PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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mai 2023

   publié le 31 mai 2023

L’intersyndicale élargit
ses sujets d’union
pour durer au-delà des retraites

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr

Ce mardi matin, les huit syndicats qui composent l’intersyndicale ont appelé les salariés à se mettre en grève et manifester mardi 6 juin contre la réforme des retraites, ainsi que les députés à voter pour la proposition de loi transpartisane d’abrogation de la réforme le 8 juin. Mais l’intersyndicale appelle également à se mobiliser pour des avancées sociales, en mettant en avant de nouveaux sujets qui pourraient nourrir de nouvelles mobilisations.

 De l’exception à la norme ? C’est peut-être ce à quoi nous assistons aujourd’hui avec l’intersyndicale qui a ferraillé pendant des mois contre le gouvernement. Unis exclusivement sur la revendication minimale du refus de l’allongement à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite, les syndicats qui composent l’intersyndicale travaillent ensemble sur d’autres sujets, depuis quelques semaines. Et ouvre peut-être une nouvelle ère dans les relations entre organisations de salariés, loin des conflits et déchirements auxquels elles ont habitué les salariés.

Une façon pour les syndicats d’afficher encore leur refus de tourner la page des retraites, alors que des discussions ont repris avec le gouvernement, depuis que la Première ministre a lancé des concertations en mai. Mais surtout un moyen de peser davantage face au gouvernement et au patronat, dans l’espoir d’obtenir quelques avancées sociales significatives. Et ainsi montrer que le combat syndical peut obtenir des victoires, alors que sur le dossier des retraites, le gouvernement a réussi jusque-là à passer en force. Ainsi, l’intersyndicale réunie ce matin a accouché comme attendu d’un communiqué commun pour mobiliser le 6 juin prochain. Mais cette fois-ci de nombreux thèmes ne concernant pas les retraites y sont aussi abordés.

Salaires, égalité femmes-hommes, nouveaux droits

 Premier des thèmes mis en avant, « l’augmentation des salaires, des retraites et pensions, des minimas sociaux et des bourses d’études », vue par l’intersyndicale comme une priorité, dans le privé comme dans le public, en ses temps d’inflation. Mais aussi « l’égalité salariale Femme-Homme » qui « doit être une réalité concrète sans délai ». Sur ce sujet, les syndicats avancent ce qui ressemble à l’ébauche d’un cadre commun revendicatif : « revoir en profondeur l’index égalité salariale », « revaloriser les métiers féminisés », « proscrire les temps partiels subis » et mettre en œuvre les « dispositions de la convention 190 de l’OIT contre toutes les violences et le harcèlement au travail, y compris les violences sexistes et sexuelles ».

Autre dossier qui a fait l’unanimité, l’opposition « à toute atteinte au principe de solidarité nationale avec la réforme du RSA ainsi qu’à la dégressivité des allocations chômage qui conduisent à stigmatiser les précaires ou privé.e.s d’emplois ». Un sujet sur lequel les syndicats avaient déjà eu des positions communes au moment des réformes de l’assurance chômage en 2019 et 2022. Enfin, les huit syndicats se sont mis d’accord pour demander des droits supplémentaires visant à « améliorer et renforcer les moyens pour les représentants du personnel », comme par exemple de nouvelles prérogatives en matières environnementales pour ces derniers. Toujours dans les entreprises, l’intersyndicale estime que « pour protéger la santé des salarié.es, les commissions de santé sécurité et conditions de travail doivent être obligatoires dans les entreprises de 50 salariés et plus, avec des droits et des moyens renforcés ».

Si ces points d’accords restent modestes, il se dégage tout de même la volonté de se doter d’un socle minimal commun sur plusieurs sujets, à l’instar de ce que les syndicats ont pratiqué pendant le conflit sur les retraites. Avec ce socle, les syndicats veulent gagner en force, sans empêcher pour autant chaque organisation de mettre en avant ses particularités. Comme dans le mouvements contre la réforme où certaines organisations revendiquaient la retraite à 60 ans et d’autres non sans que l’unité contre la réforme se brise. Reste à savoir si cette volonté ne se fracassera pas sur les stratégies différentes qui animent les syndicats, notamment lorsque des signatures d’accord seront en balance, ou sur des réalités d’entreprises où parfois les conflits sont rugueux entre organisations.

  publié le 31 mai 2023

Fraude sociale : Bercy
faible avec les forts
et fort avec les faibles

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Gabriel Attal a annoncé un plan pour lutter contre la fraude sociale. Celui-ci reprend de vieilles lubies de la droite sur la fraude des allocataires. En revanche, il est beaucoup moins ambitieux quand il s’agit de lutter contre la fraude des entreprises et des professionnels de santé.

Le ministre délégué chargé des comptes publics, Gabriel Attal, a présenté dans une interview au Parisien mardi 30 mai son nouveau plan de lutte contre la fraude aux cotisations et aux prestations sociales. Un plan sur lequel il y a beaucoup à redire.

En effet, outre la stigmatisation des allocataires ayant des origines maghrébines affichée par Bruno Le Maire sur BFMTV, et qui vise à se mettre la droite et l’extrême droite dans la poche, ce plan présente des objectifs chiffrés peu ambitieux en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales des entreprises.

Pour le comprendre, il faut bien avoir en tête le montant global de la fraude sociale en France. D’une part, il y a la fraude aux cotisations et aux contributions sociales (travail au noir, recours illégal au travail détaché, sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entrepreneurs, etc.), qui s’élève à environ 8 milliards d’euros, selon Bercy.

Les allocataires fraudent moins 

Et d’autre part, il y a la fraude aux prestations sociales, qui s’élève entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an si l’on recoupe les chiffres de Bercy avec ceux donnés dans un rapport récent de la Cour des comptes. Ce dernier montant se décompose de la sorte : 2,8 milliards d’euros de fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite, et entre 3,8 et 4,5 milliards de fraude à l’assurance-maladie. Tout cela additionné, on tombe sur une fraude sociale totale d’environ 15 milliards d’euros par an en France.

Premier point intéressant : les trois quarts de cette fraude sont de la responsabilité des entreprises (la fraude aux cotisations) et des professionnels de santé. Ces derniers sont en effet à l’initiative, selon diverses estimations, de 70 % à 80 % de la fraude aux seules prestations d’assurance-maladie « par surfacturation ou par facturation d’actes fictifs », a concédé Gabriel Attal dans son interview au Parisien.

Autrement dit, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, pourtant régulièrement stigmatisés sur les plateaux télé et par les partis politiques de droite, ne sont responsables que d’environ un quart de la fraude sociale en France, soit 4 milliards d’euros par an.

Double discours sur l’ubérisation

Durant le précédent quinquennat, l’administration aurait redressé ou évité pour 1,4 milliard d’euros de fraude sociale par an en moyenne, selon Gabriel Attal. Pour ce second quinquennat, le ministre veut aller plus loin. Concernant la lutte contre la fraude aux cotisations, il a annoncé que « le nombre d’actions de contrôle conduites auprès des entreprises doublera d’ici 2027 », grâce notamment au renforcement de « de 60 % les effectifs de l’Urssaf, soit 240 équivalents temps plein ».

Seront ciblés la fraude aux travailleurs détachés, le développement « de sociétés éphémères qui organisent leur insolvabilité pour échapper au recouvrement social et fiscal », et enfin la sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entreprises.

« Je ne veux pas d’ubérisation des droits sociaux ! », a lancé Gabriel Attal au Parisien. Une soudaine prise de conscience des dégâts causés par l’ubérisation qui prête à sourire. En effet, depuis six ans, ce gouvernement ne fait que se gargariser d’avoir flexibilisé le marché du travail et réduit le niveau de cotisations sociales payées par les entreprises.

Le scandale des « Uber Files » révélé à l’été dernier par Le Monde a en outre bien mis en avant le rôle proactif d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber dans l’Hexagone. Et c’est toujours le chef de l’État qui bloque au niveau européen au sujet de la reconnaissance de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. 

« La France propose une dérogation à la présomption de salariat assez large qui poserait un problème majeur car elle viderait d’une certaine manière la proposition européenne de son sens », alertait ainsi le commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmit, lors de son audition le 11 mai par la commission « Uber Files » à l’Assemblée nationale. En annonçant qu’il comptait lutter contre « l’ubérisation des droits sociaux », Gabriel Attal est donc dans un double discours contradictoire.

Aussi, il faut dire que les objectifs chiffrés de son plan en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales restent modestes. Pour ce qui concerne les redressements de cotisations et contributions sociales, son objectif est de passer de 700 millions d’euros par an en moyenne durant le premier quinquennat, à environ 1 milliard d’euros par an durant le second quinquennat. Rapporté aux 8 milliards de fraude annuelle aux cotisations, c’est peu. Qu’ils se rassurent : les chefs d’entreprise experts en fraude sociale pourront toujours dormir sur leurs deux oreilles.

Sur la fraude aux allocations, des gages à la droite 

Autre point important où le gouvernement pourrait aller plus loin : la fraude aux prestations d’assurance-maladie. Pour la réduire, Gabriel Attal a expliqué qu’il allait rehausser les pénalités pour les professionnels de santé qui surfacturent leurs actes. Mais aussi que l’administration proposera aux personnes soignées dans les centres dentaires ou ophtalmologiques d’échanger par SMS sur la liste des soins facturés à l’assurance-maladie, afin d’identifier les incohérences.

In fine, ce sont 200 millions d’euros supplémentaires par an que le gouvernement prévoit de détecter, soit 500 millions d’euros en tout. Sur entre 3,8 et 4,5 milliards d’euros de fraude aux prestations maladies, c’est, là encore, peu. Il ne faudrait pas trop brusquer le lobby des médecins… 

À l’inverse, concernant la fraude des bénéficiaires des caisses d’allocations familiales (CAF) et de retraite, le ministre des comptes publics compte davantage serrer la vis. Il propose des mesures qui répondent à de vieilles revendications de la droite en promettant la fusion des cartes d’identité et des cartes Vitale – un dispositif qui a de fortes chances d’être rejeté par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) – ainsi que l’obligation de séjourner neuf mois par an en France (et non six) pour toucher les allocations sociales.

Côté chiffres, on remarque aussi que les objectifs d’économies fixés par Gabriel Attal sur la lutte contre la fraude des allocataires sont plus importants, en proportion, que pour la fraude aux cotisations et aux prestations maladies. En effet, sur les 3 milliards de fraude aux caisses d’allocations familiales et de retraite chaque année, le gouvernement compte dénicher en moyenne 300 millions d’euros de plus chaque année que lors du précédent quinquennat, selon nos calculs. 

Changement de discours 

Il est aussi intéressant de noter que dans le discours de l’exécutif, la mise en avant des économies que devraient générer les contrôles accrus (et donc les sanctions plus fortes) a pris la place d’une promesse de campagne : le versement automatique des aides sociales, annoncé dans une conférence de presse en mars 2022 par le président-candidat. Promesse qui avait déjà été faite en filigrane durant tout le premier quinquennat, sans jamais aboutir.

Emmanuel Macron avait assuré que ce versement automatique concernerait « le RSA, les APL et la plupart des allocations de solidarité comme les allocations familiales ». Mais, pour l’heure, la mise en place concrète de ces annonces semble devoir se limiter à la création de déclarations préremplies, charge toujours aux allocataires potentiels de penser à les utiliser pour réclamer les aides qui leur sont dues.

La discrète mise de côté de ce sujet n’est pas anodine : le « non-recours » aux aides sociales, qualifié par la Drees, l’institut statistique du ministère de la santé et des solidarités, de « phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat », permet pour l’heure à l’État d’économiser 3 milliards d’euros par an ! Mais c’est donc le contrôle plus dur des allocataires qui est désormais mis en avant.

Et la fraude fiscale ? 

Du reste, pour Gabriel Attal, « l’ambition » du gouvernement « ne se limite pas aux chiffres : en luttant contre la fraude, on reprend le contrôle de notre modèle social, de ce qu’on donne et à qui on le donne », a-t-il lancé au Parisien. Une justification qui, venant d’un gouvernement aussi proche de ses sous, reste difficile à croire. On ne saurait trop lui conseiller de se pencher davantage sur la lutte contre la fraude fiscale, qui permettrait de renflouer bien plus significativement les comptes de l’État.

D’après diverses estimations, la fraude fiscale s’établit en France entre 80 et 100 milliards d’euros par an. À chaque fraudeur fiscal détecté, c’est beaucoup plus d’argent qui pourrait rentrer dans les caisses de l’État que pour la fraude sociale. Sur France Info, le porte-parole d’Attac Vincent Drezet expliquait ainsi que « lorsqu’un fraudeur aux prestations sociales va au pénal, c’est environ 6 000 euros. Lorsqu’un fraudeur va au pénal pour fraude fiscale, c’est plus de 100 000 euros ».

Mais s’attaquer profondément à ce sujet de l’évasion fiscale n’est pas à l’ordre du jour de l’exécutif, celui qui a réduit nettement les impôts depuis 2018 et ne compte pas infléchir son discours vis-à-vis du grand capital. S’il a bien présenté au début du mois une batterie de mesures, elles s’avèrent largement insuffisantes, ne s’attaquant pas aux gros patrimoines, ni aux grandes entreprises de façon systémique.


 


 

« Les bénéficiaires de la solidarité sont toujours suspects de fausses déclarations »

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

Le gouvernement vient de déclarer la guerre à la fraude aux prestations sociales, à travers un plan qui prévoit entre autres un contrôle renforcé des bénéficiaires, intensifiant davantage les préjugés à l’égard des plus pauvres. Le sociologue et politiste Vincent Dubois, spécialiste de la protection sociale, considère que l’État, au lieu de lutter contre la fraude fiscale, va exercer une contrainte encore plus forte sur les plus fragiles.

Depuis plusieurs semaines, le gouvernement balise le terrain et promet de lutter sans faiblir contre la fraude aux prestations sociales, dont le montant est estimé entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an selon Bercy et un rapport récent de la Cour des comptes. Mais dans le détail, 2,8 milliards d’euros correspondent à la fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite et le reste, 4,5 milliards, de fraude à l’assurance-maladie.

Mais les trois quarts de cette fraude incombent aux entreprises et aux professionnel·les de santé. Alors même que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) sont les plus contrôlés et que 34 % de ses potentiels allocataires ne le perçoivent pas, par méconnaissance ou faute d’avoir engagé les démarches nécessaires.

Vincent Dubois est sociologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Il a étudié le contrôle des allocataires de prestations sociales dans un travail au long cours depuis le début des années 2000, puis en pointillé jusqu’à 2017. De cela, il a tiré un livre : Contrôler les assistés. Genèse et usage d’un mot d’ordre (éditions Raisons d’agir) paru en 2021.

Pour lui, le gouvernement établit une fausse égalité entre fraude sociale et fraude fiscale mais mobilise en réalité davantage de moyens coercitifs pour lutter contre la première. Les plus précaires subissent le plus de contrôles et les mesures annoncées en ce sens par Gabriel Attal dans une interview au Parisien vont accroître le mécanisme. Le versement des aides à la source, pour lutter contre le non-recours, va entraîner un nouvel effet pervers, pronostique le sociologue. Les outils conçus pour verser les prestations non réclamées vont aussi servir à exercer davantage de contrôles. Entretien.

Mediapart : Le ministre des comptes publics Gabriel Attal a déclaré qu’« il faut agir, car la fraude sociale comme la fraude fiscale est une forme d’impôt caché sur les Français qui travaillent ». Que penser de cette affirmation qui met sur le même plan « fraude sociale » et « fraude fiscale » ?

Vincent Dubois : C’est un équilibre de façade, car on n’est pas du tout dans les mêmes ordres de grandeur en termes de coût pour les finances publiques, puisque les évaluations, au demeurant complexes, montrent qu’il y a en gros un écart au moins de 1 à 40 entre le coût évalué de la fraude aux prestations sociales et le coût de la fraude fiscale. La fraude estimée aux prestations sociales est de l’ordre de 2,5 milliards d’euros par an, alors qu’on la chiffre à entre 80 et 100 milliards pour la fraude fiscale.

Or, en matière de discours politiques et d’investissements, qu’ils soient juridiques, bureaucratiques ou technologiques, la priorité va à la fraude aux prestations.

Depuis le milieu des années 1990, il y a toujours plus de lutte contre la fraude sociale et quasiment toujours moins de lutte contre la fraude fiscale, en dehors de quelques déclarations d’intentions lors de l’affaire Cahuzac ou les Panama Papers. Il faut toutefois mentionner la loi de fin 2018, qui a conduit à recruter davantage d’inspecteurs des impôts et à doter l’administration fiscale de pouvoirs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude fiscale.

Les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail.

Mais cela n’empêche pas, surtout depuis les années Sarkozy, qu’il y ait une surenchère dans des mesures à la fois stigmatisantes et coercitives à l’égard des populations les plus précaires, les pauvres, les chômeurs et souvent derrière les immigrés. 

Justement, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, selon les chiffres qui ont été donnés, sont seulement responsables d’un quart de la fraude sociale, ce qui correspond à 4 milliards d’euros par an. Pourquoi une telle focalisation sur cette « pauvre fraude » ?

Vincent Dubois : Oui, il y a quelque chose qui n’est pas spécifique à la France et qui est quasiment une sorte d’invariant anthropologique dans le rapport à l’argent public, qui conduit à une tolérance plus grande à l’égard des manquements à la règle lorsqu’il s’agit de s’acquitter de ses impôts que lorsqu’il s’agit de percevoir des aides de la collectivité.

Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’enfreindre des règles, mais il y a toujours plus de mansuétude à l’égard de ceux qui paient moins qu’ils ne devraient, par rapport à ceux qui touchent davantage que ce à quoi ils ont droit. Cette opposition est ancienne, mais est exacerbée dans un contexte néolibéral où l’on délégitime l’impôt censé brider l’esprit d’entreprise et qu’on stigmatise les aides sociales parce qu’elles sont censées dissuader de travailler.

Vous avez consacré tout un livre à la question et vous avez montré que les contrôles sont déjà très poussés et très intrusifs pour les allocataires du RSA. Gabriel Attal a dit qu’il voulait cibler plusieurs secteurs et durcir les conditions de perception des prestations sociales. Est-ce qu’il y a besoin de contrôles renforcés et, surtout, cela ne va-t-il pas contribuer à fragiliser les plus en difficulté ?

Vincent Dubois : En effet, le revenu de solidarité active est de très loin le plus contrôlé par les CAF, et ce par les formes les plus intrusives du contrôle que sont les enquêtes à domicile. À ce sur-contrôle s’ajoute le contrôle réalisé par les conseils départementaux, qui financent le RSA. Donc, les bénéficiaires du RSA sont doublement sur-contrôlés au nom de la lutte contre la fraude. S’y ajoute encore une troisième couche, qui va se développer avec la nouvelle réforme et l’exigence de contrepartie sous forme de travail.

Tout cela est largement lié à des raisons très politiques. Il y a toujours une suspicion a priori à l’égard de ceux que, dans le vocabulaire classique de l’histoire de la protection sociale, l’on appelle les « pauvres valides ». C’est-à-dire qu’il y a toujours l’idée que des gens qui pourraient travailler, qui pourraient subvenir à leurs besoins, mais qui ne s’assument pas eux-mêmes et qui bénéficient de la solidarité collective sont toujours plus ou moins suspects d’être fainéants, de travailler à côté de façon non déclarée et puis de bénéficier de ces allocations, de faire des fausses déclarations pour percevoir davantage d’allocations, etc. Là encore, ce sont des choses très anciennes qui ont été réactivées dans l’alliance contemporaine du néopaternalisme et du néolibéralisme.

Tout particulièrement à partir de la période Sarkozy, les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail. Ce grand slogan de l’ère Sarkozy est aujourd’hui largement repris par Emmanuel Macron et ses ministres.

Surtout que les chiffres racontent une autre réalité. La CAF, en 2021, avait dit avoir réalisé 4 millions de contrôles sur 13,6 millions d’allocataires. Et seulement 1 % de cas de fraude avaient été détectés. On voit bien que la fraude reste quand même marginale...

Vincent Dubois : Dans le cas de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, on considère qu’il ne faut pas s’arrêter tant qu’on n’arrive pas à une fraude zéro, ce qui est totalement illusoire. C’est un moteur de cette surenchère permanente, dans toujours plus de contrôles, toujours plus intrusifs. Comme le disent un certain nombre d’analystes critiques du benchmarking ou de techniques néomanagériales, c’est une course sans ligne d’arrivée.

On va toujours plus loin avec la volonté annoncée il y a quelques semaines d’utiliser les numéros de vol des passagers pour assurer une traçabilité des voyages des bénéficiaires d’aide sociale, visant là aussi explicitement les résidents étrangers ou ayant des origines étrangères et retournant dans leur pays de temps en temps. En matière de retraite, on n’imaginerait pas empêcher les Français du régime général de s’installer où ils veulent, ils sont parfois même encouragés à aller ailleurs, comme au Portugal où ils sont défiscalisés pendant six mois. Il y a un privilège qui est de fait accordé à ceux qui sont déjà privilégiés, qui ont les moyens de s’expatrier, et, au contraire, une contrainte forte à l’égard de ceux qui n’en ont pas les moyens, et qui n’ont pas la bonne nationalité.

Par ailleurs, cette fraude aux prestations sociales est bien inférieure aux allocations non demandées. Par exemple, il y a 34 % de personnes normalement bénéficiaires du RSA qui ne le réclament pas. Pourquoi met-on moins d’allant pour lutter contre cela ?

Vincent Dubois : C’est là aussi quelque chose qui est assez constant. J’avais été frappé de voir dans mes premiers travaux sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales que les modèles algorithmiques qui étaient destinés à identifier des cas de fraude prenaient aussi dans leur filet, et en proportion non négligeable, des cas de non-recours. Alors de fait, ces modèles algorithmiques peuvent tout à fait être mobilisés de la même manière pour lutter contre le non-recours que pour lutter contre la fraude sociale ou les autres erreurs. Or, jusqu’à présent, ça n’a pas été véritablement le cas. Cela commence tout juste.

Il y a bien quelques petites inflexions mais de façon quand même souvent contradictoire. Par exemple, comme le montre Clara Deville dans un livre qui paraît ces jours-ci, la lutte contre le non-recours a utilisé de façon centrale, à partir des années 2010, l’instrument de la dématérialisation des procédures administratives.

Or il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’en lieu et place de favoriser l’accès au droit, la dématérialisation, dans de nombreux cas, le rend plus compliqué, tout particulièrement pour les populations précaires, ou étrangères, et au contraire de le limiter renforce dans ce cas le non-recours.

Quant au projet Macron de distribution automatique des aides, de prime abord, c’est la panacée puisqu’en disposant de toutes les informations on donne directement les aides sans que les personnes aient besoin de les demander. Dit comme ça, cela apparaît comme une solution un peu miraculeuse, sauf que cette automaticité se fait au prix d’une transparence totale et généralisée de l’ensemble des informations que les individus doivent produire.

Et c’est autant, finalement, de façon assez explicite, un moyen de renforcer le contrôle que de favoriser le paiement des droits aux personnes qui, effectivement, y sont éligibles. C’est une sorte de paradoxe. On lance quelque chose au nom de la lutte contre le non-recours qui, de fait, risque bien de constituer un moyen additionnel de contrôle.

  publié le 30 mai 2023

Palestine : un nouveau village incendié par les colons israéliens accompagnés par l’armée d’occupation

Communiqué de l’Association France-Palestine Solidarité sur https://www.france-palestine.org

Dans la journée une délégation diplomatique de l’Union européenne s’était rendue à Burqa, dont les habitants sont victimes du vol de leurs terres par l’État d’Israël depuis 1978. Il s’agissait pour elle de constater les violations permanentes et les nouvelles menaces qui pèsent sur le village.

Les colons du mouvement fasciste « La jeunesse des collines » ont répondu immédiatement à cette visite en attaquant le village.

Le mouvement israélien de défense des droits humains Yesh Din rapporte que « des dizaines de colons accompagnés par l’armée, ont envahi le village incendiant plusieurs maisons. Des Palestiniens ont signalé avoir été blessés par des tirs à balles réelles. »

Tout comme dans le village de Huwara il y a 3 mois, les colons ont brûlé des maisons, attaqué les biens et les personnes et tiré sur les Palestiniens. Comme à Huwara, l’armée omniprésente en territoire palestinien occupé non seulement n’est pas intervenue pour les arrêter mais les a accompagnés dans leur œuvre de destruction.

Suite au pogrom de Huwara, le ministre Smotrich avait déclaré qu’il fallait rayer le village de la carte. Il avait participé quelques jours après à une manifestation en direction de la colonie d’Eyviatar sur les terres du village de Beita - village martyr lui aussi, à proximité de Huwara. Des milliers de colons, plusieurs ministres et des députés revendiquaient l’occupation et la colonisation des terres de Beita.

Ce même ministre paradait jeudi 18 mai lors de la dite « marche des drapeaux » qui commémore l’occupation de Jérusalem en 1967 et son annexion au mépris du droit international. Au cours de cette marche, des dizaines de milliers de colons ont défilé dans la vielle ville de Jérusalem, des heures durant hurlant des slogans racistes et attaquant les Palestiniens. Parmi les slogans hurlés ad nauseam, « mort aux arabes et que leurs villages brûlent ». Comment ne pas faire le lien avec ce qui s’est passé hier soir à Burqa ?

Smotrich, toujours lui a annoncé il y a quelques jours son intention de doubler le nombre de colons en territoire palestinien occupé.

Pour bien montrer sa détermination à poursuivre sans relâche et à marche forcée la colonisation de la Palestine, Israël ne s’est pas arrêté en si bon chemin, faisant fi des visites de diplomates et des condamnations sans suite : dès le lendemain, d’importants travaux de terrassement ont commencé autour de Burqa pour permettre un accès à la colonie d’Homesh, saccageant et confisquant toujours plus de terres privées palestiniennes.

Les nouvelles scènes d’horreur à Burqa ont eu lieu peu après la commémoration par les Palestiniens des 75 ans de la Nakba, la catastrophe qui entre 1947 et 1949 a vu 800 000 d’entre eux chassés et dépossédés de leurs terres en faisant des réfugiés. Elles confirment bien que la Nakba n’a jamais cessé, que le processus de dépossession et de nettoyage ethnique est toujours en cours. Chaque jour, la preuve en est faite sur le terrain en Palestine.

Ce qui s’est passé hier à Burqa n’est pas une erreur de parcours d’un État supposé démocratique, ce n’est qu’un des aspects d’un régime de domination et d’oppression systématique du peuple palestinien dont le but est le même depuis 1947, prendre la terre des Palestiniens, les en chasser et les remplacer. Ce régime a un nom, c’est un crime contre l’humanité, c’est le crime d’apartheid.

Combien de temps va-t-il encore falloir, combien d’exactions, combien de massacres, combien de crimes de guerres, de crimes contre l’humanité, combien de visites diplomatiques de terrain pour que la « communauté internationale » cesse de laisser faire Israël en regardant ailleurs.

Assez de condamnations sans effets et sans lendemain !
L’urgence absolue est aujourd’hui la protection des Palestiniens : nous en appelons solennellement à notre gouvernement et à l’Union européenne, il faut arrêter la main des criminels ! Il faut en finir avec l’impunité d’Israël, de ses colons, de ses soldats, de ses dirigeants. Pour cela il faut des actes et cela passe par des sanctions immédiates.

Mais il faut aussi qu’un nom soit mis sur ce que fait Israël entre la mer Méditerranée et le Jourdain : Israël y commet le crime d’apartheid. Il est temps de le reconnaître !

Le Bureau National
Le 25 mai 2023

   publié le 30 mai 2023

L’évasion fiscale prospère
dans la jungle des filiales

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Pour échapper à l’impôt, les grandes entreprises développent des réseaux de filiales de plus en plus étendus et de plus en plus élaborés. Une nouvelle étude du Cepii vient confirmer les pratiques développées pour l’évitement fiscal.

Chaque année, l’évasion fiscale des multinationales fait perdre autour de 300 milliards d’euros au budget des États. Au niveau mondial, en 2016, 36 % des profits à l’étranger des grands groupes étaient déplacés dans des paradis fiscaux. Et en France, c’est un bon quart de l’impôt sur les sociétés qui n’est pas perçu à cause de ce fléau. Dans une note publiée dans la lettre du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) de février dernier, Manon François et Vincent Vicard mettent en exergue ce qui pourrait sembler une évidence : plus un montage est complexe, plus l’évasion fiscale est possible. Le tout recèle plusieurs informations et preuves précieuses.

Ainsi, les multinationales ne sont pas égales face aux schémas fiscaux. Selon les calculs des auteurs, 66 539 multinationales déclaraient au moins une filiale dans l’Union européenne en 2018. Mais seules 3 % d’entre elles ont plus de 100 sociétés filles, ce qui représente 47 % du total des filiales et surtout près des deux tiers de la valeur ajoutée, de l’emploi et des actifs financiers.

Mais le nombre de filiales n’est pas un signe d’évasion fiscale suffisant : rentre en jeu la complexité de la structure de détention de celles-ci. Ainsi certaines multinationales fonctionnent de manière assez horizontale, ou plate : une maison mère possède un ensemble de sociétés filles, implantées dans les pays où elle réalise de l’activité. Mais beaucoup d’autres enchaînent les étages, en multipliant les structures intermédiaires. Pour évaluer la complexité des montages, les auteurs ont pris en compte la longueur des chaînes de détention (une société appartient à une autre, propriété d’une autre structure, etc.) et le nombre de filiales à chaque niveau de détention. « Le degré de complexité avec lequel les multinationales organisent leurs structures de détention est donc lié en partie seulement à leur taille, précisent Manon François et Vincent Vicard. Détenir un grand nombre de filiales n’implique pas nécessairement un fort degré de complexité et vice versa. »

Franchises cachottières

Cette complexité est nécessaire pour développer les montages fiscaux. Les multinationales utilisent trois instruments principaux pour transférer leurs bénéfices vers les filiales peu ou pas imposées. En premier lieu, il y a la manipulation des prix de transfert dans les échanges entre filiales : c’est, par exemple, le tarif que fait payer Starbucks Suisse à tous les cafés de la marque en Europe. En modulant ses prix selon les résultats locaux, la multinationale s’assure que les bénéfices seront proches de zéro. Autre outil : le transfert de dettes d’une filiale à une autre pour plomber des résultats, ou encore la localisation des actifs incorporels dans les paradis fiscaux et leur facturation aux autres filiales. Par exemple, McDonald’s Pays-Bas (un paradis fiscal qui taxe à 0 % les revenus liés à la propriété intellectuelle) facture aux restaurants des autres pays le droit d’utiliser la marque, le logo, le nom des produits, les publicités… Ce que permet aussi le système de franchises. Les chercheurs ont scruté les milliers de filiales de multinationales en Europe qui déclarent des bénéfices proches de zéro (définis comme un retour sur investissement compris entre - 0,5 % et 0,5 %). « Seules les multinationales dont la structure de détention des filiales est suffisamment complexe apparaissent transférer leurs profits vers leurs filiales peu taxées. Il faut souligner par ailleurs que c’est au niveau du groupe que les stratégies fiscales sont mises en place, puisque l’éloignement de la filiale elle-même dans le réseau ne semble pas affecter sa profitabilité », estiment les auteurs. C’est ainsi qu’à écouter leur direction, ni Apple, ni Amazon, ni McDonald’s, ni Starbucks, ni même Total ne réalisent de bénéfices en France. À se demander pourquoi ces groupes s’y implantent.

Le « double irlandais »

Quels que soient les pays où filent les bénéfices, le but est que ces derniers reviennent sous forme de dividendes vers le siège social et les actionnaires. Là encore, la structure de propriété peut permettre de minimiser l’impôt lors du rapatriement des fonds, en intercalant une nouvelle structure juridique entre les filiales productives et la maison mère. Celle-ci devant être astucieusement placée pour profiter au maximum des conventions fiscales. L’exemple classique reste la méthode dite du « double irlandais ». Avec deux filiales irlandaises, l’une, résidente fiscale aux Bermudes, et l’autre à Dublin, la multinationale peut déclarer ses revenus liés aux capitaux dans l’archipel caribéen, taxés à 0 %, et ne pas être imposée au retour de l’argent, au nom d’un accord permettant d’éviter la double imposition. C’est ainsi que l’essentiel des multinationales des nouvelles technologies ont leur siège européen en Irlande. Si, face à la pression internationale, le double irlandais a été égratigné, il existe un corpus de pas moins de 3 500 conventions fiscales bilatérales, en vigueur au niveau mondial, qui visent à prévenir la double imposition et à faciliter les activités transfrontalières, sources de possibilités d’évasion fiscale, et de profits pour les avocats fiscalistes…


 

Éric Bocquet. « La solution, c’est la justice fiscale »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le sénateur communiste propose un droit de regard des salariés sur les aides publiques touchées par les entreprises. Il pointe l’angle mort des paradis fiscaux, peu convaincu d’une réelle volonté gouvernementale de lutter contre la fraude.


 

Les aides publiques aux entreprises coûtent 190 milliards d’euros par an. Comment reprendre le contrôle de ces dépenses ?

Éric Bocquet : Il y a, en France, 450 niches fiscales. Certaines peuvent avoir leur utilité, d’autres sont beaucoup plus contestables. L’argent est distribué très largement sans contreparties, sans ciblage et sans contrôle. Souvent, c’est sans efficacité avérée en termes de croissance, d’amélioration des conditions de travail, de productivité ou de transition écologique. Le conditionnement, c’est la vraie question. Et l’une des solutions, c’est le droit de regard des salariés des entreprises concernées. L’administration fiscale aurait ensuite son mot à dire.

Comment accueillez-vous le plan de lutte contre la fraude fiscale annoncé le 9 mai par le gouvernement ?

Éric Bocquet : Gabriel Attal prétend vouloir s’attaquer aux ultrariches et aux multinationales. Mais, depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les mesures prises en leur faveur sont nombreuses. Quand on regarde dans le détail les annonces de Gabriel Attal (ministre des Comptes publics – NDLR), on est très loin du compte au regard de l’évasion fiscale qui est systémique. C’est une industrie, avec des complicités, des paradis fiscaux, des banques, des professions du chiffre, des avocats fiscalistes… Une loi n’y suffira pas. Il faut d’abord afficher une volonté politique forte, qui ne s’arrête pas aux discours et passe aux actes. Le ministre a retenu cette proposition que nous avions formulée avec Alain Bocquet dans notre livre, celle d’une COP fiscale. C’est une bonne chose si on n’en fait pas un gadget.

Gabriel Attal affiche sa volonté d’aller enquêter dans les paradis fiscaux, qu’en pensez-vous ?

Éric Bocquet : Il faudrait déjà se mettre d’accord sur une liste crédible des paradis fiscaux. À commencer par l’Union européenne. Certains de ses États membres, je pense au Luxembourg, ne sont pas considérés comme des paradis fiscaux. En février 2021, l’opération « OpenLux » révélait l’existence de 55 000 sociétés offshore détenant ensemble 6 500 milliards d’euros d’actifs. Parmi elles, des ressortissants français figuraient en tête de gondole, avec 17 000 sociétés offshore, soit le premier contingent. Il faut donc commencer par sortir de cette hypocrisie.

Le gouvernement invoque le niveau des impôts en France pour justifier de ne pas taxer davantage les plus riches. Que répondez-vous ?

Éric Bocquet : C’est le couplet habituel des libéraux. Il faut considérer les prélèvements obligatoires au regard de notre modèle social. Ces impôts servent à financer nos services publics, et les cotisations, la Sécurité sociale. Le vrai sujet, c’est la justice fiscale. Notre système n’est pas assez progressif. Pour rappel, nous avons 5 tranches d’impôt avec un taux maximal à 45 %. Dans les années 1980, nous avions 14 tranches, avec un taux maximal à 65 %. Ces quatre dernières décennies, ce taux a été réduit pour épargner les plus hauts patrimoines et les plus hauts revenus. On se prive ainsi de dizaines de milliards d’euros de recettes. L’État n’est pas dans un excès de dépenses sociales, mais dans un déficit de recettes qu’il a lui-même choisi d’organiser.


 


 

Fraude fiscale : derrière les annonces d’Attal, toujours des suppressions d’emplois aux finances publiques

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Ce mardi, le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a fait des annonces concernant le renforcement de la lutte contre la fraude fiscale. Mais l’administration fiscale a-t-elle les moyens de ces ambitions ? Les suppressions et transferts de postes de ces dernières années ont abîmé les capacités d’action.

 Le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a présenté un plan de lutte contre la fraude fiscale, ce mardi, et en amont au journal Le Monde lundi soir. Parmi les mesures esquissées : augmentation de 25 % des contrôles fiscaux « des plus gros patrimoines », renforcement des sanctions, ou encore le contrôle, tous les deux ans, des cent plus grandes capitalisations boursières.

Pour l’heure, ces mesures sont peu chiffrées ; et les contours, encore flous. Derrière la bonne intention affichée, sur le terrain, ces annonces questionnent. De quels moyens disposent les services de l’administration fiscale pour répondre à de tels objectifs ?

Depuis 2002, près de 50 000 emplois ont été supprimés à la DGFIP (direction générale des finances publiques) calcule la CGT, et un grand nombre de services de proximité ont été fermés ou délocalisés. « La baisse des effectifs dans l’administration fiscale s’est bel et bien traduite par un affaiblissement du contrôle fiscal tandis que le « contrôle social » se durcissait », analyse l’ONG Attac, à l’origine d’un rapport paru sur le sujet en mars 2022.

Quant aux services « dans la sphère de la fraude fiscale, depuis 2012, on a eu environ 3 000 emplois supprimés », précise Anne Guyot Welke, secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques, première force syndicale du secteur. Attac évoque « 3 000 à 4 000 emplois supprimés depuis la fin des années 2000 au sein des services de contrôle ».

Gabriel Attal promet la création de 1 500 postes pour réaliser ses objectifs. Même avec ces postes, « on reste donc en sous-effectif si l’on compare avec les suppressions de ces dernières années », remarque Anne Guyot Welke.

Des transferts masquant les suppressions d’emplois

Ces 1500 postes annoncés seraient tout de même bienvenus. Mais parle-t-on réellement de créations nettes d’emplois ? Ou de transferts entre services ? Bercy n’a pas encore tranché la question officiellement. Et les employés des finances publiques ont de bonnes raisons de se méfier.

Avec la suppression progressive de la taxe d’habitation et de la contribution sur l’audiovisuel public, le ministère a estimé que le gain de productivité correspondait à 2 000 emplois qui pourraient être supprimés à terme. En parallèle, un redéploiement de postes est annoncé, en particulier du côté des services informatiques, à raison de « 276 emplois créés », indique Anne Guyot Welke.

Pour 2023, le ministère a communiqué sur des suppressions limitées à 850 postes à la DGFIP. Mais des transferts dissimulent l’ampleur réelle des suppressions de postes. « Avec entre autres un recentrage sur les services à compétence nationale et les directions nationales et spécialisées, c’est en fait 1352 suppressions d’emplois qui frappent toutes les directions départementales et régionales ! » Les décideurs, « comme à chaque annonce (…) visent à minimiser les suppressions avec le solde positif des transferts d’emplois », décrypte la CGT Finances Publiques dans un communiqué paru en janvier.

« Pour nous, aucun service ne peut être prélevé », soutient Anne Guyot Welke. « On est plus qu’à ras de l’eau : tous les services sont en difficulté. Il faut de la création de postes réelle. Il faut en finir avec les suppressions d’emplois qui dure depuis trop longtemps ».

Les bilans manquants de la lutte contre la fraude fiscale

Gabriel Attal a également annoncé la création d’un nouveau service de renseignement à Bercy pour lutter contre la fraude fiscale internationale. Celui-ci serait composé d’une centaine « d’agents d’élite » d’ici la fin du quinquennat. Pourquoi pas, mais « on a déjà des services qui existent sur le plan du renseignement », commente Anne Guyot Welke. Il existe par exemple la DNEF, la direction nationale des enquêtes fiscales.

En quoi les compétences de ce nouveau service seront-elles complémentaires ? Quels profils seront recrutés ? Les syndicats restent en attente de ces précisions. « Créer des services pour créer des services, ce n’est pas utile… À un moment, il faut tirer le bilan des nouveaux services existants : peut-être vaudrait-il mieux les renforcer, étendre leurs prérogatives », pointe la secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques.

De fait, on manque de données sur l’efficacité des services et outils actuellement dédiés à la lutte contre la fraude fiscale. Au mois d’avril, le rapport d’une mission d’information sénatoriale sur la fraude et l’évasion fiscales le pointait. « Si d’indéniables progrès ont été accomplis, ces résultats encourageants ne permettent toutefois pas de conclure à la pleine effectivité de notre arsenal normatif en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, d’autant plus en l’absence d’évaluation de l’ampleur de ces phénomènes », concluait le rapporteur Jean-François Husson (LR). « Une question reste sans réponse : l’administration fiscale parvient-elle à récupérer 10 %, 20 % ou 50 % des montants fraudés ? »

« On a appris les dernières informations en même temps que la presse »

 Enfin, le ministre délégué chargé des comptes publics a proposé un panel de sanctions pour les plus gros fraudeurs. Il est question de la « création d’une sanction d’indignité fiscale, qui priverait temporairement les personnes (…) du droit de percevoir des réductions d’impôt et crédits d’impôt », détaille la communication de Bercy. Ou encore, d’une « peine complémentaire de travaux d’intérêt général ».

« On tombe un peu de notre chaise. Comment vont-ils mettre cela en place ? », s’interroge Anne Guyot Welke. Déjà en 2018, le plan anti-fraude mené par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des comptes publics, devait emmener davantage de dossiers au pénal. « Il faudrait déjà faire le bilan de son efficacité », juge à nouveau la responsable syndicale. « Savoir quel est le niveau actuel de sanction pénale des fraudeurs… Et aussi, quels sont les moyens de la justice. Car on le constate : nous, on envoie les dossiers au pénal, mais derrière, la justice n’arrive pas à suivre ». 

Selon le rapport de la mission d’information sénatoriale paru en avril, « la principale conséquence [du plan de 2018, ndlr] a été un afflux de dossiers pour les parquets, avec une augmentation de près de 75 % des dossiers transmis par l’administration fiscale ». Le rapport propose plusieurs pistes d’amélioration pour la prise en charge de ces dossiers.

D’ici là, un comité social ministériel, avec les syndicats, est prévu ce jeudi. « On a appris les dernières informations en même temps que la presse… Nous verrons si, jeudi, nous aurons plus de précisions de la part du ministère », conclut Anne Guyot Welke. « Nous espérons un véritable débat ».

 

  publié le 29 mai 2023

Retraites.
« Le gouvernement finira par admettre qu’il s’est trompé »

Par asmine Djennane sur www.humanite.fr

Le collectifs contre la réforme des retraites de Bagnolet, les Lilas, Romainville et le Pré-Saint-Gervais, organise un pique-nique revendicatif pour mobiliser en vue du 6 juin, prochaine journée nationale de manifestations et de grèves à l’appel de l’intersyndicale. Michel Venon, de la CGT, nous explique pourquoi.

Le compte à rebours est lancé pour la manifestation du 6 juin. Les collectifs contre la réforme des retraites des quatre villes de Bagnolet, les Lilas, Romainville et le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) organisent un pique-nique revendicatif et festif afin de mobiliser les habitants et préparer la journée intersyndicale de manifestation et de grève du 6 juin. Prises de parole, concerts, jeux pour enfants. Le rendez-vous est donné le dimanche 28 mai à midi au Parc Lucie Aubrac aux Lilas.

Michel Venon, secrétaire général de l’union locale CGT Bagnolet les Lilas et responsable du collectif contre la réforme des retraites, explique l’initiative et fait un point sur le mouvement social local.

Un mois après la dernière grande journée de mobilisation contre la réforme des retraites, ce pique-nique vise-t-il à relancer la lutte?

Michel Venon : Le mouvement social n’est pas terminé. Nous avons décidé de cette initiative afin de ne pas rester muet ni invisible durant ces quelques semaines entre le 1er Mai qui a connu une popularité sans précédent et le 6 juin. Nous sommes depuis le premier jour, comme la grande majorité des Français, opposés à une réforme que le gouvernement a décidé seul, plein de préjugés à l’égard des travailleurs, des chômeurs, des jeunes et des femmes. Allonger l’âge de départ à la retraite à 64 ans sans tenir compte des pénibilités par exemple, augmenter le nombre des annuités à 43, alors que l’ensemble de nos voisins européens sont dans une moyenne de 39 annuités est une infamie. Tout en continuant d’exonérer toujours plus les patrons de cotisations sociales. Ce pique-nique a pour objectif de réunir le plus grand nombre de personnes pour montrer que nous ne sommes pas seuls, et de maintenir la pression en vue du 8 juin prochain, date du vote de projet de loi d’abrogation déposée par le groupe LIOT.

Espérez-vous toujours que le gouvernement retire sa réforme?

Michel Venon : Je ne sais pas si le gouvernement finira par reculer. Mais il finira par admettre qu’il s’est trompé en passant en force une loi aussi impopulaire, injuste et brutale. Sa réforme des retraites, celle sur l’assurance chômage, du RSA comme celle des lycées professionnels ne servent qu’un objectif: abaisser le « coût du travail ». Les organisations syndicales n’ont cessé de faire des propositions de financements sur les retraites. Là encore, Macron n’a pas hésité à mentir aux Français en disant que rien ne lui était parvenu. Notre Union Locale CGT et notre collectif sont déterminés à gagner cette bataille et faire reculer le gouvernement.

Attendez-vous une forte mobilisation le 6 juin ?

Michel Venon : Il est toujours difficile de présager du nombre de personnes présentes lors d’une manifestation. Nous faisons le nécessaire pour qu’au minimum elle soit du même niveau que les précédentes. Comptabiliser les gens sur un parcours est certes un indicateur. Mais personne ne communique sur le nombre de salariés en grève dans les entreprises.

   publié le 29 mai 2023

Derrière la crise du logement,
le poison d’une spéculation foncière hors de contrôle

Lucie Delaporte sur www.mediapart.fr

Le prix des terrains s’est envolé ces dernières années contribuant à aggraver le manque de logements accessibles. De nouveaux acteurs s’intéressent au foncier vu de plus en plus comme un juteux placement spéculatif.

ÀÀ première vue, c’est un terrain sans grand intérêt. Une parcelle non bâtie près d’une autoroute en Seine-Saint-Denis qui n’intéresse a priori personne. À la surprise des élus locaux, elle a pourtant aiguisé les appétits de la Banque Suisse et de la banque nationale du Qatar qui y voient un placement de long terme dans une zone qui ne va pas cesser de prendre de la valeur.

Derrière la crise du logement, la course au foncier, vu comme un produit spéculatif, est un phénomène sur lequel butent tous les aménageurs publics.

Banques, compagnies d’assurance, fonds de pension sont en effet de plus en plus nombreux à s’intéresser aux sols. « Des acteurs qui disposent de très importantes liquidités et ont besoin de les placer dans des valeurs sûres sur une moyenne-longue période », précise Édouard Dequeker, professeur à la chaire d’économie urbaine de l’ESSEC qui a travaillé sur la spéculation foncière, un sujet qu’il juge encore trop sous-estimé par les pouvoirs publics.

Les chiffres donnent pourtant le tournis.  En vingt ans, les prix des terrains à bâtir ont triplé, avec une nette accélération ces dernières années. Dopé par la crise du logement, et l’envolée des prix des habitations, le foncier constructible vaut désormais de l’or.  

Lors du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, un consensus s’est dégagé parmi les participants, une première, pour demander un encadrement du foncier sur le modèle de l’encadrement des loyers. « C’était quelque chose de complètement inimaginable il y a encore cinq ans », assure Catherine Sabbah, déléguée générale de l’l’institut des hautes études pour l’action dans le logement. Mais aujourd’hui, même les gros promoteurs immobiliers, qui se sont livrés à une course aux terrains sans merci ces dernières années, contribuant à faire monter les enchères, assurent qu’ils ne peuvent plus suivre.

Selon l’Observatoire du foncier d’Île-de-France, les dernières années battent record sur record. Dans le Val-de-Marne, le prix de vente médian du foncier a pris + 46 % par rapport à l’année précédente, qui était déjà un niveau historique. Au-delà de la région parisienne, et des grandes métropoles, où la spéculation foncière a atteint des sommets, c’est désormais tout le territoire qui est gagné par la course au foncier.

La perspective du zéro artificialisation nette (ZAN) introduit dans la loi Climat et résilience en 2021, qui fixe l’objectif de réduire de moitié d’ici à 2030 l’artificialisation des terres et d’arriver à zéro en 2050, a déjà commencé à aiguiser les appétits sur les terrains. Le foncier constructible étant amené à devenir une denrée de plus en plus rare, sa valeur ne va faire que monter. Si sa nécessité d’un point de vue écologique n’est en rien contestable, l’absence de mesure pour contrer la spéculation qu’il engendre ne peut qu’interroger.

Les sols, un produit très rentable 

Les sols, un produit financier comme un autre ? Au-delà de la question politique de fond, l’urgence pour les pouvoirs publics face à la crise majeure du logement qui se prépare est que l’investissement dans le foncier est même devenu un des placements les plus rentables.

L’Institut de l’épargne foncière et immobilière (IEIF), rappelle Édouard Dequeker , a ainsi établi qu’un placement financier sur cinq ans dans des foncières a un taux de rentabilité de 11,4 % bien supérieur à d’autres produits comme les actions (8,6 %), les bureaux en France (5,6 %), les SCPI (5,3 %), les obligations (4,4 %), les logements à Lyon (4,2 %) ou les logements à Paris (3,6 %).

Face à ce phénomène, les collectivités locales semblent parfois bien démunies. « Ce sujet est trop souvent réduit à des approches purement techniques, si bien que l’on en oublie l’aspect éminemment politique, avance Édouard Dequeker. Le foncier est un enjeu trop souvent traité en silo au sein des collectivités territoriales, alors que c’est la ressource première de l’aménagement et qu’elle mériterait de ce fait un traitement transversal aux autres politiques publiques. »

En annonçant des investissements à venir : une nouvelle ligne de transport, un collège, les collectivités lancent un compte à rebours sur l’acquisition de terrains qui peuvent prendre dix fois leur valeur. Le propriétaire d’une friche en bordure d’une future ligne de tramway n’a qu’à attendre que le prix de son bien monte, année après année, sans rien faire. Il est sûr de le revendre au prix fort, parfois à la ville qui cherche à construire des logements à proximité de la nouvelle zone d’activité qu’elle a elle-même développée. « On se retrouve dans cette situation absurde où la puissance publique paie au final deux fois ce terrain », souligne l’ancien député Daniel Goldberg, auteur d’un rapport en 2016 sur la « mobilisation du foncier privé en faveur du logement ».

Le manque de données disponibles sur le foncier n’aide pas les collectivités à adopter des stratégies de long terme, relève aussi Édouard Dequeker. « Pour produire de véritables outils d’aide à la décision publique, il serait nécessaire en la matière de mieux connaître les propriétaires des terrains et de comprendre leurs stratégies, de mesurer précisément la vacance de différentes zones, leur mutabilité, voire leur potentiel de renaturation. » Pour lui, cette forme d’opacité sur le sujet « participe largement au retard et à l’impuissance des acteurs publics en matière d’intervention et de régulation ».

Des conséquences délétères sur le logement

Le rapport du député Jean-Luc Lagleize de 2019 sur la maîtrise du coût du foncier dans les opérations de construction pointait aussi l’ambiguïté de la puissance publique qui « alimente elle-même cette machine à inflation foncière en recourant systématiquement au mécanisme d’enchères publiques sur leurs biens fonciers et immobiliers afin de les attribuer au plus offrant ».

Les conséquences d’un foncier hors de prix sont délétères sur le logement.

Pour rentabiliser l’achat d’un foncier cher, les promoteurs - quand ils ne produisent pas des bureaux – construisent du logement très dense ou très cher, souvent en total décalage avec les besoins locaux.  

Première victime : le logement social. « La situation est évidemment beaucoup plus grave pour les bailleurs sociaux qui ont du mal à sortir des opérations », témoigne l’ancienne ministre du logement Marie-Noëlle Lienemann, aujourd’hui présidente de la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM. « Et c’est parfois la qualité de ce qui est produit qui en pâtit. »

Un des outils antispéculatifs mis en avant lors des débats du CNR logement est de dissocier le bâti et le foncier sur certains terrains en développant les baux réels et solidaires (BRS). Le mécanisme est simple : un organisme sans but lucratif et agréé par l’État achète des terrains et fait construire des logements. Seul le bâti est vendu – ce qui fait baisser de 30 % en moyenne le prix de vente. Les propriétaires, choisis sous condition de ressource, doivent en faire leur résidence principale et savent qu’à la revente leur plus-value sera limitée.

Créés par la loi Alur de 2016, les BRS rencontrent un certain succès mais sont encore très peu nombreux. Moins de mille ont déjà été commercialisés et un peu plus de dix mille sont aujourd’hui en construction.

Une proposition du CNR logement, et que Matignon devrait soutenir, est le rachat d’opérations immobilières bloquées pour les transformer en baux réels et solidaires. Le groupe de travail qui a planché sur « le pouvoir d’habiter » propose aussi un plan de rachat des passoires thermiques remises sur le marché, pour les rénover et les revendre en BRS .

Malgré le succès grandissant de cette formule, elle ne pourra pas, à elle seule, briser la bulle spéculative autour du foncier.

C’est pourquoi la question – longtemps taboue – d’un encadrement des prix du foncier fait aujourd’hui un quasi-consensus chez les acteurs du logement.

Dans un pays qui a sacralisé la propriété foncière depuis la Révolution française, envisager la moindre limitation du droit de propriété tient encore, pour beaucoup, de l’hérésie.

L’urgence sociale, écologique, implique pourtant plus que jamais de s’interroger sur le statut des sols qui ne peuvent être réduits à un bien comme un autre. Et encore moins comme un simple bien spéculatif.

Le gouvernement qui devait faire des annonces sur le logement ce mardi 9 mai, annonces une nouvelle fois reportées, ne pourra pas faire l’impasse sur ce sujet majeur.

  publié le 28 mai 2023

Les Républicains,
pompiers pyromanes

Par Roger Martelli sur www.regazrds.fr

L’historien Roger Martelli déconstruit le projet des LR sur la question migratoire. Et rappelle les arguments pour que la gauche ne lâche pas le combat.

« Le parti Les Républicains montre les muscles sur l’immigration », nous dit Le Monde. L’organisation affaiblie veut faire monter les enchères face à une macronie aux abois. Elle pense concurrencer le Rassemblement National en faisant un copier-coller de ses idées. Ce faisant, elle ment aux Français et fait le lit de Marine Le Pen.

Les Républicains envisagent de déposer deux lois au Sénat, une ordinaire, l’autre constitutionnelle. La loi ordinaire vise à durcir la législation existante, en criminalisant un peu plus l’immigration illégale, en pénalisant le regroupement familial, en limitant l’immigration étudiante et en conditionnant l’aide au développement à l’organisation du retour des illégaux. Quant à la loi constitutionnelle, elle légitime le primat du droit français sur le droit international, veut rendre possible un référendum sur l’immigration et permettre au Parlement de fixer des quotas. Le parti se veut dans la continuité de la philosophie sarkozyste ; elle légitime un peu plus le fonds de commerce de l’extrême droite.

La droite des fake news

Un tout récent sondage d’Elabe suggère que la moitié des personnes interrogées surestiment le poids de l’immigration dans la population française. Alors que la part des immigrés oscille – selon les modes de calcul – entre un peu plus de 10 % et moins de 12 %, 39 % la situent au-delà de 20 %, dont 15 % au-delà de 40 % ! Les fake news à la Donald Trump sont devenus un outil politique universel pour orienter l’opinion. Pourquoi la France y échapperait-elle ? Dans l’arsenal idéologique de la droite française, on ne trouve qu’un seul fait avéré : l’immigration en France est un phénomène croissant. Pour le reste, tout est faux [1] :

  • La France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe : en vingt ans, le nombre d’immigrés a augmenté de 62 % dans le monde, de 58 % en Europe occidentale et de 36 % en France ;

  • Dans les dernières années, la France n’a pas été le pays européen qui a le plus contribué à l’accueil des réfugiés, ni ceux du Moyen-Orient, ni ceux de la guerre en Ukraine. Compte tenu de sa population et de sa richesse, elle est loin de la « France généreuse » qui est théoriquement sa marque de fabrique ;

  • La France n’accueille pas toute la misère du monde. À l’échelle mondiale, les plus pauvres qui se déplacent vont vers les pays les plus pauvres et non pas vers les riches. Alors que les déplacements liés aux guerres et aux désastres climatiques explosent à l’échelle mondiale, les catégories qui contribuent le plus à l’augmentation française des titres de séjour sont les étudiants internationaux, les travailleurs qualifiés et les réfugiés connus et régularisés.

  • Il n’y a aucun risque de « grand remplacement ». Seuls 5 % des adultes ont quatre grands parents nés étrangers à l’étranger. Pour les 25 à 28 % qui ont entre un et trois grands-parents dans ce cas, la réalité est donc celle des unions mixtes, Cela confirme que nous restons dans la logique de ce métissage qui est en France la base de constitution du peuple et de la nation.

Les dangereux miroirs aux alouettes

La droite dans toutes ses composantes n’a que faire de la réalité, celle que révèlent inlassablement des études et enquêtes, tout aussi inlassablement renvoyées au « laxisme », à « l’angélisme » et au « politiquement correct ». Une seule chose lui importe : faire l’amalgame entre la croissance de l’immigration, l’inquiétude devant les violences internes et externes, le fantasme de l’islamisation et l’obsession de la « perte de l’identité ».

La droite classique vit dans la conviction qu’elle va casser la dynamique du Rassemblement national en se plaçant ouvertement sur son terrain et en n’hésitant pas à user des mêmes mots. Sarkozy n’avait-il pas laminé le « vieux » Jean-Marie Le Pen en 2007, en déployant son libéral-populisme « décomplexé », autoritaire et cocardier ? Force est alors de constater que, une fois élu, il a voulu pousser plus avant sa logique en lançant une grande campagne sur « l’identité française ». Son projet a fait long feu. En 2012, il a perdu, la gauche a gagné dans sa variante droitière et Marine Le Pen – qui a compris qu’il fallait changer pour continuer – a amorcé la dynamique que l’on connaît.

L’exécutif choisit la voie cynique. Le marché libre régule et l’État corrige, au double sens de la correction : la compensation à la marge et la répression. Aux Républicains qui proposent de s’abstraire de la loi européenne pour limiter de façon drastique l’immigration, la majorité macroniste s’insurge en lui reprochant de proposer un nouveau Brexit sans le dire. Elle a raison de dire que les clins d’œil au souverainisme sont un trompe-l’œil et une impasse. Elle a raison d’affirmer que le retour à la situation européenne d’avant 1958 serait un régression historique. Mais elle a tort de ne rien dire d’une politique des la frontière européenne qui vise à restreindre au maximum l’arrivée en Europe des flux de la détresse, à confier à des États, souvent douteux, la sélection des immigrés « recevables » (le système des hot-spots) et de sous-traiter le contrôle policier à une institution – l’agence Frontex – plus que critiquable dans ses données de référence comme dans ses méthodes. Vouloir défendre la réalité d’une Europe au-dessus des nations séparées est un chose ; la maintenir en l’état, y compris que le dossier migratoire, est une faute.

Dans les colonnes de Libération, le président Renaissance de la commission des affaires européennes de l’Assemblée, Pieyre-Alexandre Anglade, explique que l’objectif de la majorité est de soutenir une politique qui vise à « mieux contrôler les flux migratoires, expulser ceux qui n’ont rien à faire sur le territoire national, régulariser ceux qui contribuent à la vie de la Nation ». Les Républicains se coulent dans la logique de l’extrême droite, en espérant tarir les flux qui se portent vers le parti de Marine Le Pen. La majorité présidentielle accepte avec la droite la logique de la restriction des flux migratoires en en proposant une gestion « adoucie ». A l’arrivée, les uns et les autres entérinent la légitimité du projet de l’extrême droite et ne font que nourrir l’idée, attestée par les sondages, que Marine Le Pen est la mieux placée pour limiter le spectre du « grand remplacement ».

Il ne sert à rien de nier que, pour l’instant, l’extrême droite a gagné la bataille des idées sur le terrain de l’immigration. Elle a pu le faire parce que la droite a capitulé, notamment depuis le grand débat sarkozien sur « l’identité nationale ». Et on n’aura pas ici le mauvais esprit de rappeler que, trop longtemps, une partie de la gauche a eu des complaisances, avec l’idée que la souveraineté nationale était menacée, que la libre circulation était une idée libérale et que la frontière était une protection absolue.

L’honneur de la gauche

La gauche ne peut en aucun cas admettre les tenants et les aboutissants du projet et du discours de l’extrême droite. Que la droite et la macronie les entérinent, en en proposant une version théoriquement moins brutale, est une chose. La gauche, elle, doit tourner le dos définitivement aux demi-mesures, au « la droite pose de bonnes questions, mais offre de mauvaises réponses » ou au « « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le discours franc sur la réalité des faits et le respect absolu des valeurs désignent la seule voie juste et réaliste.

  1. Le débat qui oppose la frontière-muraille et le no border n’est pas de saison. La frontière est une construction artificielle, mais elle est une réalité, la délimitation légale d’un espace de souveraineté, à l’intérieur duquel un État limité et contrôlé a un droit de régulation et où des individus ont des droits inaliénables, indépendamment de leur nationalité. Au-delà, l’image de la frontière infranchissable est un illusion. Au mieux, la frontière-muraille est une ligne Maginot : on sait quelle fut son efficacité en mai-juin 1940 !

  2. Dans la pratique, la frontière n’est rien d’autre qu’une fabrique à produire du clandestin. Juridiquement, la clandestinité est l’espace par excellence du non-droit. Sur le marché du travail, elle produit donc des travailleurs sans droits. Au fond, ce qui tire vers le bas la masse salariale, ce n’est pas tant l’immigré que le clandestin sans droits. À l’échelle planétaire, où règne la concurrence « libre et non faussée », ce ne sont pas les mouvements migratoires qui augmentent la rentabilité du capital en baissant la valeur globale de la force de travail. C’est au contraire le maintien sur place d’une population à faible revenus, dont la mondialisation telle qu’elle est fait une armée de réserve, souvent qualifiée mais de faible coût. Ce faisant, l’insertion du clandestin par la régularisation et l’accès au droit est la meilleure façon de travailler à tirer vers le haut la condition salariale en général et pas seulement celle des immigrés.

  3. En vingt ans, la part des immigrés dans le monde a augmenté de près des deux tiers. Le mouvement ne se tarira pas dans les décennies à venir. Même si de nombreux pays du Sud connaîtront un développement plus ou moins soutenu, à l’instar de la Chine ou de l’Inde, cela n’empêchera pas que les dérèglements climatiques et les guerres augmenteront la part des réfugiés. Cela n’empêchera pas que, partout, pays plus ou moins riches ou plus ou moins pauvres, une part de la population la moins démunie ira chercher une vie meilleure dans les pays les plus riches, tandis qu’une part des plus démunis chercheront la survie dans des pays un peu moins pauvres. Quand on sait que l’essentiel des déplacements des pauvres se font aujourd’hui vers le Sud, est-ce l’intérêt bien compris des pays du Nord que d’aggraver un peu plus les difficultés de ceux qui les cumulent déjà ? Au-delà même de la pourtant nécessaire morale, n’est-ce pas courir le risque d’un accroissement des inégalités, du ressentiment et, partant, de la violence et de l’instabilité mondiale ?

  4. Si la migration est un fait inéluctable : s’en protéger est au mieux un illusion, au pire un facteur de régression matérielle, morale et politique. Il n’y a pas d’autre solution que de s’y adapter. Et pour s’adapter en évitant le pire (le repliement sur soi excluant et cloisonnant), la seule option est le partage de la souveraineté sur la base de l’affirmation du droit et de la citoyenneté, le partage et la préservation des ressources en mettant en valeur les biens communs, l’affirmation d’une universalité qui ne s’accommoderait plus ni de l’uniformité, ni de l’hégémonie, ni du repli sur soi de communautés obstinément fermées.

Dans tous les cas, l’obsession de la protection et le fantasme de la clôture sont des carburants pour une aggravation des frustrations, des inquiétudes et du ressentiment généralisé. Dans un monde de plus en plus instable, la « souveraineté historique » sera un bien piètre rempart et la « continuité nationale » de la France un formidable miroir aux alouettes. Sous pression de l’extrême droite, la droite dite de gouvernement et la macronie s’apprêtent à intérioriser un recul de civilisation. La gauche doit donc relever le gant. Convenons que, si la tâche n’est pas insurmontable, elle est aujourd’hui redoutable.

Notes

[1] On ne peut, sur ce point, que conseiller la lecture du nouvel essai de François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023

  publié le 28 mai 2023

Élise Van Beneden, présidente d’Anticor :
« La corruption coûte
120 milliards d'euros
tous les ans »

Eugénie Barbezat dur www.humanite.fr

Fondée en 2002, l’association Anticor est plaignante ou partie civile dans 159 affaires de corruption, notamment de la part d’élus. Une action d’intérêt public dont sa présidente détaille les enjeux, tandis que la corruption coûte 120 milliards d’euros chaque année au budget de l’État.

Avocate spécialisée dans les domaines du droit du travail et de la propriété intellectuelle, Élise Van Beneden a rejoint Anticor en 2008 alors qu’elle venait de passer quatre années en Italie, sous l’ère Berlusconi, où les questions de corruption étaient très prégnantes, notamment en lien avec la mafia.

Celle qui est aussi cofondatrice du média Blast préside depuis 2020 cette association qui voit aujourd’hui menacé l’agrément qui lui permet d’agir en justice.

Quelles sont les principales activités de l’association ?

Élise Van Beneden : En plus de nos activités de plaidoyer et de sensibilisation à la culture de la probité, nous sommes actuellement plaignant ou partie civile dans 159 affaires de corruption. Très peu sont terminées car la durée moyenne de procédure est beaucoup plus élevée que celle des autres délits et ces affaires font quasi systématiquement l’objet d’appel et de cassation.

Nous travaillons à partir d’articles parus dans la presse, en nous appuyant sur le travail précieux des journalistes d’investigation et de la presse indépendante ou à partir d’informations transmises par des lanceurs d’alerte. Nous constituons les dossiers et regardons dans quelle qualification pénale (prise illégale d’intérêts, corruption, trafic d’influence, détournement de fonds publics, favoritisme…) ils peuvent rentrer avant de les transmettre au procureur.

Nous recevons en moyenne 25 alertes par jour, cela augmente chaque année. Évidemment, nous ne pouvons pas tout traiter. Nous n’intervenons en justice que quand le dossier porte une symbolique forte ou quand il risque d’être classé sans suite. Cela a été le cas, par exemple, pour l’affaire Kohler.

On a porté plainte à trois reprises au fur et à mesure des révélations de Mediapart. Après une année d’enquête, il y a eu un premier rapport de la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) en faveur de poursuites. Puis un deuxième rapport un mois après de la même BRDE disant qu’il fallait classer sans suite.

Entre les deux, on a découvert qu’Emmanuel Macron avait versé une lettre au dossier en faveur de son collaborateur. Un mois après, le parquet national financier a classé l’affaire sans suite. Anticor s’est alors constitué partie civile et, à la suite de notre plainte, les juges ont décidé qu’il y avait lieu à instruire. Donc, le dossier Alexis Kohler existe grâce à Anticor ! C’est pour cela que conserver notre agrément pour agir en justice est primordial.

En quoi consiste cet agrément et qui vous l’attribue ?

Élise Van Beneden : Cet agrément créé par Mme Taubira existe depuis décembre 2013. Il est délivré pour trois ans par le ministère de la Justice. Dans le domaine de la lutte anticorruption, trois associations françaises en bénéficient actuellement : Transparency International France, Sherpa et Anticor, qui en dispose depuis 2015.

Avant cet agrément, il y avait des débats sur la recevabilité d’une association qui voulait se porter partie civile dans une affaire de corruption. Sa création avait l’intention louable de sécuriser l’action des associations citoyennes qui luttent contre la corruption. Mais les critères qui ont été prévus sont trop vagues et arbitraires et permettent aujourd’hui de censurer l’action associative.

Nous avons ainsi eu beaucoup de mal à obtenir cet agrément en 2021. Il nous a été délivré par le premier ministre Jean Castex, car le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, censé nous le remettre, s’était déporté. Il n’avait pas le droit de statuer sur notre agrément vu qu’on avait porté plainte contre lui pour prise illégale d’intérêts et que cette plainte a donné lieu à une mise en examen puis un renvoi au procès devant la Cour de justice de la République.

Quelles seraient les conséquences de son retrait à Anticor ?

Élise Van Beneden : Si notre agrément était annulé par la justice, il le serait rétroactivement. Cela signifie que chaque procédure pour laquelle nous l’avons utilisé depuis 2021 pourrait être remise en cause. Vingt-cinq affaires sont ainsi menacées, dont celles concernant Sylvie Goulard (accusée de « corruption passive », « trafic d’influence passif », « prise illégale d’intérêts » et « abus de confiance » dans le cadre de prestations réalisées pour l’institut américain Berggruen quand l’ex-ministre était députée européenne – NDLR), Alstom-GE et celle des contrats russes d’ Alexandre Benalla.

On espère pouvoir faire entendre ces enjeux à la justice lors de notre prochaine audience, le 12 juin, et obtenir, a minima, que les effets dans le temps d’une annulation, si elle est prononcée, soient différés. En effet, notre agrément est attaqué par d’anciens membres de l’association qui sont défendus par un grand avocat proche du pouvoir.

Ils contestent la forme, c’est-à-dire la rédaction de l’arrêté d’agrément, qui relève de la responsabilité de la première ministre. Ils contestent également le fond, le respect par Anticor des critères de l’agrément, mais les raisons invoquées sont injustifiables.

On reproche aux dirigeants ­d’Anticor d’avoir des opinions politiques, comme si la direction d’une association anticorruption nous privait de nos libertés fondamentales. On me reproche d’avoir cocréé le média Blast, à un autre de s’être investi un temps dans un parti politique.

Pourtant, Anticor était initialement une association d’élus, elle est aujourd’hui une association transpartisane et non apolitique. L’important, c’est que des sensibilités politiques différentes puissent coexister en son sein et qu’elles n’influencent pas son activité. C’est le cas.

Mes opinions politiques n’empêchent pas l’association de porter plainte contre des élus de gauche lorsqu’ils dysfonctionnent. Reste que nous luttons contre les abus de pouvoir, il est donc naturel que nous attaquions des personnes qui détiennent du pouvoir. Cela les agace, mais c’est notre rôle.

Si nous perdons cet agrément, et qu’il nous faut le redemander, je ne sais pas qui nous le remettra cette fois puisque M. Dupond-Moretti se déportera de nouveau, son affaire n’étant pas terminée. Or, Mme Borne ne pourrait pas non plus nous le remettre car sa responsabilité pourrait être mise en jeu dans un de nos dossiers.

Cela montre bien l’absurdité du système : en droit, personne ne conditionne le fait de porter plainte à l’autorisation de la personne contre laquelle on porte plainte. Nous plaidons donc pour que cet agrément soit donné à l’avenir soit par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, soit par le défenseur des droits.

Pourquoi la justice rechigne-t-elle à se saisir d’affaires impliquant des responsables politiques ?

Élise Van Beneden : En France, dans les dossiers politico-financiers, le procureur de la République peut se retrouver dans une situation difficile parce que l’évolution de sa carrière dépend du gouvernement sur lequel il peut avoir à enquêter. Et, à l’échelle locale, les procureurs des petites villes travaillent en liens étroits avec les maires. Cela peut donc leur poser un problème d’attaquer des personnes qu’ils côtoient au quotidien.

Ces circonstances font qu’il y a eu beaucoup d’affaires classées sans suite et cela génère un sentiment d’impunité, autant dans la population qu’au sein des élus. Autre caractéristique du droit français : les citoyens ne sont pas considérés comme victimes de la corruption et ne peuvent pas agir eux-mêmes en justice.

C’est pour cela que c’est important que des associations comme la nôtre puissent le faire en leur nom. Nous exerçons nos combats dans des conditions difficiles car on s’adresse à des personnes qui ont des moyens et des réseaux énormes. Donc, la bataille est un peu celle de David contre Goliath. Mais la menace qui pèse sur notre agrément témoigne du fait que l’on dérange énormément.

Quelles sont les conséquences de cette inertie concernant les affaires de corruption ?

Élise Van Beneden : Une évaluation faite par le Parlement européen en 2016 chiffre à 120 milliards d’euros annuels en France le coût direct et indirect de la corruption. Si on ajoute le coût de la fraude fiscale, cela porte ce montant à 200 milliards d’euros par an. Un chiffre qui rend ridicules tous les débats qu’il y a eus sur le financement des retraites.

Mettre plus de moyens dans la lutte contre la corruption aurait pu éviter une crise sociale majeure. Selon le ministère de l’Intérieur et l’Agence française anticorruption, les atteintes à la probité ont augmenté de 28 % entre 2016 et 2021.

On a encore du mal à prononcer le mot mafia en France, mais c’est une réalité. »

Or, malgré de récentes annonces gouvernementales, très peu de moyens sont mis dans la lutte contre la corruption et la mafia. Par exemple, la création du parquet national financier (PNF) sous François Hollande constitue une très belle avancée. Mais actuellement, il n’est doté que de 18 magistrats, qui depuis 2013-2014 ont fait rentrer presque 12 milliards d’euros dans les finances publiques.

Cette équipe qui croule sous les dossiers ferait encore beaucoup mieux si elle avait les moyens humains qu’elle réclame. C’est insensé de ne pas donner au PNF les moyens de lutte contre cette délinquance en col blanc qui assèche nos services publics.

Vous employez le terme de mafia. Quels secteurs touche-t-elle dans notre pays ?

Élise Van Beneden : On a encore du mal à prononcer ce mot en France, mais c’est une réalité. Lorsque le crime organisé s’assure de l’inertie, voire de la complicité des responsables publics, c’est le mot mafia qu’il faut prononcer pour le nommer et le combattre.

La mafia développe son activité dans toute l’Union européenne. Un de ses domaines de prédilection est le BTP. Des acteurs de ce secteur m’ont dit que 70 % des marchés publics sont pipés et que, dans beaucoup de mairies, les entrepreneurs n’ont même pas besoin de demander au maire combien il veut, car tout le monde le sait. Ce qui rend compliqué à établir la preuve d’un « pacte de corruption », c’est-à-dire que l’argent versé est la contrepartie du service rendu.

Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. »

En décentralisant les pouvoirs de l’État, on a aussi décentralisé les risques de corruption. À bas bruit. Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. Si on multiplie par le nombre de ronds-points, on arrive rapidement à des sommes astronomiques… Sur beaucoup de dossiers de marchés publics sur lesquels Anticor travaille, le dérapage financier provoqué par le manque d’exemplarité se chiffre entre 27 et 32 millions d’euros. On arrive très rapidement à des sommes qui sont extrêmement importantes et qui rendent tout à fait réaliste l’estimation de 120 milliards par an de la corruption.

Vous plaidez aussi pour un renforcement du contrôle des comptes de campagne des élus…

Élise Van Beneden : Oui, particulièrement en ce qui concerne l’élection présidentielle. En France, la triche à une élection provoque son annulation, sauf pour celle du président de la République. Pour cette élection-là, il faut donc redoubler de vigilance. Anticor propose que les partis politiques mettent leur compte en ligne au fur et à mesure de la campagne afin que des dysfonctionnements, s’il y en a, puissent être repérés avant l’élection.

Les lois sur le financement des partis maintiennent des plafonds très hauts pour les particuliers. Ainsi, Emmanuel Macron a eu beaucoup de très gros donateurs, ce qui veut dire que, potentiellement, il a des comptes à rendre aux personnes qui ont financé sa campagne.

Parallèlement, des cadres du cabinet de conseil McKinsey semblent avoir travaillé pour lui durant sa campagne. La justice est en train d’essayer de comprendre si l’aide fournie pour la préparation du programme électoral ne doit pas être requalifiée en financement illicite.

C’est d’autant plus important qu’après l’élection d’Emmanuel Macron McKinsey a décroché énormément de marchés publics dans des conditions qui, à mon avis, sont très contestables, bien que n’ayant pour l’instant pas été jugées illégales. Il faut mettre un coup d’arrêt à cette culture de l’impunité.

La « République exemplaire », n’était-ce pas un slogan de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 ?

Élise Van Beneden : Certes, mais depuis qu’il est président, on assiste à une crise d’exemplarité. La France a connu des avancées majeures en 2013 et 2016 avec la création du PNF, de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

En 2017, il y a eu la suppression de l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) et de la réserve des parlementaires, qui était un outil de clientélisme. Mais l’IRFM a été remplacée par l’AFM, l’avance de frais de mandat, qui comporte elle aussi une sorte de caisse noire pour laquelle les élus n’ont pas à fournir de justificatifs.

Qu’aurait dû faire le gouvernement pour porter un coup d’arrêt à la corruption ?

Élise Van Beneden : Il y a du travail et Anticor a un plaidoyer entier sur tout ce qu’il faudrait changer. Malgré les lois de moralisation de 2017, le gouvernement n’a pas touché au lobbying, qui est, en l’état, une anomalie démocratique et vécu comme telle par les citoyens.

Certaines entreprises dédient énormément de moyens aux activités de lobbying pour défendre leurs intérêts privés commerciaux. Elles peuvent produire des rapports de 300 pages qui ont tout l’air d’être scientifiquement neutres accompagnés d’un amendement clés en main remis à nos parlementaires, qui sont surchargés de travail et font face à des enjeux complexes.

Ce que propose Anticor, c’est d’interdire tous les rendez-vous en huis clos et de créer une plateforme publique où toutes les informations ou documents remis par les lobbyistes aux parlementaires seraient publiés. Cette transparence permettrait d’avoir une contre-expertise citoyenne et scientifique sur les mesures proposées et d’aider les parlementaires à défendre l’intérêt général.

   publié le 27 mai 2023

Meurtre d’une infirmière à Reims : la psychiatrie en déshérence

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Pau, Thouars, Reims : les meurtres de soignants par des patients atteints de sévères troubles psychiatriques se succèdent. Les politiques regardent ailleurs, pourtant, la politique est bien en cause : affaiblie, la psychiatrie perd le lien et la confiance des malades, les violences montent de tous côtés.

L’enquête sur l’attaque au couteau contre deux soignantes du CHU de Reims, lundi 22 mai, avance à pas comptés. Mardi, l’infirmière Carène Mezino a succombé à ses blessures. Le procureur de la République de Reims, Matthieu Bourrette, a annoncé mercredi que le meurtrier présumé, Franck F., était mis en examen pour « assassinat » et « tentative d’assassinat ».

Ses antécédents, médicaux et judiciaires, ont très vite été révélés. Diagnostiqué schizophrène, souffrant de crises paranoïaques, placé sous « curatelle renforcée », l’homme de 59 ans était suivi en psychiatrie depuis 1985. En 2017, il avait déjà agressé avec un couteau quatre soignants d’un établissement d’aide par le travail (Esat) où il travaillait. Il n’avait alors été placé ni en détention ni sous contrôle judiciaire. C’est l’hôpital psychiatrique qui l’avait pris en charge, en l’hospitalisant sous contrainte jusqu’en 2019. Il a ensuite fait deux autres séjours à l’hôpital, en 2020 et 2021. Quand il n’était pas hospitalisé, il devait se rendre chaque jour dans un centre médico-psychologique pour y prendre ses médicaments et il était suivi par un psychiatre.

L’enquête a révélé une différence d’appréciation sur l’état psychique de Franck F. entre son psychiatre, qui considérait que son patient était stabilisé, et sa mandataire judiciaire, qui « a estimé à plusieurs reprises que, depuis au moins décembre 2020, il ne prenait plus son traitement », a rapporté le procureur de la République. Les premiers éléments de l’enquête semblent lui donner raison : des médicaments non pris ont été découverts à son domicile.

La mandataire judiciaire a aussi « fait état de plusieurs crises verbales depuis l’été 2022, la dernière datant du 15 mai 2023, a encore indiqué le procureur. Elle s’en était ouverte à plusieurs reprises auprès du psychiatre depuis 2021, des signalements non suivis d’effet selon elle. » La mère du présumé craignait elle aussi un nouveau passage à l’acte.

Pau, Thouars, Reims

Le meurtre de Carène Mezino s’inscrit dans une tragique série de passages à l’acte meurtriers de malades atteints de sévères pathologies psychiatriques : deux infirmières mortes à Pau (Pyrénées-Atlantiques) en 2004, une infirmière à Thouars en 2020 (Deux-Sèvres).

Les politiques regardent ailleurs, vers une vague et supposée « décivilisation » générale [lien article Edwy ?], selon Emmanuel Macron. Plus « pragmatique », le ministre de la santé François Braun veut expertiser la semaine prochaine le système de sécurité des établissements de santé et promet « une tolérance zéro, des choses pratiques » : des parkings sécurisés, des digicodes, des agents de sécurité, etc.

Seulement, le ministre en est lui-même convenu : les hôpitaux peuvent difficilement se transformer en « forteresses ». La raison en est simple : il y a bien trop de portes dans ces lieux éminemment publics où se croisent soignant·es, personnels techniques, administratifs, patient·es, visiteurs et visiteuses, fournisseurs de matériels en tous genres, véhicules de toutes sortes, etc.

Les politiques évitent soigneusement le cœur du sujet : ces violences ne sont pas déconnectées des politiques publiques menées. En psychiatrie, en quarante ans, le nombre de lits a été divisé par deux, conséquence d’une politique souhaitable de « désinstitutionalisation », mais aussi de mesures d’économies. En parallèle, l’offre de soins ambulatoires, en dehors de l’hôpital, au plus près de la vie quotidienne des patient·es, n’a jamais été suffisante : les centres médico-psychologiques croulent sous la demande et imposent des mois d’attente à leurs nouveaux patients et patientes.

« Dans les centres médico-psychologiques, pour répondre aux nouvelles demandes, on est obligés d’espacer les rendez-vous, précise Delphine Glachant, psychiatre au centre hospitalier Les Murets (Val-d’Oise) et présidente de l’Union syndicale de la psychiatrie. Quand les gens décompensent, on le repère moins vite, et ils décompensent plus. Notre seule réponse est l’isolement, qui génère de la violence, de plus en plus de violence. Cest mon sentiment. »

2011, le tournant sécuritaire voulu par Nicolas Sarkozy

Après le double meurtre de Pau, le président de la République Nicolas Sarkozy s’est violemment saisi du sujet. Dans un discours à Anthony en 2008, qui a marqué le monde de la psychiatrie, il a imposé une approche sécuritaire de la maladie psychique : création de quatre unités pour malades difficiles (UMD), de 200 chambres d’isolement, de nouvelles mesure d’hospitalisation sans consentement, d’unités fermées, d’un fichier des patient·es hospitalisé·es sans consentement. La loi du 5 juillet 2011 a acté un recul sans précédent des droits de ces malades.

Isolement, contention : la France a l’un des recours les plus élevés en Europe à ces mesures d’exception, en constante augmentation.

Ces choix politiques ont été suivis d’effet : entre 2011 et 2021, les soins sans consentement ont bondi de 14 %, selon une récente étude de l’Irdes, un institut de recherche public sur la santé. En 2021, 5 % des personnes suivies en psychiatrie, soit près de 100 000 personnes, se sont vu imposer des soins sans consentement. En 2021, 10 000 personnes ont été contentionnées, c’est-à-dire attachées à un lit dans une chambre d’isolement. Et ces données ne sont que parcellaires, loin d’être exhaustives, reconnaît l’Irdes.

Ces mesures, nécessaires lorsqu’une personne a besoin de soins immédiats mais ne peut y consentir en raison d’une conscience altérée, devraient rester l’exception. Or la France a l’un des recours les plus élevés en Europe à ces mesures d’exception, en constante augmentation.

Les contrôleuses générales des lieux de privation de liberté (CGLPL), Adeline Hazan puis Dominique Simonnot, n’ont cessé de dénoncer ces « formes les plus graves de privation de liberté, parfois prises dans un contexte de grande violence et exécutées dans des conditions indignes », comme l’a encore rappelé Dominique Simonnot dans son rapport annuel 2021.

En octobre 2022, la contrôleuse a rendu publiques de nouvelles recommandations en urgence, à la suite de sa visite de l’établissement public de santé mentale de La-Roche-sur-Yon (Vendée). Ses services y ont constaté des portes fermées dans la plupart des services, même ceux des patient·es en hospitalisation libre. Les décisions d’isolement et de contention, des mineur·es comme des majeur·es, y sont nombreuses et souvent illégales. L’accès aux droits des malades est largement entravé.

Ces mesures sécuritaires n’ont eu aucun effet : les services de psychiatrie restent, année après année, les plus touchés par les violences. 22 % des signalements à l’Observatoire des violences en milieu de soins émanent de services de psychiatrie, loin devant les urgences et la gériatrie.

« Même dans une psychiatrie idéale, il y a des patients dangereux », reconnaît le psychiatre Mathieu Bellahsen, ancien chef de pôle à l’hôpital Roger-Prévot de Moisselles, dans le Val-d’Oise, débarqué pour avoir défendu les droits de ses patient·es (lire notre enquête ici). « Mais il y a aussi des patients rendus dangereux par une institution maltraitante, poursuit le médecin, qui s’apprête à publier un livre s’élevant contre la contention (lire son blog sur Mediapart ici). Il faut éviter de rendre les gens très hostiles vis-à-vis de la psychiatrie. Et prendre en soins, à tous les stades, du plus ouvert au plus fermé. »

Car les paroles du meurtrier de Carène Mezino, quel que soit le crédit qu’on veut bien leur donner, résonnent fort. Aux fonctionnaires de police qui l’ont entendu, il a expliqué à plusieurs reprises « en vouloir au milieu hospitalier, indiquant avoir été maltraité depuis plusieurs années par le milieu psychiatrique », a rapporté le procureur Matthieu Bourrette.

Son avocat commis d’office, Olivier Chalot, qui a pu le rencontrer une fois, raconte à Mediapart « une conversation difficile, des interactions limitées ». Pour lui, il est « en colère tout court. Cette colère s’est focalisée à ce moment-là sur “les blouses blanches”. J’attends de voir ce que dira l’expertise psychiatrique ».

Je ne vocifère pas contre les malades mais contre le système.

Psychiatre à Reims, chef de service du centre d’accueil de jour Antonin-Artaud, Patrick Chemla ne peut rien dire des conditions de prise en charge de ce malade psychiatrique, qui n’a pas fréquenté son service. Mais il estime que « ces personnes en très grande vulnérabilité psychique ont besoin d’un espace sécurisant, cela devrait être la fonction d’un service public de psychiatrie. Au centre Antonin-Artaud, il y a un accueil physique ou téléphonique inconditionnel 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Les gens peuvent venir sous n’importe quel prétexte, pas seulement pour voir le psy, mais pour trouver un lieu soignant ».

Cette méthode de travail est celle de la psychothérapie institutionnelle, née après guerre en réaction à l’enfermement des malades. Dans les années 1960 et 1970, elle a révolutionné la psychiatrie, la réorganisant en secteurs au plus près des lieux de vie.

« On vit une très grande régression, estime le docteur Chemla. Des lieux comme le nôtre, il n’y en a presque plus. L’État, avec sa politique d’évaluation comptable, est contre nous. La psychiatrie universitaire ne croit plus qu’au médicament, à l’efficacité pourtant relative. Les infirmiers en psychiatrie ne reçoivent plus aucune formation. Pourtant, la seule thérapeutique qui a fait ses preuves est le lien humain. »

La première victime de Franck F., l’infirmière Corinne Langlois, poignardée en 2017, a pris la parole sur France 3 Régions. Elle y raconte son traumatisme, qui ne passe pas et lui interdit de retravailler. Elle raconte aussi qu’en arrivant dans l’Esat où elle a été agressée, elle ne « connaissait pas les gens psychotiques » : « Je ne savais pas comment me comporter. On m’a juste dit de ne jamais me retrouver devant eux et d’éviter les coins sombres. Je ne comprends pas : il avait arrêté son traitement depuis un mois. Personne ne s’en était rendu compte. Pourquoi ? Comment est-ce possible ? »

Elle insiste encore : « Je ne vocifère pas contre les malades mais contre le système. »

publié le 27 mai 2023

Derrière l’arbre de la mixité scolaire, la forêt des inégalités sociales

Par Laurence De Cock sur www.regards.fr

POST-MACRON. Laurence De Cock déconstruit le discours du gouvernement en faveur de plus de mixité sociale à l’école et avance les pistes d’une véritable politique en la matière.

Une fois n’est pas coutume, la question de la mixité sociale à l’école, que le ministre Pap Ndiaye présentait comme la mesure-phare de son mandat, a fait la une des médias. On peut s’en féliciter car il s’agit en effet d’un chantier important tant la France est championne de la ségrégation scolaire.

Pour calculer le niveau d’entre-soi social à l’école, on dispose d’un indicateur, l’IPS (indice de positionnement social) produit par les services académiques de l’Éducation nationale depuis 2016. Il oscille entre 38 (très faible, caractérisant une situation de grande précarité sociale) à 179 (situation la plus favorable). L’IPS moyen en France est de 103. Une moyenne qui masque les importantes disparités selon la nature des établissements, publics ou privés, ou leur appartenance géographique.

À titre d’exemple, l’IPS moyen à Mayotte est de 88 tandis qu’il est de 126 à Paris. Dans le privé sous contrat, il est de 121, dans le public de 105 et en REP+ (éducation prioritaire) de 74. Surtout, on observe un écart-type très petit dans les collèges les plus défavorisés comme dans ceux qui scolarisent les enfants des catégories sociales supérieures, ce qui signifie que l’homogénéité sociale est très importante. Dit autrement, nous vivons dans un pays dans lequel subsistent des écoles pour les enfants pauvres au côté d’écoles pour les enfants riches.

Une très forte ségrégation scolaire

Rendus publics à l’automne dernier, ces indices ont provoqué un petit électrochoc médiatique sur lequel a pu surfer un moment le ministre allant jusqu’à faire croire qu’il s’apprêtait à franchir le tabou de la « liberté scolaire » pour demander aux établissements privés de s’engager à plus de mixité sociale. On connaît la suite : le flop d’une réforme non soutenue par un gouvernement qui a besoin du soutien de ses droites pour gouverner, lesquelles n’ont ni intérêt ni envie de s’emparer du dossier de la mixité scolaire et encore moins de se mettre l’enseignement privé à dos.

Dès lors, la déception est bien compréhensible. D’autant que toutes les recherches en sociologie de l’éducation montrent le caractère plutôt bénéfique de cette mixité pour les enfants en difficulté comme pour les autres. Les premiers n’améliorent pas leurs résultats de manière miraculeuse, voire ne les améliorent pas du tout, mais connaissent une augmentation significative de leur bien-être social, c’est-à-dire qu’ils se sentent plus considérés, moins stigmatisés. C’est ce que montre la dernière note du Conseil scientifique de l’éducation nationale parue en avril 2023. Les seconds, eux, seraient bons quoi qu’il arrive et où qu’ils soient. La rencontre avec l’altérité sociale participe chez eux d’un contact avec la réalité, ce qui est toujours ça de pris sur le plan de leur éducation citoyenne. La mixité scolaire ne fait pas de miracles mais elle est un préalable intéressant.

L’arbre qui cache la forêt

La focalisation sur la mixité scolaire comme le mantra de la lutte contre les inégalités pose malgré tout quelques questions. Les inégalités scolaires ont d’autres manifestations et origines dont on parle trop peu. En sus d’être un pays scolairement ségrégué, la France est le pays de l’OCDE qui peine le plus à faire réussir les enfants des milieux défavorisés tandis qu’elle excelle à emmener très loin les enfants des milieux favorisés, du fait notamment de son tissu de classes prépas et de grandes écoles qui les accueillent à bras ouverts car elles sont conçues pour eux. Tout cela n’est pas uniquement le produit d’un déterminisme social mais s’explique aussi par des politiques volontaristes pour favoriser les enfants les mieux dotés.

Ainsi, Jean-Paul Delahaye, l’ancien directeur général de l’enseignement scolaire du ministre Vincent Peillon, a comparé le coût des divers dispositifs d’accompagnement éducatif en éducation prioritaire (aides aux devoirs, activités culturelles et sportives) et en classes préparatoires (essentiellement les khôlles). Pour les premiers, l’État dépense 18,80 euros par élève, pour les seconds, 843 euros … soit 45 fois plus.Notre système éducatif passe son temps à punir les enfants pauvres. La récente réforme du lycée professionnel se comprend également comme cela : constitué de plus d’un tiers d’élèves des milieux populaires, l’enseignement professionnel prépare une orientation précoce dans le monde du travail, un tri social qui ne dit pas son nom et tombe encore sur les plus faibles.

De manière générale, l’école en France n’est pas faite pour les enfants les plus socialement défavorisés. La sociologie de l’éducation depuis Bourdieu-Passeron l’a amplement documenté. Elle a montré la différence de proximité des catégories sociales vis-à-vis de la culture scolaire et la façon dont l’environnement familial des familles à haut capital culturel était déterminant. Certains l’accusent à tort de fatalisme, ceux qui croient encore aux mythes de la méritocratie et de l’« égalité des chance » sans voir qu’ils écrasent la plupart des familles et enfants qui ne disposent pas des codes culturels et scolaires. Pourtant, des solutions existent, même si elles requièrent un fort volontarisme politique.

Pour une école publique et populaire

Se focaliser sur la question de la mixité sociale à l’école est une façon confortable d’éviter de prendre à bras le corps, non seulement la question des inégalités sociales à l’échelle de la société toute-entière, mais aussi celle de la nature structurellement inégalitaire de l’école en France. Mélanger des enfants de catégories sociales dans une même classe ne changera rien si le reste ne suit pas, à commencer par une refonte complète du système éducatif. Concevoir une école pour les enfants qui ont le plus besoin d’école est un vrai projet politique émancipateur. Cela suppose d’inverser la boussole et de cesser de demander aux enfants les plus fragiles de s’adapter aux normes bourgeoises.

Ces dernières sont partout : dans les programmes encyclopédiques qui valorisent des savoirs intellectuels, dans les modalités d’évaluations et de notations qui génèrent une concurrence effrénée, dans l’agencement des parcours (autrefois « filières ») qui privilégient les familles documentées et fines connaisseuses d’un système labyrinthique, dans l’argent demandé aux familles (pour les sorties, les repas, les fournitures) qui interdit désormais de parler d’école gratuite et enfin dans les pratiques pédagogiques encore trop descendantes et peu soucieuses des savoirs populaires.

Le courage politique serait de reposer tout cela sur la table et d’entamer un vaste chantier de refondation. Il faudra de l’argent (et pour cela cesser d’abreuver l’école privée), de la créativité et beaucoup de patience. Il faudra également que la société accepte, et notamment à l’intérieur de la gauche, la responsabilité qui lui incombe de se préoccuper tout autant, voire davantage des enfants des autres que de sa propre progéniture.

publié le 26 mai 2023

Les grévistes de Vertbaudet ont besoin de votre soutien

Sur le site de la CGT https://www.cgt.fr

Après deux mois de mobilisation pour des revalorisations de salaires, les grévistes de Vertbaudet ont besoin de soutien. C'est dans ce contexte qu'un appel a été lancé mardi 23 mai : « Les ouvrières de Vertbaudet, par leur lutte exemplaire, montrent qu’elles ne se laisseront pas faire et qu’elles ont droit au respect ».

« On aurait dû se révolter bien avant », disait l’une d’elles au Monde à la fin du mois d’avril. Avec des salaires n’atteignant pas les 1 500 euros après plus de vingt ans d’ancienneté, les soixante-douze femmes grévistes de Vertbaudet ne comprennent pas pourquoi la direction de l’usine refuse catégoriquement d’augmenter leurs salaires. En effet, ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’accord salarial pour 2023 qui prévoit… 0 % d’augmentation de salaire, alors que l’inflation atteint des niveaux record.

Les travailleuses de l’entrepôt d’acheminement Vertbaudet de Marquette-lez-Lille sont en grève depuis le 20 mars 2023. Elles réclament une augmentation de leur salaire d’au moins 150 euros net et l’embauche d’intérimaires.

La spirale de l’intimidation et de la violence

Le 16 mai, au lieu d’organiser une médiation, la préfecture a envoyé la police évacuer le piquet de grève. Résultat : deux gardes à vue, une gréviste violentée puis hospitalisée avec quatre jours d’interruption temporaire de travail, six salariées convoquées pour un entretien préalable. La spirale de l’intimidation et de la violence a été franchie avec le guet-apens dont a été victime un délégué syndical CGT.

L’homme, embarqué devant sa maison, a été agressé par plusieurs hommes armés, ces derniers n’ont pas hésité à menacer son fils et son épouse. En 2023, en France, voilà ce que donnent neuf semaines de grève pour un meilleur salaire. Encore une fois, le gouvernement et le patronat font front contre le salariat.

Depuis, interpellée par la CGT, la première ministre s’est enfin engagée à cesser toutes les poursuites contre les ouvrières et à garantir une médiation avec la direction de l’entreprise. Cependant, plus de soixante jours après le début de la grève, la direction méprise toujours les soixante-douze salariées grévistes et refuse toute augmentation collective de salaire.

Cette violence et ce mépris que subissent les ouvrières de Vertbaudet, des milliers de grévistes les subissent alors qu’ils luttent contre la réforme des retraites, pour l’augmentation des salaires ou pour de meilleures conditions de travail. Les ouvrières de Vertbaudet sont à l’image des millions de femmes, scotchées à un plancher collant qui les retient dans des emplois dévalorisés et sous-payés à cause d’un management sexiste.

Leur grève met en lumière une question centrale. Comment, sans salaire digne, faire ses choix de vie, quitter son conjoint si on le souhaite et pouvoir nourrir ses enfants ? Comment être libre sans indépendance économique ?

Une lutte symbolique

On ne peut pas à longueur de journée déplorer les écarts de salaires entre les femmes et les hommes et, quand des femmes luttent pour gagner une revalorisation de leurs salaires, être aux abonnés absents. On ne peut pas en appeler aux employeurs pour qu’ils augmentent les salaires et, quand les salariés sont en grève, envoyer les forces de l’ordre pour casser leur piquet de grève !

Par leur lutte exemplaire, les ouvrières de Vertbaudet montrent qu’elles ne se laisseront pas faire et qu’elles ont droit au respect. Féministes, nous les soutenons.

Vertbaudet est une entreprise connue en France. Connue des parents, qui sont nombreux à recourir à ses produits pour habiller leurs bébés. Mais aussi connue des dirigeants politiques. L’entreprise vient d’inaugurer son siège social à Tourcoing (Nord), ville dont le ministre de l’intérieur est toujours conseiller municipal. Elle a été rachetée par le fonds Equistone, un fonds d’investissement dirigé par Edouard Fillon, le fils de François Fillon. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons pas abandonner les ouvrières de Vertbaudet à leur sort et faire comme s’il s’agissait d’un conflit privé.

Il s’agit d’une lutte symbolique et nous soutiendrons les grévistes jusqu’à ce qu’elles obtiennent satisfaction.

Monsieur le PDG [Mathieu Hamelle], votre responsabilité est directement engagée. Nous vous appelons à ouvrir enfin des négociations pour concrétiser les augmentations de salaires revendiquées et abandonner immédiatement les sanctions contre toutes les grévistes. Nous appelons le gouvernement à agir réellement pour engager une procédure de médiation sérieuse et mettre sous pression l’entreprise pour que les négociations aboutissent.

Retrouvez la liste des premières signataires.


 


 

Les grévistes de Vertbaudet ont besoin de votre soutien

Pétition de soutien aux grévistes de Vertbaudet

 

Après deux mois de mobilisation pour des revalorisations de salaires, les grévistes de Vertbaudet ont besoin de soutien.

 C'est dans ce contexte qu'un appel a été lancé mardi 23 mai : « Les ouvrières de Vertbaudet, par leur lutte exemplaire, montrent qu’elles ne se laisseront pas faire et qu’elles ont droit au respect ».


 

pour signer la pétition :

https://www.change.org/p/soutenir-les-salari%C3%A9es-gr%C3%A9vistes-de-l-usine-vertbaudet?utm_source=email&utm_campaign=Info%20spciale%20du%2025052023&utm_medium=email

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je signe la pétition >>>

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment la lutte des Vertbaudet devient une bataille nationale

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Alors que le conflit des femmes de Vertbaudet prend une ampleur nationale, Sophie Binet, tout fraîchement élue à la tête de la CGT, a promis un soutien fort du syndicat. Si le statu quo demeure, des actions sont envisagées, d’ici la fin de la semaine, dans les sites de l’entreprise partout en France.

C’est un geste fort. Plus de deux mois après le début de la grève dans l’enseigne de puériculture Vertbaudet, la secrétaire générale de la CGT a affirmé, ce mardi 23 janvier, que la centrale syndicale jetterait toutes ses forces dans la bataille. Dans l’entrepôt de Marquette-lez-Lille (Nord) 72 ouvrières – dans l’immense majorité des femmes – sont en grève depuis plus de deux mois pour exiger des augmentations salariales, l’embauche des intérimaires ou encore l’amélioration des conditions de travail (voir notre article).

Pour que leur conflit soit victorieux, Sophie Binet, venue devant le siège du groupe propriétaire de Vertbaudet Equistone Partners Europe, a lancé un ultimatum à la direction de l’enseigne. « D’ici vendredi (ndlr: 26 mai), si vous n’avez pas ouvert de négociation de fin de conflit, nous allons franchir un nouveau cap. Les 600 000 syndiqués de la CGT se mettront en action pour soutenir la lutte. Le message envoyé au patron est simple : il faut retrouver le chemin de la raison. »

Le niveau de la répression policière et patronale qui s’abat sur les grévistes fait également de cette grève un conflit hors normes. En guise de bilan : deux gardes à vue, une gréviste violentée puis hospitalisée avec quatre jours d’interruption temporaire de travail, six salariées convoquées pour un entretien préalable. Surtout, un des délégués syndicaux CGT du site a fait l’objet d’une opération « digne d’une milice patronale », selon les grévistes. Les agresseurs n’ont pas été identifiés mais le parquet a ouvert une enquête.

Alors que Jean-Luc Mélenchon était hier soir sur le piquet de Vertbaudet, les déclarations de la secrétaire générale de la CGT sont claires : cette lutte est devenue une bataille nationale. Sophie Binet y met en jeu sa crédibilité ainsi que celle de sa centrale syndicale.

Franchir un nouveau cap dans la lutte des Vertbaudet

Mais que signifie « franchir un nouveau cap » ? Quelles sont les actions envisagées par la CGT ? « Si rien ne se passe d’ici vendredi, nous appellerons à effectuer des actions en direction des magasins Vertbaudet partout en France », détaille Amar Lagha, secrétaire général de la fédération commerces et services de la CGT. La semaine dernière, un magasin Vertbaudet de Marseille avait déjà été envahi en soutien à la lutte des ouvrières du Nord. « Il s‘agira d’amplifier cela pour que, dans chaque union départementale, les militants de la CGT, qu’ils travaillent dans le commerce ou non, multiplient les actions », continue Amar Lagha.

Hausser le ton, pour la CGT, c’est aussi renouveler l’appel au boycott des produits Vertbaudet. Sophie Binet, présente sur le piquet de grève de Marquette-lez-Lille le 21 avril, avait déjà lancé un tel appel. « Cette fois, il s’agira de l’amplifier avec tous les moyens de communication à notre disposition », précise Amar Lagha.

À cela s’ajoute une tribune, signée par plus de 100 féministes, publiée aujourd’hui dans Le Monde et destinée à se transformer en pétition. Celle-ci rappelle la dimension éminemment féministe de la lutte des ouvrières de Vertbaudet. « Leur grève met en lumière une question centrale. Comment, sans salaire digne, faire ses choix de vie, quitter son conjoint si on le souhaite et pouvoir nourrir ses enfants ? Comment être libre sans indépendance économique ? », alertent les signataires.

  publié le 26 mai 2023

Au Sénégal, les desseins de Frontex se heurtent aux résistances locales

Andrea de Georgio sur https://afriquexxi.info/

Enquête · Tout semblait devoir aller très vite : début 2022, l’Union européenne propose de déployer sa force anti-migration Frontex sur les côtes sénégalaises, et le président Macky Sall y semble favorable. Mais c’était compter sans l’opposition de la société civile, qui refuse de voir le Sénégal ériger des murs à la place de l’Europe.

Cette enquête a été réalisée en collaboration avec les journalistes Abdoulaye Mballo et Philippe Davy Koutiangba dans le cadre du projet « Nouvelles Perspectives », financé par le Fonds Asile, Migration et Intégration (Fami) de l’Union européenne.

Agents armés, navires, drones et systèmes de sécurité sophistiqués : Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes créée en 2004, a sorti le grand jeu pour dissuader les Africains de prendre la direction des îles Canaries – et donc de l’Europe –, l’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde. Cet arsenal, auquel s’ajoutent des programmes de formation de la police aux frontières, est la pierre angulaire de la proposition faite début 2022 par le Conseil de l’Europe au Sénégal. Finalement, Dakar a refusé de la signer sous la pression de la société civile, même si les négociations ne sont pas closes. Dans un climat politique incandescent à l’approche de l’élection présidentielle de 2024, le président sénégalais, Macky Sall, soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat, a préféré prendre son temps et a fini par revenir sur sa position initiale, qui semblait ouverte à cette collaboration. Dans le même temps, la Mauritanie voisine, elle, a entamé des négociations avec Bruxelles.

L’histoire débute le 11 février 2022 : lors d’une conférence de presse à Dakar, la commissaire aux Affaires intérieures du Conseil de l’Europe, Ylva Johansson, officialise la proposition européenne de déployer Frontex sur les côtes sénégalaises. « C’est mon offre et j’espère que le gouvernement sénégalais sera intéressé par cette opportunité unique », indique-t-elle. En cas d’accord, elle annonce que l’agence européenne sera déployée dans le pays au plus tard au cours de l’été 2022. Dans les jours qui ont suivi l’annonce de Mme Johansson, plusieurs associations de la société civile sénégalaise ont organisé des manifestations et des sit-in à Dakar contre la signature de cet accord, jugé contraire aux intérêts nationaux et régionaux.

Une frontière déplacée vers la côte sénégalaise

« Il s’agit d’un dispositif policier très coûteux qui ne permet pas de résoudre les problèmes d’immigration tant en Afrique qu’en Europe. C’est pourquoi il est impopulaire en Afrique. Frontex participe, avec des moyens militaires, à l’édification de murs chez nous, en déplaçant la frontière européenne vers la côte sénégalaise. C’est inacceptable, dénonce Seydi Gassama, le directeur exécutif d’Amnesty International au Sénégal. L’UE exerce une forte pression sur les États africains. Une grande partie de l’aide européenne au développement est désormais conditionnée à la lutte contre la migration irrégulière. Les États africains doivent pouvoir jouer un rôle actif dans ce jeu, ils ne doivent pas accepter ce qu’on leur impose, c’est-à-dire des politiques contraires aux intérêts de leurs propres communautés. » Le défenseur des droits humains rappelle que les transferts de fonds des migrants pèsent très lourd dans l’économie du pays : selon les chiffres de la Banque mondiale, ils ont atteint 2,66 milliards de dollars (2,47 milliards d’euros) au Sénégal en 2021, soit 9,6 % du PIB (presque le double du total de l’aide internationale au développement allouée au pays, de l’ordre de 1,38 milliard de dollars en 2021). « Aujourd’hui, en visitant la plupart des villages sénégalais, que ce soit dans la région de Fouta, au Sénégal oriental ou en Haute-Casamance, il est clair que tout ce qui fonctionne – hôpitaux, dispensaires, routes, écoles – a été construit grâce aux envois de fonds des émigrés », souligne M. Gassama.

« Quitter son lieu de naissance pour aller vivre dans un autre pays est un droit humain fondamental, consacré par l’article 13 de la Convention de Genève de 1951, poursuit-il. Les sociétés capitalistes comme celles de l’Union européenne ne peuvent pas dire aux pays africains : “Vous devez accepter la libre circulation des capitaux et des services, alors que nous n’acceptons pas la libre circulation des travailleurs”. » Selon lui, « l’Europe devrait garantir des routes migratoires régulières, quasi inexistantes aujourd’hui, et s’attaquer simultanément aux racines profondes de l’exclusion, de la pauvreté, de la crise démocratique et de l’instabilité dans les pays d’Afrique de l’Ouest afin d’offrir aux jeunes des perspectives alternatives à l’émigration et au recrutement dans les rangs des groupes djihadistes ».

Depuis le siège du Forum social sénégalais (FSS), à Dakar, Mamadou Mignane Diouf abonde : « L’UE a un comportement inhumain, intellectuellement et diplomatiquement malhonnête. » Le coordinateur du FSS cite le cas récent de l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre, qui contraste avec les naufrages incessants en Méditerranée et dans l’océan Atlantique, et avec la fermeture des ports italiens aux bateaux des ONG internationales engagées dans des opérations de recherche et de sauvetage des migrants. « Quel est ce monde dans lequel les droits de l’homme ne sont accordés qu’à certaines personnes en fonction de leur origine ?, se désole-t-il. À chaque réunion internationale sur la migration, nous répétons aux dirigeants européens que s’ils investissaient un tiers de ce qu’ils allouent à Frontex dans des politiques de développement local transparentes, les jeunes Africains ne seraient plus contraints de partir. » Le budget total alloué à Frontex, en constante augmentation depuis 2016, a dépassé les 754 millions d’euros en 2022, contre 535 millions l’année précédente.

Une des routes migratoires les plus meurtrières

Boubacar Seye, directeur de l’ONG Horizon sans Frontières, parle de son côté d’une « gestion catastrophique et inhumaine des frontières et des phénomènes migratoires ». Selon les estimations de l’ONG espagnole Caminando Fronteras, engagée dans la surveillance quotidienne de ce qu’elle appelle la « nécro-frontière ouest-euro-africaine », entre 2018 et 2022, 7 865 personnes originaires de 31 pays différents, dont 1 273 femmes et 383 enfants, auraient trouvé la mort en tentant de rejoindre les côtes espagnoles des Canaries à bord de pirogues en bois et de canots pneumatiques cabossés – soit une moyenne de 6 victimes chaque jour. Il s’agit de l’une des routes migratoires les plus dangereuses et les plus meurtrières au monde, avec le triste record, ces cinq dernières années, d’au moins 250 bateaux qui auraient coulé avec leurs passagers à bord. Le dernier naufrage connu a eu lieu le 2 octobre 2022. Selon le récit d’un jeune Ivoirien de 27 ans, seul survivant, le bateau a coulé après neuf jours de mer, emportant avec lui 33 vies.

Selon les chiffres fournis par le ministère espagnol de l’Intérieur, environ 15 000 personnes sont arrivées aux îles Canaries en 2022 – un chiffre en baisse par rapport à 2021 (21 000) et 2020 (23 000). Et pour cause : la Guardia Civil espagnole a déployé des navires et des hélicoptères sur les côtes du Sénégal et de la Mauritanie, dans le cadre de l’opération « Hera » mise en place dès 2006 (l’année de la « crise des pirogues ») grâce à des accords de coopération militaire avec les deux pays africains, et en coordination avec Frontex.

« Les frontières de l’Europe sont devenues des lieux de souffrance, des cimetières, au lieu d’être des entrelacs de communication et de partage, dénonce Boubacar Seye, qui a obtenu la nationalité espagnole. L’Europe se barricade derrière des frontières juridiques, politiques et physiques. Aujourd’hui, les frontières sont équipées de moyens de surveillance très avancés. Mais, malgré tout, les naufrages et les massacres d’innocents continuent. Il y a manifestement un problème. » Une question surtout le hante : « Combien d’argent a-t-on injecté dans la lutte contre la migration irrégulière en Afrique au fil des ans ? Il n’y a jamais eu d’évaluation. Demander publiquement un audit transparent, en tant que citoyen européen et chercheur, m’a coûté la prison. » L’activiste a été détenu pendant une vingtaine de jours en janvier 2021 au Sénégal pour avoir osé demander des comptes sur l’utilisation des fonds européens. De la fenêtre de son bureau, à Dakar, il regarde l’océan et s’alarme : « L’ère post-Covid et post-guerre en Ukraine va générer encore plus de tensions géopolitiques liées aux migrations. »

Un outil policier contesté à gauche

Bruxelles, novembre 2022. Nous rencontrons des professeurs, des experts des questions migratoires et des militants belges qui dénoncent l’approche néocoloniale des politiques migratoires de l’Union européenne (UE). Il est en revanche plus difficile d’échanger quelques mots avec les députés européens, occupés à courir d’une aile à l’autre du Parlement européen, où l’on n’entre que sur invitation. Quelques heures avant la fin de notre mission, nous parvenons toutefois à rencontrer Amandine Bach, conseillère politique sur les questions migratoires pour le groupe parlementaire de gauche The Left. « Nous sommes le seul parti qui s’oppose systématiquement à Frontex en tant qu’outil policier pour gérer et contenir les flux migratoires vers l’UE », affirme-t-elle.

Mme Bach souligne la différence entre « statut agreement » (accord sur le statut) et « working arrangement » (arrangement de travail) : « Il ne s’agit pas d’une simple question juridique. Le premier, c’est-à-dire celui initialement proposé au Sénégal, est un accord formel qui permet à Frontex un déploiement pleinement opérationnel. Il est négocié par le Conseil de l’Europe, puis soumis au vote du Parlement européen, qui ne peut que le ratifier ou non, sans possibilité de proposer des amendements. Le second, en revanche, est plus symbolique qu’opérationnel et offre un cadre juridique plus simple. Il n’est pas discuté par le Parlement et n’implique pas le déploiement d’agents et de moyens, mais il réglemente la coopération et l’échange d’informations entre l’agence européenne et les États tiers. » Autre différence substantielle : seul l’accord sur le statut peut donner – en fonction de ce qui a été négocié entre les parties – une immunité partielle ou totale aux agents de Frontex sur le sol non européen. L’agence dispose actuellement de tels accords dans les Balkans, avec des déploiements en Serbie et en Albanie (d’autres accords seront bientôt opérationnels en Macédoine du Nord et peut-être en Bosnie, pays avec lequel des négociations sont en cours).

Cornelia Ernst (du groupe parlementaire The Left), la rapporteuse de l’accord entre Frontex et le Sénégal nommée en décembre 2022, va droit au but : « Je suis sceptique, j’ai beaucoup de doutes sur ce type d’accord. La Commission européenne ne discute pas seulement avec le Sénégal, mais aussi avec la Mauritanie et d’autres pays africains. Le Sénégal est un pays de transit pour les réfugiés de toute l’Afrique de l’Ouest, et l’UE lui offre donc de l’argent dans l’espoir qu’il accepte d’arrêter les réfugiés. Nous pensons que cela met en danger la liberté de circulation et d’autres droits sociaux fondamentaux des personnes, ainsi que le développement des pays concernés, comme cela s’est déjà produit au Soudan. » Et d’ajouter : « J’ai entendu dire que le Sénégal n’est pas intéressé pour le moment par un “statut agreement”, mais n’est pas fermé à un “working arrangement” avec Frontex, contrairement à la Mauritanie, qui négocie un accord substantiel qui devrait prévoir un déploiement de Frontex. »

Selon Mme Ernst, la stratégie de Frontex consiste à envoyer des agents, des armes, des véhicules, des drones, des bateaux et des équipements de surveillance sophistiqués, tels que des caméras thermiques, et à fournir une formation aux gardes-frontières locaux. C’est ainsi qu’ils entendent « protéger » l’Europe en empêchant les réfugiés de poursuivre leur voyage. La question est de savoir ce qu’il adviendra de ces réfugiés bloqués au Sénégal ou en Mauritanie en cas d’accord.

Des rapports accablants

Principal outil de dissuasion développé par l’UE en réponse à la « crise migratoire » de 2015-2016, Frontex a bénéficié en 2019 d’un renforcement substantiel de son mandat, avec le déploiement de 10 000 gardes-frontières prévu d’ici à 2027 (ils sont environ 1 500 aujourd’hui) et des pouvoirs accrus en matière de coopération avec les pays non européens, y compris ceux qui ne sont pas limitrophes de l’UE. Mais les résultats son maigres. Un rapport de la Cour des comptes européenne d’août 2021 souligne « l’inefficacité de Frontex dans la lutte contre l’immigration irrégulière et la criminalité transfrontalière ». Un autre rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf), publié en mars 2022, a quant à lui révélé des responsabilités directes et indirectes dans des « actes de mauvaise conduite » à l’encontre des exilés, allant du harcèlement aux violations des droits fondamentaux en Grèce, en passant par le refoulement illégal de migrants dans le cadre d’opérations de rapatriement en Hongrie.

Ces rapports pointent du doigt les plus hautes sphères de Frontex, tout comme le Frontex Scrutiny Working Group (FSWG), une commission d’enquête créée en février 2021 par le Parlement européen dans le but de « contrôler en permanence tous les aspects du fonctionnement de Frontex, y compris le renforcement de son rôle et de ses ressources pour la gestion intégrée des frontières et l’application correcte du droit communautaire ». Ces révélations ont conduit, en mars 2021, à la décision du Parlement européen de suspendre temporairement l’extension du budget de Frontex et, en mai 2022, à la démission de Fabrice Leggeri, qui était à la tête de l’agence depuis 2015.

Un tabou à Dakar

« Actuellement aucun cadre juridique n’a été défini avec un État africain », affirme Frontex. Si dans un premier temps l’agence nous a indiqué que les discussions avec le Sénégal étaient en cours – « tant que les négociations sur l’accord de statut sont en cours, nous ne pouvons pas les commenter » (19 janvier 2023) –, elle a rétropédalé quelques jours plus tard en précisant que « si les négociations de la Commission européenne avec le Sénégal sur un accord de statut n’ont pas encore commencé, Frontex est au courant des négociations en cours entre la Commission européenne et la Mauritanie » (1er février 2023).

Interrogé sur les négociations avec le Sénégal, la chargée de communication de Frontex, Paulina Bakula, nous a envoyé par courriel la réponse suivant : « Nous entretenons une relation de coopération étroite avec les autorités sénégalaises chargées de la gestion des frontières et de la lutte contre la criminalité transfrontalière, en particulier avec la Direction générale de la police nationale, mais aussi avec la gendarmerie, l’armée de l’air et la marine. » En effet, la coopération avec le Sénégal a été renforcée avec la mise en place d’un officier de liaison Frontex à Dakar en janvier 2020. « Compte tenu de la pression continue sur la route Canaries-océan Atlantique, poursuit Paulina Bakula, le Sénégal reste l’un des pays prioritaires pour la coopération opérationnelle de Frontex en Afrique de l’Ouest. Cependant, en l’absence d’un cadre juridique pour la coopération avec le Sénégal, l’agence a actuellement des possibilités très limitées de fournir un soutien opérationnel. »

Interpellée sur la question des droits de l’homme en cas de déploiement opérationnel en Afrique de l’Ouest, Paulina Bakula écrit : « Si l’UE conclut de tels accords avec des partenaires africains à l’avenir, il incombera à Frontex de veiller à ce qu’ils soient mis en œuvre dans le plein respect des droits fondamentaux et que des garanties efficaces soient mises en place pendant les activités opérationnelles. »

Malgré des demandes d’entretien répétées durant huit mois, formalisées à la fois par courriel et par courrier, aucune autorité sénégalaise n’a accepté de répondre à nos questions. « Le gouvernement est conscient de la sensibilité du sujet pour l’opinion publique nationale et régionale, c’est pourquoi il ne veut pas en parler. Et il ne le fera probablement pas avant les élections présidentielles de 2024 », confie, sous le couvert de l’anonymat, un homme politique sénégalais. Il constate que la question migratoire est devenue, ces dernières années, autant un ciment pour la société civile qu’un tabou pour la classe politique ouest-africaine.

  publié le 25 mai 2023

Conditionner davantage le RSA : pourquoi faut-il s’opposer à ce chantage à l’allocation 

par Marie-Aleth Grard, Présidente d’ATD Quart Monde sur https://basta.media

« Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est défendre un modèle de société dans lequel la solidarité nationale ne se marchande pas », explique Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde. D’autres solutions existent.

L’heure serait venue de « responsabiliser » les pauvres : une réforme du RSA est prévue pour début juin afin d’en conditionner le versement à 15-20 heures d’activités, sans même attendre les résultats des expérimentations lancées sur le sujet dans 18 territoires. Le Mouvement ATD Quart Monde explique pourquoi il s’oppose à ce chantage à l’allocation.

S’opposer à cette réforme, c’est défendre un modèle de société basé sur la solidarité nationale

Parler du Revenu de solidarité active c’est parler d’un revenu de subsistance de 607 euros par mois : on ne vit pas au RSA, on survit. Quand le RMI a été créé, inspiré par le rapport du fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, au CESE (Conseil Économique Social et Environnemental), il a été pensé comme une protection inconditionnelle pour celles et ceux qui en ont besoin pour vivre dignement, en référence à la Constitution française.

Évoluant en RSA, ce revenu, au nom d’une logique méritocratique, s’est traduit par un renforcement du contrôle des allocataires. Résultat : si certains allocataires acceptent de signer le contrat d’engagement lié au RSA, malgré des dispositifs d’insertion inadaptés aux bénéficiaires et au marché de l’emploi, un tiers des personnes éligibles préfèrent tout bonnement renoncer à leurs droits. Car, à un parcours semé d’embûches et de ruptures de droits, s’ajoutent trop souvent le poids intolérable de la suspicion de fraudes et des contrôles ubuesques.

Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est savoir d’expérience que ce sont les sécurités de base qui permettent de faire face à ses responsabilités et non la peur des sanctions. C’est défendre un modèle de société dans lequel la solidarité nationale ne se marchande pas.

S’opposer à cette réforme, c’est refuser la « pauvrophobie »

Penser qu’il faudrait conditionner davantage le versement du RSA pour retrouver le chemin de l’emploi, c’est accepter l’idée que les allocataires « ne veulent pas travailler » que ce sont des « fainéants » qui « profitent du système » et qu’il faut donc les « responsabiliser », selon la terminologie en vogue. Ces idées fausses gangrènent le débat public.

L’engagement à nos côtés de nombreuses personnes allocataires du RSA et les expérimentations comme Territoires zéro chômeur de longue durée ou celles menées par ATD Quart Monde dans l’accompagnement des personnes en grande précarité vers des formations du secteur de l’animation sociale montrent tout le contraire

La difficulté d’accès à l’emploi des allocataires du RSA dépend moins de leur volonté que de réalités de vie difficiles

La difficulté d’accès à l’emploi des allocataires du RSA dépend moins de leur volonté que de réalités de vie difficiles : équilibres familiaux précaires, absence de solution de garde d’enfant ou de transports, problèmes de santé invalidants, absence de logement décent, discriminations, absences d’offres d’emplois dans certains territoires…

Aujourd’hui, 40 % des allocataires ne sont pas accompagnés, car l’État ne remplit pas son obligation d’accompagnement faute de moyens dédiés. Il y a 20 ans, à la création du RMI, les dépenses consacrées à l’accompagnement atteignaient 20 % du budget dédié au RMI. Aujourd’hui elles sont de l’ordre de 7 %. Peut-on encore croire que l’échec de l’accompagnement relève de la faute des allocataires ? Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est arrêter de croire en des idées fausses sur les pauvres et la pauvreté.

S’opposer à cette réforme, c’est croire qu’un autre accompagnement est possible

Avec cette réforme du RSA – et les expérimentations lancées dans 18 territoires – le gouvernement dit vouloir « mieux accompagner » les allocataires. Or, généraliser ce type de dispositif à deux millions d’allocataires supposerait, pour le service public de l’emploi, un effort massif qui interroge au moment où le gouvernement annonce plusieurs milliards d’économies dans les dépenses publiques.

Car, 15 heures d’activités par semaine pour 2 millions d’allocataires, cela représente 30 millions d’heures d’activités hebdomadaires. Où sont-elles ? Quelles sont les structures et les entreprises qui vont les proposer ? Qui va faire le lien entre ces dernières et les allocataires, alors même que les travailleurs sociaux ne sont déjà pas assez nombreux ?

Même avec de la bonne volonté, les agents de pôle emploi ne risquent-ils pas de tomber dans une logique comptable, qui risquerait d’entraîner la radiation massive d’allocataires et nourrir un peu plus encore la maltraitance institutionnelle ?

Rappelons que si l’accès à l’emploi est un levier essentiel de la lutte contre la pauvreté, il n’est pas la seule voie de sortie : nous devons défendre l’accès de tous au logement, aux soins, à l’éducation et aux autres droits fondamentaux, indissociables du droit à l’emploi.

Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est croire que d’autres solutions existent : c’est militer pour un véritable accompagnement basé sur la confiance, la reconnaissance des talents et des compétences des personnes.

 

  publié le 25 mai 2023

Renouveler le combat antifasciste

Par Clémentine Autain sur www.regards.fr

Projet d’attentat, incendie du domicile d’un élu, manifestation de néo-nazis... Pendant que l’extrême droite s’active librement, la Macronie préfère diaboliser la gauche. Ça commence à faire beaucoup. Ça finit par faire sens.

Le maire de Saint-Brévin-les-Pins est le symbole d’une démission. Je ne parle pas hélas de la sienne mais de celle de l’État. Je parle d’une démission politique. Sous la menace et l’intimidation, Yannick Morez vient de jeter l’éponge en fustigeant « le manque de soutien de l’État ». Après un incendie criminel qui a touché son domicile, la peur pour sa vie et celle de sa famille l’a emporté. Le déménagement d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile avait suscité la mobilisation de riverains chauffés à blanc par l’extrême droite. Et le gouvernement a laissé faire. Il regarde ailleurs, trop occupé à mettre en garde à vue les manifestants contre sa réforme des retraites.

Ce choix des priorités, nous l’avons aussi vu à l’œuvre le 29 avril dernier, lors de la finale de Coupe de France de football. La Macronie s’affairait à confisquer des cartons rouges à l’entrée du Stade de France pendant que des hooligans néonazis tabassaient l’assistant parlementaire de ma collègue Aurélie Trouvé. Théo avait tenté de filmer leurs agressions racistes à la sortie du métro. Sans doute trop concentré sur la condamnation des casserolades, le ministre de l’Intérieur n’a pas pris le temps de dénoncer ces faits gravissimes et d’interroger les priorités en matière de « maintien de l’ordre ». Un silence signifiant.

Le 6 mai, des néo-nazis cagoulés et arborant des drapeaux noirs ornés de croix celtiques manifestent en nombre dans Paris, en présence de deux proches de Marine Le Pen. Rien d’interdit, pas de dispositif policier inédit, contrairement par exemple à la mobilisation spontanée après l’annonce du 49.3 sur les retraites. La manifestation de cette jeunesse hitlérienne s’est prolongée par une soirée dans les Yvelines, à l’espace municipal – et donc public – de Saint-Cyr-l’École. Le flyer de l’événement était intitulé « Honneur et fidélité », reprenant la devise nationale-socialiste de la SS. Des chants néonazis ont été entonnés dans la salle portant le nom de Simone Veil. Et pourtant, le gouvernement, si prompt à réagir au sujet des manifestations contre sa politique, a une fois de plus brillé par son silence assourdissant.

Last but not least, Politis vient de médiatiser l’affaire « WaffenKraft », projet d’attentats impulsé par un gendarme néonazi. Je vous recommande la lecture glaçante du récit de cette opération, prise au départ bien à la légère par l’État avant qu’elle ne débouche sur un procès aux assises en juin prochain. Le petit groupe terroriste s’entraîne cagoulé avec des tirs de kalachnikovs entre deux saluts nazis. Le meneur, Alexandre G., se revendique d’un « nationalisme encore plus violent que celui de Hitler ». Dans leur viseur : les musulmans et les juifs, mais aussi « les traîtres marxistes communistes ». Les cibles se précisent : Jean-Luc Mélenchon et le rappeur Médine, le Crif et la Licra. Et pourtant, elles ne seront pas prévenues. Même le leader de l’opposition de gauche n’a pas été averti de ce projet d’attentat contre lui. Invraisemblable. Inhumain. Et depuis l’article de Politis, on attend toujours les réactions au sommet de l’État. Une nouvelle fois, silence radio.

Ça commence à faire beaucoup.

Ça finit par faire sens.

Ces faits d’une suprême gravité indiquent le « deux poids/deux mesures » dans le traitement policier et la communication du gouvernement vis-à-vis des manifestants, troubles à l’ordre public et violences. L’extrême droite n’est pas dans le viseur de la Macronie qui est mutique sur son activisme dangereux et attentatoire à nos principes républicains les plus élémentaires. Si elle laisse tranquille ses franges radicalisées qui se sentent pousser des ailes, les opposants progressistes à sa politique sont au cœur de son dispositif répressif et de ses éléments de langage qui visent à délégitimer. Ce n’est pas banal dans un État qui se prétend de droit. Ce n’est pas anodin de la part d’un camp politique qui a gagné la présidentielle d’abord par rejet de l’extrême droite au pouvoir.

La Macronie a gagné la présidentielle d’abord par un vote de rejet à l’égard de Le Pen. Et pourtant, elle porte une responsabilité hallucinante dans la percée de l’extrême droite. Par sa politique néolibérale qui crée le terreau du ressentiment, carburant du RN mais aussi des milices néo-nazis. Par sa pente autoritaire et sécuritaire qui remet en cause l’État de droit.

La mécanique à l’œuvre est plus profonde et mérite d’être bien comprise. Car voilà des années et des années que la garde a baissé vis-à-vis de l’extrême droite. Tout un univers de mots et de pratiques à son égard a évolué pour en arriver à la banalisation des idées du clan Le Pen et au détournement du regard quant à l’activisme terroriste d’extrême droite qui avance. Et, point d’orgue de ce glissement, pour accompagner la démission du combat antifasciste, nous assistons aujourd’hui à une tentative de diabolisation du camp progressiste. Un renversement historique de normes est à l’œuvre et nous ne devons pas nous-même regarder ailleurs.

L’une des marques de fabrique historique du fascisme, c’est qu’il avance masqué. De ce point de vue, Marine Le Pen est une excellente élève. Sur le fond, elle a gommé les outrances verbales, elle assume l’opportunisme programmatique le plus crasse, elle triangule en chassant sur les terres de gauche. Sur la forme, elle a su changer le profil de son mouvement devenu RN et non plus FN, se fondre dans le paysage médiatico-institutionnel, donner des gages de « respectabilité ». Là où son père multipliait les expressions de colère, la fille a développé une sorte de « positive attitude », elle qui confie à Paris Match que ses chats lui donnent « énormément de douceur dans ce monde de brutes ». Jean-Marie Le Pen aimait cliver, Marine Le Pen ne cesse de rechercher un profil d’union. Pour élargir son assiette électorale, la leader du RN préfère qu’on l’appelle « Marine » et vise une forme de neutralité [1]. Or, nombre de ceux qui prétendent combattre ses idées ont donné une onction à cette mutation. Ils ont abaissé la vigilance sur les agissements des courants radicalisés d’extrême droite et leurs liens avec le clan Le Pen. Et ils ont eux-mêmes dévalé la pente de conceptions si chères à la droite néo-fascisante. En renforçant les lois sécuritaires, l’autoritarisme de l’État et la chasse aux migrants, le gouvernement et ses alliés contribuent à banaliser l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, et leur préparent même consciencieusement le terrain.

Jamais il ne faut s’habituer, jamais il ne faut minimiser l’idéologie néo-fascisante. Comprendre la violence intrinsèque de son projet est essentiel. Vouloir la régénération de la nation, sa purification, et donc chasser une partie de la population en raison de son origine, de sa culture, de sa couleur de peau, c’est assurément déboucher sur un régime de violences, un système de terreur, un appareil d’État toujours plus répressif. S’appuyer sur un ordre de nature, c’est forcément déboucher sur l’ordre des sexes et des sexualités. Chercher à mettre fin aux oppositions politiques au nom de l’unité d’une communauté imaginaire, c’est évidemment en finir avec la démocratie. C’est pourquoi l’extrême droite porte en germe le fascisme [2].

Les mots employés ont progressivement mis à distance la profondeur de la menace qui se joue à l’échelle internationale, du « déjà-là » néofasciste. Trump, Orban, Bolsonaro, Netanyahou, Meloni… cette vague anti-démocratique et extrêmement réactionnaire, pétrie de racisme, de sexisme et de climato-scepticisme, est un poison pour l’humanité. Le terme de « populisme » pour les qualifier a d’abord brouillé les pistes, en mettant dans le même sac les tenants d’idéologies radicalement opposées, en donnant une forme d’onction populaire. « L’illibéralisme » a lui aussi été détourné de sa conception première pour définir ces régimes qui fleurissent à travers le monde. Quand tout est fait pour flouter le réel, il faut ajuster les lunettes de la lucidité : la barbarie est à nos portes.

En France, la Macronie a gagné la présidentielle d’abord par un vote de rejet à l’égard de Le Pen. Et pourtant, elle porte une responsabilité hallucinante dans la percée de l’extrême droite. Par sa politique néolibérale qui crée le terreau du ressentiment, carburant du RN mais aussi des milices néo-nazis. Par sa pente autoritaire et sécuritaire qui remet en cause l’État de droit. Par son calcul électoral dangereux et malsain, visant à se retrouver au second tour contre le RN pour espérer l’emporter – ce qui donne concrètement une offensive contre la Nupes, devenue ennemie numéro 1 du pouvoir en place. Par sa faiblesse coupable dans les discours et dans les actes à l’égard des agissements les plus anti-démocratiques de l’extrême droite.

Nous ne gagnerons pas en constituant un front avec ceux qui marchent dans leur pas en sapant la promesse républicaine et l’État de droit, en bafouant la démocratie, en imposant des politiques nourrissant les inégalités. L’antidote est ailleurs. Il est dans le renouveau du combat antifasciste et la bataille acharnée pour unir les forces sociales et écologistes qui tracent le chemin de la liberté véritable.

Notes

[1] Voir Raphaël Llorca, Les nouveaux masques de l’extrême droite, Fondation Jean Jaurès, Éditions de l’Aube, 2022

[2] Voir Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, 2018.

  publiéle 2 mai 2023

Au Havre,
un 1er Mai antifasciste

Hugo Boursier  sur www.politis.fr

Contre le Rassemblement national qui organisait sa « fête de la nation » dans la ville portuaire, une vingtaine d’associations ont tenu une « contre-fête » en plus du traditionnel cortège en solidarité avec les travailleurs et travailleuses. Reportage.

Des terres ouvrières, un port français face à une Manche traversée par le commerce mondial, et un avertissement au maire Horizons, Édouard Philippe, potentiel candidat pour les élections présidentielles de 2027. Le plan de communication de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, président du Rassemblement national, devait être réglé comme du papier à musique. Et pourtant. Au Havre, ce sont les 4 800 manifestants venus célébrer les travailleurs et travailleuses, en ce 1er Mai, qui se sont fait entendre à travers la ville. C’est trois fois plus qu’en 2022, où s’étaient rassemblées entre 1300 et 1500 personnes.

Imaginée par l’eurodéputé RN pour remplacer la traditionnelle gerbe de fleurs déposée depuis 1979 au pied de la statue de Jeanne d’Arc, à Paris, la « fête de la nation » n’a finalement pas pris. Bunkerisé dans un carré des Docks surveillé par le service d’ordre du parti, les DPS, l’événement, ramassé en quatre petites heures, a rassemblé trois fois moins de personnes que celui organisé par les syndicats et les associations.

Sous haute surveillance policière, et d’un drone dont l’utilisation a été limitée au Havre par le tribunal administratif, mais pas interdite, une soixantaine de manifestants ont tenté de rejoindre l’événement. Les CRS les ont dispersés en utilisant du gaz lacrymogène. Une personne s’est vue administrer un coup de matraque au visage. 

Une fois à l’intérieur de l’enceinte, la mise en scène se voulait « conviviale, comme en famille », selon les mots du député de la Moselle, Laurent Jacobelli. L’idée : montrer aux invités, constitués d’élus, de cadres ou de jeunes militants du RN ayant déboursé 20 euros, que le parti était bien celui des travailleurs populaires, en ce 1er Mai. La treizième journée de manifestation contre la réforme des retraites à l’appel de l’intersyndicale, qui se tenait pourtant le même jour, n’a pas été évoquée une seule fois.

Vin, terrine de canard et « crise civilisationnelle »

Dans le prolongement des longues tables bleu-blanc-rouge encombrées de vin, de terrine de canard et de volaille, Sébastien Chenu, vice-président de l’Assemblée nationale, a vanté le groupe RN qui siège au Palais Bourbon. « Le plus actif, le plus présent », s’est-il enthousiasmé devant un public à la bouche pleine.

Alors que le cadre du parti continuait d’égrainer lourdement les propositions de lois des députés RN, Jordan Bardella s’est inquiété par message auprès d’un de ses conseillers. Sébastien Chenu serait-il déjà « en campagne interne » ? « Le congrès est dans 3 ans, mais il faut commencer tôt ! », grince le conseiller auprès de l’eurodéputé RN, Jean-Lin Lacapelle. Ambiance.

Après l’interminable Sébastien Chenu, c’est au tour de Marine Le Pen de ressasser les mêmes hantises habituelles : « la crise civilisationnelle », « l’arme de fragmentation massive » que serait l’intersectionnalité, et cette « secte » de wokisme, en plus d’un Macron, unique « cause de nos maux », d’après elle.

En ce jour de « fête du travail et de la patrie », elle n’a pas réfléchi à de nouvelles propositions, ni à la moindre analyse neuve sur la séquence actuelle. Preuve d’une gêne vis-à-vis d’un mouvement social qui lui est opposé ? Sur une ligne de crête, l’ancienne candidate RN a préféré ressortir son programme de 2022. Son clip de campagne a même été diffusé.

Marine Le Pen maquille la discrétion dont on l’accuse depuis le 19 janvier en posture pacificatrice face aux « vociférantes » oppositions. À peine a-t-elle dessiné cette fumeuse « paix sociale », que son équipe vendait à chaque bâillement des convives, comme un « contrat passé avec le pays » basé sur « un engagement pour les entreprises, pour les salariés qui maintiennent seulement leur survie, et pour les cotisants ». Comprenne qui pourra.

« Casse-toi Bardella ! »

Ce manque d’imagination n’aurait pas surpris Stéphane Fourrier. Quelques heures plus tôt, alors que le défilé du 1er Mai grossissait autour de la Maison des Syndicats, l’enseignant syndiqué à la FSU observait du bleu de ses yeux rieurs le cortège des travailleurs sans-papiers. « Le Rassemblement national est incapable de proposer quoi que ce soit. Quand on regarde de près ce que leur groupe a voté à l’Assemblée, on constate qu’ils ont été contre l’augmentation du Smic, contre l’interdiction des jets-privés, etc. Bref : le RN vote toujours contre l’intérêt des travailleurs », explique-t-il.

Vous imaginez une Le Pen déambuler ici ? C’est impossible. Parce que la culture ouvrière du Havre est profondément antifasciste.

Ce mythe du parti d’extrême droite autoproclamé « parti des ouvriers » est à déconstruire. Michel, chauffeur-routier né au Havre, n’a de cesse de le répéter à ses collègues. « Marine Le Pen nous ment quand elle sort ces conneries. Après elle ose venir ici ? Je ne peux pas l’accepter », pointe-t-il du doigt, alors que le cortège CFDT lance des « c’est qui les casseurs, c’est eux, dehors ce gouvernement ».

Une fois arrivée sous les deux arches que forme la Catène de containers, monument typique du Havre depuis la transformation du port industriel, la foule a pu se disperser entre la scène et les différents stands des associations. « Vous imaginez une Le Pen déambuler ici ? C’est impossible. Pourquoi ? Parce que la culture ouvrière du Havre est profondément antifasciste », lance Olivier, dont plusieurs membres de sa famille travaillent au port.

Si le combat contre la retraite n’est « pas terminé », estime Marie-Laure Tirelle, responsable de l’union départementale de l’Unsa, il s’agissait aussi de montrer qu’au Havre, « on n’est absolument contre la venue du RN ». Du chamboule-tout à l’effigie d’Emmanuel Macron et de sa rivale d’extrême droite jusqu’aux harangues des artistes sur scène, la « contre-fête » tenait sur ses deux jambes : la fête des travailleurs contre la réforme des retraites, d’un côté, et la lutte antiraciste de l’autre.

Cette « intersectionnalité », pointée du doigt deux kilomètres plus loin au banquet-meeting du RN, fait la fierté de Médine – grande star locale et dernier artiste de la journée. « Les cadres du RN ont très peur de ce qui est incarné ici : la convergence des luttes syndicalistes, antiracistes, LGBTQI. J’essaie d’incarner ce croisement moi aussi, et je viens le célébrer ici », analyse celui dont les dates de tournée n’arrivent pas à être empêchées par les élus RN. « Quand on est populaire, comme s’estime Marine Le Pen, on marche dans la rue, on rencontre les gens. C’est exactement ce qu’elle n’a pas fait ».

Après les célèbres « Médine France » et « La France au Rap Français », c’est la très attendue « Puissance du Port du Havre » qui a retourné la foule. Jusqu’à faire tomber les barrières séparant la scène du public. « Il faut retenir ça : aujourd’hui, on a fait tomber les barrières, on est ensemble », lance Médine, comme un message antifasciste contre la venue du RN au Havre.

   publié le 2 mai 2023

À Mayotte, l’opération « Wuambushu » a très vite montré ses limites

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Elle était attendue par les uns, redoutée par les autres. En une semaine, l’opération « Wuambushu » a essuyé plusieurs revers et surtout attisé les tensions avec la population.

Il y a d’abord eu cette première démolition, prévue dans le quartier de Talus 2 à Majicavo (au nord de Mamoudzou), mais annulée par la justice. Les cases en tôle visées par l’opération avaient pourtant déjà été numérotées et une permanence avait été lancée pour proposer des solutions d’hébergement à une partie des habitant·es.

« La destruction des habitations des requérants, conséquence de la décision de l’administration, est manifestement irrégulière », a pointé la juge des référés dans son ordonnance, relevant une « voie de fait » et expliquant que l’opération de démolition pourrait avoir un « impact certain sur la sûreté » des habitant·es.

Cette même juge, également présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte, a dans la foulée été prise pour cible par les partisans les plus acharnés de l’opération « Wuambushu », préparée par Gérald Darmanin pour démolir les bidonvilles, traquer les jeunes dits « délinquants » et expulser les sans-papiers.

Le Figaro et Europe 1, puis Valeurs actuelles, n’ont ainsi pas hésité à publier le portrait de la juge, en mentionnant son nom et en remettant en cause son impartialité au prétexte d’une vieille adhésion au Syndicat de la magistrature, alors que la justice était déjà pointée du doigt par des collectifs mahorais l’estimant trop « laxiste » avec les auteurs de crimes et délits sur l’île.

« On ne peut être juge et partie. Quand on est juge, on se respecte. Le harcèlement judiciaire coordonné entre les droits-de-l’hommistes et certains magistrats partisans, ça ne passera pas », a tweeté le député Les Républicains de la deuxième circonscription de Mayotte, Mansour Kamardine, en réaction à l’article d’Europe 1.

Des expulsions bloquées par les Comores

Le procureur de la République, Yann Le Bris, a très vite apporté son soutien à la présidente du tribunal, expliquant que la justice devait « pouvoir travailler sereinement dans le respect du droit ». « Cela peut inquiéter d’autres magistrats qui seraient amenés à prendre des décisions en lien avec Wuambushu », alerte un haut fonctionnaire basé à Mayotte.

Il y a eu ensuite le fameux bateau baptisé Maria Galanta, censé reconduire les personnes en situation irrégulière depuis les centres de rétention administrative (CRA) jusqu’aux Comores. Mais il fut contraint de rebrousser chemin avant même de dépasser les eaux territoriales françaises car les ports comoriens gardaient portes closes.

« Mercredi, treize personnes devaient être éloignées vers les Comores, relate une avocate. Le bateau est parti dans la matinée et est revenu en début d’après-midi à Mayotte. Elles ont de nouveau été enfermées au CRA puis libérées sur décision du juge des libertés et de la détention dans la nuit. »

Jeudi, l’Union des Comores a annoncé la reprise des rotations, mais sans accepter « aucun refoulé » de Mayotte, « sous peine de retirer la licence à la compagnie [SGTM – ndlr] » détenant le Maria Galanta. Celle-ci a annoncé dans la foulée suspendre toute rotation dans le contexte actuel.

Alors que l’opération Wuambushu devait permettre des expulsions massives de Comorien·nes basé·es à Mayotte parfois depuis des dizaines d’années – entre 70 et 80 personnes sont déjà éloignées chaque jour en moyenne tout au long de l’année –  ces multiples rebondissements sont le signe d’un échec cuisant pour les autorités préfectorales et le ministère de l’intérieur.

En parallèle, le CRA de Petite-Terre, d’une capacité maximale de 136 places, était occupé par environ cent personnes cette semaine. Pour les besoins de Wuambushu, un nouveau local de rétention administrative (LRA) – sorte d’intermédiaire visant à placer des personnes en rétention en attendant leur transfert en CRA – était quasiment vide deux jours après son ouverture, comme a pu le constater Mediapart, démontrant que les interpellations ne sont pas plus nombreuses que d’habitude (soit parce que les personnes sans papiers se sont cachées par peur d’être contrôlées, soit parce que les éloignements étaient tout bonnement impossibles cette semaine).

Une démolition en guise de coup de com’ pour le préfet

Pour redonner de l’élan à l’opération Wuambushu et tenter de rassurer, tôt dans la matinée de jeudi, une démolition de maisons en dur était lancée à Longoni, au nord de Mayotte, puis annoncée en grande pompe par le préfet de Mayotte, Thierry Suquet, lors d’une conférence de presse organisée sur le site d’un futur lycée professionnel, où un chantier a déjà débuté et pour lequel un arrêté de démolition avait été pris dans le cadre de la loi Élan.

Oui mais voilà : cette démolition n’avait rien à voir avec Wuambushu, et les habitations concernées étaient déjà vides depuis quelque temps. Seules quelques familles y avaient des élevages mais ont été prévenues en amont de la démolition pour pouvoir les récupérer. L’occasion – un brin théâtralisée – pour le préfet de montrer que l’État « agit », après le revers essuyé lundi soir au tribunal judiciaire de Mamoudzou.

Impatients, près d’un millier de citoyens de Mayotte organisaient une manifestation pro-Wuambushu à Chirongui, jeudi matin, pour réclamer des résultats « concrets » au gouvernement français. « Ra Hachiri » (« Nous sommes vigilants »), scandait la foule, composée de divers collectifs citoyens.

Moussa*, issu d’une famille mixte – mère mahoraise, père comorien – assume soutenir l’opération « parce que Mayotte est en crise et ne peut pas accueillir tout le monde ». Mais il veut tempérer le discours de nombreux habitants de Mayotte qui n’hésitent pas « à mettre tout le monde dans le même sac » : « On a un gros problème de délinquance ici, mais il ne faut pas pointer du doigt uniquement les Comoriens, parce qu’il y a aussi des Anjouanais, des Mohéliens et même des Mahorais. »

Sur les réseaux sociaux, les messages de haine pleuvent depuis des semaines, appelant à répondre par la force, traitant les Comoriens et Anjouanais de « cafards » ou de « terroristes ». Les rares messages venant apporter de la nuance suscitent un tollé.

« Si on veut vraiment vivre en paix et en sécurité, ce n’est pas par la force que nous allons trouver une solution. Un dialogue sérieux entre résidents de l’île sans distinction de race, d’origine ou de religion est primordial », suggère Nayi. « NOUS NE NÉGOCIONS PAS AVEC LES TERRORISTES », lui répond Saïd. « Chacun chez soi ! », enchaîne Patrik. Et Ali d’ironiser : « Qu’ils rentrent chez eux et on discutera après par visio ! »

Les pour et les contre

Dans un café de Mamoudzou, nous retrouvons Frédéric, un « mzungu » (« blanc » en shimaoré) basé à Mayotte depuis plusieurs années. Il se dit révolté par les violations du droit à Mayotte, par toutes ces expulsions vers les Comores qui se font parfois avant même qu’une audience ne se tienne au tribunal en cas de recours, par cette politique du chiffre qui guide aujourd’hui la préfecture et l’État. « Wuambushu, pour moi, ce n’est qu’une petite cerise sur le gâteau. Ce n’est rien d’exceptionnel par rapport à tout ce qui se passe ici chaque jour. »

« Et qu’est-ce que vous faites de toutes les personnes agressées à Mayotte ?! », s’emporte un Mahorais attablé derrière lui. « Moi, je suis père de famille et on m’a pointé une bouteille cassée à la gorge pour que j’aille retirer de l’argent. Je les ai suppliés, je me suis chié dessus. C’étaient des jeunes avec une carte de séjour, inscrits à la fac de Dembéni. Je suis passé en jugement et il n’y a rien eu. Ils n’ont pas été condamnés car il paraît qu’ils étaient novices. »

Enfant d’un père immigré originaire d’Anjouan, il a longtemps milité dans des associations en faveur de l’insertion des jeunes, « peu importe leur profil ».

« Aujourd’hui, je travaille à l’hôpital et il ne se passe pas un jour sans qu’on ne reçoive des patients avec une main ou un bras coupé après une agression. Alors oui, on a besoin d’une opération comme Wuambushu.

Et que faites-vous des mères et enfants innocents qui vont être les premières victimes des démolitions et des expulsions, rétorque Frédéric. Au lieu de faire un Wuambushu où on va dégager tout le monde, on devrait organiser une opération qui cible les délinquants uniquement, qui sont souvent des mineurs isolés non expulsables. Là, on va virer des gens et garder nos délinquants.

Ça m’attriste autant que vous. Je n’accuse pas les étrangers mais tous ceux qui ne s’occupent pas de leurs enfants. Ça fait mal de voir cette jeunesse errer comme ça. Mais on a des gamins qui rentrent à la maison et disent ne plus vouloir aller à l’école parce qu’ils ont été agressés dans le bus scolaire. Ça me tue d’entendre des magistrats, des médecins ou droits-de-l’hommistes venir dire que Wuambushu, cest pas bien. Il faut frapper fort. Et si nous, victimes, on n’a pas de justice, je ne vois pas pourquoi les autres y auraient droit », conclut-il.

Une nouvelle manifestation des pro-Wuambushu s’est tenue à Mamoudzou samedi. L’opération a aussi créé des tensions dans plusieurs quartiers de Mayotte, comme à Majicavo, Doujani et Tsoundzou, où les renforts de police ont parfois été perçus comme le signe d’un potentiel « décasage » à venir, et où des groupes de jeunes ont choisi de les affronter.

Des forces de l’ordre déjà dépassées

« Je ne les défends pas, ils ont même cassé notre voiture parce qu’ils auraient voulu qu’on aille se battre avec eux, raconte une habitante de Doujani. Mais il faut les comprendre : ils défendent leurs parents et leur maison. Personne ne vient leur parler. Au lieu de ça, on leur envoie la police qui agit n’importe comment. »

« Il y a une stratégie de mise sous pression des habitants, relève le haut fonctionnaire déjà cité. On envoie par exemple des pelleteuses à Kawéni alors qu’il ne va pas forcément y avoir de décasage là-bas. » Pour lui, la forte présence policière, qui tendait à rassurer les habitant·es de Mayotte pro-Wuambushu au départ, ne veut plus rien dire.

« Les gens s’inquiétaient de ce qui adviendrait quand ils partiraient ; mais finalement, ça ne va pas même quand ils sont là. C’est même pire : on se demande chaque soir dans quel quartier ça va péter. L’opération attise clairement les tensions avec les jeunes. »

Les renforts de police et de gendarmerie ont été envoyés « les doigts dans le nez », persuadés qu’ils pourraient reproduire ici ce qu’ils faisaient « en banlieue ». « Force est de constater qu’ils n’y arrivent pas, tacle le haut fonctionnaire, redoutant des violences policières. Ils ne connaissent pas les lieux, c’est très vallonné et il fait nuit tôt. Ils ont déjà l’air fatigués. » Pour le moment, conclut-il, c’est un « échec » : « Il n’y a pas de décasage, pas de reconduite sur fond de bordel diplomatique avec les Comores, pas d’impact particulier sur les arrestations malgré ce que dit Darmanin. »

Face à tant de déconvenues, Gérald Darmanin a réaffirmé vendredi, s’enfonçant encore un peu plus dans le déni, sa volonté de mener coûte que coûte l’opération Wuambushu, expliquant que cela prendra « le temps qu’il faudra » et qu’il « laissera le nombre de policiers et gendarmes qu’il faudra » pour permettre à Mayotte de redevenir une « île normale ». Il s’est aussi vanté de voir que « depuis trois jours et pour la première fois dans l’histoire de la République, l n’y avait plus de kwassa-kwassa partant des Comores vers Mayotte ».

   publié le 1° mai 2023

2,3 millions de manifestants dans toute la France, un 1er Mai historique

 Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Il y a eu 550.000 manifestants à Paris selon la CGT. Le stand du PCF dans le cortège parisien a été visé avec un engin incendiaire, lorsqu'un cortège avec des slogans hostiles au PCF passait. Des tensions émaillent le cortège dans la capitale avec des charges policières à peine la manifestation partie, tandis qu'un important "black bloc" s'est formé en tête. Destruction également du stand de Siné-mensuel.

Ce 1er mai 2023, Journée internationale des travailleurs, s’annonce d’ores et déjà historique. Par sa dimension rassembleuse d’abord, avec un appel commun des huit organisations syndicales du pays à ­rejoindre les cortèges. Ce cadre unitaire est rarissime : en 2012, par exemple, une intersyndicale appelait également à la mobilisation, mais sans Force ouvrière, ni la CFTC.

Pour 64% des Français, la contestation sociale doit se poursuivre

Cette nouvelle manifestation intervient dans un contexte social explosif, après le passage en force d’Emmanuel Macron au Parlement sur la réforme des retraites et la présentation, mercredi 26 avril, de la nouvelle feuille de route gouvernementale.

Sans avancer de chiffres, les centrales espèrent une journée de mobilisation massive : près de 300 rassemblements sont d’ores et déjà prévus, contre environ 200 à l’ordinaire. « Nous sentons une montée en puissance des manifestations, avec une volonté recherchée de rassembler au plus près des bassins d’emploi, explique Thierry Pettavino, chargé de la coordination des luttes à la CGT. Ce qui se joue, c’est la poursuite du mouvement. »

D’ailleurs, pour 64 % des Français, selon l’institut Elabe, la contestation sociale doit se poursuivre. « Une première victoire est d’avoir identifié, à nouveau, le 1er Mai comme une date de mobilisation sociale et de solidarité internationale », assure Thomas Vacheron, secrétaire confédéral CGT. Ainsi, plusieurs dizaines de délégations internationales défileront dans le cortège parisien. Seront ainsi présents Esther Lynch, ­secrétaire générale de Confédération européenne des ­syndicats (CES) , et Éric Manzi, pour la Confédération syndicale internationale (CSI).

La non-application de la réforme est possible

CPE. Trois lettres pour un projet de loi, contesté par un fort mouvement social en 2006, qui n’est jamais entré en vigueur. Le contrat première embauche (CPE) est l’exemple cité par l’intersyndicale après la promulgation de la ­réforme des retraites, le 15 avril.

De fait, la publication du texte, validé par le Conseil constitutionnel, au Journal ­officiel écarte la possibilité de contraindre le président de la République à recourir à l’article 10 pour renvoyer le projet devant les députés. « Dès lors, si vous voulez revenir devant le Parlement, il faut déposer un nouveau projet de loi et reprendre le fil dès le début », précise le constitutionnaliste Benjamin Morel.

Pour autant, comme pour le CPE, la contestation sociale peut forcer le président de la République à ne pas publier les décrets d’application.

Seconde demande de RIP déposée par les parlementaire de gauche

Sur le plan parlementaire, les oppositions veulent maintenir la pression sur l’exécutif, désireux de clore la séquence. Une seconde demande de référendum d’initiative partagée (RIP), visant à ne pas repousser l’âge de départ à la retraite après 62 ans, a été déposée par les parlementaires de gauche.

« Mais cette requête reprend l’article unique de la première demande, déjà censurée par le Conseil constitutionnel au motif qu’elle n’apportait pas de changement du droit, tempère Benjamin Morel, accompagné d’un second article visant à moduler les taux de CSG. Or, la jurisprudence issue du RIP sur les superprofits précise que la variation de taux n’est pas en soi une réforme. »

Les sages rendront leur avis le 3 mai. La réussite du 1er Mai pourrait ainsi accroître la pression populaire pour une issue démocratique à cette crise. De plus, les oppositions ont toujours la possibilité de déposer des propositions de loi visant à abroger la réforme. Au Sénat, le groupe communiste a déposé un texte en ce sens. Les députés seront également amenés à se positionner sur la proposition du groupe centriste Liot, le 8 juin, lors de sa niche parlementaire.

Le mouvement renouvelle ses modes d’action

Le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, empêché de descendre de son TGV à Paris, après un déplacement houleux à Lyon ; celui de la Santé, François Braun, hué et accueilli par un concert de sirènes d’ambulance lors de la visite du CHU de Poitiers ; les équipes d’Emmanuel Macron, qui prévoient un groupe électrogène de secours, en cas de coupure d’électricité durant les tournées présidentielles… À l’approche du 1er Mai, la contestation sociale a changé de nature.

La casserole, utilisée par des manifestants pour protester durant l’allocution élyséenne du 17 avril, est devenue le symbole de ces actions coups de poing. « Il était hors de question d’entendre le faux bilan d’Emmanuel Macron, et nous voulions faire comprendre que la mobilisation contre la réforme des retraites n’allait pas sonner son glas », assure Youlie Yamamoto, d’Attac.

L’organisation est à l’initiative de ces « casserolades », après un « un week-end du 15 avril sous le choc de la validation, puis de la promulgation », reconnaît la porte-parole de l’association, pour qui des actions parfois symboliques, mais qui apportent du sens, permettent de donner un nouveau souffle à la contestation. Preuve en est les « 100 jours de zbeul » (« désordre » – NDLR), un classement fait par le syndicat Solidaires informatique qui récompense les départements les plus opposés à la réforme.

Vendredi 21 avril, à Paris, des militants de la fédération CGT Info.com ont fait le tour de l’Élysée avec un camion affichant une banderole « Macron démission ». Dans la foulée, des syndicalistes de la culture et de la fonction publique ont envahi le musée d’Orsay. La fédération CGT des mines-énergie, elle, s’est lancée dans une « grèvilla », pour « 100 jours de colère ».

L’intersyndicale réclame une refonte de la démocratie sociale

« La réforme de 2017 a fait une confiance aveugle aux employeurs pour concrétiser les objectifs affichés par les ordonnances, tout en leur donnant les moyens d’y échapper. Ce “en même temps” a fait une victime : la qualité du dialogue social », déclarait Laurent Berger, le 7 janvier, résumant le fossé entre les syndicats et le pouvoir macroniste.

Le secrétaire général de la CFDT dénonçait ainsi la fusion des comités d’entreprise, des CHSCT et des délégués du personnel au sein des comités sociaux et économiques (CSE). « La conséquence directe a été une réduction sans précédent du nombre d’élus du personnel et de leur pouvoir d’agir », analyse le sociologue Baptiste Giraud.

À l’heure où le couple exécutif assure tendre la main aux syndicats sur la future feuille de route gouvernementale, les centrales entendent pousser leur avantage. Selon un sondage Elabe du 6 avril, les syndicats sont désormais perçus à 52 % comme des éléments de dialogue (+ 12 points depuis janvier 2020) et non de « blocage » (46 %, - 13 points).

La CFDT porte 10 propositions visant à redonner du pouvoir aux élus du personnel, dont la désignation de représentants de proximité dans les sociétés comptant plusieurs sites ou encore l’augmentation du crédit d’heures de délégation. Dans l’immédiat, la CGT appelle à la remise en place des instances supprimées en 2017 et à la suspension « de l’ensemble des accords régressifs », dont les ruptures conventionnelles collectives.

Les travailleurs à l’offensive pour les salaires

L’absence de journée de mobilisation interprofessionnelle, depuis le 13 avril, a mis en lumière les luttes sociales dans les entreprises, en lien avec les salaires. Outre leur multiplication dans les Ephad, l’exemple le plus marquant est la lutte des salariés de Vertbaudet, dans le Nord, en grève depuis le 20 mars.

« En réalité, les mobilisations liées aux salaires n’ont pas faibli depuis janvier, mais sont passées au second plan, assure Thomas Vacheron. La contestation sociale sur les retraites participe au rapport de force dans l’entreprise. » Et le secrétaire confédéral de citer l’exemple de l’entreprise Barbier, à Sainte-Sigolène (Haute-Loire), où les salariés ont obtenu 160 euros brut par mois d’augmentation. Un moyen pour les syndicats de mettre sur la table la question des salaires, grande absente de la feuille de route d’Élisabeth Borne. 

 

  pubié le 1° mai 2023

Poursuivre les luttes, après le 1er-Mai : « C’est gagné, des graines ont été semées »

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Pour les travailleurs et travailleuses mais, surtout, contre la réforme des retraites. Ce 1er-Mai s’annonce colossal à l’appel d’une intersyndicale unie. En trois mois, le mouvement social a permis à ses artisans de tisser des liens, parfois hors des sentiers syndicaux, pour maintenir la lutte et en construire de nouvelles, partout en France.

Un 1er-Mai « historique », « massif » et « inédit » pour l’intersyndicale, unitaire pour la première fois depuis quatorze ans. « Sans précédent », « vengeur » et porté par un sentiment « de rancune », du point de vue des renseignements territoriaux, dont la note, aux relents angoissants, a opportunément « fuité » dans la presse.

En 2022, entre 116 000 et 210 000 personnes avaient manifesté partout en France le 1er-Mai, dont 24 000 à 50 000 dans la capitale. Ce lundi, rien qu’à Paris, les autorités s’attendent à 80 000 à 100 00 personnes de la place de la République à celle de la Nation. Sur l’ensemble du pays, il pourrait y avoir davantage de défilés qu’en 2022 : jusqu’à 300 selon la CGT, contre 278 l’an dernier.

Des appels à manifester sont en effet lancés dans des petites et moyennes villes, peu habituées à accueillir des défilés du 1er-Mai. C’est la suite logique : depuis plus de trois mois, le mouvement social mobilise fortement « les territoires », comme l’exécutif aime à les qualifier.

Alès, Morlaix, Mende, Vierzon, Maubeuge, Flers… Beaucoup se sont distingués, des semaines durant. Mediapart s’est ainsi rendu dans une commune de l’Yonne, Charny-Orée-de-Puisaye et ses 500 habitant·es, qui a vu défiler le 23 mars sa première manif du siècle, « et peut-être même du précédent ». 110 personnes dans la rue, du jamais-vu. L’île d’Ouessant (Finistère), et ses 830 âmes hors saison, s’est également illustrée le 13 avril, agrégeant 180 manifestant·es, contre 169 une semaine plus tôt.

« C’est complètement dingue ! », s’enthousiasme Théo Roumier, syndicaliste Sud Éducation et partisan de « l’autogestion généralisée », dans les entreprises – et en dehors. « Ce qu’il s’est produit à Ouessant montre que des gens se sont causé, ont organisé ça ensemble », poursuit l’enseignant, selon qui « l’auto-organisation est la clef de la victoire et du rapport de force ».

Sur son blog, il décrypte : « L’enjeu de l’auto-organisation la plus généralisée qui soit est justement de dépasser le cadre des seuls effectifs syndiqués, pour lui permettre de remplir deux rôles – pratique et politique – s’alimentant l’un l’autre. »

Faire entendre la voix des privés d’emploi 

C’est précisément ce qui est en train de naître entre le Gard et l’Hérault, où une « assemblée des précaires du Sud-Cévennes » s’est montée courant février. Elle se réunit toutes les semaines dans un lieu autogéré de Pont-d’Hérault, un ancien faubourg ouvrier entre Ganges (Hérault) et Le Vigan (Gard).

« On se demandait comment s’inscrire dans le mouvement social, raconte Ilyess*, l’un des membres de l’assemblée. La réflexion de départ était de se dire que le mouvement venait beaucoup du monde du travail et qu’il manquait une voix : celle des précaires et des privés d’emploi. »

D’après Ilyess, le collectif rassemble des anciens « gilets jaunes » et des personnes engagées dans divers combats comme « la lutte écolo ou le soutien à l’Ukraine ». Leur point commun : « On est tous précaires », souligne l’ancien facteur, n’ayant connu que des contrats à durée déterminée. « Nous sommes au RSA, intermittents, en intérim, paysans cotisants, ou allocataires de l’allocation adulte handicapé, énumère Ilyess. Pour nous, la retraite à taux plein est une chimère. Nos carrières sont hachées et incomplètes. »

Pour nous, le mouvement social permet une chose rare : voir nos patelins se bouger autrement.

Outre la bataille des retraites, l’assemblée des précaires s’engage concrètement dans l’entraide, en proposant des coups de main aux personnes en difficulté avec des organismes (la CAF, Pôle emploi…) ou des propriétaires de logement.

Quant aux questions sociales, elles ne manquent pas : « Inflation, réformes du RSA et de l’assurance-chômage, création de France Travail, accession au logement... » comptent parmi les sujets importants pour le collectif, qui ne revendique aucun leader, ni bureau politique.

« On a beaucoup tracté dans les manifs et attiré de nouvelles personnes. On ressent une envie de militer, de s’organiser », souligne encore Ilyess. « Pour nous, le mouvement social permet une chose rare : voir nos patelins se bouger autrement », sourit-il. Dans le Gard, six défilés sont annoncés pour le 1er-Mai, contre quatre en 2022. 

Un mouvement plus ancré

« Des graines ont été semées », se réjouit Théo Roumier, de Sud Éducation, devant « l’ancrage des petites et moyennes villes » dans le mouvement social. Il raconte avoir également observé des frémissements réjouissants « dans les grosses manifs des grosses villes ». Il décrit des cortèges d’entreprises, non menés par des permanents syndicaux mais « par des gens d’une même boîte qui se sont vus, ont parlé, se sont organisés, ont fabriqué ensemble une banderole ». « Tout ceci est fin. C’est petit, c’est sensible mais j’y suis très attaché car c’est pris, c’est gagné », ajoute l’enseignant.

Pour lui, la lutte contre la réforme des retraites est « un mouvement d’opinion » dont il ne faut pas se contenter. « On a besoin d’un mouvement plus ancré mais ça ne se fait pas en cinq minutes ! Le cadre de l’auto-organisation doit reposer sur des militants ouverts à cette question, tout en sachant s’effacer devant un collectif de travail. Le maillage syndical est important mais ce qui est intéressant, c’est quand ça déborde sur des non-militants. »

Pas question, donc, d’opposer syndiqué·es et non-syndiqué·es, plutôt perçu·es comme complémentaires. L’assemblée des précaires du Sud-Cévennes en fait d’ailleurs l’expérience. « Certains d’entre nous participent aux réunions de l’intersyndicale, d’autres non. Nous avons fait notre petit bloc avec nos pancartes et nous marchons côte à côte, avec les syndicats en tête de cortège », décrit Ilyess. Le collectif était également présent lors de la visite d’Emmanuel Macron à Ganges, le 20 avril.

« Notre volonté est de faire plein de trucs avec l’intersyndicale, pas de s’en démarquer. Mais nous restons attachés à la diversité des gens et des pratiques. » Et de conclure : « Faire des manifs, des concerts de casseroles, danser, ou taper au portefeuille du capitalisme : à chacun son mode d’action ! Mais je sens une vraie envie de s’inscrire dans la durée. »

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