publié le 31 janvier 2024
par Rédaction sur https://basta.media/
Face aux propos jugés dénigrants de la nouvelle ministre de l’Éducation à l’encontre de celles et ceux qui vont vivre l’École publique, et aux mesures annoncées, plusieurs organisations syndicales appellent à manifester le jeudi 1er février.
« Les premiers mots de la nouvelle ministre de l’Éducation nationale de la jeunesse (…et des sports… et des jeux olympiques), loin de trancher avec la politique précédente, ont visé frontalement l’École publique et ses personnels » soulignent plusieurs organisations syndicales dans un communiqué commun.
Pour rappel, quelques heures à peine après sa nomination surprise à la tête de ce superministère, Amélie Oudéa-Castéra réagit aux révélations liées à la scolarisation de ses enfants à l’école privée Stanislas à Paris. Elle évoque alors « un paquet d’heures » de cours qui « n’avaient pas été remplacées » dans l’école publique fréquentée auparavant par ses enfants. « Moi et mon mari (…), on en a eu marre », lance-t-elle aux côtés de son prédécesseur, désormais premier ministre, Gabriel Attal. Un mensonge, dénonce l’opposition – l’enseignante visée a ensuite assuré ne pas avoir été absente.
« Pendant ce temps, soulignent les syndicats, le quotidien des personnels est toujours plus dégradé : des classes surchargées, des promesses salariales non tenues, une crise de recrutement qui persiste, la précarité des AESH, des vies scolaires sous tension… » Ils déplorent que les conditions d’études des élèves ne se soient pas non plus améliorées et que les inégalités scolaires continuent de se creuser.
Les syndicats estiment également dans leur appel commun que la mise en place des mesures contenues dans le "Choc des savoirs" « n’est pas de nature à résorber ces inégalités. Inspiré d’un modèle d’École passéiste et conservateur, il pose les bases d’une École du tri social à l’image des groupes de niveaux qui vont contribuer à assigner les élèves dans les positions sociales et scolaires. C’est aussi une redoutable remise en cause de la liberté professionnelle des enseignants (par la labellisation des manuels par exemple) et l’accentuation du pilotage par les évaluations nationales standardisées à tous les niveaux ».
La FSU, la FNEC FP-FO, la CGT Éduc’action et SUD éducation – rejoints par le SE-UNSA et le SGEN-CFDT appellent à la grève et aux manifestations ce jeudi 1er février 2024. « Parce que nous faisons l’École, exigeons des personnels mieux payés, respectés, protégés, des conditions de travail et d’étude améliorées. Pour nos salaires et nos conditions de travail, pour l’École publique, toutes et tous en grève le jeudi 1er février ! » précise l’appel.
Plusieurs mesures d’urgence sont mentionnées : revalorisation sans contreparties des personnels articulée autour de mesures immédiates et d’une loi de programmation pluriannuelle, abandon du Pacte, création d’un statut de fonctionnaire de catégorie B pour AESH et amélioration des conditions de travail, notamment par la baisse des effectifs dans les classes et un plan pluriannuel de recrutement.
Olivier Chartrain sur www.humanite.fr
Écoles fermées, cortèges multiples : la journée d’action, ce jeudi, à l’appel de la quasi-totalité des syndicats, s’annonce puissante, de la primaire à l’université. Mais c’est l’avenir du collège, cible des dernières annonces gouvernementales, qui concentre les inquiétudes.
Friande d’écoles catholiques pour sa progéniture, Amélie Oudéa-Castéra risque de vivre sa montée au Golgotha en cette journée de grève et de manifestations dans l’éducation nationale. Jamais, sans doute, arrivée Rue de Grenelle aura suscité en si peu de temps un tel rejet, le scandale Stanislas ayant fait de l’ancienne dirigeante de multinationales un objet d’horreur aux yeux de l’ensemble de la communauté éducative.
Mais, qu’elle se rassure : ce n’est pas une affaire personnelle. C’est avant tout l’état de l’école et ce que le gouvernement lui promet, du « choc des savoirs » à la réforme des lycées professionnels ou agricoles, qui mettent les enseignants en colère.
Et pas seulement les enseignants. Il est peu commun, en effet, de voir les syndicats de personnels de direction et même les inspecteurs exprimer leur inquiétude et appeler dans la foulée à la mobilisation. Côté inspecteurs, le SUI-FSU dénonce « l’épuisement professionnel » qui les frappe, à base de « demandes toujours plus urgentes et d’injonctions contradictoires », avec au final une volonté de « réduire (leur) rôle à la promotion des consignes ministérielles », dont ils contestent le bien-fondé.
« De très nombreux collègues, syndiqués ou non, seront grévistes »
Éric Nicollet, secrétaire général du syndicat, pronostique à cette aune que « de très nombreux collègues, syndiqués ou non, seront grévistes » jeudi. Du côté des personnels de direction, il est tout aussi rare de voir le syndicat majoritaire, le SNPDEN-Unsa, plutôt accompagnateur des réformes depuis 2017, contester aussi vertement les dernières annonces. Dans une lettre adressée à la ministre, son secrétaire général, Bruno Bobkiewicz, dénonce « une vision et un projet pour l’école antinomiques avec les valeurs portées par le SNPDEN-Unsa ».
Au cœur de la colère : l’avenir du collège et la contestation, sur le fond comme sur la forme, de la mise en place de groupes de niveau en mathématiques et en français, dès la rentrée 2024 en 6e et en 5e et à la rentrée suivante en 4e et 3e.
Sur le fond, le Snes-FSU, premier syndicat du secondaire, dénonce un « tri stigmatisant des élèves qui définira dès l’entrée en 6e leur parcours scolaire ». La quasi-unanimité des enseignants et de leurs organisations redoute, pêle-mêle, l’éclatement du groupe classe (français et mathématiques représentent un gros tiers des emplois du temps) dont les conséquences ont déjà été mesurées, sur des élèves pourtant plus âgés, avec la réforme du lycée.
Des doutes plus que sérieux s’expriment sur les effets du regroupement des élèves les plus faibles et aussi sur le stress généré, pour des enfants de 11 ans, par les tests d’évaluation nationale à l’entrée en 6e qui détermineront les groupes de niveau vers lesquels ils seront dirigés.
Les enseignants inquiets face au risque de « relégation scolaire »
Tous s’inquiètent également de la volonté de faire du diplôme national du brevet (DNB), en fin de 3e, un point de passage obligatoire conditionnant l’accès au lycée. Le risque de « relégation scolaire » est pointé dans les classes « prépa lycée » envisagées pour celles et ceux qui n’obtiendraient pas le DNB.
Car, au-delà des objections de fond, le contexte vient lui aussi mettre en cause la valeur de ces dispositifs. Groupes de niveau comme « prépas lycée » vont exiger des postes… qui n’existent pas, et que les 2 300 créations – dont une majeure partie par redéploiement – annoncées par la ministre ne suffiront pas à éponger. Moyennant quoi, en 6e et 5e, la limitation à 15 des effectifs des groupes « faibles » impliquera, de façon mécanique, des effectifs à 30 et plus dans les autres groupes, donc une dégradation des conditions d’apprentissage.
Quant aux « prépas lycée », s’il s’avère impossible de les créer en nombre suffisant pour les quelque 93 000 élèves (chiffres de l’échec au DNB 2023) concernés, que deviendront ces derniers ? La réponse probable à ces questions redouble la colère : tout se fera au détriment des dédoublements en langues et en sciences, des options telles que langues et cultures de l’Antiquité ou européennes, des classes bilangues… Autant de dispositifs souvent conçus, entre autres, pour diversifier les parcours et (ré)introduire de la mixité socio-scolaire dans les collèges, dont ni les enseignants ni les familles ne souhaitent faire table rase.
Mais la colère ne se limite pas au collège : de la primaire – où des centaines d’écoles devraient être fermées, en particulier en Île-de-France – au supérieur, où la dégradation des salaires et des conditions d’études atteint des sommets, en passant par les lycées professionnels et aussi l’enseignement agricole, elle déborde à tous les étages et atteint aussi les parents, comme en témoigne le soutien apporté par la FCPE au mouvement de ce jeudi. Sans vraies réponses, elle ne risque guère de s’éteindre.
publié le 31 janvier 2014
Florent LE DU sur www.humanite.fr
Le premier ministre a tenu, ce mardi, sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale. Avec plusieurs annonces, en particulier sur le travail et la sécurité, et la réduction des droits comme ligne de conduite.
À droite toutes. Après une longue et creuse allocution sans fond, bourrée de slogans vides – « La France ne sera jamais un pays qui subit », « France rime avec puissance » –, Gabriel Attal a finalement montré le cap qu’il comptait tenir. Celui d’une casse sociale appauvrissant toujours plus les plus démunis ; d’un autoritarisme marchant sur les pas de la droite et son extrême ; et d’une incapacité à prendre la mesure de l’urgence écologique.
« Gabriel Thatcher a pris la parole. Rien pour les travailleurs, rien pour les agriculteurs, rien pour les services publics. Rien pour alléger nos factures. C’est la France qui s’appauvrit », a réagi Fabien Roussel, secrétaire national du PCF à l’issue de cette déclaration de politique générale. « C’est un mix entre le libéralisme de Thatcher et le militarisme des anciennes dictatures de l’Est », abonde l’écologiste Sandra Regol.
Les quatre groupes parlementaires de gauche n’ont pas tardé à déposer une motion de censure. Pour la soutenir, ils ne manqueront pas d’arguments. Car, si les annonces du premier ministre en direction des agriculteurs ont été rares, Gabriel Attal a en revanche promis une quinzaine de mesures, qui font souvent froid dans le dos.
Travail : rendre les salariés corvéables
Une bonne partie de son allocution, Gabriel Attal s’est comporté en exécuteur testamentaire d’Emmanuel Macron, dressant un bilan laudateur de son action depuis sept ans. En particulier sur le travail, avançant un taux de chômage qui serait le plus bas « depuis vingt-cinq ans »… En omettant que le chiffre est le fruit des réformes de l’allocation-chômage retirant leurs droits à plusieurs milliers de sans-emploi. Et Gabriel Attal ne compte pas s’arrêter là.
Dans le but de « réinterroger notre modèle », il veut supprimer l’allocation de solidarité spécifique (ASS) qui prolonge l’indemnisation du chômage tout en cotisant jusqu’à la retraite pour les privés d’emploi les plus âgés. « Ce sont des annonces qui risquent de tiers-mondiser la France », alerte Fabien Roussel.
Une mesure terrible socialement, qui faisait débat au sein même de la majorité, dans les coursives de l’Assemblée nationale, mardi. Les quelque 400 000 bénéficiaires de cette ASS ne toucheraient alors plus que le RSA… Et devront travailler pour cela ! En effet, Gabriel Attal souhaite qu’en 2025, les allocataires du RSA soient, dans tous les départements, contraints à une activité de quinze heures hebdomadaires.
Par ailleurs, le premier ministre fait peser une nouvelle épée de Damoclès sur l’assurance-chômage, indiquant qu’en cas de trajectoire financière négative, il adresserait « une lettre de cadrage » aux partenaires sociaux. Une façon de tordre le bras à ces derniers pour réduire les droits des chômeurs. Enfin, le Code du travail pourrait encore perdre en épaisseur, Gabriel Attal promettant une « nouvelle étape » aux ordonnances de 2017, dont les effets sur la protection des salariés ont été destructeurs.
Autorité : la lune de miel avec le RN se poursuit
Clamant un « réarmement civique », Gabriel Attal se veut un chantre de l’autorité, enchaînant des slogans qui sentent bon la naphtaline et le paternalisme : « Dès le plus jeune âge, il faut en revenir à un principe simple : ”Tu casses, tu répares ; tu salis, tu nettoies ; tu défies l’autorité, on t’apprend à la respecter.” »
Il promet des « sanctions adaptées pour les mineurs de moins de 16 ans » en créant des « travaux d’intérêt éducatif », sorte de travaux d’intérêt général (TIG), qui ne peuvent être prononcés pour les moins de 16 ans. Des TIG qui pourraient en revanche être distribués aux parents d’enfants commettant des délits.
Un mépris du droit et de la morale. Comme une réponse uniquement autoritaire, jamais sociale, aux révoltes de juin 2023 après la mort du jeune Nahel à Nanterre. « Nous avons un gouvernement totalement déconnecté et qui a un rapport uniquement autoritaire avec la jeunesse », a ainsi fustigé l’insoumis Louis Boyard.
Logement : le social va perdre du terrain
En pleine crise du pouvoir d’achat, le premier ministre ne pouvait rester silencieux sur une dépense qui correspond à un tiers du budget des ménages : le logement. Il assure qu’il va doper l’offre par un choc des normes : « Revoir les DPE, simplifier l’accès à MaPrimeRénov’, faciliter la densification, lever les contraintes sur le zonage, accélérer les procédures. » Dans une vingtaine de territoires, les formalités seront accélérées pour créer 30 000 logements en trois ans, sur le modèle de ce qui a été fait à l’occasion des jeux Olympiques.
Mais, alors même que Gabriel Attal assure « soutenir le logement social », il prévoit de revenir sur le plancher de 25 % par ville, prévu par la loi SRU. Ce, au prétexte de « soutenir les couches moyennes » (dont beaucoup restent éligibles au logement social, comme 80 % de la population) en intégrant les logements intermédiaires à ce plancher de 25 %. Le tout en nourrissant un discours opposant ces dernières aux classes populaires.
Santé : régulariser les médecins, laisser tomber les malades ?
Tout en maintenant son cap droitier que « la lutte contre l’immigration illégale doit continuer à s’intensifier », Gabriel Attal veut régulariser nombre de médecins étrangers et même « nommer un émissaire chargé d’aller (les) chercher ». « Le comble du cynisme, dénonce le premier secrétaire du PS Olivier Faure. Ne pas régulariser les travailleurs premiers de corvée et sans papiers, mais envoyer un émissaire dans les pays étrangers pour les piller de leurs médecins. »
D’autant que, dans le domaine de la santé et de l’immigration, Gabriel Attal veut aussi s’attaquer à un droit essentiel pour les exilés qui n’ont pas la chance d’être médecins, en réformant l’aide médicale d’État comme l’exigent LR et le RN.
Par ailleurs, le premier ministre n’a apporté aucune réponse aux hôpitaux publics saturés, aux déserts médicaux, à la pénurie de médicaments. Il a préféré taper sur les patients avec une mesure anti-lapins : « Je souhaite un principe simple : quand on a rendez-vous chez le médecin et qu’on ne vient pas sans prévenir, on paye. »
Climat : satisfait de son inaction, Attal tape sur les écologistes
Fustigeant ce qu’il nomme comme l’extrême droite « l’écologie punitive », Gabriel Attal assure : « On ne fera pas l’écologie sans le peuple. » Ce qui n’a pas posé de problème de conscience à l’exécutif au moment de réformer les retraites.
Faut-il en conclure tout simple que le gouvernement « ne fera pas l’écologie » tout court ? En assurant soutenir une « écologie des solutions », ou « écologie à la française », son objectif a surtout été de caricaturer la gauche et les écologistes qui voudraient, selon lui, « une écologie de la brutalité ».
Concrètement, hormis la création d’un « service civique écologique qui rassemblera 50 000 jeunes prêts à s’engager pour le climat » et un plan de réduction du plastique pour 50 groupes industriels, Gabriel Attal n’a fait aucune annonce précise. Préférant se réfugier derrière des slogans – « oui, nous ferons rimer climat avec croissance » –, qui dénotent surtout un grave manque d’ambition.
La crise des agriculteurs :
Suspension des négociations UE-Mercosur
« À l’heure actuelle, l’analyse de la Commission est que les conditions pour conclure des négociations avec le Mercosur ne sont pas réunies », a affirmé Éric Mamer, porte-parole de la Commission européenne mardi. Des discussions vont se poursuivre entre les négociateurs des institutions.
« L’Union européenne poursuit son objectif d’atteindre un accord qui respecte les objectifs de l’UE en matière de durabilité et qui respecte nos sensibilités, notamment dans le domaine agricole », a ajouté le porte-parole. Lundi, la présidence française affirmait que les négociations avaient été interrompues en raison de l’opposition du pays. « Notre compréhension, c’est qu’elle (la Commission) a bien instruit ses négociateurs de mettre fin aux sessions de négociation qui étaient en cours au Brésil », avait souligné l’Élysée.
Dérogation sur les jachères
La Commission européenne envisage l’adoption d’une nouvelle dérogation aux règles sur les jachères, prévues par la politique agricole commune (PAC), a annoncé l’institution ce mardi. La nouvelle PAC impose de garder 4 % de jachères ou surfaces non productives.
Le porte-parole de la Commission européenne, Éric Mamer, a indiqué l’intention de l’exécutif d’examiner une proposition sur « une dérogation temporaire à ces règles », dans la « continuation » de l’exemption accordée en 2023 du fait de la guerre en Ukraine. Plusieurs États, dont la France, réclamaient la poursuite de cette dérogation.
Convoi pour Rungis
Un convoi de 200 agriculteurs, parti du Lot-et-Garonne en direction de Rungis et mené par la Coordination rurale, devait faire escale dans la nuit entre Vierzon (Cher) et Orléans (Loiret). L’arrivée devait se faire dans la journée du 31 janvier, au marché international de Rungis, dans le Val-de-Marne.
publié le 30 janvier 2024
Loïc Le Clerc sur https://regards.fr
Comment peut-on prétendre souhaiter la création d’un État palestinien tout en soutenant un gouvernement qui met tout en oeuvre pour rayer de la carte les territoires palestiniens ?
Avec Stéphane Séjourné au ministère des Affaires étrangères, on est loin de la hauteur de vue de Dominique de Villepin en 2003, lorsque la France disait non à la guerre en Irak, mais avouez que pour un macroniste, le minimum syndical est assuré. Le problème avec eux, c’est que dès que l’on gratte un peu la peinture, on se rend compte du vide abyssal qui règne dans leurs esprits, mais aussi du double-jeu mortifère auquel ils se prêtent.
Il y a comme quelque chose de pourri sur la scène internationale, notamment du côté du monde occidental. Le 26 janvier dernier, saisie par l’Afrique du Sud, la Cour international de justice – la plus haute instance judiciaire de l’ONU – a ordonné à Israël de « prévenir et punir » l’incitation au génocide. Une décision qui a provoqué un tollé à Tel Aviv et une réaction internationale qui ressemble fortement à des représailles : les grandes puissances occidentales, notamment les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada, le Japon ou encore l’Australie annoncent qu’elles ne financeront plus l’agence onusienne d’aide humanitaire aux réfugiés palestiniens (l’UNRWA) – une agence créée en 1949 et qu’Israël cherche à décrédibiliser depuis. Autant dire que sans ces pays, l’UNRWA disparaîtra.
Pourquoi donc l’Occident lâche-t-il l’UNRWA soudainement ? Parce qu’une dizaine des 13 000 employés de l’agence sont suspectés de complicité avec le Hamas et son attaque terroriste du 7 octobre.
Et la France ?
Cette voix si discordance dans le concert des nations n’est plus qu’une chèvre qui bêle dans le sens du vent. La France semble fière d’avoir déployé son « navire-hôpital » pendant deux mois au large de Gaza et ainsi soigné 120 personnes. Une goutte d’amertume dans un océan de larmes. Rappelons que depuis le 7 octobre, plus de 10 000 enfants ont été tués par Israël à Gaza. Par contre, pas question de mettre un terme à l’envoi d’armes à destination d’Israël. Avouez que pour un des premiers trafiquants d’armes au monde, ça serait un comble. Et qu’importe si ces armes finissent, selon le New York Times, bien souvent dans les mains du Hamas.
Quant à l’UNRWA, se félicitant qu’« au vu de la situation humanitaire catastrophique à Gaza, la France a fait le choix d’accroître considérablement son soutien humanitaire aux populations civiles de Gaza », la diplomatie française annonce qu’elle « n’a pas prévu de nouveau versement à l’UNRWA au premier trimestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs. » L’art de ne parler pour ne rien dire. Mais les faits sont têtus.
Car pendant que l’Occident lâche son financement d’aide humanitaire – aide qu’Israël refuse de voir arriver jusqu’aux Palestiniens –, les Gazaouis meurent, sous les bombes, de faim, de soif, de maladie, et, s’ils survivent, sont contraints à l’exil. À l’heure où l’Onu craint un génocide, les principales puissances poussent un peu plus les Palestiniens au bord du précipice.
En Israël, c’est la fête pour la reconquête de Gaza
Finalement, il n’y a que le pouvoir israélien qui regarde et dit la vérité en face : Gaza est et sera à Israël. Il suffit de les écouter. Quand bien même Benyamin Netanyahu joue la petite musique du « droit à se défendre », de la « destruction du Hamas » et de la libération des otages, le reste de son gouvernement et de sa majorité est clair : tout ceci, ce ne sont que des étapes – pas nécessairement obligatoires à en croire les protestations des familles des otages –, vers la réinstallation de colons à Gaza.
Écoutez le président israélien Isaac Herzog dire que « c’est une nation entière qui est responsable [du 7 octobre]. Cette rhétorique selon laquelle les civils n’étaient pas conscients, pas impliqués, n’est absolument pas vraie. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu se battre contre ce régime diabolique [du Hamas]« . Écoutez le ministre de la Défense Yoav Gallant assurer que « nous allons tout éliminer et ils le regretteront ». Voyez ce week-end, il y avait même une conférence pour l’annexion de Gaza et la réinstallation des colonies juives, conférence à laquelle ont assisté 12 ministres et 15 élus de la coalition Netanyahu. Ils ont dit ce qu’ils disent depuis toujours : il n’y aura pas deux États, il n’y aura pas de Palestiniens, Israël vaincra. Et ils ont dansé. Et ils ont fait la fête.
Benyamin Netanyahou, lui, n’en finit plus d’ouvrir des boîtes de Pandore. Sa lutte pour le pouvoir lui a fait commettre toutes les fautes imaginables : corruption, politiques liberticides, pacte avec l’extrême droite, favorisation du Hamas, etc. L’œuvre de Benyamin Netanyahou aura été celle de la guerre, avec le 7 octobre en apogée. Aujourd’hui plus impopulaire que jamais et à la merci de la justice, le Premier ministre s’enferme dans sa fuite en avant. « Au lieu de renforcer le statut d’Israël au sein de la communauté internationale, comme il l’avait promis dans son premier livre, Une place parmi les nations, Netanyahu l’a élevé au statut d’État criminel et meurtrier », écrivait Aluf Benn, rédacteur en chef d’Haaretz, ce 28 janvier.
Mais rassurez-vous, des mots de Stéphane Séjourné, « il faudra un État pour les Palestiniens. Pas une occupation sans fin. » Le jour où il n’y aura plus de Palestiniens à Gaza, que dira alors l’Occident pour ne pas respecter ses propres chartes internationales ?
publié le 30 janvier 2024
Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Des patients qui attendent sur des brancards, dans des couloirs bondés au risque de compromettre la santé de chacun. Tel est le quotidien des services d’urgences. Pour le professeur Louis Soulat, vice-président du syndicat Samu-Urgences de France, le diagnostic est connu mais la volonté politique se fait attendre.
Des patients qui décèdent sur des brancards, dans les couloirs des services d’urgences. De tels drames se produisent-ils souvent ?
Louis Soulat : Il y a un peu plus d’un an, nous avions lancé l’opération « No Dead », dont l’objectif était de recenser les décès sur brancards survenant dans les couloirs des services d’urgences. Entre le 1er décembre 2022 et le 31 janvier 2023, 43 décès inattendus avaient été déclarés.
On sait aujourd’hui – c’est démontré scientifiquement – que les heures passées sur un brancard, notamment pour les patients dont la santé est très altérée, ont une incidence sur la mortalité (surmortalité qui peut dépasser les 30 à 40 % pour les patients les plus graves et les plus âgés – NDLR). Ce recensement avait fortement dérangé. Mais il n’a pas été suivi d’effet pour autant.
Est-ce à dire que vous n’avez constaté aucune amélioration ?
Louis Soulat : Aucune. Le constat est toujours le même : il manque toujours des lits d’aval et je ne parle même pas du secteur médico-psy… La photo parue ce week-end dans le Parisien montrant le couloir rempli de brancards des urgences de l’hôpital de Versailles est éloquente. Et c’est notre quotidien. Aux urgences du CHU de Rennes, 40 personnes sont actuellement en attente d’une hospitalisation sur des lits brancards. Nous en sommes réduits à mettre deux brancards à la place d’un lit dans un box.
Pourtant, ce pic est prévisible en cette période ?
Louis Soulat : Ces tensions sont reproductibles, en effet. On sait qu’en période hivernale, le virus de la grippe se déplace d’est en ouest. On sait qu’on aura besoin de 40 lits. On pourrait donc anticiper. Mais tous les ans, on nous répète qu’« on fait le maximum ». Et… rien. À ce stade, la seule solution consiste à déclencher le plan blanc. Ce n’est pas la panacée. Ce n’est pas apprécié des patients qui voient leur intervention déprogrammée.
L’origine de ces tensions est pourtant connue, c’est d’ailleurs toujours la même…
Louis Soulat : On a fermé trop de lits. On n’a pas assez de personnel. Et on n’a pas pris en compte le vieillissement de la population, qui se traduit par des patients qui embolisent les services. C’est un cercle vicieux. Quand Aurélien Rousseau a démissionné de son poste de ministre de la Santé (le 20 décembre 2023), il venait de reconnaître que 6 000 lits avaient été supprimés en 2023.
On manque de lits à l’hôpital, certes, mais dans le secteur médico-social, c’est pire. Les lits des services de soins de suite, de réadaptation ou d’Ehpad sont saturés. Aux urgences, nous en sommes venus à compter les patients « bloqueurs » – ce n’est pas sympathique pour désigner ces patients dont personne ne veut… Ce sont des personnes âgées, la plupart du temps, qui sont là depuis 48 heures et qui ont besoin d’une hospitalisation.
On entend souvent parler de patients qui ne relèveraient pas des urgences. Est-ce vraiment le cas ?
Louis Soulat : Certains patients n’ont rien à y faire, mais on les réoriente. Dans mon service, les 40 patients qui attendent sur des brancards, ce sont des personnes qui ont besoin d’être hospitalisées, en service gériatrique ou ailleurs.
On est loin d’une médecine d’urgence attrayante…
Louis Soulat : On essaie de vendre du rêve aux étudiants en médecine. Mais la réalité se traduit par des arrêts maladie de soignants et de médecins pour épuisement. Le plus grave, ce sont les 40-50 ans qui quittent le navire à cause de cette pénibilité et de la peur de passer à côté de quelque chose de grave. Les morts inattendues, c’est que tout le monde redoute.
Emmanuel Macron a promis de désengorger les urgences. Qu’en attendez-vous ?
Louis Soulat : Le problème, c’est qu’il n’envisage que l’amont des urgences. C’est une hérésie. Je le répète, tous les patients qui attendent sur des brancards ont besoin d’être hospitalisés. Et en amont, la médecine de ville est à bout… On ne voit pas de signal positif. Lors de ses vœux, Emmanuel Macron n’a pas eu un mot pour nous. C’est très décevant. Et il n’y a toujours pas de ministre délégué à la Santé. Je ressens plus de résignation que de résilience…
publié le 29 janvier 2024
par Sophie Chapelle
Alors qu’un « siège de la capitale » est annoncé par la FNSEA, d’autres agriculteurs préfèrent cibler les multinationales agroalimentaires et de la grande distribution qui entravent leur juste rémunération et les empêchent de vivre de leur travail.
La colère du monde agricole ne s’apaise pas après les annonces du Premier ministre Gabriel Attal vendredi 26 janvier. Les agriculteurs de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs (JA) du Grand Bassin parisien ont annoncé entamer, ce lundi 29 janvier, un « siège de la capitale ». Des actions visant l’industrie agroalimentaire et la grande distribution se sont aussi multipliées dans les heures qui ont suivi le discours de Gabriel Attal, sous des formes très diverses.
Abandon de la hausse de la taxe sur le gazole non routier (GNR), accélération du versement d’aides d’urgence et lancement d’un chantier de simplification figurent parmi les principales mesures annoncés par le chef du gouvernement. Mais pour la Confédération paysanne, troisième syndicat agricole, « les annonces de Gabriel Attal ne donnent aucune réponse pour le revenu ni pour protéger le travail des paysannes et paysans ». Plusieurs actions ont ainsi ciblé les grandes enseignes de la grande distribution et des multinationales agroalimentaires.
À Châteauroux, dans l’Indre, les adhérent·es de la Confédération paysanne ont déployé une banderole au dessus de l’entrée d’un hypermarché, pour alerter sur le faible revenu tiré de leurs productions : « Avec Leclerc, notre travail ne vaut pas cher », peut-on y lire. À Chauvigny, dans la Vienne, une opération Robin des bois s’est tenue dans un hypermarché Auchan. Le mot d’ordre : « Nous, on travaille presque gratuitement toute l’année, aujourd’hui c’est le tour du groupe Auchan ! »
70 personnes de la Confédération paysanne, aux côtés de la CGT, y ont ouvert les caisses de hypermarché pendant quelques minutes, pour que les clients puissent sortir avec leurs caddies alimentaires sans payer. « Une réelle sortie de modèle passera nécessairement par un changement de modèle », défendent les agriculteurs et agricultrices à l’initiative de l’action qui entendent dénoncer leur faible rémunération face à l’industrie agroalimentaire et la grande distribution.
« Les marges des petits producteurs n’ont cessé de s’éroder »
Les faibles prix payés pour leurs produits sont au cœur de ce mouvement de colère. La baisse des revenus agricoles s’inscrit dans une histoire longue qui dépasse largement la France. Depuis plus d’un siècle, « les marges des petits producteurs n’ont cessé de s’éroder », rappelle Alessandro Stanziani, historien économiste et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales [1]. Dans le monde, le pourcentage du prix de vente qui revient aux agriculteurs est passé de 40 % en 1910 à 7 % en 1997, selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO).
« Tout au long du 20e siècle dans les pays du Nord, il y a une prise de contrôle de la part des grandes surfaces et des intermédiaires commerciaux qui imposent des marges extrêmement limitées aux producteurs, explique l’historien. Ils y parviennent parce que c’est un marché de quasi-monopole de l’acquéreur. Si vous ne faites pas affaire avec ces grands acquéreurs, vous êtes hors marché. C’est ça le système. Ils imposent des prix et des qualités standardisées, les deux vont de pair. »
« La libéralisation économique a livré l’agriculture aux lois du marché. On est en concurrence entre paysans ici et par rapport aux collègues en Europe et au-delà, appuie Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. On rencontre des difficultés majeures à pouvoir vivre de notre travail, avec de grosses inégalités dans le secteur. Si une poignée a des revenus très solides, une grande partie vit avec des revenus très faibles. » 18 % des agricultrices et agriculteurs en France vivent actuellement sous le seuil de pauvreté.
L’agroalimentaire bloque la revalorisation des revenus des agriculteurs
Lors de son premier quinquennat, Emmanuel Macron avait promis une revalorisation des revenus des agricultrices et agriculteurs. La loi Alimentation (dite loi « Egalim ») adoptée en octobre 2018 devait permettre à ce que la valeur soit mieux répartie au sein de la filière (notre décryptage). Le président avait notamment proposé d’inverser la construction des prix : ne plus partir de la marge que souhaitent dégager les transformateurs et les distributeurs aux dépens des producteurs, mais sanctuariser la prise en compte des coûts de production pour garantir un revenu aux paysan·nes.
L’exécutif avait alors confié aux interprofessions la responsabilité de rédiger des plans de filières. Or, les négociations se sont heurtées aux blocages des industriels et de la distribution, notamment au sein de l’interprofession viande bovine).
Ces derniers ont utilisé leur droit de veto pour bloquer tout calcul. Autour de la table figurait par exemple le groupe Bigard qui siège sous la bannière « Culture viande ». « Certaines organisations disposent d’un droit de veto et c’est le cas de Culture viande. Avec la fédération des distributeurs, ils ont tout bloqué à chaque réunion, que ce soit la méthode de calcul, la prise en compte des coûts, etc », nous avait expliqué une éleveuse présente dans les négociations.
Marges indécentes de la grande distribution
Depuis l’adoption de la loi Egalim, rien n’a changé pour les producteurs. Les prix de leurs produits baissent, voire s’effondrent dans certaines filières. Prenons l’exemple du lait. En 20 ans, le prix du litre pour les consommateurs a progressé de 55 à 83 centimes d’’euros hors taxe. Les distributeurs et l’industrie agroalimentaire en ont bénéficié, augmentant respectivement leur marge brute de 188 % et 64 % ! Les éleveuses et éleveurs perçoivent, eux, 4 % de moins sur la vente de leur lait...
La Fondation pour la nature et l’homme, à l’origine d’un rapport publié en septembre sur la hausse des prix des produits laitiers, souligne « l’asymétrie de pouvoirs en place » : huit distributeurs vendent 98 % du lait produit en France, trois entreprises agroalimentaires – Lactalis (Lactel, Président, Bridel...), Sodiaal (Candia, Yoplait, Entremont...) et LSDH (Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel) – conditionnent 70 % du lait vendu en France.
Le prix payé aux productrices et producteurs reste la principale variable d’ajustement, à l’heure où l’industrie agroalimentaire réalise des marges historiques. Entre fin 2021 et début 2023, le taux de marge des industries agroalimentaires est passé de 28 à 48 % !
Un site de Lactalis, leader mondial des produits laitiers, a été visé en Haute-Saône le 23 janvier. Une vingtaine de bennes remplies de fumier ont été déversées devant l’entreprise par environ 70 agriculteurs qui qualifient Lactalis de « mauvais payeur ». Le géant industriel, plus important groupe laitier mondial, les rémunère encore 40 centimes d’euros le litre quand une autre coopérative sur le secteur rémunère aux alentours de 48 centimes.
« Il me semble que quand on est numéro un mondial, on est capable, logiquement, de payer correctement ses producteurs » déplore le président de l’Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis (Unell) auprès de France Bleu. Le chiffre d’affaires du géant laitier a pourtant dépassé 28 milliards d’euros en 2022 et son PDG, Emmanuel Besnier, possède la sixième fortune de France.
Interdire tout achat en dessous du prix de revient
« Beaucoup d’agriculteurs n’obtiennent pas de prix couvrant les coûts de production et la rémunération de leur travail, dénonce Laurence Marandola, de la Confédération paysanne. Ce n’est pas normal que des paysannes et paysans travaillent et ne soient pas correctement rémunérés. »
Face à la colère agricole, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire vient de promettre des « sanctions » contre les distributeurs et industriels qui ne respectent pas la loi Egalim. « Je ne leur laisserai que quelques jours pour se conformer à la loi Egalim, faute de quoi ils seront sanctionnés à hauteur de 2 % de leur chiffre d’affaires », a-t-il précisé. Trois entreprises seraient d’ores et déjà visées.es sanctions étaient déjà prévues dans la loi Egalim, en cas de non-respect des processus de négociations. « Ce sont des mesures structurelles que nous attendions avec des prix minimum garantis, de la régulation des marchés, y compris en Europe, et de la maîtrise des volumes », souligne la Confédération paysanne. « On demande l’interdiction de tout achat en dessous du prix de revient [prix qui intègre les coûts de production et la rémunération], ainsi qu’un engagement solennel de la France de cesser toute négociation visant à signer de nouveaux accords de libre-échange, précise Laurence Marandola. On sent qu’on est au bout d’un système. Il est temps de redonner de l’avenir à l’agriculture. »
publié le 29 janvier 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Malgré la censure partielle par le Conseil constitutionnel, la loi immigration « détricote » le droit d’asile de manière significative. Un sujet beaucoup moins abordé que le droit des étrangers, mais tout aussi important.
C’est un « soulagement en trompe-l’œil », estime la Cimade. La loi sur l’asile et l’immigration portée par Gérald Darmanin, votée le 19 décembre et retoquée partiellement par le Conseil constitutionnel le 25 janvier, reste l’une des plus répressives depuis 1945, assure l’association d’aide aux étrangers et étrangères, qui appelle à la « résistance » face à cette loi et aux « instrumentalisations politiques qui se font sur le dos des personnes migrantes ».
« Qui pour évaluer et dénoncer les conséquences à venir, pour les personnes étrangères, des 27 articles du projet de loi initial, quasiment tous épargnés par la censure, auxquels s’ajoute un nombre équivalent de dispositions issues des surenchères xénophobes de la droite sénatoriale et qui restent dans la loi ? », interroge de son côté le Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti) dans un communiqué.
L’inquiétude est donc vive, et la simple évocation du terme « victoire » laisse certains pantois. Et pour cause, si les mesures qui ont fait sursauter une partie de la classe politique et de la société civile – préférence nationale, rétablissement du délit de séjour irrégulier, fin du droit du sol, durcissement de l’accès au regroupement familial ou au titre de séjour pour soins, attaques contre les étudiants étrangers – ont bel et bien été censurées par le Conseil constitutionnel, celui-ci ne s’est pas prononcé sur le fond.
Sur le droit d’asile, pourtant, la loi Darmanin marque de profonds reculs, parfois occultés par l’attention portée aux mesures relatives au droit des étrangers et étrangères. « La loi fragilise notre système d’asile et d’accueil des personnes en besoin de protection », a réagi France Terre d’asile une fois la décision du Conseil constitutionnel rendue.
Alors que la France accueille relativement peu de demandeurs et demandeuses d’asile, et que le ministre de l’intérieur s’est vanté à plusieurs reprises d’avoir le taux de rejet parmi les plus élevés d’Europe (70 %), Mediapart dresse l’inventaire des dispositions qui viendront saborder le parcours de celles et ceux qui aspirent à rejoindre la France pour y trouver refuge.
Accélérer le traitement des demandes
La loi acte un tournant sans précédent : au prétexte de vouloir être plus « efficaces », les demandes d’asile seront désormais traitées dans un délai toujours plus court ; et ce alors que les agents publics et acteurs quotidiens du droit d’asile – Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), les interprètes, les avocat·es – ont alerté sur les dangers d’une telle accélération en décembre dernier : « À vouloir à tout prix réduire toujours davantage les délais d’examen des demandes d’asile, qui sont de quatre mois devant l’Ofpra et de six mois et demi devant la CNDA, le risque est d’épuiser encore plus les agents publics et de rendre des décisions mal fondées, sur des sujets aussi graves que les craintes de persécutions. »
Le collectif Nos services publics partage lui aussi ces craintes. L’idée d’accélérer le traitement des demandes dans ces conditions aurait sans doute des effets sur la charge de travail des officiers et officières de l’Ofpra, et des agent·es de la CNDA, avec une « mise sous pression [qui] rendrait très complexe leur travail ». Si ces réformes peuvent « pour partie sembler de nature à améliorer le service public de l’asile, on peut toutefois craindre qu’il n’en soit pas ainsi compte tenu des modalités d’application retenues dans la loi, de l’absence d’évaluation des mesures précédentes, et des nombreux impensés qui traversent le texte », alertait-il en octobre dernier.
Territorialisation et « éclatement » de l’asile en France
La nouvelle loi sur l’immigration prévoit la création de pôles territorialisés de l’asile en France, surnommés « France-Asile », installés dans les préfectures au niveau local. La mesure pouvait, en apparence, sembler intéressante, notamment parce qu’elle aurait évité à celles et ceux qui demandent l’asile en région de faire le déplacement jusqu’à Paris pour leur entretien à l’Ofpra, et qu’elle favorise donc la « proximité » avec le public concerné.
Mais beaucoup d’acteurs ont vite alerté sur les objectifs affichés par le gouvernement (notamment financiers, puisqu’en réduisant les délais d’instruction des demandes, l’État réaliserait des économies sur les conditions matérielles d’accueil durant la procédure), mais aussi sur les effets redoutés. C’est une autre forme de proximité qui a d’abord inquiété : « Cette mesure portera gravement atteinte à l’indépendance de l’Ofpra en raison de la proximité immédiate de ces pôles avec les services préfectoraux », pointaient les agents publics et autres acteurs déjà cités dans leur communiqué.
Côté CNDA, là aussi, la territorialisation des recours formulés par les exilé·es devrait être mise en œuvre via la création de chambres dans les cours d’appel en région, ce qui inquiète là aussi les acteurs du système d’asile. D’une part, cela pourrait porter préjudice aux requérant·es, qui n’auraient plus, en fonction de leur zone géographique, accès à des chambres spécialisées, existantes à la CNDA. D’autre part, les demandeurs et demandeuses d’asile pourraient manquer d’interprètes, davantage localisé·es en région parisienne, dont la présence est pourtant cruciale pour leur récit.
Sous l’apparence de mesures de « simplification » et de « décentralisation », la Coordination française pour le droit d’asile voit en fait un « détricotage du système d’asile français », pour lequel elle alertait dès février 2023.
Généralisation du juge unique
À la CNDA, la loi Darmanin permettra d’élargir le recours au juge unique, dont la pratique est déjà en hausse depuis plusieurs années. En somme, les requérantes et requérants censés pouvoir défendre leur cas devant une formation de jugement composée de trois personnes (magistrat·es et juges assesseur·es, dont un·e du Haut-Commissariat aux réfugiés), pourront désormais être entendus par un seul juge, perdant alors tout le bénéfice de l’impartialité et des compétences que peuvent avoir les juges assesseur·es, qui maîtrisent parfaitement les enjeux et zones géographiques concernées.
« La généralisation du juge unique mettrait fin aux discussions nourries, constructives et fructueuses lors de l’audience et du délibéré, gage d’une justice équitable et de qualité », alertaient ainsi les agents publics et acteurs quotidiens du droit d’asile déjà cités. Et d’ajouter : « Le recours massif au juge unique nuirait grandement à la qualité des décisions rendues par le juge de l’asile dans un contentieux où l’oralité et l’intime conviction occupent une place prépondérante. »
Chez France Terre d’asile, Delphine Rouilleault y voit un « recul majeur » qui pourrait « fortement nuire » aux principaux concernés. « En appel, la collégialité permet de croiser les points de vue et sensibilités et d’éviter ainsi un trop arbitraire. Avec le juge unique, nous craignons de voir les jugements rendus de manière expéditive et stéréotypée », poursuit la directrice générale de l’ONG, soulignant que la réforme vise d’ailleurs à accélérer les procédures.
Un volet intégration trop faible
Alors que la question de l’accès au travail pour les demandeuses et demandeurs d’asile s’est posée tout au long de l’examen du projet de loi, seules les personnes ayant le plus de chances d’obtenir une protection auront désormais la possibilité de travailler à l’issue du dépôt de leur demande d’asile. C’est pourtant une demande récurrente des principaux intéressés, qui se retrouvent souvent contraints de travailler « au noir », en étant sous-payés, faute d’avoir l’autorisation de travailler durant les premiers mois de la procédure.
Restrictions d’accès aux conditions matérielles d’accueil
Ce sont les fameuses CMA, pour « conditions matérielles d’accueil », auxquelles peuvent prétendre les demandeurs et demandeuses d’asile au début de leurs démarches en France. Cela se résume à une solution d’hébergement dans des structures adaptées et à une allocation (ADA). Dans les faits, de nombreuses personnes doivent batailler, souvent avec l’aide d’associations ou d’avocat·es, pour pouvoir y prétendre ou pour contrer une coupure injustifiée de ces droits par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). La France a déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans ce contexte.
« On va aller vers davantage de précarisation », prévient Caroline Maillary, chargée des questions d’asile au Gisti. Cette dernière relève un changement de sémantique dans la loi : auparavant, les CMA « pouvaient être » refusées dans certains cas ; désormais, elles « sont » refusées « si ». « Cela rend automatique les cas de refus ou de coupure des CMA, alors qu’on sait qu’un certain nombre de personnes n’y ont déjà pas accès », poursuit-elle. Exemple avec le cas d’une femme enceinte à Paris, qui se voit attribuer un logement à Clermont-Ferrand mais le refuse parce qu’elle est suivie dans un hôpital parisien et que sa grossesse est à risque. « Elle aura un refus automatique des CMA. »
Le délai de recours en cas de refus ou de coupure de droits va également passer à sept jours, soit un temps « extrêmement court ». Le risque ? Que des personnes se retrouvent « à la rue » durant leur procédure (ce que Mediapart a déjà pu constater). Sur le terrain, Caroline Maillary dit déjà voir des situations de plus en plus alarmantes. « Des personnes en demande d’asile vivent déjà à la rue. Avec cette loi, on se demande ce que ça sera dans quelques mois. Il faut rappeler que la France est dans l’obligation de fournir les CMA pour que les personnes puissent vivre dans la dignité. »
Enfin, une personne quittant son hébergement pour des raisons qui lui appartiennent verra sa procédure d’asile close (alors qu’auparavant, cela signait l’arrêt des CMA). « On sanctionne les personnes sur le fond de leur procédure, cela n’a donc plus rien à voir avec l’arrêt des CMA. » S’il reste possible de rouvrir le dossier sous neuf mois, Caroline Maillary ne cache pas son inquiétude : « Déjà, il y a une symbolique très forte là-dedans. Ensuite, on constate dans nos permanences que beaucoup tentent de rouvrir un dossier clos après le délai de neuf mois. »
OQTF systématique pour les déboutés de l’asile
Toujours dans cette logique de tri et d’« efficacité » voulue par le gouvernement, les demandeurs et demandeuses d’asile ayant vu leur demande rejetée par l’Ofpra puis la CNDA se verront délivrer une OQTF de manière automatique (initialement, le gouvernement aurait souhaité que celle-ci tombe dès le rejet de l’Ofpra, ce qui aurait été contraire au droit européen). Alors que le taux de protection est déjà « faible » selon le Gisti, « énormément de personnes vont se retrouver avec une OQTF et ne pourront pas, ensuite, tenter de régulariser leur situation autrement », alerte la responsable des questions d’asile de l’association.
Bien sûr, un recours pour contester l’OQTF est toujours possible, mais dans un certain délai. « Il faut donc être très réactif et avoir les informations nécessaires. » Pour Caroline Maillary, ce type de mesure reflète bien l’esprit de la loi dans sa globalité : toujours plus de soupçons et de sanctions, de façon à « éliminer plus vite toutes les personnes qu’on considère comme “fraudeuses” ».
Placement en rétention de potentiels demandeurs d’asile
Cette disposition avait déjà fait bondir lors de l’examen du texte de projet de loi au Parlement, et avait été introduite par le gouvernement. La loi promulguée par Emmanuel Macron permettra ainsi de placer en rétention « des demandeurs d’asile considérés comme en risque de fuite », déplore Delphine Rouilleault, qui rappelle que la mesure a été « peu débattue et absolument pas explicitée par le ministère de l’intérieur ». Elle pourrait conduire au placement en rétention de personnes venant tout juste d’arriver sur le territoire français.
Ces personnes n’auront par exemple « pas encore eu le temps d’introduire une demande en guichet de préfecture », et leurs demandes d’asile seront donc traitées directement depuis le centre de rétention, en l’espace de quelques jours, « dans des conditions particulièrement dégradées ». Cela pourrait être le cas des personnes « dublinées » (qui seraient arrivées par un autre pays européen, lui-même considéré comme responsable de la demande d’asile). France Terre d’asile appelle le gouvernement à « clarifier ses intentions » sur ce point.
De son côté, le Gisti tente de l’interpréter ainsi : « Cela devrait concerner les personnes qui feront une demande d’asile auprès d’une autre autorité, en dehors des guichets en préfecture. Mais ces profils ne sont pas à la marge, puisque la Cimade a démontré qu’un tiers des demandes se faisait en dehors de la procédure d’asile classique », explique Caroline Maillary, qui dénonce un « système qui veut enfermer et expulser avant de protéger » qui que ce soit.
publié le 28 janvier 2024
C.J.R.F Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France sur https://blogs.mediapart.fr/
Suite à l'ordonnance du 26 janvier de la Cour internationale de justice (Afrique du Sud c. Israël), un communiqué du Ministère des Affaires étrangères indique que « la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite l’établissement d’une intention ». Le Collectif de Juristes pour le Respect des engagements internationaux de la France (CJRF) déplore la lecture partiale de la diplomatie française « tant la motivation de la Cour est limpide. »
Le 26 janvier 2024, l’Etat d’Israël a perdu devant la Cour Internationale de Justice.
Il faut rappeler qu’Israël avait prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.
La Cour Internationale de Justice vient de lui répondre clairement dans l’ordonnance (dont la version intégrale est consultable ici :
« La Cour considère qu’elle ne peut accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle. »
Elle a également indiqué d’importantes mesures conservatoires, car selon elle « il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive. »
Nous aurions pu espérer qu’une lecture attentive de cette décision sans équivoque conduise la diplomatie française à soutenir l’action de l’Afrique du Sud, tant la motivation de la Cour est limpide.
Après avoir déclaré au sein de l’Assemblée Nationale qu’accuser Israël de génocide, c’était « franchir un seuil moral », le Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères vient de publier un communiqué dans lequel il annonce que la France indiquera notamment « l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».
Le Ministère pourrait utilement se référer aux points 51 et 52 de l’ordonnance reproduits ici :
« 51. À cet égard, la Cour a pris note de plusieurs déclarations faites par de hauts responsables israéliens. Elle appelle l’attention, en particulier, sur les exemples suivants.
52. Le 9 octobre 2023, M. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un « siège complet » de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait « pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible » et que « tout [étai]t fermé ». Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « J’ai levé toutes les limites … Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons … Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »
Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : « Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués. Ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale. »
Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : « Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de [G]aza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde. »
La Cour a aussi pris note d’un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies se sont alarmés de la rhétorique « visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens ».
Dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël, la France annonce vouloir rappeler à la Cour que le crime de génocide nécessite « l’établissement d’une intention ».
Dans l’affaire Gambie c. Myanmar, elle avait argumenté que « précisément parce que la preuve directe de l’intention génocidaire sera rarement manifeste, il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide. »
Ne doutons pas en conséquence que si pour le Ministre des Affaires Etrangères, « les mots doivent conserver un sens », il ne pourra pas ignorer les nombreuses déclarations des dirigeants israéliens, dont certaines viennent d’être rappelées par la Cour.
Ces mots lui permettront de considérer que l’intention génocidaire est établie, et a fortiori qu’elle peut être déduite, si la France, par souci de cohérence, décidait d’en rester à l’« approche équilibrée » qui a été la sienne dans les affaires précédentes.
Le 26 janvier 2024, la Cour Internationale de Justice a jugé :
« À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la Cour considère que les droits plausibles en cause en l’espèce, soit le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être irréparable. »
Il est déjà regrettable que la France n’ait pas pris l’initiative de cette action.
Il serait désastreux qu’elle persiste dans une définition spécifique à Israël de l’intention génocidaire.
Le tabou dans lequel la France semble s’être enfermée a volé en éclats à La Haye.
Il est temps de le comprendre et d’agir en conséquence.
Car effectivement, les mots ont un sens, surtout lorsqu’ils sont accompagnés de crimes. Crimes commis envers le peuple palestinien et dont le communiqué du Ministère ne dit pas un… mot.
Matthieu Suc sur www.mediapart.fr
La décision de la Cour internationale de justice d’ordonner à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a pour l’heure aucun effet sur la violence des combats, qui ont redoublé. Le mauvais temps s’ajoute aux bombardements pour des civils palestiniens dans une situation toujours plus précaire.
DesDes centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, portant couvertures et baluchons, qui fuient au milieu des ruines face à l’avancée des chars israéliens. « Ce qui arrive aux enfants et aux femmes est injuste. Nous vivons dans l’humiliation. Arrêtez la guerre ! Arrêtez-la ! », s’écrie une femme interrogée par l’Agence France-Presse (AFP).
Des combats meurtriers entre l’armée israélienne et le Hamas font rage samedi dans le sud de la bande de Gaza, principalement à Khan Younès, une ville considérée par Israël comme une place forte du mouvement palestinien. Les combats font rage notamment aux abords des deux principaux hôpitaux de la ville, Nasser et Al-Amal, qui ne fonctionnent plus qu’au ralenti et qui abritent des malades mais aussi des milliers de déplacés. « Des tirs de chars massifs visent depuis le matin les secteurs ouest de la ville, le camp de réfugiés de Khan Younès et les abords de l’hôpital Nasser », où ils ont provoqué « une coupure d’électricité », a déclaré samedi le gouvernement du Hamas.
La « capacité chirurgicale » de l’hôpital Nasser est « quasiment inexistante » et les « quelques membres du personnel médical qui sont restés doivent composer avec des stocks de matériel médical très faibles », selon Médecins sans frontières (MSF).
« Il reste actuellement 350 patients et 5 000 personnes déplacées dans l’hôpital », a ajouté sur X Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « L’hôpital est à court de carburant, de nourriture et de fournitures », a-t-il ajouté, appelant à un « cessez-le-feu immédiat ».
Le Croissant-Rouge palestinien a une nouvelle fois condamné samedi le siège « pour le sixième jour consécutif » de son hôpital, Al-Amal, par l’armée israélienne.
Quelques kilomètres plus au sud, des dizaines de milliers de civils sont massés à Rafah, coincés dans un périmètre très réduit contre la frontière fermée avec l’Égypte. Plus de 1,3 million de personnes s’entassent dans la ville surpeuplée, selon le bureau de coordination des affaire humanitaires de l’ONU (Ocha). Pendant la nuit, des pluies diluviennes ont inondé les camps de tentes, ajoutant à la détresse des déplacés qui piétinaient dans l’eau boueuse en tentant de sauver quelques affaires.
Samedi matin, le ministère de la santé du Hamas a annoncé que 174 nouvelles personnes ont été tuées durant les dernières 24 heures.
Sur le terrain, la décision rendue vendredi par la Cour internationale de justice (CIJ), qui a ordonné à Israël d’empêcher un génocide à Gaza n’a donc rien changé, à ce jour.
D’après l’instance judiciaire internationale, « il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » aux Palestiniens de Gaza. Saisie à la suite d’une plainte de l’Afrique du Sud, la Cour demande à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission […] de tout acte » de génocide, et de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».
Ces mesures de protection ont été chacune adoptées par 15 ou 16 des 17 juges de la juridiction basée à La Haye (Pays-Bas) ayant statué sur ce dossier. Ils ont en revanche choisi de ne pas appeler au cessez-le-feu.
Un très hypothétique cessez-le-feu
Le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, a salué samedi la décision de la Cour internationale de justice : « La décision confirme le respect du droit international et la nécessité pour Israël de se conformer impérativement à ses obligations en vertu de la Convention sur le génocide », a-t-il déclaré dans un communiqué diffusé sur les réseaux sociaux, dans lequel il se félicite des mesures ordonnées par la Cour.
La veille, la Palestine et l’Afrique du Sud bien sûr, mais aussi le Brésil, le Chili, l’Égypte, l’Espagne, l’Iran, l’Irlande, le Mexique, la Namibie, le Pakistan, le Qatar, la Slovénie et la Turquie avaient également salué cette décision. De son côté, la Commission européenne avait appelé Israël et le Hamas à s’y conformer. L’Union européenne « attend [la] mise en œuvre intégrale, immédiate et effective » des mesures préconisées, avait-elle souligné dans un communiqué.
Dans ce concert des nations, la France a fait entendre une note discordante. Tout en réaffirmant « sa confiance et son soutien » à la CIJ, elle s’est contentée de dire qu’elle « relève » que la juridiction a pris des mesures conservatoires. Paris a même manifesté une forme de distance à l’égard de la décision des juges. Dans un communiqué publié après la décision de la CIJ, le Quai d’Orsay a annoncé son intention de déposer des observations afin de souligner « l’importance que [la France] attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».
Quelques jours plus tôt, le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, s’était indigné, à l’Assemblée nationale, du fait qu’« accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral ».
Hormis la France, Israël, bien évidemment, et son plus fidèle allié, les États-Unis, ont contesté les accusations de génocide. Et encore, Washington a pris soin de rappeler dans sa déclaration avoir « toujours dit clairement qu’Israël devait prendre toutes les mesures possibles pour minimiser les dommages causés aux civils, augmenter le flux d’aide humanitaire et lutter contre la rhétorique déshumanisante ».
La juge Joan Donoghue, qui a donné lecture vendredi de la décision de la CIJ, avait insisté sur son caractère provisoire, qui ne préjuge en rien de son futur jugement sur le fond des accusations d’actes de génocide. Celles-ci ne seront tranchées que dans plusieurs années, après instruction. En attendant, si la décision de la CIJ est juridiquement contraignante, la Cour n’a pas la capacité de la faire appliquer.
Le Conseil de sécurité de l’ONU se réunira mercredi pour se pencher dessus, à la demande de l’Algérie, « en vue de donner un effet exécutoire au prononcé de la Cour internationale de justice sur les mesures provisoires qui s’imposent à l’occupation israélienne », a indiqué le ministère algérien des affaires étrangères. Avec pour objectif un très hypothétique cessez-le-feu que la Cour internationale de justice n’a pas réclamé dans sa décision. Pourtant, cette décision « envoie le message clair que dans le but d’atteindre tous les objectifs qu’elle fixe, il y a besoin d’un cessez-le-feu », veut croire l’ambassadeur palestinien à l’ONU Riyad Mansour. Les ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch réclament qu’Israël applique les mesures prévues par la Cour international de justice.
Ce n’est pas gagné. Les autorités israéliennes ont critiqué les ordonnances d’urgence réclamées par les juges de La Haye. « Nous poursuivrons cette guerre jusqu’à la victoire absolue, jusqu’à ce que tous les otages soient rendus et que Gaza ne soit plus une menace pour Israël », a commenté vendredi le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.
Le patron de la CIA, le service de renseignement américain, va rencontrer « dans les tout prochains jours à Paris » ses homologues israélien et égyptien, ainsi que le premier ministre qatari, pour tenter de conclure un accord de trêve entre Israël et le Hamas, a indiqué vendredi à l’AFP une source sécuritaire.
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, qui a fait environ 1 140 morts en Israël, majoritairement des civils, et conduit à la prise en otage de 240 personnes, selon un décompte de l’AFP, la guerre menée dans la bande de Gaza par Israël a causé la mort de 26 257 Palestiniens, en grande majorité des femmes, enfants et adolescents, selon le dernier bilan du ministère de la santé contrôlé par le Hamas.
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Les États-Unis, l’Allemagne, le Canada et la France suspendent leur aide à cet organisme des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, sous prétexte que des employés auraient soutenu l’attaque du 7 octobre.
Le jour même où la Cour internationale de justice (CIJ) reconnaissait l’existence d’un « risque sérieux
de génocide » dans la bande de Gaza, les États-Unis annonçaient qu’ils suspendaient leurs aides financières à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine
dans le Proche-Orient (UNRWA).
Ils ont pris comme prétexte des accusations selon lesquelles des employés de l’organisme des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens auraient aidé le Hamas dans sa préparation de l’attaque contre Israël le 7 octobre. Washington était immédiatement suivi par Toronto et Berlin puis, dimanche, par Paris.
« La France n’a pas prévu de nouveau versement au premier semestre 2024 et décidera le moment venu de la conduite à tenir en lien avec les Nations unies et les principaux donateurs », dont fait partie Paris avec 60 millions d’euros versés en 2023 à l’UNRWA, affirme dans un communiqué le ministère des Affaires étrangères, évoquant des accusations d’une « exceptionnelle gravité ».
Une suspension de l’aide humanitaire « choquante » selon l’UNRWA
l’UNRWA avait auparavant annoncé, le 26 janvier, avoir reçu des informations de la part d’Israël sur « l’implication supposée de plusieurs de ses employés » dans l’attaque. « Pour protéger les capacités de l’agence à délivrer de l’aide humanitaire, j’ai décidé de résilier immédiatement les contrats de ces membres du personnel et d’ouvrir une enquête », a fait savoir le chef de l’agence, Philippe Lazzarini. « Tout employé qui a été impliqué dans des actes de terrorisme devra en répondre, y compris à travers des poursuites judiciaires. » Ce qui ne l’empêchait pas d’exprimer son indignation face à cette décision, soulignant que cela menace le travail humanitaire en cours dans le territoire palestinien.
Une décision lourde de conséquences pour les Palestiniens, alors que la situation humanitaire s’aggrave toujours un peu plus dans la bande de Gaza. Philippe Lazzarini a appelé ces pays à reconsidérer leur décision, soulignant que les Palestiniens de Gaza ne méritent pas une punition collective.
Il a qualifié la suspension de « choquante » compte tenu des mesures prises et du rôle vital de l’UNRWA pour la survie de 2 millions de personnes. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a exhorté dimanche les pays suspendant leur financement à garantir au moins la poursuite des opérations cruciales de l’office.
Israël, qui veut que l’agence de l’ONU ne joue plus aucun rôle à Gaza, comme l’a fait savoir Israël Katz, son chef de la diplomatie, entend ainsi faire d’une pierre deux coups. Les rapports fournis par l’UNRWA depuis le 7 octobre, qu’il s’agisse de la situation des populations ou des hôpitaux ciblés, ont alimenté le dossier déposé contre les exactions israéliennes et les risques de génocides.
Depuis des années, Tel-Aviv veut en finir avec le droit au retour des réfugiés palestiniens dont cet organisme de l’ONU marque l’existence. Avec l’aide des États-Unis, Israël tente d’éradiquer ce statut qui se transmet de génération en génération, témoignage de la Nakba (catastrophe de 1948). Les attaques répétées contre les camps de réfugiés, tant dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie participent de cette volonté.
publié le 28 janvier 2024
par Camille Stineau sur https://basta.media/
Au moins 903 personnes sont mortes d’un accident du travail en France en 2022. Mais la sociologue Véronique Daubas-Letourneux souligne que ces accidents ne sont pas une fatalité et qu’il est possible de lutter contre leur augmentation. Entretien.
En hausse depuis plusieurs années, le nombre de morts dans des accidents du travail en France a atteint en 2022 un nouveau record, avec au moins 903 décès, selon le décompte de l’hebdomadaire Politis. En plus de ces décès, 35 000 personnes conservent chaque année un handicap à la suite d’un accident du travail. La sociologue Véronique Daubas-Letourneux interroge les causes profondes de ces accidents et propose des leviers pour améliorer les choses. Entretien.
Véronique Daubas-Letourneux est sociologue, directrice du département des sciences humaines et sociales à l’école des Hautes études en santé publique. Elle a publié en 2021 Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles.
Basta! : Comment expliquer le grand nombre d’accidents du travail en France ?
Véronique Daubas-Letourneux : Le comptage des accidents du travail est important, mais au-delà des rubriques faits divers, le phénomène doit être pensé comme un fait social. Le nombre des accidents du travail et leur régularité montrent qu’ils ne sont pas simplement accidentels, d’autant plus qu’ils ne touchent pas toute la population de manière égale. Si on regarde la répartition par secteur économique et groupe socio-professionnel, on constate en effet que les ouvriers sont les plus touchés.
Contrairement aux idées reçues, ces accidents ne sont pas une fatalité. Malgré une évolution ces dernières années, les représentations dominantes aujourd’hui sur les accidents du travail restent d’une part celle de la « faute à pas de chance », et d’autre part celle d’un risque assuré, qui fait que les accidents sont avant tout regardés en termes de coût financier.
« Si on regarde la répartition, on constate en effet que les ouvriers sont les plus touchés »
Pourtant, ces drames sont avant tout liés à des questions d’organisation du travail. Les accidents ont souvent lieu lorsque l’activité est effectuée en urgence, en mode dégradé, en sous-effectif, par des personnes en situation précaire, et peu ou mal formées. Souvent, les salariés ont une forme de culpabilité, mais en regardant plus en détail, on se rend compte que les accidents ont lieu tard le soir, juste avant la fermeture d’un magasin, ou tôt le matin, avant l’ouverture. Il y a ainsi des logiques de pressions temporelles sur le travail à certains moments de la journée, qui empêchent de protéger correctement sa santé.
La nécessité de répondre à la demande d’un client dans un temps très restreint génère donc des risques pour les salariés. On observe également une nouveauté ces dernières années : des secteurs très féminisés, comme le soin ou l’aide à la personne, voient le nombre d’accidents augmenter. Les femmes y sont souvent en situation d’emploi précaire et travaillent parfois en horaires coupées, ou en sous-effectif. Cela est notamment la conséquence d’un manque de moyens, et de politiques de réduction des coûts.
Que nous disent les accidents sur ce qu’est le travail aujourd’hui en France ?
Véronique Daubas-Letourneux : Les accidents viennent éclairer ce que sont le travail et le marché de l’emploi aujourd’hui. Le recours aux statuts précaires, comme l’intérim ou la sous-traitance, entraîne une dégradation des collectifs de travail. Ils empêchent la transmission des savoir-faire de prudence, et exposent les nouveaux arrivés à des prises de risque obligées.
J’utilise le terme obligé, car cela s’inscrit dans une logique d’organisation du travail basée sur une obligation de résultat. Il s’agit d’un indicateur très inquiétant sur les conditions de travail, particulièrement dans les secteurs les plus touchés, car c’est le reflet d’une logique de précarisation et de division du travail.
Si on regarde, par exemple, la question des délais de livraison, on constate que la réduction des coûts financiers peut se traduire par des coûts humains importants, comme un handicap, et parfois même la mort. Cette logique de rentabilité économique peut également se traduire par des pressions de l’employeur pour que les salariés reviennent plus vite au travail après un accident, quand ce ne sont pas les employés qui le font d’eux-mêmes pour ne pas laisser leurs collègues en difficulté.
Et puis, on en parle rarement, mais avec 35 000 personnes gardant un handicap à la suite d’un accident chaque année en France, on peut parler d’un coût social élevé. Ces drames sont d’ailleurs souvent le point de départ d’une perte d’emploi et d’une exclusion du marché du travail. Pourtant, ce coût là n’est jamais mesuré.
Quels sont les leviers qui permettraient concrètement de faire baisser le nombre d’accidents du travail ?
Véronique Daubas-Letourneux : Il existe des pistes qui permettraient de lutter concrètement contre le fléau des accidents du travail. Il est nécessaire que les salariés aient à leur disposition des lieux où les sujets de santé et sécurité puissent être abordés. La suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et leur fusion avec les comités d’entreprise par le gouvernement en 2017 ne va malheureusement pas dans ce sens.
Il serait également bienvenu de donner plus de moyens à l’inspection du travail, qui souffre d’une diminution de son nombre d’agents. Elle est chargée notamment de sanctionner lorsque les obligations des employeurs en matière de sécurité ne sont pas respectées, mais le manque de moyens auquel est confrontée cette institution ne lui permet pas de protéger convenablement les salariés.
« Les accidents ont souvent lieu lorsque l’activité est effectuée en urgence, en mode dégradé, en sous-effectif »
La formation tout au long de la vie et la transmission de connaissances sont un autre enjeu important dans la réduction des risques. Cependant, la précarité de l’emploi empêche une meilleure connaissance des procédures de sécurité, notamment pour les jeunes, qui sont statistiquement plus touchés par les accidents du travail.
Il faudrait donc réfléchir à intégrer des enseignements sur les enjeux de sécurité au travail dès la formation initiale, par exemple en informant les futurs salariés de leur droit de retrait, qui permet à n’importe quel travailleur de quitter son poste si la situation présente un danger grave et imminent.
Enfin, il est impératif de produire de la connaissance sur les enjeux de santé au travail. Or, aujourd’hui il est très difficile d’avoir un décompte précis des accidents, qu’ils soient mortels ou non. Si on prend l’exemple de la fonction publique hospitalière, il est impossible de connaître le nombre d’accidents et de maladies professionnelles qui y surviennent.
On ne peut pas s’empêcher de penser que l’État employeur ne se donne pas les moyens de produire une connaissance sur les atteintes à la santé au travail. Pourtant, une telle connaissance est un enjeu important pour permettre une meilleure prévention.
Pourquoi alors ces solutions ne sont pas mises en place ?
Véronique Daubas-Letourneux : Malheureusement, aujourd’hui, les priorités sont ailleurs. Les moyens ne sont pas mis sur la santé au travail, car on privilégie les logiques de profit, de réduction des coûts. C’est le reflet d’une idéologie politique : on peut prendre pour exemple le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, un objectif martelé depuis 2008, et qui a des conséquences dans la fonction publique.
De même, les lois Auroux de 1982 [du nom de Jean Auroux, ministre du Travail socialiste, initiateur de la loi qui a notamment permis la création des CHSCT, supprimé sous le premier mandat de Macron], ont constitué un progrès significatif pour la place des salariés dans les entreprises, mais la balance s’est totalement inversée depuis les réformes du code du travail de 2016 et 2017. C’est donc bel et bien le reflet de choix politiques qui vont dans le sens d’une certaine forme de profit économique, et ce malgré un coût social important.
publié le 27 janvier 2024
Caroline Constant sur www.humanite..fr
Le chanteur de Zebda, enfant des quartiers nord de Toulouse, est devenu écrivain. Alors que sort au cinéma l’adaptation de son récit « Ma part de Gaulois », Magyd Cherfi publie son premier vrai roman, « la Vie de ma mère ! », à la fois ode à la liberté des femmes, récit de la reconquête d’un amour filial et réflexion sur le désordre des identités.
Sept ans après Ma part de Gaulois, qui avait été sélectionné pour le prix Goncourt, Magyd Cherfi revient avec un nouveau livre. Le précédent était un récit autobiographique. La Vie de ma mère ! est un roman aux multiples inspirations, mais qui puise aussi dans le passé, les rencontres et le don d’observation de l’auteur. Il y raconte la relation compliquée de Slimane, le narrateur, un mec un peu paumé de 50 ans, et de sa « reine-mère », Taos. Elle souffre mille maux, liés à l’âge, il veut avoir avec elle un dialogue « d’égal à égale ».
Quand il commence à l’aider, elle se métamorphose, et ose devenir elle-même, libre. C’est une très belle ode aux femmes, en même temps qu’une réflexion sur les rapports dans la famille et le grand âge. Le roman, sensible, à l’image du chanteur de Zebda, est évidemment aussi très politique, sur l’évolution de la société, le regard sur l’immigration. L’entretien a eu lieu à Paris, à quelques heures de la conférence de presse d’Emmanuel Macron. L’occasion d’en parler au chanteur et écrivain toulousain, dont le franc-parler et la langue imagée frappent le cœur et l’esprit.
Avez-vous regardé la dernière prestation télévisée du président de la République ?
Magyd Cherfi : Rien ne m’a choqué dans son discours. Macron, c’est la droite. Une droite déguisée, avec les fantômes de la gauche. À partir de là, je ne me fais aucune illusion. Je présume que les sondages ou les élections le bousculent. Alors il se dit : pour éliminer le Rassemblement national, virons à droite. Sarko l’a fait avant lui. Mais la droite, je ne m’y intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est la gauche, et la façon dont elle s’est autodétruite ces quarante dernières années. Quelle gauche peut accéder au pouvoir, aujourd’hui, et satisfaire notre soif d’idéaux ? J’ai assisté ces quarante dernières années à un effondrement, depuis l’idéal de 1981, avec ce basculement de plus en plus à droite.
Mais basculer plus à droite, c’est renoncer aussi, non ? On brandit l’idéal républicain, comme l’a fait Macron à sa conférence de presse, et on fait un bras d’honneur à toutes les valeurs d’égalité ?
Magyd Cherfi : La gauche a construit, en arrivant au pouvoir : les radios et médias libérés, les allocations familiales, des droits en veux-tu en voilà, la retraite à 60 ans. Mais le grand échec, l’immense échec, ça a été l’immigration. La gauche s’y est désintégrée, jusqu’à la déchéance de nationalité proposée par Hollande, qui visait l’Arabe et le Noir, et non le délinquant immigré en général, pas l’immigré italien, portugais, européen.
Et on arrive en bout de logique avec la loi immigration d’Emmanuel Macron…
Magyd Cherfi : Et cette loi frise la préférence nationale. Macron se drape d’un voile translucide mais raciste. La préférence nationale, je pensais que c’était une limite qui ne pouvait pas être franchie, parce que l’idée universelle, c’est l’idée française par excellence. Et tout d’un coup, le territoire devient réservé aux Blancs…
Ce sont des thèmes très transversaux que l’on retrouve dans votre livre. Votre personnage, Slim, est en colère, y compris contre sa mère, lorsque le roman commence…
Magyd Cherfi : Parce qu’ils n’ont pas arrêté de se fâcher. Il attend d’elle un rapport adulte. Mais qu’est-ce qu’un rapport d’égale à égal lorsque l’un n’a pas les armes, les codes de ce type de rapport ? La mère ne comprend pas. Pour elle, c’est « je suis ta mère, donc tu me fais allégeance ». C’est sa seule façon à elle de dominer. Il ne lui vient pas à l’idée que ses enfants sont adultes, eux-mêmes parents d’adultes. J’ai été directement inspiré par des jeunes de quartier, à une terrasse de café. L’un disait : « Ma mère, c’est une sainte », l’autre répliquait : « Ma mère, je veux lui payer le pèlerinage à la Mecque », un troisième se gargarisait : « Moi, je vais lui construire une maison énorme. »
Et c’est marrant, parce qu’à 20 ans, moi aussi je pensais que ma mère était une sainte. Et nos mères ne sont pas des saintes. Le village kabyle, le quartier, les hommes exigeaient qu’elles soient des mères, pas des femmes. Ce que j’ai compris avec ma propre mère, c’est qu’il y avait une femme planquée derrière chacune, avec des exigences tues : travailler, avoir pas ou peu d’enfants, des diplômes, le permis de conduire, du bleu aux paupières, le droit de divorcer. Et même aimer un homme qu’elles ont choisi. Tout ce qu’elles n’ont pas fait, en définitive, pour rassurer et sauver l’honneur de la tribu.
Comment ce personnage de mère qui renaît avec le regard de son fils sur elle vous est-il venu ?
Magyd Cherfi : Parce qu’il y a une vingtaine d’années, maman, en confiance face à moi, s’est lâchée. Elle m’a parlé d’un « beau Gitan au regard ténébreux ». Elle m’a balancé cette phrase en kabyle. Et j’ai réalisé qu’elle a aimé. Je n’ai pas voulu en savoir plus, j’ai eu peur. J’ai éteint ça dans ma mémoire. J’ai commencé à écrire bien plus tard. Mais c’est à ce moment que je me suis rendu compte qu’il y avait une femme derrière ma mère.
Votre personnage s’ouvre à la vie en voyant sa mère renaître…
Magyd Cherfi : La connaître, c’est apprendre forcément sur lui-même. Il ne veut pas être l’enfant d’une mère sacrificielle. Ce que les hommes, le père, le mari, les frères – la trinité masculine, en somme –, ont imposé à cette femme, c’était une vie d’obligations. Et si la vie de sa mère est un mensonge, celle de Slim est aussi un mensonge. En revanche, si elle n’est pas une sainte, qu’elle a rêvé d’un autre que le père, il peut avoir accès à ses vrais désirs. Ses enfants interrogent Slim : « Pourquoi tu veux absolument que ta mère te dise ”je t’aime”. Vis sans ! » Et même sur le fait d’être français… Car ils le sont : « Si on ne vous plaît pas, on vous emmerde. » Alors que pour la génération du père, c’était plutôt : « Regardez comme je sais conjuguer des verbes à l’imparfait du subjonctif ! »
Soraya, la sœur, dit que la mère a réussi à faire de ses cinq enfants des « gauchistes mécréants » qui vous ressemblent, Magyd Cherfi, non ?
Magyd Cherfi : Bien sûr que Slimane me ressemble ! Maman nous disait par exemple : « Vos sœurs ne sont pas vos esclaves. » Dans le quartier, à 14 heures, les copains étaient sur le terrain de foot. Et il manquait la famille Cherfi. Parce qu’on faisait la vaisselle, on passait la serpillière, on faisait les lits. Elle nous a inculqué le sentiment de solidarité avec les filles. Et plein d’autres notions, modernes, mais instinctives. Par exemple, sur Dieu, elle a instillé le doute : quand sonnait l’heure de la prière, qu’on lui rappelait, elle poussait juste un petit soupir. Son discours anticlérical, c’était ce soupir. Mais qui a inspiré toute la famille.
Tout au long du livre, les fils de Slimane prennent fait et cause pour la Palestine, alors que lui-même est bien plus prudent, avec la peur qu’on l’accuse d’être un « mauvais Français »… Vous avez récemment signé une tribune sur le sujet. Cette question vous taraude-t-elle ?
Magyd Cherfi : Oui bien sûr… Pour moi, l’identité, c’est évidemment le Maghreb – l’Algérie, la Kabylie – et la France. Et puis d’autres qui font que je me sens un être multiple. Mais en étant multiple, j’ai le sentiment de ne convenir à personne. Dans toutes ces identités, il y a l’identité palestinienne : mon père fêtait les naissances des garçons, parce que ce qui lui importait, c’est qu’on fasse partie de la grande armée de la résistance palestinienne. Je suis né et j’ai été palestinien toute ma vie. Et arrive le 7 octobre. Et on a envie d’être moins palestinien, parce que le choc est trop fort. Le Palestinien que je suis, il a besoin qu’elle soit belle, la cause. Qu’elle ne soit pas entachée. Il sursaute à tous les événements.
L’autre identité, fil rouge de votre livre, comme de votre œuvre, c’est justement votre identité de Français…
Magyd Cherfi : Ça m’est arrivé d’avoir envie d’être moins français. J’ai un désir d’appartenir à un peuple, à une langue, à une histoire, à un territoire. Mais je n’ai pas envie d’être seul au monde. J’ai envie d’appartenir à un ou des peuples, à condition qu’ils me veuillent. Et a priori, on ne me veut pas. Enfin, je parle de l’immigration maghrébine. Si les 7 ou 8 millions de Noirs et Maghrébins prenaient la décision de partir, on sent mal une main nous retenir… Donc, comment voulez-vous que ça ne tourne pas au désastre dans les années qui viennent ?
Vous montrez aussi que dans les cités de votre enfance, la religion et le recours aux langues d’origine sont systématiques, ce qui n’était pas le cas quand vous étiez plus jeune…
Magyd Cherfi : J’interviens dans des classes, depuis trente ans. Je demande toujours s’il y a des Français dans la salle. Et jamais je n’ai vu un doigt se lever. Je vois des mômes de la quatrième ou cinquième génération s’identifier à leurs origines : « Moi je suis sénégalais, malien, algérien, monsieur. » L’idée, c’est d’utiliser tout ce qui gonfle les Blancs et les Français. « Vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’islam ? On est musulmans », « vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’Afrique, on est africains ».
« Le discours de la gauche, c’est : ” Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous”. »
Ces mômes cherchent tout le temps le contre-pied de ce qu’il leur semble qu’on exige d’eux. Parce qu’on leur a dit « intégrez-vous ! ». Mais ils ont compris que s’intégrer, c’est devenir blanc. Ça coince de toutes parts… Le discours de la gauche, c’est : « Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous. » Et après, on s’interroge sur les raisons de la haine, de la colère, du précipice qui s’ouvre : mais pour ça ! Les gamins lisent entre les lignes, ils voient la société, écoutent, entendent ce qui se passe, et sont donc en résistance. « La République, oui, on va la renier », et même si c’est du cinéma, ils vont acquiescer à la charia. Pas parce qu’ils y croient, mais parce que ça fait chier. Fondamentalement, pourtant, ce sont des mômes désireux d’un État de droit. Mais comme le droit est trop faible, ils abandonnent.
Et comment sort-on de cette impasse ?
Magyd Cherfi : À la gauche, il faut dire : « Écrivez-nous un récit cosmopolite. Tout de suite. Avant qu’ils arrivent. » Et même aller très loin : oui, il y aura plus de mosquées, puisqu’il y a plus de musulmans. Quel sera cet islam ? Je ne sais pas. On suppose que ce sera quelque chose de francisé, de laïcisé, de sécularisé… Mais ça ne veut pas dire que ces musulmans ne seront pas des Français exemplaires, ou patriotes, ou je ne sais quoi. Mon père, il emmenait ses cinq enfants pour prier dans une cave.
Comment voulez-vous que la colère n’émerge pas ? La radicalité, elle vient du fait que l’islam n’a pas été traité sur un pied d’égalité avec la religion catholique. Vous aviez des églises, des nobles bâtiments, et nous des caves. Que voulez-vous qu’il en émerge ? De la tolérance ? De la laïcité ? C’est un rendez-vous manqué. Je parle en particulier de la gauche, parce qu’on ne l’attendait évidemment pas de la droite. En 1981, Mitterrand, tout de suite, parle de « seuil de tolérance ». Et après, c’est un écroulement : Rocard avec « la misère du monde », Fabius et son « le FN pose de bonnes questions mais donne de mauvaises réponses »… Chaque fois, des fenêtres s’ouvrent, qui sont des boulevards pour le Rassemblement national.
publié le 27 janvier 2024
Mathilde Goanec sur www.mediapart.fr
L’affaire Oudéa-Castéra donne à voir un privé qui, perfusé d’argent public, pratique une ségrégation sociale systémique pour garantir l’entre-soi des élites. Jusqu’à affaiblir l’école républicaine.
Emmanuel Macron et Gabriel Attal ont choisi de nommer à la tête du ministère de l’éducation une femme dont les trois enfants sont scolarisés dans un établissement catholique élitiste et conservateur à l’extrême. Ce choix, outre qu’il devient très encombrant politiquement, offre à l’opinion une incarnation quasi parfaite d’une école privée qui part à la dérive.
Les révélations autour de la ministre Amélie Oudéa-Castéra font également office de sérum de vérité en ce qui concerne le jeu inégal que mènent l’école publique et l’école privée sous contrat en France. « L’affaire marque la fin d’un cycle et d’une omerta politique qui a duré quarante ans », prophétisait récemment le député insoumis Paul Vannier dans nos colonnes.
Un cycle entamé à l’occasion du renoncement à un service de l’éducation unifié proposé par le socialiste Alain Savary sous le quinquennat Mitterrand et des manifestations monstres en faveur de « l’école libre ».
Depuis, la discussion s’était en quelque sorte assoupie, même la gauche semblant prendre pour un fait accompli la pluralité de notre système éducatif.
Avant Amélie Oudéa-Castéra, d’autres ministres ont goûté aux joies du privé pour leurs enfants, mais aucun n’avait commis l’énorme faute de jeter au passage le public aux orties.
La voix de la nouvelle ministre de l’éducation nationale s’est ajoutée au chœur déjà puissant de celles qui font du privé un horizon désirable, où l’on « s’épanouit », et du public un repoussoir.
La ministre alimente l’image d’une école publique que l’on subit, plus qu’on ne la choisit, et d’une éducation que l’on consomme, pour autant qu’on y mettre le prix.
Une école privée attractive
Comme des milliers de parents, Amélie Oudéa-Castéra fait le choix de payer pour l’éducation de ses enfants. C’est son droit le plus strict. Mais elle bénéficie d’un système devenu fou, qui rend accessible, grâce au financement de l’État, et même attractive, l’école privée au détriment du public.
« Cette situation est incompréhensible pour nombre de mes collègues à l’étranger, qui ne comprennent pas pourquoi nous nous arrachons les cheveux pour réduire la ségrégation scolaire tout en continuant à financer à plus de 70 % un secteur privé qui n’est soumis à aucune contrainte », pointait le sociologue Marco Oberti avant même le début de l’affaire.
L’enseignement privé sous contrat regroupe 17,6 % des effectifs scolarisés, dans un peu plus de 7 500 établissements. Pour ces quelque deux millions d’élèves, le ministère de l’éducation nationale réserve 8 milliards, sur les 63 milliards du budget total de l’Éducation nationale, puisqu’il paye intégralement – c’est la loi – les salaires des professeur·es.
Un financement que complètent les collectivités locales, en partie par obligation (c’est, là encore, le cadre imposé par la loi Debré), en partie par choix. En 2021, la Cour des comptes calculait une base d’un milliard d’euros par an alloué par l’ensemble des autres ministères à l’enseignement privé sous contrat, auquel s’ajouteraient près de trois milliards fournis par les collectivités territoriales. Dans le modèle économique du privé, l’argent public est donc un élément prépondérant.
Alors que l’État maintient à 20 % maximum le nombre total des élèves scolarisés dans le privé sous contrat, on observe depuis dix ans, une hausse des effectifs dans ces établissements. Mais le problème n’est pas celui d’une école privée qui grignoterait inlassablement l’école publique, c’est que le marché est truqué. L’école privée sous contrat se réserve les 20 % les plus « rentables » de ce marché, sans que la puissance publique n’y trouve à redire.
« Le dialogue de gestion entre l’État et l’enseignement privé sur les problèmes de fond – mixité sociale, équité territoriale dans la répartition des moyens, performances scolaires, politique éducative – est inexistant », cinglait la Cour des comptes dans un rapport publié en 2023, notant également l’absence presque totale de contrôle financier sur les établissements.
La concurrence s’avère au bout du compte déloyale : l’école publique est tenue par la loi d’accueillir tout le monde. Or la non-mixité sociale fait le lit de la baisse du niveau scolaire.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’émoi qui a suivi les premières déclarations d’Amélie Oudéa-Castéra, ainsi que nos différentes révélations sur les contournements et manquements de Stanislas. Elles ont permis de rappeler qu’en face d’une école privée à laquelle on demande si peu de comptes vivote une école publique à laquelle on demande tout, sans lui octroyer les moyens de jouer à armes égales.
Soumise à un tel régime, il n’est pas surprenant qu’elle vacille. L’école publique d’aujourd’hui ploie sous les absences non remplacées de ses enseignant·es, souffre d’accompagner parfois dans de mauvaises conditions ses élèves en difficulté, peine à affronter la colère des familles ou à conserver ses enseignant·es, lequel·les choisissent de plus en plus souvent de fuir devant la montagne de promesses non tenues.
La concurrence s’avère au bout du compte déloyale : l’école publique est tenue par la loi d’accueillir tout le monde. Or la non-mixité sociale fait le lit de la baisse du niveau scolaire. Les différentes enquêtes internationales ainsi que les nombreux chercheurs et chercheuses en éducation sont unanimes sur ce constat : si la France décroche année après année, c’est que son système d’éducation est devenu profondément inégalitaire. Nous vivons dans un pays où l’origine socio-économique surdétermine la progression des élèves.
Un ancien ministre d’Emmanuel Macron, Pap Ndiaye, faisait peu ou prou ce constat, quatre mois après son arrivée, dans les colonnes du journal Le Monde : « Une école qui, tout en la promettant, n’accorde pas l’égalité produit non seulement des injustices, mais aussi une défiance et un sentiment de colère dans les classes populaires. »
L’implacable sélection sociale
Stanislas, nos enquêtes l’ont démontré, est une version excessive de l’école privée sous contrat française. C’est également la pointe avancée d’un système. Avec un indice de position sociale (IPS) de ses élèves qui oscille entre 146 et 148 entre l’élémentaire, le collège et le lycée, l’institution catholique se situe certes dans une fourchette très haute, signant un établissement d’élite, mais elle n’est pas une exception de l’enseignement privé sous contrat, où la mixité sociale s’est réduite comme peau de chagrin.
C’est même tout le sel de l’offre du privé, à la fois sélectionné (par les familles) et sélectionneur (il choisit les élèves qu’il accueille). Et pourtant, « le Christ n’a pas sélectionné ses apôtres, que je sache ! », s’insurgeait le directeur de l’enseignement catholique de Nantes, Frédéric Delemazure, en février 2023, qui appelait alors son institution à « prendre ses responsabilités ».
La Cour des comptes l’atteste, les « écarts se creusent » de manière structurelle, profonde, entre le public et le privé en matière de mixité sociale : les élèves de familles très favorisées, qui constituaient 26 % des effectifs de l’enseignement privé sous contrat en 2000, en représentent presque le double vingt ans plus tard, et les élèves de milieux favorisés ou très favorisés y sont désormais majoritaires. Par ailleurs, la part des élèves boursiers s’élevait à 11,8 % des effectifs en 2021 dans le privé sous contrat, contre 29,1 % dans le public.
Le tableau n’est certes pas encore complètement uniforme. Il reste des établissements « populaires », notamment dans les régions où le privé catholique est traditionnellement implanté, comme en Bretagne, en Loire-Atlantique ou dans le nord de la France. La majorité des écoles privées, implantées historiquement dans les centres urbains favorisés, sont en quelque sorte « victimes », en partie, de leur géographie sociale. Certains lycées publics des beaux quartiers n’ont rien à envier à leurs homologues privés du trottoir d’en face. Les familles à petits moyens, « qui se saignent » pour pouvoir offrir une éducation en école privée à leurs enfants, existent bel et bien…
Rien de tout cela ne parvient à faire dévier une tendance lourde : la spécialisation du privé sous contrat dans l’accueil des classes sociales les plus favorisées.
C’est tout l’intérêt du débat né de la publication, contrainte et forcée, par le ministère des indices de position sociale depuis deux ans. Plutôt que de ressasser le cliché devenu presque stérile de la « guerre scolaire » et de « l’école libre », ces données chiffrées remettent factuellement en cause l’idée de deux services d’éducation complémentaires.
Elles attestent que, socialement, un gouffre sépare le public et le privé, qui va bien au-delà du simple clivage religieux. C’est pourtant la fiction qu’entretient à dessein l’Église catholique, relayée dernièrement par Emmanuel Macron, quand le président de la République déclare être lui-même un « enfant des deux écoles », ou quand la porte-parole du gouvernement accuse les détracteurs à gauche, sur les bancs de l’Assemblée nationale, de ne pas « aimer l’école privée, les familles qui font le choix du privé ».
Entre-soi éducatif
Si au moins les termes du contrat étaient respectés, la question ne serait que sociale. Or le raidissement sur la famille de l’Église ces dernières années, avec en point d’orgue l’épisode de la Manif pour tous, déteint sur toute l’école privée sous contrat, à 96 % catholique. Les personnels de ces établissements sont d’ailleurs souvent les premiers à dénoncer une « dérive conservatrice », qui se traduirait par une pression de plus en plus intense exercée par les diocèses, les pastorales, les évêques ou directement les familles.
Accueil et respect des élèves trans, lutte contre l’homophobie, travail autour de l’interruption volontaire de grossesse, discours sur l’inceste, égalité filles-garçons… Revendiquant une « éducation intégrale », dispensée dans le cadre des cours « d’éducation sexuelle et affective », l’enseignement catholique s’écarte de plus en plus franchement des consignes de l’Éducation nationale, au nom du « caractère propre » des établissements.
Ce qui permet aujourd’hui de laisser s’exprimer des valeurs totalement opposées à celles que défend l’Éducation nationale, en toute impunité. Ainsi, interrogé sur des propos tenus dans son établissement – « l’homosexualité est une maladie » –, le directeur de Stanislas, à la tête d’une école privée par laquelle transite une partie de l’élite politique et médiatique parisienne, se permet de ne pas répondre, arguant de sa double légitimité : la première, celle qu’il doit à « l’Église catholique », et la seconde, « du côté de la République ». Personne, au gouvernement, n’a réagi.
Tirer son épingle du jeu
Le contournement de Parcoursup pratiqué par Stanislas, dont a bénéficié la ministre pour son enfant, est la dernière pierre de cet édifice. Il signe la manière dont les établissements privés, jusqu’au supérieur, sont parfaitement taillés pour les outils mis à disposition par la puissance publique, des outils qui « parlent leur langage », selon les termes de la sociologue Sophie Orange, spécialiste des questions de sélection scolaire.
« Le fonctionnement de Parcoursup, qui exige d’avoir une bonne connaissance du système scolaire, d’avoir le temps d’attendre, les moyens de la prise de risque, est ajusté au rapport à l’école des classes supérieures, relève la chercheuse. Il est construit pour les favoriser et malgré ça, certains établissements privés sous contrat ne jouent même plus le jeu, trouvent encore le moyen de s’en extraire. »
Parcoursup donne des clés pour « institutionnaliser, pérenniser des pratiques qui sont à l’œuvre depuis longtemps dans le privé, et qui consistent à aménager le système à son profit », juge avec encore plus de sévérité Claire Guéville, secrétaire nationale au Snes-FSU et chargée des lycées. « C’est idéal pour tirer son épingle du jeu quand on est déjà un habitué à tout faire pour se frayer un chemin afin d’accéder ou de se maintenir au niveau de l’élite économique et sociale. »
Par tous ces aspects, l’opposition entre le public et le privé n’est donc plus la guérilla un peu bonasse entre le curé du village et l’instituteur en habit de hussard noir. Elle grève, par cette distorsion de concurrence, et par le laisser-faire de l’État, la possibilité que des enfants d’origine différente se rencontrent, se connaissent, partagent une histoire commune, une des clés de la réussite scolaire de toutes et tous.
Amélie Oudéa-Castéra veut aujourd’hui clore la séquence, et qu’on la juge « comme ministre ». Emmanuel Macron, quant à lui, pense pouvoir se passer de cette réflexion. Il suffira pour faire société, croit le président, de créer de bons petits républicains en imposant à l’école publique l’uniforme, le Service national universel, en faisant chanter La Marseillaise aux élèves ou en leur faisant déclamer « les grands textes ». Il oublie l’avertissement, lancé il y a plus d’un siècle, par Jean Jaurès : « Quiconque ne rattache pas le problème scolaire ou plutôt le problème de l’éducation à l’ensemble du problème social, se condamne à des efforts et à des rêves stériles. »
publié le 26 janvier 2024
par Lina Farelli sur https://www.saphirnews.com/
Le verdict de la Cour internationale de justice (CIJ) est tombé vendredi 26 janvier. Saisi par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire principal des Nations Unies basé à La Haye, aux Pays-Bas, ordonne à Israël, par seize voix contre une, de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».
Par quinze voix contre deux, Israël se voit exiger de prendre, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », toutes les mesures nécessaires « pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », en particulier, explicite le CIJ, le « meurtre de membres du groupe », l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe », la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » et les « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ». Israël doit aussi « veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes » cités plus haut.
Une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien »
Par seize voix contre une, la CIJ, qui s’est déclarée compétente pour juger du litige opposant l'Afrique du Sud à Israël, réclame aussi de ce dernier de prendre « des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l'aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent pour faire face aux conditions de vie défavorables auxquelles sont confrontés les Palestiniens » à Gaza. Les juges n'ont cependant pas évoqué la nécessité de mettre en place un cessez-le feu humanitaire immédiat.
Le gouvernement israélien, qui devra soumettre à la cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises « pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci », s’est indigné du verdict. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a qualifié les « accusations de génocide » de « scandaleuses ». Auparavant, il avait affirmé que « personne ne nous arrêtera, ni La Haye, ni l'Axe du Mal, ni personne d'autre ». Les ordonnances de la CIJ sont juridiquement contraignantes et sans appel mais elle n'a néanmoins aucun moyen pour les faire appliquer.
Réunie en congrès près de Johannesburg, la direction de l'ANC, le parti historique au pouvoir en Afrique du Sud, s'est félicitée de l'issue de l'audience à la CIJ, estimant qu’il s’agit d’une « victoire décisive pour l'État de droit international et une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien ».
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
L’organe supérieur de la justice de l’Organisation des Nations unies estime que des mesures conservatoires doivent être prises face à la situation de la population de l’enclave palestinienne soumise aux bombardements et au bord de la famine. Une décision historique même si aucun cessez-le-feu n’a été ordonné.
Jamais sans doute une décision de la Cour internationale de justice (CIJ) n’était aussi attendue à travers le monde. Saisi à la fin du mois de décembre par l’Afrique du Sud, l’organe judiciaire suprême des Nations unies devait statuer, dans un premier sur les mesures conservatoires demandées face à un possible génocide en cours dans la bande de Gaza. Les plaidoiries de l’accusation et la défense israélienne s’étaient déroulées les 11 et 12 janvier.
Le risque de génocide enfin reconnu
Il aura donc fallu seulement quinze jours aux 17 juges de la CIJ pour se prononcer. Par la voix de sa présidente, Joan Donoghue, celle-ci a effectivement reconnu qu’il existe un « risque sérieux de génocide » et qu’il était urgent de prendre des mesures conservatoires pour défendre la population palestinienne de Gaza et préserver ses droits. Une décision historique même si la Cour n’a pas jugé utile d’ordonner un cessez-le-feu, mesure la plus utile pour éviter un génocide.
Il est cependant intéressant de constater que le juge israélien a voté pour la mesure rappelant l’obligation faite à Israël de respecter la convention de 1948 sur le génocide. Ce qui revient à reconnaître ce risque de génocide. Israël doit prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », a souligné la CIJ.
En moins d’une heure, la présidente Joan Donoghue a redonné ses lettres de noblesse au droit international bien malmené jusque-là. Elle a donné les arguments expliquant les décisions de la Cour. Elle a situé le contexte dans lequel la Cour avait été saisie, notamment l’attaque par le Hamas et d’autres groupes palestiniens en Israël qui a fait 1 400 morts et 240 otages puis « l’opération militaire de grande envergure » de l’armée israélienne. Elle a dit combien la CIJ avait « conscience de la tragédie humaine en cours dans la région ».
Étudiant plus précisément les accusations formulées par l’Afrique du Sud, elle a notamment longuement cité les déclarations de plusieurs dirigeants israéliens, dont l’actuel ministre de la Défense, Yoava Gallant, parlant des Palestiniens comme des « animaux humains », le même prévenant « nous détruirons tout » ou encore le président israélien qui s’en prenaient aux civils palestiniens accusés de soutenir le Hamas dans son attaque du 7 octobre.
La magistrate donnait également lecture de la définition du génocide tel que voté par l’Onu et contenu dans la Convention de 1948 qui précise que « le génocide s’entend d’un certain nombre d’actes commis dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
L’important étant évidemment le « en partie ». Elle rappelait les plus de 25000 morts, les 360000 logements détruits et les 1,7 millions de Palestiniens déplacés dans la bande de Gaza. Elle reprenait les déclarations du secrétaire général de l’Onu, celles du directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ainsi que les paroles terribles du commissaire général de l’organisation des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), Philippe Lazzarini de retour de l’enclave palestinienne. « Chaque fois que je me rends à Gaza, je vois de mes yeux les habitants s’enfoncer toujours plus dans le désespoir, luttant chaque minute pour leur survie. »
Le droit d’être protégé
C’est ainsi que « la Cour est d’avis que les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III et du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention », affirme la CIJ.
Une fois les « risques de génocide » déclarés, il convenait de définir les mesures conservatoires. Joan Donoghue insistait sur le fait que la Cour n’avait pas obligation, en la matière, de suivre les demandes de l’Afrique du Sud, en l’occurence, un arrêt de l’agression israélienne contre la bande de Gaza. Il a été décidé qu’Israël doit, « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : a) meurtre de membres du groupe, b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. »
La Cour considère également qu’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide et « doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence. » Enfin, Israël est tenu de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve » concernant un possible génocide.
Un mois pour appliquer les mesures
Israël doit fournir à la CIJ un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai d’un mois. Un rapport qui sera attendu avec impatience. Mais c’est bien la première fois qu’Israël se trouve ainsi sous le coup d’une sanction internationale. Animateur de l’Initiative nationale palestinienne, le docteur Mustapha Barghouti a déclaré sur x (ex-Twitter) : « Nous assistons à la fin de l’impunité illégale israélienne devant le droit international qui a duré 75 ans. » Et le ministre palestinien des Affaires étrangères, Riad al-Maliki s’est félicité « des mesures conservatoires prononcées par la Cour internationale de justice ».
Benyamin Netanyahou a demandé à ses ministres de ne pas commenter l’arrêt de la CIJ. Mais peu importe pour Itamar Ben-Gvir (extrême-droite), en charge de la sécurité nationale. Il accuse la CIJ d’être « antisémite » et affirme que les décisions rendues par celle-ci « menacent la pérennité de l’État d’Israël » et « ne sauraient être prises en compte ». Netanyahou, lui, considère l’accusation de génocide contre Israël « non seulement mensongère mais odieuse » et affirme : « Nous menons une guerre juste et nous la poursuivrons jusqu’à la victoire totale ».
Pour Human Rights Watch, « l’arrêt de la CIJ signale à Israël et à ses alliés qu’une action immédiate est nécessaire pour empêcher tout génocide contre les Palestiniens de Gaza. » C’est évidemment toute la question maintenant. La communauté internationale va-t-elle agir pour faire respecter les décisions de la Cour International de Justice pour protéger définitivement le peuple palestinien ?
L’Afrique du Sud a salué les mesures temporaires ordonnées par la CIJ contre Israël, les qualifiant d’étape « importante et historique ». Israël devra cesser les combats dans la bande de Gaza assiégée s’il veut respecter les ordres de la Cour internationale de justice, a déclaré le ministre sud-africain des Relations internationales après la décision. « Comment apporter aide et eau sans cessez-le-feu ? Si vous lisez l’ordre, vous verrez qu’un cessez-le-feu doit avoir lieu », a déclaré la ministre, Naledi Pandor, sur les marches du siège du tribunal de La Haye.
publié le 26 janvier 2024
Clotilde Mathieu ,Julien Marsault, Loïs Dzouz et Jean-Jacques Régibier sur www.humanite.fr
Comme une lame de fond, la colère agricole s’étend à la France entière, alors que le premier ministre doit prendre la parole ce vendredi 26 janvier. L’Humanité a sillonné les barrages, depuis Rennes jusqu’au Gard, pour recueillir les paroles des révoltés.
Le gouvernement est prévenu : les mesurettes ne suffiront pas à calmer l’incendie. Le premier ministre, qui doit prendre la parole ce vendredi 26 janvier, est attendu au tournant par des agriculteurs excédés, dont la mobilisation essaime dans tout l’Hexagone, jusqu’aux portes de Paris : deux syndicats agricoles d’Île-de-France (la FNSEA et Jeunes Agriculteurs) ont appelé au blocus de la capitale vendredi, à partir de 14 heures. Parti de la base en marge des organisations syndicales, ce mouvement hétéroclite voit se côtoyer des revendications parfois contradictoires, mais se rejoint sur un même ras-le-bol trop longtemps ignoré.
En Loire-Atlantique, la voix de la Confédération paysanne
La Confédération paysanne a choisi le croisement entre les axes routiers du sud et du nord de la Loire-Atlantique pour faire converger les tracteurs et entrer dans le mouvement. Un point de rendez-vous loin de celui de la FNSEA, lequel avait été fixé devant la préfecture du département à Nantes. « Nous voulons porter une voix différente » que celle du syndicat, ayant à sa tête, « l’une des figures de l’agrobusiness ! » lance Charles, agriculteur depuis dix-huit ans, à la tête d’une ferme d’élevage qu’il partage avec six autres collègues.
Pour 1 000 euros par mois, il élève des porcs, des vaches, cultive des céréales et fabrique du pain. Et pour lui, la liste contenant 120 demandes proposées par la FNSEA, sur laquelle l’éleveur ne trouve « aucune mesure concrète », va surtout permettre « au gouvernement de piocher dedans et se contenter de quelques mesurettes ». « Alors que nous sommes à un point de bascule et qu’il nous faut avant tout un changement de cap. Sinon, dans cinq ans, nous serons à nouveau ici, mais deux fois moins nombreux », estime de son côté Gérard.
Ici, les problèmes rencontrés par ces petits éleveurs sont souvent les mêmes, à commencer par les revenus trop faibles. Installée depuis 2019, avec 2 600 euros de charges d’emprunt à payer tous les mois, Gaël ne vit que grâce aux aides de la politique agricole commune (PAC). Malgré ses 70 heures par semaine, l’éleveur de vaches à viande ne dégage de son activité que 600 à 700 euros par mois.
Léa, la trentaine, avec deux autres associés, vient de racheter une ferme. Si la fixation du prix, qui peut être en deçà du prix de revient dont elle est juste informée lors d’une assemblée générale, est une anomalie du système, la jeune agricultrice pointe aussi les aides de la PAC qui sont distribuées à l’hectare, sans tenir compte du nombre de personnes travaillant sur les exploitations. Pour la Confédération paysanne, les revendications sur les revenus et les prix peuvent converger avec celles de la FNSEA.
En revanche, c’est sur les normes que l’analyse diverge. « Nous ne sommes pas pour laisser tomber les normes phytosanitaires, car celles, par exemple, sur les pesticides sont là pour nous protéger, protéger notre outil de travail, insiste Jean-Christophe Richard, le secrétaire départemental. Nous savons faire de l’agriculture qui tienne compte des contraintes liées au climat. Ce qui nous manque, c’est un accompagnement sur le long terme pour les transitions et non des mesures d’urgence, distribuées trop tardivement après une sécheresse ou une inondation. »
Dans le Gard, la colère face au réchauffement
Pour les automobilistes, depuis jeudi matin, impossible d’emprunter l’A9 et l’A54. Accompagnés de 500 tracteurs, 800 agriculteurs ont décidé d’investir l’échangeur en bordure de Nîmes. Pour Coralie Fondin, directrice de la FDSEA du Gard, l’heure est plutôt à la colère, à la fatigue et à la lassitude. Mais elle décrit aussi une ambiance de grande solidarité entre collègues agriculteurs : « Il y a une sono, de quoi faire des grillades… » Interrompue par les éclats de pétards et de rires, elle reprend : « Nous sommes déterminés à rester là, au moins jusqu’à vendredi soir. »
Il faut dire qu’ils en ont gros sur la patate. Dans l’arc méditerranéen, les conséquences du réchauffement climatique deviennent de plus en plus préoccupantes. Avec la sécheresse, les Cévennes ont vu apparaître de nouvelles espèces invasives comme la drosophile du cerisier, un moucheron asiatique appréciant particulièrement l’air humide et chaud. « En France, on a le don de sucrer des obligations qui vont au-delà de ce qui est pratiqué dans les autres pays européens, et ça nuit gravement à la compétitivité de nos systèmes d’exploitation », s’exaspère Coralie. D’après elle, depuis l’interdiction en France du diméthoate, un produit phytosanitaire efficace pour traiter ce ravageur, les producteurs de cerises se retrouvent sans aucun moyen de lutte efficace.
À Rennes, l’ombre de l’extrême droite
Une ribambelle de tracteurs, quelques fumigènes et une convergence des luttes plus que bancale. Ce jeudi matin, plus d’une centaine d’agriculteurs sont réunis devant la préfecture pour faire entendre leur voix, accompagnés d’une poignée de pêcheurs bretons venus les soutenir. Des membres de la Coordination rurale (CR), en très grande majorité, venus faire du bruit dans la capitale bretonne.
« Aujourd’hui, nous allons être reçus à la préfecture. C’est très bien, mais je n’en attends pas grand-chose, lâche Sébastien Abgrall, président de la branche finistérienne et producteur de légumes bio à Saint-Vougay. II y aura peut-être quelques annonces dans les prochains jours, des mesures d’urgence comme sur le prix du gasoil ou les normes. Ça va calmer les esprits, mais ça ne résoudra pas nos problèmes. »
À quelques mètres de là, le député de l’Essonne Nicolas Dupont-Aignan distille sa rhétorique eurosceptique de micro en micro. Le directeur général du RN, Gilles Pennelle, est lui aussi de la partie, ainsi que quelques sympathisants des Patriotes, le parti de Florian Philippot. À leurs côtés, des membres du groupuscule néonazi An Tour-Tan se pavanent à visage découvert.
D’habitude pas la plus à l’aise dans les rues de la capitale bretonne, l’extrême droite profite de l’événement pour faire de la récupération politique. Le malaise est palpable pour Thomas Le Gall, président de l’association de pêcheurs bretons Cap-Sizun : « Je ne veux pas tomber dans l’écueil du populisme. Les normes, le prix du carburant… ce sont des problèmes complexes. Mais c’est vrai qu’entre nous et les agriculteurs, on voit des similitudes dans la souffrance vécue au quotidien. »
Une présence qui n’est pas forcément vue d’un bon œil par Sébastien Abgrall : « Ça ne me réjouit pas plus que ça car le risque, c’est que cela dilue notre message. (…) Nous, ce qu’on attend, c’est que les politiques s’emparent de la question agricole. »
À Strasbourg, le ras-le-bol du libre-échange
« On a tous le même problème, les charges qui augmentent très, très vite et nos produits qui sont concurrencés au niveau du marché mondial. On est en train de faire avec l’agriculture ce qu’on a fait avec l’industrie, on délocalise », résume Germain Kranz, qui produit des céréales près de Wasselonne, à l’ouest de Strasbourg.
« Entre des produits qui ne sont pas payés et des charges qui augmentent tout le temps, on n’arrive plus à équilibrer et, pire, on nous augmente encore les taxes sur le carburant » Germain Kranz, Agriculteur
Pendant que plusieurs centaines de tracteurs continuaient, jeudi, à bloquer l’autoroute au nord de Strasbourg, une trentaine d’entre eux sont entrés dans la ville pour manifester devant la direction départementale des territoires (DTT), qui gère notamment les dossiers de la PAC. Au centre des revendications, les problèmes de trésorerie devenus insurmontables. L’an dernier, les céréales étaient achetées 280 euros la tonne ; cette année, 180 euros. Germain Kranz a fait ses comptes. Sur 50 hectares, il dit avoir perdu 40 000 euros de trésorerie en un an. « Entre des produits qui ne sont pas payés et des charges qui augmentent tout le temps, on n’arrive plus à équilibrer et, pire, on nous augmente encore les taxes sur le carburant », dit-il.
Laurent Nonnenmacher, qui gère une centaine de vaches laitières, dénonce lui aussi les augmentations vertigineuses de la nourriture animale, du fioul et de l’électricité, dont les prix ont triplé en deux ans, même si le prix du lait payé aux éleveurs reste stable pour l’instant. Il dit connaître une quarantaine de producteurs laitiers qui sont prêts à arrêter leur activité. Ayant opté « par conviction » pour le bio, il y a vingt-cinq ans, Jean-Christophe Susmann se trouve dans une situation identique avec son associé.
Installée près d’Hochfelden, son exploitation spécialisée dans la production de légumes bio vendus à la grande distribution a dû se séparer de plus de la moitié de ses salariés en deux ans. « Depuis deux ans, on voit nos ventes s’effondrer et les prix en magasin flambent. Les grandes surfaces ont besoin de plus de marges pour faire face à l’augmentation de leurs coûts, et puis parce qu’elles en profitent clairement pour se remplir les poches, ce qu’elles faisaient moins avant. » Lui aussi dénonce la concurrence des légumes importés, produits avec des coûts et des normes plus faibles. « Consommons local. Il faut arrêter avec ces délires mondialistes ! » martèle-t-il.
Lucas Sarafian sur www.politis.fr
Les syndicats les plus radicaux comme la CGT et Solidaires rejoignent la cause en faisant le lien entre la situation du monde social et la colère agricole. Une esquisse de convergence et une tentative de sortir du « match entre le gouvernement et la FNSEA ».
Et si c’était le grand soir ? Le moment où les syndicats, les organisations politiques et associatives viendraient grossir les rangs d’une mobilisation partie de la base est peut-être arrivé. Depuis une semaine, la colère des agriculteurs n’a fait que progresser. Partout en France, les blocages des autoroutes et les barrages des ronds-points se sont multipliés. D’autres secteurs pourraient même rejoindre le mouvement comme les pêcheurs qui se retrouvent dans les principales revendications du mouvement : une plus juste rémunération, des aides d’urgence et la critique de normes toujours plus nombreuses.
La situation bouscule les plans de Gabriel Attal et son gouvernement, sommés de répondre avec des annonces d’urgence promises ce vendredi 26 janvier après-midi. Pour les organisations de gauche, la situation est idéale pour entrer dans le jeu. Plus question de regarder de loin le mouvement prendre de l’ampleur. Solidaires est la première organisation syndicale à réagir, le 24 janvier. Dans un communiqué, l’organisation justifie son soutien en expliquant que cette « situation est la conséquence directe du modèle de développement ultralibéral mené par la France et l’Union européenne centré sur l’industrie agroalimentaire et la grande distribution qui dégagent de grosses marges et accentuent l’inflation ».
Simon Duteil, co-délégué général du syndicat, voit dans ce mouvement une opportunité d’imposer un autre agenda que celui imposé par les positions productivistes de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le syndicat majoritaire dans le secteur. « Le problème, ce ne sont pas les normes environnementales. Ce ne sont pas non plus les méchants écologistes. C’est le système de production qui exploite les paysans, développe-t-il. Il faut rebattre les cartes sur la répartition des richesses. Donc il faut faire des liens, il faut discuter. Peut-être qu’il peut y avoir des jonctions. De la question des salaires découle quasiment tout le reste. »
Le problème, ce ne sont pas les normes environnementales. C’est le système de production qui exploite les paysans. S. Duteil
Le 25 janvier au matin, c’est au tour de la CGT de publier un communiqué appelant ses militants à « aller rencontrer » les agriculteurs mobilisés. « Comme les travailleuses et les travailleurs, notamment agricoles, de plus en plus de paysans ne vivent plus de leur travail. Dans le même temps, les prix de l’alimentation explosent et de plus en plus de salariés sont en difficulté pour manger correctement », écrit la confédération, qui fait le lien entre le contexte social du pays et la colère du monde agricole.
Une convergence des luttes est-elle en train de se créer ? « Nous voulons l’élargissement de la mobilisation. Les agriculteurs demandent l’augmentation des salaires et alertent sur leurs conditions de travail. Ils connaissent des situations que subissent beaucoup de travailleurs dans le pays. Les agriculteurs voient aussi les milliards d’euros accordés aux entreprises du CAC 40 alors qu’ils n’arrivent pas à manger et se loger correctement », soutient Nathalie Bazire, secrétaire confédérale du deuxième syndicat français.
Mais il n’est pas non plus question de converger avec la FNSEA. « Ce n’est pas notre ami. C’est un lobby patronal qui est responsable de la situation dans laquelle se trouvent les agriculteurs aujourd’hui. On soutient la ligne de la Confédération paysanne. On ne défend pas tous les discours », clarifie Simon Duteil qui rappelle que Solidaires fait partie de l’Alliance écologique et sociale réunissant notamment Les amis de la Terre, Attac, Oxfam et la Confédération paysanne, ce syndicat de gauche, minoritaire, qui défend l’agroécologie. De leur côté, les cégétistes indiquent avoir pris contact avec la Confédération paysanne et le Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef), une autre organisation classée à gauche. « Leurs revendications se rapprochent des nôtres, la jonction est logique », assure Nathalie Bazire de la CGT.
Certains estiment aussi que le soutien de ces deux syndicats pourrait donner plus de poids aux organisations de gauche dans un secteur dominé par la FNSEA qui s’est imposé comme l’interlocuteur privilégié du gouvernement. « Aujourd’hui, il y a un match entre le gouvernement et la FNSEA. Est-ce que ça va calmer cette colère ? Pas sûr. Donc il faut sortir de cette opposition et soutenir des revendications de gauche », répond Simon Duteil.
L’arrivée des centrales dans la lutte n’est pas vue d’un bon œil par la FNSEA qui tente de rattraper une mobilisation partie de la base. « On ne veut pas de récupération politique et syndicale », défend Rémi Rossi, membre des Jeunes agriculteurs (JA), la branche jeunesse de la FNSEA, en paraphrasant Arnaud Rousseau, patron de cette dernière organisation, qui souhaite que « chacun mène ses combats » sur BFM TV le 25 janvier. Plus timides, la CFDT et Force ouvrière (FO) ne sont pas allés aussi loin. La première organisation de France n’a eu aucune réaction au niveau national. Sur Franceinfo le 22 janvier, Marilyse Léon, secrétaire générale de la CFDT, a toutefois expliqué comprendre « leur désarroi face à un certain nombre d’éléments auxquels ils doivent faire face ».
Les étudiants prêts à soutenir le mouvement
Du côté de FO, l’organisation dit soutenir cette mobilisation « contre les politiques agricoles nationales et européennes qui créent les conditions d’une concurrence déloyale » dans un communiqué publié le 25 janvier au soir. Au sein de cette centrale, on préfère prendre des précautions avant de s’engager plus franchement dans le mouvement. « On soutient tous les travailleurs, donc nous devions soutenir cette mobilisation. C’est notre rôle de le dire. Mais on ne pense pas en termes de convergence des luttes », précise une source.
Une convergence est possible avec les étudiants. E. Schmitt
Selon les informations de Politis, l’Union étudiante devrait aussi officialiser son soutien au mouvement ce vendredi 26 janvier. Eléonore Schmitt, porte-parole, suggère que son syndicat pourrait se rapprocher lui aussi de la Confédération paysanne. « Mieux vivre de son travail, c’est ce qu’on porte à gauche pour tous les agriculteurs. Et ce mouvement vise les lieux de pouvoir, comme les Gilets jaunes. Une convergence est possible avec les étudiants », croit-elle. De grands espoirs pour une mobilisation massive dans le pays ?
William Bouchardon sur https://lvsl.fr/
« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.
Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.
De la colère à la révolte
Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le
Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus
en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation, comme l’éleveur bovin Jérôme Bayle (non-syndiqué), menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est
désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en
France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre.
L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche
surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion
d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui
généralisé.
Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».
Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)
Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement.
D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.
Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.
Enfin, le pouvoir est en très bons termes avec les deux syndicats agricoles majoritaires. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, alliés dans presque tous les départements, ont obtenu ensemble 55% des voix aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Leur vision productiviste et tournée vers l’export s’accorde en effet pleinement avec celle des macronistes, qui souhaitent une agriculture toujours plus mécanisée, robotisée et digitalisée pour augmenter la productivité. Le soutien de la présidente de la FNSEA à Emmanuel Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter, une unité de renseignement de la gendarmerie destinée à la traque des militants écologistes opposés à l’agro-industrie, en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et les JA appellent à la mobilisation des agriculteurs, ce n’est que pour mieux renforcer leur position de négociation avec le gouvernement.
Les racines de la colère
C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.
Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.
Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.
Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.
Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs, une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.
Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?
Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.
Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).
En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.
Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation.
Au-delà du bio, les injonctions à aller vers plus d’agro-écologie ne sont pas non plus accompagnées de moyens suffisants. En témoigne par exemple la mobilisation conduite par la Confédération Paysanne et les CIVAM en Bretagne l’automne dernier pour plus de financements dédiés aux mesures agro-écologiques et climatiques (MAEC), qui encouragent les éleveurs à dédier une plus grande part de leur exploitation aux prairies, afin de préserver l’environnement. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement – mais aussi du bien-être animal – mais n’en ont tout simplement pas les moyens.
La FNSEA, fausse alliée du monde agricole
Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !
La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.
Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.
Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.
Quel débouché au mouvement ?
Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique.
Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA.
Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.
La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?
Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.
Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.
De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché.
Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.
publié le 25 janvier 2024
Pierre Jacquemain sur www.politis.fr
Les tarifs d’électricité au 1er février vont augmenter de 8,6 à 9,8 %. Emmanuel Macron, champion autoproclamé du pouvoir d’achat, est plutôt celui qui aura tout fait pour mettre les moyens de l’État au service des bien portants.
Est-ce la goutte d’eau qui fera déborder le vase ? Les gilets jaunes sont nés pour moins que ça. La taxe carbone était encore à l’état de projet que des milliers de Français avaient commencé à envahir les ronds-points et les rues de France. Seuls les mobilisations massives et les face-à-face violents avec les forces de l’ordre avaient eu raison de cette mauvaise décision. Mais là, c’est du concret.
Bruno Le Maire a assumé la hausse des tarifs d’électricité au 1er février, comprise entre 8,6 et 9,8 %. Et comme le ministre ne manque pas d’humour, il loue même le « courage » de cette nouvelle mauvaise décision. Taxer 90 % de la population, à commencer par les plus modestes, quand les 10 % restants auraient pu participer à l’effort collectif, à travers une taxe sur les grandes fortunes ? Que nenni. Bruno demande. Mais il demande aux Français. Et certainement pas aux plus fortunés. Bruno a besoin d’équilibrer le budget de la France. Alors il fait les poches du plus grand nombre. Sans aucun esprit de justice sociale.
Du grand art : comble de cette décision politique – elle n’était pas inéluctable selon son ancienne collègue du gouvernement, Emmanuelle Wargon, qui préside désormais la Commission de régulation de l’énergie –, les abonnés au tarif « heures creuses », c’est-à-dire ceux qui participent le plus à la réduction de la consommation d’électricité (et donc à sa régulation en période tendue), seront les plus pénalisés. Pour eux, la hausse sera de 9,8 %, soit d’environ 250 euros nets par an, en moyenne, pour une maison individuelle habitée par un couple et deux enfants. Et pour ceux qui ont été, selon Le Maire, les plus protégés par le bouclier tarifaire pendant la crise énergétique, les 3 % ayant souscrit au tarif Tempo d’EDF, la hausse sera même de 10,1 % !
En trois ans, le nombre de salariés au Smic aurait progressé de 41 %, passant de 12 à 17 %.
Faites des efforts et vous en paierez les conséquences. Voilà le message que le gouvernement envoie à ceux qui ont joué le jeu, baissé leur consommation et favorisé les énergies vertes. Double incohérence : budgétaire et écologique. On n’est plus à une près ! Mais surtout, ce que nous dit en substance le ministre de l’Économie, c’est que ces Français-là paient le coût du bouclier tarifaire (100 milliards d’euros entre 2021 et 2023) qui avait permis, un temps, de limiter la hausse des prix de l’électricité et du gaz, lorsque la guerre en Ukraine a éclaté. Une hausse limitée mais pas sans conséquence. Parce que, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, la facture s’est tout de même alourdie de 90 euros en moyenne, soit une hausse de 43 à 44 % sur deux ans selon le type de contrat.
Et il n’y a pas que l’électricité qui a augmenté. Après le gaz et l’électricité, les prix de l’alimentation ont subi une hausse de 25 % dans la même période. Le président de la République a beau faire des conférences de presse – sans contradicteur ou presque – pour dire qu’il est celui qui a le plus fait pour le pouvoir d’achat des Français, il est surtout celui qui aura tout fait pour mettre les moyens de l’État au service des bien portants. Et les faits sont têtus. Les Français ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail. Les salaires n’augmentent pas.
Pire : selon Le Monde, on assiste à une « smicardisation » du monde du travail. En trois ans, le nombre de salariés au Smic aurait progressé de 41 %, passant de 12 à 17 %. Les germes de la colère pourraient donc bien prendre racine. Les puissantes mobilisations des agriculteurs en Allemagne semblent faire tache d’huile en France. Et même si les mobilisations des exploitants français devaient conduire le gouvernement à céder rapidement aux revendications de la très productiviste – et pro-pesticides – FNSEA, elles pourraient d’ici là en déclencher d’autres. Et elles seraient bienvenues !
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
À partir de fin mars, le gouvernement va doubler le montant des franchises sur les boîtes de médicaments, actes paramédicaux, transports sanitaires, et de la participation aux consultations et examens de biologie.
S’il se targue de lutter contre l’inflation sans que les effets s’en fassent sentir au quotidien, le gouvernement pourrait, en revanche, devenir le champion incontesté des mauvaises nouvelles pour le portefeuille des Français. Après la confirmation par Bruno Le Maire de la hausse des tarifs de l’électricité au 1er février, « les nouveaux montants des franchises et des participations forfaitaires devraient entrer en vigueur », fin mars, pour les médicaments, les actes paramédicaux et les transports sanitaires, « d’ici à début juin », pour les consultations et les analyses de biologie médicale, indiquent les ministères de l’Économie, du Travail et de la Santé.
Dans le détail, les franchises seront doublées à 1 euro sur les boîtes de médicaments et les actes paramédicaux, comme un rendez-vous chez le kinésithérapeute, à 4 euros pour les transports sanitaires. Les participations forfaitaires, elles, passeront à 2 euros pour les actes et consultations des médecins, les examens et les analyses de biologie médicale. Seuls les mineurs, les « femmes qui bénéficient de l’assurance maternité » ou « les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire » en seront exemptés.
« Renoncements aux soins et un accroissement des inégalités en santé »
Au total, ces dispositions représenteraient 800 millions d’euros « d’économies ». Lors de sa conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron avait justifié sa décision, prétextant que « la médecine, le soin, les médicaments, ça ne coûte pas rien », avant d’ajouter que le système de protection sociale « prend déjà beaucoup en charge, quasiment tout ».
Pour l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, en transférant les dépenses de santé vers le patient, le président de la République « piétine les fondements de la solidarité, selon lesquels chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Pour redresser les comptes publics, l’exécutif aurait pu remettre en cause les exonérations de cotisations sociales, qui ont atteint 73,6 milliards d’euros en 2022, ou « évaluer la pertinence des prix des médicaments, de plus en plus exorbitants, alors même que les financements publics à la recherche et au développement aident, souvent massivement, les industriels dits privés ».
La mesure, présentée comme indolore par le chef de l’État, est loin d’être anodine. Car, « toute augmentation du reste à charge entraîne des renoncements aux soins et un accroissement des inégalités en santé », précise l’observatoire. Selon l’Ifop, actuellement, une personne sur quatre vivant en France a renoncé à des soins ou équipements médicaux pour des raisons financières.
Le principal syndicat de médecins généralistes, MG France, redoute en particulier ses effet sur les personnes les plus précaires. Si le gouvernement maintient à 50 euros chacun les deux plafonds annuels, l’un pour les franchises, l’autre pour les participations forfaitaires pour les pathologies les plus lourdes, le secrétaire général adjoint de MG France, Jean-Christophe Nogrette, estime que « les malades chroniques, les personnes âgées (…) arriveront encore plus vite plus vite au plafond ». Or, « 100 euros par an (si les deux plafonds sont atteints) sur une petite retraite, ce n’est pas négligeable ».
par Cyril Pocréaux et François Ruffin sur http://fakirpresse.info/
"Le plus dur est devant nous ! Nous devons trouver au minimum 12 milliards d’euros d’économies en 2025" prévenait, menaçait, même, Bruno Le Maire, ce 8 janvier 2024, devant les "acteurs économiques" réunis sous les dorures de Bercy. Comprenez : "le plus dur est devant les plus modestes, sur qui on va encore gratter douze milliards"... Mais que Bruno se rassure : Fakir lui a déniché, ses douze milliards ! Et même beaucoup plus que ça ! Car Emmanuel Macron, comme candidat en 2017, éludait la question : quel serait le coût de ses cadeaux aux plus riches ? Alors, en 2022, après son premier quinquennat, on avait sorti la calculatrice... Réponse : un pognon de dingue ! Voilà où Bruno va pouvoir gratter !
Suppression et modification du CICE
Imaginé dès 2012 par un Emmanuel Macron alors conseiller de François Hollande à l’Élysée, le Crédit d’impôt compétitivité emploi, c’est environ 22 milliards offerts chaque année, en particulier aux plus grosses entreprises, comme Auchan. Sans embaucher en contrepartie, assurent deux rapports de France Stratégie, organisme rattaché à Matignon : 100 000 emplois au grand maximum, voire aucun. Une fois élu en 2017, Emmanuel Macron le transforme en baisse de cotisations. Double effet : le cumul des mesures a coûté 20 milliards à l’État en 2020, et la transformation coûtera 4,6 milliards de plus, dès 2019. Coût du cadeau sur le quinquennat : 125,8 milliards.
Baisse des impôts de production
Dans la même veine que le CICE, la baisse des impôts de production instaurée en 2021, à la faveur du Covid, profite pour un quart aux 250 entreprises… les plus riches. Soit 2,5 milliards par an pour des boîtes qui n’en ont pas vraiment besoin. Coût du cadeau sur le quinquennat : 5 milliards.
Suppression de l’impôt sur la fortune
L’impôt sur la fortune (ISF), c’est démodé, selon le Président. Pour que les 350.000 contribuables les plus riches puissent faire ruisseler leur argent, on ne taxe plus, dès octobre 2017, que la fortune immobilière (IFI). Et on ne touche plus aux actions, par exemple. Cette mesure, ≪ ce n’est pas de l’injustice, c’est une politique d’investissement ≫, se défend le Président. Sans savoir ce qui sera fait de l’argent… Coût du cadeau sur quatre ans : 12 milliards.
Instauration de la Flat Tax (ou Prélèvement forfaitaire unique)
≪ Je réduirai la fiscalité du capital pour la ramener a des niveaux plus proches de la moyenne européenne ≫, avait promis le candidat Macron. C’est le prélèvement forfaitaire unique sur le capital, plus connu sous le nom de Flat Tax. Le principe : pour ne pas plonger dans l’insécurité les financiers qui boursicotent en France, on fixe un plafond à leur imposition. 30% des revenus financiers, pas moins, mais surtout pas plus. Sauf que jusque là le capital était taxé, grosso modo, à hauteur de 60 %. Et qu’on met les prélèvements sociaux en bonus dans le paquet. Coût du cadeau sur quatre ans : 5,2 milliards.
Suppression de la 4e tranche de la taxe sur les salaires
≪ Parmi les investisseurs étrangers, il y a des salaries qui ont des niveaux de revenus élevés. Or, la taxation de ces revenus est très forte ≫, déplorait Bruno Le Maire, le 5 juillet 2017. On supprime donc la taxe que devaient payer les entreprises sur les salaires les plus élevés. Coût du cadeau sur quatre ans : 548 millions.
Suppression « Brexit » de la taxe pour les banquiers et assureurs
Comment attirer les banquiers et assureurs anglais qui fuient la Grande‑Bretagne, traversent la Manche par bateaux entiers, réfugiés économiques terrorisés par le futur Brexit ? Emmanuel Macron a une idée géniale, neuve, iconoclaste : une ristourne fiscale, la suppression de la taxe sur les hauts salaires pour les banquiers et assureurs expatriés. Soit 250 millions de cadeau de bienvenue dès la première année, chiffre le Sénat, pour leur donner l’amour de la France. Coût du cadeau sur quatre ans : 1,2 milliard.
Baisse de l’impôt sur les sociétés
≪ En allégeant les charges et les impôts sur les entreprises, je rendrai l’investissement dans le capital des entreprises plus profitable ≫, promettait Emmanuel Macron. Alors qu’il baisse continuellement (sans succès) depuis trente ans, le taux d’impôt sur les sociétés est encore rogné pour passer en 2018 de 33 à 28 % pour les bénéfices jusqu’à 500.000 euros, pour atteindre 25 % en 2022. Coût du cadeau sur quatre ans : 11 milliards.
Suppression de l’Exit Tax
≪ C’est une grave erreur pour nos start‑up, parce que nombre d’entre elles, considérant la France moins attractive, ont décidé de lancer leurs projets en partant de zéro a l’étranger afin d’éviter cet impôt. ≫ C’est Emmanuel Macron himself qui le disait, et pas n’importe où : dans Forbes, le magazine des milliardaires. Dans son viseur : l’Exit Tax. Instaurée en 2011 par Nicolas Sarkozy, elle vise les exilés fiscaux qui transfèrent leur domicile à l’étranger pour y vendre leurs sociétés ou leurs actions (pour 800 000 euros minimum). Quelque 800 millions d’euros de taxe sur les ventes pourraient ainsi échapper à l’administration fiscale, selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires. Coût du cadeau sur quatre ans : 3,2 milliards.
Total : 163.958.000.000 d’euros !
publié le 25 janvier 2024
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Alors que les alertes se multiplient sur les risques de famine causés par la guerre menée contre Gaza, les Nations unies ont condamné les propos du gouvernement israélien rejetant toute possibilité d’un État palestinien. Un émissaire envoyé par Joe Biden est arrivé au Caire, le 24 janvier, pour une tournée dans la région en vue de mener des négociations pour libérer des otages détenus par le Hamas, en contrepartie d’une trêve dans les bombardements.
Alors que l’armée israélienne a annoncé avoir « encerclé » Khan Younès, toujours pilonnée ce jeudi, un refuge de l’ONU, situé dans la ville et abritant des personnes déplacées par la guerre, a été la cible d’une attaque mercredi 24 janvier. Des tirs de chars contre un bâtiment de l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) ont fait au moins « neuf morts et 75 blessés », a indiqué Thomas White, responsable de l’organisation à Gaza, où des sources médicales et onusiennes craignent que le bilan s’alourdisse. Philippe Lazzarini, chef de l’Unrwa, a également affirmé que le centre d’accueil était « clairement » identifié et que ses coordonnées avaient été « partagées avec les autorités israéliennes ». Il a fustigé « une violation flagrante des règles fondamentales de la guerre ».
Tandis que l’armée israélienne a indiqué à l’AFP qu’un « examen » des opérations était en cours mais qu’elle avait « exclu (…) une frappe aérienne ou d’artillerie », évoquant aussi « la possibilité » d’un tir du Hamas, les États-Unis, leur premier allié, ont dit « déplorer » ces tirs et appelé à ce que les sites de l’ONU à Gaza soient « protégés ». Israël poursuit cependant son offensive, appelant la population à se diriger encore plus au Sud vers Rafah. Mais les combats rendent dangereux les transports vers cette ville, sans compter que s’y masse déjà dans des conditions humanitaires déplorables la majorité des 1,7 million de Palestiniens déplacés par la guerre.
Le rejet par Israël de la « souveraineté palestinienne » jugé « inacceptable » par l’ONU
Les propos du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui avait réaffirmé la semaine dernière son rejet d’une « souveraineté palestinienne » ont été jugés « inacceptables » par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. « Ce refus, et le déni du droit du peuple palestinien à avoir un État, pourrait prolonger indéfiniment un conflit qui est devenu une menace majeure pour la paix et la sécurité internationales », en exacerbant « la polarisation » et en encourageant « les extrémistes partout », a-t-il martelé devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à New York, en présence de nombreux ministres des Affaires étrangères.
Le refus répété et assumé au plus niveau du gouvernement israélien de voir advenir un État palestinien aux côtés d’Israël a suscité la réprobation de nombreux dirigeants, y compris parmi ses alliés historiques, qui ont apporté un soutien inconditionnel à sa guerre aveugle menée depuis plus de trois mois contre Gaza. À commencer par les États-Unis. La sous-secrétaire d’État américaine pour les droits humains Uzra Zeya a ainsi affirmé : « C’est la conviction forte du président Biden que deux États, avec la garantie de la sécurité d’Israël, sont la seule voie vers une paix durable. »
Le nouveau ministre français des Affaires étrangères Stéphane Séjourné a également soutenu la nécessité d’un État palestinien : « Je dois dire à Israël, qui connaît l’amitié du peuple français, qu’il faut un État palestinien, que les violences envers le peuple palestinien, notamment celles des colons extrémistes, doivent cesser, et que le droit international s’impose à tous », a-t-il affirmé au cours de cette réunion du Conseil de sécurité qu’il présidait.
La guerre livrée par Israël contre Gaza a remis au cœur du conflit la question d’un État palestinien, même si de nombreuses voix dénoncent une promesse devenue intenable, en raison de la multiplication des colonies qui ont, au cours des dernières décennies, fragmenté le territoire accordé par les résolutions de l’ONU aux Palestiniens.
Un émissaire de Biden au Caire pour discuter d’une « pause » à Gaza
Brett McGurk, un émissaire du président américain Joe Biden est arrivé au Caire, le 24 janvier, pour discuter d’une « pause » dans la guerre livrée à Gaza. La capitale égyptienne sera la première étape d’une tournée, dont l’objectif affiché est d’obtenir la libération des otages enlevés par le Hamas en contrepartie « d’une pause humanitaire d’une certaine durée ». Selon John Kirby, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain. « Nous serions tout à fait favorables à une pause plus longue que la semaine que nous avions obtenue précédemment si cela nous donne l’occasion de faire sortir les otages et de faire rentrer plus d’aide humanitaire dans la bande de Gaza », a-t-il ajouté.
Gaza, menacée de famine imminente
La situation à Gaza est en effet tragique et les alertes des humanitaires reflètent un désespoir croissant face à l’inertie internationale. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), Gaza est ainsi « menacée d’une famine imminente ». Le PAM met en cause les combats incessants et les obstacles imposés par l’armée israélienne qui entravent l’acheminement de l’aide alimentaire au sein de l’enclave palestinienne, 70 % des demandes de livraison de nourriture au nord de Gaza auraient ainsi été rejetées, selon le PAM, dont une représentante s’est exprimée le mardi 23 janvier.
Les alertes n’ont pourtant pas manqué. Déjà en décembre, l’agence onusienne avait fait état de la situation catastrophique pour les 2,2 millions de personnes vivant à Gaza, qui se trouvaient à un niveau d’insécurité alimentaire aiguë, voire pire.
« Plus d’un demi-million de personnes à Gaza sont confrontées à des niveaux d’insécurité alimentaire catastrophiques et le risque de famine augmente chaque jour, car le conflit limite la fourniture d’une aide alimentaire vitale pour les personnes dans le besoin », a souligné Abeer Etefa, la porte-parole du PAM pour le Moyen-Orient lors du briefing régulier de l’ONU à Genève, le 23 janvier, ajoutant : « Chaque jour qui passe on évolue, bien sûr, vers une situation encore bien plus catastrophique », où « nous voyons les gens devenir plus désespérés ».
Par Robert Kissous, militant associatif, économiste sur www.humanite.fr
Anthony Blinken, le chef de la diplomatie étatsunienne, multiplie ses voyages au Moyen-Orient. L’objectif affiché est de trouver une solution viable à deux États à l’issue de la guerre coloniale d’Israël contre le peuple palestinien à Gaza. Comme on pouvait s’en douter, la médiation étatsunienne n’augure rien de bon.
Les États-Unis (EU) soutiennent l’objectif israélien de démanteler le Hamas – objectif illusoire vu le soutien de la population palestinienne – et veulent décider qui représenterait les Palestiniens. Mais au nom de quoi et de qui les EU seraient en droit de décider de la gouvernance palestinienne ? Il y aurait donc un État dominant, Israël, à côté d’un État palestinien, non souverain, sous tutelle israélo-étatsunienne ? C’est cela leur solution à deux États ?
Le discours des puissances coloniales ne se renouvelle guère : le Hamas est qualifié d’organisation terroriste comme l’étaient le FLN algérien, l’ANC sud-africaine, etc. La liste est longue. Le terme de terroriste n’est pas une catégorie du droit international mais une qualification idéologique et politique. C’est une façon d’exclure du champ politique des partis représentatifs tout en faisant apparaître la puissance coloniale comme une victime qui ne cherche qu’à se défendre. L’occupation militaire disparaît alors du champ de vision. Et par là même la raison de la lutte de libération nationale palestinienne.
Les crimes de guerre commis contre des civils par le Hamas et d’autres organisations armées lors de l’action du 7 octobre sont condamnables. Pour autant les Palestiniens, à Gaza comme en Cisjordanie, ont le droit de résister à l’occupation par la résistance populaire non violente et par la lutte armée. Si la résistance non violente ne peut venir a bout de l’occupation la lutte se durcit jusqu’à la lutte armée si nécessaire. Les exemples sont légions. En Afrique du Sud, Nelson Mandela décidait que l’ANC devait se doter d’une force armée après le massacre de Sharpeville en 1960 de 69 manifestants pacifiques noirs. Mandela, c’est bien connu, était considéré comme terroriste par les puissances occidentales. On connait la suite.
Le général de Gaulle résumait cet engrenage lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967 : « Maintenant, il (Israël) organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme »… Le général de Gaulle serait-il condamné aujourd’hui pour apologie du terrorisme ?
La volonté du duo EU-Israël de décider de la représentation palestinienne est vouée à l’échec. Le Premier ministre palestinien Mohammad Shtayyeh a déclaré que le Hamas est une « partie importante de la politique palestinienne … qu’il ne pouvait rejoindre un gouvernement palestinien, en tant que partenaire inférieur ».
Il appartient au peuple palestinien et à lui seul de désigner ses gouvernants. Un sondage réalisé pendant la semaine de trêve du 22 novembre au 2 décembre 2023 en donne une indication. 42% des sondés à Gaza et 44% en Cisjordanie soutiennent le Hamas. 88% des personnes interrogées souhaitent le départ de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité Palestinienne. La personnalité préférée est Marouane Barghouti du Fatah, reconnu comme fédérateur, actuellement dans les geôles israéliennes. Il pourrait être libéré avec tous les prisonniers politiques palestiniens dans le cadre de l’échange de tous les otages israéliens contre tous les prisonniers palestiniens. « Tous pour tous » comme le disent des manifestants israéliens.
Les démarches états-uniennes omettent la souveraineté d’un état palestinien. Elles ne mèneront à aucune paix ; ni juste ni durable. Elles servent d’une part de contrepartie à leur refus du cessez le feu alors qu’ils fournissent les bombes à Israël et d’autre part à consolider la domination états-unienne dans la région en offrant une « solution définitive à deux États ». Ce qui n’est pas du goût de la majorité actuellement au gouvernement en Israël qui voudrait recoloniser Gaza et y maintenir la présence militaire israélienne tout en maintenant la séparation entre Gaza et la Cisjordanie. Le « jour d’après » étatsunien ressemble furieusement aux jours d’avant.
La rhétorique sur les « valeurs » si chère à Biden est largement disqualifiée. Le fossé entre le duo EU-Israël avec nombre de pays européens d’une part et les pays du Sud Global d’autre part ne fait que se creuser. La fracture est profonde comme le montre la requête à la Cour internationale de justice (CIJ) contre Israël accusé de génocide par l’Afrique du Sud, largement soutenue par les pays du Sud et dénoncée par une poignée de pays occidentaux.
Justine Brabant sur www.mediapart.fr
Des ONG ont lancé un appel à suspendre les transferts d’armes à l’État hébreu et aux groupes armés palestiniens, mercredi 24 janvier. Le ministère des armées assume d’exporter des équipements militaires à Israël « afin de lui permettre d’assurer sa défense ».
PlusPlus de trois mois après le début de l’opération militaire israélienne « Épées de fer », qui aurait fait plus de 25 000 morts dans la bande de Gaza (selon le ministère de la santé local), la mobilisation internationale pour stopper les ventes d’armes à l’État israélien s’amplifie.
Jusqu’alors limitées à des débats (parfois vifs, comme aux États-Unis) dans les pays alliés d’Israël, les voix critiques semblent commencer à s’organiser en mouvement plus structuré, avec la publication ce 24 janvier d’un appel conjoint de seize importantes ONG à « cesser immédiatement les transferts d’armes, de pièces détachées et de munitions à Israël » – ainsi « qu’aux groupes armés palestiniens ».
Il est signé de deux grandes organisations de défense des droits humains (Amnesty International et Human Rights Watch) – qui s’étaient déjà exprimées chacune de leur côté pour condamner ces ventes d’armes – mais également d’organisations humanitaires d’urgence (Médecins du monde), d’ONG spécialisées dans la protection de l’enfance (Save the Children, War Child Alliance), dans la protection des réfugiés (Danish Refugee Council, Norwegian Refugee Council) ou dans le développement (Oxfam). La liste des signataires inclut également plusieurs organisations caritatives religieuses : Christian Aid, Diakonia, American Friends Service Committee ou le Mennonite Central Committee. Ces organisations pourraient être rejointes par de nouveaux signataires dans les jours qui viennent.
Cet embargo sur les ventes d’armes doit s’appliquer « tant qu’il existe un risque qu’elles soient utilisées pour commettre ou faciliter de graves violations du droit international humanitaire ou des droits humains ». Cela est manifestement le cas en ce moment dans la bande de Gaza.
À la suite des attaques menées par le Hamas le 7 octobre 2023, lors desquelles 1 200 personnes ont été tuées, l’armée israélienne a lancé l’opération militaire « Épées de fer », qui semble surtout consister en des représailles indiscriminées de grande ampleur contre les Palestiniens et Palestiniennes de Gaza.
La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, dénonce un « nettoyage ethnique » de la part d’Israël et estime qu’il existe un « risque de génocide » des Palestiniens dans l’enclave.
L’appel des seize ONG revient longuement sur la situation sur place, en particulier sur les « bombardements sans distinction » opérés par l’armée israélienne, qualifiés d’« inacceptables » et ayant pour conséquences, entre autres (en plus des morts et des plus de 60 000 blessé·es), « plus de 1 000 » enfants palestiniens « contraints d’être amputés », plus d’un demi-million de Palestinien·nes « confronté·es à la famine », « plus de 70 % des maisons » de Gaza détruites ou endommagées et « plus de 300 employés médicaux » tués.
Des appels au cessez-le-feu vains
Quant aux tentatives pour envoyer de l’aide humanitaire sur place, elles sont de fait empêchées par « l’intensité des hostilités », « y compris des tirs sur des convois humanitaires, des interruptions récurrentes des services de communication, des routes endommagées, des restrictions sur les aides essentielles, une interdiction quasi totale des biens commerciaux, et un processus bureaucratique lourd pour envoyer de l’aide à Gaza ».
L’appel à un embargo sur les transferts d’armes vers Israël et Gaza est né de l’échec des appels internationaux à un cessez-le-feu immédiat. « Nous avons, avec d’autres organisations, tenu des conférences de presse en novembre et décembre pour demander un cessez-le-feu humanitaire », rappelle Federico Dessi, directeur régional Moyen-Orient de Handicap International.
Cette mobilisation a trouvé un écho dans la société civile, avec la campagne Ceasefire Now, rejointe par des centaines d’organisations syndicales, confessionnelles, d’universités ou d’associations professionnelles. Mais ces appels à un cessez-le-feu n’ont pas pu se transformer en résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, en raison des vetos américains sur le sujet.
Puisque ces appels à un cessez-le-feu « ne sont pour le moment pas entendus », ces ONG ont « décidé qu’il fallait aller au-delà, avec un appel à suspendre les transferts d’armes à Israël et aux groupes armés palestiniens », détaille encore Federico Dessi à Mediapart. « Car par ces transferts d’armes, certains États, dont des États occidentaux, contribuent à la prolongation du conflit. »
« Ce qui se passe en ce moment est un massacre, une catastrophe, et il faut arrêter les combats au plus vite », insiste encore l’humanitaire. Handicap International compte actuellement 90 employé·es à Gaza. Ils ne peuvent travailler que dans le gouvernorat de Rafah, après avoir « progressivement perdu l’accès » au nord, au centre puis à la région de Khan Younès ces derniers jours à cause de l’offensive terrestre israélienne.
Une politique de vente d’armes floue
Les principaux pays exportateurs d’armes vers Israël sont les États-Unis (notamment des véhicules blindés de transport de troupes, des avions de combat et des bombes), mais également l’Allemagne, l’Italie, le Canada ou la France. Cette dernière a vendu 15,3 millions d’euros d’armement à Israël en 2022, selon les derniers chiffres officiels disponibles.
Or si la France est claire sur sa demande d’un « cessez-le-feu » à Gaza, elle l’est moins en ce qui concerne sa politique de ventes d’armes à l’État hébreu.
Ses engagements internationaux lui interdisent en théorie de poursuivre ses exportations. La France est en effet signataire du traité sur le commerce des armes (TCA) de 2013, qui interdit à un État de vendre des armes s’il a « connaissance [...] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre ».
La France a-t-elle malgré tout livré ou vendu des armes à Israël depuis le 7 octobre, et lesquelles ? Continuera-t-elle d’en livrer ou d’en vendre à l’avenir, malgré les risques de se rendre complice de crimes de guerre à Gaza ?
La question a été posée par le député LFI Aurélien Saintoul au ministère français des armées dès le 7 novembre 2023. Elle est pour le moment restée sans réponse.
De nouveau interrogé par Mediapart le 24 janvier, le ministère a enfin consenti à un début de réponse : « La France respecte strictement ses engagements internationaux dans ses exportations d’armes vers Israël [...]. À ce titre, elle n’exporte pas et n’exportait pas avant les événements dramatiques du 7 octobre de matériels létaux susceptibles d’être employés contre des populations civiles dans la bande de Gaza », assure le ministère des armées.
Mais le même ministère assure également que la France « exporte des équipements militaires à Israël afin de lui permettre d’assurer sa défense, comme l’article 51 de la Charte des Nations unies lui en donne le droit ».
Quels sont précisément ces équipements qui permettent « d’assurer sa défense » sans pour autant être létaux ? Et si la France n’exportait pas avant le 7 octobre de matériels létaux, comment expliquer que, selon les dernières données publiques disponibles, la France a délivré en 2022 9 millions d’euros d’autorisations d’export pour des armes de la catégorie militaire ML4, soit des « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosives et matériel et accessoires connexes » ?
À l’heure où nous rédigions ces lignes, les services de Sébastien Lecornu n’avaient pas encore pu nous fournir ces précisions. Également interrogé le 24 janvier au matin, le ministère des affaires étrangères a indiqué qu’il lui faudrait plusieurs jours avant de pouvoir nous répondre.
publié le 24 janvier 2024
par Rédaction sur https://basta.media/
Depuis le 25 décembre, un campement de sans-abris est installé à proximité de l’Assemblée nationale, au pied d’un immeuble de logements vide. Une marche est prévue le jeudi 25 janvier pour en exiger la réquisition, en mesure d’urgence.
« La France n’a jamais été aussi riche, n’a jamais engrangé autant de recettes fiscales issues du logement cher (93 milliards en 2022) et n’a jamais compté autant de sans-abris (plus de 330 000), de marchands de sommeil, d’expulsions, de demandeurs de logement HLM (2,4 millions), de logements vacants (3,1 millions), de logements chers, ni produit aussi peu de vrais logements sociaux », dénonce le l’association Droit au logement (Dal).
Depuis le 25 décembre, l’association a installé un abri de fortune à Solférino, dans le très chic 7e arrondissement de Paris, proche du ministère du Logement. Situé sous les fenêtres d’un grand immeuble de logements vacants, le campement accueille depuis un mois des dizaines de personnes sans-abri. Les personnes accueillies sont « des familles prioritaires Dalo (droit au logement opposable). Elles ont fait une demande de logement social et ont un emploi pour la plupart. Certains ont des enfants », précise l’association.
« La réponse immédiate à cette crise du logement, bien moins coûteuse que des hôtels, serait de mobiliser les logements inoccupés, six fois plus nombreux qu’en 1954 selon l’Insee (530 000 en 1954 et 3,1 millions en 2022) et les bureaux vacants (5 millions de m2 en Ile-de-France) » détaille le Dal. L’association exige un hébergement stable et décent jusqu’au relogement, mais aussi l’application de la loi de réquisition pour tous les sans-abris et les victimes de marchands de sommeil.
Depuis un mois, l’association fait face à l’indifférence du gouvernement, « voire même à des politiques qui aggravent la situation », déplore Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du Dal auprès du site d’informations Le Média qui a couvert l’action « La galette des droits », le 16 janvier.
Deux jours plus tard, les familles du campement de Solférino, se sont rendues successivement sous les fenêtres de la Catherine Vautrin, nouvelle ministre en charge des Solidarités - qui n’a pas donné suite à la demande de délégation - puis à la préfecture de région, qui a en charge l’hébergement d’urgence. Cette dernière les a reçus mais ne leur a pas fait, à ce jour, de proposition d’hébergement.
« Il a été reproché aux 31 ménages de Solférino de ne pas appeler le 115 systématiquement, 115 dont la spécialité est bien d’imposer aux sans-abris des jours et des semaines d’appels quotidiens, souvent sans aucun résultat, ce qui a pour effet, sinon pour objectif de les décourager. Lorsqu’ils ont été hébergés, c’est la remise à la rue après quelques semaines, déplore le Dal dans un communiqué. « Il a aussi été reproché aux familles de vouloir passer devant les autres : Il y a donc une file d’attente pour avoir un hébergement ? Ainsi, même en pleine vague de froid, le nombre de places d’hébergement est très largement insuffisant. »
L’association Droit au logement appelle, le jeudi 25 janvier, à marcher vers la mairie du 7e arrondissement et le ministère du Logement. Le rendez vous est fixé à 12h au camp des sans logis, métro Solférino à Paris.
Les revendications sont nombreuses : réquisition des logements vacants de gros propriétaire, durcissement de la taxe sur les logements vides, aide financière et technique aux petits propriétaires défaillants ou négligents pour réhabiliter leur logement en échange d’un loyer conventionné. « Il faut également produire massivement des logements sociaux, plutôt que des logement spéculatifs, interdire les locations Airbnb en zone tendue, baisser les loyers et réguler le marché immobilier et locatif, devenu inaccessible à une part grandissante de la population » réclame le Dal.
par Philippe Rio sur www.humanite.fr
Une semaine après le remaniement ministériel, pas de ministre du Logement de plein exercice en vue ! À croire que le premier poste de dépenses des Français, qui a pris une place en expansion dans nos vies, ne le mérite pas… En 1961, le logement tout compris représentait 20,4 % des dépenses des ménages. Il en représente aujourd’hui 33 % ! Le mal-logement, c’est d’abord la honte des 3 000 enfants qui dorment dans les rues de notre pays. Ce sont ces 330 000 SDF, ces naufragés de la vie, qui peuplent nos villes et dont l’un d’entre eux succombe chaque jour à la vague de froid en cours. En 2017, Emmanuel Macron avait déclaré : « Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus. C’est une question de dignité, c’est une question d’humanité. » Cela lui fait, me direz-vous, un point commun supplémentaire avec Nicolas Sarkozy qui, en 2006, promettait « plus de SDF en deux ans ! ». On a parfois l’impression de jouer au jeu des sept différences entre deux présidents jupitériens…
La libéralisation à l’excès du marché de l’énergie crée une double peine pour des millions de familles, qui ne s’en sortent plus. Et le suspens est mince pour le traditionnel rapport sur le mal-logement de la Fondation Abbé-Pierre attendu pour le 1er février. Ce sont 2,5 millions de foyers qui sont désormais demandeurs d’un logement social et se transforment pour beaucoup en proies faciles pour les marchands de sommeil. Alors que la file d’attente des mal-logés ne cesse de s’allonger, il convient plus que jamais de battre en brèche l’idée que le logement social est un gros mot et serait l’apanage des plus précaires. Sauf à considérer que 70 % des Français qui y ont droit sont pauvres…
Après la faute de la baisse de 5 euros des aides pour le logement (APL) et le 1,3 milliard d’euros ponctionné, chaque année, dans le budget des bailleurs sociaux, le logement social est plus que jamais en berne. Et le marché immobilier ressemble à une bulle spéculative prête à éclater. Même si les 10 000 places supplémentaires d’hébergement d’urgence annoncées par Patrice Vergriete, ex-ministre délégué au Logement, sont à saluer, il n’est jamais trop tard pour augmenter leur nombre, réquisitionner les logements vacants et ouvrir les équipements publics aux victimes du froid. Il est même nécessaire de mettre en place un encadrement des loyers renforcé, une loi copropriétés dégradées moins terne et une politique efficace de lutte contre l’explosion des locations touristiques. Et on pourrait même lancer un plan décennal et national pour la construction et la rénovation énergétique des logements !
Reprendre la main sur le marché du logement et de l’énergie, c’est enfin se redonner le pouvoir de vivre dignement !
Camille Bauer sur www.humanite.fr
Alors que la vague de froid a déjà fait plusieurs morts, le sénateur PCF Ian Brossat a déposé le 12 janvier une proposition de loi afin de faciliter la réquisition des logements vides pour répondre aux besoins d’hébergement d’urgence.
L’arrivée d’une vague de froid n’a pas conduit à la mise à l’abri de l’ensemble des personnes à la rue. Au moins quatre d’entre elles ont déjà trouvé la mort en raison de cette inaction, symbole d’une politique qui déshumanise les plus pauvres.
Que pensez-vous de la réponse apportée à cette situation d’urgence ?
Ian Brossat : Le plan grand froid qu’a déclenché le gouvernement le 8 janvier est au rabais. À Paris, il se traduit par l’ouverture de 250 places supplémentaires quand, selon les derniers chiffres de la Nuit de la solidarité, 3 000 personnes dorment dehors. C’est donc dérisoire au regard des besoins. D’autant qu’avant même cette vague de froid, la situation était dramatique.
La France, 7e puissance économique du monde, compte selon la Fondation Abbé-Pierre 330 000 personnes sans domicile. Phénomène nouveau, en tout cas dans ces proportions : il y a parmi elles de plus en plus de familles et d’enfants. Rien qu’à Paris, 400 enfants scolarisés sont dans ce cas.
Le gouvernement porte une très lourde responsabilité dans cette situation extrêmement préoccupante. Il s’est opposé à toutes les propositions, portées par la gauche, visant à augmenter les crédits de l’hébergement d’urgence, et plus profondément parce que ses choix politiques ont généré une crise générale du logement. La production de logements sociaux connaît une baisse sans précédent qui grippe toute la chaîne de l’hébergement et du logement.
Vous avez déposé une proposition de loi vendredi 12 janvier pour faciliter les réquisitions…
Ian Brossat : Ce texte demande que la possibilité de réquisitionner des logements vides pour héberger des sans-abri ne soit plus de la seule compétence du préfet, mais qu’elle soit octroyée aux maires. Ce serait plus efficace car aujourd’hui, beaucoup des maires qui demandent des réquisitions ne les obtiennent pas des préfets. Cette revendication est portée depuis longtemps, par exemple par le DAL (Droit au logement).
Même la droite l’a réclamé : en 2019, elle a déposé une proposition de loi qui allait encore plus loin et voulait retirer le droit de réquisition aux préfets pour ne le confier qu’aux maires. Alors, quand je les entends nous traiter de bolcheviks, ça me fait sourire. En réalité, mon texte est pragmatique. Les maires sont quand même bien placés pour connaître les difficultés sur leurs territoires et y répondre.
Pourquoi est-ce important ?
Ian Brossat : Jusqu’à présent, les préfets ne réquisitionnent que des bâtiments mis à disposition volontairement par les propriétaires. À Paris, cela fonctionne, parce que la municipalité mobilise tout le foncier dont elle dispose. Mais quand les propriétaires ne sont pas volontaires, les préfets ne leur tordent jamais le bras, même s’ils possèdent des bâtiments vides depuis des années.
Si on veut créer des places supplémentaires, il faut pourtant s’accorder la liberté de réquisitionner aussi ces bâtiments. C’est arrivé quand la volonté politique était là, quand Jospin était premier ministre, et par Jacques Chirac à Paris en 1995.
Comment expliquer que ce type de mesure passe désormais si mal ?
Ian Brossat : Il y a une stratégie de déshumanisation des personnes à la rue et de criminalisation de la pauvreté. Cela se traduit dans la baisse de l’intérêt vis-à-vis du sort des SDF, mais aussi dans la mise en cause des chômeurs, qu’on fait passer pour des fainéants pour réduire leurs indemnités. L’autre élément est la sacralisation du droit de propriété, qui fait passer complètement au second rang le droit au logement.
La place croissante des exilés parmi les SDF alimente-t-elle cette idéologie anti-pauvres ?
Ian Brossat : C’est la fameuse idée de l’appel d’air : cette stratégie stupide qui consiste à croire qu’en dégradant les conditions d’accueil, on va empêcher les gens de venir. Pourtant, cela fait des années que l’accueil est dégradé et les flux migratoires n’ont pas diminué. Ça prouve bien que ce qui compte, ce ne sont pas les conditions de vie dans le pays d’accueil, mais dans le pays de départ.
Que craignez-vous avec la fin de l’hébergement inconditionnel inscrit dans la loi immigration ?
Ian Brossat : Cela va juste conduire à une multiplication des campements. Ce qui a d’ailleurs des conséquences en cascade, parce que plus il y a de campements, plus il y a de racisme et de xénophobie.
Quand les gens sont hébergés et accompagnés, il n’y a pas de problème. Mais quand ils s’entassent dans des campements de fortune, cela crée des frictions avec les riverains, qui expriment leur colère. C’est une politique désastreuse et un cercle vicieux.
publié le 24 janvier 2024
Lola Ruscio sur www.humanite.fr
L’Assemblée étudie, ce mercredi 24 janvier, la possibilité d’inscrire la « liberté » de recourir à l’avortement dans la Constitution. Mais, plus de quarante ans après le vote de la loi Veil, l’accès à l’interruption volontaire de grossesse se révèle encore très inégal pour les Françaises.
D’un côté, la loi ; de l’autre côté, la réalité du terrain. Alors que les députés se penchent, ce mercredi 24 janvier, sur la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), des professionnels de santé et des associations féministes, interrogés par l’Humanité, sonnent une nouvelle fois l’alerte : l’accès à l’IVG reste inégal en France.
Dans certains territoires, les fermetures de centres dédiés, dues à des restructurations hospitalières, et la restriction du nombre de maternités ont imposé aux femmes des trajets beaucoup plus longs. « Ce n’est pas normal que certaines se retrouvent à faire 100 ou 200 kilomètres de plus pour avorter parce qu’il n’y a pas de médecin ou d’établissement », dénonce Sarah Durocher, la coprésidente du Planning familial. La structure déplore la fermeture de 130 centres d’IVG en quinze ans. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) a, de son côté, recensé la disparition de 353 maternités entre 1996 et 2019.
Dans l’Ain, 48 % des femmes ont dû aller dans un autre département pour avorter
Dans une étude publiée en septembre 2023, la Drees pointe aussi des « disparités régionales » qui « demeurent » d’un département à l’autre. Dans l’Ain, par exemple, plus de 48 % des femmes ont dû se rendre dans un autre département pour mettre un terme à leur grossesse. Au total, en France métropolitaine, 17 % des femmes ont avorté l’an dernier en dehors de leur département de résidence.
À l’évidence, les plus précaires subissent plus que les autres l’éloignement de l’accès à l’IVG : « Rouler des heures en voiture, lorsqu’on en possède une, ou payer un billet de train, cela a un coût financier », poursuit Sarah Durocher. Et à Mayotte, plusieurs femmes se sont vu refuser l’accès à l’avortement, faute de personnel.
La loi Gaillot de 2022, allongeant de quinze jours le délai pour avorter, passé de douze à quatorze semaines de grossesse, n’est pas toujours appliquée. « Parfois, les femmes font trois ou quatre établissements différents avant de pouvoir avorter, surtout si elles sont entre quatorze et seize semaines d’aménorrhée », regrette Nathalie Trignol-Viguier. La coprésidente de l’Association nationale des centres d’IVG et de contraception (Ancic), qui fédère des professionnels de santé pratiquant des avortements, ajoute que « là où elles vont appeler, il n’y aura pas de possibilités de rendez-vous avant deux ou trois semaines ». Au risque de se retrouver hors délai.
« La charge du maintien effectif de ce droit repose essentiellement sur une poignée de praticiens militants, dont beaucoup se trouveront bientôt à la retraite » les députées Marie-Noëlle Battistel (PS) et Cécile Muschotti (Renaissance)
De plus, d’autres médecins ne pratiquent pas d’IVG au-delà de douze semaines de grossesse, brandissant leur « clause de conscience » spécifique à l’avortement – l’IVG reste le seul acte médical en France pour lequel il existe cette double clause de conscience. Les femmes dépassant le délai à cause d’un refus de prise en charge se voient contraintes de se rendre à l’étranger pour interrompre leur grossesse. Cela concerne au moins 2 000 femmes chaque année.
À cela s’ajoute le manque d’appétence de l’hôpital pour l’avortement, dans un contexte où ce dernier voit ses ressources financières varier en fonction de l’activité médicale réalisée. « La principale explication aux difficultés d’accès à l’IVG résulte essentiellement du désintérêt à l’égard d’un acte médical peu valorisé et considéré comme peu valorisant », expliquent les députées Marie-Noëlle Battistel (PS) et Cécile Muschotti (Renaissance) dans un rapport parlementaire de 2020. « La charge du maintien effectif de ce droit repose essentiellement sur une poignée de praticiens militants, dont beaucoup se trouveront bientôt à la retraite », précisent-elles. En France, le temps entre la première demande pour une IVG et sa réalisation est de 7,4 jours. Or, ce délai « peut varier de trois à onze jours en moyenne selon les régions », indique le document.
Le choix de la manière d’avorter n’est pas toujours garanti
Des solutions existent pour diminuer l’inégalité d’accès à l’IVG, mais elles sont peu connues. Depuis 2022, les femmes souhaitant recourir à une IVG médicamenteuse n’ont plus obligatoirement à se rendre chez le médecin. L’ordonnance peut être délivrée par téléconsultation, et les médicaments retirés en pharmacie, mais cette voie reste sous-exploitée (972 sur 234 300 avortements en 2022, selon la Drees).
Toutefois, l’IVG médicamenteuse demeure la plus utilisée : 78 % des cas en 2022, contre 31 % en 2000, d’après l’étude. Le fait de privilégier cette méthode, à défaut de l’instrumentale (ou chirurgicale) pratiquée dans les établissements de santé, s’explique en partie par le manque de moyens humains et matériels à l’hôpital.
Pour pallier ces problèmes structurels, la loi Gaillot autorise les sages-femmes à assurer les IVG instrumentales dans les hôpitaux. Mais le décret, publié en toute discrétion à quelques jours de Noël, remet complètement en cause l’élargissement de leurs compétences, donc cette avancée pour la santé des femmes. L’article impose en effet la présence de quatre médecins, dont un anesthésiste-réanimateur, un médecin embolisateur en cas d’hémorragie aux côtés d’une sage-femme. « Faute de moyens humains, c’est mission impossible de rassembler quatre praticiens au même moment, alerte Isabelle Derrendinger, la présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes. Imposer cet encadrement strict revient à prendre le risque de mettre en difficulté des centres d’orthogénie et, par ricochet, à compliquer l’accès à l’IVG dans certains territoires. »
« On ne demande pas la présence sur site d’un anesthésiste ou d’un gynécologue pour un accouchement. Or, le risque hémorragique lors des accouchements est dix fois supérieur à celui d’une IVG », abonde Sophie Gaudu, gynécologue obstétricienne et présidente du Réseau entre la ville et l’hôpital pour l’orthogénie (Revho), qui propose des formations sur l’IVG auprès des personnels de santé.
Les anti-IVG prospèrent sur les réseaux sociaux
Voilà des années que les réseaux anti-IVG diffusent de fausses informations sur Internet ou via des « lignes d’écoute ». Désormais, ils investissent massivement les réseaux sociaux (YouTube, Instagram ou Facebook). Tel est le constat dressé par la Fondation des femmes dans un rapport publié le 17 janvier. « La mobilisation anti-avortement se présente sous la forme d’affirmations trompeuses sur l’avortement et de contenus choquants et dissuasifs », indique l’étude, en citant en exemple des messages relayant de faux éléments « sur la souffrance présumée du fœtus avorté, sur les effets secondaires de l’IVG, et des descriptions erronées de la procédure d’IVG ». La structure féministe demande à toutes les plateformes la création de règles claires pour lutter contre cette propagande dangereuse. Avec le soutien de la Fondation des femmes, le Planning familial a lancé un tchat en ligne pour informer et orienter les femmes en matière d’avortement et de contraception (lien disponible depuis le site : internet ivg-contraception-sexualites.org).
Autre frein, le choix de la manière d’avorter n’est pas toujours garanti. La faute à un manque criant de personnels, surtout en périodes estivales ou de vacances scolaires. La faute également à un manque de formation des soignants à l’IVG, à des difficultés d’accès à un bloc opératoire. De plus, un risque réel de pénurie plane sur les pilules abortives. La liberté de disposer de son corps pour les femmes n’est donc pas pleinement garantie dans notre pays, à cause de discriminations sociales et territoriales.
L’avortement fait aussi l’objet de campagnes mensongères de la part de groupes catholiques d’extrême droite agissant sur les réseaux sociaux à destination des jeunes. D’où l’importance de toujours faire preuve d’une grande vigilance, même lorsque la loi protège le recours à l’IVG, comme c’est le cas en France. Encore faut-il que ce droit, plus de quarante ans après la loi Veil, soit enfin accessible à toutes.
publié le 23 janvier 2024
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Comme dans une centaine d’autres villes espagnoles, mais aussi partout dans le monde, des dizaines de milliers de personnes ont défilé, samedi 20 janvier, à Madrid, pour demander l’arrêt du « génocide en Palestine ».
Madrid (Espagne), envoyé spécial.
À midi précise, c’est sous un froid clément s’entremêlant avec la clarté d’un ciel azur que des milliers de Madrilènes ont suivi, ce samedi 20 janvier, le démarrage du cortège lancé depuis l’extrême sud du boulevard du Prado, au rond-point de la gare d’Atocha. Direction la fontaine de Cybèle, un kilomètre plus loin, en réponse au rendez-vous donné par le Réseau de solidarité contre l’occupation de la Palestine.
Vingt-cinq mille personnes ont répondu présent dans la capitale, sereinement réunies derrière une énorme banderole floquée « Halte au génocide, vive la lutte du peuple palestinien ». Si l’ambiance est relâchée – ici, il n’y a pas d’âge pour brandir fièrement le drapeau aux bandes noire, blanche, verte et au triangle rouge, et le dispositif de sécurité est quasiment imperceptible –, les revendications n’en sont pas pour autant dotées de tiédeur, bien au contraire.
Un cessez-le-feu immédiat et l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv
Lucia et son compagnon Jorge, la quarantaine, sont venus en famille – un fils sur les épaules, le second dans sa poussette – pour dénoncer « l’horreur insupportable que vivent les Gazaouis ». À l’heure où « la majorité des victimes des bombardements sont des femmes et des enfants », insiste celle qui travaille à l’accueil d’un centre de santé de proche banlieue, « comment ne rien faire, comment ne pas se révolter face au massacre » ?
À ses côtés, un groupe de retraités, « tous membres du PSOE », précise l’énergique Teresa Galvàn, salue les prises de position du chef du gouvernement espagnol. « Avec (le socialiste) Pedro Sánchez, notre pays a sûrement été l’un des plus critiques à l’égard du criminel (président israélien Benjamin) Netanyahou, et nous le lui avons dit en face, soutient-elle… Avant de lever soudainement la voix : « Mais c’est loin d’être assez ! »
Et de rappeler que, comme l’ont précisé les organisateurs de la manifestation, « le peuple espagnol » exige non seulement l’obtention d’un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, mais aussi l’arrêt des ventes d’armes à Tel-Aviv. « Il faut mettre plus de pression, sinon nous devenons complices », assure-t-elle avant de conclure : « Le comportement de l’Europe me fait honte. »
Plus loin, à hauteur de la majestueuse façade néoclassique abritant le musée du Prado, cinq jeunes étudiants équipés de pancartes « Israël et USA : super-terroristes » reprennent en chœur un slogan fulminé par des centaines de voix : « Où sont-elles, où sont-elles, les sanctions contre Israël ? » Marisa, en troisième année de licence de droit, voudrait surtout voir Pedro Sánchez soutenir « la courageuse plainte pour génocide » déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ).
Elle rejoint ainsi les positions de l’aile gauche du gouvernement, incarnée par la coalition Sumar, dont nombre de représentants – comme la ministre de la Jeunesse Sira Rego – ont participé à la mobilisation. « Nous demandons la reconnaissance de l’État palestinien, ainsi que la rupture des relations diplomatiques et commerciales », a déclaré la députée du groupe de la gauche au Parlement européen María Eugenia Rodríguez Palop. « Nous ne voulons pas financer l’occupation, on ne répond pas à une agression par un génocide. » Au total, des manifestations pour exiger une plus forte action gouvernementale contre Israël ont eu lieu dans plus de 100 villes espagnoles, samedi 20 janvier.
publié le 23 janvier 2024
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
La mobilisation des agriculteurs n’a pas faibli du week-end en Occitanie. Si les revendications légitimes sur les prix sont partagées par l’ensemble du monde agricole, la FNSEA réclame également des reculs écologiques. Le syndicat sera reçu à 18 heures, lundi 22 janvier, par le premier ministre Gabriel Attal.
Si l’autoroute A64 entre Toulouse et Bayonne a finalement été débloquée dimanche 21 janvier, un véritable camp de fortune a été érigé sur les voies. D’autres axes ont été occupés à Tarbes, dans le Gers ou encore en Ariège au cours du week-end, avec force tracteurs et ballots de paille. Les agriculteurs appellent à l’aide, avec le soutien de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et son mouvement ami des Jeunes agriculteurs qui seront reçus, lundi 22 janvier à 18 heures, par le premier ministre Gabriel Attal. S’ils ne sont pas entendus, ils menacent de boycotter le Salon de l’agriculture et de « bloquer la capitale ».
Les revendications sont nombreuses et de plusieurs ordres. Si la mobilisation est concentrée dans le Sud-Ouest, c’est que les élevages bovins de la région sont infectés par une maladie propagée par des moucherons et qui s’est d’abord déclarée en Espagne. Les agriculteurs exigent aussi une vraie défiscalisation du gazole non routier (GNR), la construction de bassines de retenue d’eau, et dénoncent la multiplication des réglementations écologiques. D’autres insistent plutôt sur la création de prix planchers au niveau européen et la fin des accords de libre-échange.
« La FNSEA a validé la hausse de prix du GNR »
À la FNSEA, les mots d’ordre sont plus vagues, ils réclament qu’on « allège les contraintes » et « moins de normes », sous-entendu écologiques. Car, ils sont plutôt gênés aux entournures, nous décrypte Sylvie Colas, secrétaire nationale à la Confédération paysanne.
« Par exemple, la hausse de prix du GNR dont se plaignent les manifestants, la FNSEA l’a validée cet été, en contrepartie d’une modification des règles d’imposition des plus-values agricoles, ce qui favorise les plus gros propriétaires », pointe-t-elle. Elle explique que ceux qui sont mobilisés sont « les oubliés du modèle agricole intensif, ceux que la FNSEA a laissés en chemin ».
Dans les surfaces agricoles du Sud-Ouest, en pente, proches des montagnes, accidentées, supportant de nombreux aléas climatiques, où le manque d’eau se fait sentir chaque année, la réponse traditionnelle du syndicat – plus de robotique, de chimie, d’investissements – ne peut pas fonctionner. « Vous remarquerez que les grands céréaliers du Bassin parisien ne manifestent pas. Ils sont au ski, on n’est pas dans la même classe, sourit Sylvie Colas. Mais plutôt que de reconnaître qu’elle s’est trompée, que son modèle ne peut pas convenir à un petit éleveur du Gers, la FNSEA persiste dans son baratin populiste et anti-Europe. »
La question des prix est en revanche largement partagée, même si tout le monde n’y apporte pas les mêmes réponses. Ainsi, d’après l’Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM), l’agriculture ne reçoit que 10 % de la valeur ajoutée agroalimentaire. « Les agriculteurs voient bien l’impuissance des lois Egalim à modifier les rapports de force dans la construction des prix, en l’absence d’une intervention directe de la puissance publique, toujours refusée par le pouvoir alors qu’elle est défendue depuis très longtemps par les communistes », souligne Fabien Roussel.
Sylvie Colas confirme : « Chaque fois qu’on doit revoir nos tarifs à cause de la spéculation et des marchés non régulés, les cours baissent ; dans les magasins, on ne voit pas les prix suivre. L’État peut mettre des moyens dans le contrôle des marges. » Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, a annoncé le report du projet de loi sur l’agriculture qui devait être présenté mercredi 24 janvier.
Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr
La mobilisation continue dans le monde agricole, avec de nouvelles manifestations annoncées cette semaine. Derrière les revendications pour de la « simplification » et « moins de normes » se cache un problème de fond : une profession peu rémunérée et une politique confuse vis-à-vis de la nécessaire transition écologique.
L’explosion de colère couvait depuis des semaines. Initié à l’automne par le syndicat des Jeunes agriculteurs, le mouvement « On marche sur la tête », avec le retournement des panneaux d’entrée dans les communes rurales, est parti des retards de paiement de certaines aides européennes de la PAC (Politique agricole commune), et de l’opposition à une hausse des taxes sur les pesticides et la consommation d’eau. Le syndicat a obtenu gain de cause : les subventions ont été versées, et en décembre, le gouvernement a abandonné le projet d’augmentation des prélèvements.
La vague de manifestations outre-Rhin, l’approche des élections européennes, l’offensive du RN et la perspective des élections professionnelles qui auront lieu dans le monde agricole l’an prochain ont cependant remobilisé les rangs syndicaux de la famille majoritaire – FNSEA et JA (55 % aux élections de 2019) – mais aussi, encore plus à droite, de la Coordination rurale (21 %).
Cette fois-ci, les mots d’ordre sont plus généraux. Sont visés, en vrac, la complexité administrative, les normes, le prix du gasoil, l’accès à l’eau dans des départements touchés par une sécheresse historique, et surtout un contexte européen : celui du Pacte vert (ou Green Deal), cette politique de réformes lancée par la Commission européenne il y a quatre ans, pour favoriser la transition écologique du continent face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité.
Le mouvement est tel, et l’exécutif si frileux face à la capacité de mobilisation des syndicats agricoles à six mois des européennes, que le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a reporté sine die la présentation de la loi agricole du quinquennat, initialement prévue mercredi en conseil des ministres, dans un calendrier déjà rallongé de plusieurs mois. Le texte, dont l’ambition est d’aider au renouvellement des générations dans un secteur en plein déclin, va être revu, sur l’aspect simplification administrative notamment.
« Le métier se complique, disait vendredi à Mediapart un céréalier mobilisé sur le blocage de l’A64 au sud de Toulouse. On fait de plus en plus d’administratif, ça nous écrase. Il y a toujours plus de normes à respecter, on s’efforce de le faire mais en plus, les charges explosent ! C’est vraiment compliqué. »
Le sujet, « c’est le Green Deal, dont la vision est clairement décroissante puisque cela indique qu’il faut qu’on baisse notre production en Europe à un moment où les importations explosent, a déclaré de son côté le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, ce lundi matin sur France Inter. […] Avec la suradministration, avec les déclinaisons européennes d’un certain nombre de règles, on n’est plus en ligne avec ce qu’il se passe ».
La Coordination rurale, très présente dans les rangs des mobilisations, a annoncé un rassemblement mercredi à Bruxelles, pour protester contre les « contraintes toujours plus élevées de la réglementation européenne » et « des revenus de plus en plus bas ». Sa présidente Véronique Le Floc’h a dénoncé, samedi sur France Info, « l’écologisation de notre politique agricole, qui nous tue » et demandé « la reconnaissance des coûts de production » agricoles.
La mobilisation ne fait pas l’unanimité dans le monde agricole. La Confédération paysanne (20 % aux élections de 2019), dont le discours est favorable à la transition agroécologique et peu porté sur les questions d’impôts, n’a pas rejoint, à ce stade, les manifestations.
Parole démagogique
Si le Pacte vert européen nourrit aujourd’hui la colère d’une partie du monde agricole, cette feuille de route qui devait se traduire dans la législation nationale a en réalité déjà été vidée de sa substance sous l’effet de la puissance des lobbies agricoles à Bruxelles et de la frilosité de nombreux partis politiques à l’approche des européennes.
Trois moments ont démontré cette abdication sur la transition de l’agriculture : la loi sur la restauration de la nature, votée à Strasbourg cet été et censée préserver les écosystèmes de l’exploitation humaine, a été réduite à sa portion congrue ; l’autorisation du glyphosate a été reconduite en novembre par l’exécutif européen pour dix ans ; puis le projet de réduction des pesticides dans les Vingt-Sept à horizon 2030 a été rejeté une semaine plus tard par le Parlement.
Ce à quoi il faut ajouter la très faible contribution demandée au secteur agricole – comparativement aux secteurs du bâtiment, des transports et de l’énergie – dans la planification écologique et les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, présentée par le gouvernement Borne en septembre. La parole des responsables syndicaux entendue ces jours-ci n’est donc pas dénuée de démagogie.
La colère va même dans le sens de ce qu’Emmanuel Macron a présenté lors de sa conférence de presse mardi soir : l’objectif général avancé dans le discours présidentiel est de lever un maximum de « normes inutiles » dans tous les secteurs de l’économie. S’il a dit vouloir « accompagner les transitions qui sont à l’œuvre », aucune contrainte n’est prévue pour rendre les pratiques agricoles plus écologiques.
Cet objectif est d’ailleurs pleinement partagé avec le ministre de l’économie Bruno Le Maire, qui est reparti à la charge pour une loi sur la simplification administrative. « Il y a un ras-le-bol du monde agricole et viticole à l’égard des normes », a-t-il dit à l’occasion d’un déplacement dans la Marne ce week-end, annonçant une mesure qui devrait bénéficier à la viticulture.
Cet objectif de faire sauter des normes figure en outre déjà dans ce que Marc Fesneau allait présenter mercredi : dans la série de réglementations qui doit accompagner la future loi agricole, il est prévu de faciliter et d’accélérer la construction de gros bâtiments d’élevage jusqu’ici classés comme industriels et nécessitant donc une autorisation environnementale, ainsi que l’aménagement de réservoirs d’eau à usage agricole – autrement dit des barrages, des retenues, mais aussi potentiellement des mégabassines.
Des années d’incohérence
L’autre crainte qui s’exprime dans ces mobilisations, c’est celle de voir arriver, comme en Allemagne, la suppression de l’exemption fiscale sur le « rouge », le diesel agricole auquel ont accès les exploitantes et exploitants agricoles. En 2023, cette exemption représentait 1,7 milliard d’euros.
De fait, une réduction de cette déduction a été votée dans le projet de loi de finances 2024, pour la faire disparaître progressivement d’ici à 2030. Conjuguée à la forte augmentation du prix du carburant depuis l’invasion russe en Ukraine, cette perspective pourrait engendrer une augmentation des coûts de production sur les fermes. Mais elle a été assortie de diverses contreparties fiscales.
Il faut par ailleurs noter que le secteur agricole français bénéficie d’un très grand nombre d’allègements de charges fiscales et sociales, d’un montant équivalent à environ 4 milliards d’euros de manque à gagner pour les recettes publiques chaque année, et qu’il est en outre destinataire de 9 milliards d’euros annuels d’argent public, à travers les subventions de la PAC. Les démarches administratives liées à ces subsides, qui se sont complexifiées au fil des années avec la multiplication des catégories d’aides, constituent aujourd’hui une dimension incontournable de l’exercice du métier agricole.
Secteur ultra-subventionné, donc, l’agriculture hérite en réalité d’années d’incohérence : d’un côté ont été mises en place des aides pour accompagner la transition agroécologique, de l’autre, la majorité des subventions restent dans un logiciel productiviste où plus on a d’hectares, plus on touche de subsides, et ce, sans aucun engagement de réduire sa consommation de pesticides ni ses émissions de gaz à effet de serre.
Au milieu se tiennent la Macronie et la FNSEA, qui ne veulent surtout pas de contraintes, qui crient au risque de « décroissance » et fustigent l’« écologie punitive », et qui brandissent la souveraineté alimentaire pour s’affranchir de tout engagement sur l’amélioration des pratiques agricoles. À force de s’agripper au statu quo, les voilà qui se font déborder par plus à droite.
Le problème de fond, cependant, n’est pas tant celui des taxes et du Pacte vert que celui des revenus du – très inégalitaire – monde agricole. Car malgré les importantes aides publiques déjà sur la table, nombreux sont celles et ceux qui ne parviennent pas à s’en sortir et croulent sous les dettes.
Or dans une période de forte inflation sur les prix alimentaires, l’idée d’augmenter les prix agricoles n’est pas entendable si cela devait se répercuter sur le pouvoir d’achat du reste de la population. C’est donc tout un système, basé sur les importantes marges de la chaîne agroalimentaire, le surendettement de la population agricole, et l’inéquitable allocation des ressources publiques, qui est en question.
Grégory Lebert (militant écologiste - EELV Les écologistes) sur https://blogs.mediapart.fr/
Ce 23 janvier 2024 sur France Inter, interview d’Arnaud Rousseau, patron de la FNSEA, mais aussi directeur et administrateur de la multinationale Avril, directeur général de Biogaz du Multien (méthanisation), administrateur de Saipol (transformation de graines en huile), président du conseil d’administration de Sofiprotéol. Un agri, un vrai…
A quelques mois d'élections professionnelles et tentant de récupérer encore une fois la colère des agriculteurs que son syndicat contribue à tuer les uns après les autres, Arnaud Rousseau expliquait que l’agriculture étouffe sous la pression de mesures environnementales (Pacte vert européen notamment) qui sont un handicap dans un contexte de marché international.
On ne peut en effet concurrencer des productions qui ne sont pas soumises aux mêmes normes. Les produits, massivement importés, arrivent donc moins chers sur les étals des supermarchés et les consommateurs les choisissent au détriment de produits français.
A travers sa multinationale oléagineuse, Monsieur Rousseau méconnaît-il les règles du commerce international et de la spéculation ? S’offusque-t-il lorsque les poulets produits industriellement en France vont inonder et concurrencer les marchés du Maghreb ou du Moyen Orient ?
Serait-il pour une régulation et une forme de protectionnisme ? Certainement pas ! Il critique l’augmentation des importations agricoles mais ne veut pas les réguler. Il veut juste en finir avec les normes environnementales qui pénaliseraient nos productions locales.
Egratignant à peine le secteur de la grande distribution, Monsieur Rousseau n’a pas un mot pour le secteur agroalimentaire qui est pourtant l’une des causes majeures des difficultés, des laitiers notamment. 10% seulement du lait produit est vendu sous forme liquide. Une autre partie est transformée mais l’essentiel, après décomposition, est vendu sur les marchés dans différentes filières (boulangerie, diététique, textile, acieries, …) à des prix sans commune mesure avec ce qui revient aux producteurs. La valeur ajoutée est accaparée entre quelques mains, mais certainement pas celles des femmes et hommes qui peinent et bossent sans compter.
Evitant habilement les causes des maux des agriculteurs, la FNSEA inonde les medias de ses éléments de langage et tente encore de convaincre les agriculteurs qu’elle les défend. Pas de réductions des élevages intensifs, pas de changements de pratiques agricoles, batailles pour l’irrigation au mépris du bon sens, course à l’endettement, etc…
La FNSEA soutient le modèle libéral productiviste qui a conduit à la disparition de centaines de milliers de paysans, à la destruction de 70% des haies françaises et donc à une part importante de biodiversité affectée par ailleurs par l’usage massif des pesticides. L’air et l’eau sont pollués, la fertilité des sols est déplorable sans fertilisants de synthèse, la rémunération des agriculteurs est minable et le prix des terres rend ces dernières inaccessibles aux prétendants à l’installation.
Les suicides sont toujours aussi nombreux dans la profession et étrangement la politique défendue par la FNSEA n’endigue pas le flot de ces drames qui ne datent pas des mesures environnementales actuelles. Un dirigeant (dont je tairais le nom) de cette organisation nous déclarait il y a quelques années que si certains en étaient venus au suicide, c’est qu’ils n’avaient pas su faire les bons choix pour leur exploitation… Infamie parmi tant d’autres.
Malgré un discours lisse et donnant une illusion de respectabilité, ce syndicat n’est rien d’autre que le fossoyeur des agriculteurs. Il fait miroiter depuis des décennies des progrès qui n’arrivent jamais.
Ces jours-ci quelques agro-terroristes crachaient leur désespoir et leur colère contre ce qu’ils pensent être la source de leurs maux en provoquant une explosion dans les locaux de la DREAL de Carcassonne. Continueront-ils longtemps à se tromper de cible ?
par Adèle Cailleteau sur https://basta.media/
Après avoir travaillé toute la saison agricole, 17 travailleurs marocains n’ont toujours pas été payés. Coincés dans le Vaucluse, ils ont décidé de rester ensemble jusqu’à avoir obtenu gain de cause, malgré des conditions de vie indignes.
L’ennui rythme leurs journées. Certains tentent de se réchauffer près du feu ou en préparant du thé, d’autres restent simplement assis, côte à côte, dans le garage qui sert à la fois de cuisine et de salle de vie, entre la gazinière de fortune et des vivres apportés par les Restos du cœur.
De petits groupes se forment parfois pour discuter en arabe ou se taire ensemble. Il faut dire que ces 17 hommes, âgés de 22 à 46 ans, vivent dans la promiscuité depuis des mois. Ils sont coincés ensemble dans une petite maison à l’entrée d’un village du Vaucluse. Arrivés du Maroc comme travailleurs saisonniers entre mai et octobre 2023 pour les derniers venus, ils ont récolté asperges, courgettes, cerises et fait les vendanges au pied du mont Ventoux dans une exploitation agricole.
Le travail est dur, quasiment sans jours de congés. Et les 17 hommes n’ont toujours pas été payés par l’employeur, la SAS de Rigoy. Selon les ouvriers agricoles, l’entreprise s’est contentée de leur donner quelques dizaines d’euros en espèces de temps à autre, pour qu’ils puissent s’acheter de quoi manger et continuer à travailler. Ils assurent que le patron veut les faire retourner au Maroc, leur promettant d’être payés là-bas.
L’entreprise condamnée à payer
Mais les 17 ne se laissent pas faire. Dès le mois de juillet, une délégation a parcouru à pied les dix kilomètres qui les séparent de Carpentras pour prendre le bus jusqu’à l’inspection du travail d’Avignon. Celle-ci a étudié le dossier et a dépêché sur les lieux un inspecteur. Dans la foulée, les travailleurs sont entrés en contact avec le défenseur syndical Force ouvrière Hervé Proksch, qui a saisi le conseil de prud’hommes en référé mi-octobre pour cinq premiers dossiers. « J’ai déjà eu pas mal de cas dans ma carrière, mais jamais autant de travailleurs non payés sur la même exploitation », assure le syndicaliste.
Résultat : le tribunal a condamné l’employeur à verser entre 6000 et 8000 euros à chacun de ces cinq ouvriers agricoles, pour le versement des salaires de deux ou trois mois (selon les cas), les heures supplémentaires impayées, les dommages et intérêts. Le 8 janvier dernier, le conseil de prud’hommes a de nouveau condamné l’employeur à payer et à indemniser trois autres salariés et va étudier plus en détail trois autres cas sur lesquels il ne s’est pas encore prononcé. Une autre décision sur le fond est attendue le 19 avril, concernant des salariés qui ont travaillé sans contrat de travail.
Les 17 cas sont différents, avec notamment des durées totales de travail qui varient entre les premiers qui sont arrivés en mai et les derniers en octobre. Les cas qui sont passés en référé sont les plus évidents : un contrat, des fiches horaires remplies au jour le jour, mais pas de salaire. Ceux sur lesquels le conseil de prud’hommes veut examiner sur le fond sont les cas plus complexes, par exemple sans contrat de travail, mais avec tous les documents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration pour les faire travailler comme saisonniers en France. Les travailleurs n’ont aussi pas tous fait appel au défenseur syndical en même temps.
Le gérant mis en examen pour traite d’êtres humains
Le gérant et le comptable de l’exploitation agricole ont été placé en garde à vue le 17 janvier 2024 puis mis en examen pour traite d’être humains et soumission de personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail et d’hébergement indignes.
Les décisions de justice des prud’hommes sont importantes, mais elles ne changent rien au quotidien des 17 travailleurs. Ils n’ont toujours pas perçu un centime et la société qui les employait a été placée en redressement judiciaire le 24 décembre… En parallèle, les ouvriers agricoles ont tous porté plainte auprès de la gendarmerie, faisant notamment état de leurs conditions de vie et de logement indignes. Ils sont en contact avec une avocate, Anne-France Breuillot. Une enquête de gendarmerie est en cours, la procureure de Carpentras a été saisi du dossier le 13 juillet 2023 par la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités.
Un communiqué du parquet indique ce lundi 22 janvier qu« ’à la suite des investigations réalisées », le gérant de l’exploitation agricole, âgé de 74 ans, ainsi que que le comptable, âgé de 43 ans, ont été placé en garde à vue le 17 janvier 2024 puis mis en examen. Parmi les chefs d’accusation retenus à leur encontre : traite d’être humains et soumission de plusieurs personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail et d’hébergement indignes.
Le Code pénal définit la traite d’êtres humains comme « le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation », dont via la « soumission à du travail ou à des services forcés », par exemple par « la promesse de rémunération » et à des « conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité ». La traite des êtres humains peut être punie de sept ans d’emprisonnement.
Face une machine judiciaire qui se met doucement en route, les Marocains n’ont aujourd’hui d’autre choix que d’attendre. « On ne fait rien. On n’a pas le droit de travailler », répète Boujemaa. L’homme montre son ventre et fait signe qu’il a pris de l’ampleur à cause de l’inactivité. Puis il pointe du doigt un mur de parpaings qu’il a érigé à côté et semble presque regretter la période où le patron lui demandait de faire de la maçonnerie dans des maisons du coin – alors que son contrat de travail mentionne pourtant bien « ouvrier agricole ».
Des contrats de travail vendus 12 000 euros
Retourner au Maroc est impossible pour eux, en tout cas pas pour l’instant. Les 17 hommes viennent tous de la région de Taza, au nord-est du Maroc, et disent avoir été recrutés sur place par le père de l’actionnaire majoritaire de la SAS de Rigoy (qui détient 99 % des parts), qui réside dans cette région. Il leur aurait fait payer 10 000 ou 12 000 euros en leur promettant en échange un contrat de saisonnier à vie ou en leur faisant miroiter la possibilité de s’installer et vivre en France après trois ans.
Certains relatent avoir payé en espèces, d’autres par virement. En même temps que l’un d’eux raconte tout cela, un jeune homme emmitouflé tend son téléphone portable sur lequel tourne une vidéo montrant un échange de liasses de billets, tandis qu’un autre apporte une pochette en plastique de laquelle il sort un papier qui atteste d’un virement de 100 000 dirhams, soit un peu moins de 10 000 euros.
Pour récolter pareilles sommes, ces ouvriers agricoles ont dû se séparer de tout ce qu’ils possédaient, comme Abdelghani qui a vendu sa voiture, ses deux vaches, ses 15 moutons et a pris un crédit. Mohammed a quant à lui tout emprunté à sa famille. En parlant avec les mains, un troisième croise ses avant-bras l’un sur l’autre pour mimer les menottes et faire comprendre que le retour au Maroc serait synonyme de prison, faute de pouvoir rembourser l’argent emprunté.
Parmi les travailleurs bloqués là, certains étaient déjà venus travailler l’année dernière et n’avaient pas non plus été payés. « Ils ont fait du football avec nous », dénonce le plus âgé, pour évoquer le fait que le patron en France de l’exploitation agricole et le père de son associé actionnaire au Maroc, se sont renvoyés la responsabilité de la rémunération des ouvriers. Pour ne pas se faire encore arnaquer, ils restent en France et continuent à vivre dans cette maison composée de seulement trois chambres et d’une grande pièce, toutes recouverte de matelas.
« Sans les Restos du cœur, on serait morts »
Selon eux, c’est le patron lui-même qui les a conduits là depuis l’aéroport. Tous détiennent parmi leurs documents rangés dans de précieuses pochettes une attestation d’hébergement signée de la propriétaire des lieux, qui s’avère aussi être l’épouse de leur employeur. Pourtant, le patron Michel Jean déclarait fin décembre au journal régional La Provence que les travailleurs agricoles faisaient preuve de « mauvaise foi » et il les accusait de « squatter la maison ». Contacté par téléphone par Basta!, il n’a pas répondu à nos sollicitations.
Durant la saison agricole, la maison était reliée à l’eau et à l’électricité, qui ont été coupées dès que les récoltes ont pris fin. « Un jour, on est partis tous ensemble aux Restos du cœur, et quand on est revenus, le tuyau avait été coupé », explique Boujemaa, pointant du doigt la chambre à air de vélo utilisée pour rafistoler le raccordement à l’eau. Un effort vain, puisque l’eau a aussi été coupée à la source. Depuis, les hommes ne peuvent plus utiliser ni la douche ni les toilettes (une pompe électrique est indispensable à leur bon fonctionnement) et ne laissent plus la maison inoccupée.
Survivre grâce à la solidarité locale
« Sans les Restos du cœur, on serait morts », résume Abdelghani, créant un petit nuage de buée autour de sa bouche. Ce sont les associations locales – Restos du cœur et Secours catholique de Mazan – et des voisins qui permettent aux travailleurs de survivre. Alertées mi-novembre, les associations ont commencé par l’urgence avec des dons de vêtements chauds, de matelas supplémentaires, des couvertures et de quoi manger.
La coopérative agricole installée en face met à leur disposition un robinet pour recharger des bidons en eau et des prises pour les téléphones portables. Une équipe de bénévoles solidaires s’est organisée pour créer une cagnotte et améliorer le quotidien des hommes en leur permettant de prendre des douches à tour de rôle, de laver leur linge, de consulter un médecin si besoin, de manger à leur faim, et d’être suivis par le centre médico-psychologique.
Désormais, la maison reçoit tous les jours de la visite. Aussitôt arrivé, Alexis Rivière, habitant du village voisin, a déjà dans la main un verre rempli de thé. Sa mission du jour sera de conduire Mohammed à la préfecture d’Avignon pour qu’il y retire son titre de séjour. Ils reviendront bredouilles, la préfecture étant fermée pour cause d’une manifestation d’agriculteurs.
« La plupart du temps, dans ces situations, l’employeur divise pour régner. Là manifestement, il n’a pas réussi à le faire de façon efficace. Les salariés sont solidaires », relève aussi Jean-Yves Constantin, du Collectif de défense des travailleur·ses étranger·ères dans l’agriculture (Codetras). Il a accompagné les 17 hommes dans leur demande de titre de séjour vie privée et familiale pour rester sur le territoire le temps des procédures en justice.
Familier des abus dont sont régulièrement victimes les travailleurs agricoles étrangers, il dénonce le manque de contrôle du côté de l’État, qui rend de telles dérives possibles. « Avant, pour accorder ou non l’autorisation de faire venir un travailleur saisonnier, les services de l’État vérifiaient la cohérence entre le nombre de salariés demandés et la surface de l’exploitation agricole, ou bien que l’exploitation payait bien ses cotisations sociales. » Ces contrôles n’existent plus, déplore Jean-Yves Constantin. « Ce qui permet à un certain nombre d’employeurs de ne plus respecter ni le droit ni les personnes, ajoute-t-il. Par l’absence de contrôle, c’est le ministère de l’Intérieur qui couvre tous ces trafics. »
Adèle Cailleteau
Photo de une : Les journée des 17 travailleurs saisonniers sont aujourd’hui rythmées par l’ennui, les démarches administratives, et le thé pour tenter de se réchauffer en l’absence de chauffage/©Adèle Cailleteau
Nous avons contacté sur son téléphone portable le patron de l’entreprise, Michel Jean, mais il ne n’a pas répondu à nos sollicitations.
Mise à jour du 22 janvier 2024 : L’article a été mis à jour avec l’ajout de l’information de la garde à vue de l’exploitant et du comptable de l’exploitation agricole et de leur mise en examen pour traite d’être humains et soumission de personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail et d’hébergement indignes.
le 22 janvier 2024
Jessica Stephan sur www.humanite.fr
Dans son rapport annuel publié lundi 22 janvier, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes dresse un constat accablant de la construction du sexisme dans la famille, à l’école et sur le numérique, tout en insistant sur le décalage entre la prise de conscience des inégalités et des violences, et la persistance de cette attitude discriminatoire.
« Nous avons mis en lumière les trois secteurs dans lesquels le virus du sexisme était inoculé : essentiellement la famille, l’école et le numérique », résume Sylvie Pierre-Brossolette, présidente du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Dans son rapport publié le 22 janvier, le HCE décrit l’état inquiétant du sexisme en France, notamment chez les jeunes adultes, et constate le décalage entre la prise de conscience générale des inégalités et des violences et leur persistance, voire leur recrudescence. Avec un message fort : il est urgent de « s’attaquer aux racines du mal ».
Une incubation dès le plus jeune âge
Premier enseignement : Les stéréotypes de genres et les inégalités se construisent dès les premières années. Ainsi, le rapport indique que 70 % des femmes estiment ne pas avoir reçu le même traitement que leurs frères au sein de leur famille, alors que les parents pensent avoir traité leurs enfants de la même manière, toutes générations confondues.
Une différence de traitement qui persiste à l’école, selon près de la moitié des 25-34 ans. À l’école, « on crée des mondes, le monde des filles et le monde des garçons. La distinction sert une hiérarchie », analyse Édith Maruéjouls, géographe du genre. Elle opère à tous les niveaux : comportements, tenues, choix des activités, cour de récréation… pour devenir des mondes « imperméables ». Avec des conséquences : « Il faut s’attaquer à l’absence de relation qui fait violence plus tard », insiste la géographe. Le numérique alimente également massivement ces stéréotypes genrés, puisque selon le HCE, 92 % des vidéos pour enfants en contiennent.
Un phénomène toujours prégnant, notamment chez les 25/34 ans
« Le constat général est accablant », analyse Sylvie Pierre-Brossolette : 9 femmes sur 10 déclarent avoir subi une situation sexiste. Les proportions sont similaires pour les renoncements à des comportements visant à éviter d’être victimes de sexisme. « Malgré la conscientisation de toutes les générations, hommes comme femmes, sur la nécessité de l’égalité et de lutter contre les violences – 84 % de la population estime prioritaire la lutte contre le sexisme –, la pratique est complètement en décalage avec cette exigence morale et politique. C’est très frappant. » analyse Sylvie Pierre-Brossolette.
La catégorie des jeunes adultes est la plus préoccupante, selon la présidente : « Les conclusions de l’étude de cette année, malheureusement, corroborent et amplifient le diagnostic de l’année dernière : le sexisme reste prégnant, particulièrement chez les 25-34 ans. » Le rapport pointe une « résistance masculine », un véritable backlash. Ce retour en force des injonctions conservatrices, notamment à la maternité – 54 % des femmes de 25-34 ans la ressentent – et à l’assignation à la sphère domestique, est particulièrement présent sur les réseaux sociaux.
Et si 37 % des femmes déclarent avoir subi une relation sexuelle non consentie, toutes tranches d’âges confondues, ce taux passe à 50 % pour les femmes de 25-34 ans. Enfin, deux tiers des jeunes hommes déclarent s’inspirer du porno pour leurs relations sexuelles. « Quand on sait que 90 % des vidéos pornos contiennent des violences passibles du code pénal, selon la procureure de Paris, il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir des générations qui arrivent baignées et biberonnées au porno », ajoute Sylvie Pierre-Brossolette.
Le tonneau des Danaïdes
Des jeunes adultes qui ont ou auront peut-être des enfants, exposés à leur tour à ces représentations, avec un risque d’aggravation. « Ce sera le tonneau des Danaïdes. Si on n’agit pas au départ, on aura à l’arrivée des générations qui seront tout aussi violentes, sinon plus, que leurs aînées », craint la présidente du HCE. Tant qu’aucune action n’est menée à la source, le sexisme se perpétue. Un point de vue partagé par Édith Maruéjouls : « Ne pas agir sur la question égalitaire, c’est produire un système inégalitaire. C’est une question qui se pose de manière collective. »
La conclusion ? Agir sur tous les fronts où cela est possible. Le rapport formule ainsi trois axes de recommandations complémentaires : « éduquer » à l’égalité et lutter contre l’invisibilisation des femmes ; « réguler », particulièrement les contenus numériques et la pornographie ; et « sanctionner » de manière plus systématique et efficace. « Il y a évidemment une grosse responsabilité à l’Éducation nationale. Cependant, si on ne fait rien pour agir sur le numérique, il dominera tout », précise Sylvie Pierre-Brossolette, qui lance « un appel urgent aux pouvoirs publics afin qu’ils agissent, pour redresser la situation tant qu’il en est encore temps ».
publié le 22 janvier 2024
Ruffin François, député de la Somme sur https://blogs.mediapart.fr
Voilà plusieurs fois que vous me tendez la main, « il faudra parler avec Monsieur Ruffin ». Il le faut, oui, ce dialogue, avec vous. Permettez-moi de démarrer cet échange ici...
Mes meilleurs vœux, d’abord, de bonheur, politique comme personnel, de paix partout et pour tous.
Voilà plusieurs fois que vous me tendez la main, « il faudra parler avec Monsieur Ruffin ». Il le faut, oui, ce dialogue, avec vous, dont la voix compte, et avec d’autres.
Permettez-moi de démarrer cet échange ici.
A l’automne 2018, à la veille d’un hiver en jaune, vous déclariez avec franchise : « Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie ». Tout le monde ou presque vous était tombé dessus : « déconnexion », « gauche bobo », « nomade sans ancrage », etc. Votre propos ressort aujourd’hui, et à nouveau pour vous dénoncer comme « hors sol ».
J’avais, pour ma part, apprécié votre lucidité. C’était en vérité une autocritique de classe, si l’on prenait soin de vous citer plus longuement : « Moi, je suis né du bon côté de la barrière socio-culturelle, je fais partie de l’élite française, j’ai fait Sciences-Po, comme la majorité des gens qui nous gouvernent. Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème. Ce qu’il faut essayer de faire, c’est sortir de soi-même… » J’avais lu et apprécié votre essai, Les Enfants du vide (2018), qui pointait lui aussi cet entre-soi des élites, qui était traversé de ce retour sur vous-même, critique.
Comme vous le savez, la Picardie, j’en suis, j’y vis, j’y suis élu. Je la laboure depuis vingt-cinq maintenant que je suis « sorti de moi-même », d’usines en boites d’intérim, de sa ruralité à ses quartiers, du Ponthieu au Vimeu. Je sais pour qui je me bats. Mille vies, mille récits, qui m’habitent, me portent, quand, par une nuit triste à Paris, dans une Assemblée quasi-vide, je me demande : « A quoi bon ? » Ce sont des paroles, des prénoms, d’Annie, d’Ahmed, de Jacky, d’Hayat qui me regonflent pour ferrailler sur des alinéas au Palais Bourbon, pour batailler entre deux éditorialistes à la télévision.
Je pars de là, de chez moi.
Parce que, avec sincérité, sans agressivité, vos propos, ces derniers temps, me paraissent pour de bon hors sol, déconnectés, sans ancrage. Je n’y retrouve plus rien du « retour sur soi-même », mais au contraire tout – pardonnez ma franchise – d’une élite qui avance, avec arrogance et inconscience. C’est un chemin inquiétant pour la gauche, même pour le centre-gauche. C’est un grand bond en arrière, comme si les vingt dernières années n’avaient pas compté. Comme si des secousses majeures, le « non » au référendum de 2005, le mouvement des gilets jaunes, voire les manifestations contre la retraite Macron, n’avaient pas existé. Comme si, politiquement, les élections de 2017 et de 2022 n’avaient pas acté, dans les urnes, les ruptures à gauche. Comme si les Le Pen, père et fille, n’avaient pas prospéré sur le désarroi, sur l’industrie qui fuit, mais aussi sur une « démocratie » sans démos, contre le démos. Comme si on repartait pour un tour, avec une « social-démocratie » à la papa, teintée d’écologie, vieille politique avec un nouveau visage. Comme si vous renonciez à parler à la Picardie. Comme si vous leur tourniez le dos aux Annie et compagnie, et même : comme si vous les renvoyiez au pire.
Prenons dans l’ordre.
***
Commençons par le référendum.
Vous dites, je vous cite longuement, par respect pour votre pensée :
« Je pense qu’en fait, quand on est élu, on est élu sur un projet et aussi élu pour prendre des décisions. Et que donc se décharger des grandes décisions sur la question du référendum, eh bien c’est finalement affaiblir en réalité la démocratie représentative. Je pense qu’aujourd’hui on a une chute du statut du représentant. C’est sans doute largement la faute des représentants, mais c’est aussi un problème de la société. Il faut accepter d’être représentés. »
De quand date le dernier grand moment démocratique dans notre pays ? Pas seulement sur la tête des candidats, mais sur le fond ? De 2005. Du référendum sur la Constitution européenne. Pour une fois, on nous demandait notre avis, sur ce qui fait et défait les vies, sur le cours de l’économie. Avec des salles entières remplies, des lectures d’un texte abscons, des échanges d’arguments, des intellos aux prolos. Et à l’arrivée, un vote clair, massif : « non » à 55% chez les Français, à 65% en Picardie, à 80 % chez les ouvriers. Ce « non » populaire fut ignoré, balayé, méprisé, écrasé, par Sarkozy et Hollande, qui à l’époque avaient fait la Une commune de Paris Match. L’un en contournant ce vote par le Congrès, l’autre en enfonçant le clou avec le TSCG et sa soumission à l’orthodoxie allemande dès les premiers jours de son quinquennat, reniant à son tour les promesses pour lesquelles il avait été fraîchement élu. Et l’Union européenne, comme le reste, a continué comme avant : sans les Françaises, sans les Français.
Ce déni, ce mépris, nourrissent un profond ressentiment, qui pèsent sur les âmes comme un couvercle. Parfois, rarement, le couvercle saute. Ainsi du 17 novembre 2018, quand les Gilets jaunes se sont installés sur les ronds-points. Je lisais quoi, sur les chasubles ? « Faire l’amour une fois tous les cinq ans, ce n’est pas une vie sexuelle. Voter une fois tous les cinq ans, ce n’est pas une vie démocratique. » Et cette exigence s’est répandue, très vite, avec une demande, une revendication : le Ric, le référendum d’initiative citoyenne. Vous connaissez la suite : les éborgnés, le blabla du Grand débat, les pelleteuses détruisant les cabanes… De quoi remettre le couvercle, de force.
Puis la France a enchaîné les calamités : la crise Covid, la guerre en Ukraine, la réélection de Macron. Et avec son hubris, sa folie, plutôt que d’apaiser, plutôt que de rassembler, il est venu déchirer encore : la réforme des retraites, seul contre sept Français sur dix, contre neuf salariés sur dix, contre les syndicats unis, contre des manifs records jusqu’aux plus reculés des sous-préfectures, et même contre les députés à l’Assemblée. Une loi ratifiée sans vote, à coup de 49.3.
Voilà les derniers temps forts de notre démocratie représentative. « Il faut accepter d’être représentés », dites-vous. Mais les gens l’acceptent, très volontiers même : ce qu’ils refusent, c’est d’être trahis. Et les dernières expériences n’inspirent pas la confiance.
D’où l’exigence, que je partage, d’une part de démocratie plus directe. Par des Conventions citoyennes, certes. Par des grandes consultations populaires. Mais par le Ric, surtout, que nous devons inscrire dans la Constitution, à l’instar en Suisse des votations.
Vos propos, à l’inverse, invitent à poursuivre dans un despotisme éclairé, un « cercle de la raison » que vous et les vôtres incarneriez. A remettre notre destin entre les mains d’élites, de représentants, qui suscitent désormais méfiance, défiance.
***
Ensuite, sur l’élargissement à l’Ukraine.
Vous dites : « Si vous votez pour nous, nous soutiendrons l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Si vous êtes farouchement hostile à cette adhésion, je vous propose de voter pour la liste du RN. »
Quel cadeau ! Bon sang, vous croyez que Marine Le Pen a besoin de votre coup de pouce ?
D’où parlez-vous, surtout ? Quel prix avez-vous payé, quel prix ont payé vos proches aux précédents élargissements ? Aucun. C’était au nom de la solidarité, des valeurs, que les dirigeants ont ouvert l’Union européenne à la Pologne, la Hongrie, la Roumanie et consorts. Avec quelles conséquences ? Un cataclysme silencieux. Un million d’emplois industriels détruits. Des délocalisations en série. Ma région a vu partir Continental (vers la Roumanie), Goodyear (vers la Pologne), Parisot-Sièges-de-France (vers la Roumanie), la Générale sucrière (vers la Pologne), Delsey (vers le Portugal), Magnetti-Marelli, Honeywell, Abélia, et mille autres, plus petites. Jusqu’au double choc Whirlpool, bien sûr : d’Amiens, les lave-linge ont fui vers la Slovaquie, les sèche-linge vers la Pologne. En 1989, ce groupe (alors Philips) comptait trente-huit usines en Europe de l’Ouest. Il lui en reste dix, désormais, pour l’Europe réunifiée, de l’Atlantique jusque presque l’Oural… Des économies d’échelle. Voilà à qui les élargissements ont profité. Et voilà qui les élargissements ont frappé.
Et vous voudriez que l’on signe, à nouveau, les yeux fermés ? Vous voudriez qu’on rempile, avec 44 millions d’Ukrainiens, avec un salaire moyen à 373 €, avec des agro-holdings qui règnent sur les terres ? Il faudrait approuver, à nouveau au nom des valeurs – que je partage – de solidarité, de la paix, sans examen des conditions matérielles ? Sans garantie ? Sans assurance ? Sans protection ? Sans se demander qui va en bénéficier, qui va en payer le prix ?
Que le sujet soit complexe, qu’il mêle de la morale, du diplomatique, du militaire, du commercial, de l’économique, du social, c’est l’évidence. Que l’on doive solidarité à un pays agressé, cela va de soi. Mais pourquoi nous refaire les années 1990 avec les gentils ouverts, tolérants et pacifiques contre les méchants fachos, repliés sur eux-mêmes ? Vous n’avez donc tiré, finalement, aucune leçon, aucun bilan ?
Personnellement, vous le devinez, j’éprouve une immense réticence. Et cette réticence est partagée, largement, il me semble, dans mon coin, dans tout le pays je dirais. Non par racisme, non par égoïsme, mais par expérience. Nous avons déjà donné, en vies brisées, en salariés licenciés.
Et à eux, vous faites la leçon. Eux, vous les poussez dans les bras du RN, bravo ! Chapeau ! Je fais de mon mieux, moi, je me bagarre, pour les ramener à gauche, eux, dont les parents, les grands-parents, ont voté socialiste, communiste, et vous leur dites, vous : « Partez ! La gauche vous emmerde ! Allez voir Bardella ! » Merci pour le service.
Aucun retour sur vous-même, ici, au contraire, vous incarnez pleinement votre classe. Qui sait pour tous, mieux que tous.
***
Enfin, sur le « saut fédéral ».
Vous écrivez, dans Le Monde, à propos des règles budgétaires : « Maintenant, soit nous considérons que ces remises en cause sont une parenthèse et nous consentons à être des vassaux ou des proies des grandes puissances, soit nous considérons qu’une brèche s’est ouverte et qu’il faut la creuser, en investissant massivement dans les industries de la transition, en mettant en place un protectionnisme écologique aux frontières européennes et en assumant un saut fédéral de l’Union. »
Sur la bataille à mener, à Bruxelles et Francfort, contre le retour à la normale libérale, pour des barrières douanières, nous sommes d’accord. Et même, il me semble, toute la gauche est d’accord.
Mais encore une fois : comment ? Dans le dos des peuples, et du peuple français en particulier ? Au Parlement européen avec vos collègues ? Par l’entre-soi des chefs d’Etat ? Par des combines, des majorités bricolées dans les Assemblées ? Ou au vu et au su de tout le monde : par un recours au référendum ? Par un vote clair, franc, débattu, argumenté ?
***
Dans vos propos d’hier sur New-York et la Picardie, dans votre livre Les Enfants du vide, c’est ce rapport au peuple, au pays, fait de doute,
de retour sur soi, qui m’avait intéressé. Vous sentiez des choses. Vous notiez, ainsi : « Qu’est-ce que la « gouvernance » ? C’est le gouvernement sans la politique. Sans la démocratie. Le
gouvernement des experts. Précisément ce qui est rejeté par les peuples aujourd’hui. »
Mais cet homme-là, je ne le retrouve plus. Quand je vous écoute, ces temps-ci, j’entends justement le gouvernement des experts, sans le peuple.
Une phrase m’a alerté, notamment : « Le personnel politique ne prend plus le risque de l’impopularité. »
C’est faux. Rien n’est plus faux. Depuis quarante ans, nos dirigeants ne font que ça, « prendre le risque de l’impopularité ». Fermer des maternités, vous croyez que c’est populaire ? Couper les budgets de la santé ? Geler les salaires ? Repousser l’âge de la retraite ? Imposer le libre-échange avec la Chine ? Baisser les impôts des plus riches ? etc.
Depuis des décennies, et ils en sont fiers, eux prennent des « mesures impopulaires ». Ils appellent ça « des réformes courageuses ». Mais quel est ce « courage » ? C’est le « courage » non pas de dompter les marchés financiers déchaînés, non pas d’affronter les firmes multinationales, non pas de combattre ces nouvelles puissances, mais au contraire de plier, de se courber devant elles. De mériter leur confiance, de flexibiliser le travail pour elles, de diminuer leur fiscalité. Et, pour ça, de montrer du « courage », mais du courage face à qui ? Face aux peuples, aux peuples qui jugent ces réformes injustes, qui voient leurs conquêtes rognées, leur sécurité entamée, leur bien-être érodé… Alors, oui, le « courage » d’aller contre les caissières et les infirmières, contre les enseignants et les étudiants, contre les cheminots et les ouvriers, mais jamais contre les banquiers et les actionnaires, contre les mécènes des campagnes électorales. Le « courage » d’être faible avec les forts et fort avec les faibles : le voilà, le « courage » tant vanté. Le « courage » d’une démocratie contre le demos…
Alors, prendre le risque d’être impopulaire, je veux bien, mais auprès de qui ? Des ouvriers écrasés par la mondialisation ou des financiers qui
se sont gavés ? De la bonne société qui vous applaudit, et moi parfois aussi, ou des petits, des sans-grades, des éternels laissés pour compte qui demandent, à raison, stabilité et
protection ?
Il nous faut la démocratie, aujourd’hui, pleinement, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », et non pas sans lui et contre lui. Il nous faut d’autant plus la
démocratie avec le choc climatique à affronter, qui réclame un peuple rassemblé, œuvrant ensemble, comme le décrivait le commissaire au plan Jean Monnet après-guerre : « Je ne sais pas
encore exactement ce qu’il faut faire, mais je suis sûr d’une chose, c’est qu’on ne pourra pas transformer l’économie française sans que le peuple français participe à cette transformation. » Et
plus loin : « Toute la nation doit être associée à cet effort. »
Enfin, dans quel esprit je vous écris tout ça ? Je ne veux pas d’un retour des « deux gauches irréconciliables ». Ce serait la certitude de la défaite, la voie ouverte au pire.
Car, oui, je vois se dessiner le tableau. Une partition même où chacun joue son solo, se tourne le dos : une gauche radicale qui fait tout pour effrayer, et un centre-gauche tout pour désespérer. Une gauche radicale qui n’assume pas sa nouvelle centralité, qui ne s’élargit pas, qui ne grandit pas. Un centre-gauche qui revient en arrière, qui revient sur les ruptures, nécessaires, avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation.
Je le fais sans agressivité, mais avec sincérité. Avec un franc désaccord.
Mais surtout avec inquiétude pour l’avenir de notre camp celui de la gauche et du progrès humain.
Cordialement,
François Ruffin.
publié le 21 janvier 2024
Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr
Il y a la bataille des images que se livrent le Hamas et l’armée israélienne. Mais il existe aussi un abysse entre ce que voient le peuple israélien et le peuple palestinien à travers les médias. Premier volet de notre mini-série.
Depuis plus de 100 jours, la chaîne qatarie Al Jazeera, la plus regardée du monde arabe, ne parle que de Gaza. Sur une heure d’antenne, et depuis quelques jours seulement, seules les toutes dernières minutes peuvent éventuellement être consacrées à d’autres actualités internationales, par exemple la guerre en Ukraine.
La chaîne d’information en continu – la « péninsule » ou « l'île » en arabe – a tourné tous ses efforts et ses caméras vers la petite bande de terre palestinienne prise sous le feu incessant de Tsahal, désignée comme « l’armée de l’occupant » sur la télévision fondée en 1996, qui a vu sa figure la plus connue, Shireen Abu Akleh, mourir sous les balles de celle-ci en 2022, alors qu’elle couvrait un raid militaire sur le camp de Jénine en Cisjordanie.
Grâce à des moyens exceptionnels, à des correspondants à Tel-Aviv, au Liban et à Ramallah, et à des journalistes présents en permanence dans l’enclave palestinienne, Al Jazeera est devenue le centre de l’attention des Palestinien·nes du monde entier et, au-delà, de l’ensemble du monde arabophone.
Déjà célèbre, son reporter vedette à Gaza, Wael al-Dahdouh, qui vient d’arriver au Qatar après avoir pu quitter le territoire exsangue par l’Égypte, y est devenu un héros national depuis qu’on l’a vu apprendre en direct la mort de sa femme et de ses enfants dans un bombardement israélien, partir se recueillir sur leurs corps et retourner quelques heures après sur le terrain…
Média inféodé au Hamas – selon le leadership israélien, qui menace régulièrement de fermer ses bureaux –, instrument de soft power du Qatar et/ou dernier espace de visibilité de la souffrance des Gazaoui·es, la chaîne d’information Al Jazeera occupe désormais une place centrale dans la représentation que se fait le monde arabe et palestinien de la guerre en cours.
Mais elle tient aussi une place cardinale dans l’information mondiale depuis le 7 octobre dernier, alors que l’enclave palestinienne demeure interdite d’accès aux médias occidentaux. À cet égard, les rédactions en anglais et en arabe de la chaîne demeurent indépendantes et n’ont pas le même ton, même si elles partagent certaines images et une ligne ouvertement propalestinienne.
Une journée sur Al Jazeera
La journée type sur Al Jazeera en arabe débute à 9 heures à Doha, soit 8 heures à Gaza et 7 heures à Paris, par l’émission présentée par le chef du bureau palestinien de la chaîne, Walid al-Omari. À partir de sa propre revue de presse – il parle hébreu –, le journaliste commence par un aperçu de la situation, ce qu’il faut retenir de la journée de la veille et ce qu’on peut attendre de celle à venir. Il contacte ensuite les différents correspondants de la chaîne : à Tel-Aviv, à Ramallah, à l’intérieur de Gaza, à la frontière de Gaza côté israélien, ainsi qu’à la frontière entre Israël et le Liban.
Sur cette frontière, dont les reporters sont contactés à chaque mouvement du Hezbollah, Al Jazeera choisit de faire intervenir de manière quasi systématique, en split screen, un·e journaliste côté libanais et un·e autre côté israélien.
Ce qui peut donner lieu à des échanges étranges. En effet, autant Al Jazeera a pour politique de nommer Israël comme tel, autant le Liban ne reconnaît pas l’existence de cet État, une loi de boycottage de 1955 interdisant à toute personne physique ou morale d’entrer en contact avec des Israélien·nes ou des personnes résidant en Israël.
Le ou la journaliste présente au Sud-Liban se retrouve ainsi à devoir se contorsionner pour évoquer la « Palestine occupée », même lorsque ses collègues en Galilée ou à Doha lui posent des questions sur Israël nommé ainsi.
Walid al-Omari accueille ensuite dans son direct un ou plusieurs spécialistes de la société israélienne, vivant en Israël ou en Cisjordanie ; à Haïfa ou à Naplouse. La plupart d’entre eux sont des « Palestiniens de 1948 » ou des Palestiniens d’Israël ayant l’avantage de connaître à la fois l’hébreu et l’arabe, qui commentent l’actualité en Israël ou en Cisjordanie occupée.
Ces intervenants s’appliquent notamment à noter les conséquences économiques négatives pour Israël de la guerre à Gaza : baisse drastique du tourisme, réduction des activités mobilisant les réservistes…
Après ce rituel matinal, Al Jazeera enchaîne les rendez-vous d’information typiques d’une chaîne en continu mais focalisés sur Gaza : bandeaux défilant en continu en bas de l’écran, Breaking News s’affichant en rouge et en gros, logo « Al Jazeera exclusif » sur les images de Gaza et présentateurs et présentatrices se succédant à l’antenne sur des tranches d’environ deux heures.
Si elles et ils sont basés à Doha, ces journalistes ont comme spécificité de venir de l’ensemble du monde arabe – Tunisie, Palestine, Jordanie, Liban… – ce qui a pour effet de renforcer l’identification de l’ensemble des pays arabophones à la chaîne qatarie et à sa couverture de Gaza.
Ces tranches d’information sont régulièrement ponctuées de bilans chiffrés des morts et blessés de la journée depuis le début de l’offensive israélienne, sans mention du fait que le ministère de la santé à Gaza qui les fournit est contrôlé par le Hamas.
Ces tranches sont composées de nombreux entretiens avec des experts intervenant depuis Amman, Istanbul ou Washington, mais pour l’essentiel de duplex réalisés avec des reporters de la chaîne intervenant en direct, depuis la Cisjordanie, le Sud-Liban ou la bordure israélienne de Gaza, mais surtout depuis différents lieux de l’enclave palestinienne elle-même.
Mercredi 17 janvier au matin, par exemple, c’est un bombardement à Rafah ayant fait plusieurs morts, dont des enfants, et l’éventrement d’un cimetière à Khan Younès qui occupent le devant d’une scène où se succèdent témoignages de survivants, images de femmes pleurant leurs proches, d’un homme portant un bébé mort au visage flouté dans ses bras, de déchets hospitaliers jetés à même la rue, avec un angle émotionnel et une empathie assumée…
Les termes employés sont systématiquement ceux de « massacres » et de « martyrs » pour désigner les morts, ce qui distingue Al Jazeera d’Al Arabiya, la chaîne saoudienne, également encore présente dans l’enclave, qui ne désigne pas ainsi les Gazaouis tués par l’armée israélienne.
Signe que la guerre à Gaza a dépassé son troisième mois et que les journalistes d’Al Jazeera ont déjà payé un lourd tribut, ce ne sont pas, ce 17 janvier, des reporters réguliers de la chaîne qui couvrent ces événements, mais des freelances engagés récemment.
Celui qui braque la caméra sur les pierres tombales brisées de Khan Younès s’appelle Ismail Abu Omar, ne porte même pas de gilet de protection ou de casque siglé « presse », et parle à travers son téléphone portable et non un véritable micro.
Celui qui fait le reportage à Rafah, Hani Shaer, ne dispose pas non plus d’un gilet pare-balles, ni d’un micro siglé « Al Jazeera », et donne à voir un immeuble éventré, des jouets d’enfants, une antenne satellitaire à terre, en expliquant qu’il s’agit d’une « nouvelle Nakba » (en référence à la « catastrophe » de l’exode palestinien de 1948).
Des vidéos des brigades du Hamas
Ces tranches d’information sont interrompues plusieurs fois par jour par des vidéos qu’il est difficile de voir ailleurs, puisque de nombreux pays en empêchent l’accès : celles diffusées par les brigades Al-Qassam du Hamas, principalement par l’intermédiaire de leur chaîne Telegram, et moins fréquemment celles du Jihad islamique.
Annoncées par une animation basique mais néanmoins floquée d’un logo du « Déluge d’Al-Aqsa » – le nom donné à l’opération meurtrière du 7 octobre –, ces vidéos courtes montrent la plupart du temps, en caméra subjective et avec une esthétique proche du jeu vidéo, une arme – souvent un lance-roquettes Yassine – surnommé ainsi en hommage au fondateur du Hamas – visant un point rouge s’affichant à l’écran et désignant une cible israélienne qui explose avant que la vidéo ne s’arrête.
D’autres filment des combattants du Hamas, cagoulés ou floutés, émergeant d’un tunnel ou remplissant à toute allure de rudimentaires lanceurs de roquettes, parfois en criant « Allah Akbar ! » à chaque tir, sous couvert d’un peu de végétation ou d’un immeuble en ruine, afin d’éviter les tirs de riposte israéliens.
Quant aux « Breaking News » qui s’affichent à l’écran, elles ont une tendance certaine à valoriser le rôle du Qatar. Que ce soit ce mercredi 17 janvier, pour célébrer le rôle de ce pays dans le « deal » devant permettre d’acheminer des médicaments, fournis par la France, pour les otages israéliens souffrant de maladies chroniques en échange de camions d’aide humanitaire. Ou pour souligner une information demeurée anecdotique dans le reste de la presse mondiale, à savoir que l’émir du Qatar a discuté avec le président tchèque de la situation au Proche-Orient…
Galvaniser « la résistance »
En début d’après-midi, et jusqu’à tard dans la soirée, entre en scène, à l’intérieur des différents créneaux d’information, la nouvelle star de la chaîne qatarie. À plus de 70 ans, Fayez al-Dwairi, retraité de l’armée jordanienne, toujours tiré à quatre épingles, n’imaginait sans doute pas s’imposer ainsi dans les rétines et les oreilles du monde arabe. Absent de X (ex-Twitter) avant le 7 octobre, il compte désormais plus de 435 000 abonné·es.
Au début de la guerre, le correspondant militaire de la chaîne intervenait encore par Zoom depuis Amman. Mais ses analyses précises et accessibles aux non-spécialistes, ainsi que sa tendance à souligner les faiblesses et défaillances de l’armée israélienne et à galvaniser les actions et l’état d’esprit de « la résistance » – le terme uniformément employé sur Al Jazeera pour désigner toutes les factions qui combattent Israël – l’ont rendu indispensable à la chaîne qatarie, qui lui a demandé de s’installer à demeure à Doha avec toute sa famille.
Ce 17 janvier, le correspondant militaire, debout devant une carte animée représentant Gaza et indiquant des combats entre l’armée israélienne et la « résistance » dans certains quartiers de Gaza City ou du camp de Jabalia pourtant présentés comme maîtrisés par le ministre de la défense israélienne seulement deux jours avant, se délecte des dernières images produites par l’armée israélienne. On y voit, depuis un avion, le parachutage de matériel sur le sud de Gaza.
Pour al-Dwairi, comme pour l’ensemble des intervenants de la chaîne qatarie qui évoquent ce parachutage, il s’agit d’un aveu de faiblesse. L’armée israélienne serait certes capable d’investir des zones entières du sud de l’enclave, mais inapte à les contrôler dans le temps et même en difficulté pour s’en retirer. Un tel parachutage, sur un territoire aussi exigu et à quelques kilomètres seulement de la frontière avec Israël, surdoté en chars d’assaut et avions F-16, serait même le signe d’une unité de combattants israéliens en grande difficulté et assiégée…
Plus généralement, tout au long de la journée, les différents intervenants donnent à penser que Gaza finira, en dépit des souffrances actuelles, par constituer l’échec, voire le tombeau de l’armée israélienne, en usant et abusant pour cela de la comparaison avec la guerre menée contre le Hezbollah en 2006. Celle-ci avait aussi comme objectif d’en finir avec l’organisation ennemie et de ramener au pays les otages enlevés, mais n’a réalisé aucun de ces deux buts de guerre.
Tout au long de l’après-midi, al-Dwairi distille donc ses analyses sur les images récupérées sur les comptes officiels de l’armée israélienne ou diffusées sur les réseaux du Hamas ou du Jihad islamique. Il juge, ici, que l’explosion d’un char israélien n’a pas pu faire seulement trois victimes comme annoncé par l’armée israélienne, mais entre cinq et dix, compte tenu du modèle du char. Il décompose, là, une vidéo postée par les brigades Al-Qassam, le plus souvent pour souligner l’audace des combattants s’approchant au plus près de l’ennemi et l’efficacité des armes et des actions de la « résistance ».
Mais une journée sur Al Jazeera ne serait pas complète sans la grand-messe du soir, organisée autour du journaliste Mohamed Kreishan. Celui-ci prend l’antenne à 20 h 30, heure de Doha, angle son émission sur ce qu’il considère être l’information importante du jour – la politique états-unienne en ce mercredi 17 janvier – et rassemble autour de lui hommes politiques, analystes, experts et chercheurs, dont plusieurs sont des intervenants réguliers, à l’instar de Khalil Jahshan, un Palestinien-Américain basé à Washington, ou Mustafa Barghouti, un parlementaire palestinien habitant à Ramallah et critiquant aussi bien le Hamas que le Fatah.
Cette tranche phare d’Al Jazeera commente en direct les « Breaking News » mais surtout les déclarations des porte-parole du Hamas, tel Oussama Hamdan, qui s’exprime régulièrement depuis Beyrouth, Abou Obeida, porte-parole des brigades Al-Qassam à Gaza, ou, en ce 17 janvier, celle d’un responsable des houthis yéménites en treillis militaire, au débit aussi saccadé que belliqueux. Mais elle traduit et commente aussi systématiquement le point presse quotidien, tenu en hébreu, du porte-parole de l’armée israélienne, le contre-amiral Daniel Hagari.
Plus généralement, Al Jazeera passe beaucoup de temps à décortiquer les propos des responsables politiques et militaires israéliens, à montrer les images des manifestations des familles d’otages, et s’intéresse de près à l’opinion publique de l’État hébreu, à laquelle elle consacre une véritable revue de presse. Soigneusement choisie.
Ce 17 janvier, étaient ainsi mis en avant un éditorial du journal Haaretz jugeant qu’Israël devait se débarrasser du gouvernement Nétanyahou avant que la Cisjordanie n’explose et un article du Jerusalem Post titré sur la nécessité pour Israël de revenir à une vision politique modérée…
Caisse de résonance en continu des souffrances de Gaza et proposant une vision géopolitique et militaire de la situation capable de parier sur une défaite israélienne, Al Jazeera s’est d’autant plus installée dans le cœur du peuple palestinien et d’une large partie du monde arabe que les autres chaînes arabophones ne lui arrivent qu’à la cheville.
Palestine TV, financée par une Autorité palestinienne exsangue, a perdu beaucoup de ses journalistes dans les premiers jours de la guerre, demeure trop liée à un régime honni de beaucoup de Palestinien·nes et n’a pas les moyens de sa grande sœur qatarie.
Al Arabiya, la chaîne saoudienne, dispose quant à elle, potentiellement, d’autant de journalistes et de réserves financières et techniques que sa rivale, mais son traitement moins engagé et systématique de la guerre à Gaza ne lui permet pas de prétendre tenir une place similaire à celle qu’Al Jazeera occupe dans un monde arabe qui souffre au rythme des enfants tués à Gaza.
Quant à la chaîne Al Mayadeen, plus populaire qu’Al Arabiya et diffusée depuis le Liban, elle a été fondée par un ancien d’Al Jazeera, Ghassan ben Jeddou. Mais son positionnement ouvertement pro-Bachar al-Assad, ainsi que ses saillies jugées antisémites, lui ont aliéné une large fraction des Palestinien·nes.
Alors que le commandement militaire israélien annonce une baisse dans l’intensité des frappes qui ne se fait guère sentir en termes de bilan humain et matériel, tout en rappelant que la guerre sera longue et sans éclairer ce qui pourrait y mettre un terme, Al Jazeera a encore bien le temps de vibrer au diapason du martyre de Gaza.
publié le 21 janvier 2024
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
La CGT chômeurs a passé au crible près de 1 200 offres mises en ligne par l'ex-Pôle emploi. Verdict : 61,1 % d’entre elles seraient illégales, selon le syndicat qui réclame un véritable contrôle des annonces.
Les chiffres, cette année encore, sont accablants. Depuis 2016, la CGT chômeurs épluche les offres mises en ligne par Pôle emploi, pour s’assurer de leur conformité. La dernière enquête, publiée ce jeudi, montre que 61,1 % de ces dernières seraient illégales.
« C’est un problème politique, assure Pierre Garnodier, secrétaire général du syndicat. Le gouvernement s’appuie sur le nombre soi-disant élevé d’offres proposées pour justifier la pression mise sur les privés d’emploi qui ne trouvent pas de travail. Mais, ce que nous montrons, c’est que la majorité de ces offres sont illégales. »
Les équipes du syndicat ont passé près de 1 200 annonces au tamis d’une grille d’analyse comprenant plus d’une dizaine de critères : existence d’un lien Internet valable renvoyant à l’offre d’emploi, mentions discriminatoires, annonces conformes à la réalité, mentions susceptibles d’induire le demandeur en erreur, etc.
« La plupart des agences d’intérim affichent des durées de travail fallacieuses »
Un travail de bénédictin, effectué en deux journées marathon par une quinzaine de membres du syndicat. L’Humanité a pu assister à l’une des sessions. Ce mardi matin, une quinzaine de personnes s’affairent autour de la table, dans une ambiance studieuse qui n’exclut pas les rigolades. Devant eux, des piles d’offres extraites du site de Pôle emploi attendent d’être expertisées. Régulièrement, les enquêteurs appellent les entreprises recruteuses, histoire de s’assurer que l’intitulé de l’offre correspond bien à la réalité. Les appels sont systématiquement filmés, par souci de transparence.
« Un peu de silence, s’il vous plaît ! » lance quelqu’un à la cantonade, en mimant un clap de cinéma. Le faux entretien démarre, sous les regards attentifs de l’assistance. « Bonjour, madame, j’ai vu une annonce de chef de chantier qui m’intéressait, mais je voulais m’assurer que c’est bien un contrat de dix-huit mois, comme indiqué sur l’annonce. » À l’autre bout du fil, l’employée de l’agence d’intérim ne tarde pas à vendre la mèche : au départ, les candidats recrutés ne signent que pour une semaine. « Pour quelle raison ? » demande l’enquêteur. Réponse de l’agence : « C’est une demande du client. »
« Il y a énormément de plateformes qui indiquent des volumes horaires sans rapport avec la réalité, dans le seul but d’appâter les candidats. » Vladimir Bizet-Guilleron, agent administratif à Pôle emploi
« En réalité, il s’agit d’un mensonge quasi systématique ! assène Vladimir Bizet-Guilleron, agent administratif à Pôle emploi depuis 2005 et encarté à la CGT, qui pilote la session. La plupart des agences affichent des durées de travail fallacieuses. Elles cherchent avant tout à récupérer des CV pour se constituer un vivier de candidats. »
Avec le temps, Vladimir est devenu un expert en offres bidon, qu’il débusque d’un coup d’œil. À chaque secteur d’activité, ses spécificités : « Pour les aides à domicile, l’arnaque porte surtout sur le nombre d’heures proposées. Il y a énormément de plateformes qui indiquent des volumes horaires sans rapport avec la réalité, dans le seul but d’appâter les candidats. »
La durée des contrats travail à la tête du candidat
Au chômage depuis quatre ans, Alexis participe lui aussi à la journée d’enquête. Il a déjà appelé une vingtaine de sociétés, ce matin, dont trois seulement « étaient dans les clous ». Il nous livre les « pépites » du jour. Il y a, par exemple, cette entreprise d’intérim qui avoue placidement que la durée du contrat de travail est déterminée à la tête du candidat : cela peut-être une semaine comme un an et demi. Ou une autre qui avoue qu’à diplôme équivalent, ils préféreront embaucher une personne handicapée, pour percevoir des aides.
Alexis décerne une mention spéciale à cette annonce intitulée « métallier-serrurier », qui, en fait d’offre d’emploi, propose d’acheter… une serrurerie de 229 000 euros, sise dans le 18e arrondissement de Paris. « À visiter rapidement », tient bon de préciser le site.
Et puis, en parcourant les annonces d’emploi qui s’empilent sur le bureau, on en trouve d’autres, parfaitement légales, qui en disent long néanmoins sur la précarisation du travail. La prestigieuse École alsacienne, établissement scolaire fréquenté par tout le Gotha (dont le nouveau premier ministre), recherche un surveillant en CDI. Modestie salariale exigée : la durée de travail est de huit heures par semaine, soit 404 euros brut par mois. Mieux encore, une plateforme propose une garde d’enfant à domicile, mais pour la seule journée du 12 janvier, « de 12 heures à 18 heures ».
« En parcourant les offres proposées dans les services à la personne, on se rend bien compte de leur caractère hyper-précarisant, dénonce Victoire, qui épluche elle aussi les annonces. Il ne s’agit pas ici de sortir les gens du chômage, mais seulement de les faire sortir pendant quelques mois de la catégorie A de Pôle emploi (demandeurs n’exerçant aucune activité, même réduite)… »
Contactée, la direction de France Travail nous assure que « toutes les offres font l’objet d’un contrôle automatisé, s’appuyant sur l’intelligence artificielle, pour écarter celles contenant des mentions discriminantes ou non conformes à la réglementation. Les offres directement déposées par les employeurs sont de surcroît vérifiées par les conseillers en charge des entreprises, donnant lieu en cas de suspicion à un contact avec l’employeur en vue de modifier l’offre et de mettre fin à la suspension de publication.»
La direction assure par ailleurs conduire une étude tous les ans pour vérifier la légalité des offres publiées. « En 2023, cette étude de 5000 offres a montré que 92,9% des offres publiées sur le site étaient conformes au cadre légal», affirme-t-elle. Pour l’heure, elle ne nous a pas transmis les résultats.
publié le 20 janvier 2024
Mathilde Mathieu sur www.mediapart.fr
Corapporteur d’une mission parlementaire sur le financement de l’école privée, le député Paul Vannier (LFI) dénonce l’« opacité » de certaines subventions, de même que l’indigence des contrôles opérés par l’État. En pleine affaire Oudéa-Castéra, il insiste sur l’urgence de revoir le système de financement de fond en comble.
Enseignant et responsable du programme « éducation » du candidat insoumis Mélenchon, le député Paul Vannier n’avait qu’un objectif en entrant à l’Assemblée nationale en 2022 : « Rouvrir le débat démocratique » sur le financement de l’école privée. Sans grand succès jusqu’ici.
Mais « l’affaire Oudéa-Castéra » rebat les cartes, veut croire l’élu de La France insoumise (LFI), par ailleurs conseiller régional d’Île-de-France. Outre la démission de la ministre, qu’il réclame, il espère boucler rapidement les travaux d’une mission d’information lancée sur le sujet en septembre.
Corapporteur, il dénonce « l’opacité » qui règne dans les relations entre l’enseignement catholique et l’État et compte déposer une proposition de loi pour revoir les critères de financement et contrer les logiques « séparatistes » qui pèsent, in fine, sur l’école publique.
Mediapart : Les déclarations d’Amélie Oudéa-Castéra ont remis sur la table la question de l’école privée et de son financement. Un sujet négligé, pour ne pas dire étouffé depuis des décennies...
Paul Vannier : Cette affaire marque la fin d’un cycle et d’une omerta politique qui a duré quarante ans [le socialiste Savary avait renoncé à toute réforme après des manifestations monstres en défense de « l’école libre » en 1984 – ndlr]. À peine entamé, le débat sur le financement de l’école privée et l’égalité républicaine s’était, à l’époque, aussitôt refermé.
Quarante ans plus tard, les propos de la ministre déclenchent enfin une onde de choc. C’est qu’entre-temps, l’école publique s’est effondrée : 15 millions d’heures de cours non remplacées chaque année, 10 000 postes supprimés et 1 000 écoles fermées depuis 2017, 3 000 postes vacants aux concours, etc. Nous assistons à un moment de révélation. Et je l’espère, à un moment démocratique. Les établissements sous contrat, c’est à peu près 13 milliards de dépense publique chaque année. Trop, c’est trop.
Pourquoi dites-vous « à peu près » ?
Paul Vannier : C’est l’un de nos principaux constats à l’issue de nos travaux : personne n’est capable, en France, de chiffrer précisément le montant de cette dépense publique. Et même, personne ne cherche plus à savoir. Je parle là du montant global versé à l’école privée sous contrat, non seulement le budget de l’État [8 milliards d’euros en 2022, selon la Cour des comptes – ndlr] comprenant les rémunérations des enseignants et le forfait « d’externat » versé aux établissements du second degré pour les personnels de vie scolaire, mais aussi les dépenses des collectivités (communes, départements et régions), obligatoires pour certaines, facultatives pour d’autres.
Les estimations globales tirées de la trentaine d’auditions que nous avons menées, avec mon corapporteur Christopher Weissberg (député Renaissance), varient entre 12 et 13 milliards d’euros. L’épaisseur du trait, si je puis dire, est de l’ordre du milliard !
Comment ce flou est-il possible ?
Paul Vannier : À cause des subventions d’investissement facultatives que les régions peuvent consentir en faveur des lycées [elles sont plafonnées par la loi à 10 % du budget propre de chaque établissement - ndlr]. Or, dans certains cas, elles ont flambé. En Île-de-France, collectivité présidée par Valérie Pécresse (Les Républicains), les subventions au privé ont bondi de 450 % entre 2016 et aujourd’hui, pour atteindre 10 millions d’euros programmés en 2024 – Stanislas en bénéficie d’ailleurs.
Or, quand je demande aux représentants des départements et des régions de France les sommes agrégées au national, personne n’est en mesure de les communiquer. Personne n’en dispose. Si ces dépenses facultatives ne sont pas considérables en volume, elles manifestent évidemment des choix politiques.
Que dit, selon vous, cette part d’ombre ?
Paul Vannier : Que le système, reconduit de façon tacite depuis presque soixante-dix ans [depuis la loi Debré de 1959 – ndlr], est hors de contrôle. Il repose sur ce que les différentes parties appellent un « climat de confiance ». En réalité, il repose sur l’opacité, non seulement celle relative au détail de la dépense publique, mais aussi celle qui régit l’affectation des moyens et des postes, dont la ventilation se joue en partie dans le secret du cabinet du ministre. Ce qui est contraire à l’esprit de la loi Debré, selon laquelle le contrat d’association est passé au plus près du terrain, entre les établissements et les rectorats...
Il y a enfin une opacité sur la traçabilité des fonds versés par les collectivités, une fois qu’ils sont tombés dans les caisses des établissements. À quoi servent-ils exactement ? On peut parler là de véritables boîtes noires. Dans le premier degré, par exemple, la loi interdit que les communes financent des investissements. Pourtant, au fil de nos auditions, des allégations sont apparues laissant penser à des détournements des usages prévus. Est-ce généralisé ou pas ? En l’absence de contrôles, je ne suis pas en mesure de le dire.
Des contrôles sont pourtant prévus par la loi pour vérifier le respect, par les établissements, des engagements contenus dans leur contrat d’association. Des contrôles financiers d’une part, qui incombent aux directions des finances publiques ; des contrôles pédagogiques d’autre part, passant par les inspecteurs d’académie. Selon la Cour des comptes, les premiers sont « peu ou pas exercés », les seconds mis en œuvre « de manière minimaliste ». Qu’avez-vous constaté ?
Paul Vannier : Que l’obligation de transmission annuelle des comptes, faite aux établissements sous contrat, est inconnue de la quasi-totalité de nos interlocuteurs, dans les réseaux privés. Et la plupart d’entre eux reconnaissent ne pas y satisfaire. Dans trois régions au moins, la Cour des comptes indique d’ailleurs n’avoir observé aucune demande de ce type de la part des directions régionales des finances publiques. Notamment en Bretagne et dans les Pays de la Loire, régions où la proportion d’établissements privés sous contrat est la plus forte de France.
On imagine donc que les « sanctions » sont quasi inexistantes ?
Paul Vannier : Sur les milliers d’établissements concernés, on pouvait s’attendre à ce qu’un certain nombre de contrats soient cassés, quand des obligations financières ou pédagogiques ne sont pas respectées. Or, il semblerait que le lycée musulman Averroès soit parmi les tout premiers cas de rupture de contrat [le préfet du Nord y a mis fin en décembre 2023 – ndlr].
En tout cas, ces ruptures sont extrêmement rares depuis la loi Debré. Seuls deux cas nous sont remontés lors de nos auditions : le premier au début des années 1980 – à la suite d’un salut nazi –, et une suspension de contrat plus récemment dans un réseau d’écoles juives. Cela montre que le système repose sur un « climat de confiance » tel que jamais ou quasiment jamais le mécanisme de financement n’est interrogé. En fait, il y a une reconduction tacite, année après année.
Les exigences qui sont celles de l’État vis-à-vis d’Averroès devraient aussi prévaloir pour Stanislas, sinon cela indique un traitement discriminatoire.
Comment comprendre que le contrat du lycée Stanislas perdure malgré des propos homophobes, des messages visant à condamner la pratique de l’IVG, des manuels véhiculant une image sexiste et dégradante de la femme ? Non seulement le contrat perdure, mais il y a eu une volonté de ne pas communiquer les conclusions d’une inspection.
Dans le cas d’Averroès, qui ne respectait pas les valeurs de la République selon le préfet, les reproches faits à l’établissement ont été rendus publics... Les exigences qui sont celles de l’État vis-à-vis d’Averroès (et pourquoi pas...) devraient aussi prévaloir pour Stanislas, sinon cela indique que l’établissement musulman a été victime d’un traitement discriminatoire.
Faut-il aujourd’hui revoir le financement du privé sous contrat ? Comment ?
Paul Vannier : Nous demandons de moduler ce financement en fonction du respect d’un certain nombre de critères. S’il y a un contrat, ce contrat peut être revu, et des critères peuvent être ajoutés dans le cadre d’un débat démocratique. Ce que je propose, au fond, c’est ce qui vaut pour toute dépense publique, « critériser » et contrôler. Là, il y a une exception qui ne peut plus perdurer.
Il ne s’agit pas de couper le financement du jour au lendemain – nous ne demandons pas l’abrogation immédiate de la loi Debré, car l’état de l’école publique ne permettrait pas de faire face. Mais il faut, selon moi, un mécanisme de modulation financière qui permette d’œuvrer en faveur de la mixité sociale et scolaire. Nous préciserons nos propositions à l’issue de nos travaux.
La Cour des comptes recommande de tenir compte du « profil des élèves », plus favorisés dans le privé, voire des « performances » des établissements...
Paul Vannier : Oui, car les écoles privées écartent souvent les élèves les plus faibles. Pas toujours mais très souvent. On peut donc imaginer que dans les mécanismes d’allocation financière, ces processus d’éviction soient sanctionnés. Les établissements qui ne gardent que les meilleurs élèves n’apportent aucune plus-value éducative... Alors que le système reposait en principe sur la liberté de choix des familles, celle-ci n’existe plus : c’est plutôt la liberté de choix des établissements. Le système s’est renversé.
Au printemps dernier, le prédécesseur de Gabriel Attal et d’Amélie Oudéa-Castéra, Pap Ndiaye, a voulu imposer davantage de mixité sociale à l’école privée, afin de lutter contre la ségrégation scolaire. Sous pression, il a dû renoncer, dans son plan final, à toute mesure contraignante...
Paul Vannier : Il y a fort à parier que ce « protocole mixité », mis en place dans chaque académie, n’aura aucune portée. Pire : il a constitué une forme d’opportunité pour certains établissements sous contrat, en particulier du réseau catholique, qui s’en sont saisis pour se tourner vers les collectivités territoriales avec des exigences financières réévaluées à la hausse. En disant : « Pourquoi pas faire des efforts en matière de mixité, mais il va falloir nous aider... »
Cet épisode montre que si une guerre scolaire existe aujourd’hui, c’est bien celle menée contre l’école publique.
publié le 20 janvier 2024
Par David Gakunzi, écrivain. Sur www.humanite.fr
Je parle avec l’accent d’une terre lointaine. Je parle la langue encombrée par le sable du désert. Je viens de l’autre côté de la rive. J’ai traversé la mer, le regard plein de rêves de vie meilleure. Puis, le temps passant, j’ai vu l’autre visage de mon nouveau pays, le visage du monde quand il se retourne et se referme sur lui-même. J’ai vu la montée de l’obscurité. Je parle pour énoncer l’inaudible.
Vous est-il arrivé d’être identifié et traité comme un problème à résoudre ? Comme une question à régler ? La question à la source de tout ce qui ne va pas ? Vous est-il arrivé d’être regardé et considéré comme un simple flux migratoire à trier, gérer, sélectionner ? Ou alors comme un intrus, sujet de tous les soupçons ? Un risque sécuritaire. Une menace au corps de la nation ?
Vous est-il arrivé d’être celui dont on parle en son absence ? Sans connaître ni son parcours ni son monde intérieur. Celui qui est sommé de rester à sa place ? C’est-à-dire au seuil de la porte ? Celui qui n’a pas son mot à dire ?
Vous est-il arrivé d’être l’objet de discours péjoratifs accablants ? De discours toxiques récurrents, régressifs, fondés sur des croyances. Des préjugés. Des opinions arrêtées. Des craintes entretenues. Des peurs. La peur de celui qu’on ne connaît pas. Qui frappe à la porte. La peur qu’il n’y en ait pas assez pour tout le monde. La peur de la pauvreté qui serait le signe d’un dysfonctionnement personnel.
Vous est-il arrivé d’être l’objet de lois conçues spécialement pour vous ? De lois censées réparer le narcissisme national abîmé ? Vous est-il arrivé de vous sentir si vulnérable dans un pays parcouru par des émotions troublantes ? D’être celui qui est appelé à accomplir quotidiennement des tâches économiques subalternes et qui se retrouve, pourtant, bien malgré lui, au centre de toutes les conversations politiques ?
Vous est-il arrivé de vous sentir fatigué, lassé, éreinté, blasé et de vous dire, en haussant les épaules, qu’après tout ainsi sont les humains : toujours à projeter sur les autres ce qu’ils abhorrent au fond d’eux-mêmes. Toujours à reproduire des comportements destructeurs, génération après génération. Toujours captifs d’angoisses inconscientes et incurables. Toujours rattrapés par un état d’esprit tribal.
Vous est-il arrivé, néanmoins, de refuser de céder à la fatalité ? De vous retrousser les manches ? D’interroger l’économie politique et les structures sociales ? D’espérer la parole des sages, des poètes, des philosophes : une société recroquevillée sur elle-même se déréalise, s’ankylose et aucun être humain ne saurait vivre une vie satisfaisante replié sur lui-même. Parole de Sartre : « L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » Espérer : ça ira mieux demain…
publié le 19 janviEr 2024
Fabien Gay sur www.humanite.fr
Le 19 décembre 2023 a marqué une déchirure profonde de notre devise républicaine. Par le vote de la loi asile immigration, à travers une commission mixte paritaire pilotée directement par l’Élysée, les forces libérales et autoritaires ont donné corps à une revendication historique de l’extrême droite, avec l’introduction de la préférence nationale. S’y ajoute une atteinte au droit du sol, la restriction du droit d’asile, le durcissement du regroupement familial et des conditions de séjour, le retour de la double peine et du délit de séjour irrégulier…
Marine Le Pen peut proclamer une victoire idéologique et affirmer qu’elle irait plus loin si elle accédait au pouvoir. Partout en Europe, le vent rance et brun souffle sur nos démocraties malades de l’ultralibéralisme. Le Parlement britannique a voté l’expulsion des migrants vers le Rwanda, quand l’extrême droite allemande rêve d’un projet similaire pour les immigrés et les Allemands d’origine étrangère.
Nous vivons un moment de bascule. Des mesures racistes et xénophobes ont été crédibilisées au Parlement. C’est le produit d’un matraquage idéologique, du ministère sarkozyste de l’Identité nationale au fantasme du grand remplacement, qui a fait son œuvre. Concomitant d’une œuvre de destruction sociale, ce travail de sape a fracturé notre peuple. Ce climat révèle aussi l’échec d’un silence collectif, devenu complice, laissant à penser que l’extrême droite pouvait être battue sans l’affronter idéologiquement voire, pire, en reprenant ses thèses comme le font croire les droites coalisées.
Il n’y a rien, donc, à attendre d’un pouvoir macroniste en décrépitude qui déroule une stratégie politique minable, ni même d’un ripolinage juridique par le Conseil constitutionnel. Quand le droit des étrangers est attaqué, c’est une attaque contre l’ensemble de nos droits. Cette atmosphère suffocante nécessite une réplique populaire et unie. Il ne faut plus réagir mais agir pour ne plus accepter les mots blessants, les discriminations et le racisme.
Des forces disponibles sont déjà en action, politiques, syndicales, associatives, mais aussi dans le corps médical, universitaire, des arts et de la culture. Faisons corps ensemble, ce dimanche 21 janvier et au-delà, pour affirmer notre humanité commune.
à Montpellier : 14h30 départ place Albert 1er
Michel Soudais sur www.politis.fr
La « préférence nationale » induite dans la loi Darmanin cible les plus précaires et les enfants, qu’elle va dangereusement appauvrir, démontre le collectif Nos services publics dans une note publiée ce jeudi. Une analyse remarquable et bienvenue.
La préférence nationale introduite dans la loi immigration touchera au moins 110 000 personnes dont 30 000 enfants. Telle est l’alerte que lance aujourd’hui le collectif Nos services publics en publiant une note très fouillée. Issue du travail d’agents publics, d’économistes et de statisticiens spécialistes du système de protection sociale, elle chiffre et illustre les conséquences qu’aurait l’article 19 (ex-article 1N) de cette loi dans la vie des habitantes et habitants de notre pays s’il est validé par le Conseil constitutionnel.
C’est en effet cet article qui conditionne la quasi-totalité des prestations familiales et des allocations logement, pour les personnes étrangères uniquement (1), à une durée de présence sur le territoire d’au moins cinq années ou d’une durée d’activité professionnelle minimale de trente mois.
Seraient ainsi conditionnées :
Les prestations familiales relevant de l’accueil et de l’éducation des enfants : prime de naissance ou d’adoption, allocation de base versée jusqu’aux 3 ans de l’enfant, le complément d’activité qui vise à compenser la perte de salaire liée à l’accueil de l’enfant, et le complément au libre choix du mode de garde jusqu’à 6 ans ;
Les allocations familiales dont bénéficient toutes les familles de plus de deux enfants de moins de 20 ans ayant moins de 6 200 euros de revenus mensuels ;
Le complément familial pour les familles comptant trois enfants ou plus à charge ;
L’allocation de soutien familial, pour les parents isolés élevant leurs enfants seuls ;
L’allocation journalière de présence parentale, qui sert à accompagner les enfants malades ;
L’allocation personnalisée d’autonomie, versée par les départements aux personnes âgées de 65 ans et plus en perte d’autonomie ;
Le droit au logement décent : droit au logement opposable (DALO) pour les ménages prioritaires avec les recours associés ;
Les aides personnalisées au logement (APL) sont, elles, conditionnées à cinq ans de présence ou un visa étudiant, ou trois mois d’activité professionnelle.
Des cas-types illustrent les conséquences dramatiques de cette loi
Alors que ces mesures de « préférence nationale » ont été votées à la va-vite, le 19 décembre, sans aucune étude d’impact sur les évolutions qu’elles impliqueraient dans la vie des travailleurs et travailleuses concernées, la note du collectif Nos services publics a le mérite d’illustrer sur plusieurs cas-types les conséquences dramatiques des modifications prévues.
Dans le cas de deux employés de restauration de 21 ans à temps partiel (70 %) rémunérés au smic horaire, soit 912 €/mois, Amar (égyptien), Matthieu (français), le premier arrivé en France en 2023 n’a pas droit aujourd’hui à la prime d’activité de 393 €/mois que perçoit le second, et il perdrait demain son APL de 112 €/mois que conserverait évidemment le premier. L’un et l’autre acquittent les mêmes cotisations, sont redevables des mêmes impôts (en l’occurrence la TVA), mais Matthieu disposera au final d’un revenu mensuel de 1 412 € quand Amar, qui était déjà sous le seuil de pauvreté, basculera avec 912 € seulement en deçà du seuil de la grande pauvreté.
Autre cas-type pointé dans la note : celui de deux aides-soignantes en EHPAD, mères célibataires avec un enfant de moins de trois ans. L’écart de revenu après la mise en place de la préférence nationale serait encore plus criant avec des conséquences dramatiques faciles à imaginer.
Tous les étrangers extra-européens seraient discriminés. Avec trois enfants de moins de dix ans et les deux parents rémunérés 1630 €/mois, une famille canadienne arrivée en France il y a un an et demi, perdrait mensuellement 319 € d’allocations familiales, 182 € de complément familial et 98 € d’allocation de rentrée scolaire.
Dans le cas de deux enfants d’un an, nés en France, dans une famille ayant déjà un enfant de moins de trois ans, les droits sociaux ne seraient pas les mêmes le foyer du petit Ismaël (français par le droit du sol) dont les parents libanais sont arrivés en France en 2022.
Plus de pauvreté, moins d’intégration
Pour les auteurs de cette note : le conditionnement de ces prestations aura deux conséquences : « L’aggravation de la pauvreté des enfants et la détérioration des conditions de vie des ménages déjà précaires. » « Au moins 110 000 personnes devraient voir leur niveau de vie diminuer du fait de cette loi », notent-ils en se fondant sur une contribution adressée au Conseil constitutionnel par des économistes.
On voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression de droits sociaux et l’appauvrissement qui en découle.
Parmi ces ménages « au moins 30 000 enfants devraient ainsi subir une diminution des ressources disponibles pour leur logement, leur alimentation, leur santé et leur éducation ». 3 000 d’entre eux au moins basculeraient en situation de pauvreté portant à plus de 25 000 le nombre d’enfants dans cette situation pour les familles concernées. Plus de 8 000 porteraient à plus de 16 000 le nombre d’enfants en situation de très grande pauvreté ; au sein de cette population « 12 500 enfants vivront dans des familles disposant d’un revenu mensuel inférieur à 600 € par unité de consommation » (2).
Ces chiffres effarants ne sont toutefois pour le collectif Nos services publics qu’« une hypothèse basse » qui ne retient que les ménages dont les deux conjoints sont étrangers. Prudente, elle n’inclut ni les familles monoparentales, ni les familles dont l’un des conjoints est français.e. En incluant ces deux types de ménages, jusqu’à 700 000 personnes et 210 000 enfants pourraient être touchés par une baisse de niveau de vie.
Alors même que cette loi dans son intitulé complet se fixe pour objectifs de « contrôler l’immigration » et « améliorer l’intégration ». Si les moyens mis au service du « contrôle » n’ont jamais été aussi étendus, on voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression des droits sociaux cités plus haut et l’appauvrissement qui en découle.
Une rupture avec nos principes républicains
Une validation par le Conseil constitutionnel constituerait un « précédent dangereux pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics ».
En imposant des différences de traitement fondées sur l’origine, la loi immigration heurte des principes constitutionnels que rappellent les auteurs en citant ce que le Conseil constitutionnel écrit sur sa « jurisprudence constante » s’agissant du principe d’égalité, central dans notre devise républicaine :
« Le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Il reste que certaines différenciations sont constitutionnellement proscrites. Tel est le cas, par exemple, de celles qui ont pour objet l’origine, la race, la religion, les croyances et le sexe (art. 1er, al. 1er, de la Constitution de 1958 et 3 ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946). »
Si d’aventure les Sages – qui rendront leur décision sur la loi immigration le 25 janvier –, venaient rompre avec cette jurisprudence en validant l’introduction d’une condition de travail ou de résidence pour l’accès à des droits sociaux, cela constituerait un « précédent dangereux », estiment les auteurs. Dangereux pour les étrangers auxquels la préférence nationale pourrait être opposée pour « de nombreuses catégories de droits sociaux ou du travail ». Dangereux également « pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics » puisque le caractère universel de ces droits n’étant plus reconnus, ils pourraient être conditionnés.
Notes :
1 Ne sont toutefois pas concernées les personnes ayant obtenu la protection subsidiaire, le statut de réfugié, les personnes apatrides, ou les personnes disposant d’un titre de résident de 10 ans.
2 L’INSEE retient une unité de consommation pour le premier adulte et 0,3 unité de consommation pour un enfant de moins de 14 ans.
publié le 19 janvier 2024
Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr
John Quigley, professeur émérite de droit international à l’Université de l’Ohio, a suivi les audiences devant la Cour internationale de Justice. Il explique pourquoi les opérations d’Israël à Gaza relèvent, selon le droit, du génocide.
Qu’avez-vous appris des deux audiences devant la CIJ ?
John Quigley : L’Afrique du Sud a fait la démonstration très claire, à partir d’exemples précis, qu’un génocide est en train d’être commis à Gaza. Elle a anticipé les arguments d’Israël qui prétend, de son côté, se contenter de répondre aux attaques du Hamas sans intention de détruire la population palestinienne. Quoi que le Hamas ait pu commettre, rien ne justifie une réponse génocidaire. La Convention contre le génocide oblige les États à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la commission d’un tel crime. Or, dès le 13 octobre, quand l’ordre d’évacuer le Nord de Gaza a été donné aux populations civiles, Israël savait que c’était une condamnation à mort pour des centaines d’entre elles. C’était le début du génocide.
Israël a choisi Aharon Barack pour siéger, comme juge ad hoc, devant la CIJ. Que pensez-vous de ce choix ?
John Quigley : Aharon Barack est un survivant de la Shoah et un juriste expérimenté. Il a présidé la Cour Suprême israélienne et, dans ce cadre, s’est opposé à la réforme judiciaire voulue par Benjamin Netanyahou. Mais ses prises de position en faveur de la politique d’occupation et de colonisation d’Israël le discréditent. Cela va à l’encontre de la neutralité que l’on peut attendre d’un juge.
Côté Sud-Africain, le choix s’est porté sur Dikgang Museneke. Le connaissez-vous ?
John Quigley : Museneke est un excellent juriste qui, contrairement à Barack, n’a pas pris publiquement position sur la politique menée par Israël à Gaza. C’est un atout aux yeux de la Cour de Justice.
Les plaidoiries des avocats jouent-elles un rôle crucial ?
John Quigley : Oui. Le choix des avocats, leur éloquence, leurs arguments, tout cela est fondamental. Les équipes israéliennes et sud-africaines, à cet égard, sont très expérimentées. À la demande d’Israël, la CIJ leur a accordé une heure supplémentaire de plaidoiries. Cela ne m’a pas surpris. Ce qui se passe en Palestine mérite un examen très sérieux.
Israël conteste la validité de la procédure car l’Afrique du Sud, avant de saisir la Cour, n’a pas tenté d’en discuter avec ses représentants…
John Quigley : Cet argument ne tient pas. La Convention n’impose pas une telle négociation préalable. La saisine de la Cour peut se faire à tout moment, sans la moindre concertation préalable.
Israël affirme faire tout son possible pour venir en aide aux populations civiles, notamment en les prévenant des bombardements, en leur distribuant de l’aide humanitaire…
John Quigley : C’est faux. Les responsables de l’Onu, les humanitaires, tous ceux qui sont sur place constatent le contraire. Les expulsions n’ont pas pour but de protéger les populations. Les hôpitaux, les écoles, les mosquées, les églises… toutes les infrastructures sont visées. L’aide est empêchée. Il y a eu beaucoup de mensonges de la part d’Israël. Beaucoup de cynisme. Ses avocats ont été offensifs, presque menaçants. Mais leurs arguments ne sont pas pertinents. Ce qui est en cours, à Gaza, c’est la destruction d’un peuple.
Que va-t-il se passer maintenant ?
John Quigley : Dans le cadre de cette procédure d’urgence, les juges vont se parler, négocier, tenter d’obtenir un accord, éventuellement rédiger des avis dissidents… et prendre une décision, à la majorité, probablement d’ici la fin du mois de janvier. Sur le fond, sur la question de savoir s’il s’agit bien d’un génocide, il faudra patienter. Cela prendra probablement deux ans avant que la cour ne se prononce.
Et si la Cour donne raison à Israël et estime que les opérations militaires peuvent continuer comme elles ont commencé ?
John Quigley : Dans ce cas, Israël pourra quand même être accusée de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Des enquêtes pourront être engagées, notamment devant la Cour pénale internationale.
Si, au contraire, la Cour donne raison à l’Afrique du Sud et ordonne des mesures conservatoires pour que cessent les opérations militaires ?
John Quigley : Sa décision sera alors transmise au Conseil de Sécurité qui devra prendre une résolution. Les États-Unis, amis d’Israël, pourront y opposer leur véto. S’ils acceptent au contraire de la voter, si une résolution est prise, Israël n’en tiendra probablement pas compte.
Si tout cela ne sert à rien, pourquoi la décision de la CIJ est-elle si attendue ?
John Quigley : Parce qu’elle peut avoir une influence sur tous les États du monde, incitant chacun à se positionner par rapport à elle. En cas de condamnation, personne n’imagine qu’Israël cessera de bombarder Gaza. Mais il va être très difficile, pour les États-Unis, de continuer à soutenir un État génocidaire. Joe Biden est de plus en plus critiqué au sein du camp démocrate. Il est en train de modifier sa position, vis-à-vis d’Israël. La décision de la CIJ constituera une pression de plus qui le conduira, peut-être, à exiger un cessez-le-feu.
La notion de génocide risque-t-elle d’être dévoyée, comme le prétend Israël ?
John Quigley : Non. La notion de génocide, comme elle est formulée dans la Convention, est différente de celle issue de la seconde guerre mondiale. Auschwitz et ses millions de morts ne sont plus nécessaires pour caractériser un génocide. La convention est claire, là-dessus. Le simple fait de créer délibérément et intentionnellement les conditions de la destruction, totale ou partielle, d’un peuple, relève du génocide. C’est le cas à Gaza.
publié le 18 janvier 2024
sur www.humanite.fr
Le vote de la loi sur l’asile et l’immigration a reçu le soutien du Rassemblement national. Cela se produit dans un contexte où, chaque jour, le matraquage idéologique en faveur du repli identitaire est incessant sur les réseaux sociaux, dans les médias, etc. Comment réagir ? 4 personnalités prennent position.
La parole raciste s’est libérée. La mobilisation de celles et ceux qui refusent la haine de l’autre sous toutes ses formes est urgente
par Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)
Le vote, le 19 décembre 2023, d’une loi sur l’asile et l’immigration, xénophobe et raciste, la plus dure jamais adoptée en France depuis quarante ans, semble avoir agi comme un électrochoc. Il faut s’en féliciter. Mais cette loi n’est qu’un révélateur exemplaire du poison qui s’est infiltré dans notre société au moins depuis 2002. Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur, puis comme président de la République a sans hésiter repris le vocabulaire et une partie des propositions du FN. En 2007, il créa un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et, en 2010, rattacha, pour la première fois dans l’histoire de la République, l’immigration au ministère de l’Intérieur.
Autrement dit, l’immigration est devenue une question de sécurité et non plus d’intégration rattachée au ministère des Affaires sociales. Les mêmes politiques ont été poursuivies sous la présidence de François Hollande. Peu à peu, ces tentatives de récupération des voix se portant sur l’extrême droite n’ont fait que banaliser ses idées, et le RN a vu ses scores exploser (Marine Le Pen récoltant plus de 13 millions de voix au second tour en 2017). Le tout sans surprise puisque les électeurs·trices préféreront toujours l’originale à la copie. Et ainsi, le 19 décembre 2023, Marine Le Pen a pu, tranquillement, revendiquer une victoire idéologique.
La parole raciste s’est totalement libérée. Tout est la faute de l’étranger, de l’autre, du différent, de celui ou celle qui n’a pas la bonne couleur de peau ou la bonne religion. Les passages à l’acte sont de plus en plus nombreux et des groupuscules d’ultra-droite s’affichent sans hésiter pour manifester dans les rues.
Tout cela rappelle tristement les années 1930. Alimenter la haine de l’autre est la solution la plus facile pour celles et ceux qui refusent de combattre ou de prendre à bras-le-corps les inégalités et les discriminations de toute nature qui fracturent la société française.
Oui, un sursaut est nécessaire. Il passe par la mobilisation de toutes celles et tous ceux qui refusent ce retour de la haine de l’autre, dont les formes se corrèlent les unes aux autres. Le raciste est le plus souvent tout aussi antisémite qu’islamophobe et sexiste, homophobe ou transphobe… Quand on regarde l’indice de tolérance produit chaque année par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), on est en droit d’être optimiste : il est actuellement de 64 %, contre 58 % en 2013, et la CNCDH souligne que son évolution polarise de façon croissante les écarts en fonction de l’âge et de l’appartenance politique.
C’est de cohésion et d’égalité dont notre société a besoin. Il est temps de comprendre que l’égalité, l’égalité réelle de l’accès à tous les droits, pour toutes et pour tous, doit se construire « en même temps » dans tous les champs de la société et qu’il est contre-productif d’opposer les combats les uns aux autres. Ce défi est devant nous. C’est un enjeu majeur pour construire un nouveau projet de société apte à reconquérir celles et ceux qui boudent les urnes.
L’extrême droite se présente aujourd’hui comme une alternative. La contre-offensive doit donc être menée projet contre projet
par Roger Martelli, historien
C’est un environnement global qui décide si le racisme et la xénophobie sont en activité ou en sommeil. Le nôtre est déterminé par cette évolution longue qui a vu se succéder et s’imbriquer la crise du soviétisme, les reculs de l’État social et les déstructurations produites par la longue hégémonie de l’ultralibéralisme. Dès lors, l’incertitude et l’inquiétude se conjuguent, alors même que s’étiole la conviction qu’est possible une société différente de celle qui nous enserre et qui nous contraint.
L’image de la gauche reste associée à l’époque du soviétisme et de l’État-providence, tandis que le macronisme et la droite sont confondus avec la mondialisation et ses effets, déstabilisateurs pour les plus fragiles. Écartée longuement du pouvoir par l’opprobre des fascismes européens, l’extrême droite se présente ainsi comme une alternative à des forces jugées révolues. Elle le peut d’autant plus qu’elle a su imposer au fil des années sa thématique de l’identité au détriment de celle de l’égalité et qu’elle a pu cultiver les obsessions de la guerre des civilisations. Plus récemment, elle a enfin travaillé à investir le champ des demandes sociales les plus urgentes et les plus immédiates.
La force de l’extrême droite tient toutefois avant tout à la cohérence de son projet. Dans un monde instable et dangereux, elle promeut le rêve de la protection absolue par l’hermétisme des frontières et par la défense des identités acquises. Elle relie ces objectifs à celui de la lutte contre l’assistanat : au sein d’un modèle concurrentiel assumé et dans un monde aux ressources limitées, elle joue sur le sentiment que le plus réaliste est de réduire le nombre de ceux qui se partagent la richesse disponible. Se replier sur le cocon de l’État-nation, écarter les parasites au profit de ceux qui travaillent, tenir à distance l’étranger et valoriser la proximité de la préférence nationale : tel serait l’horizon unique du possible et du souhaitable.
Toute contre-offensive suppose bien sûr, comme un préalable, de déconstruire pièce par pièce le discours des droites extrêmes, de ne leur faire aucune concession, de se débarrasser de cette fausse évidence selon laquelle elles poseraient de bonnes questions mais donneraient de mauvaises réponses. Mais cet effort de détricotage rationnel ne produira ses effets que si l’on peut l’adosser à un projet de société humaniste et rassurant, qui redonne confiance dans l’avenir, qui associe la colère à l’espérance, et qui permette ainsi aux catégories populaires dispersées de devenir un peuple politique maître de son destin.
La droite nous propose de conjuguer la confiance, le marché et l’ordre ; l’extrême droite suggère l’inquiétude, la protection et le mur. Si elle veut s’imposer face à ces projets, la gauche doit valoriser une société rassemblée par l’égalité, la citoyenneté, la solidarité et la sobriété. Et elle doit légitimer ce projet par le réalisme du rassemblement politique et social à gauche qu’elle promeut en même temps que lui.
Au-delà des fantasmes sur la question migratoire, la lutte contre l’extrême droite nécessite un engagement politique et social sur le terrain.
par Assan Lakehoul, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF)
La loi immigration votée par les macronistes, LR et le RN nous indigne. En faisant le pari, dont on connaît déjà l’inefficacité, de dégrader l’accueil pour dissuader les personnes migrantes de venir en France, le texte va enfoncer des êtres humains dans l’extrême pauvreté et dans une précarité administrative aux conséquences désastreuses. Pourtant, les données statistiques et démographiques sur l’immigration sont loin des fantasmes alimentés par l’extrême droite, repris en chœur par la droite et le gouvernement.
Au-delà de la seule question migratoire, le vote de cette loi marque un tournant important. Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, les idées de l’extrême droite arrivent au pouvoir. Pire, elles le font par la voix de celui qui a été élu pour s’y opposer. Cela témoigne d’une extrême droitisation de la vie politique, y compris de la droite dite républicaine, qui fait de l’accession au pouvoir du RN une issue désormais probable.
Face à la montée des idées d’extrême droite, notamment dans la jeunesse, l’appel à la morale ne suffira pas. Se contenter de clamer haut et fort que les idées de l’extrême droite sont nauséabondes ne suffit plus. Pendant ce temps-là, tout une partie des jeunes, des travailleuses, des travailleurs voient dans le RN la seule solution contre le « système ».
C’est en faisant la démonstration que l’engagement politique autour d’un projet de transformation sociale est efficace que nous les ferons reculer. C’est en organisant les jeunes, en se battant pour des victoires concrètes que nous prouverons qu’il existe une alternative crédible au repli nationaliste comme au capitalisme déshumanisant.
C’est sur un contenu clair, et dans les actes, que nous ferons reculer l’extrême droite. Cela fait maintenant vingt ans que se succèdent tribunes et appels aux « valeurs humanistes », sans que l’extrême droite recule, bien au contraire. Ce n’est pas en restant entre nous, gens de gauche aux valeurs « supérieures » que nous convaincrons. Disons cela non pas par cynisme, mais avec lucidité, avec l’espoir de faire changer les choses et faire reculer pour de bon l’extrême droite.
Nous appelons l’ensemble des organisations de jeunesse progressistes à nous rejoindre dans des batailles utiles répondant aux besoins et aspirations de la jeunesse. Organisons des fronts larges contre Parcoursup et pour un système éducatif émancipateur. Unissons-nous pour lutter contre la réforme du lycée professionnel pour permettre à chaque jeune d’avoir un avenir, quelle que soit sa filière. Battons-nous ensemble pour la dignité au travail pour permettre à notre génération d’appartenir à un projet commun.
Unissons nos voix pour parler de paix et de solidarité entre les peuples. Cette action, c’est une action de terrain, un travail de fourmi, pour parler à tous les jeunes, sans aucune exclusive. Allons convaincre un par un chaque jeune qu’une alternative est possible, et que celle-ci ne réside pas dans le rejet ou l’exclusion. C’est une tâche de longue haleine qui peut être ingrate, sûrement peu médiatique, mais elle est nécessaire. Il est encore temps.
Comme dans les années 1930, l’autre est dépeint comme une menace. Menons le combat de résistance à l’instar des anciens qui ont libéré notre pays.
Par Carine Picard-Niles, présidente de l’Amicale Châteaubriant-Voves-Rouillé-Aincourt
L’étranger, source de tous nos maux, ou quand l’histoire se répète ! À partir de 1930, une série de lois et de décrets se sont succédé afin de rendre responsables « ces immigrés qui prennent le travail des Français » dans un pays qui vient de subir la grande crise mondiale de 1929. L’hospitalité de la France est rendue contraignante pour les étrangers, « qui menacent la sécurité nationale ». Le langage guerrier de l’époque n’est pas sans rappeler celui du président Macron dans ses vœux aux Français le 31 décembre 2023. Tout comme cette loi immigration vient faire écho à l’activisme législatif d’avant 1936.
En 1936, tous ces immigrés, qui avaient fui le fascisme en Espagne, en Italie, au Portugal, vont entrer en résistance et s’unir aux partis de gauche et aux grands syndicats pour créer le Front populaire, permettant aux ouvriers d’hier d’arracher de grandes avancées sociales. Ces conquis sociaux, toujours en vigueur, nous protègent mais continuent d’aiguiser l’appétit des ultralibéraux malgré la réponse unitaire de nos syndicats et partis politiques.
En 2024, toutes et tous, nous avons dans nos veines du sang d’immigré, sang espagnol, portugais, polonais, italien, puis tunisien, algérien, marocain, africain, indien, avec des ancêtres ayant fui une guerre ou un risque climatique. La Seconde Guerre mondiale a été une période d’extermination d’êtres humains par d’autres êtres humains, autoproclamés « supérieurs ».
1934-1944-2024. En août prochain, nous célébrerons le 80e anniversaire de la fin de cette période inhumaine et dévastatrice sur notre sol qu’a été la guerre. Presque tous les survivants de cette période ont disparu ou leurs voix s’éteignent. Allons-nous être condamnés à revivre ce pan de l’histoire ? Le travail a toujours attiré les immigrés, avec l’assentiment des patrons dans tous les pays. Mais, à chaque fois, les gouvernements rendent responsable des crises sociales ou économiques l’étranger, celui qui est différent, le jeune, la femme…
Face à une xénophobie ambiante et aux conflits mondiaux, il faut se rappeler l’histoire et accompagner celui qui arrive afin que cet étranger ne le reste pas. C’est le rôle d’un État fort pourvu de services publics protecteurs, autonomes, justes, de proximité, avec des moyens financiers et humains pour évaluer, contrôler et agir en sanctionnant justement, si besoin, le profiteur.
Et qui profite le plus ? Celui qui perçoit un peu plus d’allocations qu’il ne le devrait ou bien celui qui détourne des millions d’euros et que personne ne croise dans son HLM ? Faisons taire ces « supercheries » d’un État qui stigmatise une catégorie et crée des clivages. La misère, cette misère décrite dans les Misérables de Victor Hugo et qui revient à l’assaut de notre pays « riche » est le terreau fertile de la haine, de la xénophobie, du racisme, de l’antisémitisme. Elle est voulue et entretenue par les plus riches qui voient en elle un moyen de pression sur les plus pauvres, lesquels sont prêts à se battre pour un téléphone, une télévision…
Il est de notre devoir de renverser cette régression humaine sociale et économique pour que chacun trouve sa place et que nos anciens, nos parents, grands-parents, résistants, ne soient pas morts pour rien. Soyons dignes d’eux pour notre jeunesse, pour un avenir sans guerre.
publié le 18 janvier 2024
par Elsa Gambin sur https://basta.media/
Historienne de l’éducation, enseignante en lycée et à l’université, Laurence de Cock s’alarme du démantèlement en règle que traverse l’école publique, chahutée par les ministres successifs, dont Gabriel Attal. Entretien.
Laurence de Cock , historienne de l’éducation, enseignante en lycée et à l’université à Paris, autrice de l’ouvrage École publique et émancipation sociale (Agone, 2021)
Basta! : La question est certes vaste, mais pouvez-nous nous dire dans quel état se trouve l’école française aujourd’hui ? Elle donne la sensation d’être exsangue à force de triturations et de valse des ministres de l’Éducation…
Laurence de Cock : Je tiens à préciser que je ne suis pas de nature pessimiste ou décliniste. Mais là, pour moi, nous sommes dans un moment de vrai danger. Nous vivons un véritable tournant pour l’école, en tout cas pour l’école publique. Je pense qu’historiquement, nous n’avons jamais connu un tel niveau d’attaque contre le principe même d’école publique, et tout ce qui la caractérise, à commencer par le principe de démocratisation scolaire.
On pourrait définir celle-ci par le fait de permettre à tous les élèves, quelles que soient leurs origines sociales et culturelles, d’accomplir la trajectoire scolaire de leur choix. Il y a derrière ça l’idée d’un libre choix, d’un choix éclairé et d’une orientation qui ne soit pas subie, grâce à un système éducatif fait pour ça. Aujourd’hui, ce principe est complètement explosé.
Attention, il n’a jamais très bien fonctionné ! Mais il est certain que l’arrivée de Jean-Michel Blanquer [ministre de l’Éducation nationale de 2017 à 2022] a mis un coup d’accélérateur décomplexé pour détruire cette démocratisation scolaire. On peut parler de « contre-démocratisation ». Nous sommes actuellement dans une situation d’urgence à réagir face à cette dislocation en règle.
Ce sursaut ne semble pas, ou peu, exister pour le moment…
Nous sommes ici dans une contradiction majeure. Tout le monde semble d’accord pour dire que la question de l’école est primordiale. C’est une sorte « d’allant de soi » dans notre société, mais en même temps c’est un sujet complètement lisse, qui « glisse » sur les débats publics, et dont les politiques de gauche peinent à s’emparer pour en faire une question politique urgente.
Alors que la droite fait le travail sur cette question, idéologiquement. Pour elle, l’école repose sur la méritocratie et la libre concurrence, avec un souhait d’une reprise en main autoritaire de l’école, c’est-à-dire tout ce que nous combattons à gauche… Mais la gauche, elle, semble avoir capitulé sur la question d’une approche politique de l’école, et quoi qu’elle en dise, n’en fait pas un sujet de priorité. Qui se met autour d’une table en disant bon, que propose t-on, que construit-on comme vrai projet politique de défense et de refondation de l’école publique ?
Que doit-on retenir du dernier rapport Pisa, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves, qui mesure et compare l’efficacité des systèmes éducatifs des pays membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ? En s’y référant, médias et politique évoquent « une dégringolade » du niveau scolaire, notamment en mathématiques, « une baisse historique »... Ces données sont-elles vraiment intéressantes et fiables ?
Là encore, on a pu observer une défaillance de la gauche dans son accueil critique à Pisa. Si les chercheur·ses s’accordent à dire que ces chiffres ne sont pas inintéressants – on va y revenir –, il s’agit tout de même de critiquer le fait même d’être dans une logique de classement international des systèmes éducatifs. Or, on ne peut pas comparer des systèmes éducatifs seulement avec des résultats, en ne prenant pas en compte les critères et spécificités nationales. On compare donc l’incomparable, et sans mettre de garde-fous. De plus, que regarde-t-on pour dire que le système est défaillant ? Les résultats en maths et en français. C’est tout.
Mais enfin, où est la réflexion de la gauche là-dessus ? Sur l’importance des savoirs pratiques, des savoirs créatifs, du développement de l’esprit critique, de la créativité des élèves, de la mise en valeur de toute forme d’intelligence, qui soit autre chose que des chiffres et de la lecture ? La gauche est censée porter tout ça. Maintenant une fois qu’on a dit ça, on peut tout de même retenir de Pisa que la France demeure un des plus mauvais pays en ce qui concerne l’accompagnement des enfants des quartiers populaires [1].
En revanche, on observe une très belle performance française à porter très loin les enfants de la bourgeoisie. Ce différentiel est alarmant. On reste dans un système qui poursuit inlassablement sa logique d’hypersélectivité. C’est du tri social, ni plus ni moins. Face à ça, l’inanité des réponses laisse pantois. Quelles qu’elles soient, on reste dans une logique de performance.
Gabriel Attal, bref ministre de l’Éducation nationale avant de devenir Premier ministre, avait évoqué la création de groupes de niveau et la réforme de l’examen du brevet pour son projet de refonte du collège. Qu’est-ce que cela dit de sa vision de l’éducation ?
Il y a quelque chose de « l’école de papa », mais une école de papa relookée, je dirais. Il n’y a pas que des mesures de l’ancien temps – comme les groupes de niveau, une mesure pathétique -, on constate aussi une forme de relooking pédagogique qui se veut innovant et moderne. Gabriel Attal signifie son ras le bol des explications sociologiques sur les inégalités scolaires et les difficultés des élèves socialement défavorisés. Pour lui, tout peut se régler avec les « bonnes méthodes pédagogiques » : l’apprentissage de la lecture avec la méthode syllabique ou des mathématiques avec la méthode Singapour. Or, si ces méthodes ne posent pas problème en elles-mêmes, elles ne sont pas pour autant miraculeuses, trop de facteurs entrent en jeu dans les apprentissages. Le problème est de les muer en vérité inaliénable, de les imposer aux enseignants, et donc de leur confisquer leur savoir faire professionnel. On va nous dire comment faire et ce ne sera pas autrement ; et en cas d’échecs, ce sera uniquement la faute des enseignants.
Ceux qui les appliqueront bien seront bien notés et rémunérés, et ceux qui continueront à appliquer une pédagogie critique seront stigmatisés. Le projet derrière toutes ces mesures est clair : en finir avec le « collège unique » [le fait qu’une même classe d’âge, indépendamment de leurs origines sociales et culturelles, acquiert les même savoirs jusqu’au collège, ndlr]. Tout ça en s’appuyant sur des constats malheureusement justes, à savoir que le collège est le segment le plus difficile de la scolarité, celui qui dysfonctionne dans sa mission de démocratisation scolaire. Mais plutôt que de réparer et réformer la machine, on va préférer la briser.
En parlant de « machine » scolaire, y a-t-il jamais eu de spécificité de l’école française ?
C’est une question intéressante, car tous les modèles éducatifs sont liés à des histoires nationales, des projets politiques et des cultures. En France, depuis la Révolution, on a cette idée qu’il appartient aux missions de l’État de prendre en charge l’éducation des enfants, et notamment des enfants des milieux populaires. C’est l’acte de naissance de l’école publique.
La spécificité de notre modèle éducatif c’est le lien ombilical qu’elle entretient avec la question de la République, de la nation et de l’État. Avec la centralisation comme héritage jacobin, et donc une méfiance à l’égard de tout ce qui pourrait ressembler à de la décentralisation. C’est à la fois sa force, car c’est une boussole pour l’égalité à l’éducation, mais c’est aussi sa faiblesse car c’est une école très hiérarchisée, qui laisse peu de place aux expérimentations.
À ce propos, l’obsession actuelle pour l’ordre, l’autorité, l’uniforme, le projet du Service national universel (SNU), la volonté de parler d’orientation de plus en plus tôt, de faire travailler certains élèves plus tôt, la déliquescence des universités qu’on laisse à l’abandon... Tout cela révèle-t-il d’un projet de société dans lequel on ne formerait plus des citoyen·nes éveillé·es, mais des travailleur·ses dociles ?
On est très clairement dans le basculement autoritaire du régime macronien. L’année dernière, il a parlé de « décivilisation », puis de « reciviliser » la société, après les émeutes. Tout ce que vous citez relève de ce projet, qui passe par une mise au travail des enfants, n’ayons pas peur des mots, et une forme de disciplinarisation, au sens de discipliner les corps et les esprits. Ce qui va évidemment à l’encontre de toute une tradition d’émancipation par l’école.
« Il y a un souhait de cibler, de punir, les classes populaires et leurs enfants »
Là où c’est pervers avec sa théorie du « en même temps », c’est qu’Emmanuel Macron est capable d’expliquer que ce projet de « recivilisation » est un projet d’émancipation. Or, il s’agit bien d’un projet d’aliénation de la jeunesse, et si on y regarde de plus près, la jeunesse la plus attaquée est celle des classes populaires. Au-delà d’une philosophie globale de maltraitance de la jeunesse, ce qu’on ne dit pas assez selon moi, c’est qu’il y a un souhait de cibler, de punir, les classes populaires et leurs enfants. C’est eux dans la ligne de mire. Toutes les décisions prises relèvent d’un mépris de classe absolu.
Le dispositif de Parcoursup participe-t-il à creuser le sillon des inégalités ? Comment un tel dispositif a-t-il pu être accepté aussi facilement ?
Je pense qu’il faut regarder les choses en face et se dire qu’une majorité de personnes étaient tout simplement d’accord avec ce système de sélection, y compris des universitaires. Certains y ont trouvé leur compte, c’est tout. Sélectionner les meilleur·es au détriment de la démocratisation scolaire en a contenté beaucoup. C’est difficile de dire aujourd’hui ce qu’il en est de Parcoursup. Ce qu’on sait, c’est que beaucoup de jeunes se retrouvent dans des filières non souhaitées et que, par ailleurs, cette sélection n’a pas eu d’incidence sur les taux de réussite.
Ce dispositif s’inscrit lui aussi dans une forme d’utilitarisme des études et non pas dans un désir d’enrichissement intellectuel et personnel, fonction que pouvait revêtir auparavant les études universitaires. Tout cela en dit long sur l’imaginaire actuel de notre système éducatif, qui n’est plus d’éveiller son intelligence et de penser une transformation du monde, mais de s’inscrire dans le monde tel qu’il est et de s’y adapter le plus rapidement possible.
Dans une récente interview à Mediapart, la députée PS Fatiha Keloua Hachi, elle-même enseignante, disait que le ministre Blanquer avait « brisé quelque chose dans l’envie d’enseigner ». Quelles sont les séquelles de ce ministre dans le milieu enseignant ?
Je n’ai jamais eu autant de collègues, qui étaient auparavant des amoureux et ardents défenseurs de leur métier, qui ont, ou sont tentés, de lâcher l’affaire. Quand je disais que Jean-Michel Blanquer a appuyé sur l’accélérateur, on parle ici de l’accélérateur d’un rouleau-compresseur. Il a, sans scrupules, brisé la conviction qu’enseigner, c’est être un expert de son travail. Or, être reconnu expert de son travail, quel qu’il soit, fournit de la dignité. Lui est arrivé en disant « vous faites mal, voici comment il faut faire ».
Au lieu de considérer un dysfonctionnement structurel du système éducatif, il a distillé l’idée que c’était un dysfonctionnement dont les responsables étaient les profs. Qu’il fallait donc les remettre au pas. C’est l’histoire de la dépossession d’une expertise. Blanquer a voulu transformer le corps enseignant en un corps exécutant et non pas en un corps apte à concevoir. Et cela, ça brise les gens.
Le sujet de la mixité sociale à l’école, apparu avec le successeur de Jean-Michel Blanquer, Pap Ndiaye, semble avoir complètement disparu des radars après le départ de celui-ci…
Ce qui était illogique, c’était d’imaginer que le gouvernement Macron puisse faire des choses intéressantes dans cette direction-là. Quand Pap Ndiaye a commencé à dire qu’il allait négocier avec l’enseignement privé pour améliorer la mixité sociale, alors là… La mixité sociale ne peut plus être une question à partir du moment où le travail de ce gouvernement est de faire intérioriser aux catégories sociales les plus démunies qu’elles ne pourront pas être à une autre place que celle où elles se trouvent. Donc les mélanger avec d’autres ? Mais pour quoi faire ? Chacun doit être à sa place. On va dire aux gamins de lycée pro, écoutez vous serez beaucoup plus souvent en entreprise, on va même vous payer pour ça.
On joue sur les besoins matériels des classes populaires, on parle ici d’une régression, presque d’un retour au 19e siècle. C’est hallucinant. Mais il y aura toujours des exceptions, pour dire regardez on aide les méritants ! C’est « l’exception consolante » de Ferdinand Buisson [pédagogue et philosophe, député de 1902 à 1924, ndlr]. Si on veut tout de même un souffle d’optimisme, on constate que des municipalités de gauche, des initiatives locales donc, repensent les cartes scolaires dans le bon sens. La ville de Villeurbanne, par exemple, mène un vrai travail de réflexion sur la mixité sociale en sensibilisant les familles et en les impliquant dans la réflexion.
On évoque beaucoup des moyens et des enseignant·es supplémentaires. Cela paraît nécessaire mais ne faut-il pas voir au-delà et repenser notre système éducatif dans sa globalité ?
Il le faut absolument. C’est urgent même ! Et commencer par sortir du discours qui pense que critiquer la politique gouvernementale, c’est vouloir maintenir l’existant. Puis il faut poser des mots clairs, précis et sans concession sur les dysfonctionnements actuels de l’école publique. La deuxième étape consiste à savoir quelle école on veut. Mais pour le savoir, il faut aussi savoir quelle société on veut. Tant qu’on ne se sera pas mis d’accord sur la société que l’on souhaite et la place que l’école doit occuper dans celle-ci, on tournera en rond et on va raisonner uniquement avec le monde tel qu’il est aujourd’hui. Or, on n’en veut pas de ce monde. On ne veut pas simplement transformer l’école, on veut aussi transformer le monde. C’est pour ça que la gauche a son mot à dire, et que je lui en veux de se taire. Il faut reposer sur la table notre projet de société, car il existe, et il faut le redire de manière précise, voire radicale, même si utopique.
Aujourd’hui, on n’a plus d’utopie dans le discours politique. Or tous les pédagogues ont une dimension utopique ! Si tu n’as pas la justice sociale chevillée au corps, tu n’es pas un pédagogue, mais un technicien. Les pédagogues doivent alimenter une vision idéaliste de l’école, une « école-laboratoire », qui peut s’éprouver et s’expérimenter. Donc, c’est un boulot énorme, car il faut repenser l’école d’un point de vue de ce qui s’y enseigne, et ça c’est un impensé.
Qu’est-ce qu’on doit enseigner pour la société qu’on veut ? L’égale dignité des savoirs, incluant les savoirs manuels, est au cœur de mes préoccupations. Ça veut dire une réécriture complète des programmes. Comment on enseigne ? Avec des pédagogies coopératives ? Où on enseigne ? À quoi doit ressembler une salle de classe, un collège, un lycée ? Comment ça s’articule avec le quartier, l’espace, les associations, les parents ? Une école doit être un lieu d’éducation, d’instruction et de vie. Ça ne peut pas être un sanctuaire. Donc on parle d’un chantier colossal, oui. Mais faisable. Il faut redire que c’est faisable.
Boîte noire
Cette interview a été réalisée avant le remaniement ministériel et la« conférence de presse » d’Emmanuel Macron.
Notes
[1] « Cependant, la France est l’un des pays de l’OCDE, derrière la République tchèque, la Belgique, la Suisse, la Hongrie et la République slovaque, où la différence de résultats entre les élèves favorisés et les élèves défavorisés est la plus marquée », dit notamment l’étude Pisa.
par Elsa Gambin sur https://basta.media/
Uniforme à l’école, généralisation du SNU... Les annonces de Macron viennent confirmer la « vision » rétrograde laissée par Gabriel Attal au ministère de l’Éducation, et des projets de réforme qui renforcent une volonté de tri social.
L’Éducation nationale vient - encore - de changer de ministre (le troisième en huit mois). Gabriel Attal laisse place à Amélie Oudéa-Castéra. Malgré la controverse dont la toute nouvelle ministre fait l’objet en ayant scolarisé ses trois enfants dans une école privée très onéreuse, elle devra très probablement mettre en œuvre les mesures très critiquées évoquées par son prédécesseur, devenu Premier ministre : mise en place des groupes de niveaux, rétablissement des redoublements et de l’uniforme à l’école , instauration du brevet des collèges comme examen d’entrée au lycée... Une partie de ces mesures ont été confirmées par Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse du 16 janvier.
« On est dans des annonces visant à flatter la frange la plus conservatrice, voire réactionnaire de l’opinion, avec une vision un peu mythifiée de l’école du passé », commente Sophie Vénétitay, professeure de Sciences économiques et sociales, et secrétaire générale du syndicat SNES-FSU. Aux côtés de Jean-Paul Delahaye, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale et auteur de L’école n’est pas faite pour les pauvres (Le bord de l’eau, 2022), elle et il commentent pour Basta! ces propositions, leur intérêt et leurs possibles conséquences pour les collégiens et collégiennes.
Redoublements : « On sait que c’est une mesure inefficace »
Sophie Vénétitay : Gabriel Attal s’était présenté comme celui qui lève un tabou ; or la question du redoublement n’a jamais été un tabou. Diminuer le taux de redoublement était issu de considérations budgétaires et politiques. Il s’est montré très caricatural. Nous, on a toujours dit que le redoublement devait être examiné au cas par cas, basé sur la confiance en l’équipe pédagogique. C’est une question beaucoup plus fine et complexe que ce qui a été présenté.
Pas un mot non plus pour les études qui font consensus, comme celle du CNESCO, qui évoquent l’inefficacité du redoublement. Nous avions donc un ministre qui était là uniquement pour avancer les pions de son projet idéologique et sa volonté d’imprimer l’opinion publique.
Jean-Paul Delahaye : La France est un des pays qui dépense le moins pour son école primaire, et le plus pour son lycée. On finance davantage l’aval que l’amont ! Le collège, lui, a été négligé depuis 30 ans. La France était à l’époque le pays où il y avait le plus de redoublement. Quand les redoublements ont beaucoup diminué, les difficultés des élèves, elles, sont restées.
Les moyens économisés par la baisse des redoublements n’ont pas été réinvestis, par exemple dans les RASED (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), ou en baissant les effectifs par classe. Ce qui fait qu’aujourd’hui une distorsion s’est opérée entre la « carrière scolaire » des élèves qui se déroule sans redoublement et les acquisitions, qui ne suivent pas la même évolution.
Vous avez donc des élèves en difficulté, qu’on n’a pas su traiter à temps, qui arrivent au collège. En parallèle, on n’a pas non plus pris la précaution de bien former nos enseignants aux approches pédagogiques, à la didactique des disciplines et à la connaissance des différents publics. Quand on a une classe très hétérogène, il faut être outillé professionnellement pour y enseigner. Les élèves qui arrivent en difficulté au collège ne sont en aucun cas responsables des dysfonctionnements de notre système.
On leur fait porter la responsabilité de leur échec, ainsi qu’à leur famille, alors que c’est le système qui est défaillant ! C’est principalement pour les enfants de milieux populaires que le système éducatif ne fait pas son travail. On sait que le redoublement est une mesure inefficace. Les politiques savent ce que dit la recherche. C’est donc de la com’, pour rassurer une partie de la population, et des enseignants.
Les groupes de niveaux : « Le groupe des faibles risque de rester le groupe des faibles, c’est une mise à l’écart »
Jean-Paul Delahaye : Il y a beaucoup d’inconnus sur cette mesure. Concerne-t-elle la totalité des heures de cours en français et mathématiques ? Est-ce qu’on aura assez de salles de classe ? Qui pour le faire ? Des professeurs ? Formés ? Tout ça a l’air très improvisé. Le risque c’est qu’on dise que les élèves en difficulté n’ont pas forcément besoin des autres disciplines. Si ces groupes sont constitués en fonction des besoins ponctuels des élèves, ce qu’on appelle davantage des « groupes de besoins », où un groupe sera constitué pour 2-3 heures de renforcement sur un point précis puis on rejoint le groupe classe, pourquoi pas.
On peut faire un bout de chemin avec cette idée. La souplesse que cela nécessite est très difficile à mettre en place, mais c’est la seule manière de faire quelque chose de positif. Ce n’est sans doute pas ce qui est envisagé… En vérité, avec cette mesure en l’état, le groupe des faibles risque de rester longtemps le groupe des faibles, et se détachera du tronc commun de formation. C’est donc une stigmatisation, une mise à l’écart. D’une certaine manière, c’est la fin du collège unique. Si tant est qu’il ait existé…
Sophie Vénétitay : Comme pour le redoublement, il y a une littérature scientifique sur ce sujet. Et puis cette année on a vu se mettre en place l’heure d’approfondissement (ndlr : qui avait vu la fin de la technologie pour laisser place à ces heures). Ce qui remonte du terrain, c’est qu’on voit les meilleurs élèves approfondir plus de choses, plus vite, là où ceux en difficulté dans le groupe de soutien sont cantonnés aux fondamentaux. Des collègues rapportent que les écarts se creusent encore davantage. Mais pour autant Gabriel Attal a fait de ces groupes de niveaux son « produit d’appel » de la réforme du collège.
Nous y sommes farouchement opposés, car cela révèle d’autant plus l’idée même de collège que la macronie a en tête, celui d’un collège où les élèves sont assignés à leurs résultats scolaires ; or on sait qu’en France ces résultats sont très corrélés à l’origine sociale. Cela signifie renoncer au fait que les élèves peuvent apprendre en se confrontant à la différence, en se mélangeant, en apprenant à vivre ensemble.
Ça revient à tourner le dos à l’idée qu’on fait du commun au collège, avec tout le monde et en même temps. Tout cela dessine les contours de l’école de l’assignation sociale. Dans la communication gouvernementale, cela apparaît comme une solution miracle, alors que la réalité c’est qu’on ne nous a pas donné les moyens de gérer l’hétérogénéité !
Les stages de réussite : « Il existe déjà des choses : le tissu associatif, l’éducation populaire, les colonies de vacances »
Jean-Paul Delahaye : Là encore, on n’invente pas la poudre, il existe déjà le dispositif de « l’école ouverte », avec aussi des activités sportives culturelles pour faire la jonction avec les vacances ou la rentrée. Si ce n’est ni obligatoire ni stigmatisant, s’il y a des possibilités offertes d’activités ludiques, intelligentes, pourquoi pas, il faut regarder de près ce qui va être proposé. Mais si on en fait une condition pour un passage de classe, là c’est autre chose. D’ailleurs, réglementairement ça me paraît compliqué.
Pour moi il vaudrait mieux enrichir l’offre de l’école ouverte, et, surtout, donner l’argent nécessaire aux associations complémentaires de l’école (Ligue de l’enseignement, Cemea…) pour qu’elles puissent plutôt organiser des séjours de vacances. Là encore, on ne sait donc pas ce qu’il y a derrière. Une série d’annonces, ça ne fait pas une politique d’ensemble. Communiquer, ce n’est pas réformer.
Sophie Vénétitay : C’est bien sûr un coup de com’ ! Laisser penser qu’en 5 jours de stage pendant les vacances on va pouvoir remédier à des difficultés profondes est totalement illusoire, cela relève de l’escroquerie intellectuelle. On voit très bien quels sont, encore une fois, les élèves visés, ceux qui seraient soi-disant « mieux » au collège qu’à traîner dehors.
Il existe déjà des choses qui s’appellent le tissu associatif, l’éducation populaire, les colonies de vacances. On voit donc encore une fois leur vision des élèves et de la jeunesse des quartiers défavorisés.
Le brevet, prérequis pour entrer au lycée : « On tend à faire disparaître progressivement les enfants du peuple »
Sophie Vénétitay : C’est faire du brevet une sorte de filtre, un barrage à la poursuite d’études en envoyant ceux qui ne l’ont pas dans des classes de relégation. C’est une forme de renoncement à augmenter le niveau de qualification de tout le monde, alors que notre société en a besoin, quelle que soit la voie. Il y a un enjeu démocratique. On voit ce qui se dessine derrière, la bascule vers l’apprentissage, et tout ce qu’on connaît des limites de l’apprentissage.
Tout ça reste cohérent avec leur vision de la société, leur désir d’instaurer un tri social et scolaire très tôt, dès le collège. On avait eu cet échange avec Gabriel Attal, on lui a dit : « Vous allez créer une forme de ressentiment social, des élèves vont comprendre que l’école ne leur offre pas la même perspective qu’à d’autres. » Or, en période de crise démocratique, créer du ressentiment social est dangereux.
Jean-Paul Delahaye : C’est un changement radical, une transformation radicale du système éducatif. On parle effectivement de « prépa-lycée » pour ceux qui ne pourraient pas aller en classe de seconde, c’est une façon très tordue d’utiliser les mots. On donne une connotation noble en faisant référence aux classes préparatoires, alors qu’il s’agit en fait de créer des classes de redoublants. Une classe dans laquelle on va tout doucement montrer la sortie, et la sortie vers quoi ?
Vers ce que ces élites considèrent comme une formation de seconde zone : l’apprentissage et la formation professionnelle. Il y a cette idée sous-jacente qu’on serait allé trop loin dans la démocratisation, et qu’il y a des élèves qui freinent les autres. Donc on va encore renforcer ce que le sociologue Paul Pasquali appelle « l’héritocratie ». On tend à faire disparaître progressivement les enfants du peuple.
L’uniforme et le SNU : « Un uniforme ne facilite pas le travail du professeur, moins d’élèves dans la classe, oui »
Jean-Paul Delahaye : L’uniforme est une diversion dérisoire. La misère ne se combat pas avec un bout de tissu. En réalité, le service national universel (SNU), comme l’uniforme, c’est pour les enfants du peuple. Mais on vient parler à une frange de la société qu’on croit rassurer en disant « vous allez voir, on va mettre l’uniforme pour tous, on va les dresser avec le SNU, c’est le retour de l’autorité ». On le voit avec ce vocabulaire terrible de « régénération », « réarmement »… Ce qui est paradoxal avec le SNU, c’est qu’on vient nous dire qu’il s’agit de transmettre des valeurs de la République, former à la citoyenneté, etc. Or, dans le même temps, si on regarde ce qui a été fait dans les programmes scolaires depuis 2017, notamment dans l’enseignement moral et civique (EMC), on y a enlevé tout ce qui pouvait associer les élèves à la construction de la règle.
En 2015 était inscrit qu’on devait faire participer les élèves à l’élaboration du règlement intérieur. Ce qui les aidait à percevoir pourquoi on a des droits et des devoirs à l’intérieur d’un établissement et à les appliquer. Et puis sous Jean-Michel Blanquer, c’est devenu « faire appliquer le règlement intérieur », point. Donc former à quelle citoyenneté puisqu’ils ont fait de l’EMC quelque chose d’uniquement descendant ? Veut-on des citoyens éclairés, avec leur mot à dire, ou est-on plutôt dans une optique de formatage et de mise au pas de la jeunesse ?
Sophie Vénétitay : On est dans des annonces visant à flatter la frange la plus conservatrice, voire réactionnaire de l’opinion, avec une vision un peu mythifiée de l’école du passé, alors que l’uniforme n’a jamais existé en tant que tel. Dans les faits, là où l’uniforme a été testé, ce fut un échec. Ça ne gomme pas les inégalités puisque les élèves cherchent à se distinguer par d’autres moyens. Ce n’est pas non plus comme ça qu’on doit lutter contre le harcèlement, mais avec des moyens humains.
Tout ça relève du gadget et ne vient absolument pas répondre aux problèmes du quotidien des enseignants. Un polo bleu ne facilite pas le travail du professeur, moins d’élèves dans la classe, oui. Derrière tout ça, on voit également que la psychologie de l’adolescent n’est pas leur fort, on vient nier complètement ce qu’est l’adolescence ! Quant au SNU, il est utilisé par Emmanuel Macron pour venir répondre à son analyse, par ailleurs erronée, de l’état de la jeunesse. Si on conserve cette idée de stage pour éviter le SNU, la concurrence va être rude, ceux qui vont le mieux s’en sortir seront les classes sociales avec un bon carnet d’adresses.
De toute façon, depuis juillet dernier, il y a une constante : Emmanuel Macron utilise l’école pour répondre aux émeutes. Le SNU est le bras armé de cette réponse politique, avec cette volonté d’imposer une certaine conformité sociale. Le projet est de stopper l’élan de démocratisation entamée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et tout ça va de pair avec l’affaiblissement des services publics.
publié le 17 janvier 2024
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
« Soucieux de rassemblement et de solidarité plutôt que de division sans fin de notre société, nous demandons au président de la République de ne pas promulguer cette loi. » Suite à l’appel de 201 personnalités à manifester le 21 janvier contre la loi immigration, retrouvez chaque jour des voix qui s’unissent à l’initiative. Ce mardi, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT.
Selon l’exécutif, ce texte permet de doubler le nombre de régularisations par an. En quoi la régularisation de l’ensemble des travailleurs sans papiers serait bénéfique pour l’ensemble des travailleurs ?
Sophie Binet : Ce sont des fausses promesses. Depuis la mi-octobre, la CGT a lancé une grève inédite en mobilisant plus de 500 travailleurs sans papiers en Île-de-France. Ils n’ont toujours pas été régularisés, alors qu’ils remplissent les critères. J’aborderai directement ce dossier, avec celui de la non-application de la loi asile et immigration, lors de ma rencontre avec Gabriel Attal.
Le gouvernement ment et laisse les étrangers se précariser au travail, permettant ainsi aux employeurs de tirer les droits de l’ensemble des salariés vers le bas. Le jour où un salarié français refuse d’effectuer des heures supplémentaires ou des conditions de travail inacceptables, son patron peut l’imposer à un travailleur sans papiers. C’est une politique de dumping social.
Les femmes en situation irrégulière seront-elles plus exposées avec cette loi ?
Sophie Binet : Ce texte introduit une double peine pour les femmes étrangères par la suppression des droits sociaux et celle de l’accès aux centres d’hébergement d’urgence universel. Mais les femmes seront aussi durablement pénalisées par la limitation du regroupement familial. Les cas de femmes isolées, avec des enfants, qui ne pourront plus vivre avec leur époux vont se multiplier. Nuire au regroupement familial, c’est empêcher les pères de jouer leur rôle et de partager les tâches familiales.
Une de mes anciennes élèves (Sophie Binet est conseillère principale d’éducation – NDLR), de nationalité française, est mariée avec un Mauritanien, avec qui elle a deux enfants. Elle a pu obtenir un titre de séjour pour son époux, en éduquant seule ses enfants durant un an. Mais le renouvellement du titre est bloqué. Son mari ne peut donc pas travailler et risque d’être expulsé.
Quelles sont vos craintes avec l’introduction de la préférence nationale pour bénéficier d’aides sociales vitales ?
Sophie Binet : Notons d’abord qu’aucune étude ne démontre un lien entre la qualité d’accueil et le nombre d’étrangers dans un pays. La théorie de l’appel d’air est directement issue de la logorrhée de l’extrême droite. Cette loi ne va pas diminuer le nombre d’étrangers en France.
Mais elle organise le désordre social en précarisant les étrangers, rendant d’autant plus difficile leur intégration. La mise sous condition de nationalité ou de durée de séjour des allocations familiales est scandaleuse, car ces aides sont financées par nos cotisations.
Celles et ceux qui travaillent doivent y avoir accès. C’est une rupture avec les valeurs de solidarité de la France, issues du programme du Conseil national de la Résistance. La loi Darmanin remet en question l’universalité des droits. Le ver dans le fruit. Cette logique sera demain étendue, en divisant les travailleurs en catégories, pour qu’ils ne puissent avoir accès à l’ensemble des droits.
Pour le 21 janvier, la CGT et d’autres organisations ont fait le choix d’un appel inédit de 201 personnalités invitant à des marches citoyennes pour réclamer la non-promulgation de cette loi. Pourquoi ce format ?
Sophie Binet : Au quotidien, la CGT organise les travailleurs et travailleuse sans papiers. Nous accompagnons, par exemple, devant les tribunaux 60 d’entre eux dans la Marne pour dénoncer des conditions de vie et de travail indignes. Nous menons actuellement des luttes avec les sans-papiers dans les territoires comme le Nord ou en Haute-Garonne. Mais la remise en question des principes fondateurs de la France appelle à dépasser les organisations identifiées dans ces combats. L’ensemble de la société doit se mobiliser.
Nous devons mener la bataille culturelle. La CGT le fait à partir du travail. Notre économie comporte 3,9 millions de salariés étrangers. Sans ces personnes, l’économie française ne tournerait pas. D’ailleurs, les salariés sont en majorité opposés à la remise en question de l’égalité des droits. Face à nous, le patronat est hypocrite. Ils ont besoin d’une main-d’œuvre étrangère, mais dans une situation de précarité pour mieux les exploiter.
Qu’attendez-vous des saisines du Conseil constitutionnel, dont les conclusions sont attendues d’ici au 25 janvier ?
Sophie Binet : Nous espérons que les sages censurent très largement ce texte de loi. C’est un des enjeux de la mobilisation du 21 janvier. Mais quoi qu’il ressorte du Conseil constitutionnel, cette loi ne doit pas être promulguée. Une censure, même partielle, devra conduire à un nouveau débat, a minima au Parlement. Il existe une différence entre la légalité en droit et la justesse politique d’une réforme. Or la totalité des articles de ce texte est à jeter.
Nos syndicats organisent des travailleurs qui sont sommés d’appliquer cette loi. La justice des étrangers sera expéditive. Les travailleurs sociaux devront appliquer la préférence nationale. La suppression de l’aide médicale d’État impactera le travail des soignants. Ces salariés doivent pouvoir respecter leur éthique, en refusant d’appliquer cette loi de la honte.
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Par Serge Abiteboul et Gilles Dowek, chercheurs à l’Inria et à l’ENS Paris-Saclay
« Nous sommes nombreux à avoir une véritable répulsion pour cette loi. Il faudrait des dizaines de pages pour en détailler les éléments négatifs, en termes de santé publique, d’égalité devant la loi, de démographie… En tant que chercheurs et enseignants, nous allons nous concentrer sur l’un d’entre eux : la nouvelle attaque que cette loi constitue contre le système universitaire français.
La recherche est par nature universelle parce qu’elle cherche aussi à développer une compréhension partagée du monde. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont-ils si éloignés de l’université qu’ils semblent ne pas avoir conscience qu’il est impossible de développer une recherche de qualité en s’isolant du reste du monde ? Dans cette direction, un objectif premier d’une loi sur les migrations devrait donc être de favoriser la venue de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants internationaux dans les universités françaises.
Au lieu de cela, la loi immigration votée par le Parlement en décembre 2023 renforce le contrôle de l’immigration étudiante. La France était déjà connue, dans le monde entier, pour l’accueil glacial que ses employés préfectoraux réservent aux savants internationaux qui ”viennent manger le pain des Français”, quand les universités étrangères de nombreux pays déroulent un tapis rouge aux savants qui souhaitent les rejoindre, quelle que soit leur nationalité. Elle est, avec cette loi, en bonne position pour remporter le prix Nobel de l’isolationnisme.
Répétons-le : les étudiants, en particulier les doctorants, sont la sève de la recherche. S’il fallait donner un seul facteur de la suprématie de la recherche états-unienne et de son industrie, ce serait qu’elle a su attirer les meilleurs étudiants du monde entier, et garder souvent les plus dynamiques sur son territoire.
Le président du CNRS, Antoine Petit, s’est élevé, dans une chronique parue dans le Monde, contre cet aspect de la loi. Sylvie Retailleau, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, avait présenté, mercredi 20 décembre 2023, sa démission (qui avait été refusée). Des présidents de grandes universités ont cosigné une déclaration où ils parlent de ”mesures indignes”.
De nombreuses voix ont critiqué cet aspect de la loi, tant dans les milieux académiques qu’industriels. Encore première ministre, Élisabeth Borne elle-même, dans son interview du 20 décembre 2023 semblait regretter ces dispositions (”ce n’est pas le meilleur système”), voire essayer de les tamiser (”on peut dispenser certains étudiants étrangers de la caution”). On reste dans un grand flou quand une des missions de l’État est de préparer l’avenir du pays en renforçant l’attractivité de ses universités.
Cette loi cherche à couper notre pays du reste du monde, à l’isoler. C’est le cas pour l’accueil des étudiants étrangers comme pour d’autres aspects du texte. Une autre voie est possible pour la France, qui chercherait à résoudre le vrai problème : l’attractivité de nos universités, mais aussi, de manière générale, de notre pays, qui le placerait dans le chœur des nations les plus dynamiques, plutôt que de le condamner à la décadence. »
publié le 17 janvier 2024
Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr
Peter Harling, chercheur basé à Beyrouth revient sur les risques d’extension de la guerre à Gaza vers d’autres frontières. Selon, lui, ce conflit aura de lourdes conséquences sur la légitimité de l’État hébreu et de ses soutiens.
Peter Harling vit et travaille depuis vingt-cinq ans dans le monde arabe, notamment en Irak, Syrie, Liban, Égypte et Arabie saoudite. Ancien conseiller spécial de l’International Crisis Group, consultant des Nations unies, il a fondé en 2016 le centre de recherche Synaps, basé à Beyrouth, qui forme une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs sur les thématiques de l’économie, de l’environnement et des technologies.
Mediapart : Comment nommeriez-vous ce qui se déroule sous nos yeux à Gaza ? Guerre, génocide, nettoyage ethnique, opération antiterroriste ou encore autre chose…
Peter Harling : C’est tout le problème de cette guerre, qui mélange différents registres : guerre contre le terrorisme, représailles collectives, guerre de civilisation, crise humanitaire et tentations génocidaires. Cela permet à chacun de l’interpréter à sa manière, dans une cacophonie qui polarise toujours davantage et autorise tous les excès.
Il est rare qu’une guerre se prête à une telle polysémie. Et c’est encore plus étonnant dans le cas d’un conflit ancien, familier et relativement facile à définir : une lutte territoriale, entre deux parties aux forces très inégales auxquelles le droit international s’applique.
En quoi le déploiement actuel de violence à Gaza fait-il que nous assistons à davantage qu’un énième « round » dans l’interminable affrontement entre Israéliens et Palestiniens ?
Peter Harling : Ces nombreux « rounds » changeaient peu de chose, ce qui a aidé à enterrer le processus de paix : puisque la violence semblait contenue, la quête d’une solution viable devenait moins pertinente.
On en revient aujourd’hui à une violence plus fondamentale, semblable à ce que les Arabes appellent la Nakba [la « Catastrophe » – ndlr]. En effet, la fondation de l’État d’Israël est passée par une campagne sans merci visant à disloquer et à refouler la population palestinienne, de façon à définir des frontières défendables. C’est de nouveau le cas aujourd’hui.
Le problème, c’est que le monde a changé. Israël et ses alliés occidentaux se refusent à comprendre qu’une violence de cette nature aura pour eux, et pas simplement pour les Palestiniens, un coût phénoménal. Soit ils auront à répondre au droit international qu’ils prétendent incarner, soit ils finiront par renier le droit en question. Dans les deux cas, les résultats seront catastrophiques pour leur légitimité mais aussi pour leurs intérêts.
Ce conflit ancien a-t-il été reconfiguré entièrement à travers le prisme d’une guerre contre le terrorisme ?
Peter Harling : Oui, et cette guerre contre le terrorisme est une solution de facilité. « Terrorisme » est un mot glissant. Il peut décrire, techniquement, des actions violentes qui visent principalement à terrifier l’adversaire, pour le démoraliser ou le pousser à commettre des crimes en retour. Dans ce cas, le concept s’applique à de nombreuses actions militaires qui ne sont pas le monopole des « groupes terroristes ».
En matière de propagande, le mot permet surtout de décrier la partie adverse comme illégitime, selon une dichotomie très ancienne entre monde civilisé et monde barbare. Comme tous les camps appliquent cette logique, dans un conflit, on est toujours le terroriste de l’Autre. C’est aussi pour cette raison que ce cadre de réflexion et d’action ne mène nulle part. Nous n’avons pas d’autre choix que d’en revenir à des cadres plus opératoires, notamment ceux définis par le droit international.
Sommes-nous entrés dans une phase de dénouement, pour le pire ou éventuellement pour autre chose, du conflit entre Israéliens et Palestiniens ou bien ne sommes-nous qu’au début d’un processus inconnu ?
Peter Harling : Gaza risque de rester une plaie béante en pleine Méditerranée. Il est très difficile d’imaginer comment la crise humanitaire pourrait se résorber sans reconstruction de ce territoire désormais largement dévasté. Or toute reconstruction implique a priori une formule de gouvernance acceptée par Israël.
Gaza risque de créer un précédent [...] susceptible de [se] reproduire au Liban et en Cisjordanie.
On peut plutôt s’attendre à des formes durables d’occupation et donc de guérilla, à des mesures de sécurité toujours plus intrusives, à des négociations à n’en plus finir sur la circulation des biens et des personnes, voire à un retour partiel de la colonisation.
Gaza risque aussi de créer un précédent, qu’Israël est susceptible de reproduire un jour ou l’autre au Liban et en Cisjordanie. Tout dépendra des conséquences sur le plan international de cette stratégie du tapis de bombes. Si elle demeure peu coûteuse pour Israël, elle se répétera.
Une extension de la guerre au Moyen-Orient vous semble-t-elle probable ?
Peter Harling : Oui, quoique la perspective d’un « embrasement régional » soit exagérée. Une guerre régionale a déjà lieu, avec des actions militaires s’étendant en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, un soutien iranien à différentes forces non étatiques et un déploiement important de forces américaines dans la zone.
Le principal risque d’escalade, à ce stade, concerne le Liban. Le Hezbollah se prépare depuis longtemps à une guerre décisive avec Israël. Il ne souhaite pas la déclencher dans le contexte actuel. Mais il tient également à ne montrer aucun signe de faiblesse.
Israël, pour sa part, ne peut plus tolérer le maintien d’une menace sérieuse à sa frontière nord. Les deux côtés se cherchent donc depuis des semaines, à travers des frappes relativement précises, mais qui montent constamment en puissance, dans l’espoir de faire plier l’adversaire en asseyant leur capacité de dissuasion. C’est un jeu de surenchère dont on ne voit pas l’issue, d’autant qu’il n’existe aucune médiation crédible par des acteurs extérieurs susceptibles de peser sur les deux parties.
Quel regard portez-vous sur l’attitude des pays arabes de la région, notamment l’Égypte, qui a sa responsabilité dans la situation à Gaza ?
Peter Harling : Beaucoup de gouvernements arabes se désintéressent de la cause palestinienne tout autant qu’une majorité de nos gouvernements en Occident. C’est pour eux une cause perdue, un vestige du passé, une distraction par rapport à d’autres priorités plus prosaïques ou positives. L’administration américaine mise d’ailleurs sur cette réalité, en espérant conclure la guerre de Gaza par une reprise du processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite.
Tant que la souffrance des Palestiniens mobilisera l’opinion publique arabe, c’est improbable. Mais cette sensibilité propalestinienne tend traditionnellement à ne s’exprimer que pendant les crises. Elle retombe rapidement lorsque les violences diminuent. C’est pourquoi les gouvernements arabes peuvent généralement se contenter de postures déclamatoires en attendant que les émotions s’apaisent.
La vraie question dès lors, c’est : « Est-ce que le statut d’Israël va changer de façon significative à l’occasion de ce conflit ? » Ce n’est pas impossible, si on continue à s’acheminer comme on le fait vers toujours plus d’horreurs.
Comment comprenez-vous le soutien total de Biden à un gouvernement Nétanyahou qui mise sur l’élection de Trump l’année prochaine et pourrait lui faire perdre une partie de son électorat à soutenir ainsi la politique israélienne ?
Peter Harling : Pour bien répondre, il est nécessaire d’élargir la question. Comment comprendre le fantasme britannique de déporter des migrants vers des centres de détention et de tri au Rwanda ? Comment expliquer que l’Union européenne finance des milices libyennes qui torturent et rackettent des populations vulnérables ? Que l’Europe puisse se fatiguer déjà d’une guerre en Ukraine où tant de choses se jouent pourtant ? Qu’un président français adopte une démarche purement populiste alors qu’il ne peut être candidat à sa réélection ? Que des institutions allemandes dénoncent comme antisémites des juifs qui critiquent certaines politiques d’Israël ?
La liste de comportements hystériques s’allonge de jour en jour. Nos représentants réagissent à Gaza comme ils le font sur de nombreux autres dossiers importants : ils se contentent d’intuitions creuses, d’habitudes de pensée, de postures déclamatoires, et de cette manie de sauter constamment d’un sujet à un autre sans en traiter aucun.
Nombre de nos dirigeants […] sont certains de leur intelligence et néanmoins superficiels.
Ce qui est frappant, c’est l’absence de structuration politique, qui renvoie à l’absence d’idéologie, de véritables partis politiques, de respect pour les institutions, d’éthique ou de culture. Nombre de nos dirigeants ont une « bonne éducation », sont issus de milieux feutrés, sûrs de leurs bonnes intentions, certains de leur intelligence et néanmoins étonnamment superficiels, pour ne pas dire ignorants.
Vous avez beaucoup travaillé sur l’Irak et la Syrie. Y a-t-il des leçons à tirer de ces deux territoires en guerre pour ce qui se produit en Palestine aujourd’hui ?
Peter Harling : La guerre change inlassablement de nature. Mais ces changements ont lieu de façon graduelle, d’où des parentés entre conflits et des phases distinctes dans leurs évolutions. Malgré leurs différences, les guerres d’Irak, de Syrie, d’Ukraine et de Gaza ont en commun d’être des guerres qu’on ne sait pas terminer.
Elles ont des dates de début mais n’ont pas de dates de fin. C’est vrai aussi de la guerre contre le terrorisme : qui saura dire quand elle sera achevée ? Ce sont des guerres dont les principaux acteurs ont d’énormes moyens de destruction mais aucune définition pratique de la victoire : on aimerait voir disparaître complètement l’adversaire mais sans avoir à résoudre les causes plus profondes du conflit.
Cette combinaison de moyens modernes de destruction et d’objectifs politiques velléitaires se joue principalement au détriment des populations civiles, des infrastructures essentielles et des espaces urbains. On se retrouve avec des zones dévastées, difficiles à gouverner, trop coûteuses à reconstruire, habitées par des populations laissées pour compte. L’instabilité durable qui en résulte explique que ces conflits peuvent parfois s’estomper mais sans jamais vraiment cesser.
Votre récente conférence au Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris (Carep) s’intitulait « Les trois Moyen-Orients » : que désignez-vous ainsi ?
Peter Harling : Le Moyen-Orient est notre voisinage immédiat, dans un espace méditerranéen qui est le vrai creuset de notre identité. Celle-ci s’est construite à travers d’innombrables échanges et partages entre les deux rives, positifs et négatifs, qu’on a tendance à oublier. Le conflit israélo-palestinien lui-même, d’ailleurs, fait partie intégrante de notre propre histoire européenne, et sa trajectoire ne peut donc que résonner puissamment dans nos sociétés.
Mais le Moyen-Orient est aussi une région qu’on voudrait voir, de plus en plus, comme étrangère, éloignée, détachée de nous. Nos gouvernements en particulier ont tendance à appréhender cette région à travers deux imaginaires contradictoires, qui nous voilent sa réalité.
Le premier imaginaire est très sombre : des territoires aux conflits indéchiffrables et indépassables, qu’on souhaite au pire contenir, au mieux ignorer. Gaza vient s’ajouter à toute une carte de « trous noirs », qui comprend l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Libye, mais où l’on pourrait aussi inclure le Liban, l’Égypte et la Tunisie.
Le deuxième imaginaire est au contraire très optimiste : il s’agit de lieux d’espoir où l’on peut parler progrès, innovation, finance, investissements, profits, jeunesse, sport, énergie… C’est la partie de la région qui s’intègre à une sorte de monde idyllique globalisé. On l’a vu avec la COP28 de Dubaï, des personnages comme le prince héritier d’Arabie saoudite, des projets d’infrastructures solaires en Tunisie, des champs d’avocatiers au Maroc… Cela dessine toute une nouvelle économie de l’extraction des ressources menée par des élites de jet-setters qui n’ont aucun souci des sociétés.
C’est donc le troisième Moyen-Orient qui nous intéresse vraiment : celui où vivent un demi-milliard de voisins souvent livrés à eux-mêmes. Mon travail consiste notamment à explorer ce qui nous relie et ce qui nous unit.
Vous seriez surpris de savoir combien de dynamiques réputées propres au monde arabe évoquent celles que nous connaissons nous aussi en Europe, et combien ces sociétés aspirent, au fond, aux mêmes choses.
Céline Martelet sur www.mediapart.fr
À Rafah, aux portes de l’Égypte, un million de personnes campent jusque sur la plage. Youssef, Asma et tant d’autres sont prisonniers de la bande de Gaza, où, d’évacuation en évacuation, ils survivent avec leurs familles, des enfants aux personnes âgées. Témoignages.
« Je suis encore en vie, et tu sais quoi ? Je vais aller habiter sous une tente à Rafah. » Après plusieurs jours sans connexion Internet, Youssef* envoie ce premier message vocal sur Facebook. Une note qu’il termine par un ricanement cynique et nerveux à la fois. C’est donc une tente collée à la frontière égyptienne qui sera le dernier refuge pour Youssef, sa femme enceinte de cinq mois et leurs deux enfants.
Cent jours après le début du conflit entre Israël et la bande de Gaza, 23 968 personnes, principalement des enfants et des femmes, ont été tuées dans des frappes aériennes, selon le ministère de la santé du Hamas. Des milliers d’autres sont encore portées disparues sous les décombres. Les personnes blessées, pour la plupart privées de soins, se comptent aussi par milliers. Plus de la moitié des hôpitaux de l’enclave palestinienne ne fonctionnent plus, selon l’ONU. Au tableau de ce désastre humanitaire, il faut ajouter les 136 otages israéliens dont on ignore le sort exact.
Pris au piège du siège total imposé par Israël et de la fermeture du point de passage vers l’Égypte, Youssef et sa famille, dont ce n’est pas le premier déplacement, ne pourront aller plus loin. Déjà, en octobre, ils avaient rejoint le camp de réfugié·es de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Une frappe aérienne avait anéanti en quelques secondes l’appartement où elle vivait à Gaza City. Youssef avait juste eu le temps de récupérer quelques affaires et de sauver sa voiture, dans laquelle il avait fait monter tout le monde.
Direction donc Nuseirat, une des safe places (« lieux sûrs ») établies par l’armée israélienne. Mais début janvier, ce camp de réfugié·es est à son tour pris pour cible par cette même armée. Elle demande aux milliers de personnes installées là de quitter au plus vite leurs habitations, assurant que des combattants du Hamas s’y cachent.
« Ils ont jeté des tracts sur le quartier où on était en disant qu’on devait évacuer, alors on est tous partis. » Mais cette fois, plus de carburant dans la voiture. La fuite de Youssef et de sa famille se fait dans une petite carriole. « Je ne pouvais plus acheter de fuel. Avant, c’était 7 shekels [1,70 euros] le litre, maintenant c’est 120 shekels [30 euros]», explique le père de famille gazaoui.
Sur Facebook, les messages audio se succèdent, noyés dans un brouhaha immense en arrière-fond. Les cris, les pleurs d’enfants se mêlent aux voix de femmes et d’hommes. « Pour le moment, on est dans une école de l’ONU à Rafah. On partage une salle de classe avec 25 autres personnes mais je pense qu’une tente, ça sera plus sain pour ma femme enceinte et les enfants », poursuit Youssef.
Tout au sud de l’enclave palestinienne, des centaines de milliers de familles s’entassent désormais derrière les barbelés qui marquent la frontière avec l’Égypte. La bande de Gaza était avant la guerre une prison à ciel ouvert. Rafah en est désormais la dernière cellule.
Un million de personnes arrivées à Rafah
« Les gens sont partout ! Il y a trop de monde dans la ville. Les déplacés vivent dans les mosquées, sous des tentes, voire dans la rue. Mais il pleut, et il fait froid », raconte Asma dans un français parfait. La Palestinienne, enseignante de 42 ans, s’était promis de ne pas quitter son appartement de Khan Younès, mais le 21 décembre, elle a dû se résoudre à tout abandonner. « Les soldats israéliens nous ont demandé d’évacuer en lançant des tracts. »
Asma est donc partie avec son père, âgé de 90 ans, et sa mère, 77 ans. « On a mis presque une heure pour leur faire descendre les trois étages de notre immeuble. On a juste pu prendre avec nous des choses essentielles : de la farine, du sel, des boîtes de sardines, des couvertures. Je ne voulais pas partir, j’ai tellement pleuré. »
Selon le maire de Rafah, un million de personnes sont arrivées dans sa ville depuis le 7 octobre, et l’afflux se poursuit. Rafah est désormais un immense camp. Les tentes s’alignent partout, même sur le bord de la mer. Sur les images transmises par des journalistes palestiniens sur place, partout des enfants. Des petites filles et des petits garçons qui jouent dans la boue et au milieu des déchets.
La ville n’est pas à l’abri des frappes aériennes israéliennes. Ces dernières semaines, des familles entières ont été décimées dans le bombardement de leur immeuble. La guerre du ciel n’a jamais épargné personne dans la bande de Gaza. Le 12 janvier, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, Martin Griffiths, l’a répété : « Il n’y a pas d’endroit sûr à Gaza, où une vie humaine digne est quasi impossible. »
Il n’y a aucun avenir pour moi. Asma, enseignante
Le 13 janvier, après une semaine de silence, Asma reprend contact et envoie une série de messages audio sur WhatsApp. Sa voix est fatiguée, son souffle coupé. Elle suffoque presque, comme étouffée par l’angoisse. « Les nouvelles sont mauvaises, dit-elle. L’armée israélienne est proche de ma maison. J’ai peur. » Asma marque une pause, puis reprend. « J’ai perdu l’école où je travaillais, je ne veux pas qu’on me prenne aussi ma maison. Je ne peux pas tout perdre. Cet appartement, c’était mon lieu de paix. C’est trop, je n’ai plus d’espoir. »
Dans un dernier message audio, la Palestinienne se souvient que ce mois de janvier aurait dû se dérouler autrement. Loin de la violence et de la terreur. « On devait venir en France avec d’autres professeurs gazaouis. Cet été, je voulais aussi aller en Égypte pour y passer quelques jours. J’avais un amoureux et maintenant... je ne sais plus où j’en suis. Lui aussi n’a plus de maison. Tout cela s’est fini. Il n’y a aucun avenir pour moi. »
L’Égypte, juste derrière les barbelés
Début janvier, plusieurs responsables israéliens ont évoqué un possible déplacement de la population de la bande de Gaza vers d’autres pays. Une option portée par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, deux ministres ultranationalistes du gouvernement Nétanyahou. Parmi les pays évoqués, l’Égypte mais aussi le Congo. Un plan rejeté en bloc par la communauté internationale.
Au cœur de l’enclave, de nombreux Palestiniens cherchent à partir à tout prix. Depuis le début de la guerre, Youssef le répète quasiment dans chaque discussion : « Trop c’est trop. » Il espère pouvoir rejoindre l’Europe et offrir une vie stable à ses enfants. Mais comment sortir de ce siège, de ce piège qui se referme chaque jour un peu plus sur lui ?
Il faut imaginer que pour les familles qui sont à Rafah, l’Égypte est toute proche. Leur sécurité est à portée de vue, juste derrière des barbelés. Mais le poste-frontière entre l’enclave palestinienne et le territoire égyptien est ouvert seulement aux camions humanitaires autorisés à entrer dans la bande de Gaza. Depuis le début du conflit, Le Caire s’oppose fermement à tout déplacement massif de population vers le désert du Sinaï.
On se retrouve sur la plage à Gaza. Rami Abou Jamus, journaliste
En temps normal, un Palestinien peut traverser ce point de passage après avoir payé 450 euros. Désormais, en faisant appel à des réseaux de trafic d’êtres humains, il faut débourser 4 000 à 5 000 dollars par personne, selon une source palestinienne locale. C’est la seule solution pour être inscrit sur la liste des personnes qui ont un permis pour sortir.
« Je ne veux pas quitter la bande de Gaza comme cela et aller dans n’importe quel pays. Je veux que l’on me donne une autre nationalité, un travail. Le droit d’avoir une autre vie », explique Asma. Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, des centaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes ont été contraint·es à l’exil au Liban, en Jordanie ou en Syrie, où pour la majorité elles et ils vivent encore dans des conditions très précaires.
Sa terre, Rami Abou Jamus s’y accroche avec conviction. « On se retrouve sur la plage à Gaza. » C’est l’une de ses phrases préférées. Chaque jour, le journaliste palestinien partage son quotidien à Rafah. C’est là qu’il survit avec sa femme et son fils, âgé de deux ans et demi. Il s’appelle Walid. Son père le filme régulièrement. À chaque nouvelle vidéo, les traits du petit garçon se creusent un peu plus. Son visage d’enfant porte l’empreinte d’une guerre qui dure depuis cent jours. Une guerre déjà trop longue.
Boîte noire
* Le prénom de Youssef est un prénom d’emprunt.
Ces témoignages ont été recueillis par messages écrits ou notes vocales envoyés sur WhatsApp et Facebook. Depuis cent jours, les autorités israéliennes n’autorisent pas les journalistes étrangers à entrer seuls dans la bande de Gaza. Les déplacements de médias étrangers dans l’enclave palestinienne sont organisés par l’armée israélienne. Ils durent quelques heures et sont encadrés par des porte-parole.
publié le 16 janvier 2024
Denis Sieffert sur www.politis.fr
Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche.
Les libéraux parleraient d’une étude de marché. Mais c’est un fait : le déplacement de la « Macronie » vers la droite libère potentiellement un vaste espace à gauche. Hélas, le mot important est « potentiellement ». Car encore faudrait-il que l’offre existe, qu’elle soit crédible et attractive, c’est-à-dire unitaire et démocratique. Et ce n’est pas gagné ! Mais la place est à prendre. Le remaniement souligne spectaculairement cette évidence. Au fond, rien de neuf. Juste un aveu. Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. Tous ceux qui faisaient illusion dans l’équipe précédente mais qui ont eu des états d’âme à propos de la loi « immigration » ont été virés ou relégués. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, a été débarquée pour avoir osé contredire Emmanuel Macron dans l’affaire Depardieu.
Les dossiers qui touchent au plus près la vie des gens, la santé, le logement n’ont plus de ministères de plein exercice ou sont confiés aux plus droitiers, comme la sarkozyste Catherine Vautrin. L’Éducation nationale échoit à une ancienne directrice générale de la Fédération française de tennis. Laquelle s’est illustrée, au premier jour, par un dénigrement de l’école publique, au prix d’un gros mensonge. Bref, c’est le gouvernement du mépris de classe. Les Français font de la figuration dans cette architecture où n’existent que les jeux de pouvoir. L’arrivée de Rachida Dati à la Culture en est évidemment le symbole le plus grossier. Le pouvoir, le vrai, est grosso modo entre les mains de trois hommes : Emmanuel Macron, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. On hésite à mettre Gabriel Attal dans cette catégorie, lui dont le discours de politique générale est déjà spolié par l’envahissante conférence de presse d’Emmanuel Macron. Une grand-messe imposée aux télés à l’heure de plus grande écoute. Même De Gaulle n’avait pas osé !
C’est le gouvernement du mépris de classe.
Le pire est qu’il n’est pas sûr que ces jeux, somme toute assez vulgaires, soient gagnants. Le débauchage de Dati risque plus d’hypothéquer le soutien de la droite que de garantir au gouvernement les voix des amis d’Éric Ciotti à l’Assemblée. Quant à Gabriel Attal, il se présente comme le VRP du président. À son agenda quotidien, on mesure ce qu’est devenue la politique. Il lui faut chaque soir, à l’heure du journal télévisé, être vu à la rencontre des Français en souffrance ou en colère. Empreinte carbone et démagogie !
Et la gauche dans tout ça ? Eh bien, elle n’a plus qu’à exister ! Mais ça risque de mal commencer avec les européennes. On nous promet au moins quatre listes. Il est vrai qu’une liste unique aurait eu de la gueule. Mais on comprend les arguments des écologistes et des socialistes. Un argument officiel d’abord : la somme des listes (31 %) serait supérieure au score espéré d’une liste unique. Mais Clémentine Autain, qui a milité pour une liste commune, a raison de souligner que la dynamique unitaire vaut mieux qu’une simple addition. En vérité, les partisans du « chacun pour soi » ont un autre argument, moins avouable. Écologistes et socialistes ne seraient pas mécontents de devancer significativement La France insoumise. Histoire de bousculer une hiérarchie héritée de la présidentielle, et dont Mélenchon a fait un usage immodéré et autoritaire.
Les européennes peuvent-elles rebattre les cartes ? Glucksmann va-t-il imposer son discours œcuménique ? Cela passe par une difficile revalorisation de l’enjeu européen dans l’opinion, alors que nous avons affaire à deux guerres, que l’ombre inquiétante de Trump se profile de nouveau, et que le dossier immigration n’a pas de solution « nationale ». Un double défi. Les sondages placent aujourd’hui Glucksmann en tête de la gauche (11 % contre 7,5 % à LFI). Mais, quoi qu’il en soit, on est loin du compte en regard du score attribué à une liste Bardela (28,5 %) (1).
Tout se passe comme si deux compétitions se menaient en parallèle. En première division, la course-poursuite éperdue des macronistes pour réduire l’écart qui les sépare du Rassemblement national. En division inférieure, la gauche et les écologistes. Macron se débat in extremis pour ne pas être le président qui aura donné notre pays à l’extrême droite, alors qu’il a fait jusqu’ici tout le contraire, et la gauche pour surmonter sa maladie chronique, la division. Mais cette fracture n’est pas fatale. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche. Celle-ci a son destin en main.
Note :
1 Les autres résultats du sondage Cluster 17 pour Le Point, du 15 janvier : PCF : 3 %, EELV : 8 %, Renaissance : 18 %, LR : 7%, Reconquête : 7 %.
publié le 16 janvier 2024
OXFAM sur https://www.oxfamfrance.org/
Depuis 2020, les cinq hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune tandis que, dans le même temps, la richesse cumulée de 5 milliards de personnes a baissé. C’est ce que révèle le nouveau rapport d’Oxfam sur les inégalités mondiales.
Si cette tendance se poursuit, nous pourrions voir dans près de 10 ans la fortune d’un multimilliardaire franchir pour la première fois le cap de 1000 milliards de dollars alors qu’il faudra encore 230 ans pour éradiquer la pauvreté.
Malgré les crises successives, les milliardaires prospèrent. Pourquoi ? Car ils achètent le pouvoir politique et économique.
Inégalités mondiales : les chiffres-clés
Monde
La fortune des 5 hommes les plus riches a grimpé de 114 % depuis 2020.
La fortune des milliardaires a augmenté de 3 300 milliards de dollars depuis 2020, à une vitesse 3 fois plus rapide que celle de l’inflation.
Les 1 % les plus riches possèdent 48 % de tous les actifs financiers mondiaux.
Les pays riches du Nord détiennent 69 % des richesses mondiales et accueillent 74 % des richesses des milliardaires alors qu’ils n’abritent que 21 % de la population mondiale.
Au rythme actuel, il faudrait plus de deux siècles pour mettre fin à la pauvreté, mais dans à peine 10 ans nous pourrions voir pour la première fois la fortune d’un multimilliardaire franchir le cap des 1 000 milliards de dollars. Avoir 1 000 milliards, c’est comme gagner plus d’un million d’euros par jour depuis la naissance de Jésus-Christ.
Sept des dix plus grandes entreprises mondiales sont dirigées par un·e milliardaire.
148 grandes entreprises ont réalisé 1800 milliards de dollars de bénéfices cumulés – soit 52 % de plus en moyenne sur les 3 dernières années – et distribué d’énormes dividendes à de riches actionnaires tandis que des centaines de millions de personnes ont été confrontées à des réductions de salaires réels.
France
Les quatre milliardaires français les plus riches et leurs familles – la famille Arnault, la famille Bettencourt Meyers, Gérard et Alain Wertheimer – ont vu leur fortune augmenter de 87 % depuis 2020. Dans le même temps, la richesse cumulée de 90% des Français a baissé.
Sur cette même période, les 42 milliardaires français ont gagné 230 milliards d’euros, autant que pour faire un chèque de 3 400 euros pour chaque Français-e.
Les 1 % les plus riches détiennent 36 % du patrimoine financier total en France alors que plus de 80% des Français ne déclarent posséder ni assurance-vie, ni actions directement.
11 des plus grandes entreprises françaises ont réalisé 101 milliards de dollars de bénéfices entre juin 2022 et juin 2023, soit une augmentation de 57% par rapport à la période 2018-2021.
L’héritière Françoise Bettencourt est devenue la première femme milliardaire à voir sa fortune atteindre les 100 milliards d’euros.
Grandes entreprises, médias : comment les milliardaires achètent le pouvoir
Depuis 2020, l’accroissement de la fortune des milliardaires et l’accumulation de profits des multinationales sont intrinsèquement liés.
A l’heure où l’élite économique se réunit à Davos, le rapport « Multinationales et inégalités multiples » révèle notamment que sept des dix plus grandes entreprises mondiales ont un·e PDG milliardaire ou un·e milliardaire comme actionnaire principal·e.
Les grandes entreprises ont un pouvoir démesuré et sont une machine à fabriquer des inégalités. Salaires qui augmentent moins que la rémunération des PDG, bénéfices majoritairement utilisés pour rémunérer les actionnaires, optimisation fiscale : les milliardaires veillent avant tout à ce que les multinationales contribuent à leur propre enrichissement, au détriment du reste de la population.
Ils utilisent par ailleurs leur richesse pour asseoir et conforter leur influence politique, en particulier via leur emprise sur les médias et leurs relations avec les hautes sphères de l’Etat.
En France aussi, les milliardaires s’enrichissent et la pauvreté s’intensifie
Les 4 milliardaires français les plus riches (Bernard Arnault et sa famille, Françoise Bettencourt Meyers et sa famille ainsi que Gérard Wertheimer et Alain Wertheimer) ont vu leur fortune augmenter de 87% depuis 2020.
Sur la même période, les 42 milliardaires français ont gagné 230 milliards d’euros, soit l’équivalent d’un chèque de 3 400 euros pour chaque Français·e. Alors que les Français et Françaises subissent l’inflation de plein fouet et sont confronté·e·s à une véritable crise du pouvoir d’achat, l’enrichissement continu des ultra-riches fracture la société.
Comme dans le reste du monde, l’omniprésence des milliardaires dans les mondes économique, politique et médiatique, est indéniable. En tête de proue : Bernard Arnault, à la tête de l’empire du luxe LVMH et de certains des plus grands médias français comme Les Échos ou Le Parisien, mais aussi le milliardaire Vincent Bolloré, qui fait des médias dont il est actionnaire principal une arme au service de l’extrême droite.
Les recommandations d’Oxfam
Oxfam appelle les États à réduire rapidement et radicalement le fossé entre les ultra-riches et le reste de la société grâce notamment aux mesures suivantes :
Augmenter les impôts sur les ultra-riches
Oxfam estime qu’un impôt sur la fortune pour les multimillionnaires et les milliardaires du monde entier pourrait rapporter 1 800 milliards de dollars par an.
Plus précisément, Oxfam France formule une série de recommandations fiscales qui permettraient de dégager 88 milliards d’euros par an, tout en préservant le pouvoir d’achat de 70% des Français, dont :
Un impôt sur la fortune climatique pour les multimillionnaires et les milliardaires : Il s’agit de taxer, d’une part, le niveau de patrimoine (la taille de la fortune), et d’autre part, la quantité de CO2 qu’il contient (son impact sur le climat).
Réguler les multinationales
Encadrer la part des bénéfices versés aux actionnaires
Conditionner les aides publiques aux entreprises aux investissements dans la transition
Imposer un écart de rémunération de 1 à 20 entre le salaire du dirigeant et le salaire médian de l’entreprise.
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Alors que débute, lundi 15 janvier, le forum de Davos, l’ONG Oxfam publie un nouveau rapport pointant l’accroissement des inégalités et la concentration des richesses au cours des trois dernières années.
Depuis 1971, d’éminents représentants de l’oligarchie économique et politique se réunissent à Davos, une station de sports d’hiver perchée au cœur des Alpes suisses, pour méditer sur les désordres du monde. Cette année, ils plancheront notamment sur la meilleure manière de « coopérer dans un univers fracturé », mais il y a fort à parier que le dernier rapport d’Oxfam ne fera pas partie des thèmes de discussion. C’est dommage : l’ONG a compilé un nombre impressionnant de données, qui illustrent la concentration des richesses et ses effets dévastateurs sur la planète.
Les super-riches au sommet, dans un océan d’inégalités
Si l’immense majorité de la population mondiale a été frappée de plein fouet par les trois crises majeures qui ont marqué ces trois dernières années – pandémie de Covid, guerre en Ukraine et flambée inflationniste –, les milliardaires ont vu leur compte en banque s’étoffer.
La richesse cumulée d’Elon Musk (Tesla), Bernard Arnault (LVHM), Jeff Bezos (Amazon), Larry Ellison (Oracle) et Warren Buffet (Berkshire Hathaway), les cinq plus riches d’entre eux, a grimpé de 114 % entre mars 2020 et novembre 2023, pour atteindre 869 milliards de dollars. Pour le dire autrement, cela signifie que leur fortune a enflé de 14 millions de dollars par heure…
Au-delà de ces « têtes d’affiche », l’ensemble des milliardaires de la planète ont vu leur fortune augmenter de 3 300 milliards de dollars sur la période, soit 34 % de hausse. En dépit de la croissance fulgurante de l’économie chinoise, le monde appartient toujours aux pays du Nord, selon les calculs d’Oxfam, puisque ces derniers ne concentrent que 20,6 % de la population mondiale mais près de 70 % des richesses.
En France, nos 42 milliardaires ont gagné 230 milliards d’euros en trois ans. Dans l’Hexagone, les 1 % les plus riches détiennent 36 % du patrimoine financier total, alors que plus de 80 % des Français déclarent ne posséder ni assurances-vie, ni actions directement.
Dans le même temps, le reste de l’humanité a fait les frais des crises produites par le capitalisme. « Partout dans le monde, l’inflation est plus rapide que la hausse des salaires, si bien que des centaines de millions de personnes ont de plus en plus de mal à finir le mois avec leurs revenus », note l’ONG, qui constate que les inégalités mondiales ont atteint un niveau « comparable à celui observé en Afrique du Sud », le pays le plus inégalitaire du monde.
En trois ans, la fortune cumulée de 4,7 milliards de personnes (60 % de l’humanité) a baissé de 0,2 %. Saisissante statistique : Oxfam a calculé qu’il faudrait 1 200 ans de labeur à une travailleuse du secteur sanitaire et social pour gagner ce qu’un PDG d’une des 100 premières entreprises américaines empoche en une année…
Les multinationales grandes gagnantes de la période
Si les milliardaires se sont enrichis, ils le doivent aux multinationales qu’ils dirigent. L’ONG s’est penchée sur la structure de propriété des 50 plus grosses entreprises de la planète. Bilan : plus d’un tiers d’entre elles comptent un milliardaire comme actionnaire principal ou comme PDG. La proportion grimpe à 70 % pour les 10 plus grosses. Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, détient par exemple 83 % de sa fortune en actions de l’entreprise.
Robert Kuok, l’homme le plus riche de Malaisie, détient, avec sa famille, 51 % du capital du conglomérat PPB Group, dont les activités s’étendent du secteur agricole à l’immobilier. « Il en ressort que les super-riches du monde entier ne sont pas simplement les bénéficiaires passifs des profits faramineux réalisés par les entreprises, note Oxfam. Le fait qu’ils possèdent de grandes entreprises leur donne le pouvoir de les contrôler activement. »
Cela tombe bien, les multinationales ont profité à plein des crises de ces trois dernières années, quand elles ne les ont pas alimentées. Les rapports du FMI ont ainsi montré comment les profits des entreprises étaient devenus, dès le troisième trimestre 2022, le premier moteur de l’inflation en zone euro. Sans surprise, les grands gagnants se trouvent dans quatre secteurs : l’énergie, le luxe, la finance et la santé.
Oxfam a, par exemple, calculé que 14 compagnies pétrogazières ont dégagé 190 milliards de dollars de superprofits en 2023 et que leurs bénéfices sont supérieurs de 278 % à la moyenne de la période 2018-2021. Plus généralement, 148 multinationales ont réalisé près de 1 800 milliards de dollars de bénéfices au cours des douze mois précédant juin 2023, parmi lesquelles une dizaine de françaises, comme Total, Hermès, Sanofi, LVMH ou Air liquide.
Le coût exorbitant des monopoles
Ces bénéfices sont extraordinairement concentrés, tous secteurs confondus : au niveau mondial, les 0,001 % d’entreprises les plus importantes empochent à elles seules environ un tiers de tous les bénéfices. « Un petit nombre de grandes entreprises dont la croissance semble sans limite exercent une influence vertigineuse sur les économies et les gouvernements, dénonce Oxfam, qui rappelle que les monopoles privés n’ont rien d’abstrait : ils impactent directement la vie de milliards de personnes en influant sur les salaires que nous touchons, sur la nourriture que nous avons les moyens d’acheter, les médicaments auxquels nous avons accès… »
L’ONG donne quelques exemples saillants de ces monopoles. Quatre multinationales se partagent 62 % du marché mondial des pesticides ; les trois quarts des dépenses publicitaires en ligne profitent à Meta, Alphabet et Amazon ; plus de 90 % des recherches en ligne s’effectuent via Google.
Les profits réalisés ne « ruissellent » pas sur le reste de l’économie, contrairement à ce que prétend la vulgate libérale, mais profitent avant tout à un petit nombre d’individus : pour chaque tranche de 100 dollars de bénéfices réalisés par 96 grandes entreprises entre juillet 2022 et juin 2023, 83 dollars ont été reversés aux actionnaires sous forme de rachats d’actions et de dividendes. Autant d’argent qui aurait pu être investi dans les travailleurs, en augmentant les salaires ou dans de nouveaux modes d’exploitation susceptibles de réduire les émissions de carbone, conclut l’ONG.
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/
Gagner le gros lot au loto tous les jours ! 5 millions d’euros supplémentaires de fortune empochés quotidiennement : c’est le triste sort réservé à chacun des 42 milliardaires français, en moyenne, depuis 2020. Quelques 230 milliards en plus depuis cette date, selon le dernier rapport d’Oxfam sorti ce lundi 15 janvier. Soit l’équivalent de la totalité des dépenses de santé des 68 millions de Français en 2022. Ou encore, près de trois fois le montant du budget de l’Éducation nationale.
Et parmi ces 42 milliardaires, la prime au plus fortuné fonctionne très bien, puisqu’à lui seul, Bernard Arnault, dont la richesse à plus que doublé en trois ans, capte 40 % de la totalité de ces 230 milliards d’argent de poche additionnel. Rassurez-vous, probablement parce qu’elle le vaut bien, l’héritière de l’empire L’Oréal, Françoise Bettencourt-Meyers, ramasse 33,2 milliards supplémentaires depuis 2020. À peu près 30 millions chaque jour sur trois ans.
Mais que diable reste-t-il pour les quarante milliardaires restants ? Un peu plus que les minimas sociaux pour lesquels 15 heures d’activité vont être réclamées : en moyenne 2,3 millions, chacun, par jour. Par contre, du côté opposé à la vie de ceux nés avec une cuillère en argent dans la bouche, la situation pourrait se résumer à un « je travaille, tu travailles, ils s’enrichissent ». En effet, parallèlement à cette envolée de richesse pour quelques-uns, celle cumulée de 90% des Français, frappés eux de plein fouet par les crises, a baissé sur la même période, explique le rapport de l’ONG.
Si en France le ruissellement vers les plus riches fonctionne bien avec les politiques pro-business déployées par Emmanuel Macron et ses gouvernements depuis 2017, la tendance se confirme à l’échelle mondiale, alors que s’ouvre aujourd’hui en Suisse le Forum économique de Davos qui réunit les puissants de la planète. Là aussi, la fortune des milliardaires s’envole avec 3 300 milliards supplémentaires depuis 2020. Plus que le PIB de l’ensemble des pays du continent africain ou que celui de la France. Et là encore : une concentration extrême dont témoigne la progression de +114 % de la fortune des cinq hommes les plus nantis. Avec la même opposition qu’en France : la richesse cumulée de cinq milliards de personnes dans le monde a baissé, faute d’une autre répartition des richesses qui sont produites par l’humanité.
publié le 15 janvier 2024
David Perrotin sur www.mediapart.fr
Des dizaines de manifestations ont eu lieu en France ce dimanche à l’initiative de 400 collectifs. À Paris, des milliers de personnes ont dénoncé un texte « xénophobe » et « dangereux ».
Il fallait être chaudement habillé ce dimanche à Paris pour défiler contre la future loi immigration. Alors qu’il fait zéro degré, des milliers de personnes remplissent peu à peu la place de la République avant de s’élancer vers 15 heures direction Strasbourg-Saint Denis, gare de l’Est puis gare du Nord. Il fallait aussi beaucoup d’espoir pour battre le pavé alors que la loi a été votée le 19 décembre dernier sans encore avoir été promulguée.
Louise*, 71 ans, est venue pour « le symbole » et attend avec gants, écharpe et masque de voir si du monde a répondu à l’appel. « Je sors juste d’une grippe. Je suis venue seulement 15 minutes et je repars. J’ai froid », lâche-t-elle, tremblante. « Cela me paraît essentiel de se battre contre cette loi, même si j’ai peu d’espoir que cela puisse faire changer les choses », poursuit cette dame qui se mobilise pour les migrant·es « depuis les années 1980 ». « Si on était un million, il y aurait une chance de faire reculer le gouvernement et d’abandonner cette loi dangereuse et xénophobe. Mais ce n’est pas vraiment le cas. »
S’il n’y a pas le million, des milliers de personnes ont tout de même défilé ce dimanche dans les grandes villes en France à Marseille, Bordeaux, Lyon, mais aussi à La Rochelle, Nîmes, Saint-Étienne ou Lannion. À Paris, nombreux étaient « agréablement surpris » face à cette mobilisation plus importante qu’espérée. D’autant que plus de 200 personnalités assez diverses – de Sophie Binet à Jacques Toubon, en passant par Josiane Balasko, Fabien Roussel ou encore Marina Foïs – ont appelé à manifester dimanche 21 janvier pour exiger la non-promulgation de la loi et étaient absentes aujourd’hui.
Ce dimanche, plus de 400 collectifs, associations (Attac, la Ligue des droits de l’homme…), syndicats (Unef, Solidaires) et partis politiques (La France insoumise, Les Écologistes…) avaient appelé à manifester contre un texte qui « reprend de nombreuses idées de l’extrême droite ». « La haine de l’égalité qui imprègne cette loi fait de la menace pour l’ordre public l’argument premier pour supprimer les quelques droits qui étaient encore garantis aux migrants, et installe l’idée, martelée depuis des années par l’extrême droite et la droite dite républicaine, que les migrants seraient nécessairement des délinquants en puissance », dénonce Attac France, qui demande comme tous les participant·es « l’abrogation » immédiate de cette loi.
« Le Conseil constitutionnel doit statuer sur l’incompatibilité de certains articles de cette loi avec la Constitution française, mais le gouvernement est allé tellement loin que la logique xénophobe d’ensemble demeurera. »
« On aime la France »
Les premiers concernés, des centaines de sans-papiers, ont tenu à défiler, à se montrer et à prendre la parole pour casser de « nombreux préjugés ». Au micro, l’un d’entre eux fustige cette « loi honteuse ». « Nous, les étrangers, on aime la France. On travaille de 6 heures à 18 heures, on paie des impôts ou des cotisations et on demande seulement à vivre avec dignité. »
Mariam, 25 ans, est arrivée en 2020 en France depuis le Mali. Elle se souvient de son périple difficile jusqu’à « devoir traverser l’eau ». « J’essaie de travaille