PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

    mise 

    mise en ligne le 18 juin 2025

États-Unis : 5 millions d’Américains
dans la rue contre Trump
et ses dérives autoritaires

Stéphane Ortega sur wwwhttps://rapportsdeforce.fr/

Samedi 14 juin, des millions de manifestants ont protesté contre la politique autoritaire de Donald Trump aux États-Unis, une semaine après les arrestations de masse de migrants à Los Angeles et l’envoi de la troupe en Californie.

Deux villes des États-Unis symbolisent à elles seules la force de la mobilisation anti-Trump de ce samedi. À Burlington (Vermont), commune dans laquelle Bernie Sanders a été maire, 16 000 personnes sont descendues dans les rues. Un habitant sur trois. À Charlottesville, commune de Virginie de 43 000 habitants, marquée par une attaque meurtrière de l’extrême droite pendant le premier mandat de Donald Trump, près de 7 000 personnes ont défilé sous la bannière « No Kings ». Cette journée, lancée par une coalition de 200 organisations, a pris comme slogan : pas de monarques en Amérique. Un message clair à Trump, accusé de se comporter comme un roi : celui-ci vient par exemple d’organiser une parade militaire à Washington pour le jour de son anniversaire.

Les chiffres de la participation aux manifestations sont impressionnants partout et retiennent l’attention dans les plus grandes villes américaines. Au moins 70 000 à Seattle, 100 000 à Chicago et San Francisco, 200 000 à Los Angeles comme à New York, 80 000 à Philadelphie, 60 000 à San Diego, 20 000 à Denver (Colorado) comme à Austin (Texas), Portland (Oregon) ou Tampa (Floride) pour n’en citer que quelques-uns.

Après la sidération, la mobilisation

Cette journée marque un tournant. Elle tranche avec les mobilisations modestes de mars dernier, qui dénonçaient les attaques contre la science et les purges numériques des sites gouvernementaux. À l’époque, 2000 personnes s’étaient rassemblées à Washington et quelques milliers d’autres dans une trentaine de villes des États-Unis.

Cette fois-ci, les opposants à la politique autoritaire de Donald Trump revendiquent cinq millions de participants dans 2000 points de manifestations sur l’ensemble du pays. Un décompte participatif, impliquant des journalistes indépendants, estime la participation à cette journée entre 4 et 6 millions d’Américains.

Finies la léthargie et la désespérance des premiers mois face à l’avalanche de mesures du nouveau président. L’opposition a réussi à sortir de sa torpeur. Un premier coup de semonce avait été donné le 5 avril dernier. Ce week-end-là, la journée « Hands Off » réunissait au moins 600 000 manifestants. Plus selon les organisateurs qui s’avançaient jusqu’au chiffre de 5 millions. Mais malgré tout, moins que ce week-end, après comparaison du nombre de manifestants dans plusieurs villes importantes.

Toujours est-il qu’en ce mois de juin l’opposition à Trump n’est plus tétanisée. Durant des mois, la comparaison avec la grande mobilisation de la Women’s March début 2017 servait de référence pour montrer la faiblesse de la résistance. Aujourd’hui, la journée « No Kings » rivalise avec les estimations de 2017 comprises entre 2 et 5 millions d’Américaines et d’Américains dans les rues.

Les arrestations de masse mettent le feu aux poudres aux États-Unis

Une semaine avant les mobilisations « No Kings » pour dénoncer l’autoritarisme de Donald Trump, le président des États-Unis lançait une vaste opération d’arrestations de migrants à Los Angeles. Dès le 6 juin, des agents fédéraux de la police de l’immigration (ICE), masqués et armés, multipliaient les descentes dans les quartiers latinos de Los Angeles et dans des entreprises. Un raid choquant qui a déclenché des manifestations et des actions de désobéissance civile autour des centres de détention en Californie.

L’administration Trump, qui exige à l’ICE 3000 arrestations par jour, n’a pas fait dans la demi-mesure en réponse aux protestations. Elle a envoyé 4000 membres de la Garde nationale et 700 marines contre un mouvement que Donald Trump tente de faire passer pour insurrectionnel.

Loin de reculer, Donald Trump a annoncé après les manifestations monstres de samedi qu’il entendait étendre les arrestations à des villes comme Chicago, New-York ou Seattle. Toutes des villes sous administration démocrate, qu’il désigne comme des ennemis intérieurs des États-Unis. Quitte à mettre le feu aux poudres dans tout le pays.


 

    mise en ligne le 17 juin 2025

Marche mondiale vers Gaza :
depuis Le Caire, récit du blocage du convoi et de la répression de la mobilisation

Sur https://lundi.am/

Ils étaient des dizaines de milliers d’internationaux à s’être donné rendez-vous pour marcher jusqu’à Gaza depuis l’Egypte en traversant le désert. Mais arrivés au Caire, la mobilisation s’est brutalement faite intercepté et réprimée par le régime Al-Sissi. L’un des marcheurs nous a transmis ce récit des évènements.

13 juin 2025

Après une fouille intense de nos sacs à l’aéroport et le visa obtenu, nous arrivons au Caire sans aucun problème. Ce n’est pas le cas pour tout le monde. Selon le vol de provenance, le jour et l’heure d’arrivée, beaucoup de nos camarades ont été retenu.es dans des aéroports ou directement expulsé.es par un vol retour. Les maghrébin.es sont spécifiquement pris.es pour cible, passant un interrogatoire quasi systématiquement.

La nuit est courte. Nous recevons un message dans la matinée avec les instructions suivantes : toutes les délégations doivent se retrouver à Ismalaia, en s’y rendant par ses propres moyens en taxi de 2 ou 3 personnes, pour faire pression sur les autorités égyptiennes et tenter d’obtenir une dernière fois le feu vert pour marcher dans le Sinaï.

Sur la route, à peine sortie du Caire, des bouchons à perte de vue. Notre chauffeur nous dit ne jamais avoir vu ça. Cette route est empruntée, mais pas autant. Premier checkpoint : Nous faisons profil bas. Sur le bas côté, des groupes d’occidentaux sont sortis des voitures et semblent ne plus pouvoir avancer. Nous passons sans problème en demandant au chauffeur d’accélérer. On continue la route et de nouveau un énorme bouchon. Nous comprenons que 90% des voitures sont là pour la marche. Ça klaxonne dans tous les sens, l’ambiance devient trépidante. Nous sommes là dans un objectif commun, et c’est beau de nous y voir rassemblés.

Il est 15h. Nous arrivons au 2e check point. Immédiatement, la police encercle la voiture et nous demande les passeports. Nous résistons en leur montrant que nous sommes en règle mais en leur disant qu’on ne lâchera pas notre passeport. En vain. Ils font pression. Nous donnons les passeports. Les agents se baladent avec des piles entières de passeport et rentrent tour à tour dans leurs bureaux. Nous descendons du véhicule, allons à l’encontre des marcheur.euses et nous nous rendons compte de l’étendu du mouvement : de Roumanie, du Chili, de Malaisie, du Canada, du Royaume-Uni, beaucoup d’espagnol.es et énormément de français.es. La délégation française semble être la plus importante. Nous estimons à environ 1000 personnes bloquées à ce checkpoint.

Immédiatement, nous sortons les drapeaux et les slogans. Nous chantons. Nous exprimons notre souhait : Free Palestine ! Nous n’avons plus de passeport, nous sommes stoppé.es sur notre chemin mais nous avons toujours nos voix pour porter haut et fort notre combat.

Nous apprenons que le long de la route, les marcheur.euses ont été arrêté.es sur 4 checkpoint différent. Il commence à faire chaud. Certain.es partent acheter des cartons de bouteilles d’eau pour les distribuer. Nous commençons a perdre patience et exigeons le retour des passeports.

16h : Un agent vient avec une première pile de passeports : agglutiné.es, nous sommes en cercle espérant entendre son nom pour reprendre son passeport. On s’organise comme on peut, par nationalités. La distribution dure des heures, en plein soleil.

19h : Nous sommes une cinquantaine à ne toujours pas avoir notre passeport. Avec une camarade, nous entreprenons une liste des ressortissant.es français.es sans passeport. Nous sommes 8. Nous voulons faire pression auprès de l’ambassade ou du consulat mais tout semble fermé. On va donc continuer à discuter avec les agents.

20h : 2 passeport français ont été retrouvés. Pour les 6 autres, nous sommes toujours dans l’attente. Pareil pour les autres nationalités. Les forces de l’ordre sont arrivées.

Celles et ceux qui ont récupéré.es leur passeport ne sont pas autorisé.es à repartir. Tout le monde se réunit entre délégation. L’idée est de rester camper cette nuit au checkpoint.

22h : ça fait maintenant 2h que nous attendons les 35 passeports manquants. Nous perdons patience. Ils le font exprès. Ils veulent nous ralentir coûte que coûte. La nuit est tombée. Des bus sont arrivés. Nous apprenons qu’au premier checkpoint, les marcheur.euses ont été déportés

dans des bus vers l’aéroport. Pendant que nous sommes toujours en négociation - ça fait 3h qu’on nous dit ’Attendez dans 5 min on vous les rend’ - les délégations sont assises, gardent leur position et commencent à être nassées. La tension commence. Ça s’énerve. Les autorités commencent à faire monter les personnes dans les bus, censés les faire revenir au Caire. De notre côté, nous ne pouvons rien risquer tant que nous n’avons pas notre passeport. Nous voyons la tension monter, les gens emmenés de force dans les bus. Quelques premiers blessés.

23h : tous les passeports on été rendus ! Il faut prendre une décision : rejoindre les autres dans la nasse en solidarité, partir de nous mêmes au Caire pour assurer une présence internationale et éviter l’expulsion à l’aéroport. Les délégations nous conseillent de rentrer au plus vite au Caire, par nous mêmes, et de ne pas inciter la résistance et la violence. Nous sommes un mouvement pacifiste.

14 juin 2025

Beaucoup de militaires dans la ville, les gens se font suivre, interrogés. Certains hôtels dénoncent la présence d’internationaux.ales.


 

Brève conclusion :

Certes, aujourd’hui les autorités égyptiennes ont en quelque sorte gagné : nous n’avons pas atteint Ismalaia, notre foule a été divisée et nous avons du rebrousser chemin. Mais nous sommes toujours là, déterminé.es à porter notre message coûte que coûte ! Nous faisons du bruit, nous dérangeons, nous perturbons la tranquillité de ces pays complices, et c’est en partie ce que nous voulons ! Alors continuons à résister et à crier haut et fort que nous ne supportons plus ce massacre, il a duré bien trop longtemps. Ne nous divisons pas, suivons notre objectif avec union. Ce serait les laisser gagner une nouvelle fois...

Ce n’est pas un échec. Cette marche contribue à l’éveil international des consciences.

Dans chaque pays, des citoyen.nes organisent des marches en soutien à celle pour Gaza.

Ce témoignage personnel n’est qu’une infime partie de ce qui a été vécu au Caire les vendredi 13 et samedi 14 juin. Nous avons vécu l’un des scénarios les plus favorables.

 

 

    mise en ligne le 16 juin 2025

Canons, munitions, chars… Pendant le génocide à Gaza, l’Europe et la France fournissent des armes à Israël

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Plusieurs révélations de médias et d’associations témoignent de la coopération militaire entre l’Union Européenne et notamment de la France, et Israël. Alors qu’au moins 55 000 Palestiniens, dont 16 000 enfants, sont morts sous les armes israéliennes, l’Europe se rend complice d’un génocide.

Les exemples s’enchaînent, les preuves s’accumulent. L’Europe et la France financent, vendent et fournissent des armes à Israël, alors même que la bande de Gaza subit un génocide, que la Cisjordanie est toujours sous l’occupation et la colonisation, et que l’Iran se fait bombarder par l’armée de Benyamin Netanyahou.

Tandis que les dockers de Fos-sur-Mer, à côté de Marseille, ont bloqué plusieurs tonnes d’équipement militaires à destination du port d’Haïfa, sur la côte nord israélienne, et qu’un rapport de plusieurs ONG confirme que la France livre « un flux ininterrompu » d’armes à Israël depuis octobre 2023, de nouvelles révélations témoignent des échanges militaires entre l’Europe et Israël.

L’Europe finance l’industrie militaire israélienne

Disclose, Investigate Europe et Reporters United démontrent qu’une partie des fonds d’un projet de développement de drones militaires financé par l’Europe et sept gouvernements européens, dont la France, va bénéficier à une entreprise publique d’armement israélienne. Une filiale de l’entreprise Israël Aerospace Industrie, principale firme aéronautique israélienne, va ainsi toucher 14 des 59 millions d’euros d’argent public destiné au programme Actus, consacré à l’armement et à la certification de drones.

Si cette entreprise, Intracom Defense, a pu recevoir cet argent et même être désignée coordinatrice du projet, c’est en raison de sa création et de sa domiciliation en Grèce. Sauf qu’elle a été rachetée au printemps 2023 par Israël Aerospace Industries, qui détient 94 % de son capital et 100 % du pouvoir décisionnaire. L’Europe et les sept États impliqués soutiennent et financent donc un programme militaire qui profite d’abord à l’industrie militaire israélienne. Si l’Hexagone est d’abord concerné par le cofinancement du programme, il est également bénéficiaire des fonds dans la mesure où l’entreprise française Safran a reçu une enveloppe de 10 millions d’euros pour le développement de ses drones.

La France construit de l’équipement pour des chars israéliens

Samedi 7 juin, De Morgen, quotidien belge, et The Ditch, média en ligne irlandais, révélaient également que 3 palettes de « roulements à rouleau conique » étaient en train de transiter par le port d’Anvers en Belgique à destination d’Israël. Ces pièces sont destinées à l’entreprise d’armement israélienne Ashot Ashkelon Industries, « chargée en exclusivité des systèmes de transmission sur les chars israéliens Merkava, qui appuient de façon systématique les offensives terrestres à Gaza », selon Stop Arming Israel France.

Si l’entreprise Timken à l’origine de cet équipement est américaine, l’usine de fabrication est française, située à Colmar (Haut-Rhin). Ces roulements devaient embarquer dans un cargo, à destination du port israélien d’Ashdod, mais, après le retentissement des révélations médiatiques, le départ a été retardé.

L’Europe et la France, complices du génocide à Gaza

Du développement des technologies militaires au financement des programmes de recherche, en passant par la vente et le transport d’équipements de guerre, l’Europe est impliquée dans « toutes les étapes de l’armement israélien », regrette Marc Botenga, eurodéputé Belge spécialiste de ces questions. Il est donc « tout à fait clair » que l’Europe se rend complice du génocide à Gaza, s’insurge le membre du Parti du travail de Belgique (PTB).

« Tous ces exemples rendent très concrète la coopération entre la France et Israël en matière d’armement », affirme de son côté Loïc, de Stop Arming Israel France. « Ces millions d’euros d’armement se traduisent en canons et munitions qui tirent sur les Palestiniens, en roulements de chars qui écrasent les habitants de la bande de Gaza », fustige le militant.

« En janvier 2024, la Cour internationale de Justice a affirmé que tous les États avaient le devoir de faire tout ce qui était possible pour éviter un génocide », rappelle Marc Botenga. « En juillet de la même année, un avis de la même cour déclare illégale l’occupation israélienne », et, surtout, estime que « tous les États sont dans l’obligation de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par la présence continue de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé », continue l’eurodéputé. Au regard de la coopération militaire entre l’Europe et Israël, « il est très clair que l’Union Européenne ne respecte pas les décisions de la Cour Internationale de Justice », regrette le membre du PTB.

Un des leviers principaux pour faire cesser cette coopération militaire entre l’Europe, la France et un État génocidaire : « la pression populaire », estime Marc Botenga. « En tant que députés, nous avons le devoir de participer, d’encourager, de nourrir les mobilisations citoyennes », assure-t-il. À Fos-sur-Mer, « on a vu que l’action citoyenne, celle des travailleurs et travailleuses, peut avoir un impact plus rapide que les décisions judiciaires et politiques », appui également Loïc. « Des ingénieurs qui conçoivent les armes aux ouvriers qui les fabriquent, en passant par la douane ou par les marins, les routiers et les travailleurs de l’aviation qui les transportent, collectivement, on peut agir pour que la chaîne meurtrière s’arrête », assure le militant de Stop Arming Israel France.

    mise en ligne le 15 juin 2025

« Le miroir américain » de Cole Stangler : « Entre la France et les États-Unis, les dynamiques politiques se ressemblent »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Dans son ouvrage-enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, le journaliste franco-états-unien Cole Stangler explore les similitudes entre les deux pays, du vote des classes populaires au rôle du syndicalisme, en passant par l’influence des chaînes de télévision ultradroitières.

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a produit deux effets dans le discours public : l’éloignement des États-Unis de la France et de l’Europe, d’une part, et la crainte que la situation outre-Atlantique soit annonciatrice de l’avenir de notre pays, d’autre part. À la croisée de ces deux pistes, mais hors des sentiers battus, un journaliste – franco-américain comme il se doit – a mené l’enquête dans les deux pays.

Vous tendez un « miroir américain » – titre de votre livre – à la France. En quoi ces deux pays sont-ils plus proches qu’il n’y paraît ?

Cole Stangler : Les similitudes remontent à la période de la Révolution française et à la guerre d’indépendance américaine. Ces deux révoltes ont donné naissance à des Républiques inspirées par la philosophie des Lumières. La France et les États-Unis sont également, de longue date, des pays d’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de gens venus d’ailleurs. La grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche également parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives de façon limpide.

Enfin, bien qu’ils soient dotés de systèmes politiques très différents, la France comme les États-Unis partagent un point commun très important : à un moment donné, les électeurs sont obligés de choisir entre deux candidats afin d’élire un président détenant des pouvoirs considérables. Dans un climat marqué par un fort sentiment de rejet, voire de dégoût de la politique, cela peut produire des surprises. Un politicien relativement impopulaire peut se retrouver à la Maison-Blanche ou à l’Élysée.

Plus précisément, je pense que les dynamiques politiques se ressemblent dans nos deux pays. Les classes populaires en dehors des grandes métropoles basculent à l’extrême droite. Les électeurs et les élus de la droite « traditionnelle » se radicalisent, en déployant des mots et des expressions longtemps confiés aux marges. Des médias financés par des milliardaires conservateurs transforment le débat. Face à tout cela, la gauche a du mal à proposer une alternative crédible. La France n’est pas les États-Unis et je n’ai aucune intention de prédire l’avenir. En revanche, j’estime que mieux comprendre les bouleversements politiques qui transforment les États-Unis peut nous aider à éclaircir certaines choses en France.

Vous parlez du décrochage des classes populaires du Parti démocrate aux États-Unis et de la gauche en France et de leur penchant pour le vote d’extrême droite. Pourtant, les comportements électoraux diffèrent parmi les mêmes groupes sociaux en fonction des « origines ». Un ouvrier blanc aura plus tendance à voter républicain et un ouvrier noir démocrate. Votre présentation n’est-elle pas trop uniforme ?

Cole Stangler : Évidemment, les classes populaires blanches (ce que les Américains appellent la « white working class ») votent beaucoup plus à droite que les classes populaires racisées. Ces dernières votent majoritairement démocrate. Soyons clairs : le racisme joue un rôle structurant dans la société américaine et Donald Trump en tire des bénéfices depuis le début de sa carrière politique. Il s’appuie aussi sur d’autres formes de discrimination, notamment le sexisme et la xénophobie. Pour certains de ses électeurs, et notamment les hommes blancs, c’est justement la parole désinhibée du candidat qui plaît.

Toujours est-il que les républicains séduisent de plus en plus les classes populaires dans leur ensemble, y compris les minorités. Selon les sondages à la sortie des urnes en 2024, presque la moitié des électeurs latinos ont voté Trump, dont une majorité d’hommes latinos. Si on ne parle que de la « white working class », on risque d’avoir une vision incomplète de la transformation politique en cours.

De manière plus générale, je pense qu’il faut essayer de comprendre pourquoi des catégories de la population qui votaient historiquement à gauche ne le font plus. C’est la raison pour laquelle je consacre autant d’attention à la « Rust Belt », cette vaste zone des États-Unis frappée par la désindustrialisation, où il y a peu de perspectives économiques et où de nombreux résidents gardent le souvenir d’un passé plus prospère. Dans des territoires de ce type, les électeurs sont davantage susceptibles d’adhérer à des discours désignant des boucs émissaires. Pour le Parti républicain comme pour le Rassemblement national, la source du malheur, c’est l’immigré, et plus précisément l’immigré sans papiers. Malheureusement, ces discours fonctionnent très bien.

Vous consacrez un chapitre à Fox News et CNews, où le miroir renvoie deux images identiques, la chaîne française semblant avoir copié la chaîne créée dans les années 1990 par Rupert Murdoch. En quoi ces deux chaînes sont-elles devenues des instruments politiques au service de l’extrême droite ? On pourrait penser qu’elles ne convainquent que ceux qui les regardent et qui sont déjà des convaincus.

Cole Stangler : Ces deux chaînes ont été conçues par leurs fondateurs comme des outils de combat politique. Elles cultivent des liens étroits avec des partis de droite et d’extrême droite et elles donnent la priorité à leurs sujets de prédilection : l’immigration, l’insécurité, l’identité nationale, la place de la religion dans la société, le « wokisme »…

Souvent, l’analyse s’arrête là. Mais, à mon avis, il faut aussi prendre en compte le style populiste de ces deux chaînes. Comme l’a montré le chercheur Reece Peck dans « Fox Populism : Branding Conservatism as Working Class », les chroniqueurs de Fox News se positionnent régulièrement du côté de leurs téléspectateurs (« nous » les « Américains ordinaires »), tout en critiquant des médias plus prestigieux comme le « New York Times » ou CNN, qu’ils assimilent aux « élites ». CNews joue le même jeu. Des chroniqueurs comme Pascal Praud parlent au nom des « Français » et ne cessent de critiquer le travail d’autres médias, avec une véritable obsession pour l’audiovisuel public. Il faut aussi reconnaître que les deux chaînes savent comment amuser la galerie. Fox News et CNews consacrent énormément d’attention aux faits divers.

Pourquoi s’intéresser à ces deux chaînes ? Tout d’abord, le fait qu’elles soient les chaînes d’information les plus regardées aux États-Unis et en France mérite notre attention. Deuxièmement, elles exercent énormément d’influence auprès des élus. Depuis le début des années 2000, Fox News signale aux politiciens républicains les sujets qui méritent leur attention, ainsi que les positions à prendre sur les combats du jour.

Imaginons que vous êtes sénateur et vous ne savez pas comment vous positionner sur un vote budgétaire : il y a de fortes chances que vous alliez regarder l’émission de Sean Hannity avant de prendre votre décision, en sachant très bien que le contrarier comporte des dangers. Si vous ne respectez pas ses consignes, vous risquez d’être traité comme un « Rino » (un « republican in name only », soit un républicain d’apparence) et de subir une primaire contre un concurrent plus radical. Selon une série d’études, Fox News a ainsi contribué à la droitisation des élus républicains.

À ce stade, il n’y a pas d’études équivalentes sur CNews. J’ai pourtant l’impression d’assister à une dynamique similaire quand on voit à quel point la chaîne pèse sur le débat politique en France. Cette influence va bien au-delà des bancs de l’extrême droite. Je pense à ce qu’un ancien député Renaissance m’a dit, en parlant de son propre groupe parlementaire : « Nous sommes complètement à la botte de CNews. »

Que pensez-vous de l’idée qu’en France et outre-Atlantique, il existe deux gauches, l’une radicale et l’autre d’accompagnement ? Aux États-Unis, elles se retrouveraient dans le même parti par la force du système politique et, en France, elles auraient chacune son parti ou ses partis.

Cole Stangler : En effet, le Parti démocrate rassemble des tendances politiques très différentes. Alexandria Ocasio-Cortez l’a dit elle-même dans une interview en 2020 : si elle avait été élue en Europe, elle ne siégerait pas dans le même parti que Joe Biden. Aujourd’hui, le Parti démocrate est dominé par un centre-gauche qui peut tolérer un peu de redistribution, mais pas trop. Un centre-gauche qui dénonce le racisme et d’autres formes de discrimination, mais qui n’a pas très envie de s’attaquer aux racines des maux non plus. Ensuite, il y a une gauche plus à gauche, incarnée par des gens comme « AOC » ou Bernie Sanders.

Comme en France, cette gauche-là doit élargir son électorat si elle veut un jour arriver au pouvoir. Mais elle se confronte à un défi supplémentaire aux États-Unis : l’absence de plafond pour les dons et les dépenses de campagne. Si une candidate a réellement envie de s’attaquer aux inégalités, elle va souvent se retrouver face à un adversaire ayant une meilleure assise financière.

Votre dernier chapitre s’intitule « Retour aux sources ». On y croise une jeune femme qui a contribué à la création d’un syndicat à Starbucks et un docker de Port-de-Bouc, près de Marseille. En quoi le syndicalisme, largement affaibli dans les deux pays par la désindustrialisation, peut-il avoir un avenir et en représenter un pour une alternative progressiste ?

Cole Stangler : Dans un contexte où une partie des classes populaires basculent à l’extrême droite, il est plus indispensable que jamais. En plus de défendre les intérêts les plus immédiats des salariés, les syndicats parviennent à transmettre un certain nombre de valeurs à leurs adhérents : l’utilité de l’action collective, le respect de la différence, la redistribution des richesses… en somme, une vision du monde à l’opposé de celle défendue par les trumpistes. Un élu de gauche peut très bien alerter sur les dangers de l’extrême droite, mais ce message est plus crédible lorsqu’il est porté par quelqu’un qui vous ressemble et vous défend au quotidien.

Nous pouvons passer des heures à débattre de la politique politicienne. Sur quels sujets faudrait-il faire campagne ? Dans quels États ou dans quelles régions ? Ces choix ne sont pas sans importance, mais ils masquent une déconnexion plus profonde entre la gauche et une partie de sa base historique qui ne va pas se régler dans un cycle électoral, que ce soit en France ou aux États-Unis. Retisser ces liens va prendre du temps. Il est dur d’imaginer que le travail se réalisera de manière durable sans un renouveau du syndicalisme.

Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, de Cole Stangler, Éditions les Arènes, 192 pages, 20 euros.

    mise en ligne le 14 juin 2025

Guerre à Gaza :
l’ONU vote pour un cessez-le-feu immédiat

sur https://lareleveetlapeste.fr/

A une majorité écrasante, les membres de l’Assemblée générale des Nations Unies ont voté en faveur d’un cessez-le-feu immédiat. Alors qu’un convoi de solidarité venant du monde entier exige la fin du génocide, le texte demande le retrait total des forces israéliennes de la bande de Gaza et un accès sans entrave de l’aide humanitaire.

149 ont voté pour, 19 se sont abstenus, tandis que les Etats-Unis, Israël et dix autres pays ont voté contre. Ce jeudi, l’Assemblée générale des Nations unies exige un cessez-le-feu immédiat, inconditionnel et permanent dans la bande de Gaza. Le texte demande également la libération des otages détenus par le Hamas et le retour des prisonniers palestiniens détenus par Israël.

La résolution a été adoptée sous une salve d’applaudissements. Elle « condamne fermement le recours à la famine comme méthode de guerre, le refus illégal d’accès à l’aide humanitaire et le fait de priver les civils des produits indispensables à leur survie, notamment en entravant délibérément l’acheminement des secours et l’accès à l’aide ».

Depuis le début de la guerre en octobre 2023, plus de 400 travailleurs humanitaires et 1300 professionnels de santé ont été tués.

Récemment, le ministre de la défense Katz a publiquement déclaré « Habitants de Gaza, ceci est un dernier avertissement (…). Rendez les otages et jetez dehors le Hamas. Sinon, ce sera la destruction et la dévastation totale ». La résolution de l’ONU fait écho aux mobilisations de soutien qui essaiment dans le monde entier pour sauver les gazaouis du génocide programmé par l’Etat israélien.

Le convoi “Al Soumoud” – “Résilience”, en arabe – est parti le 9 juin 2025 de Tunis pour rejoindre la bande de Gaza par voie terrestre en traversant la Libye et l’Égypte. Il est composé d’environ 300 véhicules et d’un millier de participants. Malgré des dizaines d’interpellations de militants de diverses nationalités venus en Égypte pour protester, « la marche internationale continue (…) des milliers de participants sont déjà arrivés en Égypte, prêts à pour partir à El-Arich demain et continuer à pied vers Rafah » ont indiqué les organisateurs.

Après leur libération par Israël, l’eurodéputée Rima Hassan et l’écureuil Reva Viard, qui se trouvaient à bord du voilier humanitaire « Madleen », ont ainsi été accueillis par des milliers de sympathisants hier. Trois membres de l’équipage sont encore détenus en Israël et devraient bientôt être libérés à leur tour.

« J’ai un mot à dire à Israël. Le prochain bateau est bientôt prêt à partir » et « il y aura autant de bateaux que nécessaire pour briser ce blocus », a déclaré l’élue.

Leur opération politique et humanitaire, abondamment relayée sur les réseaux sociaux, a contribué à renforcer la mobilisation internationale pour la cause palestinienne. Une mise en lumière salvatrice alors que les journalistes n’ont pas le droit d’entrer dans la bande de Gaza.

La presse palestinienne a ainsi salué l’expédition du Madleen – baptisé du prénom de Madleen Kullab, la seule femme vivant du métier de la pêche à Gaza. D’après la psychologue Samah Jabr, « Après vingt mois d’un siège étouffant et génocidaire, le ‘Madleen’ est apparu comme un acte de résistance morale, un cri retentissant face à la cruauté mondiale ».

A Gaza, l’Etat israélien a été reconnu responsable de financer le gang criminel de Yasser Abou Chabab, un trafiquant de drogue palestinien notoire, contre leur ennemi commun du Hamas. Ses milices opèrent à l’est de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

Reste maintenant à voir ce que va advenir de ce vote des Nations Unies. Si elles ne sont pas contraignantes, les résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU ont normalement un poids politique important dans les conflits.


 


 

La caravane « Assoumoud » :
quand la rue maghrébine trace la route vers la conscience palestinienne

Khaled Chebli sur www.humanite.fr

Khaled Chebli est chercheur universitaire en droit constitutionnel et affaires parlementaires, membre du Laboratoire de recherche en droit, urbanisme et environnement Faculté de droit, université Badji-Mokhtar, Annaba.

Ce soulèvement populaire transcende les frontières, brise le silence des régimes et rallume la flamme de la cause palestinienne dans l’imaginaire collectif.

Alors que les discours officiels s’enlisent dans l’ambiguïté ou le silence, une dynamique inédite s’élève du cœur du Maghreb : la caravane « Assoumoud ». Ni folklorique ni diplomatique, ce convoi d’hommes et de femmes libres, traversant les frontières avec des vivres, des médicaments – et surtout une volonté farouche – redonne à la solidarité arabe sa voix la plus authentique. Direction Gaza, mais au fond, c’est vers notre propre conscience collective qu’elle trace sa route.

À l’heure où les défaites assiègent l’imaginaire collectif, où la conscience arabe suffoque sous un double blocus — celui de la géographie et celui de la volonté — une initiative surgit du tréfonds des peuples pour redéfinir la dignité, raviver la mémoire, et donner aux grandes causes une voix neuve. Une voix qui ne s’épuise ni dans les communiqués de dénonciation calibrés, ni dans le silence bureaucratique des États. Cette voix, c’est celle de la Caravane de la Résilience — un geste souverain, populaire, qui traverse le Maghreb pour atteindre symboliquement le cœur battant de la Palestine. Elle ne franchit pas seulement des frontières terrestres, mais transgresse l’indifférence, le déni et la trahison feutrée de la normalisation.

Plus de 2 000 volontaires et militants, des dizaines de véhicules, cinq pays maghrébins, des médicaments, des denrées alimentaires… et surtout : des convictions. Rien de tout cela n’a été initié par des États,mais bien par la volonté des libres. La caravane s’est mise en marche en dépit des obstacles logistiques, des attentes interminables aux frontières, du manque de moyens, et du silence gêné des officiels. Partie d’Algérie et de Tunisie, elle a pu rejoindre la Libye grâce à une décision courageuse du Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, au moment où d’autres gouvernements hésitaient — voire entravaient le passage.

Ce convoi n’est pas un simple cortège humanitaire. Il est un message en mouvement, un poème de solidarité écrit avec la sueur des bénévoles, les larmes des mères de martyrs, et les cris des peuples du Grand Maghreb. Un message clair, limpide, direct : Gaza, tu n’es pas seule.

La Caravane de la Résilience ne quémande aucune approbation, ne cherche ni accueil officiel ni couverture médiatique convenue. Elle avance portée par l’esprit de celles et ceux qui croient que la solidarité n’est pas une posture saisonnière, et que la cause palestinienne n’est ni un élan charitable, ni une diplomatie d’apparat, mais un engagement historique, moral et civilisationnel. Ce n’est ni folklore ni performance : c’est un acte de résistance contre l’amnésie politique, une tentative de préservation de la mémoire, une sauvegarde du sens profond d’être arabe à l’ère du renoncement généralisé.

Elle interpelle les régimes de front : pourquoi les peuples bougent-ils quand les États se taisent ? Pourquoi les bénévoles prennent-ils l’initiative quand les gouvernements se replient ou pactisent avec l’oppresseur ?

La caravane met à nu les contradictions du paysage arabe officiel : des régimes qui refusent le passage au nom d’une souveraineté nationale galvaudée, ou bloquent les frontières sous prétexte de « sécurité », alorsmême que la véritable sécurité est piétinée chaque fois qu’un enfant est tué à Gaza, qu’une école est pulvérisée, qu’un rêve est enseveli sous les décombres.

Mais la caravane adresse aussi un message à ceux qui ont normalisé, à ceux qui ont gardé le silence, à ceux qui se retranchent derrière une neutralité hypocrite face à un génocide. Elle leur dit : il existe encore une nation debout, des peuples insoumis, des âmes indomptées.

Certains cherchent à réduire la portée de cette caravane à un symbole vide ou un geste marginal. Pourtant, c’est justement dans sa symbolique que réside sa puissance. Parce qu’elle vient du peuple, de la rue, de la conscience vive. Chaque véhicule est un manifeste roulant, chaque boîte de médicaments un acte d’accusation contre les marchands de causes, chaque kilomètre parcouru vers la frontière un défi lancé au fatalisme et à la lâcheté.

Du poste frontalier de Ras Jedir à Zaouia, Misrata, Syrte, Benghazi, Tobrouk, jusqu’au point crucial de Salloum, la caravane avance. Elle attendra, comme ont attendu les fidèles dans l’histoire. Elle affrontera des entraves ici, des pressions là-bas. Mais elle n’abandonnera pas. Car Gaza attend. Car le moment n’est pas aux discours, mais à l’action.

Quant à la position égyptienne, elle sera scrutée par l’Histoire : choisira-t-elle d’écouter la voix des peuples ou de persister dans la logique du siège aux côtés du régime sioniste ? Quelle que soit la réponse, la caravane a déjà remporté sa victoire morale : celle de forcer chacun à se regarder dans le miroir, de replacer les peuples au centre du mouvement, et non à la périphérie de la passivité.

Le régime israélien craint ces initiatives. Non pas parce qu’elles le menacent militairement, mais parce qu’elles le minent symboliquement. Elles rappellent qu’il existe encore un souffle arabe, une dignité rebelle. Elles rappellent que si le siège dure, la volonté humaine, elle, peut durer davantage.

La Caravane de la Résilience n’est pas un aboutissement, mais un commencement. Une étincelle dans la nuit du renoncement. Une démonstration concrète de ce que peuvent accomplir les peuples lorsqu’ils décident de se lever. Elle est un pont entre un Maghreb debout et un Orient meurtri. Une jonction entre les luttes anticoloniales du XXIᵉ siècle et ceux qui continuent de croire que la Palestine n’est pas l’affaire d’un autre, mais notre boussole morale et existentielle.

Dans cette caravane, le Mauritanien côtoie le Tunisien, l’Algérien marche avec le Libyen, le Maghrébin embrasse le Palestinien. Non sous l’égide d’une Ligue arabe atone, mais sous la bannière d’une nation résistante, sous un soleil qui ne se couche pas sur la dignité, à l’ombre d’un olivier qui brûle sans céder — car ses racines sont trop profondes pour être arrachées.

Conclusion : N’ayez pas peur d’être traités d’irréfléchis : l’Histoire n’a jamais retenu les prudents. N’attendez pas des visas d’humiliation : la dignité ne s’accorde pas, elle se conquiert. Et si les points de passage sont fermés, souvenez-vous : il existe toujours une route qu’ouvrent les pas de ceux qui avancent.


 


 

« Ils rentraient avec des matraques » :
un cheminot CGT arrêté par l’armée égyptienne avant de rejoindre la « Marche mondiale vers Gaza »

Marius Joly sur www.humanite.fr

Alors qu’il tentait de rejoindre la « Marche mondiale vers Gaza », Samy Charifi Alaoui, secrétaire général CGT des Cheminots de Paris-Est, a été arrêté par les autorités égyptiennes. Le militant syndical dénonce une détention inhumaine et des violences physiques.

Quatorze heures de détention, privation de nourriture et violences physiques. Voilà comment s’est terminé le séjour égyptien de Samy Charifi Alaoui, secrétaire général CGT des Cheminots de Paris-Est, expulsé manu militari du Caire ce jeudi 12 juin après avoir passé la nuit dans un centre de rétention. Le militant syndical était sur place pour participer à la « Marche mondiale vers Gaza », une initiative qui devait rassembler 6 000 activistes venus du monde entier pour parcourir 50 kilomètres à pied vers l’enclave palestinienne.

Engagé pour la défense du peuple palestinien depuis plus de vingt ans et membre de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), Samy Charifi Alaoui n’a pas hésité longtemps à rejoindre le projet. « J’en ai entendu parler sur les réseaux sociaux, je me suis renseigné et quand j’ai vu qu’il s’agissait d’une marche pacifique pour transporter de l’aide humanitaire, ma décision était prise. » Le pilier de la CGT Cheminot tente de mobiliser d’autres personnes autour de lui et prend la responsabilité de représenter son secteur jusqu’aux portes de Gaza.

Depuis plusieurs semaines, les militants s’agrègent et s’organisent sur les réseaux sociaux. Dans des groupes privés, la logistique du voyage se met en place au fil des messages : obtention de visas, réservations d’hôtels, listes de matériels à emporter… rien n’est laissé au hasard. Une véritable entraide se met en place chez les quelque 500 volontaires français. « Les gens étaient très motivés, il y avait aussi beaucoup de questions, de craintes parfois. Ça a été l’occasion de créer des liens forts », raconte Samy Charifi Alaoui.

Conditions insalubres

Pour le cheminot, le programme est bien ficelé. L’arrivée est prévue le 11 juin dans la soirée, à peine plus d’un jour avant le grand départ. Le 13 juin au matin, des bus sont affrétés pour couvrir les 450 kilomètres séparant Le Caire de la ville d’El-Ariche dans le Sinaï, point de départ de la marche d’environ 50 kilomètres vers le poste-frontière de Rafah. Sauf que rien ne va se passer comme prévu.

À peine sorti de l’avion reliant Paris à la capitale égyptienne, Samy Charifi Alaoui est rapidement stoppé par les forces de l’ordre. « Dès le premier contrôle, on me demande ce que je viens faire là et d’où est ce que je viens. Quand je finis par évoquer mes origines marocaines, on me met sur le côté instantanément. » Arrivés au même moment sur le territoire égyptien, de très nombreux « marcheurs » subissent rapidement le même sort. « Les autorités avaient déjà arrêté des camarades dans leurs hôtels, ils étaient vigilants. À l’aéroport, on était nombreux à avoir des sacs de couchage, ça a pu leur mettre la puce à l’oreille. » S’ensuit alors une longue nuit d’interrogatoires et de détention.

Baladé de salles en salles dans l’aéroport du Caire, le militant syndical réécoute en boucle les mêmes questions sur ses motivations, ses origines, son hôtel… Après plus d’une heure d’attente, il voit son téléphone portable et son passeport confisqués avant d’être dirigé vers un centre de rétention, enfermé avec de nombreux activistes. « On nous a entassés à 100 dans une pièce immonde. Il y avait seulement six lits, des toilettes insalubres, les conditions étaient assez inhumaines. »

Retenus durant toute la nuit, les militants sont même alertés sur les repas payants, proposés par les militaires égyptiens. « On nous avait prévenus qu’ils pouvaient mettre des choses dangereuses dedans, raconte le syndicaliste. Un peu plus tard, on a appris que quelqu’un avait reçu une assiette avec des clous. » L’eau aussi doit être commandée et payée. Temps d’attente : environ deux heures.

« Je ne lâcherai pas le combat »

Mais la maltraitance ne s’arrête pas là. À intervalles réguliers, des militaires font irruption dans la cellule, avec des méthodes plutôt musclées. « Ils rentraient en criant avec des matraques pour embarquer des militants, sans donner aucune explication, se rappelle Samy Charifi Alaoui. On est resté soudés. On mettait en place des chaînes humaines pour que personne ne soit exfiltré. » Il faut attendre la matinée pour que la situation se calme. Un par un, les militants sont appelés et escortés par une rangée de militaires pour être renvoyés dans leurs pays. Aux alentours de 11 heures, c’est au tour de Samy Charifi Alaoui, qui repart moins d’une journée après avoir quitté Paris.

Frustré, le militant ne compte pas s’arrêter là. « Ça n’a absolument pas affecté ma détermination. Ce n’est pas la première fois que je me rends dans la région et ce ne sera pas la dernière. Si un autre projet se lance, j’en ferai partie. Je ne lâcherai pas le combat. » Pour le militant syndical, la mobilisation pour les Gazaouis reste primordiale, y compris chez les syndicats. « Le syndicalisme dépasse largement la question du militantisme dans le travail. Il se doit d’être présent dès qu’on bafoue les droits des gens, de manière internationale. »

Ciblée de toute part, la « Marche mondiale vers Gaza » est aujourd’hui à l’arrêt. Ce vendredi 13 juin, plusieurs rassemblements ont été stoppés par les autorités égyptiennes au Caire et dans ses environs, alors que le convoi « Soumoud », réunissant des participants tunisiens, algériens, marocains et mauritaniens, a été arrêté en Libye, avant même d’atteindre l’Égypte. Quelques jours après le détournement de la Flottille de la Liberté, une autre initiative de soutien au peuple gazaoui subit la répression. Les militants espèrent encore obtenir une autorisation officielle, malgré les multiples arrestations.


 

    mise en ligne le 13 juin 2025

Agression israélienne contre l’Iran : nouveau risque
pour la sécurité mondiale

Rob Grams | sur https://frustrationmagazine.fr

Lorsque l’Iran, en avril 2024, avait riposté à des attaques et assassinats d’Israël, nos médias avaient titré “attaque de l’Iran”. Cette nuit, Israël a agressé unilatéralement l’Iran, bombardant sa capitale, tuant femmes, enfants, scientifiques, des responsables politiques et militaires iraniens… Le prétexte ? Les avancées du programme nucléaire iranien qui pourraient déboucher sur la constitution d’un arsenal atomique iranien. Ces mêmes médias reprennent désormais les éléments de langage de la propagande israélienne et parlent de “frappe préventive” : il n’y a donc rien à attendre d’eux pour s’informer. Que s’est-il passé réellement ?

Agression ou “frappe préventive” ?

Cette nuit, Israël a lancé, avec 200 avions de combat, une agression unilatérale contre l’Iran, ce qui constitue une “déclaration de guerre”. Différents lieux ont été ciblés en pleine capitale, à Téhéran. Mais aussi un important site nucléaire près de Natanz. Des chefs et des commandants des Gardiens de la révolution, des chefs d’Etat-major et des hauts-conseillers ont été assassinés, de même que des experts et scientifiques nucléaires. Comme toujours avec Israël, la majorité des victimes se trouvent être des femmes et des enfants : on dénombrait ce matin 35 femmes et enfants iraniens tués. 
Israël ne compte pas en rester là puisque le Premier ministre israélien, le sanguinaire Benjamin Netanyahu, sous mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, affirme que cette guerre durera “autant de jours que nécessaire”. Le ministre israélien de la Défense est allé dans le même sens en déclarant que l’Iran “paiera un prix de plus en plus lourd”. 

Comme toujours avec Israël, la majorité des victimes se trouvent être des femmes et des enfants : on dénombrait ce matin 35 femmes et enfants iraniens tués.

Pourtant la plupart des médias occidentaux ont repris les éléments de langage propagandistes de l’agresseur en parlant de “frappe préventive” – ce qui ne veut strictement rien dire. Il en est ainsi du Figaro, de France 24, de BFMTV, de CNN…   

Cette lecture complètement partisane du conflit est une insulte à l’intelligence des lectrices et lecteurs. Si cette nuit l’Iran avait frappé Jérusalem et Tel Aviv en prétextant prévenir une attaque israélienne ou détruire les armes atomiques israéliennes, les médias reprendraient-ils les éléments de langage du régime iranien ? Parleraient-ils de “frappe préventive” ? Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, au prétexte de volontés bellicistes de l’Otan, aurait-on imaginé voir des titres comme “La Russie a procédé à une “incursion préventive” contre l’Ukraine” ? 

Le monde condamne, la France fait le paillasson

Cette attaque unilatérale contre l’Iran s’est faite au détriment de tous les efforts diplomatiques. Il semblerait que même Donald Trump ait été pris de cours puisque celui-ci exhortait Israël à ne pas attaquer. Il déclarait hier rester «engagé à régler de manière diplomatique la question du nucléaire iranien». 

« Les installations nucléaires ne doivent jamais être attaquées, quels que soient le contexte ou les circonstances”.    Rafael Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)

Le Japon a fermement condamné les frappes israéliennes, dénonçant “une escalade”. Le chef de la diplomatie japonaise, Takeshi Iwaya, a ainsi déclaré qu’il “est extrêmement regrettable que des mesures militaires aient été prises alors que les efforts diplomatiques sont en cours ». Plus timoré mais quand même clair, le Premier ministre britannique Keir Starmer a jugé ces frappes “préoccupantes” et appelé à “revenir à la diplomatie”. La Chine s’est dite “très préoccupée” et a dénoncé la violation de la souveraineté iranienne. Le Qatar a lui aussi “fermement condamné et dénoncé l’attaque israélienne contre l’Iran”. L’Arabie Saoudite a exprimé “sa ferme condamnation et sa dénonciation des agressions israéliennes flagrantes” qui constituent “une violation manifeste des lois et normes internationales.” 

Rafael Grossi, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a lui rappelé que “les installations nucléaires ne doivent jamais être attaquées, quels que soient le contexte ou les circonstances” puisque cela est d’une dangerosité inouïe. 

Israël lance une attaque unilatérale d’une ampleur inédite contre une nation souveraine, au beau milieu de négociations diplomatiques, et notre diplomatie trouve le moyen de parler de “droit à se défendre contre toute attaque”. C’est le sens même des mots qui est détruit. 

Au milieu de ces condamnations, un pays a fait entendre un autre son de cloche : la France, qui continue par ailleurs de livrer des armes à Israël en continu, et qui s’est illustrée par un communiqué de son ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, dont le niveau de servilité satisfaite laisse pantois : “nous réaffirmons le droit d’Israël à se défendre contre toute attaque”. Israël lance une attaque unilatérale d’une ampleur inédite contre une nation souveraine, au beau milieu de négociations diplomatiques, et notre diplomatie trouve le moyen de parler de “droit à se défendre contre toute attaque”. C’est le sens même des mots qui est détruit. 

La dénucléarisation, c’est pour les autres ? 

Il est plutôt légitime de s’opposer à la prolifération des armes atomiques. Chaque nouveau pays doté accroît le risque d’une guerre mondiale atomique dont on peine à imaginer les conséquences pour l’humanité entière. Toutefois, les Etats-Unis restent le seul pays à l’avoir jamais utilisé, et à deux reprises, contre des civils, créant un précédent et commettant par là un crime contre l’humanité.  De la même manière, si on peut s’inquiéter qu’un régime théocratique et autoritaire comme l’Iran, aux discours parfois bellicistes, soit lui aussi doté de l’arme atomique, quid d’Israël qui attaque sans cesse les pays frontaliers, annexe des territoires et commet un génocide contre la population de Gaza ? Est-on sûrs qu’Israël et les Etats-Unis sont vraiment légitimes à décider de qui a droit à l’arme atomique ? L’Iran est-elle vraiment plus agressive que ces deux nations impérialistes ? Les Etats-Unis sont un des pays les plus agressifs et brutaux de l’histoire de l’humanité : depuis sa création, fondée sur un génocide, cette nation a été en guerre pendant 218 ans, soit 90% de son temps d’existence. 

Chaque nouveau pays doté accroît le risque d’une guerre mondiale atomique dont on peine à imaginer les conséquences pour l’humanité entière. Toutefois, les Etats-Unis restent le seul pays à l’avoir jamais utilisé, et à deux reprises, contre des civils, créant un précédent et commettant par là un crime contre l’humanité.

Il faut aussi rappeler que l’agression américaine contre l’Irak s’était aussi faite au prétexte du développement “d’armes de destruction massive”. Il s’était finalement avéré que les documents de preuve présentés étaient des faux pour justifier l’invasion. Ici le cas est différent puisque l’Iran reconnaît avoir un programme nucléaire, mais on voit qu’il s’agit d’un prétexte récurrent pour justifier les agressions occidentales. 

En toute logique, l’Iran explique que c’est précisément les menaces et les attaques sans cesse répétées d’Israël contre son territoire qui font partie des éléments justifiant sa volonté d’accéder aux armes atomiques. 

Selon le traité de 1968 sur la non-prolifération nucléaire (TNP), seuls les Etats dotés de l’arme nucléaire avant le 1er janvier 1967 peuvent légalement la posséder, c’est-à-dire la Chine, les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Sauf que dans les faits, c’est bien Israël qui viole ce traité depuis fort longtemps

Selon le traité de 1968 sur la non-prolifération nucléaire (TNP), seuls les Etats dotés de l’arme nucléaire avant le 1er janvier 1967 peuvent légalement la posséder, c’est-à-dire la Chine, les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Sauf que dans les faits, c’est bien Israël qui viole ce traité depuis fort longtemps, ce qui est de notoriété publique, sans qu’aucun pays ne trouve justifiable des attaques “préventives” contre ses sites nucléaires. Israël refuse systématiquement le contrôle de ses sites nucléaires par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).  D’après le magazine britannique Jane’s Defence Weekly, Israël produirait entre 10 et 15 bombes nucléaires chaque année et disposerait de 80 à 300 ogives nucléaires pouvant être lancées par missiles balistiques, sous-marins et avions. 

L’Iran a le droit de se défendre 

Comme on le voit le fameux “droit de se défendre” matraqué pour justifier le génocide des palestiniens après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, dont on avait bien noté qu’il ne s’appliquait jamais aux palestiniens, semble ne pas s’appliquer non plus à l’Iran. Pourtant, selon le droit international, le “droit de se défendre” ne s’applique pas seulement aux Etats génocidaires. 

« Les frappes d’Israël contre l’Iran constituent un recours à la force interdit par l’article 2(4) de la Charte des Nations Unies, une attaque armée au sens de l’article 51 donnant à l’Iran un droit à la légitime défense, et vraisemblablement un crime international d’agression de la part des dirigeants israéliens. »   Professeur Ben Saul, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, et professeur de droit international à l’Université de Sydney

L’Iran a ainsi déclaré qu’il avait le “droit légal et légitime” de répondre aux attaques meurtrières d’Israël, ce qui, sur le plan du droit international (mais aussi de la morale) est exact. Comme le confirmait le professeur Ben Saul, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, et professeur de droit international à l’Université de Sydney : « Les frappes d’Israël contre l’Iran constituent un recours à la force interdit par l’article 2(4) de la Charte des Nations Unies, une attaque armée au sens de l’article 51 donnant à l’Iran un droit à la légitime défense, et vraisemblablement un crime international d’agression de la part des dirigeants israéliens. »

Des agressions multiples d’Israël contre l’Iran

Le 1er avril 2024, Israël avait bombardé le consulat d’Iran en Syrie tuant seize personnes dont plusieurs haut responsables iraniens. “Tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur ont été tués ou blessés” avait déclaré le ministère de la défense syrien. Cette attaque illégale n’était par ailleurs pas la première mais le cinquième raid israélien à viser la Syrie en huit jours afin d’assassiner des responsables iraniens.

L’Iran, présentée systématiquement comme une puissance agressive alors que c’est elle qui est attaquée, avait été dans une logique de désescalade, se contentant d’une riposte essentiellement symbolique contre des sites militaires. “Si Israël ne répond pas, nous serons quittes” avait déclaré l’Iran (quand bien même l’attaque israélienne contre l’Iran avait fait plus d’une dizaine de morts là où l’attaque iranienne contre Israël n’en a fait aucune). Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, partageait cette analyse : “L’Iran ne pouvait pas ne pas réagir. Mais Il y a une retenue et pas de volonté d’escalade du côté de l’Iran qui n’y a aucun intérêt, pour Israël c’est différent ». Selon Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), cité par Le Monde, « les Iraniens ont informé par leurs canaux les Américains, qui avaient des informations précises sur la riposte (…) Les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ». L’Iran avait d’ailleurs demandé aux occidentaux d’ “apprécier sa retenue” face à l’attaque d’Israël plutôt que de l’accuser, rappelant qu’elle ne voulait pas l’escalade mais qu’elle répondrait aux menaces et aux agressions. 

Le 1er avril 2024, Israël avait bombardé le consulat d’Iran en Syrie tuant seize personnes dont plusieurs haut responsables iraniens.

Les tensions entre Israël et l’Iran datent de longtemps. Israël s’opposant absolument au programme nucléaire iranien.  

Le “camp du bien” vs “le camp du mal”  : une lecture stupide des relations internationales

Les Etats-Unis et Israël, tout comme le reste du camp occidental, portent une lecture du monde qui se diviserait entre le bien (“le monde libre”) et le mal. Malgré ces discours moralisants, ce n’est pas la défense de la démocratie ou du bien qui intéressent les puissances occidentales. Celles-ci, comme les autres, s’intéressent à la défense des intérêts de leur classe capitaliste. Israël fait partie de la zone d’influence occidentale au Moyen-Orient, raison du soutien des Etats-Unis et d’une grande partie des pays européens. Israël joue de ce soutien pour faire avancer son propre agenda (la colonisation, l’affaiblissement de ses ennemis dans la région etc.). 

Refuser de soutenir Israël qui attaque l’Iran n’a rien à voir avec soutenir le régime iranien, ses nombreuses violations des droits démocratiques ou ses attaques brutales contre les femmes. Il ne s’agit pas d’une guerre de modèles, ou d’une guerre idéologique. S’opposer aux attaques d’Israël c’est être attaché au droit international.

Contrairement à ce que certaines et certains essayent de faire croire, refuser de soutenir Israël qui attaque l’Iran n’a donc rien à voir avec soutenir le régime iranien, ses nombreuses violations des droits démocratiques ou ses attaques brutales contre les femmes. Il ne s’agit pas d’une guerre de modèles, ou d’une guerre idéologique. S’opposer aux attaques d’Israël c’est être attaché au droit international. Ce droit est censé garantir la souveraineté des Etats, c’est-à-dire l’idée que ce n’est pas à des puissances étrangères de décider à la place d’une population de l’avenir d’un pays. C’est aussi s’opposer à un ordre mondial où les puissances occidentales continuent de se partager le monde pour leurs intérêts. En plus d’être d’une extrême injustice, cet ordre mondial fait peser des risques gravissimes sur la sécurité de tous les peuples avec la possibilité de déclenchement d’une troisième guerre mondiale, à une époque où les grandes puissances sont dotées de l’arme atomique. 

Les enjeux des relations internationales ne peuvent pas être caricaturés par une bataille entre le bien et le mal que chaque camp serait convaincu d’incarner. Jusque-là soutenu dans sa folie guerrière par le camp occidental, Israël tente, après avoir massacré impunément des dizaines de milliers de civils palestiniens, de régionaliser sa guerre, voire de la mondialiser. Elle est une puissance extrêmement agressive, qui viole à répétition toutes les normes les plus élémentaires du droit international. Une fois de plus, la France qui soutient l’action israélienne et livre des armes à l’agresseur, se trouve impliquée militairement dans un conflit sans que ses citoyens n’aient été consultés. 

Jusque-là soutenu dans sa folie guerrière par le camp occidental, Israël tente, après avoir massacré impunément des dizaines de milliers de civils palestiniens, de régionaliser sa guerre, voire de la mondialiser.

Le seul moyen d’assurer la paix est de continuer à faire pression sur les gouvernements des pays occidentaux pour que ceux-ci cessent leur soutien aveugle à un Etat qui commet un génocide sur une population colonisée et menace toute la stabilité de la région et le contraignent au respect du droit international.


 

    mise en ligne le 12 juin 2025

Le monde bouge pour Gaza

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Un mouvement mondial pour libérer Gaza et la Palestine est en marche. Il prend différentes formes. Sa pluralité lui donne une force considérable.

Le voilier Madleen avec Rima Hassan et Greta Thunberg aura réussi à montrer l’inacceptable, à déchirer le silence. Les actions des Dockers CGT de Fos suivie de celles des ports de Gênes puis d’Anvers et d’autres, ont révélé à des millions d’Européens que nos pays livrent bien des armes au gouvernement d’extrême droite israélien. Du même mouvement, elles auront montré en actes la voie vers la suspension des traités de libre-échange et de coopération. Les vétérans pour la paix (Vétérans for Peace) et une coalition de 45 organisations, religieuses et humanitaires se relaient devant la mission des États-Unis auprès de l’ONU en se nourrissant avec moins de 205 calories par jour, comme les habitants de Gaza. Autant d’actes, autant de manifestations, autant d’adresses de résistance. Autant de rappels au droit international. Autant de cailloux lancés dans la machinerie de l’anéantissement organisé.

Le mouvement de solidarité contre l’acte de piraterie envers le Madleen constitue une relance d’un mouvement où les jeunes sont majoritaires. Dans toutes les villes européennes, le mouvement populaire se conjugue avec Gaza. Les organisations syndicales françaises prennent désormais leur part avec un appel commun de solidarité. Et la journée de mobilisation du 21 juin devant le salon de l’aéronautique du Bourget se transforme en journée anti-guerre et contre l’exposition des armements israéliens, ceux-là mêmes qui tuent les enfants de Gaza et détruisent maisons et fermes en Cisjordanie.

Voici que s’élance une marche mondiale pour lever le blocus. De villes européennes, d’Alger, de Tunis, de Rabat, du Caire et de bien d’autres endroits, se forment des cortèges en direction de Gaza.

Comme au moment des combats contre l’apartheid en Afrique du Sud ou ceux pour la libération du Vietnam, le mouvement mondial pour faire cesser le génocide des Gazaouis et l’effacement du peuple palestinien est en marche. Les institutions européennes, le pouvoir macroniste, la conférence internationale de l’ONU qui s’ouvre dans quelques heures ne pourront pas l’ignorer.

Le silence se brise. L’inacceptable s’expose au grand jour. Le récit des dominants s’écroule sous le poids de l’indicible, des morts, des destructions, des volontés d’anéantir tout un peuple. Quand une armée déploie cinq navires pour arraisonner un frêle voilier désarmé avec douze militants de la paix à bord, il est difficile de conclure à un signe de force. En agissant comme un État terroriste dans les eaux internationales, le pouvoir israélien bafoue le droit international tout en revendiquant le viol de celui-ci en maintenant le blocus de Gaza. Rappelons que le blocus ne date pas du 7 octobre 2023, mais du mois… de juin 2007.

Comme tous les bateaux lancés dans le cadre de « la flottille de la liberté », s’il n’a pas atteint Gaza, le Madleen a fait plus. Il a alerté sur la tentative d’effacement de l’enclave palestinienne des cartes du monde. Il n’a pas pu distribuer les vivres qu’y avaient entassés les habitants de Catane. Il a fait plus. Il a déployé une sonore interpellation modifiant les emplois du temps dans les chancelleries tout en jetant de nouveaux ponts solidaires avec le peuple palestinien qui y trouve force et réconfort.

Un voilier, des dockers européens, des manifestations larges et jeunes, des appels syndicaux, des actions pour la justice et la Paix à Tel-Aviv comme à New-York, trois journées contre la présence des engins de mort israéliens et d’autres au salon du Bourget, des rondes et des marches sur Gaza, c’est une autre vision du monde qui se dessine, un monde à construire ensemble, un monde commun.

Gaza est devenue un nom propre qui circule de lèvres en lèvres, de pancartes en banderoles, de conférences en rassemblements et en marches. Gaza devient bien plus qu’un territoire assiégé. Elle devient le symbole de la construction méthodique des dominants occidentaux assoiffés de positions géostratégiques, de ressources, de territoires quand les peuples du Sud global refusent obstinément d’être humiliés, dépossédés, piétinés, interdits d’avenir. Avec elles et eux faisons la jonction pour une humaine mondialité.

De partout, les peuples, les mondes du travail et de la création, les jeunes hurlent contre les prédateurs qui préemptent ressources, territoires et forces de travail des enfants, des femmes, des hommes pour faire enfler leurs dividendes et alimenter les paradis fiscaux.

Gaza est l’un des laboratoires, point de basculement dans l’inhumain, intégré à la stratégie de l’Occident colonialiste et capitaliste avec ses appareils diplomatiques, médiatiques, militaires au service de l’économie de la violence.

Gaza porte la révélation des manœuvres des pouvoirs occidentaux qui ont détruit dans le monde arabe les forces syndicales et progressistes au profit d’un intégrisme islamiste. Ils ont fait de même en Palestine : construits et financé le Hamas pour affaiblir et empêcher Yasser Arafat. L’inhumanité des dirigeants israéliens envers les otages de leur pays, les laisse de marbre. Ils entretiennent ce prétexte pour bombarder toujours sans faire effort pour les libérer vivant. C’est le peuple Israélien qu’ils malmènent et trompent. Mieux encore. Pour combattre l’islamisme militaire du Hamas, ils créent de toutes pièces et financent de nouvelles milices islamistes proches de Daech. Le cynisme criminel pour maintenir l’ordre existant est leur marque de fabrique.

Le mouvement de solidarité internationale en cours vient déchirer le voile de cette continuité politique, de cet ordre politique qu’appellent de leurs vœux les nationalistes et les extrêmes droites.

Le mouvement mondial en marche pour la justice et le droit est une très bonne nouvelle. Il est gros du monde commun qui se cherche. Nous en sommes.


 

    mise en ligne le 11 juin 2025

Flottille vers Gaza :
indignation sélective et cynisme d’État

Pierre Jacquemain  sur www.politis.fr

Alors que le Madleen a été intercepté par Israël, les commentateurs préfèrent railler cette initiative humanitaire. Malgré le génocide. Malgré les dizaines de milliers de morts. Quand est-ce que le cynisme s’arrêtera ?

Il y a des silences plus assourdissants qu’une meute qui se déchaîne. En France, ces derniers jours, un étrange concert s’est formé : celui d’un unanimisme politique et médiatique qui s’applique non pas à défendre la justice ou la vérité, à s’indigner d’un génocide en cours ou à dénoncer les fossoyeurs du droit international, mais à condamner ceux qui, sur mer ou sur terre, osent encore se dresser au nom de la solidarité. Au nom de l’humanité.

La flottille humanitaire en route vers Gaza – composée de civils, de médecins, de parlementaires européens, de journalistes, de syndicalistes et de militants des droits humains – a été qualifiée, avec une inquiétante synchronisation, de « provocation » par nombre de voix officielles. Sur les plateaux télé, les mots se répètent, interchangeables, comme dictés par un même logiciel de langage – parfois même venu d’Israël. Un chroniqueur vedette sur LCI raille des « touristes de la cause palestinienne ». Un ministre de la République, tout en nuance, évoque une opération « instrumentalisée par le Hamas ». D’autres ironisent autour de « la flottille s’amuse » à l’instar de l’édition de cette semaine de Franc Tireur. 60 000 morts à Gaza valent bien une franche déconnade. Qu’est-ce qu’on se marre.

Inversion morale

L’inversion morale est totale : ceux qui veulent apporter des médicaments, du pain, des couches et du lait, de l’espoir à une population sous siège sont traités comme des criminels. Et pendant ce temps, dans une indifférence presque complète – quand ça n’est pas pour s’en amuser –, une députée européenne, Rima Hassan, de même qu’un journaliste, Yanis Mhamdi de Blast, sont arrêtés et retenus par Israël – le seul pays démocratique de la région nous assène-t-on – pour avoir embarqué dans cette même flottille. Où sont les éditoriaux des grands journaux ? Les offusqueurs professionnels de plateau pour s’en indigner ?

Ceux qui veulent apporter des médicaments, du pain, des couches et du lait, de l’espoir à une population sous siège sont traités comme des criminels.

Dans le même temps, en France, l’émotion est mobilisée pour des faits divers, certes tragiques, mais qui déclenchent aussitôt l’activation complète de la machinerie compassionnelle : une minute de silence ici, des chaînes d’information en édition spéciale là, des hommages à l’Assemblée. Pourquoi pas. Comment expliquer alors que dans ce même pays, une enseignante soit sanctionnée pour avoir respecté la demande de ses élèves d’observer une minute de silence pour les 16 000 enfants tués à Gaza ? 16 000 enfants. Pas une tribune. Ou plutôt si, une seule. Pas un discours officiel en revanche. L’indignation sélective devient l’autre nom du cynisme.

Savoir être du bon côté de l’histoire

Et pourtant. Quelque chose gronde. Face à la chape de plomb, des brèches s’ouvrent. Partout en France, dans plus de 120 villes, des centaines de rassemblements ont eu lieu ces derniers jours pour soutenir la flottille, pour dénoncer l’inhumanité des massacres quotidiens à Gaza – et en Cisjordanie –, pour dire que la solidarité n’est ni un crime ni une provocation.

Quelque chose gronde. Face à la chape de plomb, des brèches s’ouvrent.

Dans ces foules se retrouvent des soignants, des enseignants, des étudiants, des mères de famille, des croyants et des athées. Et au-delà de nos frontières, une autre image vient balayer le tableau figé des postures diplomatiques : cette marche qui s’élancera dès demain depuis Le Caire jusqu’au poste frontière de Rafah, menée par des centaines de citoyennes et citoyens venus de plus de 40 pays, qui avancent ensemble, parfois à pied, pour tenter de briser le mur du silence et de l’abandon. Ce ne sont pas des provocateurs. Ce sont des vivants, des solidaires, des humains. Il est des moments de l’histoire où il faut savoir être du bon côté. Plus que jamais, ceux-là y sont.


 


 

Gaza : 31 Palestiniens tués et 200 blessés par l’armée israélienne
près d’un centre d’aide humanitaire

Julie Debray-Wendeling  sur www.humanite.fr

Ce mercredi 11 juin, des tirs israéliens ont fait une trentaine de morts et 200 blessés près d’un centre d’aide humanitaire, annonce la Défense civile de de Gaza.

La Défense civile de Gaza a indiqué que les forces israéliennes avaient ouvert le feu sur des Palestiniens se rendant à un centre humanitaire américain ce mercredi 11 juin, faisant 31 morts et 200 blessés, a rapporté son porte-parole, Mahmoud Bassal à l’Agence France Presse (AFP). Contactée par l’AFP, l’armée israélienne n’a pas réagi.

La nuit dernière, des milliers de Gazaouis rassemblés dans l’espoir d’atteindre le centre de distribution de la Fondation humanitaire de Gaza (GHF) ont été la cible de tirs israéliens « à plusieurs reprises », a affirmé le porte-parole. Puis vers 5 h 30, « ils ont intensifié leurs tirs et en même temps il y avait des tirs nourris de drones visant les civils », a-t-il poursuivi.

Épisodes meurtriers à répétition

Si la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), créée de toutes pièces en février dernier par Israël et les États-Unis, assure distribuer des colis repas aux habitants gazaouis touchés par la famine, elle semble en réalité avoir la mainmise sur l’aide humanitaire. L’ONU, régulièrement prise pour cible par le gouvernement de Netanyahou, refuse de travailler avec l’organisation, en raison de différentes préoccupations concernant ses procédés et son instrumentalisation.

Depuis leur très récente ouverture, les épisodes meurtriers à proximité des centres d’aide GHF sont récurrents. La Défense civile a ajouté qu’un événement similaire s’était produit lundi 9 juin : 10 personnes ont alors été tuées et plus de 30 autres blessées par des tirs israéliens, alors qu’elles tentaient, là encore, d’accéder à des centres de distribution d’aide gérés par la Fondation Humanitaire de Gaza.

Une indignation internationale

De leur côté, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et la Norvège, ont annoncé mardi des sanctions contre deux ministres israéliens accusés d’« incitation à la violence » contre le peuple palestinien. Ces deux figures de l’extrême droite israélienne, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, « ont incité à une violence extrémiste et de graves violations des droits humains des Palestiniens » en Cisjordanie, ont dénoncé les ministres des Affaires étrangères de ces cinq pays dans un communiqué commun. Ces ministres ne sont désormais plus autorisés à se rendre dans ces dits pays et leurs avoirs éventuels sont gelés au Royaume-Uni, au Canada et en Australie.

Dans la foulée, le Premier ministre norvégien, Jonas Gahr Store, s’est indigné de la situation humanitaire, « catastrophique » à Gaza, dénonçant les pratiques du gouvernement de Benyamin Netanyahou, ne respectant pas le droit international humanitaire. « Des membres du gouvernement israélien justifient le fait qu’une population affamée, qui a déjà tout perdu, soit en plus privée d’accès à la nourriture, à l’eau et aux médicaments ». Les États-Unis ont quant à eux « condamné » ces sanctions mardi 10 juin, les jugeant « extrêmement peu utiles » et estimant que les cinq états devraient davantage se concentrer sur le Hamas.


 

    mise en ligne le 9 juin 2025

Manifestations contre l'ICE :
en déployant la garde nationale
en Californie, Donald Trump tente
un double coup de force

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

En ordonnant le déploiement de la garde nationale en Californie, le président nationaliste tente de mettre au pas le principal État démocrate et de faire taire les dissensions internes à la coalition républicaine.

Il intervient surtout dans un moment politique où l’hôte de la Maison Blanche se trouve affaibli notamment par la tonitruante dissension avec Elon Musk. Pour prévisible qu’il fut, ce clash des oligarques n’en ébrèche pas moins la coalition républicaine, constituée de différents courants aux visions parfois contradictoires. Le multimilliardaire s’était ainsi opposé à la guerre commerciale et au creusement du déficit tout en réclamant, en vain, l’ouverture des robinets migratoires pour les plus qualifiés.

En assumant la guéguerre avec le plus important financeur de sa campagne et en créant un précédent dans le principal État démocrate sur la question de l’immigration, Donald Trump a choisi la ligne de Steve Bannon, son ancien conseiller ouvertement en contact avec toutes les extrêmes droites du monde : ouvertement nativiste et autoritaire.


 

 

À Los Angeles, le courage
d’affronter la police

En outre, les militants anti-police diffusent activement leurs conseils et tactiques : filmer la police, se masquer pour éviter d’être filmé par la police et identifié par les logiciels de reconnaissance faciale, s’armer de gants, de lunettes et de parapluies en guise de boucliers, désactiver les fonctions de localisation sur son téléphone, ou le laisser à la maison, inscrire le numéro d’un avocat sur son bras ou sa cuisse, utiliser du lait pour calmer la douleur des gaz lacrymogènes et fabriquer des petites bombonnes de récupération de ces gaz grâce à du bicarbonate de soude et de l’eau…

Le gouverneur de Californie a désapprouvé l’envoi de la garde nationale. La dernière fois qu’un président américain avait déployé l’armée pour réprimer des manifestations civiles, c’était en 1992, lors des soulèvements de Watts, après l’acquittement des policiers ayant tabassé Rodney King.

La nécessité d’abolir l’institution policière est flagrante. Mais les démocrates font preuve, une fois encore, de leur incohérence, ou plutôt, de leur attachement au statu quo et aux structures de la répression. La maire de Los Angeles par exemple, Karen Bass, s’est dite « furieuse » des « tactiques qui sèment la terreur et affectent la sécurité dans (sa) ville ». Pourtant, le même jour, elle a adopté le budget municipal accordant 240 nouveaux recrutements au LAPD, dont le budget annuel dépasse déjà les 2 milliards de dollars.


 

    mise en ligne le 7 juin 2025

“Si je continue plus longtemps j’y resterai”, Anthony, ouvrier du BTP

https://frustrationmagazine.fr/

Le secteur du BTP (Bâtiments et Travaux Publics) est celui où se produit le plus d’accidents du travail mortel. Rien qu’en 2023, 149 travailleurs du BTP sont morts à cause de leur travail. Le 13 mai dernier, trois maçons mourraient sur un chantier à la suite de l’effondrement d’un mur. Les petites entreprises, les plus nombreuses dans le BTP, secteur où la sous-traitance est le modèle économique dominant, sont particulièrement concernées par les problèmes de sécurité qui mènent à ces accidents. C’est ce que nous a raconté Anthony, 21 ans, qui est déjà très conscient des risques qui affectent son quotidien. Après avoir visionné certaines de nos vidéos où l’on parle de la souffrance au travail, il nous a contactés et nous avons discuté. 

Je travaille dans le bâtiment, en couverture (la construction des toits), et les conditions sont pitoyables. Dans l’Oise, les entreprises font constamment la course entre elles, les chantiers sont éloignés les uns des autres et c’est notre sécurité qui en pâtit car on doit aller de plus en plus vite. Concrètement, les échafaudages sensés nous protéger sont dangereux à installer : on est à 6 à 8 mètres au-dessus du vide avec une console de 5kg dans une main et le marteau dans l’autre, le tout sans sécurité car on perdrait du temps … Et presque tout le monde a banalisé tout ça. Il y a même des gens qui se mettent en danger sans raison, tout ça pour paraître courageux, fort, et rendre fière les supérieurs, montrer que l’on peut compter sur eux pour faire de l’argent. C’est une constante compétition mais il faut que tout ça s’arrête :  je travaille 39h par semaine plus la route et les pauses de 30 minutes pour manger, j’ai 21 ans et je suis crevé. J’ai l’impression que si je continue plus longtemps j’y resterai, mentalement ou physiquement, ou bien les deux… 

Concrètement, les échafaudages sensés nous protéger sont dangereux à installer : on est à 6 à 8 mètres au-dessus du vide avec une console de 5kg dans une main et le marteau dans l’autre, le tout sans sécurité car on perdrait du temps … Et presque tout le monde a banalisé tout ça. Il y a même des gens qui se mettent en danger sans raison, tout ça pour paraître courageux, fort, et rendre fière les supérieurs, montrer que l’on peut compter sur eux pour faire de l’argent.

Des fois, je me demande pourquoi on ne manifeste pas avec mes collègues. Mais en fait c’est simple les gens on besoin d’argent, et quand dans le bâtiment on veut manifester, on ne nous écoute pas et en plus on perd de l’argent donc autant la fermer. D’ailleurs je trouve qu’on parle très peu du secteur du bâtiment, alors que je vois et vis chaque jour des mises en danger énormes notamment à cause de la crise actuelle : il y a très peu de chantiers donc on prend tout et vu que les gens n’ont pas assez d’argent il prennent l’entreprise la moins chère. Mais la moins chère, c’est celle qui n’échafaude pas correctement, qui va vite et qui met encore plus en danger ses travailleurs… 

Parfois j’essaye d’en discuter avec mes collègues mais pour eux c’est normal et surtout on dirait qu’ils ont peur de perdre leur boulot donc ils acceptent n’importe quoi. Mon collègue, un ancien, a des problèmes de santé et donc parfois il est prêt à refuser de travailler sur un chantier risqué… Mais il finit toujours par accepter ce que demande le patronat. Deux autres collègues, lorsqu’ils sont malades, courent quand même bosser. J’ai l’impression que c’est juste moi qui suis pas assez fou ou alors trop sensé pour ce système, car j’aurais beau changer de boîte c’est partout pareil dans ce secteur.

Je m’entends bien avec mes collègues sur le plan humain, mais niveau travail pas vraiment, ils sont complètement dans le “travailler plus pour gagner plus”, alors que je vois bien que ça ne marche pas. C’est une petite entreprise, on est souvent en équipe de deux et les ouvriers se respectent entre eux, mais depuis des années le contexte économique fait que les petites entreprises qui sont sous-traitantes pour des groupes de construction et font du pavillon neuf sont tellement en concurrence que le moins cher décroche le chantier à chaque fois et c’est nous, travailleurs, qui en pâtissons. Et surtout notre sécurité.

On parle très peu du secteur du bâtiment, alors que je vois et vis chaque jour des mises en danger énormes notamment à cause de la crise actuelle : il y a très peu de chantiers donc on prend tout et vu que les gens n’ont pas assez d’argent il prennent l’entreprise la moins chère. Mais la moins chère, c’est celle qui n’échafaude pas correctement, qui va vite et qui met encore plus en danger ses travailleurs… 

Je n’ai jamais parlé à des syndicalistes, notamment parce que j’avais cette idée ancrée en moi du “c’est le boulot qui est comme ça” et que j’aime juste pas mon boulot. Alors qu’en fait c’est faux, ce n’est pas mon boulot que j’aime pas c’est danger inutile, les risques pour gagner plus au boulot et un système qui menace la sécurité des travailleurs.

Concrètement, on travaille sur des pavillons, parfois à 6 mètres de haut, échafaudé sur console qu’on installe depuis une échelle, ce qui est pourtant une pratique interdite. On ne doit pas travailler depuis une échelle, surtout pas pour une manipulation qui nécessite l’utilisation des deux mains, mais on le fait TOUS ! J’ai l’impression parfois qu’on déteste la sécurité, on accepte de faire dangereux pour faire vite. C’est une vraie culture de travail, cette banalisation des risques. Dans le bâtiment demande à n’importe qui ce qu’il pense de l’inspection du travail ils vont te dire qu’il ne servent à rien, qu’il nous cassent les pieds, alors qu’ils sont là pour nous protéger.

Mes patrons sont clairement des bourges pour le coup, mais humainement ça va, disons que peu importe le patron : dans le secteur du pavillon neuf, il y a toujours des manquements à la sécurité et quand j’en parle autour des moi a d’autre couvreur je me rends compte c’est généralement partout pareil. Ce système est horrible et je ne trouve pas comment en sortir.

On manque de matériel de qualité : Outillage, visseuse meuleuse, tronçonneuse, échafaudage propre, on manque d’échafaudage correct, d’un monte charge : il n’y en a un pour deux équipes et dans un très mauvais état. Nos EPI (équipement personnel de sécurité) c’est des gants, des chaussures de sécurité, bleu de travail, casque et lunettes, on les a et on est autorisé à en prendre chez le fournisseur sans demander, à ce niveau là c’est cool, mais c’est aussi le minimum syndical donc c’est normal.

Mes patrons sont clairement des bourges pour le coup, mais humainement ça va, disons que peu importe le patron : dans le secteur du pavillon neuf, il y a toujours des manquements à la sécurité et quand j’en parle autour des moi a d’autre couvreur je me rends compte c’est généralement partout pareil, dans l’Oise en tout cas.

Ce système est horrible et je ne trouve pas comment en sortir


 

    mise en ligne le 6 juin 2025

Terrorisme d’extrême droite :
cette menace qui inquiète (enfin)
le renseignement

Bruno Rieth, Florent LE DU ,Anthony Cortes et Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

L’attentat de Puget-sur-Argens (Var) rappelle la réalité de la violence identitaire. Un danger identifié par les services de renseignements. Comment s’est passée cette montée en puissance de l’ultradroite ? Et pourquoi les gouvernements successifs y sont si longtemps restés sourds ? Explications.

C’est un peu après 22 heures, ce samedi 31 mai, à Puget-sur-Argens (Var), que Christophe B., âgé de 53 ans, démarre son périple meurtrier. À bord de sa Nissan Navara, il emporte deux armes de poing semi-automatiques, deux armes d’épaule, quatre chargeurs garnis de munitions, et plus de 1 000 munitions. Quelques minutes plus tard, il croise un premier voisin, de nationalité tunisienne : Hichem Miraoui.

Sans sortir de son véhicule, il le tue en faisant feu à plusieurs reprises. Il reprend sa route et à 22 h 26, crible la baie vitrée d’un logement de la résidence. Alertés par les détonations, deux des occupants sortent et essuient les tirs de Christophe B. L’un des deux, Kurde né en Turquie, est blessé à la main. Le tireur est interpellé le lendemain, à 5 h 10. Un meurtre raciste ? Pas seulement. Un « attentat terroriste », selon le Parquet national antiterroriste (Pnat) qui s’est saisi de l’affaire. C’est la première fois, depuis sa création en 2019, que le Pnat ouvre une enquête pour un attentat d’extrême droite.

Terroristes solitaires

Depuis 2017, 20 dossiers ont été ouverts, mais jusqu’ici uniquement pour des actes préparatoires. Cet attentat, inédit, concrétise tristement les inquiétudes des services de renseignements français depuis plusieurs années. L’ultradroite compterait entre 2 000 et 3 000 individus, dont 1 300 sont fichés S, selon une source proche des renseignements.

« L’ultradroite suit la même évolution que les mouvements terroristes islamistes. Ces dernières années, de nombreux groupes ont été démantelés. Le risque, c’est qu’on se retrouve avec de plus en plus d’individus isolés qui passent à l’acte », indique notre interlocuteur. Les exemples de terroristes solitaires ne manquent pas en Europe et aux États-Unis. Cette menace éclate au grand jour avec l’attentat perpétré en 2011 par le néonazi Anders Breivik en Norvège.

Le premier d’une longue liste : la fusillade de l’église à Charleston (États-Unis) en 2015, Munich (Allemagne) en 2016, Christchurch (Nouvelle-Zélande) en 2019, Hanau (Allemagne) en 2020… La France a aussi connu des attaques similaires sans pour autant être qualifiées de terroristes. Comme la fusillade de la rue d’Enghien, fin décembre 2022, qui avait visé des militants kurdes, faisant trois morts et quatre blessés.

Un rééquilibrage des missions du renseignement

En tant que premier procureur de la République antiterroriste de 2019 à 2024, Jean-François Ricard a été à l’origine de cette décision. S’il confie à l’Humanité avoir immédiatement placé la menace de l’ultradroite parmi ses plus grandes inquiétudes, la jugeant « capable de tuerie de masse », il affirme ne rien regretter, brandissant la « doctrine » du Pnat qu’il a participé à élaborer. « Il peut y avoir des dossiers d’actions idéologiques violentes qui ne peuvent être qualifiées de terroristes, se justifie-t-il. La fusillade de la rue de Enghien est un cas typique où nous sommes dans l’épaisseur du trait. Les faits peuvent laisser penser qu’il s’agit d’un acte terroriste, mais la personnalité perturbée de l’auteur le contredit. »

Et de poursuivre : « Pour que le Pnat se saisisse, il faut remplir une batterie de critères. Une proximité avec une organisation terroriste, une certaine gravité des faits, et avoir réfléchi son acte en conscience. » Une analyse qui semble avoir légèrement évolué depuis. Interrogée au sujet de ces affaires qui n’avaient pas fait l’objet d’une saisine du Pnat, une source judiciaire souffle : « Il ne faut pas regarder des affaires qui datent de quelques années avec les yeux de 2025. »

Dès sa prise de poste, Jean-François Ricard alerte le pouvoir politique sur l’ampleur de la menace identitaire en s’appuyant sur les « éléments de terrain » des renseignements. Non sans difficulté dans un premier temps. « On m’a suspecté d’être un magistrat qui protégeait l’ultragauche », se souvient-il. « Jusqu’en 2018, tout était centré sur la lutte contre la menace islamiste ou presque et cela se justifiait, précise un agent de la DGSI. Ensuite, on entendait en permanence parler de « l’ultragauche », alors que pour nous le danger c’était l’ultradroite, nous l’avons fait savoir. »

Résultat : leurs alertes ont finalement conduit à un « rééquilibrage » encore en cours dans l’appréhension des différentes menaces terroristes. « À partir de 2020, on nous a demandé de nous remettre sur l’ultradroite et de faire remonter à la DGSI les profils qui pourraient virer terroristes », confirme un ex-agent du renseignement territorial (RT).

En poste à l’époque à Beauvau (2018-2020), Christophe Castaner, interrogé par nos soins, ne tient pas à rebondir sur ces alertes. « Je crois que cette conscience était partagée », évacue-t-il. L’ex-ministre précise cependant avoir demandé à ses services de porter « une attention particulière sur la mouvance radicalisée d’extrême droite », notamment en « prenant en compte ce qu’il se passait en Allemagne, où l’essentiel des attentats terroristes était le fait de radicalisés d’extrême droite ». Pour preuve, l’ancien ministre souligne que, sous ses ordres, huit groupes d’ultradroite ont été dissous en 2019.

Une sphère identitaire en ébullition

Comment expliquer cette prise de conscience tardive ? « À partir de 2017, les alertes se sont répétées, avance un autre agent. Jusqu’au moment où nous avons mis au jour l’affaire des Barjols, là on s’est dit que ça devenait sérieux. » À l’époque, ce groupe clandestin est suspecté de préparer des assassinats de musulmans ou d’Emmanuel Macron.

Dans le même temps, les personnes surveillées de longue date et gravitant autour des réminiscences du GUD, des Zouaves, des mouvements néoskinheads (en particulier composé d’anciens du Bastion social, dissous en 2019), affichent une activité renforcée, parfois en lien avec des mouvances étrangères, en particulier allemandes, polonaises ou britanniques, nous rapporte-t-on.

Tout un monde que l’on retrouve bien souvent, selon les agents interrogés, dans les « espaces VIP » des meetings RN ou Reconquête. « À cela s’ajoute le travail constaté des ingérences russes pour faire monter les thèmes identitaires, de lutte civilisationnelle, et les discours racistes, pour accroître le nombre de fâchés », analyse un membre des renseignements.

Cette montée en puissance de l’ultradroite est favorisée par les réseaux sociaux et messageries cryptées type Telegram ou Discord. C’est le cas des Barjols, d’abord nés sur Facebook, ou des membres du « projet Waffenkraft », groupe de néonazis qui avait projeté des attentats contre « les juifs, les musulmans » et des personnalités comme Jean-Luc Mélenchon ou l’artiste Médine. Entrés en contact via Discord, ils y ont monté leur projet, avant de se rencontrer physiquement pour un « week-end d’entraînement » en forêt.

Ces réseaux permettent aussi de diffuser cette idéologie raciste, potentiellement violente, alimentant les fameux « loups solitaires », plus difficiles à identifier pour les services de renseignements. « Ces fils de discussion, où se disent les pires horreurs, banalisent à la fois le racisme et les appels à la violence, observe le sociologue Samuel Bouron, auteur de Politiser la haine (la Dispute, 2025). Ils peuvent accélérer les passages à l’acte en ce sens qu’ils endoctrinent, donnent des idées et légitiment des individus enclins à basculer dans la violence en leur montrant qu’ils ne sont pas seuls. » Sur ces groupes publics, n’importe qui peut accéder à des messages tels que cette photo d’un fusil à pompe, légendée : « Remigration ou mise en terre ? » et publiée deux jours après l’attentat de Puget-sur-Argens.

Les discours politiques pointés du doigt

À ce stade de l’enquête, rien n’indique que Christophe B., qui a reconnu avoir tué Hichem Miraoui, fréquentait ces groupes. Son manifeste sous forme de vidéos démontre en revanche l’influence de la libération de la parole raciste, dans les sphères médiatiques et politiques.

« Il y a un sujet sur le discours politique actuel et l’imaginaire qu’il déploie, notamment chez Retailleau et Darmanin, situé entre la matrice identitaire et le propos de bistrot, relève un agent. À la fin ça donne quoi ? Des mecs qui se disent qu’ils peuvent bien tuer des Arabes. »

Un bruit de fond xénophobe qui inquiète les services de renseignements et la justice. Pierre Couttenier, procureur de Draguignan (Var), non loin de Puget-sur-Argens, note une hausse du nombre d’injures à caractère raciste mais témoigne de son impuissance : « Malgré l’affichage politique, rien n’est fait contre le bas du spectre, l’injure raciste, qui n’aboutit jamais à des condamnations. » Le gouvernement doit agir à la racine de la haine raciste. Aujourd’hui, cela revient à exiger du pyromane qu’il éteigne l’incendie.


 

    mise en ligne le 5 juin 2025 

Les dockers de Fos refusent de charger de l’équipement militaire fabriqué en France à destination d’Israël

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

Un cargo israélien fait escale, jeudi 5 juin, près de Marseille, et doit embarquer en secret 14 tonnes de pièces détachées pour mitrailleuses. Fabriqué par la société française Eurolinks, ce matériel militaire est destiné à l’entreprise d’armement Israel Military Industries, révèlent Disclose et le média irlandais The Ditch.

Alors qu’un navire de la Flottille de la liberté est en route pour tenter de percer le blocus de la bande Gaza, chargé d’aide humanitaire, un tout autre type de cargaison risque de bientôt emprunter la même route. Selon une enquête de Disclose et de The Ditch, un cargo israélien va faire escale, jeudi 5 juin, à Fos-sur-Mer, près de Marseille.

Le Contship Era doit embarquer en secret 14 tonnes de pièces détachées pour fusils-mitrailleurs, fabriqué par la société française Eurolinks et destiné à l’entreprise d’armement Israel Military Industries. Jeudi 5 juin, un nouveau volet de l’enquête révèle qu’une autre cargaison doit embarquer dans ce même bateau, composée de pièces détachées produites par la société Aubert et Duval servant à équiper des canons.

Alors qu’Emmanuel Macron promet des sanctions contre Israël, la France, dans le même temps, continue de vendre des armes au gouvernement de Benyamin Netanyahou, responsable du génocide à Gaza. Le ministère des armées français a répondu que « La France ne fournit pas d’armes à Israël ». Cependant, Israël reste un « partenaire », répond le ministère : « On ne va pas se priver ni de sa technologie ni de ses compétences ».

Du matériel utilisé dans le « massacre de la farine » ?

D’après les informations du média d’investigation en ligne et du média irlandais, le navire de commerce doit embarquer 19 palettes contenant des « maillons », des pièces détachées utilisées pour relier entre elles des cartouches d’armes automatiques. L’arrivée du cargo est prévue jeudi 5 juin à 6 heures, son départ, destination le port d’Haïfa, au nord d’Israël, le même jour aux alentours de 23 heures, écrivent les journalistes, dont Ariane Lavrilleux.

L’entreprise à l’origine de la commande est une filiale d’Elbit Systems, l’un des principaux industriels de l’armement israélien, se présente comme « le fournisseur exclusif des forces israéliennes de défense » et fourni l’armée israélienne en munitions, précise les Disclose et The Ditch. D’après eux, il s’agit de la troisième livraison de ce type entre Fos-sur-Mer et Haïfa depuis le début de l’année : la première fois le 3 avril pour une cargaison de 20 tonnes de marchandises, la deuxième le 22 mai. Parmi les maillons livrés, au moins un million est compatible avec le Negev 5, fusils automatiques utilisés dans la bande de Gaza et employé par l’armée israélienne dans le « massacre de la farine », le 29 février 2024 où plus de 100 Palestiniens sont morts.

« Les dockers ne le chargeront pas »

Pour rappel, en mars dernier, une enquête de Marsactu et de Disclose révélait que la France aurait autorisé, fin octobre 2023, la livraison à Israël d’au moins 100 000 pièces du même genre et de la même entreprise susceptibles d’être utilisés contre des civils à Gaza. En octobre 2024, un rapport gouvernemental, dont le contenu a fuité sur Mediapart, confirme que la France a vendu pour 30 millions d’euros d’armes à Israël en 2023.

Toujours selon une enquête de Disclose, une autre entreprise d’armement française, Thales, aurait vendu à l’industrie de l’armement israélien pour 2 millions d’euros de systèmes d’aide au pilotage pour des drones armés, ce que la firme française dément auprès de l’Humanité. Thalès affirme « s’assurer de l’identité des utilisateurs finaux de ces systèmes dans les pays tiers concernés ».

« L’Espagne, elle, annule ses contrats d’armement avec Israël… », rappelle la députée communiste des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon. « Les dockers français, fidèles à leur histoire, ne laisseront pas passer cette complicité avec le massacre du peuple palestinien », espère de son côté le député apparenté au groupe Écologiste François Ruffin. Dans le même temps, le Syndicat Général CGT des Ouvriers Dockers et des Personnels Portuaires du golfe de Fos explique avoir trouvé le conteneur chargé de matériel mortel et l’avoir mis de côté.

« Les dockers ne le chargeront pas », affirme le communiqué, ne voulant pas « participer au génocide en cours orchestré par le gouvernement israélien ». « Pour la paix, pour l’arrêt des guerres dans le monde, pour une société débarrassée de l’exploitation capitaliste » termine gravement le syndicat. « Partout dans le monde, la lutte s’organise contre le génocide à Gaza ! », félicite Manuel Bompard, député insoumis de Marseille.

    mise en ligne le 4 juin 2025

Le Rapport sur les inégalités
en France vient de paraitre.
Avant-propos, par Louis Maurin

Louis Maurin sur https://www.inegalites.fr/

Le « Rapport sur les inégalités en France » vient de paraitre. À quoi bon dresser un état des lieux factuel et nuancé, quand le débat médiatique ne semble se nourrir que d’exagérations, voire de démagogie ? Dans l’avant-propos de l’ouvrage, Louis Maurin vous présente cette nouvelle publication.

Doit-on continuer à produire un rapport sur les inégalités en France ? La question se pose à l’heure où notre système d’information semble avoir perdu la raison. À droite comme à gauche, la démagogie paraît triompher de tout. Pour susciter l’excitation médiatique, il faut produire du drame, jouer sur les peurs, montrer du doigt tel ou tel bouc émissaire de la France d’en bas le plus souvent, parfois d’en haut.

« Contre les inégalités, l’information est une arme », martelons-nous depuis des années. Que faire de ce slogan si l’information perd son sens, noyée dans le brouhaha médiatique ? Chacun s’enferme dans sa bulle et se conforte dans ses convictions. Il peut sembler bien naïf de croire en la valeur de nos graphiques, tableaux et explications. À notre souci de débattre sérieusement à partir d’opinions différentes. L’heure ne semble plus être à tenter de convaincre ceux qui pensent différemment mais à les soumettre par la violence des arguments.

La réponse est simple : le camp des dominants n’attend qu’une chose, que nous baissions les bras. À force, par exemple, d’intérioriser que l’opinion publique serait devenue raciste, « pauvrophobe » ou « anti-impôts », les défenseurs de l’égalité ont trop souvent battu en retraite. Une forme moderne de « servitude volontaire  », pour reprendre l’expression d’Étienne de La Boétie, ce philosophe du XVIe siècle [1].

Contre la marée de la désinformation, nous ne lâcherons rien. Massivement, les Français rejettent les inégalités et plébiscitent la solidarité. De 2002 à 2023, la part de celles et ceux qui pensent qu’il y a des races supérieures à d’autres a été divisée par deux, de 14 % à 7 %. Celle des personnes « tout à fait d’accord » avec l’opinion selon laquelle « il y a trop d’immigrés » a baissé de 28 % à 14 % entre 2016 et 2024. 12 % de la population seulement estime qu’on en fait trop pour les plus démunis.

Pourtant, notre pays bafoue sa devise. Avant impôts et redistribution, la France est l’un des pays les plus inégalitaires parmi les pays riches, juste après les États-Unis et le Royaume‑Uni. Ce n’est que grâce à de puissants mécanismes de solidarité qu’après redistribution, il termine tout juste en milieu de peloton.

Notre modèle social est très loin d’être l’un des plus mauvais du monde : il vaut bien mieux se faire soigner ou étudier en France qu’ailleurs. Il est surtout un modèle d’hypocrisie. Nous ne cessons de prôner l’égalité, pour les autres. Ce décalage entre les discours répétés des pouvoirs publics sur le sujet et le quotidien de la population nourrit des tensions, plus encore que le niveau des inégalités. Il alimente un profond rejet non pas de la politique mais des politiques en place et fait progresser le Rassemblement National.

La plus belle illustration de cette hypocrisie est l’école. Les enfants de diplômés partent avec plusieurs longueurs d’avance. Tout le monde le sait, depuis des décennies. « Les cadors, on les retrouve toujours aux belles places, nickel », chantait Alain Souchon il y a bientôt quarante ans. Aujourd’hui, l’élite scolaire, que constituent les écoles normales supérieures par exemple, recrute toujours plus de deux tiers de ses effectifs parmi les enfants de cadres supérieurs.

En haut de la hiérarchie sociale, tout le monde s’en moque. Depuis les années 1980, aucun gouvernement n’a entrepris de politique d’envergure de démocratisation de l’école. Cette inaction répond à la pression des lobbys des diplômés, en particulier des représentants des lycées d’élite, des classes préparatoires et des grandes écoles. À la sortie du système scolaire, le déclassement à l’embauche, la précarité, la dureté des conditions de travail et bien d’autres éléments minent la vie des exécutants. Cette situation est ressentie d’autant plus violemment que notre pays est l’un des plus riches au monde, que cette richesse est de plus en plus visible, et que ces dernières années ont été marquées par des politiques publiques qui ont nourri les revenus des plus aisés.

On peut continuer à ignorer les alertes que lance l’Observatoire des inégalités depuis plus de 20 ans au fil de ses publications, comme bien d’autres à l’instar de la Fondation pour le logement des défavorisés dans son rapport annuel sur l’état du mal-logement, ou du Secours Catholique au sujet de la pauvreté. Tous documentent l’ouverture lente de la fracture sociale. Dans ce cas, il ne faut pas se plaindre des conséquences politiques de cette surdité. Le prix à payer de la gourmandise des classes aisées et diplômées est le délitement du tissu social et, à terme, un « déchirement du pacte républicain », selon l’expression de l’ancien président de la République Jacques Chirac (discours du 17 décembre 2003). Faute d’actions, c’est exactement ce qui se passe. Une partie des classes dirigeantes, malgré ses cris d’orfraies devant l’arrivée possible de l’extrême droite au pouvoir, semble ne pas s’en inquiéter : il faut dire qu’elles en seraient les premières bénéficiaires.

De la lutte contre le racisme à celle contre l’échec scolaire, de l’aide aux plus démunis à l’engagement pour l’égalité entre les femmes et les hommes, les forces de combat contre les inégalités sont d’une tout autre puissance que le militantisme xénophobe et autoritaire. Des millions de bénévoles y sont engagés tous les jours. L’urgence aujourd’hui est de mettre en place les moyens d’un rassemblement très large autour de valeurs communes au lieu de s’entredéchirer et de pointer du doigt des boucs émissaires. La vocation de notre rapport est de servir de base de discussion solide, pour défendre des politiques publiques de justice sociale.

[1] Voir Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie, édition établie par Anne Dalsuet et Myriam Marrache-Gourand, Folio, éd. Gallimard, avril 2025.

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Rapport sur les inégalités en France, édition 2025.
Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édition de l’Observatoire des négalités, juin 2025.

 

 

 

Les enseignements du « Rapport sur les inégalités, édition 2025 »

Tous les deux ans, l’Observatoire des inégalités publie un panorama complet des disparités qui fracturent notre société. Revenus, éducation, travail, modes de vie, territoires : l’ouvrage analyse méthodiquement les écarts en s’appuyant sur les données les plus récentes. Anne Brunner en repère des faits saillants et les évolutions récentes.

Le constat n’est pas nouveau : les catégories populaires, composées d’ouvriers, d’employés, de personnes peu diplômées et souvent peu qualifiées, subissent les exigences de flexibilité d’une société prospère, confortable pour une large classe favorisée. La fracture passe par les conditions de travail notamment. 35 % des salariés connaissent au moins trois critères de pénibilité physique à leur poste, une proportion qui n’a pas baissé en quinze ans. Cela concerne dix fois plus les ouvriers que les cadres. L’injustice est d’autant plus grande que notre pays est aussi l’un des plus inégalitaires dans le domaine de l’éducation. Année après année, les tests de niveaux scolaires montrent à quel point l’école française profite beaucoup plus aux enfants de parents diplômés qu’à ceux de milieux populaires.

Au final, le milieu social des parents est le facteur qui a la plus grande répercussion sur les revenus perçus à l’âge adulte, bien plus encore que le sexe, le fait d’avoir grandi dans un quartier défavorisé ou d’avoir des parents immigrés. Bien sûr, tous ces facteurs peuvent se cumuler. Bien sûr aussi, le déterminisme n’a rien de systématique, bien des exceptions confirment la règle. Mais ce chiffrage montre le poids de la reproduction des inégalités d’une génération à l’autre, de façon incontestable. À ce constat s’ajoutent des phénomènes nouveaux. Les résultats des derniers travaux de la recherche doivent servir d’électrochoc : les filles ont de moins bons résultats en mathématiques que les garçons dès l’école primaire. Et l’université ne se démocratise plus. Deux signaux qui alertent sur l’urgence à repenser l’école et ses objectifs.

Le rapport que nous venons de publier apporte aussi de bonnes nouvelles, souvent passées sous les radars des médias qui ne s’attardent guère sur le sort des plus modestes. Soulignons par exemple cette amélioration : le taux de chômage dans les quartiers prioritaires a diminué de 25 % en 2014 à 18,3 % en 2022, soit une baisse de 6,7 points, tandis qu’il a reculé de 2,6 points dans les autres quartiers (de 10,1 % à 7,5 %). Cela signifie que l’écart tend à se réduire entre les territoires les plus défavorisés et le reste de la France. L’évolution est d’autant plus importante à noter que ces quartiers sont ceux de l’habitat social qui accueille les populations les plus démunies et voit souvent déménager ceux qui s’insèrent le mieux dans l’emploi. Les lieux les plus en difficulté ne sont pas éternellement destinés à le rester.

Et demain ?

Nos données les plus récentes sur les niveaux de vie et l’éducation portent sur l’année 2022. Celles sur l’emploi, le plus souvent sur 2023. Depuis, l’inflation a persisté encore quelques mois, le chômage semble repartir à la hausse et l’économie mondiale est secouée par la brutalité et l’imprévisibilité du président des États-Unis. Les événements des derniers mois ont-ils fait évoluer ces indicateurs et dans quel sens ? Il faudra attendre la prochaine édition de ce rapport pour en mesurer les effets. Partageons tout de même quelques éléments qui doivent à la fois éviter de tomber dans l’exagération et alerter.

Malgré le ralentissement économique, les augmentations de salaires se sont poursuivies au cours des deux dernières années, en léger retard par rapport à la hausse des prix. Le revenu par personne a même gagné du pouvoir d’achat (0,3 % sur l’année 2023, puis 1,9 % en 2024 selon l’Insee). Mais cette évolution globale pourrait masquer un accroissement des inégalités, entre ceux qui ont pu négocier une hausse de salaire et les autres, notamment. Cependant, rien n’indique une explosion des écarts.

Le « mal-emploi » continue à miner notre société et à attiser les tensions sociales

Du côté des plus modestes, la baisse du nombre d’allocataires du RSA s’est arrêtée en septembre 2024. Le nombre de personnes qui perçoivent une allocation pour chômeurs en fin de droits augmente, ainsi que celui des allocataires du minimum pour les personnes handicapées. La catégorie qui voit sa situation le plus se dégrader est sans doute celle des plus démunis et des plus mal logés. En grande partie parce que les étrangers en situation irrégulière sont laissés sans ressources et écartés du droit de travailler. En matière d’inégalités au travail, nous faisons face à au moins trois incertitudes : la première porte sur le chômage. Sa remontée récente sera-t-elle durable ? Va-t-elle, à nouveau, entraîner un élargissement des écarts entre les jeunes, les moins diplômés, les immigrés et une large classe de cadres supérieurs et de professions intermédiaires qui bon an, mal an bénéficient d’une bien meilleure stabilité ?

La deuxième incertitude porte sur l’emploi précaire, qui continue à augmenter. La baisse du chômage est due en partie au développement de l’apprentissage pour les jeunes, une politique extrêmement coûteuse et qui atteint aujourd’hui ses limites. Si la précarité augmente lorsque le chômage baisse, alors le « mal-emploi » continue à miner notre société et à attiser les tensions sociales.

Troisième doute : la volonté politique sera-t-elle au rendez-vous d’une lutte ferme contre les discriminations et d’un allégement, ou au moins d’une prise en compte, de la pénibilité du travail des ouvriers et employés ? Les employeurs font peu d’efforts s’ils n’y sont pas contraints par la réglementation.

Ancrée dans le travail et l’école, la fracture sociale traverse nos modes de vie : déplacements, maintien du logement à une température acceptable et, in fine, espérance de vie. À l’avenir, il faudra à la fois réduire les inégalités sociales et les dégradations faites à l’environnement si l’on veut préserver le sort des générations futures. Pour cela, il faut regarder les choses en face et les affronter. On ne pourra se contenter de viser les seuls modes de vie néfastes des ultra-riches. Un effort collectif doit être fait, mais il n’est possible que s’il est largement expliqué et tient compte des besoins des plus défavorisés.


 

    mise en ligne le 3 juin 2025

Plus de 30 Palestiniens tués par Israël près d’un centre d’aide humanitaire à Gaza : l'ONU exige « une enquête internationale indépendante »

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Lundi 2 juin, des civils palestiniens rassemblés près d’un centre de distribution de nourriture dans le sud de la bande de Gaza ont été la cible de tirs. Bilan : plus d’une trentaine de morts et 180 blessés. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterrez, exige une enquête internationale.

Des tirs israéliens ont visé plusieurs centaines de civils rassemblés à l’aube du 2 juin dans le sud de la bande de Gaza près d’un centre de distribution d’aide alimentaire. Le bilan ne cesse de s’alourdir et s’élève désormais à plus de 30 morts et à quelque 180 blessés. Face à ces nouvelles atrocités, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a réagi en appelant à « une enquête internationale indépendante » et en exigeant que les auteurs de ces crimes soient « tenus pour responsable ».

Les distributions d’aides sont entre les mains exclusives, depuis plus d’une semaine, d’une obscure organisation israélienne soutenue par Washington. Baptisée Fondation Humanitaire de Gaza (GHF), celle-ci prétend avoir distribué plusieurs millions de repas aux habitants menacés par la famine. Mais son déploiement a été le plus souvent marqué par des scènes chaotiques et l’enregistrement, déjà, de tirs israéliens sur des civils à proximité des lieux où ces vivres sont délivrés.

Des gens couverts de sang

« La distribution de l’aide est devenue un piège mortel », a déclaré Philippe Lazzarini, commissaire général de l’Unrwa (Office de secours des Nations unies aux réfugiés palestiniens). Pour toute réponse, Tel-Aviv s’est une nouvelle fois contentée d’insulter les dirigeants de l’ONU, estimant que leur demande d’enquête constituait une « honte », car la preuve d’une collusion avec le mouvement islamiste palestinien du Hamas.

Cependant une source militaire israélienne a contribué à jeter elle-même le doute sur le crédit qu’il convient d’accorder à ce discours officiel. Elle reconnaît des tirs dits de sommation vers des individus sortis de la foule et qui se seraient faits menaçants « à l’encontre des soldats ».

L’AFP a pu recueillir plusieurs témoignages de personnes qui se trouvaient sur la zone. Il était « 5 heures ou 5 h 30, avant le lever du jour » lorsque les tirs ont éclaté près du rond-point Al-Alam, où une foule s’était rassemblée avant de se rendre au centre de GHF, situé à environ un kilomètre de là. « Bien sûr, c’est l’armée israélienne qui a tiré à balles réelles. La peur et le chaos régnaient », relève un premier témoin qui demande à conserver l’anonymat. Un autre, Mohammed Abou Deqqa, 35 ans, raconte : « Au début, nous avons pensé qu’il s’agissait de tirs d’avertissement. Mais j’ai commencé à voir des gens allongés au sol, couverts de sang. »

Les lieux mêmes de distribution de nourriture obéissent, selon plusieurs médias israéliens, à une plus vaste stratégie d’évacuation des populations gazaouis. Tous sont situés dans le sud, ce qui oblige les populations à quitter le nord de l’enclave avant d’être poussées à un départ définitif.


 


 

Gaza : la distribution d’aide humanitaire tourne au massacre

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Le nouveau système de distribution voulu par Israël et les États-Unis tue ceux qu’il est censé sauver. Plus de 72 personnes ont été tuées et des centaines blessées depuis une semaine par des tirs de l’armée israélienne alors qu’elles attendaient les colis alimentaires.

La Fondation humanitaire pour Gaza (Gaza Humanitarian Foundation, GHF) est plus douée pour la réalité alternative et la propagande que pour la distribution de l’aide alimentaire à des gens affamés. « L’aide a de nouveau été distribuée aujourd’hui sans incident », se satisfait-elle dans Times of Israel dimanche 1er juin. Ajoutant : « Les informations faisant état de blessés et de morts sont totalement fausses et inventées de toutes pièces. »

De son côté, et en appui des dires de GHF – ou inversement –, l’armée israélienne a nié avoir tiré. Comme d’habitude lors de ce genre de circonstances, tirs sur des civils ou secouristes désarmés avec un nombre de victimes important, elle a assuré qu’une « enquête est en cours ».

Sauf qu’au même moment, des dizaines de témoignages indiquent que les personnes qui se pressaient devant deux centres de distribution ouverts par GHF, l’un à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, et l’autre près du checkpoint de Netzarim, qui sépare le nord et le sud de l’enclave, ont essuyé des tirs de drones, de chars et de soldats israéliens.

Certains sont rapportés par l’ONG Médecins sans frontières présente dans l’hôpital Nasser de Khan Younès. Les équipes médicales ne réussissent pas à faire face à l’afflux de blessés. Celui-ci est insoutenable dans l’état de pénurie absolue dans lequel se trouve l’établissement à cause du blocus quasiment hermétique mis en place par les autorités israéliennes depuis le 2 mars. « Les banques de sang étant presque vides, le personnel médical a dû lui-même donné du sang », écrit l’ONG.

« Contrairement à ce que j’ai vu auparavant, où la plupart des patients étaient des femmes et des enfants, aujourd’hui il y avait surtout des hommes. […] Ils avaient des blessures par balle au niveau des membres et leurs vêtements étaient imbibés de sang », explique Nour Alsaqa, responsable de la communication chez MSF dans le même texte.

Ce sont les hommes, principalement, qui se rendent dans les centres de distribution ouverts par GHF la semaine dernière, en espérant rapporter un colis de nourriture.

Mourir pour un sac de farine

Car c’est bien, une nouvelle fois, et contrairement à ce qu’affirme GHF, en allant chercher de quoi manger que ces personnes ont été tuées ou blessées.

« La GHF a annoncé sur sa page Facebook, qu’elle vient d’ouvrir, qu’elle allait “bientôt” distribuer de l’aide dans deux centres, à Rafah et à Netzarim, explique depuis Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza à Mediapart Eyad Amawi, membre du Comité de secours de Gaza. Vous savez, les gens ont faim, ici, leurs enfants meurent de faim. Ils n’ont pas la patience d’attendre l’heure exacte, ils n’en peuvent plus. Alors ils y sont allés par milliers pour espérer récupérer quelque chose, dès l’aube. »

La Fondation humanitaire pour Gaza avait vanté, avec l’ouverture de centres de distribution gardés par des mercenaires de la société états-unienne SRS, un tout nouveau système d’aide, une organisation au millimètre, avec enregistrement des bénéficiaires et détection faciale, pour que pas un sac de farine ne tombe entre les mains du Hamas. Le détournement de l’aide, jamais prouvé, était en effet la justification israélienne pour abattre le système traditionnel mis en place par l’ONU et les grandes ONG internationales, relayées sur le terrain par une myriade d’ONG nationales.

Les gens se battaient pour cinq palettes de nourriture. On nous a dit d’en prendre, puis on nous a tiré dessus de tous les côtés. Ça, ce n’est pas de l’aide. C’est un piège. Mansour Sami Abdi, rescapé

Le résultat est inversement proportionnel aux efforts de communication déployés par les promoteurs de cette nouvelle organisation. « Ce ne sont pas des centres de distribution d’aide, ce sont des sortes de bases militaires ! Ils ne répondent à aucun des critères professionnels de l’humanitaire, assure à Mediapart Amjad al-Chawa, directeur de la plateforme des ONG palestiniennes, depuis la ville de Gaza. Il n’y a aucune organisation mise en place, aucune base de données, rien du tout. Quand on fait de l’humanitaire, on va au plus près des gens qui ont besoin d’aide, on ne les fait pas marcher des heures et des heures pour atteindre un lieu qui n’est ni sûr ni organisé, alors qu’ils ont faim ! Vous savez, il faut deux heures et demie de marche, quand on est à Khan Younès, pour arriver à leur centre à Rafah, là où ils ont tiré sur les gens affamés qui n’en peuvent plus d’entendre leurs enfants pleurer de faim. »

« Quand on arrive au camp, il y a très peu d’aide à distribuer, et aucune organisation, alors les gens poussent, et les plus costauds se servent, reprend Eyad Amawi. J’ai un voisin, un jeune homme, il a réussi à prendre plusieurs cartons. »

Le chaos domine et sans doute, de la part des mercenaires de SRS et de l’armée israélienne, la peur de voir les centres submergés par la foule, comme c’est arrivé le premier jour des opérations de GHF.

Sans parler de la déshumanisation affolante des personnes affamées, littéralement traitées comme du bétail, comme lorsqu’un drone survole la foule qui se presse devant un centre de distribution il y a trois jours pour annoncer : « Nous invitons nos concitoyens à rester à l’écart du site. Il n’y aura pas de distribution d’aide aujourd’hui. Veuillez respecter les règles pour votre sécurité. » L’humiliation ajoutée à la faim.

« À Rafah, quand les gens sont arrivés devant le centre, l’armée israélienne, qui est positionnée juste derrière les entrepôts de GHF, a envoyé des drones quadricoptères tirer dans la foule, complète Eyad Amawi. À Netzarim, les soldats israéliens sont aussi juste à côté du centre, ils ont fait feu avec leurs fusils et les chars. »

La défense civile de Gaza a fait état de 31 morts et de 170 blessés à Rafah, un mort et plus d’une douzaine de blessés à Netzarim.

« Les gens se battaient pour cinq palettes de nourriture. On nous a dit d’en prendre, puis on nous a tiré dessus de tous les côtés. J’ai couru 200 mètres avant de me rendre compte que j’étais blessé. Ça, ce n’est pas de l’aide. C’est un piège. Qu’est-ce qu’on est censés faire : chercher de la nourriture pour nos enfants et mourir ? », témoigne auprès de MSF un rescapé de la fusillade, Mansour Sami Abdi, père de quatre enfants.

Un autre, Mohamed Daghmeh, raconte, toujours à MSF : « J’ai reçu une balle à 3 h 10 du matin. Comme nous étions pris au piège, j’ai saigné en continu jusqu’à 5 heures. Il y avait beaucoup d’autres hommes avec moi. L’un d’entre eux a essayé de me sortir de là. Il a reçu une balle dans la tête et est mort sur ma poitrine. Nous n’étions là que pour de la nourriture, juste pour survivre, comme tout le monde. »

Ils ont détruit le système humanitaire que nous avons mis des années à construire, les ONG internationales et nationales, pour arriver à ce chaos-là. Amjad al-Chawa, directeur de la plateforme des ONG palestiniennes

Les mêmes scènes de foule et de tirs se sont répétées le 2 juin à Rafah. Au moins trois personnes ont été tuées. « Ça ne peut que se reproduire encore et encore si ces conditions sont maintenues, affirme Amjad al-Chawa. Les gens sont sous pression, ils s’attroupent dès l’aube, que voulez-vous qu’il se passe ? C’est un chaos voulu, organisé. Ils ont détruit le système humanitaire que nous avons mis des années à construire, les ONG internationales et nationales, pour arriver à ce chaos-là. »

Dans la bande de Gaza, le chaos est partout, tout le temps. L’autorité politique et l’armée israélienne ont annoncé renforcer encore l’opération « Chariots de Gédéon » lancée le 16 mai. Même objectif affiché depuis vingt mois : anéantir le Hamas.

Sur le terrain, ce sont des familles entières, des immeubles, des quartiers, des tentes de réfugié·es, qui sont anéantis. Rien que lundi 2 juin, des images terrifiantes parcourent les réseaux sociaux.

Le porte-parole de la défense civile avec une dépouille d’enfant dans les bras après le bombardement de la maison de la famille al-Bursh à Jabalia, 14 morts et 20 personnes coincées sous les décombres. Les regards horrifiés et hagards de douleur des blessés transportés à dos d’homme après le bombardement d’abris à Al-Mawassi, la zone vers laquelle l’armée essaie de pousser les habitant·es de l’enclave. La liste des dix villages et quartiers totalement ou partiellement rasés à Rafah et Khan Younès en trois semaines. L’annonce de la destruction du seul établissement médical pour les dialyses dans le nord de la bande de Gaza. Celle de l’attaque de l’enceinte de l’hôpital européen par les forces israéliennes.

Le chaos et la mort règnent, et l’espoir disparaît à peine survenu. La dernière proposition émise par Steve Witkoff, l’envoyé spécial de Donald Trump, à savoir la libération de dix captifs israéliens vivants retenus dans la bande de Gaza par le Hamas et d’un certain nombre de dépouilles, contre deux mois de cessez-le-feu, avait reçu l’aval des autorités israéliennes en fin de semaine dernière. Le mouvement islamiste palestinien, dans sa réponse donnée samedi dernier, avait également accepté, ajoutant comme condition la fin de la guerre. « Inacceptable », a déclaré l’envoyé états-unien, reflétant une fois de plus la position israélienne.

Depuis, il est dit haut et fort que les négociations se poursuivent. En attendant, les Gazaoui·es meurent, de faim, par manque de soins, sous les tirs et les bombardements.

Selon le ministère de la santé de Gaza, 54 470 personnes ont été tuées dans la bande de Gaza depuis le 7-Octobre et 124 693 blessées. 14 000 sont considérées disparues, sous les décombres.


 

   mise en ligne le 2 juin 2025

Gauche : la cata de 2027,
ça commence maintenant

par Catherine Tricot sur www.regards.fr

La présidentielle est dans deux ans. La gauche prend le risque d’une division et d’une énième défaite. La débâcle se joue dès aujourd’hui.

La semaine dernière fut catastrophique. L’Assemblée nationale a défait des acquis vieux de plusieurs années, en faveur de la biodiversité et de la qualité de l’air. Des néonicotinoïdes tueurs d’abeilles sont réintroduits, l’imperméabilisation des sols est tolérée, les ZFE sont remisées. Dans le même temps, le gouvernement obtenait un jugement qui autorise la reprise du chantier de l’autoroute A69. Tout ceci a été fait sous l’impulsion de la droite et de l’extrême droite en opposant les intérêts des agriculteurs, des catégories populaires, des populations d’un territoire à celui de l’environnement. La gauche et les écologistes ont été dans l’incapacité de faire face, se payant même le luxe de se diviser sur le vote des ZFE. 

On a déjà déploré, ici, cette logique de lutte systématique qui marginalise la gauche, la rend inaudible et inefficace. Quelle misère quand s’annonce le pire quant à la protection sociale et son financement. C’est toujours cette recherche de la différenciation qui a mis toute la gauche, depuis de longs mois, dans l’incapacité d’organiser des rendez-vous puissants pour soutenir les Palestiniens et contrer le génocide perpétré par le gouvernement israélien.

Le jeu de massacre qui s’installe à gauche pèsera en 2027. Il prépare l’élimination du second tour et assure l’élection d’un président d’extrême droite, de droite extrême ou de droite radicalisée. Mais inutile d’attendre 2027 pour en subir les conséquences. Le refus de convergences pour mieux justifier les candidatures adversaires s’est payé cash cette semaine. En 2026, cela se traduira sans nul doute par la multiplication des listes concurrentes aux municipales. 

La mécanique qui peut aboutir à la destruction de la gauche est lancée à plein régime. C’est tout à fait irresponsable et délétère. Ce jeu de massacre programmé doit à tout prix s’arrêter.

Les différences à gauche sont connues et sont structurelles. On ne peut les éluder. On a su vivre avec à de nombreuses reprises dans l’histoire. Hier encore. La gravité des défis impose que l’on trouve une façon de gérer ces désaccords.

Une logique de concurrence à mort jusqu’en 2027 nous laminera tous. Quand bien même il resterait, comme dans les Monty Python, un valeureux combattant sans bras et sans jambe. 

Il a été proposé par François Ruffin, par des maires de toutes sensibilités, de s’engager dans une grande consultation de toute la gauche pour départager les logiques qui existent. De fait, c’est ce qui s’est passé en 2017 et en 2022. C’est Jean-Luc Mélenchon qui a remporté cette compétition entre les gauches et les écologistes. Sur la base de ses succès électoraux, Jean-Luc Mélenchon proposa une alliance qui reposait sur les grandes lignes de son programme : ce fut la Nupes puis le NFP. On ne peut pas recommencer cette procédure, classique à gauche, de départage au premier tour de l’élection. Dans un moment de fragilité, les conséquences sont trop destructrices. Il faut anticiper et éviter à tout prix que s’éternise le climat actuel.

Le soutien apporté par Boris Vallaud à Olivier Faure permet d’imaginer un PS ouvert au rassemblement de la gauche. Il ne peut se concevoir dans un périmètre qui exclut sa principale force : les insoumis. Les désaccords ne sont certes pas aux marges. Oui, Jean-Luc Mélenchon et Raphaël Glucksmann n’ont pas le même projet. Peuvent-ils se passer l’un de l’autre pour gagner et gouverner ? Peuvent-ils prendre la responsabilité au nom de leurs certitudes de nous affaiblir tous ? Il n’y a de rassemblement possible qu’au terme d’une procédure sincère et ouverte qui permet d’exposer les projets et d’acter les différences, d’avancer vers des compromis. Ceux qui, par principe, refuseraient de participer à ce qui est tellement attendu par les électeurs de gauche porteraient le poids politique et historique.


 

    mise en ligne le 1er juin 2025

Effort

Le billet de Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

Dans son éditorial, le directeur de la Tribune dimanche, Bruno Jeudy, croit opportun de paraphraser Sartre et sa formule « L’enfer c’est les autres » avec la formule « L’effort c’est les autres » à propos des 45 milliards que chercherait « désespérément » François Bayrou pour boucler le budget. 

Ainsi, écrit-il, « la gauche ne rêve que d’augmenter les impôts des riches ». « Je suis si intelligent, écrivait Oscar Wilde, que parfois je ne comprends pas un seul mot de ce que je dis. » On se demande si Bruno Jeudy comprend toujours ce qu’il écrit. Car qui peut payer plus, si ce n’est ceux qui ont plus d’argent ? Ceux qui n’en ont pas ?

En 2024 le cumul des 500 premières fortunes de France dont celle de Rodolphe Saadé, propriétaire de la Tribune dimanche, dans le classement de tête était de 1 228 milliards d’euros, en augmentation de 5 % sur l’année précédente – soit plus de 60 milliards. La taxe Zucman de 0,2 % sur les ultrariches a été votée à l’Assemblée nationale. On attend qu’elle arrive au Sénat… Allons Bruno Jeudy, un petit effort pour mieux se comprendre.

   mise en ligne le 31 mai 2025

Béziers : l’Association France-Palestine Solidarité se mobilise contre le salon du Bourget

sur https://lepoing.net/

Des militants biterrois de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) organisent dans le cadre d’une coalition de 200 organisations une semaine de mobilisation du 2 au 8 juin pour dénoncer la venue d’entreprises israéliennes d’armement au salon aéronautique du Bourget, qui se tiendra du 16 au 22 juin

Dans moins d’un mois, le salon aéronautique du Bourget va se tenir du 16 au 22 juin. À ce jour, au moins neuf entreprises israéliennes d’armement dont Elbit Systems, IAI ou Rafaël figurent toujours sur la liste des exposants invités.  Ces entreprises qui sèment la mort à Gaza et dans toute la Palestine vont pouvoir continuer tranquillement leur business, ici, en France, à l’invitation du président de la République”, écrivent les militants biterrois de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS dans un communiqué).

Du 2 au 8 juin, une coalition de 200 organisations (dont l’AFPS fait partie) organise une semaine nationale d’action “pour demander aux préfets et sous-préfet de transmettre au président de la République l’exigence citoyenne qu’il n’y ait aucune présence israélienne au salon du Bourget.” A Béziers, un rassemblement devant la sous-préfecture sera organisé le 3 juin à 12h15, où des portraits d’enfants, de civils, de journalistes, de médecins et d’artistes assassinés par l’armée Israélienne seront brandis.

Une manière de rappeler que la guerre contre la population palestinienne a déjà occasionné la mort de plus de 52 000 personnes. “Dans ce contexte, alors que le 18 septembre 2024, l’Assemblée générale de l’ONU a voté à une écrasante majorité d’État, dont la France, une résolution enjoignant les États d’interdire toute exportation d’armes ou de matériel connexe en direction d’Israël, comment accepter que la France invite des entreprises israéliennes  d’armement qui sèment la mort et le chaos à Gaza à venir faire des affaires, en France, au salon du Bourget ?“, demandent les militants dans la lettre qui sera remise au sous-préfet.

Le collectif Palestine  biterrois appelle à une seconde manifestation, samedi 7 juin à 18h30 Rond Point Gagarine (devant l’entrée du parking du Polygone – face au tribunal).


 

     mise en ligne le 30 mai 2025

Les recettes du patronat pour détricoter la Sécurité sociale

Hélène May sur www.humanite.fr

Tandis que le déficit du système de protection sociale s’accroît, une nouvelle offensive des organisations patronales remet en question son financement hérité de l’après-guerre, basé sur les cotisations salariales et patronales.

Le patronat a repris son bâton de pèlerin. Depuis l’ouverture du « conclave » sur les retraites, ses organisations rivalisent de propositions pour faire face au déficit de la Sécurité sociale, dont le montant a été évalué le 26 mai, par la Cour des comptes, à 15,3 milliards d’euros en 2024 (4,8 milliards de plus que prévu), et qui devrait atteindre 22,1 milliards d’euros cette année.

Objectif affiché, et repris mi-mai presque mot pour mot par le président Macron : « réduire le coût du travail ». En d’autres termes, profiter de ces difficultés financières apparentes et organisées – une partie des recettes (CSG et CRDS) sont détournées pour rembourser la « dette Covid » – pour provoquer un big bang des recettes de la Sécu au profit des employeurs, en diminuant à nouveau significativement les cotisations patronales, progressivement rognées depuis le début des années 1990.

Pour ce faire, les chefs d’entreprise militent d’abord activement pour une baisse des dépenses. Mais ils proposent aussi d’autres sources de financement, dont le point commun est d’affaiblir notre système de solidarité. Une fuite en avant alors que même la Cour des comptes rappelle dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale que son déficit s’explique aussi par « le montant des allégements généraux de cotisations patronales, qui ont pour objet de réduire le coût du travail ». Un montant qui « a presque quadruplé entre 2014 et 2024, pour atteindre 77 milliards d’euros ». Qu’à cela ne tienne. Les patrons ont toute une panoplie de recettes à proposer pour ne plus payer.

La TVA dite « sociale »

Portée de longue date par le Medef, c’est la mesure qui semble avoir la préférence de l’exécutif. Après Emmanuel Macron, qui l’avait évoqué à demi-mot, c’est le premier ministre, François Bayrou, qui, à son tour, le 27 mai, a suggéré que « les partenaires sociaux puissent s’emparer de cette question ». Cette mesure, qui consiste à compenser une baisse de cotisations par une hausse de l’impôt prélevé sur les produits consommés, avait pourtant mauvaise presse. Son évocation en 2007 par Jean-Louis Borloo, alors ministre de Nicolas Sarkozy, entre les deux tours des législatives, avait été jugée en partie responsable d’avoir brisé la vague bleue qui s’annonçait à l’Assemblée. Ce qui n’a pas empêché l’idée de ressortir régulièrement dans le débat public tel un serpent de mer.

Ses défenseurs arguent aujourd’hui que ce transfert vers la consommation permettrait aux entreprises de regagner en compétitivité. Cela permettrait « aux travailleurs de gagner plus d’argent, aux entreprises de pouvoir embaucher plus », a ainsi promis Amir Reza-Tofighi, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Pas si sûr, répondent syndicats et économistes, qui rappellent que cette politique de l’offre a un effet limité sur l’emploi et le plus souvent à court terme, comme on l’observe aujourd’hui avec le retour en force des plans « sociaux ». « Il y a eu beaucoup de baisses de cotisations ces dernières années, jamais les salariés ne l’ont récupéré en augmentation du salaire net », a aussi taclé Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT.

Le plus injuste des impôts

Gauche et syndicats soulignent qu’une hausse de la TVA reviendrait à transférer le poids des recettes sur le consommateur via une hausse des prix. Soit « une baisse massive de pouvoir d’achat pour les salariés », résume Sophie Binet.

D’autant plus inacceptable que la TVA est le plus injuste des impôts puisqu’elle pèse sur tous de la même façon, sans prendre en compte les revenus. Même le patron de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, le dit : « Ça crée des problèmes d’équité, d’inégalités importantes, parce que la proportion à consommer, c’est-à-dire la part que chacun consomme de son revenu, est plus forte chez ceux qui ont moins. »

L’U2P (Union des entreprises de proximité) est sensible à l’objection et tente d’y répondre par des taux de TVA différenciés. « Une hausse modérée de quelques points de la TVA pourrait être l’occasion de faire passer davantage de produits de première nécessité et du quotidien aux taux réduit ou très réduit, pour que les ménages les moins aisés soient également gagnants », suggère-t-elle.

Reste que le plus grand problème est l’incertitude qu’un tel transfert des cotisations vers la TVA fait peser sur le financement de la Sécu. Car la TVA, contrairement à la CSG, n’est pas fléchée vers la Sécurité sociale. Il serait donc aisé pour l’État de décider de l’allouer à d’autres dépenses. « Si, demain, la gestion passe totalement dans les mains de l’État, on tomberait dans le pot commun de l’impôt. On serait tributaires de décisions comptables, budgétaires, et de la couleur politique des gouvernements et du Parlement », explique Karim Bakhta, dirigeant de la fédération CGT des organismes sociaux.

Moitié impôts, moitié cotisations

C’est une autre marotte du patronat pour réduire le montant des cotisations : couper la protection sociale en deux. « La logique voudrait que (les) prestations universelles ne reposent plus sur les revenus du travail et soient financées par un impôt à assiette large, tandis que les prestations contributives continueraient à être financées par les cotisations sociales assises sur les revenus professionnels, ce qui permettrait de clarifier le lien entre payeurs et bénéficiaires de cette couverture sociale », explique Patrick Martin, président du Medef, dans la revue du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale.

La logique n’est pas nouvelle et avait par exemple été défendue en 2024 par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer, critiquant les exonérations de cotisations patronales comme « des trappes à bas salaires ». Cette idée pourrait très bien s’articuler avec la proposition de TVA sociale. Pour la CGT, cette distinction entre contributivité et non contributivité fragilise l’édifice fondé en 1945.

« C’est avant toute chose un choix politique : celui de remettre en cause la Sécurité sociale et de renforcer l’étatisation de la protection sociale, sous couvert d’une distinction entre assurance et solidarité, distinction qui n’a pas lieu d’être pour la CGT, qui revendique une Sécurité sociale intégrale, fondée sur les principes de solidarité de classe, fonctionnant comme une assurance sociale, financée par les revenus du travail et défendant la réponse aux besoins des assurés sociaux », estime l’organisation dans un récent « Mémo Sécu », « Contributivité ou comment détruire la Sécurité sociale ».

Faire payer les retraités

C’est la troisième piste développée par le patronat. « Le taux abattu de CSG pour les retraités, c’est 11,5 milliards d’euros de moins par an pour le budget de l’État. Quant à l’abattement pour frais professionnels, c’est une niche de 4,5 milliards. Alors je ne suis pas en train de dire qu’il faut que les retraités payent tout, évidemment non, mais il peut y avoir une répartition de l’effort », avait estimé dès janvier Patrick Martin. L’option avait été immédiatement relayée par la ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, puis par le ministre de l’Économie, Éric Lombard, avant d’être écartée en mai par François Bayrou, conscient du poids électoral de cette catégorie de la population.

Il n’empêche, l’idée circule toujours, alimentée par un constat. Le niveau de vie médian des retraités est, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 2,1 % plus élevé que celui des autres catégories. Même si cela s’explique par l’absence d’enfant à charge et par le fait que les retraités sont plus nombreux à être propriétaires de leur logement (70 % contre 53,7 % dans le reste de la population), cette comparaison alimente le constat du travail qui ne paie plus. « Une anomalie », selon Amir Reza-Tofighi, qui déplorait en avril qu’« à chaque fois qu’on demande des efforts, on ne les demande pas aux retraités, pour des raisons électorales ».

En avril, la Cour des comptes évoquait de son côté la fin de l’indexation des pensions sur l’inflation, estimant que ce système « n’apparaît pas le plus adapté pour assurer un équilibre durable du système des retraites » et qu’une « indexation sur les salaires favoriserait une meilleure équité intergénérationnelle ». Reprise en partie par l’U2P, qui propose un arrêt de l’indexation pendant trois à cinq ans, la mesure est très inégalitaire, puisqu’elle touche tous les pensionnés de la même façon. Moins coûteuse politiquement, la fin de l’abattement de 10 % pour les retraités recueille un plus large soutien. Le Medef comme la CPME et l’U2P y sont favorables.

« Cette suppression de l’abattement fiscal ne toucherait pas les plus modestes, qui sont généralement moins nombreux à être imposables », écrivait Pierre Madec, économiste à l’OFCE. Mais les retraités moyens seraient aussi affectés, et cela se traduirait par une hausse de leur niveau d’imposition. Pour 500 000 d’entre eux, cela voudrait même dire passer de non imposables à imposables. S’ajoute, rappelle la CGT, le fait que « l’augmentation du revenu fiscal de référence aurait des conséquences sur le taux de CSG appliqué, et remettrait en cause l’accès à certaines aides et allocations ou au logement social soumis à conditions de ressources ».

Taxer le patrimoine

S’en prendre au patrimoine pour équilibrer les comptes n’est pas une recette habituelle du patronat. Pourtant, l’U2P en fait un levier d’action et propose d’augmenter le niveau de taxation sur la rente financière et immobilière, pour qu’il cesse d’être inférieur à celui du travail.

Dans le même registre, elle suggère d’augmenter l’impôt sur les gros héritages – supérieurs à 500 000 euros –, estimant que, « quand le poids des fortunes héritées est tel et que nos choix collectifs aggravent le problème en taxant le travail plus que l’héritage, il faut inévitablement corriger la situation en réduisant les prélèvements sur le travail et en remontant un peu ceux qui sont appliqués aux héritages les plus volumineux ».

Ignorées par les organisations du moyen (CPME) et grand patronat (Medef), mais aussi par la droite et le centre, ces pistes prennent pourtant en compte la réalité d’un pays où les inégalités de patrimoine sont bien supérieures aux inégalités de revenus et n’ont cessé de croître (en 2024, 10 % des Français détenaient 50 % du patrimoine total), au point qu’on puisse parler de nouveau d’une « société d’héritiers ». Elles s’inscrivent par ailleurs dans la mobilisation en cours au niveau mondial pour une taxation effective des plus riches.


 

   mise en ligne le 29 mai 2025

Politis a trouvé de l’argent magique !

Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr

À l’aide de nombreux travaux d’économistes, Politis recense cinq mesures qui permettraient de trouver plus de 50 milliards d’euros par an. Davantage que le montant recherché par François Bayrou. Un bonus exceptionnel – pour seulement un an – rapporterait 100 milliards d’euros additionnels.

Le gouvernement de François Bayrou est tellement désemparé face à la nécessité de trouver 40 milliards d’euros supplémentaires pour le prochain budget qu’on ne serait même plus étonné qu’une cagnotte en ligne soit ouverte par les équipes du premier ministre. Comment ne pas les comprendre ?

Enfermés dans une politique de l’offre dogmatique, Emmanuel Macron et ses gouvernements successifs ont baissé les recettes fiscales, quoi qu’il en coûte. Et ils ne veulent surtout pas faire machine arrière. À ce niveau-là, et même si bon nombre de ministres aiment se poser en apôtres de la laïcité, tout indique que c’est bien la croyance en une religion néolibérale décomplexée (et surtout sa pratique) qui nous a conduits au bord d’une crise de la dette majeure. Dans leur logiciel, il ne reste donc qu’une seule solution : baisser, encore, les dépenses sociales, après trois réformes brutales de l’assurance-chômage et la hausse de l’âge légal de départ à la retraite.

Politis compile ci-dessous quelques idées simples et efficaces pour résoudre l’équation à laquelle les gouvernements successifs, depuis 2017, ne veulent pas répondre. Alors que plus de 9 millions de Français sont en situation de pauvreté, et que ce nombre est en hausse, nous estimons extrêmement périlleux et irresponsable de tailler plus encore dans les dépenses sociales. Pour faciliter la vie de François Bayrou, nous lui proposons ici de quoi faire entrer plus de 50 milliards d’euros de recettes supplémentaires par an dans les caisses de l’État.

Des propositions chiffrées et sourcées par des économistes reconnus et spécialistes qui, selon toute vraisemblance, ne mettraient en péril ni les emplois ni la santé économique du pays – rappelons, à ce titre, que notre croissance est atone depuis plusieurs années. En revanche, certaines reviennent sur des politiques publiques mises en place depuis 2017 et ayant conduit à aggraver la situation économique de la France.

1 – Appliquer la taxe « Zucman » : 20 milliards d’euros

C’est la mesure la plus médiatisée, notamment du fait du vote par les parlementaires, en février, d’une proposition de loi du groupe Écologiste et Social reprenant le principe de cette taxe pensé par Gabriel Zucman, éminent spécialiste de la fiscalité des plus riches. L’idée est simple et part d’un constat mis au jour par une note de l’Institut des politiques publiques dont Politis vous parlait déjà en 2023 : l’impôt sur le revenu devient régressif pour les plus riches de notre société. Ainsi, les 0,0002 % plus grandes fortunes du pays ne paient que 26 % d’impôt sur leur revenu, contre 50 % pour les 10 % les plus aisés.

En parallèle, le patrimoine des grandes fortunes a explosé ces dernières années, notamment parmi les plus riches des plus riches. Comment expliquer, dans un pays dont la devise contient le mot « égalité », que les plus fortunés payent proportionnellement moins d’impôts que les autres ? Gabriel Zucman propose donc de remédier à cette injustice en instaurant une taxe sur le patrimoine – et non sur le revenu ! – pour les ultra-riches. Cela ne concerne que les foyers fiscaux détenant plus de 100 millions d’euros de patrimoine – soit une infime partie de la population. Un impôt à hauteur de 2 % du patrimoine de ces immenses fortunes permettrait, selon le chercheur, de faire entrer environ 20 milliards d’euros par an dans les caisses publiques. 

L’argument ultime des néo­libéraux – « si on les taxe, les riches vont partir » – relève du préjugé.

Surtout, cela n’appauvrirait pas ces foyers : en effet, le rendement de leur capital – c’est-à-dire ce que leur fortune leur rapporte en plus chaque année – est de près de 7 % par an en moyenne sur les quarante dernières années, net de l’inflation. Inutile de souligner que les salaires n’ont pas connu une telle hausse. Enfin, l’argument ultime des néo­libéraux – « si on les taxe, les riches vont partir » – relève du préjugé et a été maintes fois contesté (lire ci-dessous).

ZOOM : L’exil des riches, peur infondée et facilement résoluble

Si un impôt sur le patrimoine des plus riches est mis en place, ceux-ci auraient le loisir de quitter le territoire pour y échapper : cet argument est répété inlassablement par ceux qui refusent la création de cette taxe. Il suffirait pourtant, afin d’empêcher ce contournement fiscal, de mettre en place un « bouclier anti-exil ». « L’idée est simple : si une personne a vécu longtemps en France, y est devenue immensément riche, et déménage dans un paradis fiscal, alors la France devrait – et pourrait facilement – continuer à taxer cette personne après son départ », explique, sur Instagram, Gabriel Zucman. Loin d’être saugrenue, cette idée est déjà mise en pratique par les États-Unis, par exemple.

2 – Réformer l’héritage et les droits de succession : 19 milliards d’euros

C’est certainement la manne de richesses la plus importante dans laquelle l’État pourrait puiser : les héritages. Dans les quinze prochaines années, 9 000 milliards d’euros de patrimoines détenus par les Français les plus âgés seront transmis à leurs héritiers. Un chiffre énorme, qui témoigne d’une réalité de mieux en mieux documentée ces dernières années. La France du XXIe siècle redevient une société d’héritiers, comme au XIXe siècle. Aujourd’hui, la fortune héritée représente 60 % du patrimoine national, contre 35 % seulement au début des années 1970.

Le flux successoral représente chaque année environ 400 milliards d’euros de patrimoine transmis. Fondation Jean-Jaurès

Étudié par de nombreux économistes, le principe de la succession reste pourtant profondément injuste et très inégalement réparti au sein d’une population où le patrimoine est de plus en plus concentré dans les mains d’une petite minorité – les 10 % les plus riches en détiennent plus de la moitié. « Ce retour de l’héritage, extrêmement concentré, nourrit une dynamique de renforcement des inégalités patrimoniales fondées sur la naissance et dont l’ampleur est beaucoup plus élevée que les inégalités observées pour les revenus du travail », souligne une étude du Conseil d’analyse économique (CAE), un collège d’économistes qui conseille le premier ministre.

Malgré cela, les successions restent très faiblement taxées. « Le flux successoral représente chaque année environ 400 milliards d’euros de patrimoine transmis, et la fiscalisation de ces donations et successions rapporte autour de 20 milliards d’euros à la collectivité (soit environ 5 % du total des transmissions) », rappelle ainsi une note de la Fondation Jean-Jaurès.

La faiblesse de ce pourcentage est notamment due à l’existence de nombreuses niches fiscales : pacte Dutreil (exonération de la transmission des biens professionnels), assurance-vie, etc. Autant de dispositifs qui permettent à bon nombre de successions d’éviter l’imposition. « Le système de taxation français […] est […] mité par des dispositifs d’exonération ou d’exemption dont les justifications économiques sont faibles », explique les économistes du CAE.

Au vu de ce constat, s’attaquer à une réforme d’ampleur des droits de succession s’apparente à une nécessité démocratique pour rétablir de l’égalité et de l’équité. Ce serait surtout une aubaine pour renflouer efficacement les caisses publiques. Les économistes du CAE ont fait des simulations : ils estiment qu’une réforme ambitieuse, qui s’attaquerait frontalement aux dispositifs qui mitent les droits de succession aujourd’hui, rapporterait 19 milliards d’euros par an à l’État. Une telle réforme n’augmenterait nullement les droits de succession des petits patrimoines, argument régulièrement utilisé par le pouvoir pour ne pas s’attaquer à ce sujet.

3 – Légaliser le cannabis : 2,8 milliards d’euros

Le chiffre pourrait paraître énorme. Pourtant, il est vraisemblablement sous-estimé car fondé sur des estimations très approximatives – et sans doute inférieures à la réalité – de la consommation actuelle de cannabis. Pour donner un ordre d’idée, les recettes fiscales sur la vente de cigarettes étaient de près de 13 milliards d’euros en 2024.

C’est, une nouvelle fois, une note du Conseil d’analyse économique, rattaché à Matignon – qu’on ne peut donc que difficilement qualifier de bolchevique –, qui aboutit à cette estimation : légaliser le cannabis permettrait à l’État d’engranger 2,8 milliards de recettes supplémentaires. Cette somme prend en compte l’ensemble des taxes qui encadreraient la vente du cannabis. En revanche, elle n’intègre pas d’éventuelles nouvelles recettes issues d’un changement des politiques publiques.

En effet, si le cannabis est légalisé, plus besoin de mener des politiques répressives – spécialité hexagonale sur ce sujet. « Même si on fait abstraction des nouvelles recettes fiscales, les politiques de légalisation et de dépénalisation ont un effet positif sur les finances publiques dans le cadre d’une analyse coûts-bénéfices. La plupart des études trouvent que les gains en termes de coûts de répression et de justice liés aux usagers sont plus élevés que les coûts d’encadrement du marché et que l’augmentation hypothétique des coûts de santé », écrivent les auteurs de la note.

Outre l’aspect purement financier, la légalisation du cannabis – sujet auquel Politis a consacré un dossier complet en février – permettrait de mieux encadrer et de réduire les risques liés à la consommation de cette substance.

4 – Revoir les politiques sur l’apprentissage : 10 milliards d’euros

« Apprentissage : quatre dispositifs pour reprendre le contrôle » : le titre de l’étude de l’économiste Bruno Coquet pour l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ne fait pas dans le subjectif. Les dépenses publiques liées à l’élargissement massif du dispositif de l’apprentissage sont hors de contrôle. Désormais près de 25 milliards d’euros par an. Un coût faramineux dont la quasi unique justification est le souhait d’Emmanuel Macron de pouvoir présenter un bilan d’un million de nouveaux apprentis par an – et, ainsi, de jouer artificiellement – sur le taux de chômage des jeunes. Un objectif d’ores et déjà presque atteint. Mais à quel prix ?

En 2023, un apprenti générait en moyenne plus de 26 000 euros par an de dépenses publiques. B. Coquet

Si Emmanuel Macron s’est attaqué dès 2018 au sujet de l’apprentissage, le tournant majeur date d’après le premier confinement, en 2020. Dans le but de relancer à tout-va l’économie, le président de la République et son gouvernement instaurent une « aide exceptionnelle » pour les entreprises concernant l’apprentissage. Une aide qui va « bien au-delà de toutes les bonnes pratiques en matière d’emplois aidés », pour l’économiste de l’OFCE. En effet, celle-ci élargit massivement le dispositif, notamment pour les étudiants en études supérieures, alors qu’auparavant il ciblait les formations de niveau bac ou inférieur. Pour une entreprise, le coût d’embauche d’un étudiant en apprentissage devient infime. Il « a été réduit d’environ 90 % pour les apprentis du supérieur », note Bruno Coquet.

Autant d’aides qui aboutissent à une situation « incontrôlée » selon l’économiste : « En 2023, un apprenti générait en moyenne plus de 26 000 euros par an de dépenses publiques, soit environ deux fois le coût moyen d’un étudiant du supérieur suivant une voie classique. » « Du point de vue de l’insertion en emploi des apprentis, l’efficience du dispositif est très faible », nuance l’économiste. Ainsi, il propose de revenir à la formule de 2018, concentrée sur les apprentis qui en ont le plus besoin pour s’insérer sur le marché du travail. Cela permettrait à l’État d’économiser 10 milliards d’euros par an, aujourd’hui versés sans contrôle ni distinction aux entreprises, sans autre objectif qu’un chiffre, certes mirobolant, mais qui n’est ni efficient ni intéressant économiquement.

5 – Baisser les exonérations de cotisations sur les bas salaires : 3 milliards

C’est une mesure qui a failli être votée lors du dernier budget. Mais les macronistes, fidèles à leur mantra « ne pas augmenter le coût du travail » et soucieux de ne pas fâcher le patronat, ont finalement réussi à la vider de son sens.

De quoi parle-t-on ? Aujourd’hui, le Smic et les très bas salaires (jusqu’à 1,6 Smic) bénéficient d’exonérations de cotisations patronales. Ce qui peut créer ce qu’on appelle une « trappe à bas salaires » : les entreprises n’ont aucun intérêt à augmenter les bas salaires car cela leur coûte doublement, à la fois par la hausse du salaire et par le surplus de cotisations dont elles étaient exonérées avant l’augmentation. Le phénomène a été, ces derniers mois, de plus en plus mis en avant du fait d’une « Smicardisation » de la société.

Début 2023, 17,3 % des salariés français étaient payés au Smic, un niveau inédit en trente ans. La raison : avec l’inflation, le Smic a continué d’augmenter, rattrapant les bas salaires, qui, eux, ont stagné. Or, avec le système actuel d’allègements de cotisations pour les salaires autour du Smic, il n’existe aucune incitation – au contraire même – à augmenter les bas salaires.

Fin 2024, deux économistes proches du gouvernement, Antoine Bozio et Étienne Wasmer, ont rendu un volumineux rapport sur cette question. Et leur conclusion, même si elle reste policée, est claire : « En termes de politiques d’exonérations de cotisations sociales, une inflexion est nécessaire. » D’autant plus nécessaire que le coût de ces exonérations, entre 70 et 80 milliards d’euros par an, est très important. Infléchir légèrement la politique actuelle sur les très bas salaires – comme l’a, un moment, envisagé le gouvernement – pourrait ainsi rapporter, a minima, 3 milliards d’euros supplémentaires par an.

Bonus  : taxer la hausse des richesses des ultra-riches : une mesure exceptionnelle à 100 milliards

« En France, les 500 plus grandes fortunes ont progressé de 1 000 milliards d’euros depuis 2010, passant de 200 à 1 200 milliards. » Dans une note de son blog sur Le Monde, Thomas Piketty, l’économiste des inégalités et auteur du Capital au XXIe siècle, pose ce constat particulièrement éloquent. Et propose une mesure sur cette augmentation faramineuse. « Il suffirait d’une taxe exceptionnelle de 10 % sur cet enrichissement de 1 000 milliards pour rapporter 100 milliards, c’est-à-dire autant que la totalité des coupes budgétaires envisagées par le gouvernement pour les trois prochaines années. »

Rien dans la Constitution n’interdit n’imposer une taxe exceptionnelle sur l’enrichissement des milliardaires. T. Piketty

La proposition, au vu du contexte économique et politique, paraît assez peu crédible. Pourtant, aucun argument ne permet de la balayer d’un revers de main. Les milliardaires partiraient-ils ? Avec la création d’un bouclier contre l’exil fiscal, ils ne pourraient pas. Une mesure anticonstitutionnelle ? « Rien dans la Constitution n’interdit n’imposer une taxe exceptionnelle sur l’enrichissement des milliardaires, et plus généralement d’imposer le patrimoine, qui est un indicateur pertinent pour évaluer la capacité contributive des citoyens, au moins autant que le revenu », réfute Thomas Piketty. « Que certains juges constitutionnels ignorent tout cela et tentent parfois d’utiliser leur fonction pour imposer leurs préférences partisanes ne change rien à l’affaire : il s’agit d’un débat politique et non juridique. »

Un débat politique qu’il est de plus en plus urgent d’avoir pour éviter les cures austéritaires à répétition promises par le gouvernement, et pour, enfin, réinvestir dans nos services publics et dans la transition climatique.


 

    mise en ligne le 28 mai 2025

Au tribunal de Nanterre, des militants pro-palestiniens contre Thalès

Par Marie-Mene Mekaoui sur https://www.bondyblog.fr/

Sept militants pro-palestiniens sont poursuivis par l’entreprise française d’armement, pour avoir réalisé des tags sur les murs extérieurs de son site. Les faits ne sont pas contestés par les prévenus mais justifiés en raison du contexte de la guerre à Gaza.

L’émotion est palpable dans la 18e chambre du tribunal judiciaire de Nanterre. Les sept prévenus défilent, chacun leur tour, devant la présidente, Nour Abboudi, pour leur déclaration spontanée. « Désolée, je suis un peu stressée », prévient Romane M., 31 ans. Elle n’arrive pas à contenir ses émotions et pleure. « J’ai participé à toutes les formes légales d’activisme mais je suis restée impuissante », justifie-t-elle.

Ils sont sept militants pro-palestiniens à comparaître libre, ce 27 mai. L’entreprise française d’armement, Thalès, les poursuit pour « dégradation ou détérioration légère d’un bien par inscription, signe ou dessin commise en réunion ». Les faits se sont déroulés le 1er février 2024, à l’aube. Il est 5 heures du matin quand Tarek I., Corinne L., Romane M., Chadi R., Clara S. et Nordine Z., se rendent devant le siège de l’entreprise, à Gennevilliers.

Ils s’arment de peinture à bombe rouge et taguent sur les murs extérieurs du groupe d’armement français. Ils inscrivent “Free Palestine”, “Thalès complice génocide”, “Stop arming Israel PA”. Des bouteilles en verre remplies de clous sont aussi jetées sur la chaussée en référence aux « bombes qu’Israël lance sur Gaza et auxquelles Thalès contribue », explique Mohamed Geite, un des avocats de la défense. Les sept militants ont été interpellés par la police à quelques mètres des faits.

Des actions de désobéissance civile

Quatre femmes et trois hommes sont assis face à face sur le banc des prévenus. Ils sont enseignants-chercheurs, artistes, chefs d’entreprise, étudiants ou encore infirmiers. Rien ne semble les lier si ce n’est la cause palestinienne. Ils font partie du collectif Palestine Action, dont l’objectif est de réaliser des actions coups de point pour perturber les marchands d’armes qui commerceraient avec Israël.

Les tags avaient donc pour but de « dénoncer les actions de Thalès », explique à la barre Chadi M., mannequin et ancien salarié de la Croix rouge. Ils accusent l’entreprise de vendre des composants d’armes à Israël qui seraient utilisés dans la guerre à Gaza, qui a débuté au lendemain du 7 octobre.

Les sept prévenus, qui ont un casier judiciaire vierge, assument les faits qui leur sont reprochés. Leur défense repose sur le contexte géopolitique dans lequel ils ont été réalisés : celui du génocide à Gaza, dénoncés par plusieurs organisations internanionales.

« Ce n’est pas de la peinture au mur qui devrait scandaliser mais les crimes à Gaza »

La présidente, Nour Abboudi, les laisse discourir mais rappelle en préambule : « Ce qui vous est reproché n’est pas ce qui est inscrit, mais le fait d’avoir fait ces tags. » Mais les prévenus ne dévient pas. « Ce n’est pas de la peinture au mur qui devrait scandaliser mais les crimes à Gaza », dénonce à la barre Tarek I., chef d’entreprise dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Il est tiré à quatre épingles dans un costume beige.

La défense appelle trois témoins à la barre. Le premier, Rony Brauman, ancien président de MSF, avance d’un pas assuré. Il rappelle qu’Israël a largué « 100 milles tonnes de bombes » sur la bande de Gaza. L’action de désobéissance civile non violente qu’ont organisé les prévenus « n’est pas inédite » explique l’homme aux cheveux gris avant de faire une analogie avec les actions menées par la société civile durant l’Apartheid sud africain.

Thalès a des partenariats historiques avec Israël, un État impliqué dans des crimes de guerre

Le deuxième témoin entre dans la salle d’audience. C’est Tony Fortin, chargé d’études à l’Observatoire des armements. Il s’excuse par avance si sa prise de parole est longue.

« Thalès a des partenariats historiques avec Israël, un État impliqué dans des crimes de guerre », assure-t-il. Dans les domaines du satellite, de la sécurité informatique ou du drône, il explique les liens commerciaux qu’entretient l’entreprise d’armement, dont 25 % des parts appartiennent à l’Etat français, avec Israël, accusé de violer le droit international. Or, « quand il y a un risque que les armements utilisés violent le droit international, il faut stopper les ventes », souligne le spécialiste.

« Sans ce type de mobilisation, il est compliqué d’être informé sur l’exportation des armes »

Interrogé par la seconde avocate de la défense, Clara Gandin, sur l’intérêt d’un acte de désobéissance civile comme celui des prévenus, Tony Fortin estime que « l’action menée participe à faire émerger un débat ». Et d’ajouter que « sans ce type de mobilisation, il est compliqué d’être informé sur l’exportation des armes ».

L’huissier invite le troisième témoin à entrer dans la salle. C’est Sarra Griga, rédactrice en chef du média en ligne Orient XXI. En introduction, elle rappelle la décision du 26 janvier 2024, de la Cour internationale de justice, demandant à Israël d’empêcher d’éventuels actes de « génocide » et de « prendre des mesures immédiates » pour permettre la fourniture « de l’aide humanitaire à la population civile de Gaza ».

« La responsabilité du génocide va au-delà de celle des États. Les entreprises qui ont vendu des armes peuvent être poursuivies », explique la journaliste, calepin entre les mains. Elle paraphrase les mots de Johann Soufi, ancien chef du bureau des réfugiés palestiniens des Nations Unis. Pour la journaliste, l’action des militants est donc légitime. « Il est audible que des citoyens sentent le devoir d’intervenir contre le génocide par tous les moyens qu’ils disposent », défend-elle.

Le droit et la morale

Tout au long des interventions, ni la présidente, ni l’avocate générale ou l’avocate des parties civiles n’ont posé de question.

Place aux conclusions. L’avocate qui représente Thalès, Hélène Chesné, débute. « Les éléments du dossier montrent que des dégradations ont été commises et elles ne sont pas contestées par les personnes qui comparaissent. » Elle recadre ensuite le débat. La question est de savoir si la liberté d’expression empêche la culpabilité pénale des prévenus. « L’émotion légitime n’autorise pas n’importe quelle forme d’action », plaide l’avocate qui admet que les faits reprochés « sont minimes ». 

Même si l’impuissance « est frustrante », Hélène Chesné soutient que « Thalès n’a rien à se reprocher d’un point de vue légal ». Dans la salle, l’indignation se fait ressentir. La rédactrice en chef, Sarra Griga, hoche la tête de droite à gauche en signe de contestation et lâche un soupir : « c’est faux ».

Quant à l’avocate générale, Amélie Montaillet, elle considère, elle aussi, qu’il faut seulement regarder les dégradations qui ont été « causées et qui constituent une infraction ». Ce n’est pas non plus au tribunal de juger de la légitimité de la mobilisation. « Nous sommes dans une enceinte démocratique, mais pas politique », a-t-elle conclu, en réfutant les arguments d’état de fraternité et de nécessité portés par la défense.

Une action « d’intérêt public »

Clara Gandin est la première avocate de la défense à conclure. L’avocate se lance dans une longue tirade qui retrace les manquements d’Israël au droit international et du rôle de Thalès dans ce contexte. « Sans les hautes technologies fournies par Thalès, les drônes israéliens n’existent pas », dénonce-t-elle. L’action de désobéissance civile perpétrée par les prévenus est donc « d’intérêt public » et « justifie la relaxe » des prévenus.

Pour Maître Geite, « l’objectif était de porter un message et non un préjudice à l’entreprise ». L’avocat note que Thalès n’a pas porté plainte pour diffamation et rappelle que la Cour de cassation a déjà relaxé des prévenus poursuivis pour des faits plus graves comme des blocages d’autoroutes.

Les parties civiles requiert plus de 11 500 euros en réparation d’un préjudice matériel, 3 500 euros en préjudice moral et 4 000 euros en application des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale. Le ministère public requiert quant à lui 500 euros d’amendes par prévenu avec un sursis allant de 100 à 300 euros pour certains d’entre eux.

Avant d’annoncer que les délibérés se dérouleront le 1er juillet à 9h, la présidente donne une dernière fois la parole aux prévenus. Après un silence, Corinne L. décide de la prendre. « J’espère que justice sera faite pour les Palestiniens et les Palestiniennes. » 


 

    mise enligne le 27 mai 2025

400 plans de suppression d’emplois : Macron, clown de la réindustrialisation

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

La CGT vient de publier une carte actualisée des plans de suppression d’emploi. Depuis septembre 2023, près de 90 000 emplois directs sont menacés ou supprimés. Un chiffre qu’Emmanuel Macron ignore. Pire, lui et ses gouvernements refusent toute intervention politique pour endiguer cette saignée sociale.

Dans le flot de l’actualité, l’information est passée à la trappe. Pourtant, elle a de quoi étonner, a minima. Auditionné par la commission d’enquête parlementaire sur les plans de licenciements, le patron d’ArcelorMittal France, Alain Le Grix de la Salle, confie, sous serment, avoir été reçu par Emmanuel Macron en compagnie de M. Mittal, dirigeant mondial du groupe, mi-mars. Soit, un mois avant l’annonce du vaste plan de suppression de 636 postes. De quoi discuter sérieusement d’un tel sujet ? D’envisager des moyens de sauver ces emplois ? Ni l’un. Ni l’autre. Selon Alain Le Grix de la Salle, le sujet n’a même pas été abordé.

Qu’écrire face à une telle blague ? « Ahurissant », est peut-être le seul qualificatif adapté à la situation. Pourtant, loin d’être exceptionnel, cet exemple caractérise la politique sur le sujet de l’emploi et de l’industrie de l’autoproclamé apôtre de la réindustrialisation : le néant. Alors que les plans de licenciements s’amoncellent partout dans le pays, touchant notamment plusieurs secteurs industriels, Emmanuel Macron fait la sourde oreille.

Organiser sa propre impuissance

Ce mardi, la CGT a présenté une actualisation de sa carte des plans de suppression de postes. Voilà un an, tout pile, que la deuxième organisation syndicale du pays alerte sur un sujet qui devient de plus en plus brûlant en compilant, méthodiquement, l’ensemble des plans de licenciements dont elle a connaissance.

C’est un gouvernement qui organise sa propre impuissance.     S. Binet

En octobre 2024, lors de la dernière présentation de sa carte, la centrale avait recensé 180 plans de suppression de postes entre septembre 2023 et septembre 2024. Six mois plus tard, ce chiffre atteint la barre des 400. « Et il est extrêmement minoré. Nous n’avons pas connaissance de tous les plans dans les petites et moyennes entreprises qui passent en dehors de nos radars », rappelle Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT.

Selon le syndicat, cela concerne 88 501 emplois directs supprimés ou menacés. Avec les emplois « induits », ce chiffre explose et se situe entre 157 000 et 244 000, selon les hypothèses. L’estimation est très importante. Pourtant, elle ne semble que peu préoccuper le gouvernement, bien plus loquace quand il s’agit de taper sur les musulmans ou sur les précaires. C’est d’ailleurs une Sophie Binet particulièrement remontée qui s’est présentée ce mardi devant la presse pour dénoncer « un gouvernement qui organise sa propre impuissance ».

Et comment ne pas la comprendre quand, avec une année de recul depuis ses premières alertes, on ne peut que constater l’inaction du gouvernement. Ou, pire, sa volonté d’aller contre les intérêts des salariés. L’exemple de Vencorex, avec une nationalisation refusée par l’État, puis un projet de coopérative soutenu par à peu près tout le monde – sauf le gouvernement – retoqué par le tribunal de commerce, en représentent très certainement l’allégorie.

Cette impuissance gouvernementale est aussi évidente que la stratégie des multinationales, largement bénéficiaires, abandonnant volontairement des sites plus assez rentables pour leurs actionnaires, pour délocaliser leur production et maximiser leurs dividendes.

Emmanuel Macron impose sa vision du monde : il n’y aurait rien au-dessus de la loi du marché.

De nombreux leviers publics existent pour qu’Emmanuel Macron et François Bayrou mettent un terme à cette saignée sociale. Nationalisation, moratoire sur les licenciements, transparence sur les aides publiques, conditionnalité des aides au maintien de l’emploi… Autant d’outils que le gouvernement pourrait décider d’activer.

Étudier sérieusement la nationalisation

Mais, une fois n’est pas coutume, en organisant son impuissance, Emmanuel Macron impose sa vision du monde : il n’y aurait rien au-dessus de la loi du marché. Et tout interventionnisme de l’État est vu, par essence, comme mauvais. Il s’agirait, pourtant, de sortir d’un dogmatisme inquiétant et de faire preuve de pragmatisme et de « bon sens » : deux valeurs dont les membres de la macronie adorent se draper.

Le bon sens, en effet, c’est de s’interroger sur ce que deviennent les millions – voire les milliards, parfois – d’euros d’aides publiques accordés à des entreprises. Les mêmes qui, ensuite, s’empressent de licencier.

C’est d’étudier sérieusement la nationalisation d’ArcelorMittal, alors que les projets de décarbonation, nécessaires à la poursuite de l’activité française, sont mis entre parenthèses par la multinationale.

Maximiser les rentes du capital n’est pas une politique industrielle sérieuse.

C’est d’écouter les acteurs locaux, syndicats, élus, salariés et même, parfois, patronat, qui proposent des projets de reprise cohérents, comme à La Chapelle Darblay. C’est de travailler au niveau national comme européen pour protéger les salariés français du dumping social et écologique – et non vouloir écarter la directive européenne sur le devoir de vigilance, une réglementation a minima pour faire respecter les droits humains aux multinationales.

Car, disons-le clairement : la politique de l’offre, visant à réduire le coût du travail et à maximiser les rentes du capital n’est pas une politique industrielle sérieuse. Ce n’est pas un principe dogmatique, mais le bilan de huit ans de macronisme.


 

   mise en ligne le 26 mai 2025

Loi Duplomb à l'Assemblée nationale :
la dérégulation à tout-va

Clara Gazel sur www.humanite.fr

Examiné à partir de ce lundi à l’Assemblée nationale, le texte porté par deux sénateurs de droite promet de « lever les contraintes » pesant sur les paysans. Cher à la FNSEA, il multiplie les saillies contre les normes environnementales et regorge de mesures contre-productives, comme la ré-autorisation de néonicotinoïdes.

Les porteurs du texte pensent se poser en sauveurs du monde paysan. Débattue ce lundi à l’Assemblée nationale, après son adoption au Sénat, la proposition de loi (PPL) Duplomb – du nom de l’un de ses coauteurs – ambitionne de « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Un titre prometteur bien loin de faire l’unanimité dans la profession et qui soulève de vives contestations des associations environnementales.

En cause, des mesures controversées, parmi lesquelles la réintroduction de néonicotinoïdes et l’assouplissement des normes environnementales pour l’élevage intensif. Autant de mesures chères à la FNSEA qui seront examinées jusqu’au 31 mai et qui font l’objet de plus de 3 500 amendements. Sauf si par un tour de passe-passe législatif, les députés favorables au texte défendent une motion de rejet du texte. En effet, si une majorité de députés la vote, le texte sera immédiatement considéré comme rejeté par l’Assemblée nationale, donc sans examen dans l’Hémicycle. Il ferait ensuite l’objet d’une commission mixte paritaire (CMP). Mais en partant de la version du Sénat. « L’unique but de cette manœuvre est de faire passer en force, sans débat démocratique en séance, les dispositions ignobles de cette proposition de loi », a réagi l’association de défense de l’environnement Générations futures dans un communiqué.

Une loi « terriblement rétrograde »

Si les défenseurs de cette PPL brandissent l’argument de l’intérêt général, elle ne satisfait pas l’ensemble du monde paysan. « Elle ne répond en rien aux vrais enjeux comme l’accès à la terre, les revenus ou l’installation, fustige Astrid Bouchedor, chargée de plaidoyer chez Terre de liens. À la place on a plus de pesticides, moins de contrôle et plus de concentration des terres. »

Fanny Métrat, porte-parole de la Confédération paysanne, dénonce une loi « terriblement rétrograde » qui ne répond pas aux causes structurelles de la crise agricole – les mêmes qui avaient déclenché la vague de contestation de l’hiver 2024. « On nous impose un faux narratif selon lequel les normes environnementales seraient responsables de nos souffrances. »

Pire : pour Mathieu Courgeau, coprésident du collectif Nourrir, organisme agricole et citoyen qui œuvre à la refonte du système agricole, la loi détourne l’agriculture de l’indispensable transition écologique. « Elle ne propose rien pour adapter notre modèle aux dérèglements climatiques, qui sont pourtant la deuxième préoccupation des agriculteurs après le revenu. »

Les pesticides érigés en totem

Parmi les mesures les plus décriées, l’article 2 autorise, pour trois ans, des dérogations à l’interdiction des néonicotinoïdes, autorisés ailleurs en Europe. « C’est un choix purement politique, qui n’a rien de scientifique. Les risques pour la santé humaine et la biodiversité sont bien documentés dans la littérature académique », rappelle Yoann Coulmont, chargé de mission plaidoyer chez Générations futures.

Pour Stéphane Galais, porte-parole de la Confédération paysanne, « il faut en finir avec le ”pas d’interdiction sans solution”, chiffon rouge agité pour les filières noisette et betterave, qui ont des alternatives et dont la majorité des récoltes est exportée ».

Autre point sensible : la suppression de la séparation entre vente et conseil des pesticides. Un danger clair pour Générations futures, qui rappelle que les vendeurs ont « des intérêts économiques évidents ». Quant à la volonté de soumettre l’Anses – qui délivre les autorisations pour les pesticides – à un comité d’orientation agricole, écartée en commission à l’Assemblée, elle pourrait revenir par voie réglementaire. « C’est une stratégie de diversion de la ministre Genevard », tance Yoann Coulmont.

Encourager les méga-fermes

La PPL prévoit d’abaisser les seuils déclenchant une étude environnementale pour les projets d’élevage intensif. « Pour les volailles, le seuil passerait de 40 000 à 85 000. En dessous, plus d’étude systématique », explique Sandy Olivar Calvo, de Greenpeace. Un soutien affiché à l’élevage intensif et un « appel d’air pour la concentration des fermes », selon Stéphane Galais, de la Confédération paysanne. À qui profiterait cette mesure ? « À une infime minorité car moins de 2 % des exploitations sont au-dessus de ces seuils », répond Sandy Olivar Calvo.

Prévue dans le texte sénatorial, la mesure facilitant la construction de mégabassines a été retoquée en commission. Mais le gouvernement prévoit déjà de la réintroduire par amendement, sous pression de la FNSEA, qui dénonce un texte « détricoté ».

Pressions de la FNSEA sur les élus

Le syndicat, qui soutient ce texte « vital », agite la menace de nouvelles actions ce lundi, aux côtés des Jeunes agriculteurs. Pour faire pression, certains membres n’ont pas hésité à harceler de messages des députés ou à dégrader des permanences dans les Hautes-Pyrénées, l’Hérault ou le Cher. « Contrairement aux pratiques mafieuses des dirigeants de la FNSEA, on va soutenir les élus opposés à la loi en déposant des fleurs, symbole de biodiversité, devant les permanences », réagit Thomas Gibert, porte-parole de la Confédération paysanne.

Le syndicat fustige le « forcing de la FNSEA », qui a conduit à l’adoption de la procédure accélérée pour cette PPL, « loin de faire l’unanimité chez les députés du bloc central ». Autant dire qu’elle a du plomb dans l’aile, suscitant même des divergences entre ministères : début mai, la ministre de la Transition écologique qualifiait la réintroduction d’un néonicotinoïde de « fausse solution », quand sa collègue de l’Agriculture saluait un texte « équilibré ». Rappelons qu’Annie Genevard vient des rangs LR, comme Laurent Duplomb, coauteur de la loi et ancien élu de… la FNSEA.

Comme si les reculs environnementaux ne suffisaient pas, Annie Genevard a annoncé le 20 mai une coupe drastique de 15 millions d’euros dans le budget alloué à l’Agence bio, chargée de structurer la filière. Un « signal délétère », dénoncent professionnels et associations. « On veut sortir du marasme dans lequel on est, lance Fanny Métrat. On n’en peut plus de ces discours qui nous montent les uns contre les autres et nous isolent des citoyens. » Des citoyens qui, en grande majorité, rejettent cette loi, rappelle Sandy Olivar Calvo : « Les députés doivent se souvenir qu’ils n’ont pas été élus par la FNSEA, mais par des citoyens très inquiets des dangers qu’elle porte. »


 


 

Agriculteurs,
ils disent non à la loi Duplomb

Par Fanny Marlier sur https://reporterre.net/

Aides fléchées pour les élevages industriels, pesticides à gogo... La loi Duplomb ne bénéficiera qu’à une poignée de gros agriculteurs, insistent les paysans interrogés par Reporterre.

Supposé « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », ce texte pourrait bel et bien accélérer la fin de la profession. C’est le sombre constat dressé par nombre d’agriculteurs qui espèrent arriver à instaurer un rapport de force en amont de l’examen de la loi Duplomb, qui débute lundi 26 mai à l’Assemblée nationale. Les partisans du texte vont déposer aujourd’hui une motion de rejet pour contourner les amendements déposés par les écologistes et insoumis. Si cette motion est votée, l’examen de la loi passera directement en commission mixte paritaire (CMP), réunissant qu’un petit nombre de députés et sénateurs pour travailler sur la version du Sénat.

Dans le détail, le texte écocidaire pourrait réintroduire des pesticides dangereux, encourager l’épandage par drones, favoriser la construction de mégabassines, détruire les zones humides, ou encore, affaiblir l’indépendance de l’Anses, l’agence nationale chargée d’évaluer et d’autoriser la mise sur le marché des pesticides.

« Cette proposition de loi ne répond pas aux attentes du monde agricole fustige Thomas Guibert, porte-parole du syndicat agricole la Confédération paysanne. Ce texte ne bénéficiera qu’à une poignée de très gros agriculteurs, toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux notamment ceux qui dirigent la FNSEA. »

En sous-texte, le syndicaliste souligne combien cette loi découle des demandes de la FNSEA, le syndicat qui défend une agriculture productiviste intensive avide de produits phytosanitaires. Derrière ce texte, le sénateur Les Républicains (LR), Laurent Duplomb, est d’ailleurs lui-même un ancien élu de la FNSEA. À l’opposé, la loi constituerait une menace pour l’agriculture paysanne, « celle qui relocalise, respecte les sols et tente de préserver les ressources en eau », souligne la Confédération paysanne.

Au-delà des effets pour la santé et la biodiversité, parmi les dispositifs qui inquiètent les agriculteurs, il y a aussi celui facilitant l’essor des élevages industriels. Selon le niveau de danger qu’elles représentent pour la santé et l’environnement, certaines catégories d’installations, appelées les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), sont soumises à une réglementation particulière nécessitant une demande d’autorisation préalable. On y trouve des industries, des usines, mais aussi de grands élevages.

Mégapoulaillers industriels

La loi Duplomb vise à élever les seuils de ces élevages soumis à autorisation, en passant par exemple d’un élevage de 40 000 volailles à 85 000 volailles. En 2024, près de 19 000 sites étaient soumis à ce régime d’autorisation, soit moins de 5 % des exploitations agricoles françaises.

« La mesure concerne très peu d’exploitations mais elle pourrait avoir des conséquences environnementales majeures, notamment en termes de pollution de l’eau, pointe Sandy Olivar Calvo, chargée de campagne agriculture et alimentation chez Greenpeace. Sans compter que l’accélération des élevages industriels se fait toujours au détriment d’autres exploitations, plus petites, et entraîne généralement leur chute. »

Le nombre d’agriculteurs et de fermes en France ne cesse, en effet, de baisser. À tel point qu’en dix ans, entre 2010 et 2020, la France a perdu 101 000 exploitations agricoles. En cause, le coût des installations, les faibles rémunérations, les conséquences du changement climatique, la difficulté à trouver un équilibre entre vie personnelle et professionnelle.

« L’accélération des élevages industriels se fait au détriment des petites exploitations »

Les grandes exploitations, autour de 136 hectares, sont les seules à avoir vu leur nombre augmenter. Les exploitations ne cessent de s’agrandir et de se spécialiser. Sur la décennie, la taille moyenne des exploitations est passée de 55 hectares en 2010 à 69 hectares en 2020.

Plus de pesticides, moins de contrôle

« La loi Duplomb propose uniquement d’utiliser davantage de pesticides, d’alléger les contrôles, et de faciliter les concentrations », résume Astrid Bouchedor, responsable de plaidoyer de Terre de Liens.

Avec quelles conséquences ? Thomas Guibert, de la Confédération paysanne, donne un exemple d’un effet domino délétère. La réintroduction de certains pesticides va nuire aux abeilles et donc nuire aux apiculteurs... qui doivent déjà faire face à « des importations cassant les prix ». Sans parler des baisses de rendement dues à une pollinisation des fruits et légumes en baisse.

Surtout, la loi Duplomb ne répond pas aux demandes issues du monde agricole, martèlent ces agriculteurs. Un sondage Ifop, du Collectif Nourrir réalisé en février 2024 auprès de 600 agriculteurs indiquait qu’à peine 4 % des répondants sont préoccupés par les restrictions sur les pesticides.

Détricotage des mesures favorables à l’environnement

Au total, 52 % citaient le contexte économique comme source de préoccupation majeure, en particulier l’augmentation des coûts (18 %), l’instabilité des marchés (16 %), et des prix de vente insuffisants (12 %). Autre point important : 60 % des agriculteurs interrogés disaient vouloir se tourner vers l’agroécologie et la bio.

En guise de besoins urgents, Astrid Bouchedor, de Terres de liens cite pêle-mêle : la création d’une grande loi foncière facilitant l’accès à la terre, ainsi que la réorientation des aides, comme celles de la PAC, davantage fléchées vers des fermes agroécologiques « à tailles humaines ».

Pour l’heure, le gouvernement ne semble pas prêt d’y répondre favorablement. Mardi 20 mai, l’Agence bio chargée du développement de la promotion des produits bio a appris la suppression des 5 millions d’euros à son budget dédié aux campagnes de communication, ainsi que la réduction de 10 millions d’euros de la dotation de son fonds Avenir bio, destiné à soutenir des projets de développement de filières biologiques.

Quoi qu’il en soit, la loi Duplomb s’inscrit dans la lignée des politiques de détricotage des mesures favorables à la protection de l’environnement et à la santé des citoyens à l’œuvre depuis plusieurs mois. « Il est incompréhensible de voir aujourd’hui les députés débattre d’un texte qui met en péril notre capacité à produire demain et à assurer un environnement et une alimentation saine pour tout le monde », insiste Mathieu Courgeau, éleveur et coprésident du Collectif Nourrir.

Et de conclure : « Alors que les agriculteurs et les citoyens appellent de leurs vœux à une transition de notre système agricole et alimentaire, cette loi est à contre-courant de l’histoire, des réalités scientifiques et des attentes de la société. »


 


 

Derrière la loi Duplomb,
le lobby antisciences

Vanina Delmas  sur www.politis.fr

La proposition de loi visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » est examinée à partir d’aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Elle nie la protection essentielle du vivant et les expertises scientifiques.

Le 5 mai, plus de 1 200 médecins, chercheurs et scientifiques ont signé une lettre ouverte  adressée aux ministres de la Santé, de l’Agriculture, du Travail et de l’Environnement, à propos des menaces pour la santé, l’environnement et l’expertise scientifique que fait peser la proposition de loi visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Portée par le sénateur Les Républicains (LR) de la Haute-Loire, Laurent Duplomb, elle a été largement adoptée en janvier en première lecture par le Sénat.

Elle est présentée par la droite et une partie du gouvernement comme un complément de la loi d’orientation agricole et une réponse à la colère du monde agricole. Ou plutôt d’une partie du monde agricole : la minorité qui déclare les normes environnementales comme la source de tous leurs problèmes. Parmi ses huit articles, la « PPL Duplomb » en compte plusieurs qui nient totalement les dizaines d’expertises scientifiques réalisées ces dernières années.

Risque de retour des néonicotinoïdes ?

L’article 2 fait courir le risque d’une réautorisation de certaines substances néonicotinoïdes, des pesticides « tueurs d’abeilles » interdits en France depuis 2018 comme l’acétamipride, le sulfoxaflor et le flupyradifurone. L’ONG Générations futures (GF) a décidé de « remettre les faits et la science au cœur des débats » afin de lutter contre la désinformation et les contre-vérités notamment sur l’acétamipride, autorisé ailleurs en Europe et présenté comme moins toxique que les autres. GF pointe les multiples défaillances des évaluations au niveau européen, que ce soit sur sa persistance dans l’environnement que sa toxicité pour les abeilles et la santé humaine.

« Nous avons identifié au moins 23 nouvelles études universitaires parues ces deux dernières années, apportant de nouvelles preuves de la toxicité significative de cette substance sur les abeilles, précise Pauline Cervan, toxicologue. De plus, l’évaluation réglementaire a été particulièrement lacunaire : les risques chroniques n’ont pas été correctement évalués, les effets sur les abeilles solitaires et les bourdons n’ont pas du tout été évalués, tout comme les effets sublétaux qui troublent les comportements, les capacités de reproduction des populations et conduisent à leur disparition. »

Un syndicat agricole industriel et certains élus utilisent ce sujet de l’acétamipride pour mettre un pied dans la porte. P. Grandcolas

Concernant les impacts sur la santé humaine, l’ONG signale l’existence de plusieurs études dans la littérature académique indiquant un effet neurotoxique pour le développement, qui ont été globalement ignorées par les agences européennes d’évaluation des risques. Générations futures et Pesticide Action Network (PAN) Europe vont un cran plus loin en appelant à interdire totalement l’acétamipride pour tous les usages en Europe, agricoles et biocides.

Quid de la santé humaine ?

Pour Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement au CNRS, l’adoption de cette loi serait un recul catastrophique sur le plan écologique alors que « la France était pionnière sur l’interdiction des néonicotinoïdes ». « Même s’il faut argumenter sur leur dangerosité, et les problèmes liés aux filières qui poussent pour leur retour – la betterave et la noisette – je pense qu’il y a un enjeu plus fort derrière : un syndicat agricole industriel et certains élus utilisent ce sujet de l’acétamipride pour mettre un pied dans la porte et enclencher le début d’une déréglementation plus générale », analyse le chercheur.

Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides juge cette proposition de loi « hors-sol » : « Une expertise collective de l’INRAE de 2022 montre que tous les milieux sont contaminés par ces substances (air, sol, eau, flore, ) et que tous les niveaux d’organisations biologiques, du ver de terre aux mammifères sont impactés. Or, si vous perdez 70 % de la biomasse des insectes, combien d’années faut-il pour que cela impacte l’agriculture ? Pas beaucoup. Comment peuvent-ils en faire abstraction ? »

Côté santé humaine, plusieurs expertises de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) – en 2013 et 2021 – démontrent clairement les liens entre pesticides et pathologies graves chez les agriculteurs et les enfants exposés aux pesticides : cancers du sang, de la prostate, maladie de Parkinson, troubles du développement neuropsychologique et moteur de l’enfant, troubles cognitifs et anxio-dépressifs de l’adulte…

Dans son cabinet de médecin généraliste à Limoges, Pierre-Michel Périnaud constate de plus en plus de troubles de la fertilité, de cancers, de maladies métaboliques, des troubles du neurodéveloppement chez les enfants… Des maladies multifactorielles qui devraient faire l’objet d’études approfondies de la part des agences d’homologation des produits, comme par exemple l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Nous pensons que non seulement les agences doivent être maintenues dans leurs rôles mais faire encore mieux. P-M. Périnaud

« Face à des défis comme l’effondrement de la biodiversité, ou l’allongement de la liste des maladies touchant les professionnels exposés aux pesticides, la contamination générale de la population, les agences ont un rôle important à jouer ! Nous pensons que non seulement elles doivent être maintenues dans leurs rôles mais faire encore mieux, et s’ouvrir à des questions scientifiques comme celle de l’effet cocktail », explique-t-il.

Menaces sur l’Anses ?

Une vision des choses à l’opposé de l’esprit de la PPL Duplomb. Dans sa première version, elle tentait de « mettre sous tutelle » l’Anses, chargée depuis 2014 de délivrer les autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires. Une lourde responsabilité qui incombait auparavant au ministère de l’Agriculture. L’article 2 remettait donc en cause l’indépendance scientifique de l’Anses et visait à modifier profondément ses modalités de fonctionnement. L’idée était que le gouvernement lui soumette des dossiers à examiner en priorité, à partir de l’avis d’un « Conseil d’orientation pour la protection des cultures », notamment composé de représentants du monde agricole et des industries agrochimiques.

Ces produits peuvent avoir des effets sur le long terme, des effets cocktails avec d’autres produits, leur dégradation peut être toxique. P. Grandcolas

Lors d’une audition devant la commission des Affaires économiques, le directeur général de l’Anses, Benoît Vallet, avait affirmé sa volonté de démissionner si la loi était adoptée en l’état. Cet article a finalement été écarté par les députés de la commission des affaires économiques. Mais, selon le média Contexte, un décret du gouvernement pourrait quand même interagir sur la « hiérarchisation des demandes d’autorisation en fonction des risques de maladies pesant sur les récoltes d’une filière. »

Pierre-Michel Périnaud reste très vigilant sur ce point et attend des garanties en séance plénière sur l’indépendance de cet outil précieux de sécurité sanitaire. « Depuis environ un an et demi, les gouvernements ont un certain nombre d’agences dans le collimateur : l’Ademe, l’OFB, l’Agence bio et l’Anses. Lorsque l’Anses a interdit le métolachlore en 2023, c’était une victoire pour nous, mais l’agence européenne le recommandait depuis 20 ans. Cette décision a été vigoureusement contestée par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Marc Fesneau. Ça préfigurait le projet de loi Duplomb ! »

Philippe Grandcolas déplore la méconnaissance de la société sur les données scientifiques et sur la notion de risque lié aux pollutions. « La plupart des interlocuteurs (politiques, agriculteurs, entreprises, citoyens…) ont une représentation erronée de la toxicité. Ils ne la perçoivent que comme une exposition simpliste, à un instant T. Ils ne comprennent pas que ces produits peuvent avoir des effets sur le long terme, des effets cocktails avec d’autres produits, que leur dégradation peut être toxique, qu’ils peuvent se concentrer dans les réseaux alimentaires de la biodiversité, et s’accrocher aux graisses afin de rester dans le corps humain… » Après des cours sur le changement climatique, peut-être que les scientifiques devraient organiser des séances de rattrapages en sciences de la vie et de la terre pour les députés.


 


 

Pesticides : comment la loi Duplomb menace notre santé

Par Émilie Massemin sur https://reporterre.net/

Une proposition de loi vise à réduire l’indépendance de l’Anses, l’agence qui autorise la mise sur le marché de produits contenant des pesticides, « au mépris des exigences sanitaires », dénoncent des scientifiques.

« Agriculteurs, riverains, citoyens ne veulent plus servir de cobayes. » Dans une lettre ouverte adressée lundi 5 mai aux ministres de la Santé, de l’Agriculture, du Travail et de la Transition écologique, 1 279 médecins, chercheurs et scientifiques alertent sur la menace pour la santé publique que représente la proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Portée par le sénateur (Les Républicains) de la Haute-Loire Laurent Duplomb, elle prévoit entre autres la réautorisation de certains néonicotinoïdes, les fameux pesticides « tueurs d’abeilles ».

Surtout, elle corsète plus étroitement l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’établissement public qui évalue les risques sanitaires et délivre les autorisations de mise sur le marché des pesticides. Adoptée par le Sénat le 27 janvier, cette proposition de loi est examinée en commission du développement durable à l’Assemblée nationale les 6 et 7 mai.

« Faire primer les intérêts économiques sur les considérations sanitaires et environnementales »

Depuis 2015, l’Anses délivre, refuse et retire les autorisations de mise sur le marché des produits contenant des pesticides. Mais la proposition de loi prévoit qu’elle soit tenue d’informer ses ministères de tutelle — Santé, Agriculture, Travail et Environnement — avant de délivrer ses avis et recommandations.

Elle crée aussi un Conseil d’orientation pour la protection des cultures, qui doit indiquer à l’agence les pesticides sur lesquels ses décisions sont attendues en priorité, en fonction des difficultés rencontrées par les filières. Cette nouvelle instance serait majoritairement composée de représentants des filières agricoles, de l’industrie des pesticides et des instituts techniques, selon un projet de décret consulté par Le Monde.

« Trumpisation de nos institutions »

« Ce conseil pourrait essayer de faire primer les intérêts économiques sur les considérations sanitaires et environnementales, comme c’est le cas actuellement avec la demande de réautorisation des néonicotinoïdes au nom de la crise de la betterave ou de la noisette », s’alarme Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides. « Cette priorisation va s’imposer à l’Anses au mépris des exigences sanitaires. C’est une véritable trumpisation de nos institutions, effrayante dans sa rapidité et la violence de ses mesures », renchérit l’historienne des sciences et vice-présidente d’Alerte pesticides Haute-Gironde Sylvie Nony, elle aussi signataire.

Ce n’est pas la première fois qu’une partie de la classe politique cherche à brider l’Anses. En mars 2023, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau (MoDem) avait demandé à l’agence sanitaire de revenir sur l’interdiction du S-métolachlore, un herbicide très utilisé dans la culture du maïs, du tournesol et du soja et responsable d’une contamination quasi-généralisée des nappes phréatiques. En novembre, c’est sa successeuse, Annie Genevard (Les Républicains), qui avait elle-même annoncé la création du Conseil d’orientation pour la protection des cultures.

« Cela pourrait fragiliser le système de sécurité sanitaire dans son ensemble »

Contactée par Reporterre, l’Anses n’a pas souhaité s’exprimer. Mais, le 10 avril, son comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts s’était ému du fait qu’un conseil d’orientation pourrait « remettre en cause le fonctionnement actuel et les garanties de transparence sur les avis et d’indépendance des décisions » de l’agence. Fin mars, le directeur de l’Anses, Benoît Vallet, avait annoncé son intention de démissionner si la proposition de loi Duplomb était adoptée.

« Cette réforme pose un problème déontologique, car les industriels pourraient influencer les décisions. Cela pourrait fragiliser le système de sécurité sanitaire dans son ensemble », avait-il alerté en février pendant le Salon de l’agriculture, rappelant que « les agences sanitaires ont justement été créées pour séparer les intérêts économiques et sanitaires ».

La contamination de l’environnement est généralisée

L’Anses est attaquée alors que les preuves s’accumulent sur la dangerosité des pesticides. Publié en 2021, le rapport de synthèse Pesticides et effets sur la santé de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale confirme la « présomption forte » d’un lien entre exposition aux pesticides et lymphomes non hodgkiniens, myélome multiple, cancer de la prostate, maladie de Parkinson, troubles cognitifs, bronchopneumopathie chronique obstructive et bronchite chronique chez les agriculteurs.

Un lien est également observé entre l’exposition aux pesticides de la mère pendant la grossesse ou chez l’enfant et le risque de certains cancers, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central, ainsi que des troubles du développement neuropsychologique et moteur.

Ces conséquences sanitaires sont d’autant plus préoccupantes que la contamination de l’environnement aux pesticides est généralisée. D’après une enquête du Monde, les pesticides et leurs sous-produits sont présents et quantifiés dans 97 % des stations de contrôle de la qualité de l’eau, et dépassent les normes dans près de 20 % d’entre elles.

Plutôt que d’affaiblir l’agence sanitaire, les signataires de la lettre ouverte préconisent le renforcement de l’évaluation des risques liés aux pesticides. « En juin 2023, l’État français a été condamné pour des failles dans les procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides, notamment parce qu’il ne tenait pas compte des données scientifiques les plus fiables et des résultats de la recherche les plus récents », rappelle à Reporterre Florence Volaire, chercheuse en écologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement et signataire de la lettre.

Le texte des scientifiques formule ainsi plusieurs recommandations : mettre en œuvre une « véritable médecine préventive » et un suivi effectif de la santé au travail pour l’ensemble des travailleurs agricoles, y compris précaires ; rendre automatique la communication en temps réel des pesticides épandus à l’échelle de la parcelle vers une base de données accessible aux chercheurs ; prendre en compte les études réalisées par des universitaires indépendants, en complément des évaluations fournies par les industriels ; étudier la toxicité chronique et l’effet cocktail des formulations avant leur autorisation de mise sur le marché, « une obligation introduite par le règlement 1107/2009 de l’Union européenne, que la France ne respecte toujours pas », souligne Sylvie Nony.


 

   mise en ligne le 25 mai 2025

À Gaza, un génocide qui ne dit pas son nom

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Après dix-neuf mois de bombardements, de destructions, d’une famine qui s’installe, la question de la qualification des actes commis par l’armée israélienne dans l’enclave palestinienne fait de moins en moins de place au doute. La nature de l’offensive contre la population civile et les déclarations du gouvernement qui l’accompagnent étayent l’accusation de génocide tel que défini par les Nations unies en 1948.

Depuis bientôt dix-huit ans, les Gazaouis meurent à petit feu. De guerres (2008, 2012, 2014, 2021, 2023) en blocus inhumain, ils risquent de n’être plus que des morts-vivants sur leur propre terre. Pour ceux qui auront survécu.

Selon l’Unicef, 52 928 personnes ont été tuées, 119 846 blessées depuis le déclenchement de la guerre à Gaza en octobre 2023. 15 613 enfants ont perdu la vie et 34 173 sont blessés. 11 200 Palestiniens seraient portés disparus, dont beaucoup probablement sous les décombres.

La bande de Gaza – l’une des zones les plus densément peuplées de la planète – ressemble à un champ de ruines. Au 1er décembre 2024, près de 69 % des bâtiments de ce territoire avaient été détruits ou endommagés, selon les images satellites analysées par le Centre satellitaire des Nations unies (Unosat). Au 31 décembre, seuls 18 des 36 hôpitaux de Gaza fonctionnaient partiellement, selon l’OMS, avec une capacité totale de 1 800 lits. L’Unicef affirme que 95 % des établissements scolaires de Gaza sont endommagés ou détruits. Depuis le 7 octobre 2023, des centaines d’écoles ont été directement frappées et 19 universités ont subi de graves dommages.

La CIJ rappelle les obligations des États

Après dix-neuf mois de bombardements israéliens constants qui se poursuivent aujourd’hui, un Gazaoui sur cinq pourrait se retrouver en situation de famine, avertissent les experts en insécurité alimentaire. Les prix des produits de première nécessité ont flambé. Selon les organisations humanitaires à Gaza dont les informations sont reprises par l’ONU, le nombre de repas chauds servis par les cuisines communautaires encore en activité a chuté de 70 % entre le 7 et le 12 mai.

Comment faut-il nommer ce qui se passe dans la bande de Gaza ? « Les actions d’Israël visent à infliger aux Palestiniens des conditions de vie de plus en plus incompatibles avec la poursuite de leur existence à Gaza en tant que groupe », a averti Volker Türk, à la tête du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Le mot « génocide » est de plus en plus prononcé. Notamment depuis que, le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud a porté plainte contre Israël pour « génocide » à Gaza auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), le tribunal de l’ONU chargé de régler les différends entre États. Pretoria invoquait « ses droits et obligations » afin de prévenir le génocide.

La définition de l’ONU est précise. Contrairement à l’idée généralement répandue, un génocide ne se traduit pas forcément par l’extermination totale d’un peuple. Selon la convention, le génocide englobe un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Elle prévoit aussi et surtout que des États puissent saisir la justice pour empêcher un crime de génocide de se produire.

Elle fait obligation aux États parties de la convention de prendre des mesures pour prévenir et réprimer le crime de génocide. « Cette obligation, ainsi que l’interdiction de commettre un génocide, sont considérées comme des normes du droit international coutumier et s’imposent donc à tous les États, qu’ils fassent ou non partie des 153 pays – dont Israël fait partie – à avoir ratifié la convention », souligne le Centre régional d’information de l’ONU pour l’Europe occidentale.

Dans sa présentation devant la CIJ, l’avocat sud-africain Tembeka Ngcukaitobi dénonçait la « rhétorique génocidaire » d’Israël, dont les officiels appellent les Palestiniens des « animaux humains ». La plaidoirie de l’Afrique du Sud rappelait également le contexte de destruction des infrastructures civiles, de déplacement forcé de populations, d’arrestation de dizaines d’hommes dénudés et transportés dans un lieu inconnu et d’accès limité à l’aide humanitaire d’urgence, poussant les populations à la famine. Dix-neuf mois plus tard, ces actions perpétrées contre les populations et le territoire se sont aggravées. Pourtant, le conseiller juridique du ministère israélien des Affaires étrangères a évoqué la « tragique souffrance des civils dans cette guerre, comme dans toutes les guerres », mais a parlé des attaques du 7 octobre lancées par le Hamas contre des civils palestiniens comme d’un acte génocidaire.

Des « actes génocidaires »

Dans les attendus de son verdict rendu le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) notait : « À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable. »

Elle citait également des interventions du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, et du commissaire général de l‘organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), Philippe Lazzarini, qui ont « maintes fois appelé l’attention sur le risque d’une nouvelle dégradation des conditions dans la bande de Gaza ». La CIJ soulignait par ailleurs : « La Cour considère que la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza risque fort de se détériorer encore avant qu’elle rende son arrêt définitif. » C’était il y a dix-sept mois.


C’est pourquoi la Cour internationale de justice estimait « qu’il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive », sur la qualification de génocide. Elle prononçait six avis conservatoires, dont la demande faite à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission d’actes » génocidaires. C’est sans doute la plus importante mais son application relève de la responsabilité des États, qui peuvent prendre des mesures coercitives. Cela n’est pas le cas.

« Rendre la bande de Gaza inhabitable »

Professeur à l’université Brown de Providence (Rhode Island), éminent historien de la Shoah et des génocides du XXe siècle, Omer Bartov écrivait le 10 novembre 2023, dans le New York Times, qu’il n’existait aucune preuve qu’un génocide soit en cours à Gaza, « même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, soient commis ». Mais, en octobre 2024, son avis a changé, comme il l’indique à l’Humanité : « Lorsque je me suis rendu en Israël, j’étais convaincu qu’au moins depuis l’attaque de l’armée israélienne sur Rafah le 6 mai 2024, il était désormais indéniable qu’Israël se livrait à des crimes de guerre systématiques, à des crimes contre l’humanité et à des actes génocidaires. »

Pour l’historien, qui possède par ailleurs la double nationalité israélienne et états-unienne, cela démontre « non seulement un mépris total des normes humanitaires, mais aussi que l’objectif ultime de toute cette entreprise, depuis le début, était de rendre la bande de Gaza inhabitable et d’affaiblir sa population à un point tel qu’elle soit condamnée à disparaître ou à chercher par tous les moyens à fuir le territoire ». Omer Bartov remarque que « la rhétorique des dirigeants israéliens depuis le 7 octobre se traduit désormais dans la réalité – à savoir, comme le dit la convention des Nations unies de 1948 sur le génocide, qu’Israël agissait avec ”l’intention de détruire, en tout ou en partie”, la population palestinienne de Gaza ”en tant que telle, en tuant, en causant des dommages graves ou en infligeant des conditions d’existence destinées à entraîner la destruction du groupe” ».

En mars 2024, la rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, avait conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’Israël avait commis des actes de génocide à Gaza. Les dénis israéliens qui en appellent à la Shoah comme garantie de leur impossibilité d’agir de la sorte sont réfutés par Omer Bartov.

« Subir un génocide n’empêche pas de le perpétrer sur autrui. Mais Israël estime que l’Holocauste lui donne le droit à la violence contre autrui et interdit à la communauté internationale d’avoir son mot à dire. » Et les accusations d’antisémitisme servent également à geler toute action internationale. « C’est une manipulation cynique de la propagande israélienne. Il y a de l’antisémitisme, et il faut le combattre. Mais tous ceux qui critiquent Israël ne sont pas des antisémites (…). Quand un citoyen français voit le massacre d’enfants et crie : ”Arrêtez ça !” il crie à son gouvernement de faire quelque chose. Qu’est-ce que cela a à voir avec l’antisémitisme ? » dénonçait, en octobre, le journaliste israélien Gideon Levy dans un entretien à l’Humanité.

La qualification est une obligation juridique

Faut-il attendre que la justice internationale termine son enquête sur la qualification de génocide ? Si celui-ci est avéré, les dirigeants israéliens pourraient être déférés devant des tribunaux ad hoc mais pour la population palestinienne, ce sera trop tard. Interrogé sur TF1, le 13 mai, le président français s’est dit « bouleversé » par la crise humanitaire à Gaza. Mais il a refusé d’utiliser le terme de génocide sans réfuter la possibilité d’une telle qualification. « Ce n’est pas à un responsable politique d’employer ce terme. C’est aux historiens, le temps venu. »

Le temps venu, vraiment ? « Contrairement à ce qu’a affirmé le président, la qualification de génocide n’est ni un travail d’historien, ni le monopole des juges. C’est une obligation juridique qui engage l’ensemble des acteurs politiques, diplomatiques, universitaires et de la société civile », explique Johann Soufi, avocat et procureur international, auprès de l’Humanité. « C’est le sens même de la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, comme l’a pointé à plusieurs reprises la CIJ. Celle-ci a rappelé que les États doivent agir dès qu’ils ont connaissance d’un risque sérieux, sans attendre qu’une juridiction se prononce. L’objectif est d’éviter l’irréparable », avance-t-il.

Emmanuel Macron aurait pu lire le rapport publié le 5 décembre par Amnesty International. « Nous avons passé énormément de temps à nous pencher sur l’intention génocidaire », précisait Agnès Callamard, secrétaire générale de l’ONG. « Les actes génocidaires ont été démontrés. Mais ce qui fait la spécificité d’un génocide, c’est l’intention », expliquait-elle. Au terme de toutes ces enquêtes, après avoir constaté les comportements répétés d’Israël malgré les avertissements, s’est dégagée une vision générale. « Avec tous ces éléments, nous n’avons pu trouver qu’une conclusion raisonnable, à savoir qu’”en plus de” ou ”afin de” parvenir à un objectif militaire, Israël avait l’intention de commettre un génocide. »

Un éventail d’actions

L’éventail d’intervention à disposition des dirigeants mondiaux est large, il va de l’embargo total sur les livraisons d’armes ou des composants nécessaires à leur fabrication aux sanctions économiques contre le pays et ses dirigeants. Malheureusement, la France est loin d’être en pointe sur le sujet.

L’Espagne, l’Irlande et la Belgique ont rejoint l’Afrique du Sud dans son procès contre Israël. Les deux premiers ont même reconnu l’État de Palestine. Une décision qu’Emmanuel Macron pourrait prendre lors de la conférence internationale sur la Palestine qui sera coprésidée par la France et l’Arabie saoudite à l’ONU, le 17 juin.

La Convention adoptée par l’ONU contre le crime de génocide

L’Assemblée générale des Nations unies a adopté à l’unanimité en décembre 1948 une convention qui confirme le génocide comme un crime contre l’un des droits de l’homme le plus élémentaire. Elle détaille « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » :

« a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle (…) ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

« Le génocide et la complicité de génocide » sont ainsi passibles de la justice internationale.

« Quand la prévention échoue, vient effectivement le temps de la répression. Les tribunaux nationaux ou internationaux jugent alors les responsabilités des personnes physiques ou morales impliquées dans ces crimes, que ce soit comme auteur direct, comme complice ou comme supérieur hiérarchique, note Johann Soufi. Mais pour les victimes, c’est déjà trop tard. C’est pourquoi le devoir de nommer le crime précède l’obligation de juger et de punir ceux qui l’ont commis ou l’ont facilité. »

Avec son association Juristes pour le respect du droit international (Jurdi), il a d’ailleurs adressé deux courriers, le 12 mai, à la présidente de la Commission européenne et au Conseil de l’Union européenne pour « manquement » à leur « obligation d’agir face au risque avéré de génocide à Gaza ».


 


 

Francesca Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés : « Les Palestiniens sont pris pour cible en tant que peuple »

Pierre Barbancey sdur www.humanite.fr

Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967, explique en quoi la guerre à Gaza est génocidaire et estime qu’il est de la responsabilité des dirigeants politiques de suivre les recommandations de la Cour internationale de justice, qui pointe « les risques de génocide », pour le prévenir avant qu’il ne soit trop tard.

Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a participé, à Cannes, à une conférence de presse organisée par la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi, dont le documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk, présenté au festival du film, est consacré à Fatima Hassouna, photojournaliste gazaouie âgée de 25 ans tuée par un missile israélien le 16 avril, alors qu’elle venait d’apprendre que le documentaire avait été sélectionné dans la section Acid.

Depuis la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice, de quelle façon la question du génocide à Gaza se pose-t-elle ?

Francesca Alabanese (Rapporteur spéciale des Nations Unies pour les territoires palestiniens occupés) : C’est une question qui se pose de façon accablante, parce que les preuves de ce génocide sont partout. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à me demander ce qu’il faudrait qu’Israël fasse de plus pour que les États réagissent et prennent leurs responsabilités. Pire même, beaucoup d’États sont en train de soutenir activement ce qu’Israël est en train de faire, politiquement, économiquement et militairement.

Le dernier volet de mes recherches porte sur les intérêts privés et les flux financiers. Si la Palestine était une scène de crime, il y aurait les empreintes d’une industrie plurisectorielle qui a profité du génocide des Palestiniens. C’est ça la réalité. Alors comment on s’y oppose, entre l’indignation d’une partie de la population et l’indifférence de l’autre, sans parler de la complicité des pouvoirs ?

Quels sont les éléments qui amènent à penser qu’il y a un génocide d’abord, de quelle manière cela va être nommé génocide, et par qui ?

Francesca Alabanese : Moi, quand je parle de génocide, je le fais dans un contexte avec des catégories très spécifiques qui sont celles du droit international. Ce qui constitue un génocide est déterminé par l’article 2 de la convention sur le génocide de 1948. Il stipule que des actes qui sont en tant que tels criminels comme la tuerie, l’infliction de souffrances graves au corps ou psychologiques, la création de conditions de vie calculées pour mener à la destruction ou encore l’entrave aux naissances, le transfert des enfants sont des actes constitutifs de génocide quand ils sont commis avec l’intention de détruire un groupe en tant que tel.

Le groupe en tant que tel, on le repère facilement dans ce cas, puisque, à Gaza, tous les Palestiniens ont été ciblés, même les enfants. Nous l’avons dit dès le début. Maintenant, cela dure depuis un an et demi, nous n’en sommes plus au début.

Et s’il ne s’agissait pas d’un crime intentionnel, on aurait dû voir les traces d’une marche arrière de la part d’Israël. On aurait pu également assister à des tentatives d’enquêtes judiciaires ou des prises de position de membres du gouvernement s’opposant aux méthodes, mots ou propos féroces de quelques-uns, voire à une opposition du Parlement. Rien de cela. C’est l’ensemble de l’apparatus institutionnel qui est animé par cet esprit d’élimination des Palestiniens.

Le but n’est pas de tous les tuer mais cela n’est pas nécessaire à la constitution d’un génocide. Le but, c’est de les chasser de leur terre, de ce qui reste de leur terre. Et s’ils ne partent pas, on les tue. Parce que finalement, le génocide, c’est la destruction physique d’un peuple. Et ce n’est pas seulement le peuple comme ensemble d’individus, c’est le peuple comme esprit de peuple, vie du peuple. Il y a l’élément collectif qui, là, est ciblé, frappé au cœur. Si ce n’est pas un génocide, c’est quoi ?

Emmanuel Macron a récemment déclaré que ce n’était pas aux responsables politiques d’utiliser ce terme-là. Alors, qui doit utiliser ce terme de génocide ?

Francesca Alabanese : Un responsable politique, s’il se définit éthiquement, est quelqu’un qui doit suivre les normes juridiques. Nous vivons dans un système avec des normes. Ce n’est pas au responsable politique d’élaborer un jugement. En revanche, dès que la Cour internationale de justice reconnaît le risque de génocide, c’est à lui de s’activer pour prendre toutes les mesures nécessaires, pour ne pas soutenir et pour empêcher au maximum, pour utiliser sa propre influence, afin de mettre fin à ce qui semble être ou ce qui risque d’être un génocide.

Cela signifie : pas de transfert d’armes ou d’achat d’armes et, si le risque persiste, des mesures économiques, des sanctions. Rien de tout cela n’a été fait, par la France ou par d’autres pays. Et maintenant, ils parlent de la solution à deux États. Trente-trois ans après (les accords d’Oslo – NDLR). Est-ce vraiment la priorité alors que 60 000 personnes ont été tuées, parmi lesquelles 18 000 enfants, et alors que Gaza a été réduite en poussière ?

Même si les actes de tuerie, de torture qu’on inflige aux Palestiniens jour après jour cessent, même si on arrête de les affamer, il y aura besoin de faire marcher la justice envers les architectes, ceux-là qui ont commis ce génocide. C’est ainsi que doit penser un homme politique.

Liez-vous ce qui se passe à Gaza en ce moment et ce qui se passe en Cisjordanie ?

Francesca Alabanese : Oui, bien sûr. Il y a une attaque globale contre les Palestiniens, avec des vitesses et des intensités différentes. Dans le nord de la Cisjordanie, à Tulkarem, Tubas, Naplouse et Jénine, il y a quand même eu une violence qui ressemble à celle de Gaza.

Mais Israël ne peut pas se permettre de bombarder en jetant l’équivalent de six bombes nucléaires sur la Cisjordanie, simplement parce qu’il y a 800 000 colons, ce qui n’est pas le cas à Gaza. C’est pour cela qu’Israël utilise un peu des stratégies différentes d’annihilation de la Palestine, de la vie des Palestiniens.

La Cour internationale dit qu’il y a un risque de génocide, elle parle de six mesures qu’il faudrait prendre, et Israël n’écoute pas. Le droit international peut-il permettre d’arrêter tout ça ?

Francesca Alabanese : En matière internationale comme au niveau national, le droit ne prend pas effet s’il n’y a pas application. Ce n’est pas le droit qui est en train de faillir, c’est la politique, qui se positionne à l’opposé de là où elle devrait être. Elle ne respecte pas les mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale, pas plus que les décisions de la Cour de justice internationale, qui a déclaré l’occupation illégale. On doit mettre fin à celle-ci, et tout le monde continue d’interagir avec Israël comme si ce pays était souverain à Gaza et en Cisjordanie.

Le monde entier est de plus en plus horrifié de ce qui se passe et se demande comment agir.

Francesca Alabanese : Non, ce n’est pas le monde entier. Même ici (à Cannes – NDLR), regardez autour de vous. Je suis là pour Fatima (Hassouna – NDLR) et pour Sepideh (Farsi – NDLR) ; sinon, ce n’est vraiment pas l’endroit où je voudrais être en ce moment. On parle aujourd’hui de Fatima Hassouna parce qu’elle est morte. Lorsqu’elle était vivante, son travail n’était pas accepté. On est dans un monde schizophrénique où il y a, oui, des principes, l’indignation de quelques-uns, mais l’indifférence de la plupart et la complicité d’autres.

C’est un moment au potentiel révolutionnaire, toutefois je ne vois pas le feu de l’indignation qui fait changer les choses une fois pour toutes. Je le vois parmi les jeunes, mais regardons ce qui se passe : les pouvoirs frappent ceux qu’ils accusent de terrorisme, ceux qui s’indignent et chantent contre le génocide. C’est l’évolution d’un système illibéral qui s’est camouflé en tant que démocratie libérale un peu partout en Occident mais qui ne l’est pas.

Soutenez-vous l’idée de l’envoi d’un convoi diplomatique humanitaire à Gaza ?

Francesca Alabanese : Cela fait trois ans que je dis que nous devons envoyer une force de protection en Palestine. Là, il y a un convoi qui est demandé par 700 organisations palestiniennes et d’autres. Il faut le soutenir. C’est essentiel qu’on ait le soutien du corps diplomatique.


 

   mise en ligne le 24 mai 2025

« Nos alliés se trompent » : à gauche, des voix s’opposent à l’aide à mourir

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Sara Piazza est psychologue en soins palliatifs et coautrice d’un livre qui prend à partie la gauche, dont elle se réclame. À ses yeux, en soutenant l’aide à mourir, la gauche renonce à agir sur les inégalités des conditions de vie et d’accès aux soins qui créent du « mal mourir ».

L’Assemblée nationale a adopté, mardi 20 mai, les quatre premiers articles du projet de loi sur l’aide à mourir avec les voix presque unanimes de la gauche dans toutes ses composantes. Mais dans le camp progressiste, il existe aussi des voix qui s’opposent farouchement à cette légalisation.

La psychologue Sara Piazza est l’une d’elles. Elle exerce en unité de soins palliatifs au centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Avec Isabelle Marin, médecin de soins palliatifs dans le même hôpital, elle a publié en 2023 le livre Euthanasie : un progrès social ?.

À cette question, elles répondent fermement par la négative. Et elles dénoncent les partis de gauche qui tous, à l’exception du Parti communiste, se sont engagés à légaliser l’aide à mourir dans leur programme pour la présidentielle de 2022.

Leurs mots sont tranchants : à leurs yeux, l’aide à mourir est « le faux nez d’un ultralibéralisme mortifère qui permettrait de résoudre des problèmes économiques et mettrait en œuvre une fin de vie rapide et pas chère pour les plus fragiles ». Explications de Sara Piazza.

Mediapart : À l’Assemblée, la très grande majorité des députés de gauche défend la légalisation d’une aide à mourir, comme un nouveau droit, une « liberté ultime », celle des malades en fin de vie confrontés à des souffrances réfractaires. Vous êtes au contraire farouchement opposée à cette légalisation, au nom de valeurs de gauche. Comment vivez-vous cette position minoritaire ?

Sara Piazza : C’est difficile. C’est véritablement un enjeu de vie et de mort, une question politique cruciale, et on pense que nos alliés se trompent. Cela rend même virulent, à la mesure de l’enjeu et de notre incompréhension. Le logiciel de la gauche, il me semble, c’est de prendre en compte les conditions socioéconomiques de vie des personnes, les inégalités en matière d’éducation, de justice, et de santé notamment. Être de gauche, c’est rappeler que nous ne sommes pas tous égaux pour exercer notre liberté. C’est la base, quand même.

Mais, d’une part, on entend la prise de parole de collectifs de gauche contre l’euthanasie, à partir de positions marxistes, matérialistes et intersectionnelles, et notamment de collectifs antivalidistes, dans le paysage [lire cette tribune sur le Club de Mediapart – ndlr]. Et d’autre part, on voit de plus en plus de députés de gauche qui commencent à douter sérieusement, en privé, mais aussi quelques-uns qui ont le courage de le dire publiquement.

Cette légalisation de l’aide à mourir bénéfice pourtant d’une très large majorité à l’Assemblée, une convention citoyenne s’est clairement exprimée en sa faveur, et l’opinion publique y est largement favorable. Cela ne vous fait-il pas douter ?

Sara Piazza : J’ai du mal avec la manière dont, systématiquement, on nous dit : « les Français pensent que… » Quand on regarde les sondages de façon fine, en réalité les gens ne savent pas de quoi on parle. Beaucoup de gens continuent de parler, dont certains députés, de la situation de Vincent Lambert. Or précisément, la loi Claeys-Leonetti de 2016 était faite en partie pour répondre à ce genre de situation, en permettant d’arrêter les traitements et de pratiquer une sédation profonde et continue jusqu’au décès. Aujourd’hui, la loi permet d’arrêter le maintien en vie artificiel d’une personne inconsciente ou dans des états de conscience minimale s’il n’y a pas de perspective de récupération.

La douleur est une construction complexe. Quand on est seul, mal accompagné, qu’on n’a pas les soins qu’il faut, on a mal.

Le principal problème aujourd’hui est que cette loi est mal connue et mal appliquée. Et qu’il y a un dévoiement de l’usage des mots et des représentations. On entend encore dans les discours qu’on meurt de faim et de soif. On peut critiquer la sédation profonde et continue jusqu’au décès, c’est-à-dire en toute fin de vie mettre une personne dans un coma artificiel et arrêter tout ce qui la maintient en vie, dont la nutrition et l’hydratation artificielles. Mais dire qu’on meurt de faim et de soif, c’est une contre-vérité. C’est donner à penser qu’il y a de la souffrance. Or les gens sont profondément endormis, comme lors d’une anesthésie générale.

Des proches de malades et des soignants témoignent de leur traumatisme face à des agonies qui peuvent durer des heures, voire des jours, dans le cadre d’une sédation profonde et continue jusqu’au décès. N’est-ce pas un problème ?

Sara Piazza : C’est difficile d’accompagner des personnes en fin de vie. L’euthanasie serait-elle moins difficile à vivre ? On peut aujourd’hui soulager une personne qui veut arrêter sa ventilation, son alimentation ou son hydratation artificielle. Le problème est que la loi actuelle est mal appliquée, parce qu’il n’y a pas assez de moyens, parce que les médecins et les soignants ne sont pas assez formés aux soins palliatifs, aux questions d’éthique.

C’est difficile d’annoncer à un malade droit dans les yeux qu’il a un cancer. Il faut travailler avec les médecins et les soignants pour les soutenir dans ces pratiques dures, les aider aussi à se taire et à écouter ce que pensent et veulent leurs patients. C’est ce qu’on essaie de faire tous les jours. C’est difficile de dire à un patient où il en est de sa maladie, ce qu’on peut lui proposer, être au clair et compréhensible sur les conséquences possibles d’une opération, d’un traitement. Le patient peut dire jusqu’où il peut supporter que la médecine intervienne.

Vous questionnez aussi la pratique d’une aide à mourir dans l’état actuel du système de santé : le manque de personnel, les déserts médicaux. Pour vous, des malades demandent-ils à mourir faute de soins ?

Sara Piazza : On ne peut pas faire comme si les personnes malades étaient dans une bulle. Si des gens ont aujourd’hui envie de mourir, cela ne tombe pas du ciel. Les conditions de vie, matérielles et symboliques, comptent. Quels sont les revenus, la possibilité d’avoir une aide à la maison, un médecin traitant, un accompagnement soutenu à l’hôpital ou en ville ? Quel est l’entourage ? A-t-on des amis, des proches qui viennent nous voir ? Il faut entendre par exemple les collectifs antivalidistes qui décrivent le combat pour tenter de vivre « dignement » comme on dit, tous les jours. On ne cesse de nous décrire les conditions de vie désastreuses dans certains Ehpad. Les conditions de vie des personnes qui tombent malades comptent.

La proposition de loi fixe un cadre : l’aide à mourir ne serait accessible qu’aux personnes ayant une « affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qui engage le pronostic vital, en phase avancée ou terminale » et dont la souffrance physique ou psychologique est « réfractaire aux traitements ». N’est-il pas suffisamment restrictif ?

Sara Piazza : Une affection grave et incurable, c’est très large. Quant à la question de la souffrance, là aussi, on considère qu’elle serait, dans la maladie grave, isolée du reste. Il y a plusieurs composantes de la douleur, tout le temps. Dont une part psychique et même sociale.

Prenons l’exemple d’une vieille dame isolée, qui a une affection grave et incurable, qui vit au 6e étage, et dont l’ascenseur ne marche pas : est-ce qu’elle ne vit pas dans certaines conditions qui expliquent aussi son rapport à sa maladie et à sa souffrance ? La douleur est une construction complexe. Quand on est seul, mal accompagné, quand on n’a pas les soins qu’il faut, on a mal.

L’euthanasie laisse espérer qu’on puisse regagner le contrôle sur ce qui nous échappe. Je crois que c’est une illusion.

La Haute Autorité de santé s’est prononcée, après avoir auditionné de nombreux experts, sur la question du pronostic vital engagé à moyen terme. Et ils ont conclu que cela n’était pas possible. On peut éventuellement prédire la mort de quelqu’un à quelques heures ou quelques jours.

Le terme de « phase avancée » est finalement retenu. La Haute Autorité de santé en a donné cette définition : « l’entrée dans un processus irréversible marqué par l’aggravation de l’état de santé de la personne malade qui affecte sa qualité de vie », reprise par les députés. La personne malade qui demande l’aide à mourir devra encore obtenir l’accord d’un médecin qui doit s’assurer, « si la personne le souhaite », qu’elle ait « accès de manière effective » aux soins palliatifs. Ce médecin doit obtenir l’accord d’un autre médecin et d’un soignant qui accompagne le malade. Ces garde-fous ne sont-ils pas suffisants ?

Sara Piazza : Vous me parlez d’un système de soins qui n’est pas celui dans lequel je travaille. À Saint-Denis, il n’y a pas de consultation antidouleur. Dans vingt et un départements, il n’y a pas d’unité de soins palliatifs qui sont les lieux spécifiques pour la prise en charge notamment des patients avec des douleurs réfractaires. 50 % des patients n’ont pas accès aux soins palliatifs. Comment on assure cet accès ? Avec une baguette magique ? Avec quelles ressources ? Avec quel personnel ?

Je ne sais pas dans quelle réalité on imagine les choses. Pour moi, ces patients qui auraient accès à tous les traitements pour soulager leurs douleurs sont virtuels. Ou alors ils habitent à Paris et ont les bons contacts. Et encore, le délitement du système de soins touche même les personnes les plus aisées maintenant.

Dans votre livre, vous reconnaissez que les soins palliatifs peuvent accompagner correctement les patients en phase terminale « la plupart du temps ». L’aide à mourir ne pourrait-elle pas répondre aux exceptions ?

Sara Piazza : Pour moi, on ne fait pas de loi pour une exception. La loi comporte une dimension normative qui renvoie un message, d’une part, et ne peut jamais répondre à toutes les situations, d’autre part. Les demandes d’euthanasie ou de suicide assisté sont légitimes, mais je crois qu’il faut que la société continue de dire qu’elle ne peut pas y répondre.

Pour la très grande majorité des soignants de soins palliatifs qui accompagnent les personnes en fin de vie, la loi actuelle est suffisante. On a déjà un arsenal législatif qui interdit l’obstination déraisonnable. Depuis 2002, les patients ont le droit de refuser n’importe quel traitement, même s’ils les maintiennent en vie. Il faut surtout développer notre réflexion face à ce que permet la médecine en termes de traitements invasifs.

En Belgique, la plupart des demandes d’euthanasie ne vont pas au bout : les personnes finissent par mourir sans y avoir recours. Mais c’est un soulagement pour les malades de savoir qu’ils peuvent demander une euthanasie si leur situation devenait insupportable. Qu’en pensez-vous ?

Sara Piazza : Cela ne m’étonne pas, l’euthanasie laisse espérer qu’on puisse regagner le contrôle sur ce qui nous échappe. Mais je crois que c’est une illusion et je trouve que ce n’est pas une raison pour légaliser. Je pense qu’on peut proposer un autre modèle où les personnes malades et dépendantes seront mieux accompagnées. Et où on s’assure qu’on fera tout pour qu’elles n’aient pas mal.

Je pense que des médecins, représentant la société, ne doivent pas symboliquement dire « d’accord » à une personne qui demande à mourir. Peut-être qu’elle pense être un trop grand poids pour ses enfants par exemple ? En l’état actuel du projet de loi, le médecin a quinze jours pour répondre à une demande d’aide à mourir. Si sa réponse est positive, le malade a un délai de réflexion de deux jours de réflexion. Pour se faire ligaturer les trompes, c’est un mois...

Quand on est malade, qu’on sait qu’à un moment donné on va mourir, on peut être angoissé. On a peur d’avoir mal, de devenir dépendant. Je sais que c’est un discours qui est difficilement audible, mais l’angoisse, la souffrance, la détresse font partie de l’expérience humaine, il n’est pas question pour moi de mettre fin à cette expérience, mais bien de proposer sans relâche des solutions pour apaiser.


 


 

« Non, l’euthanasie
n’est pas une avancée sociale ! »

sur https://www.politis.fr/

Plusieurs organisations et des personnalités interpellent la gauche favorable à la proposition de loi sur l’aide à mourir en pointant les dérives antivalidistes du texte, dans un système de santé plus que dégradé.

Dans les milieux de gauche, pourtant attachés à l’émancipation, à la solidarité et à la justice sociale, les voix critiques de l’euthanasie restent marginalisées, ignorées, voire disqualifiées. Depuis plusieurs années, ces voix s’élèvent, celles de personnes malades, handicapées, âgées, soignantes, citoyennes, qui méritent d’être écoutées sans être renvoyées aux silences et autres sous-entendus nauséabonds.

Notre indignation est pourtant tenace et notre colère intacte. La mal-nommée « aide active à mourir » s’adresse, dans les faits, à celles et ceux que notre société considère comme inutiles, indésirables ou trop coûteux. Elle est un symptôme à combattre et ce combat ne peut se confondre avec les discours de la droite réactionnaire et néofasciste, des Églises traditionnalistes et de leurs tendances abusives. Elle repose sur des représentations validistes et âgistes qui rendent la mort volontaire de certains acceptable.

Faut-il rappeler à la gauche que l’accès aux soins est en voie d’effondrement ?

Nous sommes contre « l’aide active à mourir », à savoir l’euthanasie et le suicide assisté, en particulier dans la société française actuelle.

Faut-il rappeler à la gauche que l’accès aux soins est en voie d’effondrement, dans tous les domaines : soins palliatifs, psychiatrie, pédiatrie, oncologie, entre autres ? Que le renoncement aux soins s’amplifie partout sur le territoire ? Faut-il rappeler à la gauche le contexte politique national et international et la montée de l’extrême droite, la dégradation des conditions de vies d’un nombre de plus en plus grand de personnes, le repli de notre société, de plus en plus fermée et réactionnaire ?

Faut-il se souvenir que le droit à la santé et aux soins est l’un des droits fondamentaux et qu’il ne peut se réduire à un droit à obtenir la mort médicalement assistée ? Faut-il encourager le nihilisme thérapeutique sans prendre en compte l’extension systématique des indications de l’euthanasie dans tous les pays qui l’ont légiférée ?

Nous devons lutter contre les logiques prédatrices et utilitaristes qui ont contaminé l’ensemble des lieux d’accompagnements et de soins.

Soutenir la mort médicalement prescrite et/ou administrée, supposément « digne », sans s’opposer à l’actuelle indignité voire l’inaccès des soins, c’est répondre à la souffrance en supprimant celui qui souffre plutôt qu’en repensant les modalités de vies qui l’amènent à souffrir. C’est renoncer à l’exigence éthique de prendre le temps de saisir l’ensemble de la problématique. Une problématique au croisement de l’individuel et du collectif, du politique et du technique, du soin et du pouvoir.

C’est également prendre tout à l’envers : proposer la mort à l’individu plutôt que repenser le soin et l’accompagnement au niveau politique et collectif. Nous avons besoin d’une reconstruction de services publics dans le domaine de la santé, du médico-social et du social, dans tous les territoires.

Nous devons lutter contre les logiques prédatrices et utilitaristes qui ont contaminé l’ensemble des lieux d’accompagnements et de soins. En finir avec la tarification à l’activité, valoriser la prévention et les soins sur les seuls diagnostics et évaluations. Créer des lieux où les soignants retrouveront leur mission première : soigner, et où les patients pourront user de leur droit à se soigner. Faut-il rappeler que l’État nous doit les services publics ?

Personnes non-reproductives

Nous soutenons sans condition les droits des femmes, l’IVG, la contraception, l’auto-détermination des personnes et leurs émancipations.

Nous soutenons sans conditions que toute vie vaut la peine d’être vécue selon ses propres normes et que ce n’est ni aux soignants ni aux gouvernants de décider, de trier, quelles sont les vies qui valent, quelles sont celles qui ne valent pas.

Peut-on émanciper une société sans transformer les racines même du mal ?

Dans le domaine de l’euthanasie, nous sommes pour un esprit des lois – une réflexion politique sur ce que signifie, dans une société fracturée, l’institutionnalisation d’une mort médicalement prescrite ou administrée – et non pour un droit positif qui, comme partout ailleurs où il existe, s’applique d’abord aux personnes considérées comme inutiles car non-productives.

Peut-on émanciper une société sans transformer les racines même du mal : les profondes inégalités d’accès aux soins et à l’accompagnement, l’injustice sociale et fiscale ? Penser que l’euthanasie est une avancée sociale, c’est confondre exclusion et émancipation. La gauche ne peut s’y résoudre.

Signataires

  • Mathieu Bellahsen, psychiatre

  • André Bitton, président du CRPA et ancien président du Groupe information asile – Collectif Lutte et Handicap pour l’Egalité et l’Emancipation

  • Isabelle Hartvig, résidente d’Ehpad et militante

  • Geneviève Hénault, psychiatre

  • Odile Maurin, pour le collectif Handi Social

  • Sara Piazza, psychologue, pour le collectif JABS

  • Laetitia Rebord, Les Dévalideuses

  • Elisa Rojas, avocate et militante


 

   mise en ligne le 23 mai 2025

Les grands patrons goûtent peu les commissions d’enquête parlementaires

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Les sommités du monde économique se plaignent de devoir répondre aux convocations des parlementaires dans le cadre des commissions d’enquête qui se multiplient. Preuve qu’ils font peu de cas des institutions démocratiques.

« Ils« Ils ont juste envie de faire les marioles devant les caméras. » Invité dans l’émission de Pascal Praud sur CNews, l’homme d’affaires d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin a justifié avec dédain son refus de répondre favorablement le 20 mai à sa convocation par les député·es de la commission d’enquête sur « l’organisation des élections en France », alors qu’il en avait pourtant l’obligation légale.  

La représentation nationale souhaitait entendre le milliardaire exilé fiscalement en Belgique sur son projet Périclès, acronyme de « patriotes enracinés résistants identitaires chrétiens libéraux européens souverainistes », et qui vise à structurer une grande alliance entre l’extrême droite et la droite libérale-conservatrice en France.

Mais Pierre-Édouard Stérin n’a visiblement que faire des institutions de la République, multipliant les excuses pour ne pas se rendre au palais Bourbon.

C’en était trop pour le président macroniste de la commission d’enquête Thomas Cazenave qui a lancé contre Pierre-Edouard Stérin une procédure de signalement au procureur de la République pour refus de se présenter devant une commission d’enquête parlementaire.

Si le parquet donnait suite, la peine encourue par le milliardaire serait de 7 500 euros d’amende et deux ans de prison, comme écrit dans l’ordonnance du 17 novembre 1958 définissant les prérogatives d’une commission d’enquête parlementaire. 

Hélas, l’exemple du tycoon d’extrême droite n’est pas isolé. On a ainsi récemment vu le haut fonctionnaire Alexis Kohler, plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron à l’Élysée entre 2017 et avril 2025, snober les commissions d’enquête au Sénat sur le scandale Nestlé des eaux en bouteille et à l’Assemblée nationale sur le dérapage des comptes publics.

Deux dossiers dans lesquels il est soupçonné d’être personnellement intervenu pour rendre des arbitrages décisifs. Alexis Kohler ne sera du reste pas inquiété par la justice : le parquet a d’ores et déjà signifié qu’il ne serait pas poursuivi dans l’affaire du dérapage des comptes publics au nom de la « séparation des pouvoirs » . Comprendre : il était un trop proche collaborateur du président de la République Emmanuel Macron – qui est constitutionnellement intouchable – pour être auditionné.

Multiplication des commissions d’enquête

Au-delà de ces deux exemples, on voit que la défiance va croissant envers les parlementaires français qui n’hésitent plus – à l’instar de ce que font depuis des années leurs homologues états-uniens – à confronter les grands patrons, les ministres et autres hauts fonctionnaires, jusqu’ici peu habitués à devoir répondre de leurs actes sous serment, c’est-à-dire avec le risque de poursuite judiciaire en cas de mensonge.

Ainsi, les commissions d’enquête visant à faire la lumière sur des scandales impliquant un intérêt public se multiplient. En plus des commissions déjà citées, citons celles sur l’affaire Bétharram, qui a longuement auditionné le premier ministre François Bayrou, sur les violences commises dans le secteur du cinéma, sur la distribution des aides publiques aux grands groupes, sur le risque de désindustrialisation, ou encore sur la hausse des plans de licenciement.   

Les résultats des deux dernières élections législatives en 2022 et en 2024 ne sont pas pour rien dans cette évolution. Ils ont rendu de plus en plus éparse la composition de l’Assemblée nationale où chaque groupe d’opposition ou minoritaire a le droit de lancer une commission d’enquête par an.  

La preuve en chiffres : 8 commissions d’enquête ont déjà été lancées lors de l’actuelle législature démarrée l’été dernier, 19 avaient été bouclées entre 2022 et 2024, contre seulement 25 lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. L’accélération est nette. 

Le Sénat a emboîté le pas de l’Assemblée, avec cinq commissions d’enquête en cours, douze bouclées depuis le début du second quinquennat d’Emmanuel Macron, soit autant que lors du premier. Et c’est compter sans les missions d’information dont l’une, celle concernant l’affaire Benalla, avait fait grand bruit.

Certes, la multiplication des commissions d’enquête parlementaires peut parfois donner le sentiment d’une spectacularisation de l’action politique, où la forme primerait sur le fond avec des auditions parfois préparées à la va-vite, et où des député·es chercheraient plus à créer du buzz pour poster sur leurs réseaux sociaux un échange saillant.

Un état de fait renforcé par le contexte institutionnel instable qui rend actuellement plus difficile pour les parlementaires de lancer d’un travail de fond sur le plus long terme. « Il faut que l’on finisse nos auditions rapidement car si Macron dissout l’Assemblée nationale en juillet, nos travaux seront caducs... », confie un député. En outre, il est très incertain que les rapports de ces commissions aboutiront sur une évolution de la loi.  

Des patrons sur la défensive 

Cela étant dit, il ne fait aucun doute que ces commissions d’enquête constituent une respiration démocratique. Ne serait-ce que sur les sujets économiques, où elles confrontent des puissants décideurs habituellement intouchables – car bardés de communicants et d’avocats qui maîtrisent chacun de leurs mots. 

Face à la représentation nationale, les patrons se retrouvent sans filtre, contraints de dire la vérité – rare pour eux – et donc dans une position plus vulnérable. Ce qui les agace ostensiblement.  

On a notamment pu le constater lors de l’audition du propriétaire de l’armateur CMA CGM Rodolphe Saadé, le 13 mai 2025, par les sénateurs de la commission d’enquête sur les aides publiques distribuées aux grandes entreprises.

Les sénateurs lui ont demandé de justifier l’avantage fiscal mirobolant dont bénéficie son groupe, et qui a coûté au fisc près de 3 milliards par an en moyenne entre 2022 et 2025. « Ne pensez-vous pas qu’il soit temps de passer à autre chose ? », a répondu l’intéressé, lassé des relances. 

Plus parlante encore, l’audition par cette même commission le 21 mai du propriétaire du groupe de luxe LVMH Bernard Arnault. Frustré de se retrouver dans une situation qu’il estimait en sa défaveur, l’homme le plus riche de France est sorti du sujet de l’audition et s’en est pris au rapporteur communiste de la commission, Fabien Gay, par ailleurs directeur du journal L’Humanité, dont un article publié le même jour n’avait pas plu au milliardaire.

« Alors que j’ai juré de dire la vérité devant vous, j’ai été un peu choqué aujourd’hui de voir que le rapporteur de [cette] commission a, dans son journal, trouvé opportun de dire en première page que le secteur d’activité que je représente – le luxe – sabrait l’emploi, alors que c’est précisément le contraire. J’aimerais bien que l’on soit tous logés dans cette commission à la même enseigne, et que l’on doive tous dire la vérité », a-t-il martelé, questionnant le sénateur : « Pourquoi votre journal a titré sur quelque chose qui est faux ? »

En réponse, Fabien Gay a cité deux articles des Échos, dont Bernard Arnault est le propriétaire, l’un décrivant les élus des commissions d’enquête parlementaires comme « jouant parfois aux enquêteurs, voire aux inquisiteurs », et l’autre résumant ainsi leur but : « On n’est certes pas revenu au tribunal révolutionnaire de Robespierre, qui coupa trop de têtes. Mais nous sommes sur une mauvaise pente de démagogie politique. » Preuve si l’on suit son raisonnement que le milliardaire ne pensait pas du bien de la commission d’enquête.  

Fabien Gay a par ailleurs sous-entendu que Bernard Arnault avait tenté, lui aussi, de se soustraire à l’audition : « On a eu beaucoup de mal à ce que vous veniez […]. Si vous souhaitez la transparence totale, nous pouvons rendre l’ensemble de nos échanges » publics, et « je ne suis pas sûr que ce serait à votre avantage », lui a-t-il dit, sans réaction du milliardaire.  

Les patrons savent du reste qu’ils courent un risque réel en cas de mensonge éhonté : le Sénat vient notamment de saisir le procureur de la République pour « faux témoignage » contre le directeur industriel de Nestlé Waters, Ronan Le Fanic, qui a assuré sous serment qu’aucun événement notable n’avait été constaté sur le site de production de Vergèze, situé dans le Gard, alors que des lots d’eaux contaminées avaient été retenus, selon des révélations de la presse. 

Autre précédent qui a marqué le monde des affaires parisien : la procédure engagée contre l’ancien directeur associé de McKinsey en France Karim Tadjeddine qui avait dit sous serment que le groupe auquel il appartenait « payait bien l’impôt sur les sociétés en France », ce qui était faux. S’il a ensuite été épargné par les poursuites judiciaires, il a tout de même démissionné de son poste. 

Ainsi, une forme de panique est en train d’émerger dans le monde des affaires parisien. Au point que dans une tribune dans Le Figaro, deux avocats du cabinet August Debouzy, Nicolas Baverez et Vincent Brenot, ont accusé le Parlement d’être devenu « une zone de non-droit », où des parlementaires « couverts par leur immunité, peuvent convoquer, interroger, dénoncer, accuser sans aucune limite » les pauvres patrons « tenus de comparaître et de répondre aux questions écrites et orales, sous peine de sanction pénale ». Horreur !

La Lettre a depuis révélé que ce même cabinet August Debouzy proposait désormais des formations clés en mains pour les patrons du CAC 40 stressés à l’idée de dire la vérité, rien que la vérité, face aux parlementaires. Car ce serait trop leur demander. 


 


 

Lèse-majesté

L'éditorial de Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

C’était un spectacle rare. L’un des milliardaires les plus riches du monde (à touche-touche avec les Américains Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Warren Buffett et Bill Gates), le Français Bernard Arnault a été durant quelques heures, mercredi, un citoyen ordinaire. Un homme sans plus ni moins de droits qu’un autre, à égalité avec tous les patrons appelés à s’expliquer devant les sénateurs sur l’utilisation des fonds publics par les groupes qu’ils dirigent. Quelle indignité ! Quel crime de lèse-majesté ! Il n’y avait qu’à percevoir l’amertume du seigneur du CAC 40 pour mesurer sa réprobation.

En quelques semaines, tout le gotha de l’industrie et des affaires a été auditionné par la commission d’enquête sur les aides publiques aux entreprises (dont le rapporteur, Fabien Gay, est sénateur et directeur de l’Humanité). Entamés dans l’indifférence de la plupart des médias, ses travaux ont gagné en publicité, alimentés par l’embarras ou la mauvaise foi de ceux-là mêmes qui estimaient n’avoir pas de comptes à rendre de leur gestion.

Les principaux arguments rabâchés devant ou au-dehors de la commission tiennent en un syllogisme. Primo, il est impropre de parler d’aides publiques, puisque l’État rend aux entreprises une partie de l’argent qu’il leur prélève. Secundo, les parlementaires n’ont pas pour fonction de contrôler l’action des entreprises privées. Tertio, il en découle que ces convocations et l’objet de la commission frisent l’abus de pouvoir.

Depuis un quart de siècle et la loi Hue de 2001 sur le contrôle des fonds publics accordés aux entreprises – l’une des premières lois abrogées au retour de la droite aux affaires en 2002 –, le monde et le capitalisme se sont profondément transformés, mais non les rapports sociaux fondés sur l’inviolabilité de la propriété du capital.

À l’heure où 200 à 250 milliards d’euros par an d’argent public – personne, même à Bercy, n’a idée du montant exact – sont alloués aux employeurs dont certains licencient avec cet argent, et tandis que les finances publiques s’enfoncent inexorablement dans le rouge, la démocratie s’arrête toujours à la porte des conseils d’administration. La mauvaise humeur de l’empereur du luxe, spécialiste de l’évasion fiscale et ami de Trump, n’a fait que souligner cet archaïsme, à l’origine de tant de gâchis humain, social, financier et environnemental.


 


 

Contrairement à ce qu’affirme Bernard Arnault, LVMH supprime bien des emplois

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Mercredi, Bernard Arnault était entendu par la commission d’enquête sénatoriale sur les aides aux entreprises. D’entrée, une passe d’armes a eu lieu entre le rapporteur communiste et le grand patron au sujet des suppressions d’emplois prévues par le groupe dans le secteur des vins et spiritueux. 

Bernard Arnault, après s’être fait longuement désirer, a choisi de commencer son audition devant la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques par la bagarre. Et pour le patron de LVMH, mercredi 21 mai 2025, l’adversaire était tout trouvé : Fabien Gay, sénateur communiste, rapporteur de la commission, mais aussi directeur de la rédaction du journal L’Humanité

« J’ai été un peu choqué de voir que le rapporteur de votre commission, alors que moi j’ai juré de dire la vérité, a, dans son journal, trouvé opportun, en première page, de dire que le secteur d’activité que je représente – le luxe – sabrait l’emploi, alors que c’est précisément le contraire », a démarré le patron du premier groupe de luxe au monde.

C’est que la veille, L’Humanité avait dédié sa une et un article à l’annonce faite par LVMH, fin avril, de supprimer 1 200 emplois dans la branche vins et spiritueux du groupe, qui en compte quelque 9 400. Cela représente, au niveau mondial, une suppression de 12 % des effectifs de la branche. 

« J’aimerais qu’on soit tous logés dans cette commission à la même enseigne, a repris le milliardaire, devant les sénateurs qui tentaient de recentrer le débat. On doit dire la vérité. Donc monsieur le rapporteur, si vous le permettez, je vais poser une question : pourquoi votre journal a titré avec quelque chose qui est faux ? » 

Les taxes américaines comme prétexte

Sans tout de suite répondre sur la véracité des informations publiées par L’Humanité, mais aussi par La Lettre dès le 1er mai, Fabien Gay a rappelé que bien que directeur de la rédaction, il ne tenait pas « la plume » des journalistes du quotidien. Et de s’étonner des manières inquisitrices de Bernard Arnault, qui en plus d’avoir fait languir la commission, s’est permis d’appeler son président, un sénateur Les Républicains (LR), pour se plaindre de l’article en question.

Plus tard lors de l’audition qui a duré deux heures, le sénateur communiste est revenu à la charge, en demandant à Bernard Arnault pourquoi un groupe qui se porte bien, qui distribue aux actionnaires 52 % de ses bénéfices en 2024 et rachète toujours plus d’actions est prêt à supprimer autant d’emplois.

« Comprenez-vous, monsieur Arnault, que cela puisse heurter, questionner, qu’un groupe comme le vôtre fait le choix de se séparer de 1 200 salariés plutôt que de faire le choix de baisser la redistribution des dividendes aux actionnaires ? » 

C’est un choix assumé : préserver la rentabilité pour les marchés financiers, même si cela implique de supprimer des centaines d’emplois.             Communiqué de la CGT

Et Bernard Arnault de répondre à côté, précisant que les 1 200 sont « des cadres » et qu’« il ne s’agit pas de les licencier, il s’agit de mettre en place un plan pour ne pas renouveler les départs volontaires ou les départs à la retraite ». En bref, pour lui, il est « tout à fait exagéré de parler de suppressions d’emplois ». Pourtant, c’est tout à fait de ça qu’il s’agit.

Pour le patron, ces départs qu’il qualifie de « naturels » se justifient par les menaces chinoises et américaines concernant l’augmentation des droits de douane pour les alcools, et notamment pour le cognac. Contacté par Mediapart, Jean-Jacques Guiony, le PDG de Moët Hennessy, branche de LVMH, développe : « Les taxes douanières ne sont pas encore en vigueur, elles sont de l’ordre de la menace pour le moment. Mais quand il y a des incertitudes pareilles, c’est forcément mauvais pour l’activité. En termes de volume et en termes de valeurs, nous avons reculé. Nous sommes revenus aux chiffres de 2019, donc on revient aussi à la masse salariale de 2019. » 

Pour la CGT du champagne, qui s’est exprimée par un communiqué, les économies auraient pu être faites ailleurs : « Aucun prélèvement n’est envisagé sur la fortune colossale de Bernard Arnault, ni sur les marges des autres divisions du groupe. C’est un choix assumé : préserver la rentabilité pour les marchés financiers, même si cela implique de supprimer des centaines d’emplois. »

1 200 postes en moins

Avant que le sujet soit discuté au Sénat, les salarié·es ont été prévenu·es, et d’une drôle de manière. 

Le 30 avril, à 11 h 08, à la veille de la journée internationale de lutte pour les droits des travailleurs et des travailleuses, les patrons de la filière vins et spiritueux du groupe ont envoyé une vidéo à leurs salarié·es. On y voit Alexandre Arnault, fils du grand patron et directeur délégué de Moët Hennessy, et Jean-Jacques Guiony discourir en anglais dans une vidéo titrée « Nos dirigeants partagent leur vision stratégique pour Moët Hennessy ».

Au bout d’un quart d’heure de vidéo, les deux hommes d’affaires annoncent la couleur : la masse salariale de la filière passera de 9 400 à 8 200 salarié·es. « Donc oui, ils suppriment bien 1 200 postes », souffle, auprès de Mediapart, Alexandre Rigaud, délégué syndical CGT à MHCS, société filiale de Moët Hennessy. 

Jean-Jacques Guiony le concède, la forme n’était pas la bonne. « Je communique tous les trois mois. La dernière fois, c'était le 30 avril, juste avant le Ier-Mai. Je les ai déjà prévenus, la prochaine sera fin juillet, qu’ils n’aillent pas me dire que c’est juste avant les vacances d’été, plaisante-t-il. Mais oui, j’entends la critique, elle est fondée. La prochaine fois, on fera différemment et on fera aussi la vidéo en français. » 

Pour les salarié·es, de nombreuses questions restent en suspens. Sur les 1 200 postes supprimés, combien le seront en France ? Et en France, quels postes seront supprimés ? Est-ce au siège, dans la vente, à la récolte ? Cela signifie-t-il que le groupe va se séparer des plus petites « maisons » de la branche vins et spiritueux ? Quel impact ces suppressions de postes auront sur les conditions de travail de celles et ceux qui restent ? Dans le même temps, le groupe va-t-il continuer à verser tout autant de dividendes à ses actionnaires ? 

Nous avons posé certaines de ces questions au PDG de Moët Hennessy. Pour l’heure, il n’est pas en mesure d’y apporter des réponses. De notre échange, une information est cependant ressortie : ce plan de suppressions de l’emploi ne s’étalera pas dans le temps et se fera en seulement trois ans.

À la question « Et si le contexte international change, que les taxes douanières n’évoluent pas, reviendrez-vous sur votre décision ? », le patron répond : « Peut-être. » « On pourrait, effectivement, revenir sur cette décision si le contexte international évoluait mais, pour être honnête, il y a aussi un aspect structurel. Il y avait un dimensionnement de l’entreprise qui était un peu excessif par rapport à son potentiel de vente à moyen terme. » 

Aussi au « Parisien », chez Givenchy et MHD

Pour obtenir des réponses à toutes ses questions, la CGT compte déposer un droit d’alerte économique et social d’ici quelques jours. « Malheureusement, on n’a pas de CSE au niveau de la branche, explique Philippe Cothenet, délégué syndical Moët et secrétaire général adjoint de l’intersyndicale CGT du champagne. Donc, chacun dans le CSE de son entreprise, on va faire remonter ces questions. »

En attendant, les salarié·es devront se contenter des réponses lapidaires de Bernard Arnault en commission d’enquête. Le PDG, présenté par les libéraux comme héros de l’emploi à la française, alors même que le groupe s’est forgé autour de la destruction de Boussac Saint-Frères, délocalise déjà depuis des années et ne compte plus que 18 % de ses salarié·es dans l’hexagone, balaye : « Est-ce qu’on est obligé de garder un nombre d’emplois constant ? Compte tenu du fait que le groupe gagne de l’argent, progresse, on a la responsabilité de ne pas faire de licenciements, mais on ne peut pas être obligé de garder, quand la conjoncture est difficile, le même nombre d’emplois. Ça n’a pas de sens. »

D’ailleurs, le patron aimerait bien dire quelques mots de cette logique qui, selon lui, prévaudrait dans l’administration publique, mais, là encore, ce n’est pas le sujet de cette audition. 

D’autres chiffres auraient, eux, gagné à se faire une petite place lors de cette audition qui avait, aussi, pour sujet l’emploi. LVMH n’est pas seulement en train de supprimer 1 200 emplois dans sa branche vins et spiritueux, il en a déjà supprimé plusieurs dizaines ailleurs. 

L’an dernier, la filière distribution de Moët Hennessy (MHD), avait déjà ouvert un plan de départs volontaires après le divorce entre LVMH et les Britanniques de Diageo. Quelque 80 salarié·es ont pris le plan et quitté les effectifs. « Ce plan est terminé, ces 80 départs ne sont pas comptabilisés dans les 1 200 annoncés en fin avril », précise Jean-Jacques Guiony. 

Dans le reste du groupe de luxe, d’autres salariés ont été poussés vers la sortie. Jamais par des licenciements secs, cela donnerait une mauvaise image. Ainsi, au Parisien, quelque 40 salarié·es ont été remercié·es par le biais d’un plan de départs volontaires, comme nous l’avions raconté en mars. 

Dans le secteur de l’habillement, Givenchy aussi pousse vers la sortie des dizaines de salarié·es par un autre dispositif permettant de contourner le peu populaire PSE, la rupture conventionnelle collective. Selon les salarié·es interrogé·es, elle devrait concerner 80 à 100 salarié·es. La première vague de ruptures conventionnelles a déjà eu lieu, à la fin du premier trimestre 2025. Une seconde devrait avoir lieu d’ici peu. Interrogés sur ce plan de départs, LVMH ne nous a pas répondu. 


 

   mise en ligne le 22 mai 2025

 

Face aux extrêmes droites,
le sursaut civique en Europe
ne remplacera pas une réponse sociale

Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Le soulagement après la défaite de George Simion en Roumanie ne doit pas égarer. Si des forces compatibles avec Trump et Poutine ont été contenues lors de plusieurs scrutins récents, leur menace est intacte et aucune alternative solide n’est au pouvoir. 

La vague brune paraît tellement irrésistible que son endiguement provisoire fait presque figure de bonne nouvelle. En Roumanie, une catastrophe politique et géostratégique a été évitée dimanche 18 mai, avec la défaite du candidat de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR, extrême droite). George Simion, nationaliste, réactionnaire et hostile à l’aide l’Ukraine, risquait de priver l’Union européenne et l’Alliance atlantique d’un partenaire fiable sur leur « flanc Est », vis-à-vis du régime russe et des réseaux trumpistes. 

Désormais, beaucoup espèrent un renversement de situation similaire en Pologne. Le parti Droit et justice (PiS), qui détient la présidence, cherche à sauvegarder l’héritage de sa « révolution conservatrice ». Le duel entre son candidat et celui du camp libéral, le maire de Varsovie, va certainement polariser la société de manière intense. Dans ce pays comme en Roumanie, la défaite de la droite la plus dure est une condition nécessaire à l’avancement de la cause des femmes, des minorités, de la société civile et de l’état de droit en général. 

Il est logique que toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent dans ces causes aient ressenti un certain soulagement face aux nouvelles venues de Bucarest. Mais cela ne devrait pas conduire à un défaut de lucidité, voire à un enthousiasme mal placé dont bien des observateurs et des responsables politiques ont fait preuve depuis dimanche. 

Un peu benoîtement, l’hebdomadaire allemand Die Zeit s’est ainsi félicité que les Roumain·es aient choisi « la maison Europe » et se soient donné une « chance de consolider [leur] démocratie » en votant pour Nicușor Dan, le maire anticorruption de la capitale. De manière tout aussi révélatrice, l’eurodéputée française Nathalie Loiseau a félicité « le peuple roumain [pour avoir] résisté aux mensonges et aux manipulations dont il a été bombardé », comme si l’attraction de l’extrême droite se résumait à un malentendu attribuable aux ingérences russes. 

Dans le même esprit rassuriste, le Nouvel Obs s’interrogeait récemment sur un possible « contre-effet Trump », aux États-Unis comme dans le reste du monde. Peu de temps avant, le New York Times notait que les guerres commerciales et l’autoritarisme de Trump avaient desservi les candidats conservateurs associés à ce dernier, en Australie et au Canada. Sans nier ces dynamiques de campagne, on peut relativiser l’évolution concrète du rapport de forces, et insister sur les tendances encore plus sombres en Europe. 

Halte à la pensée magique

Au Canada, le successeur libéral de Justin Trudeau a surtout asséché les autres forces progressistes et conservé l’essentiel de son propre électorat. Cela n’a pas empêché son rival, issu de l’aile radicale du parti conservateur, d’augmenter le score de sa formation par rapport aux dernières élections. L’écart entre les deux grands partis dépasse à peine les deux points de part des suffrages, ce qui est aussi le cas en Australie. Ce n’est que par l’effet des modes de scrutin que les écarts en sièges sont plus significatifs. 

En Roumanie, le surcroît de mobilisation contre Simion ne l’a pas empêché de progresser entre les deux tours. Dans le contexte d’une participation en hausse de 10 points, il a récolté 1,5 million de voix de plus que le 4 mai. En Pologne, il faut ajouter au score du PiS, moins impressionnant qu’en 2020, l’envolée de formations extrémistes à sa droite. Et au Portugal, celles et ceux qui pensaient que Chega avait atteint son plafond de verre en 2024 en sont pour leurs frais : André Ventura et son trumpisme lusophone, inexistants il y a six ans, ont failli ravir la deuxième place du scrutin au parti socialiste. 

Surtout, les problèmes de fond ne sont pas près d’être réglés. Les forces censées contenir les droites compatibles avec Trump, voire Poutine, ne sont équipées ni des intentions politiques ni des propositions programmatiques propres à agir sur les causes d’attraction de ces dernières. 

Les trois scrutins européens sont parlants : la géographie électorale de ces droites est corrélée à celle du déclin économique et de la précarité sociale. Les trois pays concernés, dans leur ensemble, occupent d’ailleurs une position subalterne dans l’espace capitaliste européen. Ils font partie des États les plus vulnérables et dépendants de cet espace. Or, ni le nouveau président roumain, ni le challenger polonais du PiS, ni le premier ministre portugais reconduit au pouvoir ne promeuvent une économie politique alternative à cette configuration. 

Il faudrait développer une conception élargie et « sociale » de l’État de droit, au-delà de la défense indispensable des libertés fondamentales.

Au contraire : le maire de Bucarest a beau être un indépendant identifié par ses combats anticorruption, il s’inscrit complètement dans le paradigme néolibéral qui a accentué les fractures sociales et territoriales de la Roumanie. Au Portugal, les deux partis alternant au pouvoir – les seuls qui surnagent face à l’ascension météoritique de Chega – ont coconstruit le modèle touristique qui enferme le pays dans un développement subordonné, en décalage avec les besoins de la population. Et en Pologne, les libéraux qui entendent éviter un destin « à la hongroise » avaient été éjectés du pouvoir, en 2015, par un PiS qui apparaissait mieux-disant sur les enjeux de redistribution et de justice sociale.

Cela ne veut pas dire que les droites extrêmes ou radicales ont des solutions pertinentes aux problèmes socioéconomiques de fond. Il faut par ailleurs admettre que – comme en France – leur force propulsive réside dans des attitudes xénophobes et autoritaires bien réelles, ancrées dans l’histoire longue des sociétés.

Mais on ne peut pas comprendre le succès de leur politique du ressentiment sans la mettre en rapport avec des conditions matérielles d’existence, le sentiment d’un « monde fini » où seuls les plus impitoyables surnageront, et l’absence d’organisations de masse cultivant une vision du monde égalitaire et solidaire. 

À cet égard, il faut certes prendre au sérieux les ingérences de puissances étrangères dans les processus électoraux, mais ne jamais oublier que leur puissance de déstabilisation est indexée sur la faible confiance des populations envers leurs institutions et leurs élites dirigeantes, et sur leur disponibilité à des discours démagogiques qui tirent parti de cette situation. Un algorithme biaisé et des faux comptes TikTok ne peuvent suffire en eux-mêmes à diriger des millions de votes sur des candidatures xénophobes, complotistes et complaisantes avec les impérialismes. 

Achevons en soulignant que l’État de droit, au nom duquel les citoyen·nes sont appelé·es à « faire barrage », doit être défendu avec rigueur et cohérence. Ce n’est pas ce qui s’est passé dans le cas roumain, avec une accumulation d’amateurisme et d’opacité ayant abouti à l’annulation de la présidentielle de décembre 2024, en plein entre-deux-tours. De quoi donner du grain à moudre à une rhétorique centrée sur l’élection volée, et des idées à George Simion qui invoque désormais des ingérences imaginaires, notamment de la France, pour demander une nouvelle annulation. 

Peut-être faut-il surtout développer une conception élargie de l’État de droit, au-delà de la défense indispensable des libertés fondamentales et de la sécurité juridique. Une tradition existe en la matière. Sous la République de Weimar, des juristes comme Hermann Heller (1891-1933) ont parlé d’« État de droit social », avec l’idée qu’une « organisation juste des rapports socioéconomiques » prolongeait le combat pour la liberté et l’égalité « dans l’ordre du travail et des biens ». C’est cette organisation juste qui permet l’effectivité des droits et consolide l’attachement du corps civique à un modèle politique pluraliste. 

Des libéraux sincères, soucieux et soucieuses des garanties constitutionnelles prémunissant contre le gouvernement tyrannique promu par les trumpistes au-delà de leurs frontières, devraient le comprendre et subordonner leurs préférences économiques à cette priorité. Il le faudrait, en tout cas, pour que le temps gagné face à l’extrême ne soit pas un temps gâché. 


 

    mise en ligne le 21 mai 2025

Netanyahou tue, la France tergiverse

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

La France dénonce beaucoup, mais la tragédie de Gaza n’attend pas. Le temps des indignations est révolu, celui des actes et des sanctions est arrivé. Sinon, notre faillite morale sera bientôt regardée comme une véritable complicité.

Interrogé sur le massacre commis par l’armée israélienne à Gaza, Emmanuel Macron s’est écrié : « C’est une honte. » On ne saurait mieux dire. Mais ce sentiment, n’importe lequel de nos concitoyens peut le partager. On attend évidemment autre chose de la part du président de la République. Des actes et des sanctions. Or, tel un Matamore qui ne ferait rire personne, Macron n’en finit pas de « dénoncer les actions scandaleuses d’Israël », comme dans ce communiqué publié le 20 mai avec le Canada et le Royaume-Uni. Il « prépare » pour le 22 juin une conférence coorganisée avec l’Arabie saoudite, et confirme une « prochaine » reconnaissance, d’ailleurs toute symbolique, de l’État de Palestine. Il faut s’en féliciter. A-t-on seulement idée de la situation à Gaza dans un mois ?

Netanyahou se rit de notre couardise.

On est frappé par le rapport que notre président entretient avec une histoire tragique qui s’accomplit au présent. La France ne fera évidemment pas la guerre à Israël, mais pendant que l’armée israélienne tue en moyenne cent civils par jour, et utilise la faim comme arme de guerre, les relations entre Tel-Aviv et l’Union européenne sont toujours régies par le fameux accord d’association mis en œuvre en 2000, dont l’article 2 proclame l’obligation des parties à « respecter les droits humains » et « les principes démocratiques ». Pour la première fois, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a fait référence, mardi sur France Inter, à ce document pour évoquer « une potentielle suspension », tout en avouant que l’initiative venait des Pays-Bas.

On se demande ce que coûtera en vies humaines ce « potentiel ». Netanyahou se rit de notre couardise. Il laisse entrer, « pour des raisons diplomatiques », dit-il cyniquement, cinq camions de vivres « pour les bébés », quand il en faudrait quatre cents. Ce qui supposerait un cessez-le-feu immédiat, l’arrêt des ventes d’armes, et des sanctions économiques. Mais il faudrait déjà que la France n’ait pas peur des mots. Pas question par exemple pour Macron de parler de « génocide ». « Les historiens trancheront », a-t-il dit. Comme si l’enquête d’Amnesty International et les conclusions de Francesca Albanese, la rapporteuse des Nations unies pour les territoires palestiniens, n’existaient pas, preuves à l’appui. « L’histoire » ? C’est dire, là encore, le sentiment d’urgence qui étreint le président de la République.

Macron n’est pas seul à avoir peur des mots qui pourraient fâcher Netanyahou. Un politologue de la Fondation Jean-Jaurès juge que le mot serait « contre-productif », et qu’il « crisperait ». Qui ? Les dirigeants israéliens probablement, dont il faudrait ménager la susceptibilité. Tant de précautions après 53 000 morts, et alors que l’armée israélienne entreprend de raser Gaza, et que nous parviennent des images de survivants aux corps décharnés, laissent pantois. Bien sûr, il y a eu le 7-Octobre, mais il y a longtemps que nous ne sommes plus dans les représailles, mais dans la vengeance, et plus encore dans la réalisation d’un projet politique d’extrême droite que résume aujourd’hui l’alternative expulsion ou extermination.

L’histoire européenne, décidément, n’en finit pas de repasser les plats les plus détestables.

L’heure n’est plus au constat, ni à la « honte ». La France, sans doute, n’est pas inactive. Mais notre pays se comporte comme s’il n’avait d’autre planche de salut que Donald Trump. S’en remettre pour faire pression sur Netanyahou au fantasque président américain, qui dit tout et son contraire, est la garantie de l’échec. C’est aussi un terrible aveu de dépendance au moment même où l’Europe prétend s’émanciper de l’ogre américain. Il est bien possible que Trump obtienne l’entrée de quelques camions de survie dans l’enclave palestinienne, mais on ne devrait pas oublier que, sur le fond, Trump et l’extrême droite israélienne sont d’accord pour expulser les Gazaouis de leur territoire. Les uns le veulent par idéologie, l’autre par mercantilisme immobilier.

L’extrême droite israélienne aurait même trouvé dans le désert libyen une terre d’accueil… Sordide. Comment peut-on s’en remettre à pareille engeance ? L’histoire européenne, décidément, n’en finit pas de repasser les plats les plus détestables. On a longtemps pleuré l’inaction des démocraties pendant la guerre d’Espagne, en 1936. Puis, l’Europe libérale s’est couverte de cendres après les génocides rwandais et de Srebrenica, en 1994 et 1995. Toujours trop tard. On regardera bientôt notre faillite morale à Gaza comme une véritable complicité. Et on pourra alors commémorer. Regrets éternels.


 


 

Guerre à Gaza : en sortant enfin du silence, les Occidentaux prêts à vraiment aborder un virage ?

L'éditorial de Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Assurément, le ton change. En paraphant un communiqué commun pour exiger la fin de l’offensive israélienne sur Gaza et l’entrée de l’aide humanitaire dans l’enclave palestinienne, en dénonçant « le niveau de souffrance humaine intolérable » et en condamnant « le langage odieux utilisé récemment par des membres du gouvernement israélien et la menace agitée d’un déplacement forcé des civils », Emmanuel Macron, Keir Starmer et Mark Carney sont sortis, enfin, de leur silence coupable.

Au moins dans les mots. Face aux atrocités perpétrées par l’armée de Netanyahou, les chancelleries occidentales, en écho à la force des mobilisations populaires – y compris Israéliennes –, auraient-elles pris le virage de la lucidité ?

Le régime de Tel-Aviv est plus isolé que jamais. Benyamin Netanyahou le sait. Et l’abjecte surenchère militaire à laquelle il se livre fait tout autant figure de planche de salut politique que de matrice stratégique pour parvenir à son ultime but : annexer Gaza, déporter les Palestiniens qui y vivent et poursuivre la colonisation en Cisjordanie, en Syrie et au Liban. Dans une invariable rhétorique de l’absurde, le premier ministre israélien s’obstine à taxer ceux qui s’opposent à ses visées génocidaires d’antisémitisme et de soutien au Hamas.

Certes, dans la bouche et sous la plume de chefs d’États et de gouvernement européens et nord-américains, les termes sont forts et inédits. Résolus même, lorsque Paris, Londres et Ottawa se disent, à l’unisson, « déterminés à reconnaître un État palestinien ». Mais derrière les grandes déclarations, l’heure doit être aux sanctions, indispensables pour mettre fin, instamment, aux massacres de masse ordonnés par un criminel de guerre sous mandat d’arrêt international.

L’union européenne, par la voix sa cheffe de la diplomatie Kaja Kallas, a annoncé ce mardi 20 mai un réexamen de son accord d’association avec Israël. Il était temps et Bruxelles ne doit pas s’arrêter là. Il est urgent de décréter un embargo total sur les ventes et les exportations d’armes et d’œuvrer, par tous les moyens, pour que le droit international soit respecté et Benyamin Netanyahou arrêté. La prise de conscience ne suffit pas. Elle n’est qu’une première marche. Il faut désormais gravir toutes les autres.


 


 

Soutien à Israël : l’Union européenne prend ses distances face à l’entreprise génocidaire à Gaza

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

La cheffe de la diplomatie européenne Kaja Kallas a annoncé, mardi 20 mai, que l’Union européenne allait réexaminer son accord d’association avec Israël. Alors que la pluie de bombes redouble d’intensité sur la bande de Gaza, les alliés d’Israël commencent à revoir leur position et poussent pour un cessez-le-feu.

Ce revirement partiel arrive alors que près de 54 000 Gazaouis ont été, selon des données du ministère de la Santé du Hamas, tués par l’armée israélienne. « 14 000 bébés mourront dans les prochaines 48 heures, si nous ne pouvons pas les atteindre », alertait Tom Fletcher, secrétaire général adjoint aux Affaires humanitaires des Nations unies, lors d’un entretien accordé à la BBC, mardi 20 mai.

Lundi, seuls cinq camions remplis de nourriture pour bébés ont été autorisés à entrer. D’une population victime d’une entreprise génocidaire à l’annexion de la bande de Gaza, le gouvernement dirigé par le premier ministre Benyamin Netanyahou se retrouve, depuis lundi 19 mai, ouvertement remis en cause par plusieurs États alliés.

Ce que signifie le réexamen de l’article 2

Annonce d’importance, déjà : l’officialisation par l’Union européenne (UE) du réexamen de son accord d’association avec Israël. « Il existe une forte majorité en faveur du réexamen de l’article 2 (sur le respect des droits humains – NDLR) de notre accord d’association avec Israël, a fait savoir la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, à l’issue d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE à Bruxelles, mardi 20 mai. Nous allons donc nous lancer dans cet exercice. »

Un changement de cap qui symbolise une rupture qui s’amorce entre les soutiens de cette révision – la France, la Belgique, le Portugal, l’Espagne, la Finlande, l’Irlande, le Luxembourg, la Slovénie, la Suède, les Pays-Bas – et les partisans du statu quo – l’Allemagne, l’Italie, la Bulgarie, la République tchèque, la Croatie, Chypre, la Grèce, la Lituanie, la Hongrie, la Lettonie. L’ex-premier ministre Dominique de Villepin estime même, comme il l’a affirmé au micro de Franceinfo mardi 20 mai, que les Vingt-sept pourraient aller plus loin en décrétant « un embargo sur les livraisons d’armes » et en appelant en son nom à déférer le chef de l’État israélien et son gouvernement « devant la Cour pénale internationale ».

Le Royaume-Uni a de son côté annoncé la suspension de ses négociations commerciales avec Tel-Aviv, tandis que la Suède demande que l’UE sanctionne « certains ministres israéliens ». Des prises de position saluées par la gauche. Pour l’eurodéputée Manon Aubry, « les lignes bougent enfin contre l’impunité de Netanyahou », tandis qu’Israël intensifie son offensive pour prendre le contrôle de l’enclave palestinienne rasée par de longs mois de bombardements. « Enfin, des sanctions sont prises contre l’État d’Israël, appuie sa collègue, Rima Hassan. Il est déjà trop tard, mais il était temps. »

Toujours au Parlement européen, cinquante députés ont questionné la Commission sur la façon dont elle comptait agir face à la répression menée par Tel-Aviv contre les organisations non gouvernementales (ONG) israéliennes. Un projet de loi qui impose une taxe de 80 % sur les financements publics étrangers destinés à ces structures issues de la société civile a, de fait, été entériné. « Ce projet de loi entraînera de facto la fermeture de nombreuses ONG israéliennes de défense des droits humains ainsi que d’organisations humanitaires qui mènent des activités vitales dans le pays, compris dans les territoires palestiniens occupés, telles que B’Tselem et Breaking the silence », fustigent les signataires dans un communiqué publié mardi 20 mai. Un an et demi après l’enclenchement d’un massacre causant plusieurs milliers de morts, le soutien inconditionnel à Israël commence à s’effriter.


 

   mise en ligne le 20 mai 2025

Les « Fossoyeurs »
sévissent toujours dans les Ehpad : l'exemple par la Villa d’Avril

Par Xavier Sauvignet, avocat au barreau de Paris sur www.humanite.fr

Une nouvelle recrue, candidate aux élections des instances représentatives du personnel, doit parer plusieurs tentatives de licenciement. Son tort ? Avoir dénoncé les mauvaises conditions de travail dans son Ehpad, maltraitantes pour les résidents..

Été 2024. Saint-Avold, en Moselle. Dans une maison de retraite médicalisée de 76 lits nommée Villa d’avril (groupe Colisée, 4e acteur du secteur), Mme L., aide-soignante et récemment candidate aux élections professionnelles, est sur le point d’être licenciée.

Son tort ? Avoir dénoncé, à moult reprises, les conditions de travail qui lui sont imposées ainsi qu’à ses collègues, lesquelles (ce sont majoritairement des femmes) évoluent dans un contexte de sous-effectif chronique, au point que la santé et la dignité des résidents s’en trouvent atteintes. Depuis juillet, Mme L. ne mâche plus ses mots : « Ce matin, j’ai repris mon poste (…) et j’ai remarqué qu’aucun résident n’a été changé la nuit. (Ils) sont donc souillés de la tête aux pieds, frigorifiés. Cette négligence m’oblige à faire double travail (…). Il est compliqué pour moi de continuer à travailler dans de telles conditions. »

Plutôt que de se préoccuper de ce constat alarmant, et huit jours seulement après sa candidature, l’employeur la convoque à un entretien en vue d’un licenciement. « Je suis d’accord que, la seule solution, (…) c’est de retirer le noyau contagieux », écrivait alors la directrice de l’Ehpad à sa responsable régionale. Mme L., licenciée le 3 septembre, ne peut donc pas participer aux élections, prévues pour le 24. Conscient de l’avoir virée sans respect de son statut protecteur (non seulement pour les élus du personnel, mais aussi les candidats aux élections), l’établissement consent à réintégrer la salariée, mais trois jours après les élections, le 27 septembre…

Contre toute attente, le 2 octobre, rebelote : Mme L. est convoquée à un nouvel entretien préalable. Par décision du 18 décembre, l’inspection du travail, saisie de la demande de licenciement, s’y oppose, considérant qu’aucun des reproches faits à la salariée n’était établi. Ouf !

Mais l’Ehpad refuse alors de la réintégrer, au prétexte (inopérant) qu’un recours est porté contre la décision de l’inspection. Elle saisit le conseil de prud’hommes en janvier. L’employeur change alors son fusil d’épaule : il réintègre la salariée pour la muter aussitôt dans un autre établissement, à Giraumont, près de Metz, à plus de 80 kilomètres de son domicile, alors qu’aucune clause de mobilité ne figure à son contrat.

Stop, ou encore ? Placée en arrêt maladie depuis le 7 février, Mme L. fait de nouveau l’objet d’une procédure de licenciement le 4 mars, juste après l’expiration de sa période de protection, cette fois pour « absences répétées perturbant le fonctionnement de l’entreprise »…

Finalement, les juges prud’homaux viendront clore cette vaste farce et annuler ce triple licenciement1, en retenant que le comportement de l’employeur caractérise un « trouble manifestement illicite » justifiant la réintégration de Mme L. au sein de la Villa d’avril.

  1. Décision : conseil de prud’hommes de Forbach, 28 avril 2025, RG n° R 24-05838. Avocate plaidante : Romane Bartoli, du barreau de Paris. ↩︎


 

    mise en ligne le 19 mai 2025

À l’Assemblée, la réintroduction des néonicotinoïdes revient
par la petite porte

Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr

La commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale a achevé vendredi 16 mai l’examen de la proposition de loi « Duplomb ». Elle a réintroduit la plupart des reculs écologiques qui avaient été retirés en commission développement durable.

Deux salles, deux ambiances. Examinée cette semaine par la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la proposition de loi « Duplomb » – du nom du sénateur Les Républicains (LR) qui l’a initiée – a retrouvé une bonne partie des reculs écologiques qu’elle contenait à l’origine. Un vote qui vient contrebalancer celui de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, les 6 et 7 mai, où plusieurs élu·es, allant de la gauche à la droite, avaient retoqué la plupart des dispositions critiques.

Cette fois-ci, LR et les macronistes d’Ensemble pour la République (EPR) – à l’exception de la présidente de la commission développement durable Sandrine Le Feur, venue soutenir ses amendements auprès de ses collègues des affaires économiques – ont voté d’une même voix pour rétablir les textes les plus critiques, se rapprochant des positions du Rassemblement national (RN), qui tient une ligne claire depuis le début des discussions en faveur des pesticides, de l’élevage intensif et des mégabassines.

Seul le MoDem est apparu divisé, les uns votant avec la gauche et le groupe écologiste pour maintenir les avancées de la semaine dernière, les autres s’alignant sur le reste de la Macronie, la droite et l’extrême droite en faveur d’une agriculture productiviste le moins limitée possible par la nécessité de préserver biodiversité et santé de la population.

Principale disposition au cœur du texte, la possibilité d’un retour des néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles, est ainsi revenue en force. Inscrite à l’article 2 de la proposition de loi, elle permettrait par décret, « à titre exceptionnel », « de déroger à l’interdiction d’utilisation des produits contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ». Ces produits toxiques, interdits en France depuis 2018, avaient bénéficié d’une dérogation jusqu’au début de 2023.

Le RN pro-pesticides

Au cours des débats qui se sont achevés vendredi 16 mai, le rapporteur de la loi Julien Dive (LR), élu de l’Aisne, l’un des départements les plus gros producteurs de betteraves, a fermement soutenu la réintroduction de l’insecticide. Pour l’encadrer, il a simplement porté un amendement qui limite cette autorisation à trois ans, tout en donnant un « avis favorable » à un amendement du RN qui rendait cette durée renouvelable. Ce dernier amendement, toutefois, n’a pas emporté la majorité. Le RN a même tenté, sans y parvenir, de faire entériner le retour de l’ensemble des néonicotinoïdes, y compris ceux interdits par l’Union européenne.

Pour les élu·es favorables à ce type d’insecticide dit systémique – il se diffuse dans toutes les parties de la plante, y compris le pollen et le nectar –, la cause est entendue : il s’agit simplement de réintroduire l’acétamipride pour traiter les noisetiers. Il s’agit de l’une des trois molécules encore autorisées sur le sol européen. « Ce sera juste pour une durée précise, pour une molécule précise, et à certaines conditions », a plaidé Julien Dive à plusieurs reprises. « Quand bien même on ne le ferait que pour la noisette, ça vaut le coup de le faire », a assuré de son côté Jean-Luc Fugit, député macroniste du Rhône.

Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole. Pierrick Courbon, député PS de la Loire et apiculteur

Le texte, cependant, ne précise à aucun endroit que seule cette molécule est concernée, et que seule la filière de la noisette pourrait en bénéficier. Autrement dit, c’est une porte grande ouverte pour le retour de substances dont la toxicité n’est plus à démontrer.

Au cours des débats, les député·es pro-pesticides ont avancé la nécessité de faire le poids face aux concurrents de la France sur la noisette, Italie et Turquie en tête. « 65 % de la production de noisette de mon département est partie à la poubelle », fait valoir Hélène Laporte, députée RN du Lot-et-Garonne, auprès de Mediapart.

Élue dans le fief du syndicat de la Coordination rurale, qui s’oppose violemment aux mesures environnementales, elle rappelle que le retour de l’acétamipride est porté depuis longtemps par son parti : c’était déjà l’objet, il y a deux ans, d’une proposition de loi de son collègue, Timothée Houssin. Et l’extrême droite n’entend pas se cantonner à la noisette. « Il y a la fraise aussi… »

Les chiffres brandis pendant les débats pour défendre le retour de la molécule toxique sont le plus souvent fantaisistes. La réalité, c’est que malgré les attaques de la « puce diabolique », contre laquelle l’acétamipride est parfaitement efficace, les rendements des noisetiers français restent nettement supérieurs à ceux de l’Italie et de la Turquie, selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

La gauche de la commission n’est pas dupe et dénonce le tour de passe-passe : privilégier les intérêts d’une filière au détriment du principe de précaution et de la préservation des insectes, voilà qui est curieux, relèvent les uns et les autres au cours de la discussion. « Pour sauver la filière noisette ou la filière betterave, on accepte de siffler la mort de la filière apicole », regrette le socialiste élu de la Loire Pierrick Courbon, lui-même apiculteur. « En vingt ans, le miel a perdu deux tiers de sa production. »

L’élue des Deux-Sèvres Delphine Batho (Générations Écologie) avance les dernières données scientifiques : « L’acétamipride se retrouve dans le liquide céphalorachidien d’enfants atteints de cancers, il franchit la barrière placentaire, se transmet dans le lait maternel, il y a une suspicion importante de son impact sur les troubles du développement… »

Quant à la députée d’Ille-et-Vilaine Mathilde Hignet (La France insoumise), elle refuse « d’être complice d’un système qui bousille les vies des agriculteurs » et profite du débat pour rendre hommage à Christian, cet agriculteur breton atteint de leucémie, « qui nous a quittés le 10 avril dernier ».

RN et FNSEA

Si l’ensemble de la gauche tient, avec constance, une ligne d’opposition aux pesticides et dénonce un texte qui n’améliore en rien les conditions de vie dans le monde agricole, elle échoue à faire passer la plupart de ses amendements.

Parmi les rares dispositions progressistes adoptées, signalons cependant celle portée par le député gersois David Taupiac (groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, Liot), voté avec la gauche et en dépit d’un « avis défavorable » du rapporteur : les exploitants agricoles subissant des pertes en cas d’interdiction d’un produit phytosanitaire devront être indemnisés.

L’autre sujet clé du texte, le processus d’autorisation des pesticides par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (l’Anses), se voit quant à lui largement amendé, faisant apparaître l’indépendance de l’expertise scientifique comme une ligne rouge pour la Macronie. Dans le texte adopté en janvier par le Sénat, la tutelle du ministère de l’agriculture était renforcée et l’Anses se voyait dotée d’un « conseil d’orientation pour la protection des cultures » dans lequel pouvait être intégrés, par voie de décret, des représentants des firmes de l’agrochimie.

La commission développement durable avait rejeté l’ensemble de ces dispositions ; celle des affaires économiques les a corrigées. Il n’y a plus de « conseil d’orientation », mais un « comité des solutions » où les firmes ne pourront pas siéger, mais être auditionnées.

Une majorité a également voté pour des facilitations concernant les bâtiments d’élevage, notamment par la voie de deux amendements déposés par le RN explicitement travaillés « en collaboration avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles [FNSEA] ».

La commission affaires économiques n’a pas pu revenir, en revanche, sur un point important sur lequel la commission développement durable avait été saisie « au fond » et qu’elle avait rejeté : la simplification de la construction de mégabassines.

La discussion sur le stockage d’eau devrait toutefois revenir en séance plénière, à partir du 26 mai. C’est en tout cas ce qu’ont promis, du côté des macronistes, Jean-Luc Fugit, et pour LR, l’élu de Haute-Loire Jean-Pierre Vigier : ils prévoient de déposer des amendements en ce sens. Le backlash écologique est loin d’être terminé.


 

    mise en ligne le 18 mai 2025

Déserts médicaux : « Il faut créer
un service public de santé
territoriale et de proximité »
 

Scarlett Bain sur www.humanite.fr

Pour Eric May, médecin généraliste et directeur du Centre Municipal de Santé de Malakoff, les deux propositions de lois qui viennent d’être adoptées pour lutter contre les déserts médicaux ne répondent pas aux besoins réels des populations et du maillage du territoire.

Pour lutter contre les déserts médicaux, deux lois ont été votées en première lecture à quelques jours d’intervalles. La première, la loi Garot, défendue par la gauche, adoptée le 7 mai à l’Assemblée nationale, porte le principe de régulation de médecins. La seconde, dite loi Mouiller présentée par la droite, votée le 13 mai au Sénat, défend la notion d’encadrement. Cette dernière est soutenue par le gouvernement, qui a déclenché son examen en lecture accélérée. Membre de l’Union Syndicale des Médecins de Centres de Santé (USMCS), Eric May propose une autre voie pour garantir l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire.

Quelle est votre position par rapport à la proposition de loi du sénateur Les Républicains Philippe Mouiller ?

Eric May : Ce projet de loi porte la notion d’encadrement et non pas de régulation de l’installation des médecins. Elle ne répond pas aux enjeux et nous amènerait droit dans le mur. Les propositions qu’elle comporte reprennent des éléments du plan d’action élaborée à la hâte par François Bayrou et y ajoutent du flou. Le nombre d’interventions d’un médecin qui s’installerait dans une zone surdotée et qui devrait compenser par une présence chronique dans une zone sous-dotée n’est plus renseigné.

Le premier ministre l’avait fixée à deux jours, ce qui ne répondait déjà en rien aux besoins réels mais au moins une indication était donnée. Cependant, dans tous les scénarios, une présence hachée ne peut répondre ni à la qualité ni à la continuité des soins. Ce projet de loi porte la notion d’organiser la « solidarité » des médecins. Moi, j’appelle cela de la charité. Ce n’est pas ce dont la population a besoin.

Soutenez-vous davantage la proposition de loi transpartisane portée par le député socialiste Guillaume Garot ?

Eric May : La régulation de l’installation des médecins est un passage nécessaire. Il faut arrêter de rester arc bouté sur le principe de la liberté de l’installation dont nous allons fêter les cent ans l’année prochaine. Cette charte des médecins libéraux est datée et a montré les limites de son efficacité, aggravée notamment par le numerus clausus. Au moment où justement les ressources sont rares, la question de leur bonne répartition se pose logiquement et pour une raison simple : l’égalité d’accès aux soins pour les patients sur l’ensemble du territoire.

Mais cette régulation doit aller de pair avec l’organisation des soins de premiers recours sans quoi on continuera de créer des déserts médicaux. En cela dans les deux propositions de loi, il reste un impensé : l’avenir du secteur 2. Ces médecins, le plus souvent spécialisés, pratiquent des dépassements d’honoraire. Ils sont aussi mal répartis sur le territoire : des zones se retrouvent surdotées en secteur 2 et sous-dotées en secteur 1. En réalité, il est question d’un choix de société : celui de développer un réel service public de la santé.

En tant que directeur du Centre Municipal de Santé de Malakoff, vous défendez le maillage du territoire par une offre de soin publique. Selon vous, la simple régulation ne peut être suffisante ?

Eric May : Non, elle est une étape. La solution doit passer par la création de centres de santé public, qui sont des structures pluriprofessionnelles avec obligation de pratiquer le tiers payant et de respecter les tarifs opposables. Il faut que les politiques publiques investissent dans la création d’un service public de santé de proximité pour mailler l’ensemble du territoire. Il ne s’agit pas de s’opposer à la médecine libérale mais de venir compléter ou palier les besoins de la population qui se trouve dans une situation d’urgence.

Le coût de leur création et de leur maintien est un choix. Sans remettre en cause le droit des professionnels de santé à un exercice libéral, il faut dans chaque territoire un centre de santé public en lien avec un hôpital public et des services publics de santé préventive tels que la santé scolaire ou la PMI… Soigner, éduquer, garantir l’accès aux services de santé de qualité : ce sont là les missions de la République. La santé ne peut plus dépendre des choix individuels d’installation ou d’exercice de professionnels de santé. Elle doit faire l’objet d’une organisation fondée sur l’intérêt général, au service de tous, lisible et garantie sur tout le territoire. De par mon expérience, je sais que ce modèle de travail en équipe dans des centres pluridisciplinaires et équipés en conséquence peut séduire de nombreux médecins.


 

     mise en ligne le 17 mai 2025

Gaza : Monsieur le président, votre honte

Edwy Plenel sur www.mediapart.fr

« C’est une honte », s’est contenté de dire, le 13 mai sur TF1, Emmanuel Macron à propos de ce que fait Israël à Gaza et qu’il s’est refusé à qualifier. La véritable honte, c’est de s’en tenir à ces mots et de ne rien faire pour empêcher le génocide en cours. Au moins cent Palestiniens auraient encore perdu la vie dans des frappes vendredi.

« Une sinistre entreprise » : le 13 mai, Tom Fletcher, secrétaire général adjoint des Nations unies aux affaires humanitaires, commençait ainsi son exposé devant le Conseil de sécurité. Oui, une sinistre entreprise, insistait-il, que d’informer « à nouveau » la communauté internationale sur « l’atrocité du XXIe siècle dont nous sommes les témoins quotidiens à Gaza ».

Que dirons-nous aux générations futures ? a-t-il d’emblée lancé aux diplomates réunis à New York. Que « nous avons fait tout ce que nous pouvions » ? Des « mots vides de sens », cinglait-il, tant c’est l’inverse qui est vrai. L’état des lieux – des ruines, plutôt – qu’il a dressé mérite d’être longuement cité, ne serait-ce que pour l’histoire car, précisait-il, c’est « ce que nous voyons » et que, pourtant, le monde laisse faire, dans un mélange de complicité, d’indifférence et d’impuissance.

« Israël impose délibérément et sans honte des conditions inhumaines aux civils dans le territoire palestinien occupé. Depuis plus de dix semaines, rien n’est entré à Gaza – ni nourriture, ni médicaments, ni eau, ni tentes. Des centaines de milliers de Palestiniens ont, une fois de plus, été déplacés de force et confinés dans des espaces de plus en plus restreints, puisque 70 % du territoire de Gaza se trouve soit dans des zones militarisées par Israël, soit sous le coup d’ordonnances de déplacement. »

« Chacun des 2,1 millions de Palestiniens de la bande de Gaza est confronté au risque de famine. Un sur cinq risque de mourir de faim. Malgré le fait que vous ayez financé la nourriture qui pourrait les sauver. Les quelques hôpitaux qui ont survécu aux bombardements sont débordés. Les médecins qui ont survécu aux attaques de drones et de snipers ne peuvent pas faire face aux traumatismes et à la propagation des maladies.

« Aujourd’hui encore, l’hôpital européen de Gaza à Khan Younès a été bombardé une nouvelle fois, faisant encore plus de victimes civiles. Pour avoir visité ce qui reste du système médical de Gaza, je peux vous dire que la mort à cette échelle a un son et une odeur qui ne vous quittent pas. Comme l’a décrit un employé de l’hôpital, “les enfants crient lorsque nous enlevons le tissu brûlé de leur peau...” Et pourtant, on nous dit que “nous avons fait tout ce que nous pouvions”. […] »

Les alarmes de l’ONU

« Il n’y a pas que Gaza. La violence effroyable augmente également en Cisjordanie, où la situation est la pire que l’on ait connue depuis des décennies. L’utilisation d’armes lourdes, de méthodes de guerre militaires, d’une force excessive, de déplacements forcés, de démolitions et de restrictions de mouvement. Expansion continue et illégale des colonies. Des communautés entières détruites, des camps de réfugiés dépeuplés.

« Les colonies s’étendent et la violence des colons se poursuit à un niveau alarmant, parfois avec le soutien des forces israéliennes. Récemment, des colons ont enlevé une jeune fille de 13 ans et son frère de 3 ans. Ils ont été retrouvés attachés à un arbre. Devons-nous également leur dire que “nous avons fait tout ce que nous pouvions” ? »

Le lendemain de cet exposé, complété par celui d’Angélica Jácome, directrice de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) – « le risque de famine est imminent », a-t-elle averti –, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha) diffusait son bulletin hebdomadaire sur la situation à Gaza.

Chaque mercredi, il actualise le décompte du massacre : entre le 7 et le 14 mai 2025, à midi, 275 Palestinien·nes tué·es et 949 blessé·es ; entre le 7 octobre 2023 et le 14 mai 2025, au moins 52 928 Palestinien·nes tué·es et 119 846 blessé·es ; chiffres qui incluent les 2 799 personnes tuées et 7 805 blessées depuis le 18 mars 2025, date de la rupture du cessez-le-feu par Israël.

Deux jours plus tard, le 16 mai 2025, une autre agence des Nations unies, l’Unicef, dédiée à la protection de l’enfance, signalait « la mort d’au moins 45 enfants dans la bande de Gaza au cours des deux derniers jours » : « Depuis dix-neuf mois, Gaza est un cimetière pour les enfants et plus aucun endroit n’est sûr. Du nord au sud, ils sont tués ou blessés dans les hôpitaux, dans les écoles transformées en abris, dans des tentes de fortune ou dans les bras mêmes de leurs parents. Au cours des deux derniers mois seulement, dans l’ensemble de la bande de Gaza, plus de 950 enfants auraient été tués par des frappes. »

Ces chiffres, dans leur sécheresse, ne disent pas tout du désastre, cette destruction non seulement de vies humaines mais de l’existence même d’un peuple, de ses maisons, de ses lieux, de sa terre, de sa culture, bref de son monde.

Ils n’en épuisent même pas le décompte macabre : le 20 juillet 2024, une étude de la revue médicale The Lancet évaluait déjà les morts à 8 % de la population gazaouie, en ne se contentant pas de dénombrer les personnes tuées directement mais en incluant aussi une évaluation des décès provoqués par le blocus, la famine et les maladies.

Emmanuel Macron lors de l’émission « Les défis de la France » sur TF1, le 13 mai 2025. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Certes, le siège total que subit, depuis le 2 mars 2025, la bande de Gaza, ce petit territoire surpeuplé (365 kilomètres carrés pour 2,1 millions d’habitant·es), réveille quelques lucidités tardives. Mais, pour l’heure, il n’a rien changé à l’inaction du monde.

Interrogé sur TF1 au soir du 13 mai, le jour même de l’exposé devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Emmanuel Macron s’est refusé à évoquer un « génocide » durant les six pauvres minutes consacrées à la guerre de Gaza d’une interminable émission de plus de trois heures. L’affaire des seuls historiens, a-t-il asséné. En somme, quand tout sera fini, quand le crime aura été accompli, quand les vivant·es ne seront plus là pour en témoigner. Parce que nous n’aurons rien fait pour les sauver.

Au même moment, à New York, Tom Fletcher répondait par avance au président de la République française : « Vous disposez donc de ces informations. Aujourd’hui, la Cour internationale de justice (CIJ) examine la question de savoir si un génocide est en cours à Gaza. Elle examinera les témoignages que nous avons partagés. Mais il sera trop tard. Reconnaissant l’urgence, la CIJ a indiqué des mesures provisoires claires qui doivent être mises en œuvre maintenant, mais elles ne l’ont pas été. […] Alors, pour ceux qui ont été tués et ceux dont les voix sont réduites au silence : de quelles preuves supplémentaires avez-vous besoin maintenant ? Agirez-vous – de manière décisive – pour prévenir les génocides et garantir le respect du droit humanitaire international ? Ou direz-vous plutôt que “nous avons fait tout ce que nous pouvions” ? »

La honte, c’est de ne rien faire pour arrêter un génocide, sauver un peuple, sanctionner des dirigeants criminels, défendre le droit international

La question du génocide ne fait plus guère débat parmi les juristes et les humanitaires. Elle a été documentée par Amnesty International le 5 décembre 2024, par Médecins sans frontières le 18 décembre 2024, par Human Rights Watch le 19 décembre 2024, après l’avoir été, dès le 24 mars 2024, par Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés. Ce mot, qui qualifie et incrimine, décrit une volonté d’annihilation d’une partie du peuple palestinien. De destruction, d’effacement, de disparition.

C’est un processus indissociable de toute entreprise coloniale, d’appropriation d’un territoire et d’expropriation d’un peuple. Cette même semaine, les 14 et 15 mai, les Palestiniens commémoraient leur Nakba, la première « catastrophe », celle de 1948, qui, en vérité, ne s’est jamais interrompue – elle dure depuis soixante-dix-sept ans. « Un futuricide en Palestine », résume Stéphanie Latte Abdallah dans l’ouvrage collectif qu’elle a codirigé, Gaza, une guerre coloniale (Sindbad-Actes Sud) : « Depuis le 7 octobre 2023, les Gazaoui·es et les Palestinien·nes ont le sentiment de vivre une nouvelle Nakba, en raison d’une guerre génocidaire qui vise directement les civils et tout ce qui permet d’envisager un avenir à Gaza. »

« Actuellement en fuite » : sur la page du site de la Cour pénale internationale (CPI) qui lui est dédiée, tel est le statut du premier responsable de ces crimes, sous le coup d’un mandat d’arrêt délivré le 21 novembre 2024. Il se nomme Benyamin Nétanyahou, premier ministre au moment des faits, « suspecté d’être responsable des crimes de guerre consistant à affamer délibérément des civils comme méthode de guerre et à diriger intentionnellement une attaque contre la population civile ; et des crimes contre l’humanité de meurtres, de persécutions et d’autres actes inhumains, du 8 octobre 2023 au moins jusqu’au 20 mai 2024 au moins ».

En avril, la fuite de ce suspect de haut vol – qui fuit aussi la justice de son propre pays où il est poursuivi pour corruption – l’a amené sans aucun tracas en Europe, hôte de la Hongrie de Viktor Orbán le 3 avril, puis aux États-Unis le 7 avril, reçu par Donald Trump à la Maison-Blanche. D’un continent à l’autre, il a même pu traverser sans encombre l’espace aérien français.

Depuis la nouvelle guerre d’Israël à Gaza alors même qu’une autre guerre se poursuit en Europe, celle de la Russie contre l’Ukraine, on ne compte plus les preuves de ce « double standard » occidental qui ruine le droit international.

Tandis que l’Europe, avec la France en première ligne, discute de nouvelles sanctions et rétorsions contre la Russie de Vladimir Poutine, rien n’est fait contre l’État d’Israël de Benyamin Nétanyahou. Diplomatiques, militaires, commerciales : la panoplie de mesures est pourtant vaste, et la liste des pays qui en font déjà l’objet est fournie – pas moins de vingt-huit, si l’on s’en tient aux seules sanctions économiques et financières.

Lors de son entretien télévisé du 13 mai, Emmanuel Macron n’a même pas mentionné la reconnaissance de l’État de Palestine, une initiative un temps évoquée qui, pourtant, resterait de l’ordre du symbole.

« C’est une honte », s’est contenté de dire le président français à propos de ce que fait Israël à Gaza. Non, la honte, c’est de ne rien faire pour arrêter un génocide, sauver un peuple, sanctionner des dirigeants criminels, défendre le droit international.

Une honte dont Emmanuel Macron et ses semblables devront rendre compte devant l’histoire, ainsi que le prophétisait, ce même 13 mai 2025, Tom Fletcher devant le Conseil de sécurité : « Pour ceux qui ne survivront pas à ce que nous craignons de voir arriver – au vu et au su de tous –, ce n’est pas une consolation de savoir que les générations futures nous demanderont des comptes dans cette enceinte. Mais elles le feront. Et si nous n’avons pas sérieusement fait “tout ce que nous pouvions”, nous devrions craindre ce jugement. »


 

    mise en ligne le 16 mai 2025

La Kanaky, une Haïti des temps modernes ?

Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Un an après les révoltes en Nouvelle Calédonie, la crise s’installe. En jeu : la capacité à sortir d’un rapport colonial, ici comme ailleurs. L’histoire nous enseigne les conséquences d’un entêtement buté et absurde.

Le 7 avril 1803, Toussaint Louverture mourrait au Fort de Joux, dans le Doubs. Cela faisait sept mois que le héros de Saint-Domingue (l’actuelle Haïti) croupissait dans cette geôle de la République. Son tort ? Avoir mené la révolte des esclaves, avoir été tant révolutionnaire au point de faire des mots de liberté, égalité et fraternité des actes. Saint-Domingue n’abolissait pas seulement l’esclavage, elle s’affranchissait des Empires, notamment français, pour devenir la première République noire du monde. Toussaint Louverture avait porté la République mais il avait défié la France. La « perle des Antilles » finira par obtenir son indépendance, mais la sanction de la France sera immense : 200 ans plus tard, les Haïtiens payent encore ce lourd tribut, une dette colossale pour compenser le manque à gagner esclavagiste et colonialiste. Haïti est un enfer, gangrenée par la corruption, la violence et la misère.

La France n’apprend-elle rien de ses erreurs ? La question se pose à l’heure où la crise s’installe profondément en Nouvelle-Calédonie.

Voilà bientôt un an que Christian Tein, l’un des leaders du mouvement indépendantiste kanak, et six autres personnes sont enfermés à l’autre bout du monde, au centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach (Haut-Rhin). Ils sont traités comme de dangereux criminels insurrectionnels alors que tous les témoignages rendent compte de leur pacifisme et de leur ouverture au dialogue. Ils sont accusés par le gouvernement d’avoir fomenté les « émeutes » de mai 2024 – émeutes « gérées » par la France à grands renforts militaires, ayant causé la mort de onze Kanaks.

Les raisons de la colère commencent à s’accumuler à Nouméa. Il y a ces référendums sur l’indépendance dont le processus dure depuis 1988. Il y a cette idée des macronistes de réformer le code électoral, l’année dernière, pour donner plus de poids aux électeurs blancs – farouchement contre l’indépendance. Le camp dit loyaliste se radicalise, au point qu’aujourd’hui, la situation politique devient absurde : Manuel Valls, ministre des outre-mer, a désormais plus de facilité à discuter avec les indépendantistes, les loyalistes étant arc-boutés sur leur position de dominants. Emmanuel Macron leur vient en renfort : « La France serait moins grande et moins belle sans la Nouvelle-Calédonie. »

L’affaire est coloniale. La droite et l’extrême droite ne s’y trompent pas. Ils ne comptent pas perdre une nouvelle fois la guerre d’Algérie… Mais nous ne sommes plus au XXe siècle ! L’île est exsangue économiquement (et nécessite d’importants financements pour reconstruire), encore traumatisée par la violence de l’année 2024.

Le gouvernement ne saurait ignorer un peuple qui demande le respect et le choix. Pour trouver le chemin de la démocratie, il faudra trouver autre chose que l’interdiction des manifestations et la suspension des réseaux sociaux. Si la démocratie c’est aussi permettre à chacun de se projeter dans l’avenir, il est décisif que les projets soient sur la table et que la définition du corps électoral soit consensuelle. La République française doit se réinventer, élargir ses conceptions qui ne tiennent pas compte de l’historie, des cultures, des réalités géographiques et politiques. Et même géostratégiques. Sinon, la crise perdurera ad nauseam.

En 1998, une inscription a été faite au Panthéon, en hommage à Toussaint Louverture. En faudra-t-il une pour les Kanaks, dans 200 ans ?


 

    mise en ligne le 15 mai 2025

RSA : pourquoi Laurent Wauquiez
raconte (encore) n’importe quoi

Ludovic Simbille sur https://rapportsdeforce.fr/

Candidat à l’élection de la présidence de Les Républicains, Laurent Wauquiez a déclaré vouloir limiter le RSA à deux ans et généraliser des heures de travail obligatoire en contrepartie. A rebours de la réalité, cette surenchère droitière intervient alors que la loi plein emploi prévoit dès le 1er juin de suspendre le RSA en cas de non respect des 15 heures d’activités imposées. Et que le Conseil national de lutte contre la pauvreté demande un moratoire.

« C’est à propos du RSA ? Faut aller bosser gratuitement dans les bagnes à saint Pierre et Miquelon ? ». Agathe n’était pas au courant de la dernière déclaration de Laurent Wauquiez sur les titulaires du Revenu de solidarité active avant qu’on ne lui demande son avis. « Mais de manière générale, j’ai juste hâte qu’il arrête de parler », s’exaspère cette auto-entrepreneuse bretonne au Rsa.

En campagne pour la présidence du parti Les Républicains (LR) ne cesse de faire des propositions chocs, reprises par la presse, pour se démarquer davantage vers la droite de son concurrent, Bruno Retailleau. Après avoir invité à rassembler les personnes sous OQTF à Saint-Pierre et Miquelon, le député de Haute-Loire a proposé de sortir du « Rsa à vie » qui coûte 12 milliards d’euros. Ce revenu « doit être une aide temporaire quand on a eu un accident de la vie. Il faut le limiter à deux ans pour les Français qui sont aptes au travail ». Car, « le vrai social, c’est le travail », croit savoir ce fils d’industriels pour qui « il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays »…

30 à 100 % du RSA suspendu

Comme Agathe, on se serait bien passé de commenter les élucubrations de cette figure de la droite, si elle ne faisait pas des émules, impactant la vie des plus démunis. Dans l’Allier, le département veut également limiter la durée de versement de l’indemnité à 36 mois. Une pétition a même été lancée en faveur « d’une vraie réforme qui favorise le travail ». Tous les départements de droite ont refusé d’appliquer la revalorisation légale de la prestation à 1,7% prévue au 1er avril. Motif ? « On dévalorise le travail », explique le président du Conseil départemental d’Ardèche. « On n’en peut plus : c’est trop ! », s’emportait celui de la Marne.

Ce discours antisocial n’est pas nouveau. Déjà en 2011, le même L. Wauquiez, à qui l’on peut reconnaître une certaine constance, déposait une loi imposant des missions aux destinataires d’aides sociales afin d’éradiquer ce « cancer de l’assistanat ». Presque quinze ans plus tard, ses volontés ont été exaucées par la loi dite du plein emploi. Entrée en vigueur en janvier 2025, cette réforme contraint l’ensemble des éloignés de l’emploi à s’inscrire à France Travail, l’organisme qui remplace Pole Emploi. Et chaque signataire d’un contrat d’engagement réciproque (CER) s’engage à effectuer 15 heures d’activité hebdomadaires pour espérer toucher ses 646, 52 euros… Sous peine de voir cette somme suspendue ou de se voir radié. Attendus pour le 1er juin, les décrets ne sont toujours pas publiés. Mais le journal Le Monde a révélé que 30 à 100 % de l’indemnité pourra être suspendue pendant quatre mois en cas de manquements aux engagements.

Dans un avis du 07 mai dernier, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) alerte sur ce principe de « suspension-mobilisation », prévu par ce nouveau RSA. Cet organisme officiel propose plutôt « d’introduire un premier niveau de sanction qui serait une convocation pour un rappel aux obligations » des allocataires et d’allonger le délai de recours à trente jours, au lieu de dix actuellement. Il signale « le risque de ruptures d’égalité devant le droit ».

Tout comme les syndicats, associations et mutuelles réunis dans Le Pacte du Pouvoir de Vivre, le CNLE demande don un moratoire sur ce régime de sanctions, contraire à la constitution de 1946. Son article 11 prévoit « le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Ce signalement institutionnel s’ajoute à la déclaration de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de décembre dernier dénonçant une « atteinte aux droits humains ». Du côté syndical, la Cfdt et l’UNSA vantent l’accompagnement plutôt que le contrôle quand la Cgt réclame l’abrogation de cette loi dont les contours demeurent flous.

Pas de lien entre sanction et retour à l’emploi

Généralisée en 2025, cette réforme du RSA a d’abord été testée dans 49 territoires, sans qu’un réel bilan n’ait été mené par les pouvoirs publics. Les premiers retours n’ont pour l’instant rien donné de concluant. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son « efficacité » demeure mitigée, comme l’a documenté l’économiste Michel Abhervé à partir des données publiques « une indication que l’obligation et la sanction non seulement n’améliorent pas les résultats, mais au contraire que leur absence améliore ceux-ci ». L’étude de la Dress faisant état d’une hausse d’un nombre d’allocataires du RSA en 2024 vient également étayer cette idée. Idem pour les chiffres du chômage fournis par France Travail. « Ce qui est sûr c’est que s’il y avait eu dans leurs données, une preuve d’un lien entre sanction ou contrôle et retour à l’emploi, ils ne se seraient pas privés de la publier, or il n’y a rien là-dessus », remarque une fine connaisseuse de l’opérateur.

Mettre la pression sur les précaires ne fait que marginaliser les publics les plus vulnérables. A commencer par les mères isolées, représentant près de 30 % des bénéficiaires. Le risque « de non-recours aux droits et la pauvreté » dont s’inquiète le CNLE existe déjà. Le taux de renoncement au RSA a augmenté de 10, 8 % dans les territoires pilotes, révélait un rapport au vitriol de plusieurs associations. Dans le Nord, tout ou partie tout ou partie du RSA est suspendue en cas d’absence à un rendez-vous, depuis octobre. Résultat, nombre de bénéficiaires décrochent d’eux-même par peur de l’institution ou sont radiés. De quoi afficher un nombre important de sorties du RSA pour les départements, sans qu’on sache s’il s’agit ou non d’un retour à l’emploi. « À quoi sert d’avoir moins d’allocataires si la pauvreté augmente », rétorquait un élu d’opposition du Finistère auprès de Rapports de Force.

L’emploi précaire, un retour à la dignité ?

Si contrôler et punir les sans-emploi ne permet pas d’améliorer leur sort, rien ne montre non plus que le « vrai social » soit nécessairement le travail, comme l’avance L. Wauquiez. Le CNLE, encore lui, vient de révéler qu’en France le taux de pauvreté avait sensiblement augmenté ces dernières années alors que dans le même temps le taux de chômage diminuait. La faute, notamment aux emplois précaires… Celles et ceux qui dégotent un boulot ne sortent toujours pas la tête de l’eau. Dans sa dernière étude, la Dares donne un panorama peu reluisant de la situation professionnelle des détenteur de l’allocation au trois lettres. Seuls 10% de l’ensemble des Rsa-istes étaient en emploi, dont 4, 5 % en CDI et 2,3 % en CDD de plus de 6 mois. Et le nouvel « accompagnement rénové » n’y change pas grand-chose. En juin 2024, seuls 16 % des participants aux expérimentations avaient un emploi durable, loin des 50 % affichés en son temps par le premier ministre Gabriel Attal pour vanter la réforme.

Sortir du minima social pour un boulot de courte durée n’aide pas à s’extirper de la précarité. Pire, cela « crée des interruptions de revenus du fait des délais de traitement de dossiers », nous expliquait un professionnel de l’accompagnement. D’autant que « l’obligation de résultat conduit à les orienter vers les boulots difficiles dont personne ne veut », se désespérait Olivier Treneul, de Sud-Solidaires. Ce qui, au passage, n’incite pas vraiment les entreprises à améliorer leurs conditions de travail qui ne sont pourtant pas les dernières responsables des difficultés de recrutements.

D’autant plus que 82 % des personnes au Rsa ont un frein à l’emploi. 28 % sont en mauvaise santé, et disent être restreintes dans leur quotidien. « La conditionnalité des 15 h n’y fera rien si ce n’est aggraver la situation de ces personnes », souligne la CGT. Le candidat à la présidence des LR ne s’en formalise pas : « Près de 40 % des bénéficiaires du RSA ont moins de 35 ans. Qui peut croire qu’ils sont tous dans l’impossibilité de travailler ?, a-t-il lancé avant de s’improviser économiste. Alors qu’il existe 500 000 emplois vacants dans les services à la personne, l’hôtellerie-restauration, l’aide à domicile… » Même à supposer que tous ces freins soient levés, cette logique purement arithmétique se heurte à la dureté du marché du travail. Le besoin conjoncturel de main d’œuvre dans le privé est estimé pour 2025 à 2,4 millions de postes à pourvoir. Soit bien en-dessous des 5,77 millions d’inscrits à France Travail. Et seuls 44% de ces projets de recrutement promettent un CDI.  Il n’y aurait de toute façon que des bouts de boulot à décrocher. Peu importe pour les partisans de l’emploi à tout prix  : « Le retour au travail, même précaire, est un pas vers la dignité », assume le département du Finistère.

Quitte à miser sur l’employabilité à marche forcée… Les activités obligatoires prévues actuellement dans la loi ne semblent pas à aller assez loin aux yeux de L. Wauquiez qui souhaite « la généralisation de vraies heures de travail en contrepartie » du RSA. Recherche d’emploi, bénévolat, immersion professionnelle, la confusion entretenue par le gouvernement autour de ces 15 heures hebdomadaires n’aide déjà pas à contenir les dérives vers du travail gratuit… qui s’opèrent déjà. L’exemple le plus récurrent reste ces rsa-istes recrutés pour entretenir le cimetière de la commune de Villers-en-Vexin dans l’Eure qui n’a « pas les moyens d’embaucher du personnel ». Initiées dans les pays anglo-saxons, ces politiques de responsabilisation des chômeurs dites du « Workfare » n’ont fait que créer à terme une nouvelle classe de « travailleurs forcés », qu’a étudié la sociologue Maud Simonnet, tirant vers le bas les salaires de l’ensemble du salariat.

« Un boulot de dingue »

De fait, les personnes hors emploi s’adonnent déjà à un « boulot de dingue » dont le Secours Catholique dévoilait l’étendue dans son rapport du même nom. Ce sont ces tâches du quotidien, dont l’utilité sociale est parfois plus prégnante que celles des salariés valorisant du capital, qu’oublient de mentionner Laurent Wauquiez et consorts. Sans parler des agriculteurs, dont nombre d’entre eux, perçoivent le RSA. Après des mois d’interrogation, un accord entre France Travail et la MSA prévoit de les dispenser des fameuses heures imposées. Du moins pour ceux ayant un revenu supérieur à 500 euros.

Ce travail non marchand pourrait se voir reconnaître par une rémunération conséquente non conditionnée. Le CNLE qui déplore une actuelle « aide sociale vitale de l’État ne permettant souvent que de survivre, loin des conditions d’une vie digne », préconise la mise en place d’un revenu plancher. Dans son évaluation des réformes du chômage, publiée en avril 2025, la Dares montre que celles et ceux qui s’en sortent le mieux ont eu droit à un véritable « filet de sécurité ». Et remplacer le RSA par un salaire ? C’est ce que prône, le secrétaire du parti communiste, Fabien Roussel. Cela aurait au moins l’avantage d’ouvrir des droits par le biais de cotisations, maladie ou retraite…

« On ne peut pas continuer à payer des gens à rester chez eux, continue Laurent Wauquiez qui veut « la fusion de toutes les aides sociales en une seule plafonnée à 70 % du Smic ». Car « aujourd’hui, une personne qui travaille pour 3 000 € brut, aura 2 200 € pour faire vivre sa famille ; tandis qu’un couple au RSA avec 3 enfants touchera 2 300 € ». Ce qui est totalement faux : on ne gagne pas plus avec les allocations qu’en travaillant.

Agathe a finalement lu son Wauquiez dans le texte. Elle s’en désole : « Je ne sais même pas où commencer. Le montant n’est pas 2300 euros mais 1600 euros. Il oublie aussi de préciser que les personnes qui travaillent touchent aussi des aides » RSA complémentaire, prime activité, allocations familiales. « Par ailleurs parler de gaspillage d’argent public, c’est quand même du gros foutage de gueule vu qu’il invite ses copains à des repas à 100 000 euros avec l’argent de la région », ajoute-t-elle en référence à l’affaire des dîners fastueux sur le dos du contribuable qui implique l’ex-président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes… De ce côté aussi, « Il est temps d’arrêter l’assistanat dans notre pays ».


 

    mise en ligne le 14 mai 2025

Chaque jour compte :
le tic-tac résonne à Gaza

Maud Vergnol sur www.humanite.fr

L’histoire jugera les soutiens au génocide en cours en Gaza. Après les bombardements, les déplacements forcés, les humiliations, le gouvernement d’extrême droite israélien utilise la faim comme arme de guerre, avec une cruauté sans limites, qui laisse peu de doute sur ses intentions. Cette situation terrifiante a beau être rigoureusement documentée par de nombreuses ONG, hier encore par Médecins du monde, les acharnés du soutien inconditionnel à Israël continuent de nier les crimes contre l’humanité en cours à Gaza et en Cisjordanie.

« Je pense qu’il n’y a pas de famine à Gaza, a osé Arno Klarsfeld. S’il y avait une famine, il y aurait des milliers d’enfants dénutris et maigres comme les images de survivants de camps de concentration, ce n’est pas ce que je vois. » Ce sommet d’obscénité n’est malheureusement pas anecdotique. Passons sur la comparaison suggérée avec les camps nazis, dont ceux qui en usent ne semblent pas réaliser le mal qu’ils font à la mémoire de la Shoah.

Mais puisque Arno Klarsfeld et ses amis lepénistes du Rassemblement national font mine de ne pas voir, nous avons choisi de leur montrer la réalité. Dure, insoutenable. Celle d’enfants gazaouis aux joues creusées, la peau sur les os. À quel point faut-il être aveuglé par la haine pour ne pas avoir blêmi depuis le début des bombardements israéliens face aux images de mères palestiniennes tenant leur enfant sans vie dans leurs bras ? À Gaza, rapportait une ONG dans The Guardian en décembre, 96 % des enfants pensent que leur mort est imminente et 49 % souhaitent mourir.

Chaque jour compte. Le tic-tac résonne à Gaza. L’inertie des dirigeants européens en est d’autant plus insupportable. Ici et là, parfois bien tardivement, des voix commencent à s’élever et de plus en plus de personnalités osent enfin dénoncer les crimes du gouvernement Netanyahou. Tant mieux !

Tout ce qui peut contribuer à mettre fin au calvaire des Palestiniens est bon à prendre. Mais il faudra plus que des paroles et des symboles. L’Union européenne n’a encore formulé aucune menace de sanctions, aucune révision de l’accord d’association avec Israël. La lâcheté et les bons sentiments sont inefficaces contre la faim.


 

En Syrie, Israël harcèle des agriculteurs déjà fragilisés par la sécheresse

Par Pauline Vacher et Charles Cuau sur https://reporterre.net/

Dans le sud de la Syrie, les agriculteurs de la vallée du Yarmouk vivent sous la menace constante des incursions militaires israéliennes. Depuis décembre, ils sont privés d’accès à leurs terres et confrontés à une crise de l’eau.

Kowaya et Al-Qoseyr (vallée du Yarmouk, Syrie), reportage

Depuis les hauteurs du village de Kowaya, Adnan (le prénom a été modifié) observe à distance ses champs de concombres, en contrebas dans la vallée du Yarmouk, aux portes du Golan annexé et de la Jordanie. Trop dangereux pour lui d’y descendre. « Je préfère envoyer mes fils. Ils sont jeunes et pourront courir si les Israéliens débarquent », dit-il avec un regard inquiet tourné vers la Jazira.

Cet ancien poste-frontière syrien a été reconverti en base militaire par les troupes israéliennes quelques jours après la chute du régime de Bachar el-Assad, en décembre 2024. Comme la plupart des habitants de ce village agricole, Adnan vit désormais dans la crainte des incursions de l’armée israélienne.

Le 8 décembre, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a unilatéralement mis fin à « l’accord de désengagement » de 1974 entre Israël et la Syrie, qui instaurait une zone tampon démilitarisée entre les deux pays, séparant le Golan annexé de la Syrie. Les troupes israéliennes ont, au mépris du droit international, pris possession de cette zone, s’avançant également en territoire syrien. Depuis la base de la Jazira, elles mènent régulièrement des incursions dans la vallée du Yarmouk.

« Si les soldats vous trouvent dans vos champs, ils vous emmènent »

Le 25 mars à Kowaya, des bombardements israéliens ont tué au moins six personnes, dont une femme, selon le ministère des Affaires étrangères syrien. Une tentative d’incursion des forces israéliennes dans le village avait alors provoqué des affrontements avec des habitants armés. Face à l’intensité des bombardements, plusieurs familles ont fui vers les villages voisins. À Nawa, le 3 avril, neuf Syriens ont été tués lors d’affrontements avec l’armée israélienne, venue se positionner à proximité du barrage d’Al-Jabaliya.

Le prétexte d’une menace sécuritaire

Cette région rurale, où les familles dépendent quasi exclusivement de l’agriculture, est éminemment stratégique pour Israël. Depuis que ses troupes ont pris possession de la zone tampon, l’État hébreu cherche à l’étendre de facto à l’intérieur du territoire syrien en réalisant des incursions sur quelques kilomètres pour faire fuir les agriculteurs. Officiellement, il s’agit de démilitariser la zone et de désarmer les populations locales. Les habitants répliquent qu’ils ne possèdent que des fusils de chasse destinés à protéger leurs champs des sangliers. Pour les hommes du village, l’objectif du pays voisin est clair : prétexter une menace sécuritaire pour les chasser et occuper leurs terres.

« Si les soldats vous trouvent dans vos champs, ils vous emmènent. Ensuite, vous êtes interrogé pendant un ou deux jours sur la présence d’armes, puis relâché », raconte Enad (le prénom a été modifié), également agriculteur dans le village de Kowaya. Certains agriculteurs arrêtés par l’armée israélienne ont été contraints de signer une déclaration leur interdisant de retourner sur leur exploitation. Les anciens détenus refusent de s’exprimer. Il leur a été explicitement interdit de parler aux journalistes sous peine d’une nouvelle arrestation.

« Ils viennent au moins deux fois par semaine, dit Adnan. C’est impossible de travailler dans ces conditions. » Pour que ses concombres soient vendables, ils doivent avoir la bonne taille, donc être récoltés très régulièrement. Alors, quand vient ce moment, ses fils se précipitent pour couper ce qu’ils peuvent, quitte à laisser des légumes sur place pour les récupérer un autre jour. « Habituellement, on dort sur place pour protéger les champs des sangliers, mais maintenant, c’est trop dangereux », raconte Adnan.

« Depuis qu’Israël occupe la ville, plus une goutte d’eau ne nous parvient »

Aux incursions israéliennes, s’ajoute une pénurie d’eau croissante. Tout le long de la vallée du Yarmouk, l’irrigation dépend de la rivière éponyme, des nappes phréatiques et des barrages. Or, à cause du changement climatique, les pluies se font rares. Le barrage de Saham al-Golan, qui alimente le sud de la région, est désormais quasiment à sec. « Cette année, il n’y a eu aucune pluie. Les barrages ne se sont pas remplis et une grosse partie de mes plants sont morts », se désole Hani Al-Jamaoui, un agriculteur du village d’Al-Qoseyr, un peu plus en amont.

Saham al-Golan dépend en partie du ruissellement du barrage d’Oum Al-Adham, situé dans le Golan et sous contrôle israélien depuis décembre. « Depuis qu’Israël occupe la ville, plus une goutte d’eau ne nous parvient, affirme Anwar Al-Jamaoui, cousin de Hani, qui cultive également des terres. Tous les villages et les exploitations voisines sont asséchés. » Désemparés, Hani et d’autres agriculteurs de la région se sont tournés vers le responsable des ressources en eau du gouvernorat de Deraa, espérant qu’il puisse s’entretenir avec les autorités israéliennes. Ils demandaient la réouverture du barrage d’Oum Al-Adham, comme c’est censé être le cas en période de sécheresse, mais cette requête est restée sans réponse.

Enjeux géopolitiques

Hani possède aussi des champs en contrebas de la vallée du Yarmouk, à la frontière jordanienne. Pour les irriguer, il dépend du barrage d’Al-Wehda, situé à cheval entre les deux pays. Sous le régime de Bachar el-Assad, l’accès à cette zone sensible était strictement contrôlé. Désormais, la situation s’est assouplie, mais le niveau de l’eau a drastiquement baissé. La Jordanie puise davantage que ce que le barrage peut réellement fournir, tandis que la Syrie construit de petits barrages en amont et pompe dans les nappes phréatiques.

Résultat : le niveau du Yarmouk baisse et les tensions montent entre Amman et Damas. Pour Hani, cela se traduit par une irrigation de plus en plus incertaine, qui menace ses récoltes. Par ailleurs, bien que les opérations militaires israéliennes n’aient pas pour but officiel de s’emparer de l’eau du Yarmouk, il est un enjeu stratégique pour l’Etat hébreu, car le fleuve est l’affluent majoritaire du Jourdain, essentiel à son approvisionnement en eau.

« Ici, tout est détruit. Il n’y a plus d’école, plus de services, plus rien »

Certains agriculteurs plus aisés ont installé des pompes pour puiser l’eau des nappes ou du barrage d’Al-Wehda et la faire remonter vers les cultures. Mais une fois les installations en place, il faut encore acheter le carburant nécessaire à leur fonctionnement, dont le prix a explosé. Quelques familles ont opté pour des panneaux solaires, mais il faut souvent se regrouper à deux ou trois pour réunir les fonds nécessaires. « Je n’ai pas les moyens d’un tel investissement, j’arrive déjà à peine à m’en sortir, dit Hani, en montrant la vitre brisée de son salon qu’il ne peut réparer. Ici, tout est détruit. Il n’y a plus d’école, plus de services, plus rien. »

À l’entrée de Kowaya, trois carcasses de char rouillent au bord de la route, vestiges des combats entre l’ancien régime et l’État islamique, qui se sont affrontés ici jusqu’en 2018. « Les chefs locaux ont demandé à Damas de les enlever, mais le gouvernement n’ose pas intervenir à cause d’Israël », regrette Hani. Beaucoup ont le sentiment que le nouveau président par intérim, Ahmed Al-Charaa, privilégie la stabilité régionale à leur existence.

Alors, pour assurer leur sécurité, les hommes et les jeunes du village organisent leurs propres patrouilles. Mais le sentiment d’abandon est palpable. « On a demandé de l’aide aux nouvelles autorités de Damas. On nous a répondu de ne pas provoquer les Israéliens », déplore Enad, amer. Ils se sont aussi tournés vers les postes locaux des Nations unies. En vain.

L’avenir semble bouché. Les incursions israéliennes empêchent l’accès aux terres, l’eau devient rare et les infrastructures sont en ruine. À Kowaya comme dans les villages voisins, certains envisagent de partir. Adnan, lui, n’a pas encore les moyens de fuir, mais il économise et prévoit de vendre son exploitation, « au rabais s’il le faut ».


 

   mise en ligne le 13 mai 2025

Jean-François Tamellini, syndicaliste belge : « Derrière la course aux armements, le véritable enjeu est la répartition capital-travail »

sur www.humanite.fr

Sous la houlette de la Commission européenne, les Vingt-Sept ont engagé une course aux armements. Les syndicalistes du continent livrent des clés pour la construction d’une économie de paix. Par Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) wallonne.

(Les intertitres et la mise en gras sont du fait de 100-paroles)

Guerre, racisme et néofascisme  pour masquer l’échec du capitalisme ?

Massacres à Gaza, en Ukraine et au Soudan, avènement de l’extrême droite et de la ploutocratie, surenchère agressive et cacophonie médiatique trumpistes, protectionnisme nationaliste, austérité budgétaire et guerre aux pauvres… Une fois de plus, et comme toujours, le capitalisme nous mène droit dans le mur. Et ne nous propose comme seule sortie de crise que la fuite aveugle dans la guerre économique et l’économie de guerre.

La seconde élection de Trump a marqué un tournant. Une véritable guerre culturelle a été engagée par l’internationale réactionnaire. La fenêtre d’Overton s’est transformée en baie vitrée, les cordons sanitaires sont rompus et la droite « classique » poursuit sa mue vers l’extrême droite. La technique utilisée est la montée des nations les unes contre les autres. Patriotisme économique et nationalisme culturel sont imposés comme des références absolues.

L’étranger, l’étrangère, toute personne considérée comme différente est présentée comme un danger. Les luttes pour l’égalité et la justice sociale sont traitées de « wokistes », la nouvelle insulte passe-partout des réactionnaires. Une cacophonie et un confusionnisme savamment entretenus pour dissimuler le véritable enjeu : la répartition capital-travail.

Cette guerre culturelle n’a en effet qu’un objectif : relancer les politiques néolibérales et la course à la maximisation des profits. En s’attaquant à tout ce qui pourrait freiner la captation de parts de marché par les actionnaires privés : services publics, sécurité sociale, syndicats, mutuelles, ONG, associations luttant contre les discriminations… Dans ce contexte troublé et inquiétant, on nous enjoint d’ailleurs de préparer des kits de survie, mais aussi et surtout de repenser notre modèle industriel à l’aune du réarmement.

En Belgique, le ministre de la Défense – un nationaliste flamand flirtant ouvertement avec l’extrême droite – prône la reconversion de l’usine Audi à Forest 1 en une usine d’armement. Une fuite en avant militariste sans projet politique, social ou industriel sérieux, mais qui fait le bonheur – et les clics – des sites d’actualité en continu et de leurs réseaux.

Politique de défense et protectionnisme : oui éventuellement, mais au service de qui ...

Soyons clairs, adopter une stratégie de défense est important. La stabilité et la sécurité sont des conditions de base pour construire ou consolider des démocraties. Une politique industrielle publique de l’armement, régulée et coordonnée au niveau européen, pourrait être déployée, dans une logique semblable à celle qui avait mené à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il y a une énorme différence entre une stratégie de défense visant à favoriser les conditions de paix entre États et une politique va-t-en-guerre visant à enrichir les actionnaires privés d’entreprises d’armement.

Soyons clairs, encore : le protectionnisme, dans le système capitaliste actuel, ne doit pas être un tabou. Encore faut-il qu’il soit pensé dans une optique de progrès social et environnemental. Si elles servent à freiner le shopping fiscal, social et environnemental des multinationales, à relocaliser l’économie, à garantir la souveraineté sur les besoins fondamentaux, et non à asservir d’autres peuples, les taxes ont clairement un rôle à jouer. Mais on est alors à l’opposé du modèle nationaliste de Trump.

Ces quarante dernières années, le démantèlement de l’industrie européenne est allé de pair avec celui des systèmes de sécurité sociale, entraînant une précarisation de l’emploi, des salaires et des conditions de travail. Pour affronter la guerre commerciale et financer le réarmement, les va-t-en-guerre libéraux voudraient aujourd’hui sabrer une fois de plus dans la sécurité sociale et les services publics. Militarisme et austérité, un beau projet d’avenir…

Le devoir de la gauche

Face à cette radicalisation de la droite, la gauche, dans son ensemble et sa diversité, doit reprendre les clefs du débat, réaffirmer ses valeurs et la pertinence de ses analyses. Remettre au premier plan le rapport de force capital-travail, en repensant le modèle sur la base des besoins fondamentaux des populations.

C’est sur cette base qu’avait été créée la Sécurité sociale après guerre, un modèle qui a permis aux corps de se redresser et à l’économie de se développer, grâce au travail de la classe ouvrière, parmi lesquels de nombreux travailleuses et travailleurs migrants. Il nous faut aujourd’hui aller plus loin et travailler à une transformation radicale de l’économie au service du progrès social, de la protection de l’environnement et du renforcement de la démocratie.

La guerre économique et l’économie de guerre ne sont que des impasses mortifères. Il est indispensable de recréer les vraies conditions qui assureront une paix durable au niveau mondial : le rétablissement d’un cordon sanitaire inviolable à l’égard de l’extrême droite et une meilleure répartition des richesses.

En ajoutant l’indispensable dimension environnementale aux conditions qui avaient rendu possible le pacte social d’après guerre, rappelant aux fous de ce monde que le combat pour préserver la planète prime sur leur capitalisme de guerre et leurs guerres commerciales. Revendiquer, militer et lutter pour une meilleure répartition des richesses doit être une priorité pour les forces de gauche. La réduction des inégalités et le progrès social sont les meilleures armes contre l’extrême droite, ses idées et ses logiques guerrières.

  1. L’usine Audi de Forest a été fermée en février dernier à la suite d’une décision de la multinationale, pourtant largement bénéficiaire, entraînant le licenciement de plus de 4 000 travailleuses et travailleurs employés de l’entreprise ou de sous-traitants. ↩︎


 

   mise en ligne le 12 mai 2025

« À ce rythme, on ne va pas vivre vieux ». Dans la Sarthe, le quotidien
d’un désert médical

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Dans l’ouest de la Sarthe, il y a trois fois moins de médecins que dans le reste de la France, et la plupart ont plus de 60 ans. La catastrophe sanitaire est déjà là, et va s’aggraver si rien n’est fait. Habitants et médecins réclament d’urgence une régulation de l’installation des médecins.

La Ferté-Bernard, Tuffé et Vibraye (Sarthe).– « Aberrant », « une honte », « une catastrophe », « la dégringolade », « le délabrement », « l’abandon » : les habitant·es de la Sarthe déroulent le champ lexical de la désolation et de la colère quand on les interroge sur leur accès aux soins. « Je ne veux pas en parler, cela me met trop en colère ! », s’exclame Jacqueline, 86 ans. « Cela me révolte ! On vote, on paie nos impôts comme tout le monde », dit Janine, 94 ans. Aux urgences de La Ferté-Bernard, elle fulmine, dans l’attente d’un scanner. Sa fille Martine, 70 ans, tapote sa jambe pour l’apaiser, en vain.

Janine et Jacqueline sont toutes deux venues de Tuffé, gros village de 1 669 habitant·es situé à vingt minutes de route de La Ferté. Le dernier médecin est parti il y a quatre ans. Ensuite, des doctrices espagnoles recrutées par des agences d’intérim se sont succédé dans la maison de santé construite dans la commune. Toutes sont parties. Depuis un an, il n’y a plus de médecin.

Tous les habitant·es et les médecins croisé·es dans ce coin ouest de la Sarthe réclament une régulation de l’installation des médecins, a minima comme le proposent les député·es qui ont largement adopté, mercredi 7 mai, une proposition de loi limitant les installations en zones surdotées. 

Le texte doit encore passer par le Sénat… qui examine, lundi 12 mai, un autre texte qui veut contraindre les médecins qui s’installent en zone surdense à travailler à temps partiel dans un désert médical. De son côté, le gouvernement veut les faire travailler deux jours par mois en zone sous-dense. La pression politique est donc forte sur la médecine de ville.

En attendant, il faut un réseau pour retrouver un médecin traitant dans la Sarthe. « Quand notre médecin espagnole est partie, on a cherché partout, il n’y avait pas de place. On en a retrouvé une à Bonnétable [quinze minutes de voiture – ndlr] grâce à une collègue de travail qui nous a prévenues, explique Martine. Ma mère a trouvé un dentiste à Sillé-le-Guillaume [quarante-sept minutes de route – ndlr] grâce à mon frère, qui est psychologue et qui a demandé au maire. Moi, pour mes dents, je vais à Lorient, chez mes enfants. Et comme je ne parviens pas à trouver un cardiologue, ma médecin généraliste renouvelle les ordonnances. »

Enchaîner les kilomètres pour être soigné

À la « graineterie-fleurs-café » de Tuffé – c’est écrit sur la devanture années 1950 –, Jacqueline boit, en fin de matinée, ses deux portos de la journée, « pas plus », jure-t-elle. « Avant, il y avait trois médecins, une pharmacie, raconte-t-elle. J’ai retrouvé un médecin à Connerré [dix minutes de voiture – ndlr]. Mais il a 65 ans, il m’a prévenue qu’il allait bientôt partir. »

Qu’importe, Jacqueline ne « croit plus aux médecins ». Elle montre ses yeux qui coulent depuis deux mois, en raison d’une infection. Rien n’y a fait : ni son médecin ni les urgences. Son découragement s’étend aussi à la politique. Jacqueline votait à gauche. « Depuis cinq ou six ans, je ne vote plus. Cela ne m’intéresse pas, je n’attends rien d’eux. »

Aux urgences de La Ferté-Bernard, Claire et Daniel Girard, 62 et 68 ans, ont roulé trente minutes depuis Saint-Calais, où le service d’urgences est fermé ce jour-là. Ils accompagnent la sœur de Daniel et son beau-frère, atteint d’une leucémie, qui souffre des lourds effets secondaires de ses traitements.

Daniel est le seul à conduire. Ils n’ont trouvé un médecin traitant qu’à Ceton, à quarante minutes de chez eux. Claire a des problèmes cardiaques et doit aller à Tours, à plus d’une heure de route, pour voir un spécialiste. « À ce rythme, on ne va pas vivre vieux », disent-ils.

Claire a été comptable puis gardienne d’immeuble, Daniel ouvrier agricole. « On a travaillé toute notre vie, on a payé nos impôts. Mais les jeunes médecins ont un boulot en or et ne veulent pas venir dans un coin perdu. Les politiques n’ont aucune volonté, ils s’en foutent des Français. » Leurs opinions politiques ont bougé, de gauche à l’extrême droite : « Cela ne peut pas être pire. Au moins ils seront plus fermes. »

La Ferté-Bernard fête ses 1 000 ans cette année. La ville derès de 9 000 habitant·es est dominée par la massive église Notre-Dame-des-Marais. Les marais en question ont été asséchés par un réseau de canaux qui sillonne la ville. On y trouve les restes d’un château, une porte médiévale, des maisons à colombages. Dans ce recoin de l’est de la Sarthe débute le parc naturel régional du Perche : bocages, forêts vert pimpant troué du blanc des fleurs d’acacias, villages historiques.

Le maire, Didier Reveau, soucieux de donner une bonne image de sa commune, fait la liste de tous ses atouts : un bassin de population de 30 000 habitant·es, le plein emploi dans un « territoire d’industrie », une gare, deux lycées et deux collèges, publics et privés, une crèche, un centre aquatique, « tous les sports possibles », etc.

Une terre de conquête pour le RN

Mails, coups de téléphone, rien n’y fait : impossible d’interroger la déléguée départementale du Rassemblement national (RN), Marie-Caroline Le Pen. Le parti d’extrême droite est pourtant en train de réussir son implantation dans la Sarthe. Aux dernières législatives, il n’est pas parvenu à faire élire de député·es, mais a doublé son nombre de voix. Dans trois circonscriptions, il a perdu d’un cheveu.

Dans la quatrième, Élise Leboucher (La France insoumise, LFI) n’a eu que 225 voix d’avance sur la sœur de Marine Le Pen. « Pour le RN, la Sarthe est la porte d’entrée vers la Bretagne », estime la députée, qui voit sa concurrente RN « et son mari, le député européen Philippe Olivier, tracter sur les marchés ». Leur premier argumentaire politique reste la lutte contre l’immigration.

« Quand on fait du porte-à-porte, les gens nous parlent de leurs problèmes d’accès aux soins. On leur dit que le RN ne propose rien de nouveau sur le sujet. Ils sont surpris », rapporte Élise Leboucher, qui a activement participé au groupe de travail transpartisan sur la régulation de l’installation des médecins. Sur le sujet des déserts médicaux, le Rassemblement national est le seul parti à voter comme un seul homme contre toute régulation de l’installation des médecins.

Tuffé a aussi sa gare, sur la ligne Le Mans-Paris, à deux heures trente de la capitale. Sylvain*, 36 ans, nouvel habitant, travaille quatre jours par semaine dans une grande administration à Paris. Il a gagné en qualité de vie, mais peine comme les autres à trouver un médecin : « Jai un médecin traitant en Seine-Saint-Denis. Comme moi, plusieurs amis prennent le train pour se soigner dans des centres de santé autour de la gare Montparnasse. Financièrement, il faut se le permettre. »

À ses côtés, Alexandre, 36 ans, n’a pas de médecin traitant. Il a vu une fois « un médecin retraité dans un Médibus », un cabinet médical itinérant payé par la région. Sinon, en cas de maladie, il attend que ça s’aggrave puis se rend aux urgences. Dans ses bras, Tess, 2 ans, s’y est rendue quelques fois. Ses parents racontent : « [On a passé] du temps sur Doctolib, et au téléphone. Certains cabinets médicaux ne décrochent même pas s’ils ne connaissent pas le numéro. On a trouvé un pédiatre sur Le Mans, mais il faut prendre un rendez-vous six mois avant. » Donc elle aussi fréquente les urgences pour une grosse fièvre ou une bronchiolite.

Sylvain et Alexandre se demandent « comment résoudre ça ». « Si j’étais médecin, je ferais comme eux, j’irais au bord de la mer. La seule solution est de les contraindre à s’installer là où il y a de la demande », estime Alexandre. Dans la Sarthe, ils ne seraient pas malheureux, estime Sylvain : « Un médecin qui s’installe ici fait fortune. »

Les mois d’attente et les dépassements d’honoraires

Étienne, Francis et Daniel sont des pompiers volontaires retraités. Au fil des années, ils ont pris en charge des malades pour les convoyer à l’hôpital de La Ferté-Bernard ou du Mans, et ne sont pas spécialement remerciés de leur engagement. Eux aussi ont de grandes difficultés d’accès aux soins.

Étienne va à Angers, à 240 kilomètres, pour voir un dentiste. Francis a « la chance d’avoir un pied-à-terre sur la côte, à Pornic (Loire-Atlantique). Il y a deux à trois mois d’attente pour voir un ophtalmologue ou un dermatologue. Ici c’est un an. » Daniel, lui, se plaint des dépassements d’honoraires : « On n’a pas le choix, on est obligé de les accepter. J’ai payé 400 euros de ma poche pour me faire opérer dans une clinique. »

La doctrice Laure Artru est une rhumatologue retraitée de la Sarthe, aujourd’hui présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux. Au cours de sa carrière, elle a vu l’offre de soins se dégrader à grande vitesse dans le département : « En 2020, 50 000 habitants de la Sarthe étaient sans médecin traitant. En 2025, ils sont 100 000 habitants », dans un département qui en compte 566 000.

Les pauvres en santé paient pour les riches en santé ! Laure Artru, présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux

Certain·es de ses patient·es se plaignaient de douleurs qui s’expliquaient parfois par un retard de soins. « J’ai vu arriver des patients rouges comme des coqs, avec une grave hypertension non diagnostiquée. » Elle se souvient aussi « d’une jeune femme avec une sclérose en plaques sans médecin traitant ». Ou de cet homme qui avait mal aux épaules et a fini avec « trois pontages coronariens ».

Elle rappelle les chiffres de la mortalité dans les déserts médicaux fournis par l’Association des maires ruraux de France. Selon une étude, « il y a 14 000 décès par an en plus dans les zones rurales que ce qui serait attendu si l’espérance de vie y était identique à celle des villes ».

Vigoureusement, la doctrice plaide pour un encadrement de l’installation des médecins, en donnant l’exemple de sa génération : « Dans les zones surdenses, certains médecins ne voient que 500 patients par an. Pour vivre, ils multiplient les consultations et les examens. Ils font de la surfacturation ! Les pauvres en santé paient pour les riches en santé ! »

Dans les années 1980 et 1990, quand les médecins étaient très nombreux, « [les médecins] s’installait là où il y avait de la place. C’est [s]on cas », confie-t-elle. En Sarthe, la qualité de vie n’est finalement pas si mauvaise : avec son mari Bernard, cardiologue, ils ont acheté un magnifique corps de ferme auquel ils consacrent une belle partie de leur retraite.

Des aides à l’installation tous azimuts

Des dispositifs existent déjà : les médecins qui s’installent dans la quasi-totalité de la Sarthe, classée en zone sous-dense, reçoivent 50 000 euros s’ils travaillent quatre jours par semaine. Ils doivent y exercer pendant cinq ans. S’ils partent, ils doivent rembourser « au prorata de la durée restant à couvrir », détaille l’assurance-maladie.

Et s’ils s’installent dans certaines communes aux alentours de La Ferté-Bernard, classées en zone de revitalisation rurale, ils sont en prime exonérés de tout impôt pendant cinq ans. C’est le cas de Vibraye, à vingt minutes de La Ferté-Bernard, qui n’a jamais attiré un seul médecin.

Dans la file d’attente chez le pharmacien, des patient·es s’inquiètent pour l’un des deux derniers médecins, sexagénaire, de ce gros village. « Il est fatigué, il a des cernes. Il y a un monde dans la salle d’attente ! » Le maire de Vibraye, Dominique Flament, ne sait plus quoi faire. La région déploie un « Médibus », un « cabinet médical itinérant », à Saint-Calais, la ville la plus proche, mais il ne poussera pas jusqu’à Vibraye.

Entre les villes et les villages, la concurrence est rude. Comme à Tuffé, la mairie a fait construire une maison médicale, sans succès. Le maire a médiatisé la situation du village sur TF1. Aujourd’hui, il se tourne vers un cabinet de recrutement, en espérant pouvoir attirer, et fidéliser, un médecin étranger.

« L’accès aux soins est au cœur de notre combat. On fait de gros investissements, sans résultats », se désole-t-il. La grosse pharmacie du village s’est dotée d’une cabine de téléconsultation, « mais c’est du dépannage », estime le maire.

À La Ferté-Bernard, l’ambition est bien plus grande, mais les difficultés identiques. Le Pôle santé Simone-Veil s’appuie sur toutes les innovations possibles pour soulager les médecins et leur permettre de voir plus de patient·es. En 2017, sur dix-sept médecins, « huit sont partis d’un coup à la retraite ». « Avec un autre médecin, on n’a pas eu le cœur d’abandonner la population », explique Didier Landais, l’un des généralistes du pôle, 75 ans.

Ils ont donc monté ce centre de santé, où tous les professionnels sont salariés. « Je ne reviendrai pour rien au monde à l’exercice libéral », affirme-t-il. Le bâtiment a été construit par la commune, qui le met à disposition gratuitement. Le maire de La Ferté-Bernard, Didier Reveau, souligne le faible coût pour le faire tourner. « L’an dernier, il nous a coûté 60 000 euros en fonctionnement, en raison du manque de médecins. S’il y en avait assez, le centre de santé serait à l’équilibre », affirme-t-il.

Au côté des médecins – 3,8 postes à temps plein – travaillent deux et bientôt trois infirmières de pratique avancée (IPA). Elles font des préconsultations, pour faciliter le travail du médecin. « La demande est énorme, explique Didier Landais. On ne peut plus voir les patients trente minutes, comme le faisaient les médecins de famille. » Aujourd’hui, ils voient quinze minutes l’infirmière et quinze minutes le médecin. « Et ils sont heureux, assure Elisa Marais, IPA, parce qu’on prend le temps de revoir leur traitement, de parler de leurs difficultés. » Les IPA assurent aussi un suivi des malades chroniques entre deux consultations médicales.

« Foutu pour foutu, on innove », sourit Elisa Marais. Le centre de santé a inventé l’infirmière boussole, qui trie les patients qui s’adressent en urgence au pôle santé : elle évalue si la demande est prioritaire, ou si elle peut attendre. C’est une première en France, qui est en train de faire ses preuves.

Elisa Marais ne supporte plus d’entendre les arguments des médecins contre la régulation : « Il faut passer avant leurs choix de vie. Mais ils ne savent rien sur nos territoires. On ne serait pas attractifs, disent-ils. Nous, on comprend qu’on ne mérite pas d’être soignés. »


 

    mise en ligne le 11 mai 2025

Interroger les commencements

Maryse Dumas sur www.humanite.fr

Le 8 mai 1945, les armées nazies capitulent. Enfin ! L’Europe commence à panser ses plaies et le monde à s’imaginer en paix. Mais comment en est-on arrivés là ? Comment une telle catastrophe mondiale a-t-elle pu se produire ? Beaucoup a déjà été dit et écrit sur le sujet. Mais notre actualité exige de nous un travail plus approfondi sur la façon dont les nazis ont pu réussir à parvenir au pouvoir en Allemagne en 1933. Dans son essai remarquable titré « les Irresponsables, qui a porté Hitler au pouvoir ? » (Gallimard), Johann Chapoutot éclaire une partie de la réponse.

Il commence par bousculer nombre d’idées reçues : les nazis ne sont pas arrivés démocratiquement au pouvoir, Hitler n’a pas été élu par les Allemands. D’ailleurs, les nazis étaient en perte de vitesse dans les élections. Ni la crise, ni la gauche ne sont responsables de l’arrivée des nazis au pouvoir. Johann Chapoutot l’affirme. Cette prise de pouvoir résulte « d’un choix, d’un calcul, et d’un pari ». Le choix, c’est celui des élites économiques et patrimoniales. Le calcul, celui d’utiliser les nazis dans l’objectif de faire face au Parti communiste en progression continue ; le pari, celui d’une coalition censée permettre de domestiquer des nazis que l’on croyait inexpérimentés par des politiciens que l’on croyait aguerris.

C’est ce troisième volet qui porte les réflexions les plus neuves et les plus évocatrices. Les lectrices et lecteurs peuvent à juste titre être médusés par l’ampleur des correspondances, qui n’ont rien de fortuit, entre la gouvernance de la République de Weimar de 1933 et celle de la France d’aujourd’hui. L’auteur assume de se livrer à une « enquête qui se veut instruction, dans tous les sens du terme, que l’on pourra aussi lire comme un réquisitoire ».

Dans le long épilogue qui conclut l’ouvrage, l’historien fait part à la fois de sa démarche et des interrogations qu’elle a pour lui-même suscitées dès lors qu’elle l’amenait à constater des rapprochements de plus en plus évidents entre les deux périodes. Il se dit lui-même surpris par leur nombre et leur portée. Il se met à la place du lecteur critique qui trouvera tout cela « trop probant pour être honnête ». Il avoue s’être à lui-même adressé ces mises en garde tout au long de son travail. Contestant, à partir d’une argumentation fouillée, la notion « d’objectivité », il préfère se référer à l’exigence « d’honnêteté qui commande à l’historien d’instruire à charge et à décharge, et lorsqu’il compare, de faire le départ entre les similitudes et la différence des temps ».

Se livrant à une réflexion approfondie et stimulante sur le travail historique, ses méthodes et son apport dans la démocratie, il affirme : « Ce n’est pas parce que l’Histoire ne se répète pas que les êtres qui la font – qui la sont – ne sont pas mus par des forces identiques. » À cet égard, sa comparaison entre la Constitution de la République de Weimar et celle de 1958 en France est édifiante. Mais c’est l’ensemble du livre qui, page après page, démonte des mécanismes, s’intéresse aux forces politiques et économiques mais aussi aux comportements individuels sans en délaisser aucun. Un grand livre qui mérite bien la première place qu’il occupe actuellement dans les ventes d’essais en France. Un livre qui ouvre à de multiples réflexions et débats en particulier avec l’auteur. Ce à quoi vous invite l’Institut CGT d’histoire sociale le 15 mai, à 14 heures à Montreuil, ou par lien numérique. Soyons nombreuses et nombreux !


 

   mise en ligne le 10 mai 2025

À front renversé

Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

Quatre-vingts ans après la victoire des Alliés et des peuples sur le nazisme et les fascismes, l’histoire semble s’écrire à front renversé. L’image la plus symbolique pourrait en être le salut nazi de l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, considéré à ce moment-là comme le coprésident du pays le plus puissant du monde.

La réalité la plus tragique, la plus douloureuse aussi de ce renversement, ce pourrait être la volonté de Netanyahou et des fascistes qui le soutiennent, à la tête du pays créé après la « solution finale », d’en finir avec Gaza et les Palestiniens qui y vivent encore dans les conditions catastrophiques dont s’insurge une part de l’opinion mondiale, mais qui ne semblent pas troubler nombre des « grands » du monde. Le retournement encore, c’est la Russie où Poutine entend se réclamer cyniquement du rôle majeur de l’URSS dans le cours de la Seconde Guerre mondiale, au prix de 25 millions de morts, pour justifier l’agression de l’Ukraine.

En France même, les dirigeants du Rassemblement national, continuateurs d’un parti créé par des SS, se prétendent lavés d’un antisémitisme obsessionnel et fondateur, remplacé par la haine des musulmans et des immigrés. La droite se sent pousser des ailes depuis la victoire de Trump et entend discréditer, sous l’étiquette du « wokisme », toutes les opinions progressistes comme ce qui reste de l’héritage du Conseil national de la Résistance, mis à mal par les politiques libérales, de Mitterrand à Macron.

Dans ce monde, les États-Unis semblaient pour beaucoup, même à tort, un pôle de référence de la démocratie et de la modernité. Depuis le retour à la présidence de Trump, ils font peur. Leur rivalité avec la Chine fait planer la menace d’un affrontement dont les conséquences pourraient être incommensurables, alors que le rôle de l’ONU est bafoué aussi bien par les Russes que par les Américains. Un nouveau foyer de tension a repris entre l’Inde et le Pakistan. Le nouveau pape Léon XIV, américain de naissance et qui semble conscient du désordre du monde, en a appelé à la paix. Albert Camus avait dit que plus que refaire le monde, notre tâche était d’empêcher qu’il ne se défasse. Sans doute nous devons mener les deux de front.


 

    mise en ligne le 9 mai 2025

« La France est exposée au scénario
qui a vu gagner Trump »

Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Avec « Le Miroir américain », le journaliste Cole Stangler met en garde contre les risques d’une dégradation de la démocratie française, non pas identique mais analogue à celle qui frappe de l’autre côté de l’Atlantique. Il appelle la gauche à défendre « des avancées concrètes et rapidement visibles ».

Cole Stranger, journaliste franco-américain et auteur de l’enquête sur la radicalisation des droites françaises et américaines, « Le Miroir américain », aux éditions Les Arènes.

En dépit du caractère hors norme de la grande parade trumpiste, la France est peut-être le pays européen qui a le plus à apprendre des évolutions de la vie politique aux États-Unis. C’est la conviction du journaliste Cole Stangler, qui a publié mercredi 7 mai Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation de la droite et l’avenir de la gauche (éditions Les Arènes).

Lui-même franco-américain, bien placé pour constater les différences qui séparent les deux formations sociales, il souligne aussi les ressemblances qui les rapprochent, et participent des « échos » qu’il a perçus de part et d’autre de l’Atlantique lors de ces dernières années.

« Même si elles n’ont pas réussi à réaliser pleinement leurs promesses, écrit-il, nos deux républiques sont des modèles d’universalisme qui ont inspiré d’innombrables luttes […]. Les États-Unis et la France se sont tous les deux construits sur l’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de personnes venues d’ailleurs et de cultures façonnées par le brassage et la mixité […]. Et ici comme là-bas, la grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives. »

Ces mythes et leurs angles morts participent, aujourd’hui, d’une attractivité électorale de démagogues d’extrême droite qui nous serait apparue sidérante il y a quelques années. C’est pour comprendre de manière sensible cette attractivité, et en creux les obstacles rencontrés par la gauche, que Cole Stangler a sillonné les États-Unis en 2024. Son livre est le récit de ses rencontres, rapprochées d’entretiens antérieurs réalisés en France et de travaux académiques qui éclairent son propos.

Mediapart : Votre ouvrage s’ouvre sur les conséquences politiques de la désindustrialisation, aux États-Unis comme en France. Comment les décririez-vous ?

Cole Stangler : Il existe bien sûr de la détresse sociale dans les grandes villes et les campagnes, mais celle qui est vécue dans les zones désindustrialisées est spécifique, dans la mesure où les gens ont connu autre chose, ou du moins leurs parents. Ils vivent non seulement la souffrance sociale, parce qu’il y a moins d’emplois et que ces emplois sont précaires, mais ils savent aussi très bien qu’il y a vingt ou trente ans, l’endroit était plus prospère, offrait d’autres perspectives de vie. On retrouve cela dans la Rust Belt [« ceinture de rouille », surnom de la zone de déclin de l’industrie lourde américaine dans le Nord-Est – ndlr] aux États-Unis, comme dans le nord et l’est de la France.

Politiquement, cette configuration a des conséquences importantes, parce qu’elle favorise chez de nombreuses personnes une forme de nostalgie et de rancœur. Elles reprochent à l’État de les avoir abandonnées, ou d’avoir été complice du processus qui a conduit au déclin économique du territoire. Ce déficit de confiance envers la puissance publique est un fort moteur de décrochage vis-à-vis du monde politique, et donc d’abstention.

Dans beaucoup de ces zones, les classes populaires qui votent le font davantage en faveur de l’extrême droite que de la gauche. Pour le comprendre, il faut regarder le bilan de cette gauche, ainsi que ses choix politiques. Aux États-Unis, la perte d’audience des démocrates dans les milieux populaires ne résulte pas d’une fatalité, mais de la décision consciente de donner la priorité à d’autres électeurs. Et puis c’est bien connu : en contexte économique dégradé, on recherche facilement des boucs émissaires. Le Parti républicain et le Rassemblement national (RN) ont trouvé le leur : l’immigré.

On sent aussi que la politisation à droite de ressentiments et de préjugés est rendue possible par le caractère « impensable » d’une alternative économique et sociale. On le comprend aisément après la présidence de François Hollande en France, mais le bilan de Joe Biden n’était-il pas plus substantiel ?

Cole Stangler : J’ai en effet beaucoup rencontré le sentiment que l’économie était un sujet trop complexe pour être changé politiquement. La gauche de gouvernement, en ralliant les politiques « pro-capital » de l’ère néolibérale, à partir des années 1980, a favorisé ce sentiment. Par conséquent, elle a aussi permis à la conflictualité politique de se déplacer sur d’autres terrains, notamment celui des « guerres culturelles ».

Aux États-Unis, celles-ci se sont typiquement déployées à propos des armes à feu, de la place de la religion dans la société, des droits des homosexuels et des droits à l’avortement. Les offensives contre le « wokisme », qui se sont aussi déclinées en France ces dernières années, s’inscrivent dans cette veine.

Les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente.

Alors oui, il y a eu du changement sous Biden, avec de l’investissement dans les infrastructures et une tentative de réindustrialisation « verdie ». Le problème, c’est que ces politiques prennent du temps et ne rompent que partiellement avec le legs néolibéral.

C’est ce que je montre à travers le cas d’un bassin sidérurgique en Virginie-Occidentale, qui s’est complètement étiolé, et en face duquel une usine de batteries électriques a été financée grâce aux programmes de l’administration Biden. Or cette usine ne comptera pas autant d’emplois, ils n’ont pas encore tous été créés, et rien ne garantit qu’ils auront la même « qualité » en termes de droits des salariés.

En résumé, les États-Uniens ont entendu beaucoup de promesses et de grands chiffres, mais dont les effets sont encore impalpables. Et, entre-temps, ils ont subi une inflation violente, tandis que les mesures de Biden les plus appréciées du public, après le covid, ont pris fin, au motif qu’elles avaient été pensées comme temporaires.

Revenons au mouvement de radicalisation de la droite, que vous observez de part et d’autre de l’Atlantique. Vous insistez sur les sources anciennes du phénomène, masquées par les figures de droite les plus « traditionnelles » pendant des années. 

Cole Stangler : Trump et le trumpisme ne viennent clairement pas de nulle part. On peut citer des prétendants malheureux à la présidentielle, qui ont assemblé des ingrédients encore bien présents aujourd’hui.

Je pense à George Wallace, à la fois très critique de la guerre du Vietnam et défenseur de la ségrégation au tournant des années 1960-70. Je pense aussi à Pat Buchanan, candidat à la primaire républicaine de 1992, durant laquelle il fit campagne contre le multiculturalisme et le libre-échange, tout en mobilisant une base de chrétiens évangéliques autour des guerres culturelles. À la convention du parti, il évoqua une « bataille pour l’âme de l’Amérique » dans un discours perçu comme extrême, mais devenu la norme aujourd’hui. 

Il ne faut pas oublier non plus la présidence de George W. Bush (2000-2008). Déjà à l’époque, il avait contesté le recomptage des voix en Floride, et des militants étaient parvenus à empêcher les opérations par leur pression physique. Lui aussi soutenu par une base religieuse évangélique, il a provoqué des dégâts immenses avec sa « guerre contre le terrorisme » (l’invasion d’un pays souverain, la pratique de la torture en dehors des conventions internationales) et avait souhaité passer une loi radicale contre l’immigration.

Dans le cas français, le RN qui menace d’arriver au pouvoir est dans le paysage depuis cinquante ans. Sa progression s’est également faite grâce à une conjonction de facteurs de longue durée : les préjugés et les discriminations qui circulaient déjà dans la société ; la désindustrialisation, qui a favorisé la bascule des milieux populaires ; et des attentes plus fortes encore envers l’État dans ce pays, qui ont nourri des déceptions à la hauteur. Sans compter la contribution active de la droite classique à faire de l’immigration et de l’identité des enjeux de campagne permanents.

Le parallèle entre le Parti républicain aux États-Unis et le RN en France tient-il jusqu’au bout ? Le RN pâtit encore, même si c’est de moins en moins le cas, d’être issu des marges du système politique.

Cole Stangler : Peut-être, mais nos deux pays ont un système présidentiel dans lequel l’électorat est sommé de choisir entre deux camps, ou du moins entre deux options finales dans le cas de la présidentielle en France. Les effets peuvent être dévastateurs, même quand la société n’est pas majoritairement située à l’extrême droite.

C’est ce qui est intéressant et troublant avec les électeurs de Trump : certains ne sont pas d’accord avec tout et pointent même ses excès, mais ils l’ont choisi plutôt que Kamala Harris. Trump se retrouve à prendre des décisions très radicales mais avec un taux d’approbation historiquement faible pour un président, alors qu’il vient d’être réélu avec plus de voix que son adversaire. 

La France est exposée à ce genre de scénario. Dans le livre, je cite une propriétaire de restaurant qui me dit que la gauche est une option impossible pour elle. Le Pen, Bardella… : elle se fiche de l’identité du candidat RN mais sait qu’elle votera pour une candidature clairement « antigauche ». 

Les gauches françaises se cherchent encore dans leur attitude vis-à-vis de médias comme CNews. Les progressistes états-uniens, confrontés précocement à des médias de masse porteurs de désinformation et d’idées d’extrême droite, ont-ils des leçons à partager ?

Cole Stangler : Honnêtement, je ne sais pas s’il y a grand-chose à prendre. À ce stade, de plus en plus de journalistes à gauche ont estimé qu’il fallait construire d’autres médias non traditionnels pour combattre des chaînes ultraconservatrices comme Fox News. Il en résulte une fragmentation de l’espace médiatique particulièrement prononcée, avec des podcasts, des lettres d’information sur Substack, des chaînes YouTube…

C’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux.

Il y a bien eu la tentative de bâtir un Fox News de gauche, avec MSNBC, mais ses dirigeants ne sont pas parvenus à imiter le style populiste qui a fait le succès de la première. Ils ont repris les codes des classes moyennes supérieures dans les grandes villes, qui les cantonnent à un certain public. Cette question du « style » est trop négligée en France pour comprendre l’attrait de ces chaînes. Si on ne fait que répéter qu’elles mentent, on ne parviendra pas à contrer leur succès.

Un débat stratégique s’est esquissé entre François Ruffin, alertant sur la faiblesse de la gauche dans « la France des bourgs », et les Insoumis, théorisant l’existence d’un « quatrième bloc » abstentionniste à mobiliser pour emporter des élections. Là encore non sans échos avec les États-Unis. Quelles conclusions tirez-vous de vos propres recherches et rencontres ?

Cole Stangler : Dans son dernier livre, Jean-Luc Mélenchon écrit que « la conscience politique urbaine est la forme de conscience politique la plus avancée ». Malgré la tonalité radicale du langage, cela me fait penser aux stratégies du Parti démocrate en 2016, lorsque les stratèges expliquaient que chaque voix perdue dans la Rust Belt allait être gagnée en banlieue ou dans les villes. 

Pour moi, c’est une évidence absolue que pour gagner, la gauche doit mobiliser de larges pans des milieux populaires par-delà les espaces géographiques, qu’ils soient très urbanisés ou plus ruraux. Pour transcender ces frontières, le discours de Bernie Sanders est resté le même depuis des années : un programme universaliste pour défendre les intérêts du plus grand nombre, en mettant en avant les questions sociales et en affirmant simultanément qu’une attaque contre une personne, que ce soit en raison de ses origines, de son apparence ou de son orientation sexuelle, est une attaque contre tous.

Ce qui me donne espoir, c’est le renouveau du syndicalisme aux États-Unis, même si la tendance est encore modeste. Il est intéressant d’observer les résistances salariales permises par les campagnes de syndicalisation dans le sud des États-Unis, dans les usines installées en raison du coût du travail moins élevé que dans les États du nord avec un passé syndical plus fort. Cela a suscité des réactions très violentes chez les républicains, ce qui montre bien qu’ils le vivent comme une menace.

Un pays davantage syndiqué est un pays dans lequel les classes populaires ont des valeurs plus ancrées à gauche, et il s’agit de développer ce militantisme dans de nouveaux secteurs, comme ceux de la logistique et de la distribution. L’enjeu est semblable en France : j’ai été marqué par ma rencontre avec un jeune syndicaliste qui travaillait chez Amazon au sud de Montélimar, dans une zone commerciale qui a quelque chose de très américain. Il doit braver l’isolement des employés, le turnover, etc.

La réponse stratégique de fond, au-delà du marketing électoral à chaque scrutin, consiste bien à retisser le lien à la base. C’est un travail de longue haleine, peu spectaculaire mais finalement plus important que tel ou tel slogan ou telle ou telle alliance, en tout cas sur le long terme. Les liens de confiance vous rendent en effet plus enclin à écouter des messages progressistes, parce qu’ils sont émis ou relayés par des gens qui vous ressemblent, vous connaissent et vous défendent.


 

   mise en ligne le 8 mai 2025

Nicolas Offenstadt, historien : « Le 8 mai est loin d’avoir une mémoire paisible »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

À l’occasion des 80 ans de la capitulation nazie, l’historien Nicolas Offenstadt, chroniqueur à l’Humanité, revient sur ce que symbolise cette date à travers plusieurs dimensions.

Nicolas Offenstadt, est un historien français, maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’université Panthéon-Sorbonne.
Nous avons célébré, ce 8 mai, les 80 ans du 8 mai 1945, jour de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie. Pourquoi cette date, qui signifie la fin des combats en Europe, et donc la fin de six années de destructions et de souffrances inouïes, est-elle si fortement ancrée dans notre mémoire collective et célébrée chaque année ?

Nicolas Offenstadt : Elle signifie la fin de la barbarie nazie et de la guerre qu’elle a déclenchée. Dès lors, elle comporte un aspect international immédiat, elle peut concerner toutes les populations qui en ont été victimes, toutes les nations qui ont été touchées par la guerre, même si des dates différentes sont retenues pour la commémoration de la fin de la guerre, même si elle est loin de faire consensus.

Le 8 mai 1945 est-il une date de basculement, de sortie de la barbarie pour aller vers un espoir et une construction humaniste qui s’incarnent aussi bien dans le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) que dans la charte des Nations unies en cours d’élaboration ?

Nicolas Offenstadt : Attention, l’idéal de sécurité collective pour garantir la paix, fortement, et de réforme sociale gouvernait aussi bien des engagements pris après la Première Guerre mondiale. De nombreux anciens combattants étaient revenus du front en espérant participer à changer le monde.

Mais les alliés, à partir du moment où se dessine la victoire définitive contre l’Allemagne nazie, envisagent tout un ensemble de politiques (démocratisation, dénazification, décartellisation…) vis-à-vis des vaincus pour que les horreurs passées ne puissent pas se reproduire. Les débuts de la guerre froide, la séparation entre deux blocs, vont aussi limiter la portée des espérances.

Quatre-vingts ans après, peut-on dire que l’esprit et l’héritage du CNR et de l’ONU tels que pensés à l’époque sont menacés à force de réformes libérales d’un côté et de violation des résolutions des Nations unies de l’autre, avec même le retour de la guerre sur le continent européen ?

Nicolas Offenstadt : Il est certain que, depuis les années 1980, les avancées, sous de multiples formes, du néolibéralisme ont affaibli, voire détruit tout un ensemble de structures de l’État providence qui s’est mis en place dans différents pays d’Europe, en particulier, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

Mais attention, la construction européenne ne doit pas être lue seulement sous ce prisme. Elle avait pour but de préserver la paix entre les partenaires. À l’intérieur de l’UE, c’est bien le cas, de favoriser démocratie et respect des droits de l’homme. Or, on voit que c’est encore un instrument qui peut faire pression en ce sens, bien sûr, avec un succès inégal selon les enjeux et les contextes, sur des États autoritaires, « illibéraux »

Y a-t-il eu, depuis le 8 mai 1945, des évolutions dans la façon dont ce jour est célébré ?

Nicolas Offenstadt : En fait, le 8 mai est loin d’avoir une mémoire paisible. Les gouvernements et les politiques publiques ont varié selon les projections et les enjeux politiques, que ce soit en URSS, en Allemagne ou en France. Staline, tout au culte de sa propre action, n’en a pas fait un jour férié, ce n’est que plus tard, sous Brejnev, qu’il le devient, avec une valorisation de la « Grande Guerre patriotique ». De Gaulle privilégiait d’autres dates plus centrées sur la France et son action, comme le 18 juin. Il y eut de vifs débats autour de son caractère férié ou pas.

En Allemagne de l’Ouest, il faut attendre, les générations passant, le milieu des années 1980 pour que soit clairement marqué son caractère de jour de « la libération » pour les Allemands. En France également, c’est avec François Mitterrand que le 8 mai devient de manière pérenne une fête légale fériée.

« Parmi la coalition antinazie, même si les rivalités existent, il y a encore en 1945 la volonté de régler collectivement le sort de l’Allemagne. »

En RDA, en revanche, le 8 mai est férié : il inscrit le pays du côté des vainqueurs de l’histoire et célèbre la force du socialisme à travers la victoire de l’URSS, désormais le grand allié. D’ailleurs, aujourd’hui encore, c’est un enjeu politique, la dirigeante de l’extrême droite allemande, Alice Weidel (née en 1979), expliquait en 2023, à rebours du consensus mémoriel, qu’elle n’entendait pas célébrer le 8 mai car c’était une « défaite » de son pays… Et il y a peu, elle levait les yeux au ciel dans une émission de télévision quand on évoquait la commémoration des camps de la mort.

Le 8 mai 1945 est aussi une date qui, avec les massacres de Sétif et l’affaiblissement des empires coloniaux, marque un tournant vers les guerres d’indépendance et la décolonisation…

Nicolas Offenstadt : Absolument. Les luttes anti-impérialistes et anticoloniales, et les victoires qu’elles obtiennent, s’accélèrent après 1945. D’ailleurs, le bloc de l’Est appuyait ces mouvements, en se prévalant d’une autre mondialisation, une « mondialisation rouge » qui se sentait à distance de l’héritage colonial occidental.

C’est enfin une date clé avec deux grands vainqueurs : les États-Unis et l’URSS. Le monde se voit refaçonné. Peut-on dire que la guerre froide à venir démarre le 8 mai 1945 ?

Nicolas Offenstadt : La guerre froide proprement dite démarre en fait un peu plus tard. Parmi la coalition antinazie, même si les rivalités existent, il y a encore en 1945 la volonté de régler collectivement le sort de l’Allemagne. Elle se défait progressivement jusqu’aux ruptures de 1948-1949, notamment avec le blocus de Berlin.

Peut-on considérer que nous sommes en train de sortir de l’ordre mondial issu du 8 mai 1945 ?

Nicolas Offenstadt : L’effondrement du bloc de l’Est, à partir de 1989, pouvait sembler mettre un terme à la guerre froide. Mais on voit que la Russie rejoue et utilise encore la posture d’un bloc opposé à l’Occident, à ses valeurs, ou ses supposées valeurs, certes sur d’autres lignes. Certains groupes de gauche se déterminent encore en partie sur des lignes de guerre froide, d’un anti-impérialisme immobile, assez étonnamment, sans vouloir voir les changements.

Par ailleurs, un des risques majeurs que l’on voit déjà poindre dans un contexte de recul profond de la raison gouvernante, c’est relativisation, la banalisation ou bien la trivialisation de la barbarie nazie, de la Shoah et de toutes les horreurs de la Seconde Guerre mondiale qui l’ont accompagnée.

Chacun de ces trois termes correspond à des processus formellement différents, mais ils convergent. En ce sens, oui, ce serait la sortie d’une forme de morale universelle, plus petit dénominateur commun, issue de la Seconde Guerre mondiale.


 

    mise en ligne le 7 mai 2025

Impunité d’Israël :
encore plus loin dans le génocide et l’effacement des Palestiniens

AFPS Association France Palestine Solidarité sur https://blogs.mediapart.fr/

L’heure est aux sanctions contre les criminels et pas contre celles et ceux qui dénoncent ce génocide en cours et ont l’impression de hurler dans le désert depuis plus de 19 mois.  C’est notre humanité à toutes et tous qui est en jeu : soit nous réagissons, soit nous sombrons. Par Anne Tuaillon, Présidente de l’Association France Palestine Solidarité. 

Après avoir rétabli un blocus total le 2 mars et rompu le cesse- le-feu le 19, après avoir annoncé le partage de la bande de Gaza en cinq zones encadrées par des zones militaires, Israël a annoncé le 5 mai un « plan de conquête  » de la bande de Gaza et rappelé des dizaines de milliers de réservistes. Avec pour objectif le « départ volontaire des Gazaouis  », en clair un nettoyage ethnique, une aggravation du génocide en cours et une occupation complète et prolongée de la bande de Gaza.

Pour le ministre des armées Israël Katz, les Gazaouis n’ont d’autre choix que « partir ou mourir ». D’octobre 2023 à juin 2024, Amnesty International avait déjà recensé 102 appels criminels de ce genre à la destruction d’un peuple émanant de responsables israéliens. Les Palestiniens savent depuis l’exode forcé de 1948 que partir c’est ne jamais pouvoir revenir dans leur patrie. C’est le cas de 70% des Gazaouis réfugiés dans des camps depuis cette Nakba.

Ce nouveau plan israélien est celui qui se dessinait dès le 8 octobre. Il piétine le droit international, le droit humanitaire, les Conventions de Genève et la Convention contre le génocide. Le 5 mai, l’Union européenne se dit préoccupée, Berlin rejette ce plan, Paris finit par réagir. Mais aucun État européen n’annonce de mesures diplomatiques (rappel d’ambassadeurs…), économiques (interdiction du commerce des produits venant des colonies…). Aucun ne demande de suspendre l’accord d’association UE-Israël en vertu de son article 2 bafoué par Israël ou d’exclure Israël d’autres partenariats comme cela a été appliqué à la Russie dès son agression contre l’Ukraine.

La seule réponse de la France sous la forme d’une reconnaissance très tardive et conditionnelle de l’État de Palestine est en décalage complet avec l’urgence absolue de protéger le peuple palestinien en grand péril.

Bien que le « bilan » soit déjà terrible et aurait dû leur suffire depuis longtemps pour agir et sanctionner, une bonne partie du monde politique, médiatique, intellectuel… refuse encore de nommer le crime, refuse d’utiliser le terme génocide et même « génocide plausible » comme a conclu la Cour Internationale de Justice (CIJ) dès le 26 janvier 2024… il y a plus de 16 mois. D’autres sont dans l’indifférence complice, dans la cécité volontaire ou le soutien ouvert et assumé au génocide !

Bien que les grandes ONG de terrain et les agences de l’ONU rapportent et alertent le monde entier sur ce génocide largement aggravé et avéré, aucune sanction n’est évoquée ou envisagée. Dix-neuf mois après l’attaque criminelle et meurtrière des groupes armés palestiniens le 7 octobre en Israël ayant fait 1200 morts, et la prise de 250 otages, les tirs et bombardements israéliens ont tué au moins 53 000 personnes dans la bande de Gaza dont 17 000 enfants, des dizaines de milliers de malades chroniques sont morts faute de soins, des milliers de victimes encore sous les décombres. Au total 200 000 morts selon des experts médicaux. À l’échelle de la population française, 34 fois plus nombreuse, ce serait 1,8 millions de tués dont plus de 578 000 enfants. Effroyable, monstrueux !

Combien faut-il encore de dizaines ou de centaines de milliers de personnes tuées pour agir et prendre des sanctions : 300 000 ? Plus ? 40 000, 100 000 enfants ?

Combien faut-il encore de quartiers, hôpitaux, tentes, distributions alimentaires bombardées, de centaines de soignants, humanitaires (400) et journalistes (212) assassinés ?

En Cisjordanie occupée, dont Jérusalem-Est, le nettoyage ethnique et la violence de l’armée et des colons sont décuplés : plus de 1000 tués, expulsion de 40 000 personnes de camps de réfugiés, récoltes et vergers détruits, villages rasés, habitations détruites, bombardements, plus de 10 000 prisonniers politiques dans des prisons transformées en centres de torture : Israël y reproduit la stratégie en cours à Gaza.

Josep Borrell, ancien haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères plaide le 29 avril pour le retour urgent au droit international, le recours aux leviers d’action contre Israël, et le refus du « fait accompli  ». L’Assemblée générale des Nations unies a aussi exigé le 18 septembre 2024 qu’Israël mette fin dans un délais de 12 mois à l’occupation illégale du territoire palestinien et à sa colonisation, un crime de guerre. C’est précisément le contraire que fait Israël : toujours plus loin dans l’occupation, dans la colonisation, dans l’annexion de territoire et dans son régime d’apartheid.

À quelques jours du 15 mai, jour de la commémoration de la Nakba, la catastrophe qui a vu 800 000 Palestinien·nes chassé·es et dépossédé·es de leurs terres entre 1947 et 1949, après plus de 77 ans de dépossession et d’expulsion, la Nakba continue et arrive à un paroxysme : c’est l’existence même du peuple palestinien qui est menacée, c’est son effacement qu’Israël vise par son génocide.

L’heure n’est donc plus aux paroles ou aux déclarations d’intention mais définitivement aux actes, aux sanctions contre un État génocidaire à qui le monde doit imposer le droit face à la faillite totale dont il se rend coupable jusqu’à maintenant.

L’heure est aux sanctions contre les criminels et pas contre celles et ceux qui dénoncent ce génocide en cours et ont l’impression de hurler dans le désert depuis plus de 19 mois !

C’est notre humanité à toutes et tous qui est en jeu : soit nous réagissons, soit nous sombrons !

La France et l’UE doivent agir, fortement et rapidement !

Les sanctions c’est maintenant !


 

     mise en page le 6 mai 2025

Gauche, syndicats : la pureté de chacun causera la perte de tous

Loïc Le Clerc  sur www.politis.fr

La gauche peut-elle se payer encore longtemps le luxe de ses divisions intestines ? Quand le monde brûle, on ne débat pas de la couleur de l’extincteur.

Prédation sur les droits des chômeurs, des retraités, des jeunes, des prisonniers, austérité budgétaire, défense des valeurs traditionnelles, attaques incessantes contre les minorités religieuses, atteintes à l’environnement et à la recherche, fermeture d’un tiers des agences de l’État, taxation des plus modestes pour payer les cadeaux fiscaux des plus riches, remise en cause de symboles des victoires sociales comme le 1er mai chômé. Qui ça ? Donald Trump ? Non, Emmanuel Macron. Rien que pour ces dernières semaines.

Steve Bannon, l’ex-stratège de Donald Trump, aficionado de saluts nazis, avait théorisé la tactique du président américain et se réjouit de la voir à l’œuvre en son pays : « Je pense que vous voyez maintenant l’aboutissement de tout le travail qu’on a fait. Vous assistez à ce que j’appelle « l’inondation de la zone » et il n’y a pas de meilleur moment pour être en vie que maintenant, quand on voit les fruits de ce grand effort. »

« Inonder la zone », ça veut dire bombarder le monde d’infos, de déclarations, de décisions politiques, attaquer à tout-va tous les pans de la société, à la seule fin de créer un tel désordre, une telle dispersion des forces et des esprits qu’aucune union ne sera possible. Et donc aucune réaction, aucune contre-attaque de poids.

Donald Trump le fait et son efficacité fait des émules. Et pas seulement auprès de ses amis argentin, hongrois ou italien. En France aussi, la Macronie mitraille. Sous le tapis de « bombes Banon », il est impossible de tenir son bout de barricade sans regarder ce qu’il se passe pour les autres. La Commune de Paris n’a-t-elle pas été vaincue, bastion après bastion ?

Mais pendant que les droites et les extrêmes droites mondiales organisent leur contre-révolution, les gauches se tirent dans les pattes. Quel que soit le sujet, la division l’emporte. L’écologie ? Oui, mais le nucléaire… Le travail ? Oui, mais le RSA… L’islamophobie ? Oui, mais l’antisémitisme… Comme si le camp d’en face n’allait pas tout brûler.

Ce jeudi 1er mai, les manifestations furent à la fois inquiètes, festives et empreintes de gravité devant l’ampleur des luttes à mener. Le spectacle affligeant des guéguerres intestines, les prises de parole politique qui voulaient voler la vedette aux syndicats, les violences à l’encontre du PS et de ses élus à Paris, montrent que le chemin sera long et périlleux.

La pureté ne vaudra pas grand chose quand on sera tous morts.

En France, les écologistes et les socialistes sont trop occupés par leurs batailles d’appareil que d’idées, il n’est pas question. Le PCF, François Ruffin, Clémentine Autain cherchent, dans des styles différents, une manière d’exister au milieu de l’étau social-démocrate – insoumis. LFI n’est obsédé que par son hégémonie sur le tas de cendre. Tous se contorsionnent pour se démarquer de l’autre.

L’électorat, lui, n’attend plus les lendemains qui chantent, le temps des cerises ou le grand soir. Simplement que ses représentants lui inspirent un peu de joie, un peu moins de honte mais surtout la possibilité de mener des luttes. La pureté ne vaudra pas grand-chose quand on sera tous morts. Et il est à parier que même le choix du cercueil sera objet de controverses !


 

    mise en ligne le 5 mai 2025

Énergie : quelle société voulons-nous ?

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

La production et la consommation d’énergie en France, pour les dix ans qui viennent, sont en discussion à l’Assemblée lundi 28 avril. Derrière les effets de manche et les provocations politiciennes, les enjeux sont énormes et interrogent notre modèle de société.

Quand on ouvre la proposition de « programmation pluriannuelle de l’énergie » (PPE), ce document planifiant la production et la consommation d’électricité et d’hydrocarbures jusqu’en 2035 en France, la première chose qui frappe, ce sont les chiffres.

Dans sa version mise en consultation jusqu’au 5 avril, dite « PPE 3 », et dans l’attente de l’arbitrage définitif du gouvernement par décret, les objectifs pour 2035 sont nombreux : jusqu’à 708 térawattheures (TWh) d’électricité décarbonée – contre 390 en 2022 – dont au moins 360 d’électricité nucléaire et si possible 400 ; jusqu’à 90 gigawatts (GW) de photovoltaïque – contre 16 en 2022 ; vingt fois plus d’éolien en mer qu’aujourd’hui, et au moins le double en éolien terrestre.

D’ici dix ans, il faudrait aussi beaucoup plus de « biocarburants » et d’hydrogène. Et réduire la consommation énergétique de 30 % en 2030, avant une baisse de 50 % en 2050.

À titre de comparaison, le pétrole et le gaz comptent pour plus de la moitié (58 %) de la consommation finale d’énergie en France. Or, 73 % des gaz à effet de serre sont dus à l’énergie (en 2022). Ces importations d’hydrocarbures représentent entre 25 et 80 milliards d’euros de déficit commercial chaque année depuis quinze ans.

Le gouvernement va devoir s’en expliquer lundi 28 avril à l’Assemblée nationale. Un débat sur « la souveraineté énergétique » mais sans vote, concédé par François Bayrou pour apaiser les protestations et menaces de censure, notamment du Rassemblement national (RN). La PPE aurait dû faire l’objet d’une loi, et donc d’un vote parlementaire. Mais face au risque de rejet du texte, l’exécutif y a renoncé et a directement rédigé un décret. Sa version finale devrait être publiée après la discussion à l’Assemblée.

La stratégie française sur l’énergie, critiquée pour ses insuffisances par les ONG écologistes, le Haut Conseil pour le climat, et l’Autorité environnementale, se fixe un triple objectif : développer l’indépendance énergétique (la « souveraineté »), décarboner, renforcer la compétitivité. Agir de concert pour le climat, la croissance économique et la puissance géopolitique : ces objectifs peuvent évidemment entrer en contradiction et tracent une trajectoire d’équilibriste pour qui veut s’efforcer de répondre à cette commande très politique.

Nouvelle révolution industrielle

Pour y parvenir, il faudra fournir un « effort inédit dans notre histoire énergétique » de réduction de la consommation et de production énergétiques, explique le rapport en annexe du décret de la PPE. Les investissements requis sont « sans précédent depuis la première révolution industrielle » au XIXe siècle. Et l’objectif est de faire de la France « le premier grand pays industriel à sortir des énergies fossiles ».

Mais les chiffres ne sont que des outils de mesure. S’en tenir à un débat sur la quantité de CO2, le volume de gaz ou le nombre de gigawatts d’électricité est tristement réducteur.

Cela empêche d’ouvrir la discussion qui devrait nous agiter, trois ans après le début de la guerre en Ukraine, sept ans après les « gilets jaunes », et en pleine bataille des droits de douane menée par les États-Unis de Donald Trump : en matière d’énergie, quelle société voulons-nous ?

Le climat dans la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) 

En 2024, la baisse des gaz à effet de serre a été insuffisante, autour de − 1,8 %. Ce fut pourtant l’année la plus chaude jamais mesurée dans le monde. Le dérèglement climatique avance inéluctablement, les gouvernements ayant trop tardé à réagir. La gravité de ses effets dépendra de la quantité d’émissions de CO2 qu’ils vont réussir à empêcher dans les années qui viennent.

Le chiffrage de la PPE jusqu’en 2035 s’appuie sur des modélisations de l’administration et, pour l’électricité, sur le rapport « Futurs énergétiques 2050 », de RTE, gestionnaire des réseaux transportant le courant électrique. La PPE est établie pour cinq ans, donc jusqu’en 2030, puis actualisée pour les cinq années suivantes, jusqu’en 2035. Elle doit permettre la sécurité d’approvisionnement du pays, l’amélioration de l’efficacité énergétique – utiliser moins d’énergie pour un besoin –, le développement des énergies renouvelables, l’équilibre des réseaux, la préservation du pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des prix.

Une société dans laquelle les besoins vitaux de toutes et tous sont satisfaits, à un prix abordable pour les plus précaires, et sans dégrader les écosystèmes ? Ou est-ce qu’attirer les industries et leur offrir une énergie abondante et décarbonée (« Plug baby, plug ») est ce qui compte le plus, quelles qu’en soient les conséquences sociales et environnementales ?

Il en va de l’énergie comme de l’alimentation et de la santé : c’est avant tout une réflexion profondément humaine, qui touche au cœur de la vie quotidienne et des aspirations de chacune et de chacun. Mais les instrumentalisations politiciennes et populistes ont tué dans l’œuf des questionnements essentiels. Il n’est pas trop tard pour les réactiver.

Système public ou privatisation ?

L’économie de la « transition énergétique », expression aussi galvaudée que critiquée, crée un énorme effet d’aubaine pour l’industrie et la finance. Le phénomène assez ahurissant des start-up nucléaires, alléchées par le robinet intarissable de subventions pour les SMR, ces « petits » réacteurs atomiques en projet un peu partout, en est un exemple.

Mais ce n’est pas le seul secteur sensible pour la « souveraineté énergétique » qui suscite l’engouement des industriels : usines de batteries du groupe Bolloré, mines de minerais d’Eramet et Imérys, sites de STMicroelectronics et Soitec pour la fabrication de puces, parc éolien flottant en Méditerranée remporté par Engie et le groupe portugais EDP, éoliennes d’Iberdrola au large de Saint-Brieuc, usines d’hydrogène, etc.

Du côté de la consommation électrique, les gros opérateurs de data centers (Equinix, Digital Realty…), encore plus énergivores avec l’essor de l’intelligence artificielle (IA), et les entreprises du numérique deviennent des acteurs publics importants aux yeux de l’Élysée, qui leur a consacré un sommet.

Dans un contexte politique où les régulations environnementales et sociales sont violemment attaquées par la droite, l’extrême droite et une partie de l’industrie, est-il soutenable de continuer de confier au privé des investissements si importants pour le sort collectif ?

À l’inverse, l’idée de créer des « communs de l’énergie », autour d’un service public renforcé et impliquant les collectivités locales, fait consensus sur un large spectre politique : de la CGT et de représentant·es syndicaux d’EDF et Enedis, à des élus locaux et associations comme Énergie partagée, des chercheuses comme Fanny Lopez, sans oublier l’Union européenne (et ses « communautés énergétiques citoyennes »), et même l’ancien PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy.

Loin d’être seulement théorique, ce débat est très concret puisqu’il concerne le sort des barrages, dont l’Union européenne veut ouvrir les concessions à la concurrence. Et aussi le marché de l’électricité, dont l’économiste Anne Debregeas, porte-parole de Sud Énergie, propose de sortir en créant un opérateur public. Celui-ci détiendrait les grands moyens de production et facturerait l’ensemble des consommateurs et consommatrices selon une grille tarifaire qui permettrait de recouvrir les coûts.

Veut-on ou non des énergies renouvelables ?

C’est le nouveau jeu de massacre, à coups de posts sur les réseaux sociaux : accuser les énergies renouvelables d’être responsables de « surproduction » d’électricité et de déstabiliser le réseau – qui doit en permanence équilibrer offre et demande, à la seconde près. Le haut commissaire à l’énergie atomique, Vincent Berger, réclame que « la croissance du photovoltaïque [soit] revue à la baisse ». Une prise de position qui vient après la tribune d’anciens dirigeants d’EDF et de l’ex-président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer, et qui appelle à l’arrêt de « la politique ruineuse » de soutien à l’éolien et au solaire.

Une autre, signée par des parlementaires, souhaite un moratoire sur les subventions aux renouvelables. À ce stade, le ministre de l’industrie et de l’énergie, Marc Ferracci, maintient les objectifs les concernant – avec une baisse sur le photovoltaïque par rapport à la première version de la PPE. Mais la chute des tarifs d’achat ainsi qu’un durcissement des périmètres d’installation des éoliennes inquiètent les professionnels du secteur.

Le Rassemblement national tente de s’approprier les oppositions locales à l’éolien.

Le fait est que la consommation est trop basse pour absorber toute la production d’électricité quand elle atteint des pics – dernier épisode en date, mi-avril. Il faut alors vendre ces électrons sur le marché européen. Quand ils ne trouvent pas preneur, se produit, dans certains rares cas, un phénomène baroque de « prix négatifs » que les antirenouvelables adorent monter en épingle. Invendu, ce courant coûte à l’opérateur.

RTE a temporisé, le 17 avril, expliquant que « la France est un pays exportateur net d’électricité » et « a donc, sauf rare exception, toujours produit plus d’électricité qu’elle n’en consomme », et notamment grâce à son parc nucléaire. En 2024, le solde exportateur de la France a atteint un record historique de 89 TWh – soit 89 milliards de kilowattheures –, rapportant 5 milliards d’euros.

De dossiers du Point aux éditos de Valeurs actuelles, les énergies renouvelables sont devenues une cible privilégiée de la droite, tandis que le Rassemblement national tente de s’approprier les oppositions locales à l’éolien. À force de lobbying, ces arguments créent un effet diffus d’intimidation.

Pourtant, la matérialité des faits est simple : plus d’électricité disponible, c’est moins de gaz naturel liquéfié à importer de la Russie de Poutine – importations qui ont explosé en France en 2024 – et des États-Unis de Donald Trump. C’est bon pour le climat et mieux pour la démocratie. Les nouveaux réacteurs nucléaires EPR de Penly, Gravelines et Bugey, s’ils voient le jour, ne sont pas prévus avant 2038. D’ici là, pour produire plus d’électricité décarbonée, il n’y a pas d’autre voie que les renouvelables. « Se résigner à ce que la conversion du fossile vers l’électrique ne se fasse pas est un discours décliniste et anticlimatique qu’il faut combattre », résume l’expert Nicolas Goldberg, qui a cosigné une tribune pour cesser d’opposer nucléaire et renouvelables.

Autre rappel à la réalité, économique cette fois : les coûts des renouvelables sont en deçà de ceux du nucléaire. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) devrait estimer, d’ici à l’été, le coût complet du nucléaire autour de 67 euros par mégawattheure, selon Les Échos. Or le parc éolien en construction au large de Dunkerque (Nord) a été attribué par appel d’offres en juin 2019 pour un coût de 44 euros le mégawattheure. D’ici à 2050, le coût de production devrait être de l’ordre de 30 euros le mégawattheure pour le solaire au sol, d’environ 45 euros pour les grandes toitures et, d’ici vingt-cinq ans, l’éolien terrestre devrait produire des électrons à un peu moins de 40 euros, selon RTE. La Cour des comptes estime le coût total du réacteur EPR construit à Flamanville (Manche) à 23,7 milliards d’euros. Le coût de production de son électricité s’établirait entre 110 et 120 euros par mégawattheure, en valeur de 2015, pour une hypothèse de rentabilité – basse – de 4 %, soit entre 132 et 144 euros en comptant l’inflation. Il monterait à 176 euros par mégawattheure, pour un taux de rentabilité de 7 %.

Quelle « neutralité technologique » ?

C’est une expression que l’on entend de plus en plus à Bruxelles : la « neutralité technologique » apparaît à plusieurs reprises dans le Pacte pour une industrie propre présenté par la Commission européenne. Dans le contexte européen, cette formulation signifie que chaque État doit rester maître du choix de ses sources d’énergie, du moment qu’elles lui permettent de réduire ses émissions de CO– l’objectif est de baisser de 90 % les gaz à effet de serre d’ici à 2040. La France y tient beaucoup, car elle garantit la place du nucléaire dans les réglementations de l’UE, et, potentiellement, son accès aux financements.

Mais pourquoi limiter l’idée de neutralité aux rejets de CO2 et ne pas y faire entrer celle des déchets ? Tous les équipements industriels, y compris les composants d’éoliennes et de photovoltaïques, génèrent des déchets in fine. Une tendance nourrie par la numérisation de l’économie et des pratiques. Mais la gestion des déchets du nucléaire est à l’origine de toute une infrastructure d’équipements particulièrement polluants, comme sur le site d’Orano à La Hague (Manche), et coûteux. Le projet d’enfouissement en couche géologique profonde à Bure (Meuse) est toujours en cours d’instruction et soulève de lourdes questions éthiques.

Enfin, ne serait-il pas plus réaliste de prendre en compte le sujet des combustibles ? Par définition, les éoliennes et les panneaux solaires n’en ont pas besoin. C’est ce qui rend leur coût si bas une fois qu’ils sont installés : ils n’ont besoin que de vent et de lumière, fournis gratuitement par la planète. C’est leur immense avantage sur les centrales à gaz et les chaudières à fioul, mais aussi sur les réacteurs nucléaires, qui nécessitent du combustible en uranium, que la France doit importer à 100 % et transformer par un processus générateur de pollutions et de risques liés au transport.

En 2019, Emmanuel Macron avait créé une Convention citoyenne pour le climat pour sortir de la crise des gilets jaunes. Ces résultats ont été ignorés sans scrupule par le pouvoir. Mais elle fut un événement politique qui continue de faire date, démontrant in vivo qu’une délibération démocratique et informée sur le climat et l’énergie peut conduire à formuler des propositions politiques fortes. Peut-être est-il temps de former une convention citoyenne des besoins énergétiques. Et de le faire par le bas, en partant des innombrables collectifs et associations engagés dans la transformation écologique et sociale.


 

   mise en ligne le 4 mai 2025

Pressions économiques, déserts informationnels… Reporters sans frontières alerte sur l’apparition d’une hécatombe mondiale des médias

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

L’ONG Reporters sans frontières dévoile, vendredi 2 mai, son nouveau classement annuel de la liberté de la presse. Le constant est sans appel : rarement la situation économique des médias à l’international n’aura été si fragile. Alors que la montée des extrêmes droites, comme de la guerre, ne cesse de bouleverser l’échiquier mondial, les déserts informationnels se multiplient.

Les États-Unis chutent par exemple à la 57e place (-2), l’Argentine à la 87e (-21) et la Tunisie à la 129e place (-11). Sur les 32 pays et territoires de la zone Asie-Pacifique, vingt ont vu leur score économique baisser. Celui de l’Afrique subsaharienne connaît, lui aussi, une dégradation inquiétante : 80 % des pays de la région connaissent des difficultés financières qui se ressentent sur les médias locaux. Par exemple au Burkina Faso (105e, -19), au Soudan (156e, -7) ou au Mali (119e, -5), « où des rédactions sont contraintes à l’autocensure, à la fermeture ou à l’exil ».

La France, où une « part significative de la presse nationale est contrôlée par quelques grandes fortunes », souligne RSF, chute, elle, de la 21e à la 24e place. « Cette concentration croissante restreint la diversité éditoriale, accroît les risques d’autocensure et pose de sérieuses questions sur l’indépendance réelle des rédactions vis-à-vis des intérêts économiques ou politiques de leurs actionnaires », alerte le rapport. Selon RSF, la propriété de médias est plus largement très concentrée, voire entièrement aux mains de l’État ou de milliardaires, dans 46 pays étudiés, de la Russie à la Tunisie, en passant par Hong Kong, le Pérou ou la Géorgie.

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est un autre exemple de la nouvelle donne avec laquelle doit composer le champ médiatique. La fermeture ou réduction des moyens consécutifs des médias Middle East Broadcasting (à destination du Moyen-Orient), Radio free Asia (à destination de l’Asie) et Voice of America (à destination des États-Unis), couplé au démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) – le président des États-Unis a ordonné, début mars, le gel 83 % des programmes de l’Agence – « sont des contresens géopolitiques et aussi une faute morale », estime Thibaut Bruttin.

« Il est difficile de gagner sa vie en tant que journaliste »

Le directeur général de Reporters sans frontières y voit – en complément de la défiance que porte l’élu républicain pour l’indépendance de la presse – une motivation raciste. « Il a réussi à couper ces médias de leur principale main-d’œuvre, eux qui sont massivement opérés par des journalistes locaux, et donc étrangers, résume-t-il. Ils les abandonnent à leur sort. »

En résulte l’apparition de déserts informationnels tant aux États-Unis que dans certaines régions du monde dépendantes de l’aide financière états-unienne, comme l’Ukraine. « Le journalisme local paie le prix fort de la récession économique : plus de 60 % des journalistes et experts des médias sondés en Arizona, en Floride, au Nevada et en Pennsylvanie, s’accordent à dire qu’il est « difficile de gagner sa vie en tant que journaliste » et 75 % que « la viabilité économique d’un média moyen est en difficulté » », révèle le rapport de RSF.

En Europe, les pouvoirs publics tiennent bon malgré la vague brune qui s’abat sur eux, note RSF. « En Tchéquie, on a utilisé toutes sortes d’arguments pour essayer de porter atteinte à la stabilité et à la pérennité du financement de l’audiovisuel public, y compris en invoquant à tort l’argument français, rappelle Thibaut Bruttin. Heureusement, la majorité actuelle – et on ne sait pas combien de temps elle durera face au rouleau compresseur Andrej Babiš (chef de file du parti populiste d’extrême droite ANO – NDLR) – a réussi à faire passer une loi pour augmenter la redevance de l’audiovisuel public. »

Si « on ne peut pas non plus parler de phénomène d’extinction », estime le directeur général de RSF, ce dernier demande que les pouvoirs publics s’emparent réellement du sujet. « Les gouvernements souvent nous disent : « Mais la liberté de la presse, c’est surtout la garantie que le gouvernement n’interfère pas avec les journaux, les télévisions et les radios. » C’est en partie vrai. Mais il est aussi attendu, dans les textes internationaux et dans les constitutions, que les gouvernements garantissent un cadre qui soit favorable à l’exercice du journalisme. » Au vu des résultats de cette nouvelle étude, les médias semblent plutôt abandonnés à leur sort.


 


 

3 mai 2025 : le journalisme indépendant
est en danger, partout

Yavuz Baydar sur https://blogs.mediapart.fr/

Un jour de célébration — ou de deuil ? Le 3 mai marque la Journée mondiale de la liberté de la presse — une journée instaurée par l’ONU pour mettre en lumière un journalisme libre, pluraliste et indépendant. Mais aujourd’hui, il s’agit surtout de défendre quelque chose qui disparaît à grande vitesse.

L’atmosphère générale que j’ai observée lors du très fréquenté Festival international du journalisme à Pérouse, en Italie, il y a trois semaines, était profondément sombre et chargée de symbolisme.

Pour la plupart d’entre nous, qui avons essuyé de rudes coups de la part d’autocrates, de dirigeants populistes et de leurs sbires corrompus dans diverses régions du monde, il est devenu évident que nos collègues américains avaient commencé à parler le même langage et à partager une inquiétude que nous exprimons depuis au moins une décennie — recevant ainsi cette formule d’accueil : « bienvenue au club ». Le fait que de nombreux participants cette année soient issus d’organisations de défense des droits humains était également très révélateur.

L’Indice mondial de la liberté de la presse 2025 publié par Reporters sans frontières (RSF), la veille du 3 mai, dresse un constat encore plus préoccupant de la situation mondiale.

La fragilité économique constitue une menace majeure, les médias ayant du mal à préserver leur indépendance face à la pression financière. « L’indicateur économique de l’indice 2025 de la liberté de la presse de RSF est au plus bas niveau de son histoire, et la situation mondiale est désormais qualifiée de ‘difficile’ », indique le rapport.

Des médias ferment en raison de difficultés économiques dans près d’un tiers des pays à travers le monde. Trente-quatre pays se distinguent par la fermeture massive de leurs organes de presse, ce qui a conduit à l’exil de journalistes ces dernières années.

La montée en puissance des oligarques de la tech complique encore davantage le paysage médiatique. Des plateformes dominantes telles que Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft ont accaparé une part importante des revenus publicitaires numériques, mettant à mal la viabilité financière des médias traditionnels. RSF souligne qu’en 2024, ces plateformes ont récolté 247,3 milliards de dollars de revenus publicitaires, soit une augmentation de 14 % par rapport à l’année précédente.

Ces constats recoupent ceux d’un autre organisme de surveillance. Un rapport récent de la Civil Liberties Union for Europe (Liberties), basé sur le travail de 43 organisations de défense des droits humains dans 21 pays, conclut que plusieurs gouvernements de l’Union européenne attaquent la liberté de la presse ou affaiblissent l’indépendance et la régulation des médias.

Combinés à des règles de transparence faibles en matière de propriété, à une influence croissante de l’État sur les médias de service public, et aux menaces visant les journalistes, le rapport affirme que le pluralisme est « attaqué dans toute l’UE — et dans certains cas, il lutte pour sa survie ».

Le rapport, cité par The Guardian, indique que les médias publics en Hongrie sont devenus de véritables « porte-voix du gouvernement », et que les développements en Slovaquie vont dans la même direction, où de nouvelles lois ont supprimé les garanties d’indépendance éditoriale.

Le rapport souligne une « concentration excessive de la propriété des médias » comme une inquiétude particulière en France, Croatie, Hongrie, Pays-Bas, Slovénie, Espagne et Suède, la propriété étant souvent entre les mains de quelques individus ultra-riches. La France est confrontée à « d’importants défis en matière de pluralisme des médias », indique le rapport, soulignant l’acquisition du groupe Hachette par Vincent Bolloré et la nomination, dans plusieurs de ses maisons d’édition, de dirigeants favorables aux convictions du milliardaire conservateur.

Selon ce même rapport, les médias de service public sont également vulnérables en Croatie, Grèce, Bulgarie et Italie. De l’autre côté de l’Atlantique, le dernier décret présidentiel de Donald Trump visant à « supprimer le financement fédéral de NPR et PBS » s’inscrit parmi les mesures les plus récentes pour étouffer les médias publics, socle des démocraties.

Au cours des quatre dernières décennies, les plus grandes organisations de presse aux États-Unis ont progressivement perdu leur indépendance, absorbées par vagues successives de fusions et d’acquisitions.

Aujourd’hui, elles ne sont plus que de petits rouages dans d’immenses machines corporatives, où le journalisme ne figure presque jamais — voire jamais — en haut de l’agenda. Dans le même temps, les conditions économiques du journalisme se dégradent partout dans le monde. Les rédactions locales disparaissent, les algorithmes favorisent les contenus putaclics et les fausses nouvelles, et le journalisme peine à affirmer sa valeur dans une culture numérique chaotique.

Dans de nombreux pays, la censure prend la forme d’une pression économique.

Mais il y a bien plus que cela.

Jusqu’ici, j’ai mis en lumière les nuages noirs qui planent sur deux piliers fondamentaux du journalisme : l’indépendance et le pluralisme. Mais selon Reporters sans frontières, le constat est tout aussi sombre concernant le troisième pilier : la liberté.

« Pour la première fois dans l’histoire de l’Indice, les conditions d’exercice du journalisme sont jugées “difficiles” ou “très graves” dans plus de la moitié des pays du monde, et satisfaisantes dans moins d’un quart.

Dans 42 pays — abritant plus de la moitié de la population mondiale — la situation est classée comme ‘très grave’. Dans ces zones, la liberté de la presse est totalement absente et exercer le journalisme y est particulièrement dangereux », souligne RSF.

La Turquie, le pays qui m’a forcé à l’exil, se distingue dans l’Indice RSF 2025 comme un exemple flagrant de « chute libre ». Classée 159e sur 180 pays, elle a perdu 60 places en 23 ans. Elle figure désormais parmi les pires ennemis mondiaux de la liberté des médias.

La Turquie d’aujourd’hui n’emprisonne pas seulement les journalistes — elle détruit systématiquement une profession honorable. Depuis les manifestations de Gezi en 2013, le bureau du président Erdoğan a intensifié la répression de toute critique, transformant le diffuseur public TRT en un simple porte-voix du pouvoir. Les chaînes de télévision critiques — il n’en reste qu’une poignée — sont devenues les médias les plus surveillés et les plus lourdement sanctionnés.

Après douze ans de répression, le paysage médiatique s’est transformé en une véritable machine de propagande “goebbelsienne”, tandis que la petite fraction de médias critiques ou partisans (environ 5 % du secteur) lutte pour survivre. Les poursuites judiciaires contre les journalistes, la censure et la fermeture de rédactions sont devenues monnaie courante, étouffant toute dissidence et limitant l’accès du public à une information impartiale.

Mais ce déclin n’est pas un cas isolé.

En Russie comme en Biélorussie et Azerbaïdjan, tous les médias critiques sont réduits au silence. La Hongrie d’Orban suit le même chemin.

« À Gaza, l’armée israélienne a détruit des rédactions, tué près de 200 journalistes et imposé un blocus total de la bande pendant plus de 18 mois », selon RSF. En Inde, le gouvernement instrumentalise le système judiciaire pour museler le journalisme d’investigation. Au Mexique — où règnent cartels et corruption — le journalisme est l’une des professions les plus dangereuses qui soient.

Le soutien économique aux médias indépendants, les protections juridiques pour les journalistes, et les efforts pour contrer la domination des géants du numérique dans l’écosystème informationnel sont des étapes cruciales.

Sans ces mesures, le déclin de la liberté de la presse — tel qu’observé en Turquie — risque de devenir un phénomène généralisé, menaçant les fondations mêmes des sociétés démocratiques.

Un média libre, indépendant et pluraliste n’est pas une entreprise comme les autres — c’est un bien public, un pilier de la démocratie.

C’est le journalisme libre qui fournit la matière première indispensable à l’autogouvernement.


 

   mise en ligne le 3 mai 2025

L’État à l’encan

Par Jean-Christophe Le Duigou sur www.humanite.fr

Les choix d’une austérité renforcée qui s’annoncent font peser une incertitude quant au devenir de l’État pour la période qui s’ouvre. Sa situation financière dégradée, qui se manifestera au fil des budgets par un coût de la dette publique croissant, comptera beaucoup. Les marchés financiers vont faire peser une hypothèque sur les dépenses utiles. Il ne suffira pas dès lors au président de la République d’invoquer, au fil de ses interventions sa conviction que « l’État tient la Nation ». L’addition risque d’être lourde. À l’opposé, l’irrésistible montée des besoins de services, donc aussi de services publics, ne pourra être ignorée.

L’avenir de la puissance publique

Le devenir de la puissance publique sera largement influencé par la nature des arguments que les forces sociales auront la capacité d’imposer. Le mouvement syndical et plus largement le mouvement social et politique sont légitimes à imposer une véritable confrontation sur l’avenir de la puissance publique. Le peuvent-ils ?

Au-delà des luttes tenaces qui marquent un certain nombre de secteurs (hôpital, recherche, université, poste, finances…), au-delà des batailles pour relégitimer des politiques publiques dignes de ce nom comme en matière industrielle, d’énergie, de transport, de logement, quelques initiatives transversales sont nées dans la dernière période.

Ces initiatives, qui participent pleinement du mouvement d’opposition aux mises en cause des services publics, peinent cependant à déboucher sur des mobilisations massives, en tout cas suffisantes pour créer le rapport de force indispensable. Est en cause notre capacité collective à définir et porter les lignes directrices d’une véritable réforme de l’État. Cet effort de proposition est pourtant indispensable. Il implique de répondre à une série de questions nouvelles qui balisent la voie pour un nouveau modèle de pouvoir.

Le nouveau profil du pouvoir de demain va se jouer en fait autour de plusieurs questions essentielles qui renvoient aux fondements des missions publiques : que peut apporter la puissance publique à une nouvelle logique de développement ? Quels seront le sens et la place de la loi et de la gestion publique ? Que sera l’intervention publique notamment dans les champs économiques et sociaux ? Quel sera le rapport entre droits individuels et systèmes collectifs de solidarité ?

Ne s’agit-il pas en fait, après « l’État monopoliste social » de tracer les contours d’un nouveau type d’État, « l’État-social-développeur ».


 

    mise en ligne le 2 mai 2025

Islamophobie :
le pouvoir en panne de solutions

Ilyes Ramdani sur www.mediaqpart.fr

Depuis le crime de La Grand-Combe, l’exécutif peine à apporter d’autres débouchés politiques que des formules incantatoires sur l’universalisme et la République. Tel un symptôme de l’échec d’Emmanuel Macron et de ses soutiens à penser le racisme et les discriminations.

Moins d’une semaine après l’assassinat d’Aboubakar Cissé, vendredi 25 avril à La Grand-Combe (Gard), l’exécutif tente toujours de se dépêtrer des accusations d’apathie qui l’accablent. À la tribune de l’Assemblée nationale, mardi, les figures de la coalition au pouvoir ont multiplié les grandes déclarations pour assurer de leur émotion et de leur détermination à agir. « Jour après jour, nous défendrons notre devoir de vivre ensemble », a promis le premier ministre François Bayrou.

Avant lui, Gabriel Attal, chef de file du parti présidentiel, a appelé à « lutter pour la République », qui « rassemble » et qui « protège », ainsi que pour « l’universalisme ». Un concept également utilisé par Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de la lutte contre les discriminations, qui a résumé sa pensée d’une formule : « La République, toute la République, rien que la République ! »

La ligne défendue mardi est celle qu’avait appelée de ses vœux Emmanuel Macron, la veille, en ouverture du conseil des ministres. Ainsi que l’a raconté Le Parisien, le président de la République a demandé, en réaction au drame survenu dans le Gard, à se tenir « derrière chaque Français » et exhorté ses ministres à tenir « un discours ultrarépublicain ».

Dans l’esprit du chef de l’État et de ses soutiens, l’invocation du totem républicain est une manière habile d’envoyer deux messages en un : d’un côté, dénoncer le crime de La Grand-Combe et défendre l’égalité comme principe ; de l’autre, s’en prendre à La France insoumise (LFI), accusée de récupération et de clientélisme électoral. « Honte à ceux qui font le choix du pire, le choix du communautarisme ! », a lancé Gabriel Attal, applaudi au centre, à droite et à l’extrême droite.

Bayrou réunit des ministres… pour parler de l’espace

L’emphase du camp présidentiel peine toutefois à masquer sa difficulté à donner une suite politique à l’attaque du 25 avril. « On sent qu’ils ont réalisé au bout de quelques jours l’extrême gravité de ce qu’il s’est passé, pointe la députée écologiste des Hauts-de-Seine Sabrina Sebaihi. Mais, pour le moment, ils en restent au stade de la communication. Si aucun acte fort ne suit derrière, ça sera même le symbole d’une grande hypocrisie. »

C’est également la demande qu’ont formulée à l’adresse d’Emmanuel Macron Chems-Eddine Hafiz, recteur de la mosquée de Paris, et Najat Benali, présidente de la coordination des associations musulmanes de Paris, reçu·es mardi à l’Élysée. Dans un communiqué, les deux représentant·es du culte ont dit avoir exprimé auprès du président de la République « l’attente légitime d’actes concrets et de décisions courageuses » pour lutter contre la haine antimusulmane.

« Seule une réponse à la hauteur de l’épreuve que traverse notre société permettra de restaurer la confiance abîmée et de préserver l’unité de la Nation », indique leur texte. La réponse, justement, peine à se dessiner au sommet de l’État. Pourtant adepte de réunions de réflexion à l’heure du petit-déjeuner, François Bayrou n’a rien changé à son agenda de la semaine. Et si plusieurs membres du gouvernement ont bien été invités à Matignon vendredi matin pour phosphorer, c’est au sujet… de la stratégie spatiale de la France.

Comme un symbole, le principal débat de fond qui a émergé de l’émotion est celui qui a entouré l’usage du terme « islamophobie ». À gauche comme au sein du « bloc central », des divergences continuent de se faire entendre sur le sujet. Après que François Bayrou a parlé d’une « ignominie islamophobe » sur le réseau social X, le ministre des outre-mer, Manuel Valls, a pointé un « terme qu’il ne faut pas employer ». Une ligne partagée, entre autres, par Bruno Retailleau et Aurore Bergé ; cette dernière assumant de « récuser fermement » le mot.

Coauteur d’un rapport parlementaire sur le sujet, le député Ensemble pour la République Ludovic Mendes reconnaît que la question clive dans les rangs de l’ex-majorité. « Il existe un manque de connaissance et de fraternité sur ces sujets-là, pointe l’élu de Moselle, porte-parole du groupe dirigé par Gabriel Attal. Je crois qu’après ce qu’il s’est passé, plus personne ne peut dire que l’islamophobie n’existe pas en France. Ce n’est pas seulement un acte antimusulman, c’est un acte islamophobe, perpétré dans un lieu de culte. »

L’échec de Macron sur les discriminations

Au-delà du débat sémantique, le camp présidentiel paraît bien en peine de donner du contenu politique à son ode à l’universalisme républicain. Le défi paraît ambitieux après de longues années passées à aborder la question de l’islam à travers le seul prisme de sa visibilité dans l’espace public – et de la manière de la réduire. « Cela fait des semaines, des mois, des années que le seul débat est celui-ci, déplore l’écologiste Sabrina Sebaihi, qui a tenté de créer un groupe d’étude sur l’islamophobie à l’Assemblée nationale. Dès qu’on ose parler de ça, on nous oppose systématiquement la laïcité. Et rien n’avance. »

Le temps paraît loin où Emmanuel Macron se faisait élire président de la République sur la promesse d’une lutte acharnée contre les discriminations. Huit ans plus tard, l’aveu sort de la bouche d’un de ses plus proches conseillers : « C’est sûrement notre principal échec et notre principal regret. » Un ancien ministre partage, dans un soupir, la même déception. « Il considère qu’il a sur les bras une société française qui s’est droitisée, glisse-t-il au sujet du chef de l’État. J’ai envie de croire qu’il a gardé une sensibilité sur le sujet mais il l’a mise en veilleuse. »

Au rang des explications, le mouvement constant du président de la République vers les idées, l’électorat et les cadres de la droite traditionnelle figure évidemment en bonne place. « Tout ça s’inscrit dans des rapports de force où l’extrême droite dicte très fortement l’agenda politique, soulignait récemment le sociologue Julien Talpin, spécialiste des discriminations. La porte, ouverte par Macron en 2017, s’est refermée. Le sujet a disparu de l’agenda macroniste, en partie par peur de donner de l’eau au moulin du Rassemblement national et de finir par le renforcer. »

Si elle est incontestable, l’implantation droitière d’Emmanuel Macron ne suffit pas à expliquer une telle désertion de la lutte contre les discriminations. Dans les années 2000, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont tenu des discours beaucoup plus volontaristes que ceux du moment sur la nécessité d’une lutte ferme contre le racisme et les discriminations.

Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Sabrina Sebaihi, députée écologiste des Hauts-de-Seine

En 2005, dans un discours sur le sujet, le premier évoquait par exemple la nécessité de ne pas s’en tenir à un discours creux sur l’égalité, celle-ci n’étant « pas un principe gravé une fois pour toutes dans le marbre ». Et le président de la République d’alors de rappeler la nécessité de donner des moyens à la lutte contre le racisme et à « sans cesse affirmer, enrichir, défendre le principe vivant qu’est l’égalité ».

Vingt ans plus tard, le discours chiraquien a laissé place à des incantations creuses sur la République, l’égalité, l’universalisme ; autant de concepts mis en avant comme des acquis intemporels, dont la proclamation suffirait à l’effectivité. Parmi les soutiens d’Emmanuel Macron, quelques-uns invitent timidement à enfourcher à nouveau le cheval de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations. « Mais pour dire quoi ? », répond en creux un de ses proches.

Faute de travail sur le sujet, les propositions se font rarissimes. Et les interlocuteurs qui maintenaient ces sujets-là à l’esprit du président de la République se sont, pour la plupart, éloignés de l’Élysée et du fil Telegram de son locataire. « Il y a une attente extrêmement forte sur le sujet mais ce sont des politiques publiques qui ne se mettent pas en place avec une mesure-choc et de la communication, souligne le chercheur Julien Talpin. Cela demande du travail, des dispositions concrètes à appliquer, des moyens à allouer et des positionnements symboliques à tenir. »

À gauche, Sabrina Sebaihi appelle son camp à ne pas laisser la prochaine actualité chasser celle-là. « Notre responsabilité, c’est de ne pas lâcher, souligne-t-elle. Ce qu’on dit aux macronistes, c’est : il y a un climat oppressant d’islamophobie, vous avez contribué à l’installer mais vous avez maintenant une chance de vous rattraper. Alors agissez. Je ferai partie de ceux qui ne lâcheront pas, pour qu’on n’oublie pas Aboubakar Cissé. Sinon, c’est le genre d’abandon qui peut rompre la confiance des gens dans les institutions. »

D’autres appels de ce type se sont déjà fracassés sur le mur de l’indifférence du camp présidentiel. À l’été 2020, lorsque la mort de George Floyd aux États-Unis et d’importantes mobilisations en France avaient poussé le chef de l’État à parler de « violences policières », il avait suffi que les syndicats de police lèvent la voix pour qu’Emmanuel Macron limoge son ministre de l’intérieur et jette ses ambitions de réforme de la police à la poubelle.

Rebelote à l’été 2023, lorsque la mort de Nahel Merzouk à Nanterre avait fait émerger des revendications sur l’état des quartiers populaires, la relation entre les jeunes et la population ou encore l’égalité d’accès aux services publics. Après avoir donné l’impression d’être prêt à les entendre, le président de la République avait répondu aux révoltes par un mot d’ordre simplissime : « L’ordre, l’ordre, l’ordre. » Sans rien faire des appels à combattre les discriminations dans le pays. 


 


 

« Actes antimusulmans » : le grand flou des chiffres du ministère de l’intérieur

Sarah Benichou sur www.mediapart.fr

Les chiffres comptabilisés par la police, boussole officielle pour le recensement des actes antimusulmans, sont parcellaires et éloignés de la réalité du racisme au quotidien. Surtout, ils ne permettent pas d’enclencher des politiques publiques dignes de ce nom. 

« Qui peut croire qu’en 2025, on annonce 173 actes antimusulmans pour l’ensemble de l’année 2024 ? », interroge, au lendemain de l’assassinat d’Aboubakar Cissé, Bassirou Camara, président de l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), créée en février 2024 au sein du Forum de l’islam de France (Forif).

Présenté en février par le ministre de l’intérieur, « ce chiffre est largement en deçà de la réalité », commente ce responsable associatif, également secrétaire général de la Fédération musulmane du Tarn et pour qui l’annonce ministérielle, mardi 29 avril, d’une hausse de 72 % des actes « antimusulmans » au premier trimestre 2025 ne résout pas le problème : « Il faut des chiffres construits avec méthode, non pas pour le plaisir d’avoir des chiffres mais pour permettre aux décideurs d’avoir une vue plus objective et plus réaliste du phénomène. »

En lien avec le ministère de l’intérieur, le Forif, soutenu par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l’homme s’apprête donc à lancer une plateforme en ligne devant permettre aux victimes de signaler « tout acte antimusulman ».

Si les chiffres du ministère de l’intérieur quantifiant les actes antisémites sont régulièrement, et unanimement, mobilisés par les acteurs de la lutte contre l’antisémitisme, leur pendant pour les actes antimusulmans suscite de nombreuses interrogations, frustrations et critiques parmi les associations musulmanes et les militant·es contre l’islamophobie.

Issus d’une collecte organisée par les services de la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), que racontent et ne racontent pas ces chiffres très mobilisés dans le débat public ? Invité à réagir sur ce débat récurrent, le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à nos questions.

Les plaintes comme seules sources

Pour la sociologue Nonna Mayer, membre de l’équipe produisant le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), les chiffres de la DNRT « sont un instrument très utile pour nous donner un reflet minimal des incidents antisémites et antimusulmans les plus graves » et des moments où le nombre de ces actes « explose », mais « on ne peut pas demander plus qu’il ne donne à cet indicateur ».

En effet, ce décompte est le seul disponible offrant une distinction entre actes antisémites et actes antimusulmans, alors que les statistiques dites « ethniques » restent officiellement impossibles en France. Nonna Mayer souligne aussi que c’est grâce à ces chiffres de la DNRT qu’une augmentation de 223 % des actes antimusulmans avait pu être documentée, en 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et le Bataclan.

Parce que les meurtres, les viols, les menaces de mort, les agressions physiques ou les atteintes aux lieux de culte sont enregistrés par les services de police ou donnent lieu à plus de plaintes, ils constituent une part importante des chiffres de la DNRT. Pourtant, « ce sont les agressions verbales, les injures ou les discriminations au quotidien qui pourrissent la vie des gens », explique Nonna Mayer, soulignant que ces expériences, à l’inverse, ne donnent que rarement lieu à des plaintes.

Les chiffres de la DNRT échouent donc à saisir la « granulosité » du racisme, considère également la sociologue de l’islam Hanane Karimi, mais aussi son ampleur. Issus d’une chaîne de « filtres », à travers lesquels diverses informations se perdent, ces « chiffres du ministère de l’intérieur » ne permettent donc ni de décrire, ni de comparer correctement les racismes entre eux.

Des « filtres »

Le premier est immense et englobe toutes les victimes de racisme : ne pas déposer plainte constitue la norme. Alors que, dans l’Hexagone, plus de 1 million de personnes déclarent avoir subi au moins un acte raciste au cours de l’année en 2022, moins de 3 % ont déposé plainte, selon la dernière enquête de victimation « Vécu et ressenti en matière de sécurité » (VRS).

Deux autres filtres se situent au niveau policier : rien ne garantit qu’une plainte soit effectivement enregistrée, ni qu’elle le soit comme relevant d’un motif « raciste » ou « antireligieux » (ce sont les deux motifs pris en compte par la DNRT). En effet, la compréhension du racisme par les policiers peut manquer de repères et de rigueur, comme l’ont montré trois chercheuses, en 2019, dans l’enquête « Saisir le racisme par sa pénalisation ? ».

Un autre « filtre » correspond à un éloignement singulier des musulmanes et musulmans de la police. « Les lois séparatisme ou immigration n’encouragent probablement pas les musulmans à pousser la porte d’un commissariat », estime Nonna Mayer.

Pour Hanane Karimi, l’approche sécuritaire de l’islam et des musulmans par les politiques et les législateurs depuis plus de trente ans produit des « effets de marginalisation » que « les individus incorporent et qui ont des effets dans leur quotidien ». Ainsi, les comportements « des policiers vis-à-vis des jeunes Arabes et Noirs ou les perquisitions qui ont traumatisé des milliers de familles ont, parmi tant d’autres mesures, installé une véritable crainte de la police parmi les musulmans ».

Par ailleurs, lorsque des victimes d’islamophobie franchissent le pas, la chercheuse observe de nombreuses similitudes entre les conditions hostiles de ces dépôts de plainte et celles décrites par les femmes victimes de violences sexistes ou sexuelles.

« Et la comparaison ne s’arrête pas là », poursuit-elle : « Si déposer plainte ne débouche sur rien, voire expose à des violences supplémentaires, pourquoi le faire ? » Seule solution pour gagner en confiance, être accompagné·e et soutenu·e par une association – « ce que faisait le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) », rappelle Hanane Karimi.

Autodissous pour déménager à Bruxelles avant d’être dissous en conseil des ministres en 2021, le CCIF s’est mué en Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE). Il a perdu sa visibilité médiatique en France mais continue son travail. Reconnu parmi les musulmanes et les musulmans de France, la structure continue de recenser les signalements et d’accompagner juridiquement les victimes d’islamophobie dans leurs démarches. Pour 2024, le collectif comptabilise, lui, 1 037 actes islamophobes, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2023.

« Islamophobes » ou « antimusulmans »

Un autre « filtre » pèse sur la capacité de mesure de l’islamophobie par la DNRT, qui utilise l’expressions d’« actes antimusulmans ». Ici se révèlent de manière très concrète les enjeux du débat sémantique entre les deux formulations. Certains actes islamophobes peuvent ne pas apparaître dans les chiffres des « actes antimusulmans » parce qu’ils sont enregistrés « dans les actes anti-Arabes, ou dans les “autres” actes racistes », explique Nonna Mayer.

Pour ventiler ses données, la DNRT dispose en effet de deux grandes catégories : les « actes racistes » et les « actes antireligieux ». Ces derniers regroupent les actes antisémites et antimusulmans ainsi que les actes antichrétiens, et ceux « contre les autres religions ». Dans les « actes racistes », pêle-mêle, se retrouvent tous les actes arabophobes, négrophobes, antiasiatiques, romaphobes, etc.

Alors que l’ensemble des actes visant les juifs en tant que juifs sont comptabilisés dans la catégorie « actes antisémites »« qu’ils portent sur l’appartenance religieuse de la personne ou son rôle social fantasmé comme le pouvoir ou l’argent », indique Nonna Mayer –, dans la catégorie des « actes antimusulmans » ne sont comptabilisés que les propos ou actes visant très explicitement la religion, c’est-à-dire la pratique, les édifices religieux.

Ainsi, une plainte pour avoir été agressée physiquement en se faisant traiter de « terroriste », parce qu’identifiée comme musulmane, ne rentrerait probablement pas dans la catégorie des « actes antimusulmans » de la DNRT. Les actes islamophobes se trouvent, donc, non seulement singulièrement sous-déclarés, sous-enregistrés mais, aussi, dispersés entre deux groupes.

L’islamophobie, un « fait social »

Surtout, pour Hanane Karimi, « la mesure d’actes ponctuels ne permet pas de saisir la violence du racisme aussi bien qu’en saisissant la répétition d’actes discriminatoires qui, elle, produit d’autres effets ». L’accumulation diffuse et omniprésente, la marginalisation, des rappels à l’ordre insidieux ou menaces institutionnelles pèsent autant que les injures ou la violence, explique-t-elle.

« J’ai rencontré des jeunes femmes portant le foulard qui marchaient déjà courbées, d’autres qui ne pouvaient plus se regarder dans la glace ou qui pleuraient beaucoup : le racisme, au quotidien, altère et modifie les corps, la santé mentale. »

Elle ajoute : « Quand l’accès au travail, aux loisirs, à l’école, à la rue même devient difficile ou dangereux, on finit par se retirer, c’est ce que j’appelle une mort sociale. » Et pour ces cas-là, personne ne tient les comptes.

Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre. Hanane Karimi, sociologue

Directeur de recherche à l’Institut national d’études géographiques (Ined), Patrick Simon partage l’approche de Hanane Karimi. L’enquête « Trajectoires et origines 2 », réalisée par l’Ined et l’Insee en 2019-2020 sur un échantillon de 26 500 personnes – dont 7 500 musulman·es –, relève que 10 % des musulman·es ont déclaré une discrimination religieuse en 2019-2020, contre 5 % en 2008-2009. « Un doublement, c’est une très forte hausse », insiste le démographe, qui regarde les « fluctuations » des chiffres du DNRT avec circonspection. « Ils ne permettent qu’une approche très limitée, du racisme réduit à ses formes d’expression les plus explicites ou violentes. »

L’appartenance à l’islam est « devenue un facteur de discrimination et d’exposition au racisme très marquant », résume le chercheur, pour qui cela « traduit le durcissement de la stigmatisation des musulmans dans le débat public, ainsi qu’une plus grande visibilité des discriminations religieuses venant s’ajouter aux discriminations en raison de l’origine ou la couleur de peau ». Ces statistiques reflètent « de façon plus fiable la place qu’a prise l’islamophobie dans les rapports sociaux et politiques,en dix ans ».

En décembre 2024, l’Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le supérieur rendait un rapport à la suite d’un testing réalisé sur 2 000 petites ou moyennes entreprises (PME) d’Île-de-France : porter un foulard pour postuler à une alternance professionnelle abaisse de plus de 80 % les chances de recevoir une réponse positive, que les candidates soient blanches ou non.

Des chiffres qui recoupent ceux déjà produits par le Défenseur des droits, qui « fait partie des premières institutions officielles à avoir utilisé le mot “islamophobie” et à avoir documenté le phénomène », souligne Hanane Karimi.

Les conséquences de ce déni sont multiples : « Sans la reconnaître, on s’empêche de documenter l’islamophobie et de la combattre », et ce déni fournit, également, « le carburant d’une mise en concurrence » entre les victimes d’islamophobie et les victimes d’antisémitisme, alerte Hanane Karimi.

Bassirou Camara, le président de l’Addam, l’avoue sans difficulté : s’il a fait le choix d’utiliser la terminologie du ministère de l’intérieur, en parlant d’« actes antimusulmans » seulement, c’est pour s’éviter que des portes politiques se ferment.

Pour l’Addam, précise-t-il, « un fait antimusulman, désigne tout fait raciste, discriminatoire ou haineux visant une personne ou une institution, quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane ».

Bassirou Camara veut convaincre les autorités de la nécessité de mettre en place des politiques publiques contre l’islamophobie, « quelle que soit la façon dont on l’appelle ». Il souligne que le sujet est, d’ailleurs, complètement absent du dernier plan de lutte contre le racisme. 

« Ce n’est pas une coquetterie de vocabulaire. L’islamophobie, c’est un fait social », veut rappeler la chercheuse Hanane Karimi, pour qui le débat sémantique entre « islamophobie » et « actes antimusulmans » agit comme un écran de fumée pour ne pas parler du fond du problème, « le refus de nommer le racisme ».

La sociologue revient sur les propos de l’assassin d’Aboubakar Cissé : « Il a émis une critique de la religion, il a dit : “Ton Allah de merde.” » Pour elle, ces mots sont les mêmes que ceux qu’utilisent les agresseurs et agresseuses des femmes qui portent le foulard : « Ces mots tuent, le racisme tue. »


 

    mise en ligne le 1er mai 2025

Libération : entre 1944 et 1945, restauration ou refondation
de la République ?

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Période d’effervescence politique et sociale, la Libération a vu les forces de la Résistance poursuivre la guerre jusqu’à la défaite de l’Allemagne nazie tout en s’employant à édifier un modèle de société véritablement démocratique et social.

Le 4 avril dernier, avec le concours de l’Institut CGT d’histoire sociale (IHS CGT), de la Société française d’histoire politique (SFHPo) et l’Association française pour l’histoire des mondes du travail, la Fondation Gabriel-Péri organisait sous le parrainage du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) un colloque à l’Assemblée nationale intitulé « Restauration ou refondation de la République » consacré à la Libération. L’Humanité a réuni trois des intervenants pour revenir sur cette période.

Gilles Richard est historien et président de la Société française d’histoire politique

Michel Pigenet est historien et auteur de les États généraux de 1945. Une expérience démocratique oubliée (éditions du Croquant)

David Chaurand est directeur de l’Institut CGT d’histoire sociale


 

Quel est le contexte politique à l’été 1944 en France ?

Gilles Richard : La France n’est pas libérée le 6 juin 1944 au soir du débarquement. La Libération s’étend sur neuf mois. Les deux dernières poches allemandes, Dunkerque et La Rochelle, ne se rendent que le 9 mai 1945. Les combats font 100 000 morts. La France est dirigée par les forces de la Résistance unies derrière Charles de Gaulle.

Au sein du gouvernement provisoire de la République française (GPRF) et du Conseil national de la Résistance (CNR) se retrouvent les deux résistances, celle de l’extérieur et celle de l’intérieur. La France libre est dominée par les forces de droite tandis qu’à l’intérieur, les forces de gauche sont majoritaires.

Ces forces partagent le même objectif de gagner la guerre et sa poursuite permet à Charles de Gaulle de brider les forces de gauche de la Résistance intérieure, sans qu’il n’y ait jamais eu de volonté du PCF de faire un putsch. Militants et dirigeants, tel André Marty, qui y étaient favorables étaient très minoritaires. De Gaulle a les cartes en main parce que la Libération s’est d’abord faite grâce aux forces militaires alliées.

La Résistance armée a joué un grand rôle en gênant les déplacements de troupes allemandes mais il n’y a pas eu d’insurrection armée dans la France entière. L’insurrection n’a eu lieu que dans quelques villes, dont Paris. La population n’est pas mobilisée politiquement pour s’emparer du pouvoir.

Michel Pigenet : Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) ont conscience de leur infériorité militaire face à l’armée allemande, raison pour laquelle les Francs-tireurs et partisans (FTP) préconiseront la « goutte de mercure » insaisissable. Il faut s’entendre sur la notion d’« insurrection ». Ce qui se passe après le 6 juin 1944 en revêt bien des aspects.

Une formidable levée en masse gonfle les rangs des FFI, dont les effectifs quintuplent en quatre mois. Toute la Résistance bascule dans la lutte armée, tandis que de nouvelles autorités issues de la clandestinité se substituent aux précédents cadres politiques et administratifs…

Tout va très vite. Les contemporains disposent, certes, de repères sur les possibles et contraintes de l’heure, à l’aune desquels ils s’efforcent de percevoir les rapports de force. Les dynamiques à l’œuvre interdisent toutefois les pronostics trop précis.

Les différents acteurs identifiés par Gilles Richard tentent de consolider leurs positions et de peser sur le cours des choses, ce qui ne va pas sans tensions, que chacun veille toutefois à ne pas conduire jusqu’à la rupture. Le CNR reconnaît ainsi l’autorité du général de Gaulle, qui dirige le GPRF d’une main de fer et se garde de la moindre référence au programme commun de la Résistance.

Fort d’un prestige qu’il excelle à entretenir, le chef du gouvernement bénéficie rapidement du soutien décisif du cœur de l’appareil d’État, qui a reconnu en lui le garant d’une « restauration » rassurante. Pour autant, si la légitimité patriotique tient lieu de légitimité politique, elle ne vaut pas certificat de légitimité démocratique.

Or, ni la guerre, ni l’état du pays, ni l’absence des prisonniers et des déportés ne rendent envisageable une rapide validation électorale. Jusque-là, irresponsable devant l’Assemblée consultative, dont l’intitulé résume les limites, le GPRF, instance exécutive et législative, gouverne sans véritable contrôle.

Le CNR ne jouit, lui, d’aucune prérogative officielle, mais n’entend pas s’effacer. Résolu à tenir un rôle de tuteur moral et politique, il considère plus que jamais son programme comme étant d’actualité. À cette fin, il peut compter sur le maillage des comités de libération, qui, localement, sont à l’initiative dans l’organisation du ravitaillement, la relance économique, l’épuration, etc.

Quelle carte vont jouer les différentes composantes du CNR ?

Michel Pigenet : Le CNR, une exception dans l’Europe occupée, a été réuni par Jean Moulin pour signifier le soutien de la Résistance à de Gaulle. Sa large composition, qui laisse à l’écart l’extrême droite et le patronat, assure sa représentativité. Ses décisions ne valent qu’à l’unanimité qu’autorise son ciment patriotique.

À partir de là, les priorités et solidarités du combat clandestin facilitent la dynamique de rapprochements improbables où l’estime et la confiance ont leur place. Ainsi, c’est au communiste Pierre Villon, délégué du Front national, que celui de la très réactionnaire Fédération républicaine, Jacques Debû-Bridel, confie le mandat de la représenter au bureau restreint du Conseil.

Quant aux mouvements de Résistance, ils échappent aux critères de classement partisans, mais le volontarisme inhérent à leur rébellion initiale n’est pas étranger à la radicalité de plusieurs de leurs positions. En termes d’institutions, il s’agit moins, enfin, pour le CNR de « restaurer » la République sur le modèle de la IIIe République, discréditée par sa capitulation, que d’en instaurer une « vraie », démocratique et sociale.

Qui porte cette ambition ?

Michel Pigenet : L’ambition du programme du CNR ne vient pas forcément d’où on pourrait le penser. Dans « les Jours heureux », il y a la lutte immédiate et les premières mesures à prendre après la Libération. Au moment de l’élaboration, les communistes insistent surtout sur la première partie.

Ils ne souhaitent pas rétrécir le CNR par une orientation trop marquée à gauche. Ils ont tendance à rétrécir la partie programme alors que socialistes et syndicalistes poussent des réformes de structure, des nationalisations et la planification.

Comment expliquer cette priorité à la lutte armée ?

Michel Pigenet : Cette priorité procède d’une approche globale du conflit et de la solidarité avec l’URSS. Tout ce qui nuit à l’effort de guerre de l’occupant et entretient l’insécurité de ses troupes à l’Ouest soulage l’Armée rouge à l’Est.

Gilles Richard : Si les communistes insistent tant sur la Libération par le soulèvement national, c’est aussi pour asseoir la légitimité de la Résistance intérieure. L’insurrection populaire devait permettre de faire contrepoids à de Gaulle et à l’armée.

Quel rôle joue la CGT ?

David Chaurand : La présence de la CGT et la CFTC au sein du CNR est importante. Alors que les tensions étaient fortes avant-guerre entre unitaires et confédérés, les deux composantes de la CGT se réunifient en avril 1943. Cela a été la première étape vers la création du CNR. La CGT y est représentée par Louis Saillant, qui en sera d’ailleurs le dernier président. Elle joue un grand rôle dans l’élaboration du programme.

La CGT sort de la guerre avec une légitimité renforcée. Elle n’a jamais été aussi forte, sans doute davantage qu’elle ne l’a été en 1936. Dans ses rangs, plusieurs millions d’adhérents. La CGT est désormais un interlocuteur incontournable des pouvoirs publics dans le cadre de la reconstruction. Elle est présente au gouvernement à travers les ministres communistes comme Marcel Paul ou Ambroise Croizat, qui sont aussi des dirigeants de la CGT.

Michel Pigenet : Des centaines de cégétistes participent, en outre, à la gestion de la Sécurité sociale, confiée aux deux tiers à des administrateurs salariés, proportion portée aux trois quarts par Ambroise Croizat. D’autres figurent dans les conseils d’administration tripartites des entreprises nationalisées. Partie prenante des 25 commissions du plan, la CGT en préside 4.

Que se passe-t-il dans les entreprises ?

David Chaurand : L’effervescence de la Libération touche aussi les entreprises. La CGT va tenir une place importante dans les comités patriotiques et d’épuration qui se forment dans de nombreuses entreprises. Les travailleurs sont à l’initiative de multiples façons. On pense d’emblée aux comités de gestion, qui associaient donc les travailleurs à la gestion de l’entreprise. Robert Mencherini a mis en évidence ces expériences à Marseille, Rolande Trempé à Toulouse, sans oublier ce qui se passe à Montluçon ou à Lyon. Antoine Prost les chiffre à une centaine mais c’est peut-être sous-estimé.

Mais l’intervention des travailleurs ne doit pas être limitée aux comités de gestion. Les usines sont confrontées à une diversité de problèmes qui vont des difficultés d’approvisionnement aux défaillances administratives et qui obligent les travailleurs à s’impliquer dans leur remise en marche et à prendre des initiatives. C’est un sujet qui mérite d’être mieux étudié, ce que nous avons d’ailleurs commencé à entreprendre à l’IHS CGT.

Gilles Richard : L’ampleur des problèmes de ravitaillement est telle qu’en juin 1943, le ministre de Vichy qui en a la charge affirme que la France connaît une situation de « famine lente ». Or, la situation s’aggrave dans les années suivantes. Depuis le XVIIIe siècle, jamais la population n’avait connu un tel recul du niveau de vie.

David Chaurand : L’intervention des travailleurs est aussi patriotique que vitale pour eux et leur outil de travail. Elle est spontanée et ne semble pas relever d’une stratégie quelconque. Ces prises d’initiatives, quelles que soient leurs formes, sont importantes car elles modifient le rapport de force dans les entreprises. Les comités de gestion sont souvent mis en place dans les entreprises où le pouvoir est vacant.

Accusés de collaboration, les patrons ont fui ou ont été emprisonnés. C’est le cas de Berliet à Lyon, par exemple. La prise de pouvoir se fait différemment d’une région à une autre. À Toulouse, elle est plus négociée tandis qu’à Marseille ou Montluçon, les travailleurs s’imposent au point qu’est dénoncée « une soviétisation ». Le patronat a très peur de ce qui se passe et utilisera notamment l’arme juridique pour se défendre.

Michel Pigenet : La Libération précipite, dans maintes entreprises, un renversement du rapport des forces sociopolitiques. Au service de l’occupant et avec la complicité de larges fractions du patronat, Vichy a paupérisé le gros des salariés, allant jusqu’à leur imposer un service de travail obligatoire en Allemagne.

Si la révolution n’est pas à l’ordre du jour ouvrier de 1944-1945, les règlements de comptes de la période ont à voir avec la lutte des classes. Ici et là, des employeurs de combat sont exécutés. D’autres, plus prudents, s’éclipsent, tandis que la plupart font le dos rond. Un peu partout, sur fond de pénurie de matières premières et de pièces, les syndicats relèvent le défi et sont à l’initiative.

Il s’agit d’abord de relancer la production, de garantir l’emploi et les salaires. Avec ou sans le concours des patrons, de préférence avec celui des cadres. Mais ce qui est en jeu, c’est aussi la capacité ouvrière d’intervenir sur le terrain inédit de la gestion et, chemin faisant, d’empiéter sur les prérogatives patronales.

Exemple parmi des centaines d’autres, chez Ford, à Poissy, les cégétistes se procurent les pièces nécessaires à la bonne marche de l’usine et, simultanément, exigent un droit de regard sur la désignation des contremaîtres. Au jour le jour, un syndicalisme de réalisation et de transformation sociale s’affirme aux quatre coins du pays à travers des milliers d’expériences dont nous n’avons qu’une connaissance partielle.

Les états généraux de la renaissance s’inscrivent-ils dans cette dynamique ?

Michel Pigenet : Entre le moment où l’idée prend forme, en septembre 1944, et la réunion, à Paris, du 10 au 13 juillet 1945 de leurs 2 000 délégués nationaux, les états généraux ont atteint l’objectif d’une appropriation dynamique du programme du CNR, leur initiateur.

Substitut à l’absence d’élections générales, la procédure, inspirée de 1789, participe d’une remarquable expérience de « démocratie agissante » qu’illustre la rédaction, à l’échelle des communes, de milliers de cahiers de doléances. Ceux-ci saisissent les aspirations et les certitudes de l’époque. Ils confirment l’adhésion massive à de substantiels progrès sociaux, éducatifs et culturels, que tempère une certaine frilosité sociétale et coloniale.

Gilles Richard : Les états généraux s’inscrivent aussi dans cette période où s’affrontent les partisans d’un nouveau Front populaire et leurs adversaires, qui se rangent derrière de Gaulle. Ils sont une manière, d’abord pour le PCF, de reprendre une partie de la légitimité politique que de Gaulle a construite depuis 1940.

Comment se déroulent les élections à la Constituante ?

Gilles Richard : La grande nouveauté, c’est le droit de vote des femmes, qui fait plus que doubler la taille du corps électoral. C’est l’aboutissement des combats féministes depuis cent cinquante ans. Dans les colonies, le droit de vote est aussi accordé à une fraction des colonisés. Jusque-là, seuls les Français installés dans les colonies votaient.

Les gauches en sortent majoritaires avec un avantage de près de 3 % pour le PCF sur la SFIO. Cette majorité socialo-communiste est une première et ne s’est reproduite qu’une seule fois, en 1981. Cette victoire des gauches provoque rapidement un conflit avec de Gaulle sur la nature de la Constitution à adopter et provoque son départ. Elle ouvre en même temps une période où de grandes lois économiques et sociales sont adoptées, jetant les bases de ce que Jaurès appelait « la République sociale ».


 

    mise en ligne le 30 avril 2025

Assassinat à la mosquée :
« Le climat politique ne peut que favoriser de tels actes »

Yann Philippin sur www.mediapart.fr

Recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Abdallah Zekri dénonce la stigmatisation des musulmans et se dit choqué par la réaction tardive des autorités après l’assassinat d’un jeune fidèle dans une mosquée du Gard.

Abdallah Zekri est le recteur de la mosquée Sud-Nîmes et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM). Il a participé, dimanche, à la marche blanche organisée à La Grand-Combe (Gard), en mémoire d’Aboubakar Cissé, un jeune musulman sauvagement tué à coups de couteau vendredi, dans la mosquée de la commune.

Dans un entretien à Mediapart, il dénonce la faiblesse des réactions de l’exécutif et notamment du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau. Il s’inquiète de la stigmatisation des musulmans, qui souhaitent « être considérés comme des Français à part entière ».

Mediapart : Vous avez participé à la marche blanche en mémoire d’Aboubakar Cissé à La Grand-Combe. Comment s’est déroulé l’événement ?

Abdallah Zekri : Tout s’est très bien passé, il y avait beaucoup de monde, plus de mille personnes. On était très agréablement surpris, on ne s’attendait pas à une telle mobilisation. Toutes les confessions religieuses étaient représentées. Les gens sont très sensibles à l’horreur du crime commis contre Aboubakar et ont tenu à manifester leur soutien. Aujourd’hui, les fidèles musulmans étaient contents et soulagés par cette mobilisation.

Quelle est votre réaction à ce meurtre ?

Abdallah Zekri : Le climat politique actuel ne peut que favoriser de tels actes. Les musulmans sont attaqués du matin au soir sur certaines chaînes d'information. On nous accuse de tous les maux, il y a un amalgame permanent entre islam et islamisme. Je suis d’autant plus inquiet qu’on va rentrer dans une période électorale, avec les municipales de 2026 puis la présidentielle de 2027. Je crains que les musulmans n’en prennent encore plein la gueule, avec des discours haineux et de stigmatisation.

Comment jugez-vous la réaction des autorités ?

Abdallah Zekri : J’ai été choqué par le silence des autorités. Les fidèles sont un peu déçus que le préfet ne se soit pas déplacé. Au bout de trois jours [Aboubakar Cissé a été tué vendredi – ndlr], on ne l’a toujours pas vu. Il aurait dû venir sur place, apporter son soutien et dénoncer ce qui s’est passé, comme il l’avait fait lorsqu’il y a eu une tentative d’incendie contre une synagogue. Le premier ministre a fait un simple tweet, et seulement 36 heures après le meurtre. Le ministre de l’intérieur, c’est pareil, il a fait un simple tweet, et a attendu ce dimanche pour venir. Et encore, il ne s’est pas rendu à la marche blanche, il est resté à la sous-préfecture d’Alès. 

Ressentez-vous de la peur au sein de la communauté musulmane du Gard ?

Abdallah Zekri : Oui, les fidèles ont peur pour leur sécurité physique, d’autant plus que l’auteur du meurtre n’a toujours pas été arrêté. Ils sont aussi inquiets par rapport aux discours haineux dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On reçoit des lettres, avec des cercueils dessinés, des « Dégagez chez vous », « Islam, religion de merde ». Malheureusement, à force de recevoir des courriers comme ça, les gens ne portent pas plainte, car, à chaque fois, on leur dit que l’auteur ne peut pas être identifié, et donc l’affaire est classée.

Les musulmans en ont marre d’entendre toujours la même chose et d’aller faire la queue au commissariat pour porter plainte concernant des menaces ou des insultes. Nous demandons à être considérés comme des Français à part entière et non comme des Français à part.


 

   mise en ligne le 28 avril 2025

Aide humanitaire pour Gaza :
les mille et une entraves israéliennes

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Le système humanitaire qui tenait la bande de Gaza à bout de bras depuis un an et demi est sur le point de s’effondrer, miné par des entraves diverses et anciennes et par le blocus total imposé depuis le 2 mars. C’est l’autre versant de la guerre israélienne contre Gaza.

« La« La famine n’est pas seulement un risque, mais une réalité qui risque de se propager rapidement dans presque toute la bande de Gaza. L’ONU a averti que la crise humanitaire à Gaza est la pire qu’elle ait connue depuis dix-huit mois » : douze des plus grandes organisations humanitaires au monde ont signé l’appel qui contient cette phrase, publié le 18 avril. Intitulé « Laissez-nous faire notre travail », il souligne l’urgence de la situation dans la bande de Gaza, où les besoins les plus élémentaires ne sont plus remplis.

Car le territoire palestinien est hermétiquement clos. Depuis le 2 mars, il y a déjà cinquante-trois jours, pas un camion d’aide n’a franchi les points de passage, tous contrôlés par Israël. 

Depuis, les humanitaires tiennent la chronique d’une catastrophe annoncée.

Le gouvernement israélien a décidé ce blocus total à la fin de la première phase de la trêve en vigueur depuis le 19 janvier. La deuxième phase devait marquer la libération, par les groupes armés palestiniens, des derniers captifs israéliens, vivants et morts. Benyamin Nétanyahou et sa coalition d’extrême droite ont choisi de modifier les termes de l’accord, exigeant la prolongation de la première phase et la libération inconditionnelle de tous les otages.

Le premier ministre israélien a choisi le blocage de l’aide comme moyen de pression.

Après le refus du Hamas, il a décidé de rompre le cessez-le-feu. Dans la nuit du 17 au 18 mars, les bombardements ont repris avec une intensité extrême. Depuis, le petit territoire est pilonné du nord au sud, des parties entières sont occupées par les forces terrestres, et la population est à nouveau ballottée.

« Pas même un grain de blé n’entrera à Gaza », a déclaré Bezalel Smotrich, le ministre des finances, dans des propos rapportés par le quotidien israélien Yediot Aharonoth, le 7 avril.

Les entrepôts sont vides

L’utilisation de l’aide humanitaire comme arme est contraire au droit international. Le président français lui-même l’a rappelé le 8 avril, lors de sa visite à El-Arich, en Égypte, devant des responsables d’organisations humanitaires attendant désespérément de faire entrer les produits de première nécessité dans la bande de Gaza.

Le ministre de la défense, Israël Katz, a renchéri le 16 avril : « Personne n’envisage actuellement d’autoriser l’entrée d’aide humanitaire à Gaza, et aucun préparatif n’est en cours pour permettre une telle aide. »

Dans Gaza, les humanitaires regardent les stocks tendre inexorablement vers zéro.

En fin de semaine dernière, affirme une source humanitaire qui tient à conserver l’anonymat, le Programme alimentaire mondial (PAM) a fini de distribuer tous ses stocks à ses partenaires. Il lui restait 5 700 tonnes de nourriture fin mars, mais aujourd’hui les entrepôts onusiens sont vides et les organisations qui fournissent les cantines communautaires n’en ont plus que « pour quelques jours au mieux ».

Ces cuisines collectives servies par le PAM, appelées tekkiya, servent entre 360 000 et 400 000 repas chauds par jour. Avec celles de l’organisation World Central Kitchen, qui en fournit autant, elles ne touchent même pas la moitié de la population gazaouie. « Un repas ne fournit que 25 % des calories nécessaires par jour », reprend notre source.

Or ce plat est souvent la seule nourriture disponible, depuis que les ving-cinq boulangeries alimentées par le PAM ont fermé, leurs réserves de farine épuisées. Un million de personnes se sont retrouvées sans pain, base de leur alimentation depuis des mois du fait de la raréfaction des autres denrées et de leurs prix bien trop élevés pour la plupart des familles.

Il y a une action volontaire visant à saper les efforts des acteurs humanitaires, qui ont été constamment mis en situation d’échec. Gavin Kelleher, travailleur humanitaire

Dès le début du blocus complet, le PAM a réduit les rations distribuées normalement à la moitié de la population, soit, pour chaque unité familiale de cinq personnes, deux sacs de farine de 25 kilos et deux cartons de 22 kilos chacun constitués de riz, lentilles et boîtes de conserve.

« Nous sommes en train de distribuer les dernières tentes, les derniers kits d’hygiène, les derniers produits sanitaires de base et nous ne pourrons bientôt plus fournir d’eau potable car nous arrivons au bout de nos moyens de purification », expliquait à Mediapart Gavin Kelleher, de l’ONG Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC), il y a une semaine.

Ce responsable de l’accès humanitaire, dans la bande de Gaza depuis un an, rappelle que les entraves à la distribution de l’aide ne sont pas nouvelles : « Je pense qu’il y a une action volontaire visant à saper les efforts des acteurs humanitaires, qui ont été constamment mis en situation d’échec. Nous n’avons jamais été autorisés à acheminer suffisamment de fournitures, ni à nous déplacer librement dans Gaza pour accéder à la population dans le besoin autant que nous l’aurions dû, ce qui compromet l’ensemble de l’intervention. »

Des déplacements à haut risque

Jusqu’au 2 mars, certains obstacles relèvent des tracasseries bureaucratiques. Les palettes de 1,70 mètre sur 1,70 mètre doivent brusquement, du jour au lendemain, mesurer 1,60 mètre sur 1,60 mètre. Tous les chargements sont à reprendre.

La liste des produits interdits – ceux dits à double usage – change sans arrêt et, là aussi, sans information préalable.

L’interdiction d’importer des batteries de voiture, des lampes solaires, des générateurs, par exemple, constitue à elle seule une entrave au travail humanitaire : après plus d’un an de guerre, les moteurs sont fatigués et les pièces de rechange introuvables.

Beaucoup plus grave : « Gaza détient désormais le triste record du lieu le plus meurtrier au monde pour les travailleurs humanitaires. Nous ne pouvons pas opérer sous les bombes, ni garder le silence pendant que notre personnel est tué, écrivent les douze ONG dans leur appel du 18 avril. Depuis octobre 2023, plus de 400 travailleurs humanitaires et 1 300 professionnels de santé ont été signalés comme tués à Gaza, malgré le droit international humanitaire qui exige leur protection. »

Les mouvements au sein de la bande de Gaza sont dangereux. Pour les sécuriser, les humanitaires sont en contact permanent avec deux organismes israéliens issus de l’armée et qui en dépendent : le Cogat et le CLA. Ce sont eux qui gèrent déplacements, entrées et sorties des biens et des personnes.

Ces mouvements répondent à des règles précises, instituées par les autorités israéliennes et censées garantir leur sécurité.

Alors que tous les bâtiments hébergeant des organisations humanitaires sont dûment signalés, deux immeubles siglés CICR ont été ciblés.

Pour les zones « tampon », où les soldats et les blindés sont présents, soit le long des « frontières » avec Israël et l’Égypte, dans les « corridors » est-ouest créés par l’armée israélienne, au nombre de trois aujourd’hui, et les zones où des opérations militaires sont en cours, les humanitaires ont besoin d’une « coordination ». Dans ce cas, les informations concernant l’heure et le trajet sont transmises par l’organisation au moins vingt-quatre heures avant le déplacement et partagées tout au long de l’opération.

Dans les autres zones, les organisations utilisent un système plus léger dit de « notification », prévenant de leurs mouvements.

Tout s’est durci au fur et à mesure. « Avant le cessez-le-feu, le bureau de coordination israélien en lien avec l’armée nous indiquait par exemple “nous vous déconseillons ce déplacement”, explique à Mediapart un acteur humanitaire de retour de Gaza. Et puis c’est devenu “nous ne prendrons pas en compte ce déplacement”. Ça change tout, en termes de protection. »

Une protection déjà fragile qui a disparu depuis le 18 mars et la reprise à un niveau inégalé des frappes et des tirs. Alors que tous les bâtiments hébergeant des organisations humanitaires sont dûment signalés, coordonnées GPS à l’appui, à l’armée israélienne, deux immeubles siglés Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ont été ciblés, les 24 mars et 16 avril.

Plus aucun personnel humanitaire n’est à l’abri.

« Depuis la rupture du cessez-le-feu, l’armée refuse de prendre en compte les notifications, reprend Gavin Kelleher. Du coup, beaucoup d’humanitaires ne sortent pas de leurs quartiers généraux, de peur d’être visés par une frappe ou un tir. Évidemment, la distribution de l’aide, les visites aux populations sont plus qu’entravées. »

De nouvelles règles interdisent l’entrée de l’enclave palestinienne à toute personne ne reconnaissant pas Israël comme un « État juif et démocratique ».

Exemple : deux axes routiers parcourent la bande de Gaza du nord au sud. À l’est, la route Salah ed-Din est interdite par l’armée. Quant à la route côtière, elle ne peut être empruntée avec un véhicule motorisé. « Nous avons encore dans le sud du territoire des produits pour les centrales de désalinisation, dont nous avons besoin dans le nord. Même chose pour des tentes et pour du carburant. Mais nous n’obtenons pas les autorisations pour faire ce trajet avec nos voitures et nos camions. Si nous passons outre, nous risquons d’être visés », explique encore Gavin Kelleher.

Les rotations des personnels internationaux ont toujours lieu, deux fois par semaine, mais dans des conditions difficiles. Deux semaines avant leur entrée dans la bande de Gaza, les listes des personnels internationaux doivent être soumises aux autorités israéliennes. Ces dernières ont édité de nouvelles règles, interdisant par exemple l’entrée de l’enclave palestinienne à toute personne ne reconnaissant pas Israël comme un « État juif et démocratique » ou soutenant les tribunaux internationaux poursuivant les responsables et soldats israéliens, ou encore les appels au boycott d’Israël.

Les biens autorisés sont aussi limités, et surtout ils ne pourront pas rester sur place et devront ressortir de Gaza avec les mêmes personnes. Ainsi en est-il des gilets pare-balles et des casques, des ordinateurs et des téléphones. « En outre, le volume d’argent liquide par personne est très limité, 650 euros, ce qui est ridicule quand on y reste des semaines entières, explique à Mediapart un humanitaire de retour de Gaza. Donc nous ne pouvons fournir à nos collègues palestiniens ni équipements de protection ni cash. »

Pillages 

Des gangs pillent par ailleurs les convois, sous l’œil des soldats israéliens. Jusque-là, les menaces pesaient davantage sur les camions et leur cargaison. Ciblés non pas par des foules affamées, ce qui est arrivé parfois et a été largement documenté, mais par des gangs armés opérant dans des zones contrôlées par l’armée israélienne.

Dans ces affaires, les différents témoins interrogés par Mediapart ont tous demandé l’anonymat.

L’immense majorité des attaques et des détournements de l’aide ont eu lieu avant le cessez-le-feu. Pendant la trêve, la police du Hamas, en uniforme ou non, a repris le contrôle du territoire et protégé les convois. Six cents camions ont pu entrer dans l’enclave quotidiennement et atteindre, sans être interceptés, les entrepôts des organisations humanitaires et des entreprises privées commerciales capables d’en affréter.

Mais depuis la reprise de la guerre, et avec la rareté des produits, les pillages ont repris. Ils se déroulent sur le trajet entre les entrepôts et les points de distribution, à une moindre échelle qu’auparavant car les mouvements humanitaires se sont considérablement raréfiés.

L’ONU, en novembre 2024, dénombrait 75 convois attaqués et pillés par des gangs armés depuis l’apparition du phénomène. La plus grosse prise des bandits s’est déroulée le 16 novembre : peu après leur entrée par le point de passage habituel, celui de Kerem Shalom, les 109 camions affrétés par l’UNRWA et le PAM sont pris d’assaut. La cargaison de 98 d’entre eux est pillée, les véhicules sont détournés ou endommagés.

Ce sont les Israéliens qui, au dernier moment, nous donnaient l’ordre de prendre par le corridor de Philadelphie pour descendre au sud vers la zone côtière ou de rejoindre la route Salah ed-Din. C’était toujours vers Salah ed-Din que nous étions attendus et attaqués. Abou Imane, chauffeur de camion

Dans cette attaque comme dans la plupart, un homme est désigné par tous : Yasser Abou Shabab, rejeton d’une famille bédouine de Rafah, emprisonné et condamné pour meurtre sous l’administration du Hamas, et libéré à l’occasion de la guerre. « C’est un homme d’une quarantaine d’années, plutôt petit et maigre. Il a investi une petite usine à Shoka, près de Rafah, tout près du point de passage de Kerem Shalom et en a fait son quartier général, explique un de nos témoins, Abou Sami, trafiquant de cigarettes. Il a commencé à détourner l’aide en barrant les routes avec des poteaux, des obstacles divers pour faire arrêter les camions et se servir, et puis il est passé aux attaques à main armée. »

Les Abou Shabab, une des grandes familles bédouines du sud de la bande de Gaza, n’avaient pas la réputation d’être des voleurs ni des contrebandiers avant Yasser Abou Shabab. « Les mokhtar de ces familles, les hommes respectés qui ont l’autorité traditionnelle, s’avouent totalement dépassés et n’ont aucune prise sur ces gangs, assure à Mediapart un fin connaisseur. Ils en ont peur, même. »

La rumeur assure que le groupe de Yasser Abou Shabab compte six cents à sept cents hommes. Abou Imane, chauffeur de camion, les surnomme « les fourmis ». Lui-même a été menacé et tabassé. « Quand ils attaquent, si tu ne t’arrêtes pas, ils tirent dans les pneus ou carrément sur toi. Puis un type monte dans la cabine, s’assoit à côté de toi et pointe son flingue sur ta tête, et tu conduis comme ça jusqu’à un entrepôt, raconte-t-il à Mediapart. En général, c’est Abou Shabab qui surveille le déchargement. Il prend telle ou telle palette. Il sait que ce qui l’intéresse se trouve précisément là. »

« Il vise en particulier les cigarettes, qui entrent dissimulées dans d’autres cargaisons, et le carburant », explique de son côté Abou Sami, qui se fournissait auprès de lui jusqu’au cessez-le-feu. Selon le revendeur de cigarettes, certaines organisations, plus commerciales qu’humanitaires, acceptaient de négocier avec Abou Shabab le « passage » de leurs camions. D’autres ont payé des gardes armés pour faire le guet sur le trajet de leur cargaison.

« Les grosses ONG internationales et les agences onusiennes ont toujours refusé de se plier au chantage », affirme un humanitaire, qui reproche aux Israéliens de jouer un jeu plus que trouble.

Le QG d’Abou Shabab est en effet situé à proximité des militaires israéliens postés à Kerem Shalom. Les attaques se déroulaient dans des zones sous contrôle de l’armée israélienne, parfois à quelques encablures du point de passage. « Ce sont les Israéliens qui, au dernier moment, nous donnaient l’ordre de prendre par le corridor de Philadelphie pour descendre au sud vers la zone côtière ou de rejoindre la route Salah ed-Din, affirme Abou Imane le chauffeur. C’était toujours vers Salah ed-Din que nous étions attendus et attaqués. »

Cette zone était devenue si dangereuse que les humanitaires ont obtenu de passer par un terminal plus au nord, celui de Kissoufim. Mais là aussi des attaques ont eu lieu.

« Sous le nez des soldats israéliens, rapporte un autre humanitaire de retour de Gaza. Ils savent pourtant envoyer des drones pour taper les policiers du Hamas qui protégeaient nos convois. Alors pourquoi pas les types des gangs qui viennent les piller ? »

Les témoins interrogés par Mediapart donnent tous la même réponse : les autorités israéliennes favorisent le chaos sécuritaire pour mieux pousser leur idée de prendre en main la distribution de l’aide. Histoire de choisir ceux qui pourront en bénéficier et d’asseoir complètement leur contrôle sur la population.

Il serait facile de penser à un délire paranoïaque de personnes depuis trop longtemps à Gaza. Seulement, un document va précisément dans ce sens-là. Daté de janvier 2025, il est intitulé « Plan humanitaire pour les îles de Gaza, phase intermédiaire ». Rédigé par le Forum israélien sur la défense et la sécurité, think tank d’anciens officiers, il prône la division de la bande de Gaza en îlots dans lesquels serait regroupée la population.

La distribution de l’aide humanitaire y serait supervisée et contrôlée par Israël : « La responsabilité de l’aide humanitaire à Gaza sera transférée de l’UNRWA et du Hamas à une direction humanitaire basée dans les villes accueillant des personnes déplacées à l’intérieur du territoire et s’appuyant sur des certificats biométriques », écrivent les auteurs. Qui ajoutent immédiatement : « En général, la direction humanitaire chargée de coordonner les opérations sera israélienne, mais les villes accueillant les personnes déplacées et l’aide sur le terrain seront gérées de manière autonome depuis l’intérieur des villes par la population locale et les organisations humanitaires. »

Le Forum israélien sur la défense et la sécurité est proche de la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël depuis décembre 2022. De ceux qui ont promis que « pas un grain de blé n’entrera[it] dans Gaza ».


 

Boîte noire

Mediapart a sollicité l’armée israélienne et le Cogat. À l’heure où cet article est mis en ligne, nous n’avons reçu de réponse ni de l’un ni de l’autre.

Les humanitaires ont demandé l’anonymat afin de préserver la possibilité pour leurs organisations de continuer à travailler dans la bande de Gaza, soumise à des autorisations israéliennes.


 

   mise en ligne le 15 mars 2025

Le négationnisme français
des crimes coloniaux

Edwy Plenel sur www.mediapart.fr

La négation des crimes contre l’humanité qui ont accompagné la colonisation française fragilise notre démocratie en faisant le lit des idéologies racistes, suprémacistes et fascistes.

Aimé Césaire a déjà tout dit. C’est dans son Discours sur le colonialisme, initialement paru en 1950, puis en 1955 dans une version revue et augmentée.

« Où veux-je en venir ?, écrit-il. À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation mortellement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. »

L’aventure coloniale française a commencé en 1635 avec la prise de possession de la Guadeloupe et de la Martinique, deux îles des Caraïbes. Aimé Césaire est né dans le nord de cette dernière, à Basse-Pointe, en 1913. Immense poète, il en fut sans interruption le député durant près d’un demi-siècle (1945-1993) et le maire de sa capitale, Fort-de-France, durant cinquante-six ans (1945-2001). En 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un hommage national lui a été rendu par la pose d’une plaque à son nom au Panthéon, louant cet « inlassable artisan de la décolonisation ».

C’est donc depuis le chaudron initial de la colonisation, depuis ces Antilles où un crime contre l’humanité, l’esclavage des Africains déportés, fera la richesse des colons et de la France, que Césaire énonce une vérité historique qui semble devenue aujourd’hui inaudible. Le (re)lire, c’est prendre toute la mesure de l’abaissement de notre débat public où la mémoire de la Shoah est désormais brandie pour interdire d’énoncer d’autres crimes dont l’Europe s’est longtemps rendue coupable, à l’encontre des peuples non européens.

Démesure et inconscience

Cet interdit, dont le journaliste Jean-Michel Aphatie a récemment fait les frais, cherche à empêcher de penser les liens qu’entretiennent le nazisme et son crime de génocide avec la longue durée européenne des conquêtes coloniales et l’idéologie de supériorité civilisationnelle qui y a légitimé destructions, massacres et exterminations. C’est comme si Césaire, l’un de ces « grands hommes » qu’honore la patrie, selon le fronton du Panthéon, devenait soudain un penseur sulfureux, banni de la République, de ses débats et de ses médias.

Hitler, ce châtiment qui fit retour sur l’Europe et contre ses peuples, est né de l’Europe elle-même, de sa démesure et de son inconscience. Il nous faut le redire, haut et fort, après Césaire. Sinon, les fantômes du passé encombreront plus que jamais notre présent : ces idéologies racistes et suprémacistes qui ont légitimé les colonisations, dont se sont ensuite nourris fascisme et nazisme, et qui sont toujours le fonds de commerce des extrêmes droites. « Au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, écrit Césaire dans son Discours, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »

Ces mots semblent une prophétie : c’est à la France d’aujourd’hui qu’ils parlent, celle qui s’enferme dans la négation des crimes de la colonisation. Et qui, dès lors, se met en grand danger ; tant nier le passé, c’est risquer son retour. Le retour – Césaire toujours – « aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral ».

Ce passé est largement documenté par les travaux des historiens. Que la colonisation française, d’Haïti en Algérie, d’Afrique en Indochine, de Madagascar en Nouvelle-Calédonie, se soit accompagnée de massacres de civils, de razzias des villages, de destruction des cultures, de viols des femmes, de tortures et d’exterminations, etc., relève tout simplement d’une vérité de fait, documentée, sourcée, vérifiée et recoupée.

La violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.

Les pièces à conviction sont innombrables et irréfutables. En accès libre, le site Histoirecoloniale.net les donne à voir, notamment à propos de l’évocation par Jean-Michel Aphatie des « Oradours » commis par la France durant sa conquête de l’Algérie. On doit à l’un de ses animateurs, Alain Ruscio, une somme sur cette Première guerre d’Algérie, qui est déjà un ouvrage de référence.

Loin d’un réquisitoire, c’est le récit factuel d’une guerre longue et dévastatrice, déployée comme une histoire globale, tenant compte de la diversité des acteurs, des contextes et des causalités. On y croise nombre d’horreurs qui en rappellent d’autres, tant cette conquête est menée par des militaires qui ont servi Napoléon.

Au hasard :

  • « Il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans » : le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, en 1802, alors qu’il mène l’armée de reconquête de Saint-Domingue, un an avant qu’elle ne soit défaite à Vertières.

  • « Des têtes… Apportez des têtes, bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier Bédouin que vous rencontrerez » : Savary, duc de Rovigo, en 1832 au début de la conquête de l’Algérie, ordonnant le massacre de toute la tribu d’El Ouffia, en représailles d’un vol.

  • « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe, l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied » : le colonel Montagnac en 1843, expliquant, depuis Philippeville en Algérie, comment il faut « faire la guerre aux Arabes ».

Dans L’Honneur de Saint-Arnaud (Plon, 1993), François Maspero a offert un portrait saisissant de l’un de ces massacreurs, le maréchal Achille Leroy de Saint-Arnaud, qui fut ensuite l’un des bras armés du coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851, quand fut assassinée la Deuxième République. Où l’on retrouve le châtiment évoqué par Césaire : la violence coloniale fait toujours retour, gangrenant la politique du pays qui l’autorise et la légitime.

Ce fut aussi le cas avec la chute de la Quatrième et l’avènement de la Cinquième, en 1958, dans un climat de guerre civile propice à l’extrême droite auquel une guerre coloniale servit de tremplin, dans cette Algérie où la France n’hésita pas à torturer, mais aussi à gazer comme le rappelle un remarquable documentaire déprogrammé par France Télévisions.

Infériorisation

« Cet homme est de chez nous. Cet homme est à nous », écrivait Maspero à propos de Saint-Arnaud. À l’enseigne de la maison d’édition qui portait son nom, fondée en 1959 durant la guerre d’Algérie et devenue depuis 1982 les éditions La Découverte, il fut le principal éditeur de cette prise de conscience de l’actualité française de la question coloniale.

On doit à l’un de ses auteurs, Yves Benot, historien amateur, des livres pionniers dont les historiens professionnels ont largement enrichi les trouvailles. La Démence coloniale sous Napoléon (1992) reste un classique, suivi de Massacres coloniaux (1994), qui documente la mise au pas des colonies françaises dans l’immédiat après-guerre, de 1944 à 1950.

Préfaçant Massacres coloniaux, François Maspero souligne ce « fait majeur » : « La colonisation, contrairement à la manière dont elle a été et reste communément traitée, n’est pas un élément marginal dans l’histoire de France ni dans celle des idées européennes. […] Elle s’inscrit constamment avec virulence au cœur même de cette histoire, au cœur de ses idées, au point souvent de les déterminer de façon décisive. » Sa prétendue « mission civilisatrice » a pour corollaire l’infériorisation d’une partie de l’humanité, et par conséquent la négation de l’égalité des droits, la discrimination selon l’origine, bref le rejet de l’autre.

Quelles que soient les rencontres heureuses, relations prometteuses et échanges fructueux qu’elle a pu susciter, ce qu’aucun historien de sa longue durée ne conteste, la colonisation n’a cessé d’être une violence faite aux populations conquises, dominées et exploitées. Parce qu’en son principe même, elle repose sur une hiérarchie des humanités, des cultures, des peuples, des « races », des civilisations, des religions, des identités ou des origines, des apparences ou des croyances. Autrement dit, sur le socle idéologique des racismes et des fascismes.

Tant que ces vérités historiques n’auront pas été proclamées par la République elle-même, à l’instar du « Discours du Vel’ d’Hiv » prononcé en 1995 par Jacques Chirac pour reconnaître les responsabilités françaises dans la destruction des juifs d’Europe, le racisme, le suprémacisme et le fascisme continueront de prospérer.


 

    mise en ligne le 14 mars 2025

Sophie Binet : « Pour les travailleurs, rien de pire que l’économie de guerre »

Naïm Sakhi et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

À l’heure où les bouleversements géopolitiques se multiplient depuis l’investiture de Donald Trump, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dénonce le discours belliciste d’Emmanuel Macron et plaide pour une stratégie industrielle et sociale européenne, qui renouerait avec un multilatéralisme en direction du Sud global.


 

ONU, climat, multilatéralisme, justice internationale… Le retour de Donald Trump au pouvoir a accéléré un basculement de l’ordre mondial. Pour contrer la nouvelle internationale d’extrême droite, la secrétaire générale de la CGT plaide pour une unité d’action syndicale au niveau international et une convergence des luttes.

Sophie Binet dénonce par ailleurs la stratégie d’évitement du patronat visant à ne pas revenir sur la réforme des retraites de 2023. Alors que l’idée d’une dose de retraite par capitalisation est avancée par le patronat, une ligne rouge pour la CGT, la confédération entend maintenir la pression sur le « conclave » organisé par le premier ministre.

Quel regard portez-vous sur le contexte international bouleversé par le retour de Donald Trump au pouvoir ?

Nous sommes face à une accélération profonde de l’histoire. Mais la tendance de fond est à l’œuvre depuis des années. La CGT n’a cessé d’alerter sur ce danger. Avec l’élection de Trump se concrétise l’alliance entre l’extrême droite et les milliardaires, incarnés par Elon Musk. Ce dernier n’est pas un cas isolé, il représente une oligarchie. La preuve la plus flagrante est l’alignement de la tech américaine. Aujourd’hui comme hier, pour le capital, l’argent n’a pas d’odeur.

La deuxième tendance nouvelle est la constitution d’une internationale d’extrême droite, illustrée notamment par l’alliance entre Trump, Poutine et Netanyahou. Ce mouvement prend de l’ampleur et dispose pour la première fois d’un soutien sans précédent du capital, incarné par des milliardaires qui détiennent de très nombreux médias, et les réseaux sociaux. Cela donne à l’extrême droite une force de frappe inédite depuis 1945.

Il faut comprendre et débattre de cette nouvelle donne. Nous devons sortir des réponses anciennes, renouveler le logiciel sur un certain nombre de sujets. Cela appelle en urgence à un travail de réflexion, de débat, d’unité et d’action collective.

Comment s’y prendre et pour quoi faire ?

Face à cette internationale d’extrême droite, il faut construire une internationale ouvrière renouvelée et renforcée. Cela fait partie des stratégies de la CGT. Les échanges sont poussés avec nos homologues européens et internationaux. Aux États-Unis, la question économique va être le point faible de Trump. Le chômage augmente, essentiellement à cause des violents licenciements dans la fonction publique.

L’inflation pointe son nez. Le syndicalisme sera central dans ce moment de bascule. En France comme aux États-Unis, nous devrons faire confluer les rivières des luttes sociales, féministes, environnementales et antiracistes. La journée mobilisation du 8 mars a été une grande réussite.

« Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles. »

Le 21 mars, l’intersyndicale (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, Unsa, Solidaires, FSU) va lancer une campagne contre le racisme et l’antisémitisme sur les lieux de travail. Enfin, la CGT est, avec de très nombreuses associations, initiatrice des mobilisations du 22 mars contre le racisme et la précarisation des 3,5 millions de travailleurs étrangers par la politique inacceptable du ministre de l’Intérieur.

N’est-ce pourtant pas l’extrême droite qui semble dicter l’agenda politique ?

L’extrême droite tente de tout récupérer. La thématique pacifiste, mais aussi celles des libertés et de la démocratie au point que Donald Trump se prend maintenant pour le prix Nobel de la paix. Si le fascisme des années 1930 était autoritaire, aujourd’hui, il s’appuie sur un discours libertarien pour se présenter comme défenseur de la liberté soi-disant attaquée par l’Europe et ses règles.

Il faut rappeler un certain nombre de principes fondamentaux. La paix et la liberté, ce n’est pas le droit du plus fort ou du plus riche, comme le défend Donald Trump. La liberté a des limites, le respect de celle des autres. On est libre jusqu’à ce qu’on prenne des droits aux autres. La paix passe par le respect du droit international, de la souveraineté des peuples, de leur autodétermination. Il n’existe aucune paix durable sans justice sociale, comme l’a rappelé l’Organisation internationale du travail lors de sa création, en 1919.

Comment jugez-vous la surenchère guerrière d’Emmanuel Macron ?

Pour les travailleurs, il n’y a rien de pire que l’économie de guerre. Dorénavant, on nous explique que l’argent de nos services publics et de nos droits sociaux financera les actionnaires des marchands d’armes, y compris américains. Et dans le même temps, Thales prévoit le licenciement de 1 000 salariés.

Cette vision politique du président français sert le capital, qui essaye de profiter de la situation de façon totalement opportuniste, en jouant sur les peurs. La surenchère guerrière favorise le développement de l’extrême droite. Car elle prospère sur le déclassement, l’absence de perspectives collectives et sociales. Les violentes politiques sociales que veut nous imposer le capital sont le meilleur moyen d’amener l’extrême droite au pouvoir.

Quel est le principal péril devant nous ?

La menace est démocratique avant d’être militaire. Notre pays ne va pas être envahi par les Russes ou les États-Unis. En revanche, Trump et Poutine travaillent activement pour déstabiliser nos démocraties. Très récemment, ils ont soutenu l’extrême droite en Grande-Bretagne, en Allemagne ou encore en Roumanie, et multiplient les tentatives d’ingérence à coups de fake news et de manipulations sur les réseaux sociaux.

En France, nous savons que Marine Le Pen est plus proche que jamais de l’Élysée et qu’elle bénéficie de soutiens très importants, à commencer par Bolloré et Stérin. La réponse française et européenne doit viser à protéger nos démocraties, en commençant par sortir médias et réseaux sociaux des mains des milliardaires, conforter l’indépendance de la justice, les libertés publiques et syndicales… Au lieu de cela, comme ils refusent d’affronter le capital, ils se limitent à la surenchère militaire et de dérégulation.

Comment sortir les travailleurs de cette impasse ?

D’abord il faut leur permettre de comprendre ce basculement. Avec l’alliance Musk-Trump, la clarification est visible. L’extrême droite alliée au capital est l’ennemie du monde du travail. Cette alliance s’est illustrée au plan européen. Au nom de la « simplification » et de la « compétitivité » face aux États-Unis, la Commission européenne met en place la déréglementation voulue par Trump.

La directive Omnibus, rédigée sous la dictée de Business Europe, va supprimer toute responsabilité sociale et environnementale des multinationales. Si cette directive est adoptée, cela sera grâce à une alliance inédite du Parti populaire européen, la droite, avec l’extrême droite sur le dos des travailleurs et des travailleuses.

Comment expliquer cette convergence entre le capital et l’extrême droite ?

Ils ont pour intérêt commun de tirer les droits des travailleurs vers le bas. L’Europe doit clarifier sa position. Soit elle résiste à cette internationale d’extrême droite, soit elle continue à servir le marché et le capitalisme américain. Notre dépendance à l’égard des États-Unis intervient à tous les niveaux : militaire, économique, numérique… Stratégiquement, nous devons rompre ces liens de dépendance afin de permettre à l’Europe d’être réellement autonome. Cela passe par une vraie souveraineté industrielle et une vraie stratégie numérique.

Un changement de cap, en France et en Europe, est-il possible dans le cadre budgétaire des 3 % de déficit ?

La sécurité de l’Europe est présentée comme un enjeu vital et qui permet de sortir du pacte de stabilité et des 3 % de déficit public. Or, la transformation environnementale est tout aussi vitale. De même que la cohésion de nos sociétés et des droits sociaux. L’Europe doit définitivement sortir de cette règle afin d’investir pour son avenir.

Après tout, à deux reprises, l’Europe a déjà pu s’endetter : pour sauver les banques en 2008 et, en 2020, pour empêcher une épidémie majeure avec le Covid. Hélas, le lendemain, c’est toujours les travailleurs qui payent. Pourquoi ? Parce que la dette est dans les mains des marchés financiers. Il faut changer les règles de la Banque centrale européenne pour qu’elle puisse prêter de l’argent directement aux États, comme la Fed aux États-Unis.

L’Europe peut-elle résister à la guerre commerciale menée par Donald Trump ?

L’Europe doit faire varier les droits de douane en fonction des normes sociales et environnementales et par exemple du nombre de conventions ratifiées à l‘OIT par le pays d’origine. Mais rappelons que les principales délocalisations des entreprises françaises ont lieu en Europe. Il faut mettre fin au dumping social, fiscal et environnemental au plan européen en harmonisant enfin les normes vers le haut.

Pas question de céder aux injonctions du président des États-Unis, qui réclame l’augmentation de nos financements de défense pour soutenir le complexe militaro-industriel américain. Des mesures très fortes sont à prendre pour défendre notre industrie en commençant par sortir l’énergie de la spéculation et ainsi baisser les prix de l’électricité. Comment prétendre construire une Europe de la défense sans sortir de l’Otan, dont Donald Trump a d’ailleurs lui-même signé l’acte de décès ?

Quelle forme pourrait prendre l’alternative à l’Otan ?

L’Europe doit s’autonomiser en matière de défense mais, surtout, de diplomatie et de multilatéralisme. Les Européens doivent défendre le renforcement des Nations unies, en commençant par exiger la réforme du Conseil de sécurité, qui bloque aujourd’hui systématiquement toute perspective de paix à cause des veto russes et américains.

La France et l’Europe doivent porter l’organisation d’une conférence de paix sous l’égide de l’ONU sur l’Ukraine, afin d’empêcher le pillage des ressources minières par les États-Unis et l’annexion de son territoire par la Russie. Afin d’apparaître comme un modèle, l’Europe doit affirmer ses valeurs et non basculer dans la surenchère guerrière. Le danger grandit avec la prolifération de l’armement. L’Europe devrait au contraire porter l’enjeu de la paix juste et durable et du désarmement, notamment nucléaire.

Il n’y a jamais eu autant d’armes nucléaires dans le monde alors que nous commémorons les 80 ans des dramatiques bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Enfin, la réorientation européenne passe par une autre diplomatie en termes d’alliances géopolitiques. Désormais, les cartes sont rebattues et nous devons renforcer nos liens avec les démocraties du Sud global.

L’espace médiatique est acquis à l’engrenage guerrier. Comment en sortir ?

En se dotant d’une stratégie européenne pour protéger les médias, la liberté de la presse et sortir de la dépendance des Gafam en développant une industrie numérique indépendante, et en ayant une vraie stratégie démocratique en matière d’intelligence artificielle. Car les milliardaires qui possèdent les principaux médias et réseaux sociaux ont désormais basculé à l’extrême droite. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) visait déjà, entre autres, à empêcher un accaparement de la presse par des capitaines d’industrie, mais ces mesures n’ont jamais été appliquées.

Le travail de diffusion de la post-vérité par l’extrême droite se joue aussi dans l’édition. Des garanties doivent exister pour empêcher la publication de livres diffusant des mensonges factuels ou une réécriture de l’histoire. Il y a une différence entre les opinions et les faits. Le réchauffement climatique ne se discute pas, c’est une situation avérée par les scientifiques.

De même, le génocide de 6 millions de juifs par les nazis est malheureusement une vérité historique. Alors que l’extrême droite mène une guerre contre la science et licencie aux États-Unis des dizaines de milliers de chercheurs et de chercheuses, l’Europe doit investir massivement pour mettre fin à la paupérisation honteuse de la recherche. Il nous faut titulariser les très nombreux précaires et offrir l’asile à tous les chercheurs américains.

Dans ce contexte international, le « conclave » sur l’avenir des retraites se poursuit. Des avancées sont-elles encore possibles ?

Tout dépend du rapport de force. Bien sûr, le patronat et le gouvernement ne veulent pas revenir sur la réforme Borne. Dorénavant, ils ont opté pour une stratégie opportuniste en instrumentalisant la situation géopolitique pour enterrer le dossier des retraites.

Le patronat serait d’ailleurs ravi que ces concertations s’arrêtent en prétextant que ce ne serait plus le moment de revendiquer l’abrogation de la réforme des retraites, de demander de l’argent pour les services publics ou des droits supplémentaires pour les travailleurs. Rien de neuf sous le soleil.

Les mêmes nous disaient la même chose deux mois auparavant, avec d’autres arguments. Comme l’excuse selon laquelle, si on abrogeait la réforme des retraites, les agences de notation nous sanctionneraient et la France ne serait plus compétitive au niveau international.

Nous l’avons bien compris, pour le patronat, ce n’est jamais le moment du progrès social ! Pour la CGT, l’abrogation est toujours à l’ordre du jour. Les 10 milliards d’euros nécessaires pour revenir à 62 ans sont toujours bien moindres que les budgets débloqués pour l’achat d’obus. L’abrogation peut être aisément financée, notamment par l’égalité salariale ou la mise à contribution des revenus financiers et des dividendes.

Le Medef comme la CPME parlent d’introduire une part de retraite par capitalisation. Est-ce une ligne rouge pour la CGT ?

C’est une ligne rouge totale. Introduire de la capitalisation dans notre système par répartition, c’est faire entrer le loup dans la bergerie. Une fois le pied dans la porte, du fait de la baisse du niveau de vie des retraités générée par les multiples réformes régressives, la capitalisation ne cessera de grignoter du terrain.

Nous fêtons, en 2025, les 80 ans de la Sécurité sociale et de nos retraites par répartition. Comment avons-nous fait pour gagner cela dans un pays ruiné ? Parce que les fonds de pension par capitalisation avaient fait faillite. N’ayons pas la mémoire courte. Les fonds de pension, aujourd’hui comme hier, c’est la roulette russe.

L’industrie française, en plein marasme, peut-elle soutenir une économie de guerre ?

Comment parler d’économie de guerre tout en laissant notre industrie partir ? Emmanuel Macron tient un discours va-t-en-guerre mais, en même temps, s’enferme dans ses dogmes libéraux. La première des conditions pour se faire respecter dans les relations internationales, c’est la souveraineté industrielle. Or la CGT alerte depuis un an sur la liquidation du tissu industriel, avec pas loin de 300 000 emplois menacés.

La France risque de ne plus produire d’acier sur son sol. Sans acier, plus d’industrie. Et le gouvernement français reste un des seuls au monde à refuser d’intervenir sur l’économie, croyant à la théorie des destructions créatrices de Joseph Schumpeter. Les profiteurs de guerre sont à l’affût.

Alors que les cours en Bourse des industriels de l’armement s’envolent, le secteur devrait être nationalisé, à commencer par Atos et Vencorex. Quelle honte que le gouvernement laisse démanteler nos industries stratégiques dans un tel contexte.


 

   mise en ligne le 13 mars 2025

En Espagne, les locataires font bloc face à la nouvelle crise du logement

par Alban Elkaïm sur https://basta.media/

Des habitants expulsés de leur logement et des prix qui explosent : la faute aux meublés touristiques, au manque de constructions et au peu de régulation. Premiers affectés, locataires et jeunes relancent en Espagne le mouvement pour le droit au logement.

« Je vais partir. Je suis bien obligée. Mais ce sera jetée de force et en me débattant. » Vendredi 14 mars 2025, Elena* doit être expulsée de l’appartement où sa fille de 16 ans a grandi, dans un quartier encore résidentiel de la vieille ville de Séville, en Espagne.

La ville est en proie à une fièvre touristique qui attise les appétits spéculatifs. À l’été 2020, un conglomérat local de la restauration et de l’immobilier rachète l’immeuble où cette mère élève seule sa fille. Les habitants sont invités à partir. Au chômage à l’époque, Elena demande un délai pour se retourner, le temps de retrouver un travail, et un logement dans le même quartier, pour ne pas arracher la petite à son école et ses amis. C’est le début d’un calvaire de cinq ans.

À Séville, l’histoire d’Elena catalyse le malaise autour de la nouvelle crise du logement qui sévit en Espagne. Le sujet est la première préoccupation des citoyens depuis décembre, selon le baromètre du Centre de recherches sociologiques (CIS), la référence espagnole en matière d’études d’opinion.

Des immeubles vidés pour spéculer

Le 14 mars figure dans tous les agendas de la constellation de structures qui forment le mouvement de défense du droit au logement. Il n’avait plus été aussi fort depuis la grande récession d’après le krach boursier de 2008. Il est aussi en pleine restructuration face à une crise qui, aujourd’hui, affecte surtout les locataires et les jeunes.

« Je n’avais jamais pensé que ça pourrait m’arriver à moi », reconnaît Elena. Professeure des écoles en CDI, elle perd son emploi en 2019, à 49 ans. À l’époque, cela fait dix ans qu’elle habite au premier d’un petit bâtiment blanc de deux étages, aux rebords peints en ocre, dans une rue pavée étroite. Un local d’artisans occupe le rez-de-chaussée. L’immeuble est typique de la vieille ville. Mais à la mort de la propriétaire, le bâtiment est vendu. « On suppose que les acquéreurs veulent le vider pour spéculer. Il est à nouveau en vente et de nombreux intéressés sont venus voir », témoigne Elena.

Depuis 2013, à Séville, le tourisme accapare une portion croissante du parc immobilier. Notamment à cause des meublés de tourisme, popularisés par Airbnb. Ils sont pour les propriétaires bien plus rentables qu’un logement loué sur le long terme à un ménage. Au point qu’en 2019, dans le quartier historique de Séville de Santa-Cruz, plus de 60 % du parc étaient dédiés à l’accueil de touristes (selon les données de 2022 du lobby espagnol du tourisme Exceltur). Le phénomène pousse les habitants hors du centre et grignote les zones encore résidentielles. Il fait aussi monter en flèche les prix du logement : 29 % de plus à l’achat depuis octobre 2021 pour Séville, et +24 % à la location. 

Menacée par le propriétaire

Ces prix représentent autant d’opportunités juteuses pour certains. Les plus beaux bâtiments se transforment en hôtels. Les locaux des rez-de-chaussée en bars ou cabarets flamenco dont les menus sont traduits en anglais pour capter les millions d’euros laissés par les étrangers de passage. Un immeuble vide vaut de l’or. 

« “Elena, allez !” “Elena, quand est-ce que tu peux partir ?” Ils me demandaient tout le temps ça », rapporte l’enseignante, qui vit alors avec 480 euros par mois, plus de petits jobs plus ou moins formels et ponctuels. Elle se retrouve rapidement sous anti-dépresseurs.

Et puis un jour de juillet 2022, trois « gros bras » défoncent la porte d’entrée de l’immeuble. Des voisins qui squattaient l’autre logement tentent de les arrêter.
L’un d’eux est légèrement blessé. « Qu’est-ce que vous faites là ? » vocifèrent les assaillants. « J’étais à la maison avec ma fille. On a eu très peur. J’ai téléphoné au propriétaire pour lui demander ce qu’il se passait. Il s’est mis à crier : “Tu es en train de m’accuser ?” ». Elena appelle la police. « Peu après, le propriétaire m’attendait au coin de la rue, assis sur une moto. » Il la menace à demi-mot.

Victimes du tourisme

Elena se tourne alors vers des structures de lutte pour le droit au logement. Et s’investit dans l’association l’Assemblée du logement, dont elle finit par devenir membre, accompagnant d’autres personnes en détresse. L’association communique sur l’histoire de la mère de Séville pour en faire un symbole, « L’affaire Dúo Tapas », du nom d’un des restaurants à succès exploités par le conglomérat qui a racheté l’immeuble d’Elena.

« Aujourd’hui, c’est le tourisme qui mobilise le plus sur la question du logement », confirme Ibán Díaz-Parra. Professeur à l’université de Séville, spécialiste de l’urbanisme et des conflits qui le traversent. Il est aussi un ancien du mouvement local pour le droit au logement. Depuis un an, des manifestations éclatent régulièrement à travers le pays pour protester contre l’absence de régulation du tourisme. L’Espagne est le pays le plus visité au monde après la France.

À l’automne, le vase déborde à Séville. La mairie tente d’endormir la grogne, selon les associations. « On s’est dit qu’il fallait élargir le focus. Le tourisme n’est qu’une partie du problème. Il y aussi les normes favorisant la spéculation, le manque d’habitat social ou la hausse des loyers dans les quartiers », retrace Nerea de Tena Álvarez, porte-parole de la toute jeune plateforme Séville pour vivre. Dans l’ensemble de l’Espagne, les loyers ont bondi de 36 % depuis octobre 2021.

Le contrat frauduleux d’un fonds d’investissement

Séville pour vivre est né tout spécialement pour organiser une grande manifestation, le 9 novembre. La première d’une série de cortèges qui ont défilé dans toutes les grandes villes du pays jusqu’à mi-décembre.

À Séville, la pression immobilière exercée sur le centre se répercute sur toute l’agglomération. Les plus fragiles se retrouvent dos au mur. « Mon expulsion est fixée à ce mercredi », raconte Jessica, 36 ans, venue assister à une réunion pour créer un syndicat de locataires à Séville, dimanche 2 février.

« Je loue à un fonds d’investissement qui a établi un contrat frauduleux, reconductible chaque mois, dit-elle. En raison d’une maladie, il y a deux ans, j’ai perdu mes deux emplois et me suis retrouvée face à des impayés. J’ai su que j’étais visée par une procédure d’expulsion en décembre. Mais je suis mère isolée, en situation de vulnérabilité sociale accréditée, avec ma fille de 16 ans. Le juge devrait me laisser jusqu’au 31 décembre. Mais il ne nous a rien dit jusque-là. Je n’en dors plus. »

La trentenaire croit en ce syndicat de locataires pour rétablir un peu d’équilibre dans l’asymétrie de la relation entre locataires et propriétaires. Une asymétrie qui se creuse. La construction de logements neufs s’est effondrée au moment de la crise de 2008 et n’a jamais repris. Le nombre de ménages augmente plus vite que celui des logements et l’habitat social ne représente que 2,5 % du parc dans le pays.

Des locataires criminalisés

L’Espagne est un pays de propriétaires, où l’on contracte en général un crédit pour acheter sa maison. « Mais nous sommes passés d’une proportion de 80 % de propriétaires et 20 % de locataires à un rapport de 75 % à 25 %. La demande est forte, la disponibilité de logements à acheter faible. Beaucoup de jeunes restent chez leurs parents, car ils peinent à accéder au logement », résume le professeur Ibán Díaz-Parra.

L’universitaire a embrassé la lutte pour le droit à un toit durant la grande dépression espagnole de 2008-2014. Nombre d’Espagnols ne pouvaient alors plus payer leur crédit immobilier et devaient vendre leur logement, dont le prix en chute libre ne suffisait pas à couvrir le prêt. Beaucoup se sont retrouvés dans des situations désespérées. La Plateforme des personnes affectées par le crédit immobilier structure alors la mobilisation, qui dote d’une forte légitimité l’idée que le droit au logement prévaut sur celui aux revenus de l’immobilier. Mais une contre-offensive est vite lancée.

« Il y a dix ans, squatter les immeubles vides, propriétés des banques après l’expulsion des habitants, jouissait d’une forte acceptabilité sociale. Aujourd’hui, la droite criminalise la pauvreté à travers la figure du squatteur diabolique ou du “locasquatteur” [néologisme qui désigne un locataire qui ne paie plus son loyer] pour relégitimer la propriété privée et le droit d’en faire ce qu’on veut », constate Ibán Díaz-Parra.

Après 2008, les défenseurs du droit au logement avaient construit leur lutte dans une crise qui balayait toute la société. Aujourd’hui, la situation est différente. L’Espagne affiche une croissance économique solide, bien qu’inégalement répartie. Et les syndicats de locataires prennent la relève du mouvement de 2008 des propriétaires endettés victimes de la crise financière.

À Barcelone, une expulsion évitée

Une quarantaine d’habitants viennent assister à l’acte de lancement de l’antenne de Séville, vendredi 14 février. Jessica est là, et suit attentivement les interventions. « Nous devons réussir à convaincre des couches plus larges de la société que le logement n’est pas un business. Et trouver comment faire pour que les gens s’organisent et luttent. À Malaga, nous identifions des immeubles détenus par un seul propriétaire, nous en informons les habitants et expliquons comment peser collectivement », explique celui qui se fait appeler Kike España, représentant du syndicat des locataires de Malaga venu partager son expérience.

Mis en relations les uns avec les autres, les habitants peuvent se mobiliser plus facilement face à leur propriétaire en cas de hausse des loyers ou de revente de l’immeuble. Ils voudraient aller plus loin, et organiser une grève des loyers pour obliger les propriétaires à les baisser.

Pour l’heure, Barcelone est le lieu où la mobilisation a le plus payé. Le syndicat local a paralysé l’expulsion du dernier habitant d’un immeuble racheté par un investisseur pour en faire un complexe touristique. Les militants pour le droit au logement se sont massés devant l’entrée, brandissant leurs jeux de clés devant les journalistes qui ont feuilletonné l’histoire dans tous les médias du pays.

Si bien que la ville de Barcelone a racheté le bâtiment, le 7 février, pour mettre fin aux expulsions. « La Casa Orsola, à Barcelone, peut devenir l’un des symboles du mouvement. Comme, peut-être, l’affaire Dúo Tapas à Séville. Ces récits sont importants, car ils mobilisent les citoyens et changent la vision du grand public », estime Ibán Díaz-Parra. C’est la clé pour obliger les politiques à vraiment protéger les locataires : « L’action des partis de gauche sur le logement est déterminée par le souhait de répondre à des électeurs qui veulent du changement. »

*Le prénom d’Elena a été changé par crainte des représailles.


 

   mise en ligne le 12 mars 2025

À Gaza, les Palestiniens survivent
dans les limbes

Clothilde Mraffko sur www.mediapart.fr

Un mois et demi après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, les Gazaouis luttent encore pour assurer leurs besoins vitaux. Le 2 mars, Israël a suspendu l’entrée de l’aide humanitaire dans l’enclave, puis l’électricité une semaine plus tard. Plus de 120 Palestiniens ont été tués depuis le 19 janvier.

Ramallah (Cisjordanie occupée).– La voix de Dina Matar est distante, lasse – et cette fatigue ne semble pas seulement due aux longues journées de jeûne du ramadan. « Les gens sont sous pression, sur les nerfs et déprimés. Moi aussi, bien sûr, explique la jeune Gazaouie de 27 ans dans une série de messages vocaux envoyés depuis l’enclave dont Israël interdit toujours l’accès aux journalistes étrangers. Nous ne nous réjouissons pas que la guerre soit finie, car la plupart d’entre nous vivons encore en état de guerre. »

Dans les jours qui ont suivi l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 19 janvier, Dina Matar a abandonné la tente dans laquelle elle survivait dans le centre de la bande de Gaza. Elle n’a pas pu retourner chez elle : sa maison a été complètement détruite pendant la guerre. Elle et les siens s’entassent à vingt-cinq chez son grand-père, dans le centre de Gaza ville, dont le logement a été moins endommagé.

Autour d’eux, décrit la jeune femme, le paysage est un champ de ruines auxquelles se mêlent des monticules de déchets – les ordures ménagères ne sont plus ramassées depuis longtemps et les systèmes d’évacuation des eaux usées ont été détruits. Le camion qui amène l’eau dans le nord de Gaza passe une fois par semaine, dit-elle, mais « ce n’est pas suffisant ».

Depuis début mars, ils manquent de carburant pour faire fonctionner les pompes qui leur permettaient de puiser de l’eau sous terre. Malgré la trêve, rien n’a le goût de la normalité. « Avant la guerre, tous les jours, j’allais à la clinique pour travailler, j’allais ensuite m’entraîner à la salle, puis je rentrais, j’avais une routine que j’aimais, se souvient la jeune dentiste. Aujourd’hui, je n’ai ni travail, ni activité, ni salle de gym où je peux dépenser mon énergie, rien. » 

L’aide à nouveau coupée

Juste après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, l’aide humanitaire est entrée massivement dans la bande de Gaza. Avec la fin des combats, les organisations ne sont plus tenues de coordonner leurs mouvements dans l’enclave avec Israël ; elles ont pu atteindre les zones de l’extrême nord, assiégées pendant de longs mois. Les prix ont chuté, volailles, fruits, viande et légumes sont revenus sur les étals des marchés.

Une preuve supplémentaire, selon certaines ONG, du fait qu’Israël a sciemment bloqué l’aide humanitaire à Gaza pendant la guerre. « Depuis le 7 octobre 2023, les autorités israéliennes sont accusées d’avoir commis le crime de guerre d’utiliser la famine comme arme de guerre, le crime d’extermination, qui est un crime contre l’humanité, ainsi que des actes de génocide », rappelait Human Rights Watch, dans un communiqué publié le 5 mars.

Or, le 2 mars, Israël a stoppé net tout approvisionnement de l’enclave et coupé l’électricité une semaine plus tard, le 9 mars. Le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, entend ainsi faire pression sur le Hamas pour prolonger la première phase de la trêve qui devait s’achever début mars. Le mouvement islamiste palestinien appelle quant à lui à négocier sans délai la deuxième phase – qui prévoyait le retour des 59 otages israéliens encore à Gaza, dont 35 auraient été tués, la libération de centaines de prisonniers palestiniens et la fin définitive de la guerre avec l’évacuation des soldats israéliens de l’enclave. Israël a posé de nouvelles exigences avant d’entrer dans la deuxième phase qui prévoit le départ du Hamas de la bande de Gaza et le retour des derniers otages.

Le 5 mars, le président des États-Unis, Donald Trump, a menacé directement la population dans un message publié sur son réseau Truth Social : « Au peuple de Gaza : un bel avenir vous attend, mais pas si vous gardez des otages. Si vous le faites, vous êtes MORTS ! Prenez une BONNE décision. » Alors que les pourparlers sur l’avenir de l’enclave s’enlisent, le Hamas s’est déjà largement redéployé sur le terrain – notamment à travers les municipalités qu’il contrôle, son réseau dans les mosquées et ses forces de sécurité. 

Plus de 120 morts depuis la trêve 

Dans l’enclave, depuis le blocage de l’aide, les prix ont triplé. Certaines denrées ont déjà disparu des étals. Or, dans Gaza « ensevelie sous 40 à 50 millions de tonnes de décombres » selon l’ONU, il n’y a plus ni production agricole, ni élevage, ni bateaux de pêche – la population est entièrement dépendante des colis humanitaires. Le Cogat, organe de l’armée israélienne chargé des affaires civiles dans les territoires occupés et qui supervise l’entrée de l’aide à Gaza, affirme avoir autorisé l’entrée de 4 200 camions chaque semaine entre le 19 janvier et le 2 mars.

Ce flux était insuffisant pour constituer des stocks, rétorque Shaina Low, conseillère communication pour la Palestine au sein de l’ONG Norwegian Refugee Council (NRC). Les biens ont été immédiatement redistribués à la population. 

« L’aide ne devrait jamais être utilisée comme un moyen de faire pression à des fins politiques, dit-elle. L’aide est un droit pour les Palestiniens de Gaza et il est totalement illégal de la part d’Israël d’utiliser la famine pour faire pression sur le Hamas. C’est également une violation des obligations qui incombent à Israël en tant que puissance occupante. »

Les conditions de vie précaires tuent dans la bande de Gaza. Six bébés sont morts d’hypothermie fin février, selon le ministère de la santé local. Dans une vidéo diffusée par l’Organisation mondiale de la santé sur le réseau social X le 4 mars, une médecin du nord de Gaza disait avoir vu « des femmes découper leurs vêtements et les donner à leurs filles pour les utiliser » en guise de serviettes hygiéniques.

Les militaires israéliens sont toujours présents dans le couloir de Philadelphie, vers la frontière égyptienne au sud, et aux confins de l’enclave, dans une zone tampon aux contours flous tracée de facto par Israël au nord, à l’est et au sud de la bande de Gaza lors des quinze mois de guerre. Tous ceux qui s’en approchent sont visés par des tirs. Plus de 120 Palestiniens ont été tués depuis le début de la trêve, le 19 janvier.

Le 9 mars, l’armée israélienne a confirmé avoir tiré sur un groupe de Palestiniens dans le quartier de Shujayia, dans le nord-est de l’enclave, les accusant d’avoir tenté de planter des explosifs vers ses troupes. Selon l’agence de presse palestinienne Wafa, une personne a été tuée et plusieurs autres blessées dans cette frappe de drone. Des tirs ont également été signalés à l’est du camp de Maghazi, dans le centre de Gaza.

À ces attaques directes s’ajoutent les victimes des munitions explosives encore disséminées un peu partout dans l’enclave. « Les 26 et 27 février, deux personnes auraient été tuées et cinq autres blessées par des engins explosifs dans le nord de Gaza et à Rafah, où des personnes auraient creusé pour installer des tentes », rapportait ainsi le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) dans son compte rendu hebdomadaire début mars.

De profonds traumatismes 

Les Gazaoui·es s’inquiètent aussi des rumeurs israéliennes d’une reprise des combats. « J’ai peur que la guerre revienne et que je perde à nouveau des gens qui me sont chers, confie Dina Matar. Beaucoup d’autres amis sont partis hors de Gaza et nous ne nous parlons plus comme avant. »

La vidéo de Donald Trump publiée le 26 février dépeignant une Gaza aux allures de Dubaï mais vidée des Palestinien·nes a relancé le débat sur l’expulsion des habitant·es de l’enclave – une menace régulièrement agitée par l’extrême droite israélienne qui préfère évoquer des « départs volontaires ». Dimanche 9 mars, le ministre des finances, le suprémaciste juif Bezalel Smotrich, a annoncé que le gouvernement israélien travaillait à mettre en place une administration qui superviserait le départ des Gazaoui·es de l’enclave – des déportations qui pourraient s’apparenter à un nettoyage ethnique.

Or, si la trêve a apporté un répit bienvenu aux Gazaoui·es, toutes et tous se demandent à quoi peut ressembler leur avenir au milieu d’une telle dévastation. Dina Matar insiste : elle restera, elle reconstruira la maison, mais il faut que les bombes se taisent une fois pour toutes. Avec pudeur, elle évoque celles et ceux qui sont morts, « que Dieu leur accorde Sa Miséricorde ». L’ensemble de la bande de Gaza est en deuil.

Après le cessez-le-feu, les collègues de Shaina Low, à l’instar de nombreux Gazaoui·es, ont traversé une myriade d’émotions : « Le soulagement, puis la réalisation de tout ce qui a été perdu, l’espoir que les gens ont ressenti quand la trêve temporaire a été mise en application et la tristesse quand ils sont revenus chez eux, note la travailleuse humanitaire de NRC. L’une de nos employées est retournée [dans le nord] juste après la trêve et a appris que des membres de sa famille avaient été tués. Quand elle a vu les conditions de vie dans ce qui était son quartier – il ne restait plus rien –, elle est revenue à Gaza ville. Comment surmonter de telles pertes ? Comment faire face à tous ces traumatismes ? »


 

    mise en ligne le 11 mars 2025

Montpellier : pour éviter qu’une famille dorme à la rue, une école est occupée aux Beaux-Arts

Elian Barascud sur https://lepoing.net/

Depuis le 3 mars, des parents d’élèves dorment dans l’école Jules-Verne avec la famille de deux enfants scolarisés dans l’établissement, privée de logement. Après avoir mis en place un réseau de solidarité spontané, les parents tentent d’interpeller les élus pour trouver des solutions pérennes

Il est 19 heures passées, les agents de l’école Jules-Verne, dans le quartier des Beaux-Arts, ont fini leur travail. Des parents s’activent pour aller chercher des matelas gonflables et les installer dans la salle d’accueil périscolaire. Les mots “entraide”, “solidarité’, “tolérance”, qui y sont inscrits à destination des élèves n’ont jamais eu autant de sens. Depuis le 3 mars, l’école est occupée tous les soirs par des parents pour loger une famille afghane privée de logement, dont deux enfants scolarisés dans l’établissement.

Pendant que le repas s’apprête à être servi, Touria, une parent d’élève présente pratiquement tous les soirs, raconte : “La directrice de l’école nous a alerté il y a six semaines sur la situation de cette famille, à la rue depuis septembre. On s’est rapidement organisé sur des groupes Whatsapp pour leur trouver des vêtements, leur préparer des repas et les héberger. Une famille de l’école a prêté son logement pendant les vacances.”

De cet élan d’entraide spontanée est né le collectif “Jules-Verne Solidarité”, qui a écrit aux pouvoirs publics pour les informer de la situation. Une pétition, qui a recueilli un millier de signatures, et une cagnotte, qui a permis de récolter 3 000 euros, ont été lancées. “Les hébergements d’urgence sont saturés, on s’est dit qu’on pourrait payer des nuits d’hôtels, mais la famille est nombreuse, il nous fallait une solution plus stable”, explique Murielle Kosman, mère d’un enfant de l’école et l’une des coordinatrices du collectif.

Le 2 mars, les parents mobilisés ont organisé un rassemblement dans la cour de la Maison pour Tous Frédéric Chopin, et ont décidé d’occuper l’école dès le lendemain pour donner plus de visibilité à leur combat. “On a même pu rester ce week-end, les agents venaient ouvrir l’école le soir et la refermer le matin”, précise Murielle Kosman. Un planning a été établi et les parents d’élèves se relaient par roulement pour dormir avec la famille. Les jours de classe, ils se lèvent aux aurores et quittent les lieux avant l’arrivée des agents, en témoignent les cernes qui marquent certains visages.

Jeudi dernier, 6 mars, ils ont reçu la visite de Véronique Brunet, première adjointe au maire de Montpellier, chargée de l’éducation, qui leur a fait comprendre que la situation ne pourrait pas durer, bien que la famille ne risquait pas d’être expulsée du territoire. De l’aveu même de la municipalité, 80 enfants dorment dans la rue à Montpellier. “Ils n’ont pas vraiment envie de voir d’autres écoles occupées”, souffle Murielle Kosman : “On nous a dit que cette famille pourrait avoir un logement d’ici quelques semaines, mais en attendant, il nous faut une alternative“. Elle et les autres membres du collectif ont commencé à lorgner du côté des logements de fonctions vacants de certaines écoles de la ville, qui pourraient faire office de solution transitoire.


 

    mise en ligne le 10 mars 2025

Nouvelle-Calédonie : « La question est de savoir si, pour une fois dans son histoire, la France réussira une décolonisation »

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

Dix mois après l’explosion des révoltes, les différentes forces politiques de l’archipel se sont retrouvées autour de la même table pour discuter de l’avenir institutionnel du territoire. Décryptage avec Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour les outre-mer.

Après une semaine passée en Nouvelle-Calédonie, Manuel Valls a remis aux forces politiques de l’archipel un document d’onze pages présentant les orientations du gouvernement sur l’avenir institutionnel du territoire. Brassant les sujets au cœur du processus de décolonisation – l’autodétermination et le lien avec la France, la citoyenneté et le corps électoral, la gouvernance et les institutions calédoniennes –, ce document pose toutes les hypothèses censées aboutir sur un futur « compromis politique » sur une souveraineté redéfinie.

Rappelant que ces orientations n’engageaient que l’État et qu’elles n’avaient pas valeur d’accord, les partis indépendantistes et loyalistes ont toutefois unanimement salué la méthode du ministre des outre-mer. Ce dernier a réussi là où ses prédécesseurs – Sébastien Lecornu et Gérald Darmanin en tête – avaient échoué : réunir tout le monde autour de la même table, ce qui n’était plus arrivé depuis 2021. « Il y a eu une dynamique, cela ne veut pas dire que c’est réglé », a prévenu l’intéressé, qui a déjà prévu une nouvelle visite dans le courant du mois de mars.

Réuni en convention le mardi 4 mars, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a noté que certains « objectifs » avaient été atteints. « Le passage en force est exclu et la recherche du consensus est une volonté manifeste », s’est notamment félicité le mouvement indépendantiste, en référence à la façon dont l’exécutif français avait voulu imposer le dégel du corps électoral, texte qui avait littéralement embrasé l’archipel en mai 2024. « La méthode Valls est encourageante, pour autant le FLNKS restera vigilant sur la suite du processus », poursuit-il.

Depuis sa nomination au ministère des outre-mer, Manuel Valls répète être « revenu aux fondamentaux des accords de paix » signés en 1988 (Matignon-Oudinot) et en 1998 (Nouméa), que certain·es dans le camp loyaliste cherchent à remettre en cause. « Il y a une volonté de terminer la décolonisation, d’émancipation du peuple kanak, c’était la base de l’accord de Nouméa, il faut la faire vivre, a déclaré le ministre sur Nouvelle-Calédonie La 1ère, le 1er mars. Et puis les Calédoniens ont voté trois fois, même si le dernier référendum a laissé un goût d’inachevé. »

Pour comprendre les fondamentaux du processus de décolonisation, mais aussi l’évolution des forces politiques de l’archipel et l’accumulation d’erreurs qui ont conduit à la crise de l’an dernier, Mediapart a interrogé le conseiller d’État honoraire Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour les outre-mer lors de la négociation des accords de Matignon-Oudinot.

Mediapart : Dix mois après l’explosion des révoltes en Nouvelle-Calédonie, quel regard portez-vous sur cette récente période ?

Jean-François Merle : D’abord, un sentiment d’immense gâchis, parce que ces émeutes auraient pu être évitées. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Les élections provinciales ont été reportées en 2025, les discussions ont repris, sur un projet global et pas uniquement sur le corps électoral, tous les partenaires ont accepté d’y prendre part, il n’y a plus de date couperet imposée…

C’est-à-dire très exactement ce que recommandaient, au printemps 2024, ceux – nombreux et d’horizons très divers – qui mettaient en garde l’exécutif sur les risques que faisait courir à la Nouvelle-Calédonie son projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral pour les élections provinciales.

Le chef de l’État et son gouvernement ont été sourds à ces avertissements et aveugles aux signaux qui montraient la détermination de la population kanak face à ce passage en force, remettant en cause un processus de décolonisation engagé depuis plus de trente-cinq ans avec les accords de Matignon. Mais entre-temps, les émeutes ont causé la mort de quatorze personnes, des dizaines ont été blessées, elles ont provoqué la destruction de nombreuses entreprises et d’équipements publics, des millions d’euros de dégâts, un tiers de la population salariée est au chômage…

« Il n’y aura pas de reconstruction durable de la Nouvelle-Calédonie sans des politiques publiques qui s’attachent à réduire ces inégalités et à réparer ces injustices. »

Cette période a aussi marqué une régression dans la difficile construction d’un destin commun entre les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie. Des blessures ont été ravivées, à nouveau certains ont eu peur de leurs voisins, le racisme s’est exprimé sans retenue sur les réseaux sociaux ou dans des tags, même s’il y a aussi eu de vraies chaînes de solidarité dans certains quartiers populaires de Nouméa ou dans des communes de brousse, quand les approvisionnements manquaient.

Enfin, ces émeutes ont aussi mis en lumière l’absence de perspectives d’une partie de la jeunesse, laissée-pour-compte des avancées économiques et sociales qu’ont permis les accords de Matignon puis de Nouméa, et qui s’est exprimée brutalement, dans le nihilisme et la destruction. Il n’y aura pas de reconstruction durable de la Nouvelle-Calédonie sans des politiques publiques qui s’attachent à réduire ces inégalités et à réparer ces injustices.

Le déplacement de Manuel Valls dans l’archipel a vu reprendre les discussions sur son avenir institutionnel. Avez-vous observé un changement de méthode côté gouvernement français ?

Jean-François Merle : Incontestablement. Plus exactement, il s’agit d’un retour à une méthode éprouvée, celle initiée par Michel Rocard en 1988, et que tous les gouvernements avaient suivie – jusqu’à celui d’Édouard Philippe, inclusivement. Cette méthode est fondée sur l’impartialité de l’État, la recherche du consensus par le dialogue et le temps nécessaire à la négociation, la perspective d’une décolonisation pacifique et réussie. 

Lors de ce même déplacement, le ministre a également eu un vif échange avec le député Nicolas Metzdorf autour de l’expression « peuple premier » que l’élu loyaliste perçoit comme une insulte. Qu’avez-vous pensé de cet échange ?

Jean-François Merle : Tout le monde sait que « peuple premier » exprime une antériorité, pas une supériorité. Mais il y a une tentation permanente, chez les ultras du camp non indépendantiste, d’instrumentaliser des mots ou de diaboliser des personnes. Ça dispense de penser et d’argumenter. Leur point Godwin est atteint lorsqu’ils mentionnent Edgard Pisani ou l’indépendance-association.

La présidente loyaliste de la province Sud, Sonia Backès, remet, elle aussi, en cause l’accord de Nouméa, estimant que le texte comporte des « ambiguïtés volontaires » qui auraient planté « les graines de la violence ». Que vous inspirent de telles déclarations ?

Jean-François Merle : Ceux qui signent un accord, qui repose sur un compromis, n’attendent nécessairement pas la même chose de la mise en œuvre de cet accord. Les indépendantistes en espéraient un vote en faveur de l’indépendance, les non-indépendantistes en attendaient le contraire. Il n’y a pas d’autre ambiguïté volontaire que celle qui est l’essence du compromis. Quant à la violence, de la part de quelqu’un qui n’hésitait pas à dire : « Le bordel, c’est nous qui le mettrons »...

Plus largement, quel regard portez-vous sur l’évolution du mouvement loyaliste par rapport aux figures que vous avez pu côtoyer au moment de la signature des accords de Matignon ? 

Jean-François Merle : Le camp non indépendantiste a toujours été composite, mais dans les années 1980, il était rassemblé derrière un leader peu contesté, Jacques Lafleur. Et ce leader a su, à un moment clé de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, préférer son pays à son parti.

Aujourd’hui, il n’est plus seulement composite, il est fracturé entre, d’une part, des composantes que je qualifierais de souverainistes, qui recherchent la plus grande autonomie possible au sein de la République, et, d’autre part, des formations dont le « loyalisme » consiste essentiellement à attendre de la France des subventions et des gendarmes pour les protéger des Kanak. Il n’y a plus de leader mais beaucoup de chefs et cheftaines, grands ou petits, dont beaucoup n’ont guère comme horizon que les prochaines élections.

Et côté indépendantiste ? 

Jean-François Merle : Le camp indépendantiste a toujours été, lui aussi, composite, c’est pour cela que ses différentes formations étaient regroupées dans un « front ». Les divisions se sont accentuées au point que, depuis 2001, il n’a plus été capable d’élire un président qui incarne le FLNKS. Si toutes ses composantes souhaitent l’indépendance, certains ont élaboré un projet d’indépendance partenariale avec la France, d’autres restent davantage dans le vague, réclamant la pleine souveraineté et renvoyant à plus tard les conditions de son exercice.

Les tensions se sont exacerbées au printemps 2024 autour des modalités d’action de la CCAT [Cellule de coordination des actions de terrain – ndlr] ou des contacts avec l’Azerbaïdjan, et fin 2024, deux des formations historiques ont quitté le FLNKS. Jusqu’à l’élection d’Emmanuel Tjibaou, comme député puis comme président de l’Union calédonienne, il y avait eu très peu de relève générationnelle du côté indépendantiste. Je pense que son élection est due pour une bonne part au fait qu’il incarnait cette relève et qu’il était extérieur aux appareils partisans. 

Pour lever toute ambiguïté, justement, pourriez-vous rappeler les principes et l’esprit des accords de Matignon et de Nouméa ?

Jean-François Merle : Les accords de Matignon-Oudinot avaient une double finalité : restaurer la paix civile et organiser une période de transition permettant un rééquilibrage politique, économique et social, avant un référendum d’autodétermination. Ils reposaient sur deux piliers : le partage du pouvoir, qui ne découlait plus uniquement du principe majoritaire, et la reconnaissance de la légitimité de tous ceux qui vivaient en Nouvelle-Calédonie en 1988 à participer aux choix d’avenir pour le pays.

Ces accords s’inscrivaient dans une démarche de « décolonisation dans la République », selon l’expression de Michel Rocard, avec l’autodétermination à l’issue du processus.

« C’est la nature des liens avec la France qui est posée, des liens qui ne peuvent plus être imposés. »

L’accord de Nouméa allait plus loin. D’abord, il y a son préambule, qui offre une lecture partagée de l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie et reconnaît la place qui doit revenir à l’identité kanak. Ensuite, il trace un chemin d’émancipation, avec le transfert à la Nouvelle-Calédonie de toutes les compétences non régaliennes et l’organisation d’un véritable pouvoir législatif. Enfin, il reconnaît une citoyenneté calédonienne, distincte de la citoyenneté française, pour les élections provinciales et l’accès à l’emploi local.

Le grand constitutionnaliste qu’était Guy Carcassonne, lui aussi ancien conseiller de Michel Rocard, disait du titre XIII de notre Constitution, où figure l’accord de Nouméa, qu’il était la « mère porteuse » de la Constitution d’un pays en devenir…

Vous avez expliqué que le troisième référendum d’autodétermination était « calamiteux ». Quelle valeur doit-on accorder à son résultat ?

Jean-François Merle : Quand on organise un référendum, c’est pour demander au peuple souverain de trancher une question politique. Si le peuple ne s’exprime pas, quelle qu’en soit la raison, la question reste irrésolue. Le référendum de 2021 est donc légalement valable et politiquement inopérant. D’ailleurs, si ce référendum avait tranché les choses d’une manière aussi incontestable que les deux premiers, les discussions seraient aujourd’hui d’une autre nature.

La question de l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie est-elle toujours d’actualité ? Quel chemin les partenaires de l’accord de Nouméa doivent-ils selon vous emprunter pour y parvenir ?

Jean-François Merle : La question qui est posée à la France est de savoir si, pour une fois dans son histoire, elle parvient à réussir une décolonisation, ce qui signifie beaucoup plus que de reconnaître une indépendance, et si elle est capable, au XXIe siècle, de concevoir son influence et ses relations avec des territoires éloignés de l’Hexagone autrement qu’en termes de possession.

La question qui est posée à la Nouvelle-Calédonie, et spécialement au peuple kanak, est de savoir ce que signifie la pleine souveraineté, dans un système géopolitique à la fois aussi incertain, dangereux et interconnecté que le monde où nous vivons. Jean-Marie Tjibaou parlait de la « capacité à négocier les interdépendances ».

C’est donc la nature des liens avec la France qui est posée, des liens qui ne peuvent plus être imposés, fût-ce par l’effet d’une longue histoire, mais librement choisis et consentis.

Le gouvernement a présenté une série d’orientations pour commencer à dessiner les contours d’un avenir partagé en Nouvelle-Calédonie. Que pensez-vous des pistes évoquées ?

Jean-François Merle : Le gouvernement a proposé aux acteurs politiques calédoniens de discuter autour de trois thématiques fondamentales : la nature du lien avec la France, la citoyenneté calédonienne et la gouvernance du pays, et pour chacune de ces thématiques, le document énonce les différentes positions recueillies lors des contacts que le ministre a eus avec les délégations des deux camps. C’est une bonne méthode, qui permet de circonscrire les convergences et les divergences sur les questions essentielles.

Manuel Valls a également indiqué qu’il faudrait, à un moment donné, trouver les modalités pour associer la société civile à la discussion de ces orientations. Cela n’avait pas été possible en 1988 – même s’il y avait eu la « mission du dialogue » avant les accords de Matignon –, ni en 1998, mais après ce qui s’est passé au printemps 2024, c’est tout à fait nécessaire.


 

    mise en ligne le 9 mars 2025

Défense contre protection sociale :
le faux dilemme

Gilles Rotillon sur https://blogs.mediapart.fr/

En instillant dans l'opinion l'idée de la nécessité d'une économie de guerre, c'est la protection sociale qui est visée

Comme c’était prévisible, l’élection de Trump a des répercussions inquiétantes sur la paix mondiale. Son entente avec la Russie pour négocier une paix en Ukraine sans les Ukrainiens, ses prises de position sur Gaza, le Canada, le Groenland, Panama et l’Union européenne indiquent à la fois la mise en œuvre du repli de l’Amérique sur ses seuls intérêts (du moins tels qu’ils sont compris par Trump), et une politique impérialiste d’annexion de territoires et des ressources qu’ils possèdent. Pour l’Europe, le retrait américain du soutien militaire à l’Ukraine et son exhortation à ce que les membres européens de l’OTAN consacrent 5% de leur PIB à leur budget de défense reposent la question des dépenses militaires nécessaires aussi bien pour continuer à soutenir l’Ukraine en se substituant à l’aide américaine défaillante que pour garantir sa propre défense.

Si la situation internationale de tension exige sans doute de se poser des questions de défense, donc de financement pour pouvoir les traiter et si on juge nécessaire la hausse des budgets qui leur sont consacrées, la manière dont ce sujet est abordé, tant dans les médias courroies de transmission de la doxa dominante, que chez les responsables politiques est pour le moins unilatérale. Pour eux, il n’y a effectivement pas de question à se poser sur le financement, ce ne peut être qu’un arbitrage entre les budgets militaires et la protection sociale, la seule interrogation portant sur l’ampleur des « sacrifices » qu’il faut accepter pour préserver « notre sécurité ». Un exemple caricatural de cette position est celui de Rémi Godeau, rédacteur en chef de L’Opinion dans son « billet libéral » sur la chaîne Xerfi canal, qui nous explique que « la seule solution budgétaire tenable pour financer l’effort de guerre, c’est une baisse drastique des dépenses sociales, à commencer par les retraites ». Et la même position est tenue par Nicolas Bouzou, que sa page Wikipédia présente comme « un essayiste spécialisé en économie et chroniqueur de télévision et de radio »[1]et qui s’est empressé d’écrire que « Face au risque de guerre, le France doit adopter un programme de puissance économique. Augmenter le temps de travail, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation, sont désormais des impératifs sécuritaires ».

On ne peut pas douter non plus que c’est le point de vue d’Emmanuel Macron qui refuse toujours d’augmenter les impôts (des plus riches) préférant faire appel à la patrie et à l’union nationale pour faire accepter cette casse des services publics qui ne peut être que l’issue du « débat » compte tenu de la manière dont il est posé.

Et si sacrifice il y a, ce ne peut pas être une baisse des subventions sans contreparties aux grandes entreprises (plus de 150 milliards d’euros par an quand on évoque une hausse nécessaire de 80 milliards pour le budget de la défense), sur les dividendes en hausse qui ne cessent d’être versés aux actionnaires ou sur le patrimoine des plus riches (la part de celui des 1% les plus riches est passé de 41,3% en 2010 à 47,1% en 2021 de la valeur totale du patrimoine des Français).

En revanche la tactique bien connue de la dramatisation du conflit avec la Russie permet d’insister sur la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron dans son allocution en pointant toutes les actions russes qui justifieraient ce constat (assassinats d’opposants à l’étranger, cyberattaques, désinformation organisée, manipulation des élections), qui feraient de la Russie une menace existentielle pour l’Europe, et en généralisant immédiatement sur la prédiction qu’elle ne s’arrêterait pas aux frontières de l’Ukraine[2]. Il faut d’ailleurs noter que sa peur est sélective et que la condamnation de la « loi du plus fort » appliquée par la Russie envahissant l’Ukraine, ne s’applique pas à Israël faisant la même chose à Gaza.

Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique. Et quand le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot déclare dans Le Figaroque « la ligne de front ne cesse de se rapprocher de nous » en raison des « ambitions impérialistes » de la Russie, il est dans une surenchère qui ne s’appuie sur aucune réalité.

En fait, comme pour le recul de l’âge de départ en retraite, la première question qui doit être posée c’est celle du « pour quoi faire ? ». Quelles sont les raisons impératives qui exigent que tout le monde travaille plus longtemps ? Et de même, proclamer qu’une défense européenne est indispensable sans poser la question préliminaire de la stratégie commune qui la justifie c’est, dans l’état actuel des capacités de défense de l’Europe, avoir des budgets en hausse pour continuer à acheter des armements américains (55% du budget français est consacré à cela) et donc rester dépendant des USA. C’est aussi ravir les industries d’armement qui voient grimper leur cotation en Bourse (16% pour Thalès, 15% pour Dassault).

Ce faisant, on accroit encore les inégalités sociales ouvrant grand la porte à l’extrême droite, déjà au pouvoir dans de nombreux pays et de plus en plus puissante dans d’autres (en France, en Allemagne, en Suède, …).

D’autres moyens de financement des dépenses militaires supplémentaires ont été évoqués. L’un serait, en France, la création d’un livret d’épargne D (comme défense), sur le modèle du livret A pour capter une part de l’épargne populaire sans qu’en soient précisées pour l’instant les modalités (si son taux est de l’ordre du second, il serait peu attractif vu le niveau d’inflation actuel). Un autre serait de sortir les dépenses militaires de la dette publique ce qui permettrait de continuer à avoir la règle des 3% maximum de déficit laissant ainsi une plus grande marge aux États sur le plan budgétaire.

Outre la confirmation de la contrainte inutile de cette règle arbitraire que rien ne justifie, ni politiquement, ni économiquement, on peut aussi s’étonner qu’une telle proposition n’ait pas été formulée il y a longtemps pour avoir une politique écologique à la hauteur des enjeux et pour la construction d’une Europe sociale digne de ce nom.

On évoque aussi la confiscation des avoirs russes qui sont pour l’instant gelés. Mais si ce type d’annonce ne peut avoir qu’un effet positif sur l’opinion en faisant preuve de fermeté à l’égard de la Russie[3], il serait sans doute plus efficace si on expliquait par quels moyens légaux cette confiscation pourrait se faire. Le Canada l’a déjà tenté sans succès et pour l’instant ce genre de déclaration martiale est davantage un élément d’une politique de communication qu’une réponse opérationnelle. On comprend pourquoi c’est justement ce qu’a déclaré Attal, un expert des annonces sans lendemain, qui a subitement changer d’avis sur ce sujet.

Finalement, l’aggravation indéniable des tensions internationales ne sert finalement que de prétexte pour accélérer la disparition du modèle social européen déjà bien insuffisant qui était déjà au cœur des politiques néolibérales existantes.

[1] Si on peut s’interroger sérieusement sur la compétence en économie de cet « essayiste », il n’y a pas de doute sur son statut de « chroniqueur de télévision et de radio » tant il est souvent invité sur tous les plateaux. Ce qui en dit long sur l’objectivité des médias et leur pluralisme ou sur leur incompétence à juger de la qualité de leurs « chroniqueurs ».

[2] Si le constat sur les actions hostiles de la Russie est juste, le passage à la prédiction est nettement plus problématique

[3] Il faudrait d’ailleurs distinguer entre les avoirs des oligarques qui seraient une bonne chose et sur laquelle il n’y a pas de question de principe à opposer sinon sa possibilité dans le cadre du droit international et ceux détenus par la Banque centrale de Russie, dont la confiscation, si elle était juridiquement possible, ne manquerait pas d’exposer à des répliques de la part de la Russie qui auraient des répercussions sur l’euro difficiles à anticiper, mais sans aucun doute destabilisatrices.


 

 

    mise en ligne le 8 mars 2025

Pas d’espoir de paix durable sans justice : des juristes du monde entier se mobilisent pour que le crime de génocide soit reconnu

sur https://blogs.mediapart.fr/

Plus de 230 juristes, avocats, juges, et professeurs de droit du monde entier se joignent aux experts et rapporteurs de l'ONU pour qualifier juridiquement les crimes commis à Gaza de « génocide », et rappeler ainsi les obligations légales des États. Ce texte veut contribuer à la préservation du droit international aussi mis en péril à Gaza, afin d'éviter de nouvelles atrocités de masse en toute impunité. « L'histoire enseigne que la paix durable ne peut être construite sans justice. »

« Plus jamais ça ». Au lendemain de la libération du camp d’Auschwitz, dont nous fêtons les 80 ans, la communauté internationale a établi des règles de droit pour empêcher de nouvelles atrocités de masse et obliger les auteurs de ces actes à rendre des comptes. Pourtant, « nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux » écrivait le 28 octobre 2023, Craig Mokhiber, l’ancien directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, dans sa lettre publique de démission. 

« J’ai travaillé lors des génocides contre les Tutsis, les musulmans bosniaques, les Yézidis et les Rohingyas. […] En tant que juriste spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d’expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’exploitation politique abusive. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, […] ne laisse aucune place au doute ou au débat. […] Il s’agit d’un cas typique de génocide ». Raz Segal, historien israélien et directeur du programme sur l’Holocauste et le génocide à l’Université de Stockton aux Etats-Unis, parle encore d’« un cas d’école de génocide ». Un nombre important de rapports et d’enquêtes d’experts, de comités, et de rapporteurs spéciaux des Nations Unies corroborent cette conclusion. 

Si le cessez le feu de janvier laisse entrevoir la fin des massacres systématiques à Gaza, l'histoire enseigne que la paix durable ne peut être construite sans justice. Il est donc impératif de ne pas y laisser mourir aussi le droit international, en commençant par qualifier correctement les crimes commis par Israël au regard de ce droit. Des dizaines de juristes, avocats, juges, et professeurs de droit du monde entier se joignent aux experts et rapporteurs de l'ONU pour affirmer dans cette tribune qu’il convient de qualifier ces crimes de génocide, et rappeler ainsi les obligations légales des États dès lors qu'il existe un « risque sérieux » de génocide. 

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, dont découlent toutes les règles de droit national en la matière, définit le génocide comme un ou plusieurs « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ces actes incluent notamment le meurtre, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, et la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique. La commission d’un seul de ces actes suffit à caractériser l’élément matériel du génocide. Or, Israël a commis au moins l’ensemble de ces trois actes à Gaza, sur lesquels cette tribune se concentrera, bien que les crimes commis contre le peuple palestinien dans les autres territoires palestiniens occupés doivent être pris en considération pour mesurer leur ampleur. 

Premièrement, depuis le 8 octobre 2023, les frappes de l’armée israélienne ont tué plus de 48 348 personnes à Gaza, dont plus de 14 500 enfants. 60% des victimes sont des femmes, des enfants et des personnes âgées. Plusieurs milliers de personnes restent ensevelies sous les décombres.  Deuxièmement, outre la commission avérée de ces meurtres, des atteintes physiques et psychologiques considérables sont caractérisées : on dénombre plus de 111 761 blessés, dont une grande partie souffrent de blessures graves. Israël a fait de Gaza le territoire qui compte le plus d'enfants amputés par habitant au monde. Les Palestiniens à Gaza subissent des traumatismes psychologiques inimaginables dans ce climat de terreur et d’impuissance créé par la constance des attaques aériennes et terrestres, et l’effondrement des infrastructures vitales. « La quasi-totalité des 1,1 million d’enfants de Gaza ont un besoin urgent de protection et de soutien en matière de santé mentale ». Un recours généralisé à la torture et aux mauvais traitements a également été observé en cas de détention. 

Troisièmement, en ce qui concerne l’acte de « soumission d’un groupe à des conditions de vie entraînant sa destruction partielle ou totale », la jurisprudence internationale a précisé qu’il s’agit de situations où les membres du groupe sont condamnés « à mourir à petit feu ».  

Or d’une part, depuis octobre 2023, Israël a procédé méthodiquement au bombardement des moyens de subsistance des Palestiniens à Gaza, déjà dépendants à 80% de l’aide humanitaire du fait d’une occupation imposée depuis 1967 et un blocus illégal de Gaza. Ces frappes ont abouti à la destruction de 92% de leurs logements, des points d’accès à l’eau, des terres agricoles, du bétail, des installations sanitaires et électriques (entraînant un nombre record d’infections et de maladies), de 84% des établissements de santé, tuant plus de 340 professionnels de santé et condamnant les nombreux blessés à ne pas pouvoir être soignés. Israël a ainsi procédé au déplacement forcé et répétitif de 1,9 millions de personnes, soit 90% de la population, dans des camps privés de tout, et qu’il a continué de bombarder. La promiscuité ainsi que l'absence d'installations sanitaires qui prévalent dans ces camps y favorisent aussi la propagation rapide des maladies infectieuses. 

D’autre part, Israël a bloqué les camions acheminant l’aide humanitaire, y compris les fournitures médicales, qui ne pénètrent qu’au compte-gouttes à Gaza. « Il ne s’agit pas juste de négligence, mais d’une politique délibérée de privation ayant entraîné des milliers de décès par déshydratation et maladie », explique la directrice exécutive de Human Rights Watch, Tirana Hassan. « Pour que le siège soit efficace, nous devons empêcher les autres de porter secours à Gaza […] Il faut dire aux gens qu’ils ont le choix entre deux options : rester et mourir de faim, ou partir » expliquait en octobre 2023 Giora Eiland, conseiller auprès de Yoav Gallant, alors ministre israélien de la défense jusqu'à fin novembre 2024. Ce dernier confirmait publiquement avoir ordonné « un ‘siège complet’ de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait 'pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible' et que 'tout [étai]t fermé'» Afin d’obstruer l’accès à l'aide humanitaire, Israël a été jusqu’à bombarder des infrastructures de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), la principale organisation d'aide à Gaza et dans la région, tuant plus de 258 de ses employés depuis octobre 2023.

Selon des chiffres des Nations Unies, dès mars 2024, « 100 % de la population de Gaza [était] dans une situation d’insécurité alimentaire grave (ou de famine). C’[était]la première fois qu’une population entière [était] ainsi classée ». D'après l’UNICEF, la malnutrition « aiguë a atteint des niveaux alarmants [...]. Chaque journée sans traitement peut leur être fatal. [...] Si nous n’agissons pas immédiatement, nous risquons de perdre une génération entière [...]. ».  En juillet 2024 le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation a clairement affirmé qu' « Israël utilise la famine comme stratégie dans le cadre du génocide qu’il mène actuellement contre le peuple palestinien à Gaza ». Ces conditions sont donc bien de nature à entraîner « la destruction physique totale ou partielle » des Palestiniens à Gaza.

Contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à un nombre plancher de personnes tuées. En novembre 2021, le tribunal régional supérieur de Francfort a par exemple reconnu un membre de l’État islamique coupable de génocide pour les atteintes graves à l’intégrité physique et psychique commises envers une femme yézidie et sa fille, réduites en esclavage après leur capture lors du massacre par l’État Islamique de plus de 5000 Yézidis en 2014 à Sinjar. En mars 2016, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a aussi condamné un membre des forces serbes pour génocide, en raison des massacres de Srebrenica de 1995, entraînant la mort d’au moins 7000 hommes et garçons musulmans.

En ce qui concerne l’élément intentionnel du génocide, la caractérisation de l'intention génocidaire n'est pas non plus subordonnée à une volonté d’anéantissement d’un groupe entier, et peut être constituée dès lors que l’un des actes susvisés a été commis dans l’intention spécifique de détruire « tout ou partie » du groupe. 

Sur la « partie » du groupe, la jurisprudence internationale admet qu'elle peut être « au sein d’une zone géographique précise » et non « dans le monde entier ». Elle apprécie alors le contrôle et l’opportunité de l’auteur du crime de génocide sur cette zone. Gaza est enclavée et sous le contrôle d'Israël qui a donc la « possibilité » d'en anéantir la population. En ce sens, Amos Goldberg, historien israélien spécialiste de la Shoah, déclarait que « ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus ». 

La jurisprudence exige aussi que cette partie du groupe soit « substantielle », ce qui s’apprécie au regard de « l’élément quantitatif ainsi que de la localisation géographique et de la place occupée par cette partie au sein du groupe. ». Or, les gazaouis représentent 40% des 5,5 millions de palestiniens des territoires occupés, soit une partie « suffisamment importante pour que sa disparition ait des effets sur le groupe tout entier ». Le critère quantitatif étant tragiquement rempli, la CIJ, la plus haute instance de justice chargée de poursuivre les crimes internationaux des États, a reconnu en janvier 2024 qu’il s’agissait d’une partie « substantielle » du groupe, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres critères. 

Par ailleurs, l’intention génocidaire (ou le dol spécial) d’Israël de détruire cette partie du groupe peut être démontrée par des preuves directes (déclarations ou documents provenant des autorités étatiques) ou se déduire des preuves indirectes.  

En premier lieu, les responsables israéliens ont publié  des déclarations et des documents qui traduisent clairement leur intention de détruire les Palestiniens à Gaza. Yoav Gallant, annonçait par exemple en ces termes le 10 octobre 2023, en quoi consistait leur plan méthodique connu sous le nom de « Glaives de fer » : « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence […] Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Nous détruirons tout. […] Cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera ». Isaac Herzog, le président d’Israël, ajoutait deux jours plus tard : « c’est toute une nation qui est responsable […] et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale ». 

37 experts et rapporteurs de l’ONU dès novembre 2023 se sont alarmés d’une « rhétorique manifestement génocidaire et déshumanisante des hauts responsables israéliens », appelant à la « destruction totale et à l’effacement » de Gaza, et à la nécessité de « les achever tous », rhétorique largement répandue  «  dans plusieurs secteurs de la société israélienne ». 

En second lieu, en matière de preuves indirectes de « l’existence d’une ligne de conduite  délibérée » d’Israël et de son intention génocidaire, les experts susvisés n'ont pu que constater la présence d'un grand nombre d'indices pris en compte par la jurisprudence internationale, tels que « l’ampleur des atrocités commises, le fait de viser systématiquement certaines victimes en raison de leur appartenance à un groupe particulier, ou la récurrence d’actes destructifs et discriminatoires.» ; «  les armes utilisées et la gravité des blessures subies par les victimes, le caractère méthodique de la  planification ; le caractère systématique du crime », et « plus de victimes et de dégâts que ce qui était nécessaire d’un point de vue militaire ». 

Sur ce seul dernier indice des  pertes disproportionnées, il sied de rappeler que l’analyse des attaques montre qu’Israël a visé la population civile plutôt que des cibles militaires, pour raser des quartiers entiers, en violation manifeste du droit des conflits armés. « Des Palestiniens ont été tués chez eux ou dans leur lit d'hôpital». Les experts ont relevé que pendant les premiers mois de l’attaque, Israël a largué plus de 25 000 tonnes d'explosifs, équivalant à deux bombes nucléaires, sur Gaza, une zone de seulement 41 km de long sur 6 à 12 km de large, soit moins de la moitié de la superficie de Madrid. 

Des méthodes de guerre planifiées et rarement employées en temps de guerre ont aussi été relevées, comme la privation délibérée des besoins fondamentaux; des pilonnages incessants pendant 15 mois et l’utilisation d’armes à rayon large contre les bâtiments d’habitation et infrastructures publiques dans des quartiers densément peuplés, utilisant des munitions non guidées (ou « bombes muettes ») et principalement durant la nuit; les tirs des forces israéliennes sur la foule alors qu’elle venait récupérer des denrées alimentaires; les attaques sur la route empruntée par la population alors qu’elle était évacuée de force en 24h ; les déplacements répétés des Gazaouis vers des « zones de sécurité » désignées comme des camps de réfugiés et ensuite bombardés ; et la destruction des hôpitaux et des écoles où se réfugiaient les survivants. 

La poursuite des crimes par Israël malgré les avertissements répétés de l’ONU, malgré les trois ordonnances de mesures provisoires de la CIJ, établissant qu’il existe un « risque réel et imminent » de génocide, et par conséquent malgré la parfaite conscience des responsables israéliens de l’impact des crimes sur le groupe ciblé est un autre indice déterminant pour la qualification de l’élément intentionnel. La CIJ lui a ordonné sans succès dès janvier 2024 de «prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire » et de « cessez immédiatement toutes ses opérations militaires ».

Enfin, Israël ne saurait invoquer le mobile de ses crimes pour les justifier, puisque l’intention génocidaire peut être « une méthode de conduite des hostilités »  pour atteindre d’autres objectifs militaires, tels qu’en l’espèce l’éradication du Hamas. Il ne saurait non plus invoquer le droit à la légitime défense puisqu’il ne respecte pas les principes de nécessité et de proportionnalité. En tout état de cause, un État occupant ne peut y recourir, si la menace émane du territoire occupé.

Au vu de tout ce qui précède, les signataires de cette tribune urgent donc tous les États à respecter leurs obligations de droit international : prévenir tout acte génocidaire envers les Palestiniens à Gaza et dans les autres territoires palestiniens occupés; mettre tout en œuvre pour maintenir un cessez le feu durable; imposer un embargo total sur les armes et des sanctions économiques à Israël; cesser tout type d’aide financière, militaire à Israël ou tout soutien passible de poursuites pour complicité de génocide et suspendre les accords de coopération avec Israël ; soutenir l’application des ordonnances de la CIJ ; arrêter les responsables contre lesquels un mandat d’arrêt a été émis par la Cour Pénale Internationale ; et poursuivre dans leurs systèmes judiciaires les personnes physiques et morales responsables et complices du génocide, notamment au titre de la compétence universelle. 

Recherche et rédaction :

- Marie-Laure Guislain, avocate de formation, spécialisée dans les crimes internationaux en France, à l’origine notamment des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité contre Lafarge ou complicité de génocide contre BNP au Rwanda, 

- Tamsin Malbrand, avocate de formation, spécialisée dans les crimes internationaux en France, à l’origine notamment de la plainte pour complicité de génocide contre BNP au Rwanda.

Contributeurs :

Joel Bedda, juriste en droit international pénal et humanitaire

Yasmina El Moussaid, juriste en droit international


 

suivent les noms des 230 juristes signataires


 

    mise en ligne le 7 mars 2025

Pilules abortives :
le monopole de  Nordic Pharma
peut-il mener à la pénurie ?

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

Alors que les IVG médicamenteuses représentent près de 80 % des avortements, la France dépend d’un seul laboratoire privé, Nordic Pharma, pour la fourniture de comprimés abortifs. Une dépendance qui accentue le risque de pénurie et de restrictions d’accès à l’avortement pour les femmes, mais aussi de pression sur les prix.

Alors qu’aux États-Unis, l’accès à l’IVG est de plus en plus menacé, la France, devenue le premier pays au monde à reconnaître dans sa Constitution la liberté de recourir à l’avortement, fait figure d’exception. Sauf que la prépondérance de la méthode médicamenteuse – qui représente aujourd’hui 80 % des actes (contre 31 % en 2000 selon la Drees) – fait de la production et de l’approvisionnement des comprimés abortifs un enjeu central de l’accès à l’avortement.

Concrètement, pratiquer un avortement médicamenteux implique la prise de deux principes actifs administrés à 48 heures d’intervalle : le premier, le mifépristone (sous le nom de Mifegyne, plus connu sous le nom de RU486), interrompt la grossesse. Le second, le misoprostol, qui existe sous deux marques MisoOne et Gymiso, déclenche des contractions et provoque l’expulsion de l’embryon. La particularité, c’est que la production de ces médicaments est dans les mains d’un seul laboratoire, le groupe Nordic Pharma. Pour faire court, en cas de défaillance industrielle, il n’existe aucune solution alternative.

Risques de rupture de production et d’approvisionnement

Ce qui n’est pas sans risque, comme le pointe l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « Le monopole d’un seul laboratoire pharmaceutique privé (Nordic Pharma) soulève des questions quant aux risques de pénurie, de problèmes d’approvisionnement et de pression sur les prix des comprimés abortifs. » Comme le résume Justine Chaput, chercheuse à l’Ined et coautrice d’une étude sur l’IVG parue en novembre dernier, « en creux, cela pose la question de comment garantir l’accès à l’avortement dans ces conditions ».

Une crainte qui est justement devenue réalité entre 2022 et 2023. Durant cinq mois, des problèmes de disponibilité ont été observés concernant le misoprostol (trois mois de rupture de Gymiso puis deux mois de tension sur le MisoOne).

Plusieurs associations féministes avaient alerté quant à l’impossibilité pour certaines patientes de recourir à l’IVG médicamenteuse. Des stocks, destinés à l’Italie, avaient alors été réorientés vers la France. Déjà en mai 2020, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes avait alerté sur les problèmes de disponibilité concernant notamment cette même molécule.

« Des conséquences catastrophiques »

« Un mois de tension sur un médicament peut sembler peu, mais les conséquences peuvent être catastrophiques lorsqu’il est question d’IVG », avait rappelé la sénatrice Laurence Cohen, rapportrice de la Commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments, créée en février 2023, afin de faire toute la lumière sur les causes de ces tensions. Auditionné dans ce cadre, le président de Nordic Pharma de l’époque, Vincent Leonhardt, avait concédé les difficultés et assuré que désormais, « il n’y a pas à craindre de pénurie ».

Depuis, c’est vrai, il n’y a pas eu d’autre alerte, reconnaît Sarah Durocher, la présidente du Planning Familial. Entre-temps, d’ailleurs, le misoprostol a été inscrit sur la liste de l’Agence nationale de sécurité et du médicament (ANSM) des « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur », ce qui oblige le laboratoire à « détenir un stock minimal de sécurité de quatre mois ». « Cela implique de prévoir une chaîne de production plus sécurisée, mais c’est une façon assez limitée de régler le problème, car les médicaments se périment et cela demande une gestion des stocks complexes », nuance Philippe Abecassis, économiste de la santé, maître de conférences à l’université Paris 13.

Mais l’inquiétude quant à de possibles tensions demeure telle une épée de Damoclès, d’autant plus que le nombre de recours à l’avortement ne cesse d’augmenter. Il était ainsi de 242 000 en 2023 contre 218 000 en 2015. « Un problème d’approvisionnement pourrait avoir un impact sur la possibilité ou non de pratiquer des IVG. S’il fallait réorienter les patientes en raison d’un problème de disponibilité de ces médicaments, ce serait impossible et augmenterait les délais », analyse Justine Chaput. D’autant que la disponibilité de l’offre varie selon les territoires. « Dans certains départements, les avortements sont réalisés à près de 90 % par voie médicamenteuse », précise la militante du Planning, rappelant que « 130 centres IVG auraient fermé au cours des quinze dernières années ».

Une production européenne mais…

Certes, contrairement à une grande majorité de médicaments, les pilules abortives sont exclusivement produites en Europe. L’usine de principe actif de misoprostol et de Mifépristone est implantée en Angleterre. Les deux usines de production de MisoOne sont quant à elles basées en France. Les comprimés Gymiso, eux, sont fabriqués et conditionnés sur le site de Leon Pharma, en Espagne.

« Ce circuit de production peut minimiser les tensions. Plusieurs laboratoires peuvent produire, des flux sont possibles en dépannage, ce qui limite les risques, sans les retirer pour autant », pondère Philippe Abecassis. Car ce circuit reste dépendant des aléas des marchés privés. « Est-ce bien ou pas, ce n’est pas mon rôle d’y répondre. Mais il s’agit d’un laboratoire privé qui répond à des logiques d’intérêts privés, qui ne sont pas celles de la santé publique », rappelle Justine Chaput, de l’Ined.

Pas de générique de misoprostol

Et la perspective d’une pénurie est d’autant plus préoccupante qu’il n’existe pas de générique de misoprostol. Interrogé en mai 2023 par la commission d’enquête du Sénat, le directeur de Nordic Pharma reconnaissait que « des génériques seraient possibles sur ces produits »… tout en expliquant pourquoi il n’en existe pas : « Nous bénéficions d’un monopole de circonstance, qui n’est pas lié à un brevet. (…) Nous nous trouvons être l’exploitant des deux marques de misoprostol disponibles en France depuis que le laboratoire Linepharma, qui commercialisait le Gymiso, s’est retiré du marché. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour assurer l’exploitation de ce médicament. »

Pourquoi ? Contacté par l’Humanité pour plus de précisions, le laboratoire n’a pas répondu. Comme le rappelle Philippe Abecassis, « pour fabriquer un générique, il faut des garanties, notamment de rentabilité. Dans le cas présent, le marché des pilules abortives présente déjà un gros taux de pénétration ».

Selon Nordic Pharma, la France représente en effet un tiers des ventes de Mifegyne, 65 % des ventes de MisoOne et 91 % des ventes de Gymiso. « Les perspectives de croissance du marché sont donc extrêmement faibles, avance l’économiste. En outre, il existe des tensions en Europe sur le sujet, des risques que des pays limitent l’avortement. Aucun laboratoire fabricant des génériques ne veut prendre ce risque », suppose l’économiste.

De fait, ce monopole, lié au statut de propriété intellectuelle, rend vulnérable la production face aux actions des lobbies anti-IVG. Avec la montée des mouvements anti-choix dans le monde et en Europe, une rupture de pilules abortives pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les femmes concernées, rappelle Sarah Durocher, du Planning familial.

« En Italie, 80 % des médecins sont objecteurs de conscience. Avec la droite conservatrice au pouvoir, qui nous dit que ce ne pourrait pas être le cas en France un jour ? » Présidente du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, Isabelle Derrendinger corrobore : « La constitutionnalisation de l’IVG est un acte très fort. Mais si l’accès à ces médicaments abortifs se restreint pour les patientes, ça leur fera une belle jambe de savoir que l’IVG est inscrit dans la Constitution. Les femmes avortent avec autre chose qu’un symbole. Il leur faut un accès aux thérapeutiques médicamenteuses. »

Un prix multiplié par 35

En attendant, cela profite à Nordic Pharma, qui, avec ce « monopole de circonstance », se voit assurer une belle rentabilité. Interrogé à ce sujet par les sénateurs, son dirigeant avait alors botté en touche « compte tenu du secret industriel ». Le coût d’une IVG médicamenteuse étant compris entre 305,62 euros et 353,64 euros selon le lieu où est réalisée l’intervention (hôpital ou médecine de ville), remboursé par l’assurance-maladie à 100 %, le gain est vite calculé.

Surtout quand on sait que Nordic Pharma a multiplié le prix du Gymiso par plus de 35 quand il en est devenu le détenteur… et qu’il n’a aucune concurrence d’un médicament générique, vendu environ 60 % moins cher que la molécule princeps. Résultat, la France est aujourd’hui dépendante d’un seul laboratoire alors même que ces médicaments sont indispensables à la garantie du droit des femmes à disposer de leur corps.


 


 

La Mifépristone et le misoprostol : l’histoire agitée des molécules de la pilule abortive

Alexandra Chaignon sur www.humanite.f’r

Que ce soit la mifépristone ou le misoprostol, les deux médicaments indissociables pour la pilule abortive ont connu des trajectoires troublées par les problèmes économiques, renforcées par les interventions des mouvements anti-IVG.

La découverte des propriétés abortives du RU 486 est faite en 1982 par le biologiste Étienne-Émile Baulieu, qui signe un accord avec l’OMS, en 1983, pour pouvoir utiliser mondialement cette molécule comme abortif. En France, malgré d’importantes actions des mouvements anti-avortement, le Mifegyne, produit par les laboratoires Roussel-Uclaf, est commercialisé en 1988 grâce à une injonction du ministre de la Santé, Claude Évin. En 1991, la molécule est associée avec le Misoprostol ou Cytotec pour une meilleure efficacité.

La pression des groupes anti-avortements

Propriété du groupe Hoechst après le rachat de Roussel-Uclaf, la pilule abortive est abandonnée en 1997 par le groupe allemand, qui cède aux menaces de boycott de l’ensemble de ses produits par les militants anti-avortement, en Allemagne et surtout aux États-Unis. En 2000, la molécule est cédée gratuitement au laboratoire Exelgyn, dirigé par le codécouvreur de la molécule, Édouard Sakis. C’est en 2010, après sa mort, que le laboratoire Exelgyn est racheté par Nordic Pharma, filiale de Nordic Group.

Médicament associé à la Mifegyne pour pratiquer les IVG médicamenteuses, le Misoprostol est confronté à une aventure similaire. Initialement utilisé dans le traitement des ulcères de l’estomac sous l’appellation Cytotec, il est commercialisé à partir de 1986 par le laboratoire américain Pfizer.

Mais constatant qu’il était utilisé majoritairement en gynécologie, essentiellement pour l’IVG et le déclenchement artificiel de l’accouchement à terme, le laboratoire l’a retiré du marché en 2018, en partie apeuré par les mouvements anti-IVG. Ne sont restés sur le marché que le Gymiso et le MisoOne de Nordic Pharma, contenant la même molécule, afin de sécuriser l’accès à l’IVG… mais à des prix dix fois plus élevés.


 

     mise en ligne le 6 mars 2025

Les fantaisies bellicistes
ne sauveront pas l’Ukraine

Ingar Solty     sur https://lvsl.fr/

Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre d’Ukraine est un cas d’école d’impérialisme contemporain. Russe d’abord, sous la forme de l’invasion brutale du pays, américain ensuite, avec un plan de mise sous tutelle économique. Elle constitue également une leçon intellectuelle : durant deux ans et demi, commentateurs, éditorialistes et « analystes » auront promu une explication psychologisante et dépolitisante du conflit. Il est urgent pour la gauche de l’abandonner, à l’heure où les morts continuent de s’empiler sur le front – et où les États européens évoquent un plan de militarisation à marche forcée, au détriment des systèmes sociaux du Vieux continent.

Dès le commencement de l’invasion du pays, de nombreux commentateurs – y compris à gauche – ont cherché à expliquer les objectifs du Kremlin sur la base d’un folklore ultranationaliste russe, destiné à flatter l’opinion intérieure. L’histoire récente du pays, son économie politique, sa place dans l’arène géopolitique mondiale et sa stratégie militaire concrète vis-à-vis de l’Ukraine semblaient n’avoir que peu d’importance. Ce choix, consistant à évincer tout prisme matérialiste, a laissé la place à des analyses discursives superficielles – souvent alignées sur les éléments de langage des États occidentaux.

Préférant s’en tenir aux discours plutôt qu’aux faits, ces brillants analystes ont relevé que Vladimir Poutine avait qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et mis en doute l’existence de l’Ukraine comme État-nation. Ils en ont ainsi déduit que la Russie ne se contenterait pas d’envahir l’Ukraine, mais finirait par s’en prendre à l’ensemble de l’espace post-soviétique, y compris à des États non membres de l’OTAN comme la Géorgie, la Moldavie ou le Kazakhstan, voire aux pays baltes protégés par l’Alliance atlantique mais abritant d’importantes minorités russes.

Des analyses de cette nature, qui ont nourrit un alarmisme légitimant la militarisation occidentale, font pourtant abstraction du décalage flagrant entre les intentions supposées et les capacités réelles. Pire : elles se maintiennent envers et contre tout, y compris face à la contradiction évidente entre ces craintes et la stratégie militaire effective de la Russie au début du conflit.

Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main.

Personne ne se lancerait dans la conquête d’un pays de 44 millions d’habitants s’étendant sur 600 000 km² – soit presque deux fois la taille de l’Allemagne – avec seulement 190.000 soldats. À titre de comparaison, en 1939, l’Allemagne nazie a envahi la Pologne avec 1,5 million de soldats, appuyés par près de 900 bombardiers et plus de 400 avions de chasse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle a lancé son offensive contre l’Union soviétique, elle a mobilisé trois millions d’hommes – la plus grande force d’invasion de l’histoire –, un effort qui s’est pourtant soldé par un échec.

Ceux qui s’attachent à étudier l’histoire plutôt qu’à analyser les discours des uns et des autres auraient pu voir, dès le départ, que la configuration des forces russes trahissait des objectifs plus limités. Au-delà des objectifs de politique intérieure, les objectifs de Poutine étaient clairs : (1) annexer officiellement le Donbass et transformer Kherson et Zaporijjia en nouvelles régions russes – des cartes avaient déjà été imprimées en ce sens –, (2) établir un corridor terrestre vers la Crimée, annexée en 2014, et (3) provoquer un changement de régime à Kiev afin d’assurer que l’Ukraine, déchirée entre l’Est et l’Ouest, reste neutre et ne devienne pas un avant-poste de l’OTAN et de l’influence américaine.

Mais pourquoi s’embarrasser d’une analyse fondée sur l’histoire globale et régionale, l’économie politique internationale, les théories de l’impérialisme et les études stratégiques, lorsqu’on peut tout simplement répéter les éléments de langage des uns et des autres ?

Il est en effet plus simple de s’en tenir à une rhétorique qui banalise la mémoire de la Shoah, selon laquelle Poutine serait un nouvel Hitler, sa guerre en Ukraine une « guerre d’anéantissement » – comme l’a affirmé Berthold Kohler, rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, relativisant ainsi l’extermination menée par l’Allemagne nazie à l’Est, qui, en moins de quatre ans, a coûté la vie à vingt-sept millions de Soviétiques. Selon cette logique, la Russie s’apprêterait à « envahir l’Europe », et si d’ici 2029 le continent ne devient pas « apte à la guerre » et ne se transforme pas en État-caserne autoritaire, alors Moscou marchera sur Varsovie avant de défiler sous la porte de Brandebourg, à en croire la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts).

Les mêmes qui assurent que la Russie, malgré l’échec manifeste de son offensive en Ukraine, aurait les moyens de défier l’OTAN et de conquérir l’Union européenne, sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main. Il suffirait, affirment-ils, d’une dernière livraison d’armes occidentales, d’une mobilisation forcée massive et du recrutement économique de la jeunesse ouvrière ukrainienne sous la contrainte.

Mais revenons aux grilles de lecture, ces clés de compréhension du réel. Certains continuent d’« analyser » le basculement de la politique étrangère américaine, de Joe Biden à Donald Trump, ainsi que le conflit ouvert entre l’administration Trump et Zelensky, en invoquant des facteurs aussi réducteurs que la personnalité des dirigeants, leur idéologie ou même leur supposée irrationalité, entre caprices d’enfant, narcissisme et égoïsme.

Un exemple parmi tant d’autres : Katrin Eigendorf, correspondante de guerre pour l’Europe de l’Est à la télévision publique allemande ZDF, suivie par près de 70 000 personnes, qui, comme 99 % des commentateurs libéraux, n’a sans doute pas regardé l’intégralité des quarante-neuf minutes du débat en question. Elle a pourtant affirmé que « rarement Trump et [J.D.] Vance auront montré si clairement qui était leur ami et qui était leur ennemi », ajoutant que « le président américain est l’homme de Poutine et reprend ses mensonges ». Une lecture intellectuellement indigente, digne des théories du « grand homme » de l’histoire du XIXe siècle.

Où en sommes-nous donc après cette confrontation mise en scène, vendredi dernier, dans le Bureau ovale, entre Donald Trump, son vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky ? Trump s’adressait à sa base MAGA et, plus largement, à l’électorat américain. Zelensky, lui, jouait un numéro pour son propre camp, celui-là même qui pourrait finir par le liquider, et plus encore pour les Européens, dans l’espoir de les entraîner vers un accroissement du soutien militaire.

Autant d’évidences que certains ont refusé de voir. Les interprétations libérales les plus absurdes ont immédiatement attribué à Poutine le coup politique de Trump – autrement dit, l’exploitation coloniale de l’Ukraine à ce moment charnière de rivalité géopolitique, de reconfiguration étatique et de guerre. Pour ces commentateurs, la Russie, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, aurait mis les États-Unis « dans sa poche ». En d’autres termes, les libéraux inversent la logique des rapports de force, tout en s’obstinant à aboyer du mauvais côté, dans une simplification binaire des plus grossières.

Aussi absurdes soient-elles, ces analyses ont envahi les réseaux sociaux. Les hashtags #TrumpIsARussianAsset, #PutinsPuppet et #PutinsPuppets se sont répandus avec une viralité à en faire frémir les bots russes.

Si quelque chose doit émerger de cette effusion de sang, c’est bien un retour à une analyse matérialiste, afin d’éviter que la tragédie ukrainienne ne se répète sous forme de farce. Plus encore dans un contexte où le Pentagone et les élites européennes convergent pour demander au Vieux continent de sacrifier ses États-providences sur l’autel de Raytheon, Lockheed Martin, Northrop Grumman, Rheinmetall et Thalès.


 


 

Guerre en Ukraine : « Une nouvelle structure de paix et de sécurité est fondamentale »

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Si le sommet européen prévoit l’augmentation des dépenses militaires, l’ancien ambassadeur Jean de Gliniasty estime qu’elle s’inscrit dans une allégeance à Donald Trump afin de « renforcer les défenses européennes de l’Otan ». Il condamne l’absence de dialogue entre l’Europe et la Russie.

Jean de Gliniasty est ancien ambassadeur de France en Russie et directeur de recherche à l’Iris

Quelle est votre analyse de la séquence diplomatique en cours sur l’Ukraine avant le sommet européen de ce jeudi ?

Jean de Gliniasty : Le Conseil est une ultime tentative de définir une ligne européenne dans le cadre des négociations sur la paix. Depuis près de quatre ans et l’invasion russe, nous aidons l’Ukraine sans but précis. Les Vingt-Sept n’ont fixé aucune limite. En gros, l’Ukraine décidera quand elle fera la paix et à quelles conditions. Il s’agit d’une erreur stratégique. Donald Trump y a mis fin pour les États-Unis en soumettant l’aide à des conditions.

L’Europe est apparue surprise par le bouleversement géopolitique dès le retour de l’ancien président. Durant sa campagne, sa future politique avait déjà été définie, mais l’Union européenne n’a rien anticipé. Le 12 février a marqué une première accélération avec l’entretien entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Le même jour, le secrétaire à la Défense états-unien s’est rendu à Bruxelles devant les alliés de l’Ukraine pour annoncer que, dans le plan de paix, aucun soldat américain ne serait déployé.

L’Europe devait donc prendre en charge les garanties de sécurité ; l’Ukraine ne rentrerait pas dans l’Otan ; Kiev devrait accepter des concessions territoriales. Le cadre de l’accord défini par Washington après des échanges avec Moscou fut un coup de tonnerre pour les Européens.

Les Russes ne souhaitent pas attaquer d’autres territoires européens

Donald Trump confiait un rôle subsidiaire aux Européens sur les garanties de sécurité. La réunion informelle du 17 février à Paris sur l’Ukraine et la sécurité devait répondre à l’administration Trump sur ce point de l’accord. Faute de réponses aux demandes de Washington et devant les 200 000 hommes exigés par Volodymyr Zelensky, Donald Trump a affirmé le 18 février que les Européens étaient « incompétents », qu’ils n’auraient pas de siège dans les négociations et qu’ils étaient des « facteurs de guerre ». Une déclaration qui rejoint la rhétorique russe estimant que les Européens veulent continuer le conflit, alors que tout est prêt pour la paix.

Le sommet à Bruxelles marquera-t-il une escalade militaire ?

Jean de Gliniasty : Avant ce Conseil européen, les Vingt-Sept ont démontré ne pas vouloir rompre le lien transatlantique et ne pas avoir les moyens de négocier eux-mêmes avec la Russie. La seule chose qu’ils peuvent offrir à Donald Trump, c’est le renforcement des défenses européennes de l’Otan.

La seule proposition émise par la France et les Britanniques porte sur un cessez-le-feu aérien et maritime durant un mois comme première étape. À partir du moment où les États-Unis ont déjà proposé des concessions territoriales et la non-adhésion de l’Ukraine à l’Otan, qui demeure la principale demande russe1 , les Européens arrivent trop tard.

Cette escalade ne peut-elle pas déboucher sur une surenchère avec la Russie ?

Jean de Gliniasty : L’annonce d’Ursula von der Leyen et les mesures prises sur la fin des contraintes budgétaires vont dans ce sens. L’Europe va s’armer. Vu le contexte, j’ai tendance à penser que l’augmentation des dépenses militaires est indispensable. Car l’Europe n’a pas développé ses capacités et, après trois années de guerre, nous avons à proximité des puissances hyperarmées.

Une des vraies garanties de sécurité pour l’Ukraine, c’est une Europe forte militairement. Par contre, les Russes ne souhaitent pas attaquer d’autres territoires européens. En revanche, l’Europe de la défense apparaît encore bien loin. Chars, missiles, couverture aérienne, Paris et Berlin ne sont pas d’accord. Et la question qui se pose sur l’achat de matériel risque de diviser. Sera-t-il conçu aux États-Unis, en Corée ou en Europe ?

Est-ce qu’un dialogue entre l’Europe et la Russie demeure possible ?

Jean de Gliniasty : Au début de l’invasion, un dialogue a perduré avec Macron ou Olaf Scholz. Le président français a ensuite basculé dans un soutien accru à l’Ukraine, pris la tête d’une coalition, évoqué la présence de soldats sur le terrain. Mais ce virage ne s’est pas accompagné d’un volet diplomatique avec la Russie. Depuis deux ans, personne n’a éprouvé le besoin de renouer le dialogue. Les Russes ont entériné une relation directe avec les États-Unis. Moscou considère qu’à partir du moment où l’Amérique aura décidé, les Européens suivront.

Une architecture de sécurité européenne avec la Russie apparaît-elle encore possible ?

Jean de Gliniasty : Elle est fondamentale. Le projet avait été avancé par Emmanuel Macron avant l’invasion russe. Cette idée existe depuis la chute de l’URSS et a été une demande constante des Russes avec la fin du pacte de Varsovie, la fin des accords d’Helsinki, l’élargissement de l’Otan à l’est de l’Europe.

Moscou plaide pour une nouvelle structure de paix et de sécurité. Cet accord d’Helsinki permettrait de nouvelles règles de sécurité à l’échelle du continent. Cette structure devra prendre en compte la réalité diplomatique, militaire, économique et politique du continent par rapport à 1975. La plupart des États étant membres de l’Otan, de nouvelles zones conflictuelles apparaissent : Ukraine, Moldavie et Géorgie.

Elle devra traiter des questions nucléaires et des défenses conventionnelles (missiles, antimissiles). Pour l’instant, seuls les Russes et les États-Unis vont en débattre. Macron semble prêt à renouer le dialogue, de même que le futur chancelier Friedrich Merz et la CDU. Que fera la Russie ? Sa diplomatie apprécie ses discussions bilatérales avec les États-Unis comme principal acteur du monde avec la Chine.

  1. Auteur de Géopolitique de la Russie, éditions Eyrolles, janvier 2025. ↩︎


 

    mise en ligne le 5 mars 2025

La gauche, la guerre et la paix

Roger Martelli sur www.humanite.fr

Sortir de la tutelle des puissants ou de la rigidité des camps, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits. Roger Martelli propose une réponse à la force des armes.

La gauche va-t-elle se fracturer sur l’aide à l’Ukraine ? Le Monde suggérait hier que le grand écart est déjà amorcé. Dans Regards, Catherine Tricot faisait plutôt remarquer que les désaccords sur les retraites étaient sans doute plus grands que sur le dossier international. Elle notait en outre que le revirement américain offrait l’occasion de se débarrasser enfin des vieux clivages nés de la guerre froide. De fait, dans la crise politique qui est notre toile de fond nationale, la gauche est dans l’obligation de rendre compatibles ses propositions. Ce n’est pas hors de portée.


 

Ne pas occulter les contradictions du réel

Le point de départ consisterait à différencier ce qui est simple et ce qui ne l’est pas.

- 1 .. Ce qui a servi à justifier l’offensive de Moscou se trouve dans la crainte russe d’une extension de l’Otan aux frontières de l’État et dans le sentiment d’avoir été rabaissé par « l’Occident » depuis la disparition de l’URSS. Mais, dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, il y a un agresseur russe et un agressé ukrainien. Rien ne peut justifier l’agression, quand bien même elle a des causes qu’il vaut mieux décrypter soigneusement. Aucune paix durable n’est donc possible, si le fait de l’agression est entériné en droit.

Si tu veux la paix, prépare la guerre, disait le vieil adage latin. Mais quand la préparation à la guerre a-t-elle rendu possible la paix ?

- 2 .. La Russie n’est plus la superpuissance de l’après-1945. Mais le retrait américain crée un déséquilibre dans le rapport des forces proprement militaire. L’Otan n’étant plus le parapluie invoqué depuis 1949, l’Europe est contrainte de faire face. Qu’elle envisage de renforcer ses capacités de défense n’a en soi rien de scandaleux.

A minima, cela pourrait s’envisager à la double condition de ne pas rogner sur les dépenses civiles utiles (au risque d’aviver les ressentiments internes et les dérives antidémocratiques) et de ne pas se résigner à une course au surarmement qui met d’ores et déjà en péril l’équilibre du monde. En 2024, les dépenses mondiales d’armement ont augmenté pour la 9ème année consécutive (+7%) pour dépasser les 2400 milliards de dollars.

La mesure sur ce point est d’autant plus raisonnable que l’on sait, depuis au moins un siècle, que la spirale du surarmement n’empêche pas les guerres : elle accroit simplement les capacités de destruction mutuelle. Améliorer les capacités de défense d’un territoire, national ou continental ? Pourquoi pas, mais jusqu’à quel point, pour quoi faire et contre qui ?

- 3 .. Il ne sert à rien de s’abriter derrière les raisonnements binaires : ou bien accepter les capitulations devant l’agresseur, ou bien se préparer à la guerre au risque du cataclysme nucléaire. Si tu veux la paix, prépare la guerre, disait le vieil adage latin. Mais quand la préparation à la guerre a-t-elle rendu possible la paix ?

On évoque souvent l’exemple de la conférence de Munich, à l’automne 1938, pour dénoncer à juste titre la lâcheté et l’inefficacité des capitulations devant l’agresseur. Mais au moment de la crise des Sudètes, le choix ne se réduisait pas à deux termes : céder devant les diktats d’Hitler ou faire la guerre avec l’Allemagne. Il y avait à l’époque un moyen pour faire reculer l’agresseur et pour éviter un conflit généralisé : l’alliance diplomatique et militaire de la France, du Royaume-Uni et de l’Union soviétique contre les menaces des fascismes. Cette solution ne fut pas retenue, parce que les cynismes, les préventions, les méfiances et les calculs égoïstes l’ont emporté sur l’esprit de convergence. Il fallut attendre 1941, un monde embrasé des destructions, des souffrances et des horreurs ineffaçables, pour que se constitue le seul rempart contre la barbarie. Nul ne sait ce qui serait advenu si l’alliance s’était conclue en 1939. Mais cela aurait valu la peine qu’on expérimente alors ses effets.


 

Que faire ?

- 1 .. Par principe, la gauche n’aime pas les va-t-en-guerre, mais son pacifisme ne va pas jusqu’à l’acceptation de l’asservissement, pour son propre peuple et pour tous les peuples du monde. Accepter l’agression imposée à un peuple, c’est accepter de légitimer par avance toutes les agressions.

Mais la gauche sait aussi que, si la guerre est parfois imposée, il n’y a pas de solution proprement militaire à un conflit, surtout s’il peut s’étendre bien au-delà de la querelle entre deux États. Si tu veux la paix, créée les conditions pour écarter tout ce qui nourrit l’esprit de guerre… L’Europe doit s’engager pour défendre l’Ukraine ; elle doit toutefois le faire au nom de notre commune humanité, pas pour écraser ou humilier la Russie, ou pour affirmer la puissance européenne.

Il ne manque pas de forces, dans les sociétés civiles, les institutions internationales et les États, pour décourager l’agresseur, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits.

Si l’Europe veut faire entendre sa voix efficacement à l’échelle mondiale, ce n’est pas d’abord en étalant sa puissance, mais en faisant valoir sa capacité à rassembler ses propres peuples, à conforter sa fibre démocratique, à stimuler une citoyenneté européenne encore balbutiante, à souder sa communauté de destin sur des valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.

L’Europe, par ses caractéristiques, son histoire et ses ressources, peut être un intermédiaire entre les États et un monde qui peine à gérer ses interdépendances dans la sobriété et la justice. Mais pour que cet intermédiaire fonctionne, il doit devenir lui un cadre de souveraineté démocratique et partagée. Si la gauche a une originalité à faire valoir, c’est dans sa capacité à montrer qu’elle pense de la même façon cohérente la triple maîtrise démocratique du national, du continental et du planétaire.

- 2 .. Si l’Europe veut se faire entendre, ce n’est pas en désignant les Grands Satans, mais en proposant largement de se rencontrer, de débattre, de trouver des solutions communes. Si l’ONU n’est provisoirement plus le meilleur lieu pour cette rencontre, l’Europe pourrait proposer de la compléter par des cadres provisoires, intercontinentaux par exemple. Et si le trumpisme met à l’écart le continent américain – mais il n’a pas le pouvoir d’écarter toutes les Amériques -, elle peut cultiver le dialogue eurasiatique… en attendant mieux. 

Pourquoi se résigner à penser le monde en termes de camps, en « Nord global » et en « Sud global ». Avec le revirement étasunien, ce simplisme est en train de se brouiller, de tous les côtés. Tant mieux, mais à condition de se tourner vers les États qui peuvent préférer le dialogue à la tension, la négociation plutôt que le rapport des forces permanents. Seule une telle convergence, sans exclusive a priori, peut éviter le pire et apaiser durablement un espace planétaire devenu explosif, et pas seulement en Ukraine ou à Gaza.

Il faut bien qu’une voix forte se fasse entendre, pour rappeler aux Trump, Vance, Milei, Poutine et autres que les agressions militaires, les chantages impériaux et l’extension sans fin des alliances militaires de « blocs » ne peuvent en aucun cas être des bases de discussion. Le but de la négociation ne doit pas plus être de « désoccidentaliser » que « d’occidentaliser », mais de rétablir et même d’instituer le droit international en base unique de régulation des rapports entre les peuples.

- 3 .. Ce n’est pas par la force des armes que l’Europe a le plus de chance de se faire entendre et de peser sur le devenir de notre planète. Les voix du cynisme, de la force et de l’exclusion ont de l’écho aujourd’hui, parce que les synthèses de l’après-1945 – celles du Welfare state et de l’État-providence – se sont érodées, par l’action consciente des puissances d’argent, les facilités technocratiques et l’échec des grands mouvements d’émancipation.

L’Europe peut user de ce qu’il y a de mieux dans son histoire – la double piste de la culture démocratique et de la fibre ouvrière et populaire – pour proposer de nouvelles synthèses. Elle ne serait pas seule dans cette quête. Dans les publications issues de la « société civile » comme dans les documents d’instances onusiennes, des propositions existent, construites à partir de larges consensus. Elles contiennent souvent une charge subversive étonnante contre la dictature des marchés, la gabegie productiviste, la froideur technocratique et le cynisme de la force.

- 4 .. Il ne manque donc pas de forces, dans les sociétés civiles, les institutions internationales et les États, pour décourager l’agresseur, écarter les va-t-en-guerre et les affairistes et replacer le droit international au cœur du règlements des conflits. Les peuples du Sud qui aspirent à la dignité, les mouvements sociaux qui luttent pour l’égalité, la citoyenneté et la solidarité, les engagements multiples pour la reconnaissance des droits et la primauté des besoins humains : tout cela crée la possibilité de nouvelles alliances, hors de la tutelle des puissants ou de la rigidité des camps.

Que cela s’accompagne de la prudence et du droit imprescriptible de défendre la souveraineté des nations et les équilibres continentaux peut s’envisager. Mais pas au prix d’un cataclysme qui risque d’anéantir tout ce qui fait notre humanité.


 

   mise en ligne le 4 mars 2025

Pour sauver Vencorex, la CGT propose un projet de coopérative dans une lettre ouverte à François Bayrou

sur www.humanite.fr

Après le refus de l’exécutif de nationaliser l’entreprise iséroise de chimie Vencorex, la CGT a présenté un projet de continuité de l’activité sous la forme d’une « société coopérative d’intérêt collectif ».

Face au désastre social que représenterait la fermeture de l’entreprise de chimie Vencorex pour Pont-de-Claix (Isère) et tout le bassin d’emploi, et face à l’inaction revendiquée de l’État, la CGT affûte ses propositions. La FNIC CGT (CGT Chimie) « porte le projet de continuité de Vencorex au travers de la mise en place » d’une « société coopérative d’intérêt collectif », explique l’organisation dans une lettre ouverte au Premier ministre, signée de la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, et du secrétaire général de la CGT-Chimie, Serge Allègre. Cette coopérative associerait « salariés, organisations syndicales, élus, clients et fournisseurs », a indiqué à l’AFP ce dernier.

Des milliers d’emplois menacés

Depuis décembre, les élus de la région, appuyés par des parlementaires et les responsables des principaux partis de gauche, réclament une « nationalisation temporaire » de Vencorex afin d’éviter son démantèlement et une perte de souveraineté pour des secteurs comme le nucléaire ou le spatial. Un scénario écarté la semaine dernière par Matignon, pour qui l’activité de Vencorex n’est pas viable.

Une annonce très mal reçue par les salariés. « Vous savez parfaitement, du moins nous l’espérons, que la disparition de cette industrie SEVESO, va entrainer dans sa perte, plus de 5 000 à 8 000 emplois, et que la fermeture de cette industrie chimique qui crée l’interconnexion avec l’ensemble des industries du pays, “le caoutchouc, la plasturgie, les télécommunications, le bâtiment, l’énergie, la métallurgie, etc…” aura des conséquences, sociale, économique et environnementale sans commune mesure » interpellent les dirigeants cégétistes.

Cette initiative du syndicat intervient à quelques jours d’un jugement de mise en liquidation du tribunal de commerce de Lyon, jeudi 6 mars. Seule une cinquantaine d’emplois sur les 450 devaient être maintenus dans le cas d’un rachat d’une part de l’activité par le groupe chinois Wanhua, son concurrent, qui avait déposé une offre de reprise partielle. « La CGT, avec les salariés est déterminée à concrétiser ce projet qui répond aux besoins industriels sur le territoire Français et qui évitera d’importer ces matières finies avec toutes les conséquences sur notre balance commerciale et l’environnement » conclut la lettre ouverte…


 

    mise en ligne le 3 mars 2025

Guerre à Gaza : Benyamin Netanyahou tente de torpiller la trêve
et suspend l’aide humanitaire

Benjamin König sur www.humanite.fr

La deuxième phase de l’accord de trêve, qui devait débuter ce dimanche 2 mars, est remise en question par Benyamin Netanyahou, avec l’appui des États-Unis. Le Hamas exige son application et dénonce un « crime de guerre » à propos de la suspension de l’aide humanitaire.

Reprendre la guerre, en violation de la trêve signée le 19 janvier dernier : tel semble être le but poursuivi par Benyamin Netanyahou. Au lendemain de la fin de la première phase de cet accord, qui arrivait à échéance ce samedi 1er mars, le premier ministre israélien refuse d’appliquer la deuxième phase, qui prévoit la libération des 24 otages restants ainsi que la restitution des 34 corps de ceux qui ont été tués au cours de leur captivité ou lors des attaques du 7 octobre 2023. En échange, Israël s’était engagé à libérer environ 1 800 prisonniers palestiniens.

Dans la nuit de samedi à dimanche, Benyamin Netanyahou a annoncé vouloir mettre en œuvre, en lieu et place, une proposition de dernière minute émise par les États-Unis. Dans un communiqué, son bureau indique qu’« Israël adopte le plan de l’envoyé du président américain, Steve Witkoff, pour un cessez-le-feu temporaire pour les périodes de ramadan », qui a débuté le 28 février et durera jusqu’au 30 mars, « et de Pessah », la Pâque juive, laquelle sera célébrée mi-avril.

Suspension de l’aide humanitaire

Ce plan prévoit que « la moitié des otages, morts ou vivants », sera remise à Israël lors de son entrée en vigueur, puis, pour ceux qui restent, « à la fin, si un accord est trouvé pour un cessez-le-feu permanent », précise le communiqué.

Le Hamas a réagi dans la foulée. Le mouvement islamiste palestinien a rappelé Israël à ses obligations, alors que depuis le 28 février les négociateurs israéliens, qataris et états-uniens se retrouvent au Caire dans le cadre des discussions sur la deuxième phase de l’accord initial. Selon le Hamas, cette nouvelle proposition équivaut pour Israël à « se soustraire aux accords qu’il a signés. (…) La seule façon de parvenir à la stabilité dans la région et au retour des prisonniers est d’achever la mise en œuvre de l’accord, en commençant par la deuxième phase », a réagi le dirigeant du Hamas, Mahmoud Mardaoui, dans une déclaration transmise à l’AFP.

En guise de représailles, Benyamin Netanyahou a suspendu toute entrée d’aide humanitaire à Gaza. Un moyen de pression inique et illégal, que le Hamas a dénoncé : « La décision de suspendre l’aide humanitaire est un chantage mesquin, un crime de guerre et une violation flagrante de l’accord », a réagi le mouvement palestinien, qui a également appelé « les médiateurs et la communauté internationale à faire pression » sur Israël. Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Badr Abdelatty, a assuré dans la foulée qu’« il n’y a pas d’alternative à la mise en œuvre fidèle et intégrale par toutes les parties de ce qui a été signé en janvier dernier ».

4 milliards d’armes américaines

Sans surprise, la suspension de l’aide dans la bande de Gaza a été applaudie par les alliés d’extrême droite du gouvernement de Netanyahou. « La décision de stopper totalement l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza jusqu’à la destruction du Hamas ou sa reddition totale et la libération de tous nos otages est une étape importante qui va dans la bonne direction », a réagi le ministre des finances, Bezalel Smotrich. Qui a poursuivi son laïus en appelant « maintenant à ouvrir les portes de l’enfer aussi rapidement et violemment que possible contre l’ennemi ».

Benyamin Netanyahou, qui n’avait accepté l’accord du 19 janvier qu’à contrecœur, a également menacé de reprendre les hostilités : « Si le Hamas persiste dans son refus, il y aura d’autres conséquences », indique-t-il. Le premier ministre israélien profite du rapport de force modifié par l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, qui a présenté son fameux « plan » pour Gaza le 5 février, lequel prévoit un déplacement forcé de toute la population gazaouie, soit près de 2 millions de Palestiniens, dans les pays arabes voisins, notamment l’Égypte et la Jordanie, qui s’y refusent malgré les pressions. La « reconstruction » de Gaza, sur le modèle d’une Riviera sous « contrôle » des États-Unis, a tout du nettoyage ethnique.

Les Nations unies ont réagi à la menace de reprise des hostilités, qui « serait catastrophique », a fait savoir Stéphane Dujarric, le porte-parole du secrétaire général Antonio Guterres. C’est pourtant ce que semblent préparer Israël et son allié américain : le secrétaire d’État Marco Rubio a ainsi annoncé une livraison de 4 milliards de dollars d’aide militaire, signe selon lui qu’Israël « n’a pas de meilleur allié à la Maison-Blanche que le président Trump ». Ce dernier avait confirmé que la levée des restrictions sur certains types d’armes, notamment les bombes de 900 kilos.

Ce dimanche, le ministère de la santé du Hamas pour la bande de Gaza a annoncé qu’il y avait « depuis ce matin quatre morts et six blessés », transportés « dans des hôpitaux de la bande de Gaza à la suite d’attaques israéliennes », détaille le ministère.


 

    mise en ligne le 2 mars 2025

Changement d’époque ?

La chronique de Maryse Dumas sur www.humanite.fr

Comme un château de cartes, les principes sur lesquels a reposé la construction européenne semblent s’effondrer l’un après l’autre. « Changement d’époque rapide et brutal », « Moment de bascule historique », les mêmes mots se retrouvent dans la plupart des commentaires médiatiques mais aussi politiques de la semaine.

La stratégie de Donald Trump visant à faire plier l’Ukraine devant l’agression poutinienne est en soi un sujet majeur, autant que ses prétentions sur l’avenir de Gaza. Mais il n’y a pas que cela. Les propos à la fois méprisants et agressifs que tiennent les nouveaux dirigeants des États-Unis vis-à-vis de l’Europe, leur soutien aux extrêmes droites actives sur notre continent placent l’Europe dans une situation tout à fait nouvelle : elle perd le parapluie historique sur lequel elle s’est construite, elle se retrouve seule face à elle-même. Il lui faut urgemment définir une politique réellement indépendante et coordonnée faute de quoi sa construction déjà précaire ne pourrait que s’effondrer.

Trois enjeux s’entremêlent de manière extrêmement complexe : en premier lieu celui du soutien à l’Ukraine, à la fois pour respecter la volonté d’autodétermination de son peuple et stopper les ambitions impérialistes de Moscou. Le deuxième enjeu est celui du barrage à ériger face à la poussée des extrêmes droites partout en Europe et aussi dans le monde. Enfin, troisième enjeu et non le moindre, celui de la nature des politiques économiques et sociales à déployer face au bouleversement impulsé par les dirigeants états-uniens.

Ces trois enjeux appellent à une refonte profonde du modèle européen. Face au rouleau compresseur trumpien, le défendre tel qu’il est serait une impasse. Relever le défi impose, au contraire, un changement profond tant des choix économiques et sociaux que des pratiques européennes notamment en matière de démocratie. Agir en Européen aujourd’hui c’est lutter pour concrétiser les potentialités de l’Europe unie mais à partir d’un autre schéma politique que celui qui prévaut actuellement. En cela, cette crise peut se transformer en opportunité pour promouvoir vraiment un autre modèle social et économique que celui du libéralisme mondialisé.

Laissons de côté les différences de points de vue entre les dirigeants européens et leurs difficultés et lenteurs à trouver des réactions communes : là comme dans chacun des pays et à l’intérieur de chacune des forces politiques, les tentations opportunistes sont fortes. Il est toujours plus facile de se situer dans le camp des vainqueurs que de s’y opposer. Quatre-vingts ans après la libération du joug nazi, la leçon est toujours la même. Ce dont l’Europe a besoin, c’est moins d’accroître les dépenses militaires que de définir et mettre en œuvre des politiques réellement alternatives.

Redresser l’économie en la mettant au service de la satisfaction des besoins et de la réduction des inégalités ; tenir compte des enjeux écologiques ; développer des pratiques démocratiques non seulement électives mais surtout actives ; créer de nouvelles réponses de service public et revitaliser les anciens : voilà quelques axes susceptibles d’alimenter des débats et des propositions pour ouvrir un chemin à des populations aujourd’hui perdues dans le brouillard.

La gauche, les syndicats, les forces progressistes et démocratiques ont l’immense responsabilité historique d’offrir des perspectives en ce sens aux populations européennes et françaises et d’être pour cela capables de s’unir.


 

    mise en ligne le 1er mars 2025

Quelle sécurité pour l'Europe
à l'heure du « nouveau Shérif  » ?

Francis Wurtz (député honoraire du parlement européen) sur www.humanite.fr

Jusqu’ici, les choses étaient (en apparence) simples : la sécurité de l’Europe, c’était l’Otan. Ou, plus exactement, c’était l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord : « Une attaque contre un pays membre est considérée comme une attaque dirigée contre tous. » Bref, si les Russes nous agressaient, les Américains nous sauveraient ! À vrai dire, personne n’a jamais su ce qu’il en aurait été si l’impensable s’était produit. La seule conséquence vérifiée de cette dépendance au gendarme du monde a été le consentement des « alliés » à la limitation de leur souveraineté, depuis leur souveraineté juridique (bridée par les lois extraterritoriales des États-Unis) jusqu’à leur souveraineté stratégique (qui a, par exemple, conduit l’Europe occidentale à rejeter en juin 2008 le « traité paneuropéen de sécurité » que lui proposait la Russie de l’époque, car Washington y voyait un frein à l’extension de l’Otan vers l’Est). Quoi qu’il en soit, cette garantie de protection, qu’elle ait été réelle ou supposée, vient d’expirer de fait avec l’arrivée d’un « nouveau shérif dans la ville », selon l’élégante métaphore du vice-président américain.

Dès lors, que faire ? Le moment est venu d’ouvrir un débat de fond sur cet enjeu majeur aux implications fondamentales : quelle sécurité pour l’Europe, non dépendante des aléas de l’agenda géopolitique des dirigeants des États-Unis ? Depuis des années, les dirigeants européens parlent de « défense européenne », mais toujours dans le cadre de l’Otan. Comme l’a encore rappelé Emmanuel Macron au lendemain de l’élection de Donald Trump : « L’Otan a évidemment un rôle clé et, au sein de l’Otan, (…) le pilier européen n’a rien à retrancher à l’Alliance » (1). La conception même de la sécurité européenne – et, dans ce cadre, d’une éventuelle défense authentiquement européenne – est donc à réinventer.

On pourrait envisager la mise en commun de troupes et d’équipements entre certains pays européens dans deux cas : soit pour aider l’un des pays concernés à défendre son territoire contre un agresseur, soit dans le cadre d’une mission de maintien de la paix des Nations unies. En tout état de cause, la décision de prendre part à une action relèverait de la souveraineté de chaque État concerné, à partir d’une évaluation sérieuse et responsable de la situation. En outre, toute « autonomie stratégique » européenne digne de ce nom supposerait, pour les pays concernés, de se libérer de la tutelle des États-Unis en matière d’armements.

Mais l’essentiel devrait toujours être une grande politique de prévention des tensions et des conflits. Dès lors, la priorité des priorités devrait être de reconstruire un système de sécurité collective de tout le continent européen, incluant par définition la Russie. Naturellement, la guerre atroce menée par ce pays en Ukraine et, partant, la défiance abyssale qu’inspire Poutine rendent cet objectif quasi inatteignable à court terme. Il n’en est pas moins vital de s’y atteler au plus vite.

On en est, hélas, très loin dans l’UE, où les débats tournent exclusivement autour de l’explosion des budgets de la défense, quand ce n’est pas autour de l’européanisation de « la défense antimissile, (des) tirs d’armes de longue portée (voire de) l’arme nucléaire », selon Emmanuel Macron, qui, dans ce contexte, envisage ni plus ni moins que d’augmenter le budget de la défense en France de… 90 milliards d’euros PAR AN ! (2) Oui, décidément, un vrai débat de fond s’impose ! Si les États calent ou s’égarent, c’est le moment de lancer des initiatives citoyennes sur ce sujet. La sécurité est l’affaire de toutes et de tous.

(1) Discours au sommet de la « Communauté politique européenne », Budapest (7 novembre 2024).

(2) France Info (20 février 2025)


 

     mise en ligne le 28 février 2025

Brahim Mokhtar, diplomate :
« La France a toujours été
contre les droits des Sahraouis »

Benjamin König sur www.humanite.fr

Ce 17 février, Rachida Dati s’est rendue dans le territoire occupé du Sahara occidental pour apporter le soutien de la France au Maroc dans ce conflit. Un énième obstacle pour le peuple sahraoui, qui lutte depuis plus de cinquante ans pour ses droits. Brahim Mokhtar, l’un de ses diplomates historiques, analyse les ramifications nombreuses de cette lutte.

Rabouni, camps de réfugiés sahraouis en Algérie, envoyé spécial.

Ancien ministre, ambassadeur dans les pays d’Europe du Nord, d’Afrique de l’Ouest, australe et de l’Est, en Amérique centrale, au Royaume-Uni, représentant auprès de l’Union africaine : depuis près de cinquante ans, Brahim Mokhtar défend les droits de son peuple, les Sahraouis, dans le monde entier.

Dans le quartier administratif de Rabouni, au cœur des camps situés près de la ville algérienne de Tindouf, où les Sahraouis ont trouvé refuge depuis 1975, il reçoit l’Humanité dans son bureau du ministère des Affaires étrangères. L’occasion d’un tour d’horizon complet des sujets diplomatiques et stratégiques qui concernent le Sahara occidental : la reconnaissance par la France de la souveraineté marocaine sur les territoires occupés, la guerre contre le Maroc qui a repris depuis 2020, le soutien de nombreux pays dans le monde et notamment de l’Union africaine.

Pourtant, malgré la reconnaissance de son droit par les Nations unies, le peuple sahraoui et le Front Polisario ne semblent pas en mesure de le faire appliquer, entre autres par un référendum d’autodétermination accepté par toutes les parties en 1991 et dont l’ONU, avec la Minurso (mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental), devait être garante. Ce droit se heurte au soutien apporté au Maroc par plusieurs puissances occidentales. Les États-Unis et la France, notamment, qui a reconnu en octobre 2024 la souveraineté marocaine au mépris du droit international.

La République arabe sahraouie démocratique (RASD) a remporté une victoire juridique importante avec les arrêts de la Cour de justice de l’UE, qui a déclaré illégaux les accords UE-Maroc sur l’agriculture et la pêche pour ce qui concerne le Sahara occidental. Quelle est votre analyse de ce verdict et quelles sont ses conséquences ?

Brahim Mokhtar : Évidemment, c’est une victoire pour le peuple sahraoui et une défaite pour le Maroc, qui essayait de faire croire que l’Europe était à ses côtés. Mais la justice européenne a dit que le Maroc et le Sahara occidental sont deux entités séparées, différentes, et qu’il ne peut pas y avoir d’accord commercial ou autre qui inclut le territoire du Sahara occidental. Nous considérons qu’il s’agit là d’un début très important, car il peut constituer une barrière pour d’autres cas, et qu’il faut continuer cette bataille juridique, en ce qui concerne l’Europe mais aussi d’autres pays ou continents.

Y a-t-il d’autres processus juridiques engagés par la RASD ?

Brahim Mokhtar : Oui, notamment en ce qui concerne les compagnies aériennes. L’Europe a précisé que les espaces aériens du Sahara occidental ne peuvent être inclus dans les dessertes marocaines des compagnies. Mais, pour l’heure, cette décision n’est pas respectée et nous envisageons des mesures juridiques.

En quoi ces décisions affaiblissent-elles le Maroc ?

Brahim Mokhtar : Le régime marocain essaie toujours de faire croire à son opinion que l’Europe est avec lui, que de grands pays reconnaissent sa prétendue souveraineté sur le Sahara occidental, mais ces verdicts le démentent.

Parmi les pays ayant reconnu cette pseudo-souveraineté, il y a notamment les États-Unis avec Trump en 2020, l’Espagne en 2022, et la France avec cette annonce d’Emmanuel Macron en octobre. Avez-vous été surpris de cette évolution diplomatique ?

Brahim Mokhtar : Tout d’abord, la reconnaissance par M. Trump s’était faite deux jours avant son départ de la Maison-Blanche et via un tweet : ce n’est pas quelque chose d’officiel. Le Maroc voulait qu’une représentation américaine soit ouverte à Dakhla (dans les territoires occupés – NDLR), cela n’a pas été fait, donc nous allons voir désormais ce que seront les exigences de Trump envers le Maroc, puisqu’il leur demande notamment d’accueillir des Palestiniens.

Le Maroc va se trouver dans une situation difficile : s’il accepte les Palestiniens, ce sera une catastrophe, et s’il refuse, ce sera une autre catastrophe. La vraie surprise est la position de l’Espagne, pas celle de la France, qui a toujours eu, quel que soit le gouvernement, une position favorable au Maroc.

La France n’avait jusque-là pas reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental mais était intervenue militairement avec les avions Jaguar en 1977. Pour l’Espagne, il s’agit d’une décision personnelle de Pedro Sanchez, sans consulter ni son parti, ni le gouvernement ni le Parlement, via une simple lettre dont l’existence même reste à confirmer. Il a sans doute pris cette décision en raison de pressions personnelles, qui peuvent être liées à Pegasus ou aux affaires de sa femme au Maroc.

Mais, au niveau du Parlement ou des collectivités espagnoles, personne n’a changé de position. Notre position, pour l’heure, est de ne pas avoir de relations avec le gouvernement espagnol jusqu’à nouvel ordre. Toutes les autres relations avec l’Espagne fonctionnent normalement.

Pour en revenir à la France, quel est aujourd’hui votre message aux autorités ?

Brahim Mokhtar : Je pense que la France officielle traverse une situation très difficile au niveau de l’Afrique, avec ce qui se passe au Sahel, le départ des forces françaises de plusieurs pays. La France se retrouve isolée, il lui est nécessaire d’avoir un pied solide sur le continent. Ce n’est pas possible en Algérie, même s’ils ont tout essayé, donc il ne restait que le Maroc – qui a des exigences. L’autre versant, ce sont les intérêts économiques des entreprises françaises.

Le Maroc a ouvert les portes pour les investissements, y compris au Sahara occidental, en violation des accords européens. Je réaffirme toutefois que ce n’est pas nouveau, ni une surprise : la France officielle a toujours été contre nous, contre notre indépendance, notre droit à l’autodétermination. La France a toujours bloqué toute résolution favorable aux Sahraouis au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU. Cela n’empêchera pas le peuple sahraoui de continuer sa lutte de libération.

Hormis l’Algérie, quels sont aujourd’hui vos soutiens diplomatiques, et quelles autres relations voulez-vous établir ?

Brahim Mokhtar : La question du Sahara occidental se trouve dans les mains du Conseil de sécurité, avec le plan de paix des Nations unies, et de l’Union africaine, pour un référendum. Parmi les piliers de nos soutiens figurent bien sûr l’Algérie, l’Afrique du Sud ou l’Éthiopie. Nous sommes soutenus par de nombreux pays africains, asiatiques comme le Vietnam ou le Laos, et, en Amérique latine, nous avons neuf ambassades. Ce qui nous manque, c’est d’abord un consensus au Conseil de sécurité.

Vous êtes ambassadeur en Asie, où un acteur puissant émerge : la Chine. Essayez-vous d’établir des relations avec elle, et d’obtenir son soutien ? Quid des États-Unis, après l’élection de Trump, et de l’Europe ?

Brahim Mokhtar : Nous avons déjà des rapports avec la Chine, il existe des perspectives. C’est également le cas avec l’Inde, qui est un acteur principal dans la région. Je crois que cela avance dans le bon sens. En ce qui concerne les États-Unis, nous voyons un rejet important de la politique agressive du nouveau président, en Europe comme ailleurs.

À terme, ils seront obligés de changer de position politique, y compris en ce qui concerne le Sahara occidental. En Europe, nous avons de très bonnes relations avec les pays du nord : Suède, Norvège et Islande. Mais cela peut varier selon les gouvernements. Plusieurs pays sont prêts à nous reconnaître, mais subissent des pressions et ne veulent pas franchir le pas seuls.

À propos de l’Union africaine (UA), dont vous êtes un membre fondateur, comment comptez-vous approfondir vos relations et vos soutiens ? Le Maroc semble y gagner un poids croissant…

Brahim Mokhtar : Précisément, se tient aujourd’hui le 38e sommet de l’UA (l’entretien a été réalisé le 15 février – NDLR), où est présent notre président, Brahim Ghali. L’enjeu de ce sommet est l’élection de la nouvelle direction de l’UA avec plusieurs candidats, dont le Maroc et l’Algérie (c’est le Djiboutien Mahmoud Ali Youssouf qui a été élu à la tête de la Commission de l’UA – NDLR).

Nous notons que le Maroc a échoué à mobiliser pour ses candidats, malgré ses discours de propagande. Comme il l’a fait au Parlement européen avec le Marocgate (en 2022, affaire de corruption de plusieurs députés européens – NDLR), le pays investit sur des individus et non des États.

Vous évoquiez les Nations unies, qui reconnaissent votre droit à l’autodétermination. Pourtant, malgré cela, vous ne parvenez pas à ce qu’il soit effectif. Pour quelles raisons selon vous ?

Brahim Mokhtar : Il s’agit avant tout d’un manque de consensus au niveau du Conseil de sécurité, dont nous sommes victimes. Le plan de paix existe, la Minurso est là, mais les pays concernés ont des intérêts souvent divergents. Indépendamment de la position de ces cinq pays, nous continuons notre lutte.

Quelles sont vos attentes aujourd’hui envers la Minurso ?

Brahim Mokhtar : La Minurso a été créée en 1991 avec un seul objectif : organiser un référendum au Sahara occidental, qui devait se tenir en 1992. À l’époque, cela avait été demandé par Hassan II, qui avait reconnu avoir été vaincu par les forces de la RASD. Les listes ont été établies pour le référendum.

Mais le nouveau roi, Mohammed VI, a choisi de ne pas aller au vote, sur les conseils des amis de toujours… (allusion à la France – NDLR). Aujourd’hui, pour que ce référendum soit organisé, il faut en créer les conditions avec un rapport de force, qui doit s’exercer à deux niveaux : sur le terrain militaire et le diplomatique.

Sur le terrain militaire, n’assiste-t-on pas à un basculement avec le fait que le Maroc dispose aujourd’hui d’armement moderne, notamment les drones, qui changent profondément le rapport de force ?

Brahim Mokhtar : Cela se trouve sur le marché. Nous pouvons en acheter nous aussi. C’est une question de temps.

Sur le plan diplomatique, quelles sont aujourd’hui vos priorités ?

Brahim Mokhtar : Renforcer l’organisation de l’UA pour y avoir une position plus forte, œuvrer pour une position homogène des pays non alignés, développer notre force militaire et le soutien de nos alliés, pour enfin faire le « saut final », celui de l’indépendance. Ce qui est certain, c’est que le peuple sahraoui l’obtiendra.


 

    mise en ligne le 27 février 2025

Vincent Tiberj : « Social, économie :
la gauche doit rejouer à domicile ! »

Par Pierre Joigneaux sur https://fakirpresse.info/

« Pourquoi diable les ouvriers et employés votent plus RN qu’à gauche ? Comment fait-on pour les ramener ? » La question taraude Vincent Tiberj. Sa réponse ? Non, les citoyens français ne se sont pas droitisés, mais la gauche doit ramener le débat sur le social et l’économie pour retrouver les classes populaires. Le sociologue détaille tout ça dans son ouvrage La droitisation française, mythe et réalité (PUF, 2024). Un livre qui ouvre un espoir pour le combat.

Fakir : La fameuse note Terra Nova de 2011 s’est basée en partie sur vos travaux, sur vos données, pour envisager un abandon des classes populaires et une nouvelle stratégie pour le PS : s’adresser aux minorités.

Vincent Tiberj : Cette note est très symbolique, mais l’abandon des classes populaires date de bien avant ! Oui, ça s’est accéléré pendant le quinquennat Hollande, mais cet abandon remonte à la fin des années 90 déjà, quand les idées de la troisième voie incarnée par Clinton-Blair-Schroëder sont arrivées au sein du PS.

Fakir : Votre ouvrage démontre pourtant, arrêtez-moi si je me trompe, que les attentes des citoyens, y compris des classes populaires, sont loin de se droitiser, et que la gauche aurait tort d’abandonner les thématiques sociales.

Vincent Tiberj : La note de Terra Nova laisse penser que le culturel suffira. Mais les électeurs de gauche sont à la fois de gauche socialement et culturellement. On ne peut pas abandonner le social. Il faut rappeler qu’il y a des demandes de protection très fortes du monde du travail, pour une meilleure vie. On l’a vu pendant le mouvement des retraites l’année dernière. C’est énorme, comme thème, cette question du travail.

Fakir : Vous expliquez dans votre livre que les citoyens français sont de plus en plus tolérants. Et même, si on prend les données sur quarante ans, que le seuil de tolérance grimpe, sur l’acceptation de l’homosexualité ou sur l’ouverture à l’immigration. Pourtant « la part de Français estimant que le racisme est présent dans la société française atteint un niveau record à 85 % » selon la dernière enquête Fractures française…

Vincent Tiberj : De plus en plus de gens répondent que « oui », il y aurait de plus en plus de racisme. Mais si on prend les données sur trente ou quarante ans, oui les enquêtes montrent l’inverse. Les choses ont même considérablement progressé. Quelques chiffres, des données issues de nos enquêtes avec la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH). Sur le droit de vote des étrangers : 34 % de soutien en 1984, 58 % en 2022. Sur « les immigrés sont une source d’enrichissement culturel » : 44 % en 1992, 76 % en 2022. Sur « il y a trop d’immigrés en France » : 69 % en 1988, 53 % en 2022, 52 % en 2021, 48 % en 2024. Sur la baisse du racisme biologique : en 2002, 14,5 % des répondants considéraient encore « des races supérieures à d’autres », en 2022 ils ne sont plus que 4 %.

Fakir : Comment expliquez-vous cette différence entre ces chiffres et les ressenti, du coup ?

Vincent Tiberj : Il faut dissocier les interactions par en bas, de moins en moins racistes, et ceux qui parlent de cette société par en haut. On nous présente les médias comme une machine qui écraserait tout sur son passage, mais les résistances sont sacrément impressionnantes. Oui ils tiennent l’agenda, le cadrage dominant. Mais regardez, si on prend la séquence octobre / novembre 2023 : attentats du Hamas, Crépol, loi immigration... Le baromètre de la CNCDH montre toujours plus de tolérance. Le seuil de tolérance progresse depuis quarante ans. Oui la force de frappe du groupe Bolloré mobilise et pèse sur les électeurs de droite. Mais en revanche, ça n’essaime pas dans l’ensemble de la population. La société génère ses propres anticorps. Beaucoup pensent que l’extrême droite a gagné la bataille du récit. Peut-être en haut, dans la sphère médiatique. Mais en bas, ça résiste bien. Regardez la mobilisation contre « Bardella Premier ministre ». Le barrage a eu lieu par en bas : les associations, les syndicats, les militants et collectifs citoyens… On a tendance à oublier tous ces gens qui se sont déplacés. La société résiste extrêmement bien. Mais il n’empêche qu’on continue à parler à longueur d’antenne d’immigration, et très peu des inégalités sociales face au dérèglement climatique par exemple. L’avantage pour le RN, c’est qu’on reste sur leurs thèmes. Ils jouent à domicile. Mais il faut rappeler que Cnews, c’est seulement 3,1% de la part d’audience (ndlr : en novembre 2024). Arte c’est 3%. Pourquoi Cnews serait la chaîne représentative du peuple ? Pourquoi les obsessions des médias Bolloré serait représentatives des attentes des gens ?

Fakir : Justement : vous montrez dans le livre des attentes fortes pour une redistribution du capital vers le travail, avec même un soutien très fort sur une batterie de mesures (89 % pour la hausse du SMIC, 91 % pour que le système de retraites reste public…). Mais vous montrez aussi la fin d’un « nous », d’une conscience de classe, avec l’atomisation et la précarisation du travail, l’effondrement du syndicalisme et du PCF... Et ce malgré des moments forts de conscientisation comme le mouvement des Gilets Jaunes ?

Vincent Tiberj : C’est pour moi un enjeu majeur : pourquoi diable ces ouvriers et employés vont plus voter RN qu’à gauche ? Comment fait-on pour les ramener ? Comment fait-on pour les entendre ? C’est un des vrais soucis qu’on a, à gauche. Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats avaient des ramifications dans les milieux populaires…

Fakir : Il y a encore des bastions de résistance, non ?

Vincent Tiberj : Oui mais aujourd’hui, il y a des zones blanches syndicales incroyables. Dans les grandes usines il y a encore un peu de monde syndiqué, mais c’est un no man’s land chez les petits. Pendant ce temps-là, dans les partis, c’est une lutte entre élus, entre collaborateurs...

Fakir : Quel message leur feriez-vous passer ?

Vincent Tiberj : Vous êtes déconnectés : prenez du temps, allez bosser. Sortez de la bulle médiatique. Des polémiques. Je vis à Bordeaux, vous, vous êtes à Amiens, eh bien ce ne sont pas les problèmes parisiens qui animent les gens hors de la capitale. Twitter a en plus un effet de renforcement des prédispositions. Si vous ne suivez que des RN, ou des insoumis, ou des macronistes, vous renforcez ce que vous êtes, vous ne voyez plus rien d’autre, vous êtes dans une bulle. Il faut lire Michelat et Simon sur le vote de classe : les ouvriers votaient à gauche car ils se pensaient comme des ouvriers, comme la classe ouvrière, comme un « nous ». Mais le sentiment d’appartenir à une classe a baissé. Aujourd’hui, il y a un fort sentiment d’appartenance à la classe moyenne, une atomisation de la situation sociale. Mais on peut reconstruire le « nous » : comme vous le dites, on l’a vu au moment des Gilets jaunes : la re-création, par en bas, de demandes de solidarité, de justice sociale et environnementale, et surtout le Référendum initiative citoyenne (RIC). Les Gilets jaunes, ça devrait être une leçon d’humilité pour les partis politiques : prenez le temps de descendre.

Fakir : Bernie Sanders, Naomi Klein, Serge Halimi… Certains à gauche ont tiré des enseignements de la victoire de Trump en l’expliquant notamment par l’abandon des classes populaires par le parti démocrate, son abandon de la question économique, du pouvoir d’achat, de la bataille pour protéger le travail du capital. Un terrain économique sur lequel s’est engouffré Trump. Vous êtes d’accord avec leurs analyses ?

Vincent Tiberj : Le PS a gagné en 2012 grâce au discours du Bourget. Les électeurs y croyaient. On ne peut pas faire comme si les électeurs n’avaient pas de mémoire. Les trahisons, les gens sont capables de s’en souvenir : dire « Mon ennemi, c’est la finance », pour terminer par mener une politique de l’offre, faire marchepied à Macron... Aux États-Unis, Obama a parlé de redistribution, de protection sociale, il y est allé culturellement et socialement. Kamala Harris est restée très prudente sur les enjeux culturels, et a été totalement absente sur les questions économiques. Trump gagne avec le vote populaire, mais ce n’est pas non plus un raz-de-marée. C’est parce qu’un nombre croissant d’électeurs ne se sont pas déplacés pour voter démocrate. Jusqu’aux années 80, les partis et candidats de gauche parlaient des conditions économiques des plus pauvres… ne serait-ce que pour obtenir leur suffrage ! Aujourd’hui, leur quotidien, leurs conditions d’existence, leurs difficultés, sont invisibilisées. Dès lors qu’on ne parle plus d’eux, comment ne peuvent-ils pas se sentir abandonnés, se détourner de la politique ?

Fakir : Vous me faites la transition : dans la deuxième partie du livre, vous parlez d’une « grande démission ». Vous montrez que les abstentionnistes ne sont pas des « sans-avis », mais bien des citoyens déçus par les élus et les partis : 80 % des Français ne font pas confiance aux députés, 86 % des Français ne font pas confiance aux partis politiques (Fractures françaises 2024 pour Le Monde). Ce dégoût croissant, on l’entend partout sur le terrain, en reportage, ce dégoût des « politicards déconnectés », des professionnels de la politique, il vient d’où, selon vous ?

Vincent Tiberj : Déjà, on est face à une institution problématique, le système présidentiel. Comme si la solution était d’élire un sauveur suprême, un césar, un tribun… mais déjà l’Internationale refusait ces trois-là [NDLR : et le chant date de 1871 !]. Premier point : sortir de la vision d’un guide qui nous sauverait. Deuxième point : la culture française a énormément de mal avec la base, l’horizontalité. 2005, c’est assez terrible symboliquement [NDLR : la victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne, puis finalement le passage en force du texte avec le traité de Lisbonne deux ans plus tard]. En France on ne choisit pas, on élit. On dit : « Vous avez voté pour Macron », alors que beaucoup ont d’abord voté contre. Au bout d’un moment, ça énerve les gens cette impression de ne pas être écouté. Ils se disent : « Si je veux agir, être utile, contrairement à tous ces guignols, je vais dans une asso faire des maraudes. » Nous avons des citoyens de bien meilleure facture qu’ils n’ont jamais été, mais qu’on n’écoute pas. Nous avons un modèle politique vertical, qui ne peut pas continuer à tourner en vase clos. Vous avez des pays comme la Suisse ou l’Irlande où c’est beaucoup plus horizontal, même si ça apporte d’autres problèmes. En France, on le voit aujourd’hui, vous pouvez arriver au pouvoir en étant ultra minoritaire. C’est quoi cette démocratie ?

Fakir : Vous écrivez : « le peuple qui s’exprime dans les urnes des législatives a de plus en plus un accent upper class et riche ». c’est le « Cens caché » 2.0, une nouvelle forme de vote censitaire ?

Vincent Tiberj : Quand Daniel Gaxie parle de « cens caché » dans les années 70, c’est moins un problème de participation qu’un problème de domination. Aujourd’hui, les biais sociaux de participation sont énormes : parmi les boomers, qui se mobilisent beaucoup dans les urnes, ce sont les ouvriers et les employés qui décrochent. Nous avons donc affaire à une grave crise du système représentatif. Une vraie crise de légitimité des politiques en France qui ne se retrouve pas dans d’autres pays. Or le RN et la droite sont moins touchés par cette grande démission. La gauche, en revanche, l’est beaucoup plus touchée : elle s’est coupée des classes populaires favorables à la redistribution.

Fakir : Si la gauche stagne, ou perd du terrain par rapport au RN, c’est parce qu’elle ne parle plus assez de la redistribution et de la solidarité ?

Vincent Tiberj : Oui. un des enjeux centraux pour la gauche, c’est de retrouver une crédibilité sur la question de la redistribution. La dernière fois que les électeurs y ont cru, c’était en 2012. Ce qui s’est passé dans les années 2010, ce n’est pas une montée de la droite, mais c’est une baisse de la gauche dans les urnes. Il y a toute une crédibilité à reconstruire, et ça passera par la capacité à comprendre ce qui se passe dans les milieux populaires, recréer du lien entre la gauche et les milieux populaires. Notre hypothèse principale : un défaut d’incarnation, à gauche. On fait face à un rejet de ses responsables politiques, non des valeurs ou des idées. Il ne faudrait donc pas se tromper sur le sens de la causalité. Trop souvent, parmi les intellectuels et les organisations traditionnelles de la gauche, on déplore le recul de ces idées telles que la redistribution et la solidarité dans l’opinion. Pourtant, n’est-ce pas plutôt que les partis censés les incarner ont préféré les faire passer au second plan ? Si les électeurs s’éloignent de la gauche, n’est-ce pas avant tout pour cette raison ? 

Fakir : Le sociologue Benoit Coquard nous a décrit cette déconnexion de la gauche et des classes populaires (lire notre entretien ici). Vous documentez vous aussi ce long glissement vers le RN. Au premier tour des législatives de juin 2024, 57 % des ouvriers qui se sont déplacés ont voté RN. Si ce sont les trahisons du PS au pouvoir qui marquent un tournant entre la gauche et les classes populaires, on peut remonter à 1983…

Vincent Tiberj : Oui mais entre la gauche et les classes populaires, il y a un vrai tournant entre 2012 et 2014. Il y a d’abord une sortie du jeu de pans entiers de la société, notamment chez les ouvriers et employés. Une sortie du jeu partisan, du champ politique, pour entrer dans le dégoût, ça c’est vraiment super important. Dans les années 1970, le groupe qui penche le plus à gauche est celui des ouvriers. Jusqu’à l’élection de François Mitterrand, ils étaient entre 43 % et 47 %, et seulement 20 % à droite. Jusqu’à l’élection de François Hollande en 2012, la gauche est encore présente dans les catégories populaires.

Fakir : Mais la droite, une fois au pouvoir, a aussi déçu les classes populaires – comme sous le quinquennat Sarkozy. Et aujourd’hui, on fait face à une déception des professionnels de la politique dans leur ensemble, et à l’explosion de « sans partis ».

Vincent Tiberj : Oui ! On constate un refus de l’offre politique dans son ensemble, un rejet des partis et des candidats. Une explosion d’un « non alignement ». Et quand on va encore voter, on vote avant tout par rejet, par défaut, négatif. On vote avant tout « contre » des ennemis, beaucoup plus que par adhésion à un programme.

Fakir : On vote pour le moins pire ?

Vincent Tiberj : Oui, et ce rejet s’accélère. On constate une négativation dans la France de l’après réélection d’Emmanuel Macron. La situation s’est encore dégradée pour tous les partis, à l’exception du RN. Par exemple, le RN est désormais moins rejeté que LFI : quinze points de rejet supplémentaires pour la FI depuis la présidentielle, quand le RN continue de progresser... Le RN a bénéficié de la comparaison avec Reconquête, qui a accéléré la dédiabolisation de Marine Le Pen. Pour la FI, la façon dont elle est cadrée médiatiquement et sa logique interne jouent. Il y a aussi une stratégie de la polarisation portée par un certain nombre de ses acteurs, on le voit au moment où émergent des polémiques. Et puis, le système a besoin de se renouveler. Marine Le Pen face à Mélenchon, ou face à Hollande, c’est le même match qui se joue depuis 2012. Je l’ai dit à l’institut la Boétie : il est minuit moins le quart. L’explosion du vote RN entre 2022 et 2024, ça m’inquiète beaucoup. Le RN n’a plus besoin d’être majoritaire en voix : on n’est vraiment pas loin de leur arrivée au pouvoir.

Fakir : Si le RN est aussi proche du pouvoir, c’est peut-être aussi parce que les thèmes abordés dans le débat public pénalisent la gauche et le favorisent ? Vous écrivez : « Si la campagne avait lieu sur les inégalités et les valeurs socio-économiques, l’électorat de Le Pen serait alors divisé, tandis que la gauche en bénéficierait. » La priorité serait donc d’emmener le RN sur le terrain socio-économique ?

Vincent Tiberj : Oui ! La priorité est d’emmener le RN sur le terrain socio-économique, évidemment. Il faut insister là-dessus. Souligner par exemple le revirement de Bardella sur les retraites. Aller sur ce terrain socio-économique, ça permettrait à la gauche de jouer à domicile. De parler d’enjeux dont on ne parle pas assez. Le RN a tout intérêt à ne pas parler d’économie, d’inégalités sociales. À nous de faire jouer le RN à l’extérieur.


 

      mie en ligne le 26 février 2026

Un autre soutien à l’Ukraine
était possible

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

Durant trois ans de guerre, le monde a dépensé des milliards pour aider l’Ukraine. Mais ce soutien aurait pu être différent : plus attentif aux besoins concrets des Ukrainiens, plus transparent, plus démocratique et plus cohérent. Et donc mieux compris et accepté par les Européens.

Trois ans après son invasion brutale par la Russie, l’Ukraine se prépare à des négociations difficiles autour d’un éventuel cessez-le-feu. En plus d’avoir payé cette guerre de son sang – plusieurs centaines de milliers de morts et de blessés –, vu son économie ravagée et sa population quitter le pays en masse, elle risque d’être contrainte de céder des territoires et de voir les responsables des multiples crimes commis par l’armée russe échapper à la justice.

À ces pertes concrètes s’ajoute une double défaite symbolique.

La première est le flot d’insultes que lui inflige depuis quelques jours le nouveau président des États-Unis. Donald Trump entretient des relations cordiales avec Vladimir Poutine, répète à qui veut l’entendre que cette guerre est « ridicule » et, dans un retournement complet de l’histoire, que le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ce « dictateur », serait responsable de son déclenchement. L’adoption de ce récit et la volonté manifeste de ne pas sanctionner Vladimir Poutine ont des conséquences qui vont bien au-delà de l’Ukraine et constituent, selon certains historiens, « le défi le plus important lancé à l’ordre international depuis 1939 ».

La seconde est la défiance croissante du reste du monde : de relativement consensuelle à travers l’Europe, l’aide à l’Ukraine est désormais contestée au point de devenir un des carburants les plus puissants des extrêmes droites sur le continent. Dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique, la guerre en Ukraine est devenue la démonstration d’une certaine hypocrisie occidentale et a paradoxalement contribué à faire de Vladimir Poutine un champion de la lutte pour l’émancipation des peuples non occidentaux.

Tout cela est advenu en dépit de milliards d’euros d’aide militaire et financière apportés à Kyiv par ses partenaires. La France, qui a participé à ce mouvement de soutien, pourrait estimer avoir fait sa part : elle a donné de l’argent, envoyé des équipements militaires, n’était-ce pas là tout ce qu’elle pouvait faire ?

En réalité, un autre soutien à l’Ukraine était possible. Plus attentif aux besoins concrets des Ukrainien·nes, mieux compris et accepté par les Européen·nes, plus transparent et plus cohérent. Il n’aurait peut-être pas pu éviter l’acharnement de Vladimir Poutine et la catastrophe de la capitulation de Donald Trump face à ce dernier. Mais il aurait sans doute permis de rendre les sociétés européennes collectivement plus fortes pour y faire face.

« Isolons Poutine : isolons les logements »

Il aurait fallu pour cela accorder plus d’attention au sort des Ukrainien·nes, et moins à celui des multinationales françaises de l’énergie, des transports ou de la défense.

Car n’avoir pas de mots assez durs pour la Fédération de Russie, « menace existentielle pour les Européens » selon Emmanuel Macron, est une chose. Lui acheter, dans le même temps, des volumes record de gaz naturel liquéfié en est une autre. La France a augmenté de 81 % ses importations de GNL en 2024, assurant à Moscou au moins 2,68 milliards d’euros de revenus.

Cette hypocrisie bénéficie à TotalEnergies, qui fournit l’Europe en GNL russe. Un soutien différent à l’Ukraine aurait consisté à trouver les solutions pour se passer du gaz liquéfié russe, et des combustibles fossiles de manière générale. Une solution existe : la transition énergétique. « Isolons Poutine : isolons les logements », résume efficacement une campagne des Verts européens. L’Europe n’en prend clairement pas la voie : le Parlement de Strasbourg, sous l’impulsion de sa majorité conservatrice, veut démanteler le texte européen le plus ambitieux sur le sujet, le Pacte vert.

Quinze jours avant l’invasion russe, Paris mettait son énergie au service d’une autre multinationale française : Alstom. Alors que Volodymyr Zelensky se préparait à entrer en guerre, Emmanuel Macron, en visite à Kyiv, le pressait de finaliser la signature d’un contrat de près de 1 milliard d’euros entre l’État ukrainien et le géant tricolore du ferroviaire. Les images de ce moment, immortalisées dans un documentaire, provoquent un net malaise. Un soutien sincère à l’Ukraine aurait supposé de comprendre qu’il y a des moments où diplomatie et affaires ne font pas bon ménage.

Une fois l’invasion russe effectivement déclenchée, Paris n’a cessé de veiller sur son industrie de défense. Les « dons » de matériel militaire français sont rapidement devenus des ventes. Les 400 millions d’euros des « fonds de soutien » français à l’Ukraine portent tout aussi mal leur nom : ce sont en réalité des achats fléchés vers les industries de défense françaises. Le ministre français des armées l’a même assumé sans détour : la guerre en Ukraine crée « des opportunités pour les industries françaises ».

On répondra que c’est presque toujours ainsi que fonctionnent les aides internationales, que la générosité désintéressée n’existe pas, certes, mais il n’est pas interdit de souhaiter un monde meilleur. À défaut de parvenir à le changer tout de suite, soutenir vraiment l’Ukraine aurait pu consister, au minimum, à ne pas se réjouir publiquement de ces « opportunités » peu après s’être recueilli devant le « mur des héros » du monastère de Saint-Michel-au-Dôme-d’Or à Kyiv, où sont alignées des centaines de photos d’Ukrainien·nes mort·es lors de la guerre. Cela s’appelle la décence.

Peser pour améliorer les droits des travailleurs

Si la France avait accordé une attention plus sincère à la population ukrainienne elle-même, qu’aurait-elle vu ?

Que les Ukrainien·nes ont, outre la guerre elle-même, un sujet de préoccupation majeur : le démantèlement du droit du travail dans leur pays, accéléré ces trois dernières années à la faveur du conflit. Même les très grandes centrales syndicales ukrainiennes, qui savent se montrer accommodantes avec l’État et le patronat, estiment que la situation n’est plus tenable.

La gauche et la société civile ukrainiennes appellent depuis plus d’un an les gouvernements européens à tenter d’infléchir ces réformes menées par l’État ukrainien en conditionnant certaines aides au respect des normes internationales sur le travail. Elles n’ont pas été entendues.

En lieu et place de cette solidarité réelle avec les Ukrainien·nes, le gouvernement français, comme tant d’autres, a appuyé des programmes d’aide et de reconstruction conçus par des élites libérales pour d’autres élites libérales. Le reconstruction telle qu’envisagée aujourd’hui n’a pas été imaginée par les habitant·es des endroits détruits par l’artillerie et l’aviation russe mais par des cabinets d’architectes pressés de vendre leurs prototypes de smart cities. La ville martyre de Bakhmout n’avait pas fini de compter ses cadavres que des commerciaux armés de valises à roulettes tentaient déjà de vendre à la municipalité de nouveaux systèmes de canalisation.

Beaucoup d’Ukrainien·nes espèrent que la période de la reconstruction sera synonyme d’entrée de leur pays dans l’Union européenne. Mais, jusqu’à présent, ce processus d’adhésion a trop souvent consisté à leur dicter de l’extérieur et au pas de course des réformes profondes de l’appareil d’État.

Aider vraiment les Ukrainien·nes signifie aussi ne pas assombrir encore leur avenir en leur passant la corde de la dette au cou. Il est urgent d’alléger la dette extérieure de l’Ukraine et de faire en sorte que les millions d’euros de « dons » annoncés pour soutenir et reconstruire l’Ukraine soient vraiment des dons. Or, pour l’heure, ce sont majoritairement des prêts qui ont fait grimper la dette extérieure du pays de 48 milliards de dollars avant la guerre à 115 milliards fin 2024 : la hausse est constituée à 60 % de prêts de l’UE. 

Solidarité internationale et justice sociale

Hanna Perekhoda, historienne et militante de gauche ukrainienne, va plus loin encore. Pour elle, il ne saurait y avoir de soutien à l’Ukraine vraiment efficace tant qu’il n’y aura pas plus d’égalité et de justice sociale dans les sociétés des pays concernés. « Laide que les pays occidentaux peuvent offrir à l’Ukraine ne réside pas seulement dans le domaine militaire ou économique, mais dans la résolution de leur propre crise de légitimité interne », analyse-t-elle pour Mediapart.

Cela passe par des « politiques de redistribution urgentes » qui puissent « restaurer la confiance des citoyens » : « Une société solidaire est plus à même de soutenir des engagements internationaux et l’augmentation des budgets de défense (dont la nécessité est désormais impossible à nier). Agir rapidement pour l’égalité sociale est donc non seulement une priorité interne, mais une condition essentielle pour aider l’Ukraine. »

Cela aura un prix. Les contribuables états-uniens ou européens, en particulier les plus modestes, ne doivent pas le payer seuls – au risque que l’aide à l’Ukraine continue d’être perçue comme une politique lointaine décidée par « une élite qui fait payer le peuple ». Parmi les pistes pour financer ces dons : utiliser les milliards d’euros de recettes issues des actifs de la Banque de Russie gelés dans les pays du G7, de l’Union européenne et en Australie, comme l’UE a commencé à le faire.

Ne pas transiger avec la démocratie

Pour éviter que le soutien à l’Ukraine soit vu comme la décision de quelques « élites », il aurait fallu qu’il s’inscrive dans un cadre réellement démocratique. En France, durant ces trois dernières années, cela n’a pas toujours été le cas.

Au lieu d’associer les Français·es et leurs élu·es aux décisions, l’exécutif a souvent préféré les mettre devant le fait accompli. À la fin février 2022, il a engagé l’armée française dans une opération militaire en Roumanie (la mission Aigle, lancée par l’Otan en réponse au déclenchement de l’invasion russe) sans la faire valider par le Parlement, comme le prévoit pourtant l’article 35 de la Constitution. En mars 2024, il a jugé bon de demander au Parlement son avis sur un accord bilatéral de sécurité entre la France et l’Ukraine après l’avoir signé.

Un cadre réellement démocratique ne se limite pas à ces indispensables débats publics.

Les dépenses militaires, qu’elles soient françaises ou européennes, ont brutalement augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine. La nécessité de s’armer pour pouvoir se défendre sans être dépendant d’alliés à la trajectoire politique extrêmement préoccupante, comme les États-Unis de Donald Trump, est désormais assez largement partagée, y compris à gauche.

En se montrant incapables de dénoncer aussi fermement la logique génocidaire d’Israël à Gaza que la folie meurtrière de Poutine en Ukraine, l’Europe et les États-Unis ont montré leur inconséquence.

Mais un autre soutien à l’Ukraine aurait, au minimum, fait en sorte que les procédures de contrôle et de transparence de ces dépenses soient à la hauteur de ces enjeux. Or, elles semblent tout à fait inefficaces. Paris a pu gonfler les chiffres de son aide militaire à l’Ukraine pendant des mois, comme Mediapart le révélait en mars 2024, sans que personne réagisse. Il a également fallu des enquêtes de presse pour révéler que dix États européens (dont la France jusqu’en 2020) avaient continué d’exporter des armes vers la Russie après l’embargo de 2014.

Plus loin de l’Ukraine, mais symptomatique des insuffisances de ces politiques de contrôle : les Français·es n’ont toujours pas le droit de savoir quelles armes précises leur État a vendues aux autorités israéliennes engagées dans un probable génocide à Gaza. Paris leur a pourtant livré pour 30 millions d’euros d’armes en 2023.

Quant à savoir si cet argent, lorsqu’il est utilisé pour équiper l’armée française, est bien employé, il faudra repasser. Ces décisions sont prises dans un huis clos d’initiés, où les intérêts de l’État et de grandes entreprises privées se mélangent et parfois se confondent. Faute de volonté politique et d’organes de contrôle indépendants, les efforts vers une « défense européenne » aboutiront seulement à construire une Europe qui donne de plus en plus d’argent aux industriels de la défense.

Un soutien déterminé, progressiste et démocratique à l’Ukraine aurait, enfin, martelé que la défense du droit international ne vaut pas seulement lorsqu’il s’agit de dénoncer les agissements de la Russie de Vladimir Poutine.

En se montrant incapables de dénoncer aussi fermement la logique génocidaire d’Israël à Gaza que la folie meurtrière de Poutine en Ukraine, l’Europe et les États-Unis ont montré leur inconséquence, se sont rendus inaudibles auprès du reste du monde, et ont donné à Vladimir Poutine une occasion rêvée de pointer les hypocrisies de l’« Occident ». Il n’en demandait sans doute pas tant.

Boîte noire

Ce parti pris a été nourri d’échanges avec Hanna Perekhoda, Volodymyr Yermolenko et Leonid Litra. L’autrice les remercie. Les opinions exprimées ici n’engagent qu’elle.


 

   mise en ligne le 25 février 2025

Retraites : ajuster les cotisations
pour garantir la prestation

Clémentine Autain,  Alexis Corbière,  Gérard Filoche  et  Danielle Simonnet  sur www.politis.fr

Le « conclave » voulu par François Bayrou ne vise qu’à empêcher démocratie et vote, une fois encore, alors qu’un simple vote au Parlement abrogerait la retraite à 64 ans, estiment les dirigeants de L’Après, Clémentine Autain, Alexis Corbière, Gérard Filoche et Danielle Simonnet.

La Cour des comptes, dans son rapport du 20 février, a démenti la tentative de François Bayrou d’accuser nos retraites de produire un déficit de 55 milliards. Elle n’a relevé que 6 milliards de « trou ». Ce qui est peu sur un budget total de 350 milliards. Et Bayrou est mal placé pour donner des leçons de morale, de déficit et de dette au moment même où Ursula von der Leyen – cédant à Donald Trump qui exige 5 % de dépenses de guerre par pays européen – assouplit officiellement les critères budgétaires de Maastricht en UE afin de permettre aux États membres de s’endetter davantage pour l’effort militaire. Ainsi l’argent magique existe, il est soudain découvert, déficits et dettes deviennent moins pressants, pas pour le social, pas pour nos retraites, mais pour les industries de guerre.

« Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. »

Notre point de vue est exactement à l’opposé : après une vie de travail difficile et longue, des centaines de milliers d’accidents du travail et de maladies professionnelles, la retraite est un droit fondamental des salariés. Il y a 13 ans d’écart de moyenne d’espérance de vie entre les plus riches et les plus pauvres. Un ouvrier vit 7 ans de moins qu’un cadre. Les femmes sont gravement lésées par le système. Le progrès social, ça consiste à permettre à tous ceux qui ont produit les richesses, de vivre leur retraite en bonne santé dans les meilleures conditions possibles. Si on gagne plus, si on vit plus longtemps, c’est pour en profiter plus longtemps. 

Ni un impôt ni une épargne

La retraite par répartition n’est ni un impôt ni une épargne ; la solidarité intergénérationnelle s’effectue par le biais des cotisations qui sont reversées en direct, en temps réel, sous contrôle public, de ceux qui travaillent encore à ceux qui ne travaillent plus. C’est une caisse séparée de celle de l’État, et elle ne génère que 9 % de la « dette » présumée alors que l’état lui-même en génère 82 %.

Ces cotisations sont du solide et de la confiance car elles s’appuient sur le travail de tous les actifs sans cesse renouvelé, elles ne sont pas à la merci des spéculations boursières privées et opaques. Rien de pire que la « capitalisation » : n’y risquez pas un sou, les fonds de pension privés ne sont pas fiables, des millions de salariés anglo-saxons ont tout perdu à ce jeu de poker, dans les bourrasques monétaires à répétition.

En 1982, il a été acquis que le droit à la retraite en France était ouvert à partir de 60 ans pour toutes et tous, et parfois avant, de façon négociée, dans les métiers les plus difficiles. Aujourd’hui la France est quatre à cinq fois plus riche, et selon les exigences d’une juste répartition des richesses produites par les salariés, ceux-ci doivent en bénéficier à tous les niveaux, dont la hausse des salaires et la baisse de la durée du travail. Il est des métiers où, comme dans le bâtiment, la retraite devrait être à 55 ans.

Garantir la prestation

Sans cesse patronat et financiers veulent rogner le coût de notre travail et hausser celui du capital. Ils veulent réduire la part du PIB consacrée aux retraites, actuellement de 14 %, à 11 %,  alors que la démographie (actuellement 15,4 millions de retraité.es) impose de la faire évoluer vers 20 %. D’où une bataille incessante depuis des décennies pour reculer l’âge du droit au départ en retraite et le niveau des pensions. Ils veulent plonger la majorité des retraité.es dans la misère. Leur dernière offensive imposant le départ à 64 ans et visant même à baisser les pensions par désindexation sur les prix, a soulevé une opposition sans précédent : 14 manifestations unitaires, des millions de manifestants, 95 % de l’opinion des actifs contre, ils n’ont pas pu la faire voter et ont dû user de scandaleux coups de force avec des 49-3 à répétition.

« Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans. »

Les derniers soubresauts des gouvernements Macron, Borne, Attal, Barnier, Bayrou visant à empêcher démocratie et vote, ont finalement débouché sur la mise en place d’un « conclave » soumis aux choix trop bien connus du Medef alors qu’un simple vote au Parlement, tout le monde le sait, abrogerait les 64 ans.

Ils inventent de prétendues difficultés de financement alors que chacun sait que ça dépend des salaires nets et bruts. Ajuster les cotisations pour garantir la prestation. Après des décennies de blocage, un rattrapage des salaires nets et bruts, incluant cotisations salariales et patronales est la solution directe, facile, incontournable pour financer la retraite à taux plein à l’âge choisi par la majorité du salariat. 

Nous demandons le vote au parlement pour abroger les 64 ans.

Nous demandons un financement pérenne basé sur les cotisations salariales et patronales.


 

    mise en ligne le 24 février 2025

En Russie,
les inégalités sociales se creusent

Estelle Levresse sur www.mediapart.fr

La guerre menée en Ukraine par Vladimir Poutine affecte durablement la société russe. Pendant que les bénéficiaires du conflit s’enrichissent, la majorité de la population s’appauvrit.

Depuis trois ans, la Russie dépense sans compter pour la guerre à grande échelle qu’elle mène en Ukraine. Afin d’attirer des volontaires sur le front, les autorités ont fait exploser la rémunération des soldats contractuels. La solde mensuelle est fixée à 210 000 roubles (2 200 euros), trois à quatre fois le salaire moyen, à laquelle s’ajoutent de nombreux avantages matériels et sociaux ainsi que de généreuses primes d’enrôlement financées par les régions. En 2025, l’enveloppe militaire russe atteindra 130 milliards d’euros, soit un tiers du budget total du pays, en hausse de 30 % par rapport à 2024, une année déjà record.

Si la majeure partie de cette somme est absorbée par le complexe militaro-industriel, d’autres secteurs bénéficient de la générosité de l’État : éducation, culture, santé… tous réorientés vers ce que le Kremlin continue d’appeler son « opération militaire spéciale ». Objectifs : récompenser les « héros » combattant en Ukraine, diffuser la propagande d’État et encourager le patriotisme afin de légitimer et poursuivre le conflit.

Le concours semestriel de « subventions présidentielles », censé financer des projets sociaux dans divers domaines, illustre parfaitement cette tendance. Dévoilée fin janvier, l’édition 2025 a gratifié 239 projets consacrés au thème de l’année du « Défenseur de la patrie » sur les 1 497 finalistes. Parmi eux : des projets de propagande patriotique, des programmes d’aide aux familles de militaires et des initiatives scolaires en lien avec la guerre.

La plus grosse subvention a été octroyée à un projet de réhabilitation des soldats blessés porté par la Fondation Mémoire des générations (72 millions de roubles – 773 000 euros). La station de radio patriotique Pride, qui émet depuis un an, a reçu 39 millions de roubles (420 000 euros) pour lancer une série de formats consacrés au « patrimoine historique et culturel » de la Russie. Près de 27 millions de roubles (291 000 euros) ont été alloués à la création du musée « Champ de bataille : Marioupol ». La dévastation de la ville par les troupes russes entre février et mai 2022 qui a fait des milliers de morts civiles est qualifiée de « libération héroïque » dans le projet. 

Nouvelle élite politique

Cette militarisation de la société et de l’économie a des conséquences profondes sur le pays, où les inégalités sociales se creusent durablement. Tandis que certains s’enrichissent grâce à la guerre, une large partie de la population s’appauvrit. Selon l’économiste russe Igor Lipsits, entre 26 et 28 millions de personnes ont vu leur situation financière s’améliorer ces trois dernières années.

Ce groupe comprend les soldats et leurs familles, mais aussi les travailleurs du secteur de l’armement, les professionnel·les de santé employé·es dans les cliniques militaires et centres de réadaptation, ainsi que tous les métiers directement liés à l’effort de guerre. « Cela représente environ 20 % de la population russe. Il s’agit d’un puissant soutien social à la poursuite du conflit », souligne Igor Lipsits, exilé en Lituanie.

Sur l’année écoulée, le prix des denrées alimentaires a explosé : + 90 % pour les pommes de terre, + 36 % pour le beurre.

Vladimir Poutine entend bien capitaliser sur ce nouveau groupe social, estimant que « tous ceux qui servent la Russie, ouvriers et guerriers », constitueront la « véritable élite » désormais. « Ils doivent occuper des postes de direction dans l’éducation et la formation des jeunes, dans les associations publiques, dans les entreprises publiques, dans les affaires, dans l’administration d’État et municipale, et diriger les régions, les entreprises et, en fin de compte, les plus grands projets nationaux », a déclaré le président russe dans son adresse à l’Assemblée fédérale du 29 février 2024.

Si l’avènement d’une nouvelle élite politique formée dans les tranchées a peu de chances de voir le jour, en attendant, pour une majorité de Russes, les conditions de vie se détériorent en ce temps de guerre. Les retraité·es sont les plus mal loti·es avec la flambée des prix des produits alimentaires. Sur l’année écoulée, le prix des denrées alimentaires a explosé : + 90 % pour les pommes de terre, + 36 % pour le beurre, + 48 % pour les oignons, + 24 % pour la viande d’agneau, selon les chiffres de l’agence fédérale de statistiques Rosstat.

« Les retraités civils, environ 41 à 42 millions de personnes, voient leur pouvoir d’achat s’effondrer, car l’indexation des pensions ne suit pas l’augmentation des prix. Leur situation est particulièrement préoccupante », alerte le professeur Igor Lipsits. D’autant que plusieurs études estiment que l’inflation réelle pourrait être deux fois supérieure aux chiffres officiels.

Primes colossales

Face à la poussée inflationniste, la Banque centrale russe a fait le choix depuis 2023 d’augmenter son taux directeur, désormais à un niveau record de 21 %. Cela a un impact très fort sur le marché de l’immobilier et de la construction. « Jusqu’en juillet dernier, il existait un programme fédéral de prêt immobilier à taux préférentiel : le taux était plafonné à 8 % pour l’acheteur et l’État payait la différence. Mais ce programme a été arrêté, car il était trop coûteux, indique Igor Lipsits. Depuis, les ventes de logements ont chuté brutalement. Seulement 5 % de la population russe peut se permettre un prêt immobilier aux taux actuels du marché. »

Inquiète d’un effondrement potentiel du marché de la construction, la présidente du Conseil de la Fédération de Russie, Valentina Matvienko, alerte sur la nécessité d’un moratoire sur la faillite des promoteurs. Mais certains experts redoutent que cette mesure déclenche une crise systémique dans les secteurs bancaire et immobilier.

Par ailleurs, les primes colossales versées aux soldats et à leurs familles grèvent les budgets régionaux. Selon une enquête du média indépendant iStories, publiée en novembre, dans certaines régions, plus de la moitié des aides sociales est désormais consacrée aux militaires et à leurs proches, réduisant drastiquement l’assistance aux plus vulnérables. 

Les autorités régionales devront réaliser des coupes budgétaires : réduire les salaires ou licencier les travailleurs du secteur public. Igor Lipsits, économiste russe

Le territoire de Stavropol consacre 83 % de ses prestations sociales aux combattants, avec une prime d’enrôlement de 1,6 million de roubles. En Karatchaïevo-Tcherkessie, 75 % des fonds sociaux vont aux militaires, un montant neuf fois supérieur à celui de l’aide au chômage. À Kalouga, la proportion est de 52 %, dix-sept fois plus que l’aide accordée aux personnes handicapées.

Les associations qui viennent en aide aux sans-abri constatent une augmentation du nombre de personnes dans le besoin ces dernières années. « Avant, on avait surtout des personnes âgées, désormais on a aussi des jeunes familles qui n’arrivent plus à se loger ou des personnes victimes de fraudes immobilières », déclare Olga Bakhtina, qui gère le refuge privé Dari Dobro à Iekaterinbourg. Et la situation touche tout le pays. « En 2022-2023, les principales raisons de se retrouver à la rue sont la perte de la capacité à louer un logement et la perte d’emploi », confirme Daniil, membre de Notchlejka, la plus ancienne organisation d’aide aux sans-abri en Russie, présente à Moscou et à Saint-Pétersbourg.

Dangers pour la société

Les budgets régionaux sont d’autant plus sous pression que les recettes fiscales se sont contractées en 2024, en baisse de 7 % l’an dernier, a annoncé le ministre des finances, Anton Silouanov. « Cela va conduire les autorités régionales à réaliser des coupes budgétaires : réduire les salaires ou licencier les travailleurs du secteur public. De telles choses commencent déjà à se produire », affirme Igor Lipsits. C’est le cas dans la région industrielle de Kemerovo où les autorités ont lancé un plan massif de licenciement des fonctionnaires employés dans les jardins d’enfants, en raison du déclin des recettes fiscales issues de l’industrie charbonnière.

Un programme d’optimisation du système de santé est également en cours dans plusieurs régions. Selon le quotidien indépendant The Moscow Times, au moins 160 hôpitaux publics, cliniques, centres médicaux, dispensaires, maternités et autres établissements de santé ont été fermés en 2024, forçant ainsi les populations locales à parcourir de longues distances pour accéder aux soins.

Quels impacts auront ces fractures sociales à moyen terme ? « Il est difficile de dire où cela mènera, car la Russie est un pays très peu classique. Les gens qui s’appauvrissent essaieront de survivre du mieux qu’ils peuvent. Ils tenteront sans doute de gagner plus d’argent dans l’ombre pour payer moins d’impôts. Il est peu probable qu’il y ait des protestations sociales, mais l’irritation augmentera et l’économie souterraine se développera », prédit Igor Lipsits. 

Le conflit engendre également une montée de la violence en Russie. Les journaux locaux rapportent régulièrement les crimes sordides commis à leur retour du front par d’anciens détenus qui avaient été graciés en échange de leur engagement dans l’armée. Dans une rare critique de la part d’un représentant officiel de l’État à l’égard des héros de la guerre, la députée de la Douma Nina Ostanina a qualifié les ex-prisonniers revenus d’Ukraine de « dangers pour la société », appelant les forces de l’ordre à protéger les citoyen·nes contre ces criminels.

Selon une enquête du média indépendant Verstka, les cas de violences domestiques impliquant des ex-combattants ont presque doublé au cours des deux premières années de guerre en Ukraine par rapport à 2020-2021. Les premières victimes sont les femmes.


 


 

« Avec cette réforme, les Ukrainiens seront transformés en esclaves » :
en pleine guerre, le gouvernement détruit le Code du travail

Alexandre Vallon sur www.humanite.fr

Depuis l’invasion russe, la loi martiale a permis d’affaiblir les droits des travailleurs. Malgré les perspectives d’adhésion à l’Union européenne, le gouvernement entend réformer le Code du travail et entériner une législation pensée dans un « mépris total de la Constitution de l’Ukraine et des conventions » internationales, affirme le dirigeant du syndicat KVPU, Mykhailo Volynets, que nous avons rencontré.


 

Comment décririez-vous la situation sociale de l’Ukraine ?

Mykhailo Volynets (Président de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU) : Nous sommes en pleine bataille avec le gouvernement ukrainien depuis de nombreux mois. Car le ministère de l’Économie a décidé de réformer le Code du travail sans aucune consultation en bonne et due forme. Le document a été rédigé unilatéralement par l’administration au cours de l’été. Au mois d’août, ils ont exigé que les syndicats valident ce projet en l’espace de quelques jours. C’est inadmissible.

Cette réforme implique la modification de cinquante lois, d’annuler des dizaines d’autres et abandonner 1 500 actes normatifs. Nous avons remis nos propositions en août dernier et elles n’ont pas été prises en compte. Pire, le deuxième texte présenté fin décembre contient quinze nouveaux articles et le ministère a ignoré plus de 90 % des amendements fournis par les syndicats.

Le nouveau projet de Code du travail protège les intérêts des employeurs et non des salariés. Il entend renforcer les contrats de travail individuels afin d’affaiblir le rôle des syndicats et les conventions collectives. Ce texte intervient au mépris total de la Constitution de l’Ukraine, des conventions de l’Organisation internationale du travail, du système de protection sociale. Les Ukrainiens seront transformés en esclaves.

Comment définiriez-vous ce projet ?

Mykhailo Volynets : Dans la dernière version, près d’une cinquantaine de clauses n’ont rien à voir avec le Code du travail. Ce document viole les normes internationales du travail en matière de protection, de conventions collectives, de rémunération, de congés, de procédure de licenciement, de règlement des conflits.

Ce projet de loi veut l’application prolongée de restrictions temporaires au droit du travail imposées en vertu de la loi martiale. Il entend affaiblir gravement la protection juridique des employés contre les licenciements abusifs, le consentement aux heures supplémentaires, aux droits à l’assurance sociale et aux droits à pension, aux droits des femmes et aux jeunes travailleurs, ainsi que les conditions de travail. Nous réclamons que le président du Parlement ukrainien suspende l’examen du projet jusqu’à ce que des consultations approfondies avec les syndicats soient assurées.

Avez-vous obtenu des soutiens européens et internationaux ?

Mykhailo Volynets : Nous sommes une organisation affiliée à la Confédération européenne des syndicats et cela nous permet d’avoir leur aide sur les directives déjà adoptées au sein de l’UE et la manière dont elles sont mises en œuvre. Ce projet est donc contraire aux directives européennes et aux conventions internationales.

Mais la manipulation ne s’arrête pas là. Le Parlement enregistre très souvent des réformes émanant du gouvernement ou de députés qui sont présentées comme nécessaires à l’intégration européenne. En fait, il s’agit de lois en violation flagrante des directives de l’UE et des conventions de l’OIT et l’OMC afin d’affaiblir les droits des travailleurs. Le patronat n’agit pas ouvertement car ils ne veulent pas saboter leur possibilité d’intégrer l’Union européenne.

Qui soutient ces projets ?

Mykhailo Volynets : La chambre de commerce américaine exerce un lobbying important, et elle dispose d’un rôle majeur dans l’économie ukrainienne. Le patronat européen et la Commission font également pression. Cette dernière joue un double jeu en faisant semblant de ne pas remarquer nos critiques, les attaques sociales.

« La loi martiale a permis la suppression de nombreux acquis : droit de grève, protestation, rassemblement… »

Si Bruxelles pensait que l’Ukraine a une chance d’adhérer à l’UE, elle réclamerait l’adoption de règles conformes aux principes fondamentaux. Tous apprécient finalement le contexte de la guerre, qui a permis avec la loi martiale la suppression de nombreux acquis : droit de grève, protestation, rassemblement… et souhaitent son maintien. Les patronats européen et américain soutiennent ces projets pour faire pression sur leur propre peuple.

Quel pourrait être l’impact de ces réformes libérales envisagées par le gouvernement ?

Mykhailo Volynets : Les Ukrainiens ne se laisseront pas faire. Les travailleurs qui ont perdu leur santé pour défendre leur patrie et ceux partis combattre organiseront un troisième Maïdan. Car je doute qu’en rentrant du front, après avoir sacrifié leur vie, ils acceptent un tel avenir.

Si aucun dialogue social n’existe et que les autorités passent en force, avec les millions d’armes en circulation, les tensions auront des conséquences dramatiques. Beaucoup de gens se trouvent déjà dans une grande précarité avec des salaires qui n’augmentent pas et une forte inflation. Les dirigeants devraient s’interroger : qui va reconstruire le pays ?

Nous devons offrir des perspectives : créer des emplois, donner de bons salaires, garantir la protection des droits de nos citoyens et prévoir déjà quels secteurs devraient être développés pour reconstruire l’économie du pays. Sinon, comment favoriser le retour des 6 millions de personnes qui sont parties à l’étranger ? De même, nous devons garantir des perspectives aux millions d’habitants qui reviendront de l’armée et aux jeunes.


 

     mise en ligne le 23 février 2025

Thomas Coutrot, économiste : « L’entreprise est un bastion d’autoritarisme »

Mélanie Mermoz sur www.humanite.fr

En liant enquêtes sur les conditions de travail et résultats électoraux, l’économiste Thomas Coutrot montre combien le manque d’autonomie dans la sphère professionnelle, mais aussi l’absence de possibilité d’expression à son sujet nourrissent le vote d’extrême droite. Il invite à refaire du travail un enjeu de débat démocratique.

Dans l’analyse des motivations du vote RN et de l’abstention, l’impact du travail est trop souvent un angle mort. L’étude publiée par l’économiste Thomas Coutrot intitulée « le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux » s’attaque à cet impensé. Pour cela, il a croisé les données des enquêtes de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) sur les conditions de travail de 2016-2017 et 2019 avec les résultats des élections présidentielle de 2017 et européenne de 2019, qu’il a enrichies avec des indicateurs statistiques par commune, calculés par Thomas Piketty et Julia Cagé. L’absence d’autonomie dans le travail et l’impossibilité de donner son avis sur celui-ci s’avèrent déterminantes sur les comportements civiques.

Depuis quand s’intéresse-t-on à l’impact de l’organisation du travail sur la politique ?

Thomas Coutrot : Dès le XVIIIe siècle, aux prémices de la révolution industrielle, Adam Smith dénonce déjà l’impact du travail répétitif sur les capacités cognitives des travailleurs. D’un côté, il se félicite des gains de productivité économique que permet la division du travail, mais, de l’autre, il s’inquiète du fait qu’en passant d’un travail artisanal à un travail ouvrier ultrarépétitif, on abîme le psychisme des ouvriers. Il dit de ceux-ci : « Ils deviennent aussi stupides et ignorants qu’il est possible à une créature humaine de le devenir. »

Au XIXe siècle, John Stuart Mill dénonce le régime d’usine – Marx parle, lui, de « despotisme d’usine ». Pour Mill, il est contradictoire avec la possibilité d’être un citoyen éclairé et de participer à la vie de la cité. C’est la raison pour laquelle cet économiste et philosophe britannique, libéral économiquement, considère que les coopératives sont le seul mode d’organisation de la production cohérent avec un régime démocratique.

En Grande-Bretagne, au début du XXe siècle, cette idée est portée par le socialisme de guilde, dont le penseur le plus connu est G. D. H. Cole. Celui-ci écrit qu’un régime de servilité dans l’industrie ne peut que donner un régime de servilité dans la sphère politique. Ce courant partisan des coopératives est favorable à la gestion des entreprises par les travailleurs ; il en fait une condition de la vie démocratique dans la cité.

Comment se prolonge cette réflexion au XXe siècle ?

Thomas Coutrot : Au cours des années 1930-1940, le philosophe américain John Dewey développe l’idée que la démocratie n’est pas un régime d’institutions, mais un mode de vie. C’est une société où les individus sont socialisés dans une norme d’interrogation des pouvoirs existants, d’enquête permanente sur le monde. C’est exactement ce que dit aussi Castoriadis : la démocratie n’est pas une société sans hiérarchie ni pouvoirs, mais une société où ceux-ci sont sans arrêt questionnés.

Au cours des années 1970, dans la continuité de Dewey, la politiste Carole Pateman consacre plusieurs livres à la démocratie participative. Pour elle, la démocratie ne peut pas se limiter à la liberté d’expression et au droit de vote, elle doit reposer sur des habitudes quotidiennes enracinées dans les rapports sociaux élémentaires. La démocratie délégataire, qui consiste à élire périodiquement ceux qui nous gouvernent, est une illusion.

Pour être vivante, la démocratie doit s’ancrer dans une participation continue des citoyens aux décisions, une culture quotidienne qui doit pénétrer toutes les sphères de la vie sociale (famille, école, travail…). L’entreprise est un bastion d’autoritarisme dont l’existence et la place centrale dans la vie des personnes sapent les fondements même du régime politique démocratique.

D’élection en élection, nous assistons à un renforcement de l’abstention. Quel est le facteur professionnel le plus observé chez les abstentionnistes ?

Thomas Coutrot : La variable liée aux conditions de travail qui joue le plus fortement chez les abstentionnistes est le manque d’autonomie dans le travail. C’est vraiment le marqueur d’une condition de subordination dans le travail qui prédispose à une passivité politique. Depuis une vingtaine d’années, à travers la montée des procédures, du « reporting », nous observons une érosion de l’autonomie au travail, associée à une série d’innovations techniques et organisationnelles («lean », « new public » managements…).

Les algorithmes et l’IA ne font que sophistiquer des méthodes de contrôle numérique et informatique du travail et de standardisation déjà largement diffusées. L’érosion de l’autonomie n’est en effet pas une question de technologie, mais d’organisation. Ce ne sont pas les outils numériques qui sont en eux-mêmes porteurs d’un appauvrissement du travail, mais les finalités en vue desquelles ils sont conçus et mobilisés. L’accroissement du contrôle, de la standardisation, n’est pas une stratégie d’efficacité économique, mais de pouvoir et de domination.

L’abstention est aussi nettement corrélée à la précarité de l’emploi. Vivre dans l’incertitude du lendemain, être accaparé par les tâches de survie ne favorise pas l’intérêt pour la chose publique, ni la croyance de pouvoir par son vote modifier la situation. Les politistes nomment « sentiment d’efficacité politique » la perception que sa parole compte, que son vote est important. Chez les plus précaires, ce sentiment d’efficacité politique est très faible. Être précaire signifie n’avoir pas de maîtrise de sa vie personnelle, encore moins de la vie collective.

Dans le travail, quel est le marqueur déterminant dans le vote RN ?

Thomas Coutrot : Le fait de ne pas pouvoir donner son avis sur son travail lors de réunions régulières est clairement associé à une propension beaucoup plus forte à voter RN (+ 10 points), même toutes choses égales (diplôme, métier…). L’enquête ne distingue pas le type de réunions – entre collègues, avec les manageurs, avec les élus du personnel ou dans un cadre syndical. C’est d’ailleurs un point qu’il faudrait creuser.

Elle ne dit pas non plus si ces réunions débouchent sur un changement réel. Environ 45 % des salariés participent à des réunions sur leur travail, les cadres et les plus diplômés y sont plus fréquemment associés, même si d’autres catégories sociales peuvent aussi y participer. Il existe également une dimension de genre ; les femmes ont moins la possibilité que les hommes de donner leur avis sur leur travail.

Le fait de travailler de nuit ou à des horaires atypiques est l’autre marqueur déterminant du vote RN (+ 10 %). On observe aussi que les femmes qui votent RN sont celles qui ont la plus forte participation aux tâches ménagères. Cela traduit sans doute une plus forte adhésion aux stéréotypes de genre.

Lors des enquêtes sociologiques par entretien, les questions liées au travail sont-elles abordées par les électeurs RN ?

Thomas Coutrot : Non, ce qui va apparaître dans le discours des électeurs RN, c’est la concurrence des immigrés, le sentiment de mépris dans lequel ces personnes se sentent tenues par les élites, la question des solidarités locales. En revanche, les enjeux du travail, son organisation, le fait de se lever très tôt le matin n’apparaissent jamais, à ma connaissance en tout cas, dans les discours des électeurs RN, et donc dans les analyses des sociologues ou des politistes qui travaillent sur ce sujet.

Les mécanismes de domination ou de mépris au travail, difficiles à vivre mais qu’ils ne parviennent pas forcément à verbaliser, produisent de façon inconsciente des affects d’extrême droite. C’est une espèce de rationalisation a posteriori. Ces mécanismes de domination ne sont pas conscientisés. Ils sont peut-être même naturalisés. Beaucoup d’électeurs du RN ont une vision assez viriliste du monde et donc, pour eux, avoir un chef autoritaire peut même sembler positif…

Côté travail, existe-t-il des similitudes entre abstentionnistes, électeurs FI et ceux du RN ?

Thomas Coutrot : L’électorat FI est caractérisé, comme les abstentionnistes et l’électorat RN, par une faible autonomie dans le travail. Le profil des électeurs RN et LFI est assez proche sociologiquement, même s’il est plus divers chez LFI. C’est un profil plus ouvrier et moins diplômé que la moyenne. Mais il se distingue vraiment sur la capacité d’expression sur le travail. Si les électeurs RN sont très peu sollicités pour parler de leur travail, le fait de pouvoir discuter de son travail est au contraire nettement associé à un vote de gauche, notamment FI.

Un résultat apparaît surprenant, c’est la forte proportion de syndiqués parmi les électeurs RN…

Thomas Coutrot : Une forme de révolte sociale, de colère qui s’exprime en partie par le vote RN, peut aussi se manifester par l’adhésion à un syndicat. Ce phénomène s’observe plutôt chez les adhérents ou les sympathisants que chez les militants. La forte différence entre mes résultats et ceux des sondages « sortie des urnes », qui indiquent un moindre vote RN pour les syndiqués, pourrait s’expliquer par une forme de honte des syndiqués à avouer à un enquêteur qu’ils votent RN.

Ils seraient ainsi les seuls à maintenir le biais de sous-déclaration observé il y a encore une dizaine d’années chez l’ensemble des électeurs. Contrairement au reste de la société, le vote pour le RN n’est pas devenu totalement banalisé dans les milieux proches des syndicats. L’ensemble des directions syndicales communiquent, en effet, beaucoup auprès de leurs adhérents sur le sujet, ce qui n’est pas sans créer des tensions sur le terrain.

Les syndicalistes avec lesquels j’ai échangé n’étaient pas étonnés de ce résultat. Plusieurs militants m’ont ainsi raconté avoir, pendant la campagne des législatives, essuyé des remarques quand ils allaient distribuer des tracts contre le RN à la porte des entreprises. Des sympathisants, voire des adhérents, leur disaient : « Pourquoi le syndicat se mêle de ces histoires-là ? Il n’a pas à faire de politique ».

Comment refaire du travail un enjeu démocratique ?

Thomas Coutrot : Ni le patronat ni les dirigeants de la fonction publique ne souhaitent mettre le travail en débat. Une politique du travail tournée vers la libération de la parole des salariés, et de l’organisation de cette parole, devrait être mise à l’ordre du jour des politiques de gauche. Malheureusement, les partis politiques n’ont jusqu’à présent guère de réflexion sérieuse sur ces questions. C’est au sein du mouvement syndical que des initiatives intéressantes se lancent.

Par exemple, la CGT, depuis une quinzaine d’années, a mis en chantier une réflexion sur ce qu’elle appelle la démarche revendicative à partir du travail. Elle consiste à recueillir la parole des salariés sur leur travail pour les faire s’exprimer sur ce à quoi ils tiennent, ce qui pourrait changer dans leur travail pour qu’il corresponde à leurs valeurs, qu’il réponde aux vrais besoins de leurs clients ou usagers. Cela implique un véritable changement de pratique militante, mais ça permet de retisser des liens forts et de reconstruire du collectif.


 

En savoir plus Thomas Coutrot :

Chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales, Thomas Coutrot a dirigé jusqu’en 2022 le département conditions de travail et santé à la Dares. En mars 2024, l’économiste et statisticien a publié une enquête intitulée « Le Bras long du travail, conditions de travail et comportements électoraux ». Il coanime l’association Ateliers et Démocratie.


 

Le Bras long du travail : conditions de travail et comportements électoraux, par Thomas Coutrot, Document de travail, Ires, numéro 1.2024.

      mise en ligne le 22 février 2025

L'impôt de 2 % sur les milliardaires adopté… malgré l'abstention du RN !

Par Cyril Pocréaux et Pierre Joigneaux sur https://fakirpresse.info/

RN et Macronie amis-amis : c’est une victoire, au moins symbolique, mais aussi un vrai moment de clarification politique auquel on a assisté, ce jeudi 20 février 2025, à l’Assemblée nationale.

La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par 116 voix contre 39. Soutenue par la gauche, elle aura emporté les suffrages malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.

Trois jours après que Bardella a assuré « entendre le cri d’alarme de Bernard Arnault », c’est une nouvelle illustration de l’alliance entre l’extrême droite et l’extrême argent, et une confirmation : le RN protège le capital, pas le travail ni les travailleurs…

Une soirée qui se prolonge dans la nuit de l’Hémicycle mais, au final, une victoire : 116 voix contre 39. La « taxe Zucman », visant à instaurer un impôt minimum de 2 %, seulement, sur la fortune des 0,01 % les plus riches du pays a été adoptée par l’Assemblée nationale. Ce sera une autre paire de manches au Sénat, largement à droite, qui risque fort de retoquer la mesure. Mais enfin, voilà une victoire, symbolique au moins. Portée par les Écologistes, soutenue par l’ensemble des partis de gauche, elle aura obtenu une majorité des suffrages… malgré l’abstention du RN, pourtant toujours prompt à dire qu’il protège les petits contre les gros.

Mais est-ce si surprenant que ça, finalement ?

« La France est un enfer. »

Souvenez-vous, ce n’est pas si loin… « J’ai entendu le cri d’alarme de Bernard Arnault [...]. La France est un enfer fiscal. » Ce mardi 18 février, l’invité de BFMTV n’était ni président du Medef, ni ministre macroniste de l’économie, mais président du Rassemblement National. Il est vrai qu’avec 189 milliards de fortune et zéro centime d’impôt sur ses trois milliards de dividendes annuels, Bernard vit un véritable enfer. Et menace, en bon patriote, de délocaliser aux États-Unis (lire notre désintox). Puisque c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches, comme disait Victor Hugo, Bernie n’est pas particulièrement à plaindre

. La France, un enfer fiscal pour milliardaires ? Un paradis, plutôt. C’est ce que souligne une note de l’Institut des politiques publiques (IPP) : les 75 foyers les plus riches de France paient 0,3 % d’impôt sur le revenu. Pourquoi un taux aussi proche de zéro ? Parce que nos milliardaires créent des holdings, des sociétés écrans, dans lesquelles ils font remonter, sous forme de dividendes, les bénéfices générés par les entreprises qu’ils possèdent.

La grande évasion

Face à cette grande évasion, l’économiste Gabriel Zucman porte une proposition franchement gentillette : un impôt minimum de 2 % sur les contribuables français à la tête d’un patrimoine de 100 millions d’euros ou plus. Professeur à l’École normale supérieure, il rappelle que les classes populaires et intermédiaires payent en moyenne, elles… 50 % d’impôt.

La proposition de l’économiste avait d’ailleurs rencontré un accueil favorable de plusieurs pays lors du G20 organisé l’année dernière au Brésil. Les députés du groupe écologiste et social avaient donc décidé d’élaborer à partir de cette « taxe Zucman » une proposition de loi, et de la mettre à l’ordre du jour de leur niche parlementaire (seul jour de l’année où un groupe d’opposition peut décider de l’ordre du jour), ce jeudi 20 février à l’Assemblée.

Cet impôt minimum sur les milliardaires rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires par an. Il pourrait aider à financer, par exemple, la transition écologique ou nos hôpitaux au bord de l’implosion.

RN et Macronistes, la nouvelle alliance

Mais non : les mêmes qui dénoncent à longueur de journée l’ampleur de la dette publique ont voté contre. La droite, bien sûr, des Républicains aux macronistes. On ne se refait pas. Le RN, quant à lui, s’est abstenu, qualifiant la proposition de « démagogique ». Marine Le Pen a même courageusement esquivé l’Hémicycle au lieu de voter… Protéger les milliardaires ? Le parti d’extrême droite n’en est pas à son coup d’essai.

Le 25 octobre dernier, il votait contre le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). D’un même geste, en bon macronistes qui se découvrent, ses députés votaient contre l’indexation des salaires sur l’inflation (le 20 juillet 2022 à l’Assemblée nationale). Le RN a choisi son camp, et ce n’est pas celui du travail.

Peu importe que le montant des 500 plus grandes fortunes de France ait bondit de 400 milliards à 1228 milliards en seulement dix ans, selon le magazine Challenges. Et que, dans le même temps, 82 % des Français déclarent « se serrer la ceinture », que 40 % ne partent pas en vacances, ou qu’un français sur trois ne mange pas à sa faim. Ou que 87 % des sympathisants RN soutiennent le retour de l’ISF… La priorité du RN est ailleurs : rassurer le capital, les marchés financiers.

Le plan caché

C’est que, dans l’ombre, le milliardaire Pierre Édouard Stérin, à la tête du « plan périclès », un plan de 150 millions d’euros pour faire accéder les idées du RN au pouvoir, et son bras droit, François Durvye, s’activent. Le deuxième, devenu conseiller économique de Marine Le Pen et Jordan Bardella, pousse pour que le RN ne s’attaque surtout pas aux intérêts du capital. Sous son impulsion, le programme économique du parti évolue en faveur des grandes entreprises et des plus riches.

Et Durvye compte encore accélérer la mue,selon Le Monde : il souhaite rayer du programme du parti la taxe sur les rachats d’actions, la TVA à 0 % sur les produits de première nécessité, par exemple…

Bref : le polytechnicien de 41 ans joue le trait d’union entre le capitalisme français et le RN. Musk et Trump aux États-Unis, Bolloré et Le Pen ici, l’alliance de l’extrême droite et de l’extrême argent accélère. La déclaration d’amour de Jordan Bardella à Bernard Arnault cette semaine n’est finalement qu’une confirmation. Le RN sait qu’il aura besoin du soutien du capital, et de ses médias, pour arriver au pouvoir. Et le capital sait que le RN ne menacera pas ses intérêts, contrairement à la gauche.


 

    mise en ligne le 21 février 2025

En Allemagne, le parti de gauche Die Linke veut créer la surprise aux législatives

Nils Wilcke sur www.regards.fr

Le parti de gauche enregistre un bond de ses adhésions face à la menace de l’extrême droite, avant les élections dimanche 23 février. Reportage.

Depuis quelques semaines, les dirigeants du parti Die Linke affichent un réel optimisme. Le Parti de gauche allemand connaît un regain de popularité dans les sondages, comme en témoignent les derniers chiffres, qui le créditent de 6 à 9% des voix aux élections législatives anticipées ce dimanche 23 février. Un scrutin qui intervient après la chute du gouvernement Scholz, une coalition « en feu tricolore » entre les sociaux-démocrates du SPD, les Écologistes et les Libéraux du FDP, suite à un vote de défiance du Bundestag, le parlement allemand, le 14 décembre dernier. « Nous avons doublé notre nombre d’adhérents, de 300 à 600 militants au niveau local », se réjouit Vinzenz Glaser, candidat à Fribourg-en-Brisgau, une ville bourgeoise et étudiante, à une heure de route de Strasbourg, dans le Land du Bade-Wurtemberg. Bonnet vissé sur la tête et piercing au nez, ce travailleur social de 32 ans brigue un mandat de député au Bundestag, le Parlement allemand, porté par « la dynamique Die Linke. »

Justice sociale et thèmes du quotidien

Au niveau national, le parti revendique 30 000 adhésions supplémentaires en un an, passant de 52 000 à 82 000 membres, soit son plus haut niveau depuis 15 ans, selon les médias allemands. Ce qui a obligé la direction à chercher des locaux de campagne plus grands au cours des deux dernières semaines pour accueillir un public plus nombreux lors de ses meetings. Mieux encore, un sondage Yougov publié le 18 février a révélé que le parti arrivait en tête parmi les adolescents et les jeunes adultes, avec 20,84% des voix. « Les gens sont enthousiastes et veulent s’engager à nos côtés pour s’occuper des vrais problèmes, comme le plafonnement des loyers et la baisse du coût de la vie », assure M. Glaser à Politis. Nos voisins d’Outre-Rhin sont eux aussi aux prises avec une inflation galopante, dans un parallélisme troublant avec la France avant la révolte des gilets Jaunes en 2018. Or, Die Linke a opportunément orienté sa campagne sur « quelques thèmes du quotidien », comme l’explique notre interlocuteur. Cette stratégie concentrée sur la défense de « la justice sociale » participe à cette dynamique sondagière. Pour donner l’exemple, les dirigeants du parti ont ainsi réduit leur salaire à 2 850 euros, soit le salaire moyen d’un travailleur qualifié en Allemagne. Une mesure « populiste », comme l’affirme en grinçant le reste de la gauche. Peut-être, mais redoutablement efficace pour frapper les esprits.

Mais c’est surtout la mobilisation contre la rupture du cordon sanitaire à l’égard de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand, qui a eu le plus d’écho, en particulier chez les jeunes électeurs. Et ce, après l’intervention passionnée d’Heidi Reichinek, jeune députée, tête de liste du parti et candidate à la chancellerie. L’élue de 36 ans maîtrise à la perfection les codes des réseaux sociaux. Capable de rapper son programme en musique, elle compte plus de 420 000 followers sur Instagram et 540 000 abonnés sur Tik Tok. Son vibrant discours devant le Bundestag fin janvier, pour s’opposer à la rupture de la règle du cordon sanitaire anti-AfD par Friedrich Merz, le patron de la CDU/CSU, est devenu viral sur les réseaux sociaux avec plusieurs millions de vues.

« Les vrais antifascistes, c’est nous » Die Linke

Cette séquence a fait d’elle « une quasi pop star », observe auprès de Politis le professeur Uwe Jun, politologue et enseignant en Sciences politiques à l’université de Trèves, en Allemagne. « Il y a eu un avant et un après cette prise de parole », reconnaît Vinzenz Glaser. Die Linke a su capter l’air du temps et surtout, la crainte d’une résurgence du fascisme en Allemagne, après 80 ans de paix. Leur rival conservateur, M. Merz, s’est aliéné les autres partis en draguant ouvertement l’AfD pour faire passer une motion en faveur de la fermeture des frontières, puis une loi contre le regroupement familial, provoquant un sursaut citoyen face à l’extrême droite.

Outre un gain médiatique immédiat, cet épisode a aussi permis à Die Linke de marquer sa différence avec son ancienne leader, la très controversée Sahra Wagenknecht. L’élue a claqué la porte du parti en 2023 pour fonder sa propre formation politique « BSW » sur son nom propre (Bündnis SahraWagenknecht) en entraînant avec elle « de nombreux militants très actifs ». Mais cette dernière, qui se présente elle aussi aux législatives, dévisse dans les enquêtes d’opinion pour avoir prôné une « ligne dure » sur l’immigration, semblant s’aligner sur l’AfDsur ce sujet.

Pour la remplacer, la direction a subi un lifting, avec un tandem paritaire et rajeuni, l’ex-journaliste Ines Schwerdtner et le député Jan Van Haken, un ancien de Greenpeace. « Les vrais antifascistes, c’est nous », martèlent-ils dans la presse, un refrain répété avec aplomb sur le terrain par les autres candidats. Die Linke n’hésite pas non plus à critiquer le bilan des écologistes – die Grüne – et les sociaux-démocrates du SPD qui se sont alliés aux libéraux dans la dernière coalition.

« Les Verts ont déçu pas mal de gens » le candidat Die Linke à Fribourg.

« Ils font des promesses qu’ils ne tiennent pas une fois arrivés au pouvoir », affirme Vinzenz Glaser. Un argumentaire qui ulcère ses rivaux. «Faire du bruit ne suffit pas, il faut aussi assumer les responsabilités pour gouverner », répond sèchement le candidat des Verts à la chancellerie et ancien ministre de l’Economie dans le gouvernement Scholz, Robert Habeck, lors d’un entretien au podcast allemand Table Today ce jeudi 20 février. Rien à faire, les écologistes, usés par trois années au gouvernement, plafonnent à 14% dans les sondages. « Les Verts ont déçu pas mal de gens », observe le candidat Die Linke à Fribourg.

Démonstration à Lahr, dans le district de Fribourg, mardi 18 février, un jour de marché avec Maria. A 20 ans, cette étudiante en économie va voter pour la première fois pour Die Linke ce dimanche alors qu’elle ne se situe pas « fondamentalement à l’extrême gauche. » Ce qui l’a convaincue, c’est la «bataille contre l’extrême droite à mener pour éviter que l’Allemagne ne retombe entre les griffes des « Nazis », explique la jeune femme. Elle trouve les partis de gauche « trop mous » face au danger incarné par l’AfD, qui a fait plus de 20% des voix dans le canton aux dernières élections européennes.

« L’électorat de Die Linke est plutôt jeune et surtout, féminin », confirme le politologue Uwe Jun. Seul bémol selon cet expert, « ce parti a tendance à toucher plutôt l’électorat des grandes métropoles, souvent doté d’une formation universitaire. » Il n’empêche, Die Linke se refuse à « stigmatiser » les électeurs de l’AfD. « Beaucoup d’entre eux sont prêts à se tourner vers l’extrême droite par désespoir ou par provocation », soutient Vinzenz Glaser, qui veut « convaincre les mécontents et les ramener à gauche. » Verdict ce dimanche.

 

   mise en ligne le 20 février 2025

On nous demande de mal faire notre travail » : à La Poste, le service public à l’agonie

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Précarisation, fermeture de guichets, distributions de courrier ajournées, dégradation des conditions de travail… le malaise est croissant à La Poste. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 17 février, enjoint pourtant à l’opérateur d’accélérer la cadence dans la baisse des coûts, au nom de la rentabilité.

Les véritables enseignements des rapports livrés par la Cour des comptes ne se nichent parfois pas là où on le croit. Ainsi en va-t-il de cette « analyse » sur « la Trajectoire financière de La Poste pour les exercices 2019 à 2023 », publiée lundi 17 février par la haute juridiction. Derrière les chiffres et les constats alarmistes se dessine avant tout une certaine vision du service public qui a le mérite de jeter une lumière crue sur l’origine des alertes émergeant partout en France de la part des syndicats.

Que peut-on y lire ? Que La Poste subit « une dégradation de sa situation financière ». La faute à une rentabilité « insuffisante » de ses « activités de diversification » (la logistique et la bancassurance notamment), mais aussi – et il faut croire que la Cour des comptes assume l’oxymore – à la « faible rentabilité » de ses missions de service public, notamment celles liées à la distribution du courrier, frappée par « une baisse marquée et inexorable, tout comme la fréquentation des bureaux de poste ».

En témoignerait la chute du résultat net du groupe, passé de 1,2 milliard d’euros en 2022 à moitié moins en 2023, soit 514 millions d’euros. « Des mesures de remédiation dans le cadre d’un nouveau plan stratégique », prenant en compte « la baisse des métiers historiques », et un « réexamen du contenu des missions de service public confiées au groupe » s’imposeraient donc selon les magistrats de la Rue Cambon.

« Un incubateur à précarisation de l’emploi »

Dans le viseur, notamment : la fréquence de la distribution du courrier (actuellement de six jours sur sept) et les bureaux de poste, la branche services-courrier-colis ne représentant « plus que 15 % du chiffre d’affaires, contre près de 50 % en 2010 ». Il en irait de la santé des finances publiques, l’État étant actionnaire au sein du groupe à hauteur de 34 %, aux côtés de la Caisse des dépôts et consignations (66 %).

À en croire les syndicats, la nouvelle orientation préconisée est pourtant déjà bien à l’œuvre, résultat du plan 2021-2030 mis en place, pour ajuster la stratégie de l’entreprise, par Philippe Wahl, le PDG de La Poste. Si la Cour des comptes le juge encore insuffisant, sur le terrain les secousses sont, elles, déjà redoutables pour les salariés et les usagers.

En décembre, quelque 20 000 intérimaires, qui enchaînaient des missions parfois depuis plus de dix ans, ont vu leur contrat brutalement interrompu. Mis sur le carreau, ils ont été la variable d’ajustement d’un système à partir duquel le groupe a depuis plusieurs années construit son modèle. « La Poste a cette particularité d’être un incubateur à précarisation de l’emploi. Que ce soit dans les agences de distribution ou les dépôts, il y a tellement de formes d’emploi que des dizaines de contrats différents se côtoient au sein d’un même site », pointe Laetitia Gomez, secrétaire générale de la CGT intérim.

Interrogée en décembre sur cette affaire, la direction de La Poste avait fait valoir « les recrutements supplémentaires de plus de 1 000 facteurs en CDI sur le dernier trimestre 2024, qui se rajouteront aux 2 300 recrutements externes de facteurs en CDI réalisés à fin septembre et aux 3 150 distributeurs de Mediaposte intégrés en février dernier ».

Pour Catherine Stolarz, pilote des activités poste à la fédération CGT FAPT, le compte n’y est pas : « Le départ des intérimaires est aussi une catastrophe pour ceux qui restent, parce qu’ils doivent assurer toute l’activité sans ce renfort qui était structurel. » La charge de travail serait à un niveau tel que les arbitrages dans le choix du courrier à distribuer seraient devenus monnaie courante. « La Poste est sur une politique uniquement de rentabilité et non plus de service public », conclut la syndicaliste.

L’inspection du travail alertée

Dans la Loire, le constat est partagé par les facteurs de la plateforme courrier du site de Champbayard, à Boën-sur-Lignon, et ceux du centre de courrier de Riorges, en grève depuis plus de deux semaines. Déjà sous pression, les premiers ont appris fin janvier la suppression de trois tournées, ainsi que la fermeture d’un guichet professionnel dans le centre de distribution, jugé trop peu fréquenté.

Une réorganisation décidée « sur un coin de table, sans en référer aux instances du personnel », selon Serge Ronze, secrétaire général CGT FAPT Loire, qui décrit des « salariés à bout, régulièrement en larmes », pour lesquels l’inspection du travail aurait été alertée.

Une détresse qui mêle épuisement, sentiment de mépris, mais aussi perte de sens. « On nous demande désormais de laisser dans les casiers le courrier jugé peu important, faute de bras. En fait, La Poste nous demande de mal faire notre travail et de ne plus remplir correctement nos missions », assène le syndicaliste. Pour mieux en justifier la suppression ?


 

    mise en ligne le 19 février 2025

Mon Palier : sortir les jeunes femmes de la violence

Par Ines Soto sur https://www.bondyblog.fr/

Installé en région parisienne, ce centre d’hébergement accueille de jeunes femmes de 18 à 25 ans victimes de violences. Fondée en 2021, cette structure prend en charge quelque 50 femmes en leur pourvoyant un logement et accompagnement spécifique. Reportage.

« Ce n’était pas censé être notre modèle de prise en charge au départ, mais l’équipe s’est rendu compte que cette tranche d’âge, les femmes de 18-25 ans sans enfant, était vulnérable et un peu oubliée de la prise en charge », introduit Violette Perrotte, directrice générale de la Maison des femmes. Cette association est la maison mère du centre d’hébergement Mon Palier.

L’équipe a été « dessinée en miroir de l’unité de soin de la Maison des femmes. On s’est inspiré du modèle de l’association FIT Une femme, un toit, qui se spécialise dans l’hébergement de ce public », précise la directrice. Après trois ans d’existence, les encadrantes mesurent son impact avec des sorties jugées positives.

Préserver l’adresse cachée

Un trait d’eye-liner rose est finement tracé au-dessus de ses yeux. Lina, 23 ans, est arrivée à Mon Palier il y a près d’un mois. Elle partage sa chambre avec une autre jeune femme, dans un appartement où elles vivent à quatre. Les sept logements sont agencés ainsi, munis d’une kitchenette et d’un sanitaire.

Subissant des violences intrafamiliales, Lina a été orientée par une assistante sociale vers ce centre. À son arrivée, ses besoins sont multiples. « D’abord celui de mise en sécurité, de logement et surtout de bien-être. Mais aussi d’être entourée et de ne pas être seule pour me reconstruire. »

Tout emménagement nécessite un entretien d’admission afin d’éviter l’inefficacité de la prise en charge et la mise en péril du collectif. Notamment concernant la mise en sécurité. « L’adresse secrète est une contrainte et, si on n’en a pas vraiment besoin, on peut faire moins attention », souligne Olivia Gayraud, la cheffe de service. Car, en pratique, les résidentes ne peuvent pas recevoir de proches ou de colis, ni se faire déposer devant la porte par un taxi.

Pour leurs allées et venues, elles sont libres, mais doivent tout de même prévenir lorsqu’elles découchent. L’équipe salariée est sur place de 9 heures à 21 heures, puis, des agentes de sécurité prennent le relais. Un déménagement vers un lieu plus grand est en préparation. « Là-bas, on aura la possibilité d’accueillir en urgence comme nous aurons des chambres individuelles », se réjouit Chloé Rinaldo, travailleuse sociale. La capacité d’accueil passera de 28 à 38 femmes.

Une période charnière

En 2023, à l’arrivée, 55 % des pensionnaires ont moins de 21 ans. « On parle beaucoup des victimes de violences conjugales, mais assez peu de la violence intrafamiliale. Il n’y a pas que l’inceste, il y a beaucoup de maltraitance, de violence physique, psychologique et notamment administrative », témoigne Olivia Gayraud.

Les violences conjugales sont également fréquentes au sein de jeunes couples. Sur la totalité des femmes accueillies en 2023, les types de violences se répartissent ainsi : 33 % intrafamiliales, 21 % conjugales, 11 % mariage forcé, 10 % inceste, 9 %  viols, 8 % prostitution, 7 % excision, 1 % esclavage moderne.

« Il existe plusieurs types d’hébergement pour femmes, mais un lieu pour celles de 18 à 25 ans, avec une adresse cachée, c’est assez spécifique », souligne Chloé Rinaldo. Elle est vigilante à ne pas projeter des choses sur les femmes qu’elle accompagne, elle travaille autour de leurs envies et leurs valeurs. « On est là pour les guider. Même quand on n’a pas vécu de choses difficiles, c’est un âge où on peut être perdu. »

Venir ici et me libérer de tout ça m’a soulagée

L’accompagnement socio-éducatif est au cœur du projet, et les femmes qui les entourent constatent que c’est une période charnière. « On peut faire plein de choses avec elles, ça va vite. »

Avant d’arriver, Lina a subi des pressions. « Venir ici et me libérer de tout ça m’a soulagée. J’avais pas mal d’angoisses, du mal à manger et à dormir. Ici, j’ai reçu un bon soutien. Au niveau santé mentale, j’évolue beaucoup », reconnaît-elle d’une voix calme.

Un suivi sur mesure

Un contrat de séjour fixe la durée de l’hébergement, et peut être prolongé au besoin, jusqu’à deux ans. Puis un contrat d’objectif est établi avec la référente qui les reçoit chaque semaine, dans lequel chacune renseigne ses souhaits et les moyens d’y parvenir. « Ça peut être réussir à suivre un accompagnement psychologique, avec ou sans soutien de notre part, ou encore passer l’équivalence de leur permis en France », détaille Chloé Rinaldo.

À Mon Palier, en 2023, 28 % des résidentes sont sans papiers, 60 % n’ont aucune couverture médicale à leur arrivée. Certaines subissent la rétention de leurs documents administratifs. Dans un premier temps, il est donc urgent de gérer l’administratif, avec parfois le soutien d’une avocate bénévole. Toute une réflexion est également menée sur l’après, la réinsertion professionnelle, la recherche d’hébergement, etc.

Lina s’épanouit dans le milieu hospitalier et rêve d’un chez elle après le centre. « J’ai plusieurs accompagnements ici, je parle de tout ce qui est traumatisme avec la psychologue, je travaille sur les tensions au niveau du corps avec l’ostéopathe et, avec l’éducatrice, c’est plutôt l’administratif comme les déclarations d’impôts », détaille-t-elle.

Une maîtresse de maison est présente pour les accompagner : planning de ménage, ateliers de cuisine, gestion des courses. En “mode survie” avant leur arrivée, certaines ont aussi besoin d’aide pour gérer des actes du quotidien tels que le réveil ou le coucher. Une psychologue et un médecin interviennent régulièrement. Le centre propose aussi l’ostéopathie, la danse, l’art thérapie ou encore la psycho-éducation. La vie en communauté est également un apprentissage, des tensions apparaissent parfois, temporisées par l’équipe.

« Il y a beaucoup de vie ici »

« Quand je suis en repos, je discute avec mes colocataires, je vais dans la pièce commune en bas. » Lina essaie de participer aux activités, en plus de son suivi personnel. « À Noël, on a fait un grand repas, pour le 31 aussi, on a fait une raclette et je vais participer à des cours de danse cette semaine », raconte-t-elle. Soirées à thème, venue d’une célébrité de Danse avec les stars pour la galette…

« Il y a beaucoup de vie ici, des moments douloureux, mais aussi des moments de joie où on s’amuse. » Olivia Gayraud tient à cet aspect de l’accompagnement. « Il y a beaucoup de situations dramatiques, mais ce lieu ne l’est pas », souligne-t-elle. La cheffe de service veut transmettre l’espoir aux femmes qui franchissent la porte. « Quand elles ont compris qu’elles peuvent aller mieux, c’est une étape. » 

Elles peuvent avoir des conduites à risque liées à leur traumatisme

L’étiquette de victime est lourde à porter, elle aspire à ce qu’elles s’en détachent. « On leur apprend aussi à repérer les situations de violence. Parfois, on a l’impression qu’elles vont un peu mieux, mais il va y avoir des sujets sur lesquels c’est plus délicat. Par exemple, elles peuvent avoir des conduites à risque liées à leur traumatisme. » 

Les jeunes filles qui sont à Mon Palier, « sont certes sorties de l’enfance en définition légale, mais elles ont ici des accompagnements très importants, nécessaires », soulève Violette Perrotte qui lutte pour une revalorisation de la dotation journalière pour les plus de 18 ans pris en charge dans un foyer.

Celles qui n’ont pas de ressources reçoivent des tickets services, les autres contribuent en fonction de leurs revenus. Jusqu’ici, 43 % des résidentes ont bénéficié d’une sortie positive. Le nouveau lieu situé dans Paris, mis à disposition par un mécène, permettra d’améliorer la qualité de vie, le confort dans cette transition vers une nouvelle vie, une vie à elles.


 

   mise en ligne le 18 février 2025

Les organisations de la société civile appellent au gel
des financements UE-Libye

La Cimade sur https://blogs.mediapart.fr/

Suite à la découverte de fosses communes, 27 réseaux et organisations de la société civile de chaque rive de la Méditerranée, dont La Cimade, appellent à geler les fonds européens migration pour la Libye.

La récente découverte de douzaines de corps, vraisemblablement de personnes exilées, dans des fosses communes à Jakharrah et dans le désert d’Alkufra en Libye est particulièrement choquante.

Nos pensées vont aux familles des victimes, ainsi qu’à toutes celles et ceux qui ont perdu des proches dans des circonstances similaires, et dont la situation est souvent aggravée par l’absence de procédures de signalement, d’identification et d’accès à l’information concernant les personnes disparues.

En Libye, la torture et le meurtre de personnes migrantes dans les centres de détention, leur abandon en mer ou dans le désert, la détention dans des conditions assimilables à l’esclavage, la famine et d’autres violations graves des droits humains ont été largement documentés par la Mission indépendante d’établissement des faits des Nations Unies sur la Libye, ainsi que par d’autres organisations.

Il apparaît clairement que les financements de l’Union européenne, ainsi que d’Etats membres, dont l’Italie et la France, à la Libye, n’ont pas tenu leur promesse d’améliorer les conditions de vie des personnes cherchant à se mettre en sécurité.

Dix ans après le naufrage le plus meurtrier survenu dans la Méditerranée au large des côtes libyennes, les réfugié.es en Libye demeurent soumis à des conditions qu’aucun être humain ne devrait subir.

Souvent, ces conditions de vie sont imposées par des forces de sécurité qui ont reçu soutien et financements européens.

La Commission européenne a récemment annoncé avoir pris des mesures afin de réexaminer ses accords de financement avec la Tunisie, après des révélations sur les violations des droits perpétrées par les forces de sécurité tunisiennes.

A la lumière de ces nouvelles découvertes, et à la suite du rapport publié l’année dernière par la Cour des comptes européenne constatant l’échec des financements de l’UE en Libye face aux risques pour les droits humains, l’UE doit prendre des mesures en Libye également.

Les sommes allouées à ces financements devraient plutôt être utilisées pour sauver des vies et permettre la mise en place d’alternatives aux voyages périlleux entrepris par les personnes qui fuient la Libye, en ouvrant des voies de passage sûr.


 

Signataires

ASGI – Association for Juridical Studies on Immigration, Borderline-europe – Human Rights without borders e.V:, Border Violence Monitoring Network, CCFD-Terre Solidaire, Community Rights in Greece, Egyptian Human Rights Forum (EHRF), EgyptWide for Human Rights, European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), European Network Against Racism (ENAR), EuroMed Rights, Greek Council for Refugees (GCR), Human Rights Watch (HRW), Jesuit Refugee Service (JRS) Europe, KISA – Action for Equality, Support, Antiracism, La Cimade, MALDUSA Project, MISSION LIFELINE International e.V., MV Louise Michel, Refugees in Libya, Refugees Platform Egypt (RPE), Sea-Eye e. V., Sea Punks e.V., Sea-Watch, SOS Humanity e.V., Statewatch, Transnational Institute, The Tunisian Forum for Social and Economic Rights FTDES, Watch the Med – AlarmPhone


 

Citations

David Yambio de Refugees in Libya

« La macabre découverte de nouvelles fosses communes en Libye est une preuve supplémentaire qu’après plus d’une décennie de soutien de l’UE aux forces de sécurité libyennes, des conditions meurtrières et inhumaines persistent pour les personnes qui cherchent à se mettre en sécurité. »

« L’Union européenne a récemment fait un premier pas attendu de longue date en réexaminant certains de ses accords de financement avec la Tunisie. Elle doit agir de même en Libye, suspendre sa coopération avec les forces de sécurité libyennes et ouvrir des voies sûres pour les personnes bloquées en Libye. »

Europdéputée Ilaria Salis, eurodéputée : 

« La récente libération par l’Italie d’Osama Najim Almasri, criminel de guerre libyen recherché au niveau international, semble être une nouvelle preuve de la relation étroite qu’entretiennent l’Italie et les Etats européens en général, avec les auteurs de violations des droits humains en Libye. »

« La découverte de nouveaux décès tragiques et évitables est un signal d’alarme supplémentaire. L’Europe doit donner la priorité à l’établissement de routes migratoires sûres et réglementées, et transformer la mobilité en un atout plutôt que de tenter d’empêcher les gens de se déplacer à tout prix, même au détriment de leur vie. »

Tineke Strik, eurodéputée : 

« La découverte de ces fosses communes est une terrible confirmation supplémentaire des crimes contre l’humanité que subissent les personnes migrantes en Libye, perpétrées par les forces de sécurité de l’Etat et des milices armées. »

« Ces acteurs ne font aucun cas des droits humains et ne peuvent pas constituer un partenaire sérieux pour l’UE ou ses Etats membres si nous prétendons avoir des valeurs. Que cela soit un signal d’alarme pour la Commission afin qu’elle procède à un réexamen complet de ses actions en Libye et qu’elle mette fin à tout financement ou programme de coopération qui bénéficie directement ou indirectement à ces acteurs. »


 


 

« Les drames migratoires sont le résultat d’un racisme systémique », dénonce Amnesty International France

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Spécialiste des enjeux relatifs aux migrations à Amnesty International France, Diane Fogelman dénonce des politiques migratoires aux conséquences mortifères pour une partie de la population reléguée au rang d’humanité de seconde zone.


 

Le nombre de décès sur d’autres routes migratoires qu’en Méditerranée centrale est en pleine explosion. Pourquoi ?

Diane Fogelman : C’est le résultat de politiques européennes. Les personnes s’exposent à des dangers de plus en plus grands pour leur intégrité physique et leur vie afin d’atteindre l’Europe. Et ce n’est pas seulement le cas en mer. Nous avons documenté de nombreux décès dans le Sahara, à la frontière entre la Tunisie et la Libye. Des centaines de réfugiés se trouvaient bloqués aux frontières de la Tunisie avec la Libye en 2023.

Les expulsions qui ont eu lieu de l’Algérie vers le Niger sont également le résultat d’une reconfiguration des routes migratoires due aux accords passés entre les pays européens et ceux du Maghreb. Amnesty considère que l’Union européenne (UE) se rend complice de violations des droits infligées par ses partenaires étatiques à des demandeurs d’asile, des migrants et des réfugiés, allant jusqu’à provoquer leur décès.

Le projet d’Emmanuel Macron de créer, au Niger, des centres de tri des exilés s’inscrivait dans cette logique. Où en est-on aujourd’hui ?

Diane Fogelman : Cela s’inscrivait dans un projet plus global d’externaliser les demandes d’asile. C’est d’ailleurs une volonté de l’ensemble des gouvernements à l’échelle mondiale. On l’observe aux États-Unis, depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Ces externalisations sont problématiques en termes de respect des droits humains et vont s’amplifier, au sein de l’UE, avec l’entrée en vigueur de nouvelles législations, notamment la révision de la « directive retour » et la mise en œuvre du pacte asile-immigration, mi-2026. Celles-ci vont reconfigurer les frontières extérieures de l’Union et entraîner la création de nouvelles routes migratoires potentiellement plus dangereuses.

La présence d’ONG, en Méditerranée centrale, permet de sauver des vies et de documenter ce qui s’y passe. Ce qui n’est pas le cas dans les zones subsahariennes ou sur la côte atlantique de l’Afrique…

Diane Fogelman : Ce qui est terrible, c’est l’ampleur de ce qui est invisible. On constate, par exemple, au niveau de Briançon et Montgenèvre, dans les Hautes-Alpes, que de plus en plus de personnes sont refoulées et décèdent dans les montagnes. Personne n’en parle.

C’est pareil dans toute l’UE. En 2022, à la frontière de l’enclave de Melilla, entre le Maroc et l’Espagne, des dizaines de personnes sont décédées. Ni le gouvernement espagnol ni le gouvernement marocain n’ont pris leurs responsabilités. Invisibles, ces décès sont également invisibilisés.

Faut-il en déduire que, pour certains, les personnes exilées constituent une humanité de seconde zone ?

Diane Fogelman : En effet. En travaillant sur un récent rapport sur les conditions de vie des travailleurs immigrés au Canada, par exemple, nous avons constaté que les politiques migratoires s’y inscrivent dans un contexte historique fondé sur des discriminations issues de l’esclavage.

C’est pourtant un pays que l’on n’associe pas, de prime abord, aux violations des droits humains. Nous sommes face à des dynamiques structurelles d’un racisme systémique, à l’échelle mondiale. Nous constatons, en outre, que, partout, les personnes susceptibles d’aider les exilés sont elles-mêmes de plus en plus criminalisées et attaquées.


 


 

Au moins 10 400 exilés morts en 2024 : des côtes africaines à l'Espagne, les routes migratoires de plus en plus meurtrières

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Face aux politiques européennes rendant le passage par la Méditerranée centrale de plus en plus difficile, de nouvelles voies apparaissent. Avec plus de 10 400 décès recensés, en 2024, sur la route atlantique, l’ONG Caminando Fronteras alerte sur les conséquences mortifères de ce phénomène.

On décrit, depuis plusieurs années, la Méditerranée centrale comme la route migratoire la plus mortifère pour les exilés en quête d’un refuge sur les rives européennes. Un rapport accablant de l’ONG Caminando Fronteras, publié en décembre 2024, met en lumière une autre réalité, faisant de la route atlantique celle où le plus grand nombre de personnes disparaissent.

L’organisation espagnole qui travaille, depuis 2002, avec les communautés exilées et leurs familles pour défendre les droits humains sur les routes migratoires dénombre, désormais, six axes de migration à la frontière occidentale entre l’Europe et l’Afrique. Selon l’ONG, en 2024 plus de 10 400 exilés y ont perdu la vie ou ont disparu en mer en tentant de rejoindre l’Espagne.

131 embarcations d’exilés disparues, au large de la Mauritanie, en 2024

Un chiffre en hausse de 58 % par rapport à l’année précédente, qui fait exploser les décomptes d’autres institutions. L’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) rapporte ainsi que, en 2024, environ 3 800 exilés sont morts ou ont disparu en mer Méditerranée. De son côté, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime à 4 200 le nombre de vies perdues en tentant de traverser la Méditerranée la même année. Mais les deux organisations onusiennes n’évoquent pas les victimes de la route atlantique.

Caminando Fronteras  : sur les axes en partance de l’Afrique occidentale, 517 personnes ont péri sur la route dite de l’Algérie, 73 sur celle de l’île d’Alboran, 110 sur celle du détroit de Gibraltar et 9 757 sur les routes de la côte atlantique,de Mauritanie et dans une moindre mesure du Maroc, du Sahara occidental, du Sénégal ou de Gambie.

Face aux puissants courants de l’Atlantique, avec des embarcations souvent surchargées et mal équipées, les conditions de voyage y sont extrêmement dangereuses. « Nous étions entassés dans un canot pneumatique, sans assez de nourriture ni d’eau, . Beaucoup n’ont pas survécu au voyage. » En outre, l’absence sur cette zone d’organisations de sauvetage en mer, tant étatiques que civiles, aggrave la situation. En 2024, 131 embarcations auraient ainsi disparu avec toutes les personnes à bord sans laisser de trace.

De plus en plus de refoulements et de violences aux frontières

Selon SOS Méditerranée, le choix des exilés de prendre cette nouvelle route est la conséquence directe des politiques migratoires européennes. « Les politiques restrictives de l’Union européenne (UE) et le soutien aux gardes-côtes libyens ont rendu la traversée de la Méditerranée centrale extrêmement périlleuse, poussant de nombreux exilés à emprunter des routes encore plus risquées comme celle de l’Atlantique », dénonce Camille Martin, porte-parole de SOS Méditerranée.

La route de la Méditerranée occidentale, reliant le Maroc à l’Espagne continentale, reste cependant très active. Mais, pour Caminando Fronteras, les exilés empruntant cet axe sont confrontés à des risques de plus en plus élevés de refoulement et de violence. En 2024, plusieurs incidents de refoulement collectif ont été signalés, impliquant des centaines de personnes.

« Nous avons été interceptés en mer et renvoyés de force au Maroc, sans aucune aide ni explication », un témoin cité dans le rapport de l’ONG. Une situation qui n’est pas sans rappeler le drame de Melilla de 2022, où une trentaine de personnes sont mortes dans une bousculade à cause de ce que l’ONU a qualifié d’« usage excessif de la force » contre des exilés. L’événement s’est produit un an après une tragédie similaire à Ceuta, pour laquelle l’enquête des autorités espagnoles a été classée sans suite…

Un projet sécuritaire mené au détriment des droits humains

Ces réalités confirment, pour l’ONG espagnole, l’existence d’une véritable « nécropolitique » impactant les personnes en mouvement, soulignant que leur déshumanisation et leur criminalisation sont au cœur des politiques migratoires actuelles. « Il est inacceptable que des personnes continuent de mourir en mer alors que nous avons les moyens de les sauver, a dénoncé la députée communiste Elsa Faucillon lors d’une session parlementaire le 10 février 2025. La création d’une flotte européenne de sauvetage est une nécessité urgente. »

La parlementaire avait, d’ailleurs, déjà obtenu l‘adoption, en commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale, d’une résolution, inscrite au Journal officiel le 21 janvier 2025, appelant à la mise en place de cette flotte manquante pour répondre à la crise humanitaire.

Il y a peu de chances cependant qu’une telle disposition soit prise. Les politiques migratoires répressives des pays membres de l’UE continuent au contraire de prioriser le contrôle des frontières au détriment des droits humains fondamentaux. Les responsables politiques ne s’en cachent d’ailleurs pas. « Nous devons protéger nos frontières pour garantir la sécurité de nos citoyens, insistait Gérald Darmanin en novembre 2024. Les flux migratoires incontrôlés représentent une menace pour notre stabilité. »

Au nom de quoi les pays européens multiplient les accords d’externalisation avec les États du Maghreb, tels que le Maroc et la Libye, soumettant des aides financières et la coopération économique au contrôle des frontières. L’UE a ainsi alloué, en 2022, 500 millions d’euros au Maroc pour renforcer sa gestion des flux migratoires. De même, la Libye a reçu environ 327,9 millions d’euros entre 2017 et 2020 pour des projets similaires. Ces accords conduisent de fait à l’augmentation de prises de risque par les exilés contraints de choisir des routes plus dangereuses.

Le pacte européen sur l’asile et l’immigration aggrave la situation

Et les pays européens ne comptent pas s’arrêter là. Dans quelques mois, ils devront tous mettre en application le pacte européen sur la migration et l’asile, adopté en avril 2024. « Cet accord va faire reculer le droit d’asile européen de plusieurs décennies, alerte Eve Geddie, directrice du bureau d’Amnesty International auprès des institutions européennes. Son résultat probable est une augmentation de la souffrance à chaque étape du parcours des personnes cherchant à obtenir l’asile dans l’UE. »

En clair, malgré les appels répétés des organisations de défense des droits humains, les États membres de l’UE continuent d’ignorer les principes de dignité et de non-discrimination. Les exilés, fuyant des situations de guerre ou de pauvreté extrême, prennent de plus en plus de risques mortels. « Les politiques migratoires actuelles de l’UE sont une honte pour l’humanité, s’est insurgé Enrique Santiago, secrétaire général du Parti communiste espagnol, lors d’un rassemblement à Madrid en décembre 2024. Elles sacrifient des vies humaines sur l’autel de la sécurité et de la xénophobie. »

Le responsable politique réagissait ainsi aux révélations des différents rapports alarmants sur les décès d’exilés aux frontières de son pays, dont ceux documentés par Caminando Fronteras. Il rappelait, en outre, que la protection des vies humaines devrait primer sur les considérations sécuritaires et que, pour éviter ces drames à répétition, des efforts concertés devaient enfin être faits pour offrir des voies légales et sûres aux exilés.


 

   mise en ligne le 17 fevrier 2025

Derrière le droit du sol

Laurent Mouloud sur www.humanite.fr

Il faut entendre ce moment de vérité. Ces mots crus qui sortent sans filtre, tout naturellement. Jeudi dernier, sur le plateau de LCI, Bruno Retailleau est en train de justifier sa volonté de restreindre le droit du sol sur tout le territoire français. Et il lâche : « À Mayotte, vous avez un exemple, sur un petit territoire, d’une société totalement déséquilibrée par les flux migratoires. Or, ce sont des musulmans, ils sont noirs… Voilà. » Voilà quoi ? Voilà le problème ? Pour le ministre de l’Intérieur, apparemment oui. On croyait la République française indifférente à la couleur de peau et à la religion. On pensait que l’article 1er de la Constitution assurait « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il faut croire que pour le Vendéen, qui a été longtemps compagnon de route de Philippe de Villiers, cela n’est plus d’actualité dans le 101e département. Voire au-delà ?

Cette sortie scandaleuse n’a pas fait grand bruit. Ce qui ne laisse d’inquiéter sur le processus de banalisation des propos racistes. Et sur la stratégie, non moins inquiétante, du duo Retailleau-Darmanin, qui rêvent chacun d’Élysée en s’installant sans complexe sur les terres xénophobes du RN et dans les bottes trumpistes. Quitte à attiser la haine et à fouler aux pieds les valeurs républicaines.

Car il faut le rappeler. Les élucubrations de la droite et de son extrême sur le droit du sol relèvent de l’imposture. Ces tristes sires se disent « patriotes » et « défenseurs » de la France éternelle. Mais de quelle France parlent-ils ? Celle que l’on connaît depuis la Révolution française, et même avant, n’a jamais trié les humains sur le seul droit du sang. Le savent-ils seulement ? La notion de droit du sol (« jus soli ») apparaît en 1515. À cette époque, où seul le roi peut délivrer des « lettres de naturalité », tout résident né en France, y compris de parents étrangers, peut hériter. Le droit du sol sera conforté en 1789, puis consacré en 1889. Il s’agit, on le voit, de l’un des socles – justement – de notre identité nationale. Même le régime raciste et antisémite de Vichy n’est pas revenu dessus, malgré des tentatives. Que Marine Le Pen veuille sa suppression pure et simple en dit long sur sa filiation politique. Et démontre que, derrière le décorum des drapeaux tricolores, le RN et tous ceux qui lui filent le train pataugent à contre-courant de l’histoire de leur propre pays.

Face à cette surenchère inconsidérée, François Bayrou, déjà coupable d’avoir repris à son compte le concept irrationnel de « submersion migratoire », aurait pu siffler la fin de la mi-temps. Mais l’opportuniste premier ministre, soucieux de ne pas s’aliéner les députés RN, a choisi au contraire d’ouvrir la boîte de Pandore en lançant, tel Nicolas Sarkozy en 2009, un « grand débat » sur le droit du sol et, au-delà, sur « l’identité nationale ». Une décision irresponsable. On le sait par avance : ce type de raout, dans un climat de montée des ultranationalistes, servira d’exutoire à l’extrême droite. Et ne peut que faire grandir le rejet et la méfiance dans l’imaginaire collectif, pour nourrir au final le vote xénophobe.

La responsabilité du gouvernement pourrait s’avérer funeste. Personne ne peut l’ignorer. Derrière ce débat sur la remise en cause du droit du sol, dont Trump ou encore Meloni ont aussi fait leur priorité, se dissimule une vision ethnique de notre société, porteuse d’un fantasme de pureté naturelle, où « le Français » ne pourrait être que blanc de peau et judéo-chrétien. Le tout au détriment de notre conception politique fondée sur des valeurs universelles de droits. Face à ce choix crucial, le gouvernement doit, de toute urgence, arrêter de jouer avec le feu.


 

    mise en ligne le 16 février 2025

Contre le trumpisme et ses avatars, passer à l’offensive

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le combat contre l’extrême droite en voie de trumpisation ne peut pas s’enfermer dans une simple logique défensive. Comme il y a 80 ans, la résistance au nouvel autoritarisme doit réfléchir aux causes du désastre pour proposer les conditions d’une société démocratique renouvelée. 

Le choc est évidemment terrible. Les États-Unis, jusqu’à peu présentés comme l’exemple absolu du lien indéfectible entre démocratie et capitalisme, basculent en ce début d’année 2025 dans un autre monde. Les premiers actes de l’administration Trump trahissent un coup d’État de facto visant à rendre caduque la Constitution des États-Unis.

L’irruption d’un régime à caractère néofasciste dans la principale puissance militaire et économique du monde cause une sidération naturelle et entraîne un réflexe bien compréhensible : celui de tenter de sauvegarder « le monde d’avant » qui, naturellement, paraît plus clément que celui promis par Donald Trump et Elon Musk. On s’efforce donc là-bas de sauvegarder les cadres de l’État de droit et ici, en Europe, de sauvegarder ce même État de droit des griffes des thuriféraires et des fondés de pouvoir du nouveau régime états-unien.

Tout cela est évidemment hautement nécessaire et urgent. Mais ce mouvement de résistance ne doit pas se contenter d’une simple posture défensive ou nostalgique. Il ne doit pas viser le retour à une forme de statu quo ante idéalisé. Pour vaincre le retour de l’hydre autoritaire de façon efficace et durable, il faut analyser les conditions de sa réémergence et proposer une alternative démocratique crédible, c’est-à-dire capable d’éviter la répétition du pire.

La référence ici doit ainsi être la Résistance qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en menant la lutte, partout, contre les fascismes allemand, italien et japonais, a mené la réflexion pour construire un monde libéré des conditions d’émergence du fascisme. Et une fois celui-ci vaincu, le combat s’est poursuivi pour construire une société nouvelle.

En France, le Conseil national de la résistance (CNR) a pris acte que la source du péril fasciste était l’abandon des populations face aux crises capitalistes. La lutte antifasciste a donc débouché sur la mise en place d’un État social qui a profondément modifié la société.

On peine aujourd’hui à en prendre conscience, mais la France d’après 1945 est en rupture totale avec celle de l’avant-guerre, qui avait un filet de sécurité sociale parmi les plus réduits d’Occident. Ce changement a été le produit d’une lutte contre les racines de la guerre et du fascisme autant que contre le fascisme lui-même. Et c’est cette démarche qui doit désormais hanter celles et ceux qui entendent s’élever contre la puissance du capitalisme autoritaire contemporain.

Les racines économiques du trumpisme

Pour y parvenir, il faut donc commencer par identifier les racines du coup d’État actuel. Elles se trouvent dans les besoins des secteurs rentiers de l’économie états-unienne et, au premier chef, de celui de la technologie.

C’est, rappelons-le, le produit d’une histoire plus longue, celle d’un ralentissement de l’économie mondiale après la crise de 2008, qu’aucune mesure n’a été capable de conjurer et qui a donné lieu à des méthodes prédatrices dont la conclusion naturelle est la prise de contrôle de l’État états-unien. Incapable de produire de la valeur par les moyens habituels, le capital s’est réfugié dans les secteurs rentiers, où l’on capte la valeur sans passer par les marchés. Mais ces secteurs, pour poursuivre leur accumulation, ont besoin de contrôler la société dans son ensemble, de la soumettre à la pseudo-réalité de leurs algorithmes.

C’est ici que la violence antidémocratique et impériale trumpiste prend sa source.

Les observateurs mainstream qui, jusqu’ici, se complaisaient dans l’apologie d’un capitalisme qu’ils croyaient source de liberté et de démocratie se retrouvent stupéfiés face à l’émergence, pour eux soudaine, d’une « oligarchie », comme l’écrit Serge July dans Libération. Mais il est important de noter combien cette stupeur même est le produit d’une erreur. La position apologétique du capitalisme, validée par le rejet de tout « économicisme », a conduit à un aveuglement sur les forces à l’œuvre depuis un demi-siècle.

Le premier écueil est de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump.

Ceux qui ont défendu la contre-révolution néolibérale qui, précisément, a cherché à mettre à bas les effets de la lutte antifasciste de l’après-guerre, s’étonnent aujourd’hui de la « contre-révolution » trumpiste, comme le titrait Le Monde du 11 février.

Mais cette rupture est la conséquence logique de la précédente. Puisque le rêve néolibéral d’un marché encadré parfait et efficace a débouché sur le désastre de 2008 et s’est révélé incapable de redresser la productivité et la croissance, les gagnants de ce marché ont pris les choses en main et tentent de construire un monde soumis à leurs intérêts.

Le premier écueil de l’époque est donc de croire que le capitalisme néolibéral serait l’antidote à la bascule fascisante d’un Trump. La tentation peut être réelle d’idéaliser le régime précédent, non seulement parce qu’il était démocratique et moins violent, mais aussi parce qu’on pourrait penser que pour lutter contre les oligarques de la tech, la concurrence et le marché seraient une réponse adaptée. On relancerait donc là le mythe du « capitalisme démocratique », où le fonctionnement d’une économie de marché encadrée serait le socle de la démocratie libérale.

L’ennui, c’est que c’est bel et bien ce « capitalisme démocratique » qui a enfanté de la monstruosité trumpo-muskienne. La sacro-sainte « économie de marché » qui, depuis quarante ans, est parée de toutes les vertus par les intellectuels à la mode est en réalité dans une crise permanente qui ne pouvait déboucher que sur une conclusion autoritaire et monopolistique.

Les marchés « disciplinés »

La concurrence, présentée comme une solution à tous les maux de la société par les néolibéraux, n’est jamais qu’une solution temporaire. Elle débouche inévitablement sur des concentrations, par le jeu même des marchés, et les grands groupes issus de ce phénomène n’ont alors qu’une obsession : préserver leurs positions. Lorsque la croissance est de plus en plus faible, comme aujourd’hui, ils le font par la prise du pouvoir politique et la mise au pas de la société. Lutter contre le trumpisme en réactivant les illusions néolibérales serait dès lors la plus funeste des erreurs.

Ce serait oublier que les populations se sont tournées vers l’extrême droite en grande partie parce que les néolibéraux ont échoué, parce qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses d’amélioration des conditions de vie et n’ont pas hésité, lorsque le besoin s’en est fait sentir, à recourir à des méthodes musclées.

La dégradation de la démocratie libérale et sa réduction croissante à une formalité électorale ne sont pas une nouveauté trumpiste.

L’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite.

Depuis les années 1980, les néolibéraux s’acharnent à réduire le rôle des syndicats, à réduire le rôle du collectif dans le travail, à marchandiser les rapports sociaux, à coloniser les imaginaires à coups d’héroïsation des « entrepreneurs ». Le but de ce mouvement est évidemment de contrôler les votes pour éviter toute remise en cause de l’ordre social.

Et si cela ne suffisait pas, les néolibéraux n’ont pas hésité à verrouiller la démocratie en inscrivant dans le droit constitutionnel ou dans les traités internationaux les fondements de leur doctrine. En cas de besoin, la « discipline de marché » venait frapper les sociétés, à l’image de ce qui s’est produit en Grèce depuis 2010. Et, pour finir, le régime néolibéral n’hésitait pas à avoir recours à la répression. Des mineurs britanniques aux « gilets jaunes », la matraque a souvent eu le dernier mot face à la contestation.

Cette politique, par ailleurs inefficace, a pavé la voie à l’horreur trumpiste comme précédemment à la dictature de Vladimir Poutine en Russie, et comme elle a affaibli les démocraties européennes face aux extrêmes droites. Elle a préparé les esprits à la violence, au déni de démocratie, aux situations d’exception, en un mot à la soumission de la société aux intérêts du capital. Logiquement, lorsque l’extrême droite propose une politique sur mesure pour les ploutocrates, une grande partie de la population ne s’en émeut guère.

Enfin, l’échec néolibéral est le berceau même de la xénophobie et du racisme de l’extrême droite. Pour deux raisons. D’abord, parce que, depuis 2008, en voulant se maintenir au pouvoir, les partis néolibéraux n’ont pas hésité à se saisir du thème de l’immigration et à l’instrumentaliser.

Le cas d’Emmanuel Macron qui, par ailleurs, aime à se présenter comme un « anti-Trump », est éloquent. Depuis 2017, le président français joue avec les thèmes de l’extrême droite, jusqu’à la fameuse loi immigration de fin 2023, avec pour seul résultat de faire de cette même extrême droite la première force du pays.

Ensuite, parce qu’en échouant à faire rebondir productivité et croissance, les néolibéraux ont construit une économie de « jeu à somme nulle » où les enjeux de redistribution sont désormais des enjeux de concurrence au sein même de la société. Pour obtenir plus, les groupes sociaux doivent prétendre « prendre » aux autres. Et comme les néolibéraux refusent toute redistribution du haut vers le bas et ont, pour ce faire, détruit tout sentiment de classe sociale, ce sont logiquement les appartenances ethniques ou raciales qui ont repris le dessus. Et ceux qui proposent une redistribution sur ces bases, ce sont les partis d’extrême droite.

On conçoit alors la folie que représenterait une résistance au trumpisme qui chercherait à préserver les conditions de l’émergence de cet autoritarisme ploutocratique. Sa seule ambition serait de gagner un peu de temps avant que l’inévitable bascule se produise à nouveau. C’est pourtant le cœur de la politique défensive qui est menée dans les pays occidentaux depuis des années : « faire barrage » à l’extrême droite sans chercher à s’attaquer aux sources de son succès, et attendre la prochaine échéance avec angoisse. Chacun semble se retrouver dans la peau de la du Barry réclamant, avant son exécution : « Encore un instant, monsieur le bourreau. » C’est de cette funeste logique qu’il faut sortir.

La démocratie comme antidote

Pour sortir de cette ornière, il faut prendre conscience que le cœur du problème est dans l’évolution récente du capitalisme. Progressivement, le capitalisme démocratique s’est vidé de son sens. La démocratie est devenue un obstacle à l’accumulation du capital. Et cela n’est pas seulement vrai pour les géants de la tech, mais aussi pour le reste du capitalisme, qui entend imposer des politiques qu’il juge nécessaires, quoi qu’il arrive.

Aucun secteur du capital ne viendra au secours de la démocratie. Ceux qui dépendent des aides publiques pour maintenir leur taux de profit entendent imposer une austérité sur les dépenses sociales et les salaires, sans se soucier d’aucune validation populaire. C’est ce que le débat budgétaire français a clairement montré récemment.

Dès lors, la tâche de la résistance est, comme voici quatre-vingts ans, de proposer les conditions nouvelles d’existence de la démocratie. En 1945, il était devenu évident que la démocratie ne pouvait pas subsister sans une forme d’État social agissant comme une protection pour les citoyens et citoyennes. L’enjeu aujourd’hui est de comprendre quelles sont les conditions sociales capables de soutenir une démocratie réelle.

Il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux.

Car ce que le trumpisme, comme le melonisme, nous apprend, c’est bien ceci : la forme démocratique réduite au vote n’est pas la démocratie réelle. Celle-ci doit pouvoir s’appuyer sur une société civile forte elle-même fondée sur la diversité, le respect des minorités, des débats de fond, une liberté individuelle consciente de ses limites sociales et environnementales. Autrement dit, les conditions sociales de production du vote sont plus importantes que le vote lui-même. 

On peut continuer à croire que démocratie et capitalisme sont indissociables en s’appuyant sur un capitalisme régulé et encadré. Mais dans le capitalisme actuel, de telles régulations ressemblent à des leurres. La course à l’accumulation risque d’emporter ces barrières avec ce qu’il reste de démocratie.

Réduire la puissance des plus riches est une nécessité, mais est-elle suffisante pour freiner le désastre ? Rien n’est moins sûr, parce que les besoins du capital resteront centraux dans la société. Si le Conseil national de la Résistance (CNR) peut être un modèle de méthode, il faut toujours avoir à l’esprit que les conditions de réalisation de son projet régulateur ne sont pas celles d’aujourd’hui. Le moment historique actuel demande sans doute un pas plus ambitieux.

Si le capitalisme est la source du trumpisme et de ses avatars d’extrême droite, alors le combat de la résistance doit porter sur une redéfinition de la démocratie libérée de la logique d’accumulation.

Cela signifie que les conditions de création des opinions doivent être libérées des exigences du capital. Pour y parvenir, il est indispensable de redéfinir les besoins des individus au regard non plus des besoins de l’accumulation, mais des besoins sociaux et environnementaux. Et les conditions de cette redéfinition résident dans l’élargissement de la démocratie elle-même, notamment aux sphères de la production et de la consommation. Ce sont les conditions de l’émergence d’une conscience dont l’absence conduit le monde au désastre. 

Face à la « liberté d’expression » brandie par l’extrême droite, qui n’est que la liberté de se soumettre aux ordres du capital et de leurs algorithmes, la résistance nouvelle doit proposer une liberté plus authentique, qui se réalise dans une solidarité renouvelée et une conscience des limites planétaires et sociales. C’est à cette condition que la démocratie pourra à nouveau avoir un sens.

Tout cela peut et doit faire l’objet de discussions. Le CNR est aussi le produit d’un débat intense dans la Résistance. Mais ce qu’il faut conserver à l’esprit, c’est que, s’il est normal et légitime, en cette période sombre, de chercher à sauver ce qui peut l’être, ce n’est qu’une partie de la tâche de la résistance nouvelle. Cette tâche défensive ne doit faire oublier l’autre, essentielle, celle de se projeter vers l’avenir. Pour passer, enfin, à l’offensive.


 

    mise en ligne le 15 février 2025

Palestine.
Décentrer le regard occidental

Leyane Ajaka Dib Awada sur https://orientxxi.info/

Leyane Ajaka Dib Awada est diplômée de l’EHESS, elle mène un travail de recherche sur le militantisme étudiant au Liban.

Dans leur ouvrage Comprendre la Palestine, Une enquête graphique, l’illustratrice Alizée De Pin et le politiste et spécialiste de la Palestine Xavier Guignard reviennent sur un siècle d’histoire palestinienne, racontée à hauteur de la population de ce territoire.

Comprendre la Palestine, Une enquête graphique.
Alizée De Pin et Xavier Guignard,
Les Arènes, 30 janvier 2025.
232 pages 20 euros.

Massacres, torture, démolitions, expulsions, déplacement forcé, arrestations arbitraires : les crimes commis en Palestine et en Israël à l’encontre de la population palestinienne s’amoncellent et vont s’intensifiant ces dernières années, dans la totale impunité d’un État israélien qui se radicalise à l’extrême droite, et dont les dirigeant·es n’hésitent plus à appeler ouvertement au nettoyage ethnique des Palestinien·nes. Les quinze mois d’un génocide abondamment documenté à Gaza, où les droits des Palestinien·nes ont été bafoués en direct sur nos écrans et au mépris de multiples condamnations des instances de justice internationale, en sont le paroxysme. Alors que les gouvernements occidentaux et les organisations internationales continuent à le rabâcher, le vieux rêve d’une « solution à deux États » n’a jamais semblé aussi chimérique. La souveraineté nationale palestinienne n’a jamais été aussi absente depuis les accords d’Oslo, et « la paix » n’a jamais semblé plus hors de la portée des Palestinien·nes. Comment interpréter cet échec ? Quelles sont les origines de l’idée d’une partition de la Palestine historique en deux États, l’un « arabe », l’autre « juif » ? Et pour quelles raisons cette proposition n’est-elle jamais parvenue à régler « la question de Palestine » ?

Dans un ouvrage sobrement intitulé Comprendre la Palestine, Alizée De Pin et Xavier Guignard choisissent précisément le problème de la partition comme fil rouge de leur restitution d’un siècle d’histoire palestinienne. Partant de ce projet d’origine occidentale, puisqu’il a d’abord été pensé par l’ONU en 1947 pour tirer les Britanniques du bourbier politique qu’était devenue la Palestine mandataire, les auteur·ices étudient la progressive évolution du projet sioniste depuis le point de vue palestinien. Présenté comme une « enquête graphique », l’ouvrage appuie son propos sur le travail de la talentueuse Alizée De Pin, qui donne vie au récit historique par de nombreuses illustrations et infographies.

L’histoire à hauteur des Palestiniens

L’opus commence par la « débâcle coloniale » anglaise, soit l’échec des Britanniques à apaiser les revendications politiques palestiniennes face au mandat tout en honorant leur engagement envers le projet d’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Étudiant aussi bien les multiples groupes politiques sionistes que les bourgeons du nationalisme palestinien, les auteur·ices ne se contentent pas de rappeler les objectifs et projets politiques des différentes parties, iels prendront soin tout au long de l’ouvrage de rendre compte des réalités sociales et économiques des périodes étudiées, s’écartant souvent de la traditionnelle litanie de dates de guerres et de traités pour cerner les dynamiques politiques plurielles qui marquent la société palestinienne depuis les années 1930.

Peut-on d’ailleurs parler d’une société palestinienne ? En prenant soin de toujours inclure dans leur analyse les différentes expériences des Palestinien·nes d’Israël, de Gaza, de Cisjordanie, de Jérusalem et des réfugié·es – au Liban, en Syrie, dans le Golfe… –, l’ouvrage met en lumière les divisions administratives et géographiques imposées au peuple palestinien, tout en retraçant l’émergence d’un nationalisme palestinien unifiant ces expériences autour d’une identité commune dans les années 1960. Si les auteur·ices relatent la genèse des mouvements qui portent ce nationalisme, et notamment de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui les fédère, il est regrettable que l’ouvrage ne mentionne pas les efforts de production intellectuelle sur lesquels s’est appuyée la revendication d’une identité palestinienne indivisible. La stratégie de guérilla menée dans les années 1960 aux frontières d’Israël et du territoire palestinien occupé a été conduite par les mêmes organisations qui ont soutenu la production d’une littérature scientifique palestinienne, la première à documenter les exactions de la Nakba avant l’ouverture des archives israéliennes dans les années 1980, et à présenter les habitant·es arabes de la Palestine mandataire comme un seul peuple palestinien victime d’une opération délibérée de nettoyage ethnique à la fondation de l’État israélien en 1947-19481.

Le fantasme occidental de la solution à deux États

À partir de l’occupation de Gaza, de Jérusalem, du Golan et d’une partie de la Cisjordanie par Israël en juin 1967, la résistance palestinienne est tiraillée entre deux fronts : celui des groupes armés en exil, qui défendent la libération intégrale de la Palestine historique, et celui de la lutte des populations locales contre le contrôle israélien dans le territoire palestinien occupé. La stratégie d’occupation israélienne favorise l’installation de colonies qui morcellent volontairement le territoire palestinien et créent des enclaves, entravant considérablement la mobilité des Palestinien·nes. D’autre part, l’occupation consiste aussi à accaparer les ressources du territoire palestinien – ainsi, les terres les plus fertiles et les plus riches en eau de Cisjordanie sont vidées de leurs habitant·es palestinien·nes, remplacé·es par des colons israéliens. Pour légitimer les expropriations et les annexions de territoires, l’occupation israélienne s’appuie sur un cadre légal d’héritage colonial, qui se développe progressivement en appareil de répression légalisant les mauvais traitements infligé·es aux Palestinien·nes par le système judiciaire et pénitentiaire israélien. Il s’agit là, comme l’ont montré de nombreuses expertises d’ONG et de l’ONU, d’un régime d’apartheid.

Si la partition a été un échec à la sortie du mandat britannique, elle reste toutefois centrale dans l’imaginaire international. Son acceptation par l’OLP à la fin des années 1980 ouvre la voie aux accords d’Oslo, qui orchestrent et réglementent l’instauration d’une Autorité palestinienne (AP) faible et dépendante d’Israël sur le plan économique. Œuvrant à s’insérer sur la scène internationale pour faire condamner les crimes d’Israël, l’Autorité palestinienne n’en devient pas moins son agent sécuritaire à mesure qu’augmente la répression des adversaires politiques du Fatah. Par ailleurs, sans renoncement israélien à l’occupation et la colonisation, les divers plans de partition qui jalonnent le début du XXIe siècle, jusqu’à l’abject « deal du siècle » de Trump en 2020, échouent tous à conférer à l’AP la moindre souveraineté dans les territoires qui lui sont supposément dévolus.

Mettant en dialogue un siècle d’histoire politique et sociale palestinienne avec le fantasme occidental de la solution à deux États, les auteur·ices de Comprendre la Palestine parviennent à communiquer, dans un format accessible à tous publics, l’absurde injustice du concept d’une partition « raciale », qui ne fait que produire des divisions en Palestine au bénéfice de politiques israéliennes de plus en plus belligérantes. Ce travail entre un chercheur en sciences sociales et une illustratrice est fructueux : il permet, à travers la mise en avant de dynamiques socioculturelles, de portraits de figures historiques, et de leur illustration, de réhumaniser la question palestinienne. Il nous rappelle aussi que la partition concerne avant tout non pas des territoires, mais bien des générations d’une population palestinienne privée de ses droits par la caution européenne apportée, dès le début du XXe siècle, à la création d’un État ethnoconfessionnel en Palestine.


 

   mise en ligne le 14 février 2025

« On ne peut pas juger un mineur en 24 ou 48 heures » : l’Assemblée nationale suit Gabriel Attal et durcit encore la justice des mineurs

Zoé Mathieu sur www.humanite.fr

L’Assemblée nationale a adopté le 13 décembre le texte de Gabriel Attal qui durcit la justice des mineurs. Manon Lefebvre, secrétaire national du Syndicat de la magistrature, explique pourquoi il s’agit d’une régression, qui s’inscrit dans la remise en cause du primat de l’éducatif promu par l’ordonnance de 1945.

À une écrasante majorité (125 voix contre 58), l’Assemblée nationale a voté le 13 février 2024 en faveur d’un énième renoncement aux principes de la justice des mineurs établis en 1945. Portée par l’ex-premier ministre Gabriel Attal, soucieux de se placer dans la course à la posture autoritaire pour le leadership de la droite, la loi pour « restaurer l’autorité » de la justice à l’égard des « mineurs délinquants » et de « leurs parents » crée une procédure de comparution immédiate pour les mineurs de 16 ans.

Elle prévoit aussi la suppression de l’atténuation de peine dont bénéficient les mineurs pour les auteurs de faits graves, et les multirécidivistes. Alors que le Sénat pourrait encore durcir le texte, retour avec Manon Lefebvre, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, sur les conséquences de ces durcissements.

Quelles sont les nouveautés contenues dans ce texte ?

Manon Lefebvre - Secrétaire national du Syndicat de la magistrature : La grande nouveauté est la création d’une comparution immédiate pour mineurs, qu’aucun professionnel ne demandait. Mais c’est un peu une posture, car, en réalité, il existe déjà des moyens de juger extrêmement rapidement des mineurs. Ceux qui ont commis une infraction plutôt grave peuvent déjà être déférés, c’est-à-dire directement présentés à un procureur de la République, qui va les poursuivre devant le tribunal des enfants. Pour les infractions les plus graves, on peut même déjà demander le placement en détention provisoire, ce qui implique qu’on jugera le mineur dans le mois qui suit son déferrement.

Le texte précédent prévoyait une procédure de présentation immédiate (PIM), disparue avec le Code de la justice pénale des mineurs, mais personne ne l’a utilisée parce qu’on ne peut pas juger un mineur en 24 ou 48 heures. Déjà, la comparution immédiate nous empêche d’avoir des informations suffisantes pour juger correctement des majeurs. Si on la met en place pour les mineurs, on sera en complet décalage avec ce qui doit être fait et qui implique de prendre en compte leur parcours et leur histoire. Et on sera complètement en décalage avec les textes internationaux.

Qu’en est-il de l’atténuation de peine en cas de faits graves ?

Manon Lefebvre : Il existe une « excuse de minorité » qui permet de diviser la peine encourue par un mineur par deux. Par exemple, la peine encourue par un majeur dans une affaire de trafic de stupéfiants est de dix ans, pour un mineur, ça va être cinq ans. Pour écarter cette atténuation de peine, le tribunal pour enfants doit motiver, c’est-à-dire apporter des arguments pour justifier sa décision. Le projet qui vient d’être adopté inverse ce principe. Désormais, pour un mineur de plus de 16 ans auteur d’un fait grave ou avec la circonstance aggravante de double récidive, le tribunal devra justifier le maintien de ce principe d’atténuation.

Comment voyez-vous ces évolutions ?

Manon Lefebvre : Cette loi est un retour en arrière qui s’inscrit dans la continuité du durcissement déjà en cours de la justice pénale des mineurs. De plus en plus, on préfère le répressif à l’éducatif et déjà on a incarcéré plus de mineurs, on en met plus en détention provisoire et on les juge plus vite. Cette évolution n’est pas compatible avec ce qu’a voulu l’ordonnance de 1945 et le CJPM. Notre organisation s’y oppose fermement.

C’est avec la prise en charge éducative qu’on limite les comportements infractionnels. L’immédiateté d’une réponse pénale n’en fait pas une réponse efficace. Ni pour un majeur et encore moins pour un mineur. Encore une fois, on prend la question des comportements délictueux des mineurs du mauvais côté, sans s’interroger pour savoir comment les mineurs en arrivent là.

On continue à vouloir sanctionner plutôt que de réfléchir aux causes réelles. Ce que nous demandons, c’est plus de structures éducatives, plus de moyens pour l’aide sociale à l’enfance (ASE), la protection judiciaire de la jeunesse, plus d’éducateurs et plus de magistrats de l’enfance.

L’instauration d’une justice plus répressive, pourrait-elle se révéler efficace ?

Manon Lefebvre : Nous n’avons déjà pas les moyens de mettre en œuvre les mesures éducatives et les sanctions prononcées à l’encontre des mineurs. D’abord parce qu’on fait face à un manque de place dans les établissements dédiés à l’accueil des mineurs condamnés ou en attente d’être jugés, comme les centres éducatifs renforcés ou les centres éducatifs fermés.

Même quand il y a des places, le manque de moyens est tel que la prise en charge des mineurs n’est pas toujours adaptée. De plus, condamner des mineurs à des plus lourdes peines et les envoyer en prison ne réglera pas le fond du problème. Quelle perspective envisage-t-on pour ces mineurs en insertion, quel projet pour eux quand la seule solution qu’on leur donne est l’incarcération ?


 

    mise en ligne le 13 février 2025

Pierre-Édouard Stérin, saint patron de l’extrême droite française #13.
Qui sont les bénéficiaires de Périclès,
le plan de Pierre-Édouard Stérin pour faire gagner les droites extrêmes ?

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Défense de l’ultra-libéralisme et de l’identité nationale, lutte contre les « wokes », l’islam ou la laïcité… Après avoir révélé l’été dernier les détails du plan du milliardaire catholique, exilé fiscal en Belgique, pour faire gagner les droites extrêmes dans les têtes et dans les urnes, l’Humanité passe au peigne fin ses premiers bénéficiaires.

Depuis qu’il a été contraint de sortir du bois du fait de la révélation, document intégral à l’appui, dans l’Humanité de son projet de financer directement une victoire des droites extrêmes dans les têtes et dans les urnes, Pierre-Édouard Stérin s’avance à découvert. Et quand son nom apparaît désormais, ça ne se passe pas toujours bien…

Il y a deux semaines, la Mairie de Paris a suspendu les concessions accordées à deux restaurants solidaires liés au Fonds du bien commun, le véhicule de philanthropie contrôlé par le milliardaire catholique, conservateur et libertarien en Belgique.

Fin novembre 2024, quelques mois après sa mise en échec à Marianne, les salariés du groupe d’édition catholique Bayard avaient aussi obtenu un recul de leur direction, désireuse de recruter un ex-bras droit de celui qui doit sa fortune, estimée à 1,4 milliard d’euros, aux dividendes versés par les coffrets cadeaux Smartbox.

Objectif : faire gagner 300 villes au RN en 2026

Rédigé, entre naïveté et cynisme, comme un plan d’affaires, le grand dessein politique du richissime exilé fiscal en Belgique a été placé par nos soins sous les feux des projecteurs. Avec son nom on ne peut plus explicite : Périclès, acronyme de « Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes ». Un montant faramineux à dépenser à fonds perdu : 150 millions d’euros sur les prochaines années.

Les « valeurs » qu’il défend : « liberté individuelle et d’entreprendre », « famille, base de la société », « place particulière du christianisme », « enracinement dans un terroir », etc. Et des « tendances » qu’il combat : « socialisme et assistanat », « wokisme », « laïcité agressive », « refus de la préférence nationale », « immigration incontrôlée »…

Et une série d’initiatives décrites comme « organiques » par Périclès : « guérilla judiciaire » contre ses adversaires, création de baromètres pour « imposer (ses) thèmes » dans les débats publics et « rendre (ses) idées majoritaires », aide directe au RN pour lui faire « gagner absolument 300 villes » aux municipales de 2026, constitution d’une « réserve » de hauts fonctionnaires et de cadres dirigeants capable d’exercer le pouvoir en cas de victoire à la présidentielle, etc.

Réclamant aujourd’hui la modification des articles qui le qualifient de « milliardaire d’extrême droite », Pierre-Édouard Stérin a ces derniers mois renforcé ses positions auprès de tous les leaders de l’union des droites extrêmes. Au RN où François Durvye, directeur général de son fonds d’investissement Otium Capital, s’impose chaque jour un peu plus dans l’entourage de Marine Le Pen et Jordan Bardella.

Mais aussi dans les rangs des ciottistes et de Reconquête, dont plusieurs élus ou cadres dirigeants proviennent de sa galaxie. Puis, sans surprise, chez Bruno Retailleau, dont le conseiller com à Beauvau n’est autre que celui qui faisait office de porte-parole de Stérin auprès de l’Humanité en juillet dernier…

20 millions d’euros pour combattre « wokisme, immigration et socialisme »

Qu’on se le dise : en 2025, en s’affichant au grand jour, Périclès est en ordre de marche. Rebaptisée « société d’intelligence politique », revendiquant une « inspiration libérale-conservatrice », l’entité publie des offres d’emploi (chargé de mission « lawfare », développeur « civic tech » et « entrepreneurs en résidence »).

Histoire de conjurer le « risque légal et réputationnel » – selon l’expression utilisée dans le document révélé par nos soins – pour Otium Capital et le Fonds du bien commun, elle dispose, pour gérer ses activités, de plusieurs associations ou fonds de dotation (Périclès, Xanthippe, Parolos, Forum Liberté Prospérité, Centre de formation et de promotion de l’engagement local).

Fin janvier – cela a été repéré par la Lettre –, ses responsables ont apposé sur leur site les logos de 24 « projets citoyens contribuant à la croissance et au développement de la France » qui ont d’ores et déjà été « soutenus » par Périclès. Lequel promet de consacrer 20 millions d’euros par an à ces « initiatives ».

Dans une tribune publiée le 3 février par le Figaro, Arnaud Rérolle, directeur général et cofondateur de Périclès avec Pierre-Édouard Stérin, appelle les Français à participer à ce « réveil des peuples qui ne veulent pas mourir face au wokisme, à l’immigration ou au socialisme », visible selon lui dans « de nombreux pays occidentaux ».

Il se félicite aussi des premiers résultats de Périclès, qui aurait « en quelques mois » permis de « faire émerger plusieurs centaines de recommandations de politiques publiques, de former près de 2000 candidats ou cadres au niveau local et national, de gagner plus de 25 contentieux stratégiques ». Interrogé par l’Humanité, Arnaud Rérolle ne s’avance pas plus sur des chiffrages qui peuvent apparaître gonflés. « Nous avons choisi de communiquer sur une partie significative de nos activités, se gargarise-t-il. Rien ne nous y obligeait. »

Un peu d’argent, beaucoup de pub

Dans la préfiguration originelle du plan Périclès, il était question de 40 projets déjà financés, en septembre 2023, pour un total de plus de 3,5 millions d’euros. Aujourd’hui, ses dirigeants n’en évoquent qu’une trentaine… Or, d’après les éléments recueillis par l’Humanité auprès de 11 bénéficiaires, les sommes versées ne seraient guère conséquentes. Seul à nous livrer un montant précis versé à son association personnelle, Loïk Le Floch Prigent glisse sans fioritures : « Périclès a adhéré au Cercle Entreprises et libertés pour 500 euros l’année, comme toutes les autres entreprises. »

De quoi penser que l’initiative de Stérin est loin de son régime de croisière ou qu’elle n’affiche pas ses plus gros poissons, et qu’elle sert d’abord à obtenir de la publicité à bon compte, afin de s’inscrire résolument au cœur de la nébuleuse des droites extrêmes. « Nous avons communiqué les ordres de grandeur liés au début de notre activité, qui correspondent à la réalité de nos actions, rétorque Rérolle. Nous avons vocation à croître, tant en termes de projets soutenus que d’impact. »

ll y a quelques semaines, le New York Times évoquait une offre de services faite à Périclès par Paul Manafort, le lobbyiste qui avait dirigé la campagne de Donald Trump en 2016. « Nous sommes très intéressés par la situation américaine et sommes libres d’y avoir des partenaires si nous le souhaitons, ajoute le porte-parole de Périclès. Cependant, nous ne travaillons pas avec Paul Manafort ou avec ses équipes, cela n’a pas évolué. La situation française n’est comparable à celle d’aucun autre pays, et nous souhaitons créer nos propres initiatives qui correspondent aux enjeux français. »

Un impact visible… sur les plateaux de Bolloré

Vieilles gloires de l’anticommunisme, petits commerçants de la subversion « patriote », patrons en quête de reconnaissance, influenceurs de niche, bouffeurs de curés mués en croisés anti-islam, éditocrates anti-antiracistes ou antiféministes…

Dans le panorama dressé par Périclès lui-même, les initiatives, à quelques exceptions notables près, ne mènent pas bien loin : portés, pour beaucoup, par de purs idéologues, elles conduisent surtout à fournir de bons clients aux médias de Bolloré, à d’autres chaînes d’info et aux petits titres fétiches de l’extrême droite. Néanmoins, le marcottage est lancé. De toute évidence, d’autres, plus ou moins dangereux, passent et passeront au guichet de Périclès.

Avec Otium Capital, allié à Arnaud Montebourg sur des projets de souveraineté industrielle, ou une philanthropie qui dissémine ses mannes dans de nombreux diocèses du pays, Stérin dispose d’autres armes que Périclès dans sa manche. Pour l’influence, le milliardaire catholique peut encore compter sur des camarades comme, par exemple, les fondateurs du fonds d’investissement Frst (ex-Otium Venture, créé dans le family office de Stérin), qui font circuler ces derniers jours des sondages réalisés pour leur compte par Harris Interactive : le premier entend montrer la popularité « croissante » d’Elon Musk en France, et le second sert à attester que les Français plébisciteraient des magnats comme Bernard Arnault ou Michel-Édouard Leclerc pour la présidence de la République…

Début juillet 2024, quelques jours avant la révélation du plan Périclès par l’Humanité, son créateur pouvait encore affirmer, tranquille, dans les colonnes accueillantes du JDD : « Je ne place pas de pions, je ne manœuvre pas et je n’ai pas d’agenda politique. » La page a été tournée, résolument, par Pierre-Édouard Stérin lui-même : c’est au grand jour que la bataille politique, électorale et culturelle s’engage.


 

    mise en ligne le 12 février 2025

La France dégringole dans le classement de la lutte anticorruption

Michel Deléan sur www.mediapart.fr

La France perd cinq places dans le classement mondial de l’indice de perception de la corruption établi chaque année par Transparency International. Pour la première fois, le pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète l’ONG.

Le macronisme finissant risque de laisser une marque assez terne dans l’histoire. Au passif du second quinquennat d’Emmanuel Macron dans divers domaines, figure ce qu’il faut bien considérer comme une flétrissure du bilan moral. La responsabilité du chef de l’État est particulièrement engagée depuis sa volte-face spectaculaire dans la lutte contre la corruption : un véritable renoncement à agir, si ce n’est de la désinvolture, alors que les questions de probité et la moralisation de la vie publique figuraient parmi les priorités affichées par le président élu en 2017.

S’il fallait une preuve des conséquences dommageables de ce revirement, elle est apportée par le tout dernier indice de perception de la corruption (IPC) publié ce 11 février par l’ONG Transparency International. Un indice calculé chaque année depuis 1995, en croisant plusieurs sources fiables.

Le constat est sans appel : dans le tableau 2024 de l’indice de perception de la corruption, la France enregistre une chute inédite et alarmante au classement mondial des nations, puisqu’elle perd cinq places d’un coup et tombe à la 25e position, dix rangs derrière l’Allemagne – et plus loin encore des pays scandinaves.

Pour la première fois, notre pays est classé parmi ceux « risquant de perdre le contrôle de la corruption », s’inquiète Transparency International, pour qui « ce signal d’alerte témoigne d’une multiplication des conflits d’intérêts et des affaires de corruption dans un contexte de crise institutionnelle ».

L’ONG pointe, pour commencer, les 26 ministres ou proches collaboratrices ou collaborateurs d’Emmanuel Macron impliqués dans des affaires politico-financières depuis 2017, d’Alexis Kohler à Rachida Dati, en passant par Aurore Bergé et Philippe Tabarot, et y voit non sans raison la traduction d’un « affaiblissement des principes d’exemplarité ».

Pour ne rien arranger, le chef de l’État est rapidement revenu sur la tradition qui consistait à ce qu’un ministre mis en examen démissionne du gouvernement (la fameuse « jurisprudence Balladur »). Ce qui exacerbe chez nos concitoyens « le sentiment d’impunité dont jouiraient les élus ». On pourrait y ajouter la Légion d’honneur accordée à plusieurs personnalités ayant été aux prises avec la justice.

Le non-respect des lois de financement de la vie politique pose également question. Après le procès en appel de l’affaire Bygmalion, qui portait sur la campagne présidentielle 2012 de Nicolas Sarkozy, et alors que se déroule actuellement le procès des financements libyens de sa campagne de 2007, « le Parquet national financier a récemment ouvert deux informations judiciaires sur les comptes de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022 », rappelle Transparency.

L’ONG souligne aussi « la multiplication des conflits d’intérêts entre l’État et les lobbies », illustrée par la révélation récente des liens entre Aurore Bergé et le secteur des crèches, ou encore des rencontres secrètes entre Nestlé Waters et des membres du gouvernement et de l’Élysée.

« Une dangereuse dérive »

Dans le même temps, rien n’est fait pour aider les contre-pouvoirs, les organismes d’enquête et les corps de contrôle à se développer. Transparency International déplore ainsi le sous-dimensionnement du Parquet national financier (PNF), dont les moyens sont « inversement proportionnels aux sommes en jeu dans les affaires de corruption ».

Pire, l’absence de volonté de lutter efficacement contre les atteintes à la probité se manifeste chaque jour un peu plus de façon très parlante. Le non-renouvellement, pendant plusieurs mois en 2024, de l’agrément d’Anticor, qui empêchait l’association de se constituer partie civile dans les affaires de corruption, par exemple, « a marqué une dangereuse dérive des pouvoirs publics », juge Transparency.

L’association déplore par ailleurs les déclarations répétées des politiques contre la justice, contre le non-cumul des mandats, et même contre l’État de droit. « Ces attaques concernent un spectre toujours plus large du personnel politique, comme l’ont illustré les récents propos du ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, affirmant que l’État de droit n’était “ni sacré ni intangible”. La remise en cause des institutions démocratiques constitue un glissement inquiétant pour un pays comme la France, qui risque à terme de porter atteinte au pacte républicain », s’alarme l’ONG.

Sans trop d’illusions, elle réclame des mesures transpartisanes d’utilité publique : transparence accrue des rencontres des décideurs publics avec les lobbies, renforcement des règles de financement des campagnes électorales, et augmentation des moyens du Parquet national financier.

Ces dernières années, sur 180 pays pour lesquels Transparency dispose de données suffisantes, seuls 32 ont connu une amélioration dans la lutte contre la corruption, et 47 autres une aggravation. Or « la corruption affecte des milliards de personnes à travers le monde, détruit des vies, sape les droits humains en aggravant les crises mondiales, rappelle l’ONG. Elle entrave les actions là où elles sont le plus nécessaires, bloque des politiques cruciales et favorise l’impunité en alimentant les inégalités ».

Le rapport 2024 insiste sur les liens entre corruption et crise climatique : alors que des milliards de personnes subissent les conséquences des bouleversements climatiques, des ressources qui pourraient être utilisées à l’adaptation et à l’atténuation de ces phénomènes sont détournées vers des poches privées.


 

    mise en ligne le 11 février 2025

Déserts médicaux : abandonnés par l’Etat, des Bretons veulent faire venir des médecins cubains

par Solenne Durox sur https://basta.media/

Confrontés à la désertification médicale et à la difficulté à se soigner, des élus des Côtes-d’Armor font tout leur possible pour pousser l’État à agir. Dans des cahiers de doléances, les habitants décrivent l’abandon qu’ils subissent.

« J’ai un message de la part de l’État : vous êtes des ploucs, payez vos impôts et taisez-vous ! » Matthieu Guillemot est porte-parole du comité de vigilance de l’hôpital de Carhaix (Finistère). Juché sur la remorque d’un tracteur, il invite son auditoire à laisser éclater sa colère. Une nuée de drapeaux et plus de 1500 manifestants ont investi le parvis de la gare de Guingamp (Côtes-d’Armor). « Du fric, du fric pour l’hôpital public ! » répond la foule.

L’un des organisateurs de la manifestation, Gaël Roblin, récupère le micro. « La santé est devenue un luxe. La pénurie de soignants touche l’ensemble du pays », s’indigne le conseiller municipal (Gauche indépendantiste bretonne) de Guingamp, fondateur du collectif Initiative urgence Armor santé. Élus, citoyens, soignants et syndicalistes ont défilé le 1er février dans les rues de cette ville costarmoricaine de 7000 habitants pour défendre les hôpitaux publics et le système de santé.

Ça fait des années que la maternité de Guingamp est menacée de fermeture. Les accouchements y sont suspendus depuis avril 2023. Elle ne fait plus que du suivi pré et post-accouchement. À 30 kilomètres de là, la maternité privée de Plérin, deuxième plus grand établissement du département, vient de perdre quatre pédiatres. L’activité est menacée.

« J’ai un message de la part de l’État : vous êtes des ploucs »

La presse se fait régulièrement l’écho de femmes qui accouchent sur la route, dans leur voiture, car elles sont désormais trop éloignées de l’établissement qui peut les prendre en charge. Les urgences des hôpitaux costarmoricains sont régulées, tout comme les maisons médicales de garde depuis janvier 2025 : il faut d’abord appeler le 15 avant de pouvoir s’y rendre. Obtenir un rendez-vous chez un médecin généraliste et encore pire, un spécialiste, relève du parcours du combattant.

2000 témoignages de citoyens désespérés

À force de crier dans le désert depuis des années, les Bretons savent qu’il en faut bien plus pour être entendu de Paris. Battre le pavé n’est pas suffisant. Alors, dans les Côtes-d’Armor, plus que n’importe où ailleurs en France, la population a décidé d’entrer en résistance. À Guingamp, les manifestants ne sont pas venus les mains vides. Ils ont apporté avec eux des cahiers de doléances patiemment collectées ces derniers mois sur le territoire auprès d’habitants de 198 communes, aussi bien en mairie qu’en ligne.

Au total : 2000 témoignages édifiants de citoyens privés de soins, désespérés, exaspérés de ne pas être entendus par l’État qui ferme des lits dans les hôpitaux. Les cahiers ont été remis au préfet par les élus. « Pour vivre heureux en Côtes-d’Armor ne soyez surtout pas malade », écrit un habitant. « Le Centre-Bretagne est un gigantesque désert médical et la dégradation des services de santé en ville, privés comme publics, rendra bientôt impossible le fait de se soigner en dehors de Brest et de Rennes », constate un autre.

Plus de 58 % des répondants n’ont pas accès à un dentiste. L’un explique que cela fait quatre ans qu’un abcès coule dans sa bouche : « Mes dents se cassent les unes après les autres et aucun dentiste ne veut me soigner, idem pour ma fille de 12 ans, pas moyen d’avoir une visite, plus de 70 dentistes contactés. »

Impossible d’aller chez le dentiste

Beaucoup de détresse s’exprime dans ces cahiers. « Je me sens abandonnée. Je vois les dents de ma fille pourrir depuis trois ans et je n’ai toujours pas trouvé de dentiste qui puisse la soigner, car sa pathologie nécessite des soins spécifiques. C’est très, très dur de ne pas pouvoir faire soigner son enfant », se désespère une mère. Obtenir un rendez-vous avec un médecin généraliste devient aussi très compliqué. La situation est forcément angoissante pour les patients.

« C’est très dur de ne pas pouvoir faire soigner son enfant »

« Nous avions un médecin qui a pris sa retraite. Dans la région, aucun cabinet médical n’accepte de nous recevoir et comme pour le dentiste la réponse est la même : allez aux urgences ou allez à Paris comme m’a conseillé le cabinet dentaire », dénonce un habitant de Plélo. Un autre s’énerve : « En milieu rural on a des urgences pour les animaux, mais pas pour les humains !! » Le sentiment d’injustice est général : « Nous payons les mêmes impôts que les Parisiens. Pourquoi sommes-nous abandonnés ? »

Les maires contre l’État

Partout en France, les élus et élues sont à l’avant-garde du combat pour la santé. En 2024, 57 maires de villes moyennes ou petites communes, de tous bords politiques, ont pris des arrêtés communs en réponse « aux troubles à l’ordre public suscités par une offre sanitaire manifestement insuffisante pour garantir l’égalité d’accès aux soins » de leurs administrés. Ils et elles sommaient l’État de mettre en place un « plan d’urgence d’accès à la santé » sous peine d’une astreinte de 1000 euros par jour.

Cette provocation leur a valu d’être assignés en justice par la préfecture, qui estimait qu’ils n’étaient pas compétents en la matière. Puis le tribunal administratif a suspendu les différents arrêtés. « Quand il s’agit d’aller sur le lieu d’un drame, de reloger en urgence une maman victime de violences conjugales, là, bizarrement, on est très légitimes et compétents, mais pas en matière de santé publique, s’étrangle Xavier Compain, maire de Plouha, 4600 habitants. Il y a 30 ans, jamais aucun préfet n’aurait envoyé des maires devant un tribunal. Ça dénote une considération hautaine de la fonction d’État. Ils prennent les petits élus de haut alors qu’on n’a aucune autre ambition que d’être les porte-voix de notre population. »

« Allez aux urgences ou allez à Paris, m'a conseillé le cabinet dentaire »

À presque chacune de leurs permanences en mairie, les édiles reçoivent des administrés qui se plaignent de leurs difficultés à se soigner. Ils n’ont malheureusement aucune solution à leur proposer. « On avait deux médecins. L’un a pris sa retraite, l’autre part bientôt. On n’a plus non plus de kinés », déplore François Le Marrec, maire de Belle-Isle-en-Terre, qui est aussi obligé de faire du bénévolat dans l’Ehpad faute de personnel.

Mort faute de prise en charge

L’établissement accuse un déficit de 300 000 euros. L’année dernière, avec quinze autres maires réunis dans le collectif Ehpad publics en résistance, François Le Marrec a attaqué l’État pour carence fautive afin de réclamer un vrai financement des Ehpad publics. Nombreux sont les élus à prendre ainsi le problème de la santé à bras le corps.

La commune de Bégard a récemment inauguré une maison de santé pluriprofessionnelle de 1200 m2. Coût : 4,5 millions d’euros. « 14 % de la population n’a pas de médecin traitant, mais dès l’ouverture, nous avons été obligés de mettre une affiche comme quoi on ne prenait plus de patients. Les gens ne comprennent pas. Ils pensaient qu’ils allaient enfin avoir un médecin. On a dû bunkériser l’accueil afin que la secrétaire soit en sécurité, car elle se fait agresser », raconte le maire, Vincent Clec’h.

« Je suis rarement malade, mais la dernière fois que ce fut le cas, j’ai dû me rabattre sur une borne visio à la pharmacie de Ploumagoar pour obtenir une consultation après avoir appelé tous les généralistes dans le secteur... C’est ça le futur ? », s’énerve un contributeur des cahiers de doléances. Dans les pires des cas, les lacunes du système de santé peuvent conduire à des situations dramatiques comme le relate cette Costarmoricaine à la place de son époux.

« Nous payons les mêmes impôts que les Parisiens. Pourquoi sommes-nous abandonnés ? »

« Signes d’AVC, appeler le 15, ambulance privée qui se déplace, emmené aux urgences à Lannion, ramené 5 h après à mon domicile sans examen. 3 heures après, le Samu est rappelé, ils ne veulent pas me ramener à l’hôpital. 5 heures après, il est 12 h, je suis hospitalisé, le lendemain matin je fais un scanner : AVC hémorragique... Plus de 24 heures se sont écoulés ». Son mari est décédé sept jours après, d’un « hématome irréversible ».

Faire venir des médecins de Cuba

Certes, les Côtes-d’Armor ne sont pas le seul département français à pâtir du déficit de professionnels de santé. Mais, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès, les délais médians pour obtenir un rendez-vous médical y sont au moins deux fois supérieurs à la moyenne nationale. Dans le pays de Guingamp particulièrement, les besoins sont immenses, avec le taux de pauvreté le plus important en Bretagne, et une mortalité supérieure à la moyenne nationale.

Pour faire face à l’urgence dans les hôpitaux publics, plusieurs élus guingampais, dont Gaël Roblin, militent en faveur du déploiement d’un contingent de médecins cubains sur le territoire. Quelques-uns sont déjà intervenus aux Antilles en pleine crise du Covid-19, d’autres en Italie et en Andorre. En février 2024, Vincent Le Meaux, le président (socialiste) de Guingamp-Paimpol agglomération, a rencontré Otto Vaillant, l’ambassadeur de Cuba en France pour évaluer les bases d’un partenariat.

L’envoi de médecins cubains en mission à l’étranger, qui existe depuis de nombreuses années, est progressivement devenu la première source de revenus de l’île. Le dispositif lui rapporte entre six et huit milliards de dollars par an. « J’en ai parlé en avril dernier au ministère de la Santé qui devait nous répondre. Mais on attend toujours », explique-t-il. Après plusieurs années d’absence de dialogue, le nouveau préfet des Côtes-d’Armor et l’agence régionale de santé ont enfin reçu, le 5 février, une délégation d’une vingtaine de maires du département.

S’ils « ont ouvert la porte », ils n’ont « pas répondu à l’urgence des questions posées, ni même proposé de calendrier de rencontres », regrette le collectif Initiative urgence Armor santé. Les maires devront-ils embaucher les médecins cubains directement ?


 

    mise en ligne le 10 février 2025

Marine Le Pen se trumpise à Madrid

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

La députée a participé samedi à Madrid à un bruyant meeting des extrêmes droites européennes, aux côtés du Hongrois Viktor Orbán ou de l’Italien Matteo Salvini, tous très fervents soutiens de Donald Trump. Au risque de brouiller la ligne du RN, resté jusqu’à présent plutôt prudent sur le cas Trump depuis sa réélection.

Madrid (Espagne).– Sur la scène de l’auditorium du luxueux hôtel Marriott, à deux pas de l’aéroport de Madrid, Marine Le Pen a tenté samedi 8 février une figure acrobatique : se mettre en scène aux côtés de ses alliés d’extrême droite, galvanisés par la victoire de Donald Trump aux États-Unis, tout en restant fidèle à sa stratégie de « dédiabolisation » en France, qui l’avait conduite jusqu’à présent à observer une certaine distance vis-à-vis du nouveau président des États-Unis.

Avant le début de la conférence, devant quelques journalistes français qui l’attendaient dans le hall du bâtiment, la députée française a voulu déminer le terrain : « Le sujet n’est pas de détecter des clones dans le monde mais d’analyser ce qui est en train de se passer. Manifestement, il y a un rejet des politiques, d’une vision dont on a gavé les différents peuples, et qui aujourd’hui reprennent une forme de liberté. »

À l’écouter, Trump signifie « un défi, une concurrence même, et cela doit nous inciter à prendre à nouveau les bonnes décisions [pour l’Europe] ». Mais le meeting qui a suivi, à l’instar du slogan repris en boucle par les participant·es – « Make Europe Great Again » (« Rendre à l’Europe sa grandeur »), calqué sur le « Make America Great Again » des trumpistes –, a fait entendre une tout autre musique, bien moins prudente.

À l’estrade, ce fut, durant deux heures et demie, un défilé d’une dizaine de figures du parti des Patriotes pour l’Europe, présidé depuis novembre dernier par Santiago Abascal, leader du mouvement néo-franquiste Vox, et qui officiait ici en local de l’étape. Sur l’affiche de l’événement figurait un dessin de profil de la cathédrale madrilène de La Almudena, manière de rappeler, aux yeux des organisateurs, l’ancrage chrétien du continent. 

Devant une assemblée de près de 2 000 personnes – un nombre plus modeste que les 10 000 participant·es de la précédente réunion du même genre, à Madrid, en mai dernier –, d’où les « Viva España ! » fusaient à intervalles réguliers, les critiques contre l’immigration se sont mêlées aux dénonciations de l’écologie et de la décroissance orchestrées par l’Union européenne.

Mais la quasi-totalité des intervenant·es a surtout loué sans détour le retour aux affaires de Donald Trump, tout comme le début de mandat du président argentin et libertarien Javier Milei – lequel avait pris soin d’enregistrer une vidéo de soutien, pour l’occasion, à son « cher ami Santiago » Abascal, diffusée juste après l’intervention de Marine Le Pen.

Le moment le plus applaudi fut l’intervention, presque en clôture, aux alentours de 13 heures, du chef du gouvernement hongrois Viktor Orbán, quinze ans de pouvoir à Budapest, qui s’est dépeint en pionnier du trumpisme : « Le triomphe de Trump a changé le monde », a-t-il lancé, emphatique. Avant de remercier le public pour… le soutien apporté par la dictature franquiste à la révolution hongroise de 1956, remportant un tonnerre d’applaudissements.

Après la victoire de Trump, s’est interrogé de son côté le Néerlandais Geert Wilders, « sommes-nous prêts à faire la même chose en Europe ? ». Le vainqueur des législatives de 2023 aux Pays-Bas, avec le Parti pour la liberté (PVV), a parlé de l’ancien homme d’affaires états-unien comme d’un « frère d’armes » – expression reprise à l’identique, un peu plus tard, par Santiago Abascal.

Le patron de Vox est allé jusqu’à minimiser l’impact d’éventuels tarifs douaniers sur les produits espagnols, jugeant que l’intégralité des maux de l’économie européenne venait des mesures du Pacte vert adopté au fil du premier mandat (2019-2024) d’Ursula von der Leyen, la conservatrice allemande à la tête de la Commission européenne.

Autre vedette du sommet, Matteo Salvini, chef de la Ligue en Italie, désormais ministre du gouvernement de Giorgia Meloni, a prôné, emboîtant le pas de Trump, « l’arrêt du financement de l’Organisation mondiale de la santé, et de la Cour pénale internationale […] qui met sur le même plan les terroristes islamistes du Hamas et le président démocratiquement élu [Benyamin] Nétanyahou ».

Durant son discours, le ministre italien des infrastructures a aussi eu cette formule : « Soros appartient au passé, Musk à l’avenir », opposant le philanthrope hongrois associé au camp progressiste et pro-UE, et le milliardaire propriétaire de X. Ce n’est pas une surprise : en Italie, le gouvernement Meloni a reconnu négocier avec Starlink, la compagnie de Musk spécialisée dans les satellites, la gestion des communications cryptées au sein de l’administration italienne.

Se moquant du soutien de Berlin au Danemark après les propos de Donald Trump réclamant l’annexion du Groenland, Matteo Salvini a aussi ironisé, laissant entendre qu’il n’était pas opposé à ce projet d’annexion : « Le chancelier Scholz a parlé d’envoyer des troupes de l’Otan au Groenland. J’espère surtout que les Allemands vont lui offrir un aller-simple, le 23 février prochain [jour des législatives – ndlr] pour qu’il aille défendre tout seul le Groenland. »

« Caste de parasites »

L’Espagnol Abascal n’a pas manqué, dans son discours de clôture, d'encourager discrètement Alice Weidel pour les législatives allemandes du 23 février, cette candidate de l’AfD qui a reçu le soutien répété d’Elon Musk durant la campagne. Et ce, même si Marine Le Pen avait choisi de se tenir à distance du parti d’extrême droite allemand et de l’exclure du groupe politique du RN – comme de Vox – au Parlement européen l’an dernier – en raison notamment du projet de « remigration » défendu par l’AfD.

L’un des plus en verve à la tribune fut sans conteste le Portugais André Ventura. Malgré des scandales à Lisbonne qui entachent la dynamique de son parti Chega (dont un député voleur de valises dans les aéroports), le Portugais s’est emporté sans détour contre la « caste de parasites », reprenant à son compte une des expressions qui a rendu Milei populaire en Argentine. Et d’envoyer un « grand boujour à Javier, qui a changé l’Argentine ».

Ventura ne s’est pas arrêté là : il a proposé aux « patriotes » dans la salle de s’inspirer de la « mentalité » de Donald Trump lorsque ce dernier avait été blessé à l’oreille, l’an dernier, lors d’un meeting en Pennsylvanie : « Il n’a pas fui pour se protéger, il est resté sur scène, et a répété trois fois : “Luttez, luttez, luttez !” Cela doit être notre mentalité. »

Il ne faut pas interpréter la victoire de Trump comme un appel à l’alignement. Marine Le Pen

Prenant la parole vers la fin de ce long meeting enfiévré, Marine Le Pen, appelée à rejoindre l’estrade en tant que future présidente de la République française, a livré un discours un peu plus mesuré. Elle est la seule à ne pas avoir repris à son compte le fameux slogan « Rendre à l’Europe sa grandeur ». Pas plus qu’elle n’a prononcé d’entrée de jeu le « Viva España ! » pour se mettre le public dans la poche – expression dont se gargarisent tous les fascistes espagnols.

D’après elle, l’« ouragan Trump » témoigne d’une « accélération de l’Histoire ». « Qu’est-ce que Maga, a-t-elle interrogé, en référence à la formule trumpiste, sinon un appel à la puissance fondée sur les nations, sur chacune de nos nations ? […] Nous devons comprendre le message que nous lancent les États-Unis et en vérité le monde […]. C’est un défi de puissance, pour nous Européens. »

Et d’insister : « Le réveil du Vieux Continent doit accompagner ce grand mouvement de régénération qui s’annonce : il ne faut pas l’interpréter comme un appel à l’alignement, mais comme une indication à suivre ce mouvement de renaissance, qui surgit dans de nombreux coins de l’Occident. » Apostrophant la foule – « les amis » –, elle a conclu : « Dans ce contexte nouveau, nous sommes les seuls à pouvoir parler à la nouvelle administration Trump. Avec les Américains, […] nous comprenons qu’un patriote ait à cœur de défendre son peuple. »

À la différence de la réunion de mai à Madrid, à laquelle Giorgia Meloni avait apporté sa voix, la présidente post-fasciste du Conseil italien fut une des absentes de la journée. C’est logique : son parti, Fratelli d’Italia, appartient à un groupe d’extrême droite concurrent de celui des Patriotes, au sein du Parlement européen (où l’on retrouve, notamment, Marion Maréchal ou encore la N-VA flamande).

Le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), lui, appartient bien à la famille des Patriotes. Mais son chef Herbert Kickl s’est contenté d’un bref message vidéo tourné depuis Vienne. L’adepte de théories conspirationnistes est plongé dans des négociations gouvernementales marathon à l’issue desquelles il pourrait devenir chancelier, à la tête d’une alliance entre droite et extrême droite.

En attendant de voir si Kickl devient chancelier, Orbán reste le seul chef de gouvernement au sein de la famille des Patriotes, tandis que les partis de Geert Wilders aux Pays-Bas et de Matteo Salvini en Italie participent à des gouvernements. Au Parlement européen, le groupe des Patriotes, présidé par Jordan Bardella, est la troisième force de l’hémicycle (86 eurodéputé·es sur 720), devant, notamment, les libéraux de Renew.


 


 

« Make Europe Great Again » :
à Madrid, Elon Musk en parrain de l'extrême droite européenne

Bruno Odent sur www.humanite.fr

A Madrid, ce samedi 8 février, les ténors du groupe des Patriotes d’Europe, dont Viktor Orban, Marine Le Pen ou encore Matteo Salvini, se sont rassemblés pour célébrer la politique xénophobe et ultracapitaliste de Donald Trump et les travaux d’ingérence de l’oligarque Musk en Europe.

À la grand-messe des Patriotes pour l’Europe qui s’est déroulée ce samedi 8 février à Madrid, le principal parti d’extrême droite au Parlement européen entendait célébrer l’élan donné par Donald Trump à leur mouvement. S’accaparant le slogan du nouveau président états-unien pour en faire un « Make Europe Great Again » (Mega) (en français : rendre sa grandeur à l’Europe) qu’ils ont repris en boucle, la patronne du RN français, Marine Le Pen, les chefs d’État hongrois et tchèque, Viktor Orban et Andrej Babis, le Néerlandais Geert Wilders – arrivé récemment en tête des législatives dans son pays – et le vice-premier ministre italien Matteo Salvini se sont bruyamment réjouis de « la tornade » politique déclenchée outre-Atlantique.

L’hôte de ce rassemblement, le leader de l’ultradroite espagnole Vox, Santiago Abascal, devenu en ce début d’année 2025 président du groupe, y voit le signe annonciateur d’un « changement à 180 degrés » sur le Vieux Continent. « Nous sommes le futur », a-t-il lancé. Marine Le Pen lui a emboîté le pas, scandant depuis la tribune sa certitude d’être « en face d’un véritable basculement ».

« Hier, nous étions les hérétiques »

Viktor Orban, euphorique lui aussi, a martelé : « Hier, nous étions les hérétiques. Aujourd’hui, nous sommes le courant majoritaire. » « Il est temps de dire non », s’est emporté l’Italien Matteo Salvini, ajoutant qu’il faudrait bousculer l’Europe pour en finir avec une Commission européenne accusée de promouvoir « l’immigration illégale » et « le fanatisme climatique ». Il faudrait – ont repris plusieurs intervenants – instaurer, comme outre-Atlantique, un ordre libéral définitivement « libéré de la bureaucratie » – entendez, des régulations autour des conquis sociaux.

Les formations nationalistes regroupées au sein des Patriotes pour l’Europe sont devenues après le scrutin de juin 2024 la 3e force du Parlement européen. Mais avec les sièges raflés par les deux autres groupes d’extrême droite, celui emmené par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni (80 députés), et celui d’Alice Weidel, la patronne de l’AfD allemande (26), une ultradroite unie pourrait détrôner en nombre de sièges (192) la droite et son Parti populaire (188) à Strasbourg.

Promu grand manitou de l’efficience de l’administration Trump, l’oligarque états-unien Elon Musk, omniprésent à Madrid dans les débats et les interventions, s’est mué en une sorte de fédérateur d’un eurofascisme rapprochant les uns et les autres, et toujours plus efficace pour promouvoir le capitalisme libertarien et autoritaire qu’il entend voir s’imposer partout.

Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme

Le patron de X, SpaceX et Tesla a beaucoup donné de sa personne. Lui qui a mis tout son poids dans la campagne des élections anticipées allemandes qui ont lieu dans moins de quinze jours. Avec un soutien répété au parti d’Alice Weidel, n’hésitant pas à se faire complice du pire révisionnisme historique à l’égard du nazisme. Et lui qui entretient, de longue date, les meilleures relations avec Giorgia Meloni, laquelle le lui rend bien puisque l’ultra-atlantiste dirigeante italienne est prête à faire affaire avec SpaceX plutôt qu’avec Arianespace.

Le ralliement des nationalistes européens à cet ultracapitalisme est tellement manifeste qu’il a obligé Marine Le Pen à une étrange pirouette en marge de la réunion de Madrid, affirmant : « La France ne peut pas être assujettie aux États-Unis. » Ce besoin d’afficher au moins une distance à l’égard d’un trumpisme célébré en même temps avec les autres est sans doute indispensable aux yeux de la patronne du RN pour ne pas trop effrayer ces électeurs gaullistes ou souverainistes vers lesquels son parti multiplie les appels du pied.

Il n’empêche, l’étroit ralliement au capital et à ses grands personnages était déjà apparu quelques jours plus tôt, quand le président de l’extrême droite hexagonale, Jordan Bardella, a soutenu Bernard Arnault en s’en prenant violemment à Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT. Le patron du champion mondial du luxe dénonçait une éventuelle augmentation d’impôts qui aurait égratigné ses profits et menaçait de délocaliser.

Sophie Binet avait réagi en fustigeant « un indécent chantage à l’emploi » du ténor du capitalisme tricolore. Attitude impardonnable aux yeux du numéro un du RN. « Honte à Sophie Binet », a-t-il clamé après avoir exalté le rôle des « capitaines d’industrie » dans le « rayonnement du génie national ». Trump jure d’instaurer un nouvel âge d’or en libérant le génie salement entravé d’oligarques « patriotes ». Le Frenchy a bien mérité de son maître.


 

 

     mise en ligne le 9 février 2025

 

Médecin à Gaza, arrêté par Israël : Hussam Abu Safiya,
symbole de la résistance

Rachida El Azzouzi sur www.mediapaqrt.fr

Le directeur du dernier hôpital en activité dans le nord de Gaza est en prison depuis la fin décembre et son arrestation par les autorités israéliennes. Sa famille s’inquiète de ses conditions de détention et témoigne de son engagement au service de la cause palestinienne.

Albina Abu Safiya conjure l’inquiétude et la tristesse en invoquant Dieu, Allah. Elle explique à Mediapart, par téléphone (la bande de Gaza étant toujours interdite à la presse internationale par les autorités israéliennes), combien « la religion l’aide à tenir ».

Et si elle avait convaincu son mari de fuir Gaza avec leurs six enfants pour son pays natal, le Kazakhstan, qui leur proposait l’asile ? Le couple s’y est rencontré pendant leurs études, dans les années 1990. Elle ne cesse de ressasser cette possibilité, tout en connaissant pertinemment la réponse. 

Jamais son mari n’aurait accepté. Plusieurs fois, elle l’a sondé. Et s’est toujours heurtée au même refus : « Pars avec les enfants. Moi, je reste ici. Je suis palestinien. Je ne quitterai ni l’hôpital ni Gaza. C’est un devoir. »

Albina Abu Safiya, 46 ans, est l’épouse de Hussam Abu Safiya, directeur de l’hôpital Kamal-Adwan, dernier établissement de santé encore fonctionnel dans le nord de la bande de Gaza. Il a été pilonné sans répit, à partir d’octobre 2024, par l’armée israélienne, qui a argué, sans fournir de preuves, viser un centre de commandement du Hamas. 

À l’automne, Hussam Abu Safiya livrait une tout autre version à Mediapart, quelques jours après le décès de son fils Ibrahim, âgé de 20 ans, lors d’un assaut israélien : « Israël veut nous tuer un à un pour que nous cessions de faire tourner l’hôpital, qu’il n’y ait plus aucune possibilité de prise en charge médicale dans le Nord, plus aucune âme qui vive ici. Afin d’annexer le territoire. » 

En refusant d’abandonner sa mission dans l’enclave martyrisée, malgré les risques et périls, Hussam Abu Safiya est devenu, au fil des mois et de ses appels à l’aide sur Instagram, une icône de la résistance palestinienne ainsi que l’emblème d’un corps soignant meurtri, ciblé par Israël, tout comme les journalistes, les humanitaires. Il est enfermé depuis le 27 décembre dans une prison israélienne. 

Enfermé en Cisjordanie, peut-être

La dernière photographie de lui est une des images iconiques de la fin 2024. Dans les ruines de Gaza, Hussam Abu Safiya avance, de dos, tête haute et digne, dans sa blouse blanche, vers deux chars israéliens qui lui barrent la route et vers les soldats qui vont procéder à son arrestation.

Depuis, sa famille, rongée par l’angoisse, ainsi qu’un vaste réseau sans frontières de soutiens et d’ONG de défense des droits humains appellent à sa libération immédiate. Après une semaine à nier toute arrestation, les autorités israéliennes ont fini par confirmer la détention du Dr Abu Safiya « pour suspicion d’implication dans des activités terroristes », sans jamais prouver leurs accusations.

D’abord détenu à Sde Teiman, une base militaire dans le désert du Néguev, au sud d’Israël, symbole des tortures infligées à des centaines de Palestinien·nes de Gaza depuis le 7-Octobre, enfermé·es sans jugement ni inculpation, Hussam Abu Safiya a été transféré le 9 janvier à la prison d’Ofer, près de Ramallah, en Cisjordanie occupée. Sa détention a été prolongée au moins jusqu’au 13 février.

« Nous avons très peu d’informations et elles sont souvent contradictoires, explique Albina Abu Safiya. Est-il encore à Ofer ou dans une autre prison ? Nous ignorons où il se trouve exactement. Les autorités israéliennes lui refusent toute visite de son avocat, d’un médecin. Nous avons appris par d’anciens détenus qu’il avait été torturé à Sde Teiman, violemment battu, et nous connaissons le sort inhumain réservé aux Palestiniens dans les prisons d’Israël. »

Israël a écrasé notre futur. Albina Abu Safiya

La famille est d’autant plus inquiète qu’Hussam Abu Safiya souffre d’une hypertension artérielle chronique qui nécessite un traitement médicamenteux et qu’il ne s’est jamais véritablement remis de sa blessure à la jambe gauche, survenue lorsqu’une bombe qui le ciblait, lancée depuis un drone quadricoptère, a explosé dans les escaliers de l’hôpital Kamal-Adwan le 23 novembre 2024. 

Soigné avec les moyens du bord, Hussam Abu Safiya n’a jamais cessé de travailler, même diminué, appuyé sur une béquille. « Depuis le premier jour, il dédie son temps aux patients, à leurs proches et au personnel médical, souligne sa femme, admirative. Nous nous sommes habitués à le voir très peu au quotidien. »

C’est en décembre 2023 qu’il a été nommé à la tête de l’hôpital, après l’arrestation du directeur de l’époque, et alors que la pénurie de travailleurs médicaux se faisait de plus en plus aiguë, la plupart ayant fui vers le sud ou à l’étranger, quand ils n’ont pas été tués par les bombes israéliennes. Albina Abu Safiya a enduré toutes les guerres d’Israël à Gaza depuis 2008, mais aucune n’a jamais été aussi difficile que le calvaire qui dure depuis le 7-Octobre : « Ce n’est pas une guerre, c’est un génocide », martèle-t-elle.

Un hôpital assiégé

Prise dans « un deuil permanent », elle pleure la mort de leur fils Ibrahim, tué le 25 octobre 2024 par un drone israélien, à deux cents mètres d’elle, dans le chaos du siège de l’hôpital Kamal-Adwan, abritant des dizaines de patient·es dans un état critique et refuge pour des centaines de déplacé·es, des personnes âgées, des femmes, des enfants, affamés, assoiffés : « C’est un choc immense. Il n’y a pas de pire épreuve que la mort d’un enfant. » 

Ce jour-là, son mari avait été détenu durant plusieurs heures avec des collègues et avait imploré pour la énième fois l’aide du monde entier. L’hôpital Kamal-Adwan et ses environs étaient sous le feu continu de l’artillerie israélienne. « C’était terrifiant. Des soldats avaient fouillé le bâtiment, détruit plusieurs salles, volé des téléphones, de l’argent », se souvient Albina Abu Safiya, réfugiée dans l’établissement, près de son époux. 

Parti la veille au marché à la demande de sa mère pour trouver de quoi manger, Ibrahim n’avait pu revenir dans l’hôpital, déjà pris d’assaut. Il s’était mis à l’abri dans une maison environnante.

Sa mère l’a retrouvé, à l’issue de l’offensive qui a duré une trentaine d’heures, enveloppé dans un linceul au milieu de dizaines de victimes dans la cour de l’hôpital, avec à ses côtés son mari Hussam Abu Safiya, inconsolable. « J’ai compris qu’Ibrahim était tombé en martyr, tué par les tirs d’obus dans la zone. » 

Ibrahim avait « plein de rêves et d’ambitions ». Il voulait visiter le pays de sa mère, le Kazakhstan, et y étudier la médecine comme son père, qui s’était spécialisé en pédiatrie. « Nous lui avons dit que si Dieu le voulait, il pourrait partir l’année suivante, raconte sa mère. Nous voulions le garder encore près de nous et rester tous ensemble dans ce moment difficile. » Ibrahim a cessé de parler de partir à l’étranger lorsque l’armée a fermé le point de passage de Rafah, en mai 2024. Pour se rendre utile, il est devenu bénévole à l’hôpital et a commencé à se former sur le tas à la médecine.

Il est resté sur place dès le premier jour, malgré les offres de voyage à l’étranger. C’est ça, être un terroriste pour Israël ? Élias, fils de Hussam Abu Safiya

Après l’arrestation de son mari et l’évacuation violente de l’hôpital Kamal-Adwan, Albina Abu Safiya a trouvé refuge chez sa belle-sœur, avec d’autres familles, dans le quartier de Sheikh Radwan, dans la ville de Gaza. Un répit après avoir souffert de la faim, des bombardements, de la peur constante, mais les conditions de vie y demeurent très dures. 

Elle loue aujourd’hui un appartement dans le même quartier. Sans réussir à se projeter dans l’avenir. « Israël a écrasé notre futur. Avant le 7-Octobre, nous avions une vie compliquée à cause du siège israélien mais nous parvenions à la rendre agréable et à être heureux malgré tout. Nos enfants allaient à l’université. Nous avions emménagé dans la nouvelle maison que nous avions construite près de la mer, dans le quartier de Sultan, sur la côte de Beit Lahiya. Elle n’existe plus. Elle a été bombardée. »

Malgré l’étendue de la dévastation et les ambitions désinhibées de nettoyage ethnique de Donald Trump, qui s’aligne sur l’extrême droite israélienne, la famille ne quittera pas Gaza. « La cause palestinienne est bien plus puissante », dit Albina Abu Safiya, qui l’a épousée en même temps que son mari en 1996. Elle avait 18 ans quand ils sont tombés amoureux lors d’un mariage au Turkestan, dans sa ville natale, où Hussam Abu Safiya, venu de Gaza, étudiait la pédiatrie. 

Leur premier enfant, Élias, aujourd’hui marié et père de deux enfants, est né au Kazakhstan. Deux ans plus tard, le couple a émigré en Palestine et s’est installé dans le camp de réfugié·es de Jabaliya, où vit la famille de Hussam, qui a dix frères et sœurs. « Je ne connaissais rien à la Palestine mais l’amour de Hussam et l’accueil chaleureux que m’a réservé sa famille ont été mon moteur d’intégration. À leur contact, j’ai appris très rapidement la langue arabe. » 

Elle loue « un homme de principes au service de son peuple ». « La seule préoccupation de mon père était de maintenir l’hôpital en service et de continuer à fournir des soins malgré le manque de tout, de médicaments, d’oxygène, abonde Élias. Il n’a pas hésité un instant à servir son peuple, et il est resté sur place dès le premier jour, malgré les offres de voyage à l’étranger. C’est ça, être un terroriste pour Israël ? »

Il est persuadé que son père a été arrêté « parce qu’il a montré le visage de la résistance pacifique et de l’humanité » : « Pourquoi l’avoir arrêté seulement en décembre, et pas avant, sachant que l’hôpital a été pris d’assaut quatre ou cinq fois ? En maintenant l’hôpital en fonction, il a mis en échec le plan israélien de déplacement forcé des Palestiniens du nord de la bande de Gaza. Sans l’hôpital Kamal-Adwan, les habitants n’auraient pas pu survivre et rester. » 

Sa grand-mère paternelle, Samiha Abu Safiya, âgée de 75 ans, ne s’est pas remise de l’arrestation de son fils. « Elle vivait chez la sœur de Hussam, détaille Albina Abu Safiya. Lorsque nous l’avons retrouvée, après quatre-vingt-dix jours sans nouvelles, elle nous a demandé où était son fils. Nous lui avons dit de ne pas s’inquiéter, qu’Hussam allait bientôt revenir mais cela ne l’a pas rassurée. Elle a refusé de s’alimenter pendant plusieurs jours. Elle est morte d'une crise cardiaque le 8 janvier, avant d’avoir pu le revoir. »
 

 

   mise en ligne le 8 février 2025

Ce qui manque !

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Le budget imposé par un nouveau 49.3 marque une nouvelle dégradation de la situation des travailleurs et des familles populaires. Face à cette offensive du capital et à la montée de l’extrême-droite, la gauche ne peut pas proposer comme débat essentiel la question de savoir s’il faut attendre 2027 pour déposer un bulletin dans l’urne ou s’il faut voter le plus vite possible. L’histoire montre qu’aucun progrès social et humain n’a été possible sans que les travailleuses et travailleurs ne s’en mêlent dans l’action unitaire. Pour la gauche, l’urgence est donc l’unité, la bataille des idées, des élaborations communes nouvelles et l’aide à l’action populaire.

Jamais, sans doute, une telle artillerie – mêlant ministres, grande presse propriété des oligarques et oligarques eux-mêmes –, en osmose avec la Commission européenne, ne se sera tant mobilisée pour le vote du budget d’austérité de la nation.

Car, c’est de cela qu’il s’agit : l’austérité pour celles et ceux qui n’ont que leur travail ou leurs retraites, ou, pour beaucoup, de maigres prestations sociales, pour vivre. Malheureusement, ce ne sont pas eux, pas elles, pas celles et ceux qui n’ont rien sur leurs comptes en banque au milieu du mois, celles et ceux qui triment dur au travail, placés sous la menace du chantage à l’emploi et aux délocalisations, qui verront leur sort s’améliorer.

Non. Ce budget va encore aggraver leur situation de deux manières qui vont se cumuler.

Moins de services publics, avec le dogme de la réduction des dépenses

Même la prétendue concession sur les 4 000 postes d’enseignants est un immense bluff, car le gouvernement Barnier avait renoncé à cette saignée. Dans le budget, cela fait 50 millions d’euros en apparence restitués, mais le gouvernement Bayrou réduit encore ce budget de 200 millions d’euros sur d’autres chapitres, dont la formation des enseignants.

D’un côté, le pouvoir prétend être revenu sur le déremboursement de plusieurs médicaments, mais, de l’autre, en prélevant un milliard d’euros sur les mutuelles, il fait augmenter les cotisations de celles-ci d’au moins 6 %. On fait semblant de revenir sur le non-paiement des jours de carence des agents publics pour mieux diminuer l’indemnisation de leurs arrêts maladies. Dans ce tour de passe-passe, le Premier ministre fait croire qu’il restitue 200 millions d’euros alors que le moindre remboursement lui fait engranger 800 millions d’euros. On peut ainsi multiplier les exemples.

En y ajoutant la violence du veto de M. Bayrou à la moindre augmentation du SMIC et l’augmentation continue des impôts indirects indexés sur l’augmentation des prix des produits de première nécessité, il est certain que la situation des familles populaires va encore se dégrader.

La seconde raison du caractère négatif du budget tient aux effets pervers qu’il va produire. En effet, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a calculé que la reconduction à l’identique du budget de l’année 2024 aurait permis une croissance d’environ un point, tandis que le remède imposé par la loi de finances 2025 conduira à une croissance négative. En d’autres termes, l’application de la loi spéciale aurait été moins négative que le budget imposé au marteau du 49.3. En effet, en refroidissant l’activité, en réduisant la création de richesses, les recettes fiscales sont diminuées. Une telle politique budgétaire augmente donc la dette financière tout en augmentant la dette écologique faute d’investissements dans la bifurcation environnementale.

La réduction de la création de richesses répondant aux besoins sociaux et écologiques est trop sous-estimée comme cause de la mauvaise situation financière du pays et de L’Europe.

Or, d’immenses chantiers devraient être ouverts pour une réindustrialisation d’un type nouveau, tenant compte des enjeux environnementaux et des besoins humains, des nécessités d’une bifurcation agro écologique permettant l’installation de centaines de milliers de jeunes paysans et l’amélioration de la santé. Une autre manière de produire et de consommer, assortie d’un ambitieux programme public européen de développement du numérique.

Seulement, quand le budget coupe les moyens pour la recherche de plus d’un milliard d’euros, le pouvoir sacrifie l’avenir. C’est bien cette création de richesses nouvelles et l’assurance pour chacune et chacun d’avoir un travail – non aliénant –, ainsi que la fin des cadeaux fiscaux et sociaux indus aux grandes entreprises qui permettraient d’améliorer les budgets de l’État et de la Sécurité sociale.

Tout l’argumentaire de la grande bourgeoisie, contre les dépenses publiques et le « coût du travail » vise plus que jamais à détruire l’État social, les services publics et la sécurité sociale. Autrement dit, des conquis typiquement communistes (au sens originel du projet) qui entravent aujourd’hui la liberté totale d’accumulation du capital. Faire croire aux salariés que la baisse de leurs cotisations sociales améliorerait leur salaire vise avant tout à diminuer la part de richesses consacrées au bien commun pour augmenter les profits et à ouvrir du même coup la voie à une protection sociale financée par la capitalisation avec des assurances privées qui se gaveraient encore plus. Ajoutons que la bataille contre les impôts de production (ou sur le capital) cache la volonté d’augmenter à terme la TVA.

Une grande campagne d’explication et d’aide à l’action

La lutte des classes que mène le grand capital nourrie d’une violente et permanente guerre idéologique sur ces enjeux doit être partout révélée, décortiquée, combattue avec constance.

Les organisations syndicales, les associations comme ATTAC, la Fondation Copernic, Oxfam, les journaux progressistes, les partis de gauche et écologistes, composant ensemble le Nouveau Front populaire (NFP), devraient lancer une contre-offensive, une grande campagne d’explication et d’aide à l’action pour que les travailleuses et les travailleurs, les citoyens dans la diversité de leurs sensibilités progressistes puissent intervenir, agir pour obtenir de réelles améliorations.

Les conciliabules avec les ministres qui n’ont d’autres soucis que de vendre leur vinaigre dans une bouteille portant la fausse étiquette de miel n’aboutissent qu’à désarmer le mouvement populaire qui a réclamé l’unité et qui attend des parlementaires du NFP qu’elles et ils votent, ensemble, sur la base du programme sur lequel elles et ils ont été élus. Le puissant mouvement de masse qui s’est levé pour barrer la route de Matignon à l’extrême droite au mois de juillet répondrait à l’appel s’il était aidé pour intervenir sur les débats qui ont lieu au Parlement.

Voilà ce qui manque ! Créer les conditions pour que les citoyennes et citoyens puissent intervenir, et exercer pleinement leur souveraineté sur leur vie et leur avenir. Une telle démarche pose forcément la question de la nature de l’apport des partis et autres forces du NFP pour aider à faire vivre un mouvement populaire conscient, déterminé pour la victoire.

Quand les chefs de file du grand capital français se mobilisent à ce point, la gauche ne peut pas proposer comme débat essentiel la question de savoir s’il faut attendre 2027 pour déposer un bulletin dans l’urne ou s’il faut voter le plus vite possible. Procéder ainsi, c’est désarmer le mouvement en étalant des divisions et en tombant dans le piège de la Ve République qu’on prétend combattre, en faisant de l’élection présidentielle le moment cardinal. Or, aucun progrès social et humain n’a été possible sans que les travailleuses et travailleurs ne s’en mêlent dans l’action unitaire. C’est une leçon fondamentale des acquis obtenus lors du Front populaire de 1936. A contrario, c’est l’enseignement de ce qui a manqué le plus en 1981 et a permis à la composante principale de la gauche d’enfiler les habits du libéralisme. C’est là que la sève de l’extrême droite a monté sans discontinuer.

La question n’est donc pas l’élection présidentielle mais l’aide au déploiement d’un mouvement populaire et politique si puissant qu’il devienne irrésistible.

De même, aucun parti ne devrait aborder les élections municipales avec le souci de « prendre » comme il se dit, la gestion de villes et de villages là où il y a déjà un maire de l’une des forces issues du nouveau Front populaire. Le souci devrait être double : dans l’unité, gagner sur la droite et l’extrême droite et, avec les citoyens, construire un municipalisme progressiste bouclier contre le grand capital et fer de lance d’un nouveau rapport de force pour les classes laborieuses et la jeunesse.

Si la majorité de celles et ceux qui aspirent à mieux vivre se sent impuissante, non écoutée par les forces de gauche et écologique, le risque de l’élargissement du chemin de l’Élysée pour l’extrême droite est plus important que jamais. Il l’est d’autant plus que les forces qui sont au pouvoir et le grand capital banalisent les nauséabondes et insupportables idées de l’extrême droite et les reprennent à leur compte.

Une large partie des puissances d’argent font mine de s’émouvoir des choix nationaux capitalistes et autoritaires de Trump pour nous exhorter à franchir un nouveau cap dans des politiques de dérégulation tous azimuts. Autrement dit, dans certains milieux, pour l’instant, la critique de Trump sert aux glissements permettant de mettre en œuvre sa politique au nom du combat contre le nouveau roi de l’imperium.

Nous aurions tort de sous-estimer les effets délétères de cette campagne idéologique sur celles et ceux qui souffrent déjà des coups de canif portés contre l’État social et contre les régulations destinées à sauvegarder l’environnement et la nature.

Dans cette bataille, il nous faut rendre coup pour coup et animer le combat de classe avec tous les moyens d’information et de partage dont nous disposons.

Dans leurs diversités, les forces du Nouveau Front Populaire ont la capacité de mener cette bataille politique, culturelle et idéologique. Face aux multiples dangers, face à la volonté de noyer le mouvement populaire dans les larmes des désillusions et des désespérances, il devient urgent de combler ensemble les manques : l’unité, la bataille des idées, des élaborations communes nouvelles et l’aide à l’action populaire.

Ne voit-on pas les nuées de cet orage qui menace ?


 

   mise en ligne le 7 février 2025

Gauches : laisser le vote de la censure nous diviser serait une erreur fatale

Les députés du groupe Ecologiste et Social sur https://blogs.mediapart.fr/

Nous alertons avec gravité : le risque est grand de voir se dessiner comme solution l’autoritarisme et le rejet grandissant de la démocratie. Dans ce contexte, l’union des forces de la gauche et de l’écologie est impérieuse : les désaccords stratégiques ne sauraient se transformer en détestation. Nous refusons de faire du vote sur la censure celui qui définit les contours du Nouveau Front Populaire, alors que nous connaissons un point de bascule historique. Par le groupe écologiste et social.

L’inquiétude liée à un monde fragile, incertain et violent est celle de beaucoup de nos concitoyens. Dans ce contexte, nous savons que le vote d’une motion de censure n’est ni simple, ni banal. Nous ne faisons donc pas de cet acte parlementaire un mode d’opposition anodin. Nous choisissons d’en expliquer ici les raisons avec clarté, transparence et, toujours, un esprit constructif.

Le réchauffement planétaire et la conquête du pouvoir par les néofascistes sont les deux grandes menaces qu’affrontent nos générations. Tandis que la géopolitique nous rattrape, la situation intérieure se dégrade fortement : Mayotte et l’Ille-et-Vilaine n’échappent pas aux calamités provoquées par notre modèle de développement, le chômage augmente, les licenciements industriels reprennent, les collectivités locales s’appauvrissent, les services publics les plus essentiels – l’école et les hôpitaux – se dégradent.

En responsabilité le groupe Écologiste et Social a participé pendant plusieurs jours aux discussions avec le gouvernement. Nous avons plaidé pour des compromis autour d’un budget qui mette à contribution les plus riches, donne à la France les moyens de la transition écologique, défende les collectivités locales et suspende sans délai la réforme inique des retraites à 64 ans, que nous n’acceptons toujours pas.

En guise de réponse, coupes brutales dans les services publics, renoncement aux politiques environnementales et recul des droits sociaux. Quelques illustrations des rabots brutaux : division par deux des moyens pour la rénovation des logements, pour l’aide à l’achat de véhicules moins polluants, gel du barème des bourses étudiantes, disparition progressive des emplois aidés, baisses des moyens du pass culture et du pass sport, baisse de près de 40% du budget de l’aide au développement, -929 millions pour la recherche, -800 millions sur les solidarités et l’insertion...

Le cas des auto-entrepreneurs est en cela emblématique. En abaissant le seuil d’exonération de TVA à 25.000€, le budget 2025 met 200 000 micro-entrepreneurs en difficulté. Ceux-ci auront donc le choix entre impacter cette hausse sur le consommateur, ou réduire leur rémunération de peu à rien.

Enfin, le gouvernement a décidé de tourner le dos à celles et ceux qui font vivre nos services publics : professeurs, infirmières, éboueurs, policiers… autant de fonctionnaires qui verront leur salaire réduit lorsqu’ils et elles sont malades.

Ce budget fera prendre du retard à la France car plutôt que d’aller chercher les recettes nouvelles nécessaires, le gouvernement fait le choix de coupes budgétaires qui feront mal au pays, pénaliseront une majorité de français.es et ne permettront pas les investissements d’avenir. Il y a pourtant urgence. Autant de raisons de rejeter le budget, ce qui ne saurait nous être reprochés, a fortiori après avoir joué le jeu de la concertation en transparence. Nous aurions pu uniquement voter contre ce budget, quoi de plus normal pour une opposition en démocratie ?

Mais en choisissant d’user deux fois en une après-midi de l’article 49.3 de la constitution et de priver le Parlement de vote, force est de constater que le gouvernement a brutalement fermé la porte. Pire, en jetant l’immigration et la figure de l’étranger en pâture à la satisfaction des obsessions identitaires de l’extrême-droite, François Bayrou, issu d’une longue tradition démocrate-chrétienne, foule aux pieds le sursaut républicain du 7 juillet ; en contribuant aux attaques répétées contre l’ADEME, l’office français de la biodiversité ou l’ANSES, le gouvernement emboite le pas au climato-scepticisme du Rassemblement national.

Les impasses choisies par l’exécutif - qui figent le pays dans l’impuissance - continueront à nourrir l’image dégradée qu’ont les Français des élus et des politiques. Beaucoup s’interrogent : pourquoi voter si rien ne change voire si la violence sociale s’aggrave ?

Nous alertons ici avec gravité : le risque est grand de voir se dessiner comme solution l’autoritarisme et le rejet grandissant de la démocratie, dans un pays déjà malade du présidentialisme, de ses institutions verticales et atrophiées et des conséquences de la violence sociale et de l’inaction climatique des gouvernements successifs.

Dans ce contexte, l’union des forces de la gauche et de l’écologie est impérieuse : les désaccords stratégiques ne sauraient se transformer en détestation au risque de nous entraîner dans des turbulences bien plus graves. L’obsession de l’élection présidentielle, anticipée ou à échéance de 2027, est paralysante. Elle laissera des traces qui viendront ajouter à nos lourdes difficultés à faire face à la progression de l’extrême-droite et ses alliés de plus en plus nombreux à droite, qui est le principal danger auquel tous les démocrates sincères doivent faire face avec force. Surtout, aucune stratégie ne pourra être gagnante sans l’union de toute la gauche et des écologistes.

Laisser ce vote nous diviser serait donc une erreur fatale. C’est unie - dans sa diversité qui est une chance - que la gauche a mis un terme au gouvernement Barnier. Et si des concessions dans ce budget ont pu être obtenues, c’est parce que la gauche dans son ensemble a peséde tout son poids, à l’Assemblée et au Sénat.

Aucun parti n’est propriétaire de notre union, celle-ci est le bien commun de nos électrices et électeurs. Nous refusons donc de faire du vote sur la censure celui qui définit les contours du Nouveau Front Populaire, alors que nous connaissons un point de bascule historique… et peut-être demain dramatique. Nous aurons besoin de toute la gauche pour être demain en capacité d’agir pour une autre politique.

Signataires :

Cyrielle Chatelain, présidente du groupe Ecologiste et Social

Pouria Amirshahi

Christine Arrighi

Clémentine Autain

Léa Balage

Lisa Belluco

Karim Ben Cheikh

Benoit Biteau

Nicolas Bonnet

Arnaud Bonnet

Alexis Corbière

Hendrik Davi

Emmanuel Duplessy

Charles Fournier

Marie-Charlotte Garin

Damien Girard

Steevy Gustave

Catherine Hervieu

Julie Laernoes

Tristan Lahais

Benjamin Lucas

Julie Ozenne

Sébastien Peytavie

Marie Pochon

Jean-Claude Raux

Sandra Regol

Jean-Louis Roumégas

Sandrine Rousseau

François Ruffin

Eva Sas

Sabrina Sebaihi

Danielle Simonnet

Sophie Taillé-Polian

Boris Tavernier

Nicolas Thierry

Dominique Voynet

 

   mise en ligne le 6 février 2025

Gaza sans les Gazaouis :
le projet de Donald Trump

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le président étatsunien veut « prendre le contrôle » de l’enclave palestinienne après avoir expulsé la population. Il sert la politique de Benyamin Netanyahou qui veut annexer également la Cisjordanie. Aucun pays ne soutient leurs projets. Les négociations en cours sur l’accord de cessez-le-feu pourraient devenir caduques.

En invitant comme premier dirigeant étranger Benyamin Netanyahou à Washington, Donald Trump, déjà, lançait un message au monde entier : peu lui importe le mandat d’arrêt contre le premier ministre israélien pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il le soutient totalement et, avec lui, sa politique génocidaire et de nettoyage ethnique menée à Gaza et en Cisjordanie.

À cette occasion, il a annoncé l’idée d’un déplacement des Gazaouis en Égypte et en Jordanie. Personne ne s’attendait à une annonce aussi extraordinaire que méprisante, dangereuse pour le droit international qu’il piétine, les Palestiniens qu’il déshumanise, et l’ensemble du Moyen-Orient, qui peut plonger dans le chaos.

Forcer pour « aplanir »

Lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche avec, à ses côtés, Benyamin Netanyahou plus comblé et souriant que jamais, le président étatsunien a affirmé : « Les États-Unis vont prendre le contrôle de la bande de Gaza et nous allons faire du bon boulot avec », parlant du territoire palestinien comme d’un « chantier de démolition ». Il a également ajouté : « Nous en prendrons possession et serons responsables du démantèlement de toutes les bombes dangereuses qui n’ont pas explosé et de toutes les armes », soulignant qu’il allait ainsi « aplanir la zone et se débarrasser des bâtiments détruits », afin de développer économiquement le territoire palestinien.

Il n’a pas développé plus avant la manière dont il comptait s’y prendre, mais n’a pas exclu l’envoi de troupes américaines pour sécuriser l’enclave. « En ce qui concerne Gaza, nous ferons ce qui est nécessaire. Si c’est nécessaire, nous le ferons », a-t-il cru bon d’insister. Il a également parlé d’un projet « à long terme » et a même affirmé que d’autres pays de la région ont « adoré » l’idée. En réalité, aucun État, pas même les plus proches alliés de Washington, n’a adoubé les plans de Donald Trump qui a annoncé vouloir se rendre dans la bande de Gaza, en Arabie saoudite et en Israël prochainement.

Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Badr Abdelatty, a appelé mercredi à une reconstruction rapide de la bande de Gaza, sans déplacement de ses habitants. La Jordanie est sur la même longueur d’onde. Alors que Benyamin Netanyahou a dit penser qu’un accord allait « se faire », Riyad a écarté toute normalisation avec Tel-Aviv sans la création d’un État palestinien : « L’Arabie saoudite poursuivra sans répit ses efforts pour l’établissement d’un État palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale, et n’établira pas de relations diplomatiques avec Israël sans cela. »

Dans la ville de Gaza, les déclarations de Trump ont été reçues avec colère. « Cela fait environ un an et demi que nous vivons une guerre d’extermination, mais nous n’avons jamais pensé à partir et à quitter notre pays », explique Narmeen Noor Al Din, une enseignante de 26 ans, à l’Humanité. Même son de cloche pour Abou Saadi Al-Daadla, 60 ans, un marchand dont la maison a été détruite. « C’est la troisième fois qu’on essaie de nous expulser, en 1948, puis en 2023. Mais nous avons compris la leçon, nous ne partirons pas. » Hussein Abdel al Jawwad, au chômage, confirme mais redoute que « Trump ait la capacité de faire pression sur les pays arabes pour les amener à accepter d’accueillir les habitants de la bande de Gaza ».

Tel-Aviv jubile

De leur côté, les autorités israéliennes jubilent. Pour Netanyahou, cette proposition pourrait « changer l’histoire ». Son ministre des Finances, le suprémaciste juif, comme il se définit lui-même, Bezalel Smotrich, appelle à « œuvrer pour enterrer définitivement (…) l’idée dangereuse d’un État palestinien » et Itamar Ben-Gvir, ancien ministre d’extrême droite, y voit « la seule solution ».

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), elle, par la voix de son secrétaire général, Hussein Al Cheikh, rejette en bloc tout projet de transfert « du peuple palestinien hors de sa patrie. Ici nous sommes nés, ici nous avons vécu et ici nous resterons ». Pour le Hamas, la proposition de Trump est une « recette pour créer le chaos et la tension dans la région. Au lieu de tenir l’occupation sioniste responsable du crime de génocide et de déplacement, elle est récompensée, et non punie ».

Aux yeux du président étatsunien, la cause est entendue. Gaza n’est autre qu’un « symbole de mort et de destruction » et la seule raison pour laquelle les gens veulent y retourner est qu’ils n’ont nulle part où aller. Selon lui, les 2,1 millions de Palestiniens vivant à Gaza devraient se déplacer vers les pays voisins dotés d’un « cœur humanitaire » et d’une « grande richesse ». Le territoire palestinien pourrait même devenir « la Riviera du Moyen-Orient », a-t-il déclaré, ravivant ainsi les ambitions de son gendre, Jared Kushner, qui y voit l’opportunité de « propriétés en bord de mer » de grande valeur.

Les déclarations de Trump sont dans la droite ligne de sa volonté d’en finir une fois pour toutes avec la revendication du peuple palestinien à l’autodétermination. Interrogé pour savoir si sa proposition de déplacement forcé des populations s’inscrivait en opposition à la solution à deux États, il a bafouillé une vague réponse.

« Cela ne veut pas dire qu’il y a deux États, un seul État ou n’importe quel autre État. Cela veut dire que nous voulons donner aux gens une chance de vivre », a-t-il estimé. « Ils n’ont jamais eu cette chance parce que la bande de Gaza est un enfer pour les gens qui y vivent. C’est horrible », en se gardant bien d’en évoquer les raisons. Le même jour, Donald Trump a signé un décret prolongeant l’arrêt du financement de l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens, l’Unrwa. Les pièces du puzzle s’assemblent.

D’autant que, si tous les regards sont tournés vers Gaza – où plus de 45 000 personnes ont été tuées, dont la moitié sont des femmes et des enfants, selon le ministère de la Santé de l’enclave –, l’armée israélienne multiplie les opérations en Cisjordanie occupée. Le locataire de la Maison-Blanche pourrait annoncer très prochainement, concernant la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie, son feu vert à l’annexion du territoire palestinien.

Lors de son premier mandat, il avait déjà reconnu celle du plateau du Golan syrien et avait déménagé l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, qu’il considère désormais comme la capitale d’Israël. Netanyahou peut effectivement se réjouir et voir en Trump « le plus grand ami qu’Israël a jamais eu à la Maison-Blanche », comme il l’a dit mardi. Ce plan signerait la mort de la solution à deux États.

Comment Washington entend contraindre le monde – et en premier lieu les pays arabes – à courber l’échine ? Un bras de fer va s’engager dont on pressent qu’un des leviers sera l’aide économique dont ont besoin Amman et Le Caire, en situation précaire. Ces deux pays risquent d’être déstabilisés et les pouvoirs affaiblis, l’opinion publique n’étant pas prête à abandonner les Palestiniens. Les groupes islamistes, particulièrement influents tant en Jordanie qu’en Égypte, se renforceront sans aucun doute.

Toujours plus inquiétant : les décisions du président américain interviennent au moment où doivent démarrer les discussions portant sur la deuxième phase de l’accord du cessez-le-feu conclu le 16 janvier. Celle-ci prévoit la libération d’autres captifs israéliens et de prisonniers palestiniens – qui pourraient concerner les leaders du Fatah et du FPLP, Marwan Barghouti et Ahmed Saadat. Les négociations indirectes doivent surtout établir les modalités de la fin de la guerre, et donc du retrait total de l’armée israélienne de la bande de Gaza.

Un échec éventuel de ces discussions pourrait relancer les opérations militaires israéliennes et obérer les libérations envisagées, y compris celles des civils israéliens. Mais cela permettrait à Benyamin Netanyahou de gagner du temps, de multiplier les provocations et d’en tirer un prétexte pour reprendre la guerre. Avec, comme objectif, un État d’Israël qui s’étendrait du fleuve du Jourdain à la mer Méditerranée.


 


 

Gaza : « Le monde attendra-t-il que Trump déclare l’annexion de la Cisjordanie ? », alerte Hala Abou Hassira

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Torpillé en direct par Donald Trump, le droit international prohibe l’expulsion de populations de leur territoire par la force. Face à cette volonté d’enterrer l’idée d’un État palestinien, l’ambassadrice de Palestine en France, Hala Abou Hassira, réaffirme le droit à l’autodétermination.


 

Comment qualifieriez-vous les propos de Donald Trump sur la prise de contrôle de Gaza par les États-Unis et les menaces de nettoyage ethnique ?

Hala Abou Hassira : Ces propos sont une insulte à l’histoire, à l’humanité, au droit international, mais aussi aux droits inaliénables du peuple palestinien. Les calculs des hommes d’affaires ne peuvent déterminer le destin des peuples en quête de liberté. Notre peuple est enraciné sur cette terre, il a toujours été là et y restera.

Nous rejetons ces propos criminels qui légalisent l’illégal. Ils sont un appel au crime de guerre et au crime contre l’humanité via la déportation et l’expulsion forcée d’un peuple. S’il fallait retenir une seule idée des propos du président Trump, c’est que l’enfer est bel et bien là, à Gaza. C’est la responsabilité d’Israël qui a rendu cette terre inhabitable.

Vous évoquez un peuple enraciné dans sa terre. En proposant de déporter les Palestiniens dans d’autres pays arabes, Trump ranime l’idée que les Palestiniens seraient dénués d’une identité propre…

Hala Abou Hassira : Trump s’aligne sur une vieille idéologie israélienne. Les appels à expulser par la force et à déporter les Palestiniens ne sont pas nouveaux. Rappelons que, le 25 juin 1967, après l’occupation de la bande de Gaza et de la Cisjordanie consécutive à la guerre des Six-Jours, Moshe Dayan (ex-ministre de la Défense – NDLR) appelait à expulser par la force 300 000 Palestiniens de la bande de Gaza pour l’annexer.

« C’est le moment de protéger ce territoire en reconnaissant l’État de Palestine, afin de donner de l’espoir au peuple palestinien en premier lieu. »

Trump s’aligne sur cette idéologie coloniale. Ce n’est pas comme cela que le président de l’État le plus puissant au monde parviendra à imposer la paix. Cette dernière sera le résultat du respect du droit international et des droits fondamentaux, dont celui du peuple palestinien à l’autodétermination dans un État indépendant et souverain dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale. C’est la seule manière de vivre en paix avec Israël. L’établissement de l’État palestinien est le préalable à la paix.

La question du droit à l’autodétermination est évacuée, tout comme celle d’une gouvernance palestinienne du territoire après guerre.

Hala Abou Hassira : Ce n’est pas à une seule personne de décider du sort d’un État sous occupation. Le seul représentant légitime du peuple palestinien est l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Son seul agent, l’État de Palestine par le biais du gouvernement palestinien qui est prêt à gouverner Gaza.

C’est le seul à avoir la tutelle juridique et politique pour gouverner Gaza et secourir la population. Depuis le cessez-le-feu, on a oublié que l’aide humanitaire entrait au compte-goutte dans l’enclave. On a oublié la réalité qui prévaut sur le terrain. Le gouvernement palestinien est prêt. Il n’attend qu’à déployer son plan de secours et de reconstruction par étapes.

Est-ce une menace sur la deuxième phase de l’accord de cessez-le-feu, qui prévoyait l’ouverture de négociations pour parvenir à la fin de la guerre ?

Hala Abou Hassira : C’est la question que tout le monde se pose. Que cherche Trump en tenant de tels propos ? Dans son sillage, Bezalel Smotrich (ministre des Finances – NDLR) a assuré qu’il enterrerait l’idée d’un État palestinien. S’agit-il pour Netanyahou de sortir de l’accord obtenu grâce à la médiation de plusieurs États ? Souhaite-t-il poursuivre son projet de déportation forcée du peuple palestinien avec l’objectif ultime d’annexer la bande de Gaza ?

C’est la seule question qui doit être posée aux Israéliens. Le moment est également venu de mettre un terme à l’impunité. Depuis le déplacement aux États-Unis de Netanyahou, le monde entier semble avoir oublié qu’il est un criminel de guerre, dont la Cour pénale internationale demande l’arrestation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Qu’attendez-vous de la France aujourd’hui ?

Hala Abou Hassira : En ces instants où nous voyons le président américain et le premier ministre israélien mettre en péril les droits du peuple palestinien, semer le chaos dans notre région et dans le monde et saper le droit international, le moment de l’action est venu. Les réactions, nous les saluons.

Mais nous disons depuis des années qu’elles ne suffisent plus. Pour les pays qui ne l’ont pas fait, dont la France, le moment est venu de reconnaître l’État de Palestine. On oublie que le génocide perpétré devant nos yeux à Gaza s’étend également en Cisjordanie occupée.

Le monde attendra-t-il que Trump déclare l’annexion de la Cisjordanie la semaine prochaine ? C’est le moment de protéger ce territoire en reconnaissant l’État de Palestine, afin de donner de l’espoir au peuple palestinien en premier lieu. Il verrait ainsi son droit à exister dans un État indépendant reconnu.


 

    mise en ligne le 5 février 2025

 

Pour le Nouveau Front Populaire,
y aura-t-il une vie après le budget ?

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Les formations de gauche sont parties pour se diviser sur le vote crucial d’une censure du budget de François Bayrou. Le PS entend faire bande à part, et la FI menace de présenter des candidats face aux députés qui ne voteraient pas avec elle. Écologistes et communistes tempèrent et appellent à surmonter ce désaccord.

Le fond de l’air est plus frais en ce début février, y compris à gauche, où il se fait glacial. Alors que François Bayrou veut imposer son budget à coups de 49.3, les formations alliées au sein du Nouveau Front populaire (NFP) sont parties pour faire chemin séparé lors du scrutin crucial de ce mercredi 5 février : les socialistes n’entendent pas voter la censure du gouvernement, contrairement aux insoumis, aux écologistes et aux communistes. Ce désaccord aura-t-il la peau du NFP ?

Beaucoup, à la France insoumise, considèrent que le choix du PS acte une rupture. « Le budget est le seul texte présenté à l’Assemblée nationale qui détermine si vous appartenez à la majorité ou à l’opposition », prévient Éric Coquerel, député FI. Sa présidente de groupe, Mathilde Panot, estime même que « ceux qui ne voteront pas les motions de censure seront des soutiens de fait du gouvernement ». Pour les prochaines législatives, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon envisage d’ailleurs de présenter des candidats « fidèles au programme du NFP » face aux députés de gauche qui ne voteraient pas la censure.

« Le NFP n’est pas un parti unique »

Le PS, pour sa part, explique ne pas avoir changé de ligne programmatique et assure ne pas avoir tourné le dos au NFP. Si les socialistes considèrent que ce n’est pas sur le budget qu’il faut faire tomber le gouvernement Bayrou, ils se déclarent toujours comme membres de l’opposition.

« Nous avons dit que si le budget était présenté, nous voterions contre », rappelle Emmanuel Grégoire, député de Paris, qui justifie la non-censure dans l’immédiat : « Nous ne voulons pas prendre le risque de ne pas doter la nation d’un budget. » Des élus PS soulignent également qu’il faut savoir entendre « les appels multipliés de maires et de présidents d’association qui confient à quel point ils sont en difficulté faute de budget ».

Il n’empêche que les communistes et les écologistes fulminent eux aussi devant la copie du gouvernement et regrettent le choix du PS. Sans pour autant considérer que cette division acte la mort du NFP, ou bien sa poursuite sans les socialistes. « Nous avons déjà eu des désaccords sur la stratégie parlementaire, tempère Léa Balage El Mariky, porte-parole des députés écologistes. Le NFP n’est pas un parti unique, mais une coalition électorale. Ce n’est pas un cahier des charges avec 92 questions. C’est la promesse faite aux électeurs que nous avions la capacité de gouverner, de changer leur vie. »

« Ce désaccord ne marque pas une rupture »

« Ce désaccord ne marque pas une rupture. Dans une coalition, il est normal que nous ayons des différences, sinon ce serait un parti », relève Stéphane Peu. Le communiste rappelle que le NFP n’était pas à l’unisson concernant la participation aux discussions sur le budget avec le gouvernement. « Nous ne le sommes pas non plus sur la question de la censure », modère-t-il. « Je regrette la décision des socialistes. Je ne la sous-estime pas. Mais je ne suis pas pour que le NFP éclate », ajoute Alexis Corbière.

L’élu de l’Après (Association pour une République écologique et sociale) souligne que cette union de la gauche « est née afin de contrer l’extrême droite » et mesure que les coups portés au NFP peuvent venir de différents côtés, en rappelant, par exemple, que la volonté de la FI de ne fusionner ni au premier, ni au second tour de l’élection municipale partielle de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) ces derniers jours conduit à la fois à la division et à la défaite.

Plusieurs élus écologistes, PCF, Génération.s ou membres de l’Après signalent enfin qu’ils refusent l’idée selon laquelle il existerait deux « gauches irréconciliables » et appellent le NFP à rester uni. La FI, de son côté, travaille déjà à une candidature derrière Jean-Luc Mélenchon pour 2027, ce que les autres forces du NFP refusent.

Les votes du PS et de la FI sur la censure ou non du gouvernement sont d’ailleurs également à analyser de ce point de vue : les insoumis entendent provoquer la tenue d’un scrutin présidentiel le plus vite possible (une chute de François Bayrou pouvant entraîner, selon eux, celle d’Emmanuel Macron), quand les socialistes craignent d’être pris de vitesse ou de voir le RN l’emporter en pareil cas.

Les divergences de ton et de stratégie, le PS estimant que la FI s’est abîmée et qu’une place est à prendre pour incarner une gauche dite « respectable » et « de gouvernement », composent aussi l’équation. Reste une question tout entière : si la gauche venait à exploser à terme du fait de ses désaccords, lui resterait-il seulement une chance pour la gauche de battre la droite et l’extrême droite ?


 

   mise en ligne le 4 février 2025

Marché cassé, hausse des prix, désengagement de l’État…
Les 5 raisons de la crise du logement

Hélène May sur www.humanite.3fr

Jamais, depuis des années, le manque d’habitations disponibles n’a été aussi criant, repoussant davantage les plus précaires dans une position d’extrême fragilité. Une situation qui n’entraîne aucune remise en question du désinvestissement de l’État et de la foi dans les « vertus » du marché.

La question est presque absente du débat politique. Pourtant, le décalage entre l’offre et la demande de logements ne cesse de se creuser, plongeant un nombre croissant de personnes dans des situations de mal-logement, voire les privant de toit.

« On voit que la France s’enfonce dans la crise et les pouvoirs publics donnent l’impression de chercher des boucs émissaires plutôt que des solutions », résume Christophe Robert, délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés (FLD – ex-Fondation Abbé-Pierre). À l’occasion de la présentation du 30e rapport annuel de l’organisation, rendu public ce 4 septembre, il a appelé à « une large mobilisation transpartisane » sur ce thème.

Un déséquilibre entre l’offre et la demande

La raréfaction du nombre de logements disponibles s’observe dans tous les segments du secteur. La demande s’accroît du fait de l’arrivée à l’âge adulte de la génération du petit « baby-boom » des années 2000 et des décohabitations liées aux séparations. Premier touché, le logement social, « qui reste pourtant, rappelle Christophe Robert, le levier le plus fiable pour relancer le logement sans effet d’aubaine, sans alimenter la spéculation immobilière ».

À force de désinvestissement et de ponctions, la production a chuté à 86 00 nouveaux logements en 2024, contre 124 000 en 2016. Le nombre de postulants à une HLM, lui, continue de croître, s’approchant cette année des 2,8 millions, deux fois plus qu’il y a dix ans. Faute d’offre alternative, les locataires HLM ne libèrent pas leur appartement. Du coup, les attributions sont passées sous la barre des 400 000, soit 100 000 de moins qu’en 2016.

Des prix en hausse à la location

Pourtant supposé être dopé par une politique gouvernementale qui, depuis 2017, mise sur les vertus du marché, le secteur privé est lui aussi en chute libre. « Sur l’année 2024, 330 400 logements ont été autorisés à la construction, soit 46 300 de moins que lors des douze mois précédents (- 12,3 %) et 28 % de moins qu’au cours des douze mois précédant la crise sanitaire », a révélé, le 29 janvier, le ministère du Logement.

Si l’offre de logement neuf se tarit, c’est aussi le cas des locations disponibles, dont le nombre a baissé de 8,6 % rien qu’entre octobre 2023 et octobre 2024, selon le site SeLoger. Résultat, malgré une légère baisse à l’achat, le manque de biens à louer, dans le privé comme dans le public, alimente la hausse des loyers. Alors que les revenus, eux, sont en baisse, l’inflation ayant entraîné une hausse des dépenses des ménages évaluée à 1 230 euros par an. 600 000 personnes de plus qu’en 2017 vivent d’ailleurs sous le seuil de pauvreté.

Le mal-logement s’étend

Ce décalage entre des revenus en berne et des logements en nombre insuffisant et trop chers entraîne un accroissement du mal-logement. Au niveau géographique d’abord, la pénurie, longtemps cantonnée aux grandes villes, touche désormais de nombreuses régions. Il est devenu très difficile pour les étudiants ou jeunes salariés de trouver à se loger dans les zones touristiques, où Airbnb et résidences secondaires exercent une concurrence déloyale et font monter les prix. C’est vrai aussi dans les zones frontalières et dans certaines petites villes longtemps épargnées.

L’absence d’offre adaptée contraint également un nombre croissant de ménages à se tourner vers du logement inadapté voir insalubre. Autre forme du mal-logement qui se développe, la précarité énergétique : « 30 % des ménages ont souffert du froid l’hiver dernier. Ils étaient 14 % en 2020 », rappelle Christophe Robert. Les réductions de puissance et les coupures d’énergie en raison d’impayés ont, elles, atteint le million en 2023. C’est deux fois plus qu’en 2021.

Les plus pauvres et les sans-domicile de plus en plus nombreux

« Quand on voit plus de territoires et de ménages touchés par la crise du logement, on sait que cela a un impact, par effet domino, pour les plus pauvres, les sans-domiciles, les mal-logés. Quand plus de monde est contraint de se loger dans des habitations de moyenne qualité, on sait qu’ils seront les derniers servis », souligne le délégué général de la FLD. En atteste la hausse de nombreux indicateurs, comme le nombre de sans-domicile fixe, que l’organisation estime à 350 000, soit déjà deux fois plus qu’en 2012, mais « sans doute encore en dessous de la réalité ».

Malgré son augmentation, le parc d’hébergement d’urgence ne permet pas de répondre aux besoins de cette population. Tous les soirs, le 115 est dans l’incapacité de trouver une solution pour 5 000 à 8 000 personnes, dont près de 2 000 enfants. La situation ne devrait pas s’arranger, alors que les expulsions locatives avec le concours des forces de police ont atteint, en 2023, le chiffre record de 19 000, soit un bond de 17 % en un an, en grande partie en raison de la loi dite « anti-squat », portée par l’ex-ministre Guillaume Kasbarian, qui a facilité et accéléré les procédures.

L’État continue de se désengager

Malgré la multiplication de ces signaux d’alerte, l’inertie règne sur fond de rigueur budgétaire. « Il est clair que le logement n’est plus considéré comme une priorité de l’action publique et reste souvent perçu comme un gisement d’économie, alors qu’il joue un rôle central dans la vie de chacun », souligne Christophe Robert. Seule mesure positive en perspective, la promesse faite par la ministre du Logement, Valérie Létard, et qui devrait être maintenue dans le prochain budget, de réduire de 200 millions d’euros la ponction de 1,3 milliard réalisée tous les ans sur le budget des bailleurs sociaux sous forme de réduction de loyers de solidarité (RLS).

Mais, en dépit de ses échecs patents, le « tout-marché » continue d’être promu. Rien n’a été fait pour pérenniser et approfondir l’expérimentation de l’encadrement des loyers, censée prendre fin en 2026, qui, pourtant, fonctionne. La régulation des prix du foncier, dont l’explosion est le principal moteur de la hausse des prix, est restée dans les cartons, malgré le soutien de l’ensemble des acteurs du secteur lors du CNR logement de l’été 2023. À la place d’une remise à plat, « les coupables désignés des blocages sont le plus souvent les normes écologiques et les politiques d’aides aux mal-logés », dénonce la FLD. Plus inquiétant encore, les partisans d’une libéralisation encore plus poussée du secteur n’ont pas baissé les bras et restent en embuscade.


 

    mise en ligne le 3 février 2025

Villeneuve-Saint-Georges,
la gauche la plus triste du monde

Roger Martelli sur www.regards.fr

Ce dimanche se tenait le second tour de l’élection municipale partielle. Elle avait valeur de test, notamment à gauche. Le député LFI Louis Boyard y a perdu sèchement contre la droite.

Avec 24,9 % au premier tour, l’insoumis Louis Boyard avait pris l’ascendant sur son concurrent communiste Daniel Henry (20,7 %) qui réunissait sur sa liste communistes, socialistes, radicaux et écologistes. Mais, alors que la droite abordait le second tour avec deux listes concurrentes, le jeune député du Val-de-Marne n’a pas réussi son pari de devenir maire. Avec 38,5 %, il a été nettement distancé par sa concurrente de droite (49 %). Il perd 127 voix et 9,4 % sur le total des gauches du premier tour.

Il avait pourtant beaucoup d’atouts, et pas seulement son allant et sa notoriété médiatique. Aux législatives de 2022 et 2024, il avait propulsé la France insoumise sur le devant de la scène locale. En 2017, les insoumis sont certes déjà en tête de la gauche mais dépassent tout juste les 15 %. En 2022, Jean-Luc Mélenchon réalise 46,2 % sur la ville. Louis Boyard devient alors le candidat Nupes-LFI et rassemble 40,2 % au premier tour ; il écrase la droite et l’extrême droite au second tour avec 62,4 % sur la ville. En 2024, candidat NFP-LFI, Louis Boyard fait mieux que récidiver en obtenant 56 % au premier tour et 61,2 % au second. Il améliore ainsi le résultat de la liste de Manon Aubry et de Rima Hassan aux européennes de 2024 (39,2 %).

C’est fort de ces résultats qu’il tente le pari audacieux de conquérir la ville à l’occasion de l’élection partielle. Il ne cherche pas l’alliance avec le reste de la gauche et part seul au premier tour. Faisant fonction d’éclaireur, il teste la stratégie, pour les municipales de 2026, d’une France insoumise qui espère s’emparer, entre autres, d’une large part du « communisme municipal ». Dans son combat, il reçoit le soutien des dirigeants du mouvement, Jean-Luc Mélenchon en tête, qui se déplacent à Villeneuve-Saint-Georges et font meeting avec lui. 

Dès hier soir, Mélenchon et à sa suite les dirigeants de la France insoumise ont répété, tous avec les mêmes mots, que la liste de Boyard venait de recueillir 11 points de plus que la maire communiste sortante en 2020, Sylvie Altman. Mais, alors que les communistes avaient repris en 2008 la ville de tradition cheminote qu’ils avaient perdue en 1983, Louis Boyard ne parvient pas à terrasser l’équipe de droite sortante, alors qu’elle avait accumulé toutes les fautes qui auraient dû la conduire à sa perte. Au fond, tout laissait présager que le « dégagisme » cher aux insoumis allait leur profiter. Cela n’a pas été le cas, alors même que la droite locale se déchirait et que deux listes se maintenaient au second tour.

En 2022 et en 2024, lors des législatives, Louis Boyard a su profiter de l’union réalisée à Villeneuve-Saint-Georges, sous l’étiquette de la Nupes, puis du Nouveau Front populaire. Il a pensé qu’il pouvait réitérer à une élection municipale. Il imaginait pouvoir imposer ses conditions ou faire porter le chapeau de la désunion à ses partenaires de la gauche. Il l’a fait avant le premier tour et, plus surprenant encore, il a récidivé entre les deux tours, réclamant une prime majoritaire insoumise, au nom de la nécessité d’avoir une majorité solide pour appliquer son programme. Étrange demande de la part de LFI qui la refuse en général lors des fusions, préférant avec raison la méthode démocratique d’une représentation proportionnelle des listes.

Ce dimanche encore, la liste insoumise a fait ses meilleurs scores dans les cités populaires, là où se concentrent la jeunesse, la pauvreté, la discrimination et la relégation. Elle a donc contribué à de la politisation à gauche, là où la gauche a perdu les bases de son influence d’autrefois. Mais, faute d’esprit d’ouverture, en multipliant les oukases et les rejets, la campagne de LFI n’a pas permis que convergent tous les électeurs de gauche ni toutes les catégories qui s’éloignent du vote et se désespèrent de la gauche. Ajoutons que, même dans les quartiers où Louis Boyard fait ses meilleurs résultats, les insoumis sont en recul, plus ou moins sensible, par rapport aux scores de 2022 et 2024.

Villeneuve-Saint-Georges aurait pu être un exemple faisant émerger une gauche capable de s’ancrer dans les valeurs émancipatrices sans tracer des lignes de partage irréductibles. Ce n’est pas cette gauche-là que nous avons vue à l’œuvre dans la ville la plus pauvre du Val-de-Marne (un taux de pauvreté deux fois supérieur à celui du département), mais la gauche de la guerre des camps, une fois encore.

Aux municipales 2026 comme pour les autres élections à venir, il ne faudra surtout pas refaire Villeneuve-Saint-George, c’est-à-dire mobiliser les talents pour écarter, et perdre à l’arrivée.


 

    mise en ligne le 2 février 2025

Les États-Unis de Trump contre le monde

Par Robert Kissous sur www.humanite.fr

« America First », les États-Unis d’abord, « Make America Great Again » – rendre à l’Amérique sa grandeur d’antan : ces slogans de campagne de Trump résonnent comme un cri de guerre contre le monde entier.

Le président-businessman accuse le monde entier, alliés ou vassaux des États-Unis (EU) inclus, de vivre et prospérer au détriment de son pays, d’abuser de sa générosité. En conclusion ils doivent tous indemniser les EU. La réalité inversée si chère à Trump.

En réalité ce sont les EU qui vivent au-dessus de leurs moyens grâce au crédit que leur permet le roi dollar avec ses privilèges exorbitants.

Biden et Trump

Que ce soit Biden ou Trump, tous deux visent à restaurer l’hégémonie mondiale de l’impérialisme états-unien avec des stratégies différentes notamment sur le plan des relations économiques internationales.

Biden prônait des solutions de compromis avec les alliés des EU. Trump, estimant ne pas en avoir besoin, n’hésite pas à brandir des menaces de coercition économique. Récemment il a exigé que les pays européens portent leurs dépenses militaires à 5 % du PIB : le coup de grâce porté à l’UE alors que son économie est stagnante et que son moteur, l’industrie allemande, est en berne.

Biden offrait des subventions pour inciter les entreprises industrielles à s’implanter aux EU. Trump estime inutile de creuser le déficit en versant des subventions à des entreprises étrangères, les taxes sur les importations devraient être suffisamment incitatives.

La guerre commerciale

La mondialisation n’étant plus à l’avantage des EU, Trump met en avant sa prétendue arme « magique » contre le déclin de l’hégémonie états-unienne : les droits de douane qu’il a qualifiés en 2020 de la « plus grande chose jamais inventée »

Une arme déjà utilisée dans son premier mandat et prolongée par Biden sans obtenir le résultat escompté. Aussi la nouvelle politique tarifaire est étendue – le monde entier est visé – avec des taux de taxation inédits. Tous les pays – Sud global et pays développés, alliés ou pas – doivent être mis à contribution pour le bien des EU : la réindustrialisation, la fin du déficit commercial et la réduction des impôts. En quelque sorte une rente prélevée sur le reste du monde.

Lors de sa campagne électorale Trump annonçait vouloir imposer des droits de douane de 10 à 20 % sur tous les produits étrangers, 25 % sur les produits importés du Canada et du Mexique et 60 % ou plus pour ceux provenant de Chine, désignée adversaire stratégique n°1. À ces taxes s’ajoutent toutes les interdictions d’exportations de produits de haute technologie vers la Chine et une liste noire d’entreprises chinoises avec lesquelles il est interdit de commercer. S’agit-il de menaces préalables à des négociations ? Nous le saurons bientôt. Ce protectionnisme de combat conduira à la diminution des importations et des exportations des EU du fait des représailles mais il ne pourra empêcher les autres pays de développer le commerce entre eux.

En réalité c’est déjà le cas puisque les richesses sont créées de plus en plus dans les pays du Sud. Les cinq pays du BRICS ont vu leur poids dans l’économie mondiale croître sans cesse et leur PIB dépasser celui du G7, en parité de pouvoir d’achat (PPA), : 20 % en 2003 à 32 % en 2023 tandis que la part du G7 a reculé sur la même période de 42 % à 30 %. Au début des années 2000 la part des EU dans le PIB mondial (PPA) était de 21,2 % et en 2022 elle est tombée à 16,6 %.

La guerre commerciale conduira inévitablement à de multiples guerres commerciales contre les EU avec à la fois un recul du PIB mondial et une plus forte interdépendance entre les pays du Sud notamment. Ce qui pourrait réduire la part du commerce réalisée en dollars. On peut donc imaginer une violente réaction de Trump contre les BRICS et tous les pays qui utilisent d’autres monnaies que le dollar pour leurs échanges commerciaux. Par exemple Trump brandit la menace d’une taxe de 100 % sur leurs exportations vers les EU. Il exige un engagement de ne pas créer une monnaie BRICS. Derrière l’arrogance pointe l’anxiété. On ne peut utiliser le dollar comme arme de guerre et s’étonner de la perte de confiance accrue dans cette monnaie.

Ce sont les EU qui ont interdit l’utilisation du dollar à des pays sanctionnés encourageant, obligeant même les paiements en d’autres monnaies et hors du système financier contrôlé par les EU. Le commerce en yuan, rouble, roupie, or… ne s’arrêtera pas avec ces menaces. La guerre commerciale des EU est vouée à l’échec.

Le mépris de la souveraineté des États

Un nouveau pas est franchi avec l’affirmation de visées expansionnistes. Donald Trump a affirmé avec force qu’il entendait prendre le contrôle du canal de Panama et du Groenland – territoire sous la souveraineté du Danemark – sans exclure la possibilité d’une intervention militaire si nécessaire au nom de la sécurité nationale des EU. Une menace d’annexion qui peut planer sur n’importe quel petit pays.

Le président du Panama, José Raúl Mulino, a vivement réagi et qualifié ces prétentions d’absurdes : « le canal est panaméen et appartient aux Panaméens ». Le Danemark soutenu par des pays européens a vivement protesté.

Le Canada est également visé Trump demandant son annexion comme 51e état des EU et Trump souhaite exercer toutes les pressions économiques et politiques nécessaires pour cela.

Le monde a évolué, l’hégémonie est révolue mais les EU ne veulent pas le voir.

Mettre fin aux réglementations ou traités qui s’imposent

Les contraintes mises à l’expansion maximum des combustibles fossiles seraient supprimées. Les compagnies pétrolières et gazières doivent pouvoir forer autant que souhaité y compris dans les parcs nationaux et zones protégées. Les EU doivent avoir l’énergie la moins chère du monde – l’énergie fossile et non l’énergie verte trop subventionnée – pour renforcer leur compétitivité et pour encourager les industries à s’y implanter. La défense de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique attendront.

Trump a clairement signifié son aversion pour tout traité international qui briderait l’économie des EU. Si accord il doit y avoir avec un pays ce sera le fruit de négociations bilatérales pour être en position de force maximum.

Les pays membres de l’OTAN ne sont pas oubliés, accusés d’assurer leur sécurité aux frais des EU. Dorénavant ceux qui ne dépensent pas suffisamment pour leur sécurité ne bénéficieront pas du soutien militaire des EU même en cas d’agression par la Russie. Les Européens sont particulièrement désignés. Trump déclarait que l’agression d’un petit pays de quelques millions d’habitants, même membre de l’OTAN, ne pouvait conduire automatiquement à l’intervention des EU.

On se souvient de « l’avertissement » de Kissinger : « Il peut être dangereux d’être l’ennemi de l’Amérique, mais être l’ami de l’Amérique est fatal ». Alliés ou vassaux ?

Isolationnisme ?

Le protectionnisme prôné par Trump n’est pas une ligne de repli bien au contraire. C’est une arme de combat, une stratégie pour retrouver la « grandeur d’antan », l’hégémonie de l’impérialisme états-unien d’autrefois.

La part des États-Unis dans l’industrie manufacturière mondiale n’a cessé de diminuer depuis la crise des années 1970, puis depuis les années 2000 avec la montée des pays émergents et particulièrement de la Chine, devenue le principal partenaire commercial d’une centaine de pays. Il s’agit de modifier radicalement cette situation, les EU veulent être le centre des chaînes d’approvisionnement mondiales.

En même temps qu’ils se « protègent » de la concurrence étrangère ils s’attaquent au monde entier. La première puissance économique mondiale qui a 800 bases militaires, qui domine le système financier international, qui dispose du dollar etc. peut-il être isolationniste ? Le capital financier le plus mondialisé pourrait-il être isolationniste ?

L’impérialisme états-unien, en bon prédateur, ne cédera pas sa place dans le monde de son plein gré ni n’entérinera le déclin de sa domination au profit du multilatéralisme.

Le boomerang

Sur la base des chiffres de 2022 et des taux annoncés par Trump, on peut estimer en année pleine le montant des taxes à plus de 700 Mds de dollars pour les biens importés (dont 320 Mds pour la Chine) et près de 100 Mds sur les services importés. Un séisme qui modifierait considérablement tous les échanges internationaux, déstabilisant les chaînes d’approvisionnement des entreprises, réduisant la croissance économique mondiale.

À court terme les entreprises états-uniennes pourraient tirer un certain avantage de ce protectionnisme en augmentant leurs prix et leurs marges ce qui ajouté à la hausse du coût des importations alimenterait l’inflation ce que redoutent les ménages aux EU. Selon un sondage, seules 29 % des personnes soutenaient l’augmentation des droits de douane même si les prix augmentent tandis que 42 % s’y opposaient.

À moyen terme le protectionnisme réduira la compétitivité des EU.

La stratégie de Trump ne fait d’ailleurs pas l’unanimité des multinationales états-uniennes. Par exemple l’entreprise Nvidia, leader mondial dans son domaine de pointe, a protesté contre les restrictions à l’exportation de produits hi-tech car elles « mettront en péril la croissance économique et le leadership des États-Unis ».

La guerre commerciale de Trump ne restera pas sans représailles. Personne n’en sortira gagnant. La fracturation du marché mondial s’accentuera. Mais c’est le prix que les EU prétendent faire payer au monde pour tenter de rétablir leur hégémonie. Un pari perdant, à rebours de la tendance historique à la volonté de développement des peuples.

L’opposition au protectionnisme des EU pourrait bien inciter à aller vers un monde plus multipolaire respectant la souveraineté des États, privilégiant les rapports de coopération gagnant-gagnant et le développement.


 

    mise en ligne le 1er février 2025

« Leur objectif, c’est de vider la ville pour affaiblir le soutien civil à la résistance » : Kobané, l’offensive des forces pro-turques contre les Kurdes

Chloé Troadec sur www.humanite.fr

Au moins 12 personnes, dont 5 enfants, sont mortes mardi 28 janvier dans une attaque de drone turc en plein cœur de Sarrine, petite ville au sud de Kobané. Plus de 13 autres personnes ont été blessées.

Kobané (Syrie), correspondance particulière.

Alors que l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenue par la Turquie, mène une offensive d’ampleur contre les zones de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (Aanes), la ville de Kobané célébrait dimanche les 10 ans de sa libération des mains de Daech.

La fête n’aura été que de courte durée. Mardi 28 janvier, dans l’après-midi, les images d’oranges renversées au milieu de flaques de sang arrivent de Sarrine. De nombreux morts et blessés sont à déplorer, tous victimes d’une attaque de drone turc. Le soir même, dans l’hôpital de Kobané, soignants et familles se pressent auprès des blessés qui affluent depuis Sarrine.

« C’est un jour noir pour nous à Sarrine »

Sur un premier lit, un enfant d’une dizaine d’années est allongé. Une infirmière lui bande la jambe et très vite l’envoie s’asseoir dans le hall auprès de son oncle, Khaled, pour pouvoir s’occuper du prochain blessé. Sous une lumière blafarde, l’homme désorienté raconte : « Le drone a bombardé le marché en plein cœur de Sarrine. »

Située à une quarantaine de kilomètres de Kobané et quelques encablures de l’Euphrate, la ville abrite une population à majorité arabe. « Trois de mes neveux étaient présents lors de l’attaque. Un, âgé de 13 ans, a été tué. L’autre a été blessé à la nuque et à l’épaule, et celui-ci à la jambe », soupire-t-il en désignant le garçon hagard.

Le personnel soignant donne le bilan provisoire : 8 morts. Il ne fera qu’augmenter au cours de la soirée. Mohamed Receb, habitant turkmène de la ville, joint par téléphone le soir même, est encore sous le choc : « C’est un jour noir pour nous à Sarrine. » Le bombardement a eu lieu sur le centre névralgique de la ville. Les victimes étaient vendeurs de vêtements, primeurs ou encore mécaniciens. Un autre habitant de la ville, Mustafa Ali, est démoralisé. Il a enterré dans la soirée cinq de ses neveux, dont deux enfants.

Retirer aux Kurdes toutes leurs prérogatives

Si des bombardements ont lieu de manière régulière dans les alentours de la ville, c’est la première fois que celle-ci est directement prise pour cible. Lundi, c’est dans le village d’El Cemas, à l’est d’Aïn Issa, que deux enfants ont été tués dans un bombardement d’artillerie alors que mardi un drone a tué un enfant, son père et son oncle dans le village d’Um Hermelê, proche de la ville de Zirgan, de l’autre côté de la bande « M4 », occupée par la Turquie.

Un bilan publié par les Forces démocratiques syriennes (FDS) fait état de 40 civils tués et 270 blessés dans les trente derniers jours. « Leur objectif, c’est de vider la ville pour affaiblir le soutien civil à la résistance », affirme Mohammed Receb depuis Sarrine.

L’offensive lancée par les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui a abouti, le 8 décembre 2024, à la chute de Bachar Al Assad, s’est accompagnée d’opérations menées dans l’est du pays par des forces pro-turques. L’Armée nationale syrienne, créée par Ankara et composée de nombreux islamistes syriens, dont des anciens de Daech, a pour mission de s’attaquer aux combattants kurdes regroupés au sein des Forces démocratiques syriennes. La Turquie mais également les nouveaux maîtres de Damas entendent retirer aux Kurdes toutes leurs prérogatives, et notamment en finir avec l’Administration autonome du Nord-Est syrien, mise en place en 2013.

Une attaque ciblée dans le centre de Kobané

Situé à 10 kilomètres de la ligne de front où se font face les FDS et les forces de l’ANS, le barrage de Tishreen revêt une importance stratégique : il constitue l’un des deux seuls ponts enjambant l’Euphrate, avec celui de Qereqozaq plus au nord. Sa destruction entraînerait la submersion de dizaines de villages et des conséquences humanitaires désastreuses pour la région.

Des premiers bombardements turcs sur le barrage début décembre l’ont déjà mis à l’arrêt, coupant l’électricité de toute la région et entraînant une diminution de 80 % de la production d’eau potable. Mercredi 29 janvier, aux alentours de midi, une nouvelle frappe sur un village près de Sarrine blesse un enfant de 5 ans.

Quelques heures plus tard, c’est le cœur de la ville de Kobané elle-même qui est pris pour cible par un drone de combat turc « armé d’une bombe guidée laser », affirme une source anonyme au sein des Forces démocratiques syriennes. L’attaque est ciblée : elle a tué le forgeron Azad Ali Mahmoud, membre d’une famille militante bien connue dans la ville, déjà rescapé d’un bombardement l’année dernière. Un autre civil, Shero Mushid, qui travaillait à creuser un puits, est décédé.


 


 

Quel avenir pour le Rojava ?

               sur www.humanite.fr

En débat - Depuis la chute de Bachar Al Assad, les attaques turques contre la province autonome ont gagné en intensité. Les intentions du nouveau pouvoir à Damas accentuent encore l’inquiétude pour le futur.


 

Cible d’une offensive militaire de la Turquie, l’avenir du projet politique inclusif kurde dépend en grande partie de l’attitude des États-Unis

Olivier Grojean, Maître de conférences en Science politique à Paris-I

Le renversement de Bachar Al Assad par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant) le 8 décembre 2024 a mis fin à près de quatorze ans de guerre civile et a été célébré dans toute la Syrie. La nouvelle situation reste néanmoins pleine d’incertitude pour les Kurdes de ce pays, qui ont pourtant été le bras armé de la coalition internationale contre l’« État islamique » à partir de la bataille de Kobanê en 2014-2015. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump pourrait amener les États-Unis à retirer leur soutien aux forces kurdes, qui seraient alors menacées à la fois par la Turquie, et ses supplétifs de l’Armée nationale syrienne (ANS), et par le nouveau pouvoir syrien.

La présence militaire kurde est ancienne en Syrie. Après le coup d’État de 1980 en Turquie, le régime de Hafez Al Assad a servi de base arrière au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdullah Öcalan, en guerre contre l’État turc à partir de 1984. Cette alliance a duré jusqu’en 1998, quand des pressions turques ont conduit à l’expulsion du PKK de Syrie et à l’arrestation de son chef. Mais l’intervention américaine en Irak à partir de 2003 a incité le PKK à créer des organisations sœurs au Moyen-Orient, notamment le PYD (Parti de l’union démocratique) et les YPG (Unités de protection du peuple) en Syrie. 

Ce sont ces forces politiques et militaires qui ont pris le contrôle du Rojava (Kurdistan de l’Ouest) en 2014, quand le pouvoir de Bachar Al Assad s’est retiré du nord de la Syrie pour reconcentrer ses forces dans la défense de Damas. Ainsi est née l’Administration autonome du Nord-Est syrien (Aanes), qui a développé depuis un projet politique original, ethniquement et confessionnellement inclusif, féministe et écologiste : le confédéralisme démocratique.

Ce sont ses forces militaires, les FDS (Forces démocratiques syriennes, arabo-kurdes) qui ont vaincu l’« État islamique » avec l’aide de la coalition internationale en mars 2019. Le Nord-Est syrien ne s’est cependant jamais stabilisé : après une première offensive en 2016-2017, la Turquie a pris le contrôle de la région d’Afrin en 2018, puis s’est emparée de la zone entre Tall Abyad et Serêkaniyê en 2019, grignotant peu à peu le territoire de l’Administration autonome.

Début janvier 2025, l’ANS, soutenue par la Turquie, a repris deux localités à majorité arabe, Tall Rifaat et Manbij, et menace désormais Kobanê. Mais un autre danger concerne les relations avec le nouveau pouvoir syrien, qui s’est donné pour objectif de désarmer toutes les milices, de restaurer l’intégrité territoriale de l’État syrien et de recentraliser le pays.

Si des négociations entre le HTC et l’Aanes sont en cours depuis plusieurs mois, les Kurdes auront du mal à renoncer à leur autonomie, mais ils seraient prêts à renvoyer les combattants du PKK et à se retirer des régions majoritairement arabes. L’avenir de la région dépendra in fine en grande partie des choix politiques de la nouvelle administration Trump.


 

La révolution au Rojava et son modèle démocratique fondé sur l’égalité entre les femmes et les hommes peuvent être un modèle pour la Syrie

Fuad Omer, représentant du Parti de l’union démocratique (PYD) en Europe

Depuis la chute de Bachar Al Assad, la Turquie cherche à reprendre le contrôle du dossier syrien. Elle a lancé ses opérations militaires contre les zones de l’Administration autonome du Rojava et les zones à majorité kurde, déplaçant plus de 100 000 Kurdes de la région de Shahba, au nord d’Alep. Les combats se poursuivent intensément dans la zone du barrage de Tishrin sur l’Euphrate. Les intérêts turcs en Syrie exigent la poursuite du conflit et des contradictions ethniques et sectaires.

La négation de l’existence du peuple kurde a été le fondement de toutes les politiques contre la démocratie, la liberté et la justice en Syrie. Elle a conduit à la négation du principe de pluralisme, qui à son tour a conduit à la marginalisation et la souffrance d’autres composantes de la population. Ainsi la question kurde, en plus d’être une question nationale, est une question de démocratie et de justice sociale. La communauté kurde est partie prenante du soulèvement contre la dictature des Al Assad depuis ses débuts.

Ce soulèvement ne peut pas atteindre ses objectifs de démocratie, de liberté et de justice, à moins que l’opposition ne s’unisse autour d’un programme politique et social commun. Dans les zones libérées du joug de l’« État islamique », les Kurdes, avec les autres communautés, ont développé un modèle démocratique basé sur des administrations civiles autonomes. Tous ont participé à la rédaction du contrat social selon les principes de la démocratie consensuelle, sans majorité ni minorité, chacun ayant les mêmes droits, sans discrimination d’appartenance, de couleur de peau, de genre ou de tenue vestimentaire. L’arabe, le kurde et le syriaque ont été adoptés comme langues officielles, un précédent inédit au Moyen-Orient. 

La Syrie est une mosaïque multiculturelle composée de nombreux peuples (Arabes, Kurdes, Assyriens, Syriaques, Chaldéens…) et d’une multitude de religions (islam, christianisme, judaïsme, yézidisme…). Instaurer une stabilité durable et parvenir à une coexistence, garantir les droits et assurer la justice, l’égalité, la liberté, tout en s’intégrant aux autres sociétés du monde implique de fonder le nouvel État syrien sur des bases démocratiques. Au Rojava, la couleur jaune de la révolution domine la scène. Le modèle de l’Administration autonome s’impose comme un exemple ayant réalisé des progrès significatifs et franchi des étapes importantes en matière de stabilité et de coexistence pacifique, mettant en avant la libération de la femme dans l’espace social et politique.

En adoptant le principe de la nation démocratique et le concept de modernité associé au système de coprésidence femme-homme, la révolution du Rojava pourrait changer la nature des systèmes politiques à venir. Les Kurdes, l’ensemble des citoyens du nord et de l’est de la Syrie et tous ceux qui croient en la démocratie et la liberté dans le monde ont la tâche de soutenir et d’appuyer la révolution de la démocratie, de la liberté et de la fraternité entre les peuples.


 

   mise en ligne le 31 janvier 2025

Loi Asile et Immigration : un an après, le triste bilan des droits bafoués

La Cimade sur https://blogs.mediapart.fr/

Communiqué commun : Fruit de deux ans de spectacle et de surenchère politique, cette loi bafoue l’ensemble des droits fondamentaux des personnes exilées. Un an après, Bruno Retailleau abroge la circulaire «Valls» et annonce qu’il veut s’attaquer à l’Aide médicale d’État et abolir le droit du sol à Mayotte.

Nos associations, collectifs de personnes exilées, collectivités accueillantes et syndicats, continuent d’appeler à l’abrogation de la loi, et s’opposent à toute nouvelle atteinte aux droits humains, déjà réduits à peau de chagrin.

Il y a un peu plus d’un an, nos organisations se mobilisaient contre un énième projet de loi Asile et Immigration.

Votée de concert en décembre 2023 par la majorité présidentielle, la droite et l’extrême droite, la loi était promulguée en janvier 2024 après la censure d’une partie considérable de ses mesures par le Conseil constitutionnel. Aujourd’hui, nous alertons sur ses effets délétères que nous constatons au quotidien. Ces propositions, aussi outrancières qu’inhumaines, reposent trop souvent sur des logiques discriminatoires et racistes. Nous restons mobilisé·es pour contrer toute nouvelle mesure visant à réduire encore davantage les droits fondamentaux des personnes exilées.

Les premières mesures de la loi Asile et Immigration mises en œuvre sont parmi les plus répressives à l’encontre des personnes exilées. Contrairement aux promesses initiales, aucune disposition n’a été prise pour améliorer leur intégration. Nos organisations constatent que cette loi, fruit d’une vision obsessionnelle des migrations perçues comme une menace, n’a eu d’autre objectif que de renforcer une fabrique de personnes sans papiers, au prix d’une politique systématique d’enfermement et d’expulsion. L’ensemble des effets de la loi de 2024 n’est pas encore mesurable, car tous les décrets d’application n’ont pas été pris et toutes les mesures ne sont pas mises en œuvre.

Les responsables politiques et le gouvernement poursuivent leur surenchère insupportable inspirée par les extrêmes droites. En quelques mois, des propositions successives ont émergé : réintroduire les mesures censurées par le Conseil constitutionnel, allonger la durée de la rétention administrative, restreindre l’accès à la nationalité pour les personnes nées à Mayotte, ou encore supprimer l’Aide Médicale d’État (AME), pourtant essentielle à la santé de l’ensemble de la société. De plus, le sort de la circulaire « Valls » vient d’être scellé par la circulaire « Retailleau ». Celle-ci durcit considérablement l’accès à la régularisation des personnes sans-papiers (puisque parmi les critères drastiques retenus figure la durée de 7 ans de présence (au lieu de 5) pour pouvoir solliciter un titre de séjour. Cette course aux propositions les plus abjectes est d’autant plus préoccupante qu’elle intervient à l’heure où la France, comme le reste de l’Europe, doit préparer la mise en œuvre du Pacte européen sur la migration et l’asile adopté en mai 2024. Cet ensemble de textes va introduire une foule de nouvelles restrictions des droits des personnes exilées.

Au regard de la situation politique de la France, des pressions et des attaques contre les plus précaires, l’urgence n’est pas à la stigmatisation des personnes exilées. Ces dernières sont honteusement prises comme bouc émissaire par une classe politique incapable de garantir les droits fondamentaux. L’urgence est de proposer une politique d’accueil et de solidarité fondée sur le respect des droits, de la dignité humaine et des libertés de toutes et tous. C’est pourquoi nous, organisations, collectifs et associations, exigeons l’abrogation pure et simple de la loi Asile et Immigration de janvier 2024, et la mise en œuvre une politique migratoire centrée sur le respect des droits humains et la solidarité.

Pour aller plus loin

  • Document de décryptage inter associatif : Il dresse un premier panorama des terribles conséquences  de la loi Darmanin un an après la promulgation

  • Une vidéo en collaboration avec l’Instagramer « VivreMoinsCon » sur la question des OQTF et l’instrumentalisation de la menace à l’ordre public

Les dates de mobilisations à venir :

  • Vendredi 31 janvier à 15h, place Montparnasse (Paris) : manifestation contre un an de loi Darmanin, à l’initiative des collectifs de sans papiers.

  • Jeudi 6 février à 18h30, place de la République : CommémorAction des victimes des politiques migratoires aux frontières, à l’initiative des associations et collectifs de sans papiers.  Organisée simultanément dans différentes villes en France et plusieurs pays.

  • Samedi 22 mars 2025 : action mondiale contre le racisme et le fascisme.

Liste des organisations signataires :

Intercollectif (Collectif des Travailleurs Sans Papiers de Vitry, Collectif des Jeunes du parc de Belleville, Coordination Sans Papiers 75, Collectif des Sans Papiers de Montreuil, Collectif Sans Papiers 17ème Saint-Just, Coordination Sans Papiers 93 Saint-Denis, Gilets Noirs), Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), Ardhis, Caracol, CCFD-Terre Solidaire, CNAJEP, CRID, Dom’Asile, Droit à l’Ecole, Emmaüs France, Fédération Etorkinekin Diakité, Fédération nationale des Francas, Fédération Syndicale Unitaire, J’accueille, La Cimade, Les amoureux au ban public, Madera, Médecins du Monde, MRAP, Médecins Sans Frontières, Observatoire des Camps de Réfugiés, Oxfam France, Paris d’Exil, Pas Sans Nous, Patron·ne·s Solidaires Hauts de France, Réseau Éducation Sans Frontières, Réseau Hospitalité, Sidaction, Singa, Union syndicale Solidaires, Solidarités Asie France, Thot, Tous Migrants, UniR – Universités & Réfugié·e·s, Utopia 56.


 


 

OQTF : « Il faut que je tienne », le quotidien sous pression des personnes étrangères en rupture de droits

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Le 23 janvier, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a restreint les conditions d’admission exceptionnelle au séjour, après avoir multiplié les déclarations autour des OQTF et de sa future loi immigration. Les conséquences de ces orientations politiques sont très concrètes dans le quotidien des personnes étrangères ainsi que pour celles et ceux qui les aident. Reportage au sein de la plus grande permanence de la Cimade, association d‘aide juridique, à Paris.

D’ordinaire, Édith, médiatrice santé, accompagne des personnes étrangères en situation administrative précaire. Des personnes sans papiers. D’autres en rupture de leur droit au séjour. Certaines sous OQTF (obligation de quitter le territoire français). Ce matin-là devait être un matin ordinaire, dans son association versaillaise. Mais lorsqu’elle ouvre son ordinateur pour expliquer une démarche à une personne reçue à la permanence, c’est le choc : Édith découvre en ligne une OQTF qui lui est adressée… À elle.

La quadragénaire n’attend pas pour réagir. Quelques heures plus tard, la voilà dans un étroit bureau à l’étage de la permanence d’une autre association : la Cimade, spécialisée dans l’aide juridique aux personnes étrangères. Marie-Françoise, bénévole, épluche le dossier d’Édith. « Ça va aller, on va demander l’aide juridictionnelle, vous êtes dans les temps pour former un recours », déroule-t-elle d’une voix claire. Lorsqu’une personne reçoit une OQTF, le délai pour un recours n’est que de 30 jours. Certaines OQTF sans délai doivent être contestées, elles, dans les 48 heures.

Droite sur sa chaise, Édith lâche : « C’est dur d’être sans-papiers… Après deux ans ici… » Par moments, des larmes lui montent aux yeux, qu’elle ravale au plus vite. « Il faut que je tienne », souffle-t-elle en serrant les poings. Elle sort de son sac à main un petit bloc-notes, y retranscrit chaque consigne donnée par Marie-Françoise, remplit soigneusement les documents qu’on lui tend. Édith est loin d’être perdue : depuis sa formation de médiatrice en santé, elle a accompagné une multitude de gens dans les dédales administratifs. Sauf qu’aujourd’hui, c’est elle qui est à leur place.

À la permanence Cimade, « j’ai vu des gens très très malades »

Édith est née et a vécu toute sa vie au Cameroun avant d’arriver en France en 2023, pour y déposer une demande de titre de séjour pour soins. Elle souffre d’une maladie grave. Mais en novembre 2024, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), lui refuse cette carte de séjour d’un an, au motif qu’Édith pourrait « bénéficier effectivement d’un traitement approprié » dans son pays d’origine. En toute logique, l’OQTF a suivi. Édith s’offusque : « Il y avait régulièrement des ruptures de stock. Là-bas, je ne pouvais pas avoir accès à mon traitement en continu », explique-t-elle.

Edith, médiatrice santé, accompagne des personnes étrangères en situation administrative précaire. Elle se trouve également, à sa surprise, sous OQTF (obligation de quitter le territoire français). Elle prend rendez-vous avec la Cimade pour initier une procédure de recours, le délai de 30 jours n’étant pas encore dépassé. Paris, le 19 décembre 2024. Crédits : Valentina Camu

En face, Marie-Françoise acquiesce, tout en envoyant un texto à un avocat en droit des étrangers pour lui proposer le dossier d’Édith. « J’ai vu des gens très, très malades. Quand on entend dans le débat public l’idée que ces personnes viendraient pour des soins de confort, pour de la chirurgie esthétique, c’est odieux. Odieux », confie-t-elle une fois Édith partie, en attendant la personne suivante.

Ancienne éducatrice spécialisée aujourd’hui à la retraite, Marie-Françoise a travaillé auprès de tribunaux pour enfants et comme responsable de foyers de l’Aide sociale à l’enfance. Elle a rejoint la Cimade il y a 15 ans. « Ça canalise mon militantisme, dit-elle en souriant. C’est utile directement. Et puis, on gagne parfois. » Les tribunaux administratifs déclarent illégales 20 % des OQTF qui leur sont présentées.

Circulaire Retailleau : des années d’illégalité supplémentaires

Au rez-de-chaussée de la permanence, la salle principale s’est remplie en quelques minutes. Une trentaine de personnes s’y trouvent. Les premières arrivées se sont réparties entre les bénévoles, assis aux quatre coins de la pièce. Leurs conversations s’empilent, formant un brouhaha continu. Parmi ces bénévoles, il y a Guy.

Cet ancien commercial a mis les pieds à la permanence pour la première fois il y a deux ans : « Je venais de sympathiser avec un Indien, peintre en bâtiment, dans un bar. Je me suis rendu compte qu’il n’avait pas de papiers, alors je suis venu trouver conseil ici. Je n’en suis jamais reparti, rapporte-t-il. Depuis juillet 2024, on constate une recrudescence des OQTF » déplore-t-il, tandis qu’une file de personnes patientent en silence sur des chaises multicolores.

Au rez-de-chaussée une salle accueille la permanence. Ce jeudi après-midi, les bénévoles reçoivent des personnes avec ou sans rendez-vous. Plusieurs dizaines attendent leur tour. Paris le 19 décembre 2024. Crédits : Valentina Camu

Le nombre d’OQTF a doublé en dix ans, avec une augmentation constante depuis le Covid (137 730 OQTF en 2023, 134 280 en 2022, 124 111 en 2021). « On priorise ceux qui présentent des menaces de troubles à l’ordre public », a soutenu le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau dans l’émission Complément d’Enquête du 24 janvier, qui rappelle pourtant que seules 1,4 % des personnes sous OQTF ont déjà été condamnées.

Quoi qu’il en soit, les recours engorgent le système judiciaire : les OQTF représentent près de 40 % du contentieux des tribunaux administratifs. Tandis que le taux d’exécution, lui, a été réduit de moitié en dix ans (de 17% à 8,5 %).

Dans le petit bureau de Marie-Françoise entre David*, un jeune homme sénégalais de 33 ans, sous OQTF après une demande d’asile refusée. Contrairement à Édith, David arrive trop tard : le délai de recours d’un mois est dépassé. Marie-France l’explique à son cousin venu l’accompagner pour tout lui traduire. Pour éviter l’expulsion, il lui faudra attendre trois longues années dans l’illégalité, à raser les murs, à éviter les contrôles de police. La loi du 26 janvier 2024 a en effet porté à trois ans la durée pendant laquelle une OQTF est valable donc susceptible d’entraîner l’expulsion, contre un an auparavant.

« Il va continuer de travailler au noir pendant ces trois ans, avant de faire une nouvelle demande de régularisation », soupire le proche de David. La régularisation par le travail lui sera alors envisageable s’il a travaillé pendant douze mois dans un secteur figurant sur la liste des métiers en tension et qu’il prouve trois ans de présence en France.

Une régularisation est aussi possible aussi via l’admission exceptionnelle au séjour pour motifs professionnels ou humanitaires, à la discrétion des préfets. Les conditions de ces admissions exceptionnelles étaient jusqu’ici définies par la circulaire Valls de 2012, qui exigeait trois à cinq ans de présence sur le territoire avec un certain nombre de fiches de paie. Or, dans une circulaire du 23 janvier 2025, Bruno Retailleau a relevé le seuil à sept ans de présence sur le sol français. La circulaire Retailleau exige aussi plus généralement qu’il y ait le moins d’utilisation possible de ce type d’admission exceptionnelle.

« Pour travailler, il faut un titre de séjour. Mais pour avoir un titre de séjour, il faut avoir travaillé »

Au rez-de-chaussée, c’est une femme présente depuis treize ans sur le territoire français sans avoir pu être régularisée qui vient s’asseoir à la table de Guy. Ludmila* est ukrainienne. Emmitouflée dans son manteau, elle étale sur la table le dossier qu’elle tente de constituer pour prouver dix ans de présence en France et ainsi obtenir le titre de séjour auquel elle a droit. Scolarisation de ses enfants, pass Navigo prouvant l’usage de transports en commun, impôts, quittances de loyer… « L’idée, dans un dossier comme ça, c’est de montrer que votre vie, elle est ici », lui résume Guy. 

Pendant toutes ces années, Ludmila a travaillé au noir en France pour subvenir à ses besoins et ceux de ses enfants. « C’est bien ce qui est aberrant : pour travailler en France, il faut un titre de séjour ; mais pour avoir un titre de séjour, il faut prouver que l’on a travaillé », raille Guy. En fin de rendez-vous, Ludmila range chaque précieux document, un par un, dans des pochettes plastiques. Le tout tient dans un sac en toile rempli à ras bord. Une fois que Ludmila aura déposé son dossier, il faudra prendre son mal en patience. Elle habite dans le Val-d’Oise : « Vous n’aurez un rendez-vous que dans un an », précise Guy.

Soudain, derrière eux, un homme se lève avec fracas : « Cette association, je vous connais, ce sont de mauvais renseignements ! » peste-t-il. Les regards de ceux qui patientent sur les chaises se tournent vers lui. Les discussions s’interrompent une poignée de secondes. L’homme claque la porte, et tout reprend comme si de rien n’était.

« On sent une pression très forte depuis quelques mois. Avant, on n’avait pas de problèmes. Mais dernièrement, les gens sont fatigués. Et je les comprends, soupire Guy. Quand ils écoutent la télé, ils se disent : on aura jamais un titre. Dans le même temps, les préfets font ce qu’ils veulent. Donc quand Retailleau leur dit « vous serez jugés sur du chiffre », eh bien, ça donne du n’importe quoi. On voit des parents d’enfants français qui reçoivent des OQTF ! »

Dehors, d’un seul coup, il se met à pleuvoir des cordes. Deux bénévoles ouvrent grand la porte à ceux qui patientent à l’extérieur pour leur permettre de s’abriter un peu. « Cela ne garantit pas que vous allez pouvoir avoir votre rendez-vous, on ferme à 18 heures », précisent-elles. Tout le monde n’aura pas sa consultation aujourd’hui. Si la salle est comble, ce jeudi reste d’une affluence modérée. Il arrive que plus de 150 personnes patientent dehors, témoigne l’équipe.

Guy, lui, termine sa journée difficilement. Recroquevillée sur sa chaise, une femme mauritanienne vient lui demander conseil pour un regroupement familial. Elle a deux filles, dont l’une qu’elle a réussi à protéger de l’excision contre l’avis de son mari.

Elle voudrait faire venir ses autres enfants, restés avec les grands-parents au pays. « Votre mari, est-il gentil avec vous ? » s’enquiert Guy. « Non », souffle la femme. « Il vous frappe ? » « Oui ». Guy conserve sa voix douce. Il l’écoute encore un peu, avant d’orienter la femme vers un service de la Cimade spécialisé dans les violences faites aux femmes, en Seine-Saint-Denis.

« Elle respirait le mal-être », s’attriste Guy, qui prête attention au moindre signe envoyé par la personne assise en face de lui, notamment depuis une formation interne à la Cimade sur les violences faites aux femmes. Pendant quelques instants, le bénévole peine à répondre aux sollicitations de ses collègues, qui ne cessent de s’entraider à la volée sur leurs situations respectives. « Tu te fais cueillir comme ça, une fois par permanence, glisse-t-il. Après tu rentres chez toi et puis la nuit, quand tu t’endors, c’est difficile de ne pas repenser à elle. »

Article réalisé en collaboration avec Basta!


 

    mise en ligne le 30 janvier 2025

Territoires palestiniens occupés :

l’aide aux réfugiés condamnée

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Que vont devenir les activités de l’Unrwa, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, dans les territoires palestiniens ? Personne n’a la réponse, alors que deux lois bannissant l’agence onusienne, votées par la Knesset il y a trois mois, entrent en vigueur jeudi 30 janvier.

Jeudi 30 janvier, l’immense quartier général de l’Unrwa, l’office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, situé à Jérusalem-Est, gardera fermé son portail bleu ciel aux couleurs de l’ONU. La guérite des gardes, qui inspectent le châssis de chaque véhicule avec un miroir, sera vide. Les bureaux seront désertés, de même que les hangars de stockage, les garages, la station à essence, les parkings. Bref, la petite ville que constitue le siège de l’agence onusienne, dans le quartier de Sheikh Jarrah, sera transformée en cité fantôme.

L’ambassadeur d’Israël aux Nations unies, Danny Danon, a en effet envoyé, le 25 janvier, une lettre, qu’il a rendue publique sur le réseau social X, à António Guterres, secrétaire général de l’institution internationale, exigeant la fermeture du QG.

C’est la seule certitude, au moment de l’entrée en vigueur de deux lois votées par la Knesset (le Parlement israélien) et publiées le 30 octobre 2024 dans l’équivalent israélien du Journal officiel.

Les deux lois attaquent de front l’Unrwa. Elles constituent le point d’orgue d’une campagne de dénigrement déjà ancienne, qui a culminé avec l’accusation de complicité de l’agence avec le Hamas et les groupes armés palestiniens. Ainsi que Mediapart l’a rapporté (ici et là), ces attaques n’ont jamais été étayées par des preuves sérieuses.

La première loi interdit les « activités de l’Unrwa sur le territoire israélien » qui, dans l’esprit des législateurs, comprend Jérusalem-Est, occupée et annexée par Israël.

La seconde prohibe tout contact entre les membres des administrations israéliennes et celles et ceux de l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens.

Un grand flou

Peu de précisions ont été apportées depuis quant à la mise en œuvre de ces textes. Le ministère des affaires étrangères israélien, contacté par Mediapart, n’avait pas répondu à l’heure de la publication de cet article.

Le journal Israel HaYom, proche de la droite israélienne, révélait en novembre 2024 que les terrains du quartier général de l’Unrwa allaient être saisis par l’Autorité foncière israélienne pour y construire 1 440 unités de logements. Autrement dit, pour agrandir la colonie juive de ce quartier de Jérusalem-Est qui entoure déjà le QG onusien.

Le 20 janvier, Yuli Yoel Edelstein, député du Likoud, parti de Benyamin Nétanyahou, a affirmé en ouverture d’un débat à huis clos de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset, qu’il préside : « Je le dis sans équivoque : la loi sera appliquée. C’est fait et signé. Je propose à ces parties, et je les exhorte même, au lieu de perpétuer la souffrance, de trouver des solutions. »

Les Israéliens sont convaincus que si l’Unrwa disparaît, la question des réfugiés disparaîtra. Jørgen Jensehaugen (Institut de recherche sur la paix d’Oslo)

Il a également réitéré les accusations contre l’agence : « L’Unrwa, en plus d’être un générateur et un participant actif du terrorisme, est également une organisation qui perpétue le statut de réfugié. Les lois que nous avons adoptées il y a environ trois mois et qui doivent entrer en vigueur à la fin du mois constituent un changement historique. »

Par son champ d’action même, l’agence dérange : elle s’adresse, dans les territoires palestiniens occupés et dans les pays alentour, aux réfugiés de 1948, expulsés de chez eux par l’avancée des milices juives puis de l’armée israélienne, et à leurs descendants. Par son mandat, elle rappelle donc la permanence de la question des réfugié·es et de celle du droit au retour.

« Les Israéliens sont convaincus que si l’Unrwa disparaît, la question des réfugiés disparaîtra, explique Jørgen Jensehaugen, chercheur à l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (Prio). Et vous pouvez continuer à argumenter que juridiquement et factuellement c’est faux, mais toute la pression, toute l’attaque politique contre l’Unrwa est basée sur cette croyance. »

Les conséquences concrètes de la mise en œuvre de ces deux textes sont difficiles à prévoir, et tous les experts contactés par Mediapart s’accordent sur ce point. Notamment parce que les textes sont très flous.

Mais elles seront « désastreuses », affirme un rapport de Prio publié le 22 janvier, qui poursuit : « Les effets exacts sont difficiles à prévoir. Ils varieront en fonction des champs d’opération et des secteurs dans lesquels l’Unrwa opère. »

Risque de rupture de l’aide et des services

D’ores et déjà, les employés internationaux de l’agence onusienne n’ont plus de visa de travail au-delà du 29 janvier. Cela signifie très concrètement qu’ils n’ont plus le droit d’exercer leur mandat à Jérusalem-Est, en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza. Ils ne sont plus protégés par l’immunité onusienne.

Cela implique aussi qu’ils ne peuvent plus exiger de passer un checkpoint israélien, par exemple entre Jérusalem et Ramallah, ou entre Naplouse et Tulkarem, ni un point de passage entre Israël et la bande de Gaza.

Quant aux quelque 5 000 employés palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupée, ils pourraient eux aussi voir leurs déplacements entravés encore plus qu’aujourd’hui.

« Sur le terrain, en Cisjordanie comme dans la bande de Gaza, nos interlocuteurs sont les militaires. Jusque-là, si nous étions bloqués à un barrage de l’armée, nous prenions contact avec notre service de liaison, qui lui-même s’adressait au service de l’armée [israélienne] compétent, le Cogat. À partir de là, ça pouvait prendre plusieurs heures, mais le message descendait du Cogat au soldat sur le barrage et nous finissions par passer, explique Jonathan Fowler, porte-parole de l’Unrwa. Qu’en sera-t-il à partir du 30 janvier ? Nous n’en savons rien. »

Nous assurons toute la chaîne logistique. En fait, nous sommes la chaîne logistique. Car c’est l’Unrwa qui stocke et distribue. Jonathan Fowler, porte-parole de l’Unrwa

L’interdiction de tout « contact », inscrite dans le deuxième texte de loi, n’est en effet pas définie. « Est-ce que parler à un militaire, c’est un contact ?, reprend Jonathan Fowler. Si c’est le cas, il n’y aura plus aucune possibilité de faire de la déconfliction. Par exemple, lors des incursions dans les camps de réfugiés en Cisjordanie, nous sommes informés par nos interlocuteurs dans l’armée israélienne que les enfants ne doivent pas quitter l’école. Si nous n’avons plus ce contact, la vie des enfants est en danger. C’est la même chose dans la bande de Gaza pour l’acheminement de l’aide et sa distribution. Sans cette coordination, on peut imaginer les pires scénarios. Y compris ne plus pouvoir utiliser le port d’Ashdod pour débarquer l’aide. »

Israël prétend pouvoir remplacer l’Unrwa par d’autres agences, comme le Programme alimentaire mondial (PAM) pour la distribution de nourriture ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la santé, et notamment pour la vaccination de la population de Gaza. 

Mais, assurent les experts, ces agences n’ont pas l’infrastructure nécessaire pour remplacer l’Unrwa.

« Depuis le cessez-le-feu à Gaza, nous avons fait entrer de quoi nourrir plus de 1 million de personnes, expliquait Jonathan Fowler à Mediapart le 23 janvier. Certes, parfois avec la collaboration d’autres agences de l’ONU. Mais elles n’ont pas notre capacité. Nous avions avant la guerre 13 000 personnels à Gaza, beaucoup dans l’éducation. Aujourd’hui, nous avons 5 000 employés qui s’occupent de la logistique. Une agence comme le PAM en a 200. Comment pourrait-elle nous remplacer ? Nous assurons toute la chaîne logistique. En fait, nous sommes la chaîne logistique. Car c’est l’Unrwa qui stocke et distribue. »

Les cliniques et dispensaires de l’Unrwa assurent 3,5 millions de consultations par an.

L’interdiction de l’Unrwa, si elle est strictement appliquée comme l’exigent la droite et l’extrême droite israéliennes, désorganiserait l’ensemble de l’aide humanitaire, au moment où elle recommence à entrer massivement dans Gaza et où la population en a un besoin brûlant.

À plus long terme, au-delà de l’urgence absolue, aucune des institutions onusiennes ne peut mettre en place un réseau d’écoles et de centres de santé comparable à celui qui existe en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Près de la moitié des 650 000 élèves de l’enclave palestinienne, avant la guerre déclenchée le 7 octobre 2023, étaient scolarisé·s dans des écoles élémentaires de l’Unrwa. Ils sont plus de 45 000 en Cisjordanie. Les cliniques et dispensaires assurent 3,5 millions de consultations par an.

« D’un point de vue rationnel, une opération extérieure qui paie pour faire des choses qu’Israël aurait dû faire et qui réduit le risque d’escalade parce que les enfants sont à l’école, reçoivent une éducation et vivent une vie meilleure et plus stable, cela devrait être une bonne chose pour Israël, n’est-ce pas ?, poursuit Jørgen Jensehaugen. Ce devrait être une situation gagnant-gagnant pour Israël. Quelqu’un d’autre le fait pour qu’il n’ait pas à le faire. Et cela réduit le risque d’aggravation du conflit. Mais la haine idéologique envers l’Unrwa est telle que l’explication rationnelle n’a pas d’importance. »

Sur le papier, Israël s’est piégé avec ces deux textes. Car, rappelle le juriste international Johann Soufi, « il ne fait aucun doute qu’au regard du droit international, Israël en tant que puissance occupante des territoires palestiniens – à Gaza comme en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est – est tenu d’assurer la continuité des services publics. En réalité, l’Unrwa soulage Israël en fournissant des services qui, sinon, devraient être pris en charge, financièrement et logistiquement, par la puissance occupante ».

On imagine difficilement le gouvernement israélien reconnaître ses obligations de puissance occupante et prendre en charge services sociaux et écoles. L’option de l’Autorité palestinienne est hors de propos, étant donné son manque de moyens et son refus, politique et juridique, de se substituer à l’ONU.

« Israël et d’autres États préféreraient sans doute la création d’une nouvelle agence humanitaire aux fonctions similaires à celles de l’Unrwa, mais sans lien historique ou politique direct avec la question des réfugiés palestiniens de 1948, analyse Johann Soufi. Toutefois, cela ne se fera pas, car seule l’Assemblée générale de l’ONU, qui a créé l’Unrwa, peut mettre fin à son mandat et créer une nouvelle agence. Or, comme l’illustrent les résolutions adoptées ces dernières années, l’Assemblée générale soutient majoritairement la création d’un État palestinien et, en attendant, le rôle de l’Unrwa pour assurer l’assistance humanitaire et la gestion d’une grande partie des services publics. Nous nous dirigeons donc vers un blocage total – juridique, pratique et politique. »

Car dans les faits, aucun État capable de faire pression sur Israël ne viendra au secours de l’Unrwa. Les États-Unis sont acquis à Israël, et la présidence Trump fait de la détestation du multilatéralisme, symbolisé par les Nations unies, un mantra. Quant à l’Union européenne, largement divisée sur la guerre contre Gaza, elle fait montre depuis longtemps de son impuissance.


 

   mise en ligne le 29 janvier 2025

Une gauche au bord de la rupture

Roger Martelli sur www.regards.fr

La gauche cherche toutes les occasions de s’écarteler. Est-ce vraiment de saison ?

C’est quoi cette mauvaise blague ? Trump est en train de tout casser chez lui ; Milei propose ­­­­de revenir avant la période des Lumières (voir notre article) ; l’extrême-droite se déploie partout. Et pendant ce temps-là, on rejoue la guerre des gauches. Hier, Marchais contre Mitterrand ; aujourd’hui, Mélenchon contre Hollande, « madame Irma » contre « le capitaine de pédalo ».

Le grand cirque ne se limite pas aux noms d’oiseaux. Toutes les occasions semblent bonnes pour aviver les clivages les plus insurmontables. L’arrogance impériale de Trump menace l’Europe ? La gauche ressort ses vieux affrontements. Dans une récente tribune publiée par Le Monde une partie de la gauche (la plus à droite de la gauche) se prononce en faveur d’une Europe fédérale au risque de ranimer les préventions d’une autre partie (les plus à gauche de la gauche) qui redoute cette logique, surtout quand l’influence de l’extrême droite est en dynamique dans toute l’Europe. Mais comment constituer un front efficace contre le trumpisme, s’il n’y a pas d’Europe, si l’Europe se contente de rester ce qu’elle est, ou si elle se fédéralise sur la base du pire ?

La guerre des deux gauches pour légitimer deux candidatures à la présidentielle

S’il n’y avait que cela… Selon les jours, l’essentiel serait de choisir entre la gauche sociale et la gauche sociétale, entre la gauche des tours et celle des bourgs, entre la gauche du communautarisme et celle de la laïcité. Tout ça pour quoi? Pour légitimer le fait que, à la prochaine et inéluctable présidentielle, on doit se préparer à deux candidatures au moins : une insoumise et une sociale-démocrate bon teint. Et pour faire bonne mesure, on inscrit cet affrontement dans les localités. À Villeneuve-Saint-Georges, les insoumis arrivés en tête n’ont pas su faire de place à l’autre liste de gauche. Il n’y aura donc pas de fusion des deux listes de gauche. Pathétique.

Ce n’est pas à Regards que l’on récusera l’idée que la gauche est historiquement polarisée. D’un côté, la conviction que l’égalité ne peut se déployer pleinement au sein de logiques capitalistes qui la nient absolument ; de l’autre, l’idée que la seule voie réaliste est de tenter dans le système de réduire le champ des inégalités. Cette polarité est une réalité. Elle est aussi une source de dynamisme, si elle n’est pas marquée par un déséquilibre trop grand.

Le débat à gauche doit être assumé. La gauche y est parvenue dans le passé : pourquoi n’y parviendrait-elle pas dans le présent, dans une situation profondément changée. La question n’est plus de déterminer qui, de la droite ou de la gauche, est la mieux placée pour assumer la gestion de l’État dans le cadre républicain installé. L’enjeu est de dire si ce cadre sera maintenu ou si nous allons entrer dans une phase nouvelle, post-démocratique et « illibérale ». Certains à gauche ont pu rêver que venait le temps du grand chambardement, du dégagisme libérateur, propice à toutes les ruptures. S’il y a du chambardement et du dégagisme, c’est vers la pire des régressions qu’il est en train de nous porter. Inutile de croire que l’expérience du pire remettra l’histoire dans le bon sens, comme les communistes ont pu croire, au début des années 1930 : l’exercice du pouvoir par les fascismes n’a pas relancé l’onde révolutionnaire. 

La tension entre les deux sensibilités à gauche peut tourner au désastre

Dans le passé, il y avait concurrence à l’intérieur de la gauche, mais la gauche et la droite formaient deux ensembles de force globalement équivalente et la droite, plus ou moins libérale, restait républicaine. Aujourd’hui, la gauche est cruellement affaiblie et c’est l’extrême-droite qui domine.

Dès lors, la tension entre deux sensibilités à gauche peut tourner au désastre. Si « deux gauches » doivent se partager les maigres ressources électorales de la gauche tout entière, autant admettre que seule une personnalité de droite peut l’emporter face au Rassemblement national. Or ce calcul n’a rien d’assuré. Et même si, à l’arrivée, la droite « classique » l’emporte, ce serait une droite dont le point d’équilibre est déplacé vers son extrême.

À la différence d’autres périodes où la concurrence à gauche au premier tour préparait le rassemblement du second tour, la question de l’union tend à devenir première, notamment dans la perspective d’une élection présidentielle. Si la gauche veut ne pas être cornérisée, elle doit se rassembler. Et si elle veut regagner une majorité, elle doit écarter les logiques politiques qui l’ont privée du soutien populaire. Ainsi, elle doit s’écarter de la logique qui s’est amorcée en France autour de 1982-1983, qui s’est déployée dans le cadre européen du « social-libéralisme » et qui a connu son apogée entre 2012 et 2017, avec le quinquennat de François Hollande. Y revenir, au nom du « réformisme » et du « réalisme », serait une aberration.

En 2017 et 2022, les scores de Jean-Luc Mélenchon et le camouflet enregistré par les autres candidatures à gauche ont déplacé le curseur vers la gauche. Cela a débouché à deux reprises sur un rassemblement à gauche, sous l’étiquette de la Nupes, puis du NFP. À deux reprises, ce rassemblement s’est appuyé sur un programme, marqué par le poids électoral de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise. Au-delà du détail des propositions, ce programme est un corps cohérent de propositions qui se nourrit de ce que la gauche de gauche a accumulé depuis 2002. Dira-t-on que c’est un programme de « rupture » ? Ce n’est pas un programme qui décide de la rupture avec un système, mais la logique générale de mobilisation qui suit ou ne suit pas la victoire électorale du programme. En 1936, c’est la grève qui impose la réalisation des grandes mesures du Front populaire ; après 1981, c’est l’atonie du mouvement social qui rend possible le retournement vers la « rigueur ». 

Ce n’est pas un programme qui décide de la rupture

Depuis 2022, la domination écrasante de Jean-Luc Mélenchon a déterminé la rapidité et l’allure générale du rassemblement. Il procédait de l’idée que les catégories populaires ne pouvaient être regagnées que par un retour aux valeurs fondatrices de la gauche. La base du rassemblement existe donc. Peut-être lui manque-t-il l’esprit et l’ambition d’un projet. La force de la gauche n’est ni dans un individu, ni dans un parti, mais dans un esprit d’unité et dans un projet dont le maître mot devrait être l’émancipation humaine. Si, au moment électoral décisif, ce n’est pas ce projet que nous mettons au cœur de la controverse publique, si l’enjeu énoncé est de savoir qui domine à gauche, nous n’aurons plus que les larmes pour pleurer. 

Cette conviction doit l’emporter. Chacun, à l’intérieur de la gauche, peut jouer sa partition, en fonction de son histoire et de ses convictions. Mais, à l’arrivée, ce ne seront pas « les » gauches qui se partageront les votes mais « la » gauche qui triomphera ou qui mordra la poussière.


 

    mise en ligne le 28 janvier 2025

Au nord de Marseille, le plus grand marché informel de France
lutte pour sa survie

Par Samy Hage sur https://www.bondyblog.fr

Depuis trois mois, le marché de Gèze est à l’arrêt dans la cité phocéenne après un arrêté anti-vente à la sauvette. Face à l’absence de solutions politiques, les vendeurs se réunissent dans un syndicat inédit.

L’arrêt est brutal. Le 17 octobre dernier, la mairie de Marseille (divers gauche) signe un arrêté interdisant la vente à la sauvette dans le quartier très populaire de Gèze, au nord de la ville. Il vise le plus grand marché informel de France qui réunissait quotidiennement jusqu’à un millier de vendeurs.

Depuis, les descentes de police y sont quotidiennes. Les vendeurs, appelés Biffins, voient leur marchandise saisie. Certains ont même écopé d’amendes de 300 euros, l’équivalent d’un bon mois de vente pour les plus réguliers. L’arrêté a été prolongé mi-décembre alors que les Biffins s’apprêtaient à remonter leurs stands. Le tout, officiellement, pour des questions de tranquillité publique et de sécurité.

Il faut vraiment ne pas connaître le quartier pour ne pas comprendre l’importance de ce marché

« Il faut vraiment ne pas connaître le quartier pour ne pas comprendre l’importance de ce marché », peste Stéphanie Fernandez Recatala, présidente de l’association Indicible qui vient en aide aux Biffins. Ce marché géant est historiquement un lieu incontournable pour acheter des vêtements, accessoires et divers objets du quotidien pour quelques euros.

Pour les Biffins, « entre 17 et 84 ans » selon leur syndicat, c’est un complément de revenu indispensable, un travail de subsistance en langage sociologique. On y retrouve différents profils : travailleurs précaires, retraités avec une faible pension, étudiants, chômeurs…

Un marché organisé

En réaction, les marchands ont lancé un syndicat pour défendre cette économie parallèle. Chaque lundi, ils organisent une réunion qui attire toujours de nouveaux membres par le bouche-à-oreille. « Il faut payer ou c’est gratuit ? », demande timidement une nouvelle adhérente, venue grâce à une amie et collègue. Le syndicat est pour l’instant gratuit et compte environ 200 membres.

Ils réclament un marché encadré les week-ends autour d’un boulevard proche du marché actuel. Le tout, organisé par l’association Indicible, en charge de placer les Biffins et de nettoyer le site. Cette gestion serait financée par le coût de l’emplacement : cinq euros. Le projet s’attache à répondre aux problèmes avancés par la mairie pour justifier son arrêté.

Je n’ai jamais laissé un seul déchet à ma place

La Ville pointe en effet des disputes entre Biffins à causes des emplacements et la saleté des lieux, où des marchandises non vendues sont laissées sur la voie publique. Un argument qui agace Dounia*, qui ne vend plus depuis les descentes de police. « Je n’ai jamais laissé un seul déchet à ma place », répète-t-elle régulièrement au cours de la réunion.

Les réticences de la mairie

Cette proposition, la mairie ne semble pas vouloir l’entendre. Yannick Ohanessian, adjoint marseillaisais chargé de la tranquillité publique, à l’origine de l’arrêté, est catégorique. « Ce qu’ils proposent n’est pas un site, c’est une avenue. » L’élu dit alors soutenir le projet d’un marché intérieur et quotidien. Il pourrait se tenir dans un ancien entrepôt du quartier. Son fonctionnement serait assez proche. Il serait géré par une association en charge de la propreté et de la sécurité des lieux. Selon lui, la quasi-totalité des Biffins demanderait un lieu clos pour un éventuel marché organisé. L’adjoint ne parait donc pas reconnaître le nouveau syndicat comme un interlocuteur légitime puisque cela ne correspond pas aux revendications du syndicat.

Le projet de marché couvert n’a en réalité rien de nouveau. Il est défendu de longue date par l’association francilienne Amelior. Yannick Ohanessian n’hésite alors pas à jouer la carte de la concurrence entre les projets. « Il y a quelques militants qui instrumentalisent le sujet », affirme-t-il énigmatiquement. Il faut dire que les liens ne sont pas bons entre les associations, Stéphanie Fernandez Recatala est une ancienne d’Amelior, partie en mauvais terme avant de fonder Indicible.

Il n’y a pas de concurrence, mais de la place pour deux

Cette défense a le don d’agacer l’intéressée. « Il n’y a pas de concurrence, mais de la place pour deux. Le projet d’Amelior, c’est 200 places. Le week-end, il peut y avoir jusqu’à 1 200 Biffins », assure Stéphanie Fernandez Recatala. Un chiffre confirmé par Amelior, qui précise qu’un système de roulement entre Biffins est prévu. La présidente d’Indicible dénonce aussi une forme double discours de la part de la Ville alors que le projet d’Amelior est dans l’impasse depuis des mois.

Un projet qui patine

À ce sujet, le directeur d’Amelior, Samuel Le Cœur, avance quelques problèmes en interne, mais surtout la délicate réhabilitation du lieu fourni par la mairie. « Le site est pourri et dès lors que c’est en intérieur, c’est un établissement recevant du public, avec beaucoup de normes », résume-t-il. Il affirme ne pas avoir de retour de la mairie depuis septembre alors qu’il demande davantage de subventions pour mener le projet à bien. « Ce n’est pas gratuit certes, mais toujours moins cher que la répression », assène le directeur.

L’association attend par ailleurs une subvention promise par Euroméditerranée, établissement public chargé de requalifier le quartier avec pléthore de logements, équipements et bureaux neufs. Cette transformation est spontanément pointée du doigt par le syndicat de Biffins comme un accélérateur de la soudaine répression. L’établissement, administré par l’État et les collectivités locales, avait promis 20 000 euros de subventions au projet d’Amelior, qui les attend toujours.

Face à cela, Euroméditerranée répond que la subvention reste dans les cartons et renvoie la balle à la Ville. « C’est un projet de la mairie. Tant que le projet est à l’arrêt, on ne va pas subventionner. Ça reste de l’argent public », explique l’établissement. Même discours quant à l’arrêté : « C’est une décision de la ville, sans doute pour des raisons de sécurité ».

La situation urge pour les Biffins

De son côté, Kada, secrétaire de syndicat, se montre assez indifférent à ce débat. Pour cet agent d’entretien dans des tours de bureaux, l’urgence est de pouvoir reprendre son activité après trois mois sans complément de revenus. « Intérieur ou extérieur, on a juste besoin d’une place pour vendre », souffle-t-il.

Les Biffins se retrouvent donc coincés entre une lenteur politique et une brouille entre associations alors que la situation devient critique et se généralise dans la ville. Parmi les nouvelles têtes ce lundi, Fatna est marchande à Noailles, quartier populaire dans l’hypercentre également prisé par les Biffins. Cette retraitée, fourrure et larges lunettes de soleil, raconte avoir écopé de 300 euros d’amendes lors d’une descente de police. Sa marchandise, encore rangée dans son caddie, a été saisie. « Je voulais aller à Gèze mais apparemment ça n’existe plus. Il me reste plein de jolis vêtements à vendre. » Comme beaucoup, elle a dû à faire appel à sa famille pour s’en sortir après cette perte de revenu.

Dans ce cadre, le discours de la Ville ne donne guère de motifs d’espoirs aux Biffins de Gèze comme de Noailles. Interrogé sur le sujet début janvier lors des traditionnels vœux à la presse, le maire de Marseille, Benoît Payan (DVG), s’est montré satisfait de la mesure d’arrêté municipal. « Le dispositif a montré que ça fonctionnait. Nous allons continuer [l’arrêté] sur Gèze. » L’élu annonce même envisager une extension de l’arrêté au quartier de Noailles et insiste sur le renforcement du dispositif policier. Ce lundi 20 janvier, pas de nouvel arrêté, mais un « plan tranquillité » qui démarre pour le quartier de Noailles avec une trentaine d’agents mobilisés contre la vente à la sauvette. Pas de nouvelles en revanche pour le sort des marchands.


 

   mise en ligne le27 janvier 2025

« Nous sommes pris au piège » : en RDC, Goma sous la menace d’un « carnage »

Benjamin König sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de combats entre l’armée congolaise et les rebelles du M23 soutenus par le Rwanda, la capitale de l’est du pays pourrait chuter dans les prochains jours, voire les prochaines heures. Le nombre de civils tués reste inconnu, mais un désastre est à craindre.

Une question de jours, voire d’heures, avant que Goma ne tombe. Un mois après le début d’une nouvelle offensive du Mouvement des rebelles du 23 mars (M23), la grande ville de la province du Nord-Kivu, qui compte 1 million d’habitants et autant de réfugiés venus de la région, est toujours l’objet d’une guerre sans merci, sur fond de pillages des ressources minières pour le compte du Rwanda et de multinationales européennes et états-uniennes.

Le M23, groupe antigouvernemental créé par d’anciens officiers congolais, armé et soutenu par 3 000 à 4 000 soldats rwandais, attaque désormais les forces armées de la RDC (FARDC) et les groupes locaux appelés Wazalendo (patriotes, en swahili), aux portes de la ville.

Selon des personnels de l’ONU présents sur place avec la mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco) et des représentants diplomatiques, des soldats du M23 et rwandais sont entrés dans plusieurs quartiers de la capitale régionale.

Deux casques bleus tués

Dimanche 26 janvier, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni en urgence pour évoquer la situation dans l’est de la RDC, condamnant le « mépris éhonté » de la souveraineté de la RDC. La ministre congolaise des Affaires étrangères, Thérèse Kayikwamba Wagner, a exhorté les Nations unies à agir : « Aujourd’hui, les victimes ne sont pas seulement congolaises, cette attaque est dirigée contre l’Afrique tout entière, que dis-je, contre l’humanité entière, les balles rwandaises frappent indistinctement les Sud-Africains, les Tanzaniens, les Malawites, les Burundais, les Uruguayens tous frères et sœurs venus pour la paix », a-t-elle déclaré. Allusion aux casques bleus de la Monusco, dont deux sont morts au cours des dernières quarante-huit heures, un Sud-Africain et un Uruguayen. Onze autres ont été blessés et sont soignés à l’hôpital des Nations unies de Goma.

La représentante spéciale de l’ONU en RDC, Bintou Keita, également cheffe de la Monusco, a indiqué que les routes et l’aéroport étaient bloqués : « Nous sommes pris au piège », a-t-elle déclaré. Comme des centaines de milliers de civils et de réfugiés regroupés dans Goma. Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, a rappelé que les attaques sur les civils et les personnels de l’ONU constituent des crimes de guerre.

L’offensive du M23 et des soldats rwandais est foudroyante : en moins de quinze jours, les rebelles ont pris la ville de Masisi, puis, la semaine dernière, celle de Sake, coupant ainsi Goma du reste du pays. C’est lors de ces combats que le gouverneur militaire de la région, Peter Cirimwami, a été tué le 23 janvier.

Dimanche, le président kényan, William Ruto, a annoncé réunir « dans les quarante-huit heures » un sommet de la Communauté des États d’Afrique de l’Est, avec la présence des présidents respectifs de la RDC et du Rwanda, Félix Tshisekedi et Paul Kagame. Ce dernier a comme à son habitude évoqué une « posture défensive » et « une menace à la sécurité du Rwanda ».

L’est de la RDC est le théâtre, depuis trente ans et les conséquences du génocide des Tutsis au Rwanda, de guerres sur fond de vengeance contre les Hutus génocidaires, mais également de prédation et de pillages des ressources minières et agricoles. La chute de Goma pourrait provoquer une immense catastrophe : le gouvernement congolais a dit ce lundi vouloir « éviter le carnage ».


 


 

Il serait facile de mettre fin aux agissements du Rwanda en RDC

Jason Stearns sur https://blogs.mediapart.fr/

Jason Stearns est professeur associé à l'université Simon Fraser et auteur de « The War That Doesn't Say Its Name : The Unending Conflict in the Congo ».

La semaine dernière, dans l'est de la République démocratique du Congo, le groupe rebelle M23 s'est emparé de la ville lacustre de Sake. Selon les informations disponibles ce lundi 27 janvier au matin, ses combattants seraient entrés dans la ville de Goma. Les dirigeants occidentaux semblent paralysés dans la gestion de nombreux conflits, mais cela ne devrait pas être le cas en RDC. Il serait facile d'agir car le principal instigateur du conflit du M23 est le gouvernement du Rwanda, un pays dépendant de l'aide étrangère.

La semaine dernière, dans l'est de la République démocratique du Congo, le groupe rebelle M23 s'est emparé de la ville lacustre de Sake. Le week-end dernier, les combats ont également embrasé Goma, une ville de 1,5 million d'habitants entourée de centaines de milliers de personnes déplacées. Selon les informations disponibles ce lundi 27 janvier au matin, ses combattants seraient entrés dans la ville.

Les dirigeants occidentaux semblent paralysés dans la gestion de nombreux conflits, mais cela ne devrait pas être le cas en RDC.

Dans ce pays, plus de 6 millions de personnes sont déplacées, dont au moins un tiers à cause du conflit du M23. Le fait qu'ils ne l'aient pas fait amène de nombreux Congolais à conclure que personne ne s'en préoccupe. D'autres, de plus en plus nombreux, croient à une conspiration plus sinistre : si les puissants restent les bras croisés alors que les Congolais souffrent, c'est qu'ils le veulent bien. Il n'est pas étonnant que la popularité de la Russie soit en hausse auprès des Congolais.

Il serait facile d'agir, car le principal instigateur du conflit du M23 est le gouvernement du Rwanda, un pays dépendant de l'aide étrangère. Selon six rapports d'un groupe d'experts des Nations unies, le Rwanda a envoyé des milliers de soldats à la frontière, déployant des missiles sol-air, des tireurs d'élite, des véhicules blindés et des forces spéciales. Les États-Unis, l'Union européenne et le Royaume-Uni ont tous condamné les actions du Rwanda.

Mais les paroles ne valent pas grand-chose. Les critiques formulées à l'encontre du Rwanda sont souvent contredites par d'autres actions. Au milieu des violences, les dirigeants du Commonwealth se sont réunis à Kigali en 2022, et l'UE a accordé 40 millions d'euros pour soutenir le déploiement de la force de défense rwandaise (la même armée qui a participé à l'assaut contre la RDC) au Mozambique. L'UE et ses États membres investissent également plus de 900 millions de dollars au Rwanda dans le cadre du programme Global Gateway.

Sous l'ancien gouvernement conservateur, le Royaume-Uni avait l'intention d'envoyer les demandeurs d'asile au Rwanda afin de décourager l'immigration clandestine. La France, qui a joué un rôle moteur dans les décisions de l'UE, s'est montrée désireuse de maintenir les troupes rwandaises dans le nord du Mozambique, où elles protègent les installations gazières offshore de TotalEnergies contre les rebelles islamistes. Certains fonctionnaires européens sont plus favorables aux diplomates rwandais, bien organisés, qu'à leurs homologues congolais.

Les diplomates rwandais affirment que leur armée n'est pas déployée en RDC, mais que si elle l'était, ce serait pour protéger la communauté tutsie congolaise et leurs propres frontières contre les rebelles des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Les FDLR comprennent des combattants qui ont participé au génocide de 1994 au Rwanda.

Ce récit, cependant, renverse la séquence historique. C'est l'émergence du M23 qui a conduit à une augmentation des discours de haine contre les Tutsi et à une collaboration entre l'armée congolaise et les FDLR. Le gouvernement congolais doit certes s'attaquer aux discriminations et mettre fin à son soutien aux groupes armés. Mais le M23 a exacerbé les maux qu'il cite.

Le Rwanda, dont au moins un tiers du budget provient de l'aide des donateurs, compte sur sa réputation pour attirer les touristes et les investisseurs. L'Association nationale de basket-ball des États-Unis s'est associée au Rwanda dans le cadre de sa Ligue africaine de basket-ball. Les maillots des clubs de football Paris Saint-Germain et Arsenal portent la mention « Visit Rwanda ». Le pays est candidat à l'organisation d'une course de Formule 1. Le président Paul Kagame aime s'afficher avec des célébrités telles qu'Idris Elba et Kendrick Lamar, peut-être dans l'espoir que leur rayonnement déteindra sur lui.

Dans le passé, les donateurs ont utilisé ce moyen de pression. En 2012, ils ont suspendu le versement de 240 millions de dollars d'aide en raison d'une ingérence présumée en RDC. Barack Obama a appelé Kagame et lui a demandé de cesser de soutenir le M23. En l'espace de quelques mois, l'aide a cessé et le M23 s'est effondré.

Cette fois-ci, nous semblons vivre dans un monde différent - un monde dans lequel la migration, les investissements commerciaux et d'autres préoccupations nationales sont plus importants que l'humanitaire, et où l'apathie l'emporte sur la solidarité. Un monde où nous dénonçons avec indignation l'agression russe en Ukraine, mais où nous haussons les épaules lorsque des millions de personnes sont déplacées en Afrique centrale.


 

    mise en ligne le 26 janvier 2025

Comment Donald Trump veut
« nettoyer » Gaza de ses habitants

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le président états-unien veut que l’Égypte et la Jordanie accueillent les habitants de Gaza. Il rêve de « faire le ménage ». Une idée qui plaît à Netanyahou et l’extrême droite israélienne.

Entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou, l’entente est parfaite. Ils ont en commun un cynisme et un mépris avéré pour les Palestiniens. Pendant quinze mois, le premier ministre israélien a pratiqué une politique génocidaire sans merci. Le nouveau président états-unien, à peine installé à la Maison-Blanche, pousse pour finir le travail. Dans une déroutante déclaration effectuée samedi 25 janvier, il a comparé la bande de Gaza dévastée par la guerre et plongée dans une grave crise humanitaire à un « site de démolition » : « J’aimerais que l’Égypte accueille des gens. On parle d’environ 1,5 million de personnes, on fait tout simplement le ménage là-dedans et on dit : ”Vous savez, c’est fini.” »

Pendant qu’Elon Musk, déjà en charge de purges au sein de l’administration américaine, intervient au congrès de l’AfD en Allemagne, Trump, lui, parle tout simplement de déportation des Palestiniens. « Vous savez, au fil des siècles, ce site a connu de nombreux conflits. Et je ne sais pas, quelque chose doit se passer », a-t-il renchéri en explicitant son idée : « Je préférerais m’impliquer avec certaines nations arabes et construire des logements à un autre endroit où ils pourraient peut-être vivre en paix pour une fois. » Le trublion a suggéré un déplacement « temporaire ou à long terme » des Gazaouis.

Sur les 200 prisonniers palestiniens libérés, 70 bannis de Palestine

Il a également indiqué qu’il avait félicité la Jordanie pour avoir accepté avec succès des réfugiés palestiniens, faisant savoir au roi Abdallah II : « J’aimerais que vous en accueilliez davantage, car je regarde toute la bande de Gaza en ce moment, et c’est un désastre. C’est un véritable désastre. » Trump a ensuite annoncé le déblocage d’une livraison de bombes de plus de 900 kilogrammes pour son allié israélien. L’administration de l’ancien président Joe Biden avait suspendu l’année dernière les livraisons de telles armes.

Avec cette nouvelle approche, Donald Trump s’aligne sur la volonté affichée par Israël depuis le début de la guerre, à savoir expulser les Palestiniens de la bande de Gaza. Ce nettoyage ethnique plaît au ministre des Finances d’extrême droite Bezalel Smotrich, qui l’a fait savoir dans un communiqué : « L’idée de les aider à trouver d’autres endroits où commencer une vie meilleure est une excellente idée. »

Ces déclarations arrivent au moment opportun pour Benyamin Netanyahou et sonnent comme un soutien sans faille et sans condition. Ce qui permet au premier ministre israélien de ne pas respecter ses engagements concernant le retrait total de ses troupes du sud du Liban, comme le prévoyait l’accord conclu.

De même, les Gazaouis déplacés dans le Sud, qui devaient avoir la permission de retourner dans le Nord, en sont toujours empêchés par l’armée israélienne sous prétexte que lors de l’échange de samedi, les quatre captives israéliennes étaient des soldates, alors qu’une civile devait être dans le lot. Sur les 200 prisonniers palestiniens libérés, 70 ont été bannis de Palestine et contraints de rester en Égypte.

Ces dernières séquences, ajoutées aux promesses qu’aurait faites Trump de laisser Netanyahou reprendre les bombardements à Gaza, augurent mal de la suite, l’entame de négociations sur les modalités de la deuxième phase, à savoir « une fin définitive de la guerre ». En somme, Trump et Netanyahou disent aux Palestiniens : « La valise ou le cercueil. »


 


 

L’annexion illégale de la Cisjordanie
par Israël boostée par Trump

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

Alors que le cessez-le-feu dans la bande de Gaza est en vigueur depuis le 19 janvier et qu’un nouvel échange de prisonniers et d’otages a eu lieu ce samedi 25 janvier, les partisans de l’annexion de la Cisjordanie se font plus bruyants et plus violents que jamais en Israël. En témoignent les attaques de ces derniers jours dans le nord du territoire palestinien.

Le cessez-le-feu à Gaza, qui connaît samedi 25 janvier un nouvel échange de captifs et de captives (voir notre encadré), se fera-t-il au prix de l’annexion progressive de la Cisjordanie par le gouvernement le plus extrémiste de l’histoire d’Israël ?

À peine investi lundi 20 janvier, Donald Trump, qui s’attribue le mérite de la bien fragile trêve à Gaza, a envoyé un signal funeste en annulant le décret de son prédécesseur Joe Biden, qui avait poussivement pris en février 2024 une mesure certes dérisoire mais très symbolique : des sanctions financières contre plusieurs colons israéliens accusés de violences contre des Palestinien·nes en Cisjordanie occupée.

De quoi galvaniser les partisans d’un « Grand Israël » de la Méditerranée au Jourdain, qui rêvent d’annexer totalement le territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967, qu’ils désignent par l’appellation biblique de « Judée-Samarie ». Pas une semaine sans qu’ils redoublent de violence, colonisent ou tentent de coloniser de nouvelles terres en toute impunité.

Depuis le 7-Octobre, dans l’ombre des massacres à Gaza et au mépris du droit international, on assiste même à une accélération inédite de la politique de colonisation en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est. 

Au moins 850 Palestiniens y ont été tués par l’armée israélienne ou par des colons, selon le ministère palestinien de la santé, tandis qu’une trentaine d’Israéliens, dont des soldats, y sont morts dans des attaques palestiniennes ou dans des opérations militaires, selon Israël.

Un exemple parmi des dizaines d’autres : fin juin 2024, Israël a accaparé la plus vaste étendue de terres en Cisjordanie depuis trente ans et les accords de paix d’Oslo en 1993. 1 270 hectares dans la vallée du Jourdain ont été déclarés « propriétés d’État » pour favoriser l’expansion de colonies israéliennes.

Lundi 20 janvier, jour de l’investiture de Donald Trump aux États-Unis, une cinquantaine d’extrémistes juifs a attaqué à la tombée de la nuit, à coups de pierres et de cocktails incendiaires, les villages d’Al-Funduq et de Jinsafut, dans le nord de la Cisjordanie. Sous le regard passif de soldats israéliens.

Dans cette commune en zone C, c’est-à-dire sous contrôle total de l’armée israélienne, la police est intervenue « au bout d’une heure seulement », a raconté au journal Le Monde Luay Tayim, maire du village. 

Les colons venus en découdre entendaient « venger » l’assassinat, début janvier, de trois habitants de la colonie de Kedoumim toute proche, où vit l’un des plus zélés promoteurs d’une annexion totale de la Cisjordanie, le colon et ministre israélien des finances d’extrême droite, et vice-ministre de la défense, Bezalel Smotrich, qui a voté contre l’accord avec le Hamas. 

200 Palestiniens libérés en contrepartie de quatre soldates israéliennes

Quatre soldates israéliennes, retenues à Gaza depuis le 7 octobre 2023, ont été libérées samedi 25 janvier par le Hamas en contrepartie de la libération de 200 Palestiniens détenus dans les prisons d’Israël, dont une grande partie est incarcérée sous le régime de la détention administrative, c’est-à-dire de manière arbitraire, sans charge ni procès. C’est le deuxième échange de captifs depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 19 janvier.

Daniella Gilboa, Karina Ariev, Liri Albag et Naama Levy, qui avaient été enlevées dans une base militaire, ont retrouvé la liberté dans la matinée, au cours d’un échange mis en scène par le Hamas. Elles sont désormais prises en charge dans un hôpital en Israël.  

Une partie des Palestiniens libérés a été accueillie par une foule en liesse à Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne. D’autres ont été envoyés en Égypte à bord d’autobus, « expulsés » par Israël, selon le média d’État égyptien Al-Qahera News. Seize autres Palestiniens ont été transférés vers la bande de Gaza, où Israël conditionne le retour des déplacé·es du sud vers le nord de Gaza à la libération de l’otage Arbel Yehud, qui serait « en bonne santé », selon deux dirigeants du Hamas.

Sur la liste des Palestiniens libérés ce samedi, figure Mohammed Tous, 69 ans et membre du Fatah, plus ancien Palestinien détenu sans discontinuer par Israël, avec près de quatre décennies passées derrière les barreaux.

Le ministre suprémaciste, qui menace de faire tomber le gouvernement si Israël ne reprend pas la guerre à Gaza à l’issue de la première phase du cessez-le-feu, réclame qu’Al-Funduq soit réduit en ruines comme le camp de Jabaliya l’a été dans le nord de Gaza. 

Il a salué sur le réseau social X la première mesure de Trump en faveur des colons : « Votre soutien inébranlable et sans compromission […] est un témoignage de votre intense relation avec le peuple juif et notre droit historique sur notre terre ». Tout comme l’autre figure de l’extrême droite israélienne, Itamar Ben-Gvir, qui a démissionné dimanche 19 janvier de son poste de ministre de la sécurité nationale pour dénoncer l’accord de cessez-le-feu avec le Hamas palestinien.

Opération « Mur de fer »

Tandis que la terreur coloniale frappe Al-Fundunq et Jinsafut, au surlendemain de l’entrée en vigueur d’une trêve à Gaza et au lendemain de l’investiture de Donald Trump, les autorités israéliennes ont déplacé la guerre sur un autre des multiples fronts qu’elles ont ouverts depuis le 7-Octobre en lançant, au nom de « la lutte contre le terrorisme », une nouvelle offensive meurtrière en Cisjordanie.

Baptisée « Mur de fer », appuyée par des bulldozers, des avions et des véhicules militaires blindés, la vaste opération de l’armée et du service de renseignement intérieur israéliens vise le camp de réfugié·es, accolé à la ville de Jénine, également dans le nord du territoire. Un bastion historique de la lutte armée palestinienne, régulièrement attaqué, qui se trouve en zone A, soit sous contrôle de l’Autorité palestinienne (AP). 

Qu’importe le zonage, Israël investit le camp à sa guise, régnant par la force et humiliant encore un peu plus la bien faible et décriée AP, qui doit urgemment se réformer en profondeur, ainsi que son leader, l’impopulaire et indéboulonnable Mahmoud Abbas (qui s’est décidé, à reculons, sous intense pression diplomatique, en novembre 2024, à commencer à organiser sa succession, un sujet tabou pour lui, en désignant Rauhi Fattouh, un de ses fidèles, pour lui succéder si des raisons de santé l’empêchaient de gouverner). 

Le président de l’Autorité palestinienne, qui fêtera ses 90 ans en 2025 et revendique la gouvernance de Gaza, a tout fait ces dernières semaines pour prouver à Trump, à Israël et à la communauté internationale qu’il était capable de conduire son peuple en Cisjordanie comme demain dans l’enclave anéantie par quinze mois de bombardements massifs.

« Méthodes de guerre », selon l’ONU

Mais l’offensive israélienne, qui a déjà fait en moins d’une semaine plus de quatorze morts et des dizaines de blessés, parmi lesquels des soignants palestiniens, est un cinglant désaveu. Elle intervient quatre jours après la conclusion d’un accord mettant fin à près de deux mois de combat entre les groupes armés du camp de Jénine et les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne. Depuis plusieurs semaines, ces dernières menaient dans le camp une offensive sans précédent contre ceux qu’elles dénoncent comme étant des « groupes palestiniens hors la loi » semant « le chaos et la fraude ».

Dans un communiqué, le Hamas accuse l’AP de « collaboration avec Israël », de « crime et de trahison du sang des martyrs », et dénonce une coordination sécuritaire avec le colonisateur « devenue extrêmement dangereuse, s’opposant totalement à la position du peuple palestinien et des organisations palestiniennes ».

Jeudi 23 janvier, au troisième jour de l’opération israélienne, des centaines d’habitant·es ont quitté les rues boueuses du camp de Jénine, emportant quelques affaires. « Ils veulent faire comme à Gaza », réagit auprès de Mediapart un Palestinien de Jénine.

Vendredi 24 janvier, l’ONU a condamné l’usage par Israël « de méthodes de guerre » et « le recours illégal à la force létale » à Jénine. Les opérations israéliennes « suscitent de graves inquiétudes quant à un recours inutile ou disproportionné à la force, notamment aux méthodes et moyens développés pour la guerre, en violation du droit international des droits de l’homme, des normes et standards applicables aux opérations de maintien de l’ordre », a déclaré Thameen al-Kheetan, porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits humains.

« En s’abstenant constamment, au fil des ans, de demander des comptes aux membres de ses forces de sécurité responsables d’homicides illégaux, Israël non seulement viole ses obligations en vertu du droit international, mais risque également d’encourager la répétition de tels homicides », a encore ajouté le porte-parole.

Alors que le chef de la diplomatie américaine Marco Rubio a promis par téléphone au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou mercredi 22 janvier un « soutien inébranlable » à Israël, alors que l’équipe de Donald Trump compte de fervents pro-israéliens, dont Mike Huckabee, figure de la droite chrétienne évangélique et ardent partisan de la colonisation, nommé au poste d’ambassadeur des États-Unis en Israël, pour qui « l’occupation, ça n’existe pas », tout comme la Palestine et le peuple palestinien, António Guterres, secrétaire général de l’ONU, s’alarme « de la menace existentielle » qui pèse sur « l’intégrité et la contiguïté du territoire palestinien occupé de Gaza et de Cisjordanie » et se dit « profondément préoccupé ».

« De hauts responsables israéliens parlent ouvertement d’une annexion formelle de la totalité ou de parties de la Cisjordanie dans les mois qui viennent. Toute annexion de la sorte serait une très grave violation du droit international », a-t-il confié lors d’une réunion du Conseil de sécurité sur la situation au Proche-Orient, lundi 20 janvier.

Personne n’oublie le plan dit « de paix » non abouti de Donald Trump en 2020 lors de son premier mandat. Vanté par ce dernier comme « le deal du siècle », il enterrait définitivement ce qui était la base des négocations jusqu’ici (le tracé des frontières de 1967 et Jérusalem comme capitale des deux États) et prévoyait l’annexion d’une partie de la Cisjordanie par Israël, qui aurait notamment la souveraineté sur la vallée du Jourdain et Jérusalem comme « capitale d’Israël indivisible ».

Sans surprise, le plan avait suscité la colère du peuple palestinien. Le Hamas, au pouvoir dans la bande de Gaza, l’avait immédiatement rejeté, ainsi que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.


 


 

Gaza : la CNCDH pointe

les hypocrisies françaises

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

La Commission nationale consultative des droits de l’homme a demandé au gouvernement, jeudi 23 janvier, de retirer ses déclarations sur « l’immunité » de Benyamin Nétanyahou et rappelle que la France doit « prévenir le crime de génocide » par « tous les moyens à sa disposition ».

Multiplier les déclarations sur le respect du droit international humanitaire est une chose. Les mettre en pratique avec constance en est une autre. Les autorités françaises devraient démontrer qu’elle ne se contentent pas de paroles mais qu’elles mènent également des « actions concrètes » dans ce domaine, estime la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans une déclaration adoptée le 23 janvier, que Mediapart a pu consulter et qui fait explicitement référence à la guerre menée par Israël à Gaza.

Ces derniers mois, les autorités françaises ont multiplié les discours et les initiatives pour défendre le droit international humanitaire, ce pan du droit international qui s’applique aux conflits armés et vise à en limiter les conséquences (il impose entre autres de protéger les non-combattant·es et interdit d’utiliser certaines armes et méthodes de guerre trop destructrices).

En septembre 2024, Paris lançait ainsi, avec cinq autres États, une initiative mondiale « visant à revitaliser l’engagement politique en faveur du droit international humanitaire ». Le respect de ce droit figure parmi les piliers de la stratégie humanitaire française 2023-2027. Il est régulièrement mentionné comme une priorité par les diplomates français·es.

Mais à l’épreuve des faits, la France n’a pas toujours été exemplaire. Le 27 novembre 2024, le ministère des affaires étrangères laissait entendre que la France pourrait ne pas appliquer le mandat d’arrêt pour « crimes contre l’humanité et crimes de guerre » émis par la Cour pénale internationale (CPI) contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, contredisant toutes les déclarations précédentes de la diplomatie française.

La CNCDH, qui est l’institution chargée de veiller à l’application par la France du droit international humanitaire, appelle aujourd’hui la France à « retirer formellement » cette déclaration. « Déclarer qu’un chef de gouvernement frappé d’un mandat d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité pourrait bénéficier d’une immunité » est non seulement « en contradiction avec la jurisprudence nationale », mais aussi avec « la jurisprudence de la Cour pénale internationale en la matière » et avec les obligations de la France en tant que signataire des Conventions de Genève, souligne la Commission.

La volte-face du Quai d’Orsay au sujet de Nétanyahou avait été interprétée, à l’époque, comme un gage donné aux autorités israéliennes afin qu’elles acceptent d’intégrer Paris aux discussions sur un cessez-le-feu au Liban. Entre ne pas transiger sur ses principes et les fouler aux pieds pour afficher un petit succès diplomatique, l’exécutif français a choisi.

Mieux contrôler les ventes d’armes françaises

« C’est en prenant des engagements à long terme, et non en adoptant des positions conjoncturelles par opportunité politique ou diplomatique […] que peut être créé un environnement propice au respect du droit international humanitaire », tance la CNCDH dans sa déclaration, votée à l’unanimité de ses membres (soixante-quatre personnes, représentant·es de grandes ONG, syndicats, expert·es des droits humains, représentant·es de cultes, universitaires, magistrat·es, avocat·es et parlementaires).

La Commission rappelle également à Paris ses obligations en matière de contrôle des ventes d’armes. Tout en « salu[ant] » les mots d’Emmanuel Macron qui avait appelé début octobre 2024 à « cesse[r] de livrer les armes pour mener les combats sur Gaza », la CNCDH recommande à la France d’aller jusqu’au bout de cette logique – et de ses obligations internationales – en « suspend[ant] tout transfert d’armes » à destination de « tout État à travers le monde » s’il existe « le moindre doute quant à une utilisation de ces armes non conforme au droit international ».

Une recommandation qui pourrait s’appliquer aux ventes d’armes françaises au Myanmar, à l’Arabie saoudite, à l’Éthiopie… mais aussi, potentiellement, à Israël. Car si Emmanuel Macron a de fait exclu les ventes d’armes pouvant être utilisées à Gaza, l’État français n’est pas allé jusqu’à prononcer un embargo total sur les exportations vers Israël (qui mène également des opérations en Cisjordanie, par exemple).

Alors qu’un nombre croissant de juristes, d’historiens et d’ONG qualifient la guerre menée par Israël à Gaza de génocide, la CNCDH rappelle également à la France qu’elle a, en vertu de ses engagements internationaux, obligation de « prévenir le crime de génocide et d’user de tous les moyens à sa disposition pour empêcher la survenance de ce crime ou le faire cesser ».

« Dans un monde où les conflits sont marqués par des violations massives du droit international humanitaire et où il est visiblement très difficile damener les belligérants eux-mêmes à le respecter, les États tiers, extérieurs au conflit, ont un rôle majeur à jouer », estime la rapporteuse du texte de la CNCDH, Julia Grignon, qui est directrice de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) et professeure de droit international humanitaire à l’université Laval, à Québec (Canada).

La Commission revient enfin sur la fourniture d’aide dans l’enclave palestinienne de Gaza, longtemps privée de vivres en raison d’un blocus mis en place par Israël. « L’aide humanitaire ne devrait jamais être conditionnée, ni même influencée, par des motifs d’ordre politique, diplomatique ou stratégique », exhorte-t-elle. Avec en tête, notamment, le rôle problématique des États-Unis à ce sujet.

« Lorsque les Américains font des largages d’aide humanitaire depuis les airs alors que sur le terrain il n’y a personne pour coordonner sa distribution, et que cela donne lieu à des émeutes, cela n’est pas faire de l’aide : c’est juste un faire-valoir, une démonstration de communication », regrette Julia Grignon.

La juriste pointe le contraste « criant » entre les condamnations des exactions russes en Ukraine et les réactions bien plus mesurées lorsqu’il s’agit de condamner celles d’Israël. « Ce n’est pas parce qu’on [les États occidentaux – ndlr] est amis avec Israël, et parce qu’Israël n’est pas la Russie ou la Chine, qu’on ne doit pas avoir les mêmes exigences en matière d’accès à l’aide humanitaire. »

« Quand il s’est agi de dénoncer les crimes de la Russie, les voix étaient unanimes. Quand la CPI s’est saisie de la question, les voix étaient unanimes. Et tout à coup, parce que c’est Israël, il n’y a plus du tout d’unanimité », regrette-t-elle.


 

    mise en ligne le 25 janvier 2025

Environnement, travail forcé :
Paris continue de torpiller
le « devoir de vigilance » des entreprises

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

D’après des documents obtenus par Mediapart, la France plaide désormais pour un « report “sine die” » de la directive européenne destinée à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux commis par les entreprises. Une prise de position « irresponsable », jugent des ONG.

C’est l’un des textes les plus ambitieux adoptés lors du précédent mandat européen à Bruxelles. Il doit permettre à l’UE d’amorcer rien de moins qu’une « révolution juridique », en contraignant les entreprises à lutter contre les violations de droits humains et les dégâts environnementaux.

Mais la France, par la voix de son nouveau ministre de l’économie, Éric Lombard, continue son travail de sape contre ce texte emblématique sur le « devoir de vigilance », pourtant déjà entré en vigueur. D’après des documents confidentiels que Mediapart s’est procurés vendredi 24 janvier, tout comme le journal Politico, Paris plaide pour « une pause réglementaire massive », qui passe par la « révision de législations, même adaptées récemment, dont il apparaît qu’elles ne sont pas adaptées au nouveau contexte de concurrence internationale exacerbée ».

Parmi ces législations figure donc celle sur le devoir de vigilance, adoptée le 24 avril 2024 au Parlement européen, et en cours de transposition, jusqu’en 2026, par les États membres. D’après les éléments de langage fournis par ses services, Éric Lombard a plaidé mardi 21 janvier, lors de l’Ecofin – la réunion des ministres de l’économie de l’UE –, pour un « report sine die de l’entrée en vigueur de la directive ». Jusqu’à présent, les adversaires du texte réclamaient un report de un à deux ans.

En théorie, ce report doit permettre, pour Paris, d’introduire des « améliorations législatives » au texte. En priorité : relever les seuils, pour réduire le nombre d’entreprises qui seront soumises à ce devoir de vigilance. Dans la directive adoptée (qui était déjà un sérieux compromis) ne sont concernées que les entreprises qui comptent au moins 1 000 salarié·es et affichent un chiffre d’affaires supérieur à 450 millions d’euros. Paris réclame des seuils encore plus élevés : au moins 5 000 salarié·es, et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires.

Bercy ne s’est pas arrêté là et propose aussi de revenir sur l’un des points les plus sensibles du texte, qui fit l’objet d’âpres débats entre capitales et Parlement européen en 2023 et 2024 : l’inclusion, ou non, des banques dans le périmètre du texte. Soucieuse de protéger son secteur financier, la France avait tout fait pour obtenir l’exclusion du secteur : les banques n’étaient pas forcées à la « vigilance » sur les activités des clients qu’elles financent.

Mais une clause de « revoyure » avait tout de même été fixée, à horizon deux ans, pour en rediscuter. C’est dans ce cadre que le ministre a proposé, sans détour, la « suppression de la clause de revue visant à fixer des exigences supplémentaires pour les entreprises financières règlementaires ». En clair : mettre les banques à l’abri, de manière définitive – et tant pis si les parlementaires européen·nes en avaient décidé autrement.

« Scandaleux et non démocratique »

D’après les calculs d’un collectif d’ONG françaises, les modifications proposées par Paris reviendraient à sortir du périmètre du texte pas moins de 70 % des entreprises aujourd’hui concernées. Alors même que l’ONG néerlandaise Somo avait déjà calculé que le texte original, dans sa mouture de 2024, n’allait concerner que 3 400 des 32 millions d’entreprises dans l’UE.

Cette position française n’est pas tout à fait nouvelle. Lors de son discours devant la conférence des ambassadrices et ambassadeurs, le 6 janvier, Emmanuel Macron avait fait de la « simplification » la priorité du « réveil européen » qu’il appelle de ses vœux. « On doit faire une pause réglementaire massive, mais on doit revenir sur des réglementations, y compris récentes, qui entravent notre capacité à innover », avait déjà expliqué le chef de l’État.

Mais c’est la première fois que le nouveau ministre de l’économie se montre aussi précis – « report sine die » – dans son opposition au texte sur le devoir de vigilance en particulier. « La France reprend sans filtre les demandes des lobbies pour torpiller la directive devoir de vigilance, commente Juliette Renaud, coordinatrice des Amis de la Terre France. Après avoir déjà affaibli le texte pendant les négociations, le gouvernement français se refait aujourd’hui la voix du patronat en demandant son report indéfini pour le détricoter davantage. C’est absolument scandaleux et non démocratique ! »

Cette activiste fait notamment référence à la position de l’Association française des entreprises privées (Afep), datée du 17 janvier, sur la simplification administrative. Ce lobby réclamait déjà le « report » – sans fixer aucun délai – du texte, le temps de réaliser une étude d’impact de la directive sur la compétitivité des entreprises européennes... Dès novembre 2024, BusinessEurope, le Medef européen, avait signé une lettre ouverte qui s’inquiétait de la « complexité » et de l’« incertitude » créées par cette directive. Paris semble parfaitement aligné sur ces éléments de langage.

La position française, qui piétine des années de débat à Bruxelles sur le sujet, coïncide avec la volonté de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui avait plaidé, dès novembre, pour une simplification de textes déjà existants, dont celui sur le devoir de vigilance, officiellement afin de lutter contre la « bureaucratie ». L’exécutif bruxellois est censé présenter sa proposition, connue sous le nom d’« omnibus », d’ici fin février. Les ONG s’inquiètent des remises en cause massives des principaux acquis du mandat précédent obtenus dans le cadre du Pacte vert.

Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le ministère de l’économie n’a pas répondu.


 

    mise en ligne le 24 février 2025

Elsa Faucillon : « La mer Méditerranée devrait être un espace humanitaire »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

La députée communiste des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon a fait adopter une résolution pour créer une flotte européenne de sauvetage en mer Méditerranée, où des milliers d’exilés perdent la vie chaque année.

Il manque à l’Union européenne (UE) une flotte pour venir au secours des exilés en mer Méditerranée. Tel est le constat d’une résolution, déposée par la députée communiste Elsa Faucillon, adoptée en commission des Affaires européennes et inscrite au journal officiel le mardi 21 janvier. Au moins 25 000 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la grande bleue depuis 2014.

Pourquoi la nécessité d’une telle flotte ?

Elsa Faucillon : Le nombre de morts est très important. On laisse aux seules ONG la tâche immense d’aller secourir les migrants en mer Méditerranée. Leur action est très largement entravée par des mesures prises par des États membres de l’UE, entravée par des discours politiques, entravée juridiquement par des procès qui leur sont faits, entravés financièrement. Il n’y a même pas en France de ligne budgétaire pour les subventionner. Pour notre part, nous considérons que la Méditerranée devrait être un espace humanitaire.

Avec ce texte, nous souhaitons faire reconnaître qu’il y a une responsabilité des États membres. Dans les auditions que nous avons menées, la principale critique émise contre notre texte est qu’il n’y a pas d’assise juridique pour une flotte de sauvetage européenne. Or, une responsabilité juridique, ça se crée. Sa seule absence démontre que l’UE se déresponsabilise. Il n’est nullement question de recherche et de sauvetage en mer dans le Pacte asile immigration.

L’UE ne peut circonscrire sa responsabilité aux seules frontières terrestres. Car elle a une responsabilité sur les causes de départ des exilés. Et puis tout simplement, nous nous devons d’avoir une solidarité européenne afin que ne soient pas laissés seuls les pays du Sud confrontés à la question de l’arrivée de migrants.

Quel chemin va-t-il falloir emprunter pour que cette résolution se concrétise ?

Elsa Faucillon : La lutte ! Cette résolution est le début d’un long chemin. Cette résolution va être envoyée à la Commission européenne et au gouvernement. Elle ouvre des portes pour discuter avec eux. Cela nécessite de créer des alliances avec des députés et des eurodéputés pour unir nos forces et faire avancer cette proposition de résolution.

En 2023, un texte similaire, présenté par la députée Renew Fabienne Keller, a été voté par le Parlement européen. L’idée est de montrer qu’il y a différentes initiatives adoptées soit dans des États membres, soit au niveau européen.

« Tout l’urbanisme est destiné à repousser les migrants. »

Il y a aussi toutes les batailles avec les ONG, la société civile. Il est nécessaire de faire cheminer cette résolution et d’unir les forces de celles et ceux qui veulent conjurer les morts en Méditerranée.

Dans la Manche aussi, des exilés meurent en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. La France doit-elle changer d’approche ?

Elsa Faucillon : Évidemment. Les ministres de l’Intérieur successifs savent bien que la militarisation des frontières n’empêche nullement les départs. Elle ne fait que rendre les traversées plus dangereuses et fait augmenter le nombre de morts. L’année 2024 a d’ailleurs été la plus meurtrière.

Il y a eu des révélations faites par un consortium de journalistes sur l’emploi de gaz lacrymogène sur des bateaux, sur des approches qui font chavirer les navires. Avec des députés du Nouveau Front populaire, nous avons demandé une commission d’enquête sur les conséquences des accords du Touquet avec le Royaume-Uni.

La commission devrait également sur les conséquences pour les communes du littoral. Tout l’urbanisme est destiné à repousser les migrants. Elle doit aussi examiner tous les effets de militarisation de la frontière et de criminalisation de l’action des associations.

La question de restaurer des voies sûres pour l’immigration vers l’Europe est-elle posée ?

Elsa Faucillon : Même une flotte européenne de sauvetage n’empêchera pas qu’il y ait des morts. Les passages continueront. Aussi, les voies sûres sont la seule vraie solution pour éviter toutes ces morts. L’offensive xénophobe a rangé une telle exigence du côté des « no-border » (antifrontières). Mais une telle proposition n’est pas de cet ordre. De nombreuses associations portent cette proposition. Nous souhaitons y travailler.

Nous soutiendrons une proposition de Léa Balage El Mariky (députée écologiste, NDLR) pour que les demandeurs d’asile puissent avoir l’autorisation de travailler plus tôt qu’ils ne l’ont aujourd’hui.

Nous essayons de porter des perspectives pour ne pas être que dans la contre-offensive, en étant lucides sur la période dans laquelle nous vivons. La question migratoire est au cœur du conflit politique et des prises de pouvoir par les nationalistes, populistes et xénophobes.

On est dans un moment de basculement où l’on voit se renverser nos principes : « La solidarité, c’est le mal. Défendre les droits de l’homme, c’est laxiste ». Il faut être à la hauteur du contre-récit à produire, à la fois avec des propositions législatives mais aussi une bataille idéologique et culturelle.


 


 

« Au moins sept ans » sur le territoire, laïcité et apprentissage de la langue française : Retailleau enfonce
les sans-papiers dans la précarité

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, en déplacement dans les Yvelines ce vendredi 24 janvier, a annoncé le durcissement de la circulaire Valls. Fidèle à sa politique réactionnaire, l’ancien sénateur renforce les conditions pour que « l’étranger sans papiers », sous couvert de justifier son adhésion aux « principes de la République », puisse être régularisé. De quoi permettre aux préfectures de refuser la moindre demande sans grande difficulté.

Une filiation idéologique qui n’est guère étonnante, mais qui n’en reste pas moins inquiétante pour les premiers concernés : les exilés sans-papiers. Le ministre de l’Intérieur, « très proche » de l’idéologie raciste du groupuscule Némésis et trouvant « honteux » que la gauche se réjouisse du décès de Jean-Marie le Pen, Bruno Retailleau a annoncé la modification de la circulaire Valls, du nom de l’actuel ministre des Outre-mer – et notamment auteur de la saillie raciste « Tu me mets quelques Blancs, quelques white, quelques blancos », lors d’une visite d’Évry, en Essonne, sous le gouvernement Hollande.

Cette dernière est utilisée par les préfectures pour régulariser – par le travail ou pour motif familial – plus de 30 000 sans-papiers, chaque année. Mise en place en 2012, elle permet ainsi à un exilé en situation irrégulière de demander une « admission exceptionnelle au séjour » pour motif familial, économique ou étudiant, à une préfecture.

« Elle doit demeurer une voie exceptionnelle »

Bruno Retailleau a décidé de durcir le texte, notamment sur le volet de la régularisation. « La voie d’admission exceptionnelle au séjour (AES) n’est pas la voie normale d’immigration et d’accès au séjour, a-t-il lancé, à travers une circulaire de trois pages adressée aux préfets et révélée par le Figaro. Visant des étrangers en situation irrégulière, elle doit demeurer une voie exceptionnelle. » Le ministre de l’Intérieur doit présenter cette nouvelle circulaire, annonce d’un durcissement des régularisations, déjà réalisées au compte-goutte, lors d’une conférence de presse organisée à Versailles (Yvelines), vendredi 24 janvier, dans l’après-midi.

Son projet politique est clair, et annoncé tel quel au sein de la circulaire : « La maîtrise des flux migratoires, en particulier par la lutte contre l’immigration irrégulière, et le renforcement de l’intégration des étrangers en France constituent les priorités du gouvernement. » Bruno Retailleau poursuit ainsi son entreprise de radicalisation – appuyée par un camp macroniste qui lui laisse les mains libres – en s’inscrivant dans les thématiques chères à l’extrême droite.

Tenant d’une ligne raciste et autoritaire, l’ancien sénateur républicain a répété, au cours de ces dernières semaines, son intention de revoir la circulaire Valls, déjà restrictive en créant une sélectivité au sein des exilés et en érigeant en totem « l’intégration » de ces derniers.

Des patrons qui peinent à recruter et veulent régulariser des employés, des étudiants qu’une université veut conserver… Si la circulaire Valls permet, en théorie, à un exilé en situation irrégulière d’arranger sa situation, les préfectures n’ont aucune obligation. Elles peuvent ainsi refuser d’accéder à une demande, quelle que soit la justification. Si la circulaire Retailleau ne change pas, à proprement parler, les critères pour obtenir cette « admission exceptionnelle au séjour », elle demande clairement aux préfets de serrer – une nouvelle fois – la vis en matière de régularisation.

Une présence d’au moins sept ans

Bruno Retailleau insiste notamment sur l’adhésion de « l’étranger sans papiers » aux « principes de la République ». Comprendre ici : la laïcité, la maîtrise de la langue française, l’obtention d’un diplôme français. De plus, la circulaire rédigée par le ministre de l’Intérieur spécifie que les demandeurs jugés comme étant des « menaces à l’ordre public » sont exclus. Soit une continuation implicite de son acharnement en faveur du rétablissement de la double peine.

Enfin, pour être admissible, un travailleur sans-papiers doit en théorie vivre depuis au moins trois ans en France et justifier d’au moins deux ans de travail. Dans la nouvelle circulaire, ce laps de temps est rallongé : « Une durée de présence d’au moins sept ans constitue l’un des indices d’intégration pertinent. » Si cette circulaire ne modifie pas les autres modes de régularisation établies par la loi, elle doit servir de cadre pour les préfectures, qui auront donc à leur disposition un nouveau bagage de motifs de refus. De quoi donner une marge de manœuvre toujours plus importante afin de ne pas accepter des dossiers de candidature.

En 2023, la circulaire a permis à 34 724 demandeurs d’obtenir des papiers – 11 525 au titre du travail, 22 167 pour motif familial, et un millier sous statut d’étudiant -, selon les données du ministère de l’Intérieur. Soit seulement une hausse de 0.3 % par rapport à 2022. L’actualisation de la liste des métiers en tension dans lesquels les travailleurs sans-papiers peuvent être régularisés doit, quant à elle, être publiée « fin février », a annoncé la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, dimanche 19 janvier. Pour rappel, cette mise à jour est prévue par la loi immigration promulguée début 2024… et applaudie par l’extrême droite, le Rassemblement national en tête.


 

     mise en ligne le 23 janvier 2025

10 Palestiniens tués et des dizaines de blessés : avec le feu vert
de Donald Trump, Israël intensifie
ses opérations en Cisjordanie occupée

Lina Sankari sur www.humanite.fr

L’armée israélienne a lancé l’opération « Mur d’acier » à Jénine, faisant déjà dix morts et trente-cinq blessés. Elle couvre également les attaques de colons armés et masqués. Elle a en outre bouclé 898 points dans les territoires palestiniens.

Après la bande de Gaza, la Cisjordanie ? Israël n’aura pas attendu. Au lendemain de l’investiture de Donald Trump aux États-Unis, qu’elle a sans doute pris pour un feu vert, l’armée israélienne a lancé, le 21 janvier, une opération d’envergure, baptisée « Mur d’acier », dans la ville et le camp de réfugiés de Jénine (nord).

Sous couvert d’« éradiquer le terrorisme », selon les termes du premier ministre Benyamin Netanyahou, dix habitants ont été tués et 35 autres blessés dans des bombardements et attaques des forces spéciales. En lieu et place d’opération « antiterroriste », le ministère palestinien des Affaires étrangères et des expatriés dénonce des « attaques brutales menées par des milices de colons armés ».

Des attaques qui se sont poursuivies mercredi 22 janvier, Jénine étant dans la matinée prise sous les tirs nourris et les explosions. « La situation est très difficile. L’armée d’occupation a rasé au bulldozer toutes les routes menant au camp de Jénine et à l’hôpital », a déclaré à l’AFP le gouverneur de la ville, Kamal Abu Rub. « Il y a des tirs et des explosions. Un avion survole la zone », a-t-il ajouté, faisant état de nombreuses arrestations.

Assauts sur des villages par des colons armés et masqués

La veille, le ministère palestinien des Affaires étrangères évoquait également des assauts sur les villages d’Al-Funduq et Jinsafut, à l’est de Qalqilya, à la frontière avec Israël, où cinquante colons armés et masqués, sous protection de l’armée israélienne, ont mis le feu à des habitations, des commerces et vandalisé des véhicules, blessant 21 personnes. « Les autorités d’occupation, parfaitement au courant des origines et des bases des attaquants, n’ont pris aucune mesure pour empêcher ces actes et, dans de nombreux cas, sont intervenues pour réprimer les Palestiniens qui tentaient de se défendre », précise le communiqué du ministère.

Les vagues de libération de Palestiniens donnent régulièrement lieu à ce type d’interventions pour récupérer les détenus fraîchement relâchés.

Ces raids ne peuvent susciter l’étonnement. Le 17 janvier, le ministre de la Défense Israël Katz avait annoncé la libération de colons placés en détention administrative, anticipant l’accord avec le Hamas.

Ces attaques israéliennes interviennent dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu conclu entre le Hamas et Israël dont un volet concerne la libération de prisonniers palestiniens. Les vagues de libération de Palestiniens donnent régulièrement lieu à ce type d’interventions pour récupérer les détenus fraîchement relâchés. Le 16 janvier dernier, avant l’accord, l’armée israélienne a mené des raids, capturant vingt-deux Palestiniens dont d’anciens prisonniers, à Bethléem, Tubas, Tulkarem et Ramallah, selon l’agence turque Anadolu.

898 lieux bouclés en Cisjordanie

Cette décision, a expliqué le dirigeant du Likoud, vise à « transmettre un message clair de renforcement et d’encouragement des colonies ». Hier, à peine installé dans le bureau ovale, Donald Trump a également révoqué un décret de son prédécesseur Joe Biden visant à sanctionner les colons s’adonnant à des violences.

Le ministère des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne a, à cet égard, mis « en garde contre de telles tentatives d’attiser la violence en Cisjordanie comme prétexte pour reproduire les crimes de génocide et de déplacement qu’Israël a commis à Gaza et les étendre à la Cisjordanie, ouvrant la voie à un désordre brutal pour faciliter son annexion ». L’Autorité palestinienne demande ainsi le démantèlement des milices, l’assèchement de leurs sources de financement et à la fin de leur protection politique et juridique.

Jénine est la cible régulière d’opérations militaires israéliennes. Le 14 janvier, six Palestiniens y avaient été tués dans une attaque aérienne. Mais en décembre, ce sont les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne qui ont lancé un raid afin de débusquer les combattants.

L’armée israélienne aurait en outre bouclé 898 entrées des gouvernorats, villes et camps de réfugiés palestiniens à grand renfort de points de contrôle militaires et de barrières métalliques. Autant de mesures qui durcissent encore les possibilités de circulation et renforcent l’apartheid.

« Ce n’est pas à ça que ressemble un cessez-le-feu », a dénoncé dans la soirée du 21 janvier, après le lancement de la nouvelle attaque de l’armée, B’Tselem, une ONG israélienne de défense des droits humains dans les territoires occupés. « Loin de retenir le feu contre les Palestiniens, a ajouté l’association, les actions d’Israël démontrent qu’il n’a aucune intention de le faire. Au lieu de cela, il se contente de déplacer son attention de Gaza vers d’autres zones qu’il contrôle en Cisjordanie. »

Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres s’est dit de son côté « très inquiet », appelant Israël « à faire preuve d’une retenue maximale et à utiliser la force mortelle uniquement quand elle est absolument inévitable pour protéger des vies ».


 

    mise en ligne le 22 janvier 2025

Orange, Perpignan, Mantes-la-Ville : la casse sociale dans les villes RN

Jean-François Poupelin (Mediavivant)

Dans cette nouvelle enquête sur scène, Mediavivant s’intéresse à la politique sociale du RN dans trois villes emblématiques administrées par des maires élus sous l’étiquette du Rassemblement national. ( https://youtu.be/kOnGoE42JBM )

Durant les dernières élections législatives, Marine Le Pen, la cheffe de file des député·es Rassemblement national (RN), haranguait : « Si vous voulez plus de social, votez RN ! »

Depuis sa prise de pouvoir en 2011, Marine Le Pen tente de « dédiaboliser » le parti d’extrême droite en se montrant plus préoccupée par les plus fragiles. 

Mais ce positionnement ne résiste pas à la réalité. Pendant l’examen des projets de loi de finances 2025, les député·es RN ont avant tout défendu les plus riches. Ils ont par exemple rejeté la surtaxe exceptionnelle des entreprises et la taxation des patrimoines de plus de 1 million d’euros.

Il y a encore plus parlant : les politiques menées au niveau local par les maires d’extrême droite. Dans les villes, cela fait en effet longtemps qu’on « a essayé » le RN et ce, dès 1995, avec les victoires du FN à Toulon, Vitrolles, Marignane et Orange. Dix-sept villes sont aujourd’hui gérées soit par des majorités Rassemblement national, soit avec le soutien du parti ou celui de Reconquête, le parti du polémiste d’extrême droite Éric Zemmour.

Au-delà des trois piliers idéologiques – à savoir la baisse des impôts, le renforcement de la sécurité et la suppression des subventions aux associations jugées « communautaristes » –, leurs maires partagent la même passion pour la casse sociale.

Pour Mediavivant, Jean-François Poupelin s’est rendu dans trois villes dirigées par l’extrême droite – Orange, Mantes-la-Ville et Perpignan – pour y étudier leurs politiques en direction de la petite enfance, de la jeunesse, l’offre de services publics, d’accompagnement des plus précaires ou encore la gestion du personnel.

Orange, sous la dynastie Bompard

À Orange, cela fera trente ans en juin prochain que Jacques Bompard a fait basculer la deuxième ville du Vaucluse, avec 30 000 habitant·es, à l’extrême droite. Ces trois décennies permettent de voir les effets sur le long terme de cette idéologie.

Jean-François Poupelin a enquêté sur la situation dans les cités de Fourches-Vieilles et de l’Aygues. Sur scène, il interviewe des témoins directs de la dégradation des services publics.

« La ville s’est transformée. Il n’y a plus de lien social. Tout ce qui se passe est au sud de la ville, pour des populations qu’on va qualifier de “blanches”, déplore Brigitte Laouriga, fondatrice du centre social Pierre-Estève dans le quartier de l’Aygues. Les laissés-pour-compte, les quartiers populaires […] ont complètement été abandonnés. Il n’y a plus de centres sociaux à Orange. »

Kamel Majri, directeur de Laissez les fers, un chantier d’insertion installé dans le quartier périphérique de Fourches-Vieilles, regrette aussi le manque de soutien dans les quartiers populaires. « On a essayé de résister. On a créé une maison des services publics à un moment. […] On y est arrivés plus ou moins bien mais, petit à petit, on s’est épuisés », explique-t-il sur scène.

La génération perdue de Mantes-la-Ville

Mantes-la-Ville est la seule ville d’Île-de-France à avoir basculé à l’extrême droite. Mantes-la-Ville, c’est une petite cité-dortoir de 20 000 habitant·es posée au nord-ouest de Paris avec une forte population ouvrière et immigrée. L’ancien maire RN, Cyril Nauth, n’est resté qu’un mandat, entre 2014 et 2020. Mais ces six années lui ont suffi pour assécher des services publics et mettre à mal un tissu associatif souvent précieux pour les plus fragiles.

Les associations ont vu les subventions de la mairie se réduire de façon drastique, voire disparaître comme pour le FC Mantois, un club de foot. D’autres structures n’ont plus eu la possibilité d’utiliser des locaux municipaux, comme la Ligue des droits de l’Homme.

Dans cette partie, sur scène, la politologue Christèle Marchand-Lagier, spécialiste du vote d’extrême droite et maîtresse de conférences à l’université d’Avignon, explique que des pouvoirs locaux d’extrême droite vont accentuer le désengagement de l’État, créant une hiérarchie entre les populations, à Mantes-la-Ville comme dans les autres villes gérées par l’extrême droite.

« Vous avez des citoyens qui sont distingués comme étant des citoyens supérieurs dans ces communes du RN », analyse-t-elle. Christèle Marchand-Lagier expose également un désengagement des forces politiques dans certaines communes d’extrême droite : « À Orange, il n’y a plus de gauche, il n’y a plus de droite. Dans le nord du Vaucluse, on a le choix entre l’extrême droite et l’extrême droite. »

Perpignan, la purge sociale

Perpignan a basculé en 2020. C’est la plus grande ville gérée par le Rassemblement national, elle compte 120 000 habitant·es.

Elle est dirigée par Louis Aliot, vice-président du RN, un des moteurs de la « dédiabolisation » du parti fondé par Jean-Marie Le Pen, et ancien compagnon de Marine Le Pen. Il a aussi été député européen, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être inquiété dans l’affaire des assistants parlementaires du FN. Il risque dix-huit mois de prison, dont six ferme, et trois ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. Il pourrait donc devoir rendre son écharpe de maire et ne pas pouvoir se représenter en 2026.

Perpignan est aussi une ville extrêmement pauvre, avec neuf quartiers prioritaires de la politique de la ville.

« Je pense que le maire [Louis Aliot – ndlr] a le souci de marier le respect des grands équilibres financiers – car on lui reprocherait, s’il appauvrissait la ville – et, en même temps, de maintenir à niveau des politiques publiques qui sont demandées. Vous dites la sécurité, c’est aussi ce qui est demandé. […] La politique sociale ne va pas se réduire à ça, mais on a quand même une responsabilité du quotidien qu’il faut absolument préserver », défend Philippe Mocellin, le directeur général des services à la mairie de Perpignan.

Des associations qui interviennent en soutien aux plus démuni·es font pourtant les frais de cette politique. Dans cette partie, Jean-François Poupelin a enquêté sur la fragilisation de structures comme Le fil à métisser qui soutient des familles gitanes dans le quartier Saint-Jacques, ou le club sportif du Haut-Vernet.

Les maires ou anciens maires d’extrême droite de Mantes-la-Ville et d’Orange n’ont pas répondu aux sollicitations de Mediavivant.

« Extrême droite, la casse sociale », une enquête sur scène à regarder en intégralité sur Mediavivant.  ( https://mediavivant.fr/extreme-droite-la-casse-sociale/non-classe/replay-extreme-droite-la-casse-sociale/ )

Boîte noire

Cette enquête est signée par Mediavivant, un jeune média marseillais partenaire de Mediapart, qui renouvelle radicalement les modes de récit journalistique : depuis un peu plus d’un an, l’équipe organise chaque mois la présentation, sur scène et en public, d’une enquête inédite, racontée par le ou la journaliste qui l’a menée. Ces récits restent ensuite accessibles sur le site de Mediavivant. ( https://mediavivant.fr/ )

    mise en ligne le 21 janvier 2025

Guerre à Gaza : « L’attente était extrêmement difficile », le soulagement des 90 Palestiniens libérés par Israël

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Conformément aux termes du cessez-le-feu, 90 prisonniers palestiniens ont été libérés par Israël, dans la nuit du dimanche 19 au lundi 20 janvier, et recueillis dans la ville de Ramallah, au nord de Jérusalem. Trois otages israéliens ont été libérés par le Hamas quelques heures plus tôt.

Deux bus se sont lancés sur une route de Beitunia, peu après minuit, lundi 20 janvier. Leur direction : Ramallah, le siège de l’Autorité palestinienne. Les deux véhicules ont rapidement été suivis par des centaines de personnes. L’ambiance était au soulagement, à la joie, à l’impatience. Les drapeaux palestiniens et des différentes factions palestiniennes flottaient par dizaines, tandis que des chansons résonnaient dans les rues.

À l’ouverture de leurs portes, une foule en liesse a accueilli avec des larmes de joie, des embrassades et des feux d’artifice, 90 prisonniers palestiniens libérés par Israël de la prison militaire d’Ofer, en Cisjordanie occupée, et d’un centre de détention à Jérusalem. À leur bord se trouvent majoritairement des femmes, des enfants et d’anciens prisonniers.

Placée en isolement durant les cinq derniers mois

Et notamment des prisonniers politiques, comme la membre du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) Khalida Jaffar, dont la libération a fait figure de symbole des conditions de détention au sein des prisons israéliennes. Cheveux blanchis, visage marqué et corps amaigri, elle s’est révélée grandement affaiblie. Arrêtée fin décembre 2023 en Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967, la femme politique sexagénaire était détenue sans charge et a été placée en isolement durant les cinq derniers mois.

Il en va de même pour Dalal Al-Arouri, sœur du défunt numéro deux du Hamas, Saleh Al-Arouri – tué à Beyrouth (Liban) -, qui a été arrêtée en janvier 2024. « L’attente était extrêmement difficile. Mais grâce à Dieu, nous étions certains que nous serions libérés un jour », se réjouit la journaliste Bouchra al-Tawil, emprisonnée en mars 2024.

« Le dossier des prisonniers politiques palestiniens détenus dans les prisons israéliennes est un sujet central de la vie politique et sociale des Palestiniens, rappelle Salah Hamouri, avocat et ancien prisonnier politique palestinien, dans une vidéo publiée par le collectif français Urgence Palestine, dimanche 19 janvier. C’est un des moyens de destruction de la vie des Palestiniens utilisé par l’occupant israélien. »

Ces 90 détenus palestiniens ont été libérés après que le Hamas en ait fait de même en relâchant trois otages israéliens, quelques heures plus tôt. Il s’agit de l’israélo-britannique Emily Damari, de l’israélo-roumaine Doron Steinbrecher, toutes deux capturées au kibboutz Kfar Aza, ainsi que de Romi Gonen, enlevée au festival de musique Nova, lors de l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre 2023.

Exilés vers le Qatar ou la Turquie

Annoncé par les médiateurs – Qatar, États-Unis, Égypte -, mercredi 15 janvier, l’accord ambitionne à terme, selon Doha, de déboucher sur la « fin définitive » du conflit. Selon ses termes, 33 Israéliens doivent être libérés dans une première phase de six semaines. En échange, les autorités israéliennes ont annoncé qu’elles libéreraient 1 900 Palestiniens, dans le même délai. L’accord de trêve précise, par ailleurs, que 236 Palestiniens condamnés à perpétuité, pour avoir commis ou participé à des attaques ou attentats, seront quant à eux exilés, essentiellement vers le Qatar ou la Turquie.

Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne, a déclaré qu’« entre trois et quatre femmes enlevées » seraient « libérées chaque semaine ». Un haut responsable du Hamas a, de son côté, indiqué que la prochaine libération aurait lieu « samedi prochain ».

Pendant ce temps, dans la bande de Gaza, des milliers de déplacés palestiniens ont pris la route pour rentrer chez eux au milieu d’un paysage apocalyptique. Le tout après qu’Israël ait poursuivi les bombardements sur la bande de Gaza – qui ont tué huit Palestiniens, selon la Défense civile gazaouie – jusqu’au dernier moment. « Nous n’avons même pas pu trouver l’emplacement exact de nos maisons », s’est désolée Maria Gad el-Haq, qui fait partie des 2,4 millions de Palestiniens dont la majorité a été déplacée par la guerre, lors de son retour à Rafah (nord de Gaza).

L’entrée en vigueur de l’accord, intervenu à la veille du retour à la Maison Blanche de Donald Trump, nourrit l’espoir d’une paix durable dans les territoires palestiniens, ravagés par l’entreprise génocidaire – longue de quinze mois – du gouvernement israélien. La crainte d’une reprise des attaques reste cependant prégnante, alors que le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a prévenu qu’Israël se réservait « le droit de reprendre la guerre si besoin ».


 

    mise en ligne le 20 janvier 2025

Mayotte, n’ajoutons pas un désastre politique à la catastrophe naturelle

La Cimade sur https://blogs.mediapart.fr/l

(La Cimade : Association de solidarité active avec les personnes migrantes)

Il y a un mois, le cyclone Chido a frappé l’île de Mayotte, laissant des dégâts considérables. Aujourd’hui, la situation reste dramatique : les infrastructures sont détruites, les habitant.es sont privé.es de logements adéquats et le passage de la tempête Dikeledi a augmenté la difficulté pour les habitant.es d’accéder aux services essentiels et de se procurer les denrées de première nécessité.

Dans ce contexte, les différentes déclarations outrancières de responsables politiques, les premières annonces gouvernementales, évoquant systématiquement la question migratoire comme centrale et première, remettant en cause l’inconditionnalité des réponses qui devraient être apportées à tou·tes les habitant·es de l’ile aujourd’hui menacé·es dans la satisfaction de leurs besoins vitaux, sont inacceptables et dangereuses pour l’avenir de l’ensemble du territoire.

Des mesures discriminatoires  pour la reconstruction

Dans le cadre des mesures prises en  gestion de la crise, le préfet de Mayotte a pris un arrêté en date du 3 janvier 2025 restreignant la vente de tôles, pourtant essentielles à la reconstruction des habitations détruites par le cyclone. Cette mesure, qui oblige les habitants à fournir un justificatif d’identité et de domicile pour acheter des tôles, touche particulièrement les personnes migrantes en situation administrative précaire. Déjà fragilisées par des années de politiques migratoires de plus en plus sécuritaires, ces personnes sont désormais empêchées de reconstruire leur foyer. Si la lutte contre l’habitat indigne et précaire doit être pour l’île une priorité partagée, il est inacceptable d’empêcher aujourd’hui des populations de subvenir à des besoins vitaux en matière de mise à l’abri ; sans proposer de surcroît aucun autre accompagnement au relogement.

Des expulsions qui aggravent la précarité et la souffrance

Dans ce contexte déjà difficile, la reprise des placements, des interpellations et des expulsions du centre de rétention administrative (CRA) dès le début du mois de janvier vient alourdir la situation des personnes en situation administrative précaire. Ces mesures de répression, en pleine urgence sanitaire, aggravent la précarité, l’angoisse et l’incertitude de cette population, la plus durement touchée par la catastrophe naturelle. Nous condamnons cette politique répressive et inhumaine, qui frappe les plus fragiles au moment où l’urgence est de répondre à leurs besoins vitaux.

Une priorité : un véritable accès de toutes et tous aux ressources essentielles

Les défis de Mayotte ne se limitent pas à la reconstruction. L’accès à l’eau potable et aux hébergements d’urgence demeure une problématique majeure. De nombreuses personnes sinistrées restent sans abri, et les conditions de vie dans les centres d’hébergement sont particulièrement difficiles, avec un manque d’infrastructures sanitaires et alimentaires. Les établissements scolaires, temporairement réquisitionnés comme hébergements d’urgence, commencent à être évacués pour la rentrée scolaire imminente. Les solutions proposées par l’État, telles que l’hébergement sous tente, se révèlent inadéquates, notamment en raison de la saison des pluies, et n’apportent pas de solutions pour l’ensemble des personnes concernées.

Dans ce contexte, les différentes déclarations gouvernementales pointant la soi-disant urgence de « traiter les questions migratoires », de remettre en cause le droit du sol, d’annoncer de nouvelles mesures restrictives en matière d’accès aux séjour, de nouvelles augmentations des expulsions… sont particulièrement indécentes au vu des urgences vitales rencontrées par les habitant·es de Mayotte. Et contribueront dramatiquement, une énième fois, à exacerber les tensions et divisions au sein de la société, au lieu de penser et mettre en œuvre pour le territoire des mesures justes et durables en matière d’aménagement, de lutte contre la précarité, d’éducation, d’accès aux services publics…

Alors que l’île est ainsi confrontée à une double crise — celle du cyclone et celle des politiques publiques injustes et inefficaces.


 

La Cimade appelle à une réponse urgente, respectueuse des droits humains de toutes et tous, véritablement tournée vers l’avenir et non plus focalisée sur la seule stigmatisation d’une partie de la population.


 

     mise en ligne le 19 janvier 2025

Cessez-le-feu à Gaza :
le soulagement et la colère

Lénaïg Bredoux et Joseph Confavreux     sur www.mediapart.fr

Après plus de quinze mois d’une guerre meurtrière menée par Israël à Gaza, déclenchée par les attaques du Hamas le 7-Octobre, une trêve va enfin entrer en vigueur dimanche 19 janvier. Pour les populations civiles et les otages, on ne peut que s’en réjouir. Mais sans rien oublier.

Enfin. Les armes doivent cesser, dimanche 19 janvier, à 10 heures 15, dans la bande de Gaza. Après quinze mois et dix jours d’une guerre épouvantable, Israël et le Hamas sont parvenus à un accord de cessez-le-feu sous l’égide du Qatar et des États-Unis.

La joie, le soulagement, l’amertume : tout se mêle dans la population palestinienne, qui a payé un tribut si lourd qu’il est difficile à mesurer, et auprès des familles d’otages israélien·nes, qui n’ont, pour beaucoup, cessé de critiquer la politique de leur premier ministre Benyamin Nétanyahou. Trois d’entre eux sont sorties de Gaza dimanche, et remises à la Croix Rouge.  Il s’agit de Rumi Gonen, Emily Damari et Doron Shtanbar Khair.

On ne peut que partager cet espoir, même infime, revenu des enfers. Depuis plus de quinze mois, et les attaques meurtrières menées par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël le 7-Octobre, des millions de Palestinien·nes et de manifestant·es, partout dans le monde, réclamaient ce cessez-le-feu. Des campus états-uniens ou belges aux rues tunisiennes, des défilés parisiens à l’appel de plus de 160 mathématicien·nes, au sein même d’une partie de la population israélienne, la demande des sociétés était pressante, à rebours de la plupart de leurs gouvernants.

L’espoir, pourtant, est fragile. L’avenir de la trêve est incertain. L’accord prévoit trois phases de mise en œuvre du cessez-le-feu : les contours des deuxième et troisième étapes sont encore flous ; le jeu politique interne au gouvernement israélien, voire la concurrence au sein du camp palestinien, peuvent conduire à tout moment à une reprise du conflit.

Donald Trump ne l’envisage pas dans les prochains jours, lui qui est officiellement investi président des États-Unis lundi 20 janvier. « La reprise de la guerre ne m’apparaît pas être une option réaliste, espère Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, dans un entretien à Mediapart. Cela fait partie des excès de Nétanyahou de dire qu’il va continuer la guerre. La pression sera trop forte et Trump ne le laissera pas faire machine arrière. »

Un accord fragile

En toile de fond, comme l’explique la chercheuse Amélie Férey, à l’Institut français des relations internationales (Ifri), affleure le rêve de Trump d’obtenir le prix Nobel de la paix dont son prédécesseur Barack Obama avait été honoré, en obtenant un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël. 

Mais en présence de tels acteurs – Trump, Nétanyahou et ses alliés suprémacistes juifs, le Hamas –, la sérénité n’est pas une option, la défiance est de mise. Personne ne sait d’ailleurs de quoi l’avenir politique de la région sera fait, à commencer par celui de la Palestine. Qui sait ce que Nétanyahou, dont le maintien au pouvoir ne dépend que de la guerre sans fin ni but qu’il a menée, a obtenu en Cisjordanie en échange du retrait de son armée de Gaza ? Qui peut prédire ce que Gaza pourra devenir sous la surveillance plus qu’étroite d’Israël ? 

Qui sait ce que Trump veut ? Et qui peut s’illusionner sur un monde plus pacifique avec à sa tête un fasciste milliardaire ? « C’est d’ailleurs paradoxal que cette espèce de brute, qui détruit la démocratie dans son pays et l’ordre mondial, soit la personne à laquelle on se raccroche pour envisager une solution raisonnable. Il n’est pas porté par des principes et des idéaux, mais par un opportunisme purement transactionnel », prévient encore l’historien Élie Barnavi. 

La souffrance infinie des Palestiniens

L’espoir, surtout, est teinté d’une profonde colère à la mesure de la tristesse, infinie, des populations civiles. En Israël, les attaques du 7-Octobre ont fait 1 200 victimes, pour l’essentiel civiles, et profondément atteint un pays qui se croyait à l’abri et se présentait comme un « foyer » sûr pour l’ensemble des juifs et des juives du monde. Son identité même a été touchée.

La réaction de Benyamin Nétanyahou et de son gouvernement d’extrême droite a dépassé l’entendement. Devant une communauté internationale au mieux impuissante au pire complice – États-Unis en tête –, l’armée israélienne a provoqué la mort de plus de 46 000 personnes recensées par le ministère de la santé palestinien, dont un « nombre ahurissant » d’enfants selon l’Unicef. Un chiffre validé par l’ONU mais qui pourrait être largement sous-estimé.

Le 10 janvier, une étude publiée par la revue britannique The Lancet estime que le nombre de morts à Gaza au cours des neuf premiers mois de la guerre entre Israël et le Hamas était alors de 64 260. Un chiffre supérieur de 41 % à celui du ministère de la santé de l’enclave sur cette même période.

Le territoire est détruit à 80 %, il n’y a plus d’universités, presque plus d’hôpitaux, des villes sont devenues des villages… Des mots nouveaux sont (ré)apparus : le « futuricide », porté par la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah pour décrire la destruction de l’histoire et de l’avenir de Gaza ; l’« urbicide », concept forgé dans les années 1960 qui se traduit comme la volonté politique de détruire la ville au sens large, et même de « domicide », qui concerne la destruction des possibilités d’habitation ;  l’« éducide », avec la fin des écoles et de la scolarisation des enfants de Gaza ou encore le « culturicide », soit la politique d’anéantissement culturel et identitaire menée par Israël. 

Un génocide, et la bataille juridique qui s’ouvre

Un autre mot s’est aussi imposé, depuis quinze mois, pour décrire ce qui se passe à Gaza : celui de « génocide ». Immédiatement brandi par les soutiens des Palestinien·nes, il est désormais utilisé par des ONG ayant pignon sur rue, qui ont eu l’occasion de mesurer l’ampleur de l’anéantissement de Gaza, de Médecins sans frontières (MSF) à Amnesty International.

Il est aussi présent dans les instances internationales, même si c’est alors le plus souvent comme adjectif : « guerre génocidaire », « intentions génocidaires », « processus génocidaire »

Et il est également revendiqué par des historiens spécialistes de la Shoah, tel l’Israélien Amos Goldberg, qui reconnaît qu’il lui a fallu du temps pour accepter de l’employer, dans la mesure où, expliquait-il, « les Israéliens et beaucoup d’autres pensent que tous les génocides doivent ressembler à la Shoah, mais c’est faux »

L’historien Omer Bartov a lui aussi changé de pied, et jugé, à l’aune de sa connaissance historique des processus génocidaires, qu’il était désormais nécessaire d’employer un tel terme pour décrire les actions du gouvernement israélien.

Dans les premiers temps de la destruction de Gaza, les activistes l’employaient d’abord pour souligner que toute l’histoire n’avait pas commencé le 7 octobre 2023 et que la guerre qui débutait alors à Gaza ne pouvait être lue seulement comme une guerre de représailles, mais devait être inscrite dans un projet de long terme d’élimination de la présence du peuple palestinien sur la majeure partie de la Palestine historique. 

Dans les mois suivants, l’inflation de son usage fut corrélée à l’espoir que l’obligation de prévenir le crime de génocide, contenue à l’article I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, puisse faire cesser l’horreur en direct qui ne faisait que s’accentuer à Gaza.

Aujourd’hui, alors que ce n’est pas le degré d’horreur qui sépare les crimes contre l’humanité du crime de génocide, mais l’intentionnalité de détruire tout ou partie d’un peuple, s’ouvre une possibilité accrue, si Gaza redevient accessible, pour les experts juridiques de documenter la nature précise des actes criminels commis par le gouvernement israélien, avec la complicité notable de plusieurs chancelleries occidentales. 

A priori, si l’on suit l’article II de la convention de 1948, il est peu probable que les responsables israéliens puissent échapper à une telle accusation. L’article II est en effet ainsi rédigé : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Au vu de ce qui s’est passé à Gaza pendant quinze mois, on voit mal comment a minima « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale » des Palestinien·nes ne pourrait pas être reconnue juridiquement. 

Du droit et de la politique

L’histoire récente nous rappelle néanmoins que, même en imaginant que le droit international ne sorte pas aussi en lambeaux de ces quinze mois d’atrocités après avoir été piétiné par Israël avec l’appui de la première puissance mondiale, nombre des pires atrocités des dernières décennies n’ont pas été reconnues comme des génocides. En raison d’une interprétation souvent restrictive des juridictions nationales et internationales et des difficultés à établir l’intentionnalité des crimes.

Meurtre d’environ 300 000 personnes au Darfour, mise à mort de plus de 1 million de personnes pendant la guerre du Biafra au Nigeria à la fin des années 1960, déportation et meurtre d’environ 100 000 Kurdes par le régime de Saddam Hussein à la fin des années 1980, disparitions forcées et assassinats d’environ 500 000 personnes par le régime d’Assad en Syrie ou encore massacres de milliers de Yézidis par l’État islamique en 2014… On discutera sans doute longtemps, d’un point de vue juridique, de la qualification de génocide à Gaza.

Comme on l’a vu lors des audiences devant la Cour internationale de justice, l’argumentaire portera sur l’intentionnalité, en insistant sur la dimension de « réponse » au 7-Octobre et sur l’argument que l’armée israélienne avait les moyens d’un anéantissement encore plus total de Gaza.

Mais, d’un point de vue politique, l’emploi d’un tel terme paraît légitime et nécessaire pour au moins trois raisons.

D’abord, reconnaître l’ampleur de ces quinze mois de crimes du gouvernement extrémiste israélien, mais aussi la complicité et l’impuissance qui les ont entourés puisqu’encore une fois, ce qui fait la spécificité du crime de génocide, ce n’est pas le degré d’horreur dans la destruction, mais l’obligation qu’il y a à le prévenir. La spécificité du carnage de Gaza, par rapport à de précédents massacres, est sans doute d’avoir été à ce point couvert et visible, grâce au travail des journalistes palestinien·nes, dont nombre d’entre eux l’ont payé de leur vie jusqu’à ces derniers jours.

Ensuite, on peut espérer sauver le droit international et les principes qui l’ont fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale en faisant en sorte que les responsables des massacres à Gaza soient traduits en justice, comme la Cour pénale internationale (CPI) le demande pour son architecte en chef, Benyamin Nétanyahou. Enfin, faire de cette reconnaissance la promesse d’un pays pour les Palestinien·ne : car reconnaître le génocide subi à Gaza, c’est aussi reconnaître une dette morale, celle de garantir la protection future de ce peuple dans le cadre d’un État protecteur.

Cette nécessité politique doit néanmoins s’accompagner d’une exigence qui n’a pas toujours été tenue par celles et ceux qui ont refusé tout débat sur l’emploi du terme dès le 7 octobre 2023, et accusaient de complicité avec le sionisme toutes celles et ceux qui n’y recouraient pas, ou pas encore : ne pas en faire l’occasion de minimiser le génocide des juifs d’Europe – ou de nier la réalité de l’antisémitisme qui traverse nos sociétés – et délégitimer le droit à Israël d’exister, comme le prévoit le droit international.  

Reconnaître la dimension génocidaire de Gaza n’enlève rien ni à la réalité de la Shoah, ni à ce qu’elle peut avoir d’unique dans l’histoire. Il doit aussi être possible de donner leurs droits aux Palestinien·nes, notamment à un État, sans remettre en cause l’existence d’Israël dans les frontières de 1967, même si ce pays refuge est devenu un État voyou.

L’indécence des impuissants

Vu depuis de la France, il y a enfin une indécence à voir certains gouvernements, à commencer par le nôtre, et les commentateurs sur les plateaux télé, célébrer ce cessez-le-feu après avoir, pendant des mois, systématiquement ignoré la souffrance des Palestinien·nes, criminalisé les actions de soutien à Gaza, et répété que le soutien à Israël était indéfectible au risque d’être qualifié·e d’antisémite – antisémitisme dont les actes ont par ailleurs « explosé » depuis le 7-Octobre, selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Le débat public a été littéralement étouffant ces derniers mois, au point de voir une exposition de Médecins sans frontières interdite à Toulouse, ou une potière et céramiste de 24 ans traquée dans la Drôme pour avoir écrit « STOP MASSACRE À GAZA » sur un mur. Sans parler de l’autocensure de milliers de personnes racisées, notamment d’origine ou de culture arabes, craignant les répercussions ici d’un soutien trop visible aux Palestinien·nes, au point de s’interroger sur leur place en France. 

Les attaques du 7-Octobre, et leur violence extrême, ont parfois fait vriller les esprits au point d’entendre à la radio ou à la télé à l’occasion de la mort du cofondateur du Front national Jean-Marie Le Pen, multicondamné pour négationnisme, antisémitisme, incitation à la haine à de nombreuses reprises, que le danger ne venait plus de l’extrême droite mais de la gauche… C’est tout cela, aussi, qui est à reconstruire.


 

    mise en ligne le 18 janvier 2025

Pourquoi Israël s’est résolu
au cessez-le-feu avec le Hamas

Amélie Ferey sur www.mediapart.fr

Après quinze mois de destructions extrêmes, il aura fallu une élection aux États-Unis pour tout changer. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, après maints retournements, a finalement accepté un accord temporaire. Mais à quel prix ?

L’atmosphère en Israël, depuis jeudi 16 janvier, oscille entre l’espoir du retour des otages et d’une forme de normalité, avec une pause dans la guerre, et l’amertume. Beaucoup d’Israélien·nes rejettent cet accord, considéré comme une reddition. « L’éradication » du Hamas promise par Benyamin Nétanyahou n’a pas eu lieu. Pire, pour les tenants du « Grand Israël », cet accord compromet la possibilité d’une annexion pure et simple de Gaza, ou au moins de sa partie nord.

Les familles des soldat·es tombé·es à Gaza (407 depuis le début de l’offensive terrestre, dont 50 au cours des trois derniers mois) se sont réunies dès mercredi soir devant la résidence de Nétanyahou, rue Balfour, à Jérusalem, pour protester contre ce qu’elles perçoivent comme un gâchis.

Vendredi 17, à la mi-journée, le cabinet de sécurité israélien a approuvé l’accord pour un cessez-le-feu et un échange d’otages contre des prisonniers et prisonnières. Le gouvernement doit désormais l’approuver à son tour. Une réunion était prévue plus tard dans la journée. 

Mais jeudi soir, Itamar Ben Gvir, le ministre à la tête de la formation suprémaciste Otzma Yehudit (« Puissance juive »), a annoncé que son parti quitterait la coalition si l’accord de cessez-le-feu était approuvé. Ben Gvir s’est également vanté d’avoir à deux reprises empêché un accord avec le Hamas pour la libération des otages, embarrassant ainsi Nétanyahou, qui avait toujours attribué l’échec des négociations au mouvement palestinien.

Cependant, depuis le ralliement du parti de Gideon Saar à son ancien rival Nétanyahou, en septembre, Ben Gvir n’est plus dans une position de faiseur de rois. Même s’il quittait le gouvernement, le premier ministre israélien disposerait toujours d’une majorité à la Knesset (le Parlement) et ne serait donc pas contraint de jouer son avenir politique dans de nouvelles élections.

Amertume et soulagement

En revanche, la survie politique de Ben Gvir n’est pas du tout assurée : en claquant la porte, il prend le risque de se marginaliser pour longtemps, à moins de recourir à des actions violentes contre les institutions israéliennes. Dans une déclaration jeudi, il a précisé que son parti serait prêt à rejoindre le gouvernement si les combats contre le Hamas reprenaient après la trêve.

Le parti du ministre des finances, Bezalel Smotrich, représentant du sionisme religieux et fervent défenseur des colons, a annoncé jeudi qu’il resterait au gouvernement pendant la première phase de l’accord mais en sortirait si la guerre ne reprenait pas à l’issue des quarante-deux jours.

En dépit de ces rodomontades politiques, l’atmosphère en Israël est empreinte d’émotion : le possible retour d’une partie des otages suscite autant d’espoir que d’angoisse à l’idée qu’un scénario tant espéré puisse s’effondrer à la dernière minute. Ce cessez-le-feu, même temporaire, répond à un sentiment de lassitude après quinze mois de guerre, le conflit le plus long pour Israël depuis sa création en 1948. L’économie israélienne a souffert, les gens sont fatigués de la guerre, les réservistes rechignent à répondre à l’appel.

La perspective de poursuites à l’international, comme pour ce soldat israélien impliqué dans un probable crime de guerre ayant dû fuir le Brésil, inquiète les Israélien·nes, dont les voyages sont fréquents, par goût mais aussi pour échapper – même brièvement – au quotidien du pays. Ainsi, l’amertume vis-à-vis de ce que beaucoup considèrent comme un mauvais accord est tempérée par une forme de soulagement.

Ce que contient l’accord… et ses zones de flou

Ce soulagement semble toutefois devoir être de courte durée. En effet, quelle crédibilité et quelle longévité accorder à cet accord ? La première phase est la plus détaillée, ce qui laisse planer des doutes sur la concrétisation des trois suivantes.

Cet accord prévoit un cessez-le-feu initial de quarante-deux jours, débutant dimanche 19 janvier à 12 h 15 (heure d’Israël), avec une suspension des opérations militaires et des vols de surveillance à Gaza. Les survols quotidiens, ainsi que la menace représentée par les drones et les avions de chasse, aggravent le stress post-traumatique des habitant·es de Gaza. Mohand al-Ashram, un musicien gazaoui, avait ainsi posté une vidéo devenue virale dans laquelle il tentait de rassurer les enfants dont il avait la charge en transformant leur vrombissement en musique.

Cette phase sera accompagnée d’un retrait progressif des forces israéliennes. Ces quarante-deux jours doivent être rythmés par la libération progressive de 33 otages, en échange de prisonniers et prisonnières palestinien·nes. Pour chaque femme ou enfant libéré par le Hamas, Israël libérera 30 femmes et enfants palestinien·nes, conformément aux listes fournies par le Hamas. Pour chaque adulte libéré, Israël libérera 30 prisonniers malades ou ayant des peines inférieures à quinze ans.

Pour le Hamas, ce cessez-le-feu sonne comme une victoire symbolique.

Les habitant·es déplacé·es de Gaza pourront progressivement retourner dans leurs foyers à partir du septième jour. Dès le premier jour, l’aide humanitaire sera augmentée : entrée de 600 camions par jour, y compris du carburant et des équipements essentiels pour la reconstruction et les services hospitaliers.

La phase 2, plus incertaine, prévoit un cessez-le-feu permanent, la libération des otages restants et le retrait complet des forces israéliennes.

Enfin, la phase 3 énonce des grands principes de la reconstruction de Gaza, sur une période de trois à cinq ans, supervisée par l’ONU, le Qatar et l’Égypte.

Pour le Hamas, ce cessez-le-feu sonne comme une victoire symbolique. Cependant, il ne peut occulter l’ampleur des souffrances endurées par les Gazaoui·es depuis quinze mois : des dizaines de milliers de personnes mortes et blessées, et la destruction de plus de 70 % de l’enclave.

L’équation régionale a changé

L’équation régionale a considérablement évolué depuis le 7 octobre 2023. C’est elle qui sera déterminante pour l’avenir. Les armes servent en effet à modifier un rapport de force sur le terrain afin de préparer une négociation politique – à laquelle elles ne peuvent en aucun cas se substituer. Or, la question politique posée par les Palestinien·nes à Israël est celle de leur autodétermination, et donc de la création d’un État palestinien. Sans cela, ni les une·s ni les autres ne pourront vivre en paix dans la région. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Un paradoxe émerge : alors que Donald Trump s’est entouré de personnalités notoirement pro-israéliennes et favorables à la ligne politique défendue par Nétanyahou, donc soutenant une politique annexionniste, ce sont elles qui assument aujourd’hui la responsabilité politique de ce cessez-le-feu.

Pendant de longs mois, le monde a observé avec un mélange de stupeur et de dégoût l’impuissance de l’administration Biden sur ce dossier, ce qui a suscité de nombreuses interrogations sur l’existence réelle de leviers américains sur Israël. La leçon tirée de la séquence actuelle, ou du moins du récit qui en est fait, est que tout repose sur la volonté politique. Dans ce cas précis, Trump capitalise sur son style politique direct et brutal.

Steve Witkoff, juif et partisan notoire du Likoud (le parti de Benyamin Nétanyahou), désigné pour être l’envoyé spécial de Trump au Proche-Orient, est arrivé samedi 11 janvier à Jérusalem. Le premier ministre lui a fait savoir qu’il le recevrait après shabbat, mais Witkoff a répondu qu’il n’attendrait pas. Nétanyahou a donc cédé et s’est déplacé, démontrant qu’il ne souhaitait pas risquer de se brouiller avec le locataire de la Maison-Blanche. Rappelons que Trump avait très mal vécu, après la tentative avortée de la prise du Capitole, les félicitations adressées par Nétanyahou à Joe Biden, qu’il avait perçues comme un manque de loyauté.

L’effet Trump, l’enjeu iranien

Les leviers américains existent donc bel et bien. Mais lesquels ont été actionnés pour obtenir un cessez-le-feu quasi identique à celui proposé au printemps dernier ? Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses. Il est toutefois probable que Trump a usé, par l’intermédiaire de Witkoff, de la carotte et du bâton.

Le bâton, en l’occurrence, repose sur l’aide militaire colossale des États-Unis, qui s’élève à 3,8 milliards d’euros par an, auxquels s’ajoutent des enveloppes exceptionnelles pour couvrir les coûts de la guerre et l’achat de munitions, principalement américaines.

La carotte, quant à elle, réside dans la stratégie états-unienne à l’égard de l’Iran. Si Nétanyahou peut se vanter d’avoir affaibli le Hamas et le Hezbollah, ainsi que d’avoir précipité la chute de Bachar al-Assad, une épine – de taille – reste dans son pied : la possibilité, ou même la probabilité d’un Iran nucléaire. Pour détruire militairement le programme nucléaire iranien, Israël a besoin du soutien actif des États-Unis. Est-ce un sujet qui a été discuté lors de ces négociations ?

Rien n’indique, pourtant, que Trump soit favorable à une telle éventualité.

Le futur locataire de la Maison-Blanche n’a pas digéré que Barack Obama ait obtenu le prix Nobel de la paix en 2009, alors que lui-même avait été l’architecte des accords d’Abraham, ces accords de normalisation entre les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et Israël. Il avait déjà cherché à capitaliser à l’international en se présentant comme l’homme mettant fin au conflit israélo-palestinien, notamment avec sa tentative de « deal du siècle », menée sous l’égide de Jared Kushner.

Pour son deuxième mandat, il a clairement annoncé vouloir mettre fin à deux guerres : la guerre russo-ukrainienne et celle au Proche-Orient. Et ce, avant même son investiture, prévue pour le 20 janvier.

L’idée a été lancée de l’organisation d’une conférence à New York, coprésidée par la France et l’Arabie saoudite, sur la création d’un État palestinien.

Cela s’inscrit dans une mise en scène presque « magique » du triomphe de la volonté politique de Trump. Pour lui, la perspective d’un prix Nobel de la paix semble décisive, et la question de la normalisation avec l’Arabie saoudite devient alors centrale. Tous les regards se tournent donc vers Riyad : que pourrait négocier l’Arabie saoudite en échange d’une normalisation avec Israël sous l’égide américaine ?

Dans cette séquence diplomatique, la France pourrait avoir un rôle à jouer. À la suite de la visite d’État du président Macron à Riyad, l’idée a été lancée de l’organisation d’une conférence à New York, coprésidée par la France et l’Arabie saoudite, sur la création d’un État palestinien. Cet événement est prévu pour juin prochain.

Une résolution du conflit ne pourrait qu’arranger Mohammed ben Salmane (MBS), dans le cadre de son projet Vision 2030. La perspective de reconstruire Gaza et, pourquoi pas, d’en faire une sorte de nouveau Dubaï sur la Méditerranée, à condition d’obtenir de solides garanties (notamment celle de la création d’un État palestinien), permettrait également à MBS de s’assurer le soutien de la jeunesse saoudienne, profondément émue par les souffrances des Gazaoui·es diffusées sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Ce scénario – pour l’instant relevant de l’utopie – suppose de grandes concessions de la part d’Israël. Reste à savoir si un Iran non nucléaire peut être échangé contre la création d’un État palestinien ou, à tout le moins, un retour à l’esprit des accords d’Oslo.


 

     mise en ligne le 17 janvier 2025

Ces syndicats qui combattent
l'extrême droite dans leurs rangs

Certains sont plus fermement antifascistes que d’autres

Par Daphné Deschamps sur https://www.streetpress.com

Depuis quelques années, les syndicats français sont frappés par la montée de l’extrême droite dans leurs rangs, malgré une histoire et des valeurs ancrées à gauche. Toutes les formations ne font pas preuve de la même intransigeance.

L’annonce a provoqué un coup de tonnerre dans le petit milieu des syndicalistes de l’Assemblée nationale avant les fêtes. Au Palais Bourbon, la section de la confédération chrétienne CFTC a nommé à sa direction Rémi Scholtz, attaché parlementaire affilié au député du Rassemblement national (RN) Timothée Houssin. L’info, révélée par Challenges, a déclenché une levée de boucliers chez les autres mouvements de l’Hémicycle et un casse-tête pour la CFTC. Déjà, car la confédération n’est pas sûre que l’homme soit adhérent… « On ne sait pas quoi faire, peut-être qu’il n’a pas encore été intégré dans nos fichiers, mais cela nous met en porte-à-faux avec les autres syndicats de l’Assemblée nationale. Si son adhésion est confirmée, on traitera la question avec attention », assure son président Cyril Chabanier. La CFTC a pris position contre le RN en 2022, mais ne souhaite pas exclure ses militants tant qu’ils ne soutiennent pas ouvertement le programme du parti lepéniste ou tiennent des propos racistes. « Les collaborateurs parlementaires font un métier difficile, qui mérite d’être défendu, et tous peuvent se syndiquer chez nous. Nous ne demandons jamais à nos adhérents leur couleur politique. Par contre, s’ils prennent des positions qui vont à l’encontre des valeurs de la CFTC, nous les exclurons sans aucun problème », certifie-t-il.

Le profil de Rémi Scholtz laisse peu de doute quant à son positionnement sur l’échiquier politique : auteur d’un livre sur son vécu chez les Scouts d’Europe, souvent accusés de traditionalisme, voire d’intégrisme, il est allé en faire la promotion dans des médias marqués à l’extrême droite : Boulevard Voltaire, Valeurs actuelles ou encore la webtélé identitaire TV Libertés. Il s’est aussi fendu d’un long entretien sur la chaîne YouTube du mouvement national-catholique Academia Christiana, pas vraiment en accord avec les valeurs plutôt « cathos de gauche » du syndicat.

Plus l’extrême droite se normalise et progresse dans les bureaux de vote, plus les cas comme Rémi Scholtz se multiplient. Un sacré dilemme pour leurs centrales, alors que la plupart sont opposées à l’extrême droite ou au Front national (FN) depuis des années, parfois dès les années 1930 pour la Confédération générale du travail. StreetPress a sondé une dizaine de syndicats pour connaître leurs façons de lutter, entre ceux prêts à se couper d’une partie de leurs membres, ceux qui sont dans le dialogue et la formation, et ceux qui s’en cognent. Tour d’horizon.

Viens me le dire au local

Pendant les législatives, la CFDT a recensé pas moins de huit de leurs adhérents qui se sont présentés à la députation sous une étiquette d’extrême droite. L’un d’eux a même été élu : Maxime Amblard. Il incarne désormais la première circonscription de la Meuse, sur les bancs du RN. Ces huit candidats ont tous été exclus de leur confédération, tout comme une suppléante qui militait à la CGT. À l’inverse, un surveillant pénitentiaire encarté chez Force ouvrière a été candidat suppléant du parti lepéniste dans les Hautes-Pyrénées, sans être écarté.

« Les syndicats se débrouillent en général en autonomie », lance Thierry, adhérent de Sud Collectivités territoriales.

« Les sections qui ont 700-800 adhérents ont des structures adaptées, mais plus elle est petite, plus c’est compliqué. »

Dans le milieu, un des premiers cas médiatisés a eu lieu à la CGT en janvier 2011. Fabien Engelmann est alors secrétaire de la section de Nilvange (57). Sauf qu’il se présente aussi aux élections cantonales sous la bannière FN et défend publiquement leurs thèses et leurs propositions, y compris les plus racistes. Le syndicat entame immédiatement une procédure d’exclusion à son encontre. Problème réglé ? Pas vraiment : sa section le soutient, et la CGT se retrouve obligée d’exclure ses 27 membres, alors qu’Engelmann porte plainte pour discrimination politique contre la Cégète. Devenu maire FN d’Hayange (57) en 2014, il mène depuis dix ans des politiques anti-sociales, racistes et islamophobes.

Plus récemment, le syndicat Solidaires Finances publiques a tenté d’exclure localement un militant antivax de Dijon (21). Mais celui-ci, soutenu par le bureau local, a argué qu’il n’était « pas facho, juste antivax », et s’est même invité à des réunions nationales pour défendre son cas. Dans le Vaucluse, une section de Sud Solidaires Routes a été « défédéralisée », comprenez exclue, en 2018, après de multiples publications racistes au sujet de la situation migratoire à Calais. « Le vote s’est fait immédiatement, et à l’unanimité », se souvient Thierry, syndicaliste au sein de Sud Collectivités Territoriales. Ce dernier se rappelle de deux militants exclus il y a quatre ans. L’une expliquait qu’il « fallait parler à tout le monde », l’autre « trouvait carrément que Marine Le Pen était super ». « On a bien fait, puisqu’on les a retrouvées défendant la ligne “Tout sauf Macron” pendant le second tour des élections présidentielles de 2022 », continue Thierry.

Dans la Sarthe, un cadre du Snepap, le syndicat des personnels de l’administration pénitentiaire de la Fédération syndicale unitaire (FSU), s’est pris en photo avec Marion Maréchal-Le Pen en pleine campagne aux européennes de 2024, raconte Joscelin Gutterman, membre du collectif intersyndical Vigilances et initiatives syndicales antifascistes (VISA). Sa ligne de défense, « je parle à tout le monde, je ne fais pas de politique et, de toute façon, ils seront bientôt au pouvoir », lui a valu une désolidarisation de la FSU, qui a indiqué gérer ça « en interne ».

Le cas FO

Parmi les syndicats, plusieurs sont pointés du doigt pour leur passivité, dont Force ouvrière (FO). La confédération ne voit pas d’inconvénient à ce que certains de ses adhérents se présentent sous les couleurs de l’extrême droite, tant que la responsabilité syndicale n’est pas un argument de campagne. Deux de ses cadres font par exemple partie de la majorité d’extrême droite du maire de Béziers (34), Robert Ménard, depuis des années, comme StreetPress le révélait en 2024.

La ligne du mouvement repose sur une lecture très critiquée par les autres organisations qui se revendiquent de la charte d’Amiens (80), un des textes fondateurs du syndicalisme de lutte. Celle-ci définit notamment le syndicat de lutte comme indépendant des partis politiques. La preuve pour FO qu’elle n’a aucun droit de regard sur les positions de ses adhérents. « La charte d’Amiens, c’est un cache-sexe », soupire un salarié de la confédération. Ce dernier assure qu’en interne, « plusieurs responsables syndicaux sont identifiés comme intellectuellement proches du RN, mais tout le monde s’en fout » :

« On a un vrai problème de renouvellement des cadres, on fait avec ce qu’on a et on prend des gens de plus en plus poreux. »

Il poursuit : « La réalité de l’engagement syndical fait qu’on va avoir de plus en plus de cas de ce type. Le vrai problème, c’est l’acceptation institutionnelle. Qu’est-ce qui justifie d’accepter de discuter avec les députés RN, alors qu’avant, c’était pas le cas ? »

En octobre dernier, lors d’un meeting organisé à la Mutualité, le secrétaire général de FO Frédéric Souillot aurait même déclaré qu’il fallait voter la motion de censure RN du gouvernement « les yeux fermés » :

« Ça envoie un signal fort, surtout que nous avions théorisé six mois avant qu’il ne fallait pas prendre position aux législatives pour préserver notre indépendance… »

Les élus RN mènent une politique anti-sociale

Le dialogue avec les élus d’extrême droite, de plus en plus nombreux, est une véritable problématique pour les syndicats. Un militant de Solidaire explique :

« Quand tu as une usine menacée de fermeture dans un département où tous les députés sont au RN, c’est compliqué de dire aux salariés en grève : “Non, on ne leur parlera pas”. »

« L’avantage, c’est qu’ils y vont pas trop pour le moment, mais la question s’est déjà posée », souffle un élu CGT d’une usine métallurgique. « Les élus RN mènent une politique anti-sociale, ils n’ont rien à faire là, car ils ne défendent pas réellement les travailleurs », explique Aurélien Boudon, secrétaire national de Solidaires. Il renchérit :

« Notre objectif sera toujours de les chasser, mais ce n’est pas toujours simple, surtout face à un discours du type : “Tous les soutiens sont bons à prendre”. Les chasser sans pédagogie auprès des travailleurs, c’est presque contre-productif. »

Même questionnement en cas de nomination d’un gouvernement d’extrême droite. « La question du boycott ou non de réunions ministérielles est en débat », avance Aurélien Boudon. Néanmoins, pour les syndicalistes dans la fonction publique, cela signifierait refuser de rencontrer son employeur. Une gageure quand un mouvement veut défendre les salariés et a besoin de dialoguer… avec les patrons. Une problématique qui existe déjà dans les villes et métropoles dirigées par le RN.

Dialogue et formation

Face à la montée de l’extrême droite, les syndicats locaux sont de plus en plus nombreux à chercher des solutions pour former leurs militants et s’armer intellectuellement. 308 sections de la CGT, CFDT ou Solidaires se tournent par exemple vers le collectif antifasciste VISA, qui existe depuis 1996. « Depuis 2022, nous avons doublé notre volume d’adhérents, avec une première vague suite aux élections de 2022, une deuxième après le congrès de la CGT en 2023, et une troisième après les dernières législatives, où à peu près une quarantaine de syndicats nous ont rejoint », pointe Joscelin Gutterman, membre du conseil d’administration de VISA et cheminot syndiqué à Sud Rail.

Le collectif a « énormément de demandes de formations ou d’interventions à des congrès locaux ». VISA effectue aussi une veille pour vérifier si des militants de la mouvance sont dans les syndicats.

« On tient toujours à appuyer sur la différence de traitement à accorder, selon les cas : le militant est-il candidat à des élections sous l’étiquette d’un parti d’extrême droite, ou partage-t-il simplement ses idées ? Est-il possible de le faire sortir de ce logiciel ? »

L’organisation contacte régulièrement les syndicats pour les alerter sur la présence de tels profils dans leurs rangs, avec plus ou moins de succès. Joscelin Gutterman pointe trois « cas de figure » : « Soit le syndicat concerné réagit directement, il lance en général une procédure d’exclusion qui se gère en interne. Soit on ne reçoit tout simplement pas de réponse et dans ce cas, on relance, à différents niveaux, avant de publiciser l’affaire en dernier recours. » Dernière possibilité :

« Ou alors, on reçoit des insultes, on se fait traiter de censeurs, de fascistes… »

Et, selon à quel syndicat écrit VISA, ils savent « plus ou moins à quelle réponse s’attendre à l’avance ». Les relations sont particulièrement tendues avec FO et la CFE-CGC. Pour la seconde, les crispations ont récemment concerné leur affilié Action et démocratie, un syndicat de l’Éducation nationale. Son secrétaire fédéral, Joost Fernandez, est adhérent Reconquête et même responsable du « pôle école » du parti d’Eric Zemmour. Alerté, VISA a prévenu le mouvement. Dans un mail que StreetPress a pu consulter, le président d’Action et démocratie a répondu que son organisation se revendiquait d’une « neutralité politique ». Et que si les adhérents « ont fort heureusement leur propre sensibilité », la direction « ne veut pas la connaître, car cela n’a aucun intérêt quand ces personnes sont animées par le désir d’aider leur prochain ». Vu le programme du parti zemmouriste, c’est une certaine idée du prochain. La CFE-CGC, à qui une copie de tous les échanges a été adressée, n’a jamais répondu.

À l’inverse, contacté après des prises de position de l’UNSA Police au sujet des révoltes après le meurtre de Nahel Merzouk en juin 2023 à Nanterre, le secrétaire de l’UNSA a répondu à VISA en prenant au sérieux le courrier, et en se dissociant publiquement de ces propos.

La crainte d’entrisme

Pour tous ces syndicalistes, l’inquiétude reste la même : pour le moment, le Rassemblement national n’a pas lancé de stratégie d’entrisme dans leurs rangs. Mais que se passera-t-il si c’est le cas ? Cela peut mener à des explosions dans certains syndicats, surtout « les moins solides sur leurs appuis antifascistes ». D’où l’urgence pour VISA de continuer son travail. « En 2024, nous avons touché 3.000 personnes, dont 1.000 en formations. Sur les dix dernières années, ce sont 10.000 syndicalistes qui ont rencontré notre organisation », calcule Joscelin Gutterman. Avec une pointe d’amertume dans la voix, il conclut :

« Même si on se félicite de l’existence d’une prise de conscience, on est comme les Restos du Coeur : si de plus en plus de gens ont besoin de nous, c’est que le problème s’accentue. »

Contactés, FO, CFE-CGC, le Medef et l’UNSA n’ont pas répondu aux questions de StreetPress. Pas plus que le RN.


 

    mise en ligne le 16 janvier 2025

Guerre à Gaza : après 465 jours,
enfin un cessez-le-feu

Cédric Clérin sur www.humanite.fr

On n’osait plus y croire. Après 465 jours de martyre, les Gazaouis peuvent enfin entrevoir une lueur d’espoir. Un accord de cessez-le-feu comprenant un échange d’otages et de prisonniers a été trouvé entre Israël et le Hamas avec le concours des États-Unis, du Qatar et de l’Égypte.

Il aura donc fallu attendre que son ami Donald Trump soit sur le point d’entrer en fonction pour que Benyamin Netanyahou finisse par accepter d’arrêter une guerre qui a depuis longtemps pour seule conséquence de ruiner la vie des Gazaouis et pour seul but de tenter d’anéantir la perspective d’un État palestinien viable.

La nouvelle est excellente, mais elle montre également en creux que de longs mois ont été perdus et que la pression américaine aurait pu depuis longtemps cesser l’ignominie de se commettre sous les yeux du monde. S’il s’agit d’être prudent – l’accord de cessez-le-feu ne signifie pas encore la certitude de la fin de la guerre –, on ne peut s’empêcher à la fois de mesurer l’ampleur du désastre et d’enfin regarder l’avenir.

Le bilan depuis le 7 octobre 2023 est absolument terrifiant. Une société israélienne meurtrie par les attaques terroristes du Hamas et replongée dans une peur dont le tragique de l’histoire a bien souvent accablé les juifs. Une population gazaouie décimée, où les morts sont estimés entre 40 000 et 70 000, soit près de 3 % de la population. L’équivalent de 2 millions de morts à l’échelle de la France. Le territoire est détruit, et les conditions de vie des survivants sont effroyables. Le retour d’une aide humanitaire massive est l’enjeu immédiat pour des centaines de milliers de personnes.

Cette tragédie a dépassé les frontières si disputées des territoires palestiniens. Du Liban à la Syrie en passant par l’Iran, les répliques du 7 octobre ont bouleversé la région. Elles ont également profondément ébranlé les capitales occidentales et mis au jour la lâcheté de nombre de dirigeants devant ce drame. Il faudra tirer les enseignements de ces quinze mois en enfer. Il faudra aussi très vite se projeter dans l’après pour permettre enfin aux Palestiniens et aux Israéliens de vivre ensemble côte à côte. Pour l’heure, ce sont les cris de joie à Gaza qui vont remplacer le bruit des bombes. C’est une part d’humanité qui renaît.


 


 

Après la destruction, Palestiniens et Israéliens dépossédés de leur paix

par Catherine Tricot sur www.regards.fr

La signature d’un cessez-le-feu ouvre de nouvelles questions politiques et géopolitiques. Et les puissances régionales et mondiales risquent de s’en saisir au détriment des principaux concernés.

Enfin les armes vont se taire à Gaza. L’accord de cessez-le-feu négocié et prêt depuis le mois de mai va enfin voir le jour : Benjamin Netanyahou qui le refusait y est aujourd’hui contraint. Que de temps perdu, de morts, de souffrances et de destructions auraient pu être évités.

Aujourd’hui, c’est le moment du soulagement, de la joie pour les familles des 33 otages israéliens kidnappés le 7 octobre 2023. Ils vont enfin être libérés, à raison de quatre par jour. Qui sont-ils ? On ne sait pas qui vit encore. Comment vont-ils ? Ils vont avoir besoin de l’amour des leurs pour revivre.

Ce sera la fête dans les familles palestiniennes qui vont revoir leurs proches, 1000 d’entre eux vont sortir des terribles geôles israéliennes où se pratiquent la torture et les pires sévices. On rêve que Marwane Barghouti soit des leurs. Sans trop y croire, tant il incarne un ultime espoir politique pour les Palestiniens.

Pour les Gazaouis ce sera le répit et les larmes devant le désastre de leur pays dévasté, systématiquement pour que la vie soit impossible. Ils vont compter leurs morts (64 000 officiellement), leurs blessés à jamais.

Ce cessez-le-feu est annoncé pour 42 jours. C’est déjà un déchirement : la guerre ne peut pas reprendre. C’est insensé : peut-on retuer les morts, détruire un pays en ruine ? Le cessez-le-feu doit devenir un accord de paix.

Dans les prochains jours, l’aide humanitaire est attendue dans la bande de Gaza où elle a été empêchée par l’armée et le pouvoir d’extrême droite israélien. La fluidité de l’accès aux humanitaires sera un des tout premiers enjeux.

Et déjà la suite, celle des prochains jours et celle du plus long terme, est dans toutes les têtes.

Il va falloir assurer l’effectivité de l’arrêt des combats. Il s’en est vu tant et tant des trêves et des cessez-le-feu qui ne sont pas respectés. Aujourd’hui encore les bombes tombent sur Gaza.

Le plus dur est à venir : inventer le futur des Palestiniens qui passe par l’avènement d’un État palestinien vivable et la vie commune des deux peuples, israélien et palestinien.

Les organisations palestiniennes cherchent à construire une unité politique : il y va de leur participation et de leur poids dans les plans qui vont s’échafauder sur leur devenir. La très faible Autorité palestinienne va composer avec le Hamas qui, bien sûr, n’a pas été éradiqué par les armes. Qui pouvait le croire ?

Pourtant, le gouvernement Israélien et les forces politiques palestiniennes ne vont pas négocier entre eux. Affaibli par les conflits et leur discrédit, Palestiniens et Israéliens sont relégués dans le vestibule des discussions qui vont s’ouvrir. La résonance du conflit dans les opinions publiques – notamment parmi les jeunes – en fait un enjeu politique mondial. Mais aussi d’équilibre régional.

Un nouveau Moyen-Orient va se négocier entre puissances.

L’arrivée dès ce lundi de l’administration Trump s’accompagnera de plans favorables à Israël et ses visées expansionnistes, ainsi qu’au business, évidemment.

Le devenir du Liban, convoité et en danger, est en jeu.

La récente chute du pouvoir Syrien et ses effets en chaine sur la région pèsera dans le redessin. Autour de la table prendront place les pays du golfe qui ont accru leur influence, notamment le Qatar. L’Arabie Saoudite ne laissera pas la solution s’élaborer sans elle. Il y aura aussi la présence ou l’ombre portée de l’Égypte, l’Iran, la Turquie. Tous se pousseront des coudes.

Le sujet principal des discussions ne sera pas l’établissement de la paix reposant sur les intérêts des Palestiniens et des Israéliens. Ils seront instrumentalisés pour d’autres considérations, celles de la stabilité, de la redéfinition des zones d’influence, de la recherche de belles affaires économiques.

Beau travail.


 

      mise en ligne le 15 janvier 2025

Retraites : les deux bobards de François Bayrou pour ne pas toucher à la réforme

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

La dette de l’État serait pour moitié due au financement des retraites ? Et la future négociation proposée aux syndicats et au patronat serait « sans tabou » ? Ce 14 janvier, lors de son discours de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a aligné au moins deux mensonges. Leur but ? Permettre que la réforme soit modifiée le moins possible. Décryptage avec l’économiste Michaël Zemmour.

1 : La dette publique serait due au financement des retraites

« Sur les plus de 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 % de ce total. » C’est avec un mensonge que François Bayrou a commencé son discours de politique générale ce 14 janvier. « Il a repris une histoire qui a circulé il y a longtemps, selon laquelle le déficit du budget de l’Etat serait dû aux retraites…Ce n’est basé sur rien », souffle Michaël Zemmour. 

Le calcul du Premier ministre semblait pourtant imparable. L’État finance chaque année 55 milliards d’euros de budget des retraites. Multiplié par 10, on atteint 550 Mds, soit un peu plus de la moitié des 1000 Mds de dettes. « Sauf que cela revient à considérer que chaque centime versé par l’État dans ce cadre est issu de l’emprunt, ça n’a aucun sens », poursuit l’économiste. Ce dernier rappelle que la France a choisi un mode de financement mixte pour son système de retraite. Avant tout un financement via cotisation sociales, complété par une somme versée par l’État.

« L’État paie les retraites des fonctionnaires, qui ne sont pas plus généreuses que celles du privé. D’autre part on a fait le choix de financer une partie du système des retraites par les ressources publiques parce qu’on ne voulait pas augmenter les cotisations. Dans ce cadre, considérer que la dette est due au financement des retraites n’a pas plus de sens que de considérer qu’elle serait, par exemple, due au budget du ministère des Armées. D’après le mode de calcul du Conseil d’Orientation des Retraites (COR), on serait plutôt aux alentours de 60 Mds de dette sur dix ans dus au financement des retraites », continue l’économiste.

2 : Pour Bayrou, une renégociation des retraites « sans tabou »

Alors qu’une suspension de la reforme des retraites de 2023 était attendue par une partie de la gauche et semblait pouvoir le protéger d’une future censure, François Bayrou a finalement annoncé une simple phase de « renégociation rapide » de la réforme, sans aucune suspension. Pour mieux faire passer la pilule, le Premier Ministre a toutefois souhaité une négociation « sans aucun totem et sans aucun tabou, pas même l’âge de la retraite ». Seule ligne rouge : la nouvelle mouture de la réforme ne devra pas coûter plus cher que l’ancienne.

Les syndicats et le patronat sont ainsi invités à se réunir pour des négociations qui devraient durer 3 mois à partir de la date de remise d’un rapport de la Cour des comptes sur l’état actuel du système de retraites, demandé par le Premier ministre.

Mais la renégociation aura lieu dans un cadre particulièrement défavorable aux organisations de salariés. Tout d’abord parce que, « plus le temps passe, plus le nombre de personnes qui voient leur âge légal de départ et leur durée de cotisation décalés par la dernière réforme augmente », explique Michaël Zemmour. Mais surtout parce que « si aucun accord n’est trouvé, c’est la réforme actuelle qui s’appliquera », a assuré François Bayrou.

Or, qui peut croire que le patronat acceptera tranquillement de revenir sur une réforme qui lui convenait s’il n’y est pas contraint ? « On ne voit pas très bien ce qui empêche le MEDEF de venir à la table des négociations et de constater leur échec. C’est un scénario que l’on connait très bien car c’est celui que l’on observe lors des négociations sur l’assurance chômage (voir notre article)», estime Michaël Zemmour.

En effet, si les organisations syndicales veulent à la fois revenir sur les mesures d’âge et l’augmentation de la durée de cotisation sans creuser le déficit du régime, elles doivent aller chercher de nouvelles recettes. La CGT propose d’ailleurs de longue date des pistes pour récupérer jusqu’à 40 Mds d’euros pour les retraites. Le syndicat souhaite par exemple soumettre à cotisation l’intéressement et la participation, pour 2,2 Mds de recettes. Ou encore récupérer 24 Mds en soumettant les revenus financiers aux cotisations sociales. 

Il va sans dire que l’augmentation de ces cotisations représente une ligne rouge pour les organisations patronales, qui se battent au contraire pour leur diminution. La future négociation « sans tabou » semble déjà bien contrainte.


 


 

Un « conclave » pour les « partenaires sociaux » : sur la réforme des retraites, comment François Bayrou renvoie la patate chaude

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Non content de renvoyer la patate chaude des retraites aux « partenaires sociaux », chargés de s’accorder sur une réforme d’ici à l’automne, François Bayrou s’est lancé dans une démonstration malhonnête sur le financement du régime.

Ni suspension ni abandon, mais un chèque en blanc pour le patronat. Sur le sujet brûlant des retraites, François Bayrou n’a pas saisi la main tendue par une partie de la gauche pour apaiser le pays. A contrario, depuis la tribune de l’Assemblée nationale, le premier ministre s’est livré à un enfumage en règle.

D’abord sur le financement. « Notre système de retraite verse chaque année 380 milliards d’euros de pensions. Or, les employeurs et les salariés du privé et du public versent à peu près 325 milliards par an, en additionnant les cotisations salariales et patronales », assure le locataire de Matignon.

Et d’ajouter, au sujet des 55 milliards restants, qu’ils seraient déboursés « par le budget des collectivités publiques, au premier chef de celui de l’État, à hauteur de quelque 40 ou 45 milliards. Or nous n’en avons pas le premier sou. Chaque année le pays emprunte cette somme. »

« Une manipulation grossière des données »

La démonstration du premier ministre est malhonnête. En réalité, François Bayrou reprend à son compte la thèse du « déficit caché des retraites », brandie par Jean-Pascal Beaufret, haut fonctionnaire proche des milieux patronaux.

Ce dernier explique que les régimes de retraite des agents de l’État (fonctionnaires de l’État, agents des hôpitaux et des collectivités locales), présentés à l’équilibre, sont en réalité en déficit : c’est l’État employeur qui comble le trou, au moyen de surcotisations.

Mais ce qu’il présente comme une générosité indue de l’État n’est qu’une façon de compenser un déséquilibre démographique qu’il crée lui-même, comme le rappelle Régis Mezzasalma, de la CGT : « François Bayrou considère qu’il y a un déficit caché dans les retraites des fonctionnaires. Certes l’État compense avec son budget les reculs de cotisations des employeurs publics. Mais ces reculs sont dus aux non-recrutements de fonctionnaire et au gel des rémunérations », tance le conseiller confédéral sur les questions de retraite à la CGT.

De son côté, François Hommeril, président de la CFE-CGC, dénonce « une manipulation grossière des données. » « Le Premier ministre parle de l’équilibre du système sans différencier public et privé. Or les retraites des fonctionnaires ne sont pas un régime par répartition. Mais il entend faire contribuer collectivement l’ensemble des travailleurs, y compris du privé, pour compenser le non-équilibre du public par l’impôt », poursuit-il.

Une mission flash commandée à la Cour des comptes

Assurant que la réforme de 2023 était « vitale pour notre pays et notre modèle social », François Bayrou entend, en guise de diversion, « remettre en chantier la question des retraites. » D’abord, en commandant une mission flash à la Cour des comptes sur le financement de notre système de retraite.

Ensuite, en convoquant un « conclave » entre les syndicats et patronat, dès ce vendredi 18 janvier. Ces organisations devront parvenir en trois mois à un accord « d’équilibre et de meilleure justice », à compter de la remise du rapport de la Cour des comptes. Sans quoi la réforme de 2023 continuera de s’appliquer.

« En somme, on nous contraint à négocier avec un pistolet sur la tempe. C’est une impasse annoncée, résume Mezzasalma. Les précédentes négociations sur l’assurance-chômage et l’emploi des seniors montrent que le patronat n’est pas dans une démarche de mieux-disant pour les salariés. »


 


 

Michaël Zemmour : « Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme des retraites »

Dan Israel sur www.mediapart.fr

L’économiste, spécialiste du système des retraites, doute de la pertinence de la « remise en chantier » annoncée par François Bayrou. Pour l’heure, le patronat n’a aucun intérêt à trouver un accord avec les syndicats.

Les retraites avant tout. Le 14 janvier, le premier ministre François Bayrou a démarré sa déclaration de politique générale avec ses propositions pour le système de retraite français. Il a écarté toute « suspension » – alors que le Parti socialiste (PS) pensait avoir réussi à l’imposer – de la réforme de 2023, qui décale progressivement l’âge de départ légal à 64 ans et porte la durée de cotisation à quarante-trois ans.

C’est une simple « remise en chantier » qui a été proposée. Réunis une première fois le 17 janvier, les syndicats et le patronat devront s’appuyer sur le résultat d’une « mission flash » de la Cour des comptes portant sur l’état financier du régime. Ils auront trois mois pour rediscuter de la réforme, mais sans toucher à son cadrage financier. S’ils trouvent un accord, François Bayrou a promis que leurs propositions seraient reprises dans une loi. Mais s’ils échouent, la réforme de 2023 continuera à s’appliquer.

« C’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation », souligne l’économiste Michaël Zemmour, l’un des meilleurs experts du système de retraite, très critique de la réforme de 2023 et de sa logique d’économie.

Il alerte également sur le fait que le premier ministre insiste sur une prétendue dette cachée du régime, qui est récusée par tous les spécialistes du sujet.

Mediapart : Dès le début de son discours, mardi, François Bayrou a insisté sur l’enjeu de la dette publique, assurant que le déficit du régime des retraites représentait la moitié des 100 milliards d’euros de dette accumulés en dix ans par la France. Il reprend là un calcul qu’il défend depuis décembre 2022, selon lequel le déficit du système serait de l’ordre de 40 à 45 milliards d’euros par an, alors que le système était bénéficiaire en 2022 et 2023, et déficitaire de seulement 6 milliards en 2024. Comment expliquer cette théorie ?

Michaël Zemmour : François Bayrou reprend à son compte une thèse assez fantaisiste qui est récusée par les économistes ou les spécialistes des retraites. Cette idée a fait l’objet de plusieurs démontages, notamment par le Conseil d’orientation des retraites (COR), par son ancien président Pierre-Louis Bras, mais aussi par l’actuel président Gilbert Cette [un économiste très proche d’Emmanuel Macron – ndlr], y compris dans le dernier rapport du COR.

Il s’agit d’une comptabilité alternative et fantaisiste. En France, le système de retraite repose sur un financement mixte : des cotisations [payées par les salarié·es et les employeurs – ndlr] et des contributions de l’État – pour plein de raisons différentes : il y a des fonctionnaires dont les retraites sont payées par l’État, des cotisations sociales à compenser dans certains cas, de la solidarité…

Le raisonnement de François Bayrou consiste à dire que tout ce qui est financé par l’État serait financé par de la dette. Une idée qui ne s’appuie sur… rien. Son discours est très inquiétant, parce qu’en inventant une dette cachée des retraites, il rejoue la dramatisation autour de l’idée que les caisses sont vides et qu’il faudrait trouver de nouvelles mesures d’économie.

Le système des retraites n’est donc toujours pas en danger ?

Michaël Zemmour : Le système de retraites est globalement financé. Dans sa comptabilité, le COR prévoit certes un déficit persistant, de l’ordre de 0,5 point du produit intérieur brut (PIB) [le COR prévoit 0,4 % de déficit à l’horizon 2030, soit une dizaine de milliards d’euros – ndlr], mais les dépenses sont stables, et tendanciellement un peu en baisse.

En revanche, alors que le nombre de retraité·es va augmenter, l’État a prévu de se désengager progressivement du financement, au nom du fait que le nombre de fonctionnaires diminue. Donc, le déficit qui est prévu à l’avenir ne vient pas d’une hausse des dépenses, mais d’une baisse des recettes, en raison de la baisse programmée de la partie financée par l’État.

Contrairement à ce qui était espéré par une partie de la gauche, François Bayrou n’a finalement proposé ni « abrogation » ni « suspension » de la réforme des retraites, mais une simple « remise en chantier ». Qu’est-ce que cela veut dire pour les personnes qui partent à la retraite dans les prochains mois ?

Michaël Zemmour : Dans l’immédiat, cela ne veut rien dire. Il n’y a pour l’instant aucune remise en cause de la réforme, qui se déroule comme prévu. À chaque fois qu’on avance dans le temps, on a de nouvelles générations touchées par la réforme, qui vont connaître des conditions de départ plus dures. Plus on attend pour prendre une décision, plus ces générations se voient appliquer la réforme.

Le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.

Si j’ai bien compris le discours de François Bayrou, il envisage une modification possible pour la prochaine loi de financement de la Sécurité sociale, qui sera appliquée en 2026. Donc, la génération née en 1963, qui aura 62 ans en 2025, se verra appliquer pleinement la réforme, sans aucune restriction. Elle sera concernée par un âge de départ de 62 ans et 9 mois, et par une durée de cotisation de quarante-deux ans et demi.

Les discussions entre les syndicats et le patronat devraient s’engager dans les prochains jours. François Bayrou a indiqué que tous les paramètres seraient mis sur la table, y compris l’âge de départ, mais que le cadrage financier ne pourrait pas bouger. Cette négociation vous semble-t-elle bien partie ?

Michaël Zemmour : Non. Tout cela laisse plus que perplexe, pour plusieurs raisons. D’abord, le fait que la réforme ne soit pas arrêtée et qu’elle continue à se dérouler joue sur la discussion, parce que plus la conclusion tarde, plus la réforme s’applique.

La deuxième chose, c’est que, comme l’a dit le premier ministre, si les discussions à venir entre les syndicats et les organisations patronales ne débouchent pas sur un accord, la réforme s’appliquera. Ça, c’est l’ingrédient pour des discussions qui ne mènent à rien : les gens pour qui la meilleure solution est de ne pas toucher à la réforme n’ont aucun intérêt à s’engager dans la négociation.

Cette configuration est exactement celle qu’on a vue lors de toutes les négociations récentes sur l’assurance-chômage : l’État enjoint aux partenaires sociaux de négocier, mais en leur donnant un cadre de négociations dont on sait à l’avance qu’il ne peut pas aboutir. On ne peut jamais prédire l’avenir, mais cela rend quand même tout à fait improbable qu’il y ait un réel processus qui s’engage.

Et le troisième élément à garder en tête, c’est le discours du premier ministre sur cette espèce de dette cachée des retraites, une grille de lecture qui n’est pas conforme au consensus sur les retraites. Là où les partenaires sociaux cherchent une alternative à la réforme, et donc des financements pour revenir dessus, il leur dit en gros qu’avant cela, il leur faudra trouver d’autres financements pour le système actuel.

Peut-on rappeler quels sont les paramètres sur lesquels on pourrait jouer, hormis l’âge légal de départ ou la durée de cotisation ?

Michaël Zemmour : Les autres leviers d’équilibre macroéconomique du système de retraite sont les recettes, prioritairement les cotisations, et le montant des pensions. En théorie, les partenaires sociaux pourraient aussi discuter d’autres sujets, comme le calcul des droits, l’égalité femmes-hommes ou la pénibilité. Ces sujets n’ont pas été traités correctement par les réformes précédentes. Mais la tension actuelle et le poids de la réforme de 2023 sont tels que cela paraît très improbable. Il semble que pour la majorité des syndicats, arrêter la réforme de 2023 est un préalable à ce que des discussions sereines aient lieu.

Et on peut imaginer que les organisations patronales, qui ont soutenu la réforme de 2023, ne seront pas très motivées pour discuter.

Michaël Zemmour : La raison pour laquelle il n’y a pas eu le début d’un accord entre partenaires sociaux sur cette réforme, c’est que le gouvernement avait dit qu’il voulait ajuster le système, mais sans y mettre un centime de recettes supplémentaire.

Or, les organisations syndicales, dans leur diversité, disaient être favorables à l’équilibre financier, mais sans qu’il se fasse uniquement sur la réduction des droits des retraité·es. Elles estiment que l’équilibre doit se faire, en partie ou dans sa totalité, grâce à des recettes supplémentaires.

Le Medef [l’organisation patronale majoritaire – ndlr], lui, n’est pas d’accord pour mettre des recettes supplémentaires dans le régime, et on ne voit pas très bien ce qui le pousserait à s’écarter de cette position. Lorsque le premier ministre dit : « Venez négocier, mais s’il n’y a pas d’accord, la réforme continue à s’appliquer », cela n’ouvre donc pas de cadre de discussion nouveau.

Et même si un accord finissait par être trouvé, encore faudrait-il que le Parlement le vote, comme l’a promis François Bayrou…

Michaël Zemmour : Un vote serait effectivement très incertain. Nous avons cet engagement verbal du premier ministre. Mais il renvoie à un horizon où on n’est pas sûr que le gouvernement en place sera toujours là, ni qu’il aura une majorité pour valider l’accord qui aurait été trouvé.

Enfin, il y a une forme d’ambiguïté sur le rôle qui est donné aux partenaires sociaux. Autant pour l’Unédic [qui gère les caisses de l’assurance-chômage – ndlr] ou l’Agirc-Arrco [qui pilote les retraites complémentaires – ndlr], ils ont un intérêt concret à conclure des accords, car ils gèrent ensemble directement ces caisses. Mais pour le système des retraites [de base – ndlr], on leur demande de discuter, alors qu’ils n’ont finalement aucun pouvoir ni aucune certitude sur ce qu’il se passera derrière.


 

    mise en ligne le 14 janvier 2025

« S’il n’y en a plus, les gens partiront » : dans le nord de Gaza, l’enjeu crucial du dernier hôpital

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Le récent raid israélien contre l’hôpital Kamal-Adwan, dans le nord du territoire palestinien, et l’arrestation de son directeur ont rappelé à quel point les structures de santé sont en danger, et combien sont visés les soignants. Mediapart s’est entretenu avec deux d’entre eux.

L’image appartient désormais aux représentations iconiques et elle restera le symbole de la destruction des infrastructures de santé par l’armée israélienne dans la bande de Gaza et du courage des soignant·es de l’enclave palestinienne, dédié·es à leur tâche jusqu’au bout : un homme vu de dos, vêtu d’une blouse blanche qui lui bat les flancs, se dirige vers un char israélien tapi au milieu des ruines. Tout est détruit et immobile, tout est marron et gris, ferraille et morceaux de béton, sauf la blouse blanche en mouvement.

Cette image est la dernière du docteur Hossam Abou Safiya, directeur de l’hôpital Kamal-Adwan, avant son arrestation par l’armée israélienne, puis sa disparition, le 27 décembre 2024. L’établissement a été brûlé par les soldats, le personnel et les patient·es arrêté·es après des semaines d’attaques incessantes, alors que le nord de la bande de Gaza est soumis à un siège draconien depuis début octobre 2024 et que les populations sont poussées à quitter la zone.

Après avoir nié détenir le médecin, les autorités de Tel-Aviv ont reconnu le maintenir incommunicado. Le 9 janvier, un tribunal militaire d’Ashkelon a annoncé prolonger son emprisonnement sans inculpation jusqu’au 13 février. La veille, l’organisation de défense des droits humains Al-Mezan, qui représente la famille du médecin, a indiqué qu’interdiction était faite à son avocat de lui rendre visite jusqu’au 22 janvier.

Son sort est donc inconnu, mais des témoignages inquiétants, de la part de Palestiniens libérés ces derniers jours du centre de détention de Sde Teiman, font état de la présence du docteur Hossam Abou Safiya en ce lieu, connu pour ses pratiques systématiques de la torture, et de mauvais traitements qu’il aurait subis dès son arrestation.

Lundi 13 janvier, sa famille a été informée qu’il avait été transféré à la prison d’Ofer, connue elle aussi pour les tortures qui y sont infligées aux détenus palestiniens.

Une campagne internationale de soutien exigeant la libération immédiate de Hossam Abou Safiya a été lancée, reprise aux quatre coins du monde, notamment dans le monde médical. Le hashtag #FreeDrHussamAbuSafiyeh fait florès sur les réseaux sociaux. Aux États-Unis, un groupement de soignant·es intitulé Doctors Against Genocide a lancé une pétition, alors que la plus grande association de pédiatres du pays a interpellé le secrétaire d’État Antony Blinken. En France, un collectif de soignant·es du CHU de Toulouse relaie les appels pour sa libération. Ce ne sont là que quelques exemples, le mouvement est devenu viral.

L’effondrement du système de santé

Le pédiatre, particulièrement depuis le début du siège du nord de la bande de Gaza, incarne à la fois la résistance aux attaques israéliennes contre les infrastructures médicales, la mauvaise conscience d’une communauté internationale incapable de protéger soignant·es et patient·es, et pour beaucoup un héros. Plusieurs fois par semaine, il diffusait des vidéos pour alerter sur la catastrophe et communiquait avec les journalistes étrangers. Il témoignait ainsi dans Mediapart de l’horreur en cours.

Il a aussi payé cher, à titre personnel : un de ses fils a été tué en octobre 2024 par une attaque de drone dans l’enceinte de l’hôpital Kamal-Adwan. Et lui-même a été blessé un mois plus tard.

L’armée israélienne a justifié les assauts puis la destruction de l’hôpital par son argument habituel : comme les autres établissements hospitaliers attaqués, Kamal-Adwan était en fait un centre de commandement du Hamas. D’ailleurs, a-t-elle annoncé, elle a arrêté pas moins de 240 membres du mouvement islamiste en « vidant » l’hôpital.

Le docteur Hossam Abou Safiya serait un « agent terroriste » d’un « rang élevé ».

« Je le connais bien, il n’a rien à voir avec le Hamas, assure Mkhaimar Abou Saada, professeur de science politique, aujourd’hui réfugié aux États-Unis. Mais il s’exprimait, alertait, prenait le monde à témoin. Il gênait les Israéliens. »

Plus diplomatiquement, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 3 janvier, le haut-commissaire aux droits humains, Volker Türk, a répondu aux allégations israéliennes.

« Dans la plupart des cas, Israël affirme que les hôpitaux sont utilisés de manière abusive à des fins militaires par des groupes armés palestiniens. Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de l’ambassadeur d’Israël affirmant que l’hôpital Kamal-Adwan a été militarisé par le Hamas et que les forces israéliennes ont pris des mesures extraordinaires pour protéger la vie des civils en s’appuyant sur des renseignements crédibles, explique le diplomate. Cependant, Israël n’a pas fourni d’informations suffisantes pour étayer bon nombre de ces affirmations, qui sont souvent vagues et générales. Dans certains cas, elles semblent contredire les informations publiquement disponibles. »

Un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) publié le 31 décembre pointe les attaques contre les hôpitaux entre le 7 octobre 2023 et le 30 juin 2024 et l’effondrement presque total du système de santé de l’enclave palestinienne qui en résulte.

Pour les Israéliens, que vous soyez un soignant ne change rien. Nous sommes visés comme tout le reste de la population.          Dr Mohamed Abou Moughaisib (MSF)

« Nous ne comptons plus les patients qui décèdent de maladies ordinaires, car ces décès-là ne sont simplement pas enregistrés, affirme le docteur Mohamed Abou Moughaisib, coordinateur médical de Médecins sans frontières (MSF) dans le sud et le centre de la bande de Gaza. Mais des nouveau-nés meurent d’hypothermie ! Parce qu’il n’y a pas de vêtements chauds, pas de couvertures, les gens ont fui sans rien prendre, en pensant qu’ils quittaient leurs maisons pour quelques jours. »

L’armée israélienne a mené plus de 136 raids aériens sur 27 hôpitaux pendant la période étudiée par le rapport du HCDH. Autrement dit, l’aviation de l’État hébreu a massivement bombardé des infrastructures de santé protégées par le droit international humanitaire. Sur les 38 hôpitaux, 22 ne sont plus en état de fonctionner, plus de 1 150 soignant·es ont été tué·es lors des raids israéliens, des centaines arrêté·es.

« Hossam Abou Safiya n’est pas le premier soignant à être arrêté par les Israéliens, mais il représente quelque chose de particulier : c’est un pédiatre renommé, un professionnel très respecté. Avant la guerre, tout le monde voulait que son enfant soit soigné par le docteur Abou Safiya, explique le docteur Mohamed Abou Moughaisib. Et il aurait pu quitter Gaza, car il a un passeport russe, mais il a refusé. Il est resté pour diriger Kamal-Adwan et apporter des soins à la population. »

Tout·e soignant·e, à Gaza, a en tête le sort du directeur du service orthopédique de l’hôpital Al-Shifa, Adnan al-Bourch, mort sous la torture à Sde Teiman en avril 2024.

« C’est la quatrième fois »

« Pour les Israéliens, que vous soyez un soignant ne change rien, affirme Mohamed Abou Moughaisib. Nous sommes visés comme tout le reste de la population, et traités de la même façon quand nous sommes arrêtés. Les témoignages que nous avons recueillis de collègues détenus puis relâchés vont tous dans ce sens-là : en prison, tout le monde est torturé. Tout le monde. Sans exception. »

« Il semble que ces tortures visent à obtenir des informations sur les otages, car les Israéliens pensent que certains ont été soignés dans certains hôpitaux, explique Mkhaimar Abou Saada. Mais ça ne justifie en rien ces traitements dégradants, ni la destruction des infrastructures médicales. »

Adnan al-Bourch, chirurgien réputé, officiait à l’hôpital Al-Awda, dans le nord de la bande de Gaza, quand il a été arrêté, car Al-Shifa avait été largement détruit par les raids israéliens.

Le docteur Mohamed Selha dirige aujourd’hui cet établissement, le dernier à pouvoir assurer des soins dans le nord de la bande de Gaza, complètement coupé du reste du territoire palestinien, après la destruction de Kamal-Adwan et la mise hors service de l’hôpital indonésien. Mediapart s’est longuement entretenu avec lui par téléphone le 8 janvier.

Ce jour-là, une fois de plus, les chars et les snipers israéliens se sont positionnés autour de l’établissement, interdisant toute sortie et toute entrée. Un siège toujours en cours. « C’est la quatrième fois, racontait le médecin. La première fois, en novembre 2023, les Israéliens ont détruit deux départements de patients, tués trois de nos médecins, et blessé trois autres. En décembre 2023, un sniper a tiré sur un infirmier et deux aides-soignants, les trois sont morts. En octobre 2024, notre chirurgien orthopédiste Mohamed Abed a été arrêté alors qu’il opérait à Kamal-Adwan, à quelques centaines de mètres. Nous ne savons rien de lui. »

L’objectif des Israéliens est de vider le nord de la bande de Gaza de ses habitants.           Mohamed Selha, directeur de l’hôpital Al-Awda

L’établissement comptait 100 lits avant la guerre. Sa capacité a été réduite à 50. « Récemment, nous avons réussi à en ouvrir huit de plus », nous a déclaré avec fierté le docteur Mohamed Selha. Pour le reste, c’est le grand dénuement : « Nous avons 11 médecins, mais un seul chirurgien général, et un seul gynécologue, et 29 infirmiers. Sur nos 58 patients, 56 présentent des blessures qui nécessiteraient des actes orthopédiques, des explorations abdominales, des opérations chirurgicales. Les deux autres sont des femmes qui viennent d’accoucher. »

Depuis le début du siège, tous les patients et patientes ont été déplacé·es dans les couloirs et des pièces sans fenêtre. « Sinon, c’est trop dangereux, il y a des snipers », reprend Mohamed Selha, qui ajoute que l’hôpital n’a plus de vitres ni de portes, « ce qui pose un problème en plein hiver, il fait très froid et il pleut ».

Depuis la destruction de l’hôpital Kamal-Adwan, les conditions sont encore plus difficiles : « Nous n’avons pas d’unité d’oxygène, et c’est Kamal-Adwan qui nous fournissait ce service. Du coup, on est obligé de pomper manuellement l’oxygène, explique Mohamed Selha. On référait aussi les cas nécessitant des soins intensifs, car nous ne sommes pas équipés. Et les prématurés. Nous n’avons pas d’incubateurs. »

Le directeur fait tourner un générateur de midi à 15 heures, pour stériliser le matériel, effectuer des opérations indispensables, faire fonctionner la pompe du puits. Avant le siège, les habitant·es encore présent·es autour de l’hôpital venaient recharger leurs téléphones portables et chercher de l’eau. « J’aurais besoin de 700 litres de carburant par jour pour le générateur, assure Mohamed Selha. Ces 700 litres doivent durer au moins dix jours. »

Tout est restreint. Patient·es, accompagnateurs et personnel reçoivent un repas par jour. « Il y a quelques jours, le CICR a réussi à nous apporter des boîtes de conserve de thon et de bœuf, se réjouit le médecin. C’est formidable, ça faisait deux mois que nous n’en avions pas eu et que nous mangions des haricots et du pain. »

Dans ce terrible huis clos, Mohamed Selha doit encore gérer les tensions dues à la peur, à l’épuisement, à la promiscuité de soixante-trois soignant·es, femmes et hommes, qui travaillent, dorment, mangent ensemble depuis des mois sans quitter l’hôpital, loin de leurs familles.

« J’organise beaucoup d’activités communes, on chante, on danse, on partage nos sentiments, raconte-t-il. J’ai une formation en soutien psychologique et en gestion du stress, et je mets toutes ces techniques en œuvre. Ça nous permet de continuer à travailler. »

Travailler fait tenir. Soigner permet de rester debout. « Nous sommes logés à la même enseigne que tout le monde, nous subissons les bombardements des bateaux, des avions, les tirs des quadricoptères vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, explique Mohamed Abou Moughaisib. L’autre jour, j’en ai vu un tirer sur un enfant aveugle qui marchait dans la rue ! Alors pour beaucoup d’entre nous, faire notre travail de soignants nous distrait de tout ça. »

« Nous serons peut-être les prochains à être tous arrêtés, et Al-Awda détruit, reconnaissait au téléphone le docteur Mohamed Selha. Car l’objectif des Israéliens est de vider le nord de la bande de Gaza de ses habitants. Et les gens nous le disent : s’il n’y a plus d’hôpitaux, ils partiront. »


 

    mise en ligne le 13 janvier 2025

« On mentait éhontément » : comment le Groupe Bernard Hayot s’est enrichi en creusant la pauvreté en outre-mer

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Plus importante multinationale en Outre-mer, le Groupe Bernard Hayot (GBH) profite de sa mainmise sur les secteurs de la grande distribution ou du secteur automobile pour imposer des marges exorbitantes à ses clients. Dans une enquête publiée ce jeudi 9 janvier, Libération dévoile les pratiques frauduleuses du groupe, entre omerta imposée à ses employés et mensonges à ses partenaires commerciaux comme à l’État français.

Le Groupe Bernard Hayot (GBH) est hégémonique en Outre-mer. L’entreprise réalise près de 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires grâce à son contrôle de la grande distribution, de l’agriculture, du secteur automobile ou de l’industrie, tant dans les Antilles, qu’en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, à la Réunion ou à Mayotte.

Des territoires qui ont en commun de subir des situations sociales et économiques fragiles, alors que le niveau de vie des habitants ne suit pas la voracité du groupe industriel tentaculaire – qui a aussi investi l’Amérique du Sud ou la Chine. Les produits alimentaires sont, par exemple, en moyenne 42 % plus chers en Martinique qu’en France métropolitaine, selon les estimations de l’Insee.

« La consigne est de ne divulguer aucun chiffre »

Régulièrement pointée du doigt pour les marges exorbitantes qu’il applique sur ses produits, GBH entretient un mystère absolu sur sa stratégie commerciale et, surtout, sur ce que lui rapporte sa marchandise. « En Outre-mer, très peu d’entreprises déposent leurs comptes », a tenté de justifier le directeur général du groupe, Stéphane Hayot, devant la Commission d’enquête parlementaire sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales, en mai 2023.

Mais alors que quatre citoyens ont saisi le tribunal de commerce de Fort-de-France (Martinique) pour dénoncer ses pratiques, en décembre dernier, et que des révoltes ont eu lieu pour protester contre le coût de la vie, les langues commencent à se délier au sein du groupe. Le journal Libération a ainsi pu consulter plusieurs dizaines de documents internes – « comptes d’exploitation, prix d’achat, marges, taux de rentabilité… » -, divulgués par un cadre de GBH, « plus en adéquation avec les valeurs » de son employeur.

Premier élément à retenir de son témoignage : la direction du groupe maintient bien l’omerta au sein même de sa structure afin d’éviter la moindre fuite. « La consigne est de ne divulguer aucun chiffre à personne, pas même à nos équipes », alerte le témoin s’étant entretenu avec Libération. Une manne d’informations auquel ce dernier a eu accès grâce à son positionnement dans l’entreprise : il fait partie des 170 hauts cadres de GBH, là où la multinationale compte plus de 16 000 employés à travers le monde.

Libération donne l’exemple du secteur automobile. « Sur chaque vente de véhicule de marque Dacia, Renault ou Hyundai, les concessions de GBH réalisent une marge nette comprise entre 18 % et 28 %, soit trois à quatre fois celles pratiquées en métropole, résume le quotidien. En clair, pour un modèle vendu aux alentours de 20 000 euros, une concession peut gagner plus de 5 000 euros net, même après les éventuelles promotions et efforts commerciaux. »

L’impunité et la mainmise de GBH sur le marché sont telle que le groupe peut se permettre de dissimuler le prix des véhicules neufs mis en vente sur son site, sans que cela interpelle de futurs clients. Il en va de même pour leurs partenaires, eux aussi victime de la culture du secret en vigueur dans l’entreprise : « On mentait éhontément aux constructeurs », raconte le cadre de GBH. De fait, les tarifs affichés dans les concessions étaient modifiés en amont des visites commerciales, afin de cacher la marge que réalise le groupe aux constructeurs.

37 % de parts de marché dans le secteur de la grande distribution

Puis, lorsque vient le moment de justifier de telles marges – jusqu’à plus de 45 % plus chères qu’en métropole – pour une voiture, GBH utilise l’excuse du transport de sa marchandise jusqu’aux points de vente. Or, l’octroi de mer et la TVA qui concernent GBH représentent entre 15 % et 20 % du prix de vente final… soit quasiment le même taux de TVA que celui pratiqué en métropole. « En clair, contrairement aux affirmations de la multinationale, les frais d’approche ne permettent pas d’expliquer pourquoi les voitures vendues par ses concessions ultramarines » sont si chères, résume Libération.

Des révélations qui, si elles se concentrent sur le secteur automobile, mettent aussi en lumière l’hégémonie de GBH sur de nombreux secteurs. Par exemple l’alimentaire : environ 37 % des parts de marché dans le secteur de la grande distribution à la Réunion et 45 % des dépenses de consommation courante des ménages réunionnais sont prises en charge par le groupe, qui s’est développé grâce au colonialisme et l’esclavagisme.

Pour rappel, descendant d’une famille de colons arrivés à la Martinique en 1680, héritier d’une fortune opulente bâtie sur l’exploitation de « l’or blanc » – le sucre – par l’esclavage, le béké Bernard Hayot a fait du groupe qu’il a fondé en 1960 une multinationale florissante sur le dos de ses clients. En attendant, pendant que les habitants des Antilles, de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, de la Réunion et de Mayotte peinent à subvenir à leurs besoins, GBH profite de marges qui peuvent atteindre jusqu’à 25 % de son chiffre d’affaires annuel.


 

     mise en ligne le 12 janvier 2025

En rétention, une fin d’année 2024 tragique : décès et actes de désespoir
se multiplient

communiqué sur https://www.lacimade.org/

Nos quatre associations interviennent dans les centres de rétention administrative (CRA) pour aider les personnes enfermées à exercer leurs droits. Depuis octobre 2024, quatre personnes sont décédées pendant leur enfermement en CRA. Au CRA du Mesnil-Amelot, un homme est mort pour des raisons médicales incertaines. Dans les CRA de Marseille […]

Nos quatre associations interviennent dans les centres de rétention administrative (CRA) pour aider les personnes enfermées à exercer leurs droits.

Depuis octobre 2024, quatre personnes sont décédées pendant leur enfermement en CRA. Au CRA du Mesnil-Amelot, un homme est mort pour des raisons médicales incertaines. Dans les CRA de Marseille et Paris-Vincennes, deux hommes se sont suicidés. A Oissel, près de Rouen, un homme a cessé de s’alimenter ; son état de santé s’étant fortement dégradé, il a été transféré à l’hôpital, où il est décédé quelques jours après. En 2023 déjà, quatre personnes étaient mortes en rétention.

Ces décès auraient pu être évités si la vulnérabilité et l’état de santé -physique et mental- des personnes avaient été pris en considération par l’administration avant toute décision de placement.

Il est inacceptable que l’administration ne prenne pas toujours en compte les déclarations de ces personnes sur leur état de santé ou le suivi médical dont elles font déjà l’objet. Elle ignore également nos alertes récurrentes sur le contexte de tensions, d’angoisse et de violence qui prévaut dans les CRA, et sur les effets délétères de la rétention sur la santé mentale et physique des personnes enfermées.

Notre inquiétude aujourd’hui se veut d’autant plus grande que les actes d’automutilation, gestes désespérés et les tentatives de suicide se multiplient ces dernières semaines. Pourtant, malgré les drames successifs qui sont la conséquence d’une politique d’enfermement sans discernement et punitive, les pratiques n’évoluent pas et rien n’indique que l’administration a pris conscience de la gravité de la situation. Au contraire, les placements de personnes vulnérables ou souffrant de lourdes pathologies se poursuivent, et les préfectures persistent à maintenir enfermées des personnes pour lesquelles les médecins compétents ont constaté l’incompatibilité de leur état de santé avec la rétention. La loi du 26 janvier 2024 a permis d’enfermer plus longtemps des personnes dont les intérêts privés et familiaux se trouvent sur le territoire français, ou qui encourent des risques avérés pour leur vie en cas de retour dans leur pays d’origine, renforçant le choc et l’angoisse liés à la perspective de l’expulsion. Les annonces répétées sur une nouvelle prolongation de la durée maximale de rétention vont à rebours de nos constats sur l’impact de l’enfermement administratif sur la santé des personnes concernées.

Nos associations revendiquent une nouvelle fois un accès aux soins et une prise en charge médicale effective des personnes enfermées en CRA, pour éviter que de tels drames ne se reproduisent. Nous demandons aux préfectures un examen individuel et attentif des situations des personnes concernées avant l’édiction de toute décision de privation de liberté, dans le respect de leurs obligations légales.

Associations signataires :

  • Forum réfugiés

  • France terre d’asile

  • Groupe SOS Solidarités-Assfam

  • La Cimade


 

      mise en ligne le 11 janvier 2025

Au pic de la grippe, les urgences hospitalières sont à nouveau encombrées de brancards

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Cette année encore, les hôpitaux publics sont en tension, alors qu’approche le pic d’une épidémie de grippe qui présente de nombreuses formes graves. Dans des urgences saturées, le risque de « morts inattendues » est au plus haut.

Les épidémies respiratoires hivernales se succèdent sans jamais tout à fait se ressembler. Après les années du covid, il y a eu celle des bronchiolites, qui ont frappé les enfants en 2022-2023.. L’année suivante a été marquée par le retour du covid à un haut niveau, fin 2023, combiné aux bronchiolites et suivi par la grippe.

Fin 2024, à la mi-décembre, un pic modeste de bronchiolites a été passé. En ce début d’année 2025, le covid est presque absent (0,6 % des hospitalisations). Cette fois, c’est la grippe qui domine. La première semaine de janvier, 5 % des personnes admises aux urgences et des personnes hospitalisées ont été testées positives aux virus de type A ou B, qui circulent en même temps cette année, détaillait Santé publique France le 8 janvier. Le nombre de cas groupés de grippes dans les Ehpad est également au plus haut. 6 % des certificats électroniques de décès mentionnaient la grippe début janvier.

Toujours selon Santé publique France, le pic de cette épidémie de grippe est moins haut que l’année passée, mais les hospitalisations sont plus nombreuses. Le virus occasionne donc plus de formes graves.

Les conséquences sont en revanche toujours les mêmes, parfaitement prévisibles : les urgences sont débordées car il n’y a pas assez de lits pour hospitaliser les malades graves qui s’y présentent. Dans de très nombreux services d’urgence, les soignant·es travaillent dans des lieux encombrés de brancards occupés par des malades en attente d’une hospitalisation, des heures, voire des jours durant.

De nombreuses études montrent que le temps d’attente aux urgences est corrélé à une plus forte mortalité. Par exemple, un travail mené par des membres de la Société française de médecine d’urgence, publié dans le Journal of the American Medical Association (Jama), a comparé les taux de mortalité de 1 598 patient·es âgé·es de plus 75 ans, une partie ayant passé une nuit aux urgences, une autre partie ayant été hospitalisée rapidement dans des services.

Le taux de mortalité des premiers et premières est de 15,7 %, contre 11,1 % pour les deuxièmes. Le syndicat Samu urgences de France parle de « morts inattendues », qui ne seraient pas survenues si la prise en charge des patient·es avait été plus rapide.

Des morts suspectes

Sans surprise, des morts suspectes sont rapportées ces derniers jours, notamment en Île-de-France. Selon Le Parisien, une jeune femme d’une vingtaine d’années est décédée mercredi 8 janvier à l’hôpital de Longjumeau (Essonne) après une journée d’attente dans un box des urgences. Une enquête interne est en cours. Toujours selon Le Parisien, une autre jeune femme de 26 ans est morte ce vendredi 10 janvier dans la salle d’attente des urgences de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). Une enquête est également en cours, à l’initiative de la police cette fois.

Le 10 janvier, le ministère de la santé a indiqué à l’AFP que 87 hôpitaux ont déclenché leur plan blanc, qui permet de rappeler du personnel et de déprogrammer des opérations non urgentes afin d’augmenter le nombre de lits disponibles. L’ouest de la France est particulièrement touché. Rien qu’en Bretagne, 34 établissements sont en plan blanc. L’agence régionale de santé l’a même déclenché au niveau départemental pour tous les établissements publics comme privés d’Ille-et-Vilaine. L’accès aux urgences est régulé au CHU de Rennes : avant de se présenter, les patient·es doivent passer par le 15, qui décide ou non d’un accès aux urgences.

Dans le Grand Est, région également très touchée, l’agence régionale de santé explique que le nombre de passages aux urgences pour syndrome grippal est, la première semaine de janvier, le « plus élevé observé ces dix dernières années ». Huit hôpitaux ont déclenché leur plan blanc, dont ceux de Reims (Marne) et de Metz (Moselle).

La situation est également très difficile en Loire-Atlantique : l’accès à tous les services d’urgence sera régulé à partir du 13 janvier, a annoncé l’agence régionale de santé des Pays de la Loire. Le CHU de Nantes et l’hôpital de Saint-Nazaire ont déclenché leur plan blanc. Dans Ouest-France, le directeur de l’hôpital de Saint-Nazaire explique qu’il « faudrait 30 places [d’hospitalisation] par jour alors qu’[il] ne peut en prendre que 20 », grâce au plan blanc. Ce sont donc dix malades en attente d’hospitalisation qui stagnent aux urgences, alors que celles-ci accueillent « entre 150 et 180 malades par jour », détaille le directeur.

Comme pour le covid, les plus à risque de formes graves sont les personnes âgées de plus de 65 ans et les personnes fragiles (immunodéprimées, diabétiques, atteintes de maladies respiratoires ou cardiovasculaires, etc.).

Tout porte à croire que, cette année encore, ces personnes fragiles se sont peu vaccinées, car les taux de vaccination contre la grippe sont en baisse constante, selon les données de Santé publique France. En 2023-2024, seules 47,7 % des personnes âgées de plus de 75 ans se sont vaccinées contre la grippe. En 2021-2022, ce taux était de 55,8 %.

Santé publique France rappelle les mesures de prévention à adopter : « le lavage des mains, l’aération des pièces et le port du masque en cas de symptômes (fièvre, mal de gorge ou toux), dans les lieux fréquentés et en présence de personnes fragiles ».


 

    mise en ligne le 10 janvier 2025

« Satisfaire coûte que coûte les besoins du patronat » : avec la loi plein emploi,
la précarité à marche forcée

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Contrôles accrus et sanctions, recours massif à la sous-traitance et à l’IA, moyens faméliques… La loi « plein emploi », entrée en vigueur le 1er janvier 2025, charrie une série de mesures délétères, dont les agents de France Travail et les usagers commencent déjà à faire les frais. Tandis que les chefs d’entreprise des secteurs en tension se frottent les mains.

La machine est cette fois bien lancée, et autant dire qu’elle semble se diriger à grande vitesse contre un mur. Après deux ans d’expérimentation dans plusieurs dizaines de départements et de bassins d’emploi, la loi dite pour le plein emploi est entrée en vigueur le 1er janvier 2025.

« La loi est passée, mais on ne sait pas comment ça va se passer. » La formule résume l’état d’esprit qui domine parmi les syndicats de France Travail. Le « nouveau réseau pour l’emploi », né de ces dispositions, promet en tout cas de susciter de redoutables secousses, tant pour les agents que pour les nouveaux demandeurs d’emploi affiliés, appelés à affluer dans les agences de l’opérateur public.

Quelque 1,2 million d’allocataires du RSA et leurs conjoints, les 1,1 million de 16-25 ans suivis par les missions locales ainsi que les 220 000 personnes en situation de handicap qu’épaule Cap emploi sont en effet désormais inscrits automatiquement dans les fichiers de France Travail, soumis à un contrat d’engagement imposant à une large part d’entre eux quinze heures d’activités hebdomadaires – dont les contours restent flous – sous peine de sanctions, qui peuvent aller jusqu’à la suspension de leur allocation.

« Il va falloir absorber le choc »

Le directeur général de France Travail, Thibaut Guilluy, a beau répéter à l’envi vouloir miser, à travers ce « nouveau réseau pour l’emploi », sur un « accompagnement rénové », syndicats et associations continuent de dénoncer l’esprit d’une loi essentiellement coercitive qui, selon les termes d’un rapport publié en décembre par le Secours catholique, « met au défi l’allocataire de démontrer qu’il mérite son RSA ». Sa mise en œuvre, sur fond de cure d’austérité, ne sera par ailleurs pas sans conséquences sur les fondements mêmes du service public de l’emploi.

Alors que les courriers annonçant les inscriptions automatiques ont commencé à partir et qu’un numéro vert a été diffusé, les agents de France Travail, chargés dans un premier temps d’orienter ces centaines de milliers de bénéficiaires auprès de leurs référents locaux ou nationaux, anticipent avec effroi la montagne à gravir.

« Cela va forcément entraîner un afflux de personnes dans les sites, où l’accueil repose sur très peu de collègues déjà à bout. Je ne vois par ailleurs pas comment on peut faire un suivi décent en gérant des portefeuilles de 500 personnes », pointe Francine Royon, représentante de la CGT France Travail en Île-de-France, selon qui, appliquer à la lettre cette loi supposerait que les conseillers « ne s’occupent plus du tout de l’accompagnement ».

Ce nouveau réseau fera certes intervenir plusieurs acteurs référents, dont les départements et les missions locales, mais ce sont bien les agents de France Travail qui seront aux premières loges. « Il va falloir absorber le choc », pointe Vincent Lalouette, secrétaire général adjoint de la FSU emploi.

Si l’opérateur public a échappé à la suppression de 500 postes prévue par le projet de loi de finances 2025 – avant son passage à la trappe par la censure à l’Assemblée nationale –, rien ne garantit qu’il ne sera pas sous le coup de la cure d’austérité annoncée par le gouvernement Bayrou. La question se pose dans les mêmes termes pour les conseils départementaux, également sous la menace de coupes budgétaires massives.

Thibaut Guilluy, lors d’une rencontre organisée en novembre dernier par l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), avait reconnu ces entraves à demi-mot, concédant face à la mitraille de questions sur les moyens : « Je ne dis pas que ces 1,2 million de bénéficiaires du RSA retrouveront par enchantement un travail. »

Pour Denis Gravouil, secrétaire confédéral à la CGT, « Thibaut Guilluy est un boy-scout, qui en fait des tonnes sur l’accompagnement. Or, il sait pertinemment que cela demande des moyens considérables. Qui ne sont pas là ». Le représentant syndical en veut pour preuves « ces agents en pleurs, désemparés par les injonctions contradictoires, les incitant à satisfaire des taux de décrochés au téléphone, tout en étant tenus de ne pas accorder plus de douze minutes à chaque personne ». Même constat à la CFDT, qui estime que « ce projet de loi ne remplit pas la promesse d’un meilleur accompagnement vers un emploi durable et de qualité » car « (…) les moyens dédiés ne sont pas à la hauteur des ambitions ». Dès lors, comment faire plus avec moins ?

Augmentation de 60 % du budget dédié à la sous-traitance

« La sous-traitance est une conséquence logique de cette réforme parce que cela permet de contourner les plafonds d’emploi », répond Denis Gravouil. Guillaume Bourdic, représentant syndical à la CGT France Travail, estime même que le service public de l’emploi « va devenir une gare de triage au service des prestataires privés ». En 2024, le budget dédié à la sous-traitance aurait ainsi augmenté de 60 % par rapport à 2023, tandis que le budget prévu pour l’externalisation des relations entreprises s’élèverait à 9 millions d’euros, selon Francine Royon.

La syndicaliste voit depuis le début de l’année « s’enchaîner les signatures de contrats avec les boîtes privées ». Le dernier en date concernerait la prestation Agil’Cadres, destinée à faire assurer le suivi d’un tiers des publics cadres par des opérateurs privés de placement.

« La petite musique de la direction est déjà bien installée. Le discours se résume à cette logique : si on n’est pas capable de faire, c’est les autres qui feront », abonde Vincent Lalouette. Au détriment de la qualité d’accompagnement pour les usagers. Francine Royon évoque ainsi des témoignages faisant état d’une pression intenable exercée par les prestataires, tenus de remplir des objectifs de taux de retour à l’emploi, pour que les usagers acceptent sans broncher n’importe quel job.

C’est particulièrement flagrant, selon elle, dans le cas du contrat de sécurisation professionnelle (CSP), destiné aux personnes licenciées économiquement, un accompagnement privatisé à hauteur de 50 % en Île-de-France. « Les usagers nous disent qu’ils veulent absolument être suivis par des conseillers de France Travail car ils n’en peuvent plus des prestataires qui les envoient sur des postes très difficiles, uniquement des métiers en tension, au mépris de leur projet professionnel », relate la syndicaliste.

L’IA à tour de bras

Pallier l’absence de moyens, gagner du temps : ce sont aussi les exigences qui ont guidé un déploiement tous azimuts de l’intelligence artificielle (IA) au cours de ces deux années d’expérimentation. L’opérateur s’est ainsi doté de nouveaux outils, dont Chat FT, destiné à faciliter la rédaction des textes, surnommé par la direction « le compagnon de l’agent ».

Mais la loi plein emploi consacre l’usage de l’IA à plus grande échelle, à travers la plateforme unique et automatisée gérée par France Travail, regroupant l’ensemble des inscrits, qui seront dispatchés, selon leur profil supposé, en fonction d’éléments recueillis sur leur parcours, vers l’organisme dédié et dans les catégories jugées par l’algorithme appropriées.

« Le problème des algorithmes, c’est qu’on ne sait pas comment ils sont programmés », soulève Denis Gravouil. Pour Vincent Lalouette, cette automatisation va forcément conduire à des ratés : « Un charpentier, qui aura subi un accident du travail, sera renvoyé sur cette profession-là, alors que lui ne veut plus en entendre parler », pointe le représentant syndical.

Au-delà de l’orientation, l’IA sera également massivement mise à contribution pour le contrôle des demandeurs d’emploi. Les objectifs ne sont pas moindres, avec en vue un triplement du nombre de contrôles afin d’atteindre le chiffre de 1,5 million d’ici à 2027. Concrètement, cela se traduira par la généralisation d’un dispositif dit « CRE rénové » (contrôle de la recherche d’emploi) inclus dans le kit de la loi plein emploi. À savoir, une automatisation accrue des contrôles via des « faisceaux d’indice » émis par un système d’information, sur la base d’un algorithme générant des alertes, là où la compréhension des situations au cas par cas avait encore plus ou moins cours.

Une loi de la coercition

« Contrôle » et « sanctions ». La CGT chômeurs, au moment de la publication du projet de loi, avait fait le décompte de ces termes. Ils apparaîtraient plus de 80 fois. Pour Vincent Lalouette, la première mesure de coercition est l’obligation d’inscription faite à un public qui ne sera plus dans une démarche volontaire. « Concrètement, cela veut dire qu’une partie des gens qu’on va recevoir maintenant ne souhaitent pas être inscrits chez nous, au détriment de la relation de confiance qui doit s’établir entre les deux parties. »

Côté sanctions, si la parution du décret entérinant leur cadre n’est prévue que dans le courant du premier semestre 2025, des cas de suspension d’allocation auraient d’ores et déjà affecté des allocataires dans certains départements soumis à l’expérimentation. Cela aurait été notamment le cas dans le Nord, selon Vincent Lalouette.

Pour Francine Royon, ces sanctions sont révélatrices de « la véritable intention derrière cette loi, à savoir la volonté d’aller au plus près des demandes du patronat local, de faire correspondre la main-d’œuvre disponible aux besoins du patronat, sur des métiers en tension ».

C’est d’ailleurs la conclusion du bilan très critique de l’expérimentation menée dans les départements, publié en décembre dernier par des associations, dont le Secours catholique, qui montre que les embauches réalisées pendant cette période l’ont été essentiellement sur des emplois précaires dans des secteurs en tension, comme l’hôtellerie, la restauration, le soin à la personne.

Pour Guillaume Bourdic, de la CGT France Travail, « on est aux antipodes de l’accompagnement du demandeur d’emploi, mené en fonction de son histoire, ses qualifications, ses besoins, en tentant de faire le lien avec le marché du travail. Aujourd’hui, on part des besoins de l’employeur et on crée les conditions pour que les demandeurs d’emploi y répondent coûte que coûte ».

Des considérations qui semblent secondaires pour Emmanuel Macron qui, on a aujourd’hui tendance à l’oublier, avait fait de cette loi l’arme pour réduire le taux de chômage à 5 % d’ici à 2027.

Force est de constater, comme le souligne Denis Gravouil, que « cette réforme se fracasse aujourd’hui sur la réalité, alors que le chômage remonte à près de 8 % ». La question est de savoir pendant combien de temps encore l’exécutif pourra se permettre de cibler les plus précaires, à l’heure où les fermetures d’usines, les plans de suppression d’emplois et les licenciements économiques se succèdent en cascades.


 


 

Réforme du RSA : « On ne peut priver
une personne de son reste à vivre », dénonce la défenseure des droits

Hayet Kechit sdur www.humanite.fr

La généralisation de la réforme du RSA, qui conditionne l’allocation à la réalisation de quinze heures d’activités par semaine, suscite la vive inquiétude de Claire Hédon. La Défenseure des droits pointe une réforme stigmatisante, aux antipodes du devoir de protection sociale.

Quelque 1,2 million d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) sont, depuis le 1er janvier 2025, inscrits d’office à France Travail et tenus, pour une large part d’entre eux, de s’acquitter d’au moins 15 heures d’activité hebdomadaire, via « un contrat d’engagement ». Cette réforme imposera en outre, selon des modalités qui restent à fixer par décret, la création d’une nouvelle sanction, dite de « suspension-remobilisation », susceptible de couper ce revenu de survie en cas de non-respect du contrat.

La Défenseure des droits, Claire Hédon, qui avait déjà rendu un avis très critique en juillet 2023 au moment des débats autour de ce projet de loi, continue de dénoncer une réforme « délétère », dont la généralisation précipitée à l’ensemble du territoire, sur fond d’absence de moyens, remettrait en cause, à ses yeux, la volonté affichée d’assurer un accompagnement de qualité.

Au moment des débats autour de la réforme du RSA, en juillet 2023, vous aviez émis un avis pointant des atteintes aux droits. Pouvez-vous préciser ce qui a motivé ces critiques ?

Claire Hédon : Nous avons fondé notre avis sur le rappel des alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 qui imposent un devoir de protection sociale et de solidarité à la collectivité nationale, tenue de garantir aux plus vulnérables des moyens convenables d’existence.

Or ce conditionnement du RSA à quinze heures d’activité fragilise les effets de ce principe constitutionnel qui est censé garantir le droit à un revenu d’existence. On ne devrait pas pouvoir, par des sanctions, priver une personne de ses besoins élémentaires et donc de son reste à vivre.

Nous partageons le constat que la question de l’insertion a été de longue date bien trop négligée concernant les bénéficiaires du RSA, et avant cela du RMI (Revenu minimum d’insertion, qui a été remplacé par le RSA en 2009 – NDLR), mais je ne vois pas en quoi une amélioration de l’accompagnement, que nous estimons indispensable, devrait impliquer en parallèle des heures d’activité obligatoires et des sanctions.

Quelles sont aujourd’hui vos craintes alors que cette réforme vient d’entrer en vigueur ?

Claire Hédon : Notre première inquiétude concerne l’extension du dispositif, de manière précipitée, à l’ensemble du territoire, sans que soient prévus des moyens à la hauteur de l’enjeu. Cela risque tout simplement de rendre ineffectif le volet accompagnement de la réforme. Il faut noter que dans les départements ayant expérimenté ces quinze heures d’activité, il y a eu un renforcement important des moyens d’accompagnement des bénéficiaires du RSA.

Comment les agents de France Travail, sans augmentation de leurs effectifs, vont-ils pouvoir assurer un accompagnement de qualité alors que les agences sont déjà pleines ? Or, si cet accompagnement fait défaut, les risques de suspension du RSA s’en trouveront multipliés.

« Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. »

La deuxième inquiétude concerne le fait que la dispense d’activité hebdomadaire, prévue par la réglementation pour les personnes rencontrant notamment des difficultés liées à l’état de santé, au handicap, à la situation de parent isolé, reste à l’initiative des bénéficiaires du RSA. Or nous savons bien que pour les personnes les plus précaires, souvent peu familiarisées avec les codes administratifs, une telle démarche est loin d’être évidente.

Nous craignons également les dérives liées aux « mises en situation professionnelle », contenues dans ces quinze heures d’activité, telles qu’elles ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. Cela mérite attention : il faut avoir la garantie que ces mises en situation contribuent réellement à l’insertion professionnelle des personnes concernées, qu’elles soient compatibles avec la recherche d’un emploi et qu’elles ne constituent pas un détournement du droit du travail.

Avez-vous eu des saisines dans le cadre des expérimentations menées dans les départements ?

Claire Hédon : Nous n’avons pour le moment pas encore été saisis sur des situations de suspension de l’allocation, mais nous sommes aussi face à un public peu coutumier de ce genre de démarches. Ce qui sera très instructif, ce sera d’obtenir de la Cnaf les chiffres liés à ces suspensions, département par département, notamment pour évaluer les inégalités de traitement sur le territoire.

Nous avons par ailleurs eu, dans le cadre de notre comité d’entente sur la précarité, des échanges avec les associations ; nous avons également rencontré le Conseil national de lutte contre les exclusions, composé pour moitié par des personnes concernées et en situation de précarité.

Cela a été très instructif de les entendre faire part de leurs inquiétudes sur ces quinze heures d’activité. Je crois qu’on ne mesure pas l’angoisse qu’on génère en faisant des lois de ce type. Il y a vraiment pour les personnes la peur de tout perdre et nous aurions aimé que le législateur puisse aussi entendre ce discours-là.

Comment analysez-vous les premiers résultats communiqués par l’exécutif sur cette expérimentation ?

Claire Hédon : On a comparé des choses qui ne sont pas comparables. L’expérimentation s’est concentrée, et c’est très légitime, sur les personnes nouvellement allocataires du RSA et parmi les plus proches de l’emploi. Il est dès lors peu surprenant que cela ait donné de bons résultats. Un meilleur accompagnement, tout de suite après la mise en place du dispositif, donne de meilleurs résultats en termes d’insertion.

On ne peut cependant transposer cela à la situation de personnes qui sont au RSA parfois depuis plus de dix ans. Au-delà de cela, il faut noter que ces résultats montrent qu’on reste largement sur du contrat précaire. Cette évaluation a considéré comme résultat d’insertion positif le fait de décrocher un CDD de six mois, dont on sait la fragilité.

Cette réforme signe-t-elle un changement de philosophie ?

Claire Hédon : Il y a en tout cas avec cette loi, que je trouve délétère et inquiétante du point de vue des droits, la poursuite d’un glissement qui entretient un certain imaginaire au sein de la société. Celui de personnes qui seraient au RSA par plaisir, se complairaient dans un rôle d’assistés, seraient responsables de leur situation et refuseraient de travailler.

Or ma connaissance de la grande précarité me démontre exactement l’inverse. Les personnes ont envie de travailler parce que le travail est un des moyens d’insertion. On contribue à créer une image stigmatisante des personnes précaires.

Or la culpabilité n’est pas placée du bon côté. L’inconscient collectif renvoie les personnes à cette question : « Qu’avez-vous raté dans la vie pour vous retrouver dans cette situation ? » Et moi, je pense que c’est exactement l’inverse. On devrait plutôt s’interroger sur ce que la société a raté pour qu’ils se retrouvent dans cette situation.

 

   mise en ligne le 9 janvier 2025

Gaza : pour négocier en position de force, Israël redouble les tueries

Gwenaelle Lenoir sur www.mediapart.fr

Dans la bande de Gaza, 2025 commence comme 2024 s’est terminé : par des massacres. Sous le feu de l’armée israélienne, au moins trois cents personnes sont mortes depuis le 1er janvier. Parallèlement, se déroule au Qatar un nouveau round de négociations pour un cessez-le-feu.

À lire les communiqués du ministère palestinien de la santé, les témoignages, à regarder sur les réseaux sociaux les vidéos postées depuis la bande de Gaza, on est pris de vertige.

Le mardi 7 janvier marque le 459e jour de guerre d’Israël contre la bande de Gaza.

Un an, trois mois et trois jours depuis le début de la guerre d’« éradication du Hamas », selon le but déclaré par Israël après les massacres du 7-Octobre perpétrés par la branche armée du mouvement islamiste et d’autres factions palestiniennes.

45 885 Palestiniens et Palestiniennes tué·es par les avions, les chars, les fusils, les bateaux et les drones israéliens, 109 196 blessé·es, et encore ce ne sont là que les victimes dûment enregistrées par le ministère palestinien de la santé.

Celui-ci indique 31 nouvelles vies supprimées le lundi 6 janvier, 48 le dimanche 5 janvier, 88 le 4 janvier, 59 le 3 janvier, 77 le 2, et 28 le mercredi 1er janvier.

Dimanche 5 janvier, devant les urgences de l’hôpital Al-Aqsa, dans le centre de l’enclave, le journaliste d’Al Jazeera en anglais Hani Mahmoud racontait les funérailles qui se succédaient sans relâche : « Nous pouvions ressentir un sentiment de frustration couplé à la tristesse et à la souffrance, ainsi qu’au fait que l’on permette que cela continue à se produire, un massacre de civils palestiniens dans leurs tentes, leurs camps, devant leurs maisons. » 

Le lendemain, Ahmed Barakat, un habitant de Cheikh Radwan, quartier de Gaza-City, témoigne auprès d’Al Jazeera en anglais du bombardement d’un immeuble résidentiel vers une heure du matin, alors que les gens dormaient.

« Les morts sont éparpillés dans les rues. Nous essayons toujours de retrouver nous-mêmes certains de nos proches parce qu’il n’y a pas d’équipes de défense civile ou d’ambulances ici, a-t-il déclaré. Je ne sais pas à quoi m’attendre de plus. Je n’ai plus de mots. »

L’armée israélienne a indiqué, comme à son habitude, avoir visé des « cibles terroristes », selon sa terminologie, lors de ses bombardements sur Jabaliya, Cheikh Radwan, Shoujaya, Al-Bourej, Deir al-Balah, Khan Younès, Rafah, soit l’ensemble du territoire.

Pousser son avantage

Toujours devant l’hôpital Al-Aqsa, le journaliste Hani Mahmoud reprend : « L’armée israélienne justifie ces attaques par le fait qu’elle opérait contre des militants et des membres du Hamas dans toute la bande de Gaza, menant des centaines d’attaques ou de frappes dans toute la bande de Gaza, mais lorsque nous comparons ce récit à ce que nous voyons sur le terrain, l’écart semble se creuser de plus en plus entre ce que disent les déclarations et ce que nous voyons sur le terrain, les femmes et les enfants constituant la grande majorité des victimes. »

Cette violence accrue dans ce que de plus en plus d’historien·nes, de politistes, d’humanitaires et de diplomates s’accordent à qualifier de génocide, peut s’expliquer par la volonté des dirigeants politiques et militaires israéliens de pousser leur avantage.

Les négociations en vue d’un cessez-le-feu permettant un échange de prisonniers – otages encore retenus dans la bande de Gaza contre détenu·es palestinien·nes enfermé·es dans les geôles de l’État hébreu – avaient progressé, affirment des médiateurs, en décembre, tout en indiquant, sous couvert d’anonymat, que Benyamin Nétanyahou avait posé de nouvelles conditions – ce dont il est coutumier.

L’objectif de Nétanyahou est d’obtenir une reddition pure et simple du Hamas […]. Ce qui est totalement illusoire. Agnès Levallois, coordinatrice du « Livre noir de Gaza »

Les discussions indirectes ont finalement repris à Doha, au Qatar, dimanche 5 janvier, sous l’égide des médiateurs qataris, de diplomates canadiens et des alliés états-uniens d’Israël.

Dans ce type de circonstances, qui relèvent autant du bras de fer que de la diplomatie, chaque partie abat ses atouts.

« Quand les négociations reprennent, celui qui est le plus fort veut le montrer pour lâcher le moins possible dans les discussions, explique Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO et coordinatrice de l’ouvrage Le Livre noir de Gaza (Seuil). Nous avons constaté cela à chaque fois. Je suis en outre persuadée que l’objectif de Nétanyahou est d’obtenir une reddition pure et simple du Hamas, c’est-à-dire de lui retirer toute possibilité de jouer un rôle, politique ou militaire. Ce qui est totalement illusoire, mais qui s’inscrit dans la logique israélienne. »

Samedi 4 janvier, le Hamas a diffusé la vidéo d’une captive, Liri Albag, 19 ans, enlevée avec six autres soldates dans la base militaire de Nahal Oz le 7-Octobre. Les images ne sont pas datées, mais elles constituent la première preuve de vie de la jeune femme. Sa famille, qui a demandé à ce qu’elle ne soit pas publiée, a rendu public un communiqué dans lequel elle déclare : « Nous lançons un appel au premier ministre, aux dirigeants mondiaux et à tous les décideurs : il est temps de prendre des décisions comme si vos propres enfants étaient là ! »

Une liste d’otages surgit

Le sort des 97 otages, vivant·es ou mort·es, encore détenu·es reste au cœur des objectifs affichés du gouvernement Nétanyahou, même si beaucoup, dans l’opinion israélienne, lui reprochent de les avoir sacrifiés au profit d’autres buts : l’éradication du Hamas, la poursuite d’une guerre dont la fin est sans cesse reportée et la survie de sa coalition d’extrême droite.

Les factions palestiniennes qui retiennent prisonnières les 63 personnes présumées encore en vie, israéliennes et étrangères (un Népalais et six Thaïlandais), jouent évidemment de cette carte avec cynisme.

Le Hamas a remis une liste de 34 personnes, femmes, enfants et hommes de plus de 50 ans, pouvant être, selon lui, libérées dans le cadre de la première phase d’un accord. Cette liste, a indiqué un responsable du mouvement islamiste, lui a été communiquée par le gouvernement israélien, et ce dirigeant a affirmé dans le même temps avoir besoin d’une semaine de calme relatif pour vérifier qui est encore vivant et qui les détient.

Publiée d’abord par le quotidien de langue arabe à capitaux saoudiens Asharq al-Awsat, la liste a circulé et provoqué émoi et manifestations en Israël, où tout un chacun a en ligne de mire la prochaine investiture de Donald Trump, le 20 janvier.

Le nouveau président des États-Unis s’est fendu en décembre, sur son réseau Truth Social, d’une de ces déclarations tonitruantes dont il est familier : « Si les otages ne sont pas libérés avant le 20 janvier 2025, date à laquelle je prendrai fièrement mes fonctions de président des États-Unis, ce sera l’ENFER À PAYER au Moyen-Orient ! », promesse réitérée ces derniers jours.

« Cela ne veut pas dire qu’il est en faveur d’un règlement politique pour les Palestiniens, mais il veut, en arrivant à la Maison-Blanche, pouvoir dire : “La guerre est terminée”, et le mettre à son actif, reprend Agnès Levallois. Donc l’armée israélienne veut, en quelque sorte, mettre le paquet, au cas où elle devrait relâcher sa pression dans quelques semaines. »

L’état-major de l’État hébreu n’a en tout cas pas à s’inquiéter de manquer de munitions. En dernier cadeau à son allié indéfectible, Joe Biden va demander aux deux chambres états-uniennes d’approuver l’envoi à Tel-Aviv de missiles, obus et autres munitions pour 7,71 milliards d’euros. À deux semaines de la fin de son mandat, le démocrate ne risque pas de perdre son surnom de « Genocide Joe ».


 


 

Un « événement inacceptable » : à Gaza, un convoi humanitaire de l’ONU de nouveau visé par des tirs de l’armée israélienne

Tom Demars-Granja sur www.humanite.fr

Trois véhicules du Programme alimentaire mondial (PAM), une agence des Nations unies, ont été touchés par les tirs de l’armée israélienne, lors d’une mission dans la bande de Gaza, dimanche 5 janvier. Une nouvelle attaque envers une organisation humanitaire, alors que la situation sanitaire ne cesse de s’aggraver au sein de territoires palestiniens toujours sous le feu des bombes.

Les mois s’enchaînent et se ressemblent pour les agences techniques des Nations unies (ONU), dont le rôle de terrain dans la bande de Gaza reste primordial. C’est au tour du Programme alimentaire mondial (PAM) d’accuser, lundi 6 janvier, l’armée israélienne d’avoir mis en péril sa mission humanitaire, essentielle pour une population meurtrie, affamée, assoiffée et en proie aux maladies. L’agence rattachée à l’ONU a alerté sur le fait que des soldats ont tiré, la veille, sur l’un de ses convois dans la bande de Gaza.

Les Nations unies condamnent ainsi « fermement » un nouvel épisode de violence au cours duquel trois véhicules – « clairement » identifiés – ont essuyé des coups de feu de la part des forces israéliennes, près du point de contrôle de Wadi Gaza. Et ce, « alors que le convoi avait reçu toutes les autorisations nécessaires des autorités israéliennes ». Seize balles ont été tirées, selon les témoignages des huit membres du PAM présents à bord des véhicules. Aucun blessé n’est à déplorer.

Les « conditions de sécurité doivent s’améliorer de façon urgente »

« Cet événement inacceptable est le dernier exemple en date témoignant de l’environnement de travail complexe et dangereux dans lequel le PAM et d’autres agences opèrent aujourd’hui » à Gaza, où les « conditions de sécurité doivent s’améliorer de façon urgente pour permettre la poursuite des opérations humanitaires », a insisté le PAM, qui appelle par ailleurs à ce que toutes les parties respectent le droit humanitaire international et permettent le passage de l’aide humanitaire en 26 pttoute sécurité.

L’armée israélienne a, de son côté, indiqué avoir reçu des informations concernant des tirs ayant visé le convoi du PAM, mais n’a pas souhaité préciser leur origine. « L’incident a été examiné, les procédures opérationnelles ont été clarifiées et les résultats de l’enquête seront analysés », a ainsi déclaré un porte-parole.

Ce n’est pas la première fois que des véhicules de Nation unies sont touchés par des tirs depuis que l’armée israélienne a débuté son entreprise génocidaire au sein des territoires palestiniens. Un employé de l’ONU, de nationalité indienne, avait notamment été tué, en mai 2024, alors qu’il se trouvait dans un véhicule des Nations unies. En août 2024, un premier véhicule du PAM avait déjà été visé par les forces israéliennes. Un incident qui l’avait poussé à suspendre momentanément les mouvements de son personnel dans la bande de Gaza.

De quoi aggraver la situation sur le terrain, où les agences techniques de l’ONU – Organisation mondiale de la santé (OMS), Programme alimentaire mondial (PAM), Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) – s’avèrent indispensables afin de fournir à la population palestinienne des soins, de la nourriture et de l’eau potable.

Le sort réservé à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) reste quant à lui en mémoire. Directement visé par le gouvernement israélien, qui est allé jusqu’à voter en faveur de son interdiction, fin octobre 2024, l’Unrwa a été la cible de l’armée israélienne, comme de soutiens du gouvernement dirigé par le premier ministre Benyamin Netanyahou. Le complexe de l’Unrwa situé à Jérusalem-est a, par exemple, été visé par des jets de pierre récurrents ou par des rassemblements visant à mettre la pression sur l’agence onusienne.


 


 

Exposition sur Gaza annulée à Toulouse : « C’est la première fois que nous sommes censurés de façon aussi directe »

Gael Cérez (Médiacités) sur https://www.mediapart.fr/

Après l’interdiction de son exposition par la municipalité toulousaine, l’ONG Médecins sans frontières dénonce l’intention de la collectivité de cacher la souffrance des Palestiniens et les crimes commis par Israël. Et promet que l’exposition aura bien lieu dans les prochaines semaines.

Toulouse (Haute-Garonne).– Elle devait se tenir du 6 au 26 janvier dans les locaux de l’Espace diversités laïcité de la ville, avec un vernissage annoncé le 11 janvier. Comme raconté par Mediapart, la mairie de Toulouse a renoncé à accueillir « We did what we could » (« On a fait ce qu’on a pu »), exposition réalisée par l’ONG Médecins sans frontières (MSF), qui entend « raconter le siège, les bombardements et l’horreur du quotidien à Gaza à travers l’expérience de ses soignants, en première ligne du conflit »

Pour le maire Jean-Luc Moudenc (ex-Les Républicains), « sa tenue pose un risque évident de trouble à l’ordre public ». Auprès de notre partenaire Mediacités, la présidente de MSF, Isabelle Defourny, assure de sa détermination à pouvoir exposer ces images à Toulouse dès que possible.

Mediacités : Que montrent ces photos aujourd’hui interdites dans la ville rose ? 

Isabelle Defourny : C’est une exposition de photos prises par des photographes palestiniens et par du personnel de Médecins sans frontières dans la bande de Gaza. Elles montrent la réalité de la guerre menée par Israël et la souffrance de la population palestinienne, à travers l’expérience des soignants.

Elles montrent les afflux massifs de blessés dans les hôpitaux, les hôpitaux attaqués, les bombardements, la destruction de la ville, le manque de nourriture, le chaos qui s’installe, la société palestinienne anéantie. C’est un témoignage fort de la réalité de la situation actuelle.

MSF est toujours présent à Gaza, où elle compte 35 personnels internationaux et environ 800 personnels palestiniens. Votre ONG a perdu huit collaborateurs palestiniens depuis le début du conflit. Le titre de l’exposition est-il un hommage à leur mémoire ? 

Isabelle Defourny : Le titre de l’exposition signifie « On a fait ce qu’on a pu ». C’est un médecin de Médecins sans frontières qui a écrit cette phrase sur un tableau de service de l’hôpital d’Al-Awda, après avoir reçu un ordre d’évacuation d’Israël. C’était le 20 octobre 2023 dans le nord de la bande de Gaza. Ce médecin s’appelait Mahmoud Abu Nujeila.

« Nous nous retrouvons, en tant qu’acteurs humanitaires, dans un rôle de témoins. »

Avec d’autres soignants, ils ont décidé de rester parce qu’il y avait beaucoup de malades. Le 21 novembre, il a été tué par l’armée israélienne à la suite d’une frappe sur l’hôpital. Il a écrit cette phrase sur le tableau comme une sorte de testament. Ils ont fait ce qu’ils ont pu et ils ont été tués.

L’exposition a été présentée pour la première fois en octobre au musée mémorial de la Bataille de Normandie, à Bayeux. Quels ont été les retours ?

Isabelle Defourny : L’exposition a eu beaucoup de succès. Il y avait beaucoup de monde à l’inauguration. De tous âges. Il n’y a eu aucun trouble. On sent qu’il y a un intérêt pour comprendre la réalité de ce qui se passe à Gaza. Cette réalité est peu visible, notamment parce qu’il n’y a pas d’accès à des médias étrangers et que, malheureusement, les journalistes palestiniens ne sont pas toujours pris suffisamment au sérieux.

Nous nous retrouvons, en tant qu’acteurs humanitaires, dans un rôle de témoins. À Gaza, c’est un rôle qui est amplifié par le fait qu’on est parmi les rares témoins internationaux de cette guerre.

L’exposition devait être présentée à l’Espace diversités laïcité, un lieu municipal consacré à la lutte contre les discriminations, dans le cadre du festival Cinéma et droits de l’homme. Comment se sont passés les échanges avec la mairie ?

Isabelle Defourny : La mairie a affirmé à l’AFP qu’elle n’avait pas été informée de cette exposition avant décembre. Ce n’est pas exact. Nous avons envoyé tous les documents à la mairie en octobre. Le 5 novembre, la Mission égalité diversités de la mairie nous a dit qu’ils étaient satisfaits de nous accueillir. Ils ont ajouté qu’il faudrait contacter la police municipale pour mettre en place un protocole de sécurité habituel dans ce cadre d’événements.

Le 21 novembre, ils sont revenus vers nous en disant qu’il allait y avoir un second arbitrage et qu’ils nous tiendraient au courant. Nous nous sommes tournés vers eux régulièrement, mais nous n’avons pas eu de réponse jusqu’à ce qu’on reçoive cette lettre de refus, deux semaines avant le début de l’exposition.

Qui a signé cette lettre ?

Isabelle Defourny : Elle est signée par Fella Allal, conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations. Elle nous dit : « Malgré la qualité de notre partenariat, je ne pourrai malheureusement réserver de suite favorable à votre demande. »

Et elle le justifie par la récurrence de certaines manifestations qui sont radicalisées, par la prise de position de certains députés, par la tenue d’opérations inacceptables à Toulouse et en disant que la tenue de l’exposition pose un risque évident de trouble à l’ordre public.

Comment avez‐vous réagi à la lecture de cette lettre ?

Isabelle Defourny : Nous sommes consternés. L’interdiction en elle‐même est hyper choquante. Les raisons évoquées par le maire aussi. Il fait un amalgame entre une exposition présentée par une organisation humanitaire qui donne à voir la réalité de ce qui se passe à Gaza et des manifestations radicalisées, des actes antisémites répréhensibles et des prises de position de députés.

C’est une façon de nous décrédibiliser et de décrédibiliser les personnes qui veulent parler de Gaza. Cela participe aussi à rendre invisibles la souffrance de la population palestinienne et la réalité des crimes extrêmement graves qui y sont commis.

« Il est très compliqué pour nous de rendre compte de la réalité de Gaza dans différents médias français. »

Parler de Gaza, dans le cadre d’un festival sur les droits de l’homme, cela semble évident. C’est l’endroit dans le monde où se passent aujourd’hui parmi les crimes les plus graves. C’est attesté par la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale, avec des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens.

Celles et ceux qui dénoncent la situation à Gaza subissent beaucoup de pression. Estimez‐vous qu’un nouveau cran a été franchi avec l’interdiction de cette exposition ?

Isabelle Defourny : Depuis le début du conflit, il est très compliqué pour nous de rendre compte de la réalité de Gaza dans différents médias français, et particulièrement au niveau des chaînes de télévision. Quelques médias continuent à en parler et à permettre qu’on s’exprime sur ce qui se passe à Gaza sans directement être accusé d’antisémitisme ou d’être complètement partial.

C’est la première fois que nous sommes censurés de façon aussi directe. C’est très choquant, mais ce n’est pas non plus complètement une surprise. C’est dans l’ambiance actuelle, malheureusement. Ce que je trouve vraiment terrible, c’est qu’à nouveau on parle d’une situation où la Cour internationale de justice a dit qu’il y avait un risque plausible de génocide, où la Cour pénale internationale lance des mandats d’arrêt pour crime contre l’humanité.

Avez‐vous échangé avec la mairie depuis l’interdiction ?

Isabelle Defourny : Non. Il est possible que le maire de Toulouse ait accès à des informations que nous n’avons pas sur de réels troubles possibles à l’ordre public. Dans ce cas‐là, ils auraient pu nous contacter pour qu’on échange ensemble afin de trouver une solution.

Ne pas avoir eu la moindre discussion avec eux et être informés seulement deux semaines avant l’exposition, cela montre bien le fait qu’il n’y avait pas de volonté de rendre visible cette exposition.

Par contre, nous avons reçu beaucoup de propositions de lieux pour que cette exposition se fasse à Toulouse. Nous sommes bien décidés à la faire dans les prochaines semaines.


 

    mise en ligne le 8 janvier 2025

Plus de 250 jeunes sans papiers occupent toujours la Gaîté lyrique, à Paris

Yannis Angles sur www.mediapart.fr

Depuis le 10 décembre, l’établissement culturel est occupé par plus de 250 personnes. Propriétaire des lieux, la mairie de Paris n’a aucune solution d’hébergement pérenne à leur proposer. Dans l’attente, ces jeunes exilés continuent de lutter, et, pour certains, de rêver.

La musique résonne à la Gaîté lyrique, dès lors que l’on passe la porte. Au premier étage, en haut des marches, on aperçoit un petit groupe de jeunes en train de danser alors que d’autres réinstallent leurs effets personnels dans la salle de spectacle parisienne, après le passage le matin de l’entreprise d’entretien venue faire un grand nettoyage des sols. Les jeunes récupèrent leurs affaires dans des sacs avec leur nom, puis redisposent leur couchage en rangs d’oignons à l’identique, à côté de leur compagnon de galère.

Depuis le 10 décembre, la Gaîté lyrique n’accueille plus de concerts, mais des mineur·es sans papiers. Au premier jour de l’occupation, le lieu culturel a tant bien que mal tenté de rester ouvert au public, en diminuant drastiquement sa programmation, avec à la clé plusieurs centaines de milliers d’euros de pertes. Une seule exposition demeurait accessible jusqu’au mardi 17 décembre. Puis, l’annonce est tombée par communiqué : « La Gaîté lyrique est dans l’incapacité de maintenir les conditions pour permettre l’accueil du public dans les espaces. »

Les conditions de vie sont pourtant loin d’être idéales. Le personnel de l’établissement a souligné dans un autre communiqué que le lieu « ne dispose pas des espaces sanitaires nécessaires pour offrir une solution d’hébergement respectueuse et digne ». Un constat partagé par les résident·es. « On est au chaud, mais on n’a rien pour se laver ni pour faire à manger », raconte un jeune, Barry, délégué du groupe. Chaque jour, il doit sortir pour trouver ce qui manque : une douche, un endroit pour laver ses vêtements, par exemple. « On va à l’hôtel de Ville pour la douche, mais il n’y en a qu’une pour plus de 250 personnes », rapporte-t-il.

Les revendications de ces occupants temporaires et des associations qui les accompagnent tiennent en quelques mots : un toit pour tous, un centre d’accueil pérenne et la réquisition des bâtiments vides. Dans le même temps, Le Monde a rapporté que la préfecture de Paris avait informé les chefs d’établissement des lycées parisiens de non-reconduction d’un dispositif d’hébergement d’urgence logeant une centaine de lycéens. L’horizon semble donc, pour 2025, tout aussi bouché que l’an passé.

Pas le cœur à la fête

La nuit du réveillon, Yared*, un Éthiopien de 15 ans, se lève de son couchage pour venir à notre rencontre. Il s’inquiète d’abord de savoir si nous sommes de la police, beaucoup ce soir viendront nous poser la même question. Il est arrivé il y a trois jours. Avant de trouver refuge à la Gaîté lyrique, Yared avait passé quelques jours à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) pour récupérer de sa traversée de l’Espagne. « Je ne pensais pas être si mal accueilli à mon arrivée en France », lâche-t-il, fatigué de ce qu’il endure depuis. Juste à côté de lui, la tête enfouie sous la couette, un autre jeune tente de trouver le sommeil, malgré la musique et la lumière.

En attendant le repas, assis à une table, cinq de leurs compagnons écoutent une bénévole leur faire une dictée. D’autres en profitent pour se retrouver autour d’un baby-foot, se poser pour discuter, ou même se refaire une beauté. Installé sur un tabouret, un très jeune garçon, comme saucissonné dans un sac-poubelle, se fait couper les cheveux par un jeune qui manie la tondeuse avec dextérité.

Il est 20 heures, la musique s’arrête, un petit groupe de délégués s’active, le repas vient d’arriver. Pour célébrer cette nouvelle année, ni petits-fours ni champagne. Comme tous les soirs, une portion de riz au poulet est distribuée aux quelque 250 résident·es, le tout financé à l’aide des dons reçus sur leur cagnotte en ligne. Mais avant de manger, une petite assemblée générale est organisée autour de deux thèmes principaux, la lutte pour un toit et des papiers, et la vie collective. Chacun des occupants et occupantes peut prendre le micro, parfois pour des détails, comme le rappel d’éteindre les téléphones la nuit, afin de respecter le sommeil des autres, ou encore le respect de la propreté des lieux communs.

Un temps d’échange qui se conclut avec la distribution du repas. Certains ont juste le temps de finir qu’ils sont déjà sur la piste de danse pour profiter jusqu’au bout de la nuit de ce temps de cohésion. À l’extérieur, dans le froid et le calme de la nuit, un occupant de la Gaîté lyrique est assis sur le rebord de la fenêtre de la Poste voisine. Il enchaîne les cigarettes de manière frénétique. Ce soir, il n’a pas le cœur à la fête. Il s’est isolé pour trouver un coin de calme. L’occasion pour lui de tenter d’appeler sa famille au pays et de prendre des nouvelles. « Je laisse les autres profiter de la fête, je rentrerai avant l’extinction des feux à 0 h 30 », confie-t-il, tout en allumant une nouvelle cigarette, perdu dans ses pensées.

« Difficile de tenir le coup »

Barry, le délégué du groupe, n’a pas été reconnu mineur, et se bat contre cette décision en appel devant le tribunal administratif, « mais cela peut durer six mois, un an ou même plus », dénonce-t-il. Durant ce délai, aucune solution ne lui a été proposée, donc c’est le retour à la rue. « J’ai habité un mois vers la station de métro Pont-Marie, dans une tente, c’était très difficile », explique-t-il. La routine était la même chaque jour : le soir à partir de 18 heures, il allait chercher sa tente là où il l’avait cachée le matin même, avec la crainte que la police ne l’ait détruite. Chaque jour, un réveil identique : « Vers 5 heures ou 6 heures, la police venait nous évacuer. »

Abdourahaman, 16 ans, a vécu lui aussi pendant trois mois sous le Pont-Marie qui relie l’île Saint-Louis au quai de l’Hôtel-de-Ville, dans le IVarrondissement de Paris. Aujourd’hui, il a trouvé refuge à la Gaîté, sans que cela règle pour autant tous ses problèmes : « On est plus de 250 personnes à s’entasser ici, c’est difficile de tenir le coup aussi longtemps », raconte-t-il.

Des endroits vides à Paris, il y en a plein, mais c’est l’État qui a le pouvoir de les ouvrir à ces personnes dans le besoin. Léa Filoche, adjointe chargée de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugié·es à la mairie de Paris

Avant l’étape Gaîté lyrique, Barry et Abdourahaman ont découvert le Collectif des jeunes du parc de Belleville, déjà à l’œuvre dans d’autres occupations de lieux publics parisiens comme l’Académie du climat, le Cent-Quatre, puis la Maison des métallos, des opérations ayant toujours conduit à des mises à l’abri provisoires par les pouvoirs publics. Depuis, les deux jeunes gens ont décidé de s’investir au sein du collectif en tant que délégués, un rôle important lors d’une occupation. « Je n’ai jamais le temps de m’ennuyer », dit Barry, qui ne chôme effectivement pas entre la préparation des repas, la gestion des plannings, l’organisation des assemblées générales ou encore la médiation nécessaire quand surviennent les conflits, inévitables dans cette gigantesque colocation informelle, entamée il y a plus de trois semaines.

Même si les services municipaux se sont rendus régulièrement à leur rencontre, Barry dénonce l’absence de solution concrète. Léa Filoche, adjointe chargée des solidarités, de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugié·es à la mairie de Paris, considère que l’ensemble des lieux d’hébergement prévus sont déjà tous saturés. « Je n’ai plus de gymnases. Je n’ai plus de solutions. J’ai déjà 500 mineurs pris en charge », affirme-t-elle.

L’adjointe explique se sentir bien seule face à cette situation qu’elle qualifie « d’intenable » et à laquelle elle n’estime plus avoir les moyens de répondre. « Des endroits vides à Paris, il y en a plein, mais c’est l’État qui a le pouvoir de les ouvrir à ces personnes dans le besoin. Mais il ne veut pas les accueillir, il préfère les laisser à la rue que de s’approprier ces lieux », dénonce l’adjointe.

Alors que l’occupation s’installe dans le temps, que peuvent espérer Barry et Abdourahaman ainsi que leurs compagnons de lutte pour l’année de 2025 ? « [Avoir] gain de cause et  enfin un logement stable et digne », espère Abdourahamane. Barry, qui rêve de devenir journaliste, espère pour sa part que cette nouvelle année sera celle où ils obtiendront une certaine stabilité pour tous : « Je veux qu’on puisse aller à l’école, travailler et pouvoir construire notre futur. »

* Les prénoms des personnes qui témoignent ont été changés pour assurer leur anonymat.


 


 

À la Gaîté Lyrique, les jeunes
du parc de Belleville s’organisent contre les violences d’État

Par Louise Sanchez Copeaux sur https://www.bondyblog.fr/

Au sein de ce lieu culturel occupé depuis trois semaines, les jeunes migrants du collectif ont organisé une assemblée générale autour des violences qu’ils subissent. Reportage.

Alors que l’occupation du lieu culturel parisien dure depuis trois semaines, le jeudi 2 janvier s’est tenue une assemblée générale autour du thème des violences policières. Organisée par les occupants et les mineurs isolés du Collectif des jeunes du Parc de Belleville, cette rencontre a permis à plusieurs intervenants de témoigner sur le sujet.

Ces jeunes dénoncent la violence d’État qui rythme leur quotidien, qu’elle soit policière, institutionnelle ou judiciaire. « Tout ce qu’on subit en France n’est pas normal. On ne peut aller nulle part, on ne peut que se promener et c’est là qu’on se fait violenter », relate un délégué du collectif de Belleville avant de céder la parole.

Gardes à vue, agressions physiques…

Au micro, trois jeunes hommes témoignent. Ils racontent que, le plus souvent, les violences sont précédées de contrôles d’identité ou de titre de transports ou même de visites à l’hôpital pour se soigner. Gavey*, 16 ans, raconte s’être fait poursuivre dans le métro, à la station Denfert-Rochereau. « Les policiers ont cassé mon casque, mon sac à dos, m’ont tiré et frappé de tous les côtés », témoigne-t-il. L’adolescent a passé près de 24 heures au commissariat, où les coups ont continué à pleuvoir tout au long de la nuit, assure-t-il.

Abdoulaye évoque, lui, une interpellation violente et injustifiée. Le 18 décembre, après la manifestation en vue de la journée internationale des migrants, il se fait attraper devant l’entrée du métro et est accusé d’avoir touché un policier. « Il m’a menotté, on m’a emmené de force au commissariat. Je voulais prévenir l’association Utopia 56, mais on m’a pris mon téléphone, mes affaires et refusé tout ce que je demandais », dénonce-t-il.

Sa garde à vue a duré 48 heures. Il n’a pu parler qu’à un avocat qu’il ne connaissait pas et qu’il n’a jamais revu depuis. « On m’a tendu un papier et on m’a dit que j’étais obligé de le signer. On m’a aussi dit de donner mes empreintes si je ne voulais pas faire trois ans de prison », raconte-t-il, abasourdi. Le papier en question, que nous avons consulté, fait état d’une reconnaissance de culpabilité et d’un rappel à la loi.

La police en France est violente et la justice a toujours des problèmes. Depuis que je suis arrivé il y a un an, je ne comprends toujours rien

Le dernier témoignage commence aussi dans le métro, à Jaurès. Selon le mineur, des contrôleurs l’ont frappé et ont essayé de fouiller son sac alors qu’il descendait les escaliers. « On ne m’a même pas demandé mon nom. J’ai refusé la fouille, car ils n’étaient pas policiers, mais la police est arrivée et m’a emmené en garde à vue », rapporte ce dernier.

« La police en France est violente et la justice a toujours des problèmes. Depuis que je suis arrivé il y a un an, je ne comprends toujours rien », souffle l’adolescent. Les violences policières commises sur les personnes exilé.es sont documentées par les associations. Dans un rapport publié par plusieurs d’entre elles, dont Médecins du monde, quelque 450 cas de violences policières envers des migrants vivant à la rue, en Île-de-France, sont recensées. Un chiffre largement sous-estimé, selon ces associations, qui dénoncent des pratiques « systémiques ».

Les familles de victimes de violences policières en soutien

Les violences d’État ne sont pas seulement subies par les jeunes sans papiers. C’est un combat commun, appellent les intervenantes extérieures. En tant que représentantes des comités de Vérité et Justice pour les victimes décédées aux mains de la police, deux mères sont venues témoigner de leur soutien.

Très émue, Amanda raconte l’histoire de Safyatou, Salif et Ilhan, son fils. Âgés respectivement de 17, 13 et 14 ans le 13 avril 2023, les trois enfants se sont fait percuter en scooter par la police dans le 20ᵉ arrondissement, en sortant de la mosquée pendant le ramadan. Grièvement blessé, Ilhan a quand même été emmené en garde à vue.

Les lois et nos droits existent, mais leur respect et leur application suivent des biais racistes

« La police n’est pas seulement violente, elle est raciste. Les lois et nos droits existent, mais leur respect et leur application suivent des biais racistes », déplore Amanda devant l’assemblée. Et de conseiller aux jeunes présents de ne pas rester seuls dans l’espace public.

La mère de Lamine Dieng est, elle aussi, présente. Son fils est décédé le 17 juin 2007 suite à un plaquage ventral lors d’un contrôle de police. Elle rappelle l’importance de s’organiser, d’avoir des initiatives collectives et autonomes. « C’est comme si tout ce que faisaient les jeunes noirs était criminalisable par la police », s’émeut-elle. Le comité Vérité et Justice pour Lamine Dieng a établi depuis longtemps des revendications concrètes et effectives contre les violences policières. Parmi elles, l’interdiction du plaquage ventral, de la clé d’étranglement, du pliage ou des lanceurs de balles de défense (LBD).

S’informer et se rassembler

Au cours des discussions, plusieurs intervenants prennent la parole pour partager des conseils concrets et proposer des initiatives. Des membres de l’assemblée Anti-CRA (centres de rétention administratifs) d’Île-de-France proposent d’animer un atelier à la Gaîté sur les réflexes à avoir en cas d’arrestation et de rétention.

« Dans les CRA, la police décide de tout : de la durée des visites, des placements en isolement, de quand faire des fouilles », expliquent les militants. Ces derniers rappellent les décès de ​​Mohammed, un homme d’origine égyptienne en mai 2023 au CRA de Vincennes. Régulièrement, les associations dénoncent les conditions de rétention dans ces centres dans lesquels se multiplient les décès et les suicides.

Dans la pratique, vos droits ne sont pas respectés, les institutions agissent dans l’illégalité

Des avocats de la Legal Team (collectif d’avocats contre la répression) sont également présents pour partager leurs analyses et apporter quelques recommandations. « Dans la pratique, vos droits ne sont pas respectés, les institutions agissent dans l’illégalité et ne vous considèrent pas. Mais il faut quand même bien connaitre vos droits », recommande Alexis Baudelin, avocat au barreau de Paris.

Ce dernier insiste sur l’importance de la présence d’un avocat lors d’une garde à vue. « Le médecin n’est pas toujours un ami, l’avocat peut en revanche prendre vos blessures en photos, les constater, assister à vos échanges avec la police…», fait-il remarquer. Sa consœur met en garde contre la violence judiciaire et psychologique qui succède aux violences policières. « L’IGPN vous verra non pas comme une victime, mais comme l’auteur d’une infraction. Il ne faut pas porter plainte contre la police avec trop d’espoir. Je conseille de prendre cette décision avec la détermination et l’accompagnement nécessaire », insiste-t-elle.

Entretenir des conditions de vie en collectif

L’occupation a commencé mardi 10 décembre 2024. Certains jours, des rassemblements ont lieu devant la Gaîté Lyrique à 18 heures, suivis par des AG où se discute l’organisation du quotidien au sein des lieux. Malgré les efforts du collectif, les conditions de vie sont difficiles.

« On ne dort pas normalement, on ne mange pas normalement, on ne se lave pas normalement… C’est la première fois que je reste dans une occupation. Ça commence à être fatiguant », raconte Mohammed, 16 ans. « La vie ici avec les autres est un peu compliquée. On est là toute la journée alors parfois, on s’énerve. Parfois, quelqu’un se fait mal à cause des tensions. C’est difficile », confie Bouba, 17 ans.

L’État et la mairie de Paris ne répondent pas aux revendications des occupants. Du côté de la mairie, l’adjointe chargée de l’hébergement d’urgence et de la protection des réfugié.es, Léa Filoche, expliquait à Mediapart que malgré les logements vides nombreux à Paris, « c’est l’État qui a le pouvoir de les ouvrir à ces personnes dans le besoin ».

On voulait des logements, aller à l’école, obtenir des papiers. Mais en fait, on ne réussit qu’à manger et dormir, comme on peut

Les mineurs isolés se heurtent alors non seulement à la violence, mais à l’inaction des institutions. Mohammed se rappelle tous les rendez-vous qu’on lui a donnés en Île-de-France, qui n’ont jamais abouti. Ces interminables démarches l’épuisent. « Il n’y a pas de solutions ici à Paris. Je pense qu’à la campagne, ça peut être mieux, ou à Lyon, Marseille… », envisage-t-il. Bouba déplore l’inaction de la mairie de Paris. « Avant, j’étais devant l’Hôtel de Ville, j’ai dormi sur les quais de Seine pendant quatre mois. On voulait des logements, aller à l’école, obtenir des papiers. Mais en fait, on ne réussit qu’à manger et dormir, comme on peut », constate-t-il.

Ce que la majorité des jeunes occupants attendent, c’est d’être officiellement reconnu mineur, d’être “confirmé” pour accéder à leurs droits. « Même confirmés, les jeunes doivent savoir que les problèmes ne se terminent pas, il reste encore beaucoup de défis. On est logés, mais affectés dans un bâtiment, mélangés avec ceux qui n’ont pas été reconnus mineurs. On n’a pas le droit de sortir, d’avoir notre propre argent. Il n’y a pas d’eau potable, pas assez d’eau chaude pour tout le monde. On m’a transféré parce que je ne me laissais pas faire et je posais des questions sur ces conditions de vie », témoigne un mineur à distance, via un message pré-enregistré et diffusé lors du rassemblement.

Alors que l’occupation dure depuis presque un mois, la Gaîté Lyrique a fermé le lieu au public le 17 décembre et a suspendu sa programmation culturelle. Dans des communiqués, la direction se joint à leurs revendications et presse la Ville de Paris de trouver une solution de relogement pour tous les occupants.

*Tous les prénoms ont été modifiés


 

    mise en ligne le 7 janvier 2024

Reprenons le travail

MattiefloNogi sur https://blogs.mediapart.fr/

(les intertitres et la mise en gras sont le fait de 100-paroles)

Ils nous ont volé « la République », ils nous ont volé « la laïcité », ne leur laissons pas « le travail ». Au sens propre, comme au figuré, reprenons le travail !

Ce billet d'un simple sympathisant de la gauche et des écolos propose quelques réflexions, bien inspirées par les idées de F. Ruffin.

Aux côtés de la “république” et de la “laïcité” et probablement d’autres, la notion “travail” est depuis quelques années victime d’une récupération réactionnaire. De Sarkozy à Macron, ils semblent ne plus avoir que “la valeur travail” en tête. Autrefois, notion essentielle des forces humanistes et du progrès, elle devient désormais un totem de la droite, des libéraux, voire de l’extrême-droite. Projet émancipateur, source de statut, de revenus, de protection et de fierté, le travail est en train de basculer et il devient progressivement un marqueur important dans la bataille d’idées qui fait rage.

Le travail selon la droite

Exemple révélateur, les macronistes ont presque toujours ce mot à la bouche. Lors de son discours de politique générale en janvier 2024, G.Attal déclarait : « Ma première priorité, ça va être de continuer à soutenir la France qui travaille. Il y a beaucoup de Français qui sont au rendez-vous de leurs responsabilités tous les jours, qui travaillent, parfois dans des conditions difficiles, qui font tourner le pays. »

Notons déjà le “continuer à soutenir”, avec un sens de l’ironie qu’on ne lui soupçonne pas, il fait sans doute référence à la retraite à 64 ans, mesure rejetée par 90% des travailleurs. “Des français qui sont au rendez-vous de leur responsabilité” ; le bon travailleur pour eux c’est donc celui qui surtout ne se plaint pas, prend ses responsabilités et travaille sans rien attendre en retour. L’apologie de l’effort, un peu surannée, mais qui va si bien avec leur conservatisme, n’est pas loin. Il faut comprendre, en creux, que l’adversaire c’est bien sûr celui qui ne veut pas travailler, le fainéant qui se gave d’allocations, mais jamais l’actionnaire dont les dividendes explosent (ici). 

Pour eux, défendre le travail, c’est pour qu’il paye plus que l’inactivité (ex : ici). Le sous-entendu est clair, il y a ceux qui travaillent dur et ceux qui profitent. Pas question évidemment d’augmenter les salaires pour qu’ils rapportent plus, la cible désignée à la vindicte populaire c’est celui qui ne travaille pas : le demandeur d’emploi, forcément bénéficiaire d’allocations, alors que dans les faits, seulement un chômeur sur deux bénéficie d’allocations chômage. Naturellement, il est responsable, voire coupable de sa situation, puisqu’il “suffit de traverser la rue”. Pourtant les chercheurs nous rappellent qu’en aucun cas, les allocations chômage ne peuvent rapporter plus que le salaire (lire ici).

Les bénéficiaires du RSA? Ce sont forcément des profiteurs. Plutôt que de les voir comme des privés d’emploi aux situations personnelles complexes, ils sont de plus en plus fréquemment considérés comme des parasites. Grâce au gouvernement actuel, pour recevoir le RSA (607€ pour une personne seule et c’est déjà trop pour eux) le bénéficiaire devra faire 15 heures d'activité par semaine. Comment ? Avec qui ? Peu importe, l’enjeu c’est de créer une démarcation entre les allocataires et ceux qui travaillent durement : “La France qui se lève tôt”. Il s’agit d’insister sur la responsabilité individuelle, plutôt que d’offrir une solidarité minimale alors même que la société ne peut offrir un emploi décent à tous. C’est le principe des politiques dite “d’activation”, si chères à nos gouvernants, qui ont pour finalité de forcer les bénéficiaires à accepter n'importe quel emploi. Peu importe que l’effet sur le terrain soit nul (lire ici), ce qui compte c’est l’affichage.

La logique est la même avec le projet du gouvernement de réduire la durée des allocations pour les plus de 55 ans. S’ils sont au chômage c’est un choix. Il faut donc réduire la durée de leur allocation. Encore une fois, il s’agit de montrer du doigt des coupables.

En prétendant “défendre la valeur travail” (jamais les travailleurs d’ailleurs, terme trop daté pour leur novlangue de cabinet de conseils), c’est bien le travail au quotidien qu’ils attaquent : report de l’âge de la retraite, réduction du pouvoir des salariés dans l’entreprise (ordonnance Macron de 2017 qui réduit l’importance des délégués du personnel), baisse de la protection contre le chômage… Il s’agit finalement d’exiger toujours plus aux travailleurs et de réduire leur protection. 

Difficile de comprendre dans ces conditions ce qu’ils défendent au juste. Il apparaît clairement que leur objectif est autre : instaurer un clivage entre les travailleurs et créer un ennemi de l’intérieur ; celui qui ne travaille pas. Dans “Je vous écris du Front de la Somme”, F. Ruffin souligne qu’à l’ancienne division “nous” contre “ils” c’est-à-dire les travailleurs contre les capitalistes, ils veulent ajouter une troisième ligne de rupture “eux” : les profiteurs, les chômeurs, bien souvent les immigrés voire les fonctionnaires. Glorifier le travail comme le font les libéraux et l’extrême droite n’a qu’un objectif : sauvegarder l’ordre établi et la domination du capital, et morceler le “camp des travailleurs”.

Quand on regarde de plus près l’état du travail en France après leurs années de politique qui vise à défendre le travail, il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser.

Le terme “smicardisation” s’entend de plus en plus fréquemment. Pour cause, le réveil est difficile : en 2022, 17,3% des salariés sont au SMIC. Ils n’étaient que 10% en 2012. Beau résultat pour ceux qui veulent que le travail paie. Lorsqu’ils souhaitent  “désmicardiser” la France, il s’agit sans aucun doute de supprimer le SMIC, une lourdeur de plus pour ceux qui veulent tout libérer (“libérer”, une autre notion probablement victime de la récupération réactionnaire).

A crier partout que le travail doit payer plus que l’inactivité, ils oublient sciemment de dire que le travail ne paie pas suffisamment. Un salarié sur six est au salaire minimum, incontestablement les salaires décrochent. Le constat est pire si on se limite aux salariés à temps-partiel : ils sont 37% au salaire minimum. Petits revenus et temps partiel subi ; le halo du chômage regroupe environ 13% de la population (ici), l’emploi est avant tout un “mal-travail”. Pire, les revenus baissent à cause de l’inflation : Le salaire mensuel a baissé de 2,6% en 2 ans, alors qu’en 2008-2009 et 2012-2013, au plus fort de la précédente crise, les salariés n’avaient pas perdu de pouvoir d’achat. Cette perte de revenus ne vient pas de nulle part : les dividendes explosent en France depuis la fin du Covid. 

Au-delà de la question du salaire, et sans doute avant elle, il y a celle de la sécurité au travail et de sa pénibilité, terme que notre Président “n’adore pas” (ici). 

Et pourtant le travail fait souffrir en France. Premièrement, il tue : environ 700 morts chaque année, soit deux par jours (ici). Ensuite, il abîme de plus en plus : comme le souligne F.Ruffin (ibid.) : "En 1984, il y avait 12% des salariés qui subissaient trois contraintes physiques, aujourd’hui c’est 34%.” Deux morts par jour, un tiers des salariés qui font face à des contraintes physiques, il faudrait sans doute ajouter au tableau les nombreux cas de mal-être, de burn-out, de perte de sens. Évidemment, cela ne concerne pas tous les salariés, et nombreux sont ceux pour qui le travail peut encore être une source d’épanouissement. Malheureusement, ils ne sont plus que la moitié à considérer qu’ils peuvent encore avoir une influence sur les décisions qui les concernent dans leur entreprise, contre 65% dans le reste de l’Europe (dossier Alternatives Économiques février 2024). 

Pourtant, les français sont attachés à leur travail et ils en attendent beaucoup.

C’est une particularité des français, qui explique sans doute notre relation complexe avec le travail, entre 1999 et 2018, plus de 60 % des Français déclaraient que le travail était très important dans leur vie, contre 50 % pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques (source : Bigi, M., Méda, D. Prendre la mesure de la crise du travail en France. SciencesPo, laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques.) Cette appréciation est partagée en France par toutes les catégories de population, y compris par les étudiants et les retraités qui sont généralement moins concernés par le sujet.

La France est ainsi « l’un des pays européens où les attentes par rapport au travail sont les plus élevées : au-delà du salaire, les Français attendent de leur travail qu’il soit intéressant et leur fournisse un cadre fort de sociabilité”. (source ibid.)

Des attentes très fortes vis-à-vis du travail font ainsi face à des salaires insuffisants, une pénibilité qui va croissante, et un sens au travail qui s’étiole. Le cocktail s’avère explosif. Pourtant nos gouvernants ne semblent pas considérer ces sujets comme essentiels. Ils semblent oublier que la plupart des travailleurs ont à coeur de bien faire leur métier. “Le plaisir du travail bien fait” et “l’art du métier” sont une composante majeure du dynamisme des entreprises, et à trop maltraiter le travail, les risques de décrochage sont importants comme le montrait il y a quelques années Jacques Généreux dans “la Déconommie”. 

Face à cela, que serait-il possible de faire pour défendre le travail dans les faits et non dans les mots? Proposons, en toute modestie, quelques pistes. 

Tout d’abord, il est indispensable de poursuivre la bataille des idées, “tenir la tranchée” et rappeler inlassablement à quel point les gouvernements successifs ont abîmé le travail. Face aux offensives des médias aux mains de millionnaires, aux éditorialistes au service des puissants, il faut rappeler partout que le chômeur ne choisit pas de l’être, mais subit un système qui n’offre pas sa chance à tout le monde, que le bénéficiaire du RSA n’est pas un profiteur mais qu’il bénéficie d’une solidarité pour faire face à une situation difficile, que le fonctionnaire n’est pas un fainéant mais œuvre comme il peut au bien commun, que le migrant n’est pas là pour voler notre travail mais contribuer à la richesse nationale, que les cotisations sociales ne sont pas des charges mais des contributions pour assurer la protection de tous face aux aléas de la vie, et enfin que le salaire n’est pas un coût mais une richesse. Là où ils cherchent à nous diviser, à cliver, il faut rassembler largement tout ceux qui n’ont que leur travail pour vivre et qui, le plus souvent, souhaitent le faire bien. 

Ensuite, il semble important de soutenir l’aspiration de tous ceux qui souhaitent travailler mieux. Un mouvement porté par une jeune génération en quête de sens, de nombreuses organisations, le secteur de l’ESS, le mouvement coopératif (une belle illustration avec les Licoornes) et tous ceux qui souhaitent entreprendre autrement, et qui intègrent d’ambitieux principes de démocratie, de partage, de défense de l’environnement ou de relocalisation dans leurs modèles. Il s’agit de ne pas d’être dupes, et dénoncer ceux qui pratiquent seulement l'affichage et le greenwashing (lire ici) en maintenant un système destructeur fondé sur l’exploitation de la nature, mais bien de valoriser et défendre, ceux qui sont intègres dans leur démarche peut contribuer à asseoir leur place dans l'économie et redonner du sens pour de nombreux travailleurs. 

Enfin, évidemment, il faudra réclamer haut et fort la défense des salaires et des conditions de travail, en sortant du piège tendu par les modèles type “prime Macron” ou baisse des “cotisations sociales” qui donnent d’un côté et reprennent de l’autre. Cela est essentiel. Il peut s’agir de limiter les écarts de salaires de 1 à 20 dans l’entreprise ou encore d’indexer les salaires sur l’inflation. Augmenter les salaires peut toutefois être inutile dans un contexte de forte inflation. Une piste intéressante, peut-être plus efficace et vertueuse pour notre démocratie, pourrait être d’agir du côté des charges incompressibles de tout un chacun en portant une politique ambitieuse de renforcement des services publics : le logement en premier lieu (logements sociaux, rénovation…), éducation et soins de qualité et gratuits, politique pour les transports en commun et les mobilités alternatives, voire renforcement du service public de l’énergie… Les services publics sont bien “le capital de ceux qui n’en ont pas” et apportent de précieux moyens à tous les citoyens.

Face aux risques politiques, économiques, sociaux et climatiques qui nous font face (précédent billet : quel est le moment ?), reprendre le travail ouvre un horizon supplémentaire pour proposer une alternative mobilisatrice.

   mise en ligne le 6 jenvier 2025

Pourquoi le travail obligatoire au RSA est la pire mesure de Macron

par Rob Grams sur https://www.frustrationmagazine.fr/

Ce 1er janvier, la réforme du RSA, expérimentée jusqu’à présent dans certains territoires, a été généralisée à l’ensemble du pays. Concrètement, les allocataires du RSA (635,71 euros par mois pour une personne seule sans enfant, pour rappel) vont être inscrits d’office à France Travail, ex-Pôle Emploi, et devront réaliser obligatoirement 15h d’activités par semaine, qui vont de l’atelier réalisation de CV à de « l’immersion en entreprise », c’est-à-dire du travail gratuit. S’ils ne font pas leurs heures, les Conseils généraux, qui versent le RSA, pourront le suspendre et, concrètement, laisser ces gens déjà très pauvres crever de faim. Que l’on ne s’y trompe pas : la réforme du RSA est une mesure de mise au pas de toute la société, en terrorisant les plus pauvres et en faisant peur aux autres.

L’objectif de faire travailler les gens en contrepartie du RSA n’est pas juste celui, parfaitement ignoble, d’humilier les ultra-pauvres, les précaires, les chômeurs sans droits, les SDF, les jeunes, les gens fracassés par la vie qui ne sont plus en mesure de travailler. Il n’a pas pour simple vue de conforter les fractions les plus ignares des franges bêtement droitières et bourgeoises de la population dans leur vision stéréotypée et facile d’allocataires du RSA fumant des joints devant des documentaires animaliers, grassement nourris et logés sur l’argent du contribuable. 

Il poursuit un second objectif, tout aussi grave que le premier : réduire le prix du travail à des niveaux en-dessous du seuil de subsistance. Car faire travailler en échange d’une allocation, ce n’est plus une aide sociale, c’est un nouveau type de contrat de travail, un contrat où l’on fera travailler les gens à des salaires qui ne leur permettent même pas de manger et de se loger. On a donc ici l’une des plus offensives les plus violentes de la bourgeoisie depuis au moins un siècle. 

La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un avis le 19 décembre dernier. Cet avis devrait alerter tous les défenseurs de la démocratie puisqu’elle estime que la réforme du RSA « porte atteinte aux droits humains ». Elle dénonce notamment un « dispositif qui subordonne le versement d’un revenu minimum de subsistance à la réalisation d’une contrepartie », d’autant que le montant actuel du RSA (635,71 euros par mois pour une personne seule sans enfant) « ne permet, par ailleurs, pas de vivre de façon digne ».

La CNCDH « alerte également sur la régression du droit à l’accompagnement social s’il se transforme en un contrôle sur l’effectivité de la remise au travail. Il risque en effet de contribuer à la maltraitance institutionnelle – tant auprès de la population ayant besoin de cette protection et y ayant droit que du côté des agents des administrations chargés d’appliquer des règles imprécises et/ou incomprises. »

La réforme du RSA : la création d’un nouveau salaire minimum à moins de 500 euros par mois

Car dans un pays qui connaît un chômage de masse (environ 7,4%, auxquels il faudrait rajouter les nombreux radiés injustement) en raison des politiques lamentables de Macron, de sa clique de bourgeois et de ses prédécesseurs du Parti socialiste, faire travailler de force pour des tarifs grotesques (moins de 7 euros de l’heure, donc) les ultra-pauvres remplit une fonction : remplacer les emplois nécessitant peu ou pas de diplôme, normalement payés au SMIC, par des faux emplois, se rapprochant du travail forcé que l’on retrouve dans les dictatures très archaïques. 

On retrouve un peu ce genre de dynamiques avec les stages étudiants : alors que l’on fait croire qu’ils sont censés bénéficier aux étudiants, ils permettent de remplacer et de mettre en concurrence les jeunes arrivants sur le “marché du travail” par des stagiaires dociles, sous-payés, à qui l’on apprend que se faire exploiter est une chance et une opportunité. Cela permet donc de faire drastiquement baisser les salaires à l’embauche de ces jeunes, ainsi que leur capacité de négociation et d’exigence, et donc, à moyen terme, de faire baisser le revenu des travailleurs en général.

Pourquoi embaucher quelqu’un au SMIC quand on peut avoir des travailleurs pour 7 euros de l’heure ?

Même chose pour les services civiques, dispositif créé en 2010 par Martin Hirsch sous Nicolas Sarkozy et censé favoriser “l’engagement de citoyenneté” des “jeunes de 16 à 25 ans” mais qui font en réalité passer pour du volontariat la situation de jeunes qui, ne trouvant pas de travail (comment en trouver si les postes ont été transformés en stages et en services civiques ?), n’ayant même pas encore l’âge pour toucher le RSA, sont donc obligés d’accepter de travailler pour 473 euros par mois. 

De la même manière : faire travailler les gens au RSA, c’est mécaniquement mettre beaucoup plus de gens au RSA. Car pourquoi embaucher quelqu’un au SMIC quand on peut avoir des travailleurs pour 7 euros de l’heure ? Comme le soulignait à raison un internaute, faire travailler 20h par semaine le 1,95 million d’allocataires du RSA revient à trouver chaque mois 160 millions d’heures de travail. Où sont-elles alors que partout on cherche du boulot ? La réponse est simple : chez ceux et celles qui travaillent déjà. 

Ainsi transformer le RSA en un salaire en-dessous des minima sociaux ne vise pas que les personnes au RSA, il cible l’ensemble des travailleurs en participant à une baisse généralisée des salaires

Il permet également un net renforcement du rapport de force favorable à la bourgeoisie en rendant quasi-impossible la démission, déjà très compliquée en temps normal. Macron avait promis que nous pourrions toucher le chômage en cas de démission, ce n’est évidemment pas le cas (ou du moins il faut lire les astérisques pour comprendre les conditions délirantes dans lesquelles cela est possible). Le RSA est donc la seule garantie de pouvoir éventuellement subvenir à ses besoins vitaux si vous avez besoin de démissionner face à une situation insupportable. Avec cette mesure, vous saurez désormais que si vous démissionnez, vous ne quitterez votre travail que pour en trouver un autre, ou vous serez également exploités mais cette fois pour moins de 500 euros par mois. 

Le chômage est un job à plein temps

En dépit d’un fantasme droitier où le chômage et le RSA seraient un loisir de oisif, beaucoup de gens cherchent du boulot et n’en trouvent pas. Trouver un travail dans ce pays où la bourgeoisie règne en maître et impose toutes ses règles tient du parcours du combattant et ce, à tout âge et presque à tous niveaux de diplôme.  

La réforme renforce le flicage sur les chômeurs en se mêlant de tous les aspects de leur vie, et surtout de la façon dont ils occupent leurs journées. C’est pourquoi, dans son avis, la Commission nationale consultative des droits de l’homme estime que la réforme menace les libertés individuelles : « En renforçant le contrôle de l’emploi du temps des personnes sommées de s’investir pour un nombre d’heures donné dans une recherche professionnelle, certaines dispositions de la réforme renforcent les risques d’intrusion disproportionnée dans la vie privée des allocataires et de leur famille, du fait du partage de données personnelles sensibles à grande échelle. »

C’est évidemment quelque chose que les bourgeois et les macronistes (ce sont les mêmes) font semblant d’ignorer puisqu’ils n’ont jamais eu besoin de se bouger pour trouver un emploi : ça leur tombe dans les mains grâce au piston (on dit “réseau” chez eux) depuis qu’ils ont 20 ans.

Donc chercher un boulot, à considérer qu’on soit apte au travail – et ce n’est pas toujours le cas lorsque l’on est au RSA (pas seulement pour des raisons physiques, qui semblent être les seules parfois acceptées par les droitards) – est un travail à plein temps. Car oui : écrire et envoyer des lettres de motivation et des CV (surtout lorsqu’on est pas à l’aise avec l’informatique), passer des tas d’entretiens humiliants, faire des tonnes de rendez-vous inutiles de flicage au Pôle Emploi et des formations abrutissantes, se déplacer en direct dans les entreprises pour quémander un emploi… tout ça prend un temps et une énergie folle, que l’on n’a pas si l’on travaille en plus 20 heures par semaine. 

Un projet qui traduit la nullité en économie de nos dirigeants

La vision du chômage comme un choix individuel montre bien le désintérêt complet et la parfaite nullité des bourgeois dans le domaine de l’économie (qu’ils confondent avec le “business”).  Ou a minima leur profonde mauvaise foi. Le niveau de chômage d’un pays dépend évidemment de tendances macroéconomiques lourdes, de politiques économiques et de rapports de force entre les travailleurs et le capital. Quand, après 2008, le chômage explose, sans d’ailleurs jamais retrouver depuis son niveau antérieur, ce n’est pas parce que la crise des subprimes aurait subitement déclenché chez les gens une immense vague de flemme et de fainéantise. Et lorsque les Grecs furent touchés de plein fouet avec d’un coup plus de 50% de chômage chez les jeunes, ce n’est pas parce qu’ils avaient tous collectivement décidé de prendre une année sabbatique ! A quel degré de bêtise faut-il être pour penser ça ?

Ainsi, transformer le RSA en un salaire en-dessous des minima sociaux ne vise pas que les personnes au RSA, il cible l’ensemble des travailleurs en participant à une baisse généralisée des salaires. 

Le taux de chômage et le nombre d’allocataires du RSA a autant à voir avec la motivation de ces derniers que le prix de l’essence à la pompe en a avec la vôtre quand vous allez à la station-service : on ne rend pas responsable un individu victime d’une situation économique nationale ou mondiale. 

Dans cette logique, la transformation, en 2009, du RMI (le revenu minimum d’insertion, créé sous le gouvernement de Michel Rocard en 1988) en RSA (revenu de solidarité active), c’est-à-dire un an après le début d’une crise économique gravissime, avait déjà porté un premier coup de semonce à cette aide sociale en renforçant le flicage des allocataires (obligations de pointage à Pôle Emploi, de s’inscrire à des formations inutiles, etc.), rendant les concernés responsables de leur situation. 

Ne pas être apte à travailler, ou ne pas pouvoir gagner sa vie grâce à son travail, ce n’est pas être un fainéant  

L’idée répandue par des bourgeois sans aucune expérience, qui gagnent leur vie en faisant bosser les autres, que les allocataires du RSA seraient des “fainéants” ne résiste pas deux secondes à l’épreuve de la réalité.

Voici quelques exemples, parmi des milliers d’autres, où l’on peut être au RSA :

Vos enfants en bas âge viennent de mourir dans un accident de voiture. Les macronistes avaient voulu faire baisser le congé deuil d’un enfant de 12 à 5 jours avant de se rétracter devant le tollé. En réalité, endurer un deuil ne prend ni 12, ni 5 jours. Vous “décidez” alors de démissionner – vous ne toucherez pas le chômage, puisqu’on n’y a pas droit quand on démissionne. Vous êtes donc au RSA. Est-ce qu’il est normal de vous forcer à bosser ?

Les SDF, 300 000 en France, on les force à bosser?  Les personnes qui ont eu un problème avec la drogue et qui essayent doucement d’en sortir, on les force à bosser ?

Les femmes harcelées sexuellement au travail, qui savent qu’elles n’ont aucune chance aux prud’hommes et qui décident donc de poser leur démission, on les force à bosser ?

Les agriculteurs qui bossent 80 heures par semaine mais qui ne gagnent pas un rond, on les fait bosser 20 heures de plus ?  Les personnes qui ont un problème de santé (environ 40% des bénéficiaires du RSA) ou un problème de dépression (environ 36% des bénéficiaires du RSA), on les force à bosser ?

Et les plus âgés en fin de droits ? Ceux qui n’ont pas encore 64 ans si la réforme des retraites est maintenue et qui ne trouveront quand même plus de boulot parce que les employeurs leur riront au nez et qu’ils sont épuisés, on les force à bosser ?

J’ai moi-même été au RSA quelques mois. Je venais de finir mes études, et je n’avais plus droit à rien, si ce n’est à rembourser mon prêt étudiant. Au bout d’un mois et demi j’avais trouvé un job (ce qui est une chance). Sauf que paf, nous sommes en mars 2020 : Macron annonce le confinement généralisé. Mon employeur décale mon entrée jusqu’à nouvel ordre – 3 mois donc. Qu’est-ce que j’étais censé faire selon les bourgeois ? Demander le RSA a-t-il fait de moi un fainéant ? J’aurais dû manger des racines pendant trois mois et déménager dans un carton ? Ou bien aller à leurs travaux forcés et me mettre en danger ainsi que mes proches ?

Voilà les réalités derrière les a priori moisis de cette bourgeoisie cruelle, ignare, hors-sol, cynique à en crever. 

Pas envie de bosser ? Et alors ?

Mais allons plus loin. Quand bien même une minuscule minorité “profiterait” du RSA, refusant de se tuer à la tâche pour le capital, de faire des jobs pourris, inintéressants, nuisibles pour l’environnement et pour l’intérêt commun, et alors quoi ? 500 euros c’est peu dire que ce n’est pas la grande vie : on sait que cet argent sera entièrement dépensé et donc réinjecté dans l’économie. En quoi cela serait si grave ? Leur absence de travail – et encore faudrait-il accepter la définition capitaliste du travail qui ne valorise que ce qui a une valeur marchande, c’est-à-dire une valeur pour le capital, car donner de son temps pour des associations c’est du travail, le travail domestique c’est du travail, écrire pour Frustration c’est du travail… – ne serait pas “récompensée”, on donnerait simplement à ces derniers de quoi se nourrir ! 

En quoi cela serait plus grave que le fonctionnement du capitalisme où les riches ne gagnent de l’argent ni par leur travail, ni par leurs efforts ou leur “mérite” mais par leur propriété, c’est-à-dire en faisant bosser les autres et en volant le fruit de leur travail ? Bernard Arnault cumule plus de 150 milliards d’euros, soit 25 millions d’années de RSA, et le problème ce serait des personnes qui n’ont pas de quoi se nourrir et se loger et à qui on donne 500 euros par mois ? 

Il est plus qu’urgent que nous leur fassions changer de priorité. 


 


 

« Le RSA ou un contrat de travail »

Par Richard Dethyre, fondateur de l’Apeis et auteur de la pièce « comment ils ont inventé le chômage ». sur www.humanite.fr

Le RMI ancêtre du RSA a été créé en 1985 par le gouvernement Rocard pour verser une prestation minimale à tous ceux qui après avoir été licenciés avaient épuisé leur droit aux Assedic. Cette mesure inaugure en France toutes les actions destinées à « lutter contre cette nouvelle pauvreté issue du chômage de masse ».

Le I, l’insertion promise du RMI était l’habillage destiné à ne pas laisser s’installer les gens dans ce type de statut ni qu’on imagine qu’on pouvait percevoir une prestation sans contrepartie. L’insertion promise n’a jamais été garantie. Car l’emploi promis, l’insertion n’ont jamais été au rendez-vous. Ce sont des millions de sans travail qui ont dû se rabattre sur cette perfusion sociale minimale. Bien entendu, tous les plans relais, stages SIVP, TUC, SRA, etc. ont assuré au divers gouvernement que tous ceux qui passent par les dispositifs ne figurent pas dans les statistiques mensuelles du chômage.

Le relais pris par le RSA, n’a pas modifié les choses. Mais, nous sommes dans une société plus dure. Les campagnes permanentes contre les profiteurs, les feignants, ceux qui ne veulent même pas traverser la rue… alors qu’il n’y a qu’à se baisser, ont pour effet de retourner l’opinion contre la victime qui devient coupable. Aujourd’hui, une majorité des gens pensent que proposer une activité en échange du versement du RSA serait une bonne chose pour tout le monde. Bah c’est vrai quoi, les villes ne sont pas bien propres et on ne doit pas verser d’allocations sans contrepartie non ?

J’ai consulté à nouveau les études consacrées aux « bénéficiaires » du RSA : 85, 90, 95 % selon les années disent toutes que leur demande numéro un c’est d’accéder à un emploi… qu’on ne leur propose pas ! il y a officiellement malgré toutes les mesures destinées à le dissimuler 5 millions 750 000 chômeurs et seulement 350 000 emplois disponibles.

D’ailleurs, si les Wauquiez et autres ayatollahs du travail sans contrat regardaient les études de la DRESS accessible à tous, ils constateront le caractère récurrent de l’aller-retour entre l’emploi précaire, court et le retour au RSA. Car un contrat court, n’ouvre pas de droit à l’assurance chômage. Entre 2011 et 2020 : 2 sur 5 soit 40 % ont connu au moins une sortie et une nouvelle entrée. Et 1 sur 10 a connu au moins deux sorties suivies d’au moins deux entrées sur la période citée.

Plus de 5 milliards de fonds du RSA ne sont pas alloués à leurs bénéficiaires. Le non-recours est une spécialité bien française. Pourquoi ne perçoivent-ils pas cette prestation ? Pour une majorité, c’est « la honte qui arrive en tête », suivie par « croyant ne pas y avoir droit » et « découragé par les démarches »…

Ces hommes politiques, faut-il qu’ils n’aient aucune décence, aucune empathie, aucun respect de toutes celles et tous ceux, qu’ils considèrent être des gens en trop… Ces mères célibataires de plus en plus nombreuses, ces 6 chômeurs sur 10 non-indemnisés, ces trop vieux pour travailler mais pas assez pour la retraite.

Petit conseil aux prestataires visés par le retour du travail sans contrat. Si vous n’êtes pas encore bénévole actif d’une association, vous pourriez en créer une qui aurait pour objet : « informer et aider ceux qui ne perçoivent pas le RSA mais qui y ont droit à le percevoir »… ça aurait plein de vertus, briser l’isolement, se solidariser et pourquoi pas partir en manifestation collectivement pour aller botter le cul aux Wauquiez et consorts qui s’empiffrent avec l’argent public en réceptions obscènes où chaque repas coûte 1 100 euros.


 

     mise en ligne le 5 janvier 2025

40 000 morts en Méditerranée depuis 2014, 9 757 en rejoignant l’Espagne :
toujours plus d’exilés disparus
dans l’indifférence en 2024

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Dans la Manche, en Méditerranée centrale ou sur « la route de l’Atlantique », le nombre de femmes, d’hommes et d’enfants qui ont perdu la vie aux frontières de l’Europe a atteint des records en 2024. L’indifférence aussi.

Faudrait-il inventer, à l’occasion des fêtes de fin d’année et des bilans annuels chiffrés, un baromètre de l’indifférence ? Une décennie après l’abandon par les Italiens de l’opération de sauvetage en mer Mare Nostrum, il révélerait sans doute les abysses d’inhumanité dans lesquels sombrent les États européens face aux drames migratoires qui se jouent à leurs frontières maritimes.

Trois personnes, au moins, ont encore trouvé la mort, dimanche 29 décembre, vers 6 heures du matin, au large de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, alors qu’elles tentaient de rejoindre les côtes britanniques par la mer. Cette nouvelle tragédie porte à 75 le nombre de personnes mortes noyées à la frontière franco-britannique en 2024.

40 000 morts en Méditerranée depuis 2014

Ce « record » est la conséquence directe des politiques répressives mises en œuvre dans le cadre des accords sécuritaires passés entre Londres et Paris et de la surdité volontaire que les autorités opposent aux appels incessants des élus et associations à un changement radical dans la gestion du phénomène migratoire à nos frontières.

Penser qu’il faudrait permettre, à des personnes en quête d’un refuge, de circuler dans un cadre légal et d’être systématiquement assistées lorsqu’elles se trouvent en danger de mort n’est pourtant pas de l’idéalisme. C’est du pragmatisme, si tant est que le respect de la vie humaine reste une valeur cardinale. Les chiffres de l’année écoulée laissent malheureusement craindre que ce ne soit plus le cas pour les dirigeants des pays membres de l’Union européenne.

Plus de 40 000 exilés, selon l’Organisation mondiale pour les migrations, ont péri en Méditerranée centrale depuis 2014, dont 2 368 au cours de l’année qui s’achève, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Et les ONG, comme SOS Méditerranée, qui tentent inlassablement de secourir ces damnés parmi les damnés sont régulièrement attaquées à des fins médiatico-politiciennes.

9 757 personnes sont mortes en tentant de rejoindre l’Espagne en 2024

Médecins sans frontières a par exemple annoncé dix jours avant Noël la fin de ses opérations de secours dans cette zone, expliquant que « les lois et politiques italiennes » rendent « impossible la poursuite du modèle opérationnel actuel ».

Cependant, dans le nord de la France, comme en Méditerranée centrale, les logiques visant à rendre impraticables, plutôt qu’à les sécuriser, les voies de migration n’empêchent aucunement les personnes contraintes à l’exil de partir. Elles choisissent d’autres chemins, dans le même but, en prenant toujours plus de risques.

C’est ainsi que depuis près de cinq ans ladite « route de l’Atlantique » est de plus en plus pratiquée par ceux et celles qui cherchent un refuge européen. En partance de pays de l’Ouest africain, comme la Mauritanie, des milliers de nos semblables tentent de rejoindre les îles espagnoles des Canaries.

Et, là aussi, en l’absence de voies légales et sécurisées, le morbide décompte a explosé. En 2024, selon l’association ibérique Caminando Fronteras, 9 757 femmes, hommes et enfants ont rejoint les profondeurs de l’océan plutôt que les côtes espagnoles. Soit 58 % de plus qu’en 2023, victimes de l’indifférence.


 

     mise en ligne le 4 janvier 2025

La France en Afrique : derrière les bases militaires, la remise en question d’un système néocolonial

Benjamin König sur www.humanite.fr

Les récentes annonces de rupture des accords de coopération militaire par le Tchad et le Sénégal puis la Côte d'Ivoire ont à nouveau placé la question des relations franco-africaines sur le devant de la scène. Derrière des réalités différentes demeure un enjeu central pour la politique étrangère tricolore : quand va-t-elle se rendre compte que l’ordre néocolonial vacille ?

Lorsque Jean-Noël Barrot s’est envolé de Ndjamena le 28 novembre, le ministre des Affaires étrangères, reconduit dans le gouvernement Bayrou, ressemblait au ravi de la crèche. Satisfait d’avoir évoqué « la crise la plus grave de notre époque », celle du Soudan voisin. À peine avait-il mis le pied dans l’avion que le Tchad annonçait, par la voix de son homologue, Abderaman Koulamallah, la rupture brutale de l’accord de coopération militaire qui lie les deux pays depuis 1976, alors que près de 1 000 soldats français sont encore stationnés dans un pays stratégique pour la France : « Il est temps pour le Tchad d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques selon les priorités nationales. »

Le même jour, c’est le président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, qui sur France 2 estimait que « la souveraineté (du Sénégal) ne s’accommode pas de la présence de bases militaires ». Des propos réitérés à l’occasion des vœux du 1er janvier, avec « la fin de toutes les présences militaires de pays étrangers au Sénégal, dès 2025 ». À Dakar, environ 350 soldats français sont encore cantonnés en plein cœur de la ville. Une présence qui dure depuis… près de cent ans.

Enfin, toujours lors des vœux de nouvelle année, c’est cette fois-ci un allié fidèle – voire un affidé – de Paris qui annonçait la rétrocession de la base française où 1 000 soldats sont stationnés : « Nous avons décidé du retrait concerté et organisé des forces françaises en Côte d’Ivoire », a déclaré le chef d’État Alassane Ouattara, lui aussi forcé de prendre en compte ce thème devenu majeur pour les jeunesses africaines.

Double revers diplomatique

Ces nouvelles remises en question suivent celles beaucoup plus conflictuelles des trois pays ayant connu des coups d’État militaires depuis 2021 : Mali, puis Burkina Faso, enfin Niger, où les derniers soldats ont plié bagage à la va-vite voici un an. Pour René Lake, politologue et administrateur du site SenePlus, « le double revers diplomatique infligé à la France marque une étape critique dans les relations franco-africaines », mettant l’accent sur « des décisions qui soulignent un rejet grandissant de l’ordre néocolonial par les nations africaines ».

Que s’est-il passé pour que Tchad, Sénégal et aujourd’hui Côte d’Ivoire dénoncent à quelques jours d’intervalle cette présence militaire, en des termes quasiment identiques ? Malgré des discours et des causes similaires, les situations sont très différentes. « Dans des pays comme le Sénégal et le Tchad, cette revendication s’exprime de manière variée, mais elle converge autour de principes communs : autonomie économique, contrôle des ressources nationales et respect des choix politiques locaux », décrypte René Lake.

Ces décisions revêtent toutefois un caractère propre à chaque pays. Au Sénégal, la question des bases militaires françaises avait déjà été soulevée par le président Abdoulaye Wade dès les années 2000. Elle avait été au cœur des préoccupations des Sénégalais lors de l’élection présidentielle de mars dernier, puis les législatives de novembre, remportées par le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité).

« Camouflet pour Macron »

Mais il s’agit, bien évidemment, d’un « camouflet pour Macron, qui s’inscrit dans un processus amorcé dès la fin de la guerre froide, en 1989 », analyse Félix Atchadé, médecin et responsable du collectif Afrique du PCF. Selon lui, « Paris, malgré les mutations de l’ordre mondial, parvenait encore à maintenir son influence sur ses anciennes colonies. Aujourd’hui, cet ordre vacille. »

En juin 2024, conscient de ces remises en question, Emmanuel Macron avait annoncé une réduction des effectifs dans tous les pays, Sénégal et Côte d’Ivoire inclus. Il avait pompeusement nommé Jean-Marie Bockel « envoyé personnel en Afrique », avec la charge de remettre un rapport sur le sujet après discussions avec les chefs d’État concernés.

Or la fuite de plusieurs éléments de ce rapport, remis à Emmanuel Macron le 25 novembre, a, semble-t-il, agacé Bassirou Diomaye Faye et ses compatriotes. Car, si Jean-Marie Bockel évoquait un dialogue mené « dans un état d’esprit positif », le même préconisait néanmoins de garder une centaine de soldats à Dakar… de façon unilatérale.

Au Tchad, malgré la véhémence de la première réaction, les enjeux sont en réalité d’ordre diplomatique. Pour le dire en des termes crus, « Barrot a complètement déconné », blâme Guy Labertit, ancien délégué national Afrique du PS et auteur d’Anticolonialement vôtre (Karthala, 2024). D’autant qu’au Tchad – comme ailleurs – Emmanuel Macron « est très attaqué pour avoir adoubé Mahamat Déby », rappelle-t-il.

Allusion à la passation de pouvoir verrouillée par l’héritier d’Idriss Déby, le père, tué en 2021 après trente et un ans d’un pouvoir autocratique appuyé par la France. « Au Tchad, avec Barrot, c’est la Françafrique qui continue, de la façon la plus bête qui soit », déplore Guy Labertit.

Lors de sa visite éclair, Jean-Noël Barrot a exigé la neutralité du Tchad dans la guerre au Soudan voisin, où Mahamat Déby est un soutien des rebelles de Hemetti. Cette rupture « ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle », a précisé Mahamat Déby, tandis que son premier ministre, Allamaye Halina, indiquait que la décision « s’inscrit dans une volonté de renforcer la souveraineté nationale et de réévaluer les accords internationaux ». Cela signifie « qu’ils veulent rediscuter », décrypte Guy Labertit.

Les ruptures brutales avec les trois pays dirigés par les militaires et unis dans l’Alliance des États du Sahel (AES), Mali, Burkina Faso et Niger, où la France ne compte même plus d’ambassadeur, semblent avoir servi de leçon. « Finalement, je suis heureux de voir ce qui se passe, car nous avons toujours voulu la fin de la Françafrique », résume Guy Labertit. Le hic est que cela se fait au détriment de ce que pourrait être une véritable politique étrangère, comme l’analyse René Lake : « La question fondamentale est : la France continuera-t-elle de s’accrocher à une posture réactive, dictée par le maintien de ses intérêts stratégiques et économiques, ou bien adoptera-t-elle une approche proactive et transformatrice, axée sur la reconnaissance des aspirations africaines ? » Il serait plus que temps.

 

     mise en ligne le 3 janvier 2025

Maltraitance institutionnelle :
« On ne veut pas d’une société
qui favorise l’exclusion sociale »

Par Lilia Aoudia sur https://www.bondyblog.fr

Cette année, ATD Quart Monde a fait de la lutte contre la maltraitance institutionnelle sa priorité. Dans son rapport sorti en septembre, l’association formule quatre propositions pour en sortir sur la base de témoignages de personnes en situation de pauvreté et de personnels maltraités par les institutions. Entretien avec Benoît Reboul-Salze, délégué national d’ATD Quart Monde.

C’est un baromètre d’un nouveau genre que propose ATD Quart Monde. À l’issue d’un travail de deux ans avec les personnes concernées, l’organisation documente la maltraitance institutionnelle à l’endroit des plus précaires et ouvre des pistes de changement. Entretien avec Benoît Reboul-Salze, délégué national d’ATD Quart Monde.

Qu’est-ce que la maltraitance institutionnelle ?

Benoît Reboul-Salze : Il y a la définition telle qu’elle a été prévue par la loi depuis 2022. Suite aux scandales dans les EHPAD et les crèches, la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance a été créée en 2018. Mais je préfère partir de l’avis des personnes avec qui nous sommes engagés.

La maltraitance institutionnelle, c’est un jeune de 17 ans qui dépend de l’aide sociale à l’enfance et qui va être lâché seul en plein vide une fois majeur. C’est une maman enceinte de son troisième enfant qui appelle à l’aide parce qu’elle est à la rue et à qui on répond après plusieurs heures d’attente : « Désolé, il n’y a pas de place pour vous, rappelez demain ». C’est une personne au RSA qui n’a pas vu passer un courriel atterri dans ses spams et qui se retrouve désinscrite et privée d’aide pendant un mois. Et on a plein d’exemples comme ça.

Les institutions ont été créées pour être garantes de l’accès au droit, mais aujourd’hui leur manière de fonctionner enfonce un peu plus les personnes pauvres dans la précarité

Il y a la maltraitance institutionnelle vécue du côté des personnes en situation de pauvreté, mais aussi celle vécue du côté des agents des institutions. Ces derniers souffrent de leur impuissance face à des demandes urgentes auxquelles ils ne peuvent pas répondre par manque de moyens ou d’organisation. Certains essayent des solutions à leur niveau. D’autres abandonnent parce qu’ils ont l’impression d’avoir perdu le sens de leur profession. Il y a un terrible paradoxe, car les institutions ont été créées pour être garantes de l’accès au droit, mais aujourd’hui leur manière de fonctionner enfonce un peu plus les personnes pauvres dans la spirale de la précarité.

Donc les personnes précaires sont les principales cibles de cette maltraitance ?

Benoît Reboul-Salze : Elle est subie par énormément de personnes dans la société, mais elle s’installe beaucoup plus durablement chez les plus pauvres. D’abord parce qu’ils ont moins de moyens pour se défendre. Quand on a été discriminé toute sa vie, on a peur, on a honte. Ils accumulent des difficultés tous les jours et sur tous les sujets possibles. On l’a mesuré dans des territoires dans lesquels était expérimenté le RSA conditionné. Les employés de France Travail ont tendance à se concentrer sur les gens qui ont le plus de facilité à trouver un travail.

On veut une société dans laquelle tout le monde trouve sa place

Nous, on ne veut pas d’une société qui favorise l’exclusion sociale. On veut une société dans laquelle tout le monde trouve sa place. On parle toujours du devoir des personnes précaires, mais il ne faut jamais oublier qu’il y a d’abord les droits garantis par la Constitution et par les pactes internationaux que la France a signés.

À quoi est due la maltraitance institutionnelle ?

Benoît Reboul-Salze : On a travaillé pendant deux ans avec des personnes en situation de pauvreté, des agents et des responsables institutionnels. À l’issue de ce travail, on a identifié 16 causes et mécanismes de la maltraitance institutionnelle qu’on a regroupées en quatre familles. La première famille de causes qu’on identifie correspond aux choix politiques qui ne répondent pas aux besoins de la lutte contre la pauvreté. Lorsque les politiques sont fondées sur des préjugés tels que « les pauvres sont des fainéants », « les pauvres sont des fraudeurs », « les pauvres ne sont pas en capacité d’aller travailler »… Et bien forcément, la politique élaborée va être faussée parce qu’elle n’aura pas été pensée avec les personnes concernées.

On part du principe que les bénéficiaires sont des fraudeurs. Aujourd’hui, plus on est pauvre, plus on est contrôlé

La deuxième famille est liée à la première : on vit dans une société de méfiance et d’incompréhension où on n’arrive pas à communiquer les uns avec les autres. Il faut qu’on soit solidaires, qu’on apprenne à se rencontrer. La troisième famille concerne la méfiance de la part des institutions. On part du principe que les bénéficiaires sont des fraudeurs. Aujourd’hui, plus on est pauvre, plus on est contrôlé. Mais la fraude des pauvres est une pauvre fraude quand on la compare à la fraude fiscale.

Cette méfiance institutionnelle provoque le non-recours, la non-effectivité des droits. Aujourd’hui, 50 % des gens qui ont droit à l’aide de solidarité pour les personnes âgées (ASPA) ne la demandent pas. 34 % des personnes éligibles au RSA ne le demandent pas. Des études publiques montrent que 17 % des Français ne demandent pas leur droit à des aides sociales parce qu’ils craignent le contrôle et l’intrusion des services sociaux dans leur vie. Enfin, la quatrième grande famille repose sur le fonctionnement des institutions. C’est la question de la dématérialisation par exemple.

De plus en plus, il faut avoir recours à Internet et c’est hyper maltraitant pour des gens qui ne savent pas lire, pas écrire, qui ne maîtrisent pas le calcul. Même des gens qui savent utiliser un smartphone ne sont pas forcément à l’aise pour envoyer un courriel à la Caisse d’allocation familiale de leur région. Les institutions veulent augmenter la dématérialisation pour des questions d’efficacité et de gestion de budget, mais dans les faits, ça pénalise beaucoup de gens.

On parle souvent d’Emmanuel Macron comme le président des riches, est-ce que son mandat a accentué cette exclusion des plus précaires ?

Benoît Reboul-Salze : Les chiffres le confirment. Depuis une vingtaine d’années, on constate une vraie dégradation de la lutte contre la pauvreté et avec une réelle augmentation de l’exclusion sociale. Et c’est d’autant plus flagrant ces dernières années avec les réformes liées au logement qui ont entraîné des réductions de l’Aide personnalisée au logement (APL) ou encore un manque de logements sociaux.

Tous les politiques ont eu, à un moment ou à un autre, des petites phrases qui font mal et qui font que les gens se sentent encore plus stigmatisés

On peut parler aussi des domaines de la santé et de l’école. La dernière mesure sur les groupes de niveau est une catastrophe pour nous. Mais l’exclusion des plus précaires ne concerne pas uniquement le gouvernement Macron. Tous les politiques ont eu, à un moment ou à un autre, des petites phrases qui font mal et qui font que les gens se sentent encore plus stigmatisés.

ATD Quart Monde a justement réalisé un maltraitomètre, une sorte de baromètre avec différents niveaux allant de la bienveillance institutionnelle à la violence systémique. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ?

Benoît Reboul-Salze : On peut parler de bienveillance institutionnelle lorsque l’institution joue son rôle de garante de l’accès au droit. C’est le cas lorsqu’une personne précaire trouve du soutien auprès d’une assistante sociale, par exemple. L’idée, c’est de réussir à placer le curseur entre les différentes situations du quotidien. Dans le cadre d’une liste de logements prioritaires, soit le logement proposé correspond aux attentes du demandeur et dans ce cas l’institution sera considérée comme bienveillante. Soit, le logement présenté est insalubre et dans ce cas, il y a maltraitance.

La violence systémique, c’est quand on ne donne pas les moyens à France Travail de remplir ses missions

Au-delà de la maltraitance institutionnelle, on trouve la violence systémique qui dépend de la structure sociale et qui induit une forme de reproduction. La violence systémique, c’est quand on ne donne pas les moyens à France Travail de remplir ses missions. Cette faille se répercute à la fois sur les agents qui se retrouvent à devoir accompagner 400 personnes dans un chemin de retour à l’emploi au lieu de 40. Mais aussi sur les bénéficiaires qui voient les délais de traitement de leurs démarches s’allonger.

Le passage de la bientraitrance à la maltraitrance tient en une question : est-ce que les institutions ont les moyens de leur ambition ? Certaines d’entre elles trouvent le moyen de dépasser cette maltraitance. Il y a des missions locales qui se sont affranchies du justificatif de domicile par exemple. Il est demandé par toutes les institutions dans le cadre de démarches administratives, mais selon la loi, il reste facultatif. Ça peut paraître anodin, mais en réalité, cette adaptation permet d’accueillir les jeunes plus librement sans qu’on leur demande un million de papiers pour justifier de l’aide qu’on leur apporte.

Dans le maltraitomètre, il existe plein d’autres situations : quand il n’y a plus de services publics dans le quartier, quand on n’écrit ou qu’on ne parle pas bien le français, quand on est en difficulté et qu’on a besoin d’être accompagné dans une démarche. Le maltraitomètre est un outil intéressant pour se situer, prendre conscience de sa place, dialoguer et se poser des questions.

Quelles sont vos revendications au sein d’ATD Quart Monde pour lutter contre la maltraitance institutionnelle ?

Benoît Reboul-Salze : On a quatre grands axes. Le premier, c’est de respecter la Constitution. Il faut garantir des moyens convenables d’existence inconditionnels, insaisissables à tout le monde. Le terme “inconditionnel” n’est pas dans la constitution, mais c’est nous qui l’ajoutons parce qu’on souhaite que personne ne puisse se retrouver en dessous d’un certain seuil. Aujourd’hui, ce seuil, on estime qu’il est à 50 % du revenu médian, donc autour de 935 euros par mois pour une personne seule.

Le deuxième axe absolument essentiel, c’est de remettre de l’humain dans les services publics. Ça implique d’arrêter de dématérialiser à tout-va. On n’est pas contre la numérisation, mais il faut former des professionnels à accueillir les personnes très pauvres et ça passe par des moyens humains. Le troisième ensemble consiste à s’assurer de l’effectivité des droits. Une des raisons pour laquelle les droits ne sont pas effectifs, c’est souvent parce que les formulaires de démarches sont compliqués, d’autant plus pour les personnes qui ne sont pas à l’aise avec le vocabulaire administratif.

Si on n’arrive pas à respecter ce principe de confiance, on n’arrivera jamais à dépasser la maltraitance

Nous, on propose que les formulaires soient conçus avec les ayants droit pour plus de compréhension. Nos mesures existent pour tout le monde. Mais si on les bâtit avec ceux qui ont le plus de difficultés, on est sûrs que personne ne sera laissé sur le carreau. Enfin, le quatrième axe, c’est de faciliter les recours juridiques et administratifs. Aujourd’hui, si vous avez un trop perçu de la CAF, peu importe la raison, on va vous demander de rembourser. Il faut pouvoir faire un recours efficace, simple, immédiat, et pas un recours qui va prendre des mois.

Quand il y a des audiences devant la justice, il faut que les personnes concernées puissent avoir les documents suffisamment en avance pour les lire et les travailler. Des vies humaines sont en jeu. Les personnes en situation de pauvreté ont besoin d’être soutenues par des personnes qui s’engagent dans un accompagnement durable et bienveillant. Si on n’arrive pas à respecter ce principe de confiance, on n’arrivera jamais à dépasser la maltraitance.


 

     mise en ligne le 2 janvier 2025

« Si la banalisation de l’extrême droite
se résumait aux médias Bolloré,
ça se saurait »

par Emma Bougerol sur https://basta.media/

Pauline Perrenot est journaliste pour l’observatoire des médias Acrimed et autrice du livre Les Médias contre la gauche (Agone, 2023). Elle décrypte les mécanismes de l’extrême-droitisation des médias et rappelle le rôle essentiel des médias indés.

Basta! : Selon une information du Parisien du 19 décembre, l’émission « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), présenté par Cyril Hanouna sur C8, s’arrêterait en février. Ça y est, c’est bon, c’est la fin de la surreprésentation de l’extrême droite à la télé ?

Pauline Perrenot : Évidemment non, ça ne règle pas le problème. Compte tenu de la structuration du paysage médiatique et des phénomènes de concentration, Hanouna peut sortir par la fenêtre C8 mais re-rentrer sur le devant de la scène médiatique par la porte d’Europe 1 – où il officie d’ailleurs déjà – de CNews ou même du Journal du dimanche… Tous ces médias sont possédés par Bolloré.

D’autre part, si la question de la banalisation de l’extrême droite se résumait aux médias détenus par Vincent Bolloré, ça se saurait. Ils sont évidemment à l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire. Mais chez Acrimed, non seulement on inscrit ce processus dans une temporalité plus longue, mais on refuse également le mythe qui postule une étanchéité entre les médias de Bolloré et le reste du paysage médiatique. Les médias qui occupent une position dominante et légitime dans le champ journalistique sont aussi concernés par la question de la normalisation de l’extrême droite.

Quel constat dressez-vous à Acrimed sur la présence médiatique de l’extrême droite ?

Quand on parle d’extrême-droitisation, on parle d’une banalisation des idées d’extrême droite, de ses visions du monde, mais également de la crédibilisation des représentants des extrêmes droites au sens large – dans le champ politique et au-delà.

L’histoire n’a donc pas commencé avec la montée en puissance de Bolloré dans le paysage médiatique, dont la droitisation épouse une trajectoire parallèle à celle du champ politique : si l’on regarde par exemple les travaux d’Ugo Palheta sur le processus de fascisation en France, on comprend que l’on fait face à de nombreuses dynamiques (le tournant néolibéral des politiques publiques ; le durcissement autoritaire de l’État ; le renforcement du nationalisme et du racisme ; la montée du Front national ; l’affaiblissement politique du prolétariat) qui ont cours depuis les années 1970-1980.

S’agissant des grands médias, avec Acrimed, on essaye de mettre en lumière les mécanismes et les tendances lourdes qui, selon nous, ont contribué en miroir à normaliser l’extrême droite. Il y a, d’abord, la consolidation d’un pôle frontalement réactionnaire : l’extension de l’empire Bolloré, mais aussi la surreprésentation d’un grand nombre de commentateurs réactionnaires – « experts », intellectuels, journalistes, etc. – légitimés de longue date par des médias « acceptables ».

Ensuite, on a essayé de beaucoup documenter comment les médias ont participé à co-construire les cibles de la peur et de la haine : comment les obsessions de l’extrême droite (insécurité, immigration, autorité, islam) ont non seulement occupé une place de plus en plus centrale dans l’agenda médiatique, mais aussi comment les cadrages de ces thématiques ont progressivement épousé la grille de lecture qu’en donnent les partis de droite, en particulier dans l’audiovisuel et dans une large partie de la presse hebdomadaire.

Le troisième angle, c’est celui de la dépolitisation de la politique et, singulièrement, la dépolitisation et la peopolisation de l’extrême droite. Là, on s’intéresse beaucoup plus au journalisme politique en tant que tel, au triomphe du commentaire aux dépens du reportage ou de l’enquête : la focalisation sur le jeu politicien au détriment des enjeux de fond, l’emprise de la communication sur l’information politique, les mésusages des sondages, la façon dont les cadres du RN ont été surreprésentés et mis en scène comme la principale force d’ « opposition » aux partis de gouvernement, etc.

Enfin, on étudie la façon dont la mutilation du pluralisme au sens large profite à l’extrême droite. Sur les questions économiques, sociales, internationales, etc., on assiste à une disqualification systématique de la gauche, celle qui entend rompre avec les dogmes néolibéraux et le cours autoritaire et réactionnaire de la vie politique, comme des idées et des cadrages qu’elle défend.

Sur le plan socio-économique par exemple, l’accompagnement médiatique des politiques néolibérales (et donc la délégitimation de toute alternative progressiste) aura largement alimenté un sentiment de fatalisme vis-à-vis de l’ordre établi, lequel caractérise en partie le vote RN.

« On assiste à une disqualification systématique de la gauche »

Ces dynamiques ne sont pas uniformes selon les médias, elles sont entretenues plus ou moins consciemment par les professionnels, mais ce sont des tendances dominantes qui contribuent à normaliser l’extrême droite et ce, depuis plusieurs décennies.

Juste pour mettre les choses au clair avant de continuer : les médias sont-ils les seuls responsables de la dédiabolisation de l’extrême droite ?

Pauline Perrenot : Les travaux de sociologie et de science politique sur l’extrême droite permettent de comprendre les conditions matérielles, sociales, économiques, politiques, etc. qui ont contribué sur le long terme à la progression (notamment électorale) de l’extrême droite dans la société. On a toujours dit, pour notre part, que les médias dominants n’étaient pas les premiers responsables de cet enracinement.

Mais en tant que co-organisateurs du débat public, producteurs d’informations et de représentations du monde social, ils jouent un rôle effectif de légitimation. Il faut comprendre ce rôle en tant que tel : ni le surdéterminer, ni le sous-estimer. Quand on parle de banalisation, de crédibilisation, il faut entendre ces mots pour ce qu’ils sont et ne leur faire dire ni plus ni moins.

On voit de nombreux chroniqueurs et chroniqueuses issus de la presse d’extrême droite invités sur des chaînes de télé (par exemple, Juliette Briens, militante identitaire et qui travaille pour le magazine d’extrême droite L’Incorrect, invitée comme chroniqueuse sur BFM). Il y a donc une porosité, une continuité entre des médias d’extrême droite et des médias dits « traditionnels » ?

Pauline Perrenot : Il ne faut pas penser les médias Bolloré comme des médias « cloisonnés ». Il ne s’agit pas de mettre un signe égal entre toutes les lignes éditoriales, ça n’aurait pas de sens. Mais il faut en effet souligner un continuum dans la fabrique et le mode de traitement de l’information. La circulation médiatique des commentateurs réactionnaires – et, par conséquent, de leurs idées et discours – est un très bon exemple à cet égard. Parmi eux, l’un des cas les plus spectaculaires, c’est Zemmour.

Avant de basculer dans le jeu politique, il a été journaliste et éditorialiste. Il a construit sa carrière au Figaro mais il a aussi travaillé pour Marianne, RTL, i-Télé… C’est le salarié qui est resté le plus longtemps à l’antenne de « On n’est pas couché », l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. Tout au long des années 2010, Éric Zemmour a sorti des livres qui ont fait l’objet d’un battage médiatique quasi systématique.

De nombreux médias perçus comme « légitimes » et « respectables » ont donc vraiment contribué à construire son capital médiatique. Alors quand CNews lui a offert un fauteuil régulier en 2019 pour la fameuse émission « Face à l’info » – qui a été pensée comme une rampe de lancement pour sa carrière politique –, la chaîne a capitalisé sur une notoriété entretenue pendant près de 30 ans par les autres médias.

Si on ne prend pas en compte cette complaisance continue des chefferies médiatiques à l’égard de cet agitateur (parmi d’autres …), on ne peut pas comprendre ce qui a été appelé le « phénomène Zemmour » fin 2021 et début 2022. Il y a eu un emballement médiatique absolument délirant. À Acrimed, on est vraiment tombés de notre chaise à ce moment-là, en voyant la surface médiatique qu’il a occupée, la complaisance avec laquelle il a été reçu, la façon dont les intervieweurs et intervieweuses ont complètement renoncé à contrecarrer ces thèses.

Cette séquence a été tout à la fois un symptôme et un accélérateur de la normalisation médiatique de l’extrême droite et du racisme. Elle était un révélateur, également, de la manière dont fonctionne le théâtre médiatique : la low-costisation du débat, la prime au spectaculaire, le mimétisme, etc.

Quel est le rôle de la concentration des médias dans tout cela ?

Pauline Perrenot : Elle a plusieurs rôles. Comme les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information et de communication, évidemment, les industriels milliardaires ont les mains libres. Bolloré, ce n’est pas que CNews : c’est maintenant de la presse écrite, de la radio.

Mais c’est aussi une présence à d’autres niveaux de la chaîne de production et de diffusion de l’information et de la culture : il possède les points de vente Relay, des salles de spectacle, un institut de sondage (CSA, groupe Havas, une filiale de Vivendi) ainsi que des groupes d’édition. Ce double phénomène de concentration, à la fois horizontale et verticale, permet vraiment d’édifier un empire médiatique ici mis au service d’un combat politique clairement campé à l’extrême droite, dont Bolloré n’a d’ailleurs jamais fait mystère.

Au-delà du phénomène de concentration et du cas Bolloré, c’est bien le mode de propriété capitalistique des moyens d’information et la financiarisation des médias qui posent un problème majeur. De ce mode de propriété capitalistique découlent toutes les contraintes commerciales qui pèsent sur la production de l’information et formatent le débat public « low cost » tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il y a un nivellement par le bas terrible, un triomphe du commentaire et du bavardage, qui excède de loin les frontières des chaînes d’information en continu à proprement parler.

« Les pouvoirs publics ont renoncé à toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration des moyens d’information »

C’est un modèle qui, à bien des égards, favorise l’extrême droite.

Sur les plateaux notamment, les commentateurs réactionnaires nagent comme des poissons dans l’eau. C’est flagrant. Ils commentent les sondages biaisés, montent en épingle des faits divers, invectivent, idéologisent des ressentis, etc. Ils se nourrissent des idées reçues qui irriguent la pensée médiatique dominante depuis des décennies. La plupart du temps, ils n’ont pas besoin de remettre en cause les cadrages des journalistes et peuvent alterner les provocations et les contre-vérités sans être repris.

A contrario, c’est beaucoup plus compliqué pour des acteurs (politiques, associatifs, intellectuels, etc.) en capacité d’apporter une contradiction étayée aux thèses libérales, sécuritaires, racistes et xénophobes. Ils sont non seulement sous-représentés, mais les contraintes des dispositifs entravent, pour ne pas dire empêchent structurellement leur expression.

En Belgique, les médias de l’audiovisuel public wallon refusent de donner la parole en direct à l’extrême droite, pour ne pas la laisser diffuser ses idées sans cadre ou contradiction possible. Cela pourrait-il être une solution ?

Pauline Perrenot : Je pense que le problème est plus large, notamment parce que le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées « extrême droite »… Depuis les années 1970, les responsables politiques ont progressivement légitimé les slogans sécuritaires, y compris la gauche de gouvernement, mais aussi les mots d’ordre autoritaires, nationalistes et identitaires.

Ça s’est encore accéléré au cours des années 2010 et plus encore à partir de 2015. Les gouvernements d’Emmanuel Macron ont ensuite entravé méthodiquement les conquis sociaux des travailleurs, les libertés publiques, les droits des étrangers, emprunté au répertoire et au vocabulaire de l’extrême droite pour aujourd’hui construire des alliances objectives avec elle…

S’agissant des médias, encore une fois, beaucoup des thèses de l’extrême droite sont ventilées par des professionnels qu’on ne peut pas soupçonner de voter à l’extrême droite. Un exemple m’a toujours paru très symptomatique : en septembre 2021 sur France 2, la rédaction d’« Élysée 2022 », une émission politique très regardée (on parle de millions de téléspectateurs) avait organisé un « face à face » entre Valérie Pécresse et Gérald Darmanin.

À cette occasion, ce sont les deux présentateurs, et non leurs invités, qui ont introduit dans le « débat » la thèse raciste et complotiste du « grand remplacement » : Léa Salamé et Thomas Sotto, deux professionnels qui occupent une position professionnelle et symbolique très importante dans le champ journalistique, valorisés par une grande partie de leurs pairs.

« Le processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités étiquetées “extrême droite” »

Quand on parle d’imposition et de légitimation des préoccupations de l’extrême droite, là, on est en plein dedans.

La façon de cadrer l’information, de mettre à l’agenda certains sujets plutôt que d’autres, de systématiquement légitimer certains acteurs et d’en discréditer d’autres, tout cela constitue le « bruit médiatique ». Et il faut dire que celui-ci aura largement acclimaté les publics à des visions du monde réactionnaires.

Évidemment, on sait comment sont structurées les rédactions. On sait qu’il y a de très nombreux journalistes qui n’ont pas la main sur leurs sujets, qui travaillent dans des conditions désastreuses et qui sont soumis à l’autoritarisme de leur hiérarchie. Ils doivent faire mille métiers en un, et n’ont donc pas forcément la latitude et les marges de manœuvre nécessaires, ne serait-ce que pour réfléchir à comment ils souhaiteraient traiter un sujet.

Si la droitisation est transversale dans les médias dominants, elle est aussi un processus qui opère par le haut du champ journalistique, là où se concentre le pouvoir éditorial, parmi les directions sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes. Christophe Barbier résumait très bien leur état d’esprit : « Aujourd’hui la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen ». Il n’y a pas besoin d’en dire plus.

Dans ce contexte, quel est le rôle des médias indépendants ?

Pauline Perrenot : Le travail des médias indépendants est colossal. Basta!, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde diplomatique, Reporterre, Le Média, Blast, Le Bondy Blog… Beaucoup de médias indépendants font non seulement un travail d’enquête sur l’extrême droite en tant que telle, ses pratiques, ses politiques, son idéologie, mais ils incarnent aussi un véritable pluralisme.

C’est dans ces médias qu’on va donner une place plus importante aux reportages et à l’enquête sociale. Ils ont aussi des cadrages et des façons de problématiser « l’actualité » qu’on ne voit pas ailleurs – et ça, sur tout un tas de sujets. Enfin, dans ces médias, on entend des personnes rarement – pour ne pas dire jamais – sollicitées par les médias dominants, qu’on pense à des militants associatifs, antifascistes, des chercheurs, des chercheuses, des intellectuels...

Sans le travail d’information des médias indépendants, le pluralisme serait dans un état encore plus lamentable. Cela étant dit, ces médias ne « font pas l’agenda » et restent moins « légitimes », généralement moins suivis. C’est l’une des raisons pour lesquelles Acrimed appelle à ne jamais perdre de vue la transformation radicale des médias, laquelle ne pourra pas faire l’économie de mesures ambitieuses visant à libérer l’information de la marchandisation et de l’emprise des industriels milliardaires.


 

    mise en ligne le 1er janvier 2025

Mayotte : le jeu dangereux de Bayrou

par Roger Martelli sur www.regards.fr

Sur l’archipel, le premier ministre relance le débat sur le droit du sol. Inopérant pour soulager Mayotte et désastreux pour la République.

François Bayrou est enfin parvenu à Mayotte. Il en profite pour distiller deux affirmations lourdes de conséquences. « Quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable », a-t-il commencé par déclarer. Dans la foulée, il est revenu sur une proposition faite par lui en 2007 de supprimer le droit du sol à Mayotte et en Guyane.

Tout son temps devrait se concentrer sur l’urgence du moment, le drame des bidonvilles qu’il ne visite pas, le désarroi et le découragement des populations qui se sentent abandonnées par la République. Il pourrait se dire que, pour bâtir des solutions concrètes, le devoir de l’État est de rassurer et d’apaiser : il choisit au contraire d’attiser les braises.

En abordant brutalement la question des migrations, il exacerbe le conflit déjà lourd avec les Comores voisines. En mettant en cause d’emblée le droit du sol, il fait un nouveau geste du côté de la droite extrême. Ce droit universel en France est déjà bien écorné à Mayotte par la loi sur l’asile et l’immigration de 2018 – en enfant né à Mayotte de parent étrangers ne peut acquérir la nationalité française que s’il démontre que l’un de ses parents était légalement sur le territoire national depuis au moins trois mois lors de sa naissance. Cela ne suffit pas et le propos de François Bayrou résonne explicitement avec celui de Bruno Retailleau, qui déclarait, au lendemain même du cyclone tragique, qu’il faudra « légiférer pour qu’à Mayotte, comme partout sur le territoire national, la France reprenne le contrôle de son immigration ».

« Comme partout sur le territoire national »… Alors que les phénomènes migratoires vont s’amplifier dans les décennies à venir, alors que s’impose à l’échelle planétaire la nécessité d’un traitement concerté et humain, alors qu’il s’agit d’abord d’accueillir et d’insérer, c’est la clôture que le gouvernement met à l’ordre du jour. Que chacun reste chez soi et que l’on préserve un entre-soi garanti par la naissance et la filiation : connaissez-vous plus irresponsable qu’une telle politique ?

Le chef du gouvernement fait les yeux doux à un électorat mahorais séduit massivement par le Rassemblement national. Il fait un clin d’œil appuyé à une extrême droite parlementaire qui peut empêcher son inéluctable censure. Ce faisant, il enferme la solution mahoraise dans le cadre strict de l’île. Or, quelles que soient les tensions diplomatiques avec les Comores, il n’y a pas d’avenir pensable pour Mayotte en dehors de l’archipel comorien. S’il faut avancer, ce n’est pas dans une logique de clôture et de tensions régionales, mais au contraire de fluidité partagée et donc assumée.

François Bayrou joue un jeu inefficace et dangereux à Mayotte même. Au-delà, il légitime un peu plus la pression exercée par le Rassemblement national. Et il ouvre en grand la boîte de Pandore. Au prétexte des « caractéristiques et contraintes particulières » reconnues aux territoires ultramarins, il enfonce un clou supplémentaire dans la conception historique du droit du sol.


 

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