publié le 30 novembre 2022
Caroline Coq-Chodorge sr www.mediapart.fr
Covid, grippe, bronchiolite : l’hôpital public vacillant affronte trois épidémies. En pédiatrie, dix mille soignants interpellent le président de la République. Côté adultes, les urgentistes ont décidé de compter leurs morts sur les brancards. Et au même moment, les médecins libéraux lancent une grève et promettent 80 % de cabinets fermés
DeDe haut en bas, les coutures du système de santé craquent de toutes parts. Et la situation ne peut que se dégrader encore, alors que se conjuguent trois vagues épidémiques en pleine ascension.
La bronchiolite ne donne aucun signe d’infléchissement : la semaine dernière, trois mille enfants en bas âge ont été hospitalisés, un chiffre jamais atteint ces cinq dernières années. Déferle aussi la huitième vague de Covid, avec près de cinq mille hospitalisations sur les sept derniers jours. Si cette vague paraît pour l’instant modeste, c’est peut-être parce que la grippe est en train d’occuper le terrain : 1 742 personnes ont consulté pour des symptômes grippaux la semaine dernière, ce qui reste modeste, mais en très forte hausse (+ 50 % en une semaine).
Le ministre de la santé ne cesse, lui, de relativiser la situation de l’hôpital public, qui prend en charge la très grande majorité de ces malades qui débordent des services d’urgence. À notre micro vendredi, vendredi 18 novembre, interrogé sur la crise de la pédiatrie, François Braun préférait rappeler « ce qui va bien », ainsi que « l’excellence du modèle français ».
L’ex-urgentiste devenu ministre a longtemps présidé le syndicat Samu-Urgences de France, le plus représentatif dans la profession. Ses anciens confrères viennent de le rappeler à la dramatique réalité. François Braun, syndicaliste, avait imaginé en 2018 le « No Bed Challenge » : le décompte dans les services d’urgence des patients restés la nuit sur des brancards, faute de lits d’hospitalisation dans l’hôpital. L’indicateur a fait long feu : « On ne peut même plus le remplir. La situation est tellement grave, sur un temps si long, c’est du jamais-vu. Hier, on avait 40 malades sur des brancards aux urgences de Rennes, aujourd’hui 30, raconte le chef de service, le professeur Louis Soulat, par ailleurs vice-président du syndicat. Hier matin, il y avait 80 patients aux urgences, on ne savait plus où les mettre. »
Le nouveau président du syndicat, Marc Noizet, chef de service des urgences de Mulhouse, explique « avoir décidé de franchir une ligne rouge ». À partir du 1er décembre, tous les adhérents du syndicat sont invités à signaler à ce dernier tous les « morts inattendus » survenus aux urgences. « No Dead », c’est le nom de ce nouveau recensement. « Parce que nous ne voulons plus de ces morts, poursuit le docteur Noizet. Ce sont des personnes qui n’ont pas été identifiées comme étant en urgence vitale, qui sont souvent sur des brancards, dans des couloirs, depuis des heures, et qui décèdent de manière inattendue, explique le docteur Noizet. Ou encore tous ceux qui n’ont pas pu être sauvés parce que le Smur [le véhicule d’urgence des urgentistes – ndlr] n’est pas arrivé assez vite. Ces morts inattendues, il y en a toujours eu. Mais là, il y en beaucoup trop. Depuis trois ans, on nous dit qu’on est résilients. En réalité, on finit par accepter ce qui n’est pas acceptable. »
Des morts aux urgences à Saint-Malo, Grenoble, Rennes, Paris
Les services d’urgence bruissent de ces récits terrifiants de morts solitaires et indignes de personnes souvent très âgées. Il y a une semaine, un homme a été retrouvé mort aux urgences de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). À Grenoble est morte une femme qui attendait depuis trois jours, aux urgences, une hospitalisation en psychiatrie. Il y a deux semaines, aux urgences de Rennes, « un mort a été retrouvé sur un brancard, dans le couloir », s’étrangle le professeur Soulat.
« Ce n’est pas facile de communiquer sur ces morts, insiste le docteur Noizet. Parce qu’il va y avoir une enquête administrative derrière, qui pointe des responsables sans traiter les causes : le manque de personnels aux urgences et de lits dans l’hôpital. Tous les jours, les urgentistes sont confrontés à des choix insupportables : j’ai un seul lit, je mets qui dedans ? On est seuls pour faire ces choix. »
La situation est au moins aussi critique dans les services de pédiatrie, dont les soignants dénoncent depuis le 21 octobre des enfants « quotidiennement en danger », faute de soignants et de lits en nombre suffisant, jusque dans les services de soins critiques. Une première tribune adressée au président de la République a été signée par 4 000 soignants. Ils sont désormais 10 000 à signer une nouvelle adresse à Emmanuel Macron, mercredi 30 novembre dans Le Monde : « Nous pensions que transférer des enfants à 300 kilomètres de chez eux était une dégradation majeure des soins, nous constatons désormais qu’il pouvait y avoir pire : ne plus pouvoir transférer car l’épidémie a déferlé partout, saturant l’ensemble des services de pédiatrie français. Nous culpabilisions d’envoyer des adolescents au sein de services adultes, ce sont désormais des enfants âgés de 3 ans que nous envoyons. »
La première signataire de la tribune est la professeure Christèle Gras-Le Guen, présidente de la Société française de pédiatrie, qui va coprésider, aux côtés d’Adrien Taquet, le secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, des assises de la pédiatrie lancées le 7 décembre prochain.
C’est ce moment de crise hospitalière aiguë qu’ont choisi les principaux syndicats de médecins libéraux pour entrer dans un mouvement de grève des cabinets. En tête, la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) promet la fermeture de 60 % à 80 % des cabinets médicaux les jeudi 1er et vendredi 2 décembre. Ils veulent ainsi peser sur les négociations conventionnelles qui viennent de s’ouvrir avec l’assurance-maladie, au cours desquelles doivent être discutés à nouveau le montant de leurs consultations et les conditions de leur installation.
Leur principale revendication : une consultation au tarif de référence de 50 euros, le double de la consultation actuelle à 25 euros. Ils dénoncent aussi par avance toute velléité des pouvoirs publics de réguler l’installation des médecins pour lutter contre les déserts médicaux. Ils se plaignent encore du « poids de leurs charges administratives » et de leurs « conditions de travail ».
Aux urgences de Rennes, le professeur Soulat est d’avance effrayé des conséquences de cette grève : « Si les internes suivent, ce serait terrible. On ne sait pas comment on va s’en sortir. » Il raconte les échanges tendus entre des membres de son service et la direction : « Certains parlent de faire valoir leur droit de retrait. La direction menace de les attaquer pour non-assistance à personne en danger. Mais nos patients sont déjà en danger... »
Par Philippe Bizouarn, médecin, service d’anesthésie-réanimation, Hôpital Laennec, CHU de Nantes et philosophe, membre du Collectif Inter-Hôpitaux.
sur www.humanite.fr
Ne pas donner les moyens aux professionnels de santé de bien faire leur « boulot » est ressenti comme une injure à la profession. Engager, dès maintenant, une véritable politique de santé publique exige des conditions de délibération démocratiques, au sein de chaque établissement d’un côté, de chaque instance décisionnaire de l’autre, avec tous les acteurs du soin, ou leurs représentants reconnus.
Vendredi 18 novembre, une semaine avant le « Black Friday » de la consommation débridée, des soignants du CHU de Nantes ont à nouveau manifesté leur colère dans les rues de la ville. Les jours noirs s’accumulent à l’hôpital, en pédiatrie, psychiatrie, gériatrie, urgences et ailleurs. Rien de nouveau en ce vendredi dans les paroles parfois chantées des personnels hospitaliers : conditions de travail dégradées, impossibilité de bien soigner les patients par manque de temps et de moyens, non aux fermetures de lits, embauche urgente d’infirmières et d’infirmiers, non à la privatisation de l’hôpital, augmentation des budgets. Plus rien n’est à dire, tant les constats paraissent évidents.
Faut-il encore d’autres mots, d’autres maux, d’autres départs, d’autres cri Engager, dès maintenant, une véritable politique de santé publique exige des conditions de délibération démocratiques, au sein de chaque établissement d’un côté, de chaque instance décisionnaire de l’autre, avec tous les acteurs du soin, ou leurs représentants reconnus ses virales ou bactériennes, d’autres morts aux urgences et attentes inhumaines sur ses brancards, d’autres enfants réanimés dans les couloirs, pour enfin réveiller les dirigeants, gouvernants et administratifs, leur faire admettre que le diagnostic étiologique est mauvais ? Non, ce n’est pas l’organisation des hôpitaux qui défaille, c’est la manière de les financer qui déraille : un objectif budgétaire contraint, déconnecté des besoins en santé de la population, un paiement à l’acte de tout soin calculable, une recherche obsessionnelle de la rentabilité financière, dans un marché de la santé où chaque entreprise travaille contre l’autre, parts de marché contre parts de marchés.
Les équipes de soin souffrent, rien de nouveau en ce vendredi. Elles disent leur éclatement, quand il faut trouver à la dernière minute un collègue pour remplacer celui absent, au risque de fermer un lit : fermeture administrative, tel est le nouveau mot pour pointer du doigt le récalcitrant, absent quand il y a tant de travail à abattre ! En effet, le travail ne manque pas, en ces services au service des plus vulnérables, parfois très dépendants, exigeant justement une charge de travail si lourde que d’autres absents ne permettront plus de faire face. Le travail des cadres de santé, pièce maitresse du dispositif, prend l’allure d’une course quotidienne à la recherche de l’agent perdu.
Les équipes souffrent, quand le collectif structuré autour du soin, après de longues années d’un lien entre les soignants et les patients, n’est plus : changements d’horaires, retour sur les congés, heures supplémentaires, ne peuvent que désagréger ce qu’on croyait solide, ces liens justement fondant le travail interindividuel d’un service au service des patients.
Certes, le rapport au travail change, les soignants d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, le bien-être au travail est devenu une exigence, parce qu’il s’inscrit dans un bien-être-à-vivre dans et en dehors de l’hôpital. De fait, ce qui, peut-être, pouvait être admis autrefois – le travail comme ultime horizon de nos vies et le sacrifice de nos vies au nom du travail – ne peut l’être aujourd’hui, si, en plus, le travail ne peut se faire sans sacrifier nos valeurs soignantes.
Cette nouvelle forme d’aliénation au travail, ayant perdu tout sens car perçu comme mal fait faute de moyens pour le réaliser sereinement et pleinement, ne peut entraîner que souffrance, désengagement et fuite. Ne pas donner les moyens aux professionnels de santé de bien faire leur « boulot » est ressenti comme une injure à la profession. Plus le temps, trop de patientes, trop de patients, courir, cavaler, entre les lits physiques où ce patient repose, entre les lignes numériques d’un support informatique qui ne porte plus son nom. Rien de nouveau. Tout est su. Beaucoup, responsables de service ou cadres de santé, essaient encore d’améliorer la situation, en vain souvent.
Il faut continuer de témoigner de cette souffrance, permettre aux lanceurs d’alerte de s’exprimer, et au public – via les médias – d’en rendre compte, afin de dire et redire que l’hôpital va mal, mais qu’il n’est pas encore tombé. Les réponses évidentes à cette crise hospitalière sont connues : embauche massive de travailleurs du soin, augmentation des salaires, et arrêt des fermetures de lits. L’intendance suivra…
L’hôpital, au sein de la cité et des territoires, doit rester une Zone à Défendre, où chaque acteur – soignant et soigné – doit pouvoir dire et agir, pour le bien de la communauté, et non une forteresse où le secret des affaires règne – autre nom de ce fameux devoir de réserve qui empêche tout agent public, soignants et administratifs, de « dire » simplement ce qui se passe. Engager, dès maintenant, une véritable politique de santé publique exige des conditions de délibération démocratiques, au sein de chaque établissement d’un côté, de chaque instance décisionnaire de l’autre, avec tous les acteurs du soin, ou leurs représentants reconnus.
Dire la souffrance des travailleurs du soin est la première étape de la reconstruction. Et non, comme certains dirigeants veulent nous faire croire, la dernière étape de l’effondrement.
publié le 30 novembre 2022
sur https://www.lacimade.org/
Tribune collective publiée par Libération le 27 novembre 2022 : La sagesse, comme la simple humanité, aurait dû conduire à offrir aux rescapés de l’Ocean Viking des conditions d’accueil propres à leur permettre de se reposer de leurs épreuves et d’envisager dans le calme leur avenir. Au contraire, outre qu’elle a prolongé les souffrances qu’ils avaient subies, la précipitation des autorités à mettre en place un dispositif exceptionnel de détention a été la source d’une multitude de dysfonctionnements, d’illégalités et de violations des droits : un résultat dont personne ne sort gagnant.
Dix jours à peine après le débarquement à Toulon des 234 rescapé⋅es de l’Ocean Viking – et malgré les annonces du ministre de l’intérieur affirmant que toutes les personnes non admises à demander l’asile en France seraient expulsées et les deux tiers des autres « relocalisées » dans d’autres pays de l’Union européenne – il apparaît qu’à l’exception de quatre d’entre elles, toutes sont désormais présentes et libres de circuler sur le territoire français, y compris celles qui n’avaient pas été autorisées à y accéder. Ce bilan, qui constitue à l’évidence un camouflet pour le gouvernement, met en évidence une autre réalité : le sinistre système des « zones d’attente », qui implique d’enfermer systématiquement toutes les personnes qui se présentent aux frontières en demandant protection à la France, est intrinsèquement porteur de violations des droits humains. Depuis 2016, la principale association pouvant accéder aux zones d’attente, l’Anafé, le rappelle : « il est illusoire de penser pouvoir [y] enfermer des personnes dans le respect de leurs droits et de leur dignité ». Ce qui s’est passé dans la zone d’attente créée à Toulon en est la démonstration implacable.
Pour évaluer a posteriori la gestion à la fois calamiteuse et honteuse du débarquement des naufragé.es sauvé.es par le navire de SOS Méditerranée, il faut rembobiner le film :
Poussé dans ses ultimes retranchements mais y voyant aussi l’occasion de donner une leçon à l’Italie sur le grand théâtre des postures nationales vertueuses, le gouvernement annonce le 10 novembre sa décision d’autoriser « à titre tout à fait exceptionnel » l’Océan Viking à rejoindre un port français pour y débarquer les 234 exilé.es qui, ayant échappé à l’enfer libyen puis à une mort certaine, ont passé trois semaines d’errance à son bord. « Il fallait que nous prenions une décision. Et on l’a fait en toute humanité », a conclu le ministre de l’intérieur.
Preuve que les considérations humanitaires avancées n’ont rien à voir avec une décision manifestement prise à contrecœur, le ministre l’assortit aussitôt de la suspension « à effet immédiat » de la relocalisation promise en France de 3 500 exilés actuellement sur le sol italien : sous couvert de solidarité européenne c’est bien le marchandage du non-accueil qui constitue l’unique boussole de cette politique du mistigri.
Preuve, encore, que la situation de ces naufragé.es pèse de peu de poids dans « l’accueil » qui leur est réservé, une « zone d’attente temporaire » est créée, incluant la base navale de Toulon, où leur débarquement, le 11 novembre, est caché, militarisé, « sécurisé ». Alors même qu’ils ont tous expressément déclaré demander l’asile, ils sont ensuite enfermés dans un « village vacances » sous la garde de 300 policiers et gendarmes, le ministre prenant soin de préciser que, pour autant, « ils ne sont pas légalement sur le territoire national ». Les 44 mineurs isolés présents à bord seront finalement pris en charge par le département quelques heures après leur débarquement et un bref passage en zone d’attente.
La suspicion tenant lieu de compassion, débutent dès le 12 novembre, dans des conditions indignes et avec un interprétariat totalement déficient, des auditons à la chaîne imposant à ces rescapé.es de répéter à différents services de police puis à l’Ofpra, pour certain.es jusqu’à six fois de suite, les récits des épreuves jalonnant leur parcours d’exil, récits sur le fondement desquels seront triés ceux dont la demande d’asile pourra d’emblée apparaître « manifestement infondée », justifiant autant de refus de les laisser accéder sur le territoire de la même République qui prétendait, quelques heures auparavant, faire la preuve de son humanité.
De fait, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur annonce dès le 15 novembre qu’au moins 44 rescapés seront renvoyés dans leur pays d’origine. Il va vite en besogne : au moment où il s’exprime, les juges des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Toulon examinent les demandes de la police aux frontières d’autoriser le maintien de chacun des exilés dans la zone d’attente au-delà du délai initial de quatre jours.
Si quelques dizaines de demandes d’entrée sur le territoire, déjà examinées entre-temps, n’ont pas été considérées comme « manifestement infondées », ce sont encore plus de 130 demandes de prolongation du maintien en zone d’attente qui doivent être absorbées par la juridiction toulonnaise, rapidement embolisée par cet afflux de dossiers. Dans l’impossibilité de statuer dans les 24 heures de leur saisine comme l’impose la loi [1], les juges n’ont d’autre solution que de « constater leur dessaisissement » et, en conséquence, d’ordonner la mise en liberté de l’immense majorité des personnes conduites devant eux.
Le calvaire pourrait s’arrêter là pour les exilé.es, toujours sous étroite garde policière et maintenant perdu.es dans les arcanes de procédures incompréhensibles, mais le procureur de la République de Toulon fait immédiatement appel de toutes ces ordonnances de mise en liberté, sans doute soucieux que les annonces du ministre ne soient pas contredites par des libérations en masse.
Cette fois c’est la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, sommée de statuer envers et contre tout sur la régularité et les justifications de ces maintiens en zone d’attente, qui est soumise au train d’enfer imposé par la gestion de l’accueil à la française. Entre le 16 et le 17 novembre ce sont 124 dossiers qui sont examinés au pas de charge après que les personnes concernées ont été conduites en bus depuis Toulon jusqu’à Aix-en-Provence pour être maintenues parquées dans un hall de la Cour d’appel pendant de longues heures et jusque tard dans la nuit.
Les faits étant têtus et la loi sans ambiguïté, les juges d’appel confirment que leurs collègues de Toulon n’avaient pas d’autre choix que de constater leur dessaisissement et valident les mises en liberté prononcées, si bien que, dans l’atmosphère feutrée d’une audience au Conseil d’État, le représentant du ministère de l’intérieur reconnaît du bout des lèvres, le 18 novembre, qu’entre 12 et 16 personnes seulement restent maintenues en zone d’attente. D’autres seront encore remise en liberté dans les heures qui suivent, soit par la Cour d’appel soit par le tribunal administratif de Toulon qui considérera que certaines des demandes d’accès à la procédure d’asile rejetées par l’Ofpra n’étaient finalement pas si mal fondées.
Quatre personnes étaient encore maintenues en zone d’attente le 22 novembre, que le ministère de l’intérieur entend toujours refouler dans leur pays d’origine et dont le sort est plus qu’incertain, ce sinistre épisode toulonnais étant susceptible d’avoir lourdement aggravé le risque qu’elles soient victimes de persécutions dans leur pays d’origine.
« Tout ça pour ça » : après avoir choisi la posture du gardien implacable de nos frontières qu’un instant de faiblesse humanitaire ne détourne pas de son cap, le gouvernement doit maintenant assumer d’avoir attenté à la dignité de ceux qu’il prétendait sauver et aggravé encore le sort qu’ils avaient subi. Il faudra bien qu’il tire les leçons de ce fiasco : la gestion policière et judiciaire de l’accueil qu’implique le placement en zone d’attente se révélant radicalement incompatible avec le respect des obligations internationales de la France, il n’y a pas d’autre solution – sauf à rejeter à la mer les prochains contingents d’hommes,de femmes et d’enfants en quête de protection – que de renoncer à toute forme d’enfermement à la frontière.
[1] Article L 342-5 du Ceseda : « Le juge des libertés et de la détention statue par ordonnance dans les vingt-quatre heures de sa saisine ».
Signataires :
Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE)
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé)
Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour (Ardhis)
La Cimade
Groupe d’information et de soutien des immigré⋅es (Gisti)
Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Syndicat des avocats de France (SAF)
Syndicat de la magistrature (SM)
publié le 29 novembre 2022
sur le site https://www.ldh-france.org
Communiqué de presse en réponse à la circulaire adressée le 17 novembre 2022 par Monsieur le ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer aux Préfets portant sur l’exécution des obligations de quitter le territoire (OQTF) et le renforcement des capacités de rétention.
Les signataires du présent communiqué de presse dénoncent avec la plus grande force la position prise par le ministre de l’Intérieur dans son courrier du 17 novembre 2022 sur l’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF).
Cette circulaire, adressée aux préfets ainsi qu’aux directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie, pose le principe de l’application identique des méthodes employées pour le suivi des étrangers délinquants à l’ensemble des étrangers faisant l’objet d’une OQTF.
Cette prémisse en elle-même constitue une atteinte grave à l’Etat de droit en ce qu’elle tend à assimiler des personnes n’ayant commis aucune infraction ni aucun crime à des personnes condamnées judiciairement et propose un traitement administratif similaire.
Si le courrier du ministre de l’Intérieur prend ainsi soin de rappeler que la législation européenne a imposé la suppression du délit de séjour irrégulier, c’est bien dans le sens d’un traitement punitif des étrangers en situation irrégulière qu’il s’inscrit.
Or une personne étrangère, quelle que soit la régularité de son séjour, ne saurait être traitée en délinquant et punie pour sa seule situation administrative.
La systématisation de la délivrance des OQTF à l’égard de tout étranger en situation irrégulière, le souhait d’augmenter les décisions d’interdiction de retour et de refuser autant que possible les délais de départ volontaire, mais surtout l’inscription de ces personnes au fichier des personnes recherchées et l’assignation à résidence systématique des personnes non-placées en rétention, traduisent une politique à visée dissuasive qui renonce au principe d’un examen humain et individualisé des situations par l’administration.
L’ensemble des mesures évoquées par le ministre, en préconisant un tel traitement indifférencié des personnes en situation irrégulière, méconnaissent la complexité et la vulnérabilité des situations et des personnes tout en favorisant des mesures de privation de liberté qui portent atteinte aux libertés fondamentales.
Cette tendance régulière à renforcer les pouvoirs de l’autorité administrative privatifs ou limitatifs de libertés sans contrôle du juge fait planer une lourde menace sur l’Etat de droit.
Cette circulaire méconnait sciemment la réalité des personnes faisant l’objet d’une OQTF et oublie en particulier le nombre considérable d’OQTF délivrées non pas en raison d’un comportement qui troublerait l’ordre public mais en raison des dysfonctionnements propres à l’administration en charge des personnes étrangères. Comme il a été démontré par de nombreuses associations et par l’institution du Défenseur des Droits notamment, l’accès aux services étrangers a été largement réduit à l’occasion de la dématérialisation des procédures, précipitant ainsi de nombreuses personnes dans des situations administratives irrégulières faute d’avoir pu, à temps, faire renouveler leur titre de séjour.
Elle oublie aussi que l’un des principaux obstacles à l’exécution des mesures d’éloignement n’est pas le comportement des personnes qui en font l’objet mais le refus des pays tiers ou d’origine de les accueillir. Proposer en réponse toujours plus d’enfermement et de contrôles n’est donc pas seulement honteux et inique, ce sera aussi couteux et inefficace.
Elle tait enfin la réalité des personnes. Les OQTF sont susceptibles de toucher n’importe quelle personne étrangère et arrêtent brutalement le travail, les études, les liens affectifs, les vies – même lorsque celle-ci sont construites depuis des années en France.
Enfin il est important de rappeler qu’aucune condition de régularité de séjour n’est établie par la loi pour permettre l’accès ou le maintien dans un hébergement d’urgence. Le principe d’inconditionnalité de l’accueil permet à toute personne présente sur le territoire de bénéficier d’un hébergement et d’un accompagnement adapté à sa situation.
Les seuls effets de l’application des recommandations du ministre de l’Intérieur seront d’accroitre la société du contrôle et de l’enfermement, de précariser encore davantage une population déjà vulnérable qui contribue pourtant fortement à notre économie, de créer des conditions de vie encore plus inhumaine pour des familles entières, de renoncer à toute ambition d’intégration et d’accueil.
Liste des signataires :
Accueil Information de Tous les Etrangers d’Aix-en-Provence, Acina, Association de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés d’Aix-Marseille, Association des Usagers de la PADA de Marseille, Asile, BAAM, Collectif Migrants 83, Dom’Asile, Droits D’Urgence, Emmaus France, ESPACE, Famille-France Humanité, Fédération des Acteurs de la Solidarité, Habitat & Citoyenneté, Pantin Solidaires, Paris d’Exil, Mamama, Mecs du Bleymard « Le Sentier », Méditerranea Paris, Médecins du Monde, MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), La Casa, La Chapelle Debout, La Cimade, Le Comède, LDH (Ligue des droits de l’Homme), LTF, Réseau Chrétien – Immigrés, Réseau Hospitalité, RESF 06 et 48, RUSF 13, Rosmerta, Roya Citoyenne, Samu Social de Paris, Secours Catholique – Délégation de Paris, Soutien 59 Saint-Just, Syndicat des Avocats de France, Tous Migrants, Thot, UniR Universités & Réfugié.e.s., United Migrants, Utopia 56, Watizat.
Paris, le 28 novembre 2022
publié le 29 novembre 2022
Emilio Meslet sur www.humanite.fr
Le co-coordinateur de Génération.s nouvellement élu entend renforcer la Nupes, notamment en poussant EELV à rester dans le cadre de l’union. Son objectif ? « Mettre la gauche et l’écologie en position de gagner en 2027. »
Benoît Hamon s’est retiré de la vie politique mais le parti qu’il a créé lui a survécu, désormais fort de quatre députés membres du groupe écologiste. Génération.s a élu un nouveau binôme à sa tête, en remplacement de Benjamin Lucas et de Sophie Taillé-Polian. Léa Filoche, adjointe d’Anne Hidalgo à Paris, et Arash Saeidi, élu d’opposition à Angers (Maine-et-Loire) et négociateur de l’accord Nupes, ont été choisis par les 1 000 à 2 000 adhérents revendiqués comme co-coordinateur du mouvement. Entretien avec Arash Saeidi.
Quelle sera la priorité de Génération.s sous votre direction ?
Arash Saeidi : Il y a de multiples crises : sociale, écologique, démocratique. Le gouvernement en est à vouloir faire une météo des chômeurs, considérant qu’en dessous de trois millions de chômeurs, ces derniers font exprès de ne pas trouver de boulot. Ils verront donc leurs indemnités diminuées, pour économiser 4 milliards d’euros. Il y a la montée de l’extrême droite et du manque d’humanité : on a quand même laissé couler un rafiot avec 31 personnes à son bord. Il y a un député noir à qui on a dit de retourner en Afrique. Je pourrais multiplier les exemples. Dans ce contexte, notre responsabilité n’est pas de rester chacun dans notre coin pour sauver l’identité de son parti mais de mettre la gauche et l’écologie en position de gagner en 2027.
«La prochaine fois, ça ne doit pas donner 150 députés mais un président et une majorité parlementaire.»
Vous vous sentez donc comme les garants de l’union ?
Arash Saeidi : Aucune formation n’est capable à elle seule de garantir quoi que ce soit. C’est pourquoi nous devons jouer collectif et rester humbles. Nous avons besoin les uns des autres. Nos amis écologistes doivent être conscients qu’ils ne pourront pas sauver seuls la planète. Nos amis socialistes doivent poursuivre leur chemin d’un retour au sein de la gauche. Nos amis insoumis ne doivent pas tomber dans le travers du parti arrivé en tête aux dernières élections, à savoir la tentation hégémonique. Nos amis communistes, dont on sait le rôle dans l’histoire de la gauche, doivent se dire que notre destin commun est plus important que l’identité d’un parti et qu’on peut débattre sereinement sans caricaturer ou invectiver. Ensemble, il faut que nous renforcions la Nupes. En trois semaines, nous avons construit une bonne base qu’il faut désormais pérenniser et démocratiser. La prochaine fois, ça ne doit pas donner 150 députés mais un président et une majorité parlementaire.
Maintenant que l’union est faite, votre parti Génération.s, qui a été créé dans ce but, a-t-il toujours une raison d’exister ?
Arash Saeidi : Oui parce que, pour l’instant, nous n’avons pas encore gagné. La Nupes est un acquis formidable mais elle reste fragile. Je n’ai pas de fétichisme d’union : à nous d’imaginer ensemble une entité et un mode de fonctionnement qui nous réunissent sous un front unique dans les mobilisations sociales et aux élections. Et personne ne doit arriver autour de la table avec un schéma figé car tout le monde doit pouvoir s’y retrouver. Puisque cela reste à construire, nous avons toute notre utilité.
«Des gens qui nous reprochaient d’être divisés sont revenus militer.»
Une liste commune Nupes aux européennes n’est visiblement plus d’actualité, y compris au PS. Qu’en pensez-vous ?
Arash Saeidi : Il ne faut jamais rien enterrer deux ans à l’avance. Trois semaines avant, personne n’envisageait une candidature commune aux législatives. Il faut que les conditions soient réunies. Mais si on se rend compte que nos différences sont moindres qu’avec ceux qui veulent faire de l’Europe un grand marché ou une forteresse interdite à tout être humain du dehors, faisons l’union.
Comment parler à nouveau aux classes populaires ?
Arash Saeidi : Il semblerait que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont réussi à s’adresser à un électorat populaire dont on s’était parfois éloigné. La Nupes également. Je retiens des législatives que des gens qui nous reprochaient d’être divisés sont revenus militer. L’union leur donne une perspective politique et un espoir de victoire. Au sein de la coalition, nous voulons tous faire des politiques publiques qui s’adressent en priorité à 95 % de la population, avec une attention particulière aux plus fragiles.
Au sein du pôle écolo, les relations sont tendues depuis des mois avec EELV. Génération.s se sent-il toujours à sa place dans ce cadre ?
Arash Saeidi : Localement, on siège tous dans les mêmes groupes et ça se passe très bien. C’est la même chose à l’Assemblée. On était en congrès et eux aussi : on est tous un peu plus centrés sur l’interne. Les relations sont maintenant normalisées et cordiales.
Vieux serpent de mer : faut-il créer le grand parti de l’écologie ?
Arash Saeidi : S’il s’inscrit dans une dynamique globalement unitaire, il peut être une solution. Je ne vois pas de construction viable pour la gauche et l’écologie qui consisterait à dire “chacun dans son coin et on se parle de temps en temps”.
Certains cadres d’EELV considèrent que l’écologie politique doit être la matrice de la reconstruction de la gauche et que les écologistes ont vocation à assurer le leadership du camp progressiste. Qu’en pensez-vous ?
Arash Saeidi : Je note qu’ils sont donc d’accord pour qu’il y ait un véhicule commun. Après, qui prend le leadership ? Dans une démocratie, c’est le peuple qui décide lors des élections.
publié le 27 novembre 2022
Bruno Odent sur www.himanite.fr
Réunie en Indonésie, la conférence multilatérale des chefs des 20 États les plus riches de la planète a condamné la guerre de Vladimir Poutine tout en réclamant l’instauration d’un processus de négociation entre Moscou et Kiev. L’objectif : une désescalade plus nécessaire que jamais dans un monde menacé d’une récession générale.
Le G20, la rencontre des vingt États les plus puissants de la planète, les 15 et 16 novembre, à Bali, en Indonésie, a mis l’accent sur la nécessité d’une désescalade pour faire taire les armes en Ukraine. On assistait jusqu’alors à une fuite en avant belliciste autant de Moscou que de Washington et de ses alliés de l’Alliance atlantique, déterminés à intensifier et à alimenter le conflit en armes sous couvert que seule une victoire sans appel de Kiev pourrait y mettre fin. Un tournant ? Bali porte, quoi qu’il en soit, la marque d’une inflexion internationale d’ensemble en faveur d’une solution négociée.
La Russie de Vladimir Poutine, qui subissait à Kherson au même moment un très important revers militaire, est apparue isolée lors de ce sommet international, « la plupart » des États du G20 condamnant dans la déclaration finale la guerre engagée par le Kremlin. Pour autant, nombre de pays émergents n’ont pas bougé de leur approche refusant de couper les ponts avec Moscou pour promouvoir au contraire une solution permettant de rassembler les protagonistes autour d’une table de négociation. Et c’est cet argument qui a fait bouger les lignes.
Pour deux raisons essentielles : la montée en puissance d’une crise économique globale, aggravée par la guerre et les pénuries d’énergie, exacerbe les inquiétudes, renforcées encore par la stratégie de bloc du monde atlantiste et ses logiques de guerre froide. La montée au créneau de la Chine pour réduire les tensions qui menacent la paix mondiale comme les échanges commerciaux et la croissance a pu ainsi être placée au centre de toutes les attentions.
De retour sur la scène internationale, le président Xi Jinping est intervenu fortement pour promouvoir l’interdiction de « tout recours à l’arme nucléaire ». Soit une critique quasi ouverte aux menaces de guerre atomique proférées par le Kremlin à l’occasion de l’annexion des territoires de l’Est ukrainien occupés par l’armée russe. En même temps, le dirigeant chinois n’a pas manqué de dénoncer la guerre commerciale et technologique conduite par l’administration Biden contre son pays. « Une erreur lourde » avec des dommages collatéraux pour tous alors que le monde « fait face à un net ralentissement économique ».
Cette prise de distance avec Moscou et cette dénonciation du pilotage économique du monde par Washing- ton rencontrent d’évidence une oreille favorable dans nombre de pays émergents. Surtout lorsque le dirigeant chinois fustige la hausse des taux d’intérêt pratiquée par la Réserve fédérale états-unienne. De l’Argentine au Brésil en passant par l’Afrique du Sud ou la Turquie, celle-ci alimente depuis plusieurs mois une spirale récessive avec explosions de l’inflation et dévaluations spectaculaires des monnaies nationales.
Ces économies dites émergentes subissent un véritable transfert de la crise sur leurs épaules toujours fragiles. En raison de l’hégémonie de la devise états-unienne, leurs entreprises publiques ou privées se sont en effet massivement endettées en dollars durant la longue période où les taux d’intérêt de la Réserve fédérale étaient nuls. Quand ils grimpent à un rythme forcené comme aujourd’hui, elles sont prises en étau, souvent incapables de rembourser leurs traites. Des milliers d’entreprises font faillite. Le chômage et la mal-vie flambent à nouveau. Ce qui, au passage, souligne le besoin plus aigu que jamais d’en finir avec les privilèges du dollar pour mettre en place une véritable monnaie commune mondiale de coopération.
Macron et Scholz louent la Chine
Les préoccupations des puissances du Sud les plus développées, assaillies par le retour des grandes difficultés, et leurs aspirations à des réglementations alternatives transpiraient par tous les pores de la réunion de Bali. Jusqu’au slogan officiel du G20 : « Recover together, recover stronger » (se relever ensemble, se relever plus forts). Un appel au calme et à la paix autant qu’un appel au secours de pays qui voient leurs économies décrocher à grande vitesse.
Très bien reçus par les puissances du Sud, les arguments du dirigeant chinois en faveur d’une désescalade en Ukraine et de relations économiques plus équilibrées pour affronter le ralentissement mondial ont porté aussi au-delà. Même Emmanuel Macron a reconnu à Bali, après s’être entretenu en bilatéral avec Xi : « On sent qu’il y a une volonté des autorités chinoises d’être constructives et de trouver une solution pour la paix. » Une dizaine de jours auparavant, le chancelier allemand, Olaf Scholz, avait entrepris un voyage à Pékin où il a fait un constat analogue sur la force de « l’engagement de Pékin contre la guerre nucléaire ». En dépit des commentaires incendiaires d’un chœur atlantiste très mobilisé dans les médias outre-Rhin et en Europe, il a insisté sur la nécessité de maintenir « des échanges forts dans tous les domaines » avec un pays devenu, il est vrai, le premier partenaire de la première économie de l’Union européenne.
La désescalade en Ukraine pourra-t-elle être engagée ? Rien n’est vraiment assuré. Un missile tombé inopinément en territoire polonais a fourni au président ukrainien, Volodymyr Zelensky, déterminé à élargir le conflit, l’occasion de réclamer aussitôt une frappe contre « l’État terroriste russe » quoi qu’il en coûte des risques de troisième guerre mondiale. Un sommet d’irresponsabilité pour un projectile qui venait en réalité de la défense antiaérienne ukrainienne. La paix reste un combat.
Francis Wurtz sur www.himanite.fr
Le conflit russo-ukrainien est-il en train de s’emballer ? Les enseignements à tirer du dramatique incident du 15 novembre dernier en Pologne – la chute accidentelle d’un missile sur le territoire d’un pays membre de l’Otan – sont, à cet égard, d’une importance stratégique. Si l’un d’entre eux est plutôt rassurant, l’autre ne peut que susciter de vives préoccupations. Rassurant fut – une fois n’est pas coutume – l’esprit de responsabilité dont a fait preuve à cette occasion le président américain, soucieux, fort de sa longue expérience de la guerre froide, de tuer dans l’œuf toute tentative d’hystériser l’événement au risque de déclencher une réaction militaire inconsidérée visant la Russie au nom du fameux (et aventureux) article 5 de l’alliance militaire occidentale. Très préoccupante fut, à l’opposé, la réaction dangereuse et même, vu le contexte, irresponsable, du président ukrainien. Accusant sans preuve la Russie d’avoir, avec ce missile, « adressé un message au sommet du G20 » en « frappant la sécurité collective », il appela littéralement à une riposte des dirigeants occidentaux en dénonçant une « escalade majeure qui réclame une action »… Cette attitude pose un sérieux problème : si la volonté de l’Ukraine de repousser l’envahisseur est pleinement fondée, la tentation de son président d’impliquer directement l’Otan dans la guerre contre la Russie est, quant à elle, mortifère !
À cet égard, la crise du 15 novembre peut en cacher une autre, particulièrement pernicieuse : celle d’une tentative de reconquête de la Crimée par l’armée de Kiev et les armements de l’Occident. Hier impensable, cette hypothèse n’est aujourd’hui plus à exclure. Or, si ce projet galvanise l’Ukraine, il constitue une « ligne rouge » non pour le seul Poutine, mais vraisemblablement pour l’opinion russe dans sa grande majorité ! Des progressistes non suspects de sympathie pour le chef actuel du Kremlin, tels les proches de Mikhaïl Gorbatchev, nous mettent en garde : pour les Russes en général, le fait que Khrouchtchev fit « don par décret » de la Crimée à l’Ukraine comme « geste personnel envers sa République préférée » (1), ne fait pas d’une province russe depuis Catherine II un territoire ukrainien – ce que le penchant pro-russe de la plupart des habitants de la péninsule semble confirmer. Que le sort de la Crimée soit discuté lors des futures négociations de paix paraît inévitable ; qu’il fasse l’objet d’une tentative de récupération par la force est-il, en revanche, acceptable ? Que rapporterait aux victimes innocentes des cruautés infinies des occupants russes le basculement dans une escalade incontrôlable ? Face à un enjeu aussi critique pour la sécurité européenne, voire mondiale, serait-ce manquer au devoir de solidarité avec un pays agressé que de fixer des limites claires à ne pas franchir par les armes (qu’on lui a livrées) ? Telles sont les questions décisives auxquelles devront répondre sans détour les principaux dirigeants occidentaux.
(1) L’expression est de Nina Khrouchtcheva, arrière-petite-fille de l’ex-dirigeant soviétique (le Monde, 15 mars 2014).
publié le 27 novembre 2022
Benjamin König sur www.himanite.fr
Le gouvernement a annoncé lundi l’envoi d’une unité du RAID sur l’archipel, département français de l’océan Indien, après plusieurs nuits d’affrontements ente bandes de quartiers rivales.
Depuis plusieurs années, les appels à l’aide de la population et des élus le laissaient augurer : Mayotte connaît depuis le 12 novembre une nouvelle vague d’affrontements entre jeunes de quartiers rivaux, avec comme point de départ le meurtre à la machette d’un jeune homme de 20 ans. Secouée ponctuellement par des flambées de violence, l’île semble cette fois-ci avoir franchi un cap.
Plusieurs barrages et incendies ont secoué l’île principale, ainsi que des attaques de groupes de jeunes gens, dans des affrontements entre quartiers ou villages qui ont émaillé le week-end. Selon un policier cité par l’AFP, la nouveauté tient à ce que la plupart des jeunes appartenant à ces bandes sont désormais armés de machettes, et non plus de pierres.
Le RAID dépêché sur place
Une dizaine d’habitations et une cinquantaine de voitures ont été incendiées, notamment dans une casse automobile. Et les rackets et agressions d’automobilistes se multiplient. En réponse, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé l’envoi d’une unité du RAID, composée d’une dizaine de policiers. Très loin d’être suffisant, et surtout de répondre à une situation qui semble inextricable, tant elle résulte d’un abandon de l’État et d’une politique de fabrication d’immigration illégale.
Les réformes successives du droit du sol, dont Mayotte est le laboratoire, ont autorisé les expulsions des parents, mais les enfants sont restés sur place. « La politique migratoire menée à Mayotte produit de la frontière, de la clandestinité et de l’altérité », analyse ainsi le sociologue Nicolas Roinsard.
Une politique migratoire kafkaïenne
Une problématique que décrit également Pierrot Dupuy, fondateur du site Zinfos974 à La Réunion dans son éditorial : « Des mineurs qui soit ont débarqué seuls, soit étaient accompagnés mais dont les parents ont été expulsés et renvoyés dans leur île d’origine. La législation française est ainsi faite qu’on ne peut pas expulser des mineurs mais qu’on peut le faire pour leurs parents. Voilà comment on crée un problème qui tend chaque jour qui passe à devenir plus insoluble car si les mineurs deviennent un jour majeurs, après plusieurs années de méfaits, leurs bandes ont entre-temps été rejointes et gonflées de nouveaux très nombreux arrivants. »
Malgré les discours sécuritaires et les réformes successives du droit du sol, Mayotte reste minée par la pauvreté. Les bidonvilles y sont détruits par des bulldozers envoyés par la préfecture, souvent sans opération de relogement des habitants, repoussés dans d’autres bidonvilles, et parfois dans la forêt ou la mangrove. L’accès à l’eau reste très difficile : les coupures sont très régulières, et de nombreux quartiers restent totalement dépourvus de points d’eau potable.
Diego Chauvet sur www.himanite.fr
Les députés ultramarins dénoncent un gouvernement qui écoute mais n’agit pas, et dressent l’inventaire des causes structurelles qui génèrent la violence sur leurs territoires.
Les députés ultramarins de la Nupes alertent une fois de plus sur la situation des outre-mer, alors que l’examen du budget 2023 arrive en fin de parcours. Et au moment où Mayotte est en proie à de spectaculaires phénomènes d’insécurité et de violences (lire ci-contre), les élus font le lien avec l’état de leurs territoires où tous les « maux » sont décuplés en comparaison de l’Hexagone. Pour le député de Guadeloupe Elie Califer, ce sont les inégalités très fortes qui « produisent de la violence ». Et d’ajouter : « La loi Lopmi prévoit 15 milliards sur cinq ans, pour donner des moyens de protection aux Français. Mais sur nos territoires, nous avons besoin d’un renforcement de la présence des forces de l’ordre. » Elie Califer rappelle que, « à chaque petit pic de violence » dans les outre-mer, « il faut faire appel à des forces de l’ordre venues d’ailleurs ».
Une situation qui renvoie à des causes structurelles encore plus profondes. « Quel territoire tiendrait avec un tel taux de chômage ? » interroge le député guadeloupéen. Son collègue Jean-Hugues Ratenon rappelait, quelques instants plus tôt, que ce taux était compris entre 11 et 30 % selon les territoires, bien au-delà de la moyenne dans l’Hexagone. « 18 % des Français qui sont dans une situation de grande pauvreté vivent dans les outre-mer, alors que nous ne représentons que 3 % de la population française », souligne le député réunionnais.
Ce dernier insiste aussi sur le coût de la vie : « Les prix des produits alimentaires ont augmenté de 40 %. » Les billets d’avion également. En Guyane, il faut désormais compter avec certains vols à 1 600 euros pour relier Cayenne à Fort-de-France, selon Jean-Victor Castor. « La Guyane est une terre d’absurdités, de non-sens économiques », résume le député GDR, pointant « la politique de l’État, qui consiste à nous déposséder de nos terres, et empêche ainsi tout développement économique. » Il cite en guise d’exemple le Parc national de Guyane, qui place le département « sous cloche », au sein duquel l’orpaillage légal permet l’évasion, chaque année, de l’équivalent du budget de ce territoire.
Pourtant, comme l’a rappelé le réunionnais Perceval Gaillard, du groupe FI, la France n’aurait pas un tel rayonnement international sans ses territoires d’outre-mer. Il dénonce le 49.3 qui ruine de possibles avancées. « C’était un budget historique. Pour la première fois, les députés l’avaient retourné », votant des amendements pour débloquer des moyens destinés à ces territoires. « C’est un impensé colonial : tout a été rayé d’un trait de plume par l’Élysée », constate Perceval Gaillard. André Chassaigne, le président du groupe GDR, qui compte le plus de députés ultramarins, les a assurés du soutien de tous les groupes de la Nupes. « Les outre-mer doivent être une question nationale, nous allons partager ces combats avec vous. »
publié le 26 novembre 2022
Samuel Eyene sur www.humanite.fr
SOUS-TRAITANCE Depuis le 10 octobre, les salariés de la société de nettoyage Arc-en-ciel se mobilisent pour leurs emplois, qu’ils risquent de perdre le 1er janvier prochain à la suite d’un changement d’attribution du marché public par la collectivité.
C’est comme si une tornade était passée dans la gare routière de Lyon Perrache. Des déchets éparpillés partout aux arrêts de bus, des détritus qui habillent le sol, des emballages plastiques qui font partie du décor. « Voir la gare où nous travaillons depuis des années dans cet état nous fait mal au cœur mais nous n’avons pas le choix », se désole Saber Barchouchi, chef du site et délégué FO. Cette situation n’est pas sans raisons. « Imaginez-vous quelqu’un qui vient travailler ici de 6 heures à 13 heures, tous les jours pendant 33 ans puis, du jour au lendemain, on lui dit qu’il sera licencié. C’est un coup de massue », confie-t-il.
Ce mercredi 23 novembre marque la 43e journée de mobilisation consécutive pour les salariés de la société Arc-en-Ciel, filiale du groupe T2MC, au centre d’échange Lyon Perrache (CELP). La collectivité a décidé d’accorder le marché public, jusqu’à présent détenu par l’entreprise de nettoyage, à une structure d’insertion afin « d’accompagner dans l’emploi des personnes prises en charge au titre de l’action sociale ». Dans ces conditions, le futur repreneur ne peut donc garder les employés actuels. Résultat : au 1er janvier prochain, les 22 salariés du site risquent d’être licenciés.
«Nous voulons juste travailler»
Ce matin-là, ils sont une dizaine à occuper le piquet de grève dans la gare de Perrache. Devant les passants qui défilent, deux tables sont alignées de sorte que puisse s’y lire « En grève pour nos emplois ! » sur une banderole déployée. « La métropole veut se diriger vers des marchés responsables, écologiques, sociaux mais 22 salariés vont être licenciés et on parle de social ? Ils vont ramener d’autres personnes à notre place qui vont faire le même boulot », fulmine le représentant FO.
Un constat partagé pour Tewfik. Les cheveux grisonnants et vêtu d’un survêtement de l’équipe de foot du Bayern de Munich, il s’étonne de l’absurdité de la situation : « Je n’avais jamais vu une grève pour le travail. Nous ne demandons même pas d’augmentation de salaire, nous voulons juste travailler », peste-t-il. Et qui dit mobilisation dit retenue sur salaire. Pour ce père de quatre enfants, la fin du mois risque d’être difficile : « Nous allons passer les mois de novembre et décembre avec la caisse de grève. Tu images, toi, 22 salariés se partager 500 ou 1 000 euros ? »
Les acteurs se renvoient la balle
À l’intérieur de la gare, des voyageurs s’arrêtent autour du piquet par intervalle régulier. « C’est quand l’échéance ? » interroge furtivement une dame. « Que se passe-t-il », demande un passant. D’autres, tiennent parfois des propos plus méprisants. « C’est ici Marseille Saint Charles ? Ça y ressemble quand les éboueurs font la grève », ricane un jeune homme. Les salariés en lutte encaissent, pris au piège entre leur employeur et le donneur d’ordre, la Métropole de Lyon. Les deux parties ne cessent de se renvoyer la balle. L’une estime que c’est à l’autre de proposer une solution de reclassement à ses salariés tandis que l’autre soupçonne la colléctivité de jouer sur ses dépenses avec ce nouvel appel d’offres. « La métropole cherche à enlever les salariés pour réaliser des économies en passant par un marché d’insertion. Comme elle fait appel à une société qui bénéficie de subventions, les coûts seront nettement moins importants », suspecte Mohamed Tandert, président du groupe T2MC.
Une affirmation que rejette la collectivité. Le marché attribué à la structure d’insertion coûte effectivement « moins cher », reconnaît Bertrand Artigny. Mais son attribution n’a rien à voir une logique de « rentabilité économique ». Le vice-président de la métropole de Lyon souhaite accompagner des personnes en difficulté avec cette initiative. « Si on veut que toute la population qui habite la métropole puisse bénéficier du regain économique, il faut que la commande publique agisse. Ce n’est pas une entreprise privée qui agira (…) La stratégie, c’est de faire en sorte qu’on puisse aider les populations qui sont le plus éloignées de l’emploi », se défend-il.
Quitte à laisser les agents de nettoyage au chômage ? À en croire l’employeur, Mohamed Tandert, le licenciement économique est la seule solution. « Nous sommes obligés de passer par un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi). Le problème est que notre activité dans le nettoyage s’effectue essentiellement en temps partiel. Nous ne disposons donc que de ce genre de postes sur nos autres sites à Lyon pour des reclassements. Certains salariés n’en veulent pas. »
Communistes et Insoumis contre les supression d’emplois
Mais la porte semble toutefois s’entrouvrir du côté de la métropole. « Si une bonne négociation se produit en interne, dans le cas où le groupe T2MC veut lancer un PSE, alors je vous fais le pari qu’il n’y aura aucun chômeur », raisonne Bertrand Artigny. Avant de souligner qu’il « devrait avoir d’ici quelque temps des propositions » faites à la DRH du groupe T2MC, en fonction des « gens qui resteraient sur le carreau ».
Le sort de ces salariés ne laisse pas les èlus de la collectivité insensibles. Lors d’un conseil de la Métropole le 21 novembre, les groupes «Métropole Insoumise, Résiliente et Solidaire», ainsi que «Communiste et Républicain», ont interpellé le président de Grand Lyon, Bruno Bernard. « Nous savions que la réorganisation du Centre d’échanges Lyon Perrache allait conduire dans un an à la fin des marchés de nettoyage sous leur forme actuelle, mais cela ne doit pas conduire, ni maintenant ni dans un an, à supprimer des emplois », explique les élus communistes sur leur site. Pierre-Alain Millet, conseiller métropolitain PCF, précise : « Le vice-président Bertrand Artigny a expliqué que la métropole assumerait ses responsabilités. Ça veut dire qu’elle proposera des solutions, évidemment dans le cadre de l’emploi public (…) Mais le directeur d’Arc-en-Ciel doit contribuer à la solution » estime-t-il.
Le mouvement de grève a débuté le 10 octobre et les salariés sont donc toujours dans le flou. « Il faut que la rencontre entre la Métropole et le patron d’Arc-en-Ciel conduise à des solutions » affirme l’élu. Et celles-ci pressent, parce que l’on se rapproche rapidement du 1er janvier, date fatidique pour les agents de nettoyage.
publié le 26 nov 2022
Par Robert Kissous, Militant associatif sur https://blogs.mediapart.fr/
Août 2022, le président Biden signe une loi importante intitulée « Chip and Science Act of 2022 » (les Puces et la Science). C’est la plus importante décision depuis des décennies en matière de politique industrielle du fait des moyens mis en œuvre pour contrôler complètement un domaine clé.
Elle a pour fonction de relancer l’industrie des semi-conducteurs – fabrication, innovation et recherche/développement - en relocalisant ces activités aux EU. En 1990 38% de la fabrication mondiale de puces était localisée aux EU contre 12% aujourd’hui, alors que la région Asie-Pacifique en fabrique 75%. Il s’agit de faire cesser le déclin dans ce secteur stratégique et de revenir sur la mondialisation et le libre-échange. Un déclin lié au désintérêt dans « l’économie réelle » c’est à dire dans l’industrie au profit de la financiarisation, de l’expansion du capitalisme financier caractéristique de l’impérialisme. Pour remplacer autant que possible le profit industriel par la rente financière, les usines étant considérées comme centre de coût à minimiser jusqu’à ne plus en avoir alors que la richesse serait produite exclusivement par la conception et le marketing. [1]
Un plan pour bloquer la Chine
Mais ça ne marche pas comme voulu, l’affirmation de concurrents souverains pose des problèmes. La mondialisation n’est plus à l’avantage des EU, les pays émergents et pays en développements, après de nombreuses difficultés, ont appris à en tirer avantages. Alors aujourd’hui les EU ont remisé le mythe de « la concurrence libre et non faussée » et le libre échange pour afficher clairement leur volonté de suprématie hégémonique.
Les Etats-Unis se donnent 5 ans pour réaliser, avec des moyens colossaux 280 Md$, ce pari très ambitieux : 52,7 milliards de dollars d’aide aux entreprises pour fabriquer des puces plus un crédit d’impôt total de 24 milliards de dollars (25% du montant des investissements). Au total près de 80 Mds d’aides directes aux entreprises et 170 milliards pour diverses institutions de recherche et ministères à investir dans la R&D de puces avancées. Au terme des 5 ans il est prévu que les EU aient près de 140 milliards de dollars de capacité de fabrication de puces avancées, Ce qui représenterait 30 à 40 % au niveau mondial.
Ces aides sont conditionnées : les investissements doivent se faire aux EU ; il est interdit aux entreprises aidées de construire de nouvelles capacités de production pour les semi-conducteurs avancés dans des pays tels que la Chine, au nom de la sécurité nationale.
S’y est ajouté début octobre 2022, toute une série de mesures contrôlant les exportations de haute technologie, l’interdiction d’expédier en Chine certaines puces à semi-conducteurs fabriquées dès lors qu’elles sont fabriquées avec des équipements étatsuniens.
La vassalisation « Chips 4 »
Les EU ont invité le Japon, la Corée du Sud et Taïwan à constituer une alliance dans le domaine des puces. L’objectif des EU est d’entraver le développement de la Chine, d’empêcher son accession aux technologies de pointe. Bloquer le développement de la Chine est l’objectif principal.
Les EU font pression pour que ces pays - et particulièrement Taïwan (qui possède TSMC la plus importante entreprise de production des puces les plus avancées avec le coréen Samsung Electronics) - transfère ces capacités de production de pointe aux EU, les soumettant ainsi à son contrôle. Plus de secrets commerciaux ni technologiques. Sans compter que la construction et les coûts d’exploitation d’une usine aux EU y sont bien plus élevés. Mais on aura compris que la démarche n’a pas un caractère économique mais vise principalement le maintien de l’hégémonie planétaire des EU. La Corée du Sud le constate déjà avec la politique de forte subvention pour l’achat de voitures construites exclusivement aux EU au détriment des voitures coréennes, japonaises etc. Une violation des règles de l’OMC qui a fait protester, une fois de plus, les gouvernements européens. Protestations verbales sans suite ne produisant aucun effet.
On l’avait déjà vu il y a quelques années dans le domaine du 5G où Huawei [2] et d’autres ont été ciblés, les équipements vendus et installés dans certains pays européens démantelés etc. Tout sauf la Chine. « Les pays émergents doivent rester à leur place et ne pas remettre en cause les règles instituées, l’ordre établi, par les EU et le bloc occidental », tel est le discours du « découplage » qui ne marche plus tellement bien. La fracturation du marché mondial va évidemment bien au-delà du secteur des puces puisqu’elle touche le blocus de Cuba, les sanctions contre l’Iran, la Russie, le Venezuela, le Nicaragua … et en fait tout le monde indirectement à travers la règle d’extraterritorialité qu’imposent les EU. C’est l’hégémonie planétaire ou rien !
Revenons aux puces.
Interdépendance et coopération
Bloquer les échanges avec la Chine n’est pas chose facile. Aucun pays ne dispose de la chaîne complète d’approvisionnement avec une offre totale permettant de répondre à l’ensemble de la demande. Les grands producteurs sont dépendants des grands marchés de consommation et notamment de la Chine du fait de son statut de première puissance manufacturière incorporant de plus en plus de puces dans ses productions.
Aucun pays, Chine incluse, ne peut construire une chaîne d’approvisionnement complète exclusive. La coopération et les échanges sont indispensables et profitables à tous.
Quelques chiffres :
60% des exportations de puces sud-coréennes vont en Chine ;
« les semi-conducteurs ne représentaient que 3,2 % des exportations totales de la Corée du Sud vers la Chine en 2000, mais ont été multipliées par 12,4 pour bondir à 39,7% en 2021 » [3] (soit près de 65 Mds$).
Les importations chinoises de semi-conducteurs s’élevaient à 300 Mds$ [4] en 2018 dont 25% par des entreprises des EU ;
Les compagnies étatsuniennes perdraient 37% de leur chiffre d’affaires si les ventes de semi-conducteurs à la Chine étaient totalement interdites ; [5]
Nul doute que les mesures prises par les EU auront des répercussions négatives sur l’économie chinoise. Mais en perturbant, déstabilisant, les chaînes d’approvisionnement elles ne porteront pas tort qu’à la Chine, l’interdépendance du monde est une réalité profonde même si cela ne convient pas à la puissance encore hégémonique. L’attitude des EU conduira la Chine à développer son industrie de semi-conducteurs pour échapper au blocage.
Rien n’empêche la France d’en faire autant, de fabriquer des puces, ce qu’elle faisait précédemment avant de l’abandonner volontairement. Et d’emprunter le chemin de la coopération avec les autres pays plutôt que celui du « découplage » idéologique voué à l’échec.
Les pays du sud aussi veulent se développer et non rentrer dans une politique de blocs, dans une guerre économique créant des divisions inutiles dans le monde, alimentant des tensions au plus grand profit de la puissance hégémonique venant proposer sa protection.
[1] L’Europe a suivi, sans surprise, le même chemin que les EU, le grand modèle, se concentrant sur la conception au détriment de la production. Alors qu’elle produisait dans les années 90 environ 40 % des semi-conducteurs elle a vu sa part descendre autour de 10%. Elle a pour objectif de la porter à 20% en mobilisant 43 milliards d’euros de fonds publics et privés d’ici 2030.
[2] https://blogs.mediapart.fr/rk34/blog/030122/guerre-economique-pour-l-hegemonie-us-et-risques-de-guerre
[3] https://fr.yna.co.kr/view/AFR20220821001300884
publié le 25 novembre 2022
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Le Collectif Plus jamais ça, coalisant des associations et syndicats, vient de lancer une pétition pour contraindre le Sénat à rouvrir le débat sur une taxation des superprofits à la hauteur des enjeux. Vincent Drezet, porte-parole d’Attac, nous explique pourquoi.
C’est l’Alliance Écologique et Sociale, qui rassemble notamment Attac, la CGT, Greenpeace, la Confédération paysanne ou encore Oxfam, qui est à l’origine de cette pétition. Son but : revoir l’ambition de la taxe sur les superprofits. Pour ce faire, 100 000 signatures sont nécessaires afin d’obliger le Sénat à rouvrir le débat via une proposition de loi, nous explique Vincent Drezet, porte-parole d’Attac.
Pourquoi cette pétition alors que le gouvernement est passé en force en faisant adopter par 49.3 la loi de budget de l’État 2023 qui ne comprend pas de vraie taxe sur les superprofits ?
Vincent Drezet : L’utilisation par le gouvernement du 49.3 lors du vote du budget nous a privés d’un débat parlementaire et public sur l’ensemble des questions liées à l’impôt. Il y avait un rapport spécial sur l’évasion fiscale, sur la suppression de la CVAE [Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, dont la fin va surtout profiter aux grands groupes ndlr.] mais aussi cette question de taxe sur les superprofits. Ainsi, après avoir nié l’existence de ces bénéfices exceptionnels, le gouvernement se contente de décliner le strict minimum du cadre européen. Nous avons donc, avec l’Alliance Écologique et Sociale lancé à ce propos une pétition sur le site du Sénat. Si celle-ci atteint les 100 000 signatures, elle obligera la chambre haute du Parlement à traiter le sujet et à ouvrir un débat public sur la question.
Qu’est-ce qui a été validé et que préconisez-vous ?
Vincent Drezet :Le dispositif européen, validé a minima, ne concerne que le secteur énergétique et projette de récolter environ 200 millions d’euros. Mais aucune étude d’impact ne fonde cette estimation. Il s’agit de taxer les superprofits des sociétés du secteur à 33 %. La part des bénéfices supérieurs à 1,2 fois la moyenne des bénéfices des années précédentes est ainsi taxable. À la rigueur, nous pouvons partager cette définition. Mais nous considérons que les entreprises du secteur des transports, pharmaceutique, de l’agroalimentaire ou des technologies ont également réalisé des super profits. La preuve : en 2021, nous avons calculé que pour le seul CAC 40, ces bénéfices excédentaires atteignent 70 à 80 milliards d’euros. Même si on leur prenait 10 à 20 milliards, il leur resterait un sacré magot. On propose donc de capter une part de ces profits en accompagnant cette imposition de contrôles, pour éviter l’évasion fiscale. On pourrait sinon opérer comme pour les GAFAM et taxer les ventes ayant lieu en France. Ce serait également une méthode pour relocaliser l’impôt.
Les Français sont à 60 % en faveur d’une vraie taxe sur les superprofits. Comment l’interprétez-vous ?
Vincent Drezet :Cette taxe est une demande de la population qui en a ras le bol des injustices fiscales et sociales. Avec la fin de l’Impôt sur la fortune (ISF), la mise en place du prélèvement forfaitaire unique, les scandales d’évasion fiscale à répétition… la situation s’est aggravée. Les Français ont conscience que la politique fiscale de ce gouvernement bénéficie avant tout aux plus riches. Même France Stratégie, institution rattachée au Premier ministre, l’affirme. La charge fiscale repose de plus en plus sur la classe moyenne et les PME, ce qui est particulièrement sensible dans ce contexte inflationniste. Tout cela mine le consentement à l’impôt. Notons aussi une prise de conscience sur le fait qu’il va falloir financer la transition énergétique ainsi que les services publics en souffrance. Cette taxe sur les superprofits n’est pas miraculeuse. Elle ne va pas régler les injustices fiscales. Mais elle reste un symbole fort.
sur https://www.greenpeace.fr
Alors que le 49.3 déclenché par le gouvernement lors du vote du budget à l’Assemblée nationale a empêché tout débat parlementaire autour d’une taxation sur les superprofits des entreprises, l’Alliance écologique et sociale vient de déposer une pétition sur le site internet du Sénat afin de remettre le sujet des superprofits à l’agenda du parlement. Si celle-ci recueille au moins 100 000 signatures, le Sénat devra examiner la demande et pourra déposer une proposition de loi : une opportunité majeure pour la justice sociale et écologique.
La taxation des superprofits entérinée par le gouvernement sans débat parlementaire ne rapporterait que 200 millions d’euros par an en France, alors qu’elle pourrait
rapporter jusqu’à 20 milliards d’euros selon les calculs du collectif. En effet, la contribution temporaire de solidarité choisie par le gouvernement
ne prend en compte que le secteur énergétique. Pourtant, des entreprises de l’agro-alimentaire ou encore de la finance ont aussi réalisé des rentes exceptionnelles et sont tout aussi
responsables de l’inflation, et rien ne justifie donc de les exonérer de cette taxe. Les groupes d’opposition avaient d’ailleurs déposé des amendements plus ambitieux, qui n’ont pu être débattu à
cause de l’article 49.3. Avec cette initiative, il y a une réelle chance de victoire si une séquence de débat parlementaire s’ouvre : avec
le soutien des citoyens et des citoyennes, le débat peut être remis à l’agenda parlementaire dès maintenant.
Depuis plusieurs mois, l’Alliance écologique et sociale demande une taxe sur les superprofits pour répondre aux crises environnementale et sociale. Pendant que les multinationales réalisent des profits hors-sols, de plus en plus de personnes doivent faire face au coût de la vie qui explose, comme aux conséquences du réchauffement climatique. Cette taxe est l’une des solutions les plus justes pour répondre rapidement aux effets de la crise de l’inflation tout en investissant massivement pour contrer la crise environnementale touchant déjà les plus précaires.
Cette taxe pourrait par exemple financer une aide exceptionnelle pour les cantines et les restaurants universitaires, permettant également de renforcer la mise en place des circuits courts. Le train et les autres transports en commun pourraient également être rendus plus accessibles avec un tarif réduit sur tout le territoire, avec des moyens pour assurer le service. Enfin, la France pourrait investir massivement pour rénover les passoires thermiques, sans hausse de loyer.
Il est donc urgent de redéfinir le périmètre et les modalités de la taxe sur les superprofits pour soutenir le niveau de vie des ménages, financer la transition écologique et limiter l’impact de l’inflation.
Dépositaires de la pétition : AequitaZ, Les Amis de la Terre France, Attac France, La CGT, La Confédération paysanne, La
Convergence des services publics, La Fondation Copernic, France Nature Environnement, La FSU, Greenpeace France, Mouvement pour une Alternative Non-Violente, Notre Affaire à Tous, Oxfam France,
Réseau action Climat, Union syndicale Solidaires.
publié le 25 novembre 2022
Kareen Janselme sur www.humanite.fr
Le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence de genre, les femmes âgées vont encore être oubliées. En France, elles représentent 21 % des féminicides.
L’accident a été le déclencheur. Le deuxième accident, en fait. La première fois, Maria (1) a pu reprendre le volant et faire dévier la voiture de la route pour freiner dans les champs. Le couple s’en est bien sorti. Quand Maria lui a demandé pourquoi il avait fait ça, il a répondu : « J’ai voulu te tuer. » De l’humour, soi-disant. La deuxième fois, en 2015, a été plus angoissante : 13 côtes cassées, épanchement pulmonaire, clavicule endommagée, traumatisme crânien, genoux et orteils brisés. Après trois mois et demi d’hôpital et de maison de rééducation, Maria a compris qu’elle était en danger. Et depuis longtemps. Une escalade de violences psychiques et morales en soixante ans de vie commune. « C’est quoi, ces habits ? », « T’es moche, va chez le coiffeur ! », « Ta cuisine est dégueulasse ! » « J’ai remarqué que cela fait quinze ans qu’il ne m’appelle plus par mon prénom, réalise cette femme de 82 ans. Il parle sans vraiment m’adresser la parole. » Il a fait plusieurs esclandres, proféré des menaces, « mais jamais il ne m’a touchée », assure Maria. Et pourtant, ils font chambre à part, car elle n’aime pas ses réactions quand il boit. Quand elle a trouvé des couteaux dans ses affaires, elle les a fait disparaître. Et elle dort toujours « l’oreille en pointe ». De toute façon, à son âge, l’octogénaire a le sommeil léger, le dos douloureux, et son asthme revient souvent le soir. Alors elle veille. Est-ce ainsi que les vieilles femmes peuvent vivre ?
Évaporées des recensements officiels
À regarder les études, ces aînées en souffrance n’existent pas. Passé 60 ans ou tout au plus 70 ans, ces dames s’évaporent des recensements officiels. La première enquête nationale répertoriant les violences faites aux femmes (Enveff) s’arrêtait à 59 ans, celle sur le contexte de la sexualité en France à 69 ans, tout comme la précieuse enquête Virage (Violences et rapports de genre, réalisée par l’Ined). Et aucune mesure spécifique n’est sortie du Grenelle des violences conjugales de 2019. Pourtant, les cheveux blancs ne possèdent pas le pouvoir d’arrêter les violences. « Ne pas inclure les dames de 70-90 ans dans ces enquêtes invisibilise beaucoup le phénomène », alerte Carole Keruzore, directrice de l’association parisienne Libres Terres des femmes, spécialisée sur les violences faites aux femmes. « On ne parle jamais de ce public. Or, depuis cinq ans, je vois ces femmes venir vers nous. Chaque année, nous recevons entre 25 et 30 personnes de plus de 70 ans. N’oublions pas que ces dames âgées représentent 21 % des féminicides. » Aucune campagne de prévention ne s’adresse en effet à cette cible pour l’informer sur la domination, l’emprise, le contrôle coercitif, l’isolement, l’intimidation, le chantage aux enfants…
Pour Patrizia Romito, professeure de psychologie sociale à l’université de Trieste, et autrice d’ Un silence de mortes, les préjugés sont encore trop puissants lorsqu’on évoque les seniors. « C’est encore une question qui a peu de visibilité sociale. On pense, à tort, que les femmes âgées sont moins victimes de violences. Quand elles manifestent un début de démence, leur parole apparaît moins crédible. On a du mal à croiser les deux clés de lecture qui les concernent : celle du genre et celle de la vieillesse. On les place dans deux cases séparées. Or les personnes âgées, vulnérables, peuvent être victimes de violences dans les institutions, par des partenaires, des proches, et victimes aussi de violences sexuelles. »
« J’ai connu mon mari en 1963, se souvient Maria . Avec ma tante, on allait danser tous les samedis soir dans un café qui faisait bal. On s’est mis ensemble : on était très amoureux l’un de l’autre. Je me demande maintenant pourquoi il s’est marié avec moi. Je me pose beaucoup de questions. Toute ma vie, il m’a vexée avec ses gestes, ses mots. Je croyais que ça changerait avec le temps, avec l’amour, avec la patience. Mais ça a empiré. » C’est l’assistante sociale de proximité qui a orienté Maria vers une association. Jusqu’ici, comme de nombreuses victimes, elle n’osait pas quitter son époux, le père de ses enfants. Les proches ne l’y ont pas aidée. « Quand les enfants étaient petits, j’ai pensé à divorcer. Mais ma mère m’a dit qu’il fallait que je pense à eux. Si je le quittais, qui voudrait d’une femme avec des enfants ? Elle savait que je les adorais. J’ai essayé encore il y a cinq ans. J’avais même pris un avocat. Mais mon mari commençait à être malade. Ma fille me disait que je ne pouvais pas l’abandonner, le laisser seul. Elle sait que j’ai raison, mais elle aime aussi son père. Et lui m’a juré plein de choses, et j’ai laissé tomber. J’ai tellement cédé pendant des années. J’avais envie de croire que cette fois-ci, c’était la bonne. »
A la retraite, « une vie sociale qui s’étiole »
Carole Keruzore constate souvent une forme très forte de culpabilisation de la part de la famille. « Parfois, explique la directrice de Libres Terres des femmes, les solidarités familiales n’existent plus. Les enfants en ont bavé toute leur jeunesse et en ont ras le bol. Ou alors, ils ont pris leurs distances. Une dame de 70 ans est venue nous voir accompagnée de sa fille, qui vivait en Australie et revenait de temps à autre en Europe. Elle savait bien ce qui se passait à la maison puisqu’elle le vivait déjà gamine. Elle voulait que quelque chose soit mis en place pour sa mère. Les magazines présentent souvent la retraite comme idyllique, avec des photos de jeunes retraités dans l’amour, la joie… Mais pour beaucoup de gens, cela signifie aussi moins d’argent, une vie sociale qui s’étiole, les enfants partis et un tête-à-tête difficile entre conjoints. » D’autant plus difficile quand l’époux était violent, jeune. Il ne s’adoucira pas avec le temps. Mais avec l’âge, les violences psychologiques prennent le pas sur les violences physiques. « Les violences psychologiques, c’est pire, estime Maria. Parce que ça ne se voit pas. Mais c’est en continu. À la moindre chose, mon mari se moquait de moi, des vêtements que je me faisais parce que je n’avais pas d’argent. Ça faisait mal. »
Si Maria bénéficie de l’accès au compte commun, de son nom ajouté sur le chéquier, elle reste dépendante économiquement de son mari, comme de nombreuses femmes de son âge. Certaines de sa génération n’ont jamais travaillé, cantonnées toute leur vie au ménage et à la cuisine. Sans autonomie financière, elles ne peuvent fuir le foyer. Maria, elle, a toujours été couturière. Aujourd’hui encore, elle redonne une nouvelle jeunesse à ses vieilles robes, réajuste ses chemisiers, en éternelle coquette. « J’étais vendeuse de vêtements et je réalisais des retouches pour trois autres commerçants. Je cousais la nuit et, le matin, je m’occupais des enfants. J’en ai gagné, de l’argent ! Mais comme c’était au black, je touche aujourd’hui 270 euros de retraite. J’avais pourtant des fiches de paie comme vendeuse, mais quand je suis allée à la caisse de retraite, je n’apparaissais nulle part. C’était trop tard, l’entreprise avait fermé. Alors, maintenant, mon mari me tient à cause de ça. J’ai fait une demande HLM mais je ne l’ai jamais obtenu, parce qu’on est propriétaires de notre appartement. On a nos deux noms dessus. Sinon, il m’aurait mise à la porte. J’en suis certaine. »
Salaires moindres, carrières interrompues pour congés parentaux, temps partiels, emplois précaires : la retraite moyenne de droit direct perçue par les femmes est inférieure de 39,3 % à celle des hommes… Les pensions de réversion et la majoration pour enfants ont réduit l’écart moyen à 25,2 %. « À pleurer », confie Carole Keruzore, qui essaie tant bien que mal de trouver des solutions pour les femmes qui franchissent la porte de son association. « On peut leur conseiller de demander le divorce, déposer plainte, éventuellement demander une ordonnance de protection. Mais ces procédures sont plus ou moins longues et pas évidentes. Là où la difficulté est extrême, c’est quand il y a du patrimoine en commun. Si monsieur ne veut pas vendre, ça peut prendre beaucoup de temps. Or monsieur a une pension bien supérieure à madame, et il peut faire durer la situation. Ou se reloger plus facilement. D’autres ne sont même pas mariées sous le régime de la communauté. L’équation standard c’est : femme + divorce = paupérisation. Mais femme âgée + divorce = super-paupérisation. À une dame de 35 ans, on peut dire “vous allez rebondir”. À une dame de 75 ans, on ne peut pas lui dire “vous allez retrouver un boulot”. »
Une absence d’établissements spécifiques
Maria a bien essayé de divorcer et de se reloger, mais aucune agence de location ne voulait d’une vieille femme peu solvable. Son mari, lui, l’a su en fouillant dans son courrier. Les séparations sont souvent à l’origine de violences létales. Maria est sur ses gardes. « Il faut repenser les solutions pour ces femmes âgées », estime Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes. Son réseau associatif gère, entre autres, le 3919, plateforme d’écoute nationale destinée aux femmes victimes de violences ; 10,3 % des appels proviennent de personnes de plus de 70 ans. Un chiffre en augmentation constante depuis 2016. « Même si ce n’est pas la tranche d’âge la plus concernée, reprend Françoise Brié, notre réseau remarque de plus en plus la présence de femmes âgées qui ont des difficultés à partir de leur domicile. Elles y ont vécu de nombreuses années, ont socialisé dans le quartier, et il est difficile de leur trouver une solution. On pourrait s’inspirer de nos maisons relais, ou des résidences sociales qui sont des lieux partagés, mais en imposant une non-mixité. Mais ça se prépare. Dans du collectif, il faut passer en commission logement. En fait, ces femmes devraient pouvoir accéder directement à une résidence sociale ou à un réseau relais qui n’impose pas de limite dans le temps. »
Les solutions d’urgence ne sont pas pensées en fonction de cette tranche d’âge. « L’hôtel en banlieue quinze jours par-ci, trois semaines par-là, c’est parfaitement inadapté, alerte Carole Keruzore. Il existe des établissements spécialisés, de type maisons de retraite, mais c’est une autre forme de vie, et on ne peut y arriver dans l’urgence. Tout est déjà compliqué, mais ça l’est encore plus pour les femmes âgées. Je rêve d’aller au Canada pour visiter leurs établissements spécialisés ! Tout y est ergonomiquement pensé : des placards pas trop hauts, pas d’escaliers… »
Revoir dans notre société la place des anciens
Il faudrait également former à grande échelle : les médecins généralistes, les spécialistes de la vue, de l’audition au contact des personnes âgées, les infirmières libérales, les aides à domicile, mais aussi les proches, pour combattre les préjugés, ne pas assimiler la violence de monsieur à un « aspect normal du vieillissement », repérer les signaux, faire connaître les organismes dédiés. Et surtout revoir dans la société la place des anciens. « Il faut changer l’idée traditionnelle que l’on se fait de la prise en charge de la réponse au problème de personnes âgées ! assène Patrizia Romito. Le mantra est de maintenir les personnes âgées à la maison, d’éviter les institutions. Mais il y a des situations de femme vieille avec un vieux mari violent, que parfois elle soigne également. Et elle n’en peut plus. On pourrait envisager, pour cette femme-là, une maison de retraite de qualité. Il faut renverser l’idée que chez soi, c’est toujours mieux. »
Depuis qu’elle fréquente une association, Maria a l’impression de « reprendre la main ». « L’association m’apporte beaucoup de réconfort et une envie de faire que je n’avais plus. Pouvoir dire stop à mon conjoint m’a donné envie de vivre. J’ai repris plus d’assurance. J’ai de la volonté : quand on a résisté soixante ans à son mari… » Depuis cinq ans, Maria renouvelle chaque année sa demande de logement social et « frappe à la porte de tous les élus ». Elle montre fièrement sa carte d’identité renouvelée en 2022. Son « nom de jeune fille » apparaît en gras, en premier « parce que j’en ai marre qu’on m’appelle par son nom à lui ». « C’est la reprise en main, c’est la liberté », assure-t-elle. Pourtant, elle n’arrive toujours pas à quitter son harceleur, même si « de temps en temps, ça gueule dans les chaumières ». Maria a-t-elle encore toute sa vie devant elle ?
(1) Le prénom a été modifié à la demande de la personne, qui vit encore avec son conjoint violent.
Pas de limite d’âge pour les féminicides
La semaine dernière à Louviers (Eure), une femme de 60 ans est morte, tuée par son ex-conjoint de 67 ans, après l’avoir quitté. En octobre à Montpellier (Hérault), un homme de 83 ans a été condamné à vingt ans de prison pour avoir assassiné sa femme à coups de hache après cinquante-quatre ans de mariage. Selon la dernière étude, parue au mois d’août, « sur les morts violentes au sein du couple », le ministère de l’Intérieur recense 20 % des victimes âgées de plus de 70 ans ; 10 % ont plus de 80 ans. Et un quart des auteurs ont dépassé les 70 années. Mais les rares chiffres sont-ils fiables ? « Face à sa femme âgée, le mari considère qu’elle devient un poids, qu’elle ne peut plus assumer les tâches qui lui sont dévolues, domestiques, sexuelles, émotionnelles. Elle est devenue inutile », analyse l’historienne féministe Christelle Taraud, qui dénonce aussi les suicides forcés. #NousToutes, qui comptabilise les féminicides chaque année, avoue ne pas connaître la proportion des seniors. « Un angle mort », reconnaît le collectif.
publié le 24 novembre 2022
par Rachel Knaebel sur https://basta.media
La loi séparatisme votée en 2021 dans un contexte de lutte contre l’islamisme radical permet aussi au ministère de l’Intérieur de s’attaquer à des associations qui prônent la désobéissance civile ou mènent des actions de contestation.
Elle avait lancé la menace en septembre, la préfecture de la Vienne l’a finalement mise à exécution fin octobre. Le préfet Jean-Marie Girier (qui a été le directeur de campagne d’Emmanuel Macron en 2017) a saisi tribunal administratif pour faire annuler deux subventions attribuées par la ville et la métropole de Poitiers à Alternatiba.
L’antenne locale de l’association écologiste avait obtenu un financement de 5000 euros de la communauté urbaine du Grand Poitiers et un autre de 10 000 euros de la ville de Poitiers pour l’organisation d’un « village des alternatives » les 17 et 18 septembre dernier - plus de 140 associations présentes, une vingtaine de conférences-débats organisées. Greenpeace et Extinction rébellion y ont animé un atelier de « formation à la désobéissance civile » et un « débat mouvant » sur les « actions violentes et non violentes ».
Pour le préfet, ces deux activités du Village des alternatives contreviendraient au contrat d’engagement républicain mis en place depuis le début de l’année par la loi « confortant les principes de la République », dite « loi Séparatisme ». La signature du contrat d’engagement républicain est obligatoire depuis le 2 janvier 2022 pour toutes les associations et les fondations qui sollicitent une subvention publique, un agrément public (jeunesse, sport, éducation populaire, environnement, service civique, etc.) ou la reconnaissance d’utilité publique.
Dans sa saisie, le préfet de la Vienne écrit que l’activité subventionnée a été « l’occasion d’incitation à des manifestations contraires à la loi, violentes ou susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Ce qui est contraire au contrat d’engagement républicain, que d’ailleurs « l’association n’aurait pas encore signé au moment de l’attribution de la subvention », écrit encore la préfecture.
Dans le viseur du préfet : le conflit autour des mégabassines
« Dans un débat mouvant, des personnes mentionnent différentes actions de désobéissance civile et on demande au public de se positionner pour dire s’ils et elles jugent que c’est une action violente ou non violente, nous explique Thierry Grasset, de la coordination d’Alternatiba Poitiers. Dans les exemples mis en discussion, on peut proposer des choses à la limite pour voir comment les gens se positionnent, mais ce n’est qu’un exercice. Par exemple, éteindre les panneaux lumineux publicitaires, ou intervenir sur les disjoncteurs, pour certains, cela va être violent, pour d’autres non. Ce n’est qu’une évocation. »
Au sujet de la formation à la désobéissance civile, également mise en cause, Thierry Grasset défend qu’il ne s’agissait que « de présentation de ce que peut être la désobéissance civile ». « La Cour européenne des droits humains a affirmé à plusieurs reprises que la désobéissance civile fait partie de la liberté d’expression quand il s’agit d’intérêt général », met aussi en avant le membre d’Alternatiba Poitiers.
Au-delà de ces deux activités, la préfecture reproche dans son argumentaire auprès du tribunal les liens entre plusieurs intervenants et le mouvement d’opposition aux mégabassines dans la Vienne. « Par l’attribution de la subvention, la commune méconnaît le principe de neutralité en finançant une activité qui traduit en réalité, dans le contexte local très chargé, une prise de parti dans un conflit autour de l’usage local de l’eau », écrit la préfecture. Le préfet vise en particulier un débat lors du village des alternatives diffusé sur une radio associative locale, Radio Pulsar, et les propos tenus alors par un intervenant de la Confédération paysanne et un autre du collectif Bassines non merci.
La préfecture n’attaque pas directement l’association Alternatiba, mais les deux collectivités, la ville de Poitiers – dont la maire est l’écologiste Léonore Moncond’huy – et la métropole du Grand Poitiers, qui ont attribué les subventions, les ont maintenues et même revotées après les menaces de la préfecture en septembre. « Il y a une différence d’interprétation entre l’État et les deux collectivités », nous fait savoir la municipalité de Poitiers. La position de la ville est d’attendre que la justice tranche.
Recours des associations devant le Conseil d’État
Ce bras de fer, entre un préfet proche du président Emmanuel Macron et une municipalité de gauche, se produit dans une situation tendue pour l’ensemble du monde associatif. Déjà, au moment de l’adoption de la loi « Séparatisme », des associations - dont la Cimade et France nature environnement (FNE) - s’inquiétaient des conséquences du contrat d’engagement républicain sur la liberté des associations. « Elles n’ont pas été écoutées, et ces dérives ont déjà commencé ! », écrit un groupe d’associations dans une tribune de soutien à Alternatiba. « Loin de protéger la République, l’initiative du préfet de la Vienne fragilise les libertés associatives et appauvrit la démocratie », concluaient les signataires.
En mars, 25 associations, dont les principales ONG environnementales (Greenpeace, FNE, Amis de la terre) et anticorruption (Sherpa, Transparency International France), ont déposé un recours devant le Conseil d’État contre le décret mettant en place le contrat d’engagement républicain. Elles estiment que ce contrat contient des « dispositions floues », qui risquent de soumettre les associations « à des décisions arbitraires de la part de l’administration et des collectivités ».
Ce recours n’a pas encore été jugé. L’affaire de la subvention à Alternatiba pourrait aussi n’être jugée que dans de longs mois. Dans le même temps, les associations peuvent aussi voir leur demande de renouvellement de subventions refusée sur la base de la nouvelle obligation contractuelle d’engagement républicain en vigueur depuis 2022.
« Si une subvention n’est pas renouvelée, les bailleurs n’ont pas à le motiver »
« Quand c’est un retrait de subvention comme ce que demande la préfecture pour Aletrnatiba, l’association peut en principe déposer un recours au tribunal. Si une subvention n’est pas renouvelée, les bailleurs n’ont pas forcément à le motiver », explique Jean-Baptiste Jobard, coordinateur du Collectif des associations citoyennes, l’un des membres fondateurs de l’Observatoire des libertés associatives. Les associations ne peuvent alors pas contester un non-renouvellement.
Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs rédigé le mois dernier une circulaire à destination des préfets. Le document dessine des lignes directrices dans la mise en œuvre du contrat d’engagement républicain pour les associations bénéficiant de subventions publiques. Le ministère y mentionne quelques exemples d’associations réelles ou imaginaires qui ne le respecteraient pas. Par exemple, une association locale de défense de l’environnement porterait atteinte à l’ordre public en s’opposant à un site de stockage de déchets radioactifs, « dès lors qu’elle a organisé à cette fin la destruction de matériels ». Est aussi évoquée l’hypothèse d’une association qui ferait la promotion de l’excision.
« La circulaire n’est pas très concrète, elle rappelle seulement quelques jurisprudences. Trois types d’associations y sont explicitement visées : musulmanes, de l’extrême droite identitaire, et écologistes », analyse Benjamin Sourice de Vox public, qui alerte depuis plusieurs années au sein de l’Observatoire des libertés associatives sur une répression grandissante des associations. La structure a publié ce début d’année un vaste rapport sur les attaques des autorités aux associations ces dernières années.
Des accusations floues
Il est encore difficile de savoir si la nouvelle obligation du contrat d’engagement républicain touche déjà des associations, par exemple écologistes, dans leur demande de subvention. Le flou peut aussi régner sur les raisons exactes des refus de renouvellement. À Tourcoing, un centre social s’est vu refuser en octobre le renouvellement de ses subventions par la municipalité, la Caf et l’État. Or, l’arrêt des subventions met en péril l’existence même de ce centre social, et l’emploi de ses salarié·e·s.
Dans la presse (voir cet article de Streetpress et cet article de la presse locale), des élus de la majorité divers droite et LREM à la tête de la ville de Tourcoing, fief électoral du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, évoquent des atteintes à la laïcité, du fait que certaines employées du centre porteraient le voile.
À notre demande, la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) répond que c’est à cause « de la gravité de la situation financière » de la structure que les subventions ont été suspendues. « Au regard de la situation financière très dégradée et installée de la MJC-centre social du Virolois, la Caf du Nord ne possédait plus suffisamment de visibilité et de garanties pour poursuivre ses financements », nous indique la Cnaf. Début novembre, le tribunal d’instance de Lille a placé le centre social en redressement judiciaire. « Un signe positif », a réagi le centre social sur Facebook, puisque cela permet pour l’instant à la MJC de continuer son activité : « Les emplois sont sauvegardés, c’est un soulagement pour tous les salariés ».
« Beaucoup d’associations décident de ne pas faire de vagues »
En Corrèze, une association d’éducation populaire dit avoir eu des échos de difficultés à faire renouveler sa subvention attribuée par le Fonds pour le développement de la vie associative (FDVA). La cause : l’une des militantes de l’association était présente, l’an dernier, à un rassemblement de soutien à des colleuses féministes placées en garde à vue pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » lors de la venue à Tulle du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.
« Beaucoup d’associations décident de ne pas faire de vagues quand on leur refuse une subvention, car elles ont des bailleurs multiples. Quand elles décident de réagir, il est souvent trop tard », rapporte Benjamin Sourice. Avec le contrat d’engagement républicain, les retraits de subvention ont un effet domino : « Tous les autres bailleurs publics seront avertis par les préfectures et devront suivre en coupant à leur tour le robinet. »
Même restreintes, les possibilités de recours existent. Si un refus de subvention ne constitue pas en soi un motif de contestation ou de recours, la décision d’une autorité publique de refuser ou de retirer une subvention ou un agrément pour non-respect du contrat d’engagement républicain doit suivre une procédure « respectueuse des droits des associations et des fondations sous peine de ne pas être valable », souligne l’Observatoire des libertés associatives. L’autorité publique doit ainsi prouver le manquement au contrat d’engagement républicain.
L’Observatoire des libertés associatives a mis en place un formulaire pour permettre aux associations de signaler si elles rencontrent des difficultés à cause du contrat d’engagement républicain.
publié le 24 nov 2022
Vincent Ortiz sur https://lvsl.fr
Président de Bolivie durant treize ans, Evo Morales est considéré comme une figure majeure du « virage à gauche » d’Amérique latine. Il a été renversé par un coup d’État pro-américain en novembre 2019, auquel Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est à présent revenu au pouvoir suite à des élections remportées par son allié Luis Arce Catacora. Evo Morales continue d’occuper des fonctions politiques et diplomatiques essentielles. Il considère que l’élection de nombreux chefs d’État progressistes – Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et plus récemment Lula au Brésil – constituent une opportunité pour relancer l’intégration régionale d’une Amérique latine souveraine face aux États-Unis. Nous retrouvons Evo Morales deux ans après une première rencontre. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription Marielisa Vargas.
LVSL – Quel regard portez-vous rétrospectivement sur la médiatisation du coup d’État que vous avez subi, et le rôle des chancelleries occidentales ?
Evo Morales – D’une manière générale, je dirais que les médias qui défendent les revendications des peuples ou des mouvements sociaux sont rarissimes. Les médias boliviens sont une arme de destruction massive. Ils sont la voix officielle de l’oligarchie et de la droite bolivienne. Ils ont pour fonction de contaminer idéologiquement les nouvelles générations, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, et sur lesquels nous ne sommes pas encore assez performants. Ils propagent la désinformation, comme récemment, à propos de la marche pour la patrie : les médias boliviens ont prétendu que nous étions « quelques centaines de marxistes », alors que nous étions plus d’un million, ce qui constitue un événement historique en Bolivie [fin novembre 2021, le gouvernement bolivien organisait une marche pour la patrie à laquelle Evo Morales a participé NDLR].
Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État.
LVSL – Selon de nombreuses spéculations, l’accaparement du lithium était l’un des objectifs des auteurs du coup dÉtat. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
EM – La véritable cible du coup d’État, c’était notre modèle économique. Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation.
Revenons au coup d’État. Qu’a dit Elon Musk, le maître de Tesla, à propos du coup d’État ? « Nous renversons qui nous voulons. Faites-en ce que vous voulez ». Il y a deux semaines, on pouvait lire dans un média : « le commando Sud des États-Unis s’intéresse au lithium ». La dirigeante du commando Sud des États-Unis a qualifié l’Amérique latine de « quartier » des États-Unis.
Les sources faisant état d’un intérêt des États-Unis pour le lithium sont innombrables. Les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières.
LVSL – Vous avez récemment participé au huitième sommet du Grupa de Puebla, forum politique qui a pour fonction de défendre l’intégration régionale sur des bases de progrès social et de souveraineté. Quelles sont les revendications que vous y avez porté ?
EM – Le Grupo de Puebla est une organisation qui rassemble divers ex-présidents, ex-ministres, responsables et partis politiques, et qui a émergé en réaction au Groupe de Lima [coalition politique qui est apparue en 2017, et qui a rassemblé jusqu’à 12 gouvernements conservateurs et pro-américains d’Amérique latine, avec pour fonction de trouver une « issue » à la crise vénézuélienne NDLR]. Il rassemble les acteurs qui, quelques années plus tôt, avaient été à l’origine de l’UNASUR et des diverses tentatives d’intégration régionale en faveur des peuples. Derrière les partis politiques, on trouve des mouvements sociaux qui défendent une perspective anti-impérialiste et anti-capitaliste.
Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
Comment nous définissons-nous ? D’abord, par une perspective internationale en opposition à la doctrine Monroe, dont nous commémorons les 200 ans, qui proclamait « l’Amérique aux Américains ! » [Evo Morales fait référence à la doctrine géopolitique du président James Monroe. « L’Amérique aux Américains » était d’abord un slogan dirigé contre les menées colonialistes des Européens, mais il a rapidement justifié la mainmise de l’Amérique du Nord sur le sous-continent NDLR]. En opposition, nous proclamons : « L’Amérique plurinationale des peuples pour les peuples ». Pour nous, la plurinationalité est l’unité dans la pluralité pour affronter l’adversité.
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons mener à bien un processus d’intégration régionale. Premier objectif : comment en finir avec l’OEA ? [Organisation des États américains, très controversée en raison de son exclusion de Cuba depuis 1962 NDLR]. Rappelons que cette organisation a exclu Cuba et a soutenu le coup d’État bolivien. L’OEA est une ennemie de l’intégration, et un instrument de l’interventionnisme. Ensuite, en renouant avec l’UNASUR et en institutionnalisant l’appartenance des États latino-américains à la CELAC [L’Union des nations sud-américaines et la Communauté des États latino-américains et caribéens concernent rétrospectivement l’Amérique du Sud et l’Amérique latine, à l’exclusion des États-Unis NDLR]. Nous souhaitons que la CELAC devienne une OEA sans les États-Unis d’Amérique. En cela, Lula renoue avec l’esprit des Chavez, Kirchner, Correa, Fidel…
D’un autre côté, nous souhaitons mener une campagne internationale contre l’OTAN. La désinformation est très forte à propos du conflit russo-ukrainien. On compte plus de de 200.000 victimes Russes et Ukrainiennes. Qui doit-on blâmer, l’Ukraine ou la Russie ? Qui a provoqué cette guerre, l’OTAN ou la Russie ? Dans ce conflit, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
publié le 23 novembre 2022
La rédaction de Mediapart sur www.mediapart.fr
Après la décision de censure préalable contre nos informations sur les pratiques du maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau, des élus, notamment de la Nupes, plus d’une trentaine de sociétés de journalistes, des avocats et des ONG dénoncent une mesure liberticide incompréhensible.
Le communiqué a paru mardi 22 novembre au soir et il est signé par l’ensemble des groupes qui composent la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) à l’Assemblée nationale. On y lit que « dans une démocratie et un État de droit digne de ce nom, il est incompréhensible que des procédures de censure avant publication et non contradictoires puissent être utilisées contre la presse ».
Cette réaction des député·es de la Nupes vient s’ajouter à celles des avocat·es, des journalistes et des défenseurs des libertés qui, depuis 24 heures, s’indignent du scandale judiciaire déclenché par le tribunal judiciaire de Paris, faisant injonction à Mediapart, sans débat contradictoire préalable, de ne pas publier de nouvelles révélations sur les pratiques politiques du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau.
Mardi matin, la sénatrice centriste Nathalie Goulet s’est saisie de l’affaire en déposant une proposition de loi visant à interdire les ordonnances sur requêtes en matière de presse, laquelle serait ainsi exclue des articles du Code de procédure civile qui ont permis la censure préalable de notre enquête. Il s’agit d’un article unique visant à compléter l’article 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse par une phrase ainsi rédigée : « Une publication ne peut être interdite qu’en application d’une décision judiciaire rendue contradictoirement. »
« C’est une procédure très classique mais, en l’espèce, appliquée en matière de presse, ça conduit à une aberration, explique Nathalie Goulet, avocate de profession, à Mediapart. Le critère du non-contradictoire et l’atteinte à la liberté de la presse forment un cocktail explosif : c’est une atteinte totalement disproportionnée à la liberté de la presse. Il faut très simplement interdire ce type de procédure en matière de presse, cela fera jurisprudence. » Le président de la commission de la culture au Sénat, Laurent Lafon (Union centriste), soutient cette proposition.
« Si une clarification législative doit être opérée afin de ne pas entraver le droit fondamental à l’information, alors nous agirons de concert », affirme la députée communiste Soumya Bourouaha au sujet de cette proposition de loi. Et de poursuivre : « Si, en tant que législateur, il convient toujours d’être prudent lorsque l’on se prononce sur une décision de justice particulière, il m’appartient de veiller à ce que la liberté de la presse soit garantie et le travail journalistique ne subisse aucune entrave. »
Des messages de soutien venus de tous les horizons
Comme bon nombre d’autres membres de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sollicités par Mediapart, l’élue de Seine-Saint-Denis a apporté un soutien à la rédaction. Depuis lundi et avant même la parution du communiqués de la Nupes, d’autres l’avaient fait publiquement sur les réseaux sociaux, à l’instar de l’écologiste Sophie Taillé-Polian, du président du groupe socialiste au Palais-Bourbon, Boris Vallaud, ou de la députée La France insoumise (LFI) Clémentine Autain.
« Même Isabelle Balkany défend Edwy Plenel et ses journalistes », note le Huffington Post au sujet de ce tweet de l’ancienne responsable politique, condamnée en 2020 à trois ans de prison pour fraude fiscale. Outre les élu·es, cette censure préalable a aussi suscité de vives réactions parmi les défenseurs du droit de la presse. « De mémoire judiciaire, jamais une telle interdiction préventive d’une publication de presse, qui constitue une mesure de censure préalable pure et simple, n’avait été prononcée par un magistrat », a ainsi écrit l’Association des avocats praticiens du droit de la presse.
Les syndicats de journalistes (SNJ, SNJ-CGT, CFDT) ont eux aussi fait connaître leur indignation contre « une décision de justice inédite et contraire au droit de la presse », selon les termes du communiqué du SNJ. Plus de 35 sociétés de journalistes (SDJ), du Monde à Marianne, en passant par Libération, BFM, Télérama ou TF1, ainsi que des confrères étrangers, comme la Fédération internationale des journalistes, ou des responsables de rédaction ont également apporté leur soutien à Mediapart.
« Cette censure préalable, décidée sans débat contradictoire, est une grave et flagrante attaque contre la liberté de la presse, peut-on lire dans le communiqué commun des SDJ, des associations de défense du droit à l’information et des collectifs de journalistes. Cet acte liberticide nous inquiète profondément quant à la situation de la liberté de la presse en France. » Le site Les Jours a même proposé de publier notre enquête en cas de confirmation de cette interdiction, une idée relayée par les directeurs de la rédaction de Libération, de Politis, par le directeur de L’Humanité et le cofondateur d’Atlantico, comme par nos partenaires de Mediacités.
Pour Reporters sans frontières (RSF), cette décision est « un contournement dangereux et flagrant de la loi du 29 juillet 1881 qui protège la liberté de la presse ». La Maison des lanceurs d’alerte ou l’ONG Transparency International ont elles aussi fait connaître leur solidarité envers notre rédaction. Quant au Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), il « déplore une dangereuse atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’informer » et rappelle que le « législateur doit veiller à ce que le droit commercial ne puisse pas être utilisé pour censurer des journalistes ».
publié le 23 novembre 2022
Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
Médecins du monde conteste ce mercredi, devant l’Office européen des brevets, le monopole du géant pharmaceutique, qui spécule sur le sofosbuvir, traitement novateur et hors de prix contre cette maladie du foie.
Un titre de propriété intellectuelle retiré purement et simplement, ou quelques lignes raturées dans un brevet déposé par la multinationale américaine Gilead pour un traitement contre l’hépatite C qu’elle commercialise depuis 2014… Quoi qu’il arrive, cela ne sera en rien anodin, mais pas sûr que, en dehors de l’Humanité, l’affaire fasse la une des journaux. Elle pourrait pourtant affaiblir une carte maîtresse des Big Pharma et les faire passer pour un château de cartes, privés de leur argument aussi récurrent que fallacieux selon lequel le brevet serait le « sésame de l’innovation »… Mais n’anticipons pas car il faudrait alors une détermination politique d’une tout autre nature dans les gouvernements, en France et en Europe.
Le sofosbuvir, un antiviral à action directe
Emblématique, le dossier l’est car il concerne le sofosbuvir, une molécule vendue sous la marque Sovaldi, à des tarifs prohibitifs pour les comptes publics ces dernières années : ils vont, pour une cure de trois mois, de 82 000 euros, aux États-Unis, à 41 000 euros en France pendant plusieurs années, avant de « baisser » à 25 000 euros. C’est avec ce traitement de nouvelle génération, un antiviral à action directe guérissant quasiment tous les malades de l’hépatite C, qu’en 2014 a été introduit, à grande échelle, un rationnement de l’accès à un médicament et le tri entre patients. Une situation rendue d’autant plus invraisemblable que, pour une fois, par l’entremise d’une commission sénatoriale américaine qui a pu réunir de nombreuses pièces internes, souvent protégées par le sacro-saint « secret des affaires », la vérité du prix a vite éclaté, exposant la rapacité de l’industrie pharmaceutique dans toute sa splendeur, et jusqu’au moindre détail.
C’est l’histoire d’une découverte par un obscur chercheur de l’université publique de Cardiff (pays de Galles), Plinio Perrone, qui décrit, dès février 2007, à partir d’éléments déjà utilisés dans la recherche médicale contre le sida, l’action antivirale de deux agents chimiques, efficaces contre l’hépatite C. Les quelques articles dans lesquels il expose sa trouvaille sont immédiatement lus et mis à profit – au sens littéral – par l’un de ses collègues, Raymond Schinazi. Lui s’est fait une spécialité, après des années de recherches propres, de lancer des start-up afin de transformer les découvertes en inventions, c’est-à-dire en formules qui puissent être à la fois industrialisées et brevetées. Immatriculée à la Barbade, puis rapatriée dans le Delaware, aux États-Unis – on reste dans les paradis fiscaux –, Pharmasset, sa petite boîte, ne s’en cache pas dans son propre nom, issu de la contraction en anglais entre « pharmacie » et « capital » : elle va faire fructifier au maximum son seul actif, le brevet sur le sofosbuvir qu’elle dépose dès mars 2008, pour pouvoir se vendre au plus offrant.
44 milliards de dollars dans les caisses de Gilead
En 2011, c’est le géant américain Gilead qui, en mettant 11 milliards de dollars sur la table – un record à l’époque –, emporte la coquille vide abritant le brevet du sofosbuvir… Ensuite, l’enjeu qui demeure, c’est de fixer un prix pour la molécule permettant de renflouer les caisses et d’accumuler du cash pour les prochains rachats de start-up. Le prix du Sovaldi, sans aucun rapport ni avec la recherche et le développement ni avec les coûts de production (estimés, selon les sources, entre 25 et 150 euros par cure), permettra à Gilead de réaliser entre 2014 et 2017, sur les trois premières années d’exploitation, un bénéfice net de 44 milliards de dollars, soit une marge nette de près de 55 % par rapport à son chiffre d’affaires…
Aujourd’hui, loin des regards, c’est le tout début de cette histoire qui va être examiné à la chambre des recours de l’Office européen des brevets (OEB), à Munich (Allemagne). Une institution qui demeure un mystère pour les profanes, un temple pour les multinationales et une industrie florissante pour elle-même : elle est l’émanation d’une convention intergouvernementale rédigée en 1973 et désormais rejointe par 39 États – au-delà du seul cercle de l’Union européenne, donc – ; l’institution emploie 4 000 ingénieurs et scientifiques en tant qu’examinateurs de la validité des demandes introduites, et elle est financée par une taxe acquittée par ses utilisateurs, ce qui lui permet de disposer d’un budget confortable de 2,35 milliards d’euros en 2022. Alors que, d’habitude, ce sont des multinationales qui se disputent entre elles devant cette instance, c’est l’organisation humanitaire française Médecins du monde qui a porté le dossier sur le sofosbuvir à l’OEB. Un détail significatif, là encore.
« Le gouvernement français n’a jamais voulu agir »
« Cette affaire est un excellent cas d’école, avance Olivier Maguet, coresponsable du plaidoyer Prix du médicament et systèmes de santé. Les contentieux juridiques ont longtemps été l’apanage des pays du Sud. Souvenez-vous de l’Afrique du Sud attaquée par les multinationales sur les traitements contre le sida. Puis, ça a été notre tour au Nord. Avec le sofosbuvir, on pouvait faire autrement… On a un brevet très fragile, on a un prix exorbitant, et le gouvernement français n’a jamais voulu agir, comme nous incitions à le faire par le biais d’une licence d’office qui aurait permis de sortir du chantage au prix fixé par Gilead. Mais non ! En somme, la situation est simple : on a eu des pignoufs et des filous, d’un côté, de l’autre, le rationnement d’un médicament ! »
Dans le détail, les plaidoiries promettent d’être extrêmement complexes, tant sur la chimie du médicament que sur le droit de la propriété intellectuelle. Après un amendement partiel devant la division d’opposition – qui correspond à la première instance de l’OEB – en octobre 2016, il s’agit, en termes réducteurs, de démontrer que Gilead a cherché à étendre, de manière indue, la portée de son brevet et que la multinationale n’a pas eu, en réalité, d’activité inventive justifiant un brevet. Conseil en propriété intellectuelle et représentant Médecins du monde à Munich, Quentin Jorget s’attend à voir débarquer face à lui une armada mandatée par Gilead. « Ils viennent de New York, de Londres, d’Australie, et ils bandent les muscles, témoigne-t-il. Mais, en réalité, c’est juste de l’intimidation et, dans les débats, ça ne change pas grand-chose… »
Le danger est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle. Quentin Jorget
Dans les faits, Gilead a tenté de présenter une série de combinaisons de molécules, mais sans aller jusqu’à la version purifiée du mélange qui constitue, elle, le traitement antiviral. « Avant même d’avoir fini, ils déposent une liste de 40 000 composés, poursuit Quentin Jorget. Puis après, ils font des tests et finissent par décider quelle association marche, et c’est celle-là qu’ils veulent protéger. Mais en procédant ainsi, par le truchement des associations, on sort en réalité une invention de nulle part, sans la présenter clairement. Ce qui est obligatoire dans le régime des brevets… » Auteur d’un remarquable essai sur le sujet paru au début de la pandémie de Covid-19, alors que les questions de brevets étaient posées à l’échelle mondiale pour l’accès universel aux vaccins (1), Olivier Maguet ne cache pas ses attentes : « Il est possible que ce jugement de l’OEB, même s’il ne fait que confirmer la décision de première instance, ouvre une brèche. À la limite, le danger n’est pas tellement pour Gilead, qui a déjà fait ses profits monstres. Il est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle : on a des enfants qui meurent de bronchiolites parce qu’on n’a pas été fichus de mettre l’argent dans les urgences pédiatriques, tout en acceptant de donner des milliards d’euros à Gilead ? »
En cas de révocation du brevet ou, comme en 2016, de simple amendement retirant la formule précise du sofosbuvir du brevet, le même promet : « Ce sera une grande victoire et il n’y aura plus d’appel possible, plus aucune raison de surseoir à une décision… Dès le lendemain, le président de la République aura un courrier de notre part sur son bureau. Nous avons fait tout ça avec nos petits doigts. Mais ce n’était pas notre boulot ! C’est celui de l’État, qui consent à ce système mortifère depuis des décennies, mais il faut en sortir, ce n’est plus viable ! »
(1) La Santé hors de prix : l’affaire Sovaldi, d’Olivier Maguet, éditions Raisons d’agir, Paris, 2020, 9 euros.
Alors que la France affiche sur le papier un objectif d’éradication de la maladie à l’horizon 2024, 134 000 personnes infectées par une hépatite C seraient, selon une estimation réaliste, en attente de traitement en France. La cure par Epclusa, qui est la nouvelle marque de Gilead combinant sofosbuvir et velpatasvir, est facturée 24 905 euros à l’assurance-maladie, ce qui ferait 3,37 milliards pour tous les patients. Le prix du générique, intégrant une marge de profit de 10 %, correspondrait à 75,65 euros, ce qui limiterait la dépense globale à 10,1 millions. « Cette économie de près de 3,327 milliards d’euros permettrait de renforcer notre système de santé en souffrance, elle pourrait financer le salaire annuel d’environ 55 773 infirmières en CDI », relève Médecins du monde.
Thomas Lemahieu
publié le 22 novembre 2022
Mickaël Correia sur www.mediapart.fr
Alors que la COP27 s’achève par un accord minimaliste, Amy Dahan, chercheuse émérite au CNRS, revient sur la « fabrique de la lenteur » que sont devenus ces sommets sur le climat. Elle appelle à rénover les institutions et les règles qui organisent la mondialisation, pour contraindre les pays à respecter leurs engagements climatiques, sous peine de sanctions.
FautFaut-il mettre fin aux COP, ces grands sommets sur le climat, qui incarnent désormais plus une foire expo du greenwashing qu’une enceinte de coopération internationale face au plus grand défi de l’humanité au XXIe siècle ?
Alors que la première COP s’est déroulée en 1995 et que les émissions globales augmentent irrémédiablement, l’utilité même de ces réunions est à questionner. Et ce, d’autant plus que limiter le réchauffement global à + 1,5 °C, objectif phare de l’accord de Paris de 2015, est en passe de devenir irréalisable.
Amy Dahan, directrice de recherche émérite au CNRS, étudie l’histoire des négociations climatiques et est la coautrice de Gouverner le climat ? 20 ans de négociations climatiques (avec Stefan C. Aykut, Presses de Sciences Po, 2015). Elle estime que la gouvernance du climat ne devrait plus être enclavée au sein des COP, mais être discutée au sein de divers sommets diplomatiques et des institutions économiques mondiales.
Depuis 30 ans, le droit international économique l’emporte sur l’urgence climatique. Amy Dahan demande que les instances de régulation internationale de la mondialisation, comme l’Organisation mondiale du commerce ou la Banque mondiale, soient rénovées pour – a contrario des COP – créer des mécanismes contraignant les pays à respecter leurs engagements climatiques.
Mediapart : En 2015 dans votre livre , vous parliez d’un « schisme de réalité » entre la gouvernance du climat via les COP et la dégradation inexorable du climat. On a l’impression, après cette COP27 et en pleine crise énergétique, que ce hiatus s’est depuis énormément creusé...
Amy Dahan : Effectivement, alors que les émissions globales ne cessent d’augmenter, les COP n’arrivent même pas à ce que les États les plus riches tiennent leur promesse de verser chaque année 100 milliards de dollars aux pays du Sud. C’est une somme très modeste eu égard aux capitaux énormes mobilisés dans l’économie mondiale, mais ces engagements, pris en 2009 lors de la COP15, n’avaient atteint que 83 milliards de dollars en 2020.
La prise en main du péril climatique a été très longtemps isolée des problèmes (et des investissements) de politiques industrielles, énergétiques et économiques, tant globales que nationales, indispensables pour relever ce défi. Les COP ne sont basées que sur des consensus et des engagements volontaires sans jamais questionner les règles de la mondialisation économique et financière débridée, à l’origine de la catastrophe climatique.
A contrario, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’autres accords bilatéraux font appliquer des règles contraignantes et des sanctions qui protègent l’économie mondialisée. En somme, depuis 30 ans, le droit international du commerce et de l’investissement l’emporte sur l’urgence climatique.
Nous parlons donc d’un « schisme de réalité » pour nommer l’écart entre la gouvernance onusienne des COP censée se saisir du risque climatique et une réalité du monde multiforme faite de compétitions et de concurrences féroces, qui lui échappe en très grande partie. Ce hiatus se traduit aussi de façon temporelle entre la dégradation accélérée du climat et une fabrique de la lenteur dans les négociations.
Sortir des énergies fossiles ne se passera pas dans les COP.
Pour vous donner un exemple, le traité sur la charte de l’énergie, entré en vigueur en 1998, vise à protéger les investissements étrangers du secteur de l’énergie. Mais il a surtout restreint le déploiement de politiques climatiques. Il a permis aux industriels de poursuivre les Pays-Bas qui souhaitaient fermer des centrales au charbon, ou encore l’Italie qui voulait interdire des forages pétroliers offshore.
La France et plusieurs autres pays européens comme l’Allemagne, l’Espagne ou la Pologne viennent d’annoncer leur décision de se retirer de ce traité : c’est une des toutes premières fois que des règles nées de la mondialisation sont reconnues comme antinomiques avec la lutte contre le changement climatique.
Cela nous montre que sortir des énergies fossiles ne se passera pas dans les COP. Et que pour que le monde effectue sa transition écologique, il faut radicalement modifier le paysage politique et économique de la régulation mondiale.
Mediapart : C’est-à-dire qu’il faut mettre en œuvre des mécanismes contraignants pour mettre fin aux énergies fossiles ?
Amy Dahan : Le mot « énergie » ne figure même pas dans l’accord de Paris de 2015. La sortie des énergies fossiles n’a été évoquée qu’à la COP de Glasgow en 2021, sans que les modalités concrètes ou les difficultés des pays pour cette sortie aient jamais été l’objet de discussions.
Et ce « schisme de réalité » s’est encore plus creusé à l’aune de la guerre en Ukraine, de la crise énergétique, qui a mis à nu le fait que l’on n’est pas tous ensemble pour sauver le climat, qu’on n’avait pas tous les mêmes intérêts.
Il faut que la sortie des énergies fossiles soit prise en main en dehors des COP, devenues une enceinte d’une lenteur incroyable, et ayant peu de prise avec le réel. Tous les mécanismes de contrôle, de rehaussement et de vérification des engagements des pays sont en panne. Entre le G7 et le G20, il y a sans doute davantage de possibilités dans ces institutions d’avancer sur la sortie du charbon.
L’énergie pourrait faire par exemple l’objet d’un traité international qui encourage et protège l’investissement public dans les énergies renouvelables et sanctionne l’utilisation du charbon.
Mediapart : Une autre limite des COP est celle de l’objectif des + 1,5 °C, inscrit dans l’accord de Paris mais qui apparaît désormais inatteignable. Récemment, plus de mille scientifiques ont déclaré qu’il n’est « plus acceptable d’affirmer publiquement » que limiter le réchauffement global à + 1,5 °C soit possible. Qu’en pensez-vous ?
Amy Dahan : Depuis 20 ans, l’idée de ne pas atteindre le seuil dangereux de 2 °C était un objectif coproduit par les scientifiques et les politiques et disposait ainsi d’une double légitimité. Il s’était imposé depuis la COP de Copenhague en 2009 et paraissait aller de soi. Pourtant, dans les revues scientifiques, en 2015, il y avait déjà un débat entre chercheurs, climatologues et sciences économiques et sociales, sur la possibilité ou non de limiter d’ici la fin du siècle le réchauffement à 2 °C.
Dans les réunions intermédiaires en vue de préparer la COP21 de Paris, on a vu monter avec surprise la volonté des pays du Sud les plus vulnérables de voir inscrire dans les accords climatiques internationaux ce chiffre de limitation du réchauffement de + 1,5 °C. Pour ces pays, + 1,5 °C signifie des impacts climatiques énormes, voire la disparition de certains États insulaires du Pacifique. Ce seuil avait donc une légitimité politique incontestable. Il a été inscrit dans le texte de l’accord.
L’objectif de 1,5 °C de réchauffement, déjà inatteignable en pratique, est finalement contreproductif, car conduisant à l’inaction.
Mais dans la négociation, ce fut une monnaie de singe, car toute compensation ou velléité de judiciarisation des dégâts pour les pays vulnérables a été supprimée, interdite par un veto américain. Surtout l’objectif de 1,5 °C ne paraît pas réaliste.
Pour le respecter, tous les scientifiques soulignent qu’il faudrait des efforts massifs et immédiats. Et cela aurait inévitablement des conséquences sociales, politiques et économiques majeures. Or tout le problème est que le texte de l’accord ne dit justement rien de ces conséquences, c’est-à-dire rien des modalités concrètes des transformations colossales qu’il faut enclencher.
Afficher ce chiffre irréaliste, ou encore asséner comme certains, après la sortie du dernier rapport du Giec, en août 2021, que « l’humanité dispose de trois ans pour réduire ses émissions de CO2 » n’est pas un bon message. L’objectif déjà inatteignable en pratique est finalement contreproductif, car conduisant à l’inaction.
Mediapart : Quel serait alors le bon message à véhiculer ?
Amy Dahan : Le message du Giec est meilleur. Il martèle depuis 2018 que « chaque demi-degré compte ». Passer de 1,5 à 2 °C de réchauffement engage des conséquences climatiques bien plus catastrophiques pour la planète et les sociétés humaines. Abandonner le slogan des 1,5 °C aurait un fort retentissement symbolique, clament certains. Mais en réalité, qu’a-t-on vraiment fait pour ne pas dépasser ce seuil d’ici à la fin du siècle, alors que nous sommes déjà à 1,1 °C de réchauffement aujourd’hui ?
Par ailleurs, cette notion de température moyenne globale génère de fausses compréhensions : il faut réaliser que lorsqu’on parle de 1,5 °C à 2 °C de réchauffement global, cela signifie, vu l’inertie thermique des océans, en réalité + 4 °C sur les surfaces continentales. Et les climatologues sont en train de se rendre compte que ce ne sont pas forcément les régions intertropicales qui sont les plus menacées par les dérèglements climatiques. L’Europe de l’Ouest a connu un réchauffement beaucoup plus rapide que prévu.
Mediapart : Faut-il mettre fin aux COP ou bien les « réinventer » ?
Amy Dahan : La prochaine COP s’annonce encore pire : elle sera à nouveau organisée dans un pays non démocratique, à Dubaï aux Émirats arabes unis, qui font partie avec l’Arabie saoudite des forces d’obstruction régulières dans les négociations climatiques ou lors de la validation onusienne des rapports du Giec.
Je crois qu’il ne faut pas tuer les COP, ne serait-ce que parce que c’est un espace diplomatique crucial pour les pays du Sud. Mais elles ne vont pas résoudre le problème. L’essentiel selon moi, depuis l’accord de Paris, c’est qu’il faut reterritorialiser la question climatique. La transformation écologique qui s’impose est titanesque. Chaque gouvernement, région et ville doit s’atteler à implanter des politiques climatiques, à déployer un mix énergétique écologique.
Cette transformation ne pourra pas se faire en catimini. Elle devra être largement débattue et socialement juste, pour rencontrer une adhésion sociale et populaire. La sobriété ne peut plus être considérée comme liberticide et punitive. Elle est le premier pas pour un raccourcissement des horizons et une localisation des enjeux, car le dérèglement est ici et maintenant.
L’Union européenne doit mettre en conformité sa volonté d’être un leader climatique international avec une vision d’une nouvelle économie qui prenne en compte les limites planétaires. Dans notre monde aujourd’hui disloqué, on ne peut plus fonctionner avec l’économie libérale mise en place depuis les années 1990 et qui a fait le lit de la crise climatique.
On doit, par exemple, faire en sorte que les bénéfices gigantesques des majors énergétiques servent à financer la décarbonation de nos sociétés. Il faut casser cette dynamique économique libérale et lever définitivement les pare-feux qui ont été mis en place entre la réalité du climat aujourd’hui et les traités et mécanismes économiques internationaux qui contraignent l’action climatique.
publié le 22 novembre 2022
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Dès février 2023, la durée d’indemnisation des privés d’emploi diminuera d’un quart. Une réforme unanimement décriée par les syndicats. Voici pourquoi.
Dans la salle de presse, rue de Grenelle, le ministre du Travail a enfin mis un terme au suspense, ce lundi. Après un mois de concertation bridée avec les organisations syndicales et patronales, Olivier Dussopt a dévoilé les contours de sa très décriée réforme de l’assurance-chômage, à l’issue d’une réunion conclusive. Les syndicats restent unanimement opposés à cette nouvelle pierre à l’édifice répressif du gouvernement contre les chômeurs. Le ministre, lui, a de nouveau insisté sur la nécessité de mettre en place des mesures contracycliques – plus strictes quand la conjoncture est au beau fixe et plus protectrices en cas de marasme économique – pour atteindre le plein-emploi et endiguer les difficultés de recrutement.
Pour parachever ces objectifs, Olivier Dussopt a dévoilé la mise en place, dès février 2023, d’un coefficient réducteur appliqué à la durée de l’indemnisation. Lorsque l’économie sera favorable (et elle l’est aujourd’hui, a assuré le ministre), la durée de perception de l’allocation chômage sera amputée de 25 % par rapport à son niveau actuel. Au lieu de disposer d’un mois d’indemnisation pour un mois de travail réalisé, un nouveau privé d’emploi ne disposera que de 0,75 mois d’indemnisation. Une personne ayant travaillé 24 mois ne sera plus indemnisée que 18 mois. Les seniors, qui disposent de droits plus protecteurs que le reste des actifs, seront également affectés : leur période maximale d’indemnisation passera de 36 à 27 mois.
« Puisque le gouvernement veut allonger les droits des chômeurs quand l’économie va mal, c’est une évidence qu’il fallait commencer par les diminuer », constate, amer, Michel Beaugas, secrétaire confédéral FO chargé de l’emploi. « On a toujours dit que ce n’était pas en baissant les droits des chômeurs qu’on aurait un retour à l’emploi plus rapide », déplore la négociatrice de la CFDT, Marylise Léon, qui regrette qu’« aucune mesure d’impact financier » des nouvelles dispositions n’ait été conduite par le ministère.
Fin du « un mois travaillé = un mois indemnisé »
Tentant de donner le change, Olivier Dussopt a estimé que le système d’indemnisation restera parmi les « plus généreux d’Europe », citant, par exemple, le cas de l’Espagne, où le coefficient de définition de la durée d’indemnisation par rapport à la durée de travail n’est que de 0,4. Il assure aussi que les chômeurs qui perdent leur emploi lorsque la conjoncture est favorable, mais dont les droits se terminent dans une économie dégradée, pourront bénéficier d’un complément de fin de droits. Autre précision du ministre : seront exemptés de ces nouvelles règles les départements d’outre-mer, les personnes en contrat de sécurisation professionnelle (post plan social, donc) et certaines professions déjà préservées de la réforme de 2019, comme les dockers, marins et intermittents du spectacle. Selon le ministre, la mesure devrait permettre à l’Unédic, organisme paritaire de gestion de l’assurance-chômage, de réaliser 4 milliards d’euros d’économies. « Ce n’est pas la priorité de la réforme », a-t-il aussitôt tempéré.
Clair depuis le début sur les visées austéritaires de la réforme, le gouvernement a levé le voile sur le fonctionnement de ce nouveau système et sur l’ampleur des reculs sociaux à l’encontre des chômeurs indemnisés. Si le choix d’un coefficient ne faisait plus aucun doute, les spéculations allaient bon train jusqu’à ce lundi sur le chiffre arrêté. Olivier Dussopt a entériné un dispositif unanimement jugé trop sévère par les syndicats, qui dénoncent d’une même voix la fin du principe « un mois travaillé = un mois indemnisé ».
« Cette idée du coefficient, c’est une idée du Medef que le gouvernement a suivie pour rendre service au patronat. Ça va leur permettre de recruter sans augmenter les salaires ni améliorer leurs conditions de travail », affirme Denis Gravouil, négociateur pour la CGT. Pour le représentant de la confédération, la réforme va pousser les chômeurs à accepter un emploi dégradé qu’ils n’auraient pas choisi auparavant et va booster l’emploi précarisé. « Je ne pense pas que cette inquiétude soit fondée », s’est défendu le ministre du Travail.
Les syndicats craignent une « usine à gaz »
Selon les déclarations du ministère, la conjoncture économique sera jugée défavorable lorsque le taux de chômage dépassera 9 % ou quand celui-ci augmentera de 0,8 point en un trimestre. Dans ce cas, les conditions d’indemnisation seront les mêmes qu’aujourd’hui. Soit des conditions déjà dégradées par la précédente réforme régressive portée par Élisabeth Borne, qui avait restreint l’accès à l’indemnisation et diminué le montant moyen des allocations. Pour que la conjoncture soit jugée favorable, le taux de chômage devra être inférieur à 9 % et diminuer de 0,8 point trois trimestres de suite. Avec ces nouvelles règles, qui devront faire l’objet d’une vigilance continue pour appliquer les bonnes conditions d’indemnisation, les syndicats craignent une « usine à gaz ». Les centrales dénoncent aussi la malhonnêteté du gouvernement : « En 2019, le gouvernement assurait que sa réforme n’était pas si terrible car il touchait au capital, au montant des indemnisations, mais pas à leur durée. Or là, on touche précisément à cette durée », fustige Marylise Léon, de la CFDT.
En matière de répression des droits des chômeurs, Olivier Dussopt et le gouvernement auront également trouvé des alliés parmi les groupes « Les Républicains » et Renaissance au Parlement, qui ont, en plus de ce mécanisme de diminution des droits, voté comme un seul homme pour priver d’indemnités les personnes licenciées à la suite d’un abandon de poste, présumées désormais comme démissionnaires. Les personnes en CDD ou en intérim refusant à deux reprises un CDI en un an ne pourront pas non plus bénéficier d’allocations chômage, pour lesquelles elles ont pourtant cotisé. « Ce sont des débats complètement lunaires, à la hauteur d’un café du commerce. On parle de phénomène dont personne ne sait qui il concerne », assène Marylise Léon, de la CFDT.
Un décret d’application, pris avant la fin de l’année par le gouvernement, devrait coucher sur papier les différentes dispositions actés par le ministre du Travail. Les organisations syndicales pensent, d’ores et déjà, saisir le Conseil d’État pour annuler cette réforme répressive.
Stéphane Ortega sur ttps://rapportsdeforce.fr/
Un mois et demi de concertation pour passer en force. Malgré l’opposition de l’ensemble des syndicats de salariés à la modulation des allocations chômage, le gouvernement n’a rien écouté et présente un projet de réforme plus dur qu’annoncé initialement et particulièrement punitif pour les demandeurs d’emploi de plus de 50 ans.
« Quand ça va mieux, on durcit les règles, quand ça va moins bien sur le front de l’emploi, on protège davantage », répétait encore Bruno Le Maire ce matin sur France Info. Une façon de présenter la réforme de l’assurance chômage qui n’a pas varié depuis des mois, que ce soit dans la bouche du ministre du Travail Olivier Dussopt, de la Première ministre Élisabeth Borne ou d’Emmanuel Macron. Avec à chaque fois comme justification : des difficultés de recrutement dans certains secteurs économiques.
Assurance chômage : un mensonge éhonté
Mais à l’arrivée, il n’y a aucune protection supplémentaire. Il ne reste que des droits réduits. Ce lundi matin Olivier Dussopt a présenté aux syndicats et au patronat le projet du gouvernement qui s’appliquera dès le 1er février 2023 aux salariés arrivant en fin de contrat de travail après cette date qui s’inscriront à Pôle emploi. Pour elles et eux, la durée d’indemnisation sera raccourcie de 25 % dès lors qu’elle excède 6 mois. Ainsi, la durée maximale pour recevoir ses allocations se verra appliquer un coefficient de 0,75 par rapport à aujourd’hui. Elle passera de 24 mois à 18 mois. C’est ce que le gouvernement appelle la période verte, celle d’une conjoncture « favorable » du marché du travail. À l’inverse, la période rouge sera caractérisée par un taux de chômage passant la barre des 9 % au sens du Bureau international du travail. Comme ce taux est aujourd’hui de 7,3 %, l’exécutif considère que nous sommes en période verte. Et publiera un décret d’ici trois mois, que lui permet l’adoption la semaine dernière de la loi « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi ».
« Pour pouvoir revenir dans la période de droits communs, il faut revenir à 9 % ou qu’il y ait une augmentation rapide du chômage de +0,8 % sur un trimestre », détaille Denis Gravouil. « Il faudrait qu’il y ait un krach boursier pour que l’on retourne à 9 % d’ici février », ce qui fait dire au négociateur CGT pour l’assurance chômage que dès le mois de février prochain, il y aura bien une baisse effective de 25 % de la durée d’indemnisation. Mais si d’aventure dans l’année qui vient ou les suivantes, le taux de chômage connaissait une nette augmentation, les demandeurs d’emploi n’auraient aucune protection supplémentaire par rapport aux droits actuels. Au mieux, ils retrouveraient les droits existants avant le 1er février 2023. Fini le « protéger davantage ».
Une régression particulièrement dure pour les seniors
Si la punition est sévère pour les demandeurs d’emploi, elle l’est encore davantage pour les plus âgés. En effet, les demandeurs d’emploi ayant 53 ou 54 ans verront leurs allocations limitées à 22,5 mois au lieu de 30 mois aujourd’hui. Et les plus de 55 ans passeront à compter du 1er février à une durée d’indemnisation chômage de 27 mois au lieu de 36 mois. « Dans les effets ce n’est pas la même chose. Perdre 6 mois, c’est déjà grave, mais perdre 9 mois quand on a 55 ans, c’est d’autant plus douloureux qu’on a du mal à retrouver du travail à plus de 55 ans » se scandalise Denis Gravouil.
Pourtant, selon lui, l’argument n’a pas fait dévier le gouvernement de sa trajectoire. Pour seule réponse à cette objection, l’exécutif imagine que cela incitera les employeurs à moins se séparer de leurs salariés les plus âgés. Un argument déjà servi pendant le premier cycle de concertation sur la réforme des retraites portant sur l’emploi des seniors. Sans que le ministère du Travail ne donne aucun élément concret ou chiffré qui corrobore cette intuition gouvernementale.
Des justifications bidon
Le seul argument que le gouvernement a présenté pour justifier sa réforme est qu’elle inciterait les demandeurs d’emploi à reprendre plus rapidement un travail. Pourtant, selon les chiffres de l’Unédic, 45 % des chômeurs reprennent une activité dans les trois premiers mois après l’ouverture de leurs droits. De plus, seulement 250 000 à 390 000 offres d’emploi à Pôle emploi (180 000 à 273 000 postes à équivalent temps plein) n’ont pas trouvé preneur en 2021, selon une étude de l’organisme public datant de février dernier. Et ce, sur 9 millions d’offres cette année-là. Une goutte d’eau qui de toute façon ne permettrait pas aux 3,16 millions d’inscrits en catégorie A de retrouver le chemin de l’emploi. Et encore moins aux 5,43 millions d’inscrits à Pôle emploi, toutes catégories confondues.
Mais à la place des chiffres, le gouvernement a préféré répéter à l’infini qu’il était scandaleux que les employeurs ne trouvent personne pour travailler. S’il n’a jamais quantifié réellement ce phénomène, il a tout bonnement éludé les causes des difficultés de recrutement dans certains secteurs. « Les difficultés de recrutement viennent d’abord d’un déficit de compétences liées aux besoins des entreprises, mais aussi des conditions de travail proposées », proteste la CFDT aujourd’hui dans un communiqué de presse. Une explication conforme aux analyses de la Dares, l’organisme d’études et statistiques du ministère du Travail, que le ministre du Travail semble ne pas avoir lu.
Ignorer la réalité semble être une boussole pour le gouvernement sur le dossier du chômage. Pour exemple : l’aberration qui consiste à ne pas prendre en considération les variations locales ou sectorielles des besoins de recrutement ou du niveau de chômage. En effet, le taux de chômage varie du simple au double entre les départements de la Loire-Atlantique (5,8 %) et des Pyrénées-Orientales (11,6 %). À moins de considérer, par exemple, qu’un chômeur de 55 ans ayant exercé son activité dans les travaux publics et vivant à Perpignan candidate à un poste de chauffeur de bus à Nantes. Mais finalement, l’objectif est peut-être tout simplement ailleurs. « Ce sont près de 3 à 4 milliards d’euros d’économies qui seront réalisées sans qu’aucun effort ne soit attendu des employeurs », affirme la CFDT à propos de cette réforme.
publié le 19 novembre 2022
Observatoire des Multinationales sur https://multinationales.org/fr/
En matière de climat, l’ennemi numéro un, ce sont les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) - c’est-à-dire, parmi les grandes entreprises françaises, TotalEnergies. Mais beaucoup d’autres groupes ont des liens étroits et des intérêts partagés avec le géant pétrolier et le secteur des énergies fossiles en général. Ce qui explique leur opposition à un action climatique décisive.
En matière de lutte contre le réchauffement climatique, le secteur des énergie fossiles – charbon, pétrole et gaz – est de loin la première source d’émission de gaz à effet de serre au niveau global, et donc aussi la première cible des régulateurs que des activistes. En France, c’est principalement TotalEnergies, l’une des premières majors pétrolières et gazières au monde, qui se retrouve sous le feu des projecteurs et des critiques. Rien de plus normal, si l’on veut s’attaquer au problème à la racine. Mais ne faut pas oublier que les énergies fossiles sont profondément enracinées et intégrées dans tout le reste de l’économie, quel que soit le secteur d’activité.
Aujourd’hui, les défenseurs du climat s’efforcent de couper les flux de financement du secteur des énergies fossiles, de saper son crédit politique, et plus largement de le rendre « infréquentable ». En retour, les géants du charbon, du pétrole et du gaz (ayant renoncé au moins publiquement à la posture climato-sceptique qui a longtemps été la leur) s’efforcent de convaincre le public et leurs décideurs qu’ils sont engagés dans une transition vers des sources d’énergie moins polluantes et qu’ils « font partie de la solution ». Dans ce combat, les multinationales comme TotalEnergies peuvent compter sur les solides appuis dont il bénéfice parmi les entreprises des autres secteurs économiques, grâce aux liens commerciaux et personnels tissés avec elles, et plus largement dans la société à travers leur politique de financement et de mécénat.
Le CAC40 compte deux groupes relevant directement du secteur des énergies fossiles, la major pétrolière TotalEnergies et le groupe gazier Engie. Tous deux ne communiquent aujourd’hui que sur leurs investissements dans les énergies vertes, mais leur activité reste très largement ancrée dans l’exploitation du pétrole et du gaz.
Par le jeu des liens croisés entre entreprises via les sièges aux conseils d’administration, les dirigeants de TotalEnergies sont également impliqués (ou l’ont été récemment) dans la gouvernance de 17 autres groupes, et ceux d’Engie dans 8 autres groupes du CAC. Quasiment toutes les sociétés de l’indice ont dans leurs instances de gouvernance une personne employée par le secteur des énergies fossiles.
Ces liens personnels au niveau des instances de gouvernance des entreprises reflètent des liens économiques plus profonds. Quasiment tous les autres groupes du CAC40 ont un modèle industriel et commercial reposant sur l’utilisation massive de charbon, de pétrole et de gaz, ou ont des intérêts partagés avec le secteur des énergies fossiles.
C’est le cas des groupes des secteurs automobile et aérien (Airbus, Renault, Safran, Stellantis, Thales) dont l’activité et la croissance, en dépit de leurs promesses vertes, continuent de reposer sur une consommation massive de carburants fossiles et qui génèrent également des émissions importantes via les pneumatiques ou les systèmes de freinage. C’est le cas des groupes financiers (BNP Paribas, Axa, Crédit agricole, Société générale) qui alimentent en fonds le secteur des fossiles et qui en tirent des revenus substantiels. De nombreux industriels utilisent le pétrole et le gaz comme matière première (chimie, engrais) ou bien ont des activités importantes de services au secteur des hydrocarbures. Même les groupes du CAC40 spécialisés dans la communication, la publicité et les relations publiques – Publicis et Vivendi (Havas) notamment – sont régulièrement pointés du doigt pour leurs missions au service du secteur des énergies fossiles ou de pays pétroliers comme l’Arabie saoudite.
Aucune de ces entreprises n’a un intérêt réel à une sortie des énergies fossiles – condition pourtant indispensable pour éviter une élévation catastrophique des températures globales. Elles tendent donc à s’aligner sur les positions et les discours des multinationales du pétrole et du gaz dans le cadre d’une « coalition de l’inertie climatique » : il ne faut pas aller trop vite, il ne faut surtout pas prendre de mesures ambitieuses pour réduire certains usages (comme l’a proposé la Convention citoyenne pour le climat, à laquelle le CAC40 s’est opposé en bloc), il faut miser sur le développement d’hypothétiques technologies « vertes » qui permettront de régler peut-être le problème un jour...
Il est légitime de cibler les énergies fossiles et les multinationales dont c’est le cœur d’activité. Mais il ne faut pas sous-estimer les soutiens sur lesquels ils peuvent compter dans l’ensemble du monde économique.
publié le 19 novembre 2022
Nicolas Framont sur www.frustrationmagazine.fr
La hausse des prix de l’électricité en France est décrite par nos dirigeants comme un dommage collatéral de la guerre en Ukraine. Moins bien se chauffer et payer ses factures plus cher, ce serait même de la solidarité envers les Ukrainiens, comme l’affirmait l’acteur Jean-Pierre Rouve qui déclarait que pour agir dans ce conflit du côté des victimes, “si cet hiver on doit baisser le chauffage d’un degré, c’est pas très grave”. Or, si la guerre a bien des effets sur nos factures, ce n’est pas elle qui est responsable de la situation. Le démantèlement du monopole public sur l’électricité, un héritage du Conseil National de la Résistance : voilà ce qui nous met en grande difficulté. Enquête sur la façon dont, sciemment, les gouvernements successifs ont créé la hausse des prix de l’électricité.
Les 26 et 27 décembre 1999, deux tempêtes traversent l’ensemble de la France et de l’Europe Occidentale. Répondant aux noms de Lothar et Martin, elles ont déchaîné des vents frôlant les 200 km/h et commis de très importants dégâts, ainsi que des dizaines de morts. Sur le plan matériel, une grande partie du réseau électrique est détruite : les lignes à haute tension sont balayées par les rafales. En 48h, plusieurs millions de foyers et d’entreprises sont privés d’électricité. Débute alors une opération d’ampleur pour rétablir le courant : des milliers d’agents de l’entreprise publique EDF sont déployés. Pour Jean-Charles Malochet, technicien basé à Bourges, la situation était “incroyable” : « Incroyable parce qu’on s’est retrouvés dépassés. On avait beau dépanner, il y avait toujours des pannes derrière, derrière et derrière ». Vingt ans plus tard, il raconte avec une fierté certaine au journal Le Berry Républicain : « on a commencé notre semaine de folie par une nuit blanche et on a enchaîné par des journées de 7 heures à minuit. On ne s’arrêtait quasiment pas car on ne pensait qu’à une chose : remettre l’électricité partout et par tous les moyens. À Bannay, j’ai même vu un collègue craquer, fondre en larmes, en haut d’un poteau. C’était dur. C’était la guerre. Et on a fini par la gagner. »
La fin du service public de l’électricité : un pari hasardeux
L’homme conclut : « là on se rend compte de l’utilité et du sens même de notre travail et on ne peut pas s’empêcher d’y penser même si aujourd’hui cela a bien changé ». Depuis, Jean-Charles Malochet et ses homologues ne travaillent plus pour l’entreprise publique EDF mais pour Enedis, qui est une filiale d’EDF chargée de l’entretien du réseau électrique français, et théoriquement séparée de l’ancienne entreprise publique. “Enedis” qui signifie… rien du tout. Quand EDF veut dire “Electricité de France”, ce qui a le mérite de la clarté, Enedis n’est pas un acronyme et ne fait référence à rien de précis. Ce ne fut pas toujours le cas : à sa création en 2008, cette entité juridique se nommait ERDF pour “Electricité réseau distribution France”. Mais en 2016, la Commission de Régulation de l’Énergie, l’instance chargée de mettre en place la concurrence dans la distribution de gaz et d’électricité en France, « a mis en demeure ERDF d’en changer afin de mieux distinguer le distributeur ERDF, en quasi-monopole avec une mission de service public, des fournisseurs d’électricité (EDF, Engie, Direct Energie…), en concurrence depuis la libération des prix de l’électricité en juillet 2007. Et surtout du premier d’entre eux, EDF ». Plutôt qu’un nom explicite qui menacerait la “concurrence libre et non faussée”, projet phare de l’Union Européenne depuis les années 1970, mieux vaut un nom qui ne veut rien dire !
En 1999, au moment où Jean-Charles Malochet et ses collègues rétablissent le courant dans tout le département du Cher, imités par leurs homologues dans l’ensemble du territoire métropolitain, les choses étaient nettement plus simples : EDF était une entreprise publique chargée de la production d’électricité, de l’entretien du réseau d’acheminement et de la vente de cette énergie. Elle avait le monopole de ces différentes missions, et la force de frappe nécessaire pour relever un défi aussi grand que le rétablissement du réseau après une tempête violente et inattendue.
Mais qu’importent les faits : depuis plusieurs décennies, la construction européenne se faisait entièrement autour d’un dogme nouveau qui avait eu le temps d’infuser dans la pensée de la bourgeoisie et de ses relais : l’instauration de la concurrence, dans tous les secteurs, aurait toutes les vertus. Et si ça ne marche pas, c’est parce qu’on n’est pas allé assez loin. Alors qu’en 1946, la nationalisation et l’établissement d’un monopole public sur la distribution d’énergie faisait l’objet d’un consensus politique fort, issu du programme clandestin du Conseil National pour la Résistance, l’établissement à marche forcée de la concurrence s’est fait sans accrocs à l’aube des années 2000. En 2003, une directive européenne sur le marché de l’électricité ouvre le bal. Ce texte annonce les objectifs suivants : « Les libertés que le traité garantit aux citoyens européens – libre circulation des marchandises, libre prestation de services et liberté d’établissement – ne peuvent être effectives que dans un marché entièrement ouvert qui permet à tous les consommateurs de choisir librement leur fournisseur et à tous les fournisseurs de délivrer librement leurs produits à leurs clients. ». Pour cela, « l’accès au réseau doit être non discriminatoire, transparent et disponible au juste prix ».
Cet objectif s’est concrétisé par la séparation entre les activités de distribution, de production et de commercialisation, afin que des nouvelles entreprises d’électricité puissent se lancer dans le jeu. Mais à l’approche des années 2010, les concurrents de l’ex-entreprise publique ont protesté : en raison du parc nucléaire français, payé par le contribuable français et désormais amorti, EDF reste l’entreprise la plus compétitive. Impossible donc d’instaurer la concurrence. L’idéologie face aux faits n’avait pas dit son dernier mot : en 2010, la loi NOME instaure le principe de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (Arenh) qui oblige EDF à vendre à prix coûtant à ses concurrents un quart de sa production. Le fournisseur d’énergie est contraint de céder une grosse quantité de son électricité nucléaire à sa propre concurrence à un tarif régulé s’élevant depuis le 11 mars 2022 à 46,20 euros par mégawattheure, un prix cassé par rapport au marché, où le mégawattheure s’échangeait le 22 août à plus de 600 euros. Cette aberration économique doit s’accompagner d’engagement de la part des fournisseurs alternatifs : par exemple, répercuter ce bon deal sur les prix offerts à leurs consommateurs, et surtout investir enfin dans la production d’énergie… ce qu’ils ne font pas, et ce qui explique en grande partie le manque de capacité énergétique que connaît le pays actuellement : « les concurrents [d’EDF] sont simplement des traders qui achètent et vendent leur électricité sans installer de la puissance de production qui aurait fait d’eux de vrais acteurs du marché », expliquait le secrétaire général de la branche Énergie du syndicat Force Ouvrière, Alain André, à franceinfo en août 2022.
A l’automne 2022, le gouvernement en est à communiquer sur la possibilité de coupure d’électricité en raison de ce manque de production énergétique : ce que les agents d’EDF comme Jean-Charles sont parvenus à juguler, en pleine tempête, grâce à la force d’une entreprise publique bien commun des citoyens, l’application bête de l’objectif d’ouverture de la concurrence risque bien de le provoquer.
Une ouverture à la concurrence qui permet à des fournisseurs alternatifs de se gaver… sans produire
Au profit de qui ce patrimoine commun, légué par nos parents et nos grands-parents, a-t-il été ainsi dépecé ? Entre 2007, date de l’ouverture à la concurrence de l’électricité pour les particuliers, et 2019, le nombre de fournisseurs dit “alternatifs” est passé de 18 à 42. Le bon plan a attiré nombre d’entreprises désireuses de se lancer dans ce jeu pipé en leur faveur : le groupe Leclerc, le pétrolier ENI, le gazier Butagaz, des fournisseurs locaux et même… Engie, anciennement Gaz de France – entreprise créée en même temps qu’EDF et gérée de façon commune. Mais c’était avant l’avènement du nouveau monde plein de promesses conçu pour nous à Paris et Bruxelles. Pour essayer d’exister face à une entreprise publique qui a fait ses preuves pendant 60 ans, ces nouveaux acteurs ont rivalisé d’imagination. Certains, comme Enercoop, jouent la carte de l’énergie renouvelable, en vendant à leurs clients l’assurance d’être fournis via de l’électricité produite par de l’énergie solaire ou éolienne.
« les concurrents [d’EDF] sont simplement des traders qui achètent et vendent leur électricité sans installer de la puissance de production qui aurait fait d’eux de vrais acteurs du marché»
Alain André, secrétaire général de la branche Énergie du syndicat Force Ouvrière, France info, aout 2022
L’un de ces nouveaux concurrents, sur les starting-block en 2007, est Direct Énergie. Cette entreprise a été fondée par deux diplômés de l’École Polytechnique, vénérable institution qui a érigé la reproduction sociale bourgeoise en art de vivre, puisqu’une étude a montré que l’on a 296 fois plus de chance de réussir le concours d’entrée si son papa est un ancien élève. Portés aux nues par la presse économique, décrits comme de véritables David du secteur privé contre le Goliath public qu’est EDF, Fabien Choné et Xavier Caïtucoli ont dirigé cette entreprise avant son rachat par le groupe Total Énergies en 2018. Entre 2007 et 2018, ils ont mené une stratégie agressive :
Avoir un sens aigu de la communication : les deux compères ont multiplié les partenariats avec des sportifs et ont joué la carte du matraquage publicitaire pour leurs offres compétitives
Jouer avec la loi et influencer sa modification, si besoin : jusqu’en 2010, les fournisseurs privés devaient fabriquer leur propre électricité (logique, quand on y pense) ; à partir de cette date, ils ont pu bénéficier de l’électricité produite par EDF à prix bradé, comme nous venons de l’expliquer. Régulièrement, ils font pression sur la Commission de régulation de l’énergie pour obtenir davantage de cette production bradée, au nom de la sacro-sainte concurrence. Dans les portraits – dithyrambiques – qui sont faits à leur sujet, les fondateurs de Direct Énergie évoquent le budget consacré à leurs avocats pour attaquer les pouvoirs publics et EDF.
Savoir contourner la loi pour “forcer” le marché, comme l’ont fait les Leclerc. Direct Énergie, devenu Total Direct Énergie, continue d’être épinglé par les associations de consommateurs, la presse et le Médiateur National de l’Énergie (MNE, instance chargée de surveiller le gros bazar du marché électrique) pour les nombreux litiges qui la concerne : « Au-dessus du lot, on retrouve entre autres le démarchage abusif (…). Le MNE pointe également du doigt des erreurs de facturation, des pratiques commerciales douteuses et des résiliations de clients qui n’ont pas été expliquées. » Direct Énergie n’est pas le seul fournisseur d’énergie à agir de la sorte, loin de là. Même les fournisseurs historiques, EDF et Engie, agissent ainsi dans le cadre de leur conversion forcée à la concurrence.
Désormais, grâce à la rampe de lancement offerte par les deux fondateurs de Direct Énergie, l’immense groupe Total s’est lancé dans le jeu ouvert par l’Union Européenne et déployé avec enthousiasme par les gouvernements français successifs, qu’ils soient de droite, “socialistes” ou macronistes.
L’échec de l’ouverture à la concurrence est sous nos yeux… mais rien n’est fait
La croyance affichée par les partisans de ce processus était le bien-être du consommateur : la concurrence allait baisser les prix, c’était une certitude mathématique. La directive européenne précédemment citée vantait « les avantages considérables qui peuvent découler du marché intérieur de l’électricité, en termes de gains d’efficacité, de baisses de prix, d’amélioration de la qualité du service et d’accroissement de la compétitivité ».
Bilan des promesses, vingt ans plus tard ? Le contexte international (l’invasion d’Ukraine par la Russie et les sanctions européennes qui ont suivi) a renchéri le coût du gaz et les tensions dans la production nucléaire en France celui de l’électricité : les prix de l’énergie ont drastiquement augmenté dans tous les pays européens durant l’année 2022, faisant plonger les revenus réels des citoyens, amputés par cette inflation galopante et inarrêtable. Car en effet, cette hausse n’est pas uniquement liée à des paramètres matériels, concrets, comme nombre de médias et de politiques nous le répètent constamment depuis le printemps 2022. Elle dépend principalement de l’emballement spéculatif permis par la constitution du sublime “marché intérieur” européen de l’énergie, où le prix de l’électricité est indexé sur celui du gaz, comme l’expliquait l’économiste Guillaume Etiévant dans nos colonnes : « En ouvrant la concurrence aux intervenants privés (TotalEnergies notamment), qui s’approvisionnent en électricité sur le marché de gros européen, EDF a également dû modifier ses tarifs, qui prennent depuis en compte les prix du marché de gros européen. Sur ce marché, le prix de l’électricité s’ajuste sur le prix du dernier kilowattheure produit. Le gaz est le dernier recours, utilisé en cas de forte demande, quand on a épuisé les ressources tirées des éoliennes, des barrages et du nucléaire. Donc en période de forte consommation d’électricité, comme depuis l’année dernière avec la reprise économique, le prix du gaz a un impact important sur le prix de l’électricité aux consommateurs. »
Et il n’est plus possible pour un État et ses citoyens de limiter les tarifs pratiqués par les fournisseurs d’énergie : ce serait une atteinte à la concurrence. Aussi, face aux dégâts de cette première dépossession – celle de notre patrimoine public – s’est ajoutée une seconde dépossession : celle de nos impôts. Plutôt que de contraindre les fournisseurs d’énergie, qui se sont bien gavés et n’ont rien produit, de passer à la caisse, les États européens ont pour la plupart choisi… de les subventionner. Ainsi, en France, le gouvernement a déjà dépensé 24 milliards d’euros, en une seule année, pour faire en sorte de limiter la hausse des tarifs pratiqués par les fournisseurs : mais à la fin, c’est bien nous qui payons, via nos impôts, pour ne pas payer trop cher nos factures d’électricité et de gaz. Le gouvernement envisage désormais de prendre en charge une partie des factures d’électricité des entreprises privées…
La hausse des prix que nous vivons a été engendrée par une série de décisions assumées. Ces décisions s’inscrivent dans un cadre européen, mais il est clair que nos gouvernements bien de chez nous ont choisi de les prendre avec zèle.
En décembre, Total Énergies va distribuer à ses actionnaires un dividende exceptionnel de 2,6 milliards d’euros de dividendes et aura dans l’année racheté 7 milliards d’euros d’actions, une décision motivée par l’excellente santé financière du groupe… qui aura donc bénéficié de l’argent public pour pouvoir continuer à pratiquer ses prix élevés, dans le respect de la concurrence européenne.
La hausse des prix que nous vivons a été engendrée par une série de décisions assumées. Ces décisions s’inscrivent dans un cadre européen, mais il est clair que nos gouvernements bien de chez nous ont choisi de les prendre avec zèle. L’Espagne et le Portugal ont quant à eux obtenu une dérogation aux règles européennes : le prix de l’électricité n’est plus lié à celui du gaz. Qu’en sera-t-il de la France et des autres pays de l’UE ? Quand acceptera-t-on de considérer que la concurrence est une mauvaise politique, qui conduit à tout renchérir et compliquer ?
publié le 18 novembre 2022
Pierre Isnard-Dupuy sur www.mediapart.fr
Leur maintien en « zone d’attente », au-delà de quatre jours, devait être autorisé par des magistrats. Ceux du tribunal de Toulon, puis de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, ont dit stop. À l’issue d’un marathon judiciaire inédit et d’une nouvelle épreuve pour les passagers du navire de SOS Méditerranée.
Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône).– Face à la juge, Aïssata se présente avec sa petite fille de 6 ans. Répudiée par son mari au motif qu’elle n’a donné naissance – sur quatre enfants – à aucun garçon, Aïssata a fui le Mali il y a des mois et a confié le reste de sa progéniture à sa tante (selon ses confidences au Monde). Passée par la Libye, elle explique : « Je veux rester ici. Je veux que ma petite fille vive en France. » Alors qu’elle éclate en sanglots, elle ne trouve que son masque anti-covid pour tenter d’essuyer ses larmes.
Mercredi 16 et jeudi 17 novembre, une partie des rescapé·es de l’Ocean Viking, débarqué·es à Toulon sur autorisation exceptionnelle du gouvernement français après trois semaines d’errance en Méditerranée, ont défilé par dizaines devant les magistrats de la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
L’enjeu : leur libération de la « zone d’attente » spécialement créée le 11 novembre (sur la presqu’île de Giens), ce qui leur permettrait de déposer ensuite une demande d’asile en bonne et due forme. En « zone d’attente », il s’agit d’une procédure dégradée, sinon au rabais.
Au-delà de quatre jours, en tout cas, le maintien dans ce lieu de privation de liberté doit être soumis à un·e juge des libertés et de la détention (JLD) : c’est la loi.
Il se trouve qu’en première instance, lundi et mardi, les magistrat·es de Toulon ont refusé toute prolongation pour 108 personnes, sur 177 dossiers examinés – au motif qu’ils étaient dans l’incapacité de rendre leur décision dans le délai légal de 24 heures. Le parquet et la préfecture ont fait appel.
Manque d’anticipation
Jeudi, au fil des heures, les « ancien·nes » de l’Ocean Viking, encadré·es par des agents de la police aux frontières (PAF), sont réparti·es dans différentes audiences simultanées. Pour leur défense : une quarantaine d’avocat·es du barreau d’Aix-en-Provence.
Les décisions tombent les unes après les autres : les juges confirment les décisions de première instance. Ce qui revient à ordonner que cesse leur enfermement dans la zone d’attente.
Dans l’une des salles, le représentant de la préfecture tente bien de mettre en avant les conditions exceptionnelles : « Tout s’est organisé en un peu plus de 24 heures. Tout le week-end, les services ont eu à s’activer pour traiter les dossiers, informer les personnes... »
En défense d’un ressortissant pakistanais, Me Vianney Foulon rétorque : « Le préfet nous demande de faire des interprétations [de la loi] sur aucun élément concret, juste sur le contexte général. La préfecture essaie de rattraper un truc qu’elle n’a pas anticipé. » L’interprète présent pour son client ne traduit rien de ces échanges. Il n’est intervenu qu’au début de l’audience, au moment où la présidente a demandé l’identité du jeune homme.
« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? »
Alors que la juge demande à un autre Pakistanais de 28 ans s’il a quelque chose à ajouter, un interprète traduit : « Je veux rester en France. J’ai fui le Cachemire, je risque ma vie si je suis renvoyé là-bas. »
« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? », demande ensuite la présidente à une Nigériane de 22 ans, engoncée sous un gros bonnet et un vieil anorak. L’interprète travaille à distance : elle est mise en haut-parleur depuis le téléphone portable de l’avocat général. « Parce que mon droit d’asile a été rejeté », répond la jeune femme. La juge lui reprécise l’objet de l’audience. Mais « je ne veux pas retourner ni au Nigeria ni en Libye », insiste l’exilée, d’une toute petite voix.
C’est du « harcèlement et de l’acharnement », estiment des militant·es de la Cimade (association de défense des droits des étrangers), présent·es à plus d’une dizaine pour suivre les audiences. « Il ne fallait pas la création de cette zone d’attente, affirme notamment Marie Lindemann. Comment voulez-vous qu’à la sortie d’un bateau, après avoir failli périr, vous soyez en mesure de demander sereinement l’asile ? »
« Les autorités auraient pu, à l’instar de ce qui a été mis en œuvre l’année dernière à l’arrivée de personnes ressortissantes d’Afghanistan ou lors de l’arrivée de ressortissants d’Ukraine, prévoir des mesures d’hébergement et un accès à la procédure [classique – ndlr] de demande d’asile sur le territoire, après un temps de repos et de prise en charge médicale sur le plan physique et psychologique », estime l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, particulièrement impliquée dans les zones d’attente.
Jeudi soir, les audiences se sont poursuivies tard dans la nuit. Par ailleurs, sur les 190 rescapé·es de l’Ocean Viking initialement placés en « zone d’attente » (originaires du Bangladesh, d’Érythrée, de Guinée, d’Égypte ou encore du Soudan), une soixantaine ont déjà été autorisées, à la suite de leur entretien sur place avec l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et d’une décision du ministère de l’intérieur, à déposer véritablement une demande d’asile.
Selon nos informations, elles sont désormais prises en charge dans des structures dédiées de plusieurs villes des Bouches-du-Rhône. Une majeure partie, d’après le ministère de l’intérieur, pourrait être « relocalisée » (selon le jargon) dans d’autres pays européens, volontaires pour participer à cette répartition ad hoc. Sur les 44 « mineurs non accompagnés » (sans famille), placé·es lors du débarquement sous la protection de l’aide sociale à l’enfance du Var, vingt-six ont déjà quitté leur hôtel pour poursuivre leur route migratoire.
Enfin, comme annoncé mardi par Gérald Darmanin, 44 passagers et passagères du navire de SOS Méditerranée, qui ont vu leur souhait de demander l’asile se faire retoquer, pourraient être expulsés, « dès que leur état de santé » le permettra. Et à condition que d’autres recours en justice ne s’y opposent pas.
publié le 18 novembre 2022
Victor Fernandez sur https://rapportsdeforce.fr/
Samedi 19 novembre, la manifestation contre les violences faites aux femmes, organisée par le collectif Nous Toutes aura lieu pour la cinquième fois. Si d’année en année, les participantes et participants sont chaque fois plus nombreux, le problème ne semble pas considéré à sa juste valeur par les pouvoirs publics. La faute à un budget insuffisant.
« Il y a des choses qui ont changé, mais ce n’est pas suffisant ». En évoquant les maigres progrès accomplis dans la lutte contre les violences de genre, Diane Richard est amère. Depuis 2018, le collectif Nous Toutes dont elle est l’une des coordinatrices nationales, organise une manifestation, en amont de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes qui a lieu le 25 novembre. Alors qu’il s’agira cette année de la cinquième édition, le bilan qu’elle dresse de l’action du gouvernement sur ce sujet est peu flatteur.
Des lois ont certes été votées, notamment pour mieux accompagner les victimes. Mais elles restent insuffisamment appliquées. « Par exemple, 4 femmes sur 10 demandant un hébergement d’urgence n’en ont pas », rappelle-t-elle d’emblée.
Ce qu’Emmanuel Macron avait présenté comme la « grande cause du quinquennat » ne paraît pas justifier qu’on y accorde suffisamment de moyens. Selon l’association Nous Toutes, 2 milliards d’euros seraient nécessaires pour lutter contre les violences faites aux femmes. Mais pour Diane Richard, le compte n’y est pas du tout. Or, « Ce qu’il faut pour appliquer une loi, c’est du budget et de la volonté », souligne-t-elle.
Des services publics en détresse, des violences qui continuent
Louise Delavier, responsable des programmes pour l’association En Avant Toutes, dresse le même constat. « Il y a eu beaucoup de communication sur le sujet de la part de l’État. Le côté positif, c’est que cela anime le débat public à ce niveau et que cela permet un meilleur financement des associations. Mais la plupart des services manquent de personnel. Il y a un appauvrissement du service public ».
Faute de moyens, les actions de sensibilisation de son association dans les établissements scolaires, sont difficiles. « Les professeurs n’ont pas le temps pour ce sujet, et on ne peut pas les en blâmer ! », regrette-t-elle. Depuis 2001, une loi impose trois séances d’éducation à la sexualité par an. « Mais ce n’est pas appliqué puisqu’il n’y a que 13 % des séances qui sont véritablement dispensées », souligne Diane Richard.
Ce manque de moyens a également des conséquences sur la prise en charge des victimes. « Dans les hôpitaux, les médecins ont moins de temps avec les patientes et donc moins de temps pour repérer des signes », s’agace Louise Delavier.
La violence au travail, autre grande oubliée des politiques publiques
Sur leur lieu de travail, les femmes sont loin d’être épargnées par la violence. « 30 % des femmes sont victimes de harcèlement sexuel au travail » pointaient les autrices d’unhttps://rapportsdeforce.fr/pas-de-cote/violences-femmes-gouvernement-pas-a-la-hauteur-111815285e tribune parue dans Libération en juin 2021. Elles y soulignaient que « 70 % des victimes de violences au travail déclarent n’en avoir jamais parlé à leur employeur. Et pour cause, quand elles le font, 40 % estiment que la situation s’est réglée en leur défaveur, par une mobilité forcée, voire un licenciement ». Elles proposaient ainsi plusieurs mesures concrètes comme l’interdiction du licenciement des victimes de violences conjugales, une augmentation des moyens attribués aux référents harcèlement ou des aménagements d’horaires pour permettre à ces femmes d’effectuer des démarches juridiques ou sociales.
Un an et demi plus tard, la situation ne semble pas avoir évolué. « On peut republier la tribune telle quelle », s’insurge Sophie Binet, dirigeante confédérale de la CGT en charge de l’égalité femmes-hommes. Pire : l’une des maigres consolations des signataires de la tribune paraît s’être envolée. À l’époque, le gouvernement travaillait en effet sur un projet de loi visant à ratifier une convention de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) pouhttps://rapportsdeforce.fr/pas-de-cote/violences-femmes-gouvernement-pas-a-la-hauteur-111815285r lutter contre les violences faites aux femmes dans le cadre du travail. Le texte enjoignait ses signataires à « respecter, promouvoir et réaliser le droit de toute personne à un monde du travail exempt de violence et de harcèlement ». Cette ratification était avant tout symbolique puisque le gouvernement n’envisageait pas de modifier la loi pour atteindre ce but, considérant qu’à moyen égal, l’objectif pouvait être rempli. Mais finalement, l’effort a dû lui sembler encore trop important : « il n’est même pas allé jusqu’au bout du processus de ratification ! », s’exaspère Sophie Binet.
En 2022, 110 femmes ont été assassinées en raison de leur genre, selon le Collectif Féminicides, qui a entrepris un recensement de ces meurtres. Dans l’immense majorité des cas, le meurtrier était un compagnon ou un ex-compagnon de la victime. Des manifestations auront lieu dans toute la France ce samedi 19 novembre. À Paris, le rendez-vous est donné à la place de la République à 14 h.
A Montpellier, la manifestation est à 14h30 sur la Comédie