parole de l’Unicef Palestine, Jonathan Crickx, une véritable course contre la montre est désormais enclenchée pour endiguer les ravages de la malnutrition et de la déshydratation. Il plaide pour une levée des entraves à l’acheminement de l’aide humanitaire, plus que jamais vitale, en particulier dans le nord de l’enclave, où survivent encore 300 000 civils.
L’Unicef a publié un rapport qui sonne l’alarme face aux décès d’enfants dus à la malnutrition dans la bande de Gaza. Sur quels constats repose ce rapport ?
Jonathan Crickx : Des rapports nous parviennent depuis une semaine, indiquant qu’une quinzaine d’enfants sont morts de malnutrition et de déshydratation, en particulier dans le nord de la bande de Gaza. D’autres sont en train de mourir et notre grande inquiétude est que leur nombre aille croissant.
C’est absolument tragique, mais ce n’est pas une surprise car cela fait plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, que l’Unicef, mais aussi le Programme alimentaire mondial, l’Organisation mondiale de la santé, alertent sur la crise alimentaire dans la bande de Gaza, où la nourriture est en quantité insuffisante. Nous réaffirmons aujourd’hui que cette situation, si elle dure, va amener à court terme à la mort, par la faim, de plusieurs dizaines d’autres enfants.
L’Unicef a fait des relevés (screenings), en janvier et février 2024, pour mesurer le diamètre des bras des enfants. Dans le Sud, les données collectées indiquent que 5 % des enfants sont victimes de malnutrition sévère ; dans le Nord, où l’aide humanitaire est quasi inexistante, ils sont 15 %, soit un enfant sur six. Au-delà de ces décès, la malnutrition sévère cause des dégâts irréversibles sur la santé des enfants en bas, en affectant notamment leur croissance et leur développement cognitif.
« Dans le nord de la bande de Gaza, 15 % des enfants, soit un enfant sur six, souffrent de malnutrition sévère »
Comment les civils font-ils face à cette situation dans la bande de Gaza ?
Jonathan Crickx : Il y a un mois, j’étais à Rafah, dans le Sud, où sont rassemblées environ 1,4 million de personnes. J’ai pu voir de près les très longues files composées de plusieurs centaines de personnes, attendant pour quelques boîtes de conserve contenues dans les colis d’aide humanitaire. J’ai rencontré des familles survivant sous des tentes, construites avec les moyens du bord, qui ne peuvent souvent se permettre plus d’un repas par jour.
Elles sont confrontées à un problème de manque de nourriture mais aussi à son absence de diversité. Selon nos enquêtes, la plupart des familles se nourrissent principalement de farine de blé, qu’elles utilisent pour faire du pain et de riz, et c’est à peu près tout. Pas de légumes, pas de fruits, pas de viande, ou en tout cas très peu. Dans les toutes petites échoppes que j’ai pu observer sur place, les quantités sont dérisoires, avec parfois seulement quatre ou cinq oranges dans les présentoirs, à des prix inaccessibles pour la majorité de la population.
« Une bouteille de 1,5 litre d’eau par personne et par jour »
À la malnutrition s’ajoute la déshydratation. La production d’eau dans la bande de Gaza, qui était déjà un véritable problème avant cette escalade des hostilités, équivaut aujourd’hui à environ 10 % de la production habituelle. Dans le Sud, les personnes déplacées arrivées ces dernières semaines à Rafah disposent d’une bouteille d’eau de 1,5 litre par personne et par jour. Cette ration est censée remplir tous leurs besoins : boire, cuisiner, se laver.
Ainsi, une mère qui vient d’avoir un bébé doit chaque jour choisir entre s’hydrater pour allaiter ou pour faire un biberon —, même si le lait en poudre atteint des prix records —, cuisiner, mais aussi pour assurer l’hygiène de leurs enfants. Un litre et demi pour tout ça. Les conséquences en termes de déshydratation mais aussi en termes de santé sont redoutables car il faut savoir qu’une grande partie de l’eau disponible n’est pas une eau propre à la consommation.
Qu’est-ce qui empêche un acheminement normal de l’aide humanitaire ?
Jonathan Crickx : Il y a quatre problèmes majeurs. Le premier est lié à la sécurité des équipes qui acheminent l’aide alimentaire dans une zone de conflit armé, où les bombardements sont omniprésents. Le deuxième problème est le défaut d’accès aux populations, en particulier aux civils restés dans le Nord de la bande de Gaza. Cet accès nécessite des autorisations qui ne sont pas toujours octroyées. Le troisième problème est celui des communications.
Les réseaux de téléphonie sont très souvent dysfonctionnels. Or ils sont indispensables. Pour livrer des médicaments dans un hôpital, l’Unicef et ses partenaires doivent assurer un travail de coordination, par téléphone, pour fixer les rendez-vous, déterminer les besoins, les capacités de stockage… Quand le réseau téléphonique ne fonctionne pas, comment fait-on ?
Le quatrième problème est lié au nombre insuffisant de camions pour effectuer ces livraisons, mais aussi aux problèmes d’acheminement du fuel dans l’enclave. Le cœur de notre plaidoyer consiste à demander que l’ensemble des conditions soient réunies pour que l’aide humanitaire puisse être distribuée à l’intérieur de la bande de Gaza, à l’échelle, de manière sûre et partout où les populations en ont besoin. Il est particulièrement vital cette aide puisse atteindre les enfants.
mise en ligne le 8 mars 2024
Lucas Sarafian sur www.politis.fr
La sénatrice écologiste Mélanie Vogel salue la sanctuarisation de la liberté de recourir à l’avortement dans la Constitution, qu’elle a portée avec d’autres femmes. Mais étrille le bilan d’Emmanuel Macron en matière d’égalité femmes-hommes, tout en esquissant quelques propositions.
Mélanie Vogel est l’une des principales chevilles ouvrières de l’inscription de l’IVG dans la Constitution. En septembre 2022, quelques mois après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade par la Cour suprême des Etats-Unis, la sénatrice écologiste de 38 ans dépose une proposition de loi constitutionnelle visant à protéger le droit à l’avortement en France. Le texte est rejeté à 17 voix d’écart. Toutefois, elle ne se résout pas.
En coulisses, elle met la pression sur le gouvernement avec deux autres parlementaires, la sénatrice Laurence Rossignol et l’insoumise Mathilde Panot, et ferraille pour trouver un compromis au Sénat. Son combat est désormais victorieux : par 780 voix contre 72, les parlementaires au Congrès ont adopté cette révision constitutionnelle. Mais selon elle, la lutte pour les droits des femmes est loin d’être terminée.
Comment avez-vous réagi après l’adoption par le Congrès de l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution ?
Mélanie Vogel : C’est impossible à décrire. Je n’avais jamais ressenti une émotion comme celle-ci. C’était l’aboutissement d’un an et demi de travail pour convaincre les parlementaires. On savait qu’il y avait une majorité à l’Assemblée nationale. Mais au Sénat, c’était beaucoup plus compliqué. On nous disait que c’était une mission impossible, que les sénateurs républicains allaient tout faire pour changer le texte. Et nous avons réussi : j’ai même été surprise par le nombre de sénateurs qui soutenaient ce texte. A ce moment-là, j’ai ressenti toute l’énergie de notre campagne, celle des associations et des parlementaires, dans une institution très conservatrice. Il se passait quelque chose de grand.
Néanmoins, des chercheuses et des féministes critiquent l’expression de « liberté garantie », tout comme l’inscription de l’IVG dans l’article 34, qui définit le champ d’action du législateur…
Mélanie Vogel : Le Conseil d’État ne fait aucune différence entre le droit et la liberté garantie sur le plan légal. Et aucune jurisprudence ne nous dit qu’un droit est mieux protégé qu’une liberté. La formulation de départ adoptée au Sénat (« la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », N.D.L.R.) était limitée puisqu’elle se contentait de confirmer la compétence du législateur en la matière. Cela empêchait une interdiction de l’IVG, mais laissait une très grande marge de manœuvre au législateur sur les conditions d’exercice. Il fallait donc absolument ajouter le mot « garantie » pour orienter cette compétence : le législateur n’est pas seulement là pour dire les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté d’avoir recours à l’IVG, mais il doit s’assurer que ces conditions garantissent cette liberté. Cela permet donc d’assurer que le législateur ne restreint pas les conditions d’exercice.
Un texte plus ambitieux était-il envisageable ?
Mélanie Vogel : Oui. Mais pas avec le Parlement tel qu’il est composé aujourd’hui. Il peut toujours y avoir un texte plus protecteur pour les droits des femmes. Mais le meilleur texte possible, c’est un texte ambitieux qui a la capacité d’être adopté. Il fallait trouver une manière de faire plier le Sénat et la droite. Au moment de la loi Veil, la gauche avait défendu des propositions plus radicales et trouvait que ce texte était loin d’être satisfaisant. Mais elle a compris qu’il fallait accepter ce texte, sinon la criminalisation aurait continué. C’est aussi ce qu’on a fait.
Le Président n’est jamais du côté de la cause des femmes.
Comment décririez-vous la politique d’Emmanuel Macron en matière d’égalité femmes-hommes ?
Mélanie Vogel : Depuis son élection en 2017, le Président a une approche opportuniste du sujet. Il comprend qu’il y a une attente dans la société, donc il fait des annonces. La qualification de « grande cause nationale » en est un bon exemple. Mais derrière, tout est contradictoire : les moyens budgétaires manquent pour mettre en œuvre une véritable politique volontariste, la position qu’a tenue la France, aux côtés de Viktor Orbán, sur la définition du viol au niveau européen n’est pas entendable, les femmes rétrogradent dans la composition du nouveau gouvernement de Gabriel Attal et Emmanuel Macron soutient Gérard Depardieu. Il ne faut pas de « en même temps » pour l’égalité femmes-hommes. Le Président n’est jamais du côté de la cause des femmes et le gouvernement semble tellement éloigné du niveau d’action dont on a besoin.
Si vous étiez à la tête d’un ministère chargé de l’Égalité femmes-hommes, quels sujets souhaiteriez-vous porter ?
Mélanie Vogel : Il faut dédier 2 % du PIB à l’égalité femmes-hommes. Autre mesure qui fonctionne à coup sûr : la conditionnalité des aides publiques au respect de l’égalité salariale dans les entreprises. Il faut que l’État arrête de subventionner les discriminations fondées sur le genre. Il est désormais urgent de regarder les différences salariales entre les secteurs à prédominance masculine et féminine : il n’y a aucun indicateur en France pour évaluer précisément la sous-rémunération des métiers majoritairement exercés par des femmes. Et pourquoi ne pas imaginer un système de remboursement pour compenser les écarts salariaux dont les femmes auraient pâti pendant des années en prenant en compte des critères précis, comme le nombre d’années d’études ou le nombre d’heures de travail par jour ? Bien entendu, il s’agit surtout de revaloriser les salaires. Mais il ne faut pas oublier que la société a une dette envers ces femmes.
mise en ligne le 7 mars 2024
Par Olivier Gebuhrer et Pascal Lederer, co-animateurs d'Une Autre Voix Juive sur www.humanite.fr
Le cataclysme déclenché sur Gaza par l’Armée israélienne fait pâlir l’horreur provoquée par les attentats terroristes perpétrés par le Hamas le 7 octobre. Jour après jour l’indignation à l’encontre du gouvernement israélien monte d’un cran dans le monde.
Loin de respecter les injonctions de la Cour Internationale de Justice, exigeant d’Israël de prendre toutes les mesures visant à éviter un génocide, le gouvernement israélien et ses membres fascisants violent les résolutions qui fondent l’appartenance d’Israël à l’ONU. La punition collective infligée à la population civile de Gaza, les meurtres et exactions dans les territoires occupés n’ont rien à voir avec le « droit d’Israël à se défendre contre toute agression ». Israël s’enfonce dans les crimes contre l’Humanité. Dans ce désastre, d’autres, Etats-Unis, Union Européenne et France en tête, complices de fait de ce désastre, en portent une lourde responsabilité par leurs atermoiements et leur condamnation en demi-teinte.
Les condamnations internationales et l’expression de l’indignation populaire s’imposent devant les souffrances des populations civiles de Gaza, les morts de faim, les tueries de femmes et d’enfants. Elles ne suffisent plus ; les dirigeants israéliens devront répondre de leurs actes en temps et heure mais aujourd’hui ce qui est urgent est de forcer Israël et le Hamas à cesser le feu, imposer au Hamas et à Israël la libération des otages et des prisonniers politiques palestiniens, ouvrir pour de bon les couloirs permettant l’aide humanitaire de masse indispensable. Des sanctions internationales visant le gouvernement israélien et ses ministres fascistes sont impératives. L’Union Européenne doit suspendre l’accord d’Association avec Israël qui la rend complice des crimes israéliens. La France,qui doit jeter son poids dans cette bataille, doit reconnaître l’Etat de Palestine, maintenant.
Une Autre Voix Juive (UAVJ) a été fondée pour que puisse s’exprimer en France la critique à la politique israélienne, impossible de fait il y a 20 ans, et l’exigence de respect des droits nationaux palestiniens, sans remise en cause des droits nationaux israéliens. Aujourd’hui, les haines accumulées de part et d’autre par la colonisation croissante et l’apartheid en
Cisjordanie, par le blocus, les bombardements de Gaza et les attaques terroristes visant des civils israéliens, se sont exacerbées depuis le 7 octobre.
Aucune paix ne peut résulter du seul face à face des Palestiniens et des Israéliens.
C’est une évidence : aucune paix durable ne peut survenir si la communauté internationale n’intervient pas pour contraindre Israël à négocier avec les dirigeants légitimes du peuple palestinien.
UAVJ appelle à une Conférence Internationale de Paix sous l’égide de l’ONU pour que cessent les massacres et pour ouvrir le chemin d’une Paix Juste négociée, durable destinée à faire respecter les droits fondamentaux du peuple palestinien, les résolutions de l’ONU, et les conditions d’indépendance et de sécurité pour le peuple palestinien comme pour le peuple israélien. Sur ces bases, UAVJ appelle à manifester le 9 mars, place de la République à Paris, départ à 14 heures.
mise en ligne le 7 mars 2024
Camille Bauer, Nadège Dubessay, Anthony Cortes et Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Ketsia Mutombo, Zoélie Charpentier, Rosalie Duhoo et Sandy Olivar Calvo… toutes ont des parcours différents. Mais membres de la jeune génération, elles ont en commun leurs combats pour la justice sociale, le féminisme, l’écologie, l’antiracisme. Des engagements qui façonnent la société de demain.
Ketsia Mutombo, Zoélie Charpentier, Rosalie Duhoo et Sandy Olivar Calvo. Ces quatre jeunes femmes dont nous tirons le portrait incarnent les thématiques par lesquelles une grande partie des Millennials (nés entre 1981 et 1996) et des Gen Z (nés depuis 1997) entrent en conscience politique et parfois en action militante : féminisme, changement climatique, antiracisme, avec la justice sociale comme fil rouge. La chronique médiatique les ignore, préférant le récit d’une droitisation de la société. Pourtant, le fait est mis en lumière et largement documenté depuis de nombreuses années : en France, les nouvelles générations sont plus ouvertes sur le monde, plus « tolérantes » et plus progressistes.
Ketsia Mutombo : faire converger les luttes pour renverser le statu quo
La militance, Ketsia Mutombo, présidente et cofondatrice de Féministes contre le cyberharcèlement, est tombée dedans dès l’enfance. « Quand on est originaire d’un pays qui a vécu une lutte de décolonisation, il y a forcément une politisation », explique la jeune femme, qui a grandi à l’ombre de la mémoire de ses grands-parents, très actifs dans le combat pour la libération de l’actuelle République démocratique du Congo.
Dans sa famille, il y a toujours eu cette « conscience politique ». On s’informe, on débat, on se sent concerné. Au-delà de cet héritage, « mon premier moteur, c’est la violence subie. Je dirais que l’oppression fondamentale et première que j’ai vécue, c’est le racisme », analyse celle qui a grandi dans la France rurale, dans un milieu où elle était souvent la seule personne à avoir la peau noire.
Mais la vraie révélation c’est la découverte à l’adolescence, sur les réseaux sociaux, des auteures afro-féministes. « J’apprends énormément : comment lire la société, les violences que j’ai pu vivre, dont j’ai pu être témoin. Et ça me pousse aussi à m’intéresser à d’autres violences structurelles. Je découvre la lutte des classes, celle des minorités de genre, ou l’antivalidisme. Ça me politise », se souvient-elle.
Lutter contre le cyberharcèlement
Ketsia Mutombo trouve dans cette approche le moyen de fédérer tout ce qui la motive et de donner sens à l’ensemble des injustices qu’elle rencontre. « L’afro-féminisme, c’est un mouvement politique dans lequel une cause ne prévaut pas sur l’autre, résume-t-elle. Elles ont toutes un moteur commun, qui est le renversement du statu quo. Dans notre monde globalisé, la postcolonialité cristallise beaucoup d’inégalités et de rapports de domination, que ça soit de genre, de race ou de classes. On le voit dans les relations entre pays du Sud et du Nord, avec les flux migratoires, économiques. »
Ce regard aiguisé sur le monde, la militante va bientôt le mettre au service de la lutte contre les discriminations sur les réseaux sociaux. Une démarche qui coule de source pour des jeunes femmes de cette génération. « Nous étions toutes beaucoup dans cet espace cyber, et il était important d’essayer d’assurer notre sécurité sur ces réseaux qui sont loin d’être neutres dans les violences que les femmes et les filles subissent », indique celle qui a écrit l’année dernière, avec la coprésidente de son association, Laure Salmona, Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet.
Symbole de ces liens entre discriminations, la première mobilisation de cette bande de jeunes féministes a consisté à signaler un groupe qui diffusait des images d’actes sexuels avec des jeunes filles, pour la plupart mineures, racisées et issues des quartiers populaires. Elles sont alors confrontées à une modération qui tarde et à la directrice des relations publiques de Twitter qui minimise en mettant en doute la minorité des filles. Cette expérience leur confirme « qu’il y a énormément de biais quand on est une jeune fille non blanche, sur l’âge et même une forme d’hypersexualisation ».
Et les pousse à lancer, en 2016, Féministes contre le cyberharcèlement. Depuis, leur association se mobilise contre toutes formes de violences sur la Toile. Elle le fait en s’appuyant sur l’intersectionnalité, « dont un des mérites, estime Ketsia Mutombo, est cette capacité à faire penser la convergence des luttes. Pour moi, c’est très concret et humain. C’est une manière d’essayer vraiment de prendre en compte le maximum de luttes, en partant du bas pour faire remonter les voix marginales ».
Rosalie Duhoo : politisée, « car la présidentielle c’est bientôt »
« C’est ma génération qui doit être au fait de tous les problèmes sociaux, sociétaux. Car, dans trois ans, nous allons voter », mesure Rosalie Duhoo. @Nicolas Cleuet/Le PIctorium
Du haut de ses 16 ans, Rosalie Duhoo a le ton assuré. Féministe, elle l’est assurément. « C’est la logique des choses, une évidence. » Comment pourrait-il en être autrement ? Lorsque le mouvement #MeToo secoue ce vieux monde, elle est en sixième. À 11 ans, la toute jeune adolescente comprend vite que sa vie en sera bouleversée. Arrivée au lycée, sa conscience politique se précise, s’affine.
« Avec ma sœur qui a trois ans de plus que moi, nous parlons beaucoup. Je veux comprendre tous les mécanismes de cette société patriarcale, de domination, pour en déconstruire chaque morceau. » Tout se bouscule dans sa tête. Et pas question de prendre une pause. Il faut s’informer, lire, écouter, parler, manifester. Agir, toujours. Le temps de l’insouciance, ça sera pour plus tard. « C’est ma génération qui doit être au fait de tous les problèmes sociaux, sociétaux, assène-t-elle. Car, dans trois ans, nous allons voter. »
Le combat féministe la conduit naturellement à s’intéresser à toutes les luttes sociales, contre le racisme, écologistes… Lors des manifestations contre la réforme de la retraite, elle a été dans la rue. Et le spectre d’un pays dirigé par l’extrême droite en 2027 l’effraie. « La présidentielle, c’est bientôt. Il est hyper-important de réfléchir dès maintenant aux conséquences d’un avenir dirigé par le Rassemblement national. »
Dans la rue chaque 25 novembre et chaque 8 mars
Et tant pis si les adultes, au mieux, la regardent d’un air condescendant, au pire ignorent sa parole. « Mes grands-parents viennent d’un milieu conservateur, de droite. La rupture générationnelle, c’est plus avec eux qu’avec mes parents que je la vis. Les débats politiques sont rarement mis sur la table. Mon avis ne compte pas. »
Chaque 25 novembre et 8 mars, Rosalie bat le pavé avec ses sœurs de combat. « J’ai eu la chance de ne pas être confrontée directement à des propos ou des actes sexistes. Mais j’ai déjà entendu des témoignages assez limites… », souffle-t-elle. Son cercle d’amis partage les mêmes valeurs. Elle aimerait bien qu’il en soit partout ainsi, mais elle n’est pas dupe.
« Les masculinistes, très présents sur les réseaux sociaux, font beaucoup de tort à de très jeunes gens en pleine construction. » Récemment, le rapport annuel sur l’état du sexisme en France réalisé par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes était sans appel. « Le sexisme ne recule pas en France. Au contraire, certaines de ses manifestations les plus violentes s’aggravent et les jeunes générations sont les plus touchées. »
Dans le futur, celle qui envisage des études en musicologie, cinéma ou sciences politiques entend militer dans une association féministe ou écologiste. Mettre les bons mots sur les sujets qui fâchent. « Il ne faut pas attendre qu’on nous donne l’espace de parole. On doit le prendre. » Rosalie sourit, confiante.
Sandy Olivar Calvo : activiste pour « une écologie sociale et populaire »
Sa lutte est une mosaïque à trois couleurs. Chez Sandy Olivar Calvo, 29 ans, il y a le vert de Greenpeace, l’ONG qu’elle sert désormais comme « activiste pour le climat », pour « promouvoir une écologie sociale et populaire ». Il y a du rouge, beaucoup, imprégné en elle par son histoire familiale, portée par une mère femme de ménage et un père jardinier « très mobilisé dans les mouvements ouvriers ». Et du jaune.
Celui des gilets qui habillaient les ronds-points de la France entière et de sa Picardie natale à la fin de l’année 2018, qu’elle a elle-même rejoints en famille. Son déclic. « Je suis rentré dans l’écologie par la porte des gilets jaunes, se souvient-elle. Ce n’était pas un mouvement qui refusait l’écologie, ce n’était pas ce que je voyais chez moi. Il refusait seulement les mesures qui entendaient se reposer uniquement sur les plus précaires, alors qu’ils ne sont pas ceux qui polluent le plus… ».
Premiers pas lors des marches pour le climat
Dès lors, alors qu’elle n’avait jamais imaginé rejoindre un mouvement, trop occupée par ses études de commerce international, elle décide de s’engager. Chez Youth for Climate tout d’abord, dans le cadre des « marches pour le climat » qui ont rempli les rues du pays en 2019, puis chez Alternatiba Paris. Cette ville qu’elle a rejointe pour poursuivre d’autres études, plus utiles à son envie de batailler : la communication publique et politique.
« Chez Alternatiba, j’ai trouvé des personnes qui partageaient le même but que le mien : la construction d’une écologie en lien avec la mobilisation inédite des classes populaires à laquelle on venait d’assister, explique-t-elle. L’objectif est d’en faire un vrai mouvement d’émancipation ! » Si elle gravite toujours autour des mouvements écologistes, c’est désormais avant tout auprès de Greenpeace qu’elle poursuit cet engagement, comme chargée de campagne sur les sujets d’agriculture et d’alimentation.
« Il y a différentes façons de lutter : en menant des actions sur le terrain, en étant lanceur d’alerte auprès de la population, en échangeant avec les pouvoirs publics… Ici, on fait tout cela à la fois, raconte-t-elle. Et si je m’occupe de ces questions, c’est parce qu’il n’y a rien de plus social. Le modèle agricole actuel fait énormément de perdants. Autant du côté du monde paysan que chez ceux qui ne peuvent avoir accès à une alimentation saine. L’écologie sociale et populaire veut venir en aide à toute la chaîne. »
Pour cela, elle entend faire de son combat celui des classes populaires et moyennes, urbaines et rurales, mais aussi de toutes les générations, dont celle de ses parents. « Il faut convaincre, mais, pour cela, il faut d’abord écouter, prévient-elle. Au début, mon père ne comprenait pas que l’on ne puisse pas mettre le social au-dessus de tout. Nous avons passé des heures et des heures à débattre. Il tenait à savoir comment l’écologie et le social pouvaient se marier. Et nous sommes finalement tombés d’accord. Après tout, qui sont les premières victimes du réchauffement climatique ou des pesticides ? Les personnes qui sont déjà touchées par l’urgence sociale… » La convergence des luttes n’est finalement pas une si vieille idée.
Zoélie Charpentier : le syndicalisme, une arme pour « changer la société »
Le sexisme ? Zoélie Charpentier peut en parler. Après un bac S, sans trop savoir quoi faire par la suite, elle se laisse convaincre par une amie à s’inscrire en IUT réseaux et télécommunications. « C’était clairement un milieu d’hommes. Dans ma promotion, les femmes se comptaient sur les doigts d’une main : nous étions deux sur une cinquantaine d’élèves. » Elle poursuit : « Les personnes ne sont pas misogynes au sens d’une idéologie affirmée, mais tous les biais de société ressortent démultipliés, principalement au travers des blagues sexistes. »
Des remarques aussi pour dévaloriser les femmes : « De toute façon, tu as été prise dans cette formation parce qu’il fallait remplir les quotas. » Un jour, raconte-t-elle, une camarade de promotion avait obtenu une bonne note : « Un mec était dégoûté. Il lui a sorti, en anglais : « Va te faire violer ! » » À 26 ans, la jeune Rennaise est désormais installée dans sa vie professionnelle. Employée depuis 2019 avec le statut de technicienne et agent de maîtrise chez Capgemini Engineering (ex-Altran), Zoélie Charpentier a sous sa responsabilité une équipe de quatre experts en rattachement d’entreprises à la fibre optique.
Début 2023, elle passe le cap de l’adhésion à la CGT. « J’avais cette idée dans ma tête depuis un bout de temps. Mon entreprise était en proie à des restructurations internes. L’ambiance au travail s’est dégradée, mesure-t-elle. La mobilisation contre la réforme des retraites a été un élément très motivant pour me syndiquer. La CGT est l’organisation la plus à même de défendre les salariés dans l’entreprise, mais également pour changer la société. »
Construire une grève féministe le 8 mars
Convictions chevillées au corps, elle rejoint l’Ugict, les cadres, techniciens et agents de maîtrise de la CGT. Premier de ses combats, les salaires : « Dans mon entreprise, un accord sur l’égalité professionnelle est en cours de renégociation. Les écarts sont de l’ordre de 2 500 euros annuels pour les cadres et 1 500 euros chez les techniciens. À la CGT, nous avons calculé qu’il faudra débourser 2 millions d’euros sur trois ans pour résorber ces inégalités. Nous devons médiatiser ce chiffre pour faire monter le rapport de force. »
Pour cette chanteuse de space rock à ses heures perdues, l’occasion parfaite se profile avec les élections professionnelles. En deuxième position sur la liste, la jeune militante a des chances de décrocher son premier mandat syndical. Sans oublier la préparation du 8 mars. « Avec le collectif jeune de l’union départementale d’Ille-et-Vilaine, nous avons réalisé des vidéos pour Instagram. Dans mon entreprise, un tract appelant à la grève féministe a été distribué », glisse l’intéressée.
Dans son agenda figure aussi le forum des jobs d’été, le 13 mars. « La CGT tiendra un stand. Nous voulons aller sur du concret et d’abord sur la question de la précarité des jeunes. C’est une réalité pour tous ceux qui cumulent les emplois, les saisonniers ou les alternants. En fin d’études, nous sommes trop nombreux à traverser des périodes d’instabilité. » Zoélie conclut : « C’est une force qu’il faut syndiquer et organiser. »
mise en ligne le 6 mars 2024
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« Face aux attaques du gouvernement, des droites et extrêmes droites, partout les femmes résistent ! » Pour le 8 mars, des dizaines d’organisations organisent une journée de grève féministe pour les droits des femmes. Voici leur appel.
Nous appelons à la grève du travail, des tâches domestiques, de la consommation. Parce que seules nos voix, nos cris, nos actions visibles pourront faire bouger la société et le pouvoir pour enfin obtenir l’égalité.
Solidarité avec les femmes du monde entier
Le 8 mars, nous serons en grève en solidarité avec nos sœurs confrontées aux guerres qui sévissent dans le monde. En solidarité avec celles qui font face à des bombardements massifs, à l’exode, sont victimes de viols de guerre, peinent à nourrir leur famille et elles-mêmes. En solidarité avec toutes celles qui se défendent farouchement pour recouvrer leur liberté et leurs droits.
Les idées d’extrême droite qui prônent la haine de l’autre, le racisme, la misogynie, la LGBTQIAphobie, remportent des succès électoraux partout dans
le monde, se banalisent. En France, le gouvernement et la droite en reprennent à leur compte.
La loi immigration votée en décembre dernier en est un exemple. Même si un tiers des dispositions, comme celles instituant la préférence nationale ont été invalidées par le Conseil constitutionnel,
cette loi raciste s’attaque au droit d’asile et à tous·tes les sans papiers. Nous réclamons l’abrogation de la loi immigration et la régularisation de tous·tes les
sans-papiers.
Les inégalités salariales, les bas salaires et désormais l’inflation dégradent les conditions de vie. Les femmes représentent 62% des personnes payées au SMIC et 70% des bénéficiaires des banques alimentaires. Plus de 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 300 000 personnes dont 3000 enfants vivent dans la rue. Certaines en meurent. Nous demandons la hausse des salaires, la revalorisation des minimas sociaux, la construction massive de logements sociaux.
Du travail et des salaires décents
Les femmes, notamment les mères isolées, sont particulièrement impactées par la vie chère, elles occupent des emplois mal rémunérés, sont souvent percutées par la précarité et le temps partiel imposé et touchent un salaire en moyenne ¼ inférieur à celui des hommes. Les femmes, dont les retraites sont 40% inférieures à celles des hommes, sont encore plus impactées par la dernière réforme.
Nous réclamons l’abrogation de la réforme Macron des retraites, des lois qui pénalisent les chômeurs·euses et les bénéficiaires du RSA. Nous réclamons la revalorisation des métiers féminisés (éducation, soin, nettoyage…), l’égalité salariale, l’interdiction du temps partiel imposé, la transformation des CDD en CDI. Nous voulons la retraite à 60 ans avec 37,5 annuités.
Des services publics au service de nos besoins
L’idéologie libérale vise à casser et à privatiser les services publics : hôpital, école, EHPAD, logement. Ce sont les femmes qui compensent cette carence auprès des enfants comme des plus âgé·es, des malades, au détriment de leur carrière, de leur autonomie financière, de leur santé. Elles assument la grande majorité des tâches domestiques et d’éducation des enfants. Elles portent une charge mentale les obligeant à devoir constamment tout planifier.
Nous voulons des services publics de qualité et réclamons la création de services publics de la petite enfance et de la perte d’autonomie. Nous voulons du temps pour vivre, un partage égal des tâches, une réduction du temps de travail pour toutes et tous.
Le droit à l’avortement est un droit fondamental Nous réclamons la réouverture de tous les centres d’interruption volontaires de grossesse fermés. Nous voulons inscrire dans la Constitution le droit à l’avortement de façon réellement protectrice.
Macron appelle à un “réarmement démographique », aux relents pétainistes et natalistes, comme si le désir d’enfant dépendait de l’injonction
politique et nous prépare un congé de naissance tout en pointant du doigt des parents « défaillants ».
LGBTQIA, nous voulons pouvoir faire nos choix de vie, v