publié le 31 janvier 2023 à 20h20
en attendant les articles plus complets sur cette journée de mobilisation du 31 janvier contre la réforme des retraites, voici quellques titres de la presse :
sur www.mediapart.fr
Près de 250 rassemblements étaient organisés mardi à l’appel des syndicats pour contester le projet de réforme des retraites. Dans nombre de villes, les cortèges étaient encore plus nourris que le 19 janvier, avec 87 000 personnes comptabilisées par la police à paris, 500 000 par la CGT.
Sur www.humanite.fr
Retraites L’opposition au projet régressif du gouvernement a soulevé les foules, partout en France, ce mardi. Avec 2,8 millions de manifestants, selon la CGT, dont 500 000 à Paris, la lutte a dépassé le niveau du 19 janvier, soulignant le rejet massif de ce texte.
Sur www.midilibre.fr
19 h 10 : La CGT parle de 2,8 millions de manifestants dans le pays
Le chiffre est bien évidemment à prendre avec les précautions d'usage. Mais la CGT avance le chiffre de 2,8 millions de personnes qui ont manifesté dans tout le pays. Le 19 janvier, les syndicats avaient parlé de plus de 2 millions de manifestants.
L'intersyndicale vient d'annoncer deux nouvelles journées d'action, à savoir le mardi 7 et le samedi 11 février.
Sur https://actu.fr/occitanie/montpellier
La mobilisation se renforce. Les Héraultais étaient plus nombreux dans la rue ce mardi que le 19 janvier. Le mot d’ordre des manifestants : le retrait de la réforme.
publié le 30 janvier 2023
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
«J’aime jouer aux échecs. Vous devez déplacer une pièce et les autres suivront.» C’est par cette image, plutôt légère dans le contexte actuel, que le président lituanien, Gitanas Nauséda, soutenu par ses homologues polonais, finlandais et britannique, a justifié la pression croissante exercée par les dirigeants européens les plus bellicistes sur le chancelier allemand, Olaf Scholz, pour l’amener à autoriser l’exportation de chars Leopard vers l’Ukraine. S’il finit par céder, tous les pays qui en possèdent pourront en livrer à Kiev.
Ainsi pousse-t-on toujours plus loin cette redoutable fuite en avant : le Leopard est devenu le nouvel emblème de la solidarité avec le peuple ukrainien. Exprimer ses réticences quant au franchissement de ce pallier supplémentaire dans l’horreur, sans compter le risque de basculement dans la guerre ouverte Otan-Russie, est vu, peu ou prou, comme un signe d’indifférence au martyre des Ukrainiens, voire une marque de complaisance envers Poutine.
Cette stratégie de l’escalade a été lancée le 26 avril dernier sur la base militaire américaine de Ramstein, en Allemagne, par le secrétaire américain à la Défense : «Ils (les Ukrainiens) peuvent gagner s’ils ont les bons équipements», avait lancé Lloyd Austin, à partir du constat que la Russie «a déjà perdu beaucoup de capacités militaires et beaucoup de troupes (…), et nous ne voudrions pas qu’elle puisse rapidement reconstituer ses capacités». Neuf mois ( !) et plusieurs dizaines de milliards de dollars d’aide militaire plus tard, où en sommes-nous ? Moscou, à coup sûr, a subi des pertes humaines et matérielles colossales, mais les Ukrainiens se sont-ils rapprochés pour autant d’un iota de la paix, malgré l’enfer quotidien qu’ils ont subi ? Quel nouveau seuil d’armement faudra-t-il franchir quand on constatera que les fameux chars n’ont pas arrêté l’agression russe ?
Est-ce manquer de solidarité avec le peuple ukrainien que de reconnaître, à l’instar d’un autre haut gradé américain, le chef d’état-major des armées en personne, que «la victoire n’est probablement pas réalisable par des moyens militaires» et qu’«il faut donc se tourner vers d’autres moyens» ? C’était il y a plus de deux mois ! (1) Ces «autres moyens» existent. Ils consistent, par exemple, à l’opposé du pari sur la «victoire» militaire, dans la tenue de discussions exploratoires avec des pays tels que la Chine, l’Inde – non sans influence sur le pouvoir russe et, à l’évidence, opposés à cette guerre – ou/et avec tout autre pays en mesure de peser positivement sur le Kremlin, afin de tenter l’impossible pour faire taire les armes et entamer les incontournables pourparlers entre Kiev et Moscou ?
Au point de férocité et de haine réciproque où en est arrivé ce conflit, aucun des deux belligérants ne prendra de sitôt l’initiative de cette issue pourtant indispensable. Raison de plus pour ne pas, de l’extérieur, jeter de l’huile sur le feu, mais pour, au contraire, consacrer désormais tous les efforts à la recherche de la moindre «fenêtre d’opportunité» susceptible de donner une chance à la paix.
Bruno Odent sur www.humanite.fr
Allemagne. Face à un consensus favorable à l’équipement de Kiev en armes lourdes qui rallie la droite (CDU/CSU) et les trois partis de la coalition gouvernementale (SPD, Verts et FDP), Die Linke fait front contre l’escalade guerrière et ses immenses dangers.
Dietmar Bartsch, le président du groupe parlementaire de Die Linke, a dénoncé solennellement devant le Bundestag la décision d’Olaf Scholz et de son gouvernement d’autoriser la livraison de chars Leopard 2 à l’Ukraine. Le parti de gauche s’oppose à la participation de l’Allemagne à une nouvelle escalade dans un conflit qui a déjà fait 280 000 morts civils et militaires, alors que tout devrait être fait, à l’inverse, « pour chercher, imposer une solution diplomatique ».
Bartsch rappelle combien son parti « condamne l’agression de Poutine ». L’urgence est de mettre fin à la tuerie le plus rapidement possible et non pas de contribuer à l’étendre. « La désescalade devrait être notre priorité », lance-t-il, citant les propos tenus, il y a peu de temps encore, par le chancelier lui-même. S’adressant aux députés de la CDU, du centre libéral (FDP) et des Verts, tous favorables à la livraison d’armes lourdes à Kiev, il leur recommande de ne pas se fier au seul registre de l’émotionnel, « il vous ment », et de ne pas « se shooter aux slogans de la presse de boulevard qui n’a de cesse d’alimenter la guerre ».
Aux arguments insensés réitérés ici et là par de pseudo-experts faisant état de la nécessité de fournir à Kiev les moyens de « gagner la guerre » et de récupérer par la force tous les territoires perdus, Dietmar Bartsch oppose l’avis très autorisé du plus haut gradé de l’armée états-unienne, le général Mark Milley. Lequel considère que la possibilité d’un tel scénario « n’est militairement pas très élevée ». Ce qui fait d’une solution diplomatique négociée la seule issue vraiment possible.
« Argument insensé »
Si un consensus favorable à l’envoi de blindés d’assaut existe au Bundestag, « il ne concerne pas la majorité de l’opinion publique », souligne Bartsch, qui précise : « Dans l’est de l’Allemagne vous ne trouverez même qu’un tiers de la population pour le soutenir. » Et le dirigeant de Die Linke de démonter « l’argument insensé » plaidant que, sinon, l’Allemagne serait isolée. « La majorité de la communauté internationale, a-t-il lancé , n’a pas livré la moindre balle dans ce délire guerrier. La majorité de la communauté internationale sait qu’une puissance nucléaire ne peut être vaincue militairement. »
L’histoire de l’Allemagne devrait plaider pour la prudence en matière militaire. La retenue, relève le dirigeant de Die Linke, quant à l’envoi de Panzer allemands dans une bataille contre des soldats russes « est plus que justifiée. Au regard des 27 millions de citoyens soviétiques tués » par les troupes de l’Allemagne nazie. L’escalade guerrière profite d’abord aux marchands d’armes allemands. « La vérité, a lancé Bartsch à la tribune du Bundestag, c’est qu’une fois le feu vert de Berlin donné les cours des actions de Rheinmetall (le fabricant du Leopard 2 – NDLR) ont bondi à un niveau record permettant à l’entreprise de rentrer au DAX 30 (les leaders de la cote à la Bourse de Francfort – NDLR). Fabuleux résultat. »
Faisant allusion aux surenchères permanentes des dirigeants ukrainiens, Bartsch a pointé : « Demain, des bateaux de guerre, après-demain des avions de combat, Tornado, Eurofighter, des zones d’exclusion aériennes, ensuite des soldats de l’Otan ? Où cela doit-il s’arrêter ? » Le dirigeant de Die Linke se tourne vers le gouvernement allemand pour lui demander de ne plus participer à cette escalade et, au contraire, mettre en œuvre, « enfin, une vraie initiative européenne de paix ».
publié le 30 janvier 2023
sur www.humanite.fr
La mobilisation des salariés du privé et du public, des jeunes, lycéens ou étudiants, des chômeurs, des retraités, à l’appel des organisations syndicales et de jeunesse, est soutenue par toute la société.
Pas une nécessité économique mais une forme d’acharnement
Éric Vuillard, écrivain, prix Goncourt 2017
Dans un reportage des années 1950, on interroge une vieille dame, elle raconte sa vie simplement, une vie de retraitée pauvre, après de longues années de labeur, et, à la fin, le journaliste lui demande : « Et quand ça ne va pas, qu’est-ce que vous faites ? » La vieille dame hausse les épaules et répond calmement : « Eh bien, quand ça ne va pas, je pleure. » Les gens ne veulent plus pleurer. Deux millions de personnes ont défilé l’autre jour, ils ne veulent plus pleurer. Ça n’est pas rien le temps, ça n’est pas rien la retraite, ça n’est pas rien les congés. La vie, ça n’est pas rien.
Et je ne peux songer au travail, à la retraite, au temps voué au labeur tout au long d’une vie, sans que me vienne à l’esprit Enfance, de Maxime Gorki, et la dernière phrase de ce livre terrible : « Et je partis gagner mon pain. » Gorki avait 12 ans. C’était en 1880. Cela nous semble loin, si loin. Mais, après tout, aujourd’hui, en France, certains commencent le travail à 16 ans, et parmi ceux qui attendent la retraite certains ont commencé plus tôt. Il n’est jamais si loin que l’on croit, le passé. Il nous talonne, impatient de revenir, revanchard.
Cette austérité qui n’en finit pas, la dette souveraine, le déficit, cette mortification éternelle imposée aux autres, et à présent cette nouvelle réforme des retraites, ce n’est pas une affaire de comptes publics, ce n’est pas une nécessité économique. Cela est à présent bien clair, il s’agit d’autre chose, une forme d’acharnement. Il suffit d’écouter la première ministre parler de sa réforme pour surprendre dans son visage paisible une sorte de jubilation. Au fond, le langage des responsabilités est un langage de canailles. Et Mauriac, qui n’était pas un enragé, n’écrivait-il pas : « La vérité est que plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. »
Travailler toujours… et se retrouver à la rue
Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement
Elles sont souvent là, à la permanence de Droit au logement (DAL), ces dames qui ont passé la cinquantaine et portent sur leur visage et leur posture les marques de la fatigue et de l’usure physique. Certaines sont au service d’une famille de riches des beaux quartiers, à cirer les planchers, dépoussiérer, cuisiner, accompagner la fin de vie… travailler sans compter les heures.
Elles attendent la retraite, qui s’éloigne encore, si la réforme passe, promettant des années difficiles, douloureuses, car la santé se dégrade. Elles sont logées dans une chambre de bonne, perchée au 7 e étage sans ascenseur sous les toits, certaines depuis des décennies. Une lucarne pour seul horizon, des toilettes communes qui sentent, un petit réchaud pour se nourrir… Cette chambre qui fait à peine 9 m 2 au sol est un frigo l’hiver et une fournaise l’été. Les poumons sont fatigués. L’arthrose ralentit la cadence. Bientôt, elle ne pourra plus travailler, sa patronne l’a prévenue, elle doit partir, rendre la chambre. Si elle est reconnue locataire par le juge mais qu’elle reste après le jugement d’expulsion, selon la proposition de loi Kasbarian-Bergé, elle devra quitter le logement, se mettre à la rue, pour échapper à une condamnation de six mois de prison.
La loi Kasbarian-Bergé va toucher les salariés usés impactés par une retraite au rabais.
Si elle ne peut démontrer sa bonne foi, car elle n’a ni bail ni quittance, elle est passible d’une expulsion immédiate, sans jugement, de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. Cette loi cruelle, qui accélère aussi les procédures d’expulsion, va toucher les salariés usés impactés par la baisse de leurs revenus, et une retraite au rabais.
Le refus d’un travail sous domination managériale
Danièle Linhart, sociologue
Ce que nous révèlent les mobilisations contre la réforme des retraites n’a rien à voir avec une propension à la paresse des Français·es qu’autorise l’allongement de la durée de vie. Elles sont le révélateur de l’évolution du travail dans le cadre de la modernisation managériale. Si les travailleur·euses, massivement, ne veulent pas continuer au-delà de 62 ans, c’est qu’ils et elles estiment ne pas être en mesure de faire un travail qui ait du sens, une finalité sociale et une qualité dont ils et elles puissent être fier·ère·s. Les enquêtes le montrent : les Français·es ont un rapport particulier au travail, et y mettent leur honneur, comme l’écrit Philippe d’Iribarne.
Mais l’organisation du travail qui domine, dans le privé comme le public, reste inspirée des logiques tayloriennes. Elles cantonnent les salarié·e·s dans un rôle d’exécutant·e·s, prescrit par des protocoles et normes pensés par des cabinets de consultants, à distance de la réalité du travail, et de la professionnalité de celles et ceux qui doivent les suivre. Et cela, dans un contexte d’individualisation qui les met en concurrence avec les autres, et avec soi-même, car il faut se dépasser et viser l’excellence.
Le tout s’effectue dans un changement permanent destiné, entre autres, à mettre l’expérience et les savoirs de métiers en obsolescence, précisément pour dénier aux salarié·e·s toute légitimité à influer sur la définition de leur travail et de leurs missions. Ils et elles sont soumis·es à une rhétorique managériale encensant leurs responsabilité, autonomie, réactivité, intuition, et prétendant veiller à leurs bien-être et bonheur…
Non, les salarié·e·s n’en peuvent plus car il ne leur est pas permis de réaliser un travail dans lequel ils et elles pourraient se reconnaître, et parce que, entravé·e·s par le lien de subordination inscrit au cœur de la relation salariale, ils et elles sont réduit·e·s à une impuissance qui rend toute évolution impossible.
publié le 29 janvier 2023
Romain Migus sur www.humanite.fr
La contestation populaire engendrée par la destitution du président de gauche Pedro Castillo ne faiblit pas. La tenue d’élections en 2023, une des revendications des manifestants, vient d’être refusée par le Parlement. Puno (Pérou), correspondance.
La plaza de Armas de Juliaca, dans la région de Puno, est noire de monde. Au centre stationnent trois bus dans lesquels s’engouffrent des dizaines de personnes sous les vivats et les embrassades des manifestants. Une femme aymara (peuple originaire de la région du lac Titicaca) fend la foule pour atteindre la porte d’un des autocars. En pleurs, elle remet un sac de pommes de terre à un étudiant en l’avertissant : « Ne revenez que lorsque Dina aura démissionné. » Dina, c’est Dina Boluarte, la présidente par intérim.
Dans tout le pays, le peuple en lutte a désigné ses représentants pour aller à Lima faire entendre la contestation et que le pouvoir daigne enfin écouter leurs revendications. Des centaines de bus et de vans ont pris la direction de la capitale. Massés à l’arrière de pick-up ou dans des camions à bestiaux, des milliers de Péruviens se sont joints à ces cortèges pour ouvrir une nouvelle ligne de front après des semaines de manifestations dans les provinces.
« Dans les campagnes, nous avons une vie misérable. Je suis prêt à mourir pour que mes enfants puissent avoir une vie meilleure. » Carlos, un paysan de la région d’Apurimac
« Les mobilisations sont financées par le narcotrafic et les mineurs illégaux », prétend Dina Boluarte. Sa déconnexion avec le pays réel est flagrante. Celle qui occupe la présidence ne peut plus sortir du siège de l’exécutif sous peine d’être conspuée et agressée. Le nombre de manifestants assassinés dépasse celui de ses jours passés à la tête de l’État. À Cuzco (sud-est), et lors de sa seule sortie en province, elle n’a dû son salut qu’à l’intervention de son service de protection. À Lima, lors d’un déplacement dans un centre de soins, le personnel hospitalier a fait bloc pour rejeter sa présence.
L’opération policière à l’université San Marcos a été un déclic
Milagros, 24 ans, est venue de Puno à Lima en bus. Les quarante-huit heures de voyage n’ont pas affecté la détermination de son groupe d’étudiants. Ils sont de toutes les manifestations dans le centre de la capitale. En première ligne. Certains apportent des soins aux manifestants blessés tandis que d’autres s’affairent à désamorcer les bombes lacrymogènes. « Nous sommes ici pour exiger la justice pour les 18 personnes assassinées par la police à Puno, le 9 janvier. Nous ne repartirons que lorsque nous aurons obtenu la démission de Dina Boluarte, la fermeture du Parlement et la convocation à une Assemblée constituante », dit la jeune femme. Même son de cloche chez tous les manifestants venus de province. Carlos, un paysan de la région d’Apurimac, précise : « Dans les campagnes, nous avons une vie misérable. Je suis prêt à mourir pour que mes enfants puissent avoir une vie meilleure. »
Le soir, après les manifestations quotidiennes, la petite troupe d’étudiants de Puno rejoint le campus de l’université nationale d’ingénierie, où un campement de fortune a été installé pour accueillir les délégations régionales. « La solidarité des habitants de Lima est immense. Chaque jour, nous recevons des dons pour nous permettre de continuer notre lutte », explique Milagros. Devant l’université, de nombreux citoyens apportent victuailles, eau, médicaments, papier toilette… Une partie de la classe moyenne urbaine soutient désormais le mouvement. La grotesque opération policière à l’université San Marcos a été un déclic pour cette catégorie de la population.
Le patronat est pragmatique
La Confiep, la puissante organisation patronale qui a soutenu sans faille le coup d’État contre Castillo, plaide dorénavant pour une « réconciliation nationale » dans le but de « garantir la stabilité pour le développement des activités économiques ». Le patronat est pragmatique. Le secteur du tourisme doit faire face à 80 % d’annulation des réservations internationales jusqu’en avril 2023. L’agro export et le secteur minier sont à la merci des blocages. Comme l’explique Manlio, un industriel qui exporte des produits de la mer en Corée du Sud et aux États-Unis : « Hier, j’ai failli perdre une cargaison de 50 000 dollars d’oursins. J’ai eu de la chance car la police a réussi à lever une barricade pendant deux heures, et j’ai pu arriver au port. Mais ça ne peut pas durer comme ça.»
Plus que jamais, les clivages qui défigurent la société péruvienne se font jour. L’Institut d’études péruviennes, excluant pourtant les habitants des campagnes, a montré que 45 % des Péruviens soutenaient la décision du président Castillo de dissoudre le Parlement. 69 % veulent une Assemblée constituante et 75 % souhaitent la démission de Dina Boluarte. Celle-ci se prononce maintenant pour des élections anticipées en 2023 mais, samedi, le Parlement en a refusé le principe. Ce même jour, un manifestant a été tué à Lima, portant à 48 le nombre de morts depuis décembre.
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
L’historienne Carla Granados Moya revient sur le rôle d’anciens hauts gradés militaires devenus députés dans la violente crise qui secoue le Pérou. Leurs discours d’extrême droite, issus d’une culture qui remonte aux tactiques contre-terroristes à l’époque de la guérilla du Sentier lumineux, ont gagné en influence à Lima ces dernières années.
ParPar trois fois lors d’une conférence de presse, la présidente Dina Boluarte a formulé des excuses auprès des étudiant·es de l’université San Marcos à Lima, après la violente descente de police sur le campus le 21 janvier. « La forme [de l’intervention] n’était peut-être pas adéquate », a-t-elle reconnu mardi.
Pas moins de 192 personnes avaient été arrêtées : des étudiant·es mais aussi des personnes venues à Lima pour manifester contre l’exécutif et le Congrès, et qui étaient hébergées sur le campus par solidarité. Depuis une semaine, les témoignages se multiplient sur la violence des méthodes de la police durant l’intervention.
Depuis la tentative manquée de coup d’État de Pedro Castillo le 7 décembre 2022, le Pérou est plongé dans une crise politique profonde. Des manifestant·es dans les Andes réclament pour certain·es le retour de l’ancien chef d’État – originaire du monde andin et un temps étiqueté de gauche –, pour d’autres la convocation immédiate de nouvelles élections.
À Lima, le Congrès, dont la majorité est conservatrice, et l’exécutif dirigé par Dina Boluarte ont répondu par la manière forte, au risque d’aggraver chaque semaine davantage le face-à-face. Les forces de l’ordre sont accusées d’être responsables de la mort d’au moins 46 manifestant·es, sans compter dix autres personnes décédées en marge de blocages liés aux mobilisations.
Pour l’historienne Carla Granados Moya, jointe par Mediapart, cette répression des forces de l’ordre, manifeste dans les rues des villes andines depuis mi-décembre comme sur le campus de San Marcos à Lima en fin de semaine dernière, s’explique notamment par une « militarisation croissante de la vie politique » au Pérou.
Dès le jeudi précédant l’opération policière sur le campus de San Marcos, un député d’extrême droite, l’amiral Jorge Montoya, était ainsi monté au créneau lors d’une émission de radio. Il affirmait avoir appris, par les réseaux sociaux, qu’il était devenu la cible d’étudiants de l’université San Marcos : « Ils veulent mon sang, ils demandent ma tête. »
L’ancien militaire, membre du parti Renovación popular, plaidait alors pour une « expulsion » de ces « terroristes » par les forces de l’ordre. Sans surprise, il s’est félicité de l’action de la police péruvienne, dans la journée de samedi, qui a rétabli le « principe d’autorité ».
Au Congrès, quatre anciens hauts gradés de l’armée
Pour Carla Granados Moya, l’épisode prouve que Jorge Montoya est l’un de ceux qui donnent le la du débat à Lima. « Il est un des quatre militaires à la retraite devenus députés au Congrès qui exercent une influence croissante sur la vie politique au Pérou », avance la chercheuse, une ancienne employée de l’armée à Lima, qui écrit désormais une thèse sur les vétérans de la guerre contre le Sentier lumineux, à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), à Paris.
D’après Granados Moya, c’est l’intervention de Montoya, avec d’autres, qui a préparé le terrain à l’intervention violente à San Marcos. Il a fourni de pseudo-preuves, même si le profil du supposé « étudiant terroriste » censé l’avoir menacé renvoie, d’après elle encore, au compte d’un étudiant… proche d’officiels de l’armée.
Habitué des prises de position ultra-radicales, Montoya est l’auteur de messages sur les réseaux sociaux dont la rhétorique se retrouve souvent dans la bouche de l’exécutif : « Il faut déclarer l’état d’urgence à Puno [ville du sud du pays, l’un des épicentres de la contestation dans les Andes – ndlr], ce ne sont plus des mobilisations mais du terrorisme », a-t-il par exemple écrit le 19 décembre.
Ancien amiral lui aussi, José Cueto, son collègue député au sein de Renovación popular, s’est également fait remarquer, dès la fin décembre, en proposant sur un plateau télé d’« éliminer ces gens », en parlant des manifestant·es dans les Andes, qui se rassemblent en soutien à l’ancien président Castillo et/ou pour demander de nouvelles élections générales.
L’influence des militaires hauts gradés est manifeste dans cette rhétorique qui fait des manifestants des “terroristes”.
L’universitaire relève aussi que Jorge Montoya et José Cueto sont parmi les premiers à avoir plaidé, au Congrès, pour la mise en place d’un « état de siège ». Cette mesure a entraîné le déploiement de militaires dans les villes andines, dont certains sont responsables de la répression en cours, par exemple dans les villes d’Ayacucho ou de Juliaca.
« Leur influence est manifeste dans cette rhétorique qui fait des manifestants des “terroristes”, et de n’importe quel adversaire politique un “ennemi de l’intérieur” », poursuit la doctorante. Vingt-deux ans après la fin de la dictature d’Alberto Fujimori, les termes d’une culture démocratique encore fragile se brouillent, au profit d’un langage militaire qui reprend le dessus.
L’actuel président du Congrès, José Williams Zapata, est aussi un ancien chef militaire, du côté de l’armée de terre cette fois, connu pour avoir conduit l’opération dite « Chavín de Huántar » qui avait permis de libérer 71 personnes prises en otage à l’ambassade du Japon par le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) en 1997.
Ni Montoya ni Cueto n’ont combattu sur le terrain durant la guerre entre le Sentier lumineux et le MRTA d’un côté, et les forces militaires et paramilitaires de l’autre, dans les années 1980 et 1990. Le conflit a provoqué environ 69 000 morts, dont quelque 20 000 disparu·es, en majorité dans le centre des Andes.
La figure du militaire en politique n’est pas neuve au Pérou. Juan Velasco Alvarado installa une dictature militaire de 1968 à 1975, durant laquelle il réhabilita la figure de Túpac Amaru II, qui avait combattu la présence des Espagnols. Il prit aussi des mesures de gauche radicale, dont la redistribution des terres détenues par quelques grands propriétaires fonciers aux paysans.
Plus récemment, Ollanta Humala est devenu en 2011 le premier président vétéran de la guerre contre-terroriste contre le Sentier lumineux. À la différence de Montoya ou de Cueto, Humala fut un simple combattant, sans grade.
Près de 500 000 vétérans de la guerre contre le Sentier lumineux
« Mais la participation d’anciens hauts gradés militaires à la politique péruvienne s’est aggravée ces dernières années », insiste Carla Granados Moya. La doctorante fait référence autant à la reconversion dans la politique institutionnelle de militaires retraités (liste à laquelle il faudrait ajouter le frère d’Ollanta Humala, Antauro Humala, sorti de prison en 2022 et qui veut se présenter à la présidentielle), qu’à la présence de militaires et de policiers dans le débat public, souvent pour légitimer les pouvoirs en place.
Ce fut par exemple le cas en septembre 2020, lors d’une conférence de presse en soutien au président d’alors, Martín Vizcarra, menacé de destitution par le Congrès. Le premier ministre, lui-même ancien général, s’était présenté flanqué de cinq militaires et policiers en activité, pour mettre en scène la solidité du pouvoir, épisode de ce que les médias appelaient alors une « guerre politique ».
La situation est d’autant plus explosive que le pays compte encore près de 500 000 vétérans, âgés de 35 à 55 ans, regroupés dans un réseau d’associations de terrain impliquées dans le monde andin et en Amazonie. « Ils ont été abandonnés par l’État durant les vingt ans de démocratie, et sont animés d’un fort ressentiment vis-à-vis des autorités », précise Carla Granados Moya, qui les suit de près pour sa thèse.
Pour la plupart, ces vétérans partagent les revendications des populations andines mobilisées contre les élites politiques et économiques de Lima, et pour la tenue d’élections anticipées dès 2023. La stratégie du pouvoir pourrait bien inciter certains d’entre eux à se radicaliser, redoute l’universitaire.
« Les élections de 2021 [remportées par Pedro Castillo – ndlr] ont démontré qu’il était possible pour la population rurale, historiquement exclue, de gagner dans les urnes. La classe politique actuelle, la police et les forces armées sont traversées par cette peur de perdre, de nouveau, les prochaines élections. La violence actuelle, c’est comme dire à ces gens-là : “Vous ne pouvez pas gouverner ce pays” », analyse encore Carla Granados Moya.
Pour la plupart, ces vétérans partagent les revendications des populations andines mobilisées contre les élites politiques et économiques de Lima, et pour la tenue d’élections anticipées dès 2023. La stratégie du pouvoir pourrait bien inciter certains d’entre eux à se radicaliser, redoute l’universitaire.
« Les élections de 2021 [remportées par Pedro Castillo – ndlr] ont démontré qu’il était possible pour la population rurale, historiquement exclue, de gagner dans les urnes. La classe politique actuelle, la police et les forces armées sont traversées par cette peur de perdre, de nouveau, les prochaines élections. La violence actuelle, c’est comme dire à ces gens-là : “Vous ne pouvez pas gouverner ce pays” », analyse encore Carla Granados Moya.
Cédric Clérin sur www.humanite.fr
La réponse des citoyens au projet du gouvernement de reculer l’âge légal de la retraite à 64 ans a été franche et massive. Deux millions de personnes à travers le pays ont choisi de descendre dans la rue pour protester contre cette réforme injuste. Jamais une première journée de mobilisation contre une réforme des retraites n’avait réuni autant de monde. Dans certaines petites villes de France, c’est un nombre inédit de manifestants qui se sont retrouvés.
Aucun des arguments du gouvernement ne parvient à convaincre, et pour cause : ils sont soit trompeurs, soit carrément mensongers. «Il n’y a pas de perdants» avec cette réforme, a même osé le ministre Olivier Dussopt, en charge du dossier, alors que tout le monde a compris qu’il n’y aurait, au contraire, aucun gagnant : travail allongé pour tous et décote plus forte, surcote moindre ou pension plus faible, selon les cas.
Si la réforme venait à être appliquée, ce serait au sens propre un passage en force puisqu’elle ne s’appuie sur rien de solide. Le gouvernement n’a pas de légitimité politique, puisque la grande majorité des Français y sont opposés et qu’Emmanuel Macron a été élu essentiellement pour faire barrage à l’extrême droite. Aucune légitimité sociale, puisque le président du Conseil d’orientation des retraites, Pierre-Louis Bras, explique lui-même que «les dépenses de retraite sont globalement stabilisées et, même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre». Aucune légitimité économique enfin, puisque le gouvernement explique que cette réforme servirait à financer d’autres besoins en termes d’éducation ou de santé. Argument presque lunaire au moment où l’on apprend le montant des profits record du CAC 40 (172 milliards d’euros), celui du versement des dividendes (80 milliards), et pour couronner le tout l’augmentation sans précédent de la fortune des milliardaires français depuis le Covid (+ 173 milliards rien que pour les cinq plus riches d’entre eux). De l’argent, il y en a donc (beaucoup), et ailleurs que dans les poches des futurs retraités.
La ficelle est grosse et c’est une des raisons du succès du 19 janvier : le gouvernement se fout du monde et ça se voit. Car, au-delà de l’appréhension de la nocivité du projet gouvernemental, la mobilisation et son soutien par l’opinion disent également le ras-le-bol qui sourd depuis des mois dans les tréfonds du pays. Comment subir la hausse de l’énergie due au bradage du service public, la hausse des prix des produits de première nécessité sans aides significatives du gouvernement et les affres quotidiennes dans les transports ou la santé sans réagir ? Le mouvement des retraites peut être le catalyseur des colères et de la volonté de changement contre un système qui craque.
Mais, non content de vouloir aller au bout d’une réforme massivement rejetée, l’exécutif envisage l’utilisation de l’article 47-1, artifice constitutionnel pour faire passer un texte et l’appliquer par décret sans motion de censure possible. Il ferait pourtant bien de se souvenir que bafouer les institutions républicaines dans un contexte de crise sociale peut mener au pire. Le président a semble-t-il oublié qu’il a été élu face à l’extrême droite et qu’elle est aujourd’hui plus menaçante que jamais.
À trop vouloir imposer un projet illégitime en pariant sur le pourrissement, c’est la République qu’il met en danger. S’il faut trouver des acteurs publics responsables, c’est bien du côté des syndicats et de l’opposition de gauche qu’il faut chercher. Le succès du 19 janvier appelle à construire une mobilisation dans la durée, forte avec la justice sociale et la taxation du capital comme alternative. Un pas vers la République sociale, en somme. Dans la rue, il faudra encore de nombreux pas pour y arriver. Des millions de Français y sont prêts.
Pauline Graulle et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr
Déjà en proie à une mobilisation sociale qu’il n’imaginait pas si forte, le gouvernement se retrouve confronté aux critiques de plus en plus audibles de son propre camp. Les faux pas de communication viennent assombrir un peu plus l’horizon de l’exécutif. La semaine parlementaire et sociale qui s’ouvre pourrait lui être fatale.
La consigne est pourtant explicite, venue du plus haut sommet de l’État. Pour les soutiens du président de la République, l’urgence est à « se déployer » pour « expliquer, expliquer et encore expliquer les enjeux » de la réforme des retraites, comme il l’a martelé en conseil des ministres le 18 janvier. Mardi soir, la première ministre a demandé aux parlementaires de la majorité de « faire vivre l’esprit d’équipage ». « Nous aurons besoin de vous au Parlement, sur les plateaux, dans la PQR [presse quotidienne régionale – ndlr], sur le terrain. »
L’auditoire n’a rien dit, mais il n’en pensait pas moins. Une élue influente de la majorité résume l’état d’esprit ambiant : « Franchement, qui a envie d’aller se prendre des gifles pour défendre cette réforme ? » Dans la majorité, la pluie de réunions publiques dont rêvait Matignon a laissé place à un grand concours de discrétion. Si bien que trouver des parlementaires prêts à « vendre » la réforme dans leur circonscription relève de la quête du Graal.
« Franchement, j’ai déjà toutes les cérémonies de vœux qui s’enchaînent, plaide le député Horizons Frédéric Valletoux. Je n’ai pas le temps. » Comme plusieurs de ses collègues, l’ancien maire de Fontainebleau (Seine-et-Marne) assure qu’il a reçu « dix mails à tout casser » sur le sujet et que personne ne l’interpelle là-dessus sur le terrain. Nadia Hai, élue Renaissance des Yvelines, jure qu’elle organisera des réunions ouvertes au public et à la presse. Mais pas tout de suite : « Pour l’instant, on est en procédure d’amendement, il faut attendre un peu. »
Certains s’y hasardent toutefois, non sans précaution. Le président de la commission des affaires économiques, Guillaume Kasbarian, a organisé une réunion publique à Chartres (Eure-et-Loir) jeudi soir, sous la protection de quatre agents de sécurité. Benjamin Haddad, son collègue Renaissance, a privatisé un bar-tabac du XVIe arrondissement de Paris pour y défendre la réforme – dans une circonscription qui a voté à 81 % pour Emmanuel Macron le 24 avril 2022. Une autre encore, réputée de l’aile « sociale » du groupe, a préféré annuler la réunion initialement ouverte à la presse pour la transformer en « réunion d’information aux militants » en petit comité. Moins risqué.
Au gouvernement, la tendance est la même. Malgré l’appel à la mobilisation du chef de l’État, rares sont les ministres à porter le fer. Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, a fait savoir qu’il n’organiserait pas de réunions publiques sur le sujet – uniquement des « déplacements thématiques », plus simples à baliser. Gabriel Attal, son collègue chargé des comptes publics, est pour l’instant le seul à se plier à l’exercice. Non sans assurer ses arrières.
À Olivet (Loiret), où il animait le 19 janvier une réunion sur le sujet, le ministre est sorti ravi des échanges. Et pour cause : « Aucun opposant à la réforme ne s’est exprimé », relève France Bleu, qui y était. Mieux, les 80 personnes présentes avaient été « exclusivement invitées » par la députée Renaissance de la circonscription, Stéphanie Rist. Et la station locale de conclure : « Une sorte de réunion privée, plus que publique. »
Conscient de la réticence collective à défendre la réforme, un ministre se veut compréhensif. « Tout le monde se souvient des législatives, où nos candidats se sont fait pilonner sur le sujet », explique-t-il. Dans une boucle de messagerie qu’il partage avec des député·es, un autre membre du gouvernement raconte avoir vu monter l’inquiétude ces derniers jours.
À la question d’un badaud, croisé en circonscription, un élu de la majorité y raconte par exemple à ses collègues qu’il n’a « même pas su quoi lui répondre ». « On n’y arrive pas, on s’en rend compte sur le terrain, reconnaît une députée Renaissance. La réforme est inexplicable en moins de trois heures, les gens ne pensent qu’à la mesure d’âge. C’est impossible de leur expliquer qu’il y a des avancées. »
Plus inquiétant encore, des voix de plus en plus nombreuses dans la majorité font entendre leurs réserves quant à la réforme. À ce jeu-là, François Bayrou n’est pas en reste. Le président du MoDem, par ailleurs haut-commissaire au Plan, a redit lors de ses vœux à la presse mercredi toutes ses réserves sur une réforme « améliorable », évoquant les « difficultés » qu’elle soulève. Deux jours plus tôt, Élisabeth Borne avait ironisé sur la « créativité » du MoDem et sèchement balayé la proposition formulée par des députés du groupe centriste de rouvrir le débat sur les 35 heures.
Le MoDem et Horizons assument le rapport de force
Dans le groupe dirigé par Jean-Paul Mattei, une poignée d’élu·es ont même fait savoir qu’ils et elles ne se voyaient pas voter le texte « en l’état ». C’est le cas de Richard Ramos, qui se dit favorable à une réforme « mais pas celle-là et pas comme ça ». Le député du Loiret ne mâche pas ses mots sur la communication du gouvernement et les éléments de langage « hors sol » distillés lors des réunions de travail. « Olivier Dussopt n’a rien compris, cingle-t-il. Se contenter de dire qu’il faut faire de la “pédagogie” et asséner des chiffres comme un tracteur, ça ne fait pas de la politique ! »
« Contrairement à ce que croient certains, les Français sont un peuple mature politiquement, qui ne fait pas la gueule pour faire la gueule, poursuit le député MoDem. Mais quand ils se rendent compte qu’ils vont finir leur vie professionnelle au RSA – car ils savent bien que les boîtes vont continuer à virer les gens –, c’est une humiliation… »
Chez l’autre partenaire de la majorité, Horizons, la réception de la réforme n’est pas plus rassurante pour le pouvoir. Sur les trente membres que compte le groupe, six envisagent de s’abstenir ou de voter contre le texte, selon un comptage de La Chaîne parlementaire (LCP). Parmi eux, Jean-Charles Larsonneur s’est dit « guère enthousiaste » devant une réforme qu’il juge « assez brutale » et trop peu « ambitieuse ». Son collègue Yannick Favennec n’a pas caché non plus son opposition à un texte dont il regrette l’absence de « justice sociale ».
En réunion de groupe, le président des député·es Horizons, Laurent Marcangeli, a promis de porter auprès d’Élisabeth Borne une série de revendications, parmi lesquelles l’instauration d’une clause de revoyure en 2027, une meilleure prise en compte des carrières longues ou une amélioration de la situation des femmes. « Le message qu’il va lui tenir, c’est : soit on avance sur ces sujets, soit je ne répondrai pas de mon groupe », décrypte un cadre du parti. Les fidèles du chef de l’État rient jaune : c’est l’ancien premier ministre, favorable à une retraite à 65, 66 ou 67 ans, qui vient les titiller sur la brutalité de leur réforme.
Plus ça avance, plus ceux qui doutent sont nombreux. Il y a un effet de contagion.
Comme le MoDem, le parti d’Édouard Philippe semble décidé à faire entendre sa voix dans la séquence ; quitte à laisser l’exécutif à ses galères. « On finira par voter le texte, très majoritairement, pense un cadre du groupe. Mais on ne va certainement pas se griller là-dessus. Ce n’est pas notre réforme, ce n’est pas celle qu’Édouard aurait faite, et personne n’a l’intention de prendre des baffes pour ce gouvernement. En séance, on va faire le strict minimum. »
D’où l’appel à « l’esprit d’équipage » lancé par Élisabeth Borne aux trois groupes de la majorité. Car la mer est agitée en interne. Lors d’un déjeuner récent, une passe d’armes a opposé Olivier Dussopt à plusieurs député·es, dont l’élu Horizons Thierry Benoit, qui réclamaient l’instauration d’une clause de revoyure en 2027. « Mais quel est le problème, franchement, à mettre une clause de revoyure ? Si c’est comme ça, moi, je ne voterai pas ! », a fini par s’emporter le parlementaire d’Ille-et-Vilaine.
« Franchement, aucun président de groupe de la majorité, que ce soit à Renaissance, à Horizons ou au MoDem, n’est en mesure de tenir ses troupes », glisse un proche d’Édouard Philippe. Même au sein du parti présidentiel, les critiques se font de plus en plus audibles. Elles émanent des élu·es du petit parti En Commun, dont l’ancienne ministre Barbara Pompili, mais pas seulement. « S’ils vous disent que tout va bien, ils mentent, observe le même interlocuteur philippiste. Ça ne va pas fort dans la majo, et plus ça avance, plus ceux qui doutent sont nombreux. Il y a un effet de contagion. »
Le récit du gouvernement s’écroule au fil des jours
Une contagion facilitée par l’incapacité du gouvernement à convaincre du bien-fondé de sa réforme. En milieu de semaine, les boucles de messagerie ont diffusé à toute vitesse un sondage commandé par BFMTV. Les soutiens du chef de l’État y ont relevé un chiffre cruel : depuis qu’ils ont présenté leurs mesures le 10 janvier, le soutien à la réforme a perdu 14 points dans les enquêtes d’opinion. « Pour nous, c’était spectaculaire », souffle un ministre.
Après avoir vu le conseil d’orientation des retraites saper l’argument budgétaire – avancé comme le fondement même de la réforme –, la stratégie de l’exécutif et de la majorité consistant à vanter les (maigres) améliorations contenues dans le projet de loi s’est peu à peu fracassée sur l’analyse minutieuse des mesures.
Avec pour conséquence de lever de nouveaux lièvres en matière d’égalité entre les hommes et les femmes – la « grande cause » du quinquennat –, les 44 années cotisées pour un certain nombre de travailleurs et travailleuses précoces, le peu de volontarisme déployé pour obliger les entreprises à garder les seniors en emploi…
« Le problème, c’est que quoi qu’on dise sur la revalorisation des petites retraites, c’est de la littérature, car les gens n’ont qu’une seule chose en tête : ils devront bosser deux ans de plus », affirme un député Renaissance. « Il faut dire que plus on ausculte le système de retraites, plus les injustices qui avaient été créées par les réformes précédentes, et qui ne sont donc pas de notre fait, nous explosent à la figure », regrettait, jeudi soir, le député de Paris Benjamin Haddad, en marge de sa réunion publique dans le XVIe arrondissement.
Les faux pas de communication aggravent encore un peu plus l’horizon élyséen. Invité de LCP et Public Sénat lundi, Franck Riester a reconnu que les femmes seraient « un peu pénalisées » par la réforme du gouvernement. « On n’en disconvient absolument pas », a même dit le ministre des relations avec le Parlement, suscitant un vent de panique dans le camp présidentiel. Et une réaction immédiate : « Matignon verrouille tout maintenant, glisse un conseiller ministériel. Ils ne sont plus que quatre ou cinq à avoir le droit de s’exprimer sur le sujet. »
Dont Stanislas Guérini, chargé de la fonction publique, qui s’est pris les pieds dans le tapis de la réglementation sur les données personnelles. En fin de semaine, des milliers de fonctionnaires en poste – ou même ayant quitté leurs fonctions – ont reçu sur leur mail personnel une vidéo où leur ministre de tutelle, s’emploie, face caméra, à vanter les bienfaits de la réforme des retraites. Du jamais vu, selon un fonctionnaire des finances publiques contacté par Mediapart, qui suppose comme beaucoup que les adresses mail personnelles auraient été directement récupérées via les déclarations fiscales des agent·es ou par la plateforme dédiée à leur fiche de paie.
L’affaire a en tout cas ému bon nombre d’intéressé·es qui sont allés fissa déposer plainte auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Laquelle a annoncé qu’elle instruisait ces plaintes et procédait actuellement à des « vérifications ». Le syndicat Force ouvrière a dénoncé « l’utilisation des adresses mail personnelles des agents à des fins de propagande politique » et appelé à ce que la CNIL « fasse le nécessaire afin de faire respecter la protection des données personnelles de l’ensemble des agents ».
Dans un tel contexte, l’arrivée du texte en commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, lundi 30 janvier, s’annonce particulièrement tendue. Les toutes premières heures d’examen du texte, pour avis, en commission des finances ont déjà donné lieu à une polémique. La députée Renaissance Claire Guichard a fait parler d’elle en refusant une meilleure prise en compte de la situation des accompagnant·es d’élèves en situation de handicap (AESH). « Vous oubliez, chers collègues, que la vie est faite de choix, a dit l’élue, suppléante de Gabriel Attal. Les AESH choisissent ce statut pour avoir les mercredis et les vacances scolaires, et elles assument, c’est un choix. »
Les errements de communication et les turbulences internes viennent s’ajouter à une pile de difficultés déjà encombrante pour l’exécutif. Initialement rassuré par l’accord scellé avec le parti Les Républicains (LR), le gouvernement n’est absolument pas certain de disposer d’une majorité à l’Assemblée et compte les défections, chez LR comme dans ses rangs. La mobilisation du mardi 31 janvier s’annonce, à cette aune, particulièrement suivie… et périlleuse pour le pouvoir. « Ce qui va se passer pendant les prochaines semaines est totalement imprévisible, reconnaît une cadre de la majorité. À l’instant T, ils sont dans le pétrin. »
publié le 28 janvier 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Entre janvier et novembre 2022, 105 000 personnes sont sorties de la catégorie A du chômage après un changement de procédure de Pôle emploi. La majorité a basculé dans d’autres catégories, sur lesquelles le gouvernement est moins bavard. D’autres ont été provisoirement radiées.
IlIl faut toujours lire les petites lignes, comme dans les clauses d’un contrat. La publication, mercredi 25 janvier, des chiffres du chômage du quatrième trimestre 2022 s’accompagne d’un encadré très instructif, permettant une lecture plus avisée de la baisse.
Au quatrième trimestre, le nombre de demandeurs d'emploi en catégorie A (sans aucune activité) a diminué de 3,8 % par rapport au trimestre précédent et de 9,4 % sur un an. Une baisse présentée partout comme « forte » et « nette », et que s’est empressé de saluer le ministre Olivier Dussopt.
Le ministre s'est en revanche abstenu de commenter un point intrigant : dans le communiqué présentant les chiffres, la Dares, l’institut statistique du ministère du travail, a donc inséré un encadré signalant que 105 000 personnes, en cumulé entre janvier et novembre 2022, sont sorties de la catégorie A du seul fait « d’une évolution de procédure de Pôle emploi ». Cela représente tout de même 35 % de la baisse totale des inscrit·es sur un an en France métropolitaine dans la catégorie qui trouve grâce aux yeux de l’exécutif car regroupant les personnes sans aucune activité.
Où sont passé·es ces 105 000 demandeurs et demandeuses d’emploi ? 15 000 sont sorti·es des listes de Pôle emploi et 90 000 autres sont allé·es garnir les catégories B et C, intégrant les inscrit·es ayant une « activité réduite ». Autrement dit : qui ont travaillé.
Comment expliquer cet effet de vases communicants ? Entre janvier et novembre 2022, Pôle emploi a progressivement modifié, par tranches d’âge puis par régions, « l’actualisation » mensuelle des demandeurs et demandeuses d’emploi, c’est-à-dire le formulaire leur permettant, chaque fin de mois, de mettre à jour leur situation. Ce formulaire est désormais prérempli et permettrait une meilleure « classification » des inscrit·es, comme l’expliquait déjà Pôle emploi à Mediapart en août 2022.
Selon la Dares, « cette évolution a un impact pérenne à la baisse sur le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A, en contrepartie [...] d’une hausse pérenne des catégories B et C ». L’autre « contrepartie » évoquée par les services statistiques est une « une légère hausse des sorties des listes au moment du passage à l’actualisation rénovée ». Les fameuses « 15 000 sorties ».
Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation.
Sollicité par Mediapart, Pôle emploi explique « avoir observé lors du mois de déploiement [de l’actualisation rénovée –ndlr] une très légère hausse des sorties ». Le phénomène s’est produit dans chaque région « et uniquement le mois » concerné par le passage à la nouvelle formule, insiste l’opérateur, précisant : « Ces sorties supplémentaires peuvent être temporaires, une part importante des demandeurs d’emploi sortant des listes se réinscrivant dans les mois qui suivent. »
Si Pôle emploi confirme que 15 000 personnes sont « sorties » entre janvier et novembre, sa direction générale ne livre aucun détail sur les raisons de ce phénomène. L’opérateur serait-il embarrassé d’admettre que des « bugs » ont accompagné cette nouvelle procédure d’actualisation ?
En effet, à la suite de notre article sur le nombre record de radiations en novembre (+ 19 %), des demandeurs et demandeuses d’emploi ont témoigné, auprès de Mediapart, de leur grande difficulté à s’actualiser correctement. « Ils ont changé l’interface du site internet de Pôle emploi et la procédure pour s’actualiser », nous a par exemple raconté une lectrice.
« Maintenant, des données préenregistrées de nos activités salariées s’affichent et il y a des erreurs dans celles-ci, donc difficile d’aller au bout de l’actualisation. Des amis et moi-même avons dû écrire à notre conseiller pour avoir de l’aide, qui est différente selon les conseillers. » Selon elle, il paraît évident que « des personnes ont été radiées car elles n’ont pas réussi à s’actualiser comme d’habitude ».
Un avertissement passé inaperçu
Un utilisateur du réseau social Twitter racontait aussi ses difficultés, début décembre. Le formulaire prérempli indiquait qu’il avait travaillé, ce qui était inexact. Ne pouvant pas modifier les données, il exposait son dilemme : valider une erreur ou « manquer l’actualisation et donc se prendre une radiation ».
Un conseiller de Pôle emploi confirme à Mediapart ce « bug de l’actualisation rénovée qui obligeait des demandeurs d’emploi à indiquer quand même une heure de travail dans le mois écoulé, même si l’information était fausse ». « Sinon, impossible de valider l’actualisation », poursuit-il.
Si des inscrit·es à Pôle emploi ont pu renoncer à le faire, et donc sortir des listes, beaucoup ont, selon lui, validé cette heure de travail et artificiellement fait gonfler le nombre de personnes dans la catégorie B. En témoigne, souligne-t-il, la forte hausse des inscrit·es ayant travaillé moins de 20 heures dans le mois : + 13,5 % entre le troisième et le quatrième trimestre 2022. Et même + 30,4 % sur un an.
Le conseiller ironise : « Soit c’est lié à un développement de contrats très courts – mais il me semblait que le gouvernement militait pour l’inverse –, soit c’est l’effet du bug. Devinez vers quoi je penche ? »
Comme nous l’avions déjà précisé en août dernier, la nouvelle actualisation et ses conséquences n’ont jamais été cachées. La Dares a pris soin, chaque mois depuis début 2022, de rédiger un « avertissement » accompagnant les publications des chiffres du chômage et alertant sur la procédure « susceptible de modifier la répartition » entre les différentes catégories.
Une subtilité que les membres du gouvernement et leurs soutiens se sont cependant bien gardés de mettre en évidence en se félicitant de la baisse des inscrit·es sans aucune activité. Certes, le nombre de demandeurs et demandeuses d’emploi en catégories A, B et C a baissé de 5,1 % sur un an. Mais le poids du nouveau classement statistique n’est pas si dérisoire.
Auprès de Mediapart en août 2022, Pôle emploi avait anticipé pour l’ensemble de l’année « une diminution cumulée de 75 000 demandeurs d’emploi en catégorie A, en augmentant d’autant le nombre de demandeurs d’emploi en catégories B et C ». C’est finalement beaucoup plus : 105 000 personnes ont quitté la catégorie A. Mais ça passe toujours autant inaperçu.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Désintox. Bonne nouvelle en apparence, la décrue des chiffres du chômage marque en réalité une explosion de l’emploi précaire et des radiations.
Voilà de quoi ravir le gouvernement et son obsession du plein-emploi. Selon la Dares, 6 134 100 personnes étaient inscrites à Pôle emploi au quatrième trimestre 2022, chiffre au plus bas depuis 2014. « Le nombre de demandeurs d’emploi sans aucune activité baisse de 112 000 personnes au T4 2022. Le plein-emploi, c’est aussi le bon emploi. Nous poursuivons notre mobilisation », s’est réjoui le ministre du Travail, Olivier Dussopt, sur Twitter. Pourtant, à y regarder de plus près, les statistiques peinent à confirmer cette bonne nouvelle.
Explosion du nombre de chômeurs en catégorie B
Les données de la Dares montrent avant tout que la large baisse du nombre des chômeurs de la catégorie A (n’ayant pas du tout travaillé durant le mois) est compensée par un impressionnant bond des inscrits en catégorie B (moins de 78 heures dans le mois). Avec 2 834 000 privés d’emploi dans cette première catégorie au quatrième trimestre 2022, le nombre d’inscrits a ainsi diminué de 3,8 % en un trimestre, et de 9,4 % en un an.
Le nombre de chômeurs en catégorie B, occupant des emplois très précaires, a lui explosé : il a augmenté de 8,8 % en un an, et de plus de 30 % si l’on se concentre exclusivement sur les personnes ayant travaillé entre 1 et 20 heures dans le mois.
Un transfert qui pourrait être en partie expliqué par un bug informatique, explique la CGT : lors de la réactualisation de leurs droits, certains chômeurs ont été forcés de déclarer 1 heure travaillée au minimum, même sans activité. Mais pas que. « Il y a une vraie volonté de Pôle emploi de servir la soupe du gouvernement. Par exemple, de nombreuses personnes ont été désinscrites car en arrêt maladie, alors qu’elles auraient pu être transférées dans la catégorie D », explique Pierre Garnodier, du comité CGT chômeurs et précaires.
La réforme de l’assurance-chômage alourdira encore la tendance
Si le gouvernement se targue de la baisse du taux de chômage, les personnes ayant quitté les statistiques pour cause de reprise d’un emploi déclaré sont de moins en moins nombreuses : leur nombre a chuté de 30,1 % entre le quatrième trimestre 2021 et le dernier trimestre 2022. « Aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on sort de Pôle emploi qu’on retrouve un boulot. La majorité des sorties s’explique parce que les gens ne peuvent pas recharger leurs droits et se retrouvent au RSA », fustige Pierre Garnodier.
Selon lui, la nouvelle réforme de l’assurance-chômage, qui entre en vigueur le 1er février, alourdira encore la tendance. En raccourcissant la durée d’indemnisation de 25 %, nombreux seront les privés d’emploi à disparaître des statistiques sans reprendre une activité.
Selon l’institut statistique, enfin, 52 900 personnes ont été tout bonnement radiées des listes de Pôle emploi. Bien plus qu’un seul accroissement du nombre de radiations (+ 2,3 % par rapport au trimestre précédent et + 16,5 % par rapport au dernier trimestre 2019), il s’agit tout simplement d’un record depuis la naissance de ces statistiques en 1996. Une « volonté » politique, pour Pierre Garnodier. « On peut être radié dès lors qu’on rate un appel téléphonique, c’est considéré comme une absence à un entretien », explique-t-il.
publié le 28 janvier 2023
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Un rapport annuel d'Oxfam démontre l'enrichissement indécent des plus riches. Depuis 2020, les 1 % les plus aisés ont capté les deux tiers des richesses produites à travers la planète. Un profit sans précédent et d’autant plus révoltant que de nouvelles mesures d’austérité se préparent pour le plus grand nombre.
En plein 53e Forum économique de Davos, où débarquent en jets et en masse grands patrons, oligarques et dirigeants politiques pour «améliorer l’état du monde», Oxfam propose un nouveau rapport baptisé «La loi du plus riche», toujours plus accablant, sur l’insoutenabilité des inégalités. Dans cette publication désormais annuelle, l’ONG s’efforce de trouver les plus impressionnantes comparaisons pour montrer l’indécence des grandes fortunes.
Et cette année est un bon cru, Oxfam en a concocté plusieurs très efficaces. Ainsi, après deux années de crise sanitaire et économique, le patrimoine de Bernard Arnault vaut celui de 20 millions de Français, soit près d’un tiers de la population du pays. Ou encore, si une personne avait gagné 2 millions d’euros à chaque édition du Loto depuis l’armistice de 1918, elle n’aurait même pas la moitié de la fortune du PDG de LVMH. «Les milliardaires ont été les premiers gagnants de la réponse au coronavirus. À eux seuls, les 10 premiers milliardaires français ont engrangé 189 milliards d’euros depuis 2020, assez pour couvrir les factures de gaz, d’électricité et de carburant de tous les ménages français pendant deux ans», renchérit Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France et coauteur du rapport, principalement sur son volet français.
Perenco et la guerre en Ukraine
Ce chapitre souligne notamment que, si on savait que le gouvernement était l’ami des nantis et des grosses entreprises, même ses quelques mesures «sociales» profitent avant tout aux plus riches. Comme le bouclier énergétique, par exemple : quand l’État dépense 100 euros pour plafonner le prix du gaz et de l’électricité, il distribue dans les faits 7 euros aux 10 % les plus précaires, contre 14 euros aux 10 % les plus riches, puisque ce sont ceux qui consomment le plus. Le résultat est le même sur la subvention sur les carburants et toutes les aides non ciblées affectionnées par le gouvernement. Si on ajoute les mesures spécifiquement destinées aux plus riches : fin de l’ISF, mise en place de la flat tax, baisse des impôts proportionnels… on comprend que la concentration des richesses bat tous les records.
Sur les dix dernières années, en moyenne, pour 100 euros de richesse créée en France, 35 euros ont été captés par les 1 % des Français.es les plus riches, 32 euros par les 9 % suivants. Les 50 % les plus précaires n’ont reçu que 8 euros. La logique préexistait au Covid, mais la crise n’a fait qu’aggraver cette tendance. La réponse publique à la crise du coronavirus a provoqué la hausse la plus importante jamais enregistrée de la fortune des milliardaires.
En France, ils ont ainsi gagné près de 220 milliards d’euros entre mars 2020 et mars 2021. Il y a ceux qui ont bénéficié des aides et ceux qui, en plus, ont su profiter des crises. En 2022, le milliardaire Rodolphe Saadé, PDG et actionnaire majoritaire de l’entreprise de fret maritime CMA CGM, a ainsi vu sa fortune augmenter de 28,5 milliards d’euros, son patrimoine a été multiplié par 5 ! De même, Carrie Perrodo, actionnaire majoritaire de l’entreprise pétrolière Perenco, a vu sa fortune augmenter de près de 40 % en 2022 grâce en particulier à la guerre en Ukraine. Depuis 2020, la fortune des milliardaires dans le monde a augmenté de 2,7 milliards de dollars par jour !
Une fracture entre fortunes décuplées et factures impayées
De l’autre côté de l’échelle sociale, les conséquences sont encore plus visibles. «En France, la fréquentation des Restos du cœur a augmenté de 12 % en six mois. Quatre Français.es sur dix ont le sentiment de devoir restreindre leur alimentation, tandis que deux Français.es sur dix n’ont pas réussi à payer l’ensemble de leurs factures en 2022», pointe le rapport d’Oxfam. L’explosion des prix de l’énergie et des biens de première nécessité a frappé en particulier les plus précaires : + 20 % pour les pâtes, + 29 % pour le steak haché, + 34 % pour les légumes frais. Et jusqu’à + 120 % pour l’huile de tournesol. Dans le monde, plus de 820 millions de personnes souffrent aujourd’hui de la faim ; 60 % d’entre elles sont des filles et des femmes.
Et ce n’est malheureusement pas fini, alarme Oxfam, selon qui les trois quarts des gouvernements dans le monde s’apprêtent à prendre de nouvelles mesures d’austérité en réduisant leurs dépenses de santé, d’éducation ou de protection sociale afin d’économiser plus de 7 500 milliards d’euros. En France, le gouvernement est aussi en train de faire payer la facture de la crise à ses premières victimes. La baisse des indemnités de chômage, juste votée, vise une économie de 4 milliards d’euros et le nombre de chômeurs indemnisés va baisser de 12 %. Quant au report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, il doit rapporter 13 milliards d’euros…
Création d’index, pour que rien ne change
Oxfam souligne que les femmes sont les premières victimes de l’inflation. «Les inégalités économiques entre les femmes et les hommes persistent et les réponses de l’État ne sont pas à la hauteur. Les femmes gagnent toujours en moyenne 28,5 % de moins que les hommes, tout temps de travail confondu, et 15,8 % de moins que les hommes à travail égal», elles souffrent davantage des hausses des prix. Pour lutter contre ces inégalités, le gouvernement a lancé un index pour l’égalité professionnelle. Sauf que, selon celui-ci, tout va bien : la moyenne des notes est de 86/100, et 9 entreprises sur 10 en France ont un score satisfaisant n’appelant pas à prendre des mesures correctrices. Car l’évaluation ne mesure aucunement les causes structurelles de cette inégalité. Le gouvernement vient d’annoncer sur ce même modèle un index seniors, pour demander aux employeurs redonner de «toute leur place aux seniors». Attendons-nous à un déluge de bonnes notes !
publié le 27 janvier 2023
Stéphane Guérard, Cécile Rousseau, Naïm Sakhi et Samuel Ravier-Regnat sur www.humanite.fr
Après la réussite de la journée de mobilisation du 19 janvier contre la réforme du gouvernement, grèves et initiatives se multiplient localement pour emporter le soutien de la population, avant le deuxième acte, le 21 janvier.
Au soir du 19 janvier, fort des deux millions de personnes défilant dans les rues de France contre le projet de réforme des retraites, les leaders des huit organisations syndicales unies contre le texte Borne-Dussopt s’étaient donné du temps pour évaluer l’impact de l’incroyable élan populaire né de cette première journée de mobilisation. Sur la route conduisant au retrait de la réforme, il y aura bien une deuxième étape : le 31 janvier.
Entre-temps, le gouvernement a présenté les détails des mesures accompagnant la régression de l’âge de départ, de 62 ans à 64 ans, ainsi que l’accélération du tempo des économies prévues sur le dos des travailleurs, avec le passage subito presto de 41 à 43 annuités de cotisations pour espérer une pension à taux plein. L’Assemblée nationale se saisit, le 30 janvier, du projet de loi. Pas grave. Dans ce long combat social arbitré par les Français, qui ne peut se régler que par KO, les syndicats ont misé sur un long et patient travail de conviction et de contre-argumentation avant le second round de mardi.
D’entreprises en administrations, de distributions de tracts en « retraites aux flambeaux », de journées de grève en opérations coups de pouce des électriciens aux boulangers, les initiatives se sont multipliées. Est-ce ce travail de fond qui commence à payer ? 72 % des Français se prononcent désormais (sondage Elabe pour BFMTV) contre le projet gouvernemental ; 57 % déclarent même qu’ils comprendraient que « les grévistes bloquent le pays, car c’est le seul moyen pour que le gouvernement retire ou modifie sa réforme ». L’Humanité a suivi ces préparatifs et pris le pouls de cette mobilisation qui monte.
A Paris, chez les gaziers, aller jusqu'au retrait
Ils sont une petite quarantaine à monter les étages du siège régional de GRDF pour soutenir deux de leurs collègues menacés de procédures disciplinaires à la suite des huit semaines de grèves victorieuses pour les salaires, fin 2022. Malek Bouakkaz fait le point sur l’autre grand sujet : la réforme des retraites. « En ce qui concerne les AG, nous avons terminé le tour des sites », se félicite le secrétaire général adjoint de la CGT énergie 93.
Cette réforme n’est pas un petit sujet. Le régime spécial de ces 140 000 agents reconnaît la pénibilité de certains de leurs métiers avec un départ possible dès 57 ans. Une contrepartie qui ne concernerait plus les nouveaux embauchés. Or « un électricien ou un gazier ont 5 à 7 ans d’espérance de vie en moins que la moyenne », rétorque Malek, qui promet de rester « déterminé jusqu’au retrait ».
A Saint-Denis, les étudiants votent la grève à l'unanimité
À l’université Paris-VIII de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), rendez-vous a été donné pour une assemblée générale, le 25 janvier, à l’heure du déjeuner. L’affluence rappelle les grands jours qui ont fait la réputation militante de la fac dionysienne : amphithéâtre bondé, étudiants assis à même le sol, entre les travées qui séparent les bancs couleur de miel, ou debout, en haut des escaliers. Plus de 250 personnes sont présentes. « On a la plus grande AG étudiante de France ! » fanfaronne une participante. L’heure est à l’enthousiasme et à la projection dans la suite. Désarçonnés par le choix d’attendre le 31 janvier pour une nouvelle journée de mobilisation nationale après la démonstration de force du 19 janvier, les étudiants entendent accélérer le mouvement contre un projet fortement rejeté par les jeunes, selon les sondages (71 % des moins de 35 ans y sont défavorables, d’après une étude Ifop du 16 janvier).
« Nous devons réfléchir à un vrai plan d’action, pas seulement à des journées de mobilisation toutes les deux semaines. L’histoire nous a montré que, quand les étudiants se mobilisent largement, ça peut être l’étincelle qui allume le feu », lance Irène, étudiante et militante du collectif le Poing levé. « Il faut massifier la grève et partir en reconductible », lui répond un autre. Les propositions fusent, consciencieusement consignées sur le tableau blanc par la modératrice. Les étudiants espèrent des convergences avec les autres facs, mais aussi avec les lycées et les travailleurs.
Un appel à une assemblée générale interprofessionnelle vendredi est voté, ainsi qu’une autre le lundi, interfacs et avec les lycées cette fois. Le principe d’une grève mardi est adopté à la quasi-unanimité. Un ancien de Paris-VIII, désormais salarié de l’énergie et syndiqué à la CGT, harangue le public : « Si on veut gagner cette lutte, il faut que tout le monde fasse la grève, pas seulement les travailleurs des secteurs qu’on appelle stratégiques ! Mardi, il faut qu’il y ait des taux de grévistes énormes ! » Tonnerre d’applaudissements.
A Evry, ouvriers et instits marchent aux flambeaux
Le froid glacial de cette fin janvier n’a pas entamé la détermination des 250 manifestants réunis place des Terrasses-de-l’Agora, à Évry (Essonne). Dans la nuit, la marche aux flambeaux organisée par l’intersyndicale de l’Essonne fait son effet. Antonio, drapeaux de la CFDT à la main, est électrotechnicien chez le fabricant de câbles Nexans. « Quand on travaille sous les machines, à les réparer à genoux et à les déménager à la force de nos bras, la retraite à 64 ans, nous n’y arriverons jamais. À 60 ans nous sommes déjà cassés. » À ses côtés dans le cortège, son collègue Patrick poursuit : « Je pouvais partir au 1er janvier 2024. Mais, avec la réforme, je devrais cotiser plus de trimestres. »
Avec 40 ans d’ancienneté dans la même entreprise, Patrick manifestera le 31 janvier, « avant tout pour (s)es enfants et petits-enfants ». Selon lui , « leur avenir est incertain, car à chaque mandat les gouvernements font adopter une réforme des retraites toujours plus contraignante ». Le 19 janvier, à Nexans, 80 des 220 salariés du site Draveil étaient en grève. « Avec les camarades de FO, nous nous cotisons pour payer un bus pour le 31 janvier », assure Antonio, pour qui « l’intersyndicale est un atout, d’autant que les salariés comptent sur cette unité ».
Plus loin dans le cortège, Sonia, une enseignante de maternelle, fulmine. « Je n’ai que 52 ans et je suis rincée. Physiquement, deux ans de plus à se pencher sur les petits pour leur apprendre à écrire ou les porter quand ils ont un bobo, ce n’est pas tenable. » Le 19 janvier, le taux de grévistes atteignait 70 % dans le primaire en Essonne. « Des collègues se tâtent encore à faire grève » le 31 janvier, souligne cette militante FSU. Comment les convaincre ? « En leur démontrant que cette réforme est injuste. Il va falloir travailler plus longtemps, sacrifiant ainsi les corps et par la même occasion les enfants. »
À la sortie du RER, tracter pour « se donner confiance »
«Tous les syndicats unis contre la réforme des retraites ! On va les faire plier ! » Ils sont une vingtaine, estampillés CFDT, CGT, FO ou Solidaires, à braver le froid, ce jeudi matin, pour dénoncer le projet gouvernemental et appeler à participer à la manifestation nationale du 31 janvier. Six mille tracts ont été imprimés, que distribuent les militants postés à diverses sorties du RER B et du RER D, à Saint-Denis. « On va voir les gens pour les convaincre et leur donner confiance dans la possibilité de gagner. Il s’agit de construire un climat de mobilisation », explique Kamel, secrétaire général de la CGT 93. Reza, son homologue de FO, ne dit pas autre chose : « Ici, c’est un département très populaire. Tout le monde a compris qu’il allait falloir travailler deux ans de plus, et les gens trouvent ça dégueulasse. Maintenant, il faut que ça se traduise par de la mobilisation. »
À 7 heures arrivent les ouvriers et les agents d’entretien – « la France qui se lève tôt ». Un peu plus tard, c’est au tour des cadres de descendre des trains. Tout le monde ne s’arrête pas : il faut se presser pour aller au travail. Mais les syndicalistes sont optimistes. « On sent qu’on a le soutien de la population. Les gens sont contents de nous voir », s’enthousiasme Jules, militant CGT, conforté par les résultats d’un sondage Elabe qui a montré, la veille, l’hostilité croissante de l’opinion publique à la réforme des retraites. Au même moment, une femme blonde emmitouflée dans son manteau passe en levant le poing : « On est avec vous ! »
Les dockers, les portuaires… et les clowns du gouvernement
Dès 6 h 30, une cinquantaine de dockers, en grève, ont bloqué l’entrée du plus gros céréalier du port de Rouen (Seine-Maritime), Sénalia, répondant à l’appel de la CGT des ports et docks. « On a presque dix ans d’espérance de vie en moins que le reste de la population, ce n’est même pas envisageable de décharger les bateaux deux ans de plus », tranche Judicaël Jibon, secrétaire adjoint de la CGT des ouvriers dockers et assimilés.
De l’autre côté de la Seine, plus d’une centaine d’agents portuaires ont, entre autres, bloqué le siège du Grand Port maritime de Rouen. Une énorme pancarte a été soudée sur le bitume représentant Olivier Dussopt, Élisabeth Borne et Emmanuel Macron en clowns. Fabrice Lottin, secrétaire général de la CGT portuaires, contemple : « Comme ils mentent sur tous les sujets, ils ne sont absolument pas crédibles. On est prêts à monter crescendo dans la lutte pour garder nos acquis. »
Chez Enedis, une jeune génération prête à se battre pour un service maximum
Hervé (1) s’est mis en grève, ce jeudi. Dans le local syndical de la CGT, au siège d’Enedis à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), il s’informe sur le parcours parlementaire de la réforme des retraites : « Mais, au fait, c’est quoi cet article 47.1 ? » Les détails comptent dans cette lutte qui a le vent en poupe : « Les gens veulent relever la tête. Le Covid a endormi les colères, mais elles repartent avec l’inflation et cette réforme. »
Salarié d’une entreprise des industries électriques et gazières, il pourrait partir à 58 ans. « Uniquement parce que j’ai quinze ans de travail actif avec de la pénibilité », précise-t-il. Avant d’œuvrer dans les bureaux, Hervé a débuté « en bas de l’échelle », comme releveur de compteurs EDF-GDF. Puis il est devenu technicien clientèle. « Quand il y a un black-out, on intervient, même de nuit où l’appréhension n’est pas la même et nécessite une meilleure concentration, explique l’agent Enedis. Si un pompier appelle à 3 heures du matin, c’est une vraie pression. Dans nos métiers, nous sommes responsables des gens, tout en étant tributaire des contraintes climatiques. » Aujourd’hui, l’agent est opérateur dans un centre d’appels et dépannage (CAD). En service discontinu, il travaille en 3 × 8. « Le travail de nuit, même si on est devant un ordinateur et un téléphone, c’est pénible. Le corps est fait pour dormir la nuit », mesure Didier Hamelin, lui aussi opérateur.
Ce jeudi 26 janvier, 50 % des agents du CAD ont répondu à l’appel à la grève de la CGT énergie. « Au-delà, nous pouvons être réquisitionnés, car il faut assurer le service d’urgence », poursuit le délégué syndical CGT. Sur le site, une assemblée générale, toutes professions confondues, s’est tenue le week-end dernier. « La nouveauté, c’est que les jeunes sont prêts à se battre et ne disent plus qu’ils n’auront pas de retraite, note le responsable syndical. Pour certains, âgés entre 25 et 35 ans, le 19 janvier était leur première manifestation. » Sans doute pas la dernière. L’union locale CGT avait rempli deux cars le 19 janvier. Au moins quatre sont prévus pour le 31 janvier.
(1) Le prénom a été modifié.
Loi kasbarian-bergé des occupations d’usines hors la loi ?
La proposition de loi dite antisquat, présentée par les députés de la majorité Guillaume Kasbarian et Aurore Bergé, ne se contente pas de criminaliser les locataires en situation d’impayés et les sans-abri qui cherchent un refuge. Tel qu’il a été réécrit par les députés LR et RN lors du passage à l’Assemblée, son article 1 permet de sanctionner de trois ans de prison et jusqu’à 45 000 euros d’amende « toute introduction ou tout maintien dans un local à usage économique sans être titulaire d’un contrat de bail ». « Ça signifie que tout gréviste qui ferait un piquet de grève dans son entreprise pourrait être condamné », résume Véronique Martin, de la CGT. Pour elle, pas de doute : « Cette nouvelle écriture de l’article 1 remet en cause l’exercice constitutionnel du droit de grève et criminalise encore plus l’action syndicale et revendicative. »
Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Cette réforme, comme les précédentes, va accroître les inégalités sociales en général et, en particulier, celles de genre, décrypte l’économiste Rachel Silvera.
En quoi cette réforme risque-t-elle d’aggraver les inégalités de genre ?
Rachel Silvera : L’allongement des durées de cotisation déjà entérinées dans la précédente réforme Touraine et le recul de l’âge de la retraite vont pénaliser davantage les femmes que les hommes. C’est mathématique. Parce qu’elles ont des carrières incomplètes en raison d’inégalités sur le marché du travail, et des montants de pension beaucoup plus faibles. Pour rappel, celles-ci sont en moyenne inférieures de 40 % à celles des hommes.
Le gouvernement a fini par concéder que les femmes seraient « un peu pénalisées ». Un peu…
Rachel Silvera : L’âge moyen de départ en retraite recouvrirait en effet de fortes disparités, avec un écart allant du simple au double : si on prend la génération 1980, les hommes travailleraient 4 mois supplémentaires contre 8 mois pour les femmes. Le gouvernement part du principe que les gens prolongent naturellement leur départ. Évidemment que les femmes prolongent ! Une grande majorité d’entre elles n’ayant pas de carrière complète, elles essayent de faire une ou plusieurs années de plus, voire attendre 67 ans la fin de la décote, parce que leurs pensions sont trop faibles. Lors de la conférence de presse de présentation de la réforme, Élisabeth Borne a osé dire et répété trois fois que cette réforme serait « juste pour les femmes car l’âge d’annulation de la décote restera à 67 ans ». Mais en quoi est-ce un progrès, alors que cette décote restera en vigueur et pénalisera davantage les femmes ? Si la durée de carrière des femmes s’allonge progressivement, elle reste inférieure à celle des hommes…
Pourtant, le gouvernement continue d’affirmer que cette réforme permettra de réduire les écarts de pension entre les femmes et les hommes...
Rachel Silvera : C’est scandaleux ! Comme elles vont travailler plus longtemps, elles vont cotiser plus longtemps, elles vont donc percevoir une pension un petit peu plus élevée. C’est mécanique. On nous dit aussi que la pension moyenne des femmes sera revalorisée de 1 à 2,2 %, contre 0,2 à 0,9 % pour celle des hommes. Le message envoyé, c’est : « Mesdames, vous allez travailler plus longtemps, mais ne vous inquiétez pas, l’écart entre pensions, qui est de 40 % actuellement, va se réduire. » Mais de qui se moque-t-on ? Et ce n’est pas la revalorisation des minimums de pension qui changera la donne. Le gouvernement fait miroiter un minimum de 1 200 euros brut. Mais, pour percevoir ce montant, il faudra avoir une carrière complète. Or, les femmes qui sont nombreuses à avoir des carrières incomplètes, toucheront ce minimum au prorata de leur durée de cotisation. Donc, non, contrairement à ce qu’affirme le gouvernement, les femmes ne sont pas les grandes gagnantes.
Y a-t-il une meilleure prise en compte de la pénibilité ?
Rachel Silvera : Depuis la mise en place du compte professionnel de prévention (C2P), en 2017, la pénibilité est moins prise en compte, car les critères sont plus restrictifs. Peu de personnes ont pu bénéficier de trimestres cotisés en bonus grâce à ce système. On estime que seulement 3 % des salariés en auraient bénéficié dont 75 % d’hommes. Le gouvernement dit qu’il va améliorer les seuils. Mais, pour les emplois très féminisés, les facteurs de pénibilité ne sont absolument pas pris en compte, notamment ceux liés aux contraintes physiques mais aussi « émotionnelles » : faire face à la souffrance d’un patient en fin de vie, à la violence de personnes qu’on accompagne… Toutes ces dimensions sont totalement invisibles.
Ce n’est même plus une double peine…
Rachel Silvera : Au départ, il y a deux inégalités principales : les montants des pensions et les contraintes familiales qui font que, encore aujourd’hui, une femme sur deux, au moment de la naissance d’un enfant, va réduire ou même stopper son activité professionnelle. Par comparaison, c’est un homme sur 9. Il y a donc une double pénalité à la fois dans le calcul sur les durées qui va jouer, ensuite sur les montants. Montants qui vont dépendre des carrières, etc.
Faudrait-il lutter en amont contre les inégalités de genre ?
Rachel Silvera : C’est ce qui conditionne les montants des pensions. Il faudrait commencer par réduire, voire supprimer les inégalités salariales, s’attaquer à la question des pénalités que subissent les femmes quand elles sont mères, etc.
publié le 27 janvier 2023
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Cisjordanie. Le 26 janvier, un raid a tué neuf Palestiniens, dont deux adolescents et une femme. Le personnel médical a été empêché d’approcher la zone.
La ville de Jénine, au nord de la Cisjordanie, a été une fois de plus la cible des opérations de l’armée d’occupation israélienne. Neuf Palestiniens ont été tués lors de ce raid présenté comme une « opération antiterroriste ». Deux d’entre eux étaient des adolescents. Une femme a également trouvé la mort.
Le ministère palestinien de la Santé a indiqué que plus de vingt personnes ont été blessées, dont quatre dans un état critique. « La plupart des blessures des victimes qui sont arrivées à l’hôpital aujourd’hui étaient dans la région de la tête et de la poitrine, a déclaré le ministère de la Santé dans un communiqué, le 26 janvier. Cela signifie que les tirs à balles réelles sur les habitants ont été effectués dans l’intention de tuer. »
« Attaque féroce et barbare »
La ministre de la Santé, Mai Al Kailah, a dénoncé l’attitude des forces israéliennes qui ont « empêché » les ambulances d’évacuer les blessés du camp pendant le raid et restreint l’accès des médecins. Les médias locaux ont rapporté que des ambulances ont même essuyé des tirs. Elle a également fait état de tirs de gaz lacrymogène sur l’unité pédiatrique de l’hôpital public de Jénine.
« Nous condamnons avec la plus grande fermeté ce qui s’est passé… en termes d’attaque féroce et barbare contre le personnel médical et d’urgence, et l’obstruction de son travail dans le transport des blessés et le traitement des patients. » Tor Wennesland, l’émissaire de l’ONU pour le Proche-Orient, s’est dit « profondément alarmé et attristé par la poursuite du cycle de violences en Cisjordanie occupée. La mort aujourd’hui de neuf Palestiniens, dont des militants et une femme, lors d’une opération d’arrestation israélienne à Jénine, en est un autre exemple frappant ». Ce massacre survient alors que le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, doit se rendre en Israël et en Cisjordanie, lundi et mardi. La journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée au printemps dernier, par l’armée israélienne, dans cette même ville de Jénine. Washington n’a pris aucune mesure de rétorsion à l’égard d’Israël.
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Dix personnes sont mortes suite à une opération militaire israélienne à Jénine. L’Autorité palestinienne dénonce un « massacre » et suspend sa coopération sécuritaire avec Tel Aviv. Les chancelleries occidentales réagissent du bout des lèvres.
Pour le gouvernement israélien, la vie des civils palestiniens ne compte pas. Benjamin Netanyahou, le premier ministre a dit son « appréciation pour la bravoure et le dynamisme des soldats ». Ces soldats venaient d’attaquer le camp de réfugié de Jénine, en Cisjordanie. Bilan : neuf morts. Parmi les victimes, une femme de 61 ans, morte chez elle. Cette intervention a entraîné, dans les heures qui ont suivi des manifestations à Naplouse, Ramallah et Al-Ram, où un Palestinien de 22 ans a été tué.
Des gaz lacrymogènes dans un service pédiatrique
Les autorités israéliennes justifient leur massacre sous le vocable d’ « opération de contre-terrorisme », selon les mots employés par le ministre de la Défense Yoav Gallant, membre du Likoud. Les forces répressives devaient éliminer les frères Mohammad et Nureddin Ghneim, ainsi qu’un troisième membre du Jihad islamique, organisation accusée de fomenter un attentat en Israël. Ces derniers ont résisté et l’armée a fait tirer sur le bâtiment dans lequel ils se trouvaient, en plein camp de réfugié, à la roquette antichar.
Dans l’opération, des gaz lacrymogènes, une arme interdite par la Convention de Genève sur la guerre, ont été employés, atteignant le service pédiatrique d’un hôpital voisin. Les enfants ont dû être évacués. « Personne n’a tiré du gaz lacrymogène volontairement dans un hôpital (…) mais l’opération se déroulait non loin de l’hôpital et il est possible que du gaz lacrymogène soit entré par une fenêtre ouverte », a justifié à l’AFP un porte-parole militaire israélien.
La ministre de la Santé Mai al Kaileh a dénoncé le fait que les ambulances du Croissant rouge n’aient pu accéder aux lieux des heurts.
30 morts en 26 jours
Ce massacre intervient alors que le gouvernement d’extrême droite et de droite israélien est entré en fonction le 29 décembre dernier. Alors que l’on dénombre 200 Palestiniens tués - la plupart des civils – sur l’année 2022, on compte déjà 30 morts depuis le 1er janvier. Soit plus d’un par jour.
La situation promet d’être tendue. Itamar Ben-Gvir, dirigeant d’extrême droite qui a mis le feu aux poudres en décembre en visitant l’Esplanade des Mosquées, a récemment demandé que les règles d’emploi des armes à feu par les policiers et militaires soient assouplies.
Gaza bombardée
Si Benjamin Netanyahou a prétendu ne pas vouloir d’escalade de violences, il a enjoint son armée à se préparer à tous les scenarii. Dès la nuit de jeudi à vendredi, il a fait bombarder la bande de Gaza où le Hamas, parti islamiste qui contrôle le territoire avait promis, par la voix de Saleh al-Arouri, que « l’occupation paiera le prix pour le massacre de Jénine ». Le gouvernement a dit que ces deux séries de frappes répondaient à des tirs de projectiles en provenance de la bande de Gaza.
Des faits traduits devant la Cour pénale internationale
Du côté de l’Autorité palestinienne (AP), la réponse a été forte. Suite à ce qu’elle qualifie de « massacre », une plainte sera déposée devant l’ONU, et les événements de ce jeudi 26 janvier seront versés au dossier, déjà lourd, déposé par Ramallah devant la Cour pénale internationale (CPI). « À la lumière des agression répétées contre notre peuple et des violations d’accord signés, notamment sécuritaires, nous considérons que la coordination sécuritaire avec le gouvernement d’occupation israélien cesse d’exister à partir de maintenant », a indiqué le président de l’AP Mahmoud Abbas par communiqué. Une mesure de rétorsion rare : une telle coopération avait été suspendue de mai à novembre 2020, suite à l’annexion de territoires occupés par Israël.
Les réactions internationales se sont montrées très faibles. Ainsi, la France a, par communiqué de son Ministère des Affaires étrangères, exprimé « sa vive préoccupation face au risque d’escalade » et souligné, alors que 30 personnes palestiniennes ont perdu la vie depuis le début de l’année, « son attachement au respect du droit international humanitaire et à l’impératif de protection des civils ». Elle souligne le besoin de travailler à une solution à deux États.
Les Émirats arabes unis réclament une réunion du Conseil de sécurité
Washington, principal allié d’Israël, a déploré la décision de Mahmoud Abbas de suspendre la coopération sécuritaire. Anthony Blinken, secrétaire d’État des États-Unis, sera lundi et mardi en Israël et Cisjordanie. Il s’est limité à dire « la nécessité urgente de prendre des mesures de désescalade ». Les Émirats arabes unis, qui entretiennent des relations diplomatiques avec Israël depuis trois ans ont « condamné l’assaut des forces israéliennes » et demandé une réunion « urgente du Conseil de sécurité ».
À l’heure où nous écrivions ces lignes, celui-ci n’était pas convoqué. L’une des condamnations les plus dures est venue de la rapportrice des Nations unies pour la Palestine, Francesca Albanese.
« Je suis extrêmement alarmée par les informations d’un renouveau de la violence létale à Jénine. Alors que les faits et circonstances doivent être établis, je rappelle l’obligation de la puissance occupante de s’assurer que les personnes civiles soient protégées de toute formes de violence à tout moment », a-t-elle réagi sur Twitter, ajoutant « également que la punition collective d’une population civile est absolument prohibée, constitue un crime de guerre, tout comme le fait de tuer délibérément. »
Jénine, camp de réfugiés palestinien fondé en 1953, résume les affres de la colonisation. Y vivent 23 000 personnes. C’est là qu’en mars 2022, Shireen Abu Akleh, journaliste d’Al-Jazeera avait été tuée, au moment où elle couvrait un raid israélien. C’est encore là, qu’en 2002, Israël avait commis un massacre, faisant plus de 52 morts.
publié le 26 janvier 2023
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Unis devant l’Assemblée nationale avant une audition par les parlementaires, les représentants des huit organisations syndicales œuvrent pour une mobilisation massive, le 31 janvier, contre le projet de réforme des retraites, dont 72 % des Français ne veulent pas.
Rien ne semble ébrécher ce front commun. Devant l’Assemblée nationale, ce mercredi, les numéros un des huit organisations syndicales (CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC, Unsa, FSU, Solidaires) ont réitéré d’une même voix leur opposition au projet gouvernemental de réforme des retraites. « Cette réforme est d’autant plus injuste qu’elle va frapper de plein fouet l’ensemble des travailleurs et travailleuses, et plus particulièrement celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt, les plus précaires, mais aussi celles et ceux dont la pénibilité des métiers n’est pas reconnue », a clamé Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, au nom de l’intersyndicale.
Si les dirigeants syndicaux se sont réunis devant le Palais Bourbon pour soutenir leur délégation, reçue par la commission des Affaires sociales pour une table ronde au sujet de la réforme, l’objectif pour les centrales était également de prouver que l’union de leurs forces est partie pour durer. « Cette intersyndicale est pleine, entière et déterminée », a assuré le secrétaire général de FO, Frédéric Souillot. Mais aussi, de continuer à impulser des dynamiques de lutte, à quelques jours de la deuxième journée de mobilisation interprofessionnelle du 31 janvier.
Dans cette optique, les syndicats ont le vent en poupe. Selon la dernière enquête d’opinion publiée ce mercredi par Elabe pour BFMTV, jamais ce projet de réforme des retraites n’a été jugé aussi impopulaire (72 % de Français défavorables, + 6 points en une semaine, + 13 en quinze jours), si injuste (74 %, + 16 en quinze jours), inefficace (+ 11 en deux semaines) et inutile ( « non nécessaire » pour 54 %). Ils sont même 57 % (+ 2 points en une semaine) à déclarer qu’ils comprendraient « que les grévistes bloquent le pays, car c’est le seul moyen pour que le gouvernement retire ou modifie sa réforme des retraites ».
Une semaine après la franche réussite de la première journée de lutte du 19 janvier, rien ne semble donc entacher l’optimisme des huit organisations. « Beaucoup de personnes hésitaient à se mobiliser le 19, et quand elles ont vu le succès que ça a été, elles nous ont dit qu’elles seraient dans la rue le 31 », confie Philippe Martinez. « Toute la semaine, il y a eu des assemblées générales, des rassemblements devant les préfectures, nos militants ont rencontré des députés pour les alerter sur l’injustice de la réforme », ajoute Frédéric Souillot.
Les préavis de grève se multiplient
« De plus en plus de secteurs commencent à parler d’une grève reconductible », se réjouit Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires. Les préavis de grève se multiplient. La fédération CGT de la chimie lance les hostilités dès ce jeudi, avec deux jours de grève dans les raffineries, puis les 6, 7 et 8 février. Les 6 et 7 février, les cheminots cesseront également le travail, à l’appel de la CGT et de SUD rail. Les agents de la RATP, de leur côté, seront en grève le 31 janvier, et décideront dès le lendemain de la suite à donner au mouvement. Les professeurs, appelés à la mobilisation par SUD éducation, débuteront mardi prochain une grève reconductible, tout comme les saisonniers des remontées mécaniques.
Alors que la lutte monte en puissance, les leaders syndicaux gardent la tête froide face aux appels du gouvernement à la « responsabilité » et à ne pas handicaper les Français pendant les vacances scolaires. « Ils s’affolent, constate Simon Duteil, codélégué général de Solidaires. Tout le monde préférerait que les choses fonctionnent correctement, mais c’est de la responsabilité du gouvernement. Il n’a qu’à retirer sa réforme. »
par Rachel Knaebel sur https://basta.media
Pourquoi réformer les retraites ? Vieillissement de la population, compétitivité, coût du travail : ces arguments sont déployés à l’envi depuis... la création du système de retraite par répartition en 1945 ! Entretien avec le sociologue Ilias Naji.
Basta! : Les débats sur de nécessaires « réformes » des retraites sont-ils arrivés rapidement après la mise en place du système général de retraite dans l’immédiat après-Deuxième Guerre mondiale ?
Ilias Naji [1] : Le régime général des retraites par répartition est installé en France à partir de 1945. Dès le début, des controverses sur les retraites et la Sécurité sociale de manière plus générale apparaissent. On retrouve alors des arguments qui existent encore aujourd’hui, notamment celui du vieillissement démographique. À l’époque, les démographes n’anticipent pas du tout le baby-boom qui se profile. Pour eux, la France est un pays vieillissant. Selon eux, cela coûterait beaucoup trop cher de généraliser les retraites par répartition.
On entend aussi l’argument lié au coût du travail, mis en avant par le patronat et repris par des acteurs de la classe politique. Leur raisonnement est : si on généralise la retraite et la Sécurité sociale, cela fera augmenter les cotisations, donc le coût du travail, donc les entreprises françaises vont être moins compétitives par rapport aux pays voisins, cela sera mauvais pour l’économie.
Basta! :Comment a été mise en place la retraite à 60 ans à taux plein ?
Ilias Naji : La retraite à 60 ans existe avant 1945 dans certains types de régimes de retraite. Dans le régime général du secteur privé conçu à la Libération, l’âge de départ à taux plein est fixé à 65 ans, à cause de cet argument du vieillissement de la population. Il existe déjà alors une forte revendication syndicale, de la CGT notamment, pour la retraite à 60 ans.
La revendication de la retraite à taux plein à 60 ans est annoncée très vite en 1981
Puis, à la fin des années 1960, s’ouvrent de nouveaux débats sur ce que cela coûterait d’établir la retraite à 60 ans pour tout le monde. Finalement, ce sont les préretraites, appelées alors « garantie de ressources », qui se développent beaucoup dans la décennie suivante. Ce système n’est pas décidé par le gouvernement de l’époque, mais par les partenaires sociaux, les syndicats et le patronat. C’est une prestation de l’Assurance chômage qui est elle-même gouvernée de manière paritaire par les partenaires sociaux.
Un accord est trouvé en 1972 sur les préretraites en cas de licenciements économiques, et en 1977 sur les préretraites pour démission. Il était alors possible de démissionner à l’âge de 60 ans et de disposer d’une préretraite jusqu’à 65 ans. Comme le montant des préretraites est alors plus important que celui de la retraite, ce dispositif a beaucoup de succès. La « préretraite démission » est largement utilisée notamment par les cadres. De grandes entreprises industrielles se servent aussi de ce système pour licencier de manière déguisée, car ce n’étaient pas elles qui payaient les préretraites, mais l’Assurance chômage.
Basta! :La situation change-t-elle avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterand en 1981 ?
Ilias Naji : Avec le « succès » des préretraites, le taux d’activité des personnes de plus de 60 ans se retrouve à un niveau très bas au début des années 1980. La revendication de la retraite à taux plein à 60 ans, présente dans le programme commun du Parti socialiste et du Parti communiste, est annoncée très vite en 1981. Cette demande est, d’une certaine manière, déjà réalisée, sauf pour une partie de la population qui n’a pas droit aux préretraites. La mise en place de la retraite à 60 ans à taux plein s’est ensuite faite en deux étapes.
Pour le régime général, cela est fixé par ordonnances à l’automne 1981. Le régime général couvre deux-tiers du montant de la retraite pour le secteur privé. S’y ajoutent des retraites complémentaires obligatoires, qui, elles, sont gérées paritairement par les syndicats et le patronat. Il faut donc que ceux-ci trouvent un accord pour réformer également les retraites complémentaires. Comme les préretraites restent alors plus avantageuses que la retraite, les syndicats n’y sont pas trop favorables au début. Le patronat refuse, lui, la retraite à 60 ans dans les régimes complémentaires car il milite déjà contre toute hausse des cotisations.
Suite à des négociations, on parvient en 1983 à un accord et à un montage financier sur la retraite à 60 ans pour les retraites complémentaires, sans hausse du taux de constatation en utilisant l’argent prévu pour les préretraites de garanties de ressources qui sont progressivement éteintes.
Basta! : Que s’est-il passé pour que, suite à la mise en place de la retraite à 60 ans, débute une série de réformes qui vont dans le sens contraire ?
Ilias Naji : En 1982, c’est le tournant de la rigueur, aussi appelé plus tard politique de « désinflation compétitive ». L’idée est de maîtriser le coût du travail avec l’espoir que in fine, cela créera de l’emploi. Ce coût du travail inclut les taux de cotisations qui financent la Sécurité sociale et notamment les retraites.
Le mot d’ordre est donc la surveillance des taux de cotisations. Cela s’applique aussi aux retraites. Le raisonnement est que, si on veut que le coût du travail n’augmente pas, les dépenses des retraites ne doivent pas trop augmenter. Dès 1983, l’indexation des pensions de retraite change. Avant, elles étaient indexées sur les salaires nets. Après, elles sont beaucoup moins revalorisées, en dessous même de l’inflation. À partir de 1987, elles sont indexées sur les prix, soit à un niveau moindre que si elles étaient revalorisées au niveau des salaires. Le gouvernement choisit de modifier le mode d’indexation des retraites pour faire des économies sur les dépenses et ne pas avoir à augmenter le taux de cotisation. C’est une réforme peu perçue à l’époque.
Ensuite, tout au long de la décennie, différents projets de réforme sont formulés par le ministère des Affaires sociales d’un côté et le ministère de l’Économie de l’autre. Ces deux administrations s’accordent pour continuer la désinflation compétitive, donc faire en sorte que les dépenses de retraites n’augmentent pas trop vite.
Un gouvernement de droite est élu en 1993. À partir
de là, ça va très vite. C'est la réforme Balladur qui
augmente la durée de cotisation à 40 ans
Si l’administration budgétaire est plus radicale dans la compression des dépenses que l’administration sociale, les deux sont favorables à l’ augmentation de la durée de cotisation. La durée de cotisation minimale pour obtenir le taux plein est à l’époque de 37,5 années [entre 42 et 43 ans ans aujourd’hui en fonction de votre année de naissance, ndlr]. Les ministères veulent alors l’allonger à 40 ans, voire plus. En 1991 sort le « Livre blanc sur les retraites » qui reprend globalement les positions de la direction du budget. Puis, un gouvernement de droite est élu en 1993. À partir de là, ça va très vite. Les lois sont votées dès l’été 1993. C’est la réforme Balladur qui augmente la durée de cotisation à 40 ans et qui change aussi la durée du salaire de référence [le nombre de meilleures années prises en compte pour le calcul de la pension] de 10 à 25 ans.
À cette époque est aussi créé le fonds de solidarité vieillesse, pour financer le minimum vieillesse. Ce fonds est abondé par la CSG, pas par des cotisations. À la création de ce fonds est aussi associée l’idée de financer des dépenses de solidarité par des taxes et par l’impôt et non plus par des cotisations, avec derrière la volonté de faire baisser le coût du travail.
Basta! : L’argument le plus visible dans le débat public autour des retraites, c’est la question démographique : « On vit plus longtemps ». Est-ce en fait la question du coût du travail qui reste centrale dans toutes les réformes ?
Ilias Naji : L’argument démographique est présent dès 1945. Il vient s’opposer à des réformes des retraites avantageuses pour les retraités au prétexte de la charge que ferait peser sur l’économie la part âgée de la population. Puis, dans les rapports de l’administration sur les retraites de la décennie 1970, cet argument est critiqué : le vieillissement ne serait pas si grave, d’autant que si on résonne sur le plan du ratio de la part inactive en fonction de la part de la population active, il n’y a pas de différence entre jeunes et vieux. Il peut ensuite y avoir des débats pour déterminer si une personne âgée coûte plus cher qu’une personne jeune inactive.
L’argument du coût du travail qu'il faudrait réduire est
très ancien pour justifier les réformes des retraites
Une deuxième argument dans les débats établit un lien entre retraites, coût du travail et chômage. Par exemple, une grande réforme de l’organisation de la Sécurité sociale est mise en œuvre en 1967, car on a un problème de déficit. Dans les débats politiques revient l’idée que la Sécurité sociale coûterait trop cher dans un contexte économique de compétition internationale où il faudrait réduire le coût du travail. L’argument du coût du travail, qu’il faudrait réduire pour faire baisser le chômage, est très ancien. Les réformes des retraites sont justifiées par cet argument au moins depuis les années 1980. Ce n’est pas pour autant que le chômage baisse fortement[le taux de chômage oscille entre 5,4% et 10,8 % depuis 1982, il est à 7,3 % en 2022, ndlr].
Basta! : Percevez-vous une ligne de partage politique continue dans ces débats entre libéraux et partisans de la solidarité nationale, entre patronats et syndicats ?
Ilias Naji : Jusque dans les années 1970, deux visions de l’organisation de la Sécurité sociale s’opposent. Certains défendent la caisse unique, qui revient à centraliser l’argent de toutes les branches de la Sécurité sociale : retraites, famille, maladie. Ensuite, cet argent est utilisé pour répondre à des risques et des besoins sociaux, comme les retraites, et parfois aussi pour répondre à des objectifs de réduction des inégalités sociales et de redistribution.
Ce projet de généralisation de la Sécurité sociale s’arrête en 1946-1947 du fait des oppositions, notamment des régimes de retraite de la fonction publique, mais aussi des agriculteurs, des professions libérales, des indépendants, des cadres, qui ne veulent pas se retrouver avec le régime général, car ils ont l’impression qu’ils y perdraient.
Des oppositions existent aussi sur ce que devrait être un bon système de protection sociale. Certains disent que la Sécurité sociale ne devrait pas financer la redistribution dans le but de réduire des inégalités sociales. Cette vision défend une approche plus « assurantielle » qui lie la prestation au fait d’avoir cotisé. Dans les années 1970, des syndicats demandent le retour à la caisse unique. Il y a encore alors cette controverse sur les finalités de la protection sociale : est-ce seulement une assurance sociale [face au risque de la maladie ou du chômage, ndlr] ou est-ce aussi un instrument de redistribution qui vise à lutter contre les inégalités ?
Basta! : Le système de retraite par répartition est-il régulièrement remis en cause pour aller vers un système par capitalisation ?
Ilias Naji : Dans le programme du CNR [Conseil national de la Résistance qui réfléchit avant même la Libération à un nouveau modèle social français], aucun choix n’est vraiment fait sur le mode de financement des retraites. Les retraites d’avant-guerre qui fonctionnaient en partie par capitalisation ont beaucoup pâti de l’inflation liée à la crise économique et financière des années 1930 puis à la Seconde Guerre mondiale. Les retraités se sont retrouvés appauvris, car leur pension était devenue très faible par rapport à l’évolution des prix. Dans cette situation, le choix fait en 1945 d’un système par répartition était avant tout pragmatique.
Après l'inflation liée à la crise économique et
financière des années 1930, le choix fait en 1945 d'un
système par répartition était avant tout pragmatique
Le système par répartition a plusieurs fois été remis en cause par la suite. Un projet de généralisation des fonds de pension est discuté en France dès 1965. Face aux oppositions, il est abandonné. Ensuite, Raymond Barre [ministre de l’Économie, puis Premier ministre entre 1976 et 1981, ndlr] fait des déclarations favorables à la retraite par capitalisation, avec le lobby des assurances qui pousse au développement de la capitalisation. Cela ne s’est pas concrétisé. On retrouve ces mêmes tentatives dans les années 1980 et 1990. En plus du levier « coût du travail », la politique de rigueur des années 1980 active celui des « investissements », pour que les entreprises investissent pour devenir plus compétitives.
Une manière d’attirer les investissements est de créer des fonds de pension, donc de favoriser la retraite par capitalisation. Des projets sont alors menés au ministère de l’Économie avec la création d’un plan d’épargne retraite à la fin des années 1980. Finalement, les épargnants préfèrent l’assurance vie, car c’est plus facile d’en retirer son argent. Dominique Strauss-Kahn (PS), ministre de l’Économie, relance le projet de retraites par capitalisation en 1998. La bulle internet en 2001, puis la crise des subprimes en 2007-2008 ont atténué ce débat parmi les économistes.
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[1] Ilias Naji est docteur en sociologue, chercheur postdoctoral à l’université Johannes-Kepler de Linz. Il a consacré sa thèse au retournement des réformes des retraites dans les années 1980.
publié le 26 janvier 2023
Amandine Ascensio sur www.mediapart.fr
Le non-lieu rendu dans l’affaire de ce pesticide qui a empoisonné les Antilles françaises pour plusieurs siècles accentue le sentiment d’impuissance généralisée face à un fléau accusé de provoquer des cancers de la prostate. La réponse des autorités semble bien insuffisante.
LesLes colères sont sourdes et impuissantes. L’ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier par la justice dans l’affaire du scandale du chlordécone a été accueillie dans un calme relatif. Alors qu’on aurait pu s’attendre à des manifestations populaires, seuls quelques communiqués d’élu·es ou des prises de position outrées de personnalités influentes ou plus anonymes sur les réseaux sociaux ont été relayés.
« Ça n’est pas une surprise, cette décision nous pendait au nez depuis déjà longtemps, il y a un effet d’accoutumance », constate Janmari Flower, écologue et vice-président de l’association guadeloupéenne Vivre, qui s’était constituée partie civile. En novembre 2022, le procureur de Paris avait déjà annoncé dans le quotidien France-Antilles avoir requis un non-lieu en raison de la « prescription des faits ».
Dans leur décision, les juges d’instruction écrivent s’être heurtées à la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés (...) commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », et rappellent l’état des connaissances scientifiques à l’époque (décalage constituant un « problème récurrent dans les dossiers de santé publique »).
Mais elles parlent aussi d’un « scandale sanitaire » et d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » des Antilles. Elles ciblent, en outre, les « comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane », qui ont été « relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics ». (Voir l’intégralité de l’ordonnance publiée par Mediapart)
Pour rappel, le chlordécone, pesticide ultra-toxique épandu durant une vingtaine d'années dans le but de lutter contre le charançon de la banane (un insecte ravageur pour l’or jaune des Antilles), y compris après son interdiction en France, est lourdement suspecté d’être responsable des taux majeurs de cancer de la prostate sur les deux départements ultramarins, mais aussi d’accouchements prématurés, de retards de croissance d’enfants, etc.
Selon un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), rendu en novembre dernier, « une partie de la population antillaise présente un risque de surexposition au chlordécone ».
En effet, l’agence évalue à 14 % en Guadeloupe et 25 % en Martinique la part des populations touchées qui « présentent un dépassement de la valeur toxique de référence chronique interne » (soit plus de 0,4 microgramme par litre de plasma concentré dans le sang). Elle estime aussi de « 2 à 12 % de la population antillaise » qui « présente des dépassements de la valeur toxique de référence chronique externe [fixée à “0,17 microgramme par kilo de poids corporel par jour”] », c’est-à-dire l’exposition par voie alimentaire.
« C’est colossal », affirme Janmari Flower, qui rappelle qu’un rapport en 2019 publié par Santé publique France affirmait déjà que plus de 90 % de la population antillaise comptait du chlordécone dans le sang.
Incompréhension populaire
Lors de la publication du rapport, l’abasourdissement général n’en était pas un localement. Car le sujet alimente les conversations et les journaux télévisés depuis plus de 30 ans, a minima depuis les premières plaintes sur le sujet un peu avant le début des années 2010. Le scandale sanitaire a même été une des raisons avancées pour expliquer le refus des Guadeloupéens et des Martiniquais de se faire vacciner contre le Covid-19 durant la pandémie. « Absence de confiance dans la politique sanitaire de l’État », disait-on en rappelant que l’État avait autorisé l’utilisation du produit aux Antilles, par dérogation, après son interdiction en France en raison de sa toxicité.
« L’État, dans cette histoire, s’est mis au service des intérêts privés, au détriment du bien commun », analyse Fred Reno, professeur de science politique à l’université des Antilles. « Tout le monde n’est pas juriste, alors il est difficile de comprendre ces motifs de prescription des faits, détaille l’universitaire. D’autant que les avocats des parties civiles dans le scandale du chlordécone assurent que la lecture de l’affaire peut être faite de manière à ne pas voir de faits prescrits. » Il précise : « Dans cette histoire, le crime est identifié, les coupables sont identifiés, on comprend donc mal qu’en dépit de tout, il n’y a aucune sanction qui tombe. »
Une affaire aux conséquences lourdes et durables, qui se répète aux Antilles où l'histoire est émaillée de responsabilités étatiques non reconnues, non réparées. Et qui, selon le professeur, participent « à alimenter la défiance envers l’État français et ses représentants », menant à des explosions sociales subites comme en novembre 2021, quand la Guadeloupe et, dans une moindre mesure, la Martinique ont été secouées par plusieurs semaines de violentes contestations où se mêlaient un peu tous les sujets. C’est aussi le message des abstentions record aux dernières élections, ou de la part belle faite au vote pour l’extrême droite (près de 70 % à Marine Le Pen au second tour en Guadeloupe).
L’impuissance des politiques locaux
En décembre dernier déjà, Serge Letchimy, le président du Conseil exécutif de Martinique, avait dans un courrier interpellé le président Macron pour lui demander de lever la prescription sur les faits. « L’empoisonnement [au chlordécone – ndlr] dépasse le cadre d’une décision de justice, expliquait-il, mais relève de l’espoir et des attentes de deux peuples blessés par l’inconsistance avec laquelle leur intégrité et leur dignité ont été bafouées depuis maintenant près de trente ans ». Et de rappeler que « les populations ne sauraient se satisfaire de cette situation qui piétinait la vérité, absoudrait les coupables et mépriserait les victimes. L’empoisonnement fait partie de ces affaires, complexes et longues, mêlant responsabilités publiques et privées, recherche de la vérité et quête de la nécessaire réparation ».
En réaction à l’ordonnance de non-lieu, le président du département de Guadeloupe, Guy Losbar, a de son côté dénoncé un « déni de démocratie qui oblige les élus, les institutions et la société civile à faire bloc face à l’impact conjugué de la pollution sur la santé de nos compatriotes, l’agriculture et sur la pêche ». Les parties civiles ont d’ores et déjà annoncé leur intention d’interjeter appel de la décision.
Selon Janmari Flower de l’association Vivre, « l’absence de réponse judiciaire ne laisse la place qu’à une réponse politique ». Laquelle tarde à venir malgré des plans de rattrapage qui ont tenté de mitiger les effets du désastre environnemental et sanitaire.
Car même si des collectifs regroupant des organisations politiques et citoyennes se sont montés pour « dépolyé » (dépolluer) les deux îles, proposer des stratégies, demander une loi pour « reconnaître et réparer le crime », les acteurs locaux attendent une réponse toujours plus forte de l’État. « C’est tout le paradoxe antillais », note l’universitaire Fred Reno. « Ici, on ne fait pas confiance à l’État, on s’en défie, on veut même, parfois, s’en défaire, mais c’est quand même lui qu’on appelle à la rescousse, y compris chez les organisations les plus anti-État que portent nos territoires », souligne-t-il, pour expliquer l’avidité de reconnaissance renforcée par le non-lieu judiciaire.
Rattraper sans réparer ?
« Le président de la République est le premier à avoir reconnu solennellement la part de responsabilité de l’État », tente de rappeler un communiqué du gouvernement, prenant acte de l’ordonnance de non-lieu. En effet, en 2018 et alors qu’un débat similaire sur le glyphosate faisait rage en France métropolitaine, Emmanuel Macron avait reconnu, lors d’un déplacement en Martinique, le « scandale environnemental » du chlordécone, et annonçait la reconnaissance comme maladie professionnelle de l’exposition à la molécule.
Depuis 2008, des plans d’action ont été élaborés par les gouvernements successifs pour améliorer la connaissance scientifique, penser la communication autour du sujet et tenter d’atténuer les effets de la pollution sur les sols et les corps. Dernier en date, le plan chlordécone IV, lancé en 2021 et en vigueur jusqu’en 2027, continue de financer la recherche scientifique, et permet à tout un chacun de faire un test de chlordéconémie sur simple prescription médicale, afin de mesurer le taux de concentration de la molécule dans son sang grâce à un prélèvement, et d’entrer dans un parcours de soins en cas de dépassement de la valeur toxique de référence.
« Il y a un premier bilan à domicile, pour évaluer les modes de vie et de consommation alimentaire, puis des ateliers collectifs pour travailler sur les modes alimentaires », détaillait à l’AFP en septembre dernier Caroline Corlier, chargée de mission chlordéconémie de l’Agence régionale de santé, qui compile les résultats. Car, rappellent les autorités de santé, le chlordécone dans le sang s’élimine en quelques mois quand l’exposition cesse, nuançant ainsi la gravité des effets de l’exposition.
« L’État nourrit régulièrement une ambiguïté de communication sur le sujet », note Janmari Flower, pour qui les politiques publiques soufflent le chaud et le froid à propos de la dangerosité de la molécule. Dans le plan IV, des aides financières ont également été abondées pour les pêcheurs par exemple, ou pour indemniser les victimes de maladies professionnelles, notamment de cancer de la prostate dû à une exposition aux pesticides, ou encore pour les enfants concernés en raison de l’exposition professionnelle d’un des deux parents.
Mais, pour les associations en mal de justice, cela ne suffit pas. « Quid des autres ? », martèlent-elles, rappelant l’empoisonnement chronique des Antillais·es vu la rémanence du produit qui, malgré les avancées de la recherche en matière de dépollution, est encore là pour des siècles et des siècles.
Philippe Rio sur www.humanite.fr
« Tous les hommes ont les mêmes droits. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de pouvoirs que d’autres », disait Aimé Césaire, poète et homme politique martiniquais. De 1972 à 1993, la Martinique et la Guadeloupe ont été arrosées, chaque année, par 270 000 tonnes de chlordécone, un pesticide toxique visant à éliminer un insecte du nom de charançon du bananier qui ravageait les cultures de banane.
Malgré son classement comme cancérogène dès 1979 par l’OMS, le chlordécone, sous la pression des industriels, n’a été interdit en Métropole qu’en 1990 et permis par dérogation aux Antilles jusqu’en 1993. De quoi meurtrir durablement la terre et les êtres. À ce jour, il reste présent dans les veines de plus de 90 % des Antillais, après une transmission par l’alimentation, particulièrement, en circuit court. Un crime de masse qui a fait quadrupler le nombre de naissances prématurées et instiller le cancer de la prostate chez près de 1 000 Antillais par an. Un désastre écologique qui s’est propagé aussi, par la chaîne alimentaire, dans le bétail et la volaille, mais également, à travers le littoral marin, dans les poissons et crustacés.
Ces vérités scientifiques et médicales ont pourtant entraîné, le 2 janvier, un non-lieu par le tribunal judiciaire de Paris qui, pour nos compatriotes d’outre-mer, a le goût des raisins de la colère et de justice post-esclavagiste. Pour les travailleurs qui ont gagné leur vie en la perdant pour permettre à des industriels de construire des fortunes ! Mais aussi pour toutes les victimes par ricochet ! On ne comprend au fond l’affaire du chlordécone que si l’on veut bien voir qu’elle met du sel sur les plaies non refermées du système esclavagiste. Il fut, comme chacun le sait mais comme il reste bon de le rappeler, une négation totale de l’humanité des esclaves et de celle perdue de leurs bourreaux.
On ne peut que rendre hommage à la mobilisation des Français d’outre-mer face à ce crime sanitaire méconnu en Métropole. Avec leurs associations et les élus locaux, ils ont fait éclater la vérité qui est le commencement de la justice. Pour l’institution judiciaire aveugle, les faits sont prescrits, mais ce scandale sanitaire et écologique est bien vivant.
Dans son bien nommé « Rapport spécial à la cohésion des territoires », le député communiste Nicolas Sansu y dessine le chemin d’une véritable justice : « Le rapporteur spécial appelle à ce que l’État compense intégralement les impacts de l’exposition au chlordécone par une indemnisation complète des personnes malades. Les personnes malades à cause du chlordécone, pour les pathologies dont le lien avec le chlordécone a été établi, ne devraient pas avoir à apporter les preuves de leur exposition. »
publié le 25 janvier 2023
Maïa Courtois sur ttps://rapportsdeforce.fr/
Dans les campus, partout en France, des étudiants et enseignants syndiqués tentent d’informer le plus massivement possible sur le contenu de la réforme des retraites afin de grossir les rangs des manifestants dans la rue. En attendant le rendez-vous du 31 janvier, des AG ont lieu tout au long de la semaine.
Il faut le reconnaître : ce mardi, à l’université d’Évry, le rendez-vous donné sur la pause de midi ressemble « plus à une intersyndicale qu’à une AG ». Adrien, co-secrétaire de Sud dans l’Essonne, l’admet avec le sourire. Il lance tout de même la question du jour à la volée : « quel peut être notre rôle dans cette mobilisation contre la réforme des retraites ? ». En face de lui se tiennent une dizaine d’enseignants et de personnels administratifs membres de l’intersyndicale locale. Au fond de l’amphi, quelques étudiants curieux, en cursus de sociologie et d’informatique, sont tout de même venus écouter.
À leur demande, Adrien déroule un diaporama exposant les grands axes de la réforme, et les principaux contre-arguments. L’un des étudiants, Ryan, engagé à La France Insoumise, a tracté devant sa fac… Et en a vu les limites : « beaucoup de jeunes ne se sentent pas concernés car ils ne travaillent pas encore. Ils restent concentrés sur leurs études ». Ce n’est pas seulement le cas des étudiants. « Il y a encore des collègues qui pensent qu’ils ne sont pas touchés par la réforme », témoigne Heike, enseignante syndiquée SNESUP-FSU, à qui l’un d’eux a récemment rétorqué : « je suis né en 64, je ne suis pas concerné ».
Le besoin de mieux informer est donc incontestable, selon plusieurs participants à l’AG. Et puis, il y a aussi ceux qui « donne la priorité au présent : boucler les fins de mois, manger », témoigne Carine, syndiquée SNASUB-FSU. Parmi ses collègues du personnel administratif, technique et des bibliothèques, « il y a beaucoup de gens avec des petits salaires, qui survivent ».
« Les salaires, c’est aussi le sujet »
« Il faut aller leur dire que la misère étudiante, c’est aussi le sujet. Que les salaires, c’est aussi le sujet », insiste Jean-Renaud Pycke, secrétaire CGT de l’université d’Évry. La CGT est en dehors l’intersyndicale d’Évry, mais celui-ci a tenu à participer à l’AG du jour. « Il faut libérer la parole, demander aux gens, aux jeunes, leurs revendications : c’est la seule chance de massifier. Beaucoup se sentent bel et bien concernés mais se disent : je suis pauvre et à ma retraite je le serai encore plus, voilà tout ».
Mélissa, étudiante en sociologie, le concède : cela fait longtemps que la jeune femme pense que sa génération n’aura pas de retraite, et subira un système de capitalisation à l’américaine. « Le bon angle d’attaque pour les étudiants, ce serait par exemple le taux de chômage. Il faut qu’on puisse trouver un point de vue particulier, un angle d’analyse » qui mobilise ses pairs, abonde-t-elle.
« Cette réforme frappera de plein fouet l’ensemble des personnels de l’ESR et plus particulièrement les plus précaires déjà en difficulté (salaires faibles, carrières incomplètes, généralisation des vacations le plus souvent non mensualisées…) », déplore l’intersyndical de l’université d’Évry (SNASUB-FSU, CFDT, SNESUP-FSU, SNPTES-UNSA, SUD, UNEF).
« Aller chercher les étudiants un par un »
Le temps presse. Il ne reste que quelques jours avant la seconde journée nationale de mobilisation, le 31 janvier. Partout en France, des étudiants et personnels tractent, discutent, organisent des rassemblements. Au Mirail à Toulouse par exemple, « on diffuse tous les jours des tracts pour appeler à une nouvelle assemblée générale ce jeudi 26 », raconte une militante. Tous ont conscience de l’urgence du calendrier : la crainte du 49-3 ou d’un 47-1 plane. « Il faut réussir à taper très fort le 31 janvier, être extrêmement efficaces », presse un participant de l’AG d’Évry.
Comment s’adapter vite à la réalité du terrain ? « Si les gens ne viennent pas à nous, c’est à nous d’aller vers eux. Il n’y a qu’une solution : faire des tournées de bureaux, et des tournées d’amphi », propose Adrien de Sud.
Les étudiants dans la salle y sont tout à fait favorables. « Il faut aller chercher les étudiants un par un », appuie Ryan, qui suggère même d’organiser des AG dehors, devant la fac. Malgré le froid mordant de la période, cette suggestion remporte aussi l’adhésion générale.
Coordination d’AG dans plusieurs villes : vers des blocages ?
« Entre le SNU (service national universel), le projet de réforme des bourses qui ne sortira pas la jeunesse de la précarité, des services publics sous-financés, une sélection qui va être renforcée par la nouvelle réforme de l’entrée en Master, nos organisations se mobiliseront pour mettre en protection sociale la jeunesse, et faire de l’accès à l’enseignement supérieur un droit et non un privilège », défend la Coordination nationale étudiante dans son communiqué du 17 janvier. Cette coordination regroupe les syndicats UNEF et l’Alternative.
Elle rassemble des bases syndicales dans « une trentaine de villes. C’est un outil important de mobilisation », soutient Victor Mendez, président de l’UNEF-Tacle à l’université de Nanterre et membre du NPA. La coordination appelle à organiser, dans cette trentaine de villes, des AG ce mercredi.
« Notre but c’est de mettre totalement en grève la fac », soutient Victor Mendez. « Le 31 sera notre point d’appui. Là, on est dans une phase explicative : il s’agit de faire comprendre aux étudiants qu’ils ont un rôle à jouer. Celui de massifier les manifestations. Si la jeunesse rejoint, cela donnera énormément de confiance aux travailleurs ».
Ce mercredi, les lycées aussi sont en mouvement. La Voix Lycéenne a aussi appelé à la tenue d’AG ce jour. En outre, « nos fédérations départementales seront très mobilisées jusqu’au 31 pour tracter, échanger devant les lycées, mener des actions diverses pour convaincre et amplifier le mouvement », indique le syndicat, à l’image de ce qu’il se passe chez les étudiants.
publiéle 25 janvier 2023
Communiqué commun dont la LDH est signataire
sur https://www.ldh-france.org
Plusieurs organisations de lutte contre la pauvreté et de défense des droits (Collectif “Changer de cap”, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre, ATD Quart Monde, LDH, Apiced) ont rencontré le 17 janvier Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), et les responsables de plusieurs services pour leur présenter six propositions destinées à remettre l’humain et le droit au cœur de l’action des Caisses des allocations familiales (Caf).
En effet, ces organisations constatent chaque jour les conséquences désastreuses, à travers l’accompagnement de milliers d’allocataires des Caf d’une dématérialisation « hors sol » de plus en plus aux mains d’opérateurs privés et d’une gestion tournée vers la diminution du volume des prestations et les suppressions de postes, quoi qu’il en coûte humainement. Il en résulte une désorganisation des Caf, un non-recour s accru des ayants droits les plus pauvres, une maltraitance institutionnelle des allocataires les plus vulnérables et une souffrance au travail de très nombreux agents des Caf.
Pour redresser la barre, six changements d’orientations majeurs, immédiatement et dans la prochaine Convention d’objectifs et de gestion liant la Cnaf et sa tutelle, doivent être apportés au fonctionnement actuel :
– sortir de l’illégalité des pratiques et des contrôles ;
– restaurer la transparence en publiant les circulaires internes et informations qui ont des effets notables sur les droits des personnes et les pratiques les affectant, approfondir les exigences du contradictoire, restaurer la possibilité d’obtenir justice ;
– humaniser les relations et les pratiques en restaurant l’accueil physique des usagers par des agents formés et qualifiés, ce qui nécessite un plan massif d’embauche d’au moins 3000 agents ;
– changer d’état d’esprit en développant des logiques de confiance et de coconstruction, notamment avec les allocataires ;
– mettre les capacités du numérique au service de la relation humaine par sa réappropriation en interne dans un esprit de service public ;
– en finir avec l’affaiblissement de la protection sociale et l’objectif de recul du volume des prestations.
Le dossier d’appui, qui analyse les irrégularités observées à partir de nombreux témoignages et précise ces six exigences, est disponible en téléchargement.
Les participants ont pris acte de la volonté de dialogue affirmée par Nicolas Grivel lors de cette rencontre et de la reconnaissance à demi-mot d’un certain nombre de constats et d’analyses : la nécessité d’améliorations dans la gestion du contentieux, le besoin d’une stabilité et d’une visibilité pour les allocataires, l’objectif de ne pas prendre des décisions automatiques et la volonté de distinguer l’erreur et la fraude. Nous attendons la concrétisation de ces déclarations d’intention. En revanche, aucune réponse claire n’a été apportée sur d’autres sujets tels que la publication des circulaires internes ou les raisons de la multiplication des contrats avec des prestataires privés.
Le directeur général a annoncé qu’une réponse écrite allait être apportée l’ensemble de nos analyses dans un délai de 15 jours, réponse qui aura un caractère public et qui pourra être diffusée. Une nouvelle rencontre est prévue dans les trois mois.
Cette rencontre montre la nécessité de poursuivre une action commune avec tous qui partagent ces exigences, afin de faire prévaloir le droit et l’humain pour les plus fragiles, de plus en plus nombreux.
Lire le rapport “Six exigences pour une convention d’objectifs et de gestion responsable”
Signataires : Collectif “Changer de cap”, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre, ATD Quart Monde, LDH, Apiced
Paris, le 23 janvier 2023
par Rachel Knaebel sur https://basta.media/
Mère de famille nombreuse, Christine n’a pas droit à la retraite. Elle vit du RSA et se débat avec la Caf qui lui a à nouveau suspendu son allocation début janvier, sans la prévenir et sans lui donner aucune information. Témoignage.
Christine a 64 ans. Elle n’a pas droit à la retraite, et pas encore au minimum vieillesse, et dépend du RSA pour vivre. Elle est mère de huit enfants. « J’étais vendeuse à l’époque de mon premier enfant, mais j’ai arrêté ma vie professionnelle à la naissance parce que mon mari avait un revenu suffisant à l’époque. Quand je me suis séparée en 2010, à la suite de violences de sa part, je suis partie avec mes quatre derniers du domicile conjugal. L’assistante sociale m’a alors dit "il va falloir vous inscrire à Pôle emploi". C’était la première fois que j’entendais parler du RSA. Je conviens que c’est assez exceptionnel d’avoir huit enfants, mais il y a encore des femmes de mon âge qui ont eu des familles nombreuses. »
Depuis sa séparation, Christine doit faire, comme tous les allocataires du RSA, une déclaration trimestrielle de sa situation et de ses revenus. Sa fille la plus jeune a quitté le domicile familial en novembre dernier, « pour essayer de s’en sortir toute seule ». Son dernier fils vit encore avec elle. « Il était intérimaire, mais la boîte pour laquelle il travaillait ne l’a pas repris après le Covid. Il touchait du chômage, je faisais les déclarations trimestrielles, je n’ai eu aucun problème. »
Puis le jeune homme est entré en formation professionnelle en septembre 2022, avec des périodes de stage rémunérées quelques centaines d’euros. Début décembre, Christine réalise comme elle le doit la télédéclaration trimestrielle, joint le document de l’organisme de formation certifiant les dates de début et fin de formation et les montants exacts des rémunérations. « On m’a demandé de refournir les dates auxquelles il avait touché ses revenus, je leur ai envoyé tout cela. »
« Je n’ai aucune indication sur mon dossier »
Mais le 5 janvier, Christine reçoit un mail d’un de ses créanciers lui disant que le prélèvement dû n’était pas passé, faute d’argent sur son compte. « Je suis allée voir auprès de ma banque et j’ai vu que le RSA n’avait pas été versé. Je suis allée sur mon compte Caf en ligne, et là j’ai vu qu’on y avait déposé le même jour un courrier. Le document me disait qu’il y avait eu une décision de suspendre mon RSA, mais on ne me disait pas pourquoi. Et la lettre aurait dû me parvenir en décembre. »
Ce n’est pas la première fois que Christine voit son RSA suspendu. Les fois précédentes, c’était pour des « contrôles de situation ». « La dernière fois, la suspension de RSA a duré un mois et demi. » Puis le versement de l’allocation avait repris. « Avant, on avait encore un minimum d’information, on avait un message d’un conseiller. Là, plus rien. Je n’ai aucune information. Ça fait trois semaines que je me débats pour essayer de trouver ce que j’ai pu commettre, parce que je n’ai aucune indication sur mon dossier, déplore Christine. J’ai fait une réclamation. Et j’ai été à la permanence du député de ma circonscription qui a dit qu’il essaierait de regarder. »
Quand nous lui parlons mi-janvier, Christine est « dans la galère ». « Je n’ai pas payé mon loyer ni mes factures de téléphone. J’ai réussi à tout faire repousser, mais cela fait 15 jours que cela dure et que je n’ai rien. Je peux me retrouver à la rue. Heureusement que mes enfants sont tous élevés. Il y a des personnes seules, surtout des femmes, avec des petits enfants qui sont dans les mêmes difficultés. »
Engagée auprès de la CGT, Christine rencontre quand elle tracte des femmes dans des situations similaires à la sienne. « Des personnes de mon âge qui ont elles aussi des familles nombreuses et n’ont presque rien aujourd’hui. Ma mère a eu six enfants et nous a élevés au foyer. Quand mon père est décédé, personne ne lui a dit qu’il fallait s’inscrire à Pôle emploi. On est aujourd’hui dans un système où on pressurise les gens sans arrêt. »
Heureusement, la Caf a finalement attesté réception des informations envoyées concernant les dates précises de rémunération de son fils en formation, et versé le RSA recalculé de Christine le 17 janvier.
publié le 24 janvier 2023
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/
La CGT cheminots et SUD-Rail viennent d’annoncer un calendrier de mobilisation dans le ferroviaire. Les deux syndicats veulent faire de la journée de grèves et de manifestations du 31 janvier une rampe de lancement vers une grève reconductible, avec deux journées de grève dès la semaine suivante, en convergence avec les énergéticiens et les raffineurs.
Monter d’un cran. C’est l’objectif de la CGT et de SUD-Rail avec un appel commun à élever « le rapport de force pour gagner le retrait » de la réforme des retraites. Les deux fédérations appellent les cheminots à se mettre en grève massivement le 31 janvier. Mais aussi à se « réunir en assemblée générale pour mettre en débat l’intensification de l’action ». Ainsi elles proposent à la discussion « une séquence de deux jours consécutifs de grève les 7 et 8 février à l’instar d’autres branches professionnelles ». Des dates modifiables selon les décisions de l’intersyndicale nationale, au soir du 31 janvier, assurent la CGT-Cheminots et SUD-Rail. Les deux syndicats proposent ensuite de passer à la grève reconductible mi-février, si le gouvernement ne retire pas son projet de loi.
Pourquoi un départ en grève reconductible dans 15 jours et non le 31 janvier ? En grande partie parce que la journée du 19 janvier est un peu paradoxale. Certes, le nombre de grévistes a été très important à la SNCF (46 % et même 77 % des conducteurs de TGV), mais les assemblées générales de la journée sont restées assez vides de cheminots. Or sans AG forte, pas de grève reconductible forte. De plus les cheminots n’ont pas envie de porter à aux seuls ou avec quelques rares professions l’ensemble de la contestation. Une date plus tardive pourrait ainsi permettre que de nouveaux secteurs s’organisent pour un conflit dur, espèrent-ils.
Par conséquent, l’option d’appeler à 48 h de grève les 30 et 31 janvier, un temps sur la table, a été abandonnée au profit d’un calendrier plus distendu, par crainte de griller une cartouche inutilement avec un jour où seuls les cheminots auraient été en grève le 30 janvier. De même, l’idée de deux jours d’arrêt de travail tous les cinq jours, comme lors du conflit sur la privatisation de la SNCF, n’a pas été retenue. Au lendemain des manifestations massives du 19 janvier, les quatre syndicats représentatifs de l’entreprise (CGT, UNSA, SUD, CFDT) se sont réunis une première fois. Depuis, les échanges se sont poursuivis par téléphone, jusqu’à chuter sur l’appel de deux syndicats sur quatre ce mardi 24 janvier.
L’unité syndicale mise sur pause chez les cheminots
Si l’ensemble des organisations syndicales de la SNCF sont d’accord pour amplifier la mobilisation cheminote le 31 janvier, elles n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un calendrier pour durcir le mouvement après cette date. La CFDT cheminots, dont le conseil fédéral s’est réuni lundi 23 janvier, faisait savoir dans un communiqué de presse qu’elle « n’exclue pas de s’engager dans une reconductible, mais c’est trop tôt ». Pour le quatrième syndicat de la SNCF – 15,94 % aux élections professionnelles de décembre dernier – qui n’a pas attendu la fin des échanges entre fédérations cheminotes pour s’exprimer « la date du 31 janvier fixé par l’intersyndicale est une priorité ». Avec comme objectif pour elle de « surpasser le 19 janvier ».
L’Unsa, deuxième syndicat de l’entreprise, ne s’est pas joint à la CGT et à SUD non plus. Mais au même titre que la CFDT, elle pourrait raccrocher les wagons d’une grève reconductible après le 31 janvier, selon l’état de la mobilisation chez les cheminots et les perspectives données par l’intersyndicale nationale au soir de la seconde journée interprofessionnelle de mobilisation. « Les suites à donner après le 31 seront à donner après le 31 pour amplifier », écrit la CFDT, ne fermant ainsi pas la porte à un durcissement du mouvement. Une porte que ne ferme pas non plus la CGT-Cheminots et SUD-Rail qui assurent qu’elles « s’attacheront à maintenir un caractère le plus unitaire possible au conflit des retraites dans la branche ferroviaire ».
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Le projet de réforme des retraites a été présenté lundi 23 janvier en conseil des ministres. L’exécutif n’entend pas revenir sur le report de l’âge légal à 64 ans. Envers les femmes, la promesse passe d’une réforme « plus juste » à celle, plus modeste, d’un texte qui « ne creuse pas les inégalités ».
IlIl ne s’agit même plus de convaincre, mais d’esquiver les retours de bâton. En martelant pendant dix jours que les femmes seraient « mieux protégées » par la réforme des retraites, le gouvernement s’est enfermé dans son propre piège. Non seulement le projet, qui a été présenté lundi 23 janvier en conseil des ministres, remet en lumière les inégalités flagrantes entre les femmes et les hommes, mais il ne les règle en rien, malgré les « progrès concrets » avancés par Élisabeth Borne.
L’étude d’impact de la réforme, révélée lundi par Les Échos, est sans appel. Le report de l’âge de départ sera clairement plus marqué pour les femmes. « Les femmes nées en 1972 verront leur âge moyen de départ augmenter de neuf mois en moyenne contre cinq pour les hommes de la même génération, souligne le quotidien. Pour la génération 1980, l’effort est même deux fois plus important puisqu’elles partiraient huit mois plus tard contre quatre mois pour les hommes. »
Où est donc la réforme « plus juste » pour les femmes promise par la première ministre ? Face à la presse, à l’issue du conseil des ministres, Olivier Dussopt cachait mal son embarras. À propos des informations parues dans Les Échos, le ministre du travail a évoqué un document « provisoire » et tenté une pirouette : « Ce n’est pas une étude d’impact mais un rapport permettant aux parlementaires […] d’avoir les impacts et conséquences des mesures que nous présentons. »
Voilà qui s’appelle jouer sur les mots. Étude ou rapport, le document consulté par le quotidien économique mesure bien l’impact de la réforme, et son contenu n’est nullement contesté par le ministre. Olivier Dussopt a fini par le concéder : « Le fait de décaler légèrement l’âge de départ officiel, légal, à la retraite a cette conséquence que vous décrivez », a-t-il répondu, à propos de ce report de l’âge plus important pour les femmes.
Cette conséquence est toute simple et cruelle : les femmes vont perdre une partie de leurs « avantages » liés à la maternité. Dans le privé, elles peuvent obtenir jusqu’à huit trimestres supplémentaires : quatre en contrepartie de la maternité ou de l’adoption, et quatre autres pour l’éducation. Ces derniers peuvent d’ailleurs être répartis, pour les enfants nés après 2010, entre les deux parents. Dans le public, la bonification de durée peut aller jusqu’à quatre trimestres.
C’est donc mathématique : rehausser de deux ans l’âge légal de départ efface partiellement ces « bénéfices familiaux ».
Un écart de pension ramené à 20 %
Contraint d’admettre l’évidence, Olivier Dussopt a rapidement enchaîné sur les mesures du projet de loi « qui ne creusent pas les inégalités entre les hommes et les femmes ». Doit-on s’en réjouir, tant ces inégalités sont déjà béantes ? Le ministre lui-même en convient : « Nous ne pouvons pas demander à notre système de retraite de réparer les inégalités de carrière accumulées tout au long de la vie. » Il n’est donc plus question d’une réforme « qui protège les femmes », mais d’un projet de loi qui n’enfonce pas davantage le clou.
Selon l’Insee, le revenu salarial des femmes reste inférieur de 22 % en moyenne à celui des hommes. En toute logique, cela se répercute sur les pensions de retraite. En 2020, la pension moyenne de droit direct des femmes était encore inférieure de 40 % à celle des hommes, indique la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) dans son panorama 2022 sur « les retraites et les retraités ». Soit 1 154 euros par mois en moyenne pour les femmes contre 1 931 euros pour les hommes.
« Cet écart est en baisse continue », ajoute le rapport, rappelant qu’en 2004, il s’établissait à 50 %. Par ailleurs, « en tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, les écarts se réduisent un peu, à 28 % ».
Ce fossé, l’exécutif entend le réduire encore. Vantant « une marche progressive vers l’égalité », Olivier Dussopt évoque un écart ramené à 20 % pour la génération 1971. « La pension moyenne des femmes sera revalorisée de 2,2 % alors que celle des hommes le sera de 0,9 % à horizon 2030 », indique le ministre du travail, avant d’ajouter : « du fait du différentiel du temps de cotisation ». Dit autrement : parce que les femmes vont travailler davantage.
De nouveaux droits dérisoires
Il insiste aussi sur de « nouveaux droits » ciblant particulièrement les femmes, parmi lesquels la « création d’une assurance-vieillesse pour les aidants » de manière à ce que les trimestres « consacrés à aider une personne handicapée ou malade » puissent être considérés comme des trimestres validés. Ou encore la prise en compte des périodes de congé parental dans la limite de quatre trimestres « pour être éligible soit au minimum de pension, soit au dispositif de départ anticipé en carrière longue ».
« Cette mesure ne devrait concerner que 3 000 femmes par an, de l’aveu même du gouvernement ! », s’étrangle l’économiste Rachel Silvera, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des inégalités sociales et de genre. Elle ajoute ce rappel : « Concernant les départs anticipés, n’oublions pas que les carrières longues seront, elles aussi, taxées de deux années supplémentaires, en passant de 60 à 62 ans. » Selon elle, ce qui est vendu comme « de nouveaux droits » par le gouvernement reste donc « dérisoire ». Ce que le gouvernement accorde d’un côté, il le reprend de l’autre.
Concernant la garantie de pension minimale, elle s’appliquera à toutes et tous, confirme Olivier Dussopt, soit « 1,8 million de retraités actuels et 200 000 nouveaux retraités par an » qui « toucheront une hausse de leur pension pouvant aller jusqu’à 100 euros par mois ».
Élisabeth Borne nous regarde dans les yeux et répète à trois reprises que c’est “juste” et “favorable” aux femmes ?
Là encore, le ministre insiste : « Nous savons que beaucoup de bénéficiaires sont des femmes car elles ont des carrières hachées », et des salaires moindres durant leur carrière. Selon lui, cela va se traduire « pour les assurés de la génération 1962 par un gain beaucoup plus important, deux fois et demi supérieur, pour les femmes que pour les hommes ».
S’il y aura donc bien des revalorisations pour les plus modestes, les fameux 1 200 euros promis par le gouvernement resteront un mirage pour bon nombre de personnes, comme Mediapart l’a déjà écrit. Pour y avoir droit, les salarié·es concerné·es devront justifier à la fois d’une carrière complète à temps plein dans le privé et d’un niveau de salaire n’ayant jamais dépassé le Smic. Le premier critère excluant en premier lieu... les femmes.
Pour l’exécutif, la manœuvre n’est décidément pas aisée. Comment transformer en progrès une réforme qui retire plus de droits qu’elle n’en accorde ? Invitée sur France Inter le 14 janvier, la première ministre a ressorti son argument le plus étonnant : celui du statut quo. « Notre projet porte des progrès concrets pour les femmes : l’âge d’annulation de la décote est maintenu à 67 ans pour un départ à taux plein. » En clair : on ne touche à rien et c’est une bonne nouvelle.
« Élisabeth Borne nous regarde dans les yeux et répète à trois reprises que c’est “juste” et “favorable” aux femmes ? », s’indigne Rachel Silvera. « C’est un scandale, c’est dingue ! En gros, elle nous dit : “J’aurais pu décaler à 69 ans l’âge d’annulation de la décote, mais rassurez-vous, je ne vais pas le faire.” »
Le retour des « Rosies »
Selon l’économiste, 19 % des femmes attendent aujourd’hui d’avoir 67 ans pour prendre leur retraite « à taux plein » et échapper à la décote, contre 10 % des hommes. Maintenir cet âge à 67 ans, tout en accélérant le nombre de trimestres nécessaires, les pénalisera davantage, en diminuant le montant de leur pension.
En effet, un·e assuré·e qui part à l’âge du « taux plein » sans avoir réuni le nombre de trimestres suffisant voit le montant de sa pension touchée. À 67 ans, il n’y plus de décote mais le montant reste calculé au prorata du nombre de trimestres acquis. « Les femmes, qui ont des carrières interrompues et avec beaucoup de temps partiels seront les grandes perdantes », assure Rachel Silvera, agacée par la communication du gouvernement instrumentalisant la cause des femmes.
« Ça suffit !, lance à ce propos l’économiste. Le gouvernement actuel n’a rien entendu ? Ne tire aucune leçon ? », interroge-t-elle, en référence à la réforme des retraites abandonnée en 2020, laquelle érigeait déjà les femmes comme les « grandes gagnantes » du projet. Un argument battu en brèche et combattu dans la rue par des collectifs féministes.
Les « Rosies », militantes féministes d’Attac en bleu de travail, s’étaient illustrées dans les manifestations. Et sont d’ailleurs de retour pour la version 2023 du mouvement social. Le message est limpide : les femmes veulent faire valoir leurs droits, pas être des faire-valoir de la réforme.
publié le 24 janvier 2023
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
CONGRÈS DU PCF Avant le rendez-vous d’avril, les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. Coordinateur de l’exécutif du parti, Igor Zamichiei détaille le contenu de celui adopté par le conseil national.
Les communistes ont rendez-vous à Marseille début avril pour leur 39e congrès. Mais, dès le week-end prochain, les adhérents du PCF voteront pour choisir leur texte d’orientation. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel revient Igor Zamichiei. Et une proposition alternative, « Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprimera, mardi, dans nos colonnes, Nathalie Simonnet, secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.
À quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF, selon vous?
Igor Zamichiei : L’enjeu majeur est de rassembler les communistes pour approfondir l’effort politique entrepris depuis quatre ans. À travers les luttes comme pour les retraites avec le retour à 60 ans, lors de la pandémie avec la levée des brevets, et pendant la présidentielle sur le travail, l’énergie et l’écologie, l’alimentation, la République, les idées communistes sont revenues au cœur du débat public. Il faut poursuivre ce travail qui vise à nous hisser à la hauteur des défis de la crise capitaliste. Comment mieux riposter au capital, au chaos mondial qu’il provoque ? Comment faire reculer la menace de l’extrême droite sur la République ? Comment unir le monde du travail et reconstruire la gauche pour la faire gagner ? Et enfin, comment reconstruire un parti populaire et influent ? Sur toutes ces questions, le projet de base commune adopté par la direction nationale et porté par Fabien Roussel propose une direction de travail cohérente en prolongeant les avancées de la dernière période.
La question du travail comme celle du monde du travail, au cœur de votre texte, doit-elle faire la spécificité du communisme?
Igor Zamichiei : Pourquoi le mouvement social n’a-t-il pas remporté de victoire majeure depuis tant d’années ? C’est d’abord parce que la mondialisation capitaliste, les contre-réformes ont créé d’immenses fractures sociales et territoriales dans le monde du travail. C’est aussi parce que la gauche s’est enfermée dans deux écueils. Soit renoncer, comme sous le quinquennat Hollande, à s’adresser aux catégories populaires. Soit les enfermer dans le clivage peuple–élite. Nous affirmons qu’un autre chemin est possible : construire l’unité du salariat. C’est une différence importante avec le texte alternatif, parce que celui-ci évacue la centralité du conflit capital–travail. Les combats pour le féminisme, contre le racisme ont un potentiel majoritaire s’ils sont menés en portant à la fois des revendications spécifiques à la domination subie et des revendications communes à l’ensemble du salariat.
Fabien Roussel a estimé, dans le Journal du dimanche, que la « gauche façon Mélenchon a atteint un plafond de verre ». Quelle stratégie préconisez-vous?
Igor Zamichiei : La réalité que certains ne veulent pas affronter est qu’à l’issue de la présidentielle et des législatives les problèmes de la gauche demeurent entiers. Des millions de salariés, de privés d’emploi pensent qu’une partie de la gauche ne se préoccupe plus du travail, s’écarte des principes laïcs universalistes de la République, n’a pas de projet pour que la France résiste au chaos mondial. En somme, qu’une partie de la gauche les aurait abandonnés. C’est cela le plafond de verre à briser. Notre stratégie vise à reconquérir ce monde du travail sans lequel il n’y a pas de majorité possible. La bataille des retraites est une clé pour cela, parce que l’aspiration à une retraite digne, à des jours heureux après une vie de travail, unit le salariat dans toute sa diversité, en témoigne la journée du 19 janvier, qui a rassemblé 2 millions de personnes dans les rues.
Comment l’avenir de la Nupes est-il envisagé?
Igor Zamichiei : La Nupes, c’est d’abord un accord électoral. Il a permis que la gauche ne soit pas marginalisée à l’Assemblée nationale, mais en plafonnant à un quart des suffrages exprimés. Le compte n’y est pas pour gagner. L’intervention communiste doit viser à la fois une activité autonome et unitaire, avec l’objectif de mobiliser les abstentionnistes et les catégories populaires. C’est exactement ce que l’on fait dans la bataille des retraites. Chaque fois que le travail avec les forces de gauche et écologistes permet de mettre en échec les projets du pouvoir, de dessiner des avancées communes, alors il faut des constructions unitaires. Et il faut savoir refuser des initiatives qu’on ne partage pas, comme la marche de samedi de la FI (lire aussi page 6 – NDLR). Le projet de base commune se donne les moyens d’ouvrir le chemin d’une unité victorieuse, quand le texte alternatif propose un repli sur une stratégie qui a déjà échoué.
Comme lors du dernier congrès du PCF, votre texte indique : « Nous avons décidé d’être présent·es avec nos candidates et candidats » à « chaque élection ». Y compris en 2027 ?
Igor Zamichiei : J’invite tous ceux qui ne pensent qu’à cette échéance, à gauche et au sein du PCF, à réfléchir au fait qu’empêcher l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et faire que la gauche gagne se joue maintenant, comme l’a exprimé Fabien Roussel. C’est maintenant qu’il faut des avancées dans le débat politique et idéologique, un projet ambitieux et des victoires sociales. Et c’est à cette aune que se posera le choix stratégique pour 2027.
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
CONGRÈS DU PCF Les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. La secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis, Nathalie Simonnet, explique la démarche de la proposition alternative.
Les adhérents du PCF voteront le week-end prochain pour choisir leur texte d’orientation en vue de leur 39e congrès à Marseille, en avril. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel est revenu le coordinateur de l’exécutif du PCF, Igor Zamichiei, dans notre édition du 23 janvier. Et une proposition alternative intitulée « Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprime Nathalie Simonnet, la secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.
Selon vous, à quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF ?
Nathalie Simonnet : Les guerres, la montée de l’extrême droite partout dans le monde, le dérèglement climatique, la précarisation forcenée du travail… Cette multiplication de crises provoquée par le capitalisme montre que, pour sortir de cet engrenage qui menace le devenir de l’humanité, il faut amorcer des ruptures avec la logique même du système. Pour cela, l’émergence de réponses nouvelles est nécessaire. L’anticapitalisme n’y suffit pas. C’est ce qui fait de l’urgence du communisme une question du présent. Et c’est l’enjeu de ce congrès. Si tous les communistes, sans exception, se réjouissent et sont fiers de la visibilité retrouvée, nous pensons que la simple continuation de ce que nous avons fait depuis quatre ans ne permet pas d’y répondre. Car, depuis le début des années 1980, nous sommes confrontés à un affaiblissement continu de notre influence, quels que soient nos secrétaires nationaux ou nos candidats. L’une des raisons de fond est que le communisme est assimilé à l’échec du régime dévoyé, étatiste et non démocratique de l’URSS.
Le texte que vous avez signé appelle à « un moment d’analyse renouvelé et d’innovation communiste ». Quelles « innovations » mettez-vous sur la table ?
Nathalie Simonnet : La mobilisation pour les retraites est un bon exemple : au-delà des revendications sociales, c’est un enjeu de civilisation. Est-ce que l’on travaille pour vivre, pour s’épanouir ou est-ce qu’on vit pour travailler à la valorisation du capital ? Notre rôle en tant que Parti communiste est bien de construire l’articulation entre la lutte immédiate et la logique de transformation sociale. Pour y parvenir, il nous faut plus et mieux travailler ce dont est porteur le communisme. Sinon, on restera prisonniers de la seule amélioration de l’existant, enfermés dans le système. Il s’agit, pour nous, de penser la transformation de notre société en termes de processus continu et non d’étapes. C’est une des différences importantes avec le texte adopté par le conseil national. Par exemple, la Sécurité sociale est un de ces « déjà-là communistes » qui permet de rendre identifiable et désirable la perspective communiste. C’est à ce niveau qu’il nous faut placer la barre.
Écologie, féminisme, antiracisme font partie d’une liste « d’urgences à investir » citées par votre texte... La lutte des classes demeure-t-elle au cœur des préoccupations communistes ?
Nathalie Simonnet : Évidemment, elle s’aiguise même et devient extrêmement violente. Car, face aux crises, le capitalisme a toujours utilisé la guerre, l’extrême droite pour garder la main. Mais la situation engendre des résistances et beaucoup de ces mouvements sont en quête de solutions. Le capitalisme est un système d’exploitation, mais il repose sur un système de domination qui dépossède les individus de la maîtrise de leur vie et de leur devenir. Le féminisme, l’antiracisme, les luttes sociales, l’écologie ont comme dénominateur commun le refus de toute logique de domination. On ne peut plus hiérarchiser ces combats émancipateurs.
La question du rassemblement de la gauche est également au cœur du débat. Tout en reconnaissant des « fragilités » à la Nupes, vous voulez la consolider en la démocratisant. Comment y parvenir ?
Nathalie Simonnet : La gauche est pluraliste et elle le restera, le respect de chacun est indispensable. Pour rendre possible l’unité d’action, il faut en finir avec les logiques d’hégémonie et de ralliement, qui nous condamnent toujours aux mêmes écueils. Une fois qu’on a dit cela, comment fait-on ? Un levier essentiel consiste à rendre le mouvement populaire acteur des objectifs et des moyens et non pas spectateur de décisions de sommet. Il ne s’agit donc pas de fondre les identités ; au contraire, il s’agit plutôt de générer un bouillonnement d’idées, une mobilisation qui participe à la réappropriation de la politique par le plus grand nombre.
Vous appelez également à une « stratégie claire » pour les prochaines élections. Quelle doit-elle être ? La question de 2027 doit-elle se poser dès maintenant ?
Nathalie Simonnet : L’unité de la gauche comme son projet doivent se construire à chacune de ces échéances, y compris les prochaines européennes, pour faire face à la course de vitesse engagée par l’extrême droite et faire gagner la gauche en 2027. Les élections municipales constitueront un test majeur à un an de l’élection présidentielle. C’est pourquoi nous proposons, dès fin 2023, de désigner des porte-parole communistes dans toutes les communes pour bâtir des projets alternatifs dans les territoires, et de donner la priorité à la conquête d’une majorité législative dès l’automne 2026, afin de ne pas rester prisonnier d’une logique présidentielle qui étouffe le pluralisme et la démocratie.
publié le 23 janvier 2023
Christophe Gueugneau surwww.mediapart.fr
L’abandon d’un projet d’installation de réfugiés dans la petite ville des Côtes-d’Armor est vue comme une victoire pour l’extrême droite. Sur place, les partisans de l’accueil tentent de comprendre pourquoi ils ont perdu. Ailleurs en France, les campagnes de haine se multiplient.
Callac (Côtes-d’Armor) et Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique).– « Du Béarn, je veux dire bravo à mes militants Reconquête! qui ont bataillé depuis le premier jour aux côtés de tous les patriotes, pour empêcher ce funeste projet de répartition des migrants à Callac. Vive la France ! » Sur Twitter, le 11 janvier dernier, le président du parti d’extrême droite Reconquête, Éric Zemmour, laisse éclater sa joie. Le projet d’accueil de quelques familles de réfugié·es dans le petit village costarmoricain de Callac est officiellement abandonné, après plusieurs mois de pressions, manifestations et menaces plus ou moins voilées, de la part de l’extrême droite, locale et nationale.
Callac et ses 2 200 habitant·es sont devenus malgré eux le théâtre d’un affrontement politique qui a largement dépassé les frontières de cette commune située à une vingtaine de kilomètres de Guingamp. Le projet, baptisé Horizon, n’était pourtant pas aberrant : il s’agissait d’accueillir une poignée de familles de réfugié·es dans cette commune qui perd depuis plusieurs années des habitant·es. Le projet était porté par le fonds de dotation Merci (fonds privé à but non lucratif qui finance aussi, grâce à des dons, des projets d’accès à l’éducation ou d’inclusion sociale), géré par la famille Cohen, propriétaire des magasins Bonpoint et Merci.
La « mère des batailles contre le grand remplacement »
Mais dès la première réunion publique présentant le projet, en avril, et dans les semaines qui ont suivi, une poignée d’opposants, d’abord locaux, puis venus de plus loin, a fait monter la tension. Le maire divers gauche, Jean-Yves Rolland, a fini par se murer dans le silence face aux menaces. Sa ville a été le théâtre de deux manifestations et contre-manifestations. Sur les réseaux sociaux, la « bataille » de Callac est devenu la « mère des batailles contre le grand remplacement » pour l’extrême droite et en particulier Reconquête.
Au cœur de ce « tsunami de violences », selon ses propres termes, Laure-Line Inderbitzin, maire adjointe PCF de la ville, par ailleurs professeure de breton au collège municipal, et qui a porté le projet de bout en bout. Dès le 16 avril, une première plainte est déposée, suivie par d’autres, pour « diffamation », « menaces de mort », de « viol », « menaces » sur sa famille.
Quand nous la retrouvons ce lundi de janvier dans un restaurant près de la gare, Laure-Line Inderbitzin est certes déçue de l’abandon du projet mais pas découragée. Elle dédouane le maire, « acculé », et le répète : « C’était une obligation morale de ne pas lâcher, de tenir face aux fachos. »
Elle continue de penser que le projet était bon pour la ville. « Dans le centre-ville, il y a 38 % de vacance de logements, beaucoup de logements insalubres... Ce que proposait Horizon, c’était justement de loger des familles de réfugiés dans de l’habitat diffus, pour ne pas créer un ghetto », expose-t-elle. La jeune femme rappelle également que Callac accueille d’ores et déjà une petite quarantaine de réfugié·es, « sans que la gendarmerie ne constate aucun problème ».
Ancienne maire de Callac, aujourd’hui élue dans le groupe « minoritaire » – elle préfère ce terme à celui d’« opposition » –, Lise Bouillot nous reçoit dans sa vaste cuisine-salle à manger. Autour d’elle, Martine Tison et Jean-Pierre Tremel, également élus de la « minorité ».
« Nous étions pour le projet Horizon », expose en préambule Lise Bouillot, qui insiste sur le fait que Callac est une « terre d’accueil », que des réfugiés républicains espagnols avaient déjà été accueillis par la ville à la fin des années 1930, que lors de son mandat, avant 2020, la ville avait hébergé des réfugié·es avec « beaucoup d’enthousiasme et de générosité ».
Mais pour l’élue, le projet a péché dès le départ par un « problème de communication ». « La première réunion publique a été une catastrophe, les gens sont sortis de là sans rien savoir du projet, dit-elle. Le maire a été extrêmement maladroit : c’est lui, devant témoins, qui a parlé de 60 familles et de l'avenir démographique de Callac. »
Cette question des 60 familles est loin d’être anodine. Le projet Horizon a toujours consisté à accueillir quelques familles. Mais dès le mois d’avril, c’est le chiffre de 70 familles ou bien celui de 500 personnes, qui circule parmi les opposants, à commencer par le collectif Pour la défense de l’identité de Callac, créé par Danielle Le Men, Michel Riou et Moulay Drissi. Tous trois habitent Callac. Michel Riou est un ancien élu de gauche de la ville. Moulay Drissi, quant à lui, s’est présenté hors parti aux dernières élections législatives et n’a recueilli que 0,85 % des votes (327 voix).
Une demande de référendum
Dès juin, dans une lettre ouverte au maire de Callac, les trois membres de ce collectif demandent l’organisation d’un référendum. « L’arrivée de 70 familles extra-européennes bouleverserait totalement la vie de la commune et du canton », écrivent-ils notamment. « Les gens sont partis sur cette idée de référendum, alors que la majorité n’a pas été capable d’expliquer son projet », relève Lise Bouillot.
« Nous-mêmes nous n’avons été associés au projet Horizon qu’en septembre, et c’est à ce moment-là que nous avons vraiment adhéré, explique l’ancienne maire. On ne peut pas être contre l’accueil de personnes fracassées par la vie. Horizon, c’était un projet global : humanitaire, social, culturel, original. Qui, de plus, se proposait d’accompagner les réfugiés pendant 10 ans ! »
Nous rencontrons chez eux Denis et Sylvie Lagrue. Lui, membre d’un collectif qui propose aux familles réfugiées, depuis les premières arrivées, des cours de français ou un accompagnement aux rendez-vous médicaux, est par ailleurs responsable d’une association d’aide aux familles en difficulté. Elle gère depuis 30 ans le cinéma local. Se trouve également présent Erwan Floch’lay, qui a rejoint voici quelque temps l’équipe du cinéma.
Tous trois étaient présents lors de la première réunion publique de présentation du projet. Pour eux, cette réunion ne s’est pas trop mal passée. Même si, selon Erwan Floch’lay, « trois membres de l’extrême droite locale se trouvaient dans le fond de la salle, mais dans l’ensemble, les gens ont semblé impressionnés ».
Quand la bascule a-t-elle eu lieu ? Dans le courant de l’été, et surtout à la rentrée de septembre. Une seconde réunion publique était prévue le 23 septembre. Elle n’aura jamais lieu car entre-temps, l’extrême droite a débarqué dans la ville.
Alliance de circonstance
Catherine Blein, ancienne figure bretonne du Rassemblement national (RN), exclue du parti lepéniste après avoir tweeté « œil pour œil » à propos de l’attentat islamophobe de Christchurch, a rejoint l’association des opposants. Edwige Vinceleux, ancienne « gilet jaune » passée candidate Reconquête aux législatives de juin, fait publiquement de Callac un combat personnel. Bernard Germain, enfin, candidat Reconquête lui aussi dans la circonscription voisine, est de la partie.
« Ces gens-là avaient les réseaux sociaux, des médias comme le site d’information locale d’extrême droite Breizh Info, et ils sont implantés en Bretagne », analysent deux militants syndicaux de gauche, mandatés par leur fédération pour observer l’évolution de l’extrême droite en Bretagne. À quoi ils ajoutent l’alliance de circonstance entre les « nationalistes bretons du PNB et Reconquête et Action française ».
Une première manifestation est organisée le 17 septembre. Quelques centaines de personnes opposées au projet – dont seulement une vingtaine de personnes de Callac, selon plusieurs sources – se retrouvent face à un nombre légèrement supérieur de personnes favorables – elles aussi en grande partie extérieures à la ville – ou du moins opposées à l’extrême droite. « Cette première manifestation fait peur aux gens », estime Denis Lagrue.
Suffisamment en tout cas pour que la seconde réunion publique, prévue la semaine d’après, n’ait pas lieu. Dans les semaines qui suivent, la situation se tend encore. Il y a d’abord ce dîner-débat organisé par Reconquête dans la ville voisine de Chapelle-Neuve, le 19 octobre. Le maire Les Républicains (LR) de la ville, Jean-Paul Prigent, explique benoîtement avoir accepté de prêter une salle sans avoir bien conscience d’accueillir une opération de Reconquête.
On a même vu un drapeau suprémaciste flotter sur Callac !
Des manifestant·es tentent d’empêcher l’événement, se retrouvent gazé·es, voire matraqué·es. La réunion a tout de même lieu. Et une nouvelle manifestation contre le projet est organisée le 5 novembre. Cette seconde manifestation réunit un peu plus d’opposant·es au projet, et plus aussi d’opposant·es aux opposant·es. Aujourd’hui encore, les pro-Horizon s’étonnent que cette seconde manifestation ait été autorisée.
« Sur cette deuxième manifestation, il y avait tout ce que l’extrême droite compte d’infréquentables ! On a même vu un drapeau suprémaciste flotter sur Callac ! », dénonce Gaël Roblin, conseiller municipal de la gauche extra-parlementaire à Guingamp. Une contre manifestation est organisée, générant quelques affrontements sporadiques avec les forces de l’ordre.
C’est suffisant pour alerter un peu plus les Callacois et Callacoises, si l’on en croit Lise Bouillot. « On pense aussi que la population a basculé après les manifestations, surtout la deuxième avec des bombes lacrymogènes partout. Le marais a basculé sur le thème “il est temps que ça cesse” », estime l’élue.
« Depuis septembre et jusqu’à aujourd’hui, l’extrême droite tient le narratif », enrage Erwan Floch’lay. « Il y a une inversion totale où eux sont les résistants et nous les collabos », abonde Sylvie Lagrue, qui poursuit : « Certains disent que si on n’avait rien fait, rien dit, l’extrême droite se serait calmée. » « Mais ça veut dire quoi, “calmée” ? », s’interroge Denis Lagrue.
« On aurait difficilement pu faire plus ou différemment », estime de son côté Gaël Roblin, qui insiste sur l’organisation « dans l’urgence » de ces deux contre-manifestations. Celui-ci pose tout de même la question du rôle du préfet. Mis au courant des menaces lourdes et répétées qui ont pesé sur les élu·es de Callac, sa réponse est jugée plutôt timide, voire absente. Pour les deux militants syndicaux, la « victoire de l’extrême droite à Callac, c’est avant tout la victoire de l’impunité ».
« Le pire du pire de la mentalité humaine »
Lise Bouillot, qui a vu les messages de menace adressés à la majorité (« une horreur, le pire du pire de la mentalité humaine ») « enrage de voir Reconquête crier victoire ».
Le déroulé de toute cette séquence est en tout cas regardé de près, et avec inquiétude, à quelque 150 kilomètres au sud de Callac. À Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique), un bâtiment situé à côté d’une école subit actuellement des travaux en vue de sa transformation en centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada).
Michel Sourget et Yannick Josselin, tous deux militants pour un accueil solidaire des migrantes et migrants, nous reçoivent dans la maison du premier, à quelques mètres de la plage. Ici aussi, les opposants locaux ont été rejoints par l’extrême droite nationale. « On a vu Pierre Cassen, fondateur du site d’extrême droite Riposte laïque, venir défiler le 11 décembre. Il y a très peu de parents d’élèves dans le collectif d’opposants, justement à cause de la présence de l’extrême droite », expose Michel Sourget.
Comme à Callac, la ville reçoit déjà des réfugié·es « et les gens constatent que ça se passe bien », note Yannick Josselin, ancien éducateur spécialisé. L’association qui va gérer le Cada, Aurore, a reçu deux personnes du collectif d’opposants, « alors ils ne peuvent pas dire qu’ils ne sont pas informés ».
Pour ces deux habitants de Saint-Brévin, le plus dur est de ne pas savoir « comment les choses vont tourner ». Ils notent que le maire semble tenir bon face à l’extrême droite, ce qui s’explique peut-être aussi par le fait que Saint-Brévin est une ville plus grande, avec plus de 13 000 habitant·es. Par ailleurs, les travaux ont déjà démarré et une tentative d’occupation des locaux par l’extrême droite a tourné au fiasco, car les occupants n’étaient pas assez nombreux.
Qu’importe pour Reconquête. Si Saint-Brévin est l’une des cibles du moment, le mouvement d’Éric Zemmour n’en manque pas. Dans les Côtes-d’Armor, ses militants et militantes ont tenté, sans succès, de faire annuler une animation intitulée « Uniques en son genre » impliquant la venue de drag-queens de la compagnie rennaise Broadway French, à la bibliothèque de Lamballe.
Dans ce même département, Reconquête dénonce le fait que des élèves soient invités à échanger avec des migrants pour un concours régional sur « l’immigration à l’échelle locale ». Le parti d’extrême droite tente également d’empêcher le démontage d’une statue de la Vierge sur l’île de Ré. Tout comme il est parvenu, il y a quelques semaines, à clouer au pilori, via une campagne de harcèlement, une enseignante qui voulait emmener des élèves de prépa voir des migrants à Calais.
Autant de campagnes à l’échelle microlocale pour un parti qui n’a obtenu aucun·e député·e lors des dernières élections législatives, et qui ne peut rester dans les radars que par des coups d’éclat permanents. Au risque, bien réel, d’inscrire la théorie complotiste du « grand remplacement » dans le débat public. A fortiori si la gauche peine à trouver la parade.
publié le 23 janvier 2023
Sur www.humanite.fr
Subventions, crédit d’impôt, allègements de cotisations… représentent plus de 200 milliards d’euros par an. En cette période de forte inflation, de récession et de «fin de l’abondance», se pose la question de savoir où vont ces sommes.
Ces aides ne sont pas conditionnées à des objectifs. Des méthodes statistiques de comparaison peuvent être utilisées pour orienter des politiques publiques.
François Ecalle, Président de Finances publiques et économie (Fipeco)
Les entreprises reçoivent souvent des aides publiques visant à soutenir l’emploi, la recherche, l’investissement, l’exportation… qui prennent différentes formes (subventions, crédit d’impôt, allègement de cotisations sociales, etc.) et dont l’efficacité est fréquemment mise en doute. La question de leur contrôle est donc essentielle, celui-ci pouvant être interne à l’entreprise (y compris par les représentants des salariés) ou externe à celle-ci. J’examine ici ce contrôle externe, que l’administration chargée d’attribuer ces aides devrait effectuer, en prenant l’exemple des aides à l’emploi.
Ces aides n’étant pas conditionnées par des objectifs d’évolution de l’emploi, il est impossible de dire que ces objectifs ont été ou non atteints, et qu’elles sont ou pas efficaces. Il est donc parfois proposé de poser de telles conditions dans la réglementation de ces aides, mais cela ne permettrait pas pour autant de contrôler leur efficacité.
En effet, supposons que la condition d’attribution de l’aide soit une augmentation de l’emploi. Elle pourrait être satisfaite par des entreprises dont le marché est dynamique et qui auraient créé des emplois sans aucune aide. En revanche, l’aide ne serait pas accordée à des entreprises en difficulté alors qu’elle pourrait leur permettre de moins diminuer leurs effectifs.
Le contrôle externe de l’efficacité des aides au niveau de l’entreprise est impossible.
Pour contrôler l’efficacité des aides, il faudrait savoir ce que les entreprises aidées feraient si elles n’étaient pas aidées. Or ce «contrefactuel», comme disent les économistes, n’est par définition jamais observable. Le contrôle externe de l’efficacité des aides au niveau de l’entreprise est donc impossible.
En revanche, des méthodes statistiques permettent d’évaluer cette efficacité sur des échantillons suffisamment importants d’entreprises. La méthode la plus pertinente consiste à comparer l’évolution de l’emploi dans deux échantillons significatifs d’entreprises ayant les mêmes caractéristiques mais les unes étant aidées et les autres non aidées, selon un tirage au sort. Il est toutefois difficile de laisser au hasard l’attribution d’une aide, et ces expériences sont donc rares.
Il existe heureusement d’autres méthodes statistiques permettant de les remplacer, au prix d’une moindre fiabilité des résultats. Par exemple, si les aides sont réservées aux établissements situés dans une zone géographique précise, il est possible de mesurer leur efficacité en comparant l’évolution de l’emploi dans des échantillons d’établissements semblables situés à proximité mais d’un côté et de l’autre de la frontière de cette zone.
Les observations précédentes sont généralisables à beaucoup de politiques publiques. Leur efficacité n’est pas contrôlable à un niveau individuel mais statistiquement dans le cadre de procédures d’évaluation de ces politiques.
Cet argent creuse la dette publique et va d’abord aux actionnaires. Il faudrait au contraire soutenir l’emploi, la formation et l’environnement.
Jean-Marc Durand, Membre de la commission économique du PCF
L’accélération de la crise de système ouvre une phase nouvelle de la crise du capitalisme monopoliste d’État qui se traduit par une mise à disposition des entreprises de montants croissants d’argent public au détriment du financement des politiques publiques et sociales. Le capital dans sa quête de rentabilité et alors que la production réelle stagne, voire décroît, est avide d’argent frais dont celui de l’État, pour assurer sa rentabilité. En 2023, le bouclier tarifaire, ce sera 43 milliards d’euros qui tomberont dans les poches de qui?
Quant aux aides publiques «traditionnelles» , une étude de la CGT publiée en octobre 2022 montre qu’elles représentent 157 milliards d’euros. Elles s’incarnent dans des exonérations de cotisations sociales et des niches fiscales. Ne sont pas prises en compte dans leur comptabilisation les «sommes déclassées», c’est-à-dire celles devenues la «norme fiscale» et des aides conjoncturelles comme celles pour l’énergie. Au total, leur montant dépasse allègrement les 200 milliards d’euros.
De loin le premier poste de dépenses de l’État, cet argent va aux actionnaires, infligeant une double peine aux ménages. Non seulement ils subissent une réduction de l’offre de services publics, mais ils ne constatent aucun effet réel sur la création d’emploi, et supportent une hausse de 3 points du taux de leurs prélèvements obligatoires entre 1995 et 2019, alors que celui des entreprises empruntait le chemin inverse. Cerise sur le gâteau, ces sommes dépensées à l’aveugle creusent la dette publique, alors que la création de richesse stagne.
L’enjeu est la création nouvelle de richesse pour financer les budgets publics et sociaux.
Si un contrôle strict et démocratique des aides publiques aux entreprises est nécessaire en conditionnant ces aides à la création d’emploi et à des normes environnementales, en interdisant le versement de dividendes en cas d’aides reçues, cela sous le contrôle des salariés disposant de pouvoirs d’intervention et de sanction, c’est la stratégie de financement du développement des entreprises qu’il faut changer.
Déshabiller Pierre, c’est-à-dire le budget de la Sécurité sociale et celui de l’État, pour habiller Paul, c’est-à-dire soutenir les dividendes, constitue un cercle vicieux qui pousse au gaspillage financier au détriment de dépenses utiles et saines, et assèche la croissance.
L’enjeu est la création nouvelle de richesse pour financer les budgets publics et sociaux. C’est donc créer des emplois formés et bien rémunérés. Les entreprises ont besoin d’argent pour cela. N’est-ce pas le rôle des banques que de leur accorder des crédits? Mais un crédit sur de nouveaux critères proposant des taux abaissés jusqu’à zéro, voire en dessous, selon que cet argent soutient des investissements pour l’emploi, la formation de nouvelles productions écologiques. Cela, avec des pouvoirs nouvconomiste indépendante, RF Researcheaux d’intervention des salariés dans les gestions et des fonds pour l’emploi et la formation adossés à un pôle public bancaire et financier.
Combien? Pour quelle stratégie? Et avec quels résultats? Ces questions légitimes en matière de financement public n’ont aujourd’hui pas de réponse.
Véronique Riches-Flores, Économiste indépendante, RF Research
Investissement, développement, exportation, recherche, transition environnementale, formation, emploi, Covid, guerre, inflation… le chapelet des aides publiques aux entreprises n’en finit pas de s’allonger. L’ensemble est-il efficace, le coût en vaut-il la chandelle et quel est le risque de détournement des fonds publics à des fins privées improductives? Le bilan est difficile à établir. Les aides Covid ont permis à des milliers d’entreprises de rester en vie et chaque cause prise isolément est défendable, et ce, plus encore par temps de guerre, militaire et commerciale, quand s’entremêlent défis économiques et enjeux géostratégiques d’indépendance et de souveraineté.
Ces constats n’exonèrent pas des questions légitimes que pose tout financement public: combien, quels objectifs et quels résultats pour la collectivité qui en porte le coût? Nul, même les plus spécialisés, ne sait pourtant répondre.
«Les aides ne donnent pas lieu à contrepartie, procédure d’évaluation, obligation de résultat, ni de remboursement. Les stratégies déployées ne sont donc jamais évaluées.»
Combien? Résultat d’un travail fastidieux, l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) a récemment estimé à 150 milliards d’euros le total des aides aux entreprises en 2019, avant la crise sanitaire, donc, laquelle a enflé cette enveloppe à 240 milliards d’aides directes, hors prêt garanti par l’État (300 milliards) et dépenses fiscales, exonérations et crédits d’impôt pour 200 milliards environ, soit, pour ce seul poste, plus que la collecte de TVA de 2020 et 2021. Pour quelle stratégie? Sauf les limites, essentiellement concurrentielles, imparties par Bruxelles, aucun cadre ni aucune feuille de route susceptible de veiller ne serait-ce qu’à la cohérence des dispositifs empilés au fil du temps et à la protection contre le risque de lobbying n’a jamais existé. Avec quelle efficacité? Nul, encore, n’est capable de le dire, et pour cause: sauf très rares cas, les aides ne donnent pas lieu à contrepartie, procédure d’évaluation, obligation de résultat, ni de remboursement. Les stratégies déployées ne sont donc jamais évaluées. Ni les effets d’aubaine qu’elles provoquent dès lors que seules les entreprises dotées de structures spécialisées ont la capacité de les mettre à profit.
Le sens des aides de l’État, qui devrait être de servir la cause commune, d’instiller plus d’égalité entre les entreprises selon leur capacité à se financer ou de les aider à franchir des transitions utiles à la société s’est transformé en un gouffre financier aux retombées plus néfastes que bénéfiques. À l’heure où les enjeux stratégiques appellent des interventions grandissantes de l’État dans l’économie, il est grand temps de fixer les objectifs et conditions de l’aide publique, de sortir des écueils qui empêchent de faire la part des choses entre la sphère publique et privée. Que les entreprises soient soutenues est normal et impératif. Que les axes de priorité soient définis et les octrois conditionnés à une exigence de résultats, traçables et rendus publics, est d’autant plus nécessaire.
Le contrôle est nécessaire pour des raisons économiques et morales. En même temps, son excès peut aussi conduire à des effets néfastes.
Pascal de Lima Chef économiste d’Harwell Management
Il n’y a pas si longtemps, Bruno Le Maire exhortait les entreprises à demander des aides à l’État dans le cadre du plan de relance d’un montant de 100 milliards d’euros. Crise ou pas: aides au développement, au maintien de l’emploi, à la formation professionnelle, au soutien à des filières, subventions, prêts, avances non remboursables, exonérations de cotisations sociales, allègements fiscaux sont légion. Près de 2 000 aides peuvent être recensées, mais rares sont les acteurs publics à exiger un suivi strict des fonds versés. Hors plan de relance et hors Covid, aujourd’hui, 140 milliards sont versés annuellement aux entreprises, deux fois le budget de l’éducation nationale, autant que les salaires versés chaque année aux fonctionnaires. Mais l’État, c’est l’argent du contribuable et la dette des prochaines générations. Le contrôle devient donc nécessaire, pour des raisons économiques et morales.
En 2001, une commission de contrôle avait été créée sous le gouvernement Jospin et sous la pression des communistes. Elle a été supprimée par la droite car considérée comme trop dirigiste. Pour les aides Covid, un comité de suivi a été créé ; pour les autres, aucun cadre unifié n’existe. Il y a des contrôles disparates et pas automatiques. Le Cice, par exemple, a été évalué: on sait que les 18 milliards annuels ont permis de créer ou de préserver 100 000 emplois. Mais le gouvernement Hollande en promettait 400 000. La Commission européenne va commencer de plus en plus à veiller au grain. Pour les plans de relance, elle a déboursé 40 milliards sous conditions: les projets financiers doivent respecter les critères de la transition verte et de la création d’emplois. En cas d’irrégularités, les États devront récupérer l’argent versé. Efficacité de la dépense, déficit oblige. Pour des raisons morales aussi. Pour rappel, Bridgestone (et d’autres) avait fermé son usine après avoir perçu 1,9 million d’euros de l’État. Immoral! Aucune législation nationale n’oblige à rembourser les aides. Les aides publiques ne sont conditionnées ni à l’interdiction de licencier, ni à l’obligation de rembourser, même en cas de licenciements!
«Aujourd’hui, 140 milliards sont versés annuellement aux entreprises, deux fois le budget de l’éducation nationale, autant que les salaires versés chaque année aux fonctionnaires.»
En même temps, l’excès de contrôle peut conduire à des effets néfastes, et c’est bien là le problème. Trop de conditionnalité limite la capacité d’entreprendre. La menace des pouvoirs publics en cas de «réajustement économique des effectifs» est un frein à l’attractivité des territoires. En fait, l’obstacle n’est pas juridique mais politique. Les collectivités locales et les régions sont en concurrence pour attirer les investissements: plus de conditionnalité, c’est moins d’attractivité.
Un juste équilibre doit donc être trouvé. L’efficacité de la dépense publique doit être renforcée. Il s’agit de remplacer la vision quantitative et comptable par une vision qualitative et sociale dans un fonctionnement régalien et social-démocrate de l’État. Des contrôles oui, mais aussi débattre en amont sur l’efficacité de la dépense publique et quelle dépense rendra les contrôles moins utiles puisque les projets seront conformes à une vision d’avenir pondérée et débattue.
publié le 22 janvier 2023
Mathieu Dejean et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Au moins 14 000 personnes ont défilé samedi, à Paris, contre la réforme des retraites, à l’appel d’organisations de jeunesse et de La France insoumise. Une initiative pensée comme « complémentaire » des actions de l’intersyndicale.
CeCe matin, Anna, Thaïs et Judith étaient en train de plancher sur un devoir surveillé pour leur prépa littéraire à Melun (Seine-et-Marne). À 14 heures, elles marchaient contre la réforme des retraites à Paris, aux côtés des organisations de jeunesse (L’Alternative, Voix lycéenne, les Jeunes insoumis, les Jeunes écolos, la Jeune Garde, entre autres) et de La France insoumise (LFI), qui revendiquaient dimanche soir 150 000 participant·es. Une source policière citée par Le Monde en a dénombré 12 000, tandis que le cabinet indépendant Occurrence (qui effectue un comptage indépendant pour un collectif de médias dont Mediapart) parle d’au moins 14 000 personnes.
Les trois amies n’avaient pas pu venir battre le pavé jeudi 19 janvier, à l’appel de l’intersyndicale. Alors cette fois-ci, à deux jours de la présentation en conseil des ministres du projet de loi, qui prévoit notamment le recul de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans, elles ont tout fait pour ne pas rater le départ du cortège, place de la Bastille.
« C’est une réforme qui, comme toutes les réformes de Macron, n’est pensée que pour les riches, estime Judith. Ils ne prennent pas en compte les travailleurs les plus précaires, ceux qui travaillent déjà tard et qui n’ont pas la possibilité de travailler jusqu’à 64 ans parce que c’est trop pénible. » Elles pensent à leur avenir, à leurs parents, à la masse des travailleurs et travailleuses au dos cassé. « On sait aussi que pour eux, faire beaucoup de jours de grève, c’est un vrai sacrifice, alors on y va aussi pour les soutenir », ajoute Anna.
« Et puis, c’est aussi une question de démocratie, reprend Judith. Une majorité de Français est contre cette réforme. Nous sommes nombreux à manifester. Si elle passe encore avec un 49-3, qu’est-ce que ça voudra dire de l’état de notre démocratie ? » Les trois jeunes femmes évoquent d’autres alternatives, comme augmenter les cotisations des entreprises ou, disent-elles en chœur, « taxer les riches ». « Qu’ils remettent l’ISF ! », ajoute Thaïs.
Derrière les trois copines, un baffle retransmet les discours prononcés sur le camion-tribune devant le carré de tête. Au micro, Colin Champion, président du premier syndicat lycéen, Voix lycéenne : « Nous qui sommes jeunes, on ne se rappelle pas distinctement la retraite à 60 ans. Mais nous qui sommes si jeunes, nous nous rendons bien compte qu’en l’espace de douze ans, l’âge de la retraite a reculé de quatre ans. »
Une réforme qui concerne aussi les jeunes
Alors « jusqu’où ? », s’interrogent des étudiants et jeunes travailleurs dans le cortège. Parmi eux, Quentin, thésard, et Johan, ancien professeur de physique-chimie, au chômage après avoir démissionné de l’Éducation nationale. Les deux compères avaient fait leurs études ensemble, ils se sont retrouvés par hasard à la manifestation. « Les gens, ils en bavent déjà, balaye Quentin. Ils travaillent trop, trop longtemps. »
Les deux manifestants de 27 ans trouvent honteux l’argument de la Macronie selon lequel cette réforme serait faite pour que les jeunes puissent avoir une retraite, comme le développait de manière mélodramatique la « première dame » sur TF1, le 9 janvier. « C’est un argument hypocrite, ajoute Johan, comme tous les arguments qu’ils utilisent pour cette réforme : ils mentent. Par ailleurs, si on allonge le temps du travail pour les seniors, l’accès au monde du travail pour les jeunes sera plus compliqué encore. Et puis, si on est jeune aujourd’hui, on sera vieux demain, donc on se bat aussi pour nos retraites à nous. »
Aurélien Le Coq, co-animateur des Jeunes insoumis, ne dit pas autre chose et se félicite de cette initiative qui a vocation à servir de « déclencheur » de la mobilisation des jeunes dans les lycées et les universités (les étudiant·es étaient encore récemment en partiels). « Les jeunes seront parmi les premières victimes de cette réforme, argue-t-il. Ils ne veulent pas voir leurs parents ou leurs grands-parents mourir au travail. » Comme le représentant insoumis, Quentin et Johan préféreraient une retraite à 60 ans.
Nous disons que le temps de la vie n’est pas seulement celui que vous croyez utile parce qu’il produit. C’est aussi le temps libre !
Le sujet est au centre du bref discours prononcé par Jean-Luc Mélenchon quelques instants plus tard : « Ils n’ont pas compris pourquoi nous sommes là. Nous disons que le temps de la vie n’est pas seulement celui que vous croyez utile parce qu’il produit. C’est aussi le temps libre ! Celui qui nous donne la possibilité d’être pleinement humains. » Si, des quatre partis membres de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), seule La France insoumise (LFI) soutenait officiellement – et a largement pris en main matériellement – cette marche, plusieurs figures de l’alliance (et au-delà, à l’instar d’Olivier Besancenot du Nouveau Parti anticapitaliste) y ont pris la parole tout au long de la manifestation. Un rite institué depuis la marche contre la vie chère, le 16 octobre dernier.
La députée écologiste Sandrine Rousseau était du nombre. « Je soutiens toutes les mobilisations, il faut que tout converge, même s’il est évident que les syndicats sont en lead et donnent la cadence dans cette bataille », explique-t-elle. Pour l’économiste, l’enjeu est d’autant plus important pour les 18-25 ans que non seulement ils seraient impactés en termes d’emplois par l’allongement de l’âge légal de départ, mais en cas de passage en force, ils pourraient subir dans la foulée une hausse des frais d’université. « Macron a lancé un ballon d’essai en évoquant ce sujet pendant la campagne présidentielle, et quand il fait ça, on sait ce qu’il en est... », suggère-t-elle.
Et elle n’est pas la seule à faire le constat de l’accumulation des réformes pénalisant les jeunes. Dans le cortège, elles et ils parlent de l’angoisse de Parcoursup, du manque de places à l’université, de la précarité.
Sofia, Basile et Lucie sont étudiant·es et membres de la Fédération des jeunes révolutionnaires. Ils distribuent un tract : « Passer de 62 à 64 ans, c’est nous voler deux ans de vie ! Quand cessera-t-on de nous exploiter ? » Et de faire le lien avec le service national universel (SNU), ersatz de service militaire pour les jeunes de 15 à 17 ans mis en place par Emmanuel Macron. « Alors que le gouvernement ne nous donne que les emplois précaires, le chômage et l’armée pour perspective, il entend encore mettre des milliards pour généraliser le SNU quand il brise nos retraites. »
À quelques mètres de là, d’autres jeunes tractent. Ils portent un gilet orange « Dernière rénovation ». Eux font le lien entre la réforme des retraites et la lutte écologiste : « Ces luttes sont liées parce que, dans les deux cas, il s’agit d’avoir un futur, non seulement désirable, mais aussi un futur tout court. On veut rester en vie mais aussi vivre dignement » (lire notre article sur les jeunes militants écolos mobilisés contre la réforme).
Une Nupes à géométrie variable
Des écologistes étaient d’ailleurs présent·es dans la foule, comme les députées Sandra Regol, Sophie Taillé-Polian et Marie-Charlotte Garin. Les socialistes, eux, sont aux abonnés absents – trop occupés à régler leurs querelles internes à la suite de la victoire contestée d’Olivier Faure au congrès du Parti socialiste (PS) –, tout comme les communistes, opposés à cette marche qui « contrarie », selon eux, le calendrier syndical. C'est pour la même raison que l'Unef et les Jeunes communistes n'y participaient pas.
C’est donc une Nupes à géométrie variable qui a rejoint les cortèges samedi, en dépit du fait que le vent social devrait souffler dans ses voiles, après la journée historique du 19 janvier, qui a réuni plus d’un million de personnes.
La gauche unie a l’avantage, dans cette séquence, d’avoir pris un engagement commun que rappelle la députée insoumise Raquel Garrido : « Nous avons stabilisé le programme commun de la Nupes sur la retraite à 60 ans, c’est un point d’appui majeur, car auparavant il y avait une dissonance à gauche sur cette question, notamment du côté social-démocrate. C’est un socle programmatique qui fait résonance avec l’unité syndicale. »
Sur le camion-tribune, comme dans le carré de tête, un jeune député insoumis s’impose comme une figure centrale de la journée. Louis Boyard, député du Val-de-Marne, 22 ans, était engagé à l’Union nationale lycéenne (UNL) avant son élection. Depuis des mois, il fait la tournée des facultés pour sensibiliser la jeunesse et nouer des liens avec ses organisations. La marche du 21 janvier en est le fruit. « Macron et ses amis ne s’attendaient pas à ce que vous soyez là ! Il vous méprise parce qu’il a peur de vous ! », clame-t-il du haut de l’estrade, ajoutant : « Ce qui a manqué aux “gilets jaunes”, c’est la jeunesse. Et aujourd’hui, voilà qu’elle est là ! »
Juste avant les banderoles et les pancartes des Jeunes insoumis, celles du Pink bloc, regroupant les manifestant·es LGBTQI+. Elles, ils et iels ont des affiches qui ramènent un peu de paillettes dans cette journée froide de janvier. On y voit Dalida, sur fond coloré, chanter qu’« il venait d’avoir 60 ans, c’était le plus bel argument de sa retraiiiiteuh ». Et tout le monde de scander : « Trans, gouines, tapettes en grève pour les retraites » ; ou encore : « La retraite à 20 ans, pour baiser il faut du temps ».
Dans le Pink bloc, Gaëlle, salariée, et Colline, en recherche d’emploi, marchent en se dandinant au rythme des remix de Dalida. Si le cortège est joyeux, le sujet n’en est pas moins sérieux : « Les LGBT sont des travailleurs plus précaires que les autres et je pense notamment aux personnes trans qui subissent une vraie discrimination dans le monde du travail, explique Gaëlle. Cette précarité, c’est toute la vie qu’on la subit, et ça a un impact sur le niveau de nos retraites. La réforme ne va rien arranger. »
Derrière, défilent quelques militants syndicaux mais surtout de nombreux groupes d’Insoumis et Insoumises, chaque département avec sa banderole. Alors que la manière dont LFI a pris les devants de cette marche n’avait pas fait consensus au sein du mouvement, tiraillé ces derniers mois par des divergences internes, Manuel Bompard, le nouveau coordinateur (à la désignation contestée), espère que la page de ces turbulences est tournée. « Tout le monde a conscience que l’objectif est d’être les plus en avant et les plus unis dans la bataille, dit-il. La clé de la victoire, c’est l’unité syndicale et politique. »
Sur ce point, et sur le respect dû aux organisations syndicales, tout le monde semble d’accord. Prochaine étape : la journée d’action du 31 janvier convoquée par l’intersyndicale, à laquelle plusieurs des jeunes interrogé·es aujourd’hui comptent participer. « Le 31, la rivière doit sortir de son lit », clame le député François Ruffin.
Victor Fernandez sur https://rapportsdeforce.fr/
Deux jours après la mobilisation réussie des organisations syndicales, les jeunes de la Nupes appelaient à une seconde manifestation. Si elle est farouchement opposée au recul de l’âge de départ à la retraite, la jeunesse ne semble pas encore avoir trouvé de modalité d’organisation pour la suite.
Après la manifestation historique du 19 janvier, les organisations de jeunesse de la Nupes appelaient à une seconde manifestation ce samedi 21 janvier. Dans l’étroite rue du faubourg Saint-Antoine, le cortège, qui ralliait Nation depuis Bastille, pouvait paraître fourni, mais faisait pâle figure face aux 400 000 manifestants annoncés par les syndicats deux jours plus tôt. Selon les organisations de jeunesse, 150 000 personnes ont répondu à l’appel. La police en a décompté 10 000 contre 80 000 à la manifestation de l’avant-veille.
Dans le cortège, on croise de nombreux manifestants ayant probablement quitté les bancs de l’école depuis longtemps. Mais la jeunesse constitue malgré tout une part importante des troupes. Si quelques syndicalistes interviennent pour expliquer leur combat au reste de la foule, les drapeaux des syndicats ont été remplacés par ceux des partis. Face à des jeunes et des moins jeunes, les logos de la France Insoumise, de la Nupes, du NPA ou encore du POI, sont nombreux à orner le ciel.
Pas de mobilisation au sein des universités
Pour certains, cette nouvelle date fait office de rattrapage. « J’habite près de Cergy donc je n’ai pas pu venir jeudi, avec la grève des transports », explique Milena, 21 ans. À côté d’elle, Maëlle, qui étudie, elle aussi, le droit à l’université de Nanterre, le confesse également : « je n’étais pas disponible pour venir jeudi ». Mais pour Milena, « c’est important d’être là pour montrer qu’on n’est pas content » face à une réforme que les deux étudiantes disent impopulaire auprès de leurs camarades de fac. Une colère qui ne se transformera pas pour autant en mouvement d’occupation de leur fac, prédisent-elles. « Macron fait ce qu’il veut », se désespère Milena.
Plus loin dans le cortège, Audrey, Yasmine et Cyril font le même constat. La première, étudiante de 23 ans à Agro Paris Tech, indique que certains de ses camarades circulent régulièrement au sein du campus pour parler de la réforme des retraites. Un petit groupe d’étudiants s’est même organisé pour venir ensemble à la manifestation. Mais le pas semble encore trop grand à franchir pour basculer vers une occupation du campus. « C’est déjà arrivé il y a deux ans, quand on a voulu vendre notre campus au privé. Mais pour l’instant, la question ne se pose pas », souligne-t-elle.
Des jeunes pourtant opposés à la réforme
Faute d’organiser une mobilisation massive au sein de leur lieu d’étude, un certain nombre de jeunes n’exclut pas de participer à d’autres manifestations à l’avenir. « Je ne sais pas si on va faire plier le gouvernement, mais la bataille dans les esprits est déjà gagnée », se réjouit Arthur, 23 ans, qui était déjà présent lors de la mobilisation de 2019. Il se dit déterminé à « maintenir la pression sur le gouvernement » même si ses camarades de l’ENS, pourtant d’accord avec lui, n’ont pas non plus prévu de lancer un mouvement étudiant d’ampleur.
C’est donc peut-être en dehors des structures étudiantes que les jeunes se mobiliseront. Lors de cette manifestation, les organisations de jeunes antiracistes donnaient de la voix pour soutenir les sans-papiers et victimes du racisme d’État, que la réforme des retraites affectera tout particulièrement.
publié le 22 janvier 2023
Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr
La cour de Versailles a infirmé le jugement en référé du tribunal de commerce de Nanterre qui avait interdit aux journalistes de Reflets de publier de nouveaux articles utilisant des informations issues d’un piratage dont a été victime le groupe Altice de Patrick Drahi.
La cour d’appel de Versailles a annulé, jeudi 19 janvier, la décision du tribunal de commerce de Nanterre qui avait ordonné une censure préventive du site d’information Reflets demandée par le groupe Altice au nom du secret des affaires.
« Le secret des affaires ne peut être opposé aux journalistes de Reflets qui ont fait leur travail d’investigation », affirme l’arrêt, consulté par Mediapart, qui valide sans ambiguïté la série d’articles que le site d’information a continué à publier, malgré l’interdiction qui lui en avait été faite.
Cette censure préventive avait été ordonnée le 6 octobre dernier par le tribunal de commerce de Nanterre, saisi en référé par le groupe Altice. Au mois d’août, un groupe de pirates informatiques, baptisé Hive, avait réussi à s’introduire dans les serveurs du groupe présidé par Patrick Drahi, à copier les données et à y déposer un ransomware, ou rançongiciel, qui a chiffré l’intégralité des données.
Les hackeurs de Hive avaient également laissé un message réclamant le versement d’une rançon, fixée par la suite à 5 550 000 euros, en échange d’un logiciel permettant de déchiffrer les données.
La société de Patrick Drahi ayant refusé de payer la rançon, Hive avait mis en ligne, le 25 août, environ 25 % des données qu’il possède sur un « hidden service », un site internet non référencé et uniquement accessible via le logiciel Tor et un navigateur spécifique. La publication de ces données avait rapidement circulé sur les réseaux sociaux et, entre les 5 et 7 septembre, Reflets avait publié une première série de trois articles les exploitant.
Le 16 septembre, le groupe Altice avait saisi en référé le tribunal de commerce pour demander la suppression des articles au nom d’un « trouble manifestement illicite » que causerait leur publication. Il invoquait également un potentiel « dommage imminent » qui résulterait de la publication de nouveaux articles par Reflets, et demandait donc qu’il lui soit interdit d’exploiter plus avant les données piratées.
Parmi les faits caractérisant le « trouble manifestement illicite » et le « dommage imminent », Altice mettait en avant plusieurs arguments, comme le fait que Reflets se rendait complice de « recel de piratage de données », qu’il faisait le jeu des pirates en accentuant la pression pour payer la rançon ou encore que les publications étaient une infraction au « secret des affaires ».
Ce dernier argument avait suscité une vive émotion au sein du monde de la presse. Lorsqu’ils commettent des délits de presse, les journalistes relèvent en effet normalement de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui prévoit une procédure spécifique devant des magistrats spécialisés du tribunal judiciaire, et offrant certaines garanties.
Pour traîner Reflets devant le tribunal de commerce, le groupe Altice a eu recours à la loi relative à la protection du secret des affaires du 30 juillet 2018. Ce texte avait été à l’époque vivement contesté par les associations de défense de la liberté de la presse et par de nombreux journalistes et juristes qui pointaient justement son risque d’instrumentalisation.
Dans son jugement, le tribunal de commerce avait écarté tout « trouble manifestement illicite ». Mais il avait estimé que la publication de futurs articles par Reflets faisait peser sur Altice le risque d’un « dommage imminent », à savoir la violation de son secret des affaires.
« En conséquence », le juge des référés avait ordonné à Reflets « de ne pas publier […] de nouvelles informations, dont il n’est pas contesté qu’elles ont été obtenues illégalement par le groupe Hive, quand bien même ce dernier les aurait déjà mises en ligne ».
Reflets avait immédiatement interjeté appel, ainsi qu’Altice. Le groupe de Patrick Drahi demandait en effet que soit reconnu le « trouble manifestement illicite » et donc la suppression des articles, dont ceux que Reflets a continué à publier malgré la décision du tribunal de commerce.
Dans la partie de son arrêté consacrée au secret des affaires, la cour d’appel de Versailles prend soin de rappeler l’exception au bénéfice des journalistes inscrite à l’article L. 151-8 du Code de commerce. Celui-ci dispose en effet que le secret des affaires « n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue […] pour exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ».
Le secret des affaires ne peut être opposé aux journalistes de Reflets qui ont fait leur travail d’investigation.
L’arrêt n’en conclut pas pour autant à une immunité générale des journalistes. Pour chaque passage incriminé par Altice, la cour a vérifié s’il correspondait bien à l’exercice du « droit à la liberté d’expression et de communication » tel que prévu par l’article L. 151-8 du Code de commerce. Et, à chaque fois, elle a conclu que c’était le cas. « Le secret des affaires ne peut être opposé aux journalistes de Reflets qui ont fait leur travail d’investigation », affirme-t-elle ainsi pour l’un d’eux.
La cour d’appel a également mené « un contrôle de proportionnalité […] entre les intérêts contradictoires qui se font face, d’une part ceux des journalistes, tenant de la liberté d’informer, d’autre part ceux d’Altice qui se dit fragilisée par les publications litigieuses ». « Il est d’abord relevé qu’aucun manque de fiabilité des informations publiées n’est rapporté », pointe l’arrêt.
Altice reprochait notamment à Reflets de donner trop de détails sur les moyens de consulter les données piratées, et sur les diverses utilisations frauduleuses qui pourraient en être faites. Or, « ces informations publiées relèvent d’un débat d’intérêt général justement parce que ces faits se multiplient et qu’il faut les connaître pour pouvoir s’en défendre », répond la cour.
Concernant le risque que la révélation de ces données ferait peser sur Altice, l’arrêt souligne que « pour toutes ces informations, le risque encouru est de même nature, avec ou sans les articles parus sur Internet, dès lors que ces données sont rendues publiques ».
La cour d’appel a par ailleurs refusé de se pencher sur les accusations de « recel de données piratées ». « Dans le cadre de la présente procédure, il n’est ni question de rechercher la responsabilité pénale » de Reflets « ni question, à l’inverse, d’accorder une immunité systématique aux journalistes », balaye l’arrêt.
Enfin, l’arrêt répond à l’accusation de « sensationnalisme » qu’Altice portait à l’encontre des articles de Reflets. « Le sensationnalisme allégué n’est illustré […] par aucun propos probant […] qui figurerait dans les articles litigieux, et ne ressort pas de la lecture des articles qui sont essentiellement factuels », affirme la cour d’appel.
En conséquence, la cour d’appel estime qu’Altice n’est ni victime d’un « trouble manifestement illicite » ni menacé par un « dommage imminent ». Elle refuse d’ordonner la suppression des articles publiés et de ne pas en publier des nouveaux. Enfin, elle condamne le groupe Altice à payer, au titre des frais de justice, 5 000 euros à Reflets et 2 000 euros au Syndicat national des journalistes (SNJ) qui s’était joint à la procédure.
Parallèlement à ce référé, le groupe Altice avait également lancé une demande de censure sur le fond. Celle-ci sera étudiée dans les mois à venir.
publié le 21 janvier 2023
Par Elisa Verbeke et Baptiste Villermet sur https://www.streetpress.com
Dix jeunes expliquent à StreetPress pourquoi ils ont marché dans Paris, ce 19 janvier. Certains pour leurs retraites et leur santé, d’autres pour celles de leurs proches.
« Les jeunes s’en foutent, de leur retraite, ce n’est pas un sujet », a assuré un ministre au JDD. Ils étaient pourtant présents dans les rues de Paris et partout en France ce jeudi 19 janvier 2023, pour protester contre la réforme des retraites. 10 étudiants, lycéens et jeunes salariés ont expliqué pourquoi ils ont décidé de descendre dans la rue.
Romane, 22 ans, étudiante en dernière année d’éduc’ spé’
Dans le cortège des travailleurs de l’hôpital, Romane est bien plus jeune que ses camarades de lutte. Cette étudiante de 22 ans, en dernière année d’éduc’ spé’ est particulièrement remontée : « Je suis ici avec mes parents. Ils travaillent avec des publics difficiles, à l’hôpital psychiatrique. Et moi aussi je vais travailler avec des publics difficiles. » En colère, elle reproche : « Ce sont des métiers pénibles, qui ne sont pas considérés comme tels. On est des travailleurs oubliés. Et pourtant, on va devoir travailler encore plus longtemps. »
Axel, 18 ans, étudiant en sociologie
C’est la première manifestation d’Axel. À seulement 18 ans, cet étudiant en première année de socio accompagne sa mère, syndiquée à Force Ouvrière Essonne. « Il y a une vraie différence à partir à 62 ou 64 ans. Quand tu exerces des métiers manuels ou des métiers avec moins de prestige, où tu gagnes moins, le corps est plus abîmé. Ils taffent et paient la retraite des riches, car eux vivent plus longtemps et plus confortablement. »
Colline, 22 ans, ingénieure agronome dans une fondation de recherche, et Chloé, 24 ans, mannequin
« Ma mère doit partir à la retraite plus tard que mon père, parce qu’elle était à 80% pour nous éduquer. Elle a une maladie professionnelle, à 52 ans. Dans quel état elle sera si elle doit travailler jusqu’à 65 ans ? », s’insurge Colline, 22 ans, avant d’ajouter : « Si on allonge cette durée-là, les gens vont vivre plus de pénibilité à la fin de leur carrière. » Cette ingénieure agronome est reconnue comme travailleuse handicapée : « J’ai peur qu’avec d’autres réformes, on me retire cette reconnaissance. » Chloé, 24 ans et mannequin, tient une brosse à toilettes à l’effigie de Macron. Elle ajoute : « C’est un ras-le-bol général. J’en ai ras le cul de ce gouvernement, ce foutage de gueule me rend malade. »
Chahine, 24 ans, étudiant en santé publique et épidémiologie
Chahine distribue des journaux marxistes nommés « Révolution » sur la place de la République. « Un mouvement politique qui compte beaucoup de partisans en Angleterre ! », certifie-t-il. L’étudiant en Master 2 de santé publique et en épidémiologie a 24 ans. Pour lui, cette réforme est « brutale » : « Si je finis mes études à 25 ans, ça m’emmènera à travailler jusqu’à 68 ans. C’est inimaginable ! La moyenne de l’espérance de vie en bonne santé tourne autour des 60 ans. Ce qu’on nous promet, c’est de travailler après cet âge. Il faut dire non tout de suite ! »
Noémie, 16 ans, lycéenne
Noémie, 16 ans, est la vice-présidente du syndicat FIDL Val-de-Marne. Pour la lycéenne, « cette réforme est anti-sociale ». « Les vieux vont travailler plus longtemps alors qu’un quart des plus pauvres sont morts avant leur départ à la retraite. » L’air déterminé, pancarte à la main, l’élève en première générale poursuit : « Les pauvres vont devoir cotiser pour que les plus riches touchent leurs retraites. » L’augmentation de l’âge de départ à la retraite l’inquiète. « Nos aînés seront plus longtemps sur le marché de l’emploi. *Ce sont des emplois qu’on n’aura pas, alors qu’on sait que le taux de chômage chez les 18 – 25 ans est de 18%. » Soit 11 points de plus que la moyenne nationale.
Naoufel, Axel et Maxime, 22, 23 et 21 ans, développeur et jeunes diplômés
La bande se prend en photo et pose avec leurs pancartes. Sur l’une d’entre elles, un « Pas content ». « Référence à Asterix », plaisante Naoufel, 22 ans et développeur depuis trois ans. « Je suis là pour défendre notre droit à la retraite, c’est une réforme injuste. » Axel, son comparse jeune diplômé, sans emploi, le rejoint : « Avec l’ISF, on pourrait faire des économies un peu partout. Mais c’est à nous qu’on demande de travailler plus longtemps plutôt que de taxer les hypers riches et les grosses entreprises. » Maxime, le dernier du trio, tient une pancarte avec un dessin détourné de Diable positif, un youtubeur qui décrypte l’actualité. Il n’a pas l’habitude de descendre dans la rue. Mais il raconte, touché, être là pour sa mère : « Elle a 62 ans et souffre déjà de problèmes de santé. On ne peut pas la laisser travailler deux ans de plus… »
Ugo, 20 ans, étudiant en droit, sciences politique, vice-président et trésorier de l’Unef Paris 1
Ugo a 20 ans et propose des pistes de solutions : « Le gouvernement veut faire payer des millions de personnes pour régler un problème de déficit temporaire. Il pourrait être réglé en taxant les milliardaires à hauteur de 2%, en augmentant les cotisations des entreprises. » Le trésorier et vice-président de l’Unef Paris 1 ajoute : « C’est un coût qu’on fait payer à une population qui travaille de plus en plus, qui ne voit pas ses salaires indexés à l’inflation et qui souffre d’un grand taux de chômage, surtout les jeunes. »
L’étudiant en droit et sciences politique en Licence 1, ne se sent pas concerné par la pénibilité du travail. Mais il conscientise : « Être prof par exemple, n’est pas considéré comme un métier pénible. Il n’y a pas d’aménagement, mais quand on doit se lever, s’accroupir, parler à des enfants qui ont trois ans et qui passent leur journée en mouvement, c’est absolument physique. » Pour lui, « le critère de la pénibilité est très lacunaire sur plein de points et n’est pas suffisant. »
Ce 19 janvier, 1,12 million de personnes ont manifesté dans toute la France contre la réforme des retraites, dont 80.000 à Paris, selon le ministère de l’Intérieur. La CGT avance, elle, « plus de 2 millions » de manifestants en France, dont 400.000 à Paris. Quant à Emmanuel Macron, il a annoncé, depuis Barcelone, que l’exécutif poursuivra sa réforme des retraites « avec détermination ».
publié le 21 janvier 2023
par Ignacio Cembrero sur https://orientxxi.info/
Le Maroc a confié la gestion de son réseau d’influence à son service secret extérieur, ce qui a suscité l’ouverture d’un débat au Parlement européen sur les allégations de corruption et d’ingérence étrangère de Rabat, alors même que l’institution s’apprête à voter pour la première fois depuis un quart de siècle une résolution critiquant la situation des droits humains dans ce pays.
À l’automne 2021, les 90 députés membres des commissions des affaires étrangères et du développement du Parlement européen ont dû, comme chaque année, choisir les trois candidats sélectionnés pour obtenir le prix Sakharov des droits de l’homme, le plus prestigieux de ceux que décernent les institutions européennes. Au premier tour sont arrivés ex aequo Jeanine Añez, l’ancienne présidente de la Bolivie, candidate présentée le parti d’extrême droite espagnol Vox au nom du groupe Conservateurs et réformistes, et l’activiste saharaouie Sultana Khaya, parrainée par Les Verts et le Groupe de gauche. La première des deux femmes purge une peine de prison dans son pays pour « terrorisme, sédition et conspiration » à la suite du coup d’État qui a mis fin à la présidence d’Evo Morales en novembre 2019. La deuxième était, en octobre 2021, depuis un an en réclusion à son domicile de Boujador (Sahara occidental) et affirme avoir été violée, ainsi que sa sœur, par les forces de l’ordre marocaines.
Pour départager les deux candidates, il a fallu revoter pour que l’une ou l’autre rentre dans la short list de trois sélectionné·es susceptibles de recevoir le prix. Tonino Picula, un ancien ministre socialiste croate, a alors envoyé un courriel urgent à tous les députés de son groupe, leur demandant de soutenir Jeanine Añez. Ce n’était pas une initiative personnelle. Il a précisé qu’il avait écrit ce courriel au nom de Pedro Marqués, député portugais et vice-président du groupe socialiste. Celui-ci agissait vraisemblablement à son tour sur instruction de la présidente du groupe, l’Espagnole Iratxe García. Añez est donc sortie victorieuse de ce deuxième tour de vote.
Les socialistes bloquent les résolutions sur les droits humains
Cet épisode illustre à quel point le Maroc a été, depuis des décennies, l’enfant gâté du Parlement européen. Socialistes, surtout espagnols et français, et bon nombre de conservateurs, ont multiplié les égards vis-à-vis de la monarchie alaouite. Alors que de nombreux pays tiers ont fait l’objet de résolutions critiquant durement leurs abus en matière de droits humains, le Maroc a été épargné depuis 1996. « Pendant de longues années, les socialistes ont systématiquement bloqué tout débat ou résolution en séance plénière qui puisse déranger un tant soit peu le Maroc », regrette Miguel Urban, député du Groupe de gauche.
Rabat n’a été épinglé que dans de très rares cas pour sa politique migratoire. Il a fallu que plus de 10 000 immigrés irréguliers marocains, dont 20 % de mineurs, entrent le 17 et 18 mai 2021 dans la ville espagnole de Ceuta, pour que le Parlement européen se décide à voter, le 10 juin 2021, une résolution appelant le Maroc à cesser de faire pression sur l’Espagne. L’initiative est partie non pas des socialistes ni des conservateurs, mais de Jordi Cañas, un député espagnol de Renew Europe (libéraux). Elle a obtenu 397 votes pour, 85 contre et un nombre exceptionnellement élevé d’abstentions (196). Parmi les abstentionnistes et ceux qui s’y sont opposé figuraient nombre de députés français.
Un réseau de corruption
Derrière la longue liste de votes favorables aux intérêts du Maroc, empêchant d’aborder les questions gênantes en matière de droits humains, ou sur des sujets plus substantiels comme les accords de pêche et d’association, il n’y a pas eu que le réseau de corruption que la presse appelle « Qatargate » alors que, chronologiquement, c’est davantage d’un « Marocgate » qu’il s’agit. Il y a eu d’abord ces idées répandues entre eurodéputés que le voisin du Sud est un partenaire soucieux de renforcer ses liens avec l’Union européenne ; qu’il est en Afrique du Nord, et même dans le monde arabe, le pays le plus proche de l’Occident et celui dont les valeurs et le système politique ressemblent davantage à une démocratie.
Nul besoin donc, apparemment, de mettre en place un réseau de corruption quand la partie était pratiquement gagnée d’avance. C’est pourtant ce que le royaume a fait depuis une douzaine d’années d’après les fuites sur l’enquête menée depuis juillet 2022 par le juge d’instruction belge Michel Claise, spécialisé dans la criminalité financière, et publiées par la presse belge et italienne depuis la mi-décembre. « Le Maroc ne se contentait pas de 90 %, il voulait les 100 % », expliquent, en des termes identiques, les députés espagnols Miguel Urban, du Groupe de gauche, et Ana Miranda, des Verts.
L’engrenage du Marocgate est né en 2011 quand s’est nouée la relation entre le député européen socialiste italien Pier Antonio Panzeri et Abderrahim Atmoun, député marocain du parti Authenticité et modernité, fondé par le principal conseiller du roi Mohamed VI, et coprésident de la commission parlementaire mixte Maroc-UE jusqu’en juin 2019. Cette année-là il fut nommé ambassadeur du Maroc à Varsovie.
Révélations de Wikileaks
Les révélations de ce que l’on a appelé le Wikileaks marocain révèleront, fin 2014, à quel point les autorités marocaines apprécient Panzeri. Des centaines de courriels et de documents confidentiels de la diplomatie marocaine et du service de renseignements extérieurs (Direction générale d’études de documentation) ont alors été diffusés sur Twitter par un profil anonyme qui se faisait appeler Chris Coleman. On sait aujourd’hui qui se cachait derrière cet anonymat : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services secrets français se vengeaient ainsi de plusieurs coups bas que leur avaient infligés leurs collègues marocains, à commencer par la divulgation par Le 360, un journal proche du palais, du nom de leur cheffe d’antenne à Rabat.
Dans ces câbles diplomatiques marocains, Panzeri est décrit comme « un allié pour combattre l’activisme grandissant des ennemis du Maroc en Europe ». Il a occupé, pour cela, des postes clefs au Parlement, comme celui de président de la délégation pour les relations avec les pays du Maghreb et de la sous-commission droits de l’homme. Selon l’enquête du juge Claise, Panzeri a impliqué son ex-femme et sa fille, mais surtout Eva Kaili, vice-présidente socialiste du Parlement européen, et Francesco Giorgi, qui fut son assistant parlementaire et qui était en couple avec la députée grecque. Il a été le premier à avouer, lors d’un interrogatoire en décembre 2022, qu’il travaillait pour le Maroc. Il a signé mardi 17 janvier un mémorandum avec le procureur fédéral (en vertu de la loi sur les repentis) dans lequel s’engage à faire « des déclarations substantielles, révélatrices, sincères et complètes » dans le cadre de l’enquête pour corruption.
La justice belge a aussi demandé la levée de l’immunité parlementaire de deux autres socialistes, le Belge Marc Tarabella, et l’italien Andrea Cozzolino. Ce dernier avait partiellement pris le relais de Panzeri dans les deux organes qu’il présidait. Il s’était aussi montré très actif, tout comme Eva Kaili, au sein de la commission d’enquête parlementaire sur Pegasus et autres logiciels espions qui concerne de près le Maroc. « Kaili a cherché à freiner l’enquête sur le logiciel Pegasus », a affirmé, le 19 décembre, Sophie in’t Veld, la députée néerlandaise qui a rédigé le rapport préliminaire sur ce programme informatique d’espionnage, dans une interview au journal italien Domani.
L’« équipe Panzeri », qui compterait d’autres membres non encore dévoilés, aurait reçu 50 000 euros pour chaque amendement anti-Maroc torpillé, selon le quotidien belge De Standaard. La somme semble modeste en comparaison de celles supposément versées par Ben Samikh Al-Marri, ministre d’État du Qatar, pour améliorer l’image du pays qui s’apprêtait à accueillir la Coupe du monde de football à Doha. L’essentiel du million et demi d’euros en liquide saisi par la police fédérale belge lors des perquisitions effectuées à la mi-décembre proviendrait de l’émirat. Il s’est apparemment servi du réseau constitué par Panzeri. Celui-ci a continué à fonctionner après sa défaite aux élections européennes de 2019. Pour ce faire le député battu a d’ailleurs fondé une ONG bidon à Bruxelles, Fight Impunity.
En marge des bribes de l’enquête publiées par la presse, Vincent Van Quickenborne, le ministre belge de la Justice, a laissé entrevoir l’implication du Maroc dans ce réseau, le 14 décembre, sans toutefois le nommer. Il a fait allusion à un pays qui cherchait à exercer son influence sur les négociations de pêche menées par l’UE, or c’est avec le Maroc que la Commission a signé son plus gros accord, et sur la gestion du culte musulman en Belgique. Les immigrés marocains constituent la plus importante communauté musulmane en dans ce pays.
Passage de relais aux services
En 2019, Abderrahim Atmoun, l’homme politique marocain devenu ambassadeur, est passé au second plan. La DGED, le service de renseignements marocain à l’étranger, a pris le relais et commencé à chapeauter directement le réseau Panzeri, d’après les informations recueillies par la presse belge. Concrètement, c’est l’agent Mohamed Belahrech, alias M 118, qui en a pris les rênes. Panzeri et Cozzolino auraient d’ailleurs voyagé séparément à Rabat pour y rencontrer Yassine Mansouri, le patron de la DGED, le seul service secret marocain qui dépend directement du palais royal.
Belahrech n’était pas un inconnu pour les services espagnols et français. Sa femme, Naima Lamalmi, ouvre en 2013 l’agence de voyages Aya Travel à Mataró, près de Barcelone, selon le quotidien El Mundo. On le revoit après à Paris, en 2015, où il réussit à être le destinataire final des fiches « S », de personnes fichées pour terrorisme, qui passent entre les mains d’un capitaine de la police aux frontières en poste à l’aéroport d’Orly, selon le journal Libération.
L’intrusion des espions marocains dans les cercles parlementaires bruxellois attire rapidement l’attention des autres services européens. Vincent Van Quickenborne a confirmé que l’investigation a été menée, au départ, par la Sûreté de l’État belge, le service civil de renseignements, avec des « partenaires étrangers ». Puis le dossier a été remis, le 12 juillet 2022, au parquet fédéral. Il Sole 24 Ore, quotidien économique italien, précise que ce sont les Italiens, les Français, les Polonais, les Grecs et les Espagnols qui ont travaillé d’arrache-pied avec les Belges.
Ces derniers ont, tout comme les Français, des comptes à régler avec les Marocains. En 2018 ils avaient déjà détecté une autre opération d’infiltration de la DGED au Parlement européen à travers Kaoutar Fal. Ce fut le député européen français Gilles Pargneaux qui lui a ouvert les portes de l’institution pour organiser une conférence sur le développement économique du Sahara occidental. Elle a finalement été expulsée de Belgique en juillet de cette année, car elle constituait une « menace pour la sécurité nationale » et collectait des « renseignements au profit du Maroc », selon le communiqué de la Sûreté. En janvier 2022, il y a eu une autre expulsion : celle de l’imam marocain Mohamed Toujgani, qui prêchait à Molenbeek (Bruxelles). Il cherchait, semble-t-il, à mettre la main sur les communautés musulmanes de Belgique pour le compte de la DGED.
Si le réseau Panzeri avait fonctionné correctement au service du Maroc du temps où il était en apparence géré par Abderrahim Atmoun, quel besoin de recourir il y a quatre ans aux hommes de l’ombre pour le piloter au risque d’ameuter des services européens ? Aboubakr Jamai, directeur du programme des relations internationales de l’Institut américain universitaire d’Aix-en-Provence, ose une explication : « Les services secrets sont enhardis au Maroc ». « La diplomatie y est menée par le contre-espionnage et d’autres services intérieurs. L’État profond, le makhzen, est aujourd’hui réduit à sa plus simple expression : son expression sécuritaire ». Et cette expression manque de tact quand il s’agit de mener la politique étrangère du royaume. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita a, lui, un autre point de vue sur le scandale dont pâtit le Parlement. Son pays subit un « harcèlement et des attaques médiatiques multiples (…) qui émanent de personnes et de structures dérangées par ce Maroc qui renforce son leadership », a-t-il affirmé, le 5 janvier à Rabat, lors d’une conférence de presse avec Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères. Celui-ci n’a pas hésité à exprimer en désaccord : « Nous sommes préoccupés par ces événements rapportés par la presse ». Ils sont inquiétants et les accusations sont graves. La position de l’UE est claire : il ne peut y avoir d’impunité pour la corruption. Tolérance zéro.
Les propos de Borrell ne faisaient qu’anticiper un autre changement de ton, celui du Parlement européen. La conférence des présidents de groupes parlementaires a donné son accord, le 12 janvier, à ce que soit soumise à la séance plénière du 19 une résolution réprobatrice sur la liberté de presse au Maroc et les journalistes qui y sont emprisonnés, surtout les trois plus influents, Omar Radi, Souleiman Raissouni et Toufiq Bouachire. Ce sera la première fois, depuis plus d’un quart de siècle, que sera voté dans l’hémicycle un texte critique sur le premier partenaire arabe de l’UE qui ne concerne pas sa politique migratoire. Il a été précédé, le mardi 17, d’un autre débat, aussi en séance plénière, sur les « Nouveaux développements des allégations de corruption et d’ingérence étrangère, y compris celles concernant le Maroc ». Le temps de l’impunité semble terminé pour le Maroc.
publié le 20 janvier 2023
Victor Fernandez https://rapportsdeforce.fr
400 000 personnes ont manifesté à Paris contre la réforme des retraites, selon les syndicats. Pour la police ils étaient 80 000. Malgré les écarts de chiffres, organisations syndicales et ministère de l’intérieur s’accordent sur un fait : ce 19 janvier a vu naître la plus grosse manifestation de l’ère Macron. La première étape d’un mouvement qui va s’ancrer dans la durée ? L’intersyndicale a déjà annoncé une prochaine journée de grève interprofessionnelle le 31 janvier.
A Paris, c’est un cortège massif qui s’est lentement élancé de la place de la République jusqu’à la place de la Nation. La CGT a annoncé 400 000 personnes, la police 80 000. Le 5 décembre 2019, lors de la première manifestation contre la retraite à points, les chiffres étaient en deçà du résultat du jour. Respectivement 250 000 pour les organisations syndicales et 65 000 pour la police. A l’échelle nationale, Philippe Martinez a déclaré 2 millions de manifestants, les forces de l’ordre 1,12 million. Tout le monde est donc d’accord : la manifestation du jour est bien la plus grosse jamais vue sous l’ère Macron.
« Je ne m’attendais pas à une mobilisation de cette taille »
Dans le cortège parisien, si de nombreux manifestants s’attendaient à une forte mobilisation, ils se disent également agréablement surpris du nombre de personnes présentes. Le flux est si important qu’il alimente deux cortèges, l’un boulevard Voltaire, l’autre boulevard du Temple. « C’est fort, très fort, se réjouit Jacques Borensztejn, secrétaire adjoint de l’union départemental FO 75. Je ne m’attendais pas à une mobilisation de cette taille. Au-delà de la manifestation, les échos qui nous reviennent des premières assemblées générales (AG) sont encourageants. La grève continue et, dans certaines AG, ils ont appelé à la grève jusqu’au retrait. »
Au jeu de la comparaison avec la mobilisation de décembre 2019, cette nouvelle date présente quelques avantages, assure l’élu syndical : le nombre mais aussi la rapidité de la mobilisation. « Le 5 décembre 2019, la mobilisation avait été préparée dès septembre. Là, en 9 jours seulement on a eu un mouvement assez fort. »
Un levier pour le futur
Quelques centaines de mètres avant la place de la Bastille, un nombre assez important de manifestants ont affronté la police pendant plusieurs heures. En amont du parcours, l’ambiance s’avérait beaucoup plus conviviale : on y croisait des manifestants de tout âge, ce qui pouvait contraster avec les manifestations des dernières années. Une base sur laquelle construire de futures mobilisations, au-delà même du mouvement contre la réforme des retraites ? Pour Wag, étudiant à l’Université Paris 13, cette lutte peut être « un levier ». « Il y a eu beaucoup de lois dégueulasses : celles sur les expulsions des locataires, sur l’assurance chômage, sur la dissolution des associations. Par exemple, la lutte pour les travailleurs sans papiers mobilise moins de monde et ça ne veut pas dire que c’est moins important. » Dans son université, il assure que la mobilisation reste cependant à construire.
« Il y a des gens qui sont en retard. Ils ne sont pas vraiment politisés. » Laurent, comédien, fait le même constat dans son secteur. « Dans l’ensemble, c’est une profession peu syndiquée », souligne celui qui appartient au syndicat français des artistes interprètes et assure avoir une « longue histoire de syndicalisation ». « Les mobilisations sont bonnes pour faire avancer la lutte mais aussi en tant qu’outil d’éducation populaire », continue-t-il.
Les 60 ans, tout de suite ?
Dans le cortège parisien, de nombreuses pancartes revendiquent un retour à 60 ans de l’âge de la retraite. Mais les manifestants rencontrés au long du parcours, d’accord sur le fond de la revendication, se montrent sceptiques sur la possibilité de dépasser la stricte lutte défensive. « Oui, nous avons des propositions d’amélioration. Mais le premier objectif, c’est de faire tomber la réforme », assure Jacques Borensztejn. « Techniquement, on pourrait baisser l’âge à 55 ans et travailler 20 ou 25 heures par semaine, souligne Laurent. Mais politiquement, ce n’est pas évident de le demander là tout de suite. » Pour Wag, cette mobilisation est une « revanche ». « Pourquoi on a les 62 ans ? Car on a perdu en 2010. » Alors que le gouvernement mise sa crédibilité politique sur cette réforme, les prochaines semaines s’annoncent cruciales pour inverser le rapport de force. Prochain rendez-vous le 31 janvier.
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Réunie au siège de Solidaires ce jeudi soir pour donner une suite aux manifestations du jour qui ont rassemblées plus de 2 millions de personnes, l’intersyndicale appelle à manifester de nouveau quelque jours avant le début de l’examen du projet de loi en séance à l’Assemblée nationale, le 6 février. D’ici-là, la CGT devrait mobiliser dans des secteurs clefs.
L’intersyndicale espérait un million de manifestants et de grévistes pour cette première journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Ce jeudi 19 janvier, ils étaient plus de 2 millions à défiler partout en France, selon la CGT, dont 400000 à Paris, 140000 à Marseille et 40000 à Lyon. «Les chiffres nous ont surpris, mais cela démontre que le mouvement est populaire», assure Catherine Perret, secrétaire confédérale CGT.
Les villes moyennes ont elles-aussi connu une affluence record: 12 000 à Saint-Nazaire, 6 000 à Troyes ou encore 3000 à Montargis. «Des niveaux de mobilisation qui correspondent au plus fort de la contestation de 2010», mesure Catherine Perret, alors que les représentants des huit organisations de travailleurs arrivaient au siège de Solidaires pour évaluer le mouvement social et lui donner une suite. Fort du succès du jour, l’intersyndicale a annoncé une nouvelle date de manifestations et de grèves interprofessionnelles: le lundi 31 janvier.
Douze jours pour convaincre
Douze jours pour convaincre plus largement les salariés à se mobiliser: le délai peut interroger alors que des rendez-vous plus rapprochés avaient été évoqués durant la journée. «Il nous reste du travail pour expliquer la réforme, assure Benoît Teste (FSU). Ce matin dans les salles de professeurs, nous n’étions pas tous convaincu que l’on pouvait gagner. Ce soir nous le sommes.» A ses côtés, Simon Duteil (Solidaires) abonde: «Il est important de multiplier les Assemblées générales dans les entreprises». D’ici là, les confédérations entendent maintenir la pression sur le gouvernement. «L’important est d’avoir un feu roulant d’action la semaine prochaine», insiste Catherine Perret (CGT).
Les syndicats ont notamment coché la date du lundi 23 janvier, jour de la présentation du projet de loi au Conseil des ministres. «Nous laissons le soin aux équipes de choisir les formes d’actions adéquates sur le terrain. Mais il est hors de question de céder une journée entière au gouvernement», affirme Catherine Perret. Des fédérations de la CGT ont d’ores et déjà déposé des préavis dans des secteurs clefs de l’économie. Dans la chimie, une grève de 48 heures aura lieu à compter du 26 janvier, puis 72 heures la semaine suivante. Dans l’énergie, la CGT mines énergies entend, en plus des 26 et 27 janvier, mobiliser le 6 février avec un appel à la grève de 72 heures, suivi d’un possible mouvement reconductible. «Il n’est pas improbable que nous nous calquions sur ce calendrier», confiait un cadre de la CGT RATP, mardi. Ce vendredi après-midi, une réunion interfédérale devrait décider du calendrier dans les transports.
De son côté, la CFDT entend d’abord «réussir la journée du 31 janvier». Selon Marylise Léon, la confédération «ne donnera pas d’autre date d’ici là nos militants». La secrétaire générale adjointe cédétiste souligne «la forte réussite» de cette première journée, dont l’intersyndicale a été un «facteur essentiel.» Un avis partagé par l’ensemble des centrales, déterminées à obtenir le retrait du projet Borne. «Neuf travailleurs sur dix rejettent la réforme. Le message est très clair. Le gouvernement doit renoncer au 64 ans et à la hausse de la durée de cotisation», insiste Murielle Guilbert la co-déléguée de Solidaires.
publié le 20 janvier 2023
par Nils Hollenstein sur https://basta.media/
Alors que l’hôpital, l’école, les transports sont à bout, Lucie Castets, co-porte-parole du collectif « Nos services publics », alerte sur l’état alarmant du secteur public et esquisse des solutions concrètes pour sortir de l’impasse. Entretien.
Basta! : La Poste a acté début janvier la fin du timbre rouge. Est-ce pour vous un nouveau révélateur de la dégradation de ce service public ?
Lucie Castets : On constate que la logique de rentabilité prend parfois le pas sur des logiques de service public. On entend très bien que le maintien d’un timbre rouge, qui comporte des contraintes en matière de délai de délivrance du courrier, ça coûte cher. Mais cela ne doit pas être la seule considération à prendre en compte lorsqu’on décide du maintien ou non d’une politique. Sinon, par exemple, et c’est ce qui arrive, on supprime des lignes de train et on ferme des lits dans les hôpitaux.
Quels sont les autres secteurs du service public qui se dégradent particulièrement selon vous ?
Lucie Castets : Un des domaines où c’est le plus flagrant, c’est la santé. N’importe quelle personne qui se rend aux urgences peut voir à quel point la situation est délétère. Le personnel de santé fait face à des conditions de travail inacceptables. C’est le cas dans de nombreux secteurs du service public.
« On n’arrive plus à recruter des fonctionnaires. Il y a énormément de places vacantes dans tous les domaines du service public »
Cette situation s’illustre aussi par le fait qu’on n’arrive pas à recruter des fonctionnaires. Il y a énormément de places vacantes dans tous les domaines du service public, avec de moins en moins de personnes qui se présentent aux concours de la fonction publique. Pour vous donner un chiffre : on avait en moyenne pour les concours du services public 15 candidats pour une place en 1997 contre six candidats pour une place l’année dernière.
Ça s’explique assez facilement par d’une part des rémunérations qui ne sont pas attractives et d’autre part des conditions de travail dont on sait qu’elles sont extrêmement difficiles. C’est un cercle vicieux : si vous savez que les conditions de travail sont dures, vous ne postulez pas et les agents déjà en poste se retrouvent dans une situation encore plus dure parce qu’ils doivent faire le travail de plusieurs personnes. C’est vrai à l’hôpital, mais aussi à l’école.
Est-ce qu’on ne va pas arriver à un point de rupture ?
Lucie Castets : Cela s’est progressivement étiolé et on arrive en effet à un point de rupture. Par exemple, à l’école, on voit la qualité de l’enseignement se dégrader, il y a de moins en moins de mixité sociale. Les gens favorisés mettent de plus en plus leurs enfants dans des écoles privées.
« A l'hôpital, la conséquence, ce sont des gens qui peuvent mourir parce qu’ils sont soignés dans de moins bonnes conditions »
Les indicateurs sont malheureusement encore plus manifestes à l’hôpital public. La conséquence, ce sont des pertes de chance, c’est-à-dire que des gens peuvent mourir parce qu’ils sont soignés dans de moins bonnes conditions ou pas pris en charge assez vite. Je pense qu’on arrive là au point de rupture que vous mentionnez, dans un pays où le système de santé a longtemps été une référence internationale. Il ne s’agit plus simplement d’une lente dégradation.
Le collectif « Nos services publics », dont vous êtes l’une des cofondatrices, a été lancé en 2021. Pourquoi avoir décidé de constituer ce groupe ?
Lucie Castets : L’idée est née du constat que tous les services publics se détériorent, mais aussi du constat paradoxal que le rôle de l’État et des collectivités territoriales n’a jamais été aussi décisif alors que la défiance envers les institutions publiques est très forte. Face au changement climatique, on pense que le rôle d’organisation de l’État et des collectivités est majeur et que les besoins, notamment en investissements publics, seront très importants. Sans la puissance publique, sans des agents publics bien formés, bien traités et motivés, on ne saura pas organiser l’adaptation et la lutte contre le réchauffement.
« Sans des agents publics bien formés, bien traités et motivés, on ne saura pas organiser la lutte contre le réchauffement climatique »
Le collectif est essentiellement composé d’agents publics. On parle de l’intérieur du service public. L’idée, c’était que nous ne sommes pas élus, mais que nous avons quand même un devoir qui est celui de servir au mieux le public et de répondre aux besoins des gens. À notre sens, notre parole est importante pour décrire le fonctionnement, mais aussi les dysfonctionnements des services publics.
Est-ce principalement la baisse des dépenses publiques qui occasionne ces dysfonctionnements et cette dégradation ?
Lucie Castets : Pour nous, il y a deux raisons principales qui sont très liées. La première correspond à une tendance de long terme. Les gouvernements successifs ont progressivement imposé des instruments de finances publiques qui encadrent très strictement les niveaux de dépenses et l’évolution du nombre d’agents publics. On a ce qu’on appelle des « plafonds d’emploi » par ministère et des normes renforcées en matière de dépenses publiques. On pilote avec le prisme de la dépense, pas du besoin. Par exemple, dans la santé, ce qu’on appelle l’Ondam [Objectif national de dépenses d’assurance maladie, ndlr] fixe un plafond pour les dépenses de santé.
Qui ne peut pas être dépassé ?
Lucie Castets : Qui n’est pas censé être dépassé. Et ça conduit à des aberrations. Parfois, vous avez une nouvelle mission à remplir et vous ne pouvez pas le faire parce que vous n’avez pas assez d’agents en interne. Donc, vous faites appel à un cabinet de conseil qui coûte beaucoup plus cher. C’est absurde et contradictoire.
La deuxième raison est plus d’ordre culturel ou sociologique. C’est ce qu’on appelle dans notre collectif « une petite pensée magique ». C’est l’idée selon laquelle le privé fonctionnerait mieux par nature que le public et qu’il serait donc important de rationaliser la taille de l’État en la réduisant à des missions « absolument nécessaires ». Mais en réalité, on ne définit pas ce que c’est la mission nécessaire. Et force est de constater que ces doctrines-là ont conduit à réduire des pans entiers de service public ou à en détériorer l’efficacité.
Les services publics fonctionnaient-ils mieux « avant » ?
Lucie Castets : Notre revendication n’est pas de dire « il faut absolument restaurer ce qui existait avant, car c’était parfait ». On dit simplement qu’il faut revenir sur les règles de finances publiques qui sont aujourd’hui extrêmement contraignantes et donc les assouplir. Il faut se redonner les moyens d’avoir un service public qui répond aux besoins des gens.
« Nous ne disons pas qu’il ne faut rien changer, il y a beaucoup d’efforts à faire en matière de simplification »
Nous ne disons pas qu’il ne faut rien changer par rapport à ce qui était fait avant. Il y a notamment beaucoup d’efforts à faire en matière de simplification de la bureaucratisation et il faut une gouvernance qui fasse plus confiance aux agents publics. Ce n’est pas un discours passéiste ou réactionnaire. Nous revendiquons plutôt de nous donner les moyens, et une fois qu’on a les moyens, on réfléchit à comment faire fonctionner tout ça pour répondre aux besoins des citoyens. Il y a d’ailleurs des besoins qui évoluent beaucoup. Nous avons par exemple une population vieillissante, il faudra s’y adapter.
Votre collectif a publié une étude sur la plateforme Parcoursup, dont le processus d’affectation commence ce 18 janvier. Vous parlez d’une « génération en attente ». Pourquoi ?
Lucie Castets : C’est tout simplement lié au fonctionnement de Parcoursup. Les vœux d’affectation ne sont plus classés [comme sur l’ancienne plateforme Admission post-bac, ndlr]. Donc, tant que ceux qui sont mieux classés que vous par les établissements n’ont pas donné leur réponse dans le système, vous devez attendre. Ça crée énormément de frustrations.
Par ailleurs, on peut douter de la qualité de l’appariement entre les vœux et l’affectation finale. D’une part, on ne sait pas le mesurer puisque comme vous ne classez plus vos vœux, on ne sait pas si vous auriez préféré avoir le vœu numéro un ou numéro dix. D’autre part, parce qu’on ne peut pas interroger tous les élèves post-affectation.
Je pense qu’il faut revoir les algorithmes de Parcoursup, qui ne fonctionnent pas en l’état. Par ailleurs, il faut donner plus de moyens à l’enseignement supérieur pour ouvrir plus de places à l’université et éviter une telle situation.
On revient toujours à la question des moyens. Est-ce la solution centrale ?
Lucie Castets : C’est une solution indispensable, mais pas suffisante. Il faut se donner davantage de moyens pour avoir un service public de qualité dans tous les secteurs. Cela passe notamment par la rémunération des agents publics. Si vous ne changez pas durablement la rémunération des personnels de santé, par exemple, les gens ne vont pas venir dans le métier pour recevoir une prime de 100 euros de temps en temps. On a oublié très rapidement la question des premiers de corvée. Après le Covid, on s’était quand même rendu compte qu’il y avait des métiers socialement plus utiles que d’autres et que paradoxalement c’était probablement ceux qui étaient le moins bien rémunérés. C’est ça qu’il faut changer.
Toutefois, ce n’est pas qu’une question de rémunération. C’est une question globale de valorisation des agents et d’attractivité de la fonction publique. Les moyens matériels sont aussi un enjeu. Des écoles qui s’effondrent, un hôpital public avec la queue pour faire un scanner, ce n’est pas acceptable.
« La raison principale qui motive les gens à rejoindre le service public, c’est de servir l’intérêt général »
Il faut aussi davantage faire confiance aux gens qui sont sur le terrain. Aujourd’hui, les agents publics doivent justifier en permanence de ce qu’ils font. Cela crée beaucoup de bureaucratie et donne un service public de moindre qualité.
Avec son nouveau projet de réforme des retraites, le gouvernement souhaite supprimer certains régimes spéciaux des agents publics. Garder ces régimes spéciaux est-il pour vous un moyen de redonner de l’attractivité ?
Lucie Castets : Quand nous avons réalisé notre étude sur la crise de sens des agents du service public, nous avons constaté que la raison principale qui motive les gens à rejoindre le service public, c’est de servir l’intérêt général. Ce n’était pas l’emploi à vie ou les conditions de rémunération.
Ce résultat est très loin des caricatures qu’on entend souvent de « tu deviens fonctionnaire parce que c’est la bonne planque ». Je ne pense pas que les gens rejoignent tel service public ou parapublic parce qu’il y a un régime de retraite spécial. Donc, je ne dirais pas que c’est un enjeu d’attractivité.
Quelles autres pistes d’amélioration concrètes voyez-vous pour l’avenir du service public ?
Lucie Castets : Ce qui est notable, c’est qu’on ne parle jamais du service public en termes d’objectifs. Jamais on n’entend des ministres dire « j’aime le service public ». On a quasiment jamais de pub pour le recrutement de fonctionnaires non plus. On en a quelques-unes pour l’armée ou pour l’administration pénitentiaire, mais pas de campagne qui valorise d’autres types d’agents ou le service public en tant que tel. Pour nous, c’est l’illustration d’un manque total de vision sur le rôle de l’État et ça joue aussi sur le consentement à l’impôt, pourtant déterminant pour financer des services publics qui fonctionnent bien.
Mais les gens voient aussi que les grandes entreprises bénéficient de baisses d’impôt et trouvent peut-être injuste qu’eux contribuent à financer les services publics ?
Lucie Castets : Je partage totalement votre réflexion. Il y a un manque de progressivité du système fiscal, qu’il faudrait réformer. Quand vous êtes de la classe moyenne, vous vous retrouvez à payer quasiment autant d’impôts, proportionnellement à vos revenus, que les gens très riches. Notamment parce qu’ils ont plein de dispositifs d’optimisation et des revenus qui ne sont pas des revenus du travail, mais plutôt des revenus du capital. Je comprends que ça soit de nature à renforcer la méfiance envers l’impôt.
Mais je pense que c’est important que les gens comprennent que si on baisse les impôts, demain, il y a beaucoup de choses auxquelles ils n’auront plus accès. Je pense que beaucoup de gens prennent comme acquis le fait que quand on va aux urgences, on nous soigne. Pour moi, le cœur de la question, c’est le renforcement du consentement à l’impôt. Ça va de pair avec le discours qu’on a sur le rôle de l’État. On va avoir massivement besoin de l’État pour planifier la transition écologique et j’espère que cela va participer à la diffusion de messages plus positifs sur le service public.
publié le 19 janvier 2023
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
L’immense majorité des Français rejette la réforme du gouvernement, qui prévoit un recul de deux années supplémentaires de l’âge légal et un allongement de la durée de cotisation. Alors que la bataille des retraites a débuté, l'Humanité donne la parole aux salariés. Témoignages
Souvent présenté comme le roi de la division, il faut reconnaître à Emmanuel Macron un talent certain dans l’art de fédérer des pans entiers de la société… contre lui. Les sondages qui se suivent campent un pays farouchement opposé à la réforme des retraites et cette opposition transcende les appartenances de classe ou d’âge. Selon une étude Odoxa réalisée début janvier, 80 % des sondés s’opposent à un recul de l’âge légal à 64 ans.
En septembre 2022, une enquête de l’Ifop montrait que l’opposition aux 64 ans était majoritaire dans toutes les couches de la population, jeunes comme quinquagénaires, catégories populaires comme cadres, à trois exceptions près: les chefs d’entreprise (qui soutiennent la mesure à 54 %), les retraités (50 % de taux d’adhésion) et les plus riches (56 % d’adhésion). Ou pour résumer en caricaturant à peine, le cœur de l’électorat macroniste… En attendant, les annonces de l’exécutif, faites à la presse le 10 janvier, n’ont pas changé la donne: les salariés continuent, dans leur immense majorité, à s’opposer au « travailler plus » de l’Élysée.
MÉTIERS PÉNIBLES
« 60 ans c’est déjà trop tard. Alors, imaginez, deux ans supplémentaires ! »
David et Pedro travaillent tous les deux chez TotalEnergies, dans la raffinerie de Feyzin (Rhône), un site qui fut le fer de lance de la grande grève des raffineurs à l’automne dernier. À l’époque, ils ont tous les deux eu du mal à encaisser les commentaires acerbes qui les dépeignaient en «privilégiés», trop bien payés pour se plaindre.
Calme et méthodique, Pedro Afonso (délégué CGT) dresse la liste impressionnante de tous les facteurs de pénibilité auxquels sont exposés les opérateurs de raffinerie: « Il y a d’abord les gaz que vous respirez (même si vous êtes protégé), comme l’hydrogène sulfuré, qui est létal au-delà d’un certain niveau de concentration. Il y a ensuite le travail posté, impliquant les horaires décalés. Parlons aussi de certaines plateformes situées à 60 mètres de hauteur, auxquelles vous accédez par des échelles. Accumulez tout ça, et vous comprendrez pourquoi la perspective de bosser deux ans de plus nous paraît impensable. »
Même constat pour David, 46 ans, qui travaille aux expéditions de carburant de la raffinerie. « Depuis vingt-trois ans que je suis ici, ça commence à chiffrer, sourit-il avec un brin de fatalisme. En principe, on dispose de masques individuels avec bouteilles d’air, pour éviter de respirer tous les gaz toxiques qui flottent dans l’air. Mais tu en inhales toujours un peu. On voit régulièrement des collègues mourir de cancer, deux ou trois ans après avoir pris leur retraite. »
« On travaille tout le temps en horaires décalés, poursuit-il. Les jours où tu bosses de nuit, tu dois te lever à 3 heures du matin. Quand tu subis ce régime-là cinq jours d’affilée, tu es tellement défoncé le vendredi qu’il te faut deux jours pour récupérer… » Aujourd’hui, explique-t-il, il peut espérer partir à 60 ans à la retraite, grâce à un dispositif pénibilité «maison», à condition d’avoir travaillé vingt-cinq ans en 3 x 8. « Mais 60 ans, pour nous, c’est déjà trop tard, prévient-il. Alors imaginez ce que ça voudrait dire de bosser deux ans supplémentaires, avec cette réforme… Cela nous semble simplement irréaliste. »
TRENTENAIRES
« J’adore mon métier, mais je ne tiendrai pas jusqu’à 64 ans. »
À 29 ans, Abdel se considère volontiers comme un salarié épanoui. Il est manager dans une société de conseil parisienne qui fournit des outils de stratégie organisationnelle à de grosses entreprises. Dans le fond, sa société occupe un peu le même créneau que le tant décrié cabinet McKinsey, à cela près que « nous, on ne vend pas des présentations à 1 million d’euros les trois slides ! », se marre- t-il. Il a calculé que, même sans la réforme, il devra travailler jusqu’à 67 ans au moins pour bénéficier d’une retraite à taux plein, au vu de son entrée tardive sur le marché du travail. Impensable, selon lui. « Je ne pourrai jamais tenir ce rythme jusqu’à cet âge-là, explique-t-il. C’est un métier très exigeant, qui comporte des astreintes, de grosses charges de travail. Il m’arrive souvent de faire des semaines à 70 heures, quand on déploie un nouvel outil informatique par exemple. Ce secteur est très touché par le burn-out: depuis que j’ai commencé, j’ai dû voir sept ou huit salariés craquer autour de moi. »
En septembre 2022, un sondage Ifop révélait que 73 % des 25-34 ans rejetaient un recul de l’âge légal à 64 ans. « Même si nous ne sommes pas directement concernés, nos parents le sont bien souvent, souligne Agathe Le Berder, 31 ans, qui anime le collectif des jeunes diplômés au sein de l’Ugict-CGT. Et on les voit tirer sur la corde: ma mère, assistante sociale, est actuellement en arrêt maladie. À mon âge, beaucoup doivent prendre conscience que leurs parents vont devoir subir, durant deux années supplémentaires, des conditions de travail qui les épuisent. Comment se projeter soi-même dans ces conditions? Pourquoi résisterais-je mieux que mes parents ? »
Par ailleurs, les jeunes ont toutes les raisons d’avoir une piètre image du marché du travail, auquel ils n’accèdent que par un long sas de précarité. « Le temps d’obtention d’un premier emploi en CDI, c’est deux ans et huit mois pour une jeune diplômée, rappelle Agathe. Lorsque nous finissons nos études, nous enchaînons bien souvent les CDD, qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec notre niveau de qualification. Sans compter les périodes de chômage, qui ne sont pas prises en compte pour le calcul des pensions… » Autant de facteurs qui rendent de plus en plus hasardeuse la perspective de pouvoir partir un jour à la retraite à taux plein.
CADRES
« Cette réforme va dégrader les conditions de travail de millions de salariés. »
Dociles, les cadres? L’adjectif fait bondir Alexis, 48 ans, ancien DRH pour une entreprise de taille intermédiaire, aujourd’hui en pleine reconversion. «Il y a une colère chez les cadres que mesure mal Emmanuel Macron, explique-t-il. Même si beaucoup d’entre eux ont voté pour lui, il y a des choses qui passent de moins en moins.» Les sondages en attestent. D’après l’Ifop (septembre 2022), 71 % de cette catégorie de population s’opposaient à l’allongement de la durée de cotisation: c’est bien l’accélération de la réforme Touraine (voir encadré) qui va les frapper de plein fouet, beaucoup plus que le recul de l’âge légal, au vu de leur entrée tardive sur le marché du travail.
Né en 1974, Alexis est directement concerné. Il a écouté attentivement les représentants du gouvernement dérouler leurs éléments de langage pour justifier la réforme, mais n’arrive pas à y adhérer : « On nous parle de réaliser des économies sur le dos de l’ensemble des salariés. L’État jette pourtant de l’argent par les fenêtres tous les ans, sans que Macron ne s’en émeuve! Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai travaillé pour quatre sociétés différentes, j’ai vu les directions bidonner leurs chiffres en matière de dépenses de recherche pour toucher le crédit d’impôt recherche (CIR) plein pot. J’ai regardé les chiffres: cette niche fiscale nous coûte 7 milliards d’euros par an ! »
Comme de plus en plus de cadres, Alexis a décidé de jeter l’éponge, après plus de quinze années passées dans les ressources humaines. Alors même qu’il adorait le métier, au moins au début. « Je n’ai pas choisi cette carrière en étant contraint et forcé, raconte-t-il. C’était un choix qui correspondait à mes valeurs, à mon goût du contact humain. Mais les stratégies d’entreprise ont fini par m’écœurer: quand vous devez mettre en œuvre des plans de licenciement alors que la boîte pourrait très bien faire autrement, ce n’est pas tenable. »
Alexis admet volontiers que la pénibilité d’un métier de cadre n’a rien à voir avec celle d’un ouvrier à la chaîne, mais il évoque une «souffrance psychique» réelle, incompatible avec l’allongement des carrières imposé par l’exécutif. « Cette réforme n’a aucun sens, résume-t-il. Elle va dégrader les conditions de travail de millions de salariés, pour dégager quelques milliards d’euros d’économies qu’on pourrait très bien réaliser autrement. »
QUINQUAGÉNAIRES
À notre âge, les directions nous poussent vers la sortie. »
Après vingt-cinq ans de boîte, Marie considère que son métier est « devenu absurde » et, pourtant, sa direction déploie des trésors d’énergie pour lui prouver le contraire. « À Capgemini, nous avons droit à la totale, ironise-t-elle. Nous avons les “hapiness managers” (managers du bonheur), qui nous envoient des mails infantilisants ; nous avons les soirées bowling, pour resserrer les liens entre les équipes ; les photos rigolotes… Cela marche très bien chez les personnes les plus corporate, celles qui y croient encore. » Ce n’est pas le cas de Marie, technicienne informatique, qui estime que les petites attentions de la direction ne pèsent pas bien lourd face aux suppressions de postes, au collectif de travail parti en fumée, à l’enfer du lean management (chasse aux actions considérées comme sans valeur ajoutée).
À 59 ans, elle sait qu’elle va devoir patienter un peu pour pouvoir partir à la retraite : elle a commencé à travailler tôt, mais a connu une carrière en pointillé, avec une baisse d’activité de plus de dix ans pour pouvoir élever ses enfants. Le discours gouvernemental autour de la nécessité d’augmenter le taux d’emploi des seniors la laisse de marbre: « En pratique, les entreprises ne veulent plus de nous, passé un certain âge. Les directions considèrent que nous ne sommes plus assez efficaces, plus assez malléables. Cela se traduit par une mise au placard et, un jour, on nous pousse gentiment vers la sortie: “Tu sais, si tu veux partir, il va y avoir des ruptures conventionnelles. ” Les grands groupes comme le mien font des ruptures conventionnelles à tour de bras. »
Elle ne fait pas partie de ceux que l’inactivité professionnelle angoisse. Au contraire, elle voit la retraite comme un vaste territoire à explorer, où tout est possible: « Je n’aspire pas à être toujours en poste à 64 ans. J’ai hâte de profiter de la retraite pour faire tout ce que je n’ai pas le temps de faire aujourd’hui: découvrir les arts, dessiner, faire de la sculpture, etc. Et m’occuper de mes petits-enfants, profiter de ceux que j’aime. »
publié le 19 janvier 2023
Marion d'Allard sur www.humanite.fr
Ce lundi, à Grand-Couronne, les flammes ont détruit un hangar de stockage de l’entreprise Bolloré Logistics. L’immense panache de fumée toxique inquiète les riverains alors que la préfecture minimise l’ampleur du risque sanitaire.
Ce lundi, peu après 16 heures 30, ordre a été donné d’évacuer le site Bolloré Logistics de Grand-Couronne, au sud-ouest de Rouen. En cause, un incendie dans trois unités de stockage, renfermant quelque 12 000 batteries automobiles au lithium, des pneus, des palettes et des textiles. Ce mardi, Pierre-André Durand, préfet de Seine-maritime, affirmait que l’incendie « maitrisé », ne présentait « aucun risque pour la population », et ce, malgré «quelques foyers résiduels en cours de refroidissement». « Il n’y a pas de blessés, pas de victimes et pas de destruction voisine », poursuivait-il.
Reste qu’un peu plus de trois après l’incendie du l’usine de produits chimiques Lubrizol, située à peine une dizaine de kilomètres plus au Nord, les riverains redoutent la recrudescence de ce genre d’incidents. D’autant que si contrairement à Lubrizol, le site de Bolloré Logistics n’est pas classé Seveso (qui identifie les emprises industrielles à “hauts risques”), « les incendies de batteries lithium sont très polluants” et peuvent être “graves pour la santé », explique Paul Poulain, expert en risques industriels, interrogé par l’AFP. En somme, résume Gérald Le Corre, responsable santé et travail à la CGT, « ce n’est pas parce que le site Bolloré n’est pas classé Seveso que les fumées de l’incendie ne sont pas toxiques, cancérogènes et dangereuses pour la santé des pompiers, des riverains, des travailleurs ». Dans un tel contexte, le syndicaliste « exige la transparence complète », notamment via la publication « sans délai (…) de la nature des produits partis en fumées, des résultats de toutes les analyses réalisées en lien avec l’incendie », mais également « des documents de Bolloré concernant le risque incendie dont les rapports de visite de son assureur ». Mais pas seulement. La CGT, qui déplore, une nouvelle fois qu’aucun registre départemental n’existe sur les cas de cancer et de malformations demande « la mise en place d’un suivi médical pour l’ensemble des riverains et travailleur.e.s exposés dont les pompiers, en commençant par la mise en œuvre immédiate de prélèvements urinaires et sanguins conservatoires.»
En ce qui concerne les riverains, plusieurs élus locaux sont montés au créneau, dénonçant le manque de prévention et l’alerte tardive. « Beaucoup d’habitants n’ont pas reçu de SMS d’alerte », déplore par exemple Alma Dufour, député LFI de Seine-Maritime. Ce système, mis en place suite à l’incendie de Lubrizol reposant sur le volontariat. Mais « la sirène d’alarme n’a pas retenti non plus », poursuit l’élue, qui rapporte le témoignage de « plusieurs personnes qui étaient dehors et exposées à l’épaisse fumée de l’incendie pendant plusieurs minutes, voire, dizaines de minutes ». Sur la même ligne que la CGT, Alma Dufour qui « dénonce le fait que les habitants de la Métropole de Rouen soient toujours victimes du manque d’information et de l’absence de prise au sérieux des risques d’exposition à des substances chimiques dangereuses en combustion », demande la transparence sur cette affaire.
La préfecture a assuré que « tous les résultats » d’analyses seraient publiées. Le procureur de la République de Rouen, pour sa part, a annoncé l’ouverture d’une enquête « afin de déterminer les causes de l’accident et de savoir si l’incendie est volontaire ou non ».
Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr
À Grand-Couronne, au sud de Rouen, un grave incendie a dévasté un entrepôt stockant des produits toxiques, notamment pour Bolloré Logistics. La préfecture s’est empressée de nier les risques, en dépit des rapports d’expertises sur la dangerosité du sinistre.
Malgré les flammes, la noirceur de la fumée et la taille de son panache, allongé sur sept kilomètres, il n’aura fallu que 3 h 20 à la préfecture de Seine-Maritime, lundi 16 janvier, pour écarter l’idée d’une menace. À Grand-Couronne (Seine-Maritime), un grave incendie a ravagé un entrepôt de Bolloré Logistics, stockant 12 250 batteries au lithium, à proximité de 70 000 pneus, eux aussi partis en fumée.
Dans cette commune du sud de Rouen et dans la métropole normande, l’odeur de brûlé et la vue de la fumée ont aussitôt ravivé le traumatisme de Lubrizol, cette usine d’huiles de moteur détruite en 2019 par un violent sinistre. Des images spectaculaires ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux.
Le feu se déclare lundi après-midi, à 16 h 30, selon la préfecture. À peine trois heures plus tard, à 19 h 52, elle publie sur son compte Twitter un message annonçant qu’« aucun élément particulier préoccupant » n’a été mesuré par les pompiers. À 0 h 45, elle communique un nouveau point de la situation : « À ce stade, aucun risque particulier n’a été identifié. » À 8 heures le lendemain matin, même message : « À ce stade, aucun risque particulier n’a été identifié. » Mardi 17 janvier à 19 heures, plus de 24 heures après le début de l’incendie, le bilan est toujours aussi rassurant : les mesures prises dans l’environnement par les pompiers « n’ont pas montré de risques pour la population dans le département ».
Pourtant, le lithium et les pneumatiques font partie des produits émettant des « substances toxiques » en cas d’incendie recensées par l’Ineris, l’expert public sur la maîtrise des risques industriels. Dans un rapport publié en janvier 2022, à la suite des graves incendies de Lubrizol et de Notre-Dame-de-Paris, consultable en ligne, on voit que lors d’essais, la combustion de batteries au lithium et de pneumatiques dégage des composés organiques volatiles (COV), substances dont les formes les plus nocives sont cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), qui à haute dose sont des irritants aux effets neurotoxiques, sont également mesurés, ainsi que des particules fines, dont les effets délétères sur la santé sont bien connus.
Concernant les batteries au lithium, le rapport s’appuie notamment sur un article scientifique expliquant que de « grosses quantités d’acide fluorhydrique peuvent être générées » ainsi que du fluorure de phosphoryle, substances dangereuses pour la santé humaine. Sur le sujet spécifique des incendies de batteries au lithium, encore mal connu, un autre document d’expertise publique est facilement disponible : une note de l’organisme de référence sur l’expertise de la santé au travail, l’INRS, indique qu’en cas d’incendie ou d’explosion, « un dégagement de gaz potentiellement toxiques et corrosifs » est à craindre.
Pour Paul Poulain, expert en sécurité industrielle, et auteur de Tout peut exploser (2021), ces informations auraient dû « faire respecter le principe de précaution le temps de l’incendie, par exemple en demandant aux gens de se confiner pour éviter de respirer des produits toxiques ».
Pour Gérald Le Corre, inspecteur du travail, responsable santé-travail à la CGT, et membre du Collectif Lubrizol, la façon dont la préfecture a communiqué sur l’incendie de Bolloré Logistics marque « un recul par rapport à ce qui s’est passé en 2019 au moment de l’accident de Lubrizol ». Selon lui, « aucune leçon n’a été tirée : les pneus sont les produits qui dégagent le plus de HAP lorsqu’ils brûlent. Un feu industriel émet des produits potentiellement cancérogènes. Comment peut-on dire qu’il n’y a pas de risques ? C’est une banalisation des feux industriels ».
Une manifestation est appelée lundi 23 janvier à Rouen « pour obtenir justice, transparence et une meilleure protection ».
Sollicitée par Mediapart, la préfecture de Seine-Maritime assure que « compte tenu de l’ensemble des connaissances » sur la nature des produits enflammés et des premières mesures réalisées sur le site par les pompiers, qui ont été « obtenues très rapidement », « il a été possible d’indiquer qu’il n’y avait pas de risque particulier pour la population et, partant, pas à actionner de mesures d’évacuation ni même de confinement ».
Le SDIS a notamment réalisé des mesures d’acides chlorhydrique et fluorhydrique et en ont détecté la présence « au plus près du foyer uniquement ». Des prélèvements dans l’air à proximité immédiate et lointaine du lieu du sinistre n’ont pas montré leur présence, vraisemblablement en raison de la grande quantité d’eau déversée et de l’effondrement du bâtiment, qui a rabattu les polluants au sol.
Mais « où ont été placées les balises de mesure des pompiers ? », demande Paul Poulain, au vu de la hauteur impressionnante du panache de fumée, monté jusqu’à 2 400 mètres dans le ciel. Elles ont été « posées au sol ou sur des éléments en hauteur, à chaque fois que cela a été possible (sur des tables, sur un toit) », répond la préfecture. Les outils de mesure ont été disposés « au droit du panache » donc en dessous, « là où se situent les populations », précisent les services de l’État.
Mardi soir, 24 heures après le début de l’incendie, les résultats des mesures des balises ont été mis en ligne sur le site de la préfecture. Ont été recherchés les pourcentages d’oxygène, la concentration de monoxyde de carbone, et le sulfure d’hydrogène. Mais « pas les HAP ni les métaux lourds », signale Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, et porte-parole de réseaux citoyens de lutte pour la santé contre les risques industriels.
Les pneus synthétiques comprennent pourtant « une kyrielle de substances chimiques », explique la chercheuse, qui alerte aussi sur le problème de la localisation des mesures : « Avec la pluie, la pollution a dû retomber en taches de léopard, de façon éparse. » Après l’incendie de Lubrizol en 2019, des traces d’hydrocarbures avaient été retrouvées dans le lait de femmes allaitantes. « Il faudrait une vraie information pour les riverains, une cartographie fine de balises de prélèvement 24 heures sur 24 sur plus de polluants. Et des analyses d’urine chez les pompiers. »
L’association Robin des bois a annoncé déposer plainte contre X, notamment pour exploitation non conforme d’une installation classée ayant dégradé substantiellement la qualité de l’air, du sol et de l’eau. « Les poursuites devront déterminer les responsabilités respectives de Bolloré Logistics et des autres parties prenantes, du propriétaire du site et des producteurs et détenteurs des déchets et des marchandises », explique-t-elle dans un communiqué.
Autre question : pourquoi la préfecture n’a-t-elle pas enclenché le signal FR-Alert, un système de communication permettant d’envoyer des messages dans tous les téléphones mobiles par ondes radio (technique dite du « cell broadcast ») ?
« C’est une occasion en or manquée, regrette Johnny Douvinet, enseignant-chercheur à l’université d’Avignon, et qui conseille le ministère de l’intérieur à ce sujet. Vu l’événement (l’incendie), la nature de ce qui a brûlé (des pneus et des batteries de lithium) et les consignes (évitez le secteur), on aurait pu s’attendre au déclenchement de notifications d’alertes sur les téléphones des individus situés autour du site. Il y a vraiment besoin d’associer information et alerte, surtout quand un incendie prend de l’ampleur. C’est une fausse idée de penser que cela va créer de la panique. »
D’après les résultats de ses recherches, en milieu urbain, le « taux d’alertabilité », c’est-à-dire la part de la population qui reçoit le message par FR-Alert, peut atteindre 95 %. Alors que l’envoi par SMS ne permet de toucher que 2 à 3 % des habitant·es – qui doivent faire l’effort de s’abonner. Lundi soir vers 18 h 30, la métropole de Rouen a envoyé un texto appelant à éviter le lieu du sinistre.
Pourtant, la préfecture de Seine-Maritime a formé ses agent·es à FR-Alert, doté d’un budget de 50 millions d’euros dans le cadre du plan France Relance. Dans un communiqué, elle a précisé n’y avoir pas fait appel car la situation ne représentait pas de « péril imminent ».
publié le 18 janvier 2023
Eva Leray sur www.humanite.fr
À Saint-Denis, ce mardi, devant le siège de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, la CGT incite les fonctionnaires et contractuels à se mobiliser, jeudi, pour défendre leurs droits, mais surtout ceux des femmes, nombreuses dans ce secteur.
Devant le siège de l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France, une fonctionnaire refuse poliment un tract distribué par la CGT. « Je suis gréviste, moi ! » lance-t-elle amusée. La réfractaire n’a pas besoin d’être convaincue. Elle sera dans la rue, jeudi, pour manifester contre la réforme des retraites. Pour les autres employés de l’ARS, ce n’est pas aussi évident. C’est pour cette raison que Gwendal Bars, délégué syndical CGT, et trois autres de ses collègues bravent le froid matinal de ce lundi d’hiver pour tracter auprès des fonctionnaires, contractuels et cadres de santé.
« Ce sont surtout les femmes qui en pâtiront »
À Saint-Denis, devant les locaux quasiment neufs du siège régional, ils interpellent chaque arrivant. Dans leurs mains, 500 tracts. Et à chaque rame de RER qui arrive, une vague d’employés débarquent sur le parvis et acceptent presque à tous les coups le document tendu. Certains fonctionnaires s’arrêtent même pour discuter avec eux, le temps de finir leur cigarette. L’un des syndicalistes s’étonne : « Traditionnellement, ça ne se passe pas comme ça. » Mais cette fois, les choses sont différentes. Si la réforme passe, « tout le monde y perd », fonctionnaires et cadres inclus, lance Gwendal Bars.
À ses côtés, Maya Mediouni, « fonctionnaire d’État », selon ses mots, tracte avec énergie. Si « tout le monde a le sentiment de se faire avoir, assure son collègue, ce sont surtout les femmes qui pâtiront de cette réforme, ainsi que les nombreux contractuels embauchés ». « Avec 80 % d’employées (à l’ARS – NDLR), l’arnaque, on va bien la sentir, lâche Maya Mediouni. La réforme pénalise les femmes, déjà touchées par de faibles rémunérations et des carrières hachées. » La salariée du public a déjà renoncé à partir à taux plein et ne se voit pas travailler au-delà de 62 ans. Mais avec la réforme, quitter le métier à cet âge entraînera une décote automatique du montant de sa pension. « Ils veulent encore me faire travailler, ça fait un moment que je fais ça, pourtant », soupire la fonctionnaire qui exerce dans le milieu de la santé depuis une vingtaine d’années.
De son côté, Gwendal Bars, amer, se moque de « la publicité interne » que le ministère du Travail leur a envoyée, la veille, par courriel. « À les écouter, il faudrait travailler jusqu’à 70 ans, c’est même encouragé ! » s’exclame-t-il, en référence à un exemple mis en évidence par le gouvernement dans sa communication. Une des pages du diaporama officiel explique: « La limite d’âge d’Éric, rédacteur territorial dans un service d’état civil d’une collectivité, est de 67 ans. Ne remplissant aucune des conditions dérogatoires requises, Éric devait cesser son activité le jour de ses 67 ans, alors qu’à titre personnel, il souhaitait rester en fonction. Avec la réforme, Éric pourra, avec l’accord de son employeur, poursuivre son activité jusqu’à l’âge de 70 ans. »
Mobilisés pour jeudi : « Les gens sont assez énervés »
L’exemple pourrait prêter à rire s’il n’était pas utilisé au premier degré. Il passe mal auprès des militants CGT. Alors, devant les locaux de l’ARS, Maya Mediouni se bat aux côtés de ses collègues syndicalistes, mais pas seulement. Les employés qui arrivent, en majorité des femmes, la saluent et échangent quelques mots. Les sourires sont nombreux sur les visages et donnent espoir pour la mobilisation de jeudi. « Les gens sont assez énervés », fait remarquer Gwendal Bars. Après les mobilisations de 2019-2020 contre le précédent projet de réforme des retraites, coupées dans leur élan par l’irruption de l’épidémie de Covid, et face au « choix de société » en jeu, le syndicaliste, optimiste, ironise : « En espérant que, cette fois, une pandémie mondiale ne viendra pas freiner la contestation. »
publié le 18 janvier 2023
Denis Sieffert sur www.politis.fr
Emmanuel Macron ne veut pas seulement « sa » réforme des retraites. Il veut, en arrière-plan de cette bataille, instituer un autre ordre social : dépolitiser les syndicats.
Laissons aux candides l’illusion vertueuse. Non, Emmanuel Macron ne veut pas sauver un système qu’il sait n’être pas en péril. Et si tel était vraiment son objectif, il aurait bien d’autres solutions que le report de l’âge de la retraite.
Malheureuse coïncidence de calendrier, trois jours avant la manifestation du 19 février, l’ONG Oxfam vient de lui suggérer, dans son rapport annuel, la plus évidente des solutions. Il suffirait que l’on prenne aux 42 milliardaires français 2 % de leur fortune pour résorber le déficit du régime des retraites. Mais il n’en fera rien.
Dans la logique libérale, même les inégalités les plus folles appartiennent à l’état de nature. Pire ! Ce sont ces déséquilibres qu’il faut protéger. On aurait parlé autrefois d’un projet de classe. C’est toujours mon vocabulaire. Les mots passent, mais les réalités demeurent. Car c’est bien dans cette perspective que s’inscrit l’offensive actuelle.
Macron ne veut pas seulement sa réforme des retraites. Il veut, en arrière-plan de cette bataille, instituer un autre ordre social. Il veut une société flexible, durablement soumise aux intérêts financiers. Et il lui faut pour cela briser toute résistance. C’est le syndicalisme comme institution démocratique qui est dans le collimateur.
Son modèle est Margaret Thatcher au moment de la grande grève des mineurs de 1984-1985. Encore s’agissait-il, à l’époque, de la fin programmée de l’industrie du charbon. Aujourd’hui, la modernité est du côté des syndicats qui défendent le droit au temps libre.
On assiste en vérité à une tentative de mise en œuvre de ce qu’on pourrait appeler la doctrine Macron. Nous avons souvent critiqué la façon dont les corps intermédiaires ont été oubliés, voire méprisés au cours du premier quinquennat. Il s’agit en vérité de beaucoup plus que cela. Dès sa première campagne présidentielle, Emmanuel Macron n’avait pas caché ses intentions.
Il avait annoncé, bravache, qu’il allait « promouvoir un syndicalisme d’entreprise ». Autrement dit, les syndicats n’ont rien à faire dans la rue pour défendre nos retraites. Leur place est dans l’entreprise. Des super-délégués du personnel, en quelque sorte. « Je souhaite un syndicalisme moins politique, avait-il confessé en 2017, on a besoin de corps intermédiaires, mais à la bonne place. »
La « bonne place », pour lui, c’est dans le huis clos avec le chef d’entreprise. Là où le rapport de force est le plus défavorable. Là où les solidarités interprofessionnelles sont impossibles. Dans ses déclarations, Macron poussait sa logique jusqu’au bout. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas aider les entreprises à favoriser l’éclosion de sections syndicales limitées à des tâches de formation et à l’apprentissage de négociations empreintes de courtoisie ?
Avec cette floraison de syndicats « maison », on se dit que le syndicalisme vertical, qui est aux antipodes de la culture démocratique, n’est pas très loin. En bon petit soldat du capitalisme financier, Macron n’a pas renoncé à ces objectifs. Ils font assurément partie de ses motivations actuelles.
Défendre la démocratie sociale est donc l’un des enjeux de la mobilisation qui monte dans le pays. Emmanuel Macron n’a pas « les yeux de Caligula » (puisque c’est ainsi que François Mitterrand voyait Margaret Thatcher), il ne porte pas sur le visage les signes d’une haine du peuple. Juste de l’arrogance.
Mais il ne faut pas sous-estimer la violence et la cohérence de son projet. Il rêve d’une postérité qui n’est pas seulement celle d’un président réactionnaire qui aurait limité le droit à la retraite. Il veut être celui qui aura institué durablement un rapport de force favorable au capitalisme financier. Son projet comporte cependant des risques qu’il n’est pas difficile d’anticiper.
Notre société en a déjà connu les prémices. Des syndicats affaiblis et débordés, cela se voit de plus en plus fréquemment. Et c’est souvent de leur responsabilité. On pense évidemment aux gilets jaunes ou à des collectifs récents à la SNCF. Mais on est encore dans l’ordre de mouvements organisés.
L’ordre social dont rêve Emmanuel Macron, avec des syndicats interdits de politique et rendus indifférents à l’intérêt général, est tout autre. Il nous promet plutôt le chaos. Si ce scénario « macronien » triomphait, il ne pourrait que profiter à l’extrême droite. C’est tout cela aussi qui se joue dans la bataille des retraites. Autant de bonnes raisons de se mobiliser
publié le 17 janvier 2023
Léon Crémieux sur https://www.contretemps.eu
La question des retraites va devenir l’enjeu central d’une bataille sociale et politique dans les semaines à venir, alors que les classes populaires sont déjà lourdement touchées par les conséquences des années Covid, la crise du système de santé, une réforme des caisses chômage. À cela s’ajoute évidemment une attaque importante contre les salaires et revenus sociaux réels avec un haut niveau d’inflation .
Une régression sociale majeure
Emmanuel et Macron et sa première ministre Elisabeth Borne ont donc décidé une nouvelle attaque sociale contre les classes laborieuses en présentant le 10 janvier un plan de réforme des régimes de retraites qui prévoit d’allonger – globalement et rapidement – de deux ans l’âge légal de départ à la retraite qui passerait de 62 à 64 ans pour les salarié-es du public et du privé. Le projet doit être débattu et voté dans les deux mois qui viennent, en utilisant une procédure de débat accéléré (Art 47-1 de la Constitution, 20 jours seulement de débat à l’Assemblée à partir du 8 février, 50 jours au total pour l’adoption entre les deux chambres, Assemblée et Sénat).
Le projet du gouvernement vise aussi à supprimer toute une série de « régimes spéciaux » de retraite dans lesquels les conditions de départ sont plus favorables (EDF, RATP, etc.). Le but est également d’amener rapidement la durée nécessaire de cotisations à 43 annuités (années travaillées ou équivalent). La réforme antérieure, menée sous le gouvernement socialiste en 2013, prévoyait d’atteindre ce dernier objectif en 2035 (un trimestre d’allongement tous les trois ans). Avec le projet actuel l’objectif serait atteint huit ans plus tôt, en 2027 (un trimestre de plus chaque année).
Au total, c’est évidemment un projet global de régression sociale qui va encore aggraver les inégalités derrière un discours officiel de « justice sociale » et de « sauvetage du système français par répartition ». Dans la plupart des pays industrialisés, les régimes des retraites ont été l’objet de nombreuses attaques, notamment depuis le tournant libéral des années 1980.
La France n’a pas échappé à ce mouvement et, depuis 1993, les gouvernements successifs, dirigés par les socialistes et les gaullistes, ont mené quatre réformes contre le système des retraites. Il y a 30 ans, les salarié-es, fonctionnaires ou du secteur privé, avaient une retraite complète (taux plein) à 60 ans, en ayant versé 37,5 ans de cotisations. Si le projet passe, nous passerions très vite à 64 ans et 43 années de cotisations, 44 pour les carrières longues.
Cette contre-réforme frapperait notamment les salarié-es ayant eu des carrières entrecoupées de période de chômage ou de temps partiels, notamment les femmes et, en général, celles et ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans, les salarié-es ayant peu de qualifications. Cela aurait comme double effet de les obliger à travailler au-delà de 64 ans et cela pour des pensions plus faibles.
Le plan d’ensemble de Macron
Ce projet de réforme s’intègre dans un plan d’ensemble de Macron visant à « travailler plus » selon un de ses thèmes de campagne de 2022, à augmenter – au moins sur le papier – le nombre d’actifs avec un recul de l’âge de départ à la retraite, à faire pression sur les chômeurs par la diminution des droits ainsi que sur les bénéficiaires du RSA (revenu de solidarité active-pour celles et ceux ayant épuisé leur droit au chômage, 1,88 millions de bénéficiaires en juin 2022), en conditionnant le RSA à une période de travail bénévole de 15h à 20h mensuels. Ces mesures exercent évidemment aussi une pression sur les salaires des actifs-ves, détériorant la qualité des emplois et augmentent les situations de chômage et de précarité pour les vieux travailleurs.
Concernant le passage de 62 à 64 ans de l’âge de départ, une note de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) estime, à partir du bilan de la contre-réforme des retraites de 2010, que le passage à la retraite à 64 ans diminuerait de 600000 le nombre de retraité-es en 2027, parmi ceux-ci 240000 seraient alors en emploi, 215000 au chômage et le reste dans un « sas de précarité » fait d’invalidité, de maladie ou d’inactivité. Donc, cela entraînerait 75% de chômage et de précarité ! Ne resteraient dans un emploi stable que les cadres et les salarié-es les plus qualifié-es, les catégories les moins soumises aux travaux pénibles et aux carrières hachées.
Il en est de même en ce qui concerne les attaques contre les allocataires du chômage. Nous sommes passés de juin 2008 à juin 2021 de 68% à 47,4% des chômeurs indemnisés (d’après la DARES). Pire, en septembre 2021, la durée de la période travaillée pour avoir droit à indemnisation est passée de 4 à 6 mois. Et la dernière réforme, qui entre en vigueur début 2023, réduit de 25% la durée durant laquelle un-e chômeur-se pourra être indemnisé-e. Désormais la durée maximale sera de 18 mois et, pour les salarié-es de plus de 55 ans, de 27 mois au lieu de 36 auparavant.
Toutes ces décisions vont dans le même sens, frappant toujours plus durement les catégories des classes laborieuses déjà le plus touchées par les crises actuelles. Plus que l’augmentation réelle du nombre de salarié-es, prétendument, ce que vise Macron c’est une nouvelle diminution du coût du travail pour les entreprises et la diminution des dépenses publiques dans le budget de l’État.
Le dogme européen de la baisse des dépenses publiques
L’autre raison essentielle pour laquelle le gouvernement a remis si rapidement en avant ce projet de réforme des retraites n’est pas à chercher dans les perspectives à 10 ou 20 ans du régime des retraites mais bien plutôt dans la réduction des déficits des finances publiques d’ici 2027. En mai 2022, la Commission européenne a rétabli les règles du pacte de stabilité, les règles de Maastricht, suspendues pendant la pandémie. Le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni a alors annoncé que, fin 2023, les États membres devront rentrer dans les règles des déficits publics et de la dette publique à un maximum respectivement de 3% et de 60% du PIB. La France, à cette occasion, a reçu le « conseil » de réduire sa dette et de réformer rapidement son système de retraite.
En juillet dernier, le gouvernement français a présenté, comme chaque année, à la Commission européenne son « programme de stabilité », perspectives économiques d’ici 2027. Là, Bruno Le Maire, ministre français de l’économie et des finances, s’est engagé à ce que le déficit public passe de 4,9% du PIB en 2022 à moins de 3% en 2027. La France s’est engagée à n’augmenter son budget que de 0,6% par an :
« La soutenabilité des finances publiques ne se fera pas par une hausse de prélèvements obligatoires…La maitrise des dépenses publiques repose principalement sur des réformes structurelles, la réforme des retraites notamment comme le Président de la République s’y est engagé au cours de la campagne électorale. »
La réforme des retraites est donc bien le pilier de la réduction des dépenses publiques pour se conformer aux règles européennes et maintenir un avis favorable des agences de notation. Bruno Le Maire espère dégager 17,7 milliards d’ici 2030, soit plus de 5% des dépenses de retraites. Car parallèlement, le gouvernement persiste dans ses allègements fiscaux auprès des entreprises. Ainsi la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) payée par les entreprises faisant plus de 500000 euros de CA, qui rapportait 18 Milliards en 2019 disparaitra totalement en 2024.
Si les instances européennes et les capitalistes européens insistent tant sur la réforme des retraites en France, c’est que celles-ci ont la particularité d’avoir plus résisté à la mise en pièce que dans d’autres pays européens. Certes, les attaques antérieures ont déjà eu et vont avoir encore davantage de conséquences en termes de baisse de pouvoir d’achat des retraités, d’un moindre nombre d’années de vie à la retraite. Il n’en reste pas moins que la France est un des pays où l’on peut partir le plus tôt à la retraite et, avec l’Italie, un des pays dans lequel on consacre le plus d’argent pour les retraites, autour de 13,5% du PIB, essentiellement des dépenses publiques, dans le cadre des régimes de retraites collectifs et obligatoires.
Beaucoup d’experts capitalistes insistent sur ce « niveau intolérable » qui imposerait de niveaux de prélèvements obligatoires trop élevés aux entreprises. Ce qui est moins souvent relevé est que cette part importante consacrée aux retraites permet aussi que la France soit dans l’Union européenne un des pays dans lequel le taux de pauvreté des plus de 65 ans est le plus bas : 10,9% contre 16,8 en moyenne et 19,4% en Allemagne. Aussi, ce système représente encore un point de résistance important, une question de choix de société vécu comme tel, dans un pays où plus de 60% des salarié-es actifs-ves souhaiteraient partir à la retraite à 60 ans ou avant.
Un projet rejeté par la population
Ce choix de société s’affirme avec d’autant plus de force que les arguments assénés par Macron et les « experts » qui se succèdent dans les médias n’arrivent pas à convaincre. Le Conseil d’Orientation des retraites (COR), organisme officiel de surveillance du système, a lui-même sorti un rapport l’été dernier avançant des projections sur les quarante années à venir montrant un système équilibré. Le constat « de bon sens » disant qu’il y aurait de plus en plus de retraité-es et de moins en moins d’actifs-ves (ce qui est vrai) n’entraînant en rien un accroissement incontrôlable des dépenses. Au contraire, celles-ci en pourcentage du PIB resterait très stable entre 13 et 14% d’ici 2070. Ce sont les recettes qui baisseraient à cause de versements insuffisants de l’État pour les agents publics.
Dans toutes les hypothèses, les comptes ne présenteraient qu’un faible déficit au regard du montant des recettes et des dépenses. Le système a été excédentaire les deux dernières années (4 milliards au total) et présentera un déficit maximum de 10,7 milliards en 2027, à mettre en regard des 350 milliards de dépenses. Tout cela est dans le rapport du COR qui dit explicitement que la situation n’a rien de catastrophique… contrairement à ce que dit le gouvernement. De plus, le gouvernement prétend qu’il est nécessaire d’augmenter le nombre de salarié-es actifs-ves alors que de 50 à 65 ans le taux actuel d’emploi n’est que de 56%, du fait des plans de licenciements, des maladies, de l’impossibilité de retrouver un emploi.
Donc, d’ores et déjà, le gouvernement a perdu une bataille : celle de la justification d’une réforme pour préserver et « sauver » le système et il n’arrivera pas à convaincre dans les deux mois qui viennent. De même, il y a une profonde conviction que s’il fallait financer un déficit limité dans les années à venir, il n’y a aucune raison que cette charge pèse sur les salarié-es, et notamment sur les plus pauvres et celleux soumis-es aux conditions de travail les plus difficiles.
Pourtant, le gouvernement affiche régulièrement la volonté, pour « protéger la croissance », de ne pas augmenter les cotisations patronales aux Caisses de la Sécurité sociale (dont la Caisse vieillesse), de baisser les prélèvements obligatoires et de baisser tous les impôts pesant sur la production et les entreprises. Cela dans un contexte d’explosion des profits des grandes entreprises, de distribution massive de dividendes et d’enrichissement individuel de la catégorie la plus riche de la population. En 2022, les entreprises du CAC 40 ont engrangé 172 milliards de bénéfices (augmentation de 34% par rapport à 2021), et distribué 80 milliards à ses actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action. C’est donc bien une réforme de classe…et cela se voit.
Fondamentalement, tous les sondages réalisées ces derniers mois, y compris depuis l’annonce de la réforme, montrent une hostilité très majoritaire à cette réforme, moindre seulement parmi les cadres… et les retraité-es. 90% des actifs-ves sont hostiles au report de l’âge de départ à 64 ans, 60% approuvent la mobilisation syndicale contre ce projet et 46% sont prêts à se mobiliser.
L’unité syndicale contre ce projet
L’ensemble des syndicats (CGT, CFDT, FO, FSU, Solidaires, UNSA, CFTC) ont refusé le cadre de la loi lors des entretiens avec le gouvernement, même ceux qui comme la CFDT, l’UNSA, la CGC ou la CFTC sont enclins à accepter les réformes libérales et le soutien aux politiques gouvernementales. Tous les syndicats appellent à une première journée de grèves et de manifestation le 19 janvier, autour d’un seul mot d’ordre, le retrait du projet gouvernemental.
Lors de son dernier congrès confédéral, la direction CFDT avait même reçu un mandat exprès de refus de tout allongement de l’âge de départ, quelles que soient les contreparties. Lors d’autres projets de réformes des retraites, notamment en 2003 et 2010, les gouvernements s’étaient heurtés à un front syndical équivalent à celui réalisé actuellement, avec l’ensemble des centrales syndicales opposées frontalement au projet.
Il faut néanmoins noter qu’en 1995, la CFDT n’était pas dans le mouvement contre le « plan Juppé » visant à aligner les salarié-es du public au niveau des reculs imposés aux salarié-es du privé en 1993. Juppé dut néanmoins retirer son plan face à la mobilisation générale et à une longue grève de la SNCF. 1995 entraîna une crise profonde dans la CFDT et le départ de plusieurs syndicats à Solidaires ou à la FSU.
De même en 2003, le mouvement syndical partit uni contre la réforme Fillon ayant le même objectif, mais il se scinda ensuite, la CGC et la CFDT se ralliant au projet durant sa discussion parlementaire qui dura 6 mois. En 2010, la mobilisation dura 9 mois, de mars à novembre, émietté en 14 journées de grève et de manifestations. En 2013, la CFDT accompagna aussi la réforme Touraine du gouvernement socialiste. Depuis 1995, le mouvement social n’a pas réussi à bloquer une réforme des retraites, sauf en 2020 où Macron dut remiser son projet de réforme face aux mobilisations et à l’arrivée de la pandémie de Covid.
Le combat ne se jouera pas à l’assemblée mais dans la rue
Cette année, le cadre du débat parlementaire va être réduit à 50 jours, avec, au-delà la possibilité pour le gouvernement de passer par décrets et ordonnances. De plus, le gouvernement peut aussi utiliser l’article 49-3 qui permet de clore les débats et d’imposer un vote de confiance.
Dans tous les cas, la configuration du débat parlementaire est assez claire. La minorité macroniste (170 députés plus 80 alliés) peut compter sur au moins l’essentiel des députés du groupe des Républicains (62 députés). La majorité est de 286 voix. Donc, pratiquement aucun risque de rejet du texte puisque la politique de la direction des Républicains est de s’approprier ce projet qui correspond à leur programme et qu’ils ont même fait modifier, en le rendant « moins brutal », faisant passer l’âge de départ de 65 à 64 ans. Les autres oppositions, que ce soit la NUPES ou le RN, sont opposés au projet mais ne pourront que mener un débat écourté.
Donc la question restante est la capacité du mouvement social, syndical et politique, d’organiser une réelle mobilisation populaire unitaire, par des manifestations de rue, et la construction d’un rapport de force traduisant l’hostilité des couches populaires, par un mouvement de grève prolongé dans plusieurs secteurs professionnels. Cela veut dire construire consciemment ce mouvement et ne pas proposer une suite de journées de grève disjointes.
D’ailleurs, le court délai du débat parlementaire impose la construction d’un mouvement unitaire et offensif. L’heure devrait être à des intersyndicales élargies localement organisant la convergence des secteurs en grève, des structures unitaires rassemblant syndicats, associations, partis.
Quelle stratégie ?
La NUPES et le NPA ont pris l’initiative de meetings unitaires dans les villes. Une manifestation nationale les rassemblant aura lieu le 21 janvier deux jours après la première journée de grève intersyndicale. Le climat quasi-général dans les directions syndicales est le refus d’une coordination syndicats-partis. Les comportements de puissance dominante de la France insoumise n’ont pas aidé, depuis l’été dernier, à changer ce climat. Il va pourtant falloir arriver à construire, notamment localement un front unitaire. Cela est d’autant plus important que la large étendue du front syndical ne s’appuie pas sur une réelle pratique commune ni sur un corps commun d’exigences face au projet gouvernemental.
La grève du 19 janvier s’annonce d’ores et déjà massive et, dans plusieurs secteurs professionnels, les syndicats annoncent un calendrier de grèves reconductibles ou de plusieurs journées rapprochées. C’est le cas, des syndicats de la branche CGT Pétrole (24h le 19, 48h le 26, 72h le 6 février), syndicats qui avaient déjà fait plusieurs semaines de grève pour les salaires cet automne. Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, a aussi avancé l’idée de plusieurs journées consécutives de grève générale interpro plutôt que d’un émiettement de journées saute-moutons.
Il est par ailleurs décisif que la mobilisation permette de rassembler sur les préoccupations immédiates que sont les salaires et le coût de la vie, les attaques contre les droits des chômeurs, liant la lutte contre le projet de loi aux revendications contre la vie chère, en ciblant les profits capitalistes.
Les dernières semaines de décembre, ont vu après un mouvement de grève des conducteurs RATP, un important mouvement catégoriel des contrôleurs SNCF, sur les salaires et les carrières. De nombreuses grèves pour les salaires ont eu lieu et vont se développer à nouveau avec un nouveau cycle de négociations annuelles obligatoires dans les entreprises. L’augmentation exponentielle des prix de l’énergie a vu aussi, ces derniers jours grandir le mécontentement avec même des mouvements venant des boulangers, des restaurateurs, d’autres petits commerçants et artisans dont beaucoup sont en faillite ou en cessation de paiement.
*
Le mouvement en construction doit pouvoir être le cadre d’expression du mécontentement grandissant des classes populaires tout en avançant des exigences anticapitalistes et en construisant un large mouvement de soutien dans la population. Le Rassemblement national voudrait polariser ce mécontentement tout en refusant évidemment ces exigences anticapitalistes et le développement des grèves ouvrières. Il y a donc là aussi un enjeu décisif pour diminuer son poids.
La construction de ce mouvement prolongé ne se fera pas sans que plusieurs secteurs professionnels construisent dans l’unité le rapport de force face au gouvernement alors qu’Olivier Véran, son porte-parole, se croit encore sûr de lui et « droit dans ses bottes ». Espérons que les jours qui viennent lui apportent un démenti.
publié le 17 janvier 2023
Nadège Dubessay sur www.humanite.fr
Dans un rapport publié lundi, la Défenseure des droits, Claire Hédon, estime que l’exécutif n’a pas apporté de réponse aux alertes lancées depuis 18 mois sur les maltraitances en maisons de retraite.
D’abord, il y a eu le rapport de la Défenseure des droits sur « les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad », publié en mai 2021, qui contenait 64 recommandations pour améliorer les droits et les conditions de prise en charge des résidents. Puis il y a eu, en janvier 2022, la parution des Fossoyeurs, le livre-coup de poing du journaliste indépendant Victor Castanet. Une enquête révélant les méthodes frauduleuses pratiquées de manière systémique par le leader mondial des maisons de retraite Orpea, qui a valu à son auteur le prestigieux prix Albert-Londres. Le gouvernement l’avait alors assuré : il allait s’attaquer d’arrache-pied au problème, en renforçant, notamment, les contrôles dans les Ehpad.
Entraves à la vie privée et familiale et à la liberté d’aller et venir
Mais, un an et demi après la publication du rapport, et un an après la parution des Fossoyeurs, le constat est sans appel : la situation dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ne s’est pas améliorée. Ce qui fait dire à Claire Hédon, la Défenseure des droits, que « la réponse des pouvoirs publics n’est pas à la hauteur des réclamations que nous recevons ». Dans un nouveau document publié lundi 16 janvier, on découvre que, depuis mai 2021, 281 nouvelles réclamations ont été reçues, dénonçant les atteintes aux droits, particulièrement celui de la prise en charge et d’un accompagnement adapté. Plus de 46 % de ces saisines alertent sur les entraves à la vie privée et familiale et à la liberté d’aller et venir des résidents. Une situation qui « confirme le caractère systémique du problème de maltraitance au sein des Ehpad », dénonce le rapport. « Cela ne signifie pas que la situation est pire qu’avant, précise Claire Hédon dans un entretien accordé au Journal du dimanche, car la parole s’est libérée. Mais cela montre que le phénomène perdure. » Et si, depuis le 7 février 2022, la maltraitance est définie dans la loi, ce qui devrait normalement faciliter la mise en place d’une politique publique plus efficace, « les droits fondamentaux des résidents ne sont toujours pas respectés », poursuit le rapport. D’autant qu’il n’existe aucun outil de mesure fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle. Au micro de Sud Radio lundi, la Défenseure des droits évoque pêle-mêle des cas de « personnes âgées douchées tous les quinze jours, ou laissées dans leur lit sans être préparées deux jours par semaine. Ou encore des personnes qui ne sont pas habillées, ou à qui on met des protections alors qu’elles ne sont pas incontinentes ».
Un dispositif de « vigilance médico-sociale »
Face à l’urgence, le rapport met en avant cinq recommandations à élaborer, cette fois, « sans tarder ». D’abord, il demande au ministre des Solidarités et de la Santé de fixer un ratio d’encadrement d’au minimum 8 équivalents temps plein pour 10 résidents (contre une moyenne de 6,6 actuellement). Car « on ne peut pas demander à une aide-soignante de faire 15 toilettes en deux heures », insiste Claire Hédon. Idem pour la liberté d’aller et venir, qui doit être assurée pour les résidents, grâce à « un encadrement suffisant ». Le rapport plaide aussi pour la création d’un dispositif de « vigilance médico-sociale » afin de renforcer l’identification, le signalement et l’analyse des situations de maltraitance, avec, à la clé, une formation à la bientraitance pour l’ensemble des personnels. Enfin, revient l’épineuse question des contrôles. L’État a prévu le recrutement de 120 postes supplémentaires. « Insuffisant pour couvrir les 7 500 Ehpad », rétorque la Défenseure des droits. D’autant qu’il faudrait procéder à « des investigations sur place, et de manière inopinée ».
C’est aussi l’avis de Victor Castanet. Le journaliste affirmait dans les colonnes de notre magazine, en décembre dernier: « Qu’il faille plus de contrôles des agences régionales de santé, c’est une évidence. Mais si les contrôleurs n’ont pas de compétences spécifiques financières, ça ne sert à rien, car les fraudes d’Orpea étaient financières et comptables. » D’autant qu’au siège d’Orpea, plus d’une dizaine d’anciens hauts fonctionnaires des ARS travaillent au développement du groupe… Enfin, pour restaurer la confiance des résidents et de leurs familles, le rapport recommande d’instaurer « un dispositif de médiation », de mener chaque année des enquêtes de satisfaction et de renforcer la transparence. Surtout, insiste Claire Hédon, il faudrait d’urgence plancher sur un plan national digne de ce nom. Or, la loi « grand âge et autonomie » promise à maintes reprises par le gouvernement demeure toujours lettre morte.
publié le 16 janvier 2023
Communiqué sur https://www.oxfamfrance.org
Davos 2022 : nouveau rapport d’Oxfam sur les inégalités mondiales : La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie. C’est la plus forte augmentation depuis que ce type de données est recensé. C’est le constat édifiant que révèle Oxfam dans son dernier rapport sur les inégalités mondiales publié le jour de l’ouverture du « Davos Agenda », une semaine de dialogues virtuels organisés par le Forum économique mondial.
Pour lire le rapport :
pour lire le Zoom sur les inégalités en France :
https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport_Oxfam_Davos_Zoom_France_170122.pdf
Chiffres clés du rapport :
La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’au cours de la dernière décennie.
Depuis la pandémie, le monde compte un nouveau milliardaire toutes les 26 heures, alors que 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté.
En France, de mars 2020 à octobre 2021, la fortune des milliardaires français a augmenté de 86%.
Avec les 236 milliards d’euros supplémentaires engrangés en 19 mois par les milliardaires français, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3500 euros à chaque Français-e-s.
Les 5 premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie. Elles possèdent à elles seules autant que les 40% les plus pauvres en France.
7 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre, soit 10% de la population française et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité à cause de la crise.
Un enrichissement historique des milliardaires français rendu possible grâce à la réponse gouvernementale à la crise
En France, c’est sans précédent également : la fortune des milliardaires a augmenté plus rapidement en 19 mois de pandémie qu’en plus de 10 ans. De mars 2020 à octobre 2021, les richesses des grandes fortunes françaises ont bondi de 86%, soit un gain de 236 milliards d’euros. A titre de comparaison, elles avaient augmenté de 231 milliards d’euros en 10 ans, entre 2009 et 2019.
A elles seules, les 5 premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie [1] : elles ont gagné 173 milliards d’euros. C’est près de ce que l’Etat a dépensé pour faire face au Covid-19 en un an. Ces 5 milliardaires possèdent désormais autant que les 40% les plus pauvres en France.
Pour Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France : « Pour les milliardaires, la pandémie a été une aubaine. S’ils se sont enrichis, ce n’est pas grâce à la main invisible du marché, ni par les choix stratégiques brillants mais principalement en raison de l’argent public versé sans condition par les gouvernements et les banques centrales dont ils ont pu profiter grâce à une montée en flèche des cours des actions.
« Cette concentration extrême des richesses est le résultat de choix politiques. Avec les 236 milliards supplémentaires engrangés en 19 mois par les milliardaires, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3500 euros à chaque Français-e-s ».
Des pauvres de plus en plus pauvres
Dans le même temps, la crise a provoqué une intensification de la pauvreté chez celles et ceux qui étaient déjà en difficulté avant la pandémie. Oublié-e-s des plans de relance – les travailleurs précaires (notamment les femmes), les personnes migrantes et les jeunes – ont vu leur situation se détériorer encore davantage. 7 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre [2], soit 10% de la population française, et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité à cause de la crise [3].
Depuis le début de la crise : un nouveau milliardaire toutes les 26 heures dans le monde
L’explosion des inégalités sévit sur toute la planète. Depuis le début de la pandémie, le monde compte un nouveau milliardaire toutes les 26 heures alors que 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Les femmes, les personnes racisées [4] et les habitant-e-s des pays en développement sont les plus impacté-e-s par la violence des inégalités.
La pandémie a fait reculer l’objectif de parité femmes-hommes à 135 ans, contre 99 ans auparavant. 252 hommes se partagent aujourd’hui plus de richesses que le milliard de filles et de femmes vivant en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes réunies.
2022 : Remettre les politiques de lutte contre les inégalités au centre
Pour Quentin Parrinello : « Il est temps de tourner la page du quinquennat des inégalités et de remettre au cœur des débats de la présidentielle la question du partage des richesses et de la taxation des ultra riches. Les choix politiques d’Emmanuel Macron depuis cinq ans ont provoqué une sécession des plus riches et accablé les plus fragiles avec la baisse des APL, la réforme de l’assurance chômage, les coupes dans les budgets de l’hôpital public, dans l’éducation… »
Les analyses indépendantes menées par l’Institut des Politiques Publiques (IPP) confirment que le quinquennat a été un accélérateur des inégalités. Les 1% les plus riches ont vu leur niveau de vie augmenter de 2,8% en moyenne, quand les 5% des ménages les plus modestes ont perdu jusqu’à 0,5% de leur pouvoir d’achat.
Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France lance un appel : « Les inégalités ne sont pas une fatalité. Le futur ou la future Président-e de la République devra tirer les leçons de la crise, en faisant le choix de reconstruire un modèle économique plus juste, au service de l’ensemble des citoyen-ne-s, plus durable face à la crise climatique qui menace, et plus féministe pour s’attaquer véritablement aux inégalités femmes-hommes ».
L’urgence d’une grande réforme fiscale
« Alors que le gouvernement cherche à faire payer la note de la crise aux travailleur-se-s et aux chômeur-se-s, il est maintenant urgent de mettre à contribution ces milliardaires qui ont profité de l’argent public », conclut Quentin Parrinello.
Oxfam France appelle à un changement radical de politique fiscale pour réduire les inégalités et financer un ambitieux programme d’investissements publics. Oxfam France met sur la table des candidat-e-s à la présidentielle 15 réformes chiffrées [4] permettant de récolter au moins 65 milliards d’euros supplémentaires par an. Parmi elles : la mise en place d’un ISF rénové avec une surtaxe pour les patrimoines les plus polluants, une réforme de l’imposition de l’héritage, ou encore un impôt sur le revenu plus juste et plus féministe.
[1] Les 5 premières fortunes de France.
[2] Secours catholique, Etat de la pauvreté en France, 2021,
[3] CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) https://www.credoc.fr/publications/quatre-millions-de-francais-fragilises-par-la-crise-sanitaire
[4] En Angleterre, pendant la deuxième vague de la pandémie, les personnes d’origine bangladaise étaient cinq fois plus susceptibles de mourir de la COVID-19 que la population britannique blanche. Au Brésil, les personnes issues des communautés noires sont 1,5 fois plus susceptibles de décéder du COVID-19 que celles issues des communautés blanches.
[5] Le Manifeste fiscal d’Oxfam France propose 15 mesures fiscales permettant de récolter au moins 65 milliards d’euros supplémentaires par an (sans pour autant augmenter la contribution des 70% des Français-e-s, c’est-à-dire les personnes seules gagnant moins de 2500 euros net par mois) pour financer des services publics de qualité, des prestations sociales renforcées et investir dans la transition bas-carbone pour faire baisser les dépenses contraintes des ménages les plus précaires. Retrouvez les 15 mesures en détails : https://www.oxfamfrance.org/rapports/manifeste-fiscal-juste-vert-et-feministe-quelles-reformes-pour-un-modele-fiscal-moins-inegalitaire/
Les calculs d’Oxfam sont fondés sur les données les plus complètes et les plus actuelles disponibles. Les données sur les personnes les plus fortunées de la société proviennent du classement des milliardaires de 2021 de Forbes. Les données sur la répartition des richesses dans le monde sont tirées du Global Wealth Databook 2021 du Credit Suisse Research Institute.
Eva Leray sur www.humanite.fr
Alors que s’ouvre, ce lundi, le forum économique de Davos, Oxfam publie un rapport montrant que, depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté les deux tiers des richesses produites dans le monde. Les explications de Quentin Parrinello, porte-parole de l’ONG.
La 53e édition du Forum économique mondial, qui réunit une grande partie des décideurs du monde capitaliste, s’est ouverte à Davos, en Suisse, ce lundi. Dans le même temps, l’ONG Oxfam publie un nouveau rapport accablant sur la concentration des richesses produites dans le monde. Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté près de deux tiers des richesses créées, alors que la guerre en Ukraine, l’inflation, les différentes crises économiques et sanitaires ont accéléré les inégalités. Entretien avec Quentin Parrinello, qui a corédigé ce rapport.
Depuis dix ans, vous publiez un rapport annuel qui pointe les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres dans le monde. Cette année, la situation a-t-elle évolué ?
Quentin Parrinello, : On remarque que la concentration des richesses s’accélère. Les 1 % les plus riches ont capté, depuis deux ans, deux tiers des richesses créées. Sur la dernière décennie, il s’agissait plutôt de 54 % des richesses produites. Dans le même temps, on a vu pour la première fois depuis vingt-cinq ans une augmentation de l’extrême pauvreté dans toutes les régions du monde. Jusqu’à présent, elle restait localisée en Afrique subsaharienne.
Vous êtes également l’auteur de la partie consacrée à la France. Les inégalités y sont-elles aussi importantes ?
Quentin Parrinello, : La France est un bon cas d’étude de ce qui se passe à l’échelle internationale. Les milliardaires français vont très bien (voir notre infographie – NDLR). Depuis deux ans, les dix premiers ont gagné 189 milliards d’euros. C’est l’équivalent de deux années de factures d’énergie et de carburant de l’ensemble des ménages français. La fortune du Français Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, s’élève à 204 milliards de dollars (selon les dernières données de Forbes – NDLR). Si une personne très chanceuse avait gagné tous les jours au loto depuis l’armistice de 1918, elle n’aurait même pas la moitié de sa fortune. L’enrichissement des milliardaires a été sans précédent en 2021 tandis qu’une succession de crises frappe les plus précaires. À cela s’ajoute la hausse des dépenses contraintes (loyer, factures d’eau, d’électricité, de gaz, de téléphone…) liée à l’augmentation du coût de l’énergie. Celles-ci pèsent plus dans le budget des plus précaires, 60 %, que dans le reste de la population, 30 % (selon le rapport annuel de l’état de la pauvreté en France réalisé par le Secours catholique – NDLR).
En 2022, 80 milliards d’euros ont été versés en divDepuis l’annonce de son projet de réforme des retraites, l’exécutif martèle que la seule solution possible pour financer un système menacé par un déficit annoncé de 12 milliards d’euros est de repousser le départ de l’âge légal...idendes aux actionnaires du CAC 40. C’est un record. La même année, selon l’Insee, un Français sur dix dit avoir sauté des repas faute de moyens…
Quentin Parrinello, : Face aux crises, beaucoup d’argent a été injecté dans les marchés financiers de la part des banques centrales pour éviter que ceux-ci ne s’écroulent, entraînant avec eux les entreprises appartenant aux milliardaires. Il y avait mille et une autres manières d’intervenir. Le gouvernement a choisi celle-là. L’intervention publique, et non pas des décisions stratégiques, a permis l’enrichissement des plus riches. Tout comme la mise en place de boucliers tarifaires et de remises à la pompe, qui ont aussi profité aux milliardaires et ce peu importe leurs revenus. Au total, pour ces mesures, la France a dépensé plus de 50 milliards d’euros. Il fallait les prendre, mais mieux les cibler.
Si les milliardaires s’enrichissent, qui paye ?
Quentin Parrinello, : La concentration des richesses s’est accélérée pendant la crise, et pour autant le gouvernement fait payer la facture aux plus précaires. Avec Macron, la baisse ou la suppression des impôts sur les plus riches (comme l’ISF) s’est accélérée. C’est un choix politique. Il existe plein d’alternatives qui ont déjà été testées dans le passé où les riches sont mis à contribution. Aujourd’hui, tous les gouvernements, pas seulement en France, font le choix inverse. Ils décident de réduire les dépenses publiques et de mettre en place des politiques d’austérité. En France, notre système de redistribution (éducation gratuite, système de santé en partie gratuit, protection sociale…) permet de limiter les inégalités, mais la diminution de ces dépenses met le système de plus en plus sous pression.
Si la taxation des plus riches a déjà fait ses preuves par le passé, pourquoi n’est-elle pas mise en place aujourd’hui ?
Quentin Parrinello, : Les inégalités ne sont pas une fatalité, mais le résultat d’un choix politique. Lorsqu’on a une concentration de la fortune des milliardaires qui s’accélère et qu’on ne met rien en place pour l’en empêcher, elle augmente. Alors même que le FMI assure que le ruissellement ne fonctionne pas, le gouvernement pense toujours que baisser l’impôt des plus riches va relancer la croissance. Ça ne fonctionne pas, surtout en situation de crise, et c’est encore plus problématique quand, par aveuglement idéologique, on fait payer la facture aux plus précaires.
Depuis l’annonce de son projet de réforme des retraites, l’exécutif martèle que la seule solution possible pour financer un système menacé par un déficit annoncé de 12 milliards d’euros est de repousser le départ de l’âge légal...
Quentin Parrinello, : Le fameux déficit des retraites, qui est annoncé comme incontrôlable par le gouvernement, pourrait être résorbé avec une taxe annuelle de 2 % sur la fortune des milliardaires français. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de réforme des retraites à faire. Il faut revaloriser les petites retraites, les bas salaires et réduire les inégalités de rémunération entre les femmes et les hommes. De cette façon, les travailleurs cotiseraient plus pour la retraite et le déficit pourrait être comblé. On a les moyens de faire contribuer les plus riches et ceux qui s’enrichissent.
publié le 16 janvier 2023
par Quentin Müller sur https://basta.media
Il n’y a pas que l’Ukraine. Le conflit au Yémen dure depuis 2015. En Éthiopie, une guerre civile fait rage depuis 2020. Pourquoi en parle-t-on beaucoup moins dans les médias ? Réponse de Quentin Müller, grand reporter spécialiste du Yémen.
Les médias parlent en général peu d’international, car les audiences et les ventes sont moindres sur ces sujets. Qui dit peu d’international dit qu’on va produire en priorité des reportages sur des pays qui « comptent » plus pour les audiences. C’est-à-dire surtout des sujets sur les États-Unis, la Russie, les puissances européennes, à la rigueur le Liban.
Plus on s’éloigne de ces références médiatiques françaises, plus c’est dur de se voir commander un reportage sur l’étranger. Ces contenus sont plus rares, car coûteux et vus par les médias comme peu vecteurs d’abonnements et d’audiences Ce qui explique que le conflit éthiopien soit peu couvert.
Il faut aussi savoir que les trois chaînes d’infos continues les plus célèbres, LCI, CNews, et BFMTV, ont délibérément et quasiment cessé de faire de l’international. Elles couvrent l’Ukraine uniquement parce que cela angoisse, à juste titre, les Français dans leur quotidien, et c’est donc susceptible de faire de l’audience.
Un manque intérêt du public pour l’actualité internationale
France24 et RFI réalisent de leur côté des reportages sur les guerres qui nous paraissent lointaines, comme en Éthiopie et au Yémen. Mais encore faut-il regarder et écouter ces médias et surtout s’intéresser à l’actualité internationale qui est souvent anxiogène. Il y a un vrai problème d’intérêt du grand public pour l’actualité internationale.
Une autre donnée entre également en ligne de compte. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est assez simple à lire pour qui n’aurait pas de notions en géopolitique. Une guerre civile, comme c’est le cas pour l’Éthiopie, suppose en revanche une connaissance ou un intérêt pour le pays ou la région pour en saisir les enjeux.
Les médias ont un besoin de manichéisme pour accrocher l’attention. Dans une guerre civile, c’est beaucoup plus compliqué
Une guerre civile est plus difficile à comprendre, car elle suppose des complexités de lecture intérieure au pays. Les médias ont alors peur de perdre leur lectorat. Nous, reporters, on nous demande constamment de faire court et de simplifier au maximum, au risque de dénaturer les nuances des situations sur le terrain.
Quand on fait du reportage sur ces conflits moins traités, comme je le fais pour le Yémen, on évoque souvent des factions et des groupes inconnus aux noms farfelus et ça, les médias mainstream en ont peur. Alors que pour la guerre en Ukraine, il y a grossièrement un « gros méchant », Poutine, et un peuple qui résiste avec courage.
C’est le récit que les médias ont adopté pour attirer le lectorat et l’audience. Ils ont un besoin de manichéisme, même quand il est flagrant comme ici, pour accrocher l’attention. Dans une guerre civile, c’est beaucoup plus compliqué, il y a rarement des « gentils » et des « méchants ».
Il y a souvent des revendications identitaires, géographiques, religieuses et linguistiques inconnues, faisant intervenir l’histoire ancienne de ces pays éloignés. C’est moins évident à lire, plus ardu, plus flou.
Quentin Müller est entre autres le coauteur du livre Les Esclaves de l’homme-pétrole. Coupe du monde 2022 au Qatar : la face cachée d’un esclavage contemporain, publié l’an dernier aux éditions Marchialy. Il collabore avec des médias comme Le Monde diplomatique, Marianne, Libération, Le Temps, La Croix ou encore So Foot. zone de texte >>
publié le 15 janvier 2023
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Pour la première fois en treize ans, les représentants des huit principales organisations appellent ensemble à la mobilisation et à la grève contre le projet du gouvernement. Un front commun qui ouvre la voie à une lutte d’ampleur.
C’est inédit depuis 2010. Si le projet de réforme des retraites du gouvernement d’Emmanuel Macron a un mérite, c’est bien celui d’avoir uni l’ensemble des syndicats contre lui. Dès la révélation des contours du projet par Élisabeth Borne et trois autres ministres, le 10 janvier, l’ensemble des représentants des huit syndicats nationaux ont rassemblé leurs forces pour s’opposer à ce projet antisocial. Symboliquement réunies à la Bourse du travail de Paris, les têtes des unions et confédérations se sont accordées sur une première date de grèves et de manifestations, jeudi 19 janvier, espérant ensemble qu’elle «donne le départ d’une puissante mobilisation sur les retraites dans la durée».
La dernière fois que les syndicats avaient conclu une telle alliance offensive, c’était en 2010. Éric Woerth, ministre du Travail de Nicolas Sarkozy, ambitionnait alors de passer de 60 à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite et de reculer de 65 ans à 67 ans l’âge d’annulation de la décote, permettant à tous de partir à la retraite avec une pension à taux plein. Le 12 octobre de cette année, plus d’un million de personnes, à l’appel unanime des organisations syndicales (y compris de la CFDT, pourtant peu habituée des démonstrations de force dans la rue), avaient battu le pavé.
Les Français ne sont pas dupes de l’immense recul social qui les menace
Cerné par cette menace d’une nouvelle mobilisation monstre et de nombreuses grèves dans des secteurs stratégiques (certaines sont déjà prévues dans les raffineries) et face au front syndical uni qui s’oppose à lui, le gouvernement n’a de cesse de répéter ses poncifs pour convaincre les Français du bien-fondé de sa réforme. «Laisser s’accumuler des déficits serait irresponsable», a ainsi martelé Élisabeth Borne lors de sa conférence de presse, affirmant qu’obliger les Français à travailler plus longtemps était nécessaire. Comprenant que cet argument financier – d’ailleurs contredit par les données du Conseil d’orientation des retraites – ne prend pas, la première ministre s’évertue depuis à persuader que la réforme, non seulement indispensable, est aussi bénéfique. «Je suis convaincue que le projet que j’ai présenté est un projet qui à la fois permet d’assurer l’avenir de notre système de retraites et que c’est un projet de justice et de progrès social», a-t-elle assuré, samedi, interrogée par France Inter.
Malgré cet infatigable effort de répétitions, les Français ne sont guère dupes de l’immense recul social qui les menace. Selon un sondage Ifop publié dans le JDD du 15 janvier, 68 % des citoyens sont défavorables au projet du gouvernement. Dans le détail, les diverses mesures louées par Élisabeth Borne ne remportent pas de faveurs. 62 % des Français sont également en désaccord avec la nécessité de travailler 43 annuités pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein. 71 % sont contre le recul de l’âge légal du départ à la retraite à 64 ans.
Ces nombreuses colères et frustrations devraient sans aucun doute alimenter un large mouvement de contestation, jeudi, dans les rues à l’appel des centrales et confédérations réunies en intersyndicale. Selon l’Ifop, 51 % des Français soutiennent le mouvement et seraient ainsi prêts à porter leurs désaccords dans la rue. Plus de 150 rassemblements, partout sur le territoire, sont d’ores et déjà prévus, comme à Marseille (10 h 30, métro Réformés-Canebière), Strasbourg (14 heures, place de la Bourse), Rennes (11 heures, esplanade Charles-de-Gaulle) ou encore Paris (14 heures, place de la République).
Retraites. Un front uni des syndicats
Pour la première fois depuis 2010, les représentants des huit principaux syndicats présentent un front uni contre la réforme des retraites. Ils expriment les raisons de leur désaccord avec le gouvernement.
Retraites. Philippe Martinez, CGT : « L’unité syndicale, meilleur indicateur de la nocivité de la réforme »
Cette réforme est inégalitaire, injuste, et à contresens de l’Histoire: depuis des décennies, c’est la réduction de la durée du travail qui est à l’œuvre dans nos sociétés. La réforme des retraites de l’exécutif va à l’encontre du principe de solidarité sur lequel se fondent notre Sécurité sociale et notre système de retraites par répartition qui en découle: dans la société qu’Emmanuel Macron nous propose, chacun reçoit selon ses moyens et non selon ses besoins, comme le voulait Ambroise Croizat. Dans toutes leurs prises de parole, Élisabeth Borne et ses ministres insistent sur la justice sociale, mais c’est évidemment l’inverse qu’ils proposent.
Cette réforme ne vient rien régler aux inégalités femmes-hommes, pas plus qu’elle ne va remédier au problème des carrières hachées par le chômage, la précarité ou les accidents professionnels. Au contraire, elle va accentuer les fractures dans la société, creuser les inégalités entre les générations, car les jeunes vont être pénalisés davantage que ceux qui sont déjà à la retraite. Le capital est épargné et c’est à nouveau le monde du travail qui va payer, alors que nous avons battu un nouveau record de dividendes versés aux actionnaires.
D’une certaine façon, l’unité syndicale est le meilleur indicateur de la nocivité de la réforme! Je suis extrêmement confiant quant à la capacité du mouvement social de faire plier le gouvernement. Il n’y a qu’à voir la manière dont les gens s’emparent du sujet. Un exemple parmi d’autres: la pétition lancée par les organisations syndicales sur change.org pour s’opposer à la réforme a déjà dépassé les 300 000 signatures (dimanche à midi – NDLR).
Retraites. François Hommeril, CFE-CGC : «Deux ans de plus à travailler, cela pèse sur l’espérance de vie en bonne santé»
Le système de retraite par répartition n’est pas en danger et rien ne justifie une réforme aussi brutale qu’inacceptable. Le gouvernement veut effectuer un transfert du système de retraite du privé vers le budget de l’État, ce dernier diminuant ainsi son engagement à verser des pensions aux agents de la fonction publique. C’est une augmentation de l’impôt des salariés et un tour de passe-passe: en voulant les faire travailler plus longtemps, l’État va capter ces ressources pour financer des projets de politique publique qui ne sont pas du ressort du régime de retraite. Dans le même temps, l’exécutif va baisser de 8 milliards d’euros la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), sans débat ni discernement sur la conditionnalité et le ciblage du dispositif. Certaines de ces entreprises affichent des résultats records après deux années d’aides massives de l’État.
Plus largement, cette réforme va frapper de plein fouet l’ensemble des salariés. Ainsi des millions de femmes qui sont entrées sur le marché du travail à 22 ans, qui sont devenues mères de famille et qui, grâce à la majoration de huit trimestres de cotisation par enfant, avaient jusqu’à aujourd’hui la possibilité de partir en retraite à 62 ans en dépit des interruptions de carrière. Demain, elles ne le pourront plus. Tout le monde est impacté, et deux ans de plus à travailler, cela pèse énormément à l’aune des indicateurs d’espérance de vie en bonne santé. Avec cette réforme, le temps passé en retraite, qui diminue déjà, va continuer de baisser et encore plus vite.
Retraites. Murielle Guilbert et Simon Duteil, Solidaires : « Leur réforme, c’est mourir au travail ou la retraite à l’hôpital »
Pour Solidaires, cette réforme est à combattre parce qu’il s’agit d’une nouvelle régression sociale. Elle va diminuer drastiquement la possibilité de bénéficier de sa retraite en «bonne santé» et va aggraver la situation de millions de personnes qui n’ont pas un niveau de retraite suffisant pour vivre correctement.
Le gouvernement veut faire croire qu’il se préoccupe de l’intérêt de l’ensemble de la population en annonçant quelques mesures d’accompagnement, mais le saupoudrage est quelque peu voyant: le minimum de pension reste insuffisant pour vivre et n’est applicable qu’aux carrières complètes, donc ni aux femmes aux carrières incomplètes, ni aux plus précaires qui subissent chômage, temps partiel. On bricole sur la pénibilité tandis que la médecine du travail manque cruellement de moyens et que quatre critères de pénibilité ont été supprimés par ce même gouvernement.
La prise en compte du congé parental ne suffira pas à résorber l’écart de 40 % de retraite entre les femmes et les hommes, notamment parce que les inégalités salariales persistent. Pour Solidaires, la réforme s’inscrit dans l’idéologie capitaliste qui vise à nous faire travailler toujours plus pour enrichir les actionnaires et les plus riches! Leur réforme, c’est mourir au travail ou la retraite à l’hôpital. Il faut imposer un autre partage des richesses et du temps de travail.
Cela passera obligatoirement par un mouvement social massif. Il commence le 19 janvier à l’appel de l’ensemble des organisations syndicales. En grève, dans la rue, mobilisé·es par millions, nous allons gagner!
Retraites. Philippe Louis, CFTC : « Nous n’avons pas d’autre choix que de frapper vite et fort »
Nous contestons les mesures, et particulièrement le report de l’âge légal à 64 ans, mais aussi l’argument qui consiste à affirmer que le régime est en danger. Sans se lancer dans une bataille de chiffres, en admettant que le régime sera déficitaire à partir de 2024, celui-ci ne le sera que très faiblement, à peine 3 % des pensions.
Nous avons mis d’autres propositions sur la table, comme revenir sur toutes les exonérations de cotisations qui n’ont aucune utilité au niveau de l’emploi, qui ne servent qu’à améliorer les profits, à verser des dividendes ou à acheter des actions de leur propre entreprise. Or, le recul de l’âge légal va particulièrement frapper les salariés les plus précaires, ceux des «deuxièmes lignes» que nous avons applaudis durant le Covid. Et les seniors, qui vont devoir travailler plus longtemps, alors que leur taux d’emploi est le plus mauvais de tous les pays européens.
À cela s’ajoute la réforme du chômage qu’ils prendront de plein fouet. C’est pour eux la triple peine. Face à la détermination du gouvernement, nous n’avons pas d’autre choix que de frapper vite et fort, en marquant un grand coup le 19 janvier. Pour réussir, nous pouvons nous appuyer sur notre unité syndicale. Cela n’était pas arrivé depuis douze ans. Si nous ne portons pas tous la même réforme, nous sommes tous contre le report de l’âge légal. Ensuite, nous avons des salariés qui sont très remontés.
À la CFTC, nous ne sommes pas habitués à descendre dans la rue tous les quatre matins. Et je sens chez mes adhérents une colère, une envie de mobilisation que je n’ai jamais ressentie. Même si le 19 ne sera pas la dernière date, car nous prévoyons de nous retrouver pour définir de prochains rendez-vous et des actions un peu tous les jours dans les entreprises, dans les branches, dans les filières, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un demi-succès. Cela nécessite la mobilisation de tous.
Retraites. Benoît Teste, FSU: « Les pensions des femmes sont de 40 % inférieures à celles des hommes »
Un élément de langage nous met particulièrement hors de nous et nous ferons tout pour le décrypter: le discours d’Élisabeth Borne sur les «femmes préservées» dans sa réforme, en s’appuyant notamment sur le fait que l’âge d’annulation de la décote est maintenu à 67 ans. Ainsi, ne pas dégrader encore davantage une situation déjà inégalitaire est présenté par le gouvernement comme un progrès. Curieuse argumentation!
Aujourd’hui, trois fois plus de femmes que d’hommes sont concernées par le fait d’avoir à attendre 67 ans pour annuler la décote, c’est bien le moins qui pouvait être fait de ne pas avoir reculé encore cette borne d’âge. En somme, le gouvernement dit: on aurait pu faire pire, estimez-vous heureux et heureuses qu’on maintienne l’existant, c’est-à-dire qu’on maintienne un système où les pensions des femmes sont de 40 % inférieures à celles des hommes, c’est scandaleux!
Autre élément emblématique de la réforme auquel nous allons nous opposer particulièrement: l’allongement des durées de cotisation, car, au fond, c’est une manière de dévaloriser le fait de faire des études et d’aller à rebours de l’intérêt général. Dans les métiers où le niveau de qualification nécessaire est élevé, comme les enseignantes et enseignants, on entre tard en emploi. Le fait d’exiger 43 annuités repousse d’autant la possibilité d’avoir une retraite correcte, pour beaucoup ce ne sera donc pas avant 67 ans, c’est une régression sans précédent!
Retraites. Frédéric Souillot, FO : «Il n’y a pas de problème de financement des retraites, mais un problème d’emploi»
FO est fermement opposée à la réforme des retraites qui repousse à nouveau l’âge légal de départ et accélère l’augmentation de la durée de cotisations. En 2030, ce sera 64 ans avec, au minimum, 43 années de cotisation pour une retraite complète. Pour FO, ce nouveau recul est inacceptable: 62 ans c’est déjà trop! Ce projet de réforme des retraites est particulièrement injuste.
Il va toucher en premier lieu celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt, les plus précaires, celles et ceux dont l’espérance de vie est inférieure au reste de la population, ou dont la pénibilité des métiers n’est pas reconnue. Il va aggraver les difficultés de celles et ceux qui ne sont déjà plus en emploi avant leur retraite et accentuer les inégalités femmes-hommes.
Cette réforme est également infondée. À chaque fois qu’un gouvernement modifie les paramètres du système de retraites, il dramatise la situation financière pour présenter sa réforme comme inévitable. Or il n’y a pas de problème de financement des retraites, mais un problème d’emploi. Il est nécessaire de développer des emplois pérennes, de mieux gérer les fins de carrière, ou encore d’augmenter les salaires, pour accroître le volume des cotisations.
Aujourd’hui 50 % des personnes qui liquident leur retraite ne sont déjà plus en emploi. Elles sont au chômage, en arrêt maladie ou en invalidité ou bénéficient de minima sociaux. Reculer l’horizon de la retraite, c’est accroître encore plus les difficultés de ces populations.
Retraites. Laurent Escure, Unsa: « Pas un jour, pas un mois, pas un an de plus »
C’est fait, le gouvernement est sorti du bois. Il s’agit bien d’une réforme punitive et injuste! Les arguments contre cette réforme sont largement présentés. Le système est en faillite? Avec un déficit possible de 3,5 % dans quelques années, il n’y a ni péril en la demeure ni urgence à agir. L’Unsa avait des propositions alternatives (augmentations des cotisations, en particulier patronales, augmentation du taux d’emploi des seniors, tri dans les différentes exonérations…). Elles ne furent pas examinées.
La pénibilité? Il y a quelques avancées mais il aurait fallu rétablir les critères de pénibilité supprimés en 2017. L’emploi des seniors? On se bornera à un instrument de mesure. L’égalité salariale entre les femmes et les hommes? Rien, quand il y a tant à faire.
Ne reste donc que l’allongement de deux ans de la durée d’activité et l’augmentation du nombre de trimestres pour une retraite entière. Seuls les salariés sont obligés de fournir des efforts en travaillant plus longtemps. Ils se voient ainsi privés de la liberté de choisir de poursuivre ou pas leur activité après 62 ans.
Le gouvernement nous dit qu’il y a du «sucré» dans son texte. Le reste est tellement corsé que c’est bien une bonne louchée de sel que les salariés devront avaler.
Les Français ne s’y trompent d’ailleurs pas et rejettent largement la réforme. Un tel projet doit être combattu et l’unité des forces syndicales doit être préservée. Unis, on peut gagner, désunis on est sûrs de perdre. Le gouvernement doit retirer son projet, seule la mobilisation de toutes et de tous, le 19 janvier, évidemment, mais tous les jours par des initiatives multiples et diverses, permettra de faire reculer le gouvernement. Jamais les arguments du gouvernement ne sont apparus aussi faibles. Alors, comme l’Unsa, mobilisons-nous!
Retraites. Laurent Berger, CFDT: « Un projet de réforme profondément injuste »
Le système de retraite par répartition est un bien précieux. Il est porteur de solidarité et de justice. La CFDT s’est toujours battue pour le préserver et l’améliorer. Le préserver parce que sa survie dépend de son équilibre. L’améliorer car de nombreuses inégalités minent ce pacte de solidarité.
Aujourd’hui, ce que propose le gouvernement ne répond sûrement pas aux enjeux de justice sociale que la CFDT appelle de ses vœux. En faisant supporter la totalité des efforts sur les seuls travailleurs via le report de l’âge de départ à 64 ans, ce projet est injuste car il va toucher durement les travailleurs qui ont commencé à travailler tôt, ceux qui ont des métiers difficiles… En aucun cas, ce projet ne tient compte du travail réel de millions de travailleurs.
Injuste aussi car 40 % des travailleurs ne sont plus en emploi au moment de partir à la retraite et aucune réelle contribution n’est demandée aux employeurs pour assumer leurs responsabilités sur l’emploi des seniors.
La liste est longue des désaccords sur cette réforme, malgré quelques avancées que nous avons revendiquées, comme la prise en compte des périodes de contrat TUC. Ce dont il s’agit, ce n’est pas tant d’une réforme des retraites que d’une réforme des finances publiques supportée par les travailleurs.
Face à cette réforme, la CFDT se mobilise dans les actions intersyndicales. Il faut réussir les manifestations du 19 janvier prochain pour montrer la détermination à lutter contre le report de l’âge légal. Il faut faire signer massivement la pétition contre les 64 ans. Fidèle à son histoire, la CFDT se mobilise contre cette réforme car nous voulons un système de retraite par répartition juste et solidaire.
publié le 15 janvier 2023
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
Les factures d’énergie explosent ; les fournisseurs privés mangent la laine sur le dos d’EDF ; le prix de l’électricité décarbonée est indexé sur celui des énergies fossiles… Mais à qui et à quoi devons-nous cette pagaille insensée dans un secteur aussi crucial que l’énergie? Le mal en question tient en quelques mots: la libéralisation du marché de l’énergie. Les responsables sont clairement identifiés: ce sont les deux colégislateurs européens, autrement dit les gouvernements européens successifs depuis une bonne vingtaine d’années ainsi que les majorités successives au Parlement européen, durant la même période. Retour sur un fiasco.
La première directive européenne sur ce dossier remonte à 1996. Elle instaura le principe de concurrence et entra en vigueur en France en 2000. Un autre moment clé de ce calendrier diabolique fut le sommet européen de Barcelone, en mars 2002. Bravant une impressionnante marée humaine, venue manifester son opposition au projet néolibéral, les chefs d’État et de gouvernement y ont lancé « la phase finale de l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz ». Les plus ultras furent l’Espagnol Aznar, l’Italien Berlusconi et le Britannique Blair.
Les deux leaders français présents, Jacques Chirac et Lionel Jospin, tous deux en pleine campagne électorale concurrente, et donc gênés aux entournures, firent assaut de précautions oratoires à usage national: « Nous sommes favorables à l’ouverture, mais pas au détriment de nos services publics, qui constituent un fondement de notre pacte républicain », osa, sans rire, le président de la République. Compréhensifs, ses collègues rappelèrent leur attachement au « modèle social européen »… Puis on passa aux choses sérieuses.
Avec, au cœur du processus, une obsession: supprimer par étapes les obstacles à la concurrence, dans chaque pays de l’UE comme au niveau européen. Dans le cas de la France, cela signifiait en particulier faire en sorte que des entreprises privées – même non productrices d’énergie – puissent concurrencer EDF (et Gaz de France, qui était encore, à l’époque, une entreprise publique). De ce principe découle, en particulier, la mise en place, en France, de « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (Arenh) en 2011: EDF étant jugé en position de force, difficile à concurrencer par les « investisseurs » privés, il a fallu l’affaiblir artificiellement en l’obligeant à vendre à prix cassé (et fixe) une part considérable de sa production à ses concurrents privés, afin d’aider ceux-ci à gagner des « clients » au détriment de l’entreprise publique! (En 2022, Paris alourdit même à son initiative cette ponction scandaleuse du privé sur EDF!)
En outre, les prix de l’électricité sont désormais fixés non en fonction de ses coûts de production, mais de l’état du marché de l’ensemble des sources d’énergie. Dès lors, il suffit d’une crise du gaz pour faire s’emballer les prix de l’électricité! Faut-il que les aberrations des sacro-saintes « lois du marché » dans un domaine comme celui de l’électricité soient devenues évidentes pour que, depuis la présidente de la Commission européenne jusqu’au chef de l’État français, des néolibéraux patentés en arrivent à reconnaître la nécessité de remettre le « marché européen de l’énergie » sur le métier! À suivre de près…
publié le 14 janvier 2023
Bruo Odent sur www.humanite.fr
L’État fédéral et le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie appuient l’énergéticien RWE dans la destruction du village, dernier obstacle à l’extraction du lignite à ciel ouvert. Un ordre d’évacuation a commencé à être mis en oeuvre ce 11 janvier.
Lützerath (Allemagne), envoyé spécial.
Du trou béant de la mine agrandie de Garzweiler II, profonde de plus de 200 mètres et qui mesure déjà près de 50 kilomètres carrés, doivent être extraits du lignite, le charbon primaire le plus polluant de tous les combustibles fossiles.
Sur cette zone, le village de Lützerath, à quelques encablures d’Aix-la-Chapelle, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est devenu le point d’effervescence de la lutte environnementale en Allemagne.
Situé au bord d’une gigantesque mine de lignite à ciel ouvert, le village est promis à la disparition dans les heures qui viennent. Depuis deux ans, il a été investi par des militants de la cause climatique qui n’entendent pas lâcher un pouce aux monstrueuses excavatrices toutes proches.
La détermination de ces écologistes est maximale. Leur face-à-face avec la police du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie prend un aspect de plus en plus tendu.
Un ordre d’évacuation a été établi. Il a commencé à être mis en oeuvre ce 11 janvier. Ce combat pour la survie de Lützerath, contre son engloutissement par les machines du Konzern RWE, ce conglomérat privé qui figure parmi les plus grandes multinationales de l’énergie, est devenu un des sujets, si ce n’est le sujet majeur de l’actualité outre-Rhin.
Enjeu: l’extraction de 280 millions de tonnes de lignite sous le village, destinées à alimenter les centrales thermiques de Neurath et de Niederaussem qui constituent, ensemble, une des plus grosses souffleries de gaz à effet de serre en Europe.
Checkpoint et barricades
Pour rencontrer les militants climatiques, les journalistes se voient obligés d’effectuer un hallucinant périple. Dans ce territoire transformé en zone hostile, première étape: se rendre aux abords de Titz, une localité où une équipe de fonctionnaires de police installée dans un conteneur sur un parking distribue des accréditions.
Ensuite, affublé d’un gilet bleu afin de vous reconnaître sur place, on vous installe dans une voiture de police. Cette curieuse navette permet de franchir les barrages qui interdisent tout accès en voiture à Lützerath.
On vous lâche alors à quelques centaines de mètres des limites du village. Vous êtes autorisé à aller « au contact des occupants » et à franchir, comme autant de check-points, les barricades qu’ils ont installées, de leur côté, quand il est devenu clair que l’on voulait les évacuer.
Des jeunes gens, des rires et des saluts, sous forme de bienvenue, fusent à votre arrivée.
Sur l’intervention policière, Alma Janssens, l’une des porte-parole françaises de l’organisation baptisée « Lützi lebt » (Lützerath vit), lâche, en citant Gramsci, un grand sourire aux lèvres: « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ! »
Visite des lieux
Le rapport de forces, cependant, est moins déséquilibré qu’il n’y paraît. Ce 8 janvier, des milliers de manifestants venus des quatre coins de l’Allemagne ont convergé vers le village, passant à travers champs pour contourner les barrages routiers des policiers et répondre à l’appel à l’aide des occupants assiégés.
Dans le mouvement pour le climat au sein de la « société civile », personne ne fait défaut. Toutes les associations qui comptent outre-Rhin sur le front climatique l’ont fait savoir dans une conférence de presse commune, le 6 janvier.
Du Bund (les Amis de la Terre) à Friday For Future, l’homologue allemand de l’organisation de Greta Thunberg en Suède, en passant par Greenpeace Deutschland, toutes ont condamné la répression engagée par les autorités.
« Le climat n’en sera pas mieux protégé, seuls ici seront protégés les profits de RWE, le plus fort émetteur de CO2 d’Europe ! » Luisa Neubauer militante de Friday For Future Allemagne
Elles ont annoncé leur participation à une grande manifestation, prévue sur place le 14 janvier.
Averell, l’un des jeunes occupants de Lützerath, entreprend de nous faire visiter les lieux. Il évoque la fière attitude d’Eckardt Heukamp, le dernier agriculteur, forcé de quitter le village en octobre après avoir longtemps résisté à l’expropriation de RWE, qui possède désormais tous les terrains et s’en réclame bruyamment sur le plan juridique.
« Il apparaît régulièrement, nous encourage, nous approvisionne en victuailles comme pour signaler combien il est en fait toujours des nôtres. » Dans les arbres, juste au-dessus de nous, une cabane a été installée. « C’est là que je dors », dit Averell.
Étonnant endroit pour un grand gaillard comme lui. « C’est plus confortable qu’il n’y paraît vu d’ici », explique-t-il. Bien d’autres ont été installées. Partout on assiste aux préparations à la confrontation avec les forces dites de l’ordre. Il ne reste plus un pavé sur le territoire de l’ex-commune. Tous ont été mobilisés pour la confection de barricades.
Derrière le projet de mine à ciel ouvert, la trahison des Grünen
Il ne faut guère attendre très longtemps pour que l’amertume pointe à l’égard des dirigeants du parti vert, aux affaires au plan fédéral comme au niveau du Land.
Après des élections régionales, en juin 2022, les écologistes ont conclu à Düsseldorf une alliance de gouvernement avec la droite chrétienne-démocrate (CDU).
Un deal a été passé début octobre entre, d’une part, le patron de RWE, Markus Krebber, d’autre part Robert Habeck, vice-chancelier, ministre de l’Économie et du Climat, Mona Neubaur, dirigeante des verts et ministre de l’Économie en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
L’accord, présenté comme un « bon compromis », donne le feu vert à RWE pour éradiquer Lützerath. En échange, le Konzern accepte d’arrêter l’exploitation du lignite d’ici à 2030, et non 2038 comme avancé auparavant.
La disparition de Lützi serait certes « triste » mais « incontournable d’un point de vue pragmatique », explique Mona Neubaur, qui se justifie en avançant le « besoin de faire face d’ici là » à la crise énergétique provoquée par l’arrêt des approvisionnements de gaz naturel russe.
L’objectif de sortie du charbon en 2030 part en fumée
Il faudrait sécuriser la fourniture de combustible pour maintenir le réseau électrique sous tension. « Un marché de dupes », lui rétorque Luisa Neubauer, la très charismatique dirigeante de Friday For Future Allemagne, venue en personne à Lützerath ce 8 janvier.
Elle brandit les chiffres d’une étude réalisée par plusieurs organismes scientifiques, prouvant que le maintien du recours au lignite à niveau élevé n’est pas nécessaire.
Elle démontre de manière cinglante comment les dirigeants écologistes ont repris un objectif du mouvement pour le climat (la sortie du charbon en 2030) « pour le vider totalement de son sens » en faisant brûler plus de charbon dans l’intervalle.
Ce qui conduira l’Allemagne à aggraver encore ses émissions de CO2, la part du charbon ne cessant de croître dans son mix électrique depuis 2021.
Dans ces conditions, la date de 2030 n’est rien d’autre qu’une « fausse promesse ». « Le climat n’en sera pas mieux protégé, seuls ici seront protégés les profits de RWE, le plus fort émetteur de CO2 d’Europe ! » s’indigne la jeune femme.
Une immense banderole déployée sur un bâtiment de ferme clame: « 1,5 degré Celsius veut dire: Lützi reste ! » L’Allemagne, prisonnière de son modèle énergétique marchand sur lequel se sont alignés l’Europe et son marché unique de l’électricité, s’apprête effectivement à piétiner les engagements pris à l’occasion de l’accord de Paris sur le climat pour contenir à 1,5 degré la hausse des températures. « La ligne rouge se situe ici, relève Averell. La franchir, cela veut dire accentuer un réchauffement aux conséquences devenues si dramatiques. Surtout pour nombre de pays du Sud. »
Lützerath, le rendez-vous des militants climat
Lützerath est devenu un symbole largement au-delà des frontières allemandes. Vanessa Nakate, engagée dans la lutte contre le projet mortifère d’oléoduc de TotalEnergies entre l’Ouganda et la Tanzanie, est venue ici.
Tout comme le Colombien Juan Pablo Gutierrez, qui se bat contre l’extension d’une mine de houille géante à ciel ouvert, menace pour l’existence même de son peuple yupka.
Les défenseurs de Lützi n’en croient pas leurs yeux, ce 8 janvier, quand déferlent à travers champs et d’un camp d’accueil improvisé, installé dans la commune voisine de Keyenberg, des centaines de militants solidaires.
La « promenade du dimanche », le traditionnel rendez-vous qu’ils s’attachent à observer depuis des mois, se transforme en un long cortège bigarré de plus de 2 000 personnes se revendiquant d’une alliance « Lützerath Unräumbar » (Lützerath non évacuable).
Beaucoup essuient quelques larmes. « C’est considérable ce qui se passe. Vous ne pouvez pas savoir comme cela donne des forces », confie, émue et joyeuse, Linda Kastrup, militante de Friday For Future, aux abords du défilé.
La fracture avec la ligne des dirigeants verts n’est pas seulement l’apanage des ONG. Elle est manifeste jusqu’au sein même du parti vert.
Au siège de la Grüne Jugend, l’organisation de jeunesse des écologistes, dans la grande ville voisine de Mönchengladbach, Fabian Sneider est de toutes les manifestations de solidarité avec Lützerath.
Le jeune homme, porte-parole des jeunes verts dans la cité, ne cache pas son désaccord avec la ligne de son parti. Il plaide pour une « nationalisation des entreprises comme RWE », bien trop puissantes pour gérer ce qui relève de l’intérêt public.
S’il évite le discours radical mettant en cause le système qui prend tant la force de l’évidence à Lützerath, où l’on peut observer en permanence l’action des excavatrices du capital, il évoque la nécessité d’entrer « dans une ère post-capitaliste », seul moyen de faire face aux défis climatiques.
Le sort du village en suspend
RWE, dont le premier actionnaire est devenu le Qatar, quelques semaines avant le Mondial de football, a maximisé ses profits en 2022 en augmentant, au cours des trois premiers trimestres, ses bénéfices de près de 2 milliards d’euros.
Ces superprofits doivent tout à l’explosion des prix de l’électricité. Un enrichissement obscène, aussi dévastateur pour le climat que pour le creusement des inégalités, quand la facture d’électricité devient impossible à payer.
La précarité énergétique, ou Strom Armut (pauvreté en courant électrique), touche à Mönchengladbach jusqu’à 18 % des foyers, selon l’étude d’un regroupement d’organisme sociaux et caritatifs (1). « On ne peut pas faire comme si ces urgences climatiques et sociales n’existaient pas, souligne Fabian Sneider. Il faut prendre l’affaire en main avant qu’il ne soit trop tard. »
Lützi pourra-t-il être sauvé des mâchoires des excavatrices géantes? Le sort du village reste incertain.
Les militants du climat ont marqué des points, le 8 janvier, en réussissant à se rassembler très nombreux sur place. Mais on bat aussi le rappel dans le camp de la répression.
Selon des informations du magazine Der Spiegel, des policiers de 14 Länder auraient été appelés à venir prêter main-forte à leurs collègues de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Et la police fédérale s’apprêterait à déployer force canons à eau, cavaliers et escouades de chiens sur le terrain.
« Il en va du respect de l’État de droit », répètent de concert le ministre de l’Intérieur du Land, Herbert Reul (CDU), et Tim Achtermeyer, chef régional des Verts. Du droit d’un Konzern, devenu maître d’un village exproprié. Contre le climat et la société. Un enjeu européen majeur.
(1) Rapport 2022 sur la pauvreté du paritätischer Wohlfahrt Gesamt Verband.
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Le Moyen Âge est de retour. Les hommes du groupe RWE ont déployé à l’aube, ce jeudi, une double barrière métallique de 2 mètres de haut et longue de 1,5 kilomètre autour du village de Lützerath, en Allemagne. Ils veulent isoler, affamer et forcer les résistants du climat, qui s’opposent depuis des semaines à l’engloutissement du village et à l’exploitation des millions de tonnes de lignite de son sous-sol (lire nos éditions des 11 et 12 janvier), à se rendre.
Ne sachant comment venir à bout de la mobilisation de ces jeunes militants retranchés jusque dans des cabanes dans les arbres ou enchaînés à des blocs de béton, RWE et les autorités ont adopté un nouveau schéma tactique. Il s’agit d’accentuer le siège de « Lützi » en ne se contentant plus de bloquer les routes, mais aussi les voies de passage à travers champs. Elles avaient permis à des milliers de manifestants de rejoindre le village dimanche 8 janvier, alors que se prépare un nouveau rassemblement, ce 14 janvier, à l’appel de toutes les ONG du climat, auquel participera la jeune Suédoise Greta Thunberg. L’objectif est clair: les militants ne pourront plus être ravitaillés, comme ils l’étaient jusqu’ici, bénéficiant d’un appui discret mais bien réel des habitants alentour.
Palme de l’hypocrisie ordo-libérale: l’énergéticien privé, le géant WE va au charbon, faisant état de son droit de barricader « ses » terres – arrachées récemment aux paysans expropriés – pour que l’État fédéral (SPD/Verts/FDP) et le gouvernement CDU/Verts de Rhénanie- du-Nord-Westphalie puissent faire donner leurs cavaleries policières contre des militants épuisés qui n’auront plus d’autre choix que de se rendre. Dans l’Allemagne rhénane si proche, un crime d’État est en préparation.
publié le 14 janvier 2023
Pierre Khalfa, ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac. sur https://blogs.mediapart.fr
Le gouvernement veut imposer une nouvelle régression sociale en matière de retraite, alors même qu’aucun argument économique ne le justifie. Travailler toujours plus longtemps revient à remettre en cause la grande avancée civilisationnelle qui a fait que la retraite ne soit plus l’antichambre de la mort mais une période d'activité libérée du joug du capital.
Le gouvernement a donc acté le fait d’imposer un recul de l’âge de départ à la retraite en combinant recul de deux ans l’âge légal et accélération de l’augmentation de la durée de cotisation. Ces mesures s’appliqueront très rapidement puisque le décalage de l’âge légal commencera dès septembre 2023 et la durée de cotisation de 43 annuités sera effective dès 2027. Le recul de l’âge légal va pénaliser en particulier celles et ceux qui auront commencé à travailler tôt et les mesures annoncées pour y pallier ne toucheront qu’un nombre minime d’entre eux. L’âge moyen d’entrée dans la vie active étant supérieur à 22 ans, l’augmentation de durée de cotisation entrainera pour beaucoup un départ après l’âge légal pour avoir une retraite à taux plein et pèsera d’autant plus sur celles et ceux qui ont des carrières incomplètes. Le maintien du dispositif « carrières longues » aboutira au fait que les personnes ayant commencé à travailler entre 16 ans et 18 ans devront cotiser 44 ans pour pouvoir partir à 60 ans.
L’argumentaire pour essayer de justifier ces mesures a sans cesse varié. Le Macron du premier quinquennat y était opposé. Voici d’ailleurs ce qu’il déclarait lors de sa conférence nationale du 25 avril 2019 à l’issue du « Grand débat national » : « Franchement, ce serait hypocrite de décaler l’âge de la retraite… Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, quand on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans[1] ». De toute façon, nous expliquait-il, il n’était pas nécessaire de faire une « réforme paramétrique » (décaler l’âge de départ et/ou augmenter la durée de cotisation) puisque les régimes de retraites ne connaissent pas de problèmes financiers. Et de vouloir nous imposer une réforme systémique avec la mise en place d’un régime par points aggravant les injustices et véritable monstre bureaucratique.
Ce dernier projet abandonné, il nous a ensuite expliqué qu’il fallait travailler plus longtemps pour dégager des ressources afin de financer la transition écologique, l’avenir de la protection sociale, etc. Que les ressources dégagées par une telle mesure, 0,5 % du PIB par an, soient dérisoires en comparaison des besoins ne serait-ce que de la seule transition écologique, 5 % du PIB par an, n’avait pas l’air de le gêner outre mesure. De plus, comme le montre une étude publiée en 2021 par le laboratoire Théorie et évaluation des politiques publiques[2] « l’allongement de la vie active prolonge la durée de cotisations à l’assurance-retraite. Hélas, il semble en même temps augmenter les dépenses liées à l’absence-maladie » en raison de la dégradation de l’état de santé des salarié.es séniors, phénomène qui touche particulièrement les femmes. Vouloir diminuer les dépenses en matière de retraites aboutit donc à augmenter notamment celles de l’assurance-maladie.
Le faible impact de l’argumentaire gouvernemental dans l’opinion, qui voit d’un autre côté se multiplier les cadeaux fiscaux fait aux ménages les plus riches et aux employeurs, l’a amené à changer son fusil d’épaule et à revenir à l’argumentaire classique de toutes les mesures régressives en matière de retraites : le système serait financièrement en danger, il est donc nécessaire de travailler plus longtemps pour le sauver. Il essaie de s’appuyer pour cela sur le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR). Or, non seulement, le COR indique que le système de retraites est aujourd’hui excédentaire, mais le déficit annoncé jusqu’en 2032 est estimé, selon les conventions comptables, entre à 0,4 % et 0,7 % de PIB, ce qui est minime par rapport au poids des retraites, près de 14 % du PIB, et ne représente qu’environ 1 % de la masse salariale.
Mais surtout le chiffrage de ce déficit est fantaisiste car il repose sur des hypothèses plus que contestables. Ainsi, pour arriver à ce chiffre, le COR est obligé de prévoir une remontée du chômage qui passerait de 5 % en 2027, prévision du gouvernement, à 7 % en 2032 et pour les décennies suivantes. Le COR appuie donc son calcul du déficit sur la prévision d’une récession entre 2027 et 2032 et renonce pour la suite à toute perspective de plein emploi. Autre hypothèse, le COR prévoit aussi que le taux d’emploi des femmes resterait constamment inférieur de 8 points à celui des hommes de la tranche d’âge 25-54 ans, alors même que la France ne se situe qu’au 25ème rang des pays des 38 pays de l’OCDE en la matière. Toute perspective d’égalité entre femmes et hommes, ce qui de plus permettrait d’améliorer les ressources des caisses, est ainsi écartée. Enfin, il faut noter que le gouvernement participe lui-même à la construction de ce déficit : les exonérations de cotisations sur les bas salaires et les heures supplémentaires accordées aux employeurs, qui ne sont toujours pas intégralement compensées par le budget de l’État, retirent près de 0,1 point de PIB aux ressources du système et les mesures d’économies prises en matière de rémunération dans la fonction publique ont des conséquences négatives sur les cotisations qui les abondent.
L’objectif du gouvernement est de stabiliser la part des retraites dans le PIB à 14 % alors même que la proportion de retraité·es dans la population va augmenter. Elle devrait passer de 18,5 % aujourd’hui à 27,5 % en 2070. Le gouvernement s’appuie sur ce ratio démographique pour justifier ses projets. Or le problème n’est pas tant l’augmentation de la part des personnes âgées dans la population totale que de savoir quel est le poids économique que font peser toutes les personnes (dites) inactives - retraités, jeunes, chômeurs, etc. – sur celles et ceux qui produisent de la richesse d’un point de vue monétaire, les actifs occupés. Or, ce ratio, dit de dépendance économique, est globalement stable depuis une cinquantaine d’années alors même que le nombre de retraité.es ne cesse d’augmenter et que le taux de chômage, qui dépend des politiques économiques mises en œuvre, a connu des pics historiques. Aucun drame n’est donc à prévoir et ne pas vouloir augmenter la part des retraites dans le PIB signifie programmer pour l’avenir une baisse des pensions par rapport aux revenus des actifs et donc une régression accrue du niveau de vie pendant la retraite.
Surtout, le gouvernement comme le COR considèrent comme immuable la répartition de la richesse produite : le partage salaires/profits ne bougerait pas pendant le demi-siècle prochain, alors même que la part des salaires dans la richesse créée a baissé de cinq points par rapport à la moyenne des « Trente Glorieuses » et que les profits des grandes entreprises atteignent des sommets. Toute hausse des cotisations est exclue alors même que, suivant le COR et ses hypothèses de déficit, une légère augmentation suffirait à équilibrer durablement le système de retraites : en 2032, entre 1,4 point et 1,9 point selon les scénarios de productivité et sur la base de la convention comptable dite d’équilibre par l’État qui est la moins favorable.
Seul élément positif, l’augmentation de la pension minimale de 100 euros par mois, mesure qui devrait probablement concerner l’ensemble des retraités et l’engagement qu’un salarié au Smic aura une pension égale à 85 % du Smic, promesse datant de... 2003. Cette pension minimale est conditionnée au fait d’avoir fait une carrière complète. Si tel n’est pas le cas elle sera moindre. De plus, il n’est pas indiqué que cette pension minimale serait revalorisée comme le Smic.
Les conséquences d’un report de l’âge de départ en retraite sont bien connues. Déjà aujourd’hui, de nombreuses personnes sont exclues du marché du travail avant de pouvoir bénéficier de leur retraite, les entreprises ayant tendance à se débarrasser des salarié.es âgés. Ainsi, selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), 32 % des personnes de la génération née en 1950 n’étaient plus en emploi l’année précédant leur retraite, pourcentage plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Ces personnes étaient soit au chômage, soit en invalidité ou en maladie. Ne percevant aucune pension, elles sont réduites souvent aux minimas sociaux. Tout recul de l’âge de départ ne ferait qu’aggraver encore cette situation. La mise en place d’un « index », censé rendre visible la place des seniors dans les entreprises, ne changera hélas rien à cette situation comme l’a montré l’index sur l’égalité entre les femmes et les hommes qui a eu un effet nul sur la situation concrètes des femmes dans les entreprises.
Le projet du gouvernement est d’autant plus inacceptable que la croissance de l’espérance de vie se réduit. Elle est passée d’un trimestre par an dans les années 2000 à un mois par an aujourd’hui. Mais surtout, selon Eurostat, l’institut statistique européen, en 2020 l’espérance de vie en bonne santé à la naissance n’est que de 63,9 ans pour les hommes et 65,3 ans pour les femmes, les ouvriers et employés étant évidemment les plus touchés par une limitation des activités au quotidien : un tiers des ouvriers et un quart des employés sont déjà en incapacité la première année de leur retraite. On voit ce que signifierait un allongement du temps de vie passé au travail, ce d’autant plus que les CHS-CT ont été supprimés.
La grande avancée civilisationnelle qu’a apportée la retraite par répartition a été de faire de cette période de la vie, non pas l’antichambre de la mort, mais une phase de la vie où, encore en relative bonne santé, nous pouvons nous adonner à des activités sociales libres. C’est cette avancée que toutes les réformes néolibérales remettent en cause en voulant nous faire travailler toujours plus pour la plus grande profitabilité du capital.
[1] Cité par Jean-Marie Harribey, https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2022/12/19/les-sept-perfidies-de-la-reforme-des-retraites-2023.
[2] Mohamed Ali Ben Halima, Camille Ciriez, Malik Koubi, Ali Skalli Retarder l’âge d’ouverture des droits à la retraite provoque-t-il un déversement de l’assurance-retraite vers l’assurance-maladie ? L’effet de la réforme des retraites de 2010 sur l’absence-maladie, https://hal-cnam.archives-ouvertes.fr/hal-03507914v2/document.
publié le 13 janvier 2023
sur https://lepoing.net/
A la tombée de la nuit de ce 12 janvier, ce sont 500 personnes qui se sont retrouvées devant la préfecture de Montpellier pour un rassemblement aux flambeaux à l’appel d’une intersyndicale complète et unie pour démarrer la bataille pour une retraite décente, et c’est que le début ! Les prises de paroles se sont enchaînées au titre des sections syndicales qui ont appelé à rejoindre le mouvement de grève qui démarre le 19 janvier sur tout le territoire.
Le Syndicat de Combat Universitaire de Montpellier (SCUM) a évoqué une « catastrophe sociale », une « attaque contre les précaires et les plus pauvres qui travailleront jusqu’à la mort, sans n’avoir jamais connu la retraite » et a rappelé que « c’est dans la rue que la bataille se mène ». Solidaires a dénoncé une réforme « injuste et brutale » et a rappelé ses revendications : « pas un jour de plus, pas un euro de moins, pas 43 années de cotisations » au profit « d’autres solutions », comme « taper dans les exonérations aux grandes entreprises, au CAC 40 ». La CFDT s’est réjouie d’un « front syndical uni », représentatif de « citoyens et citoyennes majoritairement contre cette réforme », alors que le « déficit du système des retraites n’est pas insurmontable ». L’UNSA a parlé d’une « régression sociale qui peut mettre le feu à la plaine, avec des retraitées pour qui le compte n’y est pas. » Pour FO non plus, « pas question de cotiser une année de plus ou de travailler deux ans de plus alors que les plus de 55 ans sont majoritairement sans emploi et que les excédents sur les caisses de retraite existent. »
La dernière intervention revenait à la CGT qui a remercié, lors d’un discours teinté d’une combativité exceptionnelle, « la présence nombreuse des participants contre cette réforme de régression sociale nous ramenant 40 ans en arrière sans rien retirer au monde de la finance ou au patronat. Ne boudons pas notre plaisir, l’unité syndicale est là pour démarrer une grève reconductible dès le 19 janvier, pour des retraites solidaires par répartition. »
Peut-on espérer que la bataille pour les retraites soit l’étincelle qui mettra « le feu à la plaine » ? Rendez-vous est pris le 19 janvier place Zeus à 11h à Montpellier, avec des manifestations également à Béziers, Sète et partout ailleurs, en sachant que les secteurs des transports et de l’énergie ont déjà annoncé des grèves paralysantes. En dehors de l’intersyndicale, des réseaux de gilets jaunes et citoyens en colère, déjà mobilisés le samedi 7 janvier, appellent à une nouvelle manifestation montpelliéraine ce samedi 14 janvier à 14h place de la Comédie.
Notons également qu’une assemblée pour s’organiser contre la hausse des prix et la réforme des retraites aura lieu le 20 janvier à 19h30 au Barricade (5 rue Bonnie), à l’appel du local associatif et du groupe “Montpellier contre la vie chère”. Suivi d’un décryptage de la réforme des retraite et d’une discussion sur les perspectives de luttes, samedi 21 janvier à 19h30, toujours au Barricade, avec le média Rapports de Force. (événement Facebook pour ce début de week-end d’organisation des luttes ici).
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
Après la chimie, la fédération CGT de l’énergie propose elle aussi un plan de bataille. Avec un appel à la grève reconductible dès le 19 janvier. Une volonté de se positionner comme un secteur moteur dans le conflit à venir.
Un « plan de bataille », voilà ce qui est proposé dans le communiqué de presse de la Fédération nationale des Mines et Énergie (FNME) de la CGT publié ce 13 janvier. Ce dernier se décline en plusieurs points… et le premier donne le ton : la grève reconductible dès le 19 janvier et jusqu’au retrait de la réforme des retraites.
« Dès le premier jour de grève interprofessionnelle, les salariés vont monter des piquets dans les entreprises de l’énergie et poser la question de la grève reconductible », détaille Fabrice Coudour, secrétaire fédéral de la FNME. Pour illustrer la fermeté de son appel, la puissante fédération CGT ajoute à son plan la rupture du dialogue avec l’employeur, le filtrage des piquets, la reprise en main de l’outil de travail ou encore la participation aux « actions citoyennes », qui pourraient avoir lieu dans la période.
Les longues grèves dans l’énergie qui ont eu en 2022 peuvent-elles nuire à la mobilisation ? « Quand on fait grève pendant longtemps et qu’on perd, oui, c’est difficile de repartir. Mais quand on gagne 200 € d’augmentation, comme ça a été le cas cette année, cela donne au contraire confiance », analyse Fabrice Coudour.
Les secteurs moteurs de la grève entrent en scène
Quelques jours plus tôt, les syndicats CGT du pétrole (dont ceux des raffineries) avaient déjà présenté leur plan de bataille, appelant à augmenter progressivement la durée de la grève avec 48 h de grève le 26 janvier et 72 h le 6 février, assortis d’une proposition d’entrée en grève reconductible. L’appel de la FNME est à replacer dans ce cadre. « Nous nous réunissons actuellement avec les fédérations CGT des Ports et docks, de la chimie à la RATP, avec les cheminots, pour voir quel plan de bataille nous pouvons mettre en place. Les dates proposées par les syndicats du pétrole pourraient être des dates fortes », explique Fabrice Coudour.
Une volonté de ces fédérations, considérées comme critiques de l’action de Philippe Martinez, de donner des premiers signaux de combativité à la confédération. Voire de damer le pion à la confédération à son secrétaire général avant le 53e congrès ? « Non, cet appel n’est absolument pas lié au congrès. Nous nous sommes réunis avec des fédérations fortes, qui ont un gros pouvoir de blocage, tout le monde va se jeter dans la bataille, mais l’intérêt de tout le monde c’est que la grève soit suivie partout », précise Fabrice Coudour. Une chose est sûre, la bataille contre la réforme des retraites est bien lancée à la CGT.
Samuel Ravier-Regnat sur www.humanite.fr
Des cheminots aux raffineurs en passant par les énergéticiens, les appels à la grève se sont enchaînés ce jeudi, émanant de tous les syndicats unanimement opposés à la réforme des retraites.
C’est la première échéance de la lutte contre la réforme des retraites, proposée par l’intersyndicale au complet, mardi soir, immédiatement après la présentation du projet du gouvernement : la manifestation du 19 janvier, à Paris et dans des dizaines d’autres villes en France. D’un bout à l’autre du pays, ce sera aussi une journée de grève, notamment dans des secteurs stratégiques comme les transports. À la SNCF, théâtre en décembre d’une mobilisation des contrôleurs en marge des organisations syndicales, un préavis a été déposé mercredi par la CFDT, la CGT, SUD rail et l’Unsa contre un texte jugé « injuste et porteur de reculs sociaux ». Les quatre structures appellent à « une grève puissante » le 19 janvier.
Le mouvement pourrait également être suivi à la RATP, sur laquelle plane la menace de la suppression d’un régime spécial qui permet à 40 000 salariés de compenser la pénibilité de leurs tâches par un départ anticipé à la retraite. Les syndicats ont promis de mettre « tout en œuvre pour s’opposer » aux desseins de l’exécutif, joignant ainsi leurs forces à celles d’autres réseaux de transport urbain qui se préparent à la mobilisation. À Grenoble, par exemple, le préavis déposé par l’intersyndicale de la Tag court du 19 janvier au 30 juin.
Le gouvernement martèle sa volonté d’aller « jusqu’au bout »
Dans le port, les dockers se joignent au mouvement dès le 19, prenant acte du fait que la réforme va les contraindre à travailleur eux aussi deux années de plus alors que leur convention collective acte la pénibilité de leurs métiers en leur permettant de partir quatre ans avant l’âge légal.
Globalement, les travailleurs se préparent à un conflit durable, face à un gouvernement qui a martelé, par la voix de son porte-parole, Olivier Véran, sa volonté d’aller « jusqu’au bout ». Parmi les salariés de la branche des industries électriques et gazières, qui regroupe près de 150 entreprises (dont EDF, RTE, Engie ou Enedis) et redoute elle aussi la suppression de son régime spécial, la question de la grève reconductible sera donc « posée », tout comme l’hypothèse d’ « actions sur les outils de travail », selon Sébastien Menesplier. « La grève commence le 19 et s’arrêtera quand la réforme aura été retirée. (…) Il faut qu’elle soit massive et d’ampleur », a plaidé le secrétaire général de la fédération mines-énergie de la CGT, mercredi sur France Info.
Une mobilisation structurée et ambitieuse
De leur côté, les ouvriers des raffineries entendent se manifester en nombre, comme lors de la grève pour des augmentations de salaires qu’avait connue le pays pendant près de cinquante jours, cet automne. Mercredi, la fédération nationale des industries chimiques de la CGT a rendu public son plan de bataille : appel à la grève de 24 heures le 19 janvier, appel à la grève de 48 heures le 26 janvier, appel à la grève de 72 heures le 6 février avec possibilité de poursuivre ensuite sur un mouvement reconductible. Une mobilisation structurée et ambitieuse qui ne pourra aboutir que si « les salariés de tous les secteurs économiques, public et privé, s’engagent dans les grèves et les manifestations », souligne l’organisation. Comme si elle sentait venir l’orage, la première ministre, Élisabeth Borne, a appelé les syndicats à « ne pas pénaliser les Français », au détour d’un déplacement à Disneyland, ce jeudi. Sans se demander qui, du gouvernement avec sa réforme des retraites ou des organisations de défense des travailleurs, pénalise vraiment les habitants de ce pays.
publié le 13 janvier 2023
Romain Migus sur www.humanite.fr
Un mois après la destitution du président de gauche Pedro Castillo, des paysans se mobilisent. Reportage dans une région rurale.
Dans la région d’Apurimac, terre natale de Dina Boluarte, la contestation ne faiblit pas. Au cœur de cette zone rurale, celle qui occupe la présidence du Pérou depuis le renversement de Pedro Castillo, le 7 décembre dernier, est conspuée par la population.
Dès son coup de force, elle avait dû faire exfiltrer sa famille par l’armée pour la protéger de la colère populaire. Entre le village de Chincheros et la ville d’Andahuaylas, les habitants ont érigé un énorme monticule de terre empêchant tout transit routier en signe de protestation. Cette petite route qui serpente entre les montagnes est à l’image de tout le sud du pays où les blocages sont légion et ont pour conséquence de paralyser l’économie.
Colère et barricades
Sur le barrage de Chincheros, les rares personnes qui transitent à pied soutiennent la mesure. « Ici, nous sommes tous pour l’arrêt », nous glisse Jusiticiano en précisant que « cela durera jusqu’à la démission de Boluarte ».
Depuis le mois de décembre, et le coup d’État contre Castillo, le pays est en ébullition. On compte désormais 47 morts et plusieurs centaines de blessés, en seulement un mois de gestion du gouvernement de facto. La région d’Apurimac a été la première à comptabiliser les victimes. Et notamment le village de Chincheros où, le 12 décembre 2022, la police a assassiné le jeune Roberto Pardo, 16 ans.
Un rugissement surgissant des montagnes vient perturber la quiétude ressentie sur la barricade. Descendants des montagnes alentour, des milliers de paysans viennent faire entendre leur colère contre le gouvernement. « Cette dame a usurpé le pouvoir, et en plus elle nous a fait massacrer. Elle doit partir, mais pas qu’elle. Nous voulons que le Parlement soit fermé, qu’il y ait de nouvelles élections et la tenue d’une Assemblée constituante », affirme Jonathan, un paysan du hameau d’Occobamba, perché sur les montagnes à 3 500 mètres d’altitude.
Derrière ces revendications immédiates, le malaise est plus profond. Sandra, une autre manifestante, laisse éclater son indignation: « Cela fait 200 ans qu’on nous exploite. Ici, nous n’avons rien, l’État est totalement absent. Nous sommes abandonnés à notre sort alors que notre territoire regorge de richesses naturelles. Lima nous pille depuis trop longtemps, ça suffit. » À côté d’elle, Estefani, renchérit: « Nous avons élu Castillo pour qu’il change les choses. Mais ils ne l’ont pas laissé. Dès le début, ils l’ont attaqué pour ensuite le renverser. C’est injuste. »
L'option électorale hors-jeu
Depuis la fin du conflit armé, toutes les ressources démocratiques ont été utilisées par le petit peuple pour essayer de rompre l’État colonial péruvien. En vain. Avec le renversement de Castillo, c’est l’option électorale qui est aujourd’hui délégitimée par cette grande majorité d’oubliés, qui n’entendent désormais plus être représentés, mais exercer directement le pouvoir.
Pour la première fois dans l’histoire du pays, les revendications territoriales ont laissé place à des exigences politiques nationales. Sur tout le territoire, lors de milliers d’assemblées populaires, on parle de refondation de la République, de comment vivre ensemble. Des solidarités interrégionales se créent autour de ces mots d’ordre.
Lorsque, le 9 janvier 2023, le gouvernement de Boluarte fait tirer sur les manifestants dans la région de Puno, frontalière avec la Bolivie, occasionnant 17 morts et plusieurs dizaines de blessés en quelques heures, la solidarité nationale entre les manifestants est immédiate. Face à la colère, le pouvoir est totalement dépassé et ne comprend pas la reconfiguration politique. Lors de ses vœux de Noël, alors que la répression a déjà fait 30 morts, Dina Boluarte interpelle les protestataires: « Qu’est-ce que vont résoudre ces manifestations? Il faut tous travailler ensemble pour le développement du pays. » Vous n’avez plus de maïs, mangez du quinoa, semble dire la Marie-Antoinette péruvienne à une population indignée par un système qu’elle prétend bousculer.
Au soir du massacre de Puno, le premier ministre, Alberto Otárola, montrera le vrai visage de ce gouvernement de facto, en accusant, sans preuve, les manifestants d’être des terroristes financés par le narcotrafic. Depuis Ayacucho, épicentre du conflit armé dans les années 1980, Magno Ortega, un dirigeant social historique, nous explique: « Le Sentier lumineux a disparu, mais les causes qui l’ont fait éclore persistent. Et, à chaque revendication populaire, le pouvoir nous accuse de terroristes, et on nous traite comme tels. Le Pérou est complètement divisé entre la caste de Lima et le reste du pays. »
Le spectre du séparatisme
Comment faire si le système politique légal est totalement bloqué? Le peuple ne s’y trompe pas. Une des revendications phares est la tenue d’une Assemblée constituante afin de redistribuer les cartes du jeu démocratique et du vivre-ensemble. Pourtant, devant le refus des élites et la brutalité de l’État, une autre option commence à prendre de l’ampleur dans tout le sud du pays. Sur la place du village de Chincheros, après la manifestation, Mama Rosario prend la parole.
En quechua, langue maternelle d’un quart des Péruviens, elle se lâche: « Si nous ne trouvons pas de solutions, nous devrons faire sécession avec les dix régions du Sud. Nous avons les mines, nous avons l’eau, nous avons le gaz et l’agriculture, et nous avons notre propre langue. Si Lima ne nous respecte pas, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en aller. » Mama Rosario est aussitôt acclamée par toute l’assemblée.
Dans plusieurs régions, le sentiment séparatiste prend forme comme un ressentiment historique, comme une menace pour exiger que Lima permette aux oubliés de la décolonisation de devenir enfin des Péruviens comme les autres. Le coup d’État contre Castillo a ouvert la boîte de Pandore. Le Pérou est entré de plain-pied dans un processus constituant dont l’issue est encore incertaine et pourrait même devenir encore plus conflictuelle.
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
Dix-huit personnes ont été tuées lundi dans des heurts entre manifestants et forces de l’ordre dans le sud du Pérou. Les autorités à Lima refusent toujours de reconnaître toute responsabilité dans les violences en cours.
L’accalmie observée aux tout derniers jours de l’année 2022 n’a pas duré. Les mobilisations qui secouent le Pérou depuis la tentative avortée de coup d’État de l’ancien président Pedro Castillo le 7 décembre ont repris, et avec elles, la répression par les policiers et militaires.
Dix-huit personnes ont été tuées lundi dans des affrontements entre manifestant·es et forces de l’ordre – dix-sept d’entre elles dans des heurts aux abords de l’aéroport de Juliaca, ville des Andes située dans la région de Puno, frontalière avec la Bolivie, à la pointe sud du pays. Plus tôt, quelque 9 000 activistes avaient tenté de paralyser l’aéroport de Juliaca.
Cela porte à 46 le nombre de personnes tuées depuis le début des mobilisations, particulièrement intenses dans le Sud andin. « Nous exhortons les forces de l’ordre à faire un usage légal, nécessaire et proportionné de la force, et le parquet péruvien à mener une enquête rapide pour clarifier les faits », a réagi le défenseur du peuple.
À Juliaca, des infirmières du centre de santé Mariano-Melgar confiaient : « Que font le ministère de la santé et celui de l’intérieur ? S’ils ont donné l’ordre de nous tuer, qu’ils nous le disent. Il faut qu’ils s’arrêtent. Que veulent-ils de plus ? »
La présidente péruvienne Dina Boluarte, au moment d’apprendre le bilan sanglant des affrontements, a nié toute responsabilité : « Nous ne sommes pas à l’origine, depuis le gouvernement, de la violence. La preuve, c’est qu’à Puno, il y a des policiers qui sont blessés [...] et l’on vient de me dire qu’un civil a été tué. » Et de poursuivre : « Frères de Puno, nous ne comprenons pas clairement ce que vous demandez. »
De son côté, le chef du gouvernement Alberto Otárola a résumé ces manifestations à un énième « contrecoup du coup d’État », persuadé que des activistes parmi les protestataires sont « guidés par des intérêts de puissances étrangères et financés par l’argent du narcotrafic ».
« Arrêtez le massacre ! » Un éditorial de « La República ».
Boluarte, 60 ans, fut un temps la première vice-présidente de Pedro Castillo. Après l’incarcération de ce dernier, elle a exercé la présidence par intérim. Depuis le début des manifestations, celle qui a conclu un accord politique avec le Parlement – dominé par les forces de droite et d’extrême droite –, n’a cessé de qualifier les manifestant·es de « terroristes » ou de « membres du Sentier lumineux », cette guérilla marxiste des années 1980 et 1990 – manière de les disqualifier dans le débat public à Lima.
Sous la pression, Boluarte a fini par accepter de convoquer des élections anticipées, en les avançant de 2026 à avril 2024. Mais les revendications des manifestations sont plus variées, même si Boluarte fait mine de ne pas les comprendre.
Les manifestant·es réclament pour une part la libération de Pedro Castillo et son retour à la présidence, d’autres la démission de Dina Boluarte et la convocation d’élections dès 2023. D’autres encore, moins nombreux, plaident pour l’écriture d’une nouvelle Constitution, promesse de campagne de Castillo en 2021.
« Boluarte manque non seulement de légitimité, mais elle doit aussi faire désormais avec une opposition absolue et très mobilisée dans le sud du pays, qui s’étend », décrit sur son compte Twitter l’universitaire Omar Coronel, qui suit de près les mobilisations depuis début décembre. Il observe une radicalisation des exigences des personnes mobilisées, qui dépassent les simples revendications institutionnelles, et brassent désormais un ras-le-bol plus général, dans un contexte, aussi, de crise alimentaire aiguë.
L’ancien président bolivien Evo Morales bloqué à la frontière
Alors que les grands médias du pays, basés à Lima, sur la côte, et détenus à 80 % par le même groupe, El Comercio, traînent à reconnaître l’ampleur de la violence politique dans les Andes, le quotidien La Republica publiait ce mardi un éditorial intitulé « Arrêtez le massacre » : « Le gouvernement et le Parlement sont co-responsables des morts survenues dans le Sud. »
Depuis début janvier, les protestations sont vives dans le sud du pays, et notamment sur les terres de la communauté aymara (Amérindien·nes). Outre la région de Puno, bordée par le lac Titicaca, où une grève illimitée a été décrétée le 4 janvier, des villes comme Tacna, à la frontière avec le Chili, ou Arequipa, deuxième ville la plus peuplée du Pérou, sont très mobilisées. Ce mardi, une grande mobilisation était annoncée à Cusco, en solidarité avec les événements de Juliaca.
« La région de Puno connaît des mobilisations sociales de longue date, précise à Mediapart Robin Cavagnoud, sociologue enseignant rattaché à une université de Lima, la PUCP. Le ressentiment des populations aymaras est vif vis-à-vis de la présence des grandes entreprises étrangères qui exploitent les sols – le cuivre et, plus récemment, le lithium. »
« Ce qu’il est intéressant de relever dans le contexte, c’est que Puno n’est pas, si l’on regarde les indicateurs de pauvreté ou de scolarisation, l’une des régions les plus défavorisées du Pérou, poursuit Robin Cavagnoud, qui en a fait son terrain d’enquête. Ce n’est pas comme à Ayacucho ou à Huancavelica [des régions du centre des Andes, plus pauvres – ndlr]. Puno a par exemple connu des luttes très fortes pour le droit à l’éducation, et bénéficie d’un dynamisme économique relatif, lié à la proximité de la Bolivie, et à des échanges aussi avec la ville de Tacna, située à la frontière avec le Chili. »
L’ancien chef d’État de la Bolivie (2006-2019) Evo Morales, qui avait manifesté son soutien à Pedro Castillo après l’incarcération de ce dernier le 7 décembre, s’est par ailleurs vu refuser l’entrée sur le territoire péruvien lundi, accusé d’ingérence dans les affaires politiques du pays.
Samedi, sur Twitter, Morales s’en était de nouveau pris à « l’oligarchie » en poste à Lima, face à ce qu’il nomme le « Pérou profond » : « La répression brutale contre les frères indigènes qui exigent justice, démocratie et récupération de leurs ressources naturelles se poursuit », écrivait-il.
Le sociologue Robin Cavagnoud reste prudent sur le cas Morales : « Si Pedro Castillo continue de bénéficier, malgré les affaires de corruption qui l’ont affaibli, de l’image de l’ancien professeur venu des zones rurales andines, qui est parvenu à s’imposer face aux élites de Lima, je ne crois pas que l’influence de Morales soit déterminante dans le conflit en cours. »
publié le 12 janvier 2023
Pierre Chaillan sur www.humanite.fr
Retraites. À l’annonce de la réforme, l’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse s’unissent et appellent à une journée d’action et de grève le 19 janvier. Les partis politiques de gauche organisent un meeting unitaire le 17 janvier. Quels sont les leviers qui vont permettre au mouvement social de gagner?
Entretient avec :
Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT
André Chassaigne, président du groupe GDR, député PCF du Puy-de-Dôme
Stéphane Sirot, historien du syndicalisme
Le rapport de forces capital-travail est-il en train de changer? Fin 2022, de nombreuses mobilisations sur les salaires ont obtenu des résultats importants. À l’heure où l’inflation explose et où la récession frappe à la porte, les classes populaires voient leur niveau de vie régresser et leurs emplois menacés. Dans le même temps, les profits du CAC 40 battent des records, avec plus de 80 milliards de dividendes versés aux actionnaires. La bataille sur les retraites semble maintenant décisive dans cet affrontement de classe. D’après les enquêtes d’opinion, et de manière encore plus marquée chez les salariés, l’opposition est très majoritaire à la réforme Macron-Borne visant à reculer l’âge du départ à la retraite et à allonger la durée de cotisation. Dans ce contexte, le mouvement social s’unit. L’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse ont signé une déclaration commune et appellent à une journée interprofessionnelle d’action et de grève le jeudi 19 janvier. Après une première rencontre le 10 janvier, les partis de gauche tiendront un grand meeting unitaire le mardi 17 janvier au gymnase Japy, à Paris. Les formations politiques s’organisent aussi pour avancer des propositions alternatives dans les assemblées élues et pour permettre à cette expression majoritaire de se faire entendre. À l’initiative du PCF, une pétition en faveur d’un référendum pour une autre réforme des retraites circule. Une manifestation se tiendra à Paris le samedi 21 janvier à l’appel de la FI. Toutes ces initiatives vont-elles insuffler une dynamique suffisamment puissante pour faire plier le pouvoir et imposer d’autres choix?
Comment se fait-il que le syndicalisme se rassemble aujourd’hui et soit uni sur ce dossier des retraites alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi?
Catherine Perret : Le travail à l’unité des travailleurs autour de l’ensemble des organisations syndicales qui les représentent fait partie de l’ADN de la CGT depuis ses origines. Malgré des différences voire des divergences sur certains sujets importants, la confédération, comme ses organisations, a toujours proposé des intersyndicales sans exclusive. Heureusement d’ailleurs que le syndicalisme reste uni contre la montée de l’extrême droite, arme de division des salariés. Depuis juillet 2022, et pour la première fois depuis 2010, plusieurs rencontres ont débouché sur des communiqués unitaires de toutes les organisations. Toutes ont pris l’engagement de lutter contre la retraite à 64 ans et contre l’accélération de la réforme Touraine, mais aussi pour un autre partage des richesses. C’est cette opposition solide au projet Macron qui nous réunit et débouche sur de premiers appels à la grève interprofessionnelle, telle la journée du 19 janvier. C’est très important d’être ainsi en phase avec les 80 % de citoyens qui partagent notre action. C’est essentiel si on veut gagner, et la CGT comme la CFDT et les autres syndicats veulent mener un mouvement social victorieux.
André Chassaigne : J’ai une conviction: la victoire sur les retraites se gagnera grâce à un front uni et une très large mobilisation autour des organisations syndicales et de jeunesse. Pour nous, parlementaires communistes et ultramarins, le front uni, c’est d’abord savoir parler d’une même voix avec les composantes de la Nupes pour dénoncer le projet funeste du gouvernement. C’est en ce sens que nous organisons un meeting commun au gymnase Japy, à Paris, le mardi 17 janvier pour dire notre opposition unanime à la retraite à 64 ans. Ensuite, pour impulser une large mobilisation, il faut convaincre que la réforme du gouvernement n’est pas une fatalité, que rien ne nous oblige à travailler encore plus longtemps. Soyons très clairs: le gouvernement ment, le régime des retraites n’est pas en danger, l’ambition d’Emmanuel Macron n’est pas de le sauver mais de faire des économies sur le dos des travailleurs et des retraités pour financer de nouveaux cadeaux aux entreprises et pour respecter les engagements du Pacte de stabilité européen. Nous n’inventons rien, le gouvernement l’a écrit en toutes lettres dans le dernier projet de loi de finances et dans le Pacte de stabilité.
Stéphane Sirot : Depuis trente ans, les retraites motivent la majorité des grands mouvements sociaux. Hormis en 2010, ils se sont déroulés sur fond de division syndicale. Le communiqué est clair sur deux points centraux: le rejet du recul de l’âge légal de départ en retraite et d’un nouvel allongement de la durée de cotisation. Rien d’étonnant à ce que la CGT et ses partenaires habituels, à l’origine des précédentes mobilisations, affirment leur opposition. Cela peut sembler différent pour la CFDT. Il y a toutefois des raisons évidentes à son refus du moment. D’abord, le projet gouvernemental qui s’annonce repose sur des bases paramétriques, la dimension systémique, regardée avec intérêt par cette centrale, étant un angle mort. Ensuite, en juin 2022, son congrès a donné mandat à sa direction de repousser les mesures phares voulues par l’Élysée. Enfin, un recul à 64 ans avec l’allongement de la durée de cotisation ramènerait le monde du travail quarante ans en arrière! Y compris symboliquement, une telle régression est inacceptable pour des syndicats qui se respectent. Ce choc a le potentiel de produire un contre-choc, illustré par les études d’opinion. Un mouvement social en sera sûrement le prolongement. Reste à savoir si le front syndical résistera, au cas où le gouvernement brandirait des « contreparties » pour inciter des organisations à se mettre en retrait, ou quand viendra le moment de décider des formes d’action.
Selon les enquêtes d’opinion, une très grande majorité populaire est opposée à un recul de l’âge du départ à la retraite. Comment alors imposer un rapport de forces gagnant?
Catherine Perret : C’est exact, contrairement à la précédente réforme de 2019, où il a fallu mener un gros travail de conviction, aujourd’hui la quasi-totalité des travailleurs sont opposés à la réforme Macron. Cela irrigue toutes les catégories socioprofessionnelles, les générations d’actifs, les secteurs d’activité. Cette unanimité en dit long sur le rapport au travail, dans un pays où les jeunes ne trouvent pas de CDI avant l’âge de 28 ans et où les travailleurs expérimentés sont jetés hors de l’entreprise majoritairement avant 60 ans. C’est pourquoi la CGT propose non seulement de combattre la retraite à 64 ans, mais d’imposer des dispositifs d’amélioration du niveau des pensions, de réduction du temps de travail, des départs anticipés pour les salariés du privé aux travaux pénibles ou subissant des contraintes notamment liées à des missions d’utilité sociale. On gagnera ce conflit majeur en entraînant une majorité de travailleurs et de travailleuses à la fois contre les 65 ans et pour un nouveau projet de société autour du triptyque: « 15-32-60 », lutte pour l’augmentation générale des salaires – 15 euros de l’heure minimum –, 32 heures par semaine et retraite dès 60 ans à taux plein. Cela nécessite de construire un mouvement durable à partir du jeudi 19 janvier par des grèves d’entreprises massives et de généraliser l’arrêt des productions, mais aussi des services, et aussi d’être inventifs comme en 2020 pour nos manifestations de rue.
Stéphane Sirot : Depuis un an, un pic de conflictualité se déploie notamment dans le privé et les entreprises publiques. Ces conflits sont souvent offensifs: ils précèdent ou accompagnent les négociations annuelles obligatoires et revendiquent au-delà des propositions des directions. Leurs résultats sont de surcroît volontiers positifs. Cela produit un effet d’exemplarité et d’entraînement générant une dynamique qui, sans inverser à ce stade le long cycle néolibéral à l’avantage du capital, participe de la construction des bases d’une contre-offensive. À condition que des organisations syndicales la canalisent et l’attisent, et que la critique du capitalisme sous-jacente à ces mouvements trouve un solide prolongement dans les champs politique et institutionnel. Toujours est-il que cette combativité exprime une disponibilité en la matière sur laquelle les syndicats ont tout lieu de s’appuyer dans le cadre d’une contre-réforme des retraites.
André Chassaigne : Le constat est sans appel: les travailleurs qui se mobilisent font la preuve que les lignes du rapport de forces ne sont jamais figées. Il faut aussi insister sur l’injustice de cette réforme qui va frapper très fort et immédiatement, dès l’été prochain, tous ceux qui s’apprêtaient à prendre leur retraite. Pour gagner cette bataille, portons un message d’espoir: notre système de solidarité est viable, nous pouvons même le renforcer pour permettre aux retraités de vivre mieux de leur pension.
Comment faire pour obtenir une victoire salariale?
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