publié le 18 juillet 2022
Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
Le président de la République accélère sur l’Assurance chômage, la formation professionnelle et le RSA, en annonçant un projet de loi de réforme dès la rentrée. Pour Denis Gravouil, de la CGT, le locataire de l’Élysée surfe sur « l’idée fausse qu’un chômeur ou un allocataire est un fainéant » pour réduire la protection sociale à un tout petit filet de sécurité.
Lors de son allocution du 14 juillet, Emmanuel Macron a annoncé une réforme de l’assurance chômage et de la formation professionnelle « dès cet été ». Un texte de loi « sera soumis à la rentrée » aux représentants patronaux et syndicaux. Si ces contours sont très flous, on comprend que ces projets de loi visent à diminuer le taux de chômage des 7 % actuels à 5 %, en allant plus loin que la précédente réforme de l’assurance chômage qui, via la diminution des montants d’allocations et de l’accès aux droits à indemnisation, compte réalise 2 milliards d’euros d’économies sur le dos des chômeurs en année pleine.
« Il n’y a pas aujourd’hui un endroit en France où les gens ne nous disent pas : « J’ai besoin de travail, je cherche des gens pour travailler ». Il m’est arrivé parfois (…) de dire qu’il fallait traverser la rue (pour trouver du travail). C’est encore plus vrai (aujourd’hui), » s’est justifié le président de la République. Denis Gravouil, négociateur CGT à l’Unédic, réagit à ce tour de vis annoncé.
Constatons déjà que la verticalité demeure. Pour un président qui avait affirmé vouloir changer… Il n’a rien discuté avec qui que ce soit de ses annonces d’hier. Il reste agrippé à son agenda libéral, avec les réformes des retraites et de l’Assurance chômage. De nouvelles violences sont à craindre à l’encontre des chercheurs d’emploi. Il reprend le mensonge des libéraux sur le fait qu’un bon niveau de protection n’incite pas les chômeurs à retrouver vite un emploi. C’est totalement faux. Reprenons les statistiques : quatre chômeurs sur dix ne sont pas indemnisés. Le montant moyen des allocations versées se situe aux alentours du seuil de pauvreté et 30 % des demandeurs d’emploi vivent avec 30 euros par jour.
Sans doute. Mais le fait de diminuer l’accès aux droits ou de baisser les allocations va-t-il changer quelque chose à la situation des hôpitaux, qui manquent de médecins et d’infirmiers ? Supprimer les allocations d’une infirmière va-t-il la pousser à prendre un poste ? Non. Ce secteur souffre d’un problème de reconnaissance du travail et des niveaux trop bas des salaires pratiqués. De même, supprimer les allocations à un saisonnier va-t-il le pousser à prendre un poste dans un restaurant ou un hôtel où les conditions salariales et de travail sont misérables, dans une région où les prix d’un logement absorbent quasiment l’intégralité du salaire gagné ? Non. Dans tous les secteurs en prise avec des difficultés de recruter, les employeurs qui s’en sortent sont ceux qui ont procédé à l’augmentation des salaires et à l’amélioration des conditions de travail. Mais ça, Emmanuel Macron n’en parle pas. C’est contraire à son logiciel libéral.
On connaît ses objectifs depuis 2015 et un rapport qu’il avait commandé alors qu’il était ministre de l’Économie sur les différences des marchés de l’emploi en Allemagne et en France. Son but est de suivre les lois Hartz qui avaient réformé en profondeur l’assurance chômage allemande en diminuant les droits des demandeurs d’emploi. Il est resté évasif lors de son intervention du 14 juillet, mais ce que vise Macron, c’est de faire comme la loi Hartz 4, en rapprochant le système d’assurance chômage des minima sociaux. Dans ce système, l’allocataire ne peut plus rien refuser. Là encore, tout est fondé sur l’idée mensongère que le chômeur ou l’allocataire est un fainéant, qu’il faut l’obliger à prendre n’importe quel emploi qui se propose à lui, y compris un temps partiel, un contrat mal payé, avec des conditions de travail dégradées. Cela revient à créer des travailleurs pauvres. Dans la même logique, Emmanuel Macron pourrait instaurer une dégressivité de l’allocation en fonction du niveau de chômage. Plus ce niveau est bas, plus on réduit la durée d’allocation.
Cela revient à ramener la protection sociale à un filet de sécurité le plus minimal possible. Macron ne reparle pas de son revenu universel d’activité, fusionnant plusieurs allocations. Mais il pourrait ressortir pour niveler les protections vers le bas.
C’est la question en suspend. On sait qu’un groupe de travail a été monté autour du directeur de Pôle emploi. Nous ne savons pas si l’Unédic sera absorbé par France Travail. On comprend que cette agence récupérerait le RSA, que les Missions locales seraient concernées. La visée est là encore de resserrer le suivi des demandeurs d’emploi et allocataires.
Nous participons à la gestion de l’Unédic comme des organismes de formation professionnelle en tant que représentants des salariés. Nous allons nous battre pour faire entendre leurs voix dans ce nouveau système envisagé. Emmanuel Macron veut peut-être continuer de décider de tout, tout seul, en nous réservant un strapontin dans un Haut conseil pour l’assurance chômage. Là encore, on sent un flottement au sein du gouvernement. Cette semaine, le ministère du Travail nous affirmait avoir besoin de temps pour la renégociation de la convention de l’Assurance chômage, dont la dernière réforme s’achève au 31 octobre. Ce 14 juillet, Macron a accéléré sur ces sujets de façon très droitière. On comprend bien l’opération politique qu’il y a pour lui de se rapprocher des LR, voire de flirter avec le Rassemblement national en annonçant des mesures qui entameront la protection sociale et les services publics de l’emploi et des solidarités.
publié le 18 juillet 2022
Fabien Escalona sur www.mediapart.fr
À la suite des interpellations de François Ruffin sur les performances insuffisantes de la Nupes dans la France « des bourgs et des champs », une question stratégique resurgit : comment se reconnecter à la diversité des milieux populaires, pour gagner et ne pas les laisser à l’extrême droite ?
Les fidèles de Jean-Luc Mélenchon ont à peine eu le temps d’apprécier la progression de leur champion à l’élection présidentielle, que François Ruffin sonnait l’alerte dans Libération : « La France périphérique, celle des bourgs, n’apparaît pas comme une priorité. Et quand on regarde les statistiques issues des urnes, c’est là-dedans qu’on plonge. »
Le député sortant de la Somme, membre du groupe parlementaire de La France insoumise (LFI), a réitéré la charge dans nos colonnes en amont des législatives : « Ça pèche pour nous dans les anciens bassins industriels du Nord et de l’Est, dans d’anciennes terres rouges où la gauche est tombée bien bas. » Et après sa réélection avec 61 %, il a enfoncé le clou dans L’Obs : « Est-ce qu’on acte, sans le dire, que nous devenons la gauche d’Île-de-France et des métropoles ? »
Ces interpellations rappellent des controverses déjà anciennes. D’abord celle qui s’est développée à partir d’une note publiée en 2011 par le think tank Terra Nova. Le document appelait à compenser les pertes enregistrées auprès des milieux populaires par des gains auprès des classes moyennes et de toute une série de catégories sociales censées partager des valeurs culturelles progressistes. À l’époque, de nombreux intellectuels et responsables politiques étaient montés au créneau, fustigeant les erreurs d’analyse et le « mépris de classe » se dégageant du texte.
En fin de décennie, c’est la notion de « France périphérique », parfois associée à celle d’« insécurité culturelle », qui a suscité la polémique. L’essayiste Christophe Guilluy, notamment, a popularisé la thèse de deux communautés de destin entre la France des métropoles, gagnante de la mondialisation, et son envers périphérique, concentrant une classe moyenne blanche en voie de déclassement matériel et symbolique. Il lui a été reproché une vision excessivement schématique sur le plan scientifique, soupçonnée d’alimenter un ressentiment nationaliste sur le plan politique.
Si ces précédents planent encore dans le débat public, il serait erroné d’en conclure que le débat stratégique à gauche – et en particulier au sein de sa force principale, La France insoumise – ne fait que tourner en rond.
En réalité, chacun évite d’être sa propre caricature. François Ruffin prend désormais garde de mettre la France périphérique au pluriel, reconnaissant ainsi son absence d’homogénéité. Jean-Luc Mélenchon nuance le constat de ce dernier et appelle à éviter tout « réductionnisme social ou géographique », mais reconnaît qu’« il faut être à la recherche des caractéristiques des endroits à conquérir et ne pas dormir sur ses lauriers ». Lui-même, au demeurant, a répété à plusieurs reprises qu’il s’adressait aux « fachés pas fachos ».
Toute une partie de la France échappe à la gauche.
Il faut dire que les rapports de force électoraux incitent toutes les sensibilités à la nuance. D’un côté, il est clair que la stratégie de Fabien Roussel, qui présentait certaines affinités avec le logiciel ruffiniste, a échoué.
Pendant sa campagne, le candidat communiste n’a eu de cesse de se démarquer des positions typiquement défendues par les Verts, associés à une gauche citadine et aisée, qu’il s’agisse d’alimentation, d’énergie ou de laïcité. Le député du Nord n’en démord d’ailleurs toujours pas. « Il faut franchir le périphérique, parler à tous les Français, autant ceux des grands centres urbains que ceux de la ruralité », affirmait-il récemment à Libération, avant de qualifier d’« inacceptable » la phrase de Mélenchon sur « la police tue », à l’antenne de BFMTV.
À l’arrivée, son score ne s’est cependant élevé qu’à un dixième de celui de Mélenchon. « Roussel, c’est la stratégie de gauche qui ne veut pas vexer les gens de droite », cingle l’économiste Stefano Palombarini, membre du parlement élargi de l’Union populaire. « On ne peut pas commencer une stratégie d’élargissement d’alliances sociales en prenant le risque de dégoûter des électeurs de gauche qui ne se reconnaissent pas dans son orientation », alerte-t-il.
D’un autre côté, la performance de Mélenchon a été insuffisante pour accéder au second tour de la présidentielle, tandis que l’union des gauches a perdu la majorité de ses duels aux législatives, dans toutes les configurations. Le socle électoral de ce camp apparaît encore trop étriqué, à la fois par sa taille et dans sa composition.
« Toute une partie de la France échappe à la gauche, constate le politiste Rémi Lefebvre. Sa sociologie est très métropolitaine, et cela se voit dans le profil des élus. Vu le poids de ces derniers, il y a un risque de renforcement de cette logique. » Le géographe Jean Rivière tient pour sa part à souligner que « le conglomérat électoral de Mélenchon est bien interclassiste ». Pour autant, il admet que le vote en sa faveur a eu tendance à se polariser.
« Entre 2017 et 2022, explique ce maître de conférences à l’université de Nantes, on observe une consolidation des bases fortes, qui se situent plus qu’ailleurs dans les villes-centres gentrifiées au sommet de la hiérarchie urbaine, et dans les fractions racisées des classes populaires. À l’inverse, l’étiage de Mélenchon baisse là où il n’était déjà pas fort, dans certains mondes ruraux du Nord et de l’Est. »
En fait, la discussion qui s’ouvre au sein de LFI et de la Nupes porte sur l’affinage de ce diagnostic, et sur les moyens concrets de rechercher une audience électorale plus vaste. D’après les informations de Mediapart, un travail en ce sens a d’ailleurs été amorcé par le think tank Intérêt général, indépendant mais proche de la sphère insoumise, qui s’apprête à faire plancher à la rentrée politistes, géographes et statisticiens.
Face au fractionnement des milieux populaires
En attendant, beaucoup de voix soulignent l’importance de préserver aussi bien la cohérence de la ligne politique actuelle que les composantes du socle électoral déjà acquis.
Clémentine Autain, députée LFI de Seine-Saint-Denis, estime par exemple que « l’on peut encore chercher des abstentionnistes dans les secteurs où nous sommes déjà forts ». Il y aurait par ailleurs d’autres performances décevantes à interroger, comme la sous-représentation très nette de la gauche parmi les plus de 60 ans.
Selon elle, il ne faut pas perdre non plus de vue le retard d’hégémonie culturelle que la gauche accuse sur les droites, dans leurs variantes libérales et identitaires. Plutôt que de tout bouleverser au risque de perdre un cap qui a marché, l’enjeu serait d’« articuler un récit » qui fasse davantage écho aux attentes d’un électorat aujourd’hui désaffilié. « Mais la conclusion ne peut pas être d’arrêter la dénonciation des violences policières », prévient-elle.
Outre Fabien Roussel, la phrase sur « la police tue » a pourtant été critiquée par François Ruffin pour expliquer qu’elle avait « heurté » dans sa circonscription. Et c’est le même qui a rédigé un long post Facebook pour appeler à traiter des incivilités du quotidien qui pourrissent la vie des habitants et habitantes de quartiers populaires. « Dénoncer les violences policières est une chose, en faire un enjeu à ce point saillant de notre discours en est une autre, glisse un membre d’Intérêt général. Ce combat reste dans une logique minoritaire, et nous sommes en quête d’une logique majoritaire, pour gagner. »
Le géographe Jean Rivière n’est pas étonné par ce débat. « La critique de la police est cohérente avec l’objectif de garder mobilisées les populations des grands ensembles, et il est vrai que ça passe moins bien du côté des mondes ruraux. Mais une partie importante des classes populaires a toujours été attachée à des formes d’ordre, ce n’est pas nouveau. Même au plus fort de leur alignement dans les années 1970, un tiers d’entre elles votait d’ailleurs à droite. »
Pour Stefano Palombarini, les espoirs de reconquête des milieux populaires doivent être différenciés. « Certains, qui sont simplement passés de la droite à l’extrême droite, ne sont guère atteignables. En revanche, dans des terres désindustrialisées autrefois favorables à la gauche, il y a des gens qui ne sont pas hors de portée. C’est plutôt ceux-là que Ruffin a en tête. Après, parmi ceux qui ont déjà voté pour l’extrême droite, les choses seront plus difficiles si ce vote a été répété au point de déboucher sur un sentiment d’appartenance politique. »
En tout état de cause, estime le maître de conférences à l’université Paris 8, « faire du marketing électoral en changeant le discours selon les segments de population serait contreproductif. Le vrai problème, c’est de convaincre que le programme de rupture de la Nupes est réaliste, applicable ». Et pour cela, rien de tel qu’un travail d’implantation militante qui permette de toucher des personnes atomisées dans leur travail, peu diplômées et s’informant essentiellement par les médias de masse.
Unifier les causes défendues
En l’occurrence, cette préoccupation autour de la présence sur le terrain peut réunir toutes les sensibilités de LFI. « Le travail, c’est évidemment aussi le militantisme, l’ancrage local, le déploiement partout », écrit Clémentine Autain à propos de l’avenir de la Nupes dans les blogs de Mediapart. François Ruffin, lui, parle de « bastions » à édifier dans la société.
Dans sa conférence du 5 juillet dernier, Jean-Luc Mélenchon a pour sa part souligné l’importance des caravanes et du porte-à-porte, appelant à monter des assemblées de circonscription dans toute la France. Il n’a toutefois suggéré aucun détail sur la structuration de cette ébullition qui viendrait corriger le caractère « gazeux » du mouvement insoumis, lequel se traduit par une totale autonomie de la direction vis-à-vis d’une base à qui les grands choix stratégiques échappent.
« Ce qui me frappe, c’est que la sociologie de la Nupes, c’est aussi là que Jean-Luc Mélenchon a tenu meeting, remarque Rémi Lefebvre, faisant référence aux rassemblements essentiellement tenus dans les grandes villes. Une des clés pour élargir cette sociologie consiste donc à effectuer un travail dans les territoires où la gauche est faible. Mais cela suppose des remises en cause très fortes sur la répartition du pouvoir et de l’argent en interne. » Les groupes d’appui de LFI, il est vrai, ne disposent pas de ressources conséquentes pour s’organiser localement, et n’ont pas d’instance pour se coordonner entre eux ou interpeller la direction.
La réflexion mérite pourtant d’être menée. Travaillant sur les partis sociaux-démocrates, les universitaires Björn Bremer et Line Rennwald ont montré que leur déclin pourrait s’aggraver en raison d’un déficit de lien « affectif » avec une part importante de leur électorat. Autrement dit, il est risqué de se contenter d’une faible identification de l’électorat à la force politique pour laquelle il vote : sa loyauté sur la durée pourrait s’avérer d’autant plus fragile.
S’il était engagé, ce travail d’ancrage sur le terrain s’annoncerait de toute façon long et ingrat. Entre-temps, il y aurait donc un autre effort à effectuer, moins sur le projet que sur le discours politique, afin d’unifier les causes défendues par LFI et la gauche dans son ensemble. « C’est l’inverse de la logique de la segmentation », insiste Rémi Lefebvre, qui croit également que ce serait une « impasse » de choisir entre les diplômé·es des grandes villes et milieux populaires, et au sein de ces derniers, entre les habitant·es des grands ensembles et les autres.
« Il ne faut surtout pas creuser symboliquement l’écart entre les plus pauvres et les moyennisés, les “in” et les “out”, les très “bas” et les un peu plus “hauts”, exhorte lui aussi l’historien Roger Martelli dans Regards. Conforter le lien retrouvé avec une part des banlieues tout en désarticulant les ressorts du vote populaire à l’extrême droite est l’enjeu stratégique pour réunifier le “peuple” aujourd’hui morcelé. »
À cet égard, la situation en France ne fait pas exception parmi les démocraties occidentales. Dans une étude récente, les politistes de renom Herbert Kitschelt et Philipp Rehm ont établi que la force motrice des partis de gauche provient désormais de l’électorat fortement instruit et disposant de revenus bas ou moyens. Il n’y a là rien de dramatique sur le plan stratégique, au contraire, dans la mesure où il s’agit d’un groupe en ascension démographique. En revanche, leur seul appui ne suffit pas à bénéficier d’une coalition électorale majoritaire.
D’autres soutiens sont donc nécessaires. À suivre les deux chercheurs, ils ne se trouveront guère auprès de l’électorat peu instruit et doté de hauts revenus, qui s’avère très aligné à droite. Les groupes davantage tiraillés sont ceux qui cumulent soit des hauts niveaux d’instruction et de revenus, soit des bas niveaux dans les deux cas. Parmi ces derniers, les plus défavorisés tendent plus vers la gauche, mais ceux qui surnagent ont des préférences autoritaires qui les attirent davantage vers la droite.
Pour François Ruffin, c’est « l’économie de guerre climatique » qui pourrait aider à enrayer ces partages électoraux, et à arrimer le plus grand nombre au socle actuel de la gauche. « Il nous faut unir le pays dans ce projet commun », propose-t-il. La question sociale, désormais sous contrainte écologique, fournirait le liant de toutes celles et ceux qui pensent qu’il y a « quelque chose de pourri » dans l’ordre social en vigueur.
La piste est intéressante, à condition de se rappeler que les revendications dites culturelles – concernant les discriminations genrées ou raciales, par exemple – ont justement souvent un contenu social, et que les revendications sociales expriment aussi un besoin de reconnaissance et de dignité. La gauche a donc un espace pour échapper à la fausse alternative entre l’hédonisme des métropoles privilégiées et le ressentiment des bourgs abandonnés.
Analyse par Roger Martelli sur www.regards.fr|
La Nupes et la Macronie se partageant les métropoles quand le RN s’incruste en dehors des aires métropolitaines. La métropole contre la périphérie... Le géographe Christophe Guilluy, qui a imposé cette dichotomie il y a quelques années, avait-il donc raison ?
Nous ne reproduisons pas ici les tableau statistiques sue le vote. Ils sont disponibles sur http://www.regards.fr/actu/article/le-peuple-la-gauche-et-le-rassemblement-national
Qui a voté et pour qui ? Du côté de Jean-Luc Mélenchon et de ses proches, on n’aime pas entendre dire que le parti de Marine Le Pen prospère dans les territoires populaires. La preuve ? Mélenchon et la Nupes ont fait leurs meilleurs scores dans les banlieues populaires, là où se concentrent les catégories les plus démunies. Ne pas en convenir, c’est donner raison à Guilluy ; c’est donc faire le jeu de l’extrême droite.
À l’automne de 2014, Regards a été un des tout premiers titres de la presse française à faire une critique radicale des propos de Christophe Guilluy. Huit ans plus tard, nous ne retirerions pas une ligne de ce qui a été écrit alors, à un moment où une partie de la gauche (même de gauche…) trouvait qu’il y avait du vrai dans la charge du géographe contre la « gôche ». Mais déconstruire l’argumentaire de Guilluy ne signifie pas que la totalité de son propos est sans fondement.
Dans plusieurs articles publiés depuis le 10 avril dernier, nous avons mis en évidence un certain nombre de données concrètes. Au cas où elles n’auraient pas été remarquées, nous les rappelons ici.
L’indicateur le plus immédiat est celui des sondages : qui a voté et voté quoi ? Les tableaux ci-dessous récapitulent les résultats pour les premiers tours de la présidentielle et des législatives. Comme toujours, ils varient selon les instituts : nous les présentons donc tels quels, en y ajoutant une moyenne des résultats obtenus.
Dans tous les cas, les résultats sont sans appel : parmi les individus qui ont voté à la présidentielle et aux législatives, le pourcentage de l’extrême droite augmente au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, tandis que celui de la droite (avant tout macronienne) baisse de façon tout aussi régulière. Quant à la gauche (avant tout Mélenchon puis la Nupes) elle est au-dessus de 35% du côté des professons intermédiaires, des employés et des cadres et au-dessous de 30% chez les ouvriers. Dans les milieux ouvriers, l’écart entre la gauche et l’extrême droite est entre 14% et près de 20%, plus accentué encore aux législatives qu’à la présidentielle.
Pour pousser plus avant l’analyse, on a mené une étude au niveau des communes, à partir de deux paramètres : la taille et le pourcentage des ouvriers dans la population. Le critère de la taille est le plus simple :
À la présidentielle, le vote en faveur de Marine Le Pen augmente au fur et à mesure que diminue la taille de la commune ; en sens inverse, celui de Jean-Luc Mélenchon diminue en même temps que la taille de la commune. La candidate du Rassemblement national est marginalisée dans les grandes métropoles et largement dominée par ses deux concurrents (Macron et Mélenchon) dans les communes de plus de 30.000 habitants ; en revanche, elle surclasse Mélenchon et domine Macron, dans les unités de moins de 5000 habitants (qui regroupent 38% de la population française). Macron et Mélenchon se disputent les métropoles (avec un avantage à Mélenchon) ; Le Pen s’attribue la tranche des tailles inférieures, où s’est retrouvée une population de catégories modestes exclues de l’espace métropolitain par la désindustrialisation et par la crise urbaine.
On peut y ajouter une donnée supplémentaire : l’évolution du résultat des grandes familles entre les législatives de 2017 et celles de 2022 :
La progression de la gauche est d’autant plus forte que la taille de la commune est importante ; elle est inférieure à 1% dans les communes de moins de 5000 habitants. L’extrême droite, en revanche, augmente sensiblement dans tous les niveaux de communes ; mais sa croissance est d’autant plus grande que diminue la taille de la commune.
Si l’on observe maintenant la ventilation du vote communal en fonction du pourcentage d’ouvriers dans la population communale, on observe un phénomène assez convergent à la présidentielle et aux législatives.
À la présidentielle, le vote en faveur de Marine Le Pen augmente sensiblement au fur et à mesure qu’augmente la part des ouvriers dans la population communale. En sens inverse, le vote Mélenchon diminue (entre 22% et 14%) quand augmente la part ouvrière ; il en est de même pour le vote Macron (qui reste plus élevé que le vote Mélenchon, quel que soit le profil populaire de la commune).
Le constat est le même pour l’extrême droite aux législatives : plus est forte la part des ouvriers, plus le vote d’extrême droite est élevé. En sens inverse, le vote en faveur des macronistes est d’autant plus élevé que la part des ouvriers est plus faible. Ce qui change est que, entre la présidentielle et les législatives, les écarts entre la gauche et l’extrême droite sont beaucoup plus faibles, et plus souvent au bénéfice de la gauche : l’union réalisée autour de la Nupes et la tradition d’implantation plus grande de la gauche ont alors joué à fond en sa faveur.
Les politiques — mais sont-ils les seuls ? — ont facilement tendance à ne voir de la réalité que ce qui les arrange. Dans le moment délicat que nous connaissons, mieux vaut ne rien oublier, de ce qui pousse à l’optimisme et de ce qui peut encore inquiéter.
La gauche avait été plongée dans les abîmes du classement général aux législatives de 2017, obtenant son plus mauvais score depuis les débuts de la Cinquième République et même au-delà. Ses résultats électoraux nationaux ultérieurs et la litanie des sondages égrenés jusqu’au début de 2022 laissaient entendre le pire, effaçant l’excellent résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017.
Le talent du leader de la France insoumise, la solidité de sa campagne, son choix heureux de tourner le dos à ses propres vitupérations contre la « gôche », la distance courageuse prise par lui avec certains aspects de son discours passé, plus ou moins « souverainistes », « populistes » ou outrancièrement « républicains » : tout cela a changé la donne. Plus encore qu’en 2017, dans une gauche morcelée comme jamais, le « vote utile » s’est peu à peu déplacé vers lui, relançant l’espérance et l’enthousiasme du côté d’une gauche de gauche. Du coup, Mélenchon a fait mieux qu’en 2017, ses concurrents à gauche ont mordu la poussière et n’ont plus eu d’autre alternative, pour éviter le pire aux législatives, que d’accepter l’offre d’union lancée par lui.
On en sait le résultat : la gauche a démultiplié sa place à l’Assemblée nationale, a progressé d’un peu plus de deux points et retrouvé des zones de force populaires, dans des territoires où elle avait été particulièrement fragilisée. Dès la présidentielle, la jeunesse et les quartiers populaires des périphéries métropolitaines se sont mobilisés, en faveur de Mélenchon puis de la Nupes. Aux législatives, la Nupes a dépassé les 30% dans 159 circonscriptions de la France métropolitaine, dont 55 en Île-de-France et 20 en Seine–Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, autrefois terres d’élection du PCF et peu à peu éloignées de lui. Il est donc bien des territoires où le désamour de la gauche et du peuple a été enfin interrompu.
Les ceintures populaires des métropoles se sont portées un peu plus vers la gauche et les espaces extramétropolitains sont allés un peu plus vers l’extrême droite : les deux constats ne s’opposent pas l’un à l’autre ; ils sont deux faces de la même réalité.
Il n’en reste pas moins que, si la gauche a progressé quelque peu depuis 2017, l’extrême droite a connu une croissance infiniment plus grande, dans toutes les catégories de communes. La gauche dans toutes ses composantes a redépassé légèrement la barre des 30%, mais elle reste loin des scores des décennies précédentes et 70% des exprimés se portent encore vers la droite et de plus en plus vers l’extrême droite.
Il est évident que le monde populaire, même en dehors des espaces métropolitains, ne se porte heureusement pas en entier vers le Rassemblement national. Une part des catégories modestes s’est mise à retrouver le vote de gauche, à la présidentielle puis aux législatives et ce simple fait ouvre des opportunités qu’il serait absurde de sous-estimer. Le tableau global oblige toutefois à reconnaître que, si les catégories populaires se portent toujours d’abord vers le retrait civique et donc vers l’abstention, quand elles votent, elles le font encore plus vers l’extrême droite que vers la gauche. Et ce glissement dangereux est d’autant plus important que l’on s’éloigne des aires métropolitaines et des grandes villes en général.
Cela indique que, malgré de réjouissantes avancées, ne s’est pas inversée la tendance lourde qui pousse la colère populaire vers le ressentiment, la recherche des boucs émissaires, la tentation du repli, voire l’acceptation de la fermeture et de l’exclusion. Cela indique que, pour l’instant en tout cas, la division du « peuple » reste la donnée dominante. Dès lors, la question est moins que jamais de choisir entre le peuple de la « métropole » et celui de la « périphérie », comme Guilluy proposait de le faire il y a quelques années, au bénéfice des périphéries. Il ne faut surtout pas creuser symboliquement l’écart entre les plus pauvres et les moyennisés, les « in » et les « out », les très « bas » et les un peu plus « hauts ». Les ceintures populaires des métropoles se sont portées un peu plus vers la gauche et les espaces extramétropolitains sont allés un peu plus vers l’extrême droite : les deux constats ne s’opposent pas l’un à l’autre ; ils sont deux faces de la même réalité. Résorber cette coupure, conforter le lien retrouvé avec une part des banlieues tout en désarticulant les ressorts du vote populaire à l’extrême droite est l’enjeu stratégique pour réunifier le « peuple » aujourd’hui morcelé.
Nous ne pouvons plus faire comme en ces temps où, dans l’espace communiste, les constats gênants n’avaient pas droit de cité parce qu’il « ne fallait pas désespérer Billancourt ». À force de refuser les analyses critiques et les mises en garde, à force de laisser sur le bord du chemin critiques et doutes et de ricaner sur les Cassandre, le communisme a fini par étioler sa lucidité et s’est lui-même perdu. En aucun cas, il ne faut renoncer à mesurer la complexité du réel. Ce n’est pas parce que les gilets jaunes étaient méprisés par les puissants qu’on ne devait pas en percevoir les contradictions, la myriade de leurs composantes, propulsives ou régressives. Ce n’est pas parce que les Gilets jaunes ne pouvaient être taxés avec mépris de racisme que, au bout du compte, le ressentiment compréhensible qu’ils exprimaient ne faisait pas les beaux jours de l’extrême droite bien plus que ceux de la gauche. Ce n’est pas parce qu’un trop grand nombre d’ouvriers et d’employés votent à l’extrême droite qu’il faut décréter qu’ils sont à tout jamais des réserves naturelles pour l’expansion du Rassemblement national. Rien ne dit encore, pour autant, que la dynamique propulsive inverse est désormais enclenchée.
Les catégories populaires, dans leur masse, ne se tournent toujours pas du côté de la gauche. Ce n’est pas par un effet de nature, cela ne relève d’aucune fatalité. Mais ne pas prendre en compte le fait, ne pas comprendre ce qui l’a produit (et pas seulement par la faute des gouvernants) serait une erreur redoutable. Il fut en temps où la gauche et le mouvement populaire se confortaient réciproquement. Il n’y avait pas plus de fatalité à leur rapprochement qu’il n’y en a eu plus tard à leur rupture. Discerner ce qui faisait vivre le cercle vertueux et ce qui a permis la débandade n’a dès lors rien d’inutile. On n’en tirera certes aucune recette immédiate, on ne reproduira pas un passé irrémédiablement dépassé. Mais, à l’interroger, on ne manquera pas de stimulations, d’hypothèses, d’interrogations exigeantes pour réfléchir dynamiquement à l’avenir.
Il faut se réjouir de ce qui a été propulsif en 2022, sans dissimuler en rien l’immense régression qui reste possible, sans s’imaginer que désormais les choses sont plus faciles et que tout est possible. Tenir les deux bouts de la chaîne est une exigence morale et un gage d’efficacité. Hors de cette conviction, rien ne peut protéger des désillusions futures.
<< Nouvellpublié le 17 juillet 2022
Bonjour à chacune et chacun,
Je suis revenu cette semaine sur ce qui se cache derrière le projet d'étatisation d’EDF. Certains s’en sont réjouis en y voyant une nationalisation. En fait, c’est une opération pour mieux démanteler et privatiser des segments entiers de notre entreprise publique alors que les enjeux énergétiques et climatiques exigent de renforcer et de démocratiser notre fleuron national.
Avant d’y venir, je veux m’arrêter sur l’actualité du Président de la République.
Nous allons y arriver ! Mais à quoi ?
Les idéologues et forces dominantes adeptes du co-voiturage idéologique font désormais du 14 juillet étalage de nos forces militaires et entretien présidentiel avec deux dames en longue robe sur fond du château de l’Élysée. Le 14 juillet 1789 n’a pas existé pour ce plateau balayé par le vent d’été. Y aurait-il des comtesses interrogeant le roi qui promet la taille et la gabelle pour les travailleurs et des droits nouveaux pour la grande fortune ? Le bon roi au service de la bourgeoisie et des aristocrates a demandé aux dames de ne plus l’appeler « Jupiter » puis il a répété comme un mantra, « Nous allons y arriver » arriver à quoi ? Et où ? À rassurer les marchés financiers avec un coup de barre dans la régression sociale ? À rassurer la droite à qui il promet de faire sa politique ? À augmenter le budget militaire pour se préparer à une guerre de « haute intensité » ? Les trois à la fois.
Il faut mesurer la charge antisociale que comporte cet entretien au cours de laquelle il a montré qu’il ne tiendra aucun compte de l’expression des suffrages des électrices et des électeurs. Il veut une nouvelle « réforme du travail » visant à obliger celles et ceux qui aujourd’hui sont au RSA à accepter n’importe quel poste de travail, à n’importe quel prix. Il veut même conditionner le RSA à un travail obligatoire.
Ceux qui croient qu’il y a ici une mesure de justice ou d’égalité doivent bien se rendre compte qu’ils sont eux-mêmes visés. En effet, faire accepter un travail à n’importe quel prix revient à continuer à faire pression sur l’ensemble des salaires au moment où la vie chère étrangle les foyers populaires. Une nouvelle fois, le refrain de l’assainissement des finances publiques est revenu. Au nom de cela, il faudra reculer l’âge de départ en retraite. À aucun moment n’est envisagé de faire cotiser les revenus du capital au même niveau que ceux du travail. Forcément M. Macron est le mandataire des puissances d’argent.
Leur credo : pression sur les salaires, profits sur le dos des consommateurs qui payent toujours plus cher ce dont ils ont besoin pour manger, recul de l’âge de la retraite, ubérisation du travail, contre-réforme de l’assurance chômage…
Et, au nom des économies d’énergie, il a demandé comme l’ont fait Giscard et Barre en 1975 de « la sobriété ».
Autre terme pour dire qu’il faudra se serrer la ceinture. S’il avait le souci du climat, il ne se précipiterait pas, comme il le fait, pour faire consommer du gaz naturel liquéfié et du pétrole de schiste nord-américains. De même, il n’aurait pas amplifié des choix politiques mettant EDF à sac.
Et encore une fois, il a insisté sur « la dette à résorber ». Ce refrain sert à préparer de nouveaux coups contre les salariés et les familles populaires mis à la diète au nom de la dette, pendant que les grands groupes industriels et financiers engrangent des superprofits. Sur ce sujet le Président est… muet. Face à un tel mur, les forces syndicales et politiques progressistes ne resteront pas l’arme au pied.
La CGT a déjà annoncé des journées d’action en septembre. Les forces coalisées dans la NUPES discutent de la possibilité d’une grande marche contre la vie chère également à l’automne. Il faudra se défendre et peut-être préparer de nouvelles consultations électorales. Il convient d’être très attentif. Conformément aux décisions du sommet de l’OTAN à Madrid le 28 juin dernier, le Président annonce d’ores et déjà l’augmentation des dépenses d’armement pour se préparer à une guerre de « haute intensité » ; Il n’y aurait pas d’argent pour l’hôpital et les écoles, mais on en trouvera beaucoup pour les engins de mort. Les groupes industriels de l’armement sont aux anges. Dans un tel contexte, il convient de préparer une Fête de l’Humanité, fête de la justice et la paix, fête des travailleuses et travailleurs, fête des créateurs et des militants syndicaux et associatifs les 10, 11 et 12 septembre. Elle peut constituer un point de ralliement de tous les progressistes, sans exception, pour débattre, élaborer ensemble des propositions et penser de manière unitaire les actions nécessaires.
Uber et l’argent d’Uber
Ces combats sont d’autant plus indispensables, que le pouvoir refuse d’entendre ce qu’ont exprimé les électrices et les électeurs à l’occasion des récentes consultations électorales. S’il en est ainsi, c’est parce que ce pouvoir de classe est au seul service de la classe dominante.
Les révélatons du consortium international des journalistes d’investigation le démontrent amplement à propos du groupe Uber. On y voit à quel point les connivences, la consanguinité entre le Président et le grand capital international sont profondes. Dix-sept rendez-vous cachés entre M. Macron et le patron fondateur d’Uber. Cinquante échanges pour faire sauter les obstacles réglementaires, bloquer les investigations judiciaires et les enquêtes fiscales. Ces gens parlent de République pour mieux la salir, la dévoyer, la trahir. Cela commence à faire beaucoup. La curieuse vente de la production de turbines Alsthom à General Electric, l'introduction des cabinets de conseils McKinsey et autres au cœur de l’État pour mieux le démolir, etc.
Et, comme par hasard, on retrouve les lobbyistes ou anciens lobbyistes de ces entreprises américaines dans la campagne électorale de M. Macron en 2017. McKinsey s’était même mis à la disposition du candidat pour l’aider à construire son programme électoral. Il pourra parler tant qu’il veut de souveraineté, le fait est qu’il vend la France aux géants du numérique nord-américains. On parle d’Uber, mais il a servi tout autant Amazon et Google.
Il défait les lois républicaines pour leur permettre de venir ici surexploiter de jeunes travailleurs à qui on barre la route du salariat pour retourner à une forme de servage. Que le Président dit de « la République » puisse dire qu’il en est très fier dit tout de lui et des intérêts qu’il sert. L’intérêt général l’a quitté, pour peu qu’il l’ait habité un jour.
Le rideau de fumée de l’étatisation pour cacher la privatisation
Contrairement aux apparences, l’étatisation de l’entreprise publique Électricité de France n’est pas une bonne nouvelle. De considérables enjeux rôdent autour de cette annonce, alors que la crise énergétique prend chaque jour un peu plus d’ampleur. La peur d’une grande panne cet hiver se répand dans les entreprises. Des rationnements sont même envisagés pour les particuliers. EDF est au bord de l’effondrement financier. Sa notation par les agences liées aux marchés financiers et aux bourses a frôlé la chute libre.
En cause ? Les abyssales pertes de l’entreprise qui pourraient avoisiner des sommes astronomiques, entre 10 à 15 milliards d’euros. L’endettement du groupe fait un bond saisissant en passant de 40 milliards d’euros en 2021 à 70 milliards cette fin d’année. Pourquoi ces chiffres sont-ils cachés, y compris dans le discours de politique générale de la Première ministre ?
Cette situation préoccupante ne tombe pas du ciel. Il faut en rechercher les causes dans les décisions dogmatiques de la Commission européenne et des gouvernements successifs qui les ont appuyées en déréglementant le « marché de l’énergie » au bénéfice de fournisseurs « alternatifs » qui ne produisent pas le début d’un kilowatt d’électricité.
Au nom d’un bouclier énergétique, le gouvernement a en effet imposé à EDF d’augmenter ses volumes d’électricité nucléaire vendue à ses concurrents en l’obligeant à acheter sur « le marché » au prix cher les quantités d’électricité qu’elle est incapable de produire. Elle achète donc de l’énergie chère, aux alentours de 300 € le MWH, pour les revendre 30 € le MWH à des entreprises qui ne font que commercialiser cette même électricité. Cette opération suicidaire va coûter, au bas mot, 8 milliards d’euros à la société publique. Elle est ainsi volontairement mise à sac, alors qu’elle doit supporter les coûts de production et l’entretien des centrales dont une importante partie est actuellement en maintenance.
Le gouvernement aurait dû prendre la même décision que le gouvernement espagnol en sortant « du marché européen » de l’électricité. S’il avait diminué la TVA à 5,5%, s’il ne s’était pas lancé, sur injonction de M. Macron, dans les aventures de l’EPR Hinkley Point au Royaume-Uni, ou dans les tribulations de la construction de celui de Flamanville, nous n’en serions pas là.
À ces difficultés financières, il faudra ajouter 12,5 milliards d’euros pour le remboursement des actionnaires minoritaires. Il est sidérant que le Président de la République n’ait dit mot de cette funeste opération durant sa campagne électorale.
Mieux, le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, a annoncé qu’il n’y aurait pas de débat au parlement sur ces lourds problèmes. L’opacité reste donc de rigueur.
La vérité est que ce projet « d’étatisation » vise deux objectifs : nationaliser les pertes, tandis que les profits seront privatisés. Et, derrière cette opération, se cache le projet destructeur de démembrement de l’entreprise en privatisant certaines entités d’EDF soumises aux imbéciles règles de la « concurrence » des traités européens et des « directives énergie ».
Le pouvoir sait que ce sera la demande des eurocrates bruxellois, gardiens des Tables de la loi des requins de la finance, qui voit l’énergie - dans le contexte géopolitique actuel ! - non pas comme un bien commun, mais comme une formidable source de profit.
Déjà, une guerre économique est engagée entre Américains, Français et Russes pour le marché de l’électricité en Ukraine et pour vendre électricité et armements nucléaires à des pays du golfe.
Ceux et celles qui pourraient douter de notre bonne foi peuvent se référer utilement aux manigances du président de la République, qui un jour vend une partie d’Alsthom aux Américains, puis un autre jour la rachète à General Electric quand il ne crée pas les conditions pour faciliter le développement du groupe Uber sur le territoire national, avec sa terrible surexploitation du travail.
EDF n’est pas une entreprise d’État. C’est un service public pour fournir, dans des conditions abordables, un bien de première nécessité aux populations et à la nation.
Le pouvoir doit s’expliquer et rendre des comptes. S’agissant de tels enjeux, le Parlement doit être saisi, une commission d’enquête parlementaire doit pouvoir faire la clarté sur la situation d’EDF. Un débat public associant salariés de l’entreprise, usagers, élus, entreprises, collectivités territoriales doit avoir lieu. Il est grand temps que les salariés puissent être parties prenantes des choix d’EDF. Le pouvoir doit cesser de chercher des boucs émissaires et de culpabiliser les salariés et les cadres de l’entreprise. Il doit répondre de ses actes et enfin travailler à l’élaboration, avec les salariés et les citoyens, d’un projet neuf de sécurité et de souveraineté énergétiques respectueuses, des normes environnementales et de protection du climat. e zone de texte >>
publié le 17 juillet 2022
par Robert Kissous, sur https://www.pcf.fr
Au mois de mai 2022 s’est tenue une réunion importante des ministres des Affaires étrangères des BRICS, plateforme qui regroupe cinq pays : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud. Sur le plan mondial ils représentent 40 % de la population, 25 % du PIB, 18 % du commerce, et 50 % de la croissance économique, le cœur du développement mondial.
Prenant acte des profonds changements intervenus au plan international - fracturation du marché mondial, entraves au développement et aux échanges internationaux – ils se fixaient des objectifs communs et notamment :
Accueillir de nouveau membres. Conformément au principe de non-ingérence dans la politique intérieure d’un État, l’élargissement n’est nullement fonction d’affinités politiques et encore moins idéologiques. Les BRICS veulent incorporer en premier les pays émergents les plus influents afin de mieux défendre les questions centrales des pays du Sud : développement, coopération et pour une gouvernance mondiale multipolaire. Contrairement aux États-Unis et le bloc occidental qui multiplient sanctions, directes et indirectes, et boycott pour imposer leur hégémonie quitte à déstabiliser l’économie mondiale pour former des blocs politico-militaires.
Réduire la dépendance au système financier dominé par les États-Unis (dollar, SWIFT), développer un système de règlements en monnaies nationales. En outre le dollar, monnaie internationale de réserve et de règlements est d’abord une monnaie nationale gérée en fonction des intérêts des États-Unis. Interdiction d’utiliser le dollar dans les transactions avec les entités sanctionnées. Les pays endettés du Sud sont en difficulté avec la hausse des taux de la Fed. La confiance dans le dollar, outil de domination et non de développement, est ébranlée. Détenir des actifs en dollars est risqué en cas d’opposition avec les États-Unis : 7 milliards volés à l’Afghanistan, gel d’actifs de 300 milliards de dollars de la Russie.
Le 23 juin 2022 s’ouvrait à Pékin le 14e sommet annuel des BRICS. Les travaux prolongent les objectifs abordés en mai. Le média chinois Global Times en présentait les enjeux ; « un système de gouvernance mondiale égalitaire au lieu de celui dominé par l'hégémonie des États-Unis, une nouvelle approche de la réforme financière visant à mettre la finance au service de l'entité économique au lieu de l'utiliser comme une arme, et la réparation de la chaîne d'approvisionnement mondiale mise à mal par les États-Unis qui ont vanté le découplage ».
Le lendemain une vingtaine de pays étaient invités à participer à un « dialogue de haut niveau sur le développement global » : Algérie, Argentine, Égypte, Indonésie, Kazakhstan, Nigeria, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Sénégal, Thaïlande, Iran, Ouzbékistan...
L’Iran et l’Argentine ont demandé à adhérer aux BRICS, d’autres pays suivront.
Assiste-t-on à travers cette mobilisation à l’émergence d’un nouveau pays hégémonique ?
D’abord il n’y a pas un leader incontesté chez les BRICS comme le sont les États-Unis. On voit mal l’Inde ou la Russie se soumettre au leadership chinois bien qu’il s’agisse de la seconde puissance économique mondiale et bientôt la première. Les circonstances historiques qui ont produit l’hégémonie US ne sont pas reproductibles. A la sortie de la deuxième guerre mondiale les États-Unis étaient la première puissance économique, financière, militaire, culturelle… Ils contrôlaient les institutions financières et internationales. Intervenant partout dans le monde ils « protégeaient » les régimes qui se soumettaient et s’attaquaient aux autres. Après l’effondrement de l’URSS l’hégémonie des États-Unis s’est renforcée. C’était disait-on la fin de l’Histoire. Mais les échecs militaires se succédèrent. Les sanctions directes ou secondaires, l’application de la réglementation extraterritoriale des États-Unis, ne purent faire plier ni Cuba, ni l’Iran, ni le Venezuela…
Le déclin relatif des États-Unis n’est pas le produit de la seule montée de la Chine. On voit bien l’échec de l’alliance contre la Russie sur les plans militaire, économique ou diplomatique.
En outre les BRICS ne constituent pas une alliance militaire et ne cherchent ni ne peuvent l’être.
En mars 2022, Joe Biden s’exprimait dans un discours devant un parterre d’oligarques étasuniens :
« Je pense que cela [la situation en Ukraine] nous offre des opportunités significatives pour apporter de vrais changements. …- il va y avoir un nouvel ordre mondial, et nous devons le diriger. Et nous devons unir le reste du monde libre pour le faire. »1
Ne sous-estimons pas le danger représenté par les États-Unis, rentiers et parasitaires, ni l’acharnement, voué à l’échec, à maintenir leur hégémonie.
Robert Kissous,
publié le 16 juillet 2022
sur https://altermidi.org/
Les signataires du texte cherchent à faire entendre leur voix, vingt-quatre heures après le début de l’examen du projet de loi « pour la protection du pouvoir d’achat » par trois commissions de l’Assemblée nationale (affaires sociales, affaires économiques et finances). Le message s’adresse à la fois aux dirigeants du patronat, qui négocient dans les branches professionnelles, aux chefs d’entreprise et aux employeurs publics.
Cet appel à un rééquilibrage du partage des profits est paraphé par les cinq confédérations représentatives à l’échelon interprofessionnel : CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT et Force ouvrière. S’y ajoutent la FSU, Solidaires et l’UNSA ainsi que des mouvements représentant les étudiants et les lycéens (UNEF, FAGE, FIDL, MNL, Voix lycéenne). Leur démarche vise à souligner que le projet de loi, actuellement débattu par les députés, est insuffisant « pour répondre à l’urgence »
Le communiqué intersyndical :
À l’heure où les conflits sociaux se multiplient pour obtenir des revalorisations salariales légitimes au moins à la hauteur du taux d’inflation, la question du pouvoir d’achat est centrale pour les travailleurs et travailleuses. Alors que les débats commencent à l’Assemblée nationale sur cet enjeu prioritaire, nos organisations respectives réaffirment ensemble que le sujet relève également des politiques salariales dans les branches, les entreprises et la Fonction publique. Parce qu’elles considèrent que le salaire relève du partage des richesses, les organisations syndicales et de jeunesse sont unanimes sur le fait que le sujet prioritaire doit être l’augmentation des salaires, des retraites et pensions, des minima sociaux et des bourses d’études.
Une succession de mesures ponctuelles et majoritairement financées par l’État ne peut constituer un ensemble suffisant pour répondre à l’urgence. Réduire les inégalités, notamment entre les femmes et les hommes, exige avant tout des mesures visant à une meilleure répartition des richesses au profit des salariés. Le salaire doit demeurer la base d’un partage des richesses rééquilibré en faveur des salariés. La prise en charge de mesures de pouvoir d’achat est aussi de la responsabilité des employeurs privés comme publics.
Les organisations syndicales et de jeunesse réaffirment que le Smic doit demeurer un salaire d’embauche et qu’il ne peut pas être une trappe à bas salaires maintenant les salariés au Smic toute leur carrière professionnelle.
La conditionnalité des aides aux entreprises est aujourd’hui un impératif. Elle doit permettre aux branches professionnelles et aux entreprises de mener des politiques plus concrètes en matière sociale et environnementale, notamment par le dialogue social. Le futur débat parlementaire doit permettre d’avancer notamment sur cette conditionnalité des aides aux entreprises qui ne jouent pas le jeu en matière salariale.
Les organisations syndicales et de jeunesse rappellent que ces exonérations et allègements de cotisations mettent à mal notre système de protection sociale collective.
Nos organisations conviennent de se réunir à nouveau début septembre afin de poursuivre leurs échanges.
Paris, le 12 juillet 2022
publié le 16 juillet 2022
par Michel Soudais et Antonin Amado sur https://www.politis.fr
À l’issue d’une séquence électorale atypique, Jean-Luc Mélenchon tire le bilan de la recomposition des forces et trace des perspectives pour les combats à venir.
Alors que les quelque 150 députés de la Nupes mènent bataille au Palais-Bourbon, le leader des insoumis estime que la relève est assurée. S’il souhaite désormais mener le combat politique dans le champ des idées, il envisage l’avenir politique de la gauche avec enthousiasme. Un optimisme assombri par la convergence de la droite et de l’extrême droite ainsi que par la radicalisation de la société résultant des urgences écologiques et sociales.
Après une élection présidentielle et des législatives atypiques, en quoi le paysage politique du pays a-t-il profondément changé ?
Jean-Luc Mélenchon : C’est une saison entièrement nouvelle de l’histoire de la gauche qui commence. Du point de vue des idées, nous inversons la donne du cycle commencé en 2005. Le peuple français refusait alors de constitutionnaliser un régime économique dont les principales règles sont la concurrence libre et non faussée, le libre-échange, le refus de l’harmonisation sociale et fiscale. Mais la sphère institutionnelle répond par un viol de la souveraineté du peuple : l’ordolibéralisme est devenu la loi suprême.
Jusqu’au 10 avril, la question était de savoir si la gauche pouvait continuer à promettre des avantages tirés du système néolibéral, ou si la prolongation du grand projet humain de la Libération – une société de mieux-être et d’égalité – passe par une rupture. Ce qui se jouait, c’était l’existence même d’une gauche politique.
Il y avait beaucoup plus de ruptures en 1981 que ce que proposait votre programme…
Jean-Luc Mélenchon : Je l’ai dit moi-même plusieurs fois sans qu’on m’entende. Nos ennemis avaient besoin de nous diaboliser pour nous contenir. Ce qui a été le facteur déclenchant de la décomposition de la gauche traditionnelle, c’est son incapacité absolue à comprendre pourquoi la crise écologique mettait la civilisation humaine au pied du mur du capitalisme : comment est-elle organisée, qu’est-ce qu’elle produit, dans quelle finalité et avec quels objectifs ? Si bien que, le 10 avril, cette période se solde par l’effondrement de la gauche traditionnelle et l’option préférentielle pour la gauche de rupture.
Cette gauche de rupture dont vous parlez est-elle une gauche de transformation écologique et sociale ou son projet est-il plus radical ?
Jean-Luc Mélenchon : Son contenu et son analyse sont plus radicaux. Car le capitalisme est devenu un système qui ne fait plus de compromis. Le capitalisme financier de notre temps va au bout de cela : il pille sans limite et se nourrit aussi des dégâts qu’il provoque. Et il doit détruire la démocratie parce qu’il ne veut d’aucune régulation, or la source de celle-ci, c’est la loi et donc le citoyen qui la fait voter. Face à une forme extrêmement radicalisée du capitalisme, nous avons besoin d’une stratégie claire de rupture avec le système qui épuise et détruit l’homme et la nature. Il a fallu aussi construire une force indépendante pour lutter contre l’hégémonie d’une gauche qui n’était même plus de transformation sociale, mais juste un accompagnement enthousiaste du système. Le paroxysme a été atteint sous François Hollande. En déclarant, dans une conférence de presse, que c’est l’offre qui crée la demande, il a rayé d’un trait de plume un siècle et demi de combats de gauche qui partaient des besoins humains.
Ce qui se jouait, c’était l’existence même d’une gauche politique.
Le 10 avril, le choix pour la gauche de rupture que j’incarnais avec le programme L’Avenir en commun répétait celui de 2017. Mais, il y a cinq ans, la gauche traditionnelle a pensé que c’était un accident de l’histoire, lié soit à mon habileté à faire campagne, soit au fait que Benoît Hamon n’aurait pas fait une campagne assez centriste. Il aura fallu le deuxième coup, moi à 22 % et tous les autres à moins de 5 %, pour clarifier les choses.
Quand j’ai proposé en 2018 de constituer une fédération populaire, à deux reprises il m’a été répondu qu’on ne pouvait réaliser l’union qu’autour du centre gauche, que toute autre formule était vouée à l’échec. Encore aujourd’hui, on continue à me demander si j’ai l’intention de rester radical alors qu’il faudrait s’élargir. Comme si la radicalité venait d’ailleurs que du contexte !
Dans la campagne, j’avais dit que, si j’arrivais au second tour, je proposerais à tout le monde de se rassembler. Nous étions intellectuellement prêts à l’idée que, si on passait en tête, la signification serait que la gauche se réorganiserait tout entière autour de l’axe de la rupture. La plus grosse incertitude était de savoir s’il y avait intérêt à discuter avec les socialistes qui nous avaient si grossièrement éconduits les deux autres fois et toujours rejetés par le peuple.
Vous avez hésité…
Jean-Luc Mélenchon : Tout à fait. Des messages sont passés. Le risque n’était pas pour eux, ils étaient déjà à 1,75 %. Pour nous, il était énorme parce que nous incarnons deux courants politiques : celui très revendicatif des milieux populaires déshérités que nous surreprésentons et celui des classes moyennes en voie de déclassement. Le risque était que nos électeurs pensent que nous étions en train de faire de la tambouille avec le PS. L’autre risque était que le PS nous enferme dans une discussion sans fin qui nous ridiculise. Pour en avoir le cœur net – la discussion avait commencé avec les Verts sans aucune difficulté –, j’ai rencontré Olivier Faure. Il m’a convaincu qu’il avait compris le moment nouveau. À partir de là, les choses deviennent simples. L’accord électoral est forcément un accord de premier tour, sinon le Front national submergerait la scène. C’est la raison des candidatures communes, ce qu’on n’avait jamais fait dans toute l’histoire de la gauche.
Pour appliquer la ligne de rupture, nous avons mordicus refusé que l’on se contente d’une plateforme en 15 points. Notre programme de plus de 600 points marque où en est la gauche. Notre méthode a été celle de la déconstruction des désaccords pour en vérifier le contenu et de la reconstruction sur une radicalité concrète et faisable. C’est ainsi que nous avons réglé avec une extrême facilité la question de l’Europe alors que tout le monde nous disait que ce serait le piège dont personne ne ressortirait uni.
Après des années de discussion stérile, l’union de la gauche s’est constituée de manière incroyablement rapide. Pourquoi maintenant et pas en 2017 ?
Jean-Luc Mélenchon : En douze jours ! La raison centrale, c’est qu’ils ont pu mesurer cette fois-ci que la disparition pure et simple les attendait s’ils continuaient sur le refus d’une ligne de rupture.
C’est une question de survie pour eux ?
Jean-Luc Mélenchon : Oui, sans doute, mais il ne faut pas non plus mépriser les socialistes. Quand vous adhérez au PS, même si vous êtes très modéré, c’est quand même pour changer la société. Les bases socialistes sont très largement acquises à l’idée de combattre la racine des injustices sociales et du saccage environnemental. À présent, leurs dirigeants savent que la ligne d’accompagnement ne mène nulle part.
Il n’y a qu’en France que l’on voit un gouvernement défait aux législatives se maintenir.
Aux législatives, nous avions le choix entre une stratégie pour nous renforcer seuls et minoritaires, ou une stratégie capable de victoire. Le contexte était bon à la sortie de l’élection présidentielle, avec trois blocs à peu près de taille égale, mais nous entrons dans une autre élection que celle uninominale à un tour… la présidentielle.
C’est intéressant que vous le disiez comme ça.
Jean-Luc Mélenchon : Parce que c’est la vérité, celui qui arrive au deuxième tour bat Le Pen, et voilà… Là, nous partions du constat qu’il y avait un quatrième bloc en enjeu : les abstentionnistes. Notre raisonnement est assez classique : le plus uni et le plus fort entraîne ceux qui hésitent. Or, les blocs conservateur et d’extrême droite sont divisés, l’un entre Macron et LR, l’autre entre Le Pen et Zemmour. En nous unissant, nous pensions passer en tête dans un nombre extrêmement important de circonscriptions.
À la sortie du premier tour, le 12 juin, nous étions carrément en tête dans le pays ! La stratégie était donc juste. Depuis, beaucoup ont oublié que Macron a été battu. Il n’y a qu’en France que l’on voit un gouvernement défait aux législatives se maintenir. La culture démocratique y est tellement érodée que, le jour du discours de politique générale, une majorité de chaînes d’info discutait le style, le comportement, et passait à côté de l’événement historique en train de se produire : un gouvernement qui ne demande même pas la confiance et nous annonce qu’il veut bricoler avec l’Assemblée. N’importe quel analyste politique sait que cette situation appelle la censure. Pourtant c’est elle qui fut considérée par les commentateurs comme un facteur de désordre.
La Nupes est-elle durable ? À quelles conditions ? À l’Assemblée, un intergroupe s’est constitué mais, en dehors de cette institution, quel mode de liaison entre les partis qui la composent ?
Jean-Luc Mélenchon : Commençons par saluer le résultat : on nous a dit : « le lendemain du vote, ce sera fini ». Eh bien, cela continue ! Quand nous arrivons à l’Assemblée, j’ai proposé que l’on forme un seul groupe pour marquer le paysage. Ce n’était pas prévu, mais ce qui n’était pas prévu non plus, ce sont les 89 députés du Front national. Je me disais qu’en s’affichant à 150 contre 89, on réglait la question. C’était trop pour beaucoup.
Si vous aviez fait cette annonce il y a encore quelques mois, ça aurait été l’hallali. Là, on a vu des refus polis formulés de manière extrêmement calme…
Jean-Luc Mélenchon : J’ai même trouvé que c’était amical. Si ça s’est passé comme cela, c’est que tous avaient l’intention de continuer à travailler ensemble sans envie qu’un incident l’empêche. La preuve : nous sommes vite arrivés à un accord général pour présenter des candidats communs aux postes de l’Assemblée. Il faut voir ce que représente un tel accord entre des groupes qui s’étaient ignorés dans la mandature précédente. Deuxième chose totalement inattendue, mais bien travaillée par Mathilde Panot et Manuel Bompard, c’est la proposition d’appeler tous nos groupes Nupes. On l’a fait, donc les Verts aussi, le PS pareil et, par effet de domino, le groupe GDR [communiste, NDLR] également, à l’issue d’un vote interne où Fabien Roussel a été battu.
Le sort des élections se joue dans la conjonction des classes populaires et des classes moyennes.
Ensuite tous étaient d’accord pour la censure et l’on a pu mesurer, après le discours de politique générale d’Élisabeth Borne, combien les orateurs étaient convergents et manifestaient une même radicalité sous des formes évidemment différentes. C’est un début.
À chaque étape se poseront des questions. Au sein de l’intergroupe, Olivier Faure est extrêmement actif dans l’effort de liant. C’est un peu lui qui a poussé tout le monde à se réunir toutes les semaines.
Il existe aussi une structure moins connue de coordination des organisations de la Nupes qui se tient le lundi. J’y participe désormais. Il y a une grande différence dans les rythmes de fonctionnement de chacun. Il faut qu’on arrive à s’accorder pour ne pas gripper le système.
Quel va être le rôle de cette structure ?
Jean-Luc Mélenchon : Elle est essentielle et va devenir l’un des lieux centraux de la vie politique du pays. Pourquoi ? Premièrement parce que nous avons repris pied dans les cités populaires. Nous sommes le premier parti des pauvres, des chômeurs et des précaires : dans les 10 % des villes les plus démunies, 80 % des députés sont Nupes. Dans les quartiers populaires, où l’abstention est très forte, nous sommes hégémoniques avec des scores de 70 à 80 %. Bien sûr, nous rencontrons des limites, mais les zones qui avaient largement déserté le vote de gauche se reconstruisent autour de la Nupes. Y compris dans des zones périurbaines et rurales. La vallée de la mécanique dans l’Aveyron, terre perdue par la gauche traditionnelle, a élu un ouvrier LFI cégétiste. En Haute-Vienne, où la gauche avait perdu Limoges, les trois députés sont Nupes, dont un insoumis.
Deuxièmement, il existe un phénomène psychologico-politique essentiel : la classe moyenne et moyenne supérieure change de camp. Après avoir été longtemps majoritairement socialiste ou centriste, puis idéologiquement persuadée qu’elle trouverait son compte dans le système, elle bascule. C’est décisif parce que le sort des élections se joue dans la conjonction des classes populaires et des classes moyennes. La Nupes va devenir le seul lieu uni pour l’action populaire. La marche contre la vie chère à la rentrée va le montrer.
À quoi attribuez-vous ce reflux des classes moyennes ?
Jean-Luc Mélenchon : À l’impasse sociale et à la situation écologique. Cette dernière travaille les classes moyennes par les enfants. Beaucoup de parents trient déjà les déchets à la maison, font très attention à ce qu’ils mangent… Ce n’est donc pas une classe sociale acculturée sur le sujet. Mais sa jeune génération, celle pour laquelle elle a fait le plus de sacrifices, jette l’éponge. Ce sont les étudiants d’AgroParisTech qui disent « votre agriculture ne nous intéresse pas » ; les élèves ingénieurs de l’aéronautique qui disent « faire des avions, ça ne nous intéresse plus ». On parle de la « fin de l’ambition » et de la « grande démission ». Ces deux phénomènes vont de pair. Ils ont connu un effet d’accélérateur avec le covid. En renvoyant les gens à la maison, il les a fait s’interroger sur le sens de leur existence. Des centaines de milliers de personnes ne s’étaient jamais posé la question de savoir pourquoi elles se tapaient des heures de transport tous les jours, pourquoi elles ramenaient tous les samedis à la maison leur ordinateur sous le bras pour continuer à travailler. Tout cela a brisé l’hégémonie de l’imaginaire néolibéral. Nous voilà confrontés à des problèmes qui frappent de plein fouet l’élémentaire de l’espèce humaine : la santé, l’éducation, l’accès à l’eau. Et donc, qu’est-ce qu’on fait ? Comment on s’en sort ?
Par ces cheminements intellectuels, la radicalisation de la société va se poursuivre. Et puis l’espace spécifique de la gauche unie facilite le regroupement du milieu social qu’elle veut représenter. Avec la Nupes, il est beaucoup plus facile pour les syndicats d’opérer la jonction avec la gauche politique. La violence des confrontations entre gauche de rupture et gauche d’accompagnement pouvait menacer la vie même des sections syndicales. Le fait qu’il y ait un état-major politique uni est tout à fait essentiel, même s’il n’a pas encore pleinement conscience du rôle qu’il peut jouer.
publié le 15 juillet 2022
par Antonin Amado sur www.politis.fr
Face aux phénomènes météorologiques extrêmes, les services de l’État font défection
Les canicules charrient désormais leurs lots de clichés, inlassablement ressassés sur les chaînes d’infos en continu : dans les quartiers pauvres, de jeunes adultes et quelques adolescents, écrasés de chaleur dans des paysages urbains pollués et dénués de verdure, déverrouillent des bouches à incendie. Les geysers qui jaillissent immanquablement sont l’occasion de filmer quelques belles images qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Sur les plateaux de télévision, des « spécialistes » autoproclamés viennent déplorer le gâchis et « l’ensauvagement » de ces « gens-là » qui « décidément ne respectent rien ». S’il est inutile et absurde à tous points de vue d’ouvrir ainsi ce type de vannes sur la voie publique, la nature de cette dégradation mérite d’être disséquée. Dans les quartiers populaires, les habitants sont désormais confrontés à des situations dangereuses, générées par la mauvaise qualité de leur logement. Le paysage urbain vieillissant n’est pas adapté pour résister à des températures extrêmes, encore moins lorsque celles-ci s’étalent sur plusieurs jours. Qui n’a jamais vécu à plusieurs une canicule dans un appartement exigu et dans lequel les murs de béton mal isolés continuent de diffuser la chaleur en plein milieu de la nuit devrait se garder de tout jugement hâtif.
Face à ces phénomènes météorologiques extrêmes, dont la violence et l’accélération de la fréquence alarment même les spécialistes les plus pessimistes, les services de l’État font défection. Le nouveau ministre de la Santé, François Braun, ne s’est livré à aucune communication sur le sujet. Pas davantage que les services dont il a la charge. Seule ressource à la disposition du public, un communiqué datant du 16 juin dernier publié sur le site Internet du ministère, dans lequel figurent les recommandations de base. Un numéro de plateforme téléphonique y est indiqué : 0 800 066 666. Comble de « malchance », lorsque l’usager tente de joindre le téléservice en question, il découvre qu’il est désormais fermé. On lui suggère alors de… consulter la page web sur laquelle apparaît le numéro qu’il vient de composer, en vain.
Il y aurait pourtant beaucoup à proposer pour aider les plus fragiles à traverser ces épisodes. Par exemple, proposer des lieux publics climatisés réservés à nos anciens, aux personnes malades et aux enfants en bas âge. Ou instaurer un système de veille collective afin que ne se reproduise pas la vague de décès de 2003, encore présente dans les mémoires. En cas de malaise, le gouvernement vous incite à composer le 15, dont le rôle est désormais de filtrer les entrées aux urgences constamment engorgées des hôpitaux publics. La décomposition de notre système de soins s’accélère. Jusqu’à quand l’accepterons-nous ?
publié le 15 juillet 2022
Maxime Combes sur https://blogs.mediapart.fr
Ce 12 juillet, Emmanuel Macron et plusieurs ministres se rendent à Crolles (Isère) pour saluer les promesses d'investissement de STMicroelectronics dans une nouvelle usine de semi-conducteurs. Y seront annoncés des millions d'euros d'aides publiques supplémentaires alors que le groupe, pour partie détenu par l'État et qui fait des milliards de profits, ne paie quasiment pas d'impôts en France
C'est de loin le plus important des projets annoncés en grande pompe à l'occasion du sommet Choose France de ce lundi 11 juillet où Emmanuel Macron a déroulé le tapis rouge aux PDG d'entreprises multinationales au château de Versailles (voir ci-dessous) : une usine de production de semi-conducteurs à Crolles, en Isère, portée par les multinationales franco-italienne STMicroelectronics et américaine Global Foundries. L'investissement serait de l'ordre de 5,7 milliards euros pour un millier d'emploi créé, avec un « soutien financier important de l'État français », sans que le montant ne soit révélé à ce stade.
Ce mardi 12 juillet, Emmanuel Macron et plusieurs ministres (Bruno Le Maire, Sylvie Retailleau, Olivier Becht, Olivier Véran), ainsi que le commissaire européen pour le marché intérieur Thierry Breton, se rendent donc à Crolles (Isère), sur le site où STMicroelectronics et son partenaire US veulent construire la nouvelle usine avec le soutien de l'argent public. A cette occasion, Emmanuel Macron annoncera un plan de 5 milliards d'euros de soutien au développement de la filière microélectronique, en lien avec le ChipsAct de l'Union européenne (paquet législatif de l'UE sur les semi-conducteurs) qui est doté de 50 milliards € d'ici 2030.
Alors que les Etats français et italiens détiennent 27,5% des parts de STMicroelectronics (via une holding basée aux Pays-Bas), ce nouveau soutien public et ce déplacement soulèvent de nombreuses questions :
Les données financières qui suivent sont généralement issues du travail de l'Observatoire des multinationales (https://multinationales.org/) qui ont notamment permis de rédiger ce rapport : "CAC40, tout va très bien madame la marquise".
➡️ alors que STMicroelectronics a fait 1,77 milliard euros de profits en 2021, et près d'un milliard par an les années précédentes, pourquoi le groupe ne paie-t-il pas, ou presque pas, d'impôt sur les sociétés en France (données syndicales) ? Le groupe, co-détenu par l'Etat français, pratique-t-il l'évasion fiscale ? A savoir : un quart de ses effectifs sont basés en France et la contribution des activités françaises aux résultats du groupe seraient d'environ 40%, mais l'imposition serait nulle ou presque.
➡️ combien d'argent public STMicroelectronics va-t-il toucher pour l'implantation de cette nouvelle usine à Crolles ? Y a-t-il des conditionnalités sur l'emploi, la transition écologique, l'égalité femmes-hommes, l'usage de l'eau et des ressources en général ? Y a-t-il une garantie sur la pérennité du site et des emplois ?
➡️ pourquoi STmicroelectronics a augmenté de 78% par rapport à 2019 la rémunération de ses actionnaires (200 millions euros de dividendes + 438 millions euros de rachats d'action = 638 millions €), et son PDG de 10% (7 millions d'euros) alors que le groupe a bénéficié du chômage partiel, du plan numérisation et du plan de relance pendant la pandémie ?
➡️ pourquoi Nicolas Dufourcq, le directeur général de la Banque publique d'investissement (bras armé de l'Etat en matière d'investissement), et qui est toujours vice-président du conseil de surveillance de STMicroelectronics, laisse-t-il au nom de l'Etat l'entreprise augmenter la rémunération des actionnaires et du PDG alors que le groupe ne paie quasiment pas d'impôts sur les sociétés en France ?
Autant de questions dont nous ne sommes pas certains d'obtenir la réponse si elles ne sont pas largement relayées auprès de l'Elysée, des ministres, des parlementaires et des journalistes. (voici un thread sur twitter pour y contribuer)
Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l'âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015) et co-auteur de « Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie » (Seuil, 2022).
Quelques commentaires sur le sommet Choose France (thread à retrouver ici)
A écouter Emmanuel Macron et les ministres, il faudrait sauter au plafond pour les 6,7 Mds € d'investissements et 4 000 emplois annoncés lors du sommet Choose France de ce lundi 11 juillet à Versailles. Sauf que :
- plusieurs projets ont déjà été annoncés en janvier (Mars x3, Merck etc)
- jamais n'est indiqué combien d'argent public a été donné pour chacun de ces projets
Sans doute faut-il aussi se souvenir que plusieurs entreprises qui annoncent des créations de postes en ont supprimé récemment :
Amadeus (entreprise de gestion pour la distribution et la vente de services de voyages), qui annonce 800 emplois, en a supprimé 1800 en France en 2020
FedEx, qui annonce 1000 emplois à Roissy, a annoncé en supprimer entre 5 500 et 6 300 en Europe en janvier 2021
Le plus gros projet ChooseFrance du jour est une usine de semi-conducteurs des multinationales franco-italienne STMicroelectronics et américaine Global Foundries (cf. ci-dessus)
A titre de comparaison, les annonces de #ChooseFrance de janvier 2022 prévoyaient la construction d'une usine de batteries Envision de technologie japonaise à capitaux chinois (promesse de 1000 emplois d’ici à 2024 & 2 500 en 2030) : 200 M€ d'aides publiques annoncées, soit 200 000 € par emploi. 200 000 € d'argent public par emploi promis, cela fait cher de l'emploi ChooseFrance.
Surtout si aucune conditionnalité (pérennité des emplois, objectifs écologiques, égalité femmes-hommes etc) n'est associée, comme c'est le cas habituellement, à chacune de ces aides.
Autre question : les engagements pris lors de ChooseFrance ne sont que des promesses, qui ne sont pas toujours suivies d'effets. En mai 2018, l'ex-PDG d'IBM, Ginni Romett, s'était engagée à créer 1800 emplois en France, lors de l'évènement TechForGood organisé par l'Elysée. Résultat : IBM France veut supprimer 25% de ses effectifs en France (1400 emplois) alors qu'elle a pourtant reçu au moins 130 millions € d'argent public (CICE & CIR) et qu'elle a versé 4,9 milliards de dividendes (voir ici pour plus de détails)
Selon plusieurs articles de presse, on apprend que sur les 80 projets d'investissements ChooseFrance annoncés en 4 ans (soit des promesses de 12 milliards d'euros d'investissements et 21.000 emplois créés), ce qui est peu, seuls 25 projets ont été complètement réalisés, 50 sont en cours, et 5 ont été abandonnés.
Selon les mêmes articles de presse, on apprend que les aides publiques représenteraient entre 5 et 10 % de chacun des projets. Soit entre 600 M€ et 1,2 Md€. Soit entre 30 000€ et 60 000€ par emploi : un véritable #PognonDeDingue sans transparence et sans conditionnalité.
publié le 14 juillet 2022
Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr
Pour Philippe Martinez, les dessous de l’affaire mise au jour par les « Uber Files » sont l’affirmation mensongère selon laquelle les garanties collectives seraient un frein à l’activité économique et à l’emploi. Entretien
Que vous inspirent les révélations des « Uber Files » sur le rôle d’Emmanuel Macron pour ouvrir la voie en France à cette plateforme ?
Philippe Martinez : Si ce n’était pas si grave, cela pourrait prêter à rire : voilà qui montre que le politique peut avoir du poids sur les questions économiques et sociales quand il le décide. Problème : la démonstration est faite que lorsque Macron s’engage, c’est toujours en faveur des grands groupes, jamais en faveur des salariés. Ce scandale commande de la transparence. De la part de Macron, de son prédécesseur à l’Élysée et de tous ses collègues du gouvernement de l’époque, qui prétendent aujourd’hui n’avoir été au courant de rien. Quand on favorise l’implantation d’une entreprise, et pas n’importe laquelle, en France, en l’accompagnant de dérogations, voire de la casse d’une partie du Code du travail, ça mérite des explications.
Quels rôles ont joué Uber et d’autres plateformes dans l’entreprise récente de détricotage du Code du travail, des garanties collectives des salariés ?
Philippe Martinez : Uber a inventé le refus de reconnaître le lien de subordination d’un salarié vis-à-vis de son employeur, ce qui permet de casser toute notion d’accord collectif, de convention collective. Cela s’est traduit, on le savait, par la remise en cause du droit à la santé, du droit à la formation pour les salariés.
Ce niveau de collusion entre décideurs politiques et intérêts privés se limite-t-il à Uber ?
Philippe Martinez : Nous pensons que non. Le lobbying des grands groupes sur des ministres, sur certains députés est un secret de Polichinelle. Des conseillers juridiques des entreprises rédigent pour des députés des amendements clés en main pour que les lois soient faites en leur faveur. Nous dénonçons ces pratiques depuis longtemps. Quand on les prend la main dans le sac comme aujourd’hui, c’est la démonstration que cela se fait à grande échelle.
Selon vous, quelles suites doivent être données à cette affaire ?
Philippe Martinez : Nous allons réagir, interpeller sur le terrain syndical. Il faut une enquête parlementaire. Les présidents de la République en activité sont intouchables, paraît-il. Cela dit, cette affaire mérite que le président en exercice, ex-ministre de l’Économie (de 2014 à 2016 – NDLR), donne des explications de son propre chef. Et que soient auditionnés les ministres qui ont côtoyé Emmanuel Macron au gouvernement, voire, pourquoi pas, François Hollande, pour que toute la lumière soit faite. Je suis assez surpris qu’un ministre seul puisse berner l’ensemble d’un gouvernement, le premier ministre et le président de la République.
Ces révélations surviennent dans un contexte social hautement inflammable. Peuvent-elles contribuer à attiser l’exaspération ?
Philippe Martinez : Oui, bien sûr. Le plus préoccupant, c’est que ce type d’affaire jette le discrédit sur l’action politique. Ce genre de magouille, il n’y a pas d’autre mot, suscite chez les citoyens de la colère et de la défiance. D’un point de vue syndical, nous devons tout faire pour que cette colère sociale trouve son expression dans des mobilisations ouvrant la voie à des garanties collectives pour tous. On nous répète que ces garanties seraient un frein à l’activité économique, c’est faux. Nous exigeons des protections pour tous ceux qui sont victimes de l’ubérisation des relations sociales et de l’économie. Je pense aux livreurs à vélo qui ont gagné des avancées, et à d’autres professions qui se trouvent dans la même situation. Nous voulons conforter, avec ces travailleurs, l’idée selon laquelle des mobilisations sont nécessaires pour obtenir des droits, quelle que soit la nature de l’emploi concerné.
publié le 14 juillet 2022
Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr
Contrairement aux apparences, l’étatisation de l’entreprise publique Électricité de France n’est pas une bonne nouvelle. De considérables enjeux rôdent autour de cette annonce, alors que la crise énergétique prend chaque jour un peu plus d’ampleur. La peur d’une grande panne cet hiver se répand dans les entreprises. Des rationnements sont même envisagés pour les particuliers. EDF est au bord de l’effondrement financier. Sa notation par les agences liées aux marchés financiers et aux bourses a frôlé la chute libre.
En cause ? Les abyssales pertes de l’entreprise pourraient avoisiner des sommes astronomiques, entre 10 à 15 milliards d’euros. L’endettement du groupe fait un bond saisissant en passant de 40 milliards d’euros en 2021 à 70 milliards cette fin d’année. Pourquoi ces chiffres sont-ils cachés, y compris dans le discours de politique générale de la première ministre ?
Cette situation préoccupante ne tombe pas du ciel.
Il faut en rechercher les causes dans les décisions dogmatiques de la Commission européenne et des gouvernements successifs qui les ont appuyé en déréglementant le « marché de l’énergie » au bénéfice de fournisseurs « alternatifs » qui ne produisent pas le début d’un kilowatt d’électricité.
Au nom d’un bouclier énergétique, le gouvernement a en effet imposé à EDF d’augmenter ses volumes d’électricité nucléaire vendue à ses concurrents en l’obligeant à acheter sur « le marché » au prix cher les quantités d’électricité qu’elle est incapable de produire. Elle achète donc de l’énergie chère, aux alentours de 300 € le MWH, pour les revendre 30 € le MWH à des entreprises qui ne font que commercialiser cette même électricité. Cette opération suicidaire va coûter, au bas mot, 8 milliards d’euros à la société publique. Elle est ainsi volontairement mise à sac, alors qu’elle doit supporter les coûts de production et l’entretien des centrales dont une importante partie est actuellement en maintenance.
Le gouvernement aurait dû prendre la même décision que le gouvernement espagnol en sortant « du marché européen » de l’électricité. S’il avait diminué la TVA à 5,5%, s’il ne s’était pas lancé, sur injonction de M. Macron, dans les aventures de l’EPR Hinkley Point au Royaume Uni, ou dans les tribulations de la construction de celui de Flamanville, nous n’en serions pas là.
À ces difficultés financières, il faudra ajouter 12,5 milliards d’euros pour le remboursement des actionnaires minoritaires. Il est sidérant que le président de la République n’ai dit mot de cette funeste opération durant sa campagne électorale.
Mieux, le ministre de l’Economie, Bruno Lemaire, a annoncé qu’il n’y aurait pas de débat au parlement sur ces lourds problèmes. L’opacité reste donc de rigueur.
La vérité est que ce projet « d’étatisation » vise deux objectifs : nationaliser les pertes, tandis que les profits seront privatisés. Et, derrière cette opération, se cache le projet destructeur de démembrement de l’entreprise en privatisant certaines entités d’EDF soumises aux imbéciles règles de la « concurrence » des traités européens et des « directives énergie ».
Le pouvoir sait que ce sera la demande des eurocrates bruxellois, gardiens des tables de la loi des requins de la finance, qui voit l’énergie - dans le contexte géopolitique actuel ! - non pas comme un bien commun mais comme une formidable source de profit.
Déjà, une guerre économique est engagée entre américains, français et russes pour le marché de l’électricité en Ukraine et pour vendre électricité et armements nucléaires à des pays du golfe.
Ceux et celles qui pourraient douter de notre bonne foi peuvent se référer utilement aux manigances du président de la République, qui un jour vend une partie d’Alsthom aux américains, puis un autre jour la rachète à Général Electric quand il ne crée pas les conditions pour faciliter le développement du groupe Uber sur le territoire national, avec sa terrible surexploitation du travail.
EDF, n’est pas une entreprise d’État. C’est un service public pour fournir, dans des conditions abordables, un bien de première nécessité aux populations et à la nation.
Le pouvoir doit s’expliquer et rendre des comptes. S’agissant de tels enjeux, le Parlement doit être saisi, une commission d’enquête parlementaire doit pouvoir faire la clarté sur la situation d’EDF. Un débat public associant salariés de l’entreprise, usagers, élus, entreprises, collectivités territoriales doit avoir lieu. Il est grand temps que les salariés puissent être parties prenantes des choix d’EDF. Le pouvoir doit cesser de chercher des boucs émissaires et de culpabiliser les salariés et les cadres de l’entreprise. Il doit répondre de ses actes et enfin travailler à l’élaboration, avec les salariés et les citoyens, d’un projet neuf de sécurité et de souveraineté énergétiques respectueuse, des normes environnementales et de protection du climat.
Marion d'Allard sur www.humanite.fr
Le ministre de l’Économie n’a pas écarté l’option, mardi 15 février. Derrière le mot, c’est le retour du démantèlement du groupe public qui se joue. Explications
Non, Bruno Le Maire n’a pas lancé un simple ballon d’essai. En refusant d’écarter, ce mardi, l’option d’une nationalisation d’EDF, le ministre de l’Économie a défloré un véritable projet politique : remettre sans en avoir l’air le projet Hercule – tenu en échec grâce à la mobilisation sociale – sur la table.
Un plan en deux actes, résume Jacky Chorin, délégué fédéral FO, membre du Conseil supérieur de l’énergie :
« Acte I : mettre EDF en grande difficulté. » C’est chose faite depuis que l’État, pour contrecarrer l’explosion des factures sur fond d’augmentation incontrôlée des prix du marché de gros, a exigé de l’opérateur public qu’il augmente de 20 % le volume d’électricité nucléaire vendu à perte à ses concurrents privés (Arenh). Le trou dans la caisse de l’entreprise publique est chiffré à 8 milliards d’euros.
« Acte II, poursuit le syndicaliste, réparer cette prédation en augmentant le capital d’EDF. » Et c’est là le détail dans lequel le diable se niche. Car tout dépend de la stratégie que le gouvernement décidera in fine d’adopter pour renflouer les caisses de l’énergéticien, qu’il a donc lui-même contribué à affaiblir.
Deux scénarios de recapitalisation
« Si cette recapitalisation intervient dans le cadre d’une nationalisation (moyennant 5 milliards d’euros pour racheter toutes les actions – NDLR), c’est-à-dire uniquement avec des deniers publics, la Commission européenne sera saisie. Elle devra donner son avis et exigera de l’État français des contreparties », explique Jacky Chorin.
En revanche, si l’opération, comme ce fut le cas en 2016, se fait avec l’apport de capitaux privés, mêmes très minoritaires, Bruxelles n’aura pas son mot à dire. Les organisations syndicales sont formelles : c’est bien le premier scénario qui aurait la préférence de Bercy. « Cela va parfaitement dans le sens de ce que ce gouvernement envisage pour l’avenir d’EDF, relève Jacky Chorin, le démanteler pour en faire un acteur public du nucléaire. Et c’est tout. »
Les contreparties que pourrait exiger la Commission européenne
Au chapitre des contreparties qui seraient le cas échéant exigées par la Commission européenne, Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT, n’a guère de doutes : « Elles ne peuvent pas être autre chose que la vente des activités de réseau et de commercialisation. »
Et les « bruits de couloir » sont plus précis encore. Enedis (réseau) sortirait du giron d’EDF pour être récupéré par la Caisse des dépôts, quand les énergies renouvelables, elles, seraient mises entre les mains du groupe TotalEnergies, avancent des sources proches du dossier.
Un « Hercule 2 » qui porterait le nom d’Ulysse
De quoi déclencher l’ire des syndicats, alors même que la filiale énergie du géant pétrolier est la première bénéficiaire des nouvelles largesses de l’Arenh. S’il ne rentre pas dans le détail, Sébastien Menesplier confirme bien qu’un « nouveau lot de réformes visant à la privatisation du groupe serait sur la table à l’Élysée, à Matignon et au siège d’EDF ». Un « Hercule 2 » qui porterait le nom d’Ulysse.
Dans ce contexte, l’utilisation par Bruno Le Maire du terme de « nationalisation » n’est pas neutre et « on ne se laissera pas leurrer », affirme le syndicaliste CGT. D’ailleurs, enchaîne son homologue de FO Jacky Chorin, « si cette opération devait être le cache-sexe d’un démantèlement d’EDF, aucun syndicat ne l’acceptera ».
Un système inique autant que climaticide
D’autant que, quelle que soit l’option choisie, « on conservera un problème fondamental, affirme Sébastien Menesplier. Car faire ce type de manipulation sans sortir l’énergie du marché n’a aucun sens ». Aujourd’hui, dans le cadre du marché unique européen, « le prix de l’électricité est calé sur le dernier moyen de production mis en service et si c’est une centrale à charbon en Pologne, les tarifs explosent », rappelait il y a quelques jours Fabrice Coudour, de la FNME-CGT.
Un système inique autant que climaticide « qui a débouché, en 2021, sur un prix du mégawatt à 600 euros quand la France, grâce à son parc nucléaire, le produit en dessous de 50 euros », poursuit le cégétiste. Bruno Le Maire, s’il ne conteste pas le diagnostic, refuse bien entendu d’entendre parler du remède porté par les syndicats.
Sébastien Menesplier décrypte : « Ils veulent éclater le secteur de l’énergie, faire d’EDF ce qu’ils ont fait de la SNCF. » Contre la privatisation qui menace à nouveau, les tombeurs du projet Hercule sont prêts à retourner au combat.
publié le 13 juillet 2022
Par Laurent Mouloud sur www.humanite.fr
En astronomie, tout est question de profondeur. Profondeur de champ : plus vous scrutez loin dans l’Univers, plus l’image des objets qui vous revient est ancienne. Mais aussi profondeur de vue, tant il est vrai qu’aucune autre discipline scientifique ne parvient à susciter autant de réflexions existentielles. À ce titre, les images spectaculaires et inédites du télescope James-Webb, dévoilées depuis lundi, ouvrent un nouveau chapitre dans la quête perpétuelle de savoirs et de sens qui a toujours guidé l’humanité. Les somptueux clichés montrant des galaxies formées peu après le big bang, il y a plus de 13 milliards d’années, ne peuvent qu’interroger chacun d’entre nous. Ils sont autant un exploit technologique qu’un exercice d’humilité face à l’immensité de notre monde et la place que nous y occupons.
Levez le nez au ciel reste, sans doute, l’une des plus vieilles activités humaines. Que ce soit pour admirer une voûte étoilée, y dénicher un dieu quelconque, se repérer en mer, mesurer le temps, marquer les saisons, savoir planter les graines au moment opportun, l’astronomie a toujours été au cœur de nos sociétés, de ses bouleversements et de ses avancées. Songeons au révolutionnaire Copernic, révélant que la Terre n’était pas au centre de l’Univers, obligeant la science de l’époque et les dogmatismes religieux à s’adapter à cette nouvelle vision du monde, plus complexe, plus réelle. Levez le nez au ciel, donc, pour mieux ouvrir les yeux.
Nul ne sait encore ce que va nous révéler précisément le télescope James-Webb dans les années à venir. Il tentera d’en savoir plus sur les premiers instants de notre monde. Peut-être parviendra-t-il à détecter des signes de vie – végétale ou animale – sur de lointaines exoplanètes ? Cette incertitude fait l’essence même des sciences fondamentales dont l’astronomie est la plus vieille représentante. GPS, scanners, satellites, téléphones mobiles… La recherche sur les étoiles a toujours entraîné dans son sillage nombre de progrès plus terre à terre. À des années-lumière de cet utilitarisme, dont certains veulent parer d’avance toute recherche, ces images à couper le souffle rappellent que l’émerveillement et l’exaltation de mieux se connaître doivent rester le propre de l’Homme.
13 juillet 2022
Martine Orange sur www.mediapart.fr
L’enquête des « Uber Files » offre un dévoilement du mode de pensée de ce gouvernement : ce n’est pas tant une capitulation qu’un asservissement volontaire aux puissances de l’argent et à leurs modèles. Au nom de la start-up nation.
C’était le premier grand discours de politique économique et industrielle, et peut-être pour tout dire de politique, d’Emmanuel Macron. Le président tout juste élu avait choisi de le délivrer à Vivatech, le rendez-vous des start-up et de l’innovation en France. Ce 15 juin 2017, Emmanuel Macron traça ce qu’il entendait faire de son mandat : « Je veux que la France soit une start-up nation. Une nation qui pense et agit comme une start-up. »
En quelques mots, il définissait sa vision de la nation, une vision mythifiée, fantasmée de l’économie « parfaite ». Un monde où il n’y a plus d’histoire, de corps social, mais juste une organisation qui répond à son conseil d’administration, ses actionnaires et ses fonds d’investissement, en recherche permanente d’un modèle de croissance et de revenus, quel qu’en soit le coût, quels que soient les échecs des solutions défendues à un moment.
Cinq ans plus tard, la formidable enquête sur les pratiques d’Uber mises à jour par le Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI) , publiée notamment par Le Monde, Radio France et The Guardian, vient dévoiler l’envers de ce que sous-tendait ce discours. Bien sûr, il y avait déjà des bribes d’information qui émergeaient ici et là, au fil de certains dossiers, sur certaines pratiques occultes et peu avouables. Mais le dossier « Uber Files », avec ses milliers de mails, d’échanges, de textes, de notes nous offre un dévoilement de ce que ce pouvoir cherchait à masquer : ce n’est pas tant une capitulation qu’un asservissement volontaire aux puissances de l’argent.
La facilité avec laquelle Uber, à partir de 2015, a trouvé non pas une oreille attentive mais complaisante en la personne d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, démontre le degré de collusion intellectuelle qui sévit dans l’appareil d’État. Les dix-sept rendez-vous cachés entre Emmanuel Macron et le fondateur d’Uber, Tracy Kalanick, les 50 échanges pour faire lever les obstacles réglementaires, bloquer les investigations judiciaires et fiscales, les manœuvres pour réécrire la loi nous renvoient, pour notre plus grande honte, à des pratiques de république bananière, où certains, profitant de leur position, entendent favoriser les intérêts privés au détriment de l’intérêt général, où la duplicité et la déloyauté à l’égard de toutes les formes de démocratie deviennent la norme.
Bravache, Emmanuel Macron assume. Au nom de l’efficacité. « J’étais ministre. Le ministre que je suis a fait son travail. On a trop vu une espèce d’ambiance qui serait que voir les chefs d’entreprise, en particulier étrangers, ce serait mal. Je l’assume à fond. […] Cela a toujours été officiel, avec des collaborateurs. J’en suis fier. S’ils ont créé des emplois en France, je suis hyperfier de ça. Et vous savez quoi ? Je le referai demain et après-demain », a-t-il déclaré en marge d’un déplacement à Crolles (Isère), où le groupe STMicroelectronics doit investir 5,6 milliards d’euros pour développer de nouvelles productions de semi-conducteurs. Avant de déclarer vulgairement : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. » Preuve, malgré tout, d’une certaine nervosité sur un dossier censé « être vide ».
Être sur la photo
« La démocratie est par définition désordonnée. Si tout ce que je devais faire était de produire un widget [application web ou mobile – ndlr], sans m’inquiéter de savoir si les plus pauvres peuvent y accéder, ni me préoccuper d’éventuels dommages collatéraux, alors les recommandations des patrons de la Silicon Valley seraient formidables », expliquait Barack Obama devant un parterre de dirigeants de la high-tech en 2015. Cette prise de distance de l’ancien président américain traduit à l’époque un réveil tardif face à la constitution de géants du numérique qui, en quelques années, sont parvenus à se tailler des monopoles ou des oligopoles mondiaux, échappant à tout contrôle étatique. Depuis, après des années de laisser-faire, les représentants américains tentent de reprendre – un peu – la main.
Le réveil face au danger que peuvent constituer les géants du numérique – au-delà de la propagation d’informations fausses et extrémistes, le seul domaine qui préoccupe le gouvernement – n’a jamais eu lieu chez Emmanuel Macron. Au contraire. Il y a chez lui non seulement une adhésion mais une fascination pour ce monde de milliardaires qui dominent le monde. Il veut en être ou au moins être sur la photo avec les grands de ce monde-là, ceux qui ont réussi. Et pour cela, depuis ses débuts à la commission Attali en 2009, qui a forgé sa conception du monde économique, il est prêt à beaucoup.
Son voyage au salon high-tech de Las Vegas (Arizona) en 2016, alors qu’il préparait déjà en coulisse sa candidature à l’élection présidentielle, est à cet égard tout sauf anecdotique : il se devait d’être parmi les grands du numérique et de manifester son allégeance. Organisé par Business France, dirigé alors par Muriel Pénicaud, ce déplacement de plus de 230 000 euros se fit en dehors de toutes les règles des marchés publics. Mais Emmanuel Macron n’allait pas s’arrêter pour si peu. Depuis, le président n’a plus à s’embarrasser de ces détails d’intendance : il invite tout ce beau monde une ou deux fois par an à Versailles, aux frais de l’État.
Derrière cette attirance pour les dirigeants du numérique, il y a bien sûr l’attachement profond au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron a embrassé toutes les composantes. Mais il y a un peu plus que cela : il semble adhérer à la croyance des libéraux les plus doctrinaires du XVIIIe siècle, pour lesquels l’argent vient en quelque sorte récompenser la vertu et la fortune est la manifestation de la « main invisible » de Dieu. En bref, leurs milliards sont la consécration de leurs qualités. Cela vaut aussi bien pour Bernard Arnault (LVMH) que pour Larry Fink (BlackRock) ou Jeff Bezos (Amazon).
La disruption, synonyme de casse sociale
Dans les écrits publiés dans le cadre de l’enquête « Uber Files », Emmanuel Macron insiste à plusieurs reprises sur le parallèle qu’il convient de dresser entre lui et le fondateur d’Uber, sur une sorte de communauté de destin entre les deux hommes. Comme Travis Kalanick, il est jeune – les deux hommes ont moins de 40 ans alors –, comme lui il ambitionne de changer le monde, il prône un modèle « disruptif ».
La « disruption » à laquelle se réfère Emmanuel Macron s’inscrit dans la tendance la plus libertarienne, la plus régressive du capitalisme. L’État n’est pas seulement le mal absolu mais toute règle, toute de loi est considérée comme néfaste. Loin d’être une entreprise de « libération », de « modernisation », Uber est le modèle d’un technoféodalisme, selon la définition de Cédric Durand, qui entend n’avoir aucune limite à sa volonté de puissance et de domination.
La casse du droit social, de toutes les règles de protection, est une composante essentielle de ce modèle. Y compris en passant par le recours à la violence. « Cela vaut le coup », prône son fondateur lorsque le groupe envisage des affrontements directs avec les taxis en France. Il sera débarqué par la suite, après des accusations de harcèlement et de maltraitance dans son groupe.
Si Uber a tellement intégré cette violence sociale, c’est que le groupe n’a pas d’autre moyen de différenciation. En dépit de ses algorithmes et de ses plateformes, la société n’offre pas d’avantages tels qu’ils lui permettent de s’imposer par rapport à ses concurrents. Sa seule marque de distinction par rapport à eux, c’est le cassage de prix, obtenu par la régression sociale. Et même cela ne suffit pas à affirmer le succès économique de son modèle : depuis sa création en 2019, Uber, malgré ses 17 milliards de dollars de chiffre d’affaires, ses 41 milliards de capitalisation boursière, n’a jamais gagné d’argent.
Emmanuel Macron a-t-il pris une fois le temps de regarder ces chiffres ? Des géants du numérique, il a retenu surtout la leçon que la régression sociale, le contrôle des personnes sont des dégâts collatéraux acceptables, voire justifiables, comme son quinquennat l’a prouvé à maintes reprises, s’ils permettent d’avancer. Non pas vers des lendemains qui chantent, vers le progrès – dans son discours à Vivatech de juin 2017, le mot n’est pas prononcé une seule fois –, mais vers « l’innovation » – terme prononcé 24 fois dans le même discours.
La politique du solutionnisme technologique
Pour le capitalisme financiarisé, l’innovation, c’est le Saint Graal du monde moderne, ce qui permet de justifier toutes les spéculations, tous les échecs aussi. Et pour le gouvernement, elle est la clé de la réponse à tous les défis, à commencer par l’immense question des dérèglements climatiques. À chaque problème, il y a une solution, une application, une plateforme numérique, un numéro vert.
La première marque de ce mode de gouvernement se retrouve dans le rapport Attali, dont Emmanuel Macron a été la principale plume. Derrière des thématiques ronflantes, comme la « libéralisation de la croissance », « la modernisation du dialogue social », « un État stratège et efficient », les participants avaient listé une série de sujets, censés être les points de blocage de la société, ressemblant à un inventaire à la Prévert. Tout y passait, de l’éducation aux professions réglementées, en passant, bien sûr, par les taxis.
Lors de sa loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », présentée en 2016, Emmanuel Macron reprit la formule. Là encore, le texte y parlait de tout, des bus Macron, de l’ouverture des commerces le dimanche ou de la réforme des prudhommes. Les « Uber Files » mettent en lumière l’intérêt du procédé : cela permet d’y inclure des amendements fournis « clés en main » par des groupes d’intérêts privés à quelques parlementaires convaincus pour introduire un sujet, sans risquer d’être accusés de faire quelque cavalier législatif. Fort de ces amendements tombés à point nommé, Emmanuel Macron a pu s’emparer du dossier Uber, et imposer ses vues, et surtout celles du groupe américain, malgré l’opposition du gouvernement et du Parlement.
Depuis plusieurs années, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ne cessent d’alerter le gouvernement sur l’illisibilité de la loi, la mauvaise qualité des textes législatifs devenus de vrais fourre-tout, sur l’absence d’études d’impact, qui représentent autant d’atteintes au bon fonctionnement démocratique. Aucune de leurs remarques n’a entraîné de changement. De la loi Pacte à celle sur la sécurité intérieure, les textes et les mesures s’empilent sans ligne directrice, permettant l’introduction à tout moment d’amendements « clés en main » bienvenus pour la défense de quelques lobbies. Cela a été vrai pour la réforme du Code du travail, les différents changements fiscaux, la levée de l’interdiction des néonicotinoïdes, ou tant d’autres domaines. Car rien de ce qui touche à l’État n’échappe aux appétits privés, et le gouvernement n’entend pas y faire obstacle.
Une administration parallèle
« Tout était officiel », assure aujourd’hui Emmanuel Macron pour justifier son rôle auprès d’Uber. Pourtant, aucune des rencontres avec le fondateur d’Uber n’a été inscrite sur son agenda officiel. Interrogés, les ministres de l’époque et, parmi eux, les premiers concernés, Michel Sapin, alors ministre des finances, et Alain Vidalies, ministre des transports, disent « tomber des nues ». Jamais ils n’ont été informés des discussions et des démarches entreprises par le ministre de l’économie.
Ce n’est pas la première fois que l’existence d’une sorte d’« administration parallèle » est mise au jour dans le parcours d’Emmanuel Macron. Dès son arrivée au secrétariat adjoint de l’Élysée, il a institué des circuits opaques, en dehors du fonctionnement normal des institutions.
L’affaire Alstom est la plus emblématique : dès septembre 2012, en dehors de toute concertation avec les ministres concernés, le jeune secrétaire adjoint de l’Élysée commençait à organiser la cession des activités électriques du groupe français à General Electric, dans la plus totale opacité. Mais la façon dont ont été traités le rachat d’Alcatel par Nokia, le dépeçage de Technip par son concurrent américain FMC, l’exécution de Lafarge par le suisse Holcim, la fermeture d’une partie de la recherche du groupe Sanofi, tend à prouver que la pratique est bien ancrée.
Mais rien n’aurait été possible si Emmanuel Macron n’avait pas bénéficié de soutiens explicites au sein de l’appareil d’État. Cela fait des années, désormais, que des chercheurs et des universitaires alertent sur la décomposition de la haute administration, sur le minage intellectuel des élites. Définitivement convertie aux mérites du néolibéralisme, une majorité de ces hauts fonctionnaires ne voit l’État que comme une partie prenante comme les autres, qui doit se soumettre aux règles du privé. Mieux : l’État doit se mettre au service des intérêts privés, toute notion d’intérêt général ayant été balayé au passage
Désormais, les lobbies ont table ouverte dans les différents ministères, sans qu’il soit possible d’évaluer leur action : Bercy et l’Élysée s’opposent à toute mesure de transparence. Le privé s’est installé à tous les étages de l’action publique, comme l’a révélé la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets privés de conseil. La réforme de la haute fonction publique permettant les allers et retours entre public et privé, enterrant toute règle sur les conflits d’intérêts, vient parachever cette reddition en rase campagne.
En remerciement
Officiellement, la défense d’Uber comme de tous les géants du numérique ou d’autres groupes se justifie, aux yeux d’Emmanuel Macron, par l’emploi, la création de richesses, la transformation de la France. Mais est-ce la vraie raison ? Depuis la révélation des « Uber Files », la question revient, lancinante. Et elle se pose avec encore plus d’insistance depuis que le lanceur d’alerte Mark MacGann, ancien lobbyiste d’Uber, a dévoilé s’être mis au service d’Emmanuel Macron pendant sa campagne présidentielle de 2017.
Celui-ci dit avoir organisé plusieurs dîners destinés à lever des fonds en France et dans la Silicon Valley. Les participants à ces réunions y étaient invités à apporter jusqu’à 7 500 euros – seuil légal du financement politique - pour aider au financement de la campagne du candidat. De la même manière, McKinsey avait mis gratuitement à la disposition du ministre de l’économie une équipe pour l’aider à élaborer son programme de campagne. D’autres lui ont fourni des salles à des prix au rabais.
La commission des comptes de campagne n’a rien à trouver à redire à ces pratiques. Les dirigeants ont vite été remerciés cependant. Dès juillet 2017, à la suite de l’insistance de représentants du CAC 40 dont les noms n’ont jamais été révélés, Emmanuel Macron décidait d’accélérer la suppression de l’impôt sur la fortune et l’instauration de la flat tax sur les revenus financiers. Depuis, les mesures en faveur du capital s’additionnent. En dix ans, les grandes fortunes françaises sont celles qui ont connu la plus forte augmentation de leurs richesses dans le monde occidental, selon le rapport sur les richesses dans le monde établi par Crédit suisse.
publié le 12 juillet 2022
Maud Vergnol sur www.humanite.fr
Douloureux tickets de caisse. Les prix s’envolent, les salaires sont trop bas, la pauvreté s’étend. La hausse des prix à la consommation, qui atteint déjà 5,2 % par rapport à juin 2021, pourrait atteindre 7 % en septembre. Du jamais-vu depuis 1985.
Qui n’a pas tiqué devant l’addition salée du plein de courses, qui entraîne dans le rouge de nombreuses familles dès le 10 du mois ? « La faute à la guerre en Ukraine », nous explique-t-on tranquillement, comme si cette inflation historique était inéluctable. Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté, rappelle que « les bulles spéculatives sont l’explication essentielle de l’augmentation des prix des denrées alimentaires sur les marchés mondiaux ».
En France, avant prise en compte de l’inflation, le revenu des ménages a progressé de 3,7 % en 2021. Celui des patrons du CAC 40 a augmenté l’an dernier de 67 %, pour une moyenne de 8,7 millions d’euros. Eux ne connaissent pas la crise. C’est bien là tout le problème, auquel refuse de s’attaquer le pouvoir macroniste. Ce dernier s’obstine à faire payer l’État sans rien demander aux grandes entreprises, pour qui la pandémie et la guerre ont représenté une formidable machine à cash. Le CAC 40 va distribuer 80 milliards de dividendes et de rachats d’actions cette année. Une hausse de 80 % en deux ans. Le géant français des hydrocarbures, TotalEnergies, pourrait annoncer jusqu’à 20 milliards d’euros de bénéfices pour les six premiers mois de l’année… mais refuse d’augmenter les salaires de ses 35 000 salariés.
Le pouvoir macroniste reste bien silencieux sur les causes réelles de l’inflation. Jeudi dernier, même Michel-Édouard Leclerc, patron des supermarchés du même nom, a affirmé que « la moitié des hausses de prix demandées sont suspectes », réclamant l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Une initiative prise par les sénateurs communistes Éliane Assassi et Fabien Gay, qui ont saisi dans la foulée la commission des Affaires économiques.
Dans ce contexte, le nouveau gouvernement devait présenter cette semaine en Conseil des ministres son projet de loi censé regonfler le portefeuille des Français. Ces mesures du « paquet pouvoir d’achat », dévoilées au compte-gouttes ces dernières semaines dans la presse, sont autant de pansements sur une jambe de bois.
Mais le dégel du point d’indice des fonctionnaires, avec une revalorisation de 3,5 %, bien insuffisant à ce niveau pour compenser l’inflation, sonne tout de même comme une première victoire idéologique, marquant l’échec des politiques salariales fondées sur l’individualisation et la multiplication des mesures parcellaires. Oui, il faut augmenter tous les revenus ! Avec ce dégel, Emmanuel Macron revient ainsi sur l’erreur fondamentale qu’a constituée le maintien du gel depuis le début de son quinquennat.
C’est une première victoire, qui en appelle d’autres. Nourrie par la multiplication des luttes sociales dans les entreprises, la bataille se jouera aussi cet été dans l’Hémicycle, où les députés de la Nupes comptent ferrailler pour arracher beaucoup plus à ce « paquet pouvoir d’achat ». C’est ce qu’attendent les électeurs qui ont privé le président d’une majorité nette pour mener ses politiques de casse sociale. Deux visions vont s’affronter : d’un côté des aides conjoncturelles financées par l’État pour ne surtout pas toucher au coût du capital, de l’autre une augmentation des revenus et une lutte contre les inégalités salariales pour améliorer durablement nos conditions de vie. Dans ce combat, les députés d’extrême droite, contre la hausse du Smic, vont s’avérer des alliés de poids pour l’exécutif. C’est maintenant que les masques vont tomber.
publié le 12 juillet 2022
sur https://www.frustrationmagazine.fr/
Le 7 juillet dernier, Boris Johnson, premier ministre britannique, annonçait sa démission. L’angle choisi par la presse française était peu explicatif : Peu d’articles titraient ou expliquaient dans leurs en-têtes les motifs de la démission de Boris Johnson. Ils restaient relativement vagues dans le meilleur des cas (“une suite de scandales”). Cet article du Monde, par exemple, porte tout entier sur la démission de ce dernier, désigné comme “discrédité par les scandales”, mais ne prend pas la peine d’en expliciter un, et certainement pas le dernier en date.
Pourtant Boris Johnson a démissionné à la suite de faits précis. Tout d’abord la pression mise par son propre gouvernement, dont une cinquantaine de membres ont démissionné, en signe de protestation. Pourquoi toutes ces démissions ? Cela faisait suite à la nomination de Chris Pincher au gouvernement, parlementaire accusé d’agressions sexuelles. Il a été dévoilé que Boris Johnson était au courant de ces accusations au moment de la nomination. Le lecteur attentif, qui suit la politique française, ne peut pas s’empêcher de trouver cette affaire familière. Un exécutif qui soutiendrait des ministres accusés de viols, ça ne vous rappelle pas quelque chose ?
En France, Damien Abad et Gerard Darmanin ont tous deux été nommés ministres alors qu’ils étaient visés par des plaintes pour viol – des plaintes donc, pas de simples accusations verbales. Pire, ces accusations étaient de notoriété publique. Ce qui est donc un scandale absolu de l’autre côté de la Manche n’a pas ému grand monde du côté de la Macronie.
Notre pays s’est tellement habitué à l’ignominie et à l’absence de décence de notre classe dirigeante que celle-ci ne se rend plus comptable de rien, ne se sent plus en besoin de se justifier de rien. A tel point qu’imaginer la même situation ici que là-bas, c’est-à-dire l’intégralité de notre gouvernement qui démissionnerait en signe de protestation pour la nomination de ministres explicitement accusés de viols relève de la science-fiction.
La presse française a raison de dire que le scandale Pincher n’est, dans le cas de Boris Johnson, que le dernier en date d’une longue liste, même si c’est bien ce dernier qui aura entraîné sa démission. Parmi ces scandales : le “partygate”. Pour la faire courte, Boris Johnson allait faire la fête pendant les restrictions Covid qu’il imposait à sa population.
La France n’a d’ailleurs pas été étranger à ce type de scandales. Des allégations avaient été faites de participation de ministres à des dîners clandestins, y compris par le grand bourgeois Pierre-Jean Chalençon qui en organisait, qui avait fini par revenir sur ses propos devant le tollé en plaidant “l’humour”. Médiapart avait également permis d’en savoir plus sur l’organisation de déjeuners et de dîners illicites dans des palaces, à destination de la bourgeoisie et de notre classe politique.
Le parallèle entre la situation britannique et la situation française, pourtant jamais relevé par nos médias, n’en est alors que plus frappant. La nomination de ministres accusés de viols, en plus de ne pas faire réellement scandale en France, n’est pas le premier fait d’arme de la Macronie. Cela arrive, ici aussi, après une très longue liste d’ “affaires”. . Pire, ces scandales et mensonges d’Etat sont d’une gravité et d’une ampleur bien plus grave que les scandales britanniques (du moins que ceux ayant précédés la nomination de Chris Pincher).
Parmi ceux-là, on peut notamment citer :
L’affaire Benalla (mai 2018) : l’ami du président, Alexandre Benalla, se déguise en policier avec l’aval de la hiérarchie policière et violente un couple de manifestants lors du 1er mai. La vidéo sera révélée par Taha Bouhafs, à la suite de laquelle il sera régulièrement arrêté et violenté par la police. La veille de la perquisition chez lui, le coffre-fort d’Alexandre Benalla dans lequel il rangeait ses armes est “déménagé” par un ancien des forces spéciales, et ne sera jamais retrouvé. A la suite de cela, la police tentera de perquisitionner Médiapart qui avait enquêté sur l’affaire (l’Etat sera finalement condamné pour cette tentative illégale de perquisition). La réaction la plus célèbre de Macron à cette affaire d’une gravité inouïe, qui n’aura entraîné aucune démission d’importance, restera son adresse provocante à la population mécontente “qu’ils viennent me chercher” .
La mort de Zineb Redouane (décembre 2018) : Zineb Redouane, femme algérienne de 80 ans, est morte après avoir été atteinte par une grenade lancée par la police. La version du gouvernement aura été donnée par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner : «Zineb Redouane est sur son balcon, elle ne manifeste pas, elle est atteinte par une grenade lacrymogène, elle va à l’hôpital parce qu’elle est blessée dans ce cadre-là, et l’enquête indique qu’elle meurt d’un choc opératoire. Alors je veux bien qu’on accuse la police de tout ! ».
L’éborgnement de Jérôme Rodrigues (janvier 2019) : En plein live Facebook, Jérôme Rodrigues est blessé et perd son œil. Le secrétaire d’Etat à l’intérieur, Laurent Nunez, déclare qu’“aucun élément ne permet de dire qu’il a été blessé par un tir de LBD”.
L’affaire Geneviève Legay (mars 2019) : Lors d’une manifestation un policier pousse une dame de 72 ans, lui fracassant le crâne. Une enquête est lancée, le procureur de Nice la confie à la compagne du policier incriminé. Le président Macron affirme que “cette dame n’a pas été en contact avec les forces de l’ordre”. Le procureur de Nice abonde dans le sens du Président, avant de se rétracter et de confirmer qu’il a menti pour ne pas embarrasser Macron. A la suite de tout cela, les journalistes de Médiapart seront convoqués à plusieurs reprises par la police en raison de leurs enquêtes ayant démontré les mensonges de la présidence de la République.
L’affaire de la Salpêtrière (mai 2019) : Lors du 1er mai, des manifestants sont violentés par la police. Paniqués, ils tentent de se réfugier dans un bâtiment à proximité. Ce bâtiment se trouvera être un service de réanimation hospitalier (non-indiqué comme tel). Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, se saisit médiatiquement de l’affaire et fait passer cela pour “une attaque d’un hôpital » par des hordes d’extrême gauche. Les vidéos finiront par fuiter, ainsi que les témoignages du personnel hospitalier, démontrant l’énième mensonge d’Etat : les black blocs assoiffés de sang étaient finalement de simples manifestants apeurés, dont certains particulièrement âgés. Sans ces révélations les suites judiciaires à leur encontre auraient pu être très graves.
L’affaire des masques (mars 2020) : en raison d’une impréparation totale aux risques pandémiques pourtant absolument documentés depuis des années, la France n’est pas équipée en masques lorsque la pandémie de Covid-19 frappe le pays. Plutôt que d’admettre la situation, le gouvernement dissimule la pénurie et ment sur l’absence d’efficacité des masques. Il faudra attendre que l’approvisionnement soit suffisant pour que soudain ceux-là deviennent pertinents et obligatoires. C’est encore un mensonge d’Etat, tout à fait grossier.
L’ “affaire” Alexis Kohler (juin 2020) : En juin 2018, Alexis Kohler, fidèle de Macron, secrétaire générale de l’Elysée et ex-directeur de son cabinet lorsqu’il était ministre de l’Economie, est visé par une plainte d’Anticor (association de lutte contre la corruption) pour “prise illégale d’intérêt”, “trafic d’influence” et “corruption passive”. Il est soupçonné d’avoir favorisé l’entreprise Mediterranean Shipping Company (grosse entreprise italo-suisse de croisières et de porte-conteneurs). En effet, le cousin de Kohler se trouve être le propriétaire du groupe MSC et Alexis Kohler a lui-même travaillé pour la firme en tant que directeur financier. Macron est alors intervenu directement via une note remise à l’été 2019 au parquet national financier. Un mois plus tard l’enquête est classée sans suite.
L’affaire McKinsey (mars 2022) : Le gouvernement français a fait appel pour près d’1 milliards d’euros par an aux services des cabinets de conseil pour concevoir sa politique, avec des résultats plus qu’incertains. Parmi ceux- là, le cabinet McKinsey dont on a appris qu’il ne payait pas d’impôts en France. Par ailleurs, le responsable des marchés public de McKinsey, Karim Tadjeddine, est un ami de Macron et a aidé gratuitement sa campagne de 2017. Voir notre vidéo pour en savoir plus.
L’affaire des UberFiles (juillet 2022) : A l’époque où il était ministre de l’économie de François Hollande, Emmanuel Macron entretenait des relations secrètes avec l’entreprise Uber afin de faciliter son entrée sur le marché français, au détriment des taxis et de la réglementation française sur le droit du travail. A l’époque il affirmait que ce n’était jamais arrivé : encore un mensonge d’Etat. Par ailleurs, on a ensuite appris que le lobbyiste d’Uber, après avoir réussi à imposer son agenda au ministre Macron, l’a aidé à financer LREM, le parti qu’il créait pour sa campagne de 2017.
Toutes choses égales par ailleurs, la nomination de ministres accusés de viols par Emmanuel Macron aurait donc dû être, ici aussi, l’énième scandale après une longue multitude d’autres qui aurait dû entraîner, enfin, sa destitution. A aucun moment le parallèle n’est fait dans la presse française qui choisit d’ailleurs des angles qui ne permettent pas spontanément de faire cette comparaison pourtant évidente. Les journaux français les plus audacieux parlant à propos de la démission de Boris Johnson de “scandales sexuels”, auxquels il faudrait rappeler qu’une orgie n’est pas du même ordre qu’une affaire d’agressions sexuelles.
De ce point de vue la mise en perspective avec les titres choisis par la presse britannique est assez saisissante.
La presse française ne tait pas les scandales mais elle ne leur donne pas l’ampleur qu’ils méritent et qui devraient entraîner la destitution normale, dans un pays démocratique, d’un président et de gouvernements successifs couverts de honte par leurs multiples mensonges d’Etat. Mais cela n’a peut être pas rien à voir avec la propriété des médias, pour la plupart possédés par des milliardaires, plutôt avantagés par les politiques macronistes.
Alors, si la méthode britannique pour exiger un semblant de respect démocratique ne fonctionne pas ici, peut-être faut-il chercher l’inspiration du côté du Sri Lanka ?
publié le 11 juillet 2022
Alexandre Fache sur www.humanite.fr
Le comité des États généraux de la justice a remis, vendredi 8 juillet, son rapport au chef de l’État. Il réclame des milliers de recrutements de personnels, mais aussi une « réforme systémique de l’institution ».
C’est un épais rapport de 250 pages, annexes comprises, que le comité des Etats généraux de la justice a remis, vendredi 8 juillet, à Emmanuel Macron, en présence de la Première ministre Élisabeth Borne et du garde des Sceaux Eric Dupont-Moretti. Une somme qui propose, non « pas des recettes miracles », mais de « tracer un chemin » pour sortir l’institution de la « double crise » dans laquelle elle est plongée depuis de longues années : « crise de l’autorité judiciaire, qui touche l’ensemble des Etats de droit », et « crise, plus française, du service public de la justice, avec une explosion des ‘stocks’ et des délais pour rendre les décisions », a détaillé Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État et pilote de ces travaux menés depuis octobre 2021, par un groupe de douze personnalités. Réclamés en juin 2021 par les deux plus hauts magistrats de France, Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, et François Molins, procureur général près la Cour de cassation, face aux accusations de lenteur et de laxisme qui visaient alors la justice, ces « états généraux » sont aussi devenus une réponse au mal-être général des magistrats et des greffiers, exprimé dans une retentissante tribune, publiée dans Le Monde, en novembre 2021.
« Oui, nous faisons écho à cette tribune. Nous avons gardé en mémoire ce que nous ont dit ses rédacteurs, quand nous les avons rencontrés, en décembre 2021. Leur honte, leur culpabilité de ne pouvoir assumer leurs missions, c’était un choc », se souvient Jean-Marc Sauvé. « Mais sur le diagnostic comme sur les propositions, on va au-delà de cette tribune », assure celui qui avait mené les travaux de la Ciase sur la pédocriminalité dans l’Église. Le comité ne met pas de côté la question des moyens, en préconisant « le recrutement a minima de 1 500 magistrats, de 2000 juristes assistants, de 2 500 à 3 000 greffiers, et de 2000 agents administratifs et techniques ». « Ces chiffres sont le résultat d’un compromis entre le souhaitable et le possible », assure Jean-Marc Sauvé. Qui prévient toutefois que ces recrutements ne suffiront pas, s’ils ne sont pas accompagnés « d’une amélioration dans la gestion et la répartition de ces ressources », gravement déficiente jusqu’ici. « Ces dernières années, on a eu beaucoup de moyens supplémentaires, et pourtant, les délais ont continué d’augmenter. C’est sans doute qu’ils n’étaient pas utilisés aux bons endroits », a relevé aussi François Molins.
La première instance ne doit pas être «un galop d’essai»
Sur le fond, le comité appelle de ses vœux une « réforme systémique de l’institution judiciaire », qui suppose de « clarifier les missions du juge », parfois sollicité de manière excessive, notamment « en matière de protection de l’enfance ». Il plaide aussi pour un « renforcement de la première instance », aujourd’hui « trop souvent perçue comme un galop d’essai », ce qui conduit à des jugements de plus en plus contestés, des procédures allongées, et des cours d’appel saturées. « À rebours de cette tendance », il réclame que l’essentiel des moyens soient dirigés vers ce premier niveau, pour y restaurer notamment « la collégialité, gage d’une justice de qualité ». L’appel ne serait plus là pour rejuger la totalité du litige, mais seulement le « réformer » en partie. Une logique valable notamment pour « la justice civile, trop souvent oubliée, alors qu’elle représente 60 % des contentieux », a insisté Chantal Arens.
Ni suppression du juge d’instruction, ni grande réforme de la carte judiciaire… Les douze « sages » du comité n’ont pas voulu se lancer dans une « révolution » judiciaire. Ils réclament en revanche une « réécriture totale du code de procédure pénale », devenu « excessivement complexe » et « illisible ». « En quelques années, il est passé de 1 700 à 2 400 pages. Il faut tout reprendre, plaide François Molins. Mais ce sera un travail de longue haleine. » Le comité appelle aussi à une « réflexion » sur la responsabilité pénale des décideurs publics. Dans ce cadre, il suggère de supprimer la Cour de Justice de la République, pour « aligner sur le droit commun les règles applicables aux membres du gouvernement ». Mais aussi, après les « 20 000 plaintes déposées » contre des ministres dans la foulée de la crise du Covid, de limiter ces poursuites aux « manquements graves et manifestes à une obligation de prudence » ou aux « violations d’une obligation de sécurité ».
Les syndicats de magistrats s’interrogent sur la suite
Sur la prison, le comité prend clairement le contrepied de la politique menée jusqu’ici par Emmanuel Macron. « Une réponse fondée uniquement sur la détention par l’enchaînement de programmes de construction d’établissements pénitentiaires ne peut constituer une réponse adéquate », affirme le rapport, qui veut stopper tout « nouveau programme ». Le comité rappelle aussi que la peine ne peut « se limiter à une sanction », mais doit aussi « favoriser la réinsertion de l’auteur (du crime ou délit) et réduire les risques de récidive ». Dans ce but, il propose de « limiter le recours aux courtes peines » et de « renforcer les moyens en milieu ouvert ».
A la sortie de l’Élysée, Jean-Marc Sauvé, a dit avoir eu « l’impression que le président et le gouvernement (faisaient) bon accueil à ce rapport ». Mais du « bon accueil » à la prise en compte effective, il y a un pas, voire un gouffre, parfois. « Maintenant que les constats sont partagés, il est urgent d’agir et de proposer une vraie réforme systémique de la justice. La justice doit devenir un chantier prioritaire ! » a réagi l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire). Plus sévère et circonspect, le Syndicat de la Magistrature (SM) s’interroge : « Que retiendra de ce rapport un gouvernement qui n’a jusqu’à présent pas pris la mesure de la situation ? Comprendra-t-il qu’il est temps, après des décennies de négligence politique (…) de considérer la justice comme une institution indispensable à l’État de droit et un service public accessible ? » Une institution qui aura attendu trois mois supplémentaires, élections obligent, un rapport pourtant achevé dès avril dernier…
Vendredi, Emmanuel Macron a demandé au garde des Sceaux d’engager « dès le 18 juillet prochain une concertation avec l’ensemble des acteurs du monde judiciaire sur la base des conclusions du rapport », a indiqué l’Élysée. Jean-Marc Sauvé, lui, veut y croire : « La question des moyens n’avait jamais été mise ainsi sur le dessus de la pile. Certes, ça ne sera pas le dernier rapport sur la justice. Mais il peut aider. »
Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org
La LDH (Ligue des droits de l’Homme), dans sa contribution aux Etats généraux de la justice, avait exprimé ses doutes quant à la méthode employée par le Garde des Sceaux pour réformer la justice : décision verticale de la chancellerie, qui n’avait été précédée d’aucune véritable concertation des professionnels de terrain, et qui était accompagnée de questionnaires très orientés par le ministère sur le site « Parlons justice » préemptant les futures conclusions des Etats généraux, qui faisait aussi l’impasse sur une des causes d’engorgement des juridictions, liée à la tendance lourde autant inefficace qu’injuste de multiplication des délits, d’alourdissement des peines par la création de circonstances aggravantes et de judiciarisation de la vie sociale.
Ainsi se profilait une justice à l’américaine, dans laquelle le juge n’intervenait que dans très peu d’affaires, faisant la part belle aux médiations entre parties et au « plaider coupable ».
Les conclusions des Etats généraux s’opposent à ces orientations mortifères pour le service public de la justice.
Alors que le monde judiciaire souffre de désespérance collective, les mobilisations des magistrats, des greffiers et des avocats en novembre 2021 ont transformé l’exercice convenu des Etats généraux en une réflexion obligée sur les difficultés insolubles des justiciables et des professionnels de la justice.
Ce rapport conclusif des Etats généraux a au moins intégré leur message :
« Nous ne voulons pas d’une justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout », titre d’une tribune écrite après le suicide d’une magistrate de 29 ans.
Il souligne notamment le danger des évolutions sécuritaires de ces vingt dernières années, du pouvoir excessif du parquet (et donc la mainmise de l’exécutif sur la justice), de la disparition de la collégialité des juges, de la déjudiciarisation et de la défaillance de l’aide sociale à l’enfance dans l’assistance des mineurs en danger.
Il propose de « créer un volant global d’au moins 1 500 postes de magistrats du siège et du parquet dans les cinq années à venir » et 3000 postes de greffiers, ce qui est certes loin du compte (il faudrait doubler le nombre de magistrats et de greffiers pour atteindre le niveau de l’Allemagne), mais permettrait déjà de rendre une justice plus rapide et plus respectueuse des citoyennes et des citoyens.
Le rapport final des Etats généraux de la justice prône aussi la suppression de la cour de justice de la République afin que les ministres ne soient plus jugés par leurs pairs, avec la complaisance qu’on connaît, et que l’égalité de toutes et tous devant la justice soit rétablie.
La LDH regrette cependant la proposition de suppression de certains conseils de Prud’hommes et le quasi-remplacement des magistrats par les greffiers, ainsi que la tendance à la barémisation des contentieux, au détriment d’une évaluation individualisée par le juge. La réduction de la voie d’appel est également inquiétante, car le volume d’affaires en appel, que cette préconisation veut diminuer, tient aussi à la qualité moindre des jugements, en lien avec le manque de juges.
La LDH regrette aussi que ce rapport ne réaffirme pas un principe cardinal : la justice n’est pas « le problème de la police », comme le clament certains syndicats de policiers, elle en est la principale autorité de contrôle puisqu’elle garantit les libertés individuelles des citoyennes et citoyens.
Elle réaffirme la nécessité de disposer d’un parquet dont la nomination ne dépende plus de l’exécutif, mais du Conseil supérieur de la magistrature, comme le réclament les syndicats de magistrats, afin de briser la chaîne hiérarchique entre les procureurs et le Garde des Sceaux.
La LDH demande que cesse la surpopulation carcérale, dénoncée par toutes les institutions de défense des droits, et que des alternatives efficaces à la prison soient enfin encouragées par le renforcement significatif des moyens des services pénitentiaires de milieu ouvert.
La LDH attend du Garde des Sceaux qu’il mette en pratique la plupart des conclusions des Etats généraux de la justice, certes insuffisantes, mais qui rompent nettement avec les orientations sécuritaires et de destruction du service public de la justice à l’œuvre depuis 5 ans.
Paris, le 8 juillet 2022
publié le 11 juillet 2022
par Benoît Bréville sur www.monde-diplomatique.fr
La Seine-Saint-Denis est le département de France métropolitaine où l’on vote le plus à gauche (la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale y a réalisé un carton plein lors des élections législatives). C’est également celui où l’on s’abstient le plus, celui qui affiche le plus fort taux de pauvreté, la proportion d’immigrés la plus élevée, la plus forte part de logements sociaux…
À l’heure des vacances, certains déboursent des fortunes pour trouver le dépaysement à l’autre bout du globe. M. Éric Zemmour, lui, a juste besoin de se munir d’un ticket de métro. À quelques stations de Paris, il peut ainsi se rendre en Seine-Saint-Denis, un département qui, selon lui, « n’est plus la France ». « Il y a des îlots français, concédait le président du parti Reconquête après les incidents qui ont émaillé la finale de la Ligue des champions de football, à Saint-Denis en mai dernier, mais pour le reste, ce sont des enclaves étrangères », où s’agitent « banlieusards, voleurs, pillards et tutti quanti » et qui « ont largement voté pour Jean-Luc Mélenchon » au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 (1). Pour Mme Marine Le Pen, ce département serait d’ailleurs « hors de contrôle », une « zone de non-droit » livrée aux mains de la « racaille ».
En matière de théorie paranoïaque, la Seine-Saint-Denis en a vu d’autres. Elle illustre par exemple, depuis des années, le moindre sujet sur l’« islamisation de la banlieue ». En 2015, sitôt perpétrés les attentats du 13 novembre, Le Figaro Magazine se lance dans une périlleuse enquête « En Seine-Saint-Denis, chez les salafistes » : « Notre reporter a plongé au cœur d’une banlieue, dans un de ces foyers de l’islam radical qui se réclame ouvertement de l’État islamique », précise l’accroche (2). L’hebdomadaire remet le couvert l’année suivante, avec un long article sur l’« islamisme au quotidien » à Saint-Denis, la principale ville du département, rebaptisée pour l’occasion « Molenbeek-sur-Seine », du nom d’une commune de Bruxelles d’où étaient originaires plusieurs des terroristes de 2015. En 2017, c’est au tour de l’émission « Enquête exclusive », sur M6, de s’intéresser à la cité des rois, prise en « étau entre un communautarisme grandissant et une très forte délinquance ». Et en 2018, à celui des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui publient un livre sur L’Islamisation à visage découvert. Une enquête spotlight sur la Seine-Saint-Denis (Fayard). Même les médias étrangers se joignent à la chorale, à l’image du Daily Mail britannique, qui, le 28 juillet 2018, se fend lui aussi d’un reportage sur Saint-Denis, « un État parallèle où l’allégeance à l’islam passe avant la fidélité à la France ».
Cela fait plus de trente ans que l’on soupçonne ce territoire de ne pas appartenir pleinement à la nation. En 1990, de retour d’un « Voyage au cœur des Francs-Moisins » — la « cité » la plus pauvre de Saint-Denis —, un autre journaliste comparait déjà ce quartier à Alger et au ghetto de Los Angeles (3). Évoquant la présence de musulmans — lesquels se reconnaîtraient par leur salut (« une main portée rapidement sur le cœur puis aux lèvres ») —, il s’inquiétait d’« une Intifada aux portes de Paris, qui pousse à crier “Vive Saddam Hussein” ». La Seine-Saint-Denis en a vu d’autres, donc.
« Ça sent Aubervilliers »
Historiquement populaire, ouvrier, immigré, ce territoire cristallise les grandes peurs sociales depuis près de deux siècles. Il concentre les paniques, généralement forgées dans les milieux bourgeois et parisiens, mais qui finissent par gagner de larges fractions de la société. La généalogie de cette stigmatisation commence au moment où la banlieue de Paris, en particulier sa partie nord — qui ne s’appelle pas encore la Seine-Saint-Denis (4) —, se couvre de centaines d’usines. Cette ceinture industrielle et les prolétaires qui viennent y travailler effraient d’emblée le pouvoir. Dès 1830, alors que le phénomène ne fait que balbutier, le préfet de la Seine, Gaspard de Chabrol, avertit le roi Louis-Philippe : « Vos préfets de police laissent bloquer la capitale par une ceinture d’usines. Sire, ce sera la corde qui l’étranglera un jour (5). » La crainte des faubourgs industriels agitera la bourgeoisie de la capitale pendant près d’un siècle.
Les marges urbaines, alors conçues comme des espaces de relégation où Paris rejette les fonctions qu’il juge indésirables (cimetières, hospices, champs d’épandage, usines…), apparaissent comme des lieux sales, malsains, nauséabonds, dont l’air vicié pervertit les habitants. La « banlieue noire », avec ses fumées épaisses, ses taudis sombres, ses chemins boueux, répugne aux gens de bonne éducation, férus de thèses hygiénistes (6). « Ça sent Aubervilliers », se gaussait-on dans le Paris de la fin du XIXe siècle quand des mauvaises odeurs traversaient la capitale. Saint-Denis était parfois surnommé « Saint-Denis-la-Suie », comme dans ce poème de Fabrice Delphi, en 1907 : « Oui, la suie qui règne en maîtresse / Et qui fait à not’ pauv’ Saint-D’nis / Si blanc jadis, à c’qu’on m’a dit / Un teint ignoble de mulâtresse (7). » Pour analyser les effets de cette souillure sur l’âme humaine, des médecins et des « enquêteurs sociaux » sont dépêchés sur place, qui reviennent avec le même diagnostic, assimilant « classes laborieuses » et « classes dangereuses » (8).
C’est ainsi que s’impose, à l’aube du XXe siècle, le mythe des apaches, sobriquet donné aux jeunes voyous qui vivent au pied des fortifications et que la police s’emploie à rejeter hors de la capitale. « La sécurité fait défaut. Elle fait défaut, au moins, dans les grandes villes et dans leurs banlieues. Les apaches y règnent en maîtres. Les apaches sont rois », s’alarme le très populaire Petit Parisien, le 7 avril 1907. Dans ce numéro, la rubrique « Autour de Paris », qui se délecte chaque jour de faits divers sordides, indique : « Saint-Denis. Mlle Gross, couturière, demeurant passage Choiseul, suivait hier matin la rue de la Fromagerie. Soudain, un homme se précipita sur elle et la frappa à l’abdomen d’un coup de couteau. » Le lendemain, dans la même rubrique : « Saint-Denis. Des cambrioleurs se sont introduits, la nuit dernière par escalade, dans l’usine Ternois. » « Castrons les apaches ! », préconisait le docteur Viaud-Conand, dans la Chronique médicale, en 1909 : « La collectivité humaine a le devoir de se protéger contre ces horribles déchets humains et surtout contre la descendance de ces procréateurs dégénérés » (9).
À partir de l’entre-deux-guerres, la peur de la banlieue industrielle, poisseuse, puante et mal famée laisse place à (ou se chevauche avec) une nouvelle angoisse : la « banlieue rouge », qui ferait planer le spectre révolutionnaire sur la capitale. Lors des élections législatives de 1924, le tout jeune Parti communiste français (PCF) crée la surprise en séduisant 26 % des inscrits en Seine-Banlieue et 24,2 % en Seine-et-Oise, pour un total de neuf élus. Le 13 mai, Paul Vaillant-Couturier s’exalte dans L’Humanité : « C’est autour de Paris une large tache rouge qui s’étend. La victoire révolutionnaire, au point de vue stratégique, est incontestable. Paris, capitale du capitalisme, est encerclé par un prolétariat qui prend conscience de sa force ; Paris a retrouvé ses faubourgs ! » Le thème de l’encerclement communiste sera dès lors ressassé, non seulement par le PCF — pour mobiliser ses partisans et effrayer ses adversaires —, mais aussi par l’intelligentsia bourgeoise, subitement emportée par la « psychose d’une Commune banlieusarde à la mode bolchevique », selon l’expression de l’historien Jean-Paul Brunet (10).
Tandis que le PCF confirme son implantation en banlieue — il contrôle, au milieu des années 1930, plus de cinquante municipalités en région parisienne (Bobigny, Saint-Denis, Saint-Ouen, Ivry...) —, de nombreux auteurs exploitent ce filon angoissant. C’est le cas de Gustave Gautherot, avec Le Monde communiste (SPES, 1925), ou d’Édouard Blanc, avec La Ceinture rouge. Enquête sur la situation politique, morale et sociale de la banlieue de Paris (SPES, 1927), dans lequel l’auteur évalue à 300 000 le nombre de « Moscoutaires » tapis en Seine-Banlieue et prêts à prendre les armes (le PCF n’y compte alors que 15 000 membres) (11). Le père Pierre Lhande fait quant à lui sensation dans les milieux catholiques avec son Christ dans la banlieue (Plon, 1927), dont il vend des centaines de milliers d’exemplaires. Dans un récit digne d’un missionnaire, le « reporter-jésuite » s’inquiète de la propagation des idées communistes dans le monde ouvrier. « Il faut avoir vu, écrit-il pour décrire les bistrots banlieusards, à travers les vitres embuées des estaminets, ces masques figés de travailleurs se serrer autour de la table de planches, ces mentons volontaires empaumés dans la main calleuse, ces regards où flamboie la double hallucination d’un alcool non contrôlé et des visions brutales du Grand Soir évoqué par l’orateur. »
Cette psychose, qui culmine dans l’entre-deux-guerres, s’estompe pendant les « trente glorieuses », alors même que le PCF renforce sa présence autour de la capitale. Mais la banlieue parisienne, théâtre de mutations urbaines brutales, n’en finit pas d’inquiéter. À la manière des cheminées d’usine au XIXe siècle, des « grands ensembles » y poussent comme des champignons, en particulier dans les banlieues ouvrières et communistes de l’actuelle Seine-Saint-Denis. Des barres et des tours, fruits de l’industrialisation et de la rationalisation du secteur de la construction, ainsi que d’un financement massif du logement social. Après une courte période d’engouement, pendant laquelle on s’ébahit devant ces immeubles rectilignes, symboles de modernité, des critiques ne tardent pas à apparaître, conférant à la banlieue parisienne son image de « banlieue grise », celle du béton et de l’ennui.
Le magazine Science et Vie inaugure la mode médiatique dès septembre 1959, avec un article intitulé « Psychiatres et sociologues dénoncent la folie des grands ensembles ». L’expression « cages à lapin » se répand. Journalistes, chercheurs et dirigeants politiques se mettent à dénoncer un urbanisme pathogène, où la monotonie du bâti, la séparation entre lieux de vie et de travail, l’absence d’espaces de loisirs et de lieux de rencontres produiraient, en particulier chez les femmes, fatigue, accablement, isolement et dépression. Cette maladie des villes modernes trouve rapidement un nom, popularisé en 1963 par une série d’articles de France Soir sur « Le mal des grands ensembles » : la « sarcellite ».
Présenté comme un modèle au moment de sa construction, le grand ensemble de Sarcelles (plus de dix mille logements, dans l’actuel Val-d’Oise) focalise en effet les premières critiques. Le 14 janvier 1960, Le Figaro compare ainsi la ville à un « silo à hommes », un « univers concentrationnaire où les gens ne chantent plus ». Cinq ans plus tard, le sujet s’étale à la télévision, dans le magazine « Seize millions de jeunes » (ORTF), qui consacre une émission à « La vraie crise du logement » (4 mars 1965) où Sarcelles se trouve encore une fois présentée comme le symbole de ce nouvel urbanisme déshumanisant : « On est un numéro, on n’est rien, on n’est rien du tout, on est un sur 80 000 », témoigne une habitante (12). Désertée par les hommes qui partent travailler en journée, la banlieue-béton se voit accusée de dépraver les mœurs, de dissoudre les familles, en poussant les femmes à l’adultère ou à la prostitution. Jean-Luc Godard se joue d’ailleurs de ce thème dans « Deux ou trois choses que je sais d’elle » (1967), quand Marina Vlady, résidente de la cité des 4 000 à La Courneuve, fait commerce de ses charmes, par manque d’argent ainsi que par ennui.
Fantasmes sur la Seine-Saint-Denis
Dans les années 1980, à la banlieue pathogène vient se greffer le thème de la banlieue criminogène, produisant délinquance, violence, trafic de drogues… Rapidement baptisé « problème des quartiers », ce thème n’a plus quitté l’actualité. Il s’est même peu à peu enrichi de nouvelles menaces (invasion étrangère, communautarisme, radicalisation religieuse…) que les journalistes adorent illustrer en se rendant en Seine-Saint-Denis. Tout est d’ailleurs bon pour alimenter la machine, même les bons résultats de M. Mélenchon dans ce département lors du premier tour de l’élection présidentielle — 49 % des suffrages, avec des pointes à 80 % dans certains bureaux de vote de cités populaires. Pour La Revue des deux mondes (11 avril 2022), le candidat de La France insoumise (LFI) serait parvenu à conquérir « un vote musulman, notamment en Seine-Saint-Denis et à Roubaix », grâce à « sa nouvelle stratégie islamo-gauchiste ». Ainsi la peur de la banlieue rouge rejoint-elle celle de la « banlieue verte », islamisée, selon une expression chère à l’extrême droite. Il y a dix ans, M. François Hollande avait remporté 40 % des voix au premier tour de la présidentielle dans le département, et 65,3 % au second, mais personne n’avait parlé de « vote musulman » ; on y avait plutôt vu un vote utile pour bouter M. Nicolas Sarkozy hors de l’Élysée.
Depuis deux siècles, les fantasmes accolés à la Seine-Saint-Denis ne se sont jamais réalisés. Les apaches n’ont pas déferlé sur la capitale, pas plus que les ouvriers ivrognes, les communistes hirsutes ou les moudjahidins embusqués dans les cités. Mais ce département de tous les records (plus fort taux de pauvreté de France métropolitaine, plus forte proportion d’immigrés…) continue de fonctionner comme un miroir grossissant des paniques contemporaines, témoignant de la constance d’une « prolophobie » qui dépasse l’origine, la nationalité ou la religion de ses habitants.
(1) Europe 1, 30 mai 2022.
(2) « En Seine-Saint-Denis, chez les salafistes », Le Figaro Magazine, Paris, 20 novembre 2015.
(3) « Voyage au cœur des Francs-Moisins », Le Parisien, 27 novembre 1990.
(4) Ce territoire prend son nom et sa forme actuelle en 1964, à l’occasion du redécoupage de la région parisienne. Auparavant divisée en trois départements (Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne), elle en comptera désormais huit.
(5) Cité dans Jean-Paul Brunet, « Ouvriers et politique en banlieue parisienne », dans Jacques Girault (sous la dir. de), Ouvriers en banlieue (XIXe-XXe siècle), Les Éditions de l’Atelier - Les Éditions ouvrières, Paris, 1998.
(6) Cf. Annie Fourcaut, « Comprendre l’histoire de la Seine-Saint-Denis », dans La Seine-Saint-Denis : des représentations aux… réalités, Actes des rencontres de Profession Banlieue, Saint-Denis, 2002.
(7) Fabrice Delphi, Outre-Fortifs, R. Malot Éditeur, Paris, 1904, www.gallica.fr
(8) Cf. Louis Chevallier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Plon, Paris, 1958.
(9) Cité dans Anne Carol, « Médecine et eugénisme en France, ou le rêve d’une prophylaxie parfaite (XIXe - première moitié du XXe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 43, n° 4, Paris, 1996.
(10) Jean-Paul Brunet, op. cit.
(11) Annie Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Les Éditions ouvrières - Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1986.
(12) Camille Canteux, « Sarcelles, ville rêvée, ville introuvable », dans Société & Représentations, vol. 17, n° 1, Paris, 2004.
publié le 10 juillet 2022
Ellen Salvi sur www.mediapart.fr
En plaçant les territoires ultramarins sous la tutelle du ministère de l’intérieur et en chargeant des personnalités clivantes de s’en occuper, le président de la République a consterné bon nombre d’élus et de hauts fonctionnaires. Des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, la situation est aujourd’hui critique. Et la rupture bientôt consommée.
Quelques mots, une poignée de promesses et de grandes généralités. Le passage de la déclaration de politique générale d’Élisabeth Borne consacré aux outre-mer n’aura pas suffi à rassurer les ultramarins, dont le niveau de défiance à l’égard du pouvoir exécutif et de la politique d’Emmanuel Macron est désormais abyssal. « Pour le moment, on reste sur notre faim », résume auprès de Mediapart Justin Daniel, professeur de sciences politiques de l’université des Antilles (UA).
Dans son discours du mercredi 6 juillet, la cheffe du gouvernement a rappelé les « doutes », les « craintes » et les « colères » qui se sont exprimées ces derniers mois dans le bassin océanique, mais aussi à la Réunion et à Mayotte, où Marine Le Pen a tutoyé les nuages des suffrages exprimés au second tour de l’élection présidentielle. « Je demande à tout mon gouvernement la plus grande attention pour les territoires ultramarins », a insisté la première ministre devant la représentation nationale.
Cette déclaration d’intention n’a pas convaincu les député·es des territoires concernés, déjà refroidis par la nouvelle architecture gouvernementale proposée deux jours plus tôt. « C’était un discours assez écologique parce qu’à l’image des éoliennes, ça a brassé beaucoup d’air, a ironisé le député réunionnais de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) Frédéric Maillot, regrettant, à l’instar de plusieurs de ses collègues, « le manque de considération » de l’exécutif pour les outre-mer.
En rattachant ces derniers au ministère de l’intérieur, comme l’avaient fait Nicolas Sarkozy et d’autres avant lui, Emmanuel Macron a suscité de vive critiques parmi les élu·es ultramarin·es. « Retour en arrière historique pour les outre-mer : plus de ministère de plein exercice mais sous la houlette du ministre de l’intérieur… quel message envoie-t-on aux ultramarins ? Prière de ne pas déranger ? Le mépris continue… », a réagi Karine Lebon, elle aussi députée Nupes de la Réunion.
Le sénateur socialiste de Guadeloupe Victorin Lurel, ancien ministre des outre-mer (2012-2014) sous le quinquennat de François Hollande, a également dénoncé « un recul évident », qu’il apparente à « une punition électorale ». « Depuis Nicolas Sarkozy, on n’avait plus fait ça. Ainsi, on revient au statu quo ante, avec probablement une sorte de mépris affiché. Je le dis très clairement, c’est un mauvais signal qui nous est envoyé », a-t-il indiqué dans les colonnes de France Info.
Un attelage gouvernemental incohérent
Deux mois après avoir conforté un ministère de plein exercice – rapidement abandonné par Yaël Braun-Pivet pour le perchoir de l’Assemblée nationale –, le président de la République a donc choisi de revenir dix ans en arrière, en confiant ce portefeuille clé à Gérald Darmanin. Celui-ci est aujourd’hui épaulé par deux ministres délégués – Jean-François Carenco (outre-mer) et Caroline Cayeux (collectivités territoriales) – et une secrétaire d’État – Sonia Backès (citoyenneté).
Pour des raisons évidemment très différentes d’un territoire à l’autre, cet attelage gouvernemental a consterné bon nombre de personnes, y compris dans l’appareil d’État, où plusieurs interlocuteurs soulignent auprès de Mediapart l’« incohérence » de ces nominations. En Nouvelle-Calédonie, par exemple, l’entrée au gouvernement de Sonia Backès, figure de la droite extrême et présidente – qui entend le rester – de la Province Sud de l’archipel, a soulevé de nombreuses questions.
« Participera-t-elle aux discussions locales sur le projet d’avenir pour la Nouvelle-Calédonie, soumis éventuellement à une consultation locale, selon le processus initié par Sébastien Lecornu [ancien ministre des outre-mer – ndlr], en tant que présidente de la Province Sud, dans le camp “loyaliste” ou aux côtés du ministre délégué aux outre-mer comme représentante de l’État ? Les deux “en même temps”, ce ne sera pas possible », a noté sur sa page Facebook le haut fonctionnaire Alain Christnacht, l’un des artisans des accords de Matignon-Oudinot (1988) et de Nouméa (1998).
La nouvelle secrétaire d’État chargée de la citoyenneté avait refusé de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017.
Après un premier déplacement à la Réunion vendredi 8 juillet, Gérald Darmanin a annoncé qu’il se rendrait en Nouvelle-Calédonie à la fin du mois, avec Jean-François Carenco. Dans l’archipel du Pacifique, la situation politique est à l’arrêt depuis la tenue, le 12 décembre 2021, du troisième référendum d’autodétermination, maintenu par Emmanuel Macron malgré le boycott des indépendantistes. « Il faut savoir ce qu’on en tire comme conclusion après ce troisième référendum », a souligné le ministre de l’intérieur et des outre-mer sur BFMTV.
Mais avant même qu’un semblant de discussion sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ne puisse reprendre, la nomination de la loyaliste Sonia Backès est venue ajouter du désordre à la confusion. « On finit par oublier que l’on doit être fier d’avoir une Calédonienne là-bas, mais parce que ça intervient à un moment de l’histoire où l’on a besoin de clarté et forcément, ça pose un problème », a affirmé Louis Mapou, premier indépendantiste kanak à avoir accédé, en 2021, au poste de président du gouvernement collégial de l’archipel.
Celle qui avait refusé de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017 a construit sa vie politique en s’opposant à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. « Moi je n’ai colonisé personne, mes parents n’ont colonisé personne ! », s’était-elle emportée au début de sa carrière, au mépris de l’histoire de l’archipel. Depuis plusieurs mois, elle milite aussi pour « revenir sur le gel du corps électoral », maintenant que l’accord de Nouméa est arrivé à son terme.
Aussi technique qu’elle puisse paraître, cette question est fondamentale pour les indépendantistes. Elle constitue même la pierre angulaire du processus de décolonisation engagé il y a 30 ans sous l’égide de Michel Rocard. La remise en cause du corps électoral constitue, aux yeux du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), une dénaturation des accords qui ont permis de ramener la paix dans l’archipel, après des années de quasi-guerre civile. Or, à la place qui est désormais la sienne, nul ne sait si Sonia Backès aura la main sur cet épineux sujet.
Dans un tout autre registre, le nouveau ministre délégué des outre-mer, Jean-François Carenco, ancien secrétaire général du Haut-Commissariat de Nouvelle-Calédonie (1990-1991), est réputé pour avoir noué, à cette époque, des contacts cordiaux avec les indépendantistes, parfois rugueux avec les loyalistes. « Backès et Carenco incarnent deux idéologies antagonistes », souligne un connaisseur du dossier, qui voit une forme de « machiavélisme » derrière le choix de ce duo. « Il fallait avoir l’idée... »
Ancien préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon (1996-1997), puis de la Guadeloupe (1999-2002), Jean-François Carenco est très connu au sein de la haute fonction publique, où d’aucuns émettent de profondes réserves quant à sa personnalité. Sa nomination, annoncée quasiment à chaque remaniement, a toutefois été saluée par les élus antillais, la fédération guadeloupéenne du Parti socialiste (PS) évoquant même un « haut fonctionnaire de qualité, réputé bon connaisseur de nos territoires ».
La seule réponse de l’État, c’est la répression.
Élie Domota, porte-parole du LKP
Parmi les personnes interrogées par Mediapart, tout le monde n’a pas la même lecture de la mise sous tutelle du nouveau ministre délégué des outre-mer. Si certains, notamment dans l’appareil d’État, y voient une façon de « cadrer » l’ancien préfet, d’autres perçoivent un message beaucoup plus politique derrière le retour de Beauvau – et de son aspect sécuritaire – dans les affaires ultramarines. « Ça confirme que la Guadeloupe est une colonie », estime notamment Élie Domota.
Le porte-parole du LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon (« Collectif contre l’exploitation »), au cœur de la poussée contestataire qui a saisi les Antilles en 2021, rappelle que Gérald Darmanin est aussi celui qui avait annoncé, fin novembre de la même année, l’envoi dans l’île des forces d’élite du GIGN et du RAID. « Nous sommes mobilisés depuis le 17 juillet 2021, mais personne ne nous répond, personne ne nous reçoit, dit le syndicaliste à Mediapart. La seule réponse de l’État, c’est la répression. »
Pour Justin Daniel, « le profil du ministre de l’intérieur suscite en effet bien des inquiétudes ». « Il y a une émotion, compte tenu de la situation actuelle qui reste extrêmement tendue dans certains territoires, souligne le professeur de sciences politiques, également président du Conseil économique, social, environnemental, de la culture et de l’éducation de Martinique (Césécem). Aux Antilles, on a eu l’impression de revivre le système de répression qu’on avait connu avant les années 1980. »
Le spectre de l’extrême droite
S’il comprend que cette mise sous tutelle des outre-mer « puisse passer, localement, comme une forme de recolonisation », Justin Daniel rappelle que le ministère de la rue Oudinot a connu « plusieurs statuts » sous la Ve République, qui n’ont jamais réellement changé la donne. « Tout ça n’a qu’une valeur symbolique. Ce qui compte, c’est le poids du ministère des outre-mer dans le concert gouvernemental. Or, il a toujours été assez faible… », dit-il, pointant l’indifférence de Bercy aux enjeux ultramarins.
« Ce qu’ont souhaité le président et la première ministre, c’est d’avoir un poids extrêmement fort face à Bercy, face aux difficultés interministérielles notamment », avait d’ailleurs glissé Gérald Darmanin, au moment de sa prise de fonctions. Avant d’ajouter, le lendemain, sur BFMTV : « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas voir désormais le ministère de l’intérieur comme celui de la sécurité, c’est le ministère de la protection des Français au sens large. »
Mais au-delà de son poids au gouvernement, de sa proximité avec Emmanuel Macron et de son éventuelle faculté à peser sur les futurs arbitrages, rien, dans l’action de Gérald Darmanin, n’est de nature à rassurer les ultramarins. Ni sa vision de la gestion de l’ordre – le fiasco du Stade de France revient dans tous les échanges –, ni le pas de deux qu’il a entrepris, sous le précédent quinquennat, avec l’extrême droite, allant même jusqu’à juger Marine Le Pen « trop molle ».
Le sujet est de taille puisque derrière les différentes revendications sociales, économiques, institutionnelles ou encore écologiques qui traversent les outre-mer – chacun, bien sûr, avec ses spécificités –, perce un seul et même danger politique. Car si le succès qu’a enregistré dans ces territoires la candidate du Rassemblement national (RN) au second tour de la présidentielle est d’abord l’expression d’« un rejet massif du président de la République et de sa façon de gérer les enjeux locaux, il y a aussi une part d’adhésion », note Justin Daniel.
« En Martinique, je vois fleurir sur les murs des slogans extrêmement effrayants comme “Les Haïtiens dehors”, ajoute le professeur de sciences politiques. Il y a un risque d’enracinement dans les esprits si on ne réagit pas rapidement. » Pour lui, la situation dans les Antilles, où « l’État est perçu comme un corps étranger qui n’est pas planté dans le réel », en dit long sur le pouvoir macroniste au sens large. Un pouvoir qui conserve « une posture très verticale », tout en multipliant les signes de faiblesse.
publié le 10 juillet 2022
Camille Bauer sur www.humanite.fr
Rompant avec son approche au cas par cas, l’Etat français a pour la première fois rapatrié le 5 juillet un nombre important de membres de familles d’ex-combattants de l’État Islamique jusque-là retenus dans des camps Kurdes au nord est de la Syrie.
S’agit-il d’un changement de doctrine ? Pour la première fois depuis la chute, en 2019, de l’État islamique (EI), la France a renoncé à l’approche au cas par cas en rapatriant le 5 juillet un large groupe composé de 35 enfants et de 16 femmes de Djihadistes, qui étaient enfermés dans les camps tenus par les forces Kurdes dans le Nord est de la Syrie. La présence de femmes parmi les rapatriés, constitue une autre rupture. Jusqu’alors, seuls des orphelins ou des enfants dont les mères avaient accepté de se séparer, avaient été autorisés à rentrer en France, la règle étant alors que les adultes devaient être jugés sur place.
L’annonce a été accueillie comme un pas en avant par tous ceux qui, depuis des années, se battent pour obtenir le retour de ces enfants, condamnés à vivre dans des conditions indignes en raison du choix de leurs parents. « C’est un changement de cap qu’il faut saluer. Il est tardif mais c’est un bon début. Il y a une prise de conscience de la nécessité de se conformer à ses engagements internationaux et au respect élémentaire de l’Humanité » a ainsi commenté sur France24 Patrick Baudoin, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH).
Les familles de ces enfants et leurs soutiens ne crient pas victoire pour autant. Ils demandent le rapatriement rapide des plus de 100 femmes et 250 enfants encore parqués dans les camps kurdes. « Nous espérons que ce rapatriement signe un changement de la politique Française et que tous les enfants vont être rapatriés avec leurs mères » a indiqué sur France Info Marc Lopez, membre du Collectif des familles unies et grand père de plusieurs de ces enfants. Évoquant une « urgence », la Défenseure des droits, Claire Hédon a de son côté rappelé « les conditions épouvantables de vie avec des problèmes de nutritions de santé et de non-accès à l’école » que rencontrent ces enfants que la France refuse de faire rentrer.
Pourquoi ce changement d’approche ?
Le refus de rapatrier ces enfants commençait à nuire à l’image internationale de la France. En février dernier, le pays était épinglé par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU qui estimait qu’elle avait « violé les droits des enfants français détenus en Syrie en omettant de les rapatrier ». L’instance ajoutait ainsi sa voix à l’ensemble des organisations internationales de défense des droits humains qui dénoncent depuis de longue date ce non-respect des droits de l’enfant. La perspective d’un examen prochain de cette affaire par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et le risque de s’y voir une fois de plus sanctionné pourrait avoir aussi pesé. S’ajoute le fait que la position française était de plus en plus isolée, après la décision de la plupart des pays européens dont des ressortissants avaient rejoint l’EI - Belgique, Finlande, Danemark, Suède, Pays-Bas, Allemagne - de rapatrier, si possible avec leurs mères, la totalité de leurs enfants restés dans les camps syriens.
Des considérations d’ordre géopolitiques ont sans doute pesé plus encore dans la décision des autorités françaises. « Il y a des menaces d’opérations turques (contre les camps tenus par les Kurdes, N.D.L.R. ), l’EI qui se reconstitue dans le désert syrien et projette d’aller libérer ces femmes et enfants » a indiqué Laurent Nuñez, coordinateur du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, évoquant des motifs « de plus en plus sécuritaires » pour ces opérations de rapatriement. L’attaque début 2022 par des membres de l’EI de la prison d’Hasaké, contrôlée, comme les camps qui abritent les familles de Djihadistes français, par les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS), a sans doute rappelé aux autorités françaises l’instabilité de la région. Sous la menace d’une nouvelle offensive d’Ankara, les FDS, qui depuis des années demandent aux Occidentaux de cesser de leur faire porter la responsabilité de la garde de leurs ressortissants, ont pu souligner que le contrôle pourrait leur échapper. « Pour la sécurité de nos concitoyens, peut-être qu’il est mieux de plus avoir (ces femmes et enfants) sous contrôle que de les voir dans une zone où elles peuvent s’égayer dans la nature » a rappelé Laurent Nuñez, reprenant un argument déjà utilisé par les défenseurs de ces enfants mais jusque-là ignoré des autorités.
Un contexte politique intérieur devenu plus propice au rapatriement
En 2019, une première opération avait été annulée suite à la publication d’un sondage montrant que 67 % des personnes interrogées ne voulaient pas voir les enfants de combattants revenir en France. Désormais « Emmanuel Macron entre dans son dernier mandat donc il joue beaucoup moins politiquement » a analysé l’avocat Vincent Brengarth interrogé par France 24. L’enjeu est d’autant moins polémique qu’au fil des ans, le souvenir des attaques terroristes particulièrement violentes en France, a perdu en intensité. L’évolution de position a sans doute aussi été facilitée par le changement à la tête du ministère des affaires étrangères, Jean-Yves Le Driant s’étant toujours montré hostile à toute idée de rapatriement.
En attendant une décision sur l’ensemble des familles d’ex-combattants de l’EI, la France a pris des dispositions pour accueillir ce premier groupe. Parmi les femmes rapatriées, huit ont été placées en garde à vue « en exécution d’un mandat de recherche », a indiqué le parquet national anti terroriste. Faisant déjà l’objet d’un mandat d’arrêt les sept autres, parmi lesquelles Émilie Köning, la plus connue des djihadistes françaises, ont été mises en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle et écrouées. La récente ouverture à Rennes d’un quartier d’évaluation de la radicalisation destiné aux femmes, devrait faciliter leur prise en charge judiciaire et celles d’éventuelles futures rapatriées. Les enfants ont été confiés, dès leur arrivée, à l’Aide sociale à l’enfance des Yvelines, qui veille à leur état de santé physique et surtout psychologique, après des années de privations et de violences. La majorité d’entre eux devraient à terme rejoindre des membres de leur famille élargie qui les attendent depuis des années.
Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org
La LDH (Ligue des droits de l’Homme) prend acte avec satisfaction de l’annonce faite par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères du rapatriement de 35 mineurs et de 16 mères, jusqu’alors retenus dans des conditions épouvantables dans des camps du Nord-Est syrien. C’est une demande que la LDH portait depuis de nombreux mois. A ce titre, elle a participé à plusieurs initiatives dénonçant la violation caractérisée de nombreuses dispositions de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide) et l’impasse juridique, humanitaire et sécuritaire qui caractérisait la position de la France, de plus en plus isolée en Europe. La LDH a d’ailleurs récemment envoyé un courrier en ce sens au président de la République et a sollicité une rencontre pour évoquer avec lui l’urgence de la situation.
En procédant à ce rapatriement, la France rompt heureusement avec une politique dite du « cas par cas » qui, de facto, a abouti à ne rapatrier que quelques orphelins. En réalité, et en dépit des demandes répétées de nombreux représentants de la société civile et de nombreuses institutions, tout rapatriement avait cessé depuis janvier 2021.
L’inflexion manifestée par l’Etat français est à mettre au crédit de toutes celles et de tous ceux qui se sont mobilisés en faveur de ces enfants. Mais tous ne sont pas rentrés en France. Plus de 160 mineurs sont toujours détenus avec leurs mères dans les camps et ils y survivent privés d’école, de soins, de nourriture, exposés à la violence physique et psychologique.
La France doit procéder maintenant au rapatriement de l’ensemble des enfants et des mères. Il en va de sa crédibilité en tant que pays attaché à la défense des droits de l’Homme et au respect de ses engagements internationaux. Il en va de la vie même de ces enfants pour lesquels un jour de détention supplémentaire est un jour de trop.
Paris, le 5 juillet 202
publié le 8 juillet 2022
Guillaume Bernard surhttps://rapportsdeforce.fr
Débuté il y a un mois et organisé autour de 4 journées de grève, le premier round de la bataille pour l’augmentation des salaires dans l’énergie prend fin ce vendredi. De concert, les membres de l’intersyndicale refusent les propositions patronales. La CGT annonce déjà une journée de lutte le 13 septembre.
Tout au long de l’année, les grèves pour les augmentations de salaire ont essaimé dans les entreprises. Face à l’inflation, qui pourrait atteindre 6,8% en septembre selon les dernières estimations de l’INSEE, les conflits se sont naturellement concentrés dans les boîtes. Sur la séquence septembre 2021-juillet 2022, les luttes au niveau des branches professionnelles ont en revanche été rares et les convergences interprofessionnelles exceptionnelles.
Or la grève dans les IEG (industries électriques et gazières) est justement un exemple de convergence. Les organisations syndicales du secteur ont lancé tout au long du mois de juin des journées de grèves dans pas moins de 150 entreprises, touchant 160 000 salariés. Elles ont été suivies par 40% à 20% des salariés selon la CGT.
Une convergence plus évidente qu’ailleurs, certes, puisque les travailleurs et travailleuses des IEG sont fédérés par un statut et par un salaire national de base (SNB) communs. « Sur les piquets des sites de gaz bloqués ces dernières semaines des salariés de toutes les entreprises des IEG sont passés nous voir. On a installé des piscines et des transats pour que les enfants de ceux qui ne partent pas en vacances puissent en profiter », décrit Frédéric Ben, délégué syndical CGT chez Storengy, basé sur le site de Gournay-sur-Aronde (Oise).
Mais une convergence tout de même, avec son lot d’obstacles, notamment la difficulté d’articuler batailles dans les boîtes et exigences collectives de branche. C’est pourquoi début juin nous annoncions que « la plus grosse grève pour les salaire » se préparait dans l’énergie (voir notre article). De par sa taille et sa forte syndicalisation, le secteur des IEG est évidemment une pièce importante sur l’échiquier de la bataille des salaires.
4 jours de grève des salaires dans l’énergie
Engagé le 2 juin au niveau de la branche – des grèves étaient déjà en cours dans certaines entreprises – le conflit est finalement loin d’être réglé à l’approche de la période estivale. Après 4 journées de grève pour les salaires dans l’énergie le 2, le 20, le 28 juin et le 4 juillet, ce vendredi 8 juillet apparaît comme le dernier jour pour accepter l’accord présenté par les organisations patronales de la branche. Mais l’intersyndicale CFE-CGC, FO, CFDT, CGT a décidé de refuser la signature.
« On est très loin du compte », estime Stéphane Chérigié, délégué de branche CFE-Energies. « Ces propositions sont indécentes, c’est une provocation des employeurs. Tous les syndicats s’attendaient à plus », renchérit Fabrice Coudour, secrétaire fédéral de la Fédération Nationale des Mines et de l’Énergie (FNME) CGT.
Alors que les fédérations syndicales demandaient 4,5% d’augmentation du SNB, les patrons ont proposé 1%, valable dès le 1er juillet, ainsi qu’une prime de 400€, exemptée de cotisation patronale. « Oui, cette prime ce n’est pas rien pour des salariés qui peine à boucler leurs fins de mois, mais elle ne peut venir qu’en complément d’augmentations salariales plus pérennes. La preuve : les salariés ne s’en sont pas contentés », juge Fabrice Coudour de la CGT.
Pour rappel, ces dernières années le SNB n’a augmenté que de 0% à 0,3%. « Les employeurs ont l’habitude de considérer que la hausse du SNB, ajoutée à l’évolution normale du salaire due à l’ancienneté, comble l’inflation. Or depuis que celle-ci explose, ce n’est plus le cas », explique Stéphane Chérigié, de la CFE-CGC. « Sur les 10 dernières années, on considère que les salariés des IEG ont perdu 15% de pouvoir d’achat », abonde Fabrice Coudour. Pour y remédier, la CGT appelle d’ores et déjà à une journée de mobilisation le 13 septembre. « On ne s’interdit pas non plus de mener des actions cet été, même si elles seront plus disparates », conclut le cégétiste.
De fait, la colère ne redescend pas dans certaines entreprises. Les salariés de Storengy, qui bloquaient ce jeudi encore pas moins de 10 sites de stockage de gaz, affectant la capacité de la France à constituer des réserves pour l’hiver, ont déjà voté la reconduction de leur mouvement jusqu’à lundi sur le site de Gournay-sur-Aronde. « En un jour de blocage d’un seul site, notre employeur perd 2 millions d’euros. Or pour augmenter chacun des 700 salariés de l’entreprise de 15%, avec une prime de 300€, cela coûte 2,1 millions d’euros par an. Pourtant Storengy ne lâche rien. Ils savent que s’ils cèdent, tout les patrons des IEG devront céder », analyse Frédéric Ben, délégué syndical CGT chez Storengy. Un signe, déjà, que la bataille de la rentrée sera ardue.
publié le 8 juillet 2022
par Jonathan Baudoin sur https://qg.media
Le scénario d’une inflation à la fois forte et durable se précise désormais. L’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC, expose les mécanismes d’une hausse des prix qui nous promet un automne extrêmement difficile, dans le sillage de la pandémie et des secousses géopolitiques. Une commission d’enquête et une taxation des surprofits s’imposent selon lui. Entretien sur QG
Le 1er juillet dernier, la Banque centrale européenne a fait relever son taux directeur pour la première fois depuis plus de 10 ans, sachant qu’une nouvelle hausse de ce même taux est prévue pour le mois de septembre, afin de lutter contre l’inflation qui s’accroît dans les pays de la zone euro, notamment en France. Selon Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC et du collectif les Économistes Atterrés, cette réponse monétaire ne permettra cependant pas de lutter contre l’inflation, et il faudrait plutôt privilégier la fiscalité ou le contrôle des prix. En outre, il estime que la crainte d’une boucle prix-salaires en France est infondée (1), en raison notamment du rapport de force favorable au patronat. L’économiste appuie également la proposition d’une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation que nous subissons actuellement et une surtaxation des « profiteurs de guerre ». Interview par Jonathan Baudoin
QG: Selon une note de l’Insee, le taux d’inflation, enregistré à 5,8% en juin, pourrait atteindre 7% en septembre et se stabiliser entre 6,5% et 7% sur le dernier trimestre. Peut-on considérer ce scénario comme crédible ?
Dominique Plihon : Rien n’est encore écrit. En France, on sait que la raison pour laquelle l’inflation est moins forte que dans le reste de la zone euro, où on est à 10% et plus en moyenne, c’est qu’on a mis en place des dispositifs pour bloquer les prix, notamment ceux de l’énergie. Si le nouveau gouvernement maintient ces mesures-là, on peut très bien imaginer que d’ici la fin de l’année, on ait un niveau d’inflation proche de ceux indiqués par l’Insee. Cela dépend de la politique qui va être décidée.
QG : En ce mois de juillet, la Banque centrale européenne a relevé son taux directeur, sachant qu’une hausse supplémentaire est prévue pour septembre prochain. Quel regard portez-vous sur cette décision de la BCE ? N’est-ce pas trop tardif, sachant que la FED américaine et la Banque d’Angleterre ont déjà relevé leur taux directeur depuis plusieurs semaines ?
Dominique Plihon : C’est assez complexe comme situation parce que l’inflation que nous avons maintenant peut difficilement être combattue par la politique monétaire. Elle a une origine qui n’a rien à voir avec un excédent de création monétaire ou une demande qui serait excessive. Elle est liée à des pénuries, de matériaux ou de main-d’œuvre, à un effondrement de l’offre dans un certain nombre de domaines. Donc, la politique monétaire n’est pas efficace face à ce genre d’inflation. C’est une inflation particulière, liée à l’offre et aux pénuries.
Que la BCE tarde à monter ses taux d’intérêt, de ce point de vue-là, n’est pas dramatique parce que ce n’est pas l’instrument principal à utiliser. C’est soit le contrôle des prix, soit une introduction d’instruments comme la fiscalité, etc. La BCE a commencé et va continuer à faire monter ses taux pour suivre le mouvement, parce qu’elle y est obligée, puisque les autres grandes banques centrales le font, pour qu’il n’y ait pas un écart de différentiel d’intérêt trop important entre les principales monnaies. Mais pour moi, ce n’est pas un problème, d’autant plus que si on veut limiter le ralentissement de l’activité, il faut absolument que le coût du crédit n’augmente pas trop. Or si la BCE augmentait sensiblement ses taux d’intérêt directeurs, ça aurait un impact sur les taux du crédit. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose pour l’économie. Je suis souvent très critique à l’égard de la BCE, mais là, je pense que sa prudence quant à la hausse des taux d’intérêt est compréhensible.
QG : Le 22 juin dernier, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a déclaré que « l’inflation devrait revenir à 2% en 2024 » et qu’un scénario de récession n’était pas certain. Mais peut-on faire fi d’un scénario similaire à celui de la stagflation des années 1970, selon vous ?
Dominique Plihon : Quand François Villeroy de Galhau dit qu’on va revenir à une inflation à 2% en 2024, je pense qu’il est extrêmement optimiste, pour ne pas dire assez irréaliste. Évidemment, c’est le rôle d’un banquier central, qui est supposé veiller à l’inflation, que d’essayer de faire croire aux acteurs économiques et sociaux que l’inflation va baisser fortement. Mais cette prédiction-là n’est pas du tout crédible. Quand il affirme que la récession n’est pas d’actualité, c’est pareil. Malheureusement, on peut craindre que non seulement l’impact de la pandémie, mais aussi celui de la situation politique internationale, affectent grandement l’activité et qu’on ait un ralentissement marqué de l’activité économique. Le scénario de stagflation, en effet, me paraît tout à fait probable.
QG: N’y a-t-il pas eu une erreur d’appréciation des économistes, orthodoxes comme hétérodoxes, sur la durabilité de la spirale inflationniste dans laquelle nous sommes, liée aux effets économiques de la crise sanitaire et de la guerre russo-ukrainienne ?
Dominique Plihon : On pouvait difficilement prévoir, par exemple, que la pandémie en serait à sa septième vague, et qu’il y aurait l’invasion de l’Ukraine. On ne peut pas reprocher aux économistes de ne pas avoir anticipé cette guerre, même si certains politistes disent que c’était tout à fait prévisible.
Je pense que l’une des raisons pour laquelle ils pensaient que l’inflation ne durerait pas, c’est qu’ils comparaient la situation dans l’Union européenne, et dans la zone euro en particulier, à celle des États-Unis. Outre-Atlantique, l’inflation est beaucoup plus forte parce qu’il y a eu des hausses de salaires plus importantes et par conséquent, une spirale prix-salaires qui a joué sensiblement. Alors qu’en Europe, je dirais, malheureusement, l’austérité salariale s’est maintenue. Il y a eu quelques hausses de salaires, des coups de pouce qui ont été donnés à des salaires minimaux. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui s’est passé aux États-Unis. On peut penser qu’on ne retrouvera pas les niveaux d’inflation de 15% et plus enregistrés au moment des deux chocs pétroliers des années 1970. Mais il est certain que la majorité des économistes s’est trompée sur la durabilité de l’inflation.
On peut craindre désormais une inflation durable, avec les informations dont on dispose, tant sur le front de la pandémie que sur le front géopolitique.
QG: Le 28 juin dernier, Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, a affirmé que « si on augmente les salaires au niveau de l’inflation, on nourrit l’inflation », craignant ainsi la fameuse boucle prix-salaires que vous évoquiez. Qu’en dites-vous dans le contexte actuel en Europe, et plus précisément en France ?
Dominique Plihon : Ce n’est pas une crainte fondée aujourd’hui, à mon avis. La détermination des salaires est extrêmement différente aux États-Unis et en Europe. Outre-Atlantique, le salaire est à la fois le revenu et la protection sociale. Les salaires sont beaucoup plus volatiles. Les salariés sont plus précaires, en moyenne, qu’en Europe. Notamment en France. Je crois qu’en France, aujourd’hui, la boucle prix-salaires est pour le moment très improbable, compte tenu, hélas, du rapport de force qui existe entre les salariés, leurs représentations, notamment les syndicats, et d’autre part, le patronat, soutenu par Macron. Le rapport de force est défavorable aux salariés. Mais cela pourrait changer, du fait de la pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs, liée notamment à la faiblesse des rémunérations. Le phénomène de « grande démission » des travailleurs, observé aux Etats-Unis, de véritable contagion de départs, pourrait se produire de ce côté-ci de l’Atlantique
QG: Le 30 juin dernier, Michel-Édouard Leclerc, président de l’entreprise de grande distribution Leclerc, a demandé à ce que soit établie une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation actuelle, la considérant comme « suspecte ». Souscrivez-vous à cette démarche et considérez-vous qu’elle pourrait aboutir à quelque chose par rapport aux origines de l’inflation ?
Dominique Plihon : Vous avez peut-être remarqué que la Nupes a également demandé l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur l’inflation, à laquelle le gouvernement actuel ne serait pas opposé, à l’heure où nous parlons. Le pouvoir sent la pression parce qu’on sait qu’il y a des entreprises, dans la distribution, mais aussi dans d’autres secteurs comme l’énergie ou l’alimentaire, par exemple, qui profitent de la situation de pénurie, qui empochent des profits tout à fait considérables. Sachant qu’il y a en particulier des comportements spéculatifs. Il y a des opérateurs qui stockent, par exemple, des produits énergétiques et alimentaires, pour faire monter les prix afin de les revendre à des prix plus intéressants. Il y a des comportements à éclaircir. Je crois que c’est important de le faire.
QG: Soutenez-vous également l’idée de surtaxer les « profiteurs de guerre », à commencer par les compagnies pétrolières dont les profits augmentent avec la guerre russo-ukrainienne ? Faut-il même aller plus loin ?
Dominique Plihon : Je n’emploierai pas le terme « profiteur de guerre », même s’il n’est pas totalement faux. Quand on regarde les données, les courbes, on voit que les prix de l’énergie, en particulier le pétrole et le gaz, avaient sensiblement augmenté avant la guerre en Ukraine. Déjà, il y avait des comportements des multinationales du pétrole et de l’énergie qui donnaient à penser qu’elles profitaient clairement de cette situation. Je crois d’ailleurs que cette enquête, qu’il est nécessaire de faire sur l’inflation et ses origines, permettrait d’éclaircir cela. Une des conclusions auxquelles elle pourrait aboutir cette enquête serait de taxer les surprofits réalisés par un certain nombre d’acteurs à l’occasion de la crise actuelle. Il n’y a pas que la guerre: il y a eu également la pandémie. Ce qui a entraîné des phénomènes de ruptures de chaînes valeur et de pénuries qui ont conduit à des hausses de prix, dont un certain nombre d’entreprises ont profité.
Je suis favorable à cette mesure de surtaxation. Je suis également pour la politique suivante, très simple et qui serait approuvée par l’ensemble de la population : d’une part, taxer tous ces superprofits, et d’autre part, que le gouvernement s’engage à redistribuer les recettes fiscales ainsi collectées pour aider les populations les plus touchées par ces hausses de prix, dans l’énergie et l’agroalimentaire en particulier. Faire une sorte de redistribution entre les profiteurs et ceux qui sont les plus défavorisés, c’est-à-dire les populations qui sont en bas de l’échelle des revenus, qui sont les plus fragilisées par les hausses de prix sur les biens essentiels. Je sais que Macron est opposé à cette surtaxation, alors que même qu’elle a été mise en œuvre par d’autres gouvernements libéraux, par exemple au Royaume-Uni, dirigé il y a quelques jours encore par le conservateur Boris Johnson.
QG: Peut-on dire que si la spirale inflationniste perdure, voire même se renforce, ce sont les classes populaires et les petites entreprises qui en subiront le plus les conséquences ? Si oui, quels en seront les effets économiques et sociaux ?
Dominique Plihon : Il y a déjà eu, depuis la crise financière de 2008, une augmentation des inégalités, notamment les inégalités de revenu. Il y en a qui se sont enrichis, en haut de la pyramide. Mais il y en a beaucoup qui, au contraire, ont été précarisés, qui sont dans des métiers très difficiles et peu rémunérateurs. Ces gens-là sont extrêmement précaires parce qu’au minimum neuf millions d’entre eux sont en-dessous du seuil de pauvreté. C’est-à-dire que si les prix continuent de monter fortement, ce qui est très probable, les gens qui vivent difficilement aujourd’hui tomberont dans une trappe à pauvreté. Il y aura des conséquences dramatiques pour ces populations-là.
Il peut aussi y avoir des conséquences politiques. On aura, peut-être, des nouveaux mouvements du type Gilets jaunes. C’est-à-dire des populations précarisées, en grande souffrance, qui se révolteront dans la rue. On aura, peut-être, des mouvements sociaux importants et politiquement. Ce qui est à craindre aussi, c’est que tout cela soit favorable à certains partis comme le Rassemblement National, qui a axé une grande partie de sa stratégie, ces derniers mois, pendant la présidentielle et les législatives, sur la question du pouvoir d’achat. Politiquement, ceci peut être très dangereux. Ça peut donner encore plus de poids à ce parti extrêmement dangereux pour la démocratie.
(1) Le mécanisme de la « boucle prix-salaires » est en gros le suivant: une hausse des salaires pour suivre la montée des prix, qui conduirait à une nouvelle hausse des prix, le tout en entraînant une spirale inflationniste sans fin.
Dominique Plihon est économiste, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du conseil scientifique d’ATTAC, membre du collectif les Économistes atterrés. Il est notamment l’auteur de: Le nouveau capitalisme (La Découverte, 2016), Les taux de change (La Découverte, 2017), ou encore La monnaie et ses mécanismes (La Découverte, 2022)
publié le 7 juillet 2022
Vincent Ortiz et Louis Hervier Blondel sur https://lvsl.fr/
[Le samedi 25 juin, à 17 heures, François Ruffin était présent à la Maison des Métallos pour une conférence avec Chantal Mouffe sur le thème « La gauche peut-elle de nouveau être populaire ? ».
La vidéo est visible sur https://youtu.be/KUQ2e07vALs
Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.
LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.
François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.
Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.
Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.
L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.
On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.
Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.
Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.
Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.
LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.
NDLR : lire sur Le Vent Se Lève notre entretien avec Manuel Cervera-Marzal
FR – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.
D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.
De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.
Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.
On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »
Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».
Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.
En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.
Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.
LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?
FR – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.
Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.
C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.
L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.
Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.
LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?
FR – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.
Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.
Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.
LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?
FR – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.
C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.
Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.
Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.
Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.
L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…
On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.
LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?
FR – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.
La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.
D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.
Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas
publié le 7 juillet 2022
Jean-Christophe le Duigou sur www.humanite.fr
Des mesures pour parer la perte de pouvoir d’achat seront-elles le baptême du feu pour la nouvelle Assemblée nationale élue en juin ? La porte-parole du gouvernement a parlé « d’heure de vérité » concernant l’examen du projet de loi annoncé. Qui pourrait s’opposer à « des mesures fortes pour protéger le pouvoir d’achat des Français ? » feint de s’interroger Elisabeth Borne. Sinon les partisans du « dénigrement systématique » qui s’excluraient ainsi de l’effort collectif de construction de réponses adaptées à la crise. La tactique est claire, forcer au moins une partie des opposants au gouvernement minoritaire à rejoindre les députés macroniens afin de former une première majorité de circonstance.
Depuis la campagne présidentielle le gouvernement n’a pas lésiné sur l’affichage : revalorisation des retraites, revalorisation des minima sociaux, blocage temporaire des prix du gaz et de l'électricité, indemnité inflation, baisse du prix de l’essence à la pompe, suppression de la redevance TV, chèque énergie…Au total avec « la loi pouvoir d’achat » pas moins de 50 milliards d’euros de crédits publics pour 2021 et 2022 ont ainsi été mobilisés, dont 18 milliards rien que pour la baisse de la taxe sur l’électricité et le gel des tarifs du gaz. « La France a pris les mesures les plus massives et les plus complètes des grands pays européens » souligne le magazine macronien Challenges qui met en exergue le montant de l’effort budgétaire consenti sur la période en points de PIB, le 1,9% français, face au petit 0,7% allemand.
Ce plan aux dires de l’Insee, se veut LA « protection du portefeuille des ménages » contre les hausses de prix. Pas si sûr ! Si l’organisme public dans sa dernière note de conjoncture, estime que ces mesures mises bout à bout, contribueront bien à rehausser le revenu disponible brut (RDB) des ménages d’environ 1 point de pourcentage en 2022 il estime que cela sera insuffisant pour garantir le maintien du pouvoir d’achat. Ce dernier baissera en moyenne sur l’ensemble de l’année 2022 de 1 % par unité de consommation.
Le Président du MEDEF vent la mèche dévoilant le double discours gouvernemental : « Officiellement il faut augmenter les salaires mais en coulisse le gouvernement nous dit de faire attention …avec trop de hausse »[1].On concède quelques compensations aux ménages y compris par un simili blocage des baux immobiliers, alors que leur consommation a été amputée par une inflation de 5 à 8 % l’an. L’opération dissimule un nouveau coup de pouce aux entreprises. D’abord en orientant les revendications salariales vers des primes générales ou vers de l’intéressement. Ensuite en refusant tout coup de pouce au SMIC pourtant basé sur l’indice des prix à la consommation qui minore le cout de la vie. Enfin en déchargeant les entreprises d’une partie des couts induits par la hausse des salaires, notamment à travers le dispositif de « prime Macron » qui prolonge la logique désormais de grande ampleur d’exonération de cotisations sociales.
Depuis deux ans les aides aux entreprises, sous forme de chômage partiel pour les unes, de compensation financière pour les autres ont été massives. Malgré le choc de la double crise pandémique et économique, le taux de marge[2] des entreprises est ainsi demeuré à un niveau élevé : 31,6%. In fine, au travers de ce « plan d’urgence », gouvernement et patronat convergent une nouvelle fois dans leur volonté de préserver la rentabilité attendue par les actionnaires. La bonne stratégie ? les salariés en doutent. Des arrêts de travail éclatent autour du même mot d’ordre : « Tout augmente sauf nos salaires. » Après des négociations qui n’aboutissent pas les travailleurs se mobilisent à juste raison pour obtenir une taxation des profits exceptionnels des grandes firmes de l’énergie et du commerce et des augmentations de salaires à la hauteur de l’inflation subie.
[1] Les Echos, 28 juin 2022
[2] Dans le partage de la Valeur Ajoutée, le taux de marge rend compte de ce qui reste à disposition des entreprises pour rémunérer le capital et investir, une fois déduites les rémunérations salariales.
Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr
Assemblée nationale. La première ministre n’a pas convaincu les députés de gauche, mercredi, lors de sa déclaration de politique générale, traînant comme un boulet le bilan d’Emmanuel Macron. Sans majorité absolue, elle a formulé des promesses aux oppositions, sans convaincre.
Élisabeth Borne n’a pas encore pris la parole que les députés de gauche, d’emblée, lui font part de leur opposition déterminée. Mercredi, les élus de la Nupes (FI, PCF, PS et EELV) ont déposé une motion de censure du gouvernement avant même que la première ministre ne prononce sa déclaration de politique générale.
La raison ? L’hôte de Matignon a décidé qu’il n’y aurait aucun vote de confiance suite à son discours. « Dès lors, nous n’avons d’autre choix que de soumettre cette motion de défiance », expliquent les parlementaires de la Nupes, qui estiment qu’il en va du « respect du Parlement », et précisent qu’un vote permet solennellement de savoir qui se situe « dans l’opposition ou dans le soutien au gouvernement ». « La confiance ne se décrète pas a priori, elle se forgera texte après texte, projet après projet », a répondu Élisabeth Borne.
Plusieurs fois huée
La première ministre, qui ne dispose que d’une majorité relative, sait qu’elle devra convaincre des élus d’opposition si jamais elle compte faire adopter ne serait-ce qu’une seule loi. C’est pourquoi elle s’est adressée directement à eux. « Je veux qu’ensemble nous redonnions un sens et une vertu au mot de compromis, depuis trop longtemps oublié », a-t-elle lancé aux députés. « Trop longtemps, notre vie politique n’a été faite que de blocs qui s’affrontent. Il est temps d’entrer dans l’ère des forces qui bâtissent ensemble. »
Invitant à « faire chacun un pas vers l’autre », elle a ajouté croire « fermement au dépassement entamé il y a cinq ans par le président de la République », affirmant qu’une « nouvelle page de notre histoire politique et parlementaire commence : celle des majorités de projets ». Mais comment s’entendre quand la Macronie et les différents groupes d’opposition défendent des projets de société et des visions du monde totalement opposés ?
Élisabeth Borne a eu beau citer les noms de l’ensemble des présidents de groupes d’opposition (hormis ceux de Mathilde Panot pour la FI et de Marine Le Pen pour le RN, alimentant à nouveau un parallèle indigne entre une formation de gauche et l’extrême droite, en plus d’exclure une partie de la gauche du champ républicain), elle n’en a pas moins été huée plusieurs fois pendant son discours.
Des exemples ? Lorsqu’elle appelle à ramener le déficit à 3 % de PIB en 2027, ce qui passera par une nouvelle cure d’austérité. Lorsqu’elle invite à baisser à nouveau les impôts de production de 8 milliards d’euros, en forme de cadeau inconditionnel au patronat. Ou encore lorsqu’elle assène qu’un report de l’âge de départ à la retraite est « indispensable ». « Notre modèle social souffre d’un paradoxe. Il est à la fois le plus généreux d’Europe et celui où l’on travaille le moins longtemps », a-t-elle insisté, avant de confirmer que la Macronie présentera une loi visant à « travailler plus longtemps ».
Des annonces qui sonnent creux
Mais la cheffe du gouvernement a aussi suscité des vagues de protestations lorsqu’elle a confirmé vouloir conditionner le versement du RSA à un « travail ». Ou lorsqu’elle s’est félicitée du bilan du premier quinquennat d’Emmanuel Macron en matière de lutte contre le chômage, alors même qu’elle avait, en tant que ministre du Travail, sabré brutalement dans les droits des chômeurs. À ce sujet, la première ministre a annoncé vouloir « transformer Pôle emploi en “France travail” ».
Les députés de gauche ont également plus que haussé les yeux quand Élisabeth Borne a fait part de « l’intention de l’État de détenir 100 % du capital d’EDF », Emmanuel Macron ayant jusqu’ici défendu la casse de nos grands services publics de l’énergie, en plus de la vente de plusieurs de nos fleurons technologiques et industriels.
Des « Enfin, c’est pas trop tôt ! » ont en outre retenti quand la première ministre a dit vouloir déconjugaliser l’allocation adulte handicapé, ce qui aurait déjà été fait de longue date si la Macronie ne s’était pas arc-boutée contre lors du précédent mandat. Un geste attendu, mais insuffisant.
La bronca a d’ailleurs repris dès que la cheffe du gouvernement a asséné vouloir « continuer la refondation de l’école entamée lors du dernier quinquennat », quand le bilan laissé par Jean-Michel Blanquer est celui d’une destruction organisée.
Et force est de constater que plusieurs annonces, dans la bouche d’une macroniste, sonnaient creux à force de promesses jetées aux orties. À l’image de celle sur la création d’une « commission transpartisane sur nos institutions ». De celle « d’associer davantage » les élus locaux et les responsables syndicaux. De celle de provoquer une « révolution écologique » et d’organiser une « souveraineté alimentaire ». Sans oublier, évidemment, celle de solliciter « les entreprises qui génèrent des marges » afin qu’elles « prennent leur part » à l’effort collectif, ou encore celle de « soutenir les soignants »…
Les députés de gauche ont ainsi tancé le bilan et le programme de la première ministre. « Le chef d’État a fixé comme ligne rouge de n’augmenter ni les impôts ni la dette, condamnant votre gouvernement à l’immobilisme dès le début du quinquennat. Vous n’avez les mains libres que pour reprendre d’une main ce que vous donnez de l’autre, opérer des coupes sombres dans les dépenses publiques et détricoter notre système de protection sociale et de retraite », s’est ému le communiste André Chassaigne, se disant convaincu que la feuille de route présentée n’est « pas à la hauteur de l’urgence sociale et des enjeux ».
« Nous vous avons déjà vu à l’œuvre, vous n’êtes pas à votre premier méfait : vous avez été l’artisan zélé de la casse du service public ferroviaire et de la casse de l’assurance-chômage. Vous n’avez jamais dévié : vous souhaitez, toujours, gouverner contre le peuple. Sauf que votre pouvoir est en voie de décomposition », a accusé l’insoumise Mathilde Panot.
Mesurant que l’hypertrophie présidentielle a vécu et que le pouvoir, désormais, n’est plus à l’Élysée mais à l’Assemblée, le socialiste Boris Vallaud a invité la première ministre à « desserrer l’étreinte » de l’exécutif sur le Parlement, en partageant avec lui la composition de l’ordre du jour, plutôt que de le lui imposer, et en lui laissant davantage l’initiative de la loi.
Rien de tel n’est pour l’heure au programme. Et les échanges à venir sur le projet concernant le pouvoir d’achat s’annoncent déjà tendus. Une fois que l’Assemblée aura décidé de censurer ou non le gouvernement. Le vote est prévu la semaine prochaine.
publié le 6 jullet 2022
Florent LE DU sur www.humanite.fr
La veille de la présentation, ce mercredi, du projet de loi du gouvernement pour renforcer le pouvoir d’achat, les députés de la coalition de gauche ont présenté leur proposition: dix-huit articles pour augmenter les salaires et les aides tout en baissant le poids des dépenses contraintes.
La Nupes prend les devants. La coalition de gauche, qui veut montrer qu’elle est la principale opposition au pouvoir macronien et une force capable de gouverner, n’a pas attendu la présentation du « paquet pouvoir d’achat » de l’exécutif pour déposer sa proposition de loi alternative. Elle contient dix-huit articles pour faire face à une inflation qui a déjà atteint les 5,2 % et pourra être déclinée en amendements au texte présenté ce mercredi en Conseil des ministres. Celui-ci comprendra la prolongation de la remise de 18 centimes d’euro par litre de carburant ou encore l’augmentation de 4 % de plusieurs minima sociaux et des pensions de retraite de base. « Que des mesures en dessous de l’inflation. La Macronie veut faire respirer les profits, nous voulons faire respirer les Français », a commenté Mathilde Panot, présidente du groupe FI, lors de la présentation de cette seconde proposition de loi commune à la Nupes, après celle portant sur la constitutionnalisation du droit à l’avortement.
Pour faire face à l’urgence sociale, la gauche prône une tout autre philosophie que celle du pouvoir en place : « La logique libérale qui a guidé notre pays ces cinq dernières années a conduit à une explosion des inégalités. Or, le gouvernement continue de puiser dans le même panier avec des mesurettes, des chèques, pour éviter les questions centrales comme la hausse des salaires », déplore le communiste Pierre Dharréville. L’augmentation du Smic à 1 500 euros net est ainsi l’objet du premier article de la proposition de loi de la Nupes. Une hausse qui s’accompagnerait « de la mise en place d’un système de péréquation avec les profits des grandes entreprises pour permettre à celles qui ont moins de marge de manœuvre d’honorer cette augmentation », a développé le socialiste Gérard Leseul. Et, pour augmenter les autres revenus, l’article 2 du texte propose la convocation, chaque année, de conférences sociales par branche, pour négocier les grilles de salaires.
Pour ceux des fonctionnaires dont le point d’indice vient d’augmenter de 3,5 %, la Nupes propose de monter ce chiffre à 10 %, « ce qui ne fait que rattraper des années de baisse du pouvoir d’achat de ces agents », précise Nicolas Sansu (PCF). Les députés de gauche veulent aussi aller bien plus loin que l’exécutif pour augmenter les pensions de retraite en carrière pleine au niveau du Smic, et en créant une garantie d’autonomie de 1 063 euros, afin que personne ne vive sous le seuil de pauvreté.
En plus des revenus, les députés FI, PS, PCF et EELV veulent revaloriser certaines aides, comme les APL, à 10 % plutôt que 3,5 %, l’allocation de rentrée scolaire, ou encore en déconjugalisant l’allocation adulte handicapé (AAH). La Nupes croit beaucoup aux chances de cet amendement visant à ce que l’AAH ne soit plus calculée en fonction des revenus du conjoint du bénéficiaire : « La Macronie l’ a plusieurs fois refusé lors du précédent mandat, mais tous les autres groupes l’avaient voté, or il n’y a plus de majorité absolue », rappelle l’insoumise Clémence Guetté.
La gauche espère aussi faire plier les députés Ensemble ! sur la question du logement, en étendant l’encadrement des loyers afin de les baisser dans les zones où la demande est plus forte que l’offre, tout en gelant l’indice de référence des loyers, quand l’exécutif veut l’augmenter de 3,5 %. « Il y a un besoin urgent de réduire ces dépenses contraintes pour améliorer le pouvoir de vivre », a justifié l’écologiste Sandrine Rousseau. Dans la même logique, les parlementaires de la Nupes proposent d’instaurer « une première tranche gratuite de consommation d’électricité, de chaleur, d’eau et de gaz ». Et pour contrecarrer l’inflation, un article de loi prévoit une plus grande marge de manœuvre au gouvernement pour bloquer les prix des produits de première nécessité.
Ces mesures ambitieuses devraient être retoquées par la Macronie, l’exécutif en ayant déjà balayé une grande partie en prétextant un coût trop élevé. « Ça correspond à 2,5 % du PIB, vu les enjeux pour les gens, ce n’est pas extraordinaire, a tenu à relativiser Nicolas Sansu. C’est à peine trois fois ce que coûte le Cice. » D’autant que, pour financer ces mesures, la Nupes propose une taxation exceptionnelle de 25 % sur les superprofits des sociétés pétrolières comme Total, de transport maritime comme CMA-CGM et des concessionnaires autoroutiers. « Nous prenons nos responsabilités avec ce texte, à la majorité de prendre les siennes en écoutant les alternatives », a prévenu le président du groupe socialiste, Boris Vallaud. Un projet contre projet qui devrait donner une première photographie du nouveau rapport de forces à l’œuvre au Palais Bourbon.
Assemblée - Faute d’un vote de confiance, la nupes dépose une motion de censure
Sans majorité absolue, la première ministre, Élisabeth Borne, a décidé de ne pas se soumettre à un vote de confiance, ce mercredi, à l’issue de son discours de politique générale. Une première depuis Pierre Bérégovoy en 1991. En réaction, l’ensemble des groupes de la Nupes a annoncé, mardi, le dépôt d’une motion de censure. « On ne maltraite pas la démocratie impunément », insiste Mathilde Panot, présidente du groupe FI. Avec cette démarche, les députés de la Nupes veulent pousser l’ensemble des parlementaires à se positionner clairement vis-à-vis de l’exécutif. « Dès lors qu’Emmanuel Macron a annoncé que le gouvernement était chargé d’appliquer son projet présidentiel, qui n’a jamais été validé par les Français, nous ne pouvons être que dans l’opposition », mesure l’écologiste Sophie Taillé-Polian. Pour autant, la procédure n’a que peu de chance d’aboutir, 289 députés sont nécessaires pour faire tomber le gouvernement, loin des 156 élus de gauche. D’ailleurs, Julien Dive prévient que les élus LR « ne voteront pas » la motion de censure et l’élu RN Sébastien Chenu a déclaré « ne pas être là pour tout bloquer, tout casser ». Une recherche factice de respectabilité, exposant un peu plus l’ambiguïté qu’entretient l’extrême droite avec la Macronie.
publié le 6 juillet 2022
Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Votée cet hiver, la réforme du marché du travail fait la promotion des contrats à durée indéterminée, tout en sanctionnant le recours accru aux contrats temporaires. Un prolongement des mesures lancées en 2018 qui porte ses premiers fruits.
Lutte contre la précarité, inversion de la hiérarchie des normes, revalorisation sans précédent du salaire minimum : les réformes mises en place depuis 2018 en Espagne par la coalition de gauche, fruit de l’union du Parti socialiste (PSOE) et d’Unidas Podemos mais aussi d’une négociation de plus d’un an entre syndicats et patronat, commencent à produire leurs effets. En mai, le pays comptait moins de 3 millions de chômeurs, ou plus exactement 2,92 millions, selon les chiffres du ministère du Travail. Du jamais-vu depuis la crise financière de 2008.
Sur un an, le nombre de privés d’emploi a même chuté de 22,7 % (– 858 259). Et ce du fait des créations de postes, particulièrement en contrat à durée indéterminée : + 730 427 CDI, soit le chiffre mensuel le plus élevé jamais enregistré. Car, rappelons-le, l’Espagne était en Europe un des pays où l’emploi était le plus précaire, avec des contrats à la tâche. En faisant le choix de promouvoir les CDI au détriment des contrats de courte durée, l’Espagne « change de paradigme », fait remarquer la ministre du Travail communiste, Yolanda Diaz. Désormais, sur les emplois créés, près d’un nouveau contrat sur deux est signé à durée indéterminée (44,5 %) au lieu d’un sur dix seulement avant la réforme (10,3 %). La vague d’embauches emporte tous les secteurs d’activité. Et, même chez les moins de 30 ans, le nombre de CDI a augmenté de plus de 20 % en comparaison avec 2019.
Une hausse significative des salaires
Des chiffres encourageants qui laissent apparaître les premiers effets d’une réforme du travail historique, votée en début d’année. Dans le détail, pour limiter la précarité, le CDD est désormais limité à 18 mois sur une période de 24 mois, lequel, à l’issue de la période, est transformé en CDI. Si le CDD dure moins d’un mois, l’employeur sera lourdement taxé.
« Même si on manque de recul, cette réforme semble modifier profondément les pratiques d’embauche sans toutefois se faire au détriment des créations d’emplois », pointe l’économiste de l’OFCE Christine Rifflart. Pour rappel, l’Espagne est l’un des pays européens où la précarité a été poussée au maximum. Cette réforme du travail issue d’un accord entre les syndicats et le patronat espagnols montre que la dérégulation des institutions du marché du travail n’apporte pas les effets voulus. Pour assurer une stabilité économique, Madrid s’est doté d’un cadre protecteur digne d’un pays qui « cherche à se développer », résume-t-elle.
À cela s’ajoute une hausse des salaires. L’économiste cite notamment la hausse du salaire minimum, qui a été augmenté quatre fois depuis 2019, de plus de 50 %. Avec 1 167 euros brut par mois, l’Espagne est désormais le septième pays de l’Union européenne où le salaire minimum est le plus élevé. Avant les interventions du gouvernement de Pedro Sanchez, celui-ci s’établissait à 735 euros, soit grosso modo le niveau du salaire minimum portugais, qui atteint les 705 euros. L’économiste voit s’esquisser « une certaine dynamique dans les négociations salariales en comparaison avec les douze dernières années ». D’autant que la réforme du travail prévoit la prévalence de l’accord de branche sur l’accord d’entreprise, sauf si ce dernier est plus favorable. Des accords qui devront s’appliquer aux sous-traitants. Ce qui devrait tirer l’ensemble des salaires vers le haut.
La reprise du secteur touristique
Ce modèle social n’a pas pénalisé les investissements des entreprises, qui demeurent « très dynamiques », note cette spécialiste de l’économie espagnole, stimulés en partie via les 140 milliards d’euros du plan de relance européen.
Reste que les mesures mises en place du fait de l’envolée des prix (+ 8,4 %), notamment de l’énergie, n’ont pas permis de redonner confiance aux ménages espagnols. Résultat : dans une économie où la consommation intérieure reste un des principaux moteurs, celle-ci est malheureusement totalement « atone », constate Christine Rifflart. « La consommation n’est pas revenue à son niveau d’avant la crise, elle est restée assez faible, plus faible qu’attendu malgré le rebond de croissance l’an dernier. » Selon une première estimation publiée par l’Institut national des statistiques (INE), le PIB espagnol a progressé de 0,3 % seulement sur les trois premiers mois de l’année. Pour cette année, le gouvernement a révisé à la baisse, à 4,3 %, sa prévision de croissance pour 2022, contre 5,1 % l’an dernier après une chute de 10,8 % en 2020.
L’économiste de l’OFCE espère que ces mesures sociales provoqueront un choc de demande, lequel, avec la reprise du secteur du tourisme, pourrait « consolider » une dynamique de croissance. Pour passer la vague inflationniste, le gouvernement a approuvé une batterie de mesures visant à freiner les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’économie du pays pour un montant de 16 milliards d’euros : 6 milliards d’aides directes et 10 milliards de crédits garantis par l’État.
140 milliards d’euros pour moderniser le tissu productif
C’est l’un des grands gagnants du plan de relance européen, doté d’un budget de 700 milliards d’euros. En empochant près de 70 milliards d’euros de subventions, auxquels s’ajoute un autre volet potentiel de 70 milliards sous forme de prêts, le pays se lance dans un vaste plan d’investissements privés comme publics pour assurer la transition énergétique et numérique. Objectif : transformer son économie afin qu’elle ne soit plus entièrement dépendante des secteurs des services, du tourisme. Pendant la pandémie, l’économie espagnole s’est effondrée et de nombreuses capacités de production ont été menacées. La transition écologique captera 39 % des investissements, le numérique 29 %, et les projets pour l’éducation et la formation 10,5 %.
par Alban Elkaïm sur https://basta.media/
La réforme du droit du travail en Espagne, menée par une ministre de la gauche radicale, montre déjà des résultats dans la lutte contre la précarité qui mine le pays depuis la crise financière. Sans pour autant faire de miracles.
« Beaucoup de jeunes, ici, se sont brisé les reins à travailler pendant leurs études. Même comme ça, ils n’ont pu décrocher à la sortie que des contrats de dix heures par semaine pour 600 euros par mois. Mais aujourd’hui, dix ans après avoir commencé ma vie professionnelle, j’ai enfin un contrat fixe, à temps plein. C’est grâce à la politique menée depuis le Parlement ! » Neiva Sánchez est une jeune militante du parti de gauche radicale Podemos. Depuis la scène d’un meeting de fin de campagne pour les élections régionales d’Andalousie du 19 juin dernier, elle pointe le doigt vers la « guest-star » de l’événement.
Yolanda Díaz, ministre du Travail du gouvernement espagnol et accoucheuse de la toute dernière réforme du droit du travail, est discrètement assise au deuxième plan. Dans les gradins, les applaudissements fusent, sous la chaleur de plomb. Neiva Sánchez fait référence à la loi clé du gouvernement espagnol de coalition des gauche : une réforme du droit du travail entrée en application depuis trois mois et qui commence à montrer ses premiers effets.
Depuis des années, l’Espagne est malade de sa précarité. En 2018, plus d’un quart des salariés (26,8 %) travaillaient sous contrats précaires. Le taux le plus élevé de l’Union européenne à l’époque, selon un rapport du groupe bancaire espagnol BBVA. Le chômage vient à peine de repasser sous la barre de 15 %, après avoir atteint près de 27 % à l’issue du choc financier de 2008. Un tiers des moins de 25 ans étaient au chômage en 2018 ; dans les pires moments de la crise économique espagnole, un jeune sur deux était sans emploi. Au moindre vent contraire, les personnes en contrats précaires sont les premières à perdre leur poste.
« Cette situation provoque une incertitude qui entrave les perspectives d’avenir, surtout chez les jeunes. Étant en position de faiblesse sur le marché du travail, les précaires ne bénéficient pas des armes nécessaires pour négocier, explique Inmaculada Cebrián, économiste spécialiste du marché du travail et professeur à l’université d’Alcalá, près de Madrid. Les femmes sont particulièrement affaiblies, car elles occupent plus souvent des emplois précaires. Les personnes peu qualifiées aussi. » C’est le facteur principal qui explique que les Espagnols restent chez leurs parents jusqu’à près de 30 ans en moyenne (contre 23,6 ans en France en moyenne).
Premier CDI à 32 ans
La dernière réforme du droit du travail espagnole cherche à réduire la précarité, à redonner du pouvoir de négociation aux salariés et à mettre en place des instruments de « flexibilité interne », qui évitent que les entreprises ne licencient trop en cas de difficultés. Cette « loi travail » modifie les règles de l’embauche pour limiter le recours aux contrats courts. Elle redéfinit les modalités du dialogue social, qu’une réforme de 2012 avait rendues moins favorables aux salariés. Elle inscrit aussi dans le marbre des mécanismes, dont le chômage partiel permettant d’éviter les licenciements massifs en cas de choc économique.
L’objectif est avant tout de lutter contre les contrats précaires. « Je suis entrée dans mon entreprise avec un contrat fixe, en février. Cela n’avait plus de sens pour la direction de me proposer un contrat précaire qui ne serait plus légal passé le 30 mars », témoigne María, qui travaille aujourd’hui à Madrid au service ressources humaines d’une multinationale européenne. Entré en vigueur le dernier jour de 2021, le décret qui met en œuvre la réforme laissait trois à six mois aux employeurs pour se mettre en conformité.
À 32 ans, c’est la première fois que María décroche un emploi stable. Arrivée dans la capitale en 2018, elle a commencé par un stage d’un an dans la même entreprise. Puis elle a enchaîné en remplacement d’un congé maternité, dont la fin a coïncidé avec le début du confinement, en 2020. Elle a alors vécu neuf mois de recherche d’emploi, en pleine pandémie, dont seuls les six premiers mois étaient couverts par des indemnités chômage. « En janvier 2021, j’ai repris un job, mais très précaire. Chaque contrat durait un mois, à l’issue duquel ils me renouvelaient », rapporte la trentenaire. Elle a vite abandonné cet employeur quand un autre lui a proposé un contrat de six mois, que l’entreprise a renouvelé une fois. Puis, début 2022, María présente sa candidature à un poste de RH dans l’entreprise de ses débuts. « Quand j’ai postulé, l’offre indiquait que le contrat était à durée déterminée. » La bonne surprise tombe au moment de signer, une fois la réforme du droit du travail adoptée.
« La réforme du travail fonctionne. Elle est en train de changer le paradigme »
Près de 2,5 millions de contrats à durée indéterminée ont été signés durant les six premiers mois de 2022. Ce qui est plus du triple du nombre de CDI signés à la même période en 2021. « La réforme du travail fonctionne. Elle est en train de changer le paradigme. La précarité n’était pas une malédiction divine », exultait Yolanda Díaz, ministre du Travail et cheffe d’orchestre de ce virage législatif, lors d’une rencontre organisée par le média de gauche El Diario.es, en mai dernier. En juin, « les signatures de contrats à durée indéterminée atteignent leur maximum historique, avec un total de 783 595 », met en avant le ministère dont elle est à la tête dans son communiqué mensuel de juin. Le nombre de contrats précaires, lui, a diminué de 12 % entre janvier et mai 2022. Et ce alors que le chômage atteint son niveau le plus bas depuis 2008. L’inverse de la tendance des dernières décennies.
La « loi Travail » espagnole est l’aboutissement d’une des promesses phare du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), reprise par le reste de la gauche, qui dirige le pays depuis 2018 avec le socialiste Pedro Sánchez à sa tête. Dans leurs programmes respectifs pour les élections générales de 2019, le PSOE et la formation de gauche radicale Unidas Podemos appelaient à « abroger la réforme du travail de droite adoptée par le PP (Parti populaire) ». Approuvée en 2012 en pleine crise économique, cette dernière était accusée d’ « établir un modèle d’emploi précaire avec de bas salaires et un système de dialogue social sans équilibre de pouvoir entre travailleurs et entrepreneurs », critiquait le PSOE.
Pour la droite, cette réforme était une loi phare de son passage au pouvoir, entre 2012 et 2018. Elle devait sortir le pays de la tourmente économique. « Il y avait alors l’idée que si l’on n’obligeait pas les entreprises à employer moyennant des contrats trop contraignants, il y aurait plus d’embauche », explique Jaime Ferri Durá, professeur de sciences politiques à l’université Complutense de Madrid.
Depuis la crise de 2008, la génération « perdue » de la jeunesse espagnole
En 2018, l’économie espagnole reprend des couleurs. Mais elle s’est reconstruite sur un modèle qui offre une grande flexibilité aux entreprises, moyennant une forte précarité pour les travailleuses et travailleurs. Particulièrement pour les jeunes, dont une partie accumule les diplômes mais peine à trouver sa place dans le monde du travail, enchaînant stages et contrats courts dans des domaines parfois très éloignés de leur formation initiale. Comme María, titulaire d’une licence de psychologie, d’un master de psychothérapie relationnelle et d’un master de business management. Durant la crise, on les appelait la « génération perdue ».
Dans ce contexte, la promesse de la gauche prend le contrepied de l’action du Parti populaire durant ses six années de règne. Dans l’accord qui scelle la coalition entre le Parti socialiste et la formation de gauche radicale Unidas Podemos, signé fin 2019, le virage proposé sur le droit du travail couvre en réalité un champ bien plus large. « Abroger la réforme » n’est qu’un des 16 engagements en la matière.
« Comme toujours dans les coalitions, il y a aussi une compétition entre les partenaires de l’alliance gouvernementale, rappelle le professeur de sciences politiques. Les uns prétendent être plus à gauche, les autres plus modérés. » La ministre du Travail Yolanda Díaz représente Unidas Podemos, formation qui agglutine les forces politiques à la gauche du PSOE autour du jeune parti Podemos. « Cette réforme était sa mission au sein du gouvernement. Et ça lui a réussi. Díaz en tire un capital qui renforce sa position, et sur lequel elle s’appuie », poursuit Jaime Ferri Durá. Responsable politique la plus appréciée du pays, la ministre du Travail cherche aujourd’hui à reconstruire un mouvement autour d’elle en vue des élections générales de l’année prochaine. Une gageure, car les effets de cette loi Travail « progressiste » ne sont, pour l’instant, pas traduit politiquement : la gauche a perdu les élections régionales d’Andalousie du 19 juin, face à la droite du Parti populaire.
« La précarité reste élevée en Espagne »
Au-delà des effets d’annonces, que vaut cette réforme ? « Un contrat sur neuf était un CDI avant la réforme. C’est plus de 40 % aujourd’hui », répond Mari Cruz Vicente, secrétaire générale à la Confédération ouvrière espagnole (CCOO). Le chiffre est même monté à plus de 44 % en juin. « Sans aucun doute possible, la réforme a fait augmenter l’emploi à durée indéterminée , assure l’économiste Inmaculada Cebrían. Mais la précarité reste élevée en Espagne, quel que soit le type de contrat signé. Même les postes à durée indéterminée ont tendance à durer moins qu’on ne pourrait l’espérer. Et par le passé, les modifications du droit du travail ont souvent provoqué des effets indésirables », ajoute-t-elle.
Aujourd’hui, ce sont les contrats « fixes discontinus » qui focalisent l’attention. Ces CDI organisent une relation durable entre un travailleur et son employeur pour des activités saisonnières par nature, comme les récoltes. « La dernière réforme modifie la “saisonnalité“ des emplois, qui empêchait par exemple d’employer des professeurs avec ces contrats fixes discontinus pour ne pas avoir à les rémunérer durant les vacances », explique Inmaculada Cebrían. Cette pratique est aujourd’hui devenue possible. Le recours à cet instrument des « contrats fixes discontinus », qui sont inclus dans le décompte des emplois en CDI , a explosé. « Le temps partiel augmente fortement aussi. Particulièrement chez les femmes », souligne encore l’économiste.
Les organisations patronales « pas disposées à aller plus loin »
« La loi a été un peu moins loin que ce que le ministère du Travail aurait voulu, ajoute le politologue Jaime Ferri Durá. Le gouvernement promettait un texte forgé par le dialogue social, incluant syndicats et organisations patronales. Ça a été un succès de réussir à garder les organisations patronales à la table des négociations jusqu’au bout. Mais elles n’étaient pas disposées à aller plus loin dans la loi. »
« On doit toujours laisser certaines questions de côté parce qu’elles génèrent trop de conflits, dit aussi Mari Cruz Vicente, de la Confédération ouvrière espagnole, qui a participé aux négociations du début à la fin. Il fallait concrétiser. Sinon, on serait arrivé à la fin de la législature sans rien de concret. » Ce qui a été possible avec un « gouvernement progressiste » ne l’aurait pas forcément été avec un exécutif de droite, insiste la syndicaliste.
Derrière les chiffres, ce sont des vies qui changent. « Cela m’a apporté la stabilité, professionnelle, mentale, de vie », énumère María en parlant de son premier CDI obtenu à 32 ans. À la fin de sa période d’essai, elle et son mari comptent concrétiser un projet qu’ils caressent depuis un moment déjà. Devenir parents.
publié le 5 juillet 2022
Le personnel des urgences montpelliéraines au premier jour d’une grève illimitée
sur https://lepoing.net
Alors que les grèves dans les services d’urgence des hôpitaux se poursuivent dans tout le pays, c’est au tour des services d’urgences adultes et pédiatriques de Lapeyronie et des UTEC de Guy de Chauliac à Montpellier de rentrer dans la danse. Ce lundi 4 juillet marque le début d’un mouvement de grève illimité pour les agents de ces services, couverts par un préavis déposé par la CGT et FO.
Une grosse soixantaine de grévistes des services d’urgences adultes et pédiatriques de Lapeyronie et des UTEC de Guy de Chauliac à Montpellier étaient rassemblés ce lundi 4 juillet à midi devant l’entrée du centre André Benech, sur le site de Lapeyronie. Le rassemblement, appuyé par certains élus locaux Nous Sommes et par une poignée de députés de la coalition de gauche NUPES, marque le début d’une grève illimité à l’appel des syndicats CGT et FO.
Comme partout dans le pays, avec d’autres mouvements de grèves dans d’autres services sur le territoire, la situation dans les services d’urgence de Montpellier est devenue intenable. En témoignent ces extraits d’un communiqué de presse publié sur le site de la CGT CHU Montpellier : « A ce jour, les agents sont épuisés. Les équipes sont à bout de souffle. Les heures supplémentaires ne trouvent plus de public et régulièrement certains secteurs sont sans agents. L’attente et les pertes de chance sont nombreuses pour les patients. Les arrêts maladie pour épuisement professionnel se multiplient, les demandes de mutation, disponibilités, démissions également. Il n’est plus acceptable, tenable de croiser des collègues en pleurs ou sidérés lors des prises ou fin de garde. […] Que ce soit aux urgences adultes, pédiatriques de Lapeyronie ou tête et cou de Guy De Chauliac la situation est désormais critique et ce, aux portes de l’été. Les personnels de ces unités redoutent des situations de perte de chance pour les patients y compris au niveau de la pédiatrie où même la gestion de la douleur s’avère précaire »
Une situation d’autant plus préoccupante pour les usagers et les travailleurs qu’une nouvelle vague de Covid-19 se profile. Santé publique France faisait état, mardi 28 juin, d’un fort rebond des nouveaux cas de Covid-19. Les nouvelles contaminations ont atteint 147 248, soit 54 % de plus que durant la semaine précédente. La région Occitanie est particulièrement touchée, avec une hausse de 64% des contaminations sur la même période, et le département de l’Hérault affiche un des taux de progression de la nouvelle vague les plus élevé de France.
Face à cette vague de grèves, Élisabeth Borne s’est déplacée dans un hôpital de Pontoise dans le Val-d’Oise ce vendredi 1er juillet. Son intervention, et la liste d’annonces qu’elle y a faite pour endiguer la crise, immédiatement relayée par l’ARS Occitanie, repose sur deux versants.
D’une main, satisfaire temporairement une toute petite partie des revendications des soignants grévistes, via une revalorisation du point d’indice, la titularisation de certains personnels en contrats précaires. Et une majoration des heures de nuit et des heures supplémentaires, entérinées pour trois mois seulement.
De l’autre, expliquer que la crise des urgences est avant tout liée aux mauvaise habitudes des français. « Les urgences ne peuvent pas faire face à tous les besoins de soins des Français », a-t-elle doctement expliqué face caméra. Trois jours plus tard, ce lundi 4 juillet, le nouveau ministre de la Santé François Braun déclare dans un style tout à fait macronien que le système de santé « n’est plus compris par nos concitoyens ni par nos soignants ». On est priés de croire que la responsabilité des dégâts de l’épidémie de Covid repose principalement sur les citoyens rétifs à la vaccination, ou qui voudraient attendre d’y voir plus clair, et certainement pas sur le détricotage méthodique et radical du service public hospitalier, dans la foulée d’une crise sanitaire parmi les plus graves de l’histoire. On est priés de croire que la responsabilité de la crise majeure des services d’urgences repose principalement sur le mésusage que les français en font, et sur les défauts de compréhension des soignants grévistes, certainement pas sur les politiques libérales menées depuis des décennies contre l’hôpital public, et qui s’accéllèrent.
De ce versant du positionnement gouvernemental résulte tout un panel d’autres mesures annoncées par Elisabeth Borne, elles aussi valides trois mois pour le moment : tri renforcé entre les urgences vitales et les autres cas pour les appels au 15, mobilisation de médecins généralistes retraités et de pharmaciens, augmentation du recours aux services de télémédecine (par téléphone donc), ouverture des maisons de garde le samedi matin. Et sur du plus long terme une hausse du prix des consultations chez les généralistes de 15 euros, pour favoriser leur installation.
Pourtant la CGT dresse un constat tout autre quant aux raisons de la saturation des urgences. En tout premier lieu, les coupes budgétaires, le manque de personnel, les conditions de travail précaires et déplorables qui entraînent de grande difficulté dans la stabilisation et le recrutement du personnel, surtout après ces dernières années d’une dureté inouïe, insolemment récompensées après grèves et manifs par une petite prime de 183 euros acquise sous la menace du mouvement social. A titre d’exemple, le CHU de Montpellier ouvrait mi-juin 130 nouveaux CDI d’infirmiers et d’aides soigants après un accord signé avec les syndicats, lequel prévoyait notamment des hausses de salaires. Encore faut-il que les améliorations apportées soit suffisantes pour que ces métiers continuent à susciter des vocations heureuses.
Les syndicats pointent également du doigt les effets des politiques libérales sur la fréquentation des urgences. D’après eux, les déserts médicaux et le manque de médecins libéraux aux heures de nuits et pendant les week-ends, la politique du « toujours plus » de médecine et de chirurgie ambulatoire avec la réduction toujours plus poussée des durées moyennes de séjours obligent nombres de patients à se rendre ou à revenir aux services d’urgences. Pendant que les fermetures de lits entrainent redéploiements, épuisement des personnels et diminution du nombre de lits mis à disposition pour désengorger les services d’urgence.
Face à ce constat, les grévistes montpelliérains avaient leurs revendications toutes prêtes pour un rendez-vous en préfecture dans la foulée du rassemblement, à 15h. Pour les services d’urgences : une forte réactivité pour rendre participatifs tous les acteurs du soin dans la régulation des flux d’amont, des mesures permettant des parcours de soins sécuritaires pour les usagers et les soignants, une régulation des flux d’aval qui permette d’hospitaliser les patients qui en ont besoin, une refondation de la prise en charge des urgences et des soins non programmés. Et pour l’ensemble des personnels hospitaliers paramédicaux et médicaux : une revalorisation plus conséquente du point d’indice, des salaires et des indemnités pour contraintes et pénibilités horaires (la nuit, les dimanches, les jours fériés), un plan de formation du personnel soignant qui permette réellement des embauches massives, lesquelles devraient permettre à chacun de se consacrer pleinement aux tâches que sont censées recouvrir son métier, un renforcement des moyens budgétaires pour les établissements, un ratio de personnels adaptés à la charge en soins et des mesures salariales pour fidéliser les médecins et prioriser leur affectation à l’hôpital.
Si le rassemblement de ce lundi midi n’a compté que quelques dizaines personnes, le même type de mobilisations avait fini par mener au printemps 2020, au moment des mardis de la colère et du mouvement pour les primes Ségur, à de beaux coups d’éclats après quelques semaines d’efforts. Et le mouvement va se poursuivre, comme dans de nombreux autres hôpitaux.
publié le 5 juillet 2022
Anaïs Sidhoum sur https://rapportsdeforce.fr/
La décision de la Cour Suprême vendredi dernier a déclenché une véritable mobilisation générale en faveur de l’avortement à travers tout le pays. En témoignent les très nombreuses manifestations qui s’enchaînent depuis une semaine, dans les grandes villes où les manifestants se comptent par milliers jusque dans des communes plus modestes au coeur des états les plus conservateurs. Mais si l’énergie est là, le mouvement social se questionne sur ses stratégies et tactiques, encore sonné par le choc et confronté à l’urgence de venir en aide aux millions de femmes qui vivent d’ores et déjà dans un état où l’avortement est illégal.
En plus de descendre dans la rue, l’une des premières réactions des Américains indignés par la décision de la Cour a été de contribuer massivement aux fonds qui permettent aux militantes de terrain d’aider les femmes à payer l’intervention médicale et les frais de déplacement vers les états aux dispositions légales protectrices, où de nombreuses personnes se sont préparées à accueillir ces réfugiées médicales. Et de se porter bénévole auprès des nombreuses organisations de terrain qui offrent soutien accompagnement et protection aux personnes désireuses d’avorter. Il existe en effet un mouvement pro-choix organisé depuis longtemps aux États-Unis, qui lutte contre le durcissement des législations et essaye de fournir un accès concret aux soins reproductifs, en particulier aux Américaines les plus pauvres, marginalisées ou isolées.
La décision des juges constitutionnels de revenir sur la jurisprudence de 1973 n’était en effet pas une surprise, puisqu’elle avait fuité dans la presse il y a un mois. Mais l’administration Biden ne s’est pas saisie de cet avertissement pour prendre les devants. L’administration présidentielle reste en effet concentré sur l’enjeu de « mid-terms », ces élections de mi-mandat qui renouvellent les deux chambres en novembre et dont il espère obtenir une majorité au sénat. Un enjeu d’autant plus important qu’à l’occasion de ces élections fédérales, ont lieu de nombreuses élections locales, à divers échelons.
L’échec de la stratégie électorale
Et c’est bien au niveau local que vont se jouer de nombreuses batailles autour de l’avortement. Si c’est les états qui sont désormais maîtres du jeu en matière d’interdiction, les villes et les comtés peuvent imposer d’autres restrictions et l’élection de procureurs et de shérif pourra avoir un impact concret sur l’application des mesures répressives sur l’avortement.
Pourtant, malgré les réticences du Président à intervenir, l’état central n’est pas dépourvu de leviers d’action, aucune loi n’interdisant l’IVG à un niveau fédéral. Ainsi sans même attendre d’instructions de l’administration, l’agence américaine du médicament (FDA) a rappelé dans un communiqué que le mifepristone, principe actif de la pilule abortive, restait une substance autorisée par la loi fédérale, et ne pouvait donc pas être interdite par les états. Trente trois sénateurs Démocrates, une majorité, ont même adressé une lettre à Joe Biden, l’exhortant à mener une véritable campagne d’accès à l’avortement en mobilisant tous les moyens à sa disposition. Et de plus en plus de voix critiques s’élèvent parmi l’électorat démocrate, qui a pu vivre comme un chantage les nombreux appels aux dons qui ont émané de leurs représentants en réaction à l’annonce de la Cour Suprême.
D’autant que dans la composante la plus institutionnelle du mouvement pro-choix, les grandes associations nationales comme NARAL/Pro-Choice America ou le Planned Parenthood doivent faire face à un constat amer. Elle qui ont toujours basé leur stratégie sur la voie judiciaire et le soutien à l’élection de candidats favorables à l’avortement. Mais après 40 ans, plusieurs présidences Démocrates et des centaines de millions de dollars collectés et reversés aux campagnes électorales (190 millions en 2020), l’échec est cuisant. La jurisprudence constitutionnelle a été renversée, aucune loi fédérale n’a jamais été promulguée pour protéger ce droit, et les échelons locaux n’ont jamais été investis. Ces associations restent cependant déterminées à mener la bataille des mid-terms, n’infléchissant pour l’instant leur stratégie que pour investir plus largement les élections locales.
En parallèle, elles ont réussi à faire suspendre des lois d’interdiction – entrées en vigueur dans la semaine – de trois États, grâce à des procédures interrogeant leur conformité à leurs constitutions respectives.
« Les droits reproductifs sont des droits sociaux »
Côté syndical, plusieurs fédérations et représentants ont condamné la décision de la Cour et ses conséquences, comme la présidente de l’AFL-CIO, la plus grande fédération syndicale du pays. Mais d’autres, comme les Teamsters, se montrent plus réticents à prendre position sur un sujet « politique » qui ne touche pas directement à la vie au travail. C’est alors des syndicats locaux qui prennent la parole pour exprimer leur opposition, faisant anticiper à certains commentateurs des tensions entre bases et directions sur le sujet.
Mais de l’avis de la plupart du mouvement social, l’accès aux droits reproductifs est un véritable enjeu pour les travailleuses. Particulièrement, dans un pays qui ne prévoit ni congé parental ni congé maternité, et où l’accès aux services de santé dépend pour beaucoup de la situation d’emploi. Pour autant, la grève générale féministe n’est pas pour demain. S’il existe une vraie dynamique depuis quelques années dans le pays, le paysage syndical reste exsangue, et l’heure est à la reconstruction et à la consolidation. D’autant plus que comme l’observe une chercheuse, les états les plus restrictifs sont tendanciellement les moins syndiqués et vis-versa.
publié le 4 juillet 2022
Rozenn Le Saint sur www.mediapart.fr
Risques de réinfections, protections, efficacité des vaccins actuels et attendus, avenir de la pandémie… Nos réponses pour s’y retrouver face à cette nouvelle vague de Covid-19
Les fêtes estivales éloignent de nos esprits la pandémie, qui les a déjà monopolisés depuis près de deux ans et demi. Les masques tolérés depuis des mois semblent devenus insupportables. La première ministre, Élisabeth Borne, les a simplement « recommandés [...] dans les lieux de promiscuité » et « espaces clos », en particulier « les transports en commun », mardi 28 juin.
Pourtant, ce même jour, la France a enregistré près de 150 000 cas positifs au Sars-CoV-2, selon Santé publique France. La barre symbolique des 100 000 tests positifs quotidiens n’avait pas été dépassée depuis plus de deux mois. Elle avait été franchie pour la toute première fois en décembre 2021.
Après avoir créé la panique générale, Omicron a changé la face de l’épidémie. Davantage contagieux mais moins grave, il a eu tendance à rassurer. Sauf que le virus continue de muter. Le sous-lignage d’Omicron BA.1 porte la responsabilité de la vague de l’hiver dernier. Son cousin BA.5, celle de l’actuelle : pas assez différent pour être qualifié de nouveau variant, l’est-il suffisamment pour changer la donne ? Nos réponses aux questions que l’on aurait vraiment voulu ne plus se poser.
Faut-il remettre le masque ?
La meilleure façon de se protéger d’une infection dans les espaces fermés demeure le bon vieux masque. « Avec le sous-lignage BA.5 d’Omicron, les personnes infectées voient apparaître des symptômes dans les deux, trois jours maximum. Cela signifie que le virus se développe très vite dans le nez et est très transmissible avant que les symptômes n’apparaissent. C’est un des facteurs de diffusion très fort de l’épidémie. D’où l’importance de porter les masques dans les lieux clos bondés comme les transports et d’aérer », recommande Bruno Canard, virologue et directeur de recherche CNRS (Aix-Marseille).
Pourquoi une contamination récente ne protège-t-elle pas d’une nouvelle ?
Les récidivistes du Sars-CoV-2 sont-ils des exceptions ou la nouvelle règle avec Omicron ? « Nous pensions qu’avec la grosse vague Omicron, version BA.1, l’immunité offerte par l’infection couplée à celle donnée par la vaccination seraient suffisantes pour contrer les vagues à venir. La mauvaise surprise d’Omicron est que l’immunité conférée par l’infection est faible et ne permet pas de contrecarrer ses autres sous-lignages », explique le spécialiste des coronavirus. Le réflexe des personnes détectées positives de se dire « au moins, c’est fait » n’a plus lieu d’être.
Pour simplifier le message face à la complexité des schémas vaccinaux et détailler la validité du passe vaccinal, en février 2022, l’ancien ministre de la santé, Olivier Véran, avait tendance à dire qu’une infection égalait une injection. Il faut oublier ce mantra. « Les anticorps donnés par une infection naturelle n’offrent pas une protection aussi efficace qu’un rappel », estime Bruno Canard.
À quoi bon une dose de rappel de vaccin ?
Les vaccins créés à partir de la souche originelle sont-ils toujours efficaces en 2022 ? Très peu face à la transmission. « Avec un schéma vaccinal complet, l’efficacité du blocage de la transmission face à Omicron est de l’ordre de 30 % alors qu’il tournait autour de 75 % auparavant », explique Brigitte Autran, membre du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale.
D’autant plus que, « avec le temps, l’immunité baisse. Des gens qui ont contracté Omicron en début d’année peuvent être de nouveau infectés. Mais même si le rappel protège peu contre l’infection, il prémunit des formes sévères », assure Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bichat à Paris.
Le rappel empêche-t-il de tomber gravement malade ?
Le nombre de morts du Covid-19 dans le monde aurait été réduit de plus de 60 % en 2021 grâce à la vaccination, selon une étude de l’Imperial College London, publiée dans The Lancet Infectious Diseases. Et malgré un nombre d’infections considérable aujourd’hui, celui des hospitalisations liées au Covid-19 demeure largement moindre qu’à l’arrivée d’Omicron.
« À l’hôpital, cela n’a rien à voir avec les vagues précédentes, même celle que l’on a connue en début d’année. Les patients sont toujours des personnes âgées et immunodéprimées, qui perdent leur immunité plus rapidement, rapporte Yazdan Yazdanpanah. Il y en aurait encore moins si davantage de plus de 60 ans recevaient leur deuxième dose de rappel. »
Moins de 30 % de cette classe d’âge, éligible à une deuxième piqûre de rappel, l’a effectuée. Pourtant, « le rappel protège de façon très prolongée des cas graves, d’au moins 18 mois, le recul dont nous disposons », affirme Brigitte Autran, professeure d’immunologie à la faculté de médecine de Sorbonne Université.
Pourquoi ne dispose-t-on pas déjà de vaccins adaptés à Omicron ?
Les patrons des deux principaux producteurs de vaccins à ARN messager, Moderna et Pfizer-BioNTech, avaient annoncé plancher sur de nouveaux produits spécialement adaptés à Omicron dès le début d’année, et être capables d’en fabriquer en un temps record. D’abord attendus au printemps, puis à l’été, les vaccins nouvelle génération devraient arriver sur le marché à l’automne.
« Les industriels se sont visiblement rendu compte que s’ils produisaient rapidement des vaccins uniquement adaptés à Omicron comme ils l’envisageaient initialement, et donc sur la base de BA.1, ils pourraient n’être que peu efficaces puisque les sous-lignages qui apparaissent les déjoueraient. Cela a considérablement ralenti la mise à disposition d’un vaccin contre Omicron », décrypte Bruno Canard.
Qu’attendre des vaccins prévus pour l’automne ?
Inévitablement, les fabricants ont toujours un train de retard par rapport aux variants en circulation. Brigitte Autran a participé aux réunions de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour réfléchir à la combinaison la plus efficace. « Nous ne savons pas quel variant va surgir à l’automne et Omicron est très éloigné des souches précédentes. L’avantage d’un vaccin bivalent est de couvrir la totalité des variants que l’on connaît », explique-t-elle.
Des vaccins à deux cibles produits à partir de la souche originelle de Wuhan et d’Omicron sortiront des chaînes de Pfizer-BioNTech et de Moderna. « Nous disposerons d’un vaccin qui nous protégera de façon raisonnable contre tous les variants que l’on avait avant Omicron et également contre Omicron, version BA.1, mais cela sera suffisant pour prévenir les formes graves », argue Brigitte Autran.
Les données de Moderna publiées le 25 juin, mais pas encore revues par des pairs, montrent que son futur vaccin bivalent créé à partir de la souche de Wuhan et d’Omicron version BA.1 est efficace, même s’il l’est un peu moins sur BA.5. Pour pallier l’imperfection des futurs vaccins, « il faudra probablement compter sur des traitements antiviraux en complément de la vaccination, comme le Paxlovid de Pfizer et d’autres en cours de développement », considère le virologue Bruno Canard.
Faut-il s’inquiéter des futurs variants ?
On ne le sait pas. « Nous ne sommes pas à l’abri de voir apparaître un variant qui provoquerait des formes plus sévères », estime Bruno Canard. « Il est probable que l’on se dirige vers une atténuation du Covid-19 avec une forme de gravité qui demeurera pour les personnes fragiles. L’histoire suggère que les variants deviennent davantage contagieux mais moins graves. Néanmoins, on ne peut présumer de rien », rappelle prudemment Brigitte Autran.
En tout cas, des variants préoccupants peuvent émerger depuis toutes les parties du monde où le virus circule beaucoup. Et ce, qu’il s’agisse de pays très vaccinés ou non, puisque les piqûres actuelles sont peu efficaces face à la transmission du variant dominant.
publié le 4 juillet 2022
Marine Cygler sur www.humanite.fr
Des chênes verts qui s’adaptent pour produire moins de feuilles et moins de glands, voici les premiers résultats d’une étude menée dans l’Hérault depuis 2003 pour évaluer la réponse de la forêt méditerranéenne aux conséquences du changement climatique.
Jean-Marc Orcival mesure le carbone qui entre dans la forêt lors de la photosynthèse et celui qui en sort lors de la respiration. Photo Hemis via AFP
Parcourir la forêt de chênes verts située à quelques encâblures du village de Puéchabon, dans l’Hérault, c’est entrer dans une expérience scientifique à ciel ouvert. Ici, grâce à un dispositif de gouttières qui interceptent 30 % des précipitations, des chercheurs ont créé artificiellement une aridification du climat à laquelle devra faire face la forêt méditerranéenne avec le changement climatique. Comment réagira-t-elle à la sécheresse ?
Cette expérience d’exclusion de pluie qui se déroule depuis presque vingt ans est l’une des plus longues au monde. Aussi, elle apporte déjà quelques précieux éléments : dans les parcelles partiellement privées de pluie, les arbres ont moins de feuilles et produisent moins de fruits, ce qui interroge les écologues sur la capacité de régénération de la forêt du futur.
Le futur s’est dangereusement rapproché
En 2000, les prévisionnistes tablaient sur une réduction de 30 % des précipitations à la fin du siècle. En 2003 a commencé une expérience au long cours consistant à couvrir un tiers de la surface de trois parcelles de 100 m2 par des gouttières qui récupéraient l’eau de pluie, laquelle n’atteignait donc jamais le sol. L’objectif : simuler la sécheresse future.
Sauf que le futur s’est en fait dangereusement rapproché. « Au début de l’expérience, on imaginait simuler le climat de 2100. On se rend compte aujourd’hui qu’étant donné l’augmentation des températures ce sera le climat de 2035 », explique Jean-Marc Limousin, chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS
Au fur et à mesure des travaux de prévision, il est devenu évident que le Bassin méditerranéen serait particulièrement impacté par le changement climatique. Les températures y augmentent et les précipitations y diminuent bien plus vite que la moyenne mondiale. « Cela n’a pas d’intérêt de se pencher sur les précipitations telles quelles : ce qui est important pour les arbres, c’est la vitesse à laquelle le réservoir dans le sol va s’évaporer. Et pour ça, c’est la température qui compte », poursuit-il.
Moins de transpiration et de photosynthèse
Avec son collègue Jean-Marc Ourcival, ils suivent certains arbres en particulier, marqués par des rubans colorés. Depuis un réseau de passerelles aériennes qui permet d’accéder à la cime des arbres, à environ 4 mètres du sol, ils comptent les feuilles et récoltent les fruits dans des filets. « La réaction principale des arbres à la sécheresse imposée est la réduction de 20 à 25 % du nombre de feuilles », constate Jean-Marc Limousin. « En 2003, on pensait que les feuilles allaient changer de forme et de taille, alors que c’est leur nombre qui est impacté par l’aridification », fait remarquer Jean-Marc Ourcival, qui voit là un bon exemple de l’importance de l’expérimentation.
Réduire ce que les scientifiques appellent l’indice foliaire est une stratégie d’adaptation car, s’il y a moins de feuilles, il y a moins de perte d’eau par transpiration. « Mais cela veut dire aussi qu’il y a moins de photosynthèse : au bout de deux-trois ans, on a vu que les arbres s’acclimataient en devenant plus économes, plus lents », poursuit Jean-Marc Limousin. De fait, la photosynthèse, qui permet aux végétaux de fabriquer leur matière organique, est un ensemble de réactions biochimiques se déroulant dans les feuilles.
Que les parcelles soient privées d’eau ou non, les chercheurs se sont rendu compte qu’une sécheresse printanière avait un impact particulièrement négatif sur la croissance des chênes verts. En effet, c’est normalement durant cette saison, quand il fait assez chaud sans que le climat soit trop sec, que les arbres poussent. La croissance s’arrête en revanche l’été, quand les arbres ferment les stomates de leurs feuilles pour éviter la perte d’eau par la transpiration, ce qui empêche aussi la photosynthèse.
L’enjeu de la régénération
« La question qui se pose déjà aujourd’hui, c’est de savoir si les arbres vont s’arrêter de pousser en juin ou fin juillet… », indique Jean-Marc Limousin. Cela dit, pour l’instant, la privation d’eau n’empêche pas les arbres de pousser. Ils ont moins de feuilles, certes, mais ils croissent. « Si le bois ne pousse pas, il meurt. L’arbre n’a pas le choix, il est obligé de grandir chaque année. C’est donc la priorité absolue », détaille le chercheur.
En revanche, le chercheur s’inquiète que les arbres des parcelles sèches produisent moins de fleurs et de fruits que les parcelles qui ne sont pas privées d’eau. 40 % de glands en moins : c’est loin d’être anecdotique. « C’est une information importante pour l’avenir de la forêt. Dans quelques années, avec l’aridification, pourra-t-elle se régénérer ? » interroge-t-il.
Une forêt domaniale transformée en laboratoire grandeur nature
La forêt domaniale de Puéchabon est étudiée depuis 1984 par des chercheurs du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier, rattaché au CNRS. « C’est une forêt qui n’est plus exploitée depuis quatre-vingts ans. Lorsque nous en avons fait un site expérimental, une problématique d’écologie pure s’est imposée. L’idée : observer ce que devient une forêt sans gestion, coupe ni intervention humaine », explique Jean-Marc Ourcival.
Puis, en 1998, quand la communauté scientifique a été convaincue de la réalité du changement climatique, se souvient le chercheur, l’Union européenne a lancé de grands projets de recherche. À Puéchabon, il s’est agi de savoir combien un écosystème laissé à sa libre évolution était capable de pomper de carbone.
Aussi des tours de flux que l’on entend siffler mesurent en permanence le carbone qui entre dans la forêt lors de la photosynthèse et celui qui sort lors de la respiration. Résultat : la forêt de Puéchabon fixe 2,5 tonnes de carbone par hectare et par an. Las, une sécheresse printanière, comme il s’en produit de plus en plus souvent, et ce bilan s’effondre à 1 tonne de carbone par hectare et par an.
publié le 3 juillet 2022
Kareen Janselme sur www.humanite.fr
IVG Des milliers de personnes ont défilé le 2 juillet, en France, pour soutenir le droit à l’interruption volontaire de grossese et réclamer son inscription dans la Constitution.
«L e droit à l’IVG, on s’est battu pour le gagner, on se battra pour le garder. » Des milliers de personnes ont scandé cette phrase, ce samedi, en soutien au droit à l’avortement, mobilisées en France dans plusieurs villes comme Paris. Dans la capitale, 1 500 manifestantes et manifestants (d’après le ministère de l’Intérieur) répondaient ainsi à l’appel du Collectif Avortement en Europe contre la décision de la Cour suprême des États-Unis, qui permet désormais à plusieurs États d’interdire l’interruption volontaire de grossesse. Un demi-siècle de droit effacé.
« En France aussi, ce droit peut être remis en cause, alerte Sarah Durocher, coprésidente du Planning familial, association membre du collectif organisateur. Gratuité, prise en charge, délais : tout pourrait être réduit. Il faut donc réaffirmer ce droit fondamental en le constitutionnalisant. Il existe maintenant trois propositions de lois pour inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution. Nous, nous voulons un projet de loi pour que le gouvernement s’engage, qu’il aille au-delà de la parole et du symbole politique. »
« Avorter est un droit fondamental » , rappelait la banderole de tête du cortège, en lettres violettes, couleur symbole de la lutte pour les droits des femmes. En première ligne, la députée EELV de Paris et féministe Sandrine Rousseau, portant écharpe tricolore, estimait nécessaire cette inscription dans la Constitution : « Ce sera ainsi plus difficile de supprimer ce droit et c’est un message aux États-Unis, pour que les femmes là-bas sachent que nous sommes solidaires. » Tout au long du parcours apparaissaient des cintres, accrochés à des calicots CGT, cousus plus loin sur des bannières Solidaires ou FSU, pendus à un drapeau PCF, arrimés à un fanion NPA. Brandis par des mains rouge sang, ces outils barbares utilisés par les « faiseuses d’anges » lors des opérations clandestines matérialisaient bien la crainte d’un retour aux âges sombres. Déjà, en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, les femmes ont vu leurs droits rognés. Et l’arrivée en France de 89 élus du Rassemblement national (RN) à l’Assemblée inquiète quant à une possible alliance pour faire reculer les droits reproductifs. « Marine Le Pen a mis la question en débat dans son parti et les hésitations du RN sont déjà une réponse, avertit Fabien Roussel, le secrétaire national du PCF. On n’hésite pas sur ce droit à l’avortement. Et il faut le faire vivre. Plus de cent centres ont fermé en France depuis dix ans. De nombreuses femmes de milieux populaires n’ont souvent pas accès à ce droit dans notre pays : il faut rouvrir des centres de Planning familial et lutter contre les déserts médicaux. »
« C’est scandaleux, On décide encore à la place des femmes »
Léonie, 21 ans, est venue en groupe. Un groupe mixte, car ce droit « nous concerne tous ». « J’ai avorté il y a un mois et ça me touche encore. Je me dis que si j’étais née aux États-Unis, je n’aurais pas pu avorter. C’est bien de pouvoir vous en parler, je me sens allégée. Ça fait du bien de pouvoir l’assumer. Cette manifestation signifie aussi un retour en arrière. On sera toujours obligé de se battre. » Marion aussi est venue rejoindre des amis, anciens collègues de l’éducation nationale. « C’est scandaleux, s’exclame la sexagénaire. On décide encore à la place des femmes. Aux États-Unis, certaines vont risquer de mourir dans la clandestinité. Et en France, il faut rester bien sûr en alerte vu notre situation politique inquiétante. » Devant elle, Lauranne Garcia-Cousteau milite bénévolement au Planning familial des Hauts-de-Seine. Elle a réalisé un diagnostic territorial sur l’accès à la santé sexuelle alarmant, relevant le manque de professionnels et de moyens des structures publiques empêchant une pleine accessibilité. Mais, sur les réseaux sociaux, c’est la désinformation organisée par les mouvements réactionnaires qui l’épouvante le plus.
Avec la chaleur, les vestes sont tombées. Une femme et sa fille aux tee-shirts jumeaux reprennent des chants. « Ensemble pour la liberté », peut-on lire sur leurs vêtements faits maison où une main aux ongles rouges se termine en symbole de Vénus. « Jade a 7 ans, mais est sensibilisée depuis toute petite, explique sa mère Anaïs. C’est important qu’elle se rende compte que, pour garder ses droits, elle devra militer pour ça. » Occupée par son sac de bonbons, Jade relève la tête et avoue qu’elle « est contente d’être là » parce que « c’est important que les femmes décident de ce qu’elles veulent faire et pas que les hommes ». Comme le confirment la majorité des pancartes agitées ce jour-là à Paris, Strasbourg, Lyon, Toulouse, Bordeaux, affichant comme slogan : « Mon corps, mon choix ».
publié le 3 juillet 2022
Par Laurent Mouloud sur www.humanite.fr
Les jeux Olympiques de Paris 2024 fêteront, à n’en pas douter, les valeurs de respect, de rencontre entre les peuples et de dépassement de soi. En attendant les exploits des athlètes sous la lumière de la flamme et la ritournelle des bons sentiments, un autre genre de sport s’épanouit entre les grues et les dalles de béton préparant l’événement : celui de la fraude sociale à grande échelle et de l’exploitation humaine. Comme le détaille l’enquête de l’Humanité, les chantiers des JO sont loin d’être aussi exemplaires que l’ambitionnait la Solideo, le maître d’ouvrage des infrastructures olympiques. Sous-traitance en cascade, gérants « de paille », travailleurs sans papiers… Un condensé du pire du secteur du BTP s’étale aux portes de la capitale. L’image est désastreuse, le symbole affligeant. Et, surtout, le sort réservé à cette main-d’œuvre corvéable proprement scandaleux.
La justice s’est emparée de l’affaire début juin. Elle devra faire la lumière sur cet écheveau de microsociétés au relent de fonctionnement mafieux, auxquelles les majors du bâtiment, l’œil rivé sur leur marge de profit, confient le boulot sans se soucier plus que ça des infractions à la législation qui en découlent. Pas vu, pas pris. Telle est la logique du moins-disant social. Et si le vent de l’inspection du travail souffle de face, alors ces poids lourds du BTP plaident la « négligence », voire se présentent comme « victimes » de ces sous-traitants indélicats… Stratégie éprouvée. Gageons que la justice saura établir l’échelle des responsabilités. De toutes les responsabilités.
En bout de chaîne, enfin, il y a le no man’s land administratif dans lequel sont maintenues ces centaines de milliers de sans-papiers en France. Une situation qui alimente le travail au noir et le business de ces mafias, prêtes à infliger tous les abus à ces populations fragilisées. Les régulariser, leur donner un statut de travailleur et les droits sociaux qui vont avec couperait l’herbe sous le pied des exploiteurs. Pour l’instant, la politique migratoire du gouvernement et des préfectures, qui voient derrière chaque sans-papiers un délinquant et non pas une victime, roule à contresens. Il y a pourtant urgence à sortir de cette hypocrisie si l’on veut que les JO soient aussi exemplaires sur le plan social que sportif.
Régulariser les sans-papiers assécherait les réseaux qui les exploitent.
Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr
BTP Après la découverte en mars de travailleurs sans papiers sur le chantier du Village des athlètes construit pour les prochains JO, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « travail dissimulé en bande organisée ». Plongée dans l’univers interlope de ces micro-entreprises aux relents mafieux.
La charpente du réseau était archaïque, déjà chancelante. Un coup de marteau a précipité son écroulement. Le 8 juin dernier, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « emploi d’étrangers sans titre », « recours au travail dissimulé » et « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé » ; les investigations en cours sont confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP).
L’affaire s’est nouée sur le chantier du Village des athlètes, à Saint-Ouen, une infrastructure centrale des jeux Olympiques de Paris 2024. Le 24 mars dernier, alertée par la CGT, l’inspection du travail y recensait lors d’un contrôle inopiné sept travailleurs sans papiers maliens. Tous travaillaient à couler un plancher en béton, sur un lot confié à GCC, l’une des entreprises de BTP intervenant pour le groupement Icade/CDC en contrat avec la Solideo, le maître d’ouvrage chargé de la livraison de l’ensemble des infrastructures pérennes et des opérations d’aménagements nécessaires aux JO. Le groupe GCC avait officiellement recours à un sous-traitant, KMF. Problème : cette structure, une société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu), avait à sa tête un « gérant de paille », un travailleur malien, lui-même ouvrier sur les chantiers, placé là par un certain Mehmet B. Lequel apparaît comme le patron, de fait, de toute une nébuleuse d’entreprises éphémères, à faible capital, endossées par des prête-noms, presque tous originaires du même district en Turquie, qui assuraient dans l’opacité et le plus grand arbitraire la rémunération des travailleurs sans papiers recrutés au gré des contrats et des chantiers.
Dans cet imbroglio, les choses ont tourné à l’aigre dès le mois d’octobre 2020, sur un gros chantier de rénovation urbaine à Vélizy-Villacoublay où le donneur d’ordres, GTM, a officiellement fait appel à l’un de ces obscurs sous-traitants, dénommé Sari. Là, l’un des contremaîtres s’en est violemment pris à un travailleur malien, en le frappant d’un coup de marteau sur l’épaule, avant de le congédier définitivement. Ulcérés, ses compagnons ont alors menacé de faire appel à un syndicat et de se mettre en grève s’ils restaient non déclarés. Ils travaillaient jusque-là sans contrats ni bulletins de salaire, payés au travers de virements bancaires par une vingtaine de structures différentes, avec, durant la pandémie, des justificatifs de déplacement professionnel établis par une obscure agence d’intérim.
« Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers. Ce que j’ai fait. Ça m’a coûté 350 euros »
« C’est Mehmet B. qui est venu pour négocier. Au début, il ne voulait rien entendre. Il nous disait “vous êtes des égoïstes, vous êtes des fous de vouloir aller chez les syndicats. Vous voulez me niquer, me mettre en faillite alors que je vous donne du travail” », se souvient Djibril (*), un trentenaire arrivé en France en 2017, via le Maroc et l’Espagne. Sous pression du donneur d’ordres, Mehmet B. a finalement consenti, au bout d’une semaine chômée où les travailleurs maliens n’avaient plus été sollicités, à établir les contrats demandés. « Quand ils nous ont arrêtés, GTM a dit qu’il fallait qu’on revienne. Alors Mehmet est revenu négocier avec nous. Moi, je n’avais que mon passeport. Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers. Ce que j’ai fait. Ça m’a coûté 350 euros. À partir du 3 novembre, ils nous ont donné des fiches de paye, jusqu’à la fin 2021 », poursuit Djibril.
Cinq contrats sont alors établis au nom de l’entreprise Batidem, cinq autres sont siglés YTB. Les documents comptables de cette dernière structure (1,3 million d’euros de chiffre d’affaires en 2020, en hausse de 675 % sur l’année précédente) font apparaître une masse salariale très faible, d’affolantes dépenses en achats d’études et de prestations de services, un résultat net dérisoire. Quelques mois plus tard, les ouvriers maliens sont convoqués. « On nous dit que Batidem va fermer dans trois mois, qu’on va nous mettre sur KMF, qui était au nom de Fodé. Lui, c’est un ouvrier comme nous. Il travaillait pour eux depuis longtemps. Il n’a pas fait l’école. Il ne gérait rien, c’était juste son nom », témoigne Djibril.
Mais le conflit couve encore : les journées de travail sont interminables. Souvent, elles ne s’achèvent qu’à 19 heures ou 20 heures. Les travailleurs sans papiers sont affectés aux tâches les plus pénibles. Le travail achevé, il leur revient de trimer encore pour ranger le matériel. Les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées, ou alors de façon très aléatoire, avec des enveloppes d’argent en liquide. C’est le beau-frère de Mehmet B. qui donne les consignes, affecte les travailleurs sans papiers selon les besoins ou les risques de contrôle... jusqu’au début de l’année, quand les ouvriers maliens se décident à solliciter la CGT dans le sillage des grèves des travailleurs sans papiers.
À la tête d’une prospère PME qui a pignon sur rue, Mehmet B. et sa structure « officielle » n’apparaissent à aucun moment dans le montage de sous-traitance sur lequel repose le chantier de Saint-Ouen confié à GCC. Il a pourtant été vu plusieurs fois sur le site, accessible seulement en étant muni d’une carte BTP, discutant avec des cadres du donneur d’ordres. Contacté par l’Humanité, le groupe GCC n’a pas souhaité nous éclairer sur ce point précis, ni sur aucun autre. « Dans la mesure où il semble qu’il y ait une enquête pénale en cours, nous réservons nos réponses aux inspecteurs s’ils venaient à nous interroger », élude l’entreprise, qui confirme, « au regard de la gravité des faits dénoncés, avoir déposé plainte pour faux et usage de faux ».
La fraude aux cotisations sociales pourrait atteindre 6 à 8 millions d’euros
Une stratégie pour se prémunir d’éventuelles conséquences judiciaires ? La loi est claire : lorsqu’un donneur d’ordres a recours à un cocontractant (sous-traitant ou prestataire), il doit en exiger un document attestant de son immatriculation et une attestation de vigilance délivrée par l’Urssaf, confirmant son respect des obligations de déclaration et de paiement des cotisations sociales. En cas de manquement à cette obligation de vigilance, le donneur d’ordres est solidairement tenu de régler les impôts, taxes, cotisations de Sécurité sociale, rémunérations et autres charges de son cocontractant, si celui-ci a eu recours au travail dissimulé.
Ici, la fraude aux cotisations sociales organisée par cette nébuleuse pourrait atteindre des montants faramineux, 6 à 8 millions d’euros. La plupart des sociétés fictives impliquées dans le montage ont été placées en liquidation judiciaire, avec, pour motif le plus souvent invoqué, l’insuffisance d’actifs.
« C’est un montage classique, s’appuyant sur une structure communautaire, avec de fausses boîtes pour faire les transferts d’argent, les virements, et qui ferment au fur et à mesure, au bout d’un ou deux exercices, témoigne un Franco-Turc ayant travaillé sur des chantiers. Souvent, le prête-nom est payé. Les primo-arrivants sont enrôlés dès qu’ils mettent un pied en France. L’argent économisé sur les cotisations sociales ressort via des systèmes de fausses factures ou via l’achat de matériel revendu à bas prix au noir après liquidation. C’est une façon de générer du cash. Le bâtiment, c’est le monde de la corruption généralisée. Il n’y a pas un chantier propre en Fr ance. »
Des pratiques qui prospèrent dans l’écosystème de moins-disant économique, donc de moins-disant social imposé par les majors du bâtiment pour s’assurer des marges confortables.
Quelles caisses alimentaient, ici, les sommes tirées du contournement des obligations fiscales et sociales ? Ni le gérant de fait, ni les gérants de paille sur lesquels il s’appuyait n’affichent d’extravagants signes extérieurs de richesse, ni en France ni en Turquie. Presque tous sont originaires du district de Cankiri, en Anatolie centrale, un bastion de l’extrême droite où le MHP, le parti de la synthèse islamo-fasciste aujourd’hui allié à l’AKP du président Erdogan, enregistre aux élections des scores dépassant les 40 %.
Parmi les hommes de main de Mehmet B. placés à la tête de ces sociétés fictives, nombreux sont ceux qui affichent publiquement leurs sympathies pour les Loups gris, une milice fasciste ultraviolente, impliquée dans de nombreuses actions criminelles, aux frontières du terrorisme et du banditisme. Le 4 novembre 2020, un décret entérinait la dissolution en France de ce mouvement paramilitaire et ultranationaliste, suite à des attaques contre des Arméniens et des Kurdes. Sur les réseaux sociaux, les complices de Mehmet B. n’hésitent pourtant pas à arborer pour beaucoup d’entre eux l’iconographie des Loups gris, leurs slogans, leur drapeau aux trois croissants, les photographies de leurs enfants ou de militaires faisant le geste de ralliement des Loups gris avec le pouce, le majeur et l’annulaire joints, l’index et l’auriculaire dressés pour former le profil et les oreilles d’un loup. Fascination des armes, haine des Kurdes, chauvinisme et mysticisme imprègnent leur univers.
Ce réseau communautaire est-il simplement constitué d’aigrefins sous influence de l’environnement politique de leur région d’origine ? Difficile à dire. « Depuis leur dissolution, on n’a pas enregistré, en France, de regain d’activité des Loups gris. Mais ils ont toujours entretenu une présence souterraine, connectée à des activités économiques mafieuses », indique une source policière. L’enquête judiciaire établira si des flux financiers étaient drainés vers l’étranger, Allemagne ou Turquie.
la préfecture de Seine-Saint-Denis rechigne à régulariser les travailleurs sans papiers
Mehmet B. et les siens étendaient leur emprise à d’autres gros chantiers de prestige où leur réseau avait ses entrées, dans toute la région parisienne. Le recrutement de travailleurs sans papiers maliens, sur ces sites, surprend notre interlocuteur franco-turc passé par les chantiers : « Normalement, ils recrutent dans la communauté. Ils sont méfiants, veulent garder le contrôle. C’est plus facile avec les proches, sur lesquels les chefs ont toujours des moyens de pression, avec un enchevêtrement de rapports féodaux et d’exploitation économique. C’est la pénurie de main-d’œuvre qui les a poussés à aller recruter parmi des travailleurs d’une autre provenance. »
En dépit de cette pénurie de main-d’œuvre, la préfecture de Seine-Saint-Denis rechigne à régulariser les travailleurs sans papiers, sans qui les infrastructures des jeux Olympiques ne pourraient être livrées à temps – un blocage qui permet aux pratiques illégales et au travail dissimulé de prospérer. Du côté du groupe GCC, pressé par la CGT de prendre ses responsabilités en embauchant les travailleurs régularisés du chantier du Village des athlètes, on assure « qu’une procédure de recrutement est d’ores et déjà en cours pour certaines des personnes ». En fait, deux travailleurs, seulement, ont été contactés à ce jour.
Ousmane (*), lui, attend toujours, en vivotant de missions d’intérim. « Ce qui nous a sauvés, c’est qu’on est restés ensemble, solidaires, et qu’on a eu l’appui de la CGT, remarque-t-il. Ça ne pouvait pas continuer, on n’avait aucun droit, en cas de maladie, les jours d’indisponibilité n’étaient pas payés, il fallait courir comme un athlète pour se faire payer les heures supplémentaires, en cas d’accident, on était mal. » Djibril n’a jamais été sollicité, lui non plus, par GCC. Il savoure pourtant sa nouvelle vie « avec les papiers » : « Je travaille pour une PME du bâtiment dont le patron me respecte, je suis déclaré, je me sens libre. Je n’ai plus peur de sortir. Je m’enracine. »
(*) Les prénoms ont été modifiés.
publié le 2 juillet 2022
Communiqué LDH
La LDH (Ligue des droits de l’Homme) salue les décisions de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris qui vient de refuser l’extradition des dix réfugiés italiens accueillis par la France depuis les années 80.
L’asile leur avait été accordé à la condition de sortir de la clandestinité, d’abandonner la lutte armée et de s’insérer pacifiquement dans la société française.
Pendant quatre décennies, ces conditions ont globalement été respectées – à l’exception d’une tentative vis à vis de Marina Petrella en 2008 – et ces personnes, aujourd’hui retraitées, ont bénéficié de titres de séjour, ont travaillé, fondé des familles et se sont enracinées dans notre société.
Pourtant, au printemps 2021, le Président Emmanuel Macron décidait de renier la parole de la France et de donner suite à des demandes d’extradition visant des faits vieux de plus de quarante ans.
La Cour d’appel a rejeté hier toutes ces demandes d’extradition au nom des principes fondamentaux du droit énoncés par la Convention européenne des droits de l’Homme, notamment dans ses articles 6 et 8 imposant les garanties du procès équitable et le respect de la vie privée et familiale.
En refusant ces extraditions au nom des valeurs fondatrices d’un Etat de droit, les magistrats de la Cour d’appel ont démontré que la justice française pouvait être rendue en toute indépendance et s’opposer à la raison d’Etat.
Paris, le 30 juin 2022
publié le 2 juillet 2022
Florent LE DU surwww.humanite.fr
Précarité Le gouvernement Borne doit présenter son projet de loi censé regonfler les portefeuilles des Français la semaine prochaine. Des mesures loin de contrecarrer l’inflation et de remettre en question un logiciel libéral qui a montré ses limites.
Pas à la hauteur. Le gouvernement a-t-il au moins pris la mesure de l’inflation qui s’abat sur les Français et leurs budgets ? Plein de gazole à plus de 100 euros, prix de l’alimentation qui s’envolent comme ceux de l’énergie… La hausse des prix à la consommation, qui se situe déjà à 5,2 % par rapport à juin 2021, pourrait atteindre 7 % en septembre 2022. Le fruit, principalement, de spéculations. Jeudi, même Michel-Édouard Leclerc, patron des supermarchés du même nom, a expliqué sur BFMTV que « la moitié des hausses de prix demandées sont suspectes », réclamant même l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et une « obligation de transparence ». « Chiche », ont réagi de suite les sénateurs communistes Fabien Gay et Éliane Assassi, qui ont saisi jeudi la commission des Affaires économiques.
De son côté, le gouvernement refuse de se pencher sur ces phénomènes spéculatifs. Alors qu’un changement de logiciel s’impose, la Macronie poursuit son atelier bricolage. Le 6 juillet, Élisabeth Borne doit enfin présenter son fameux « paquet pouvoir d’achat », envisagé dès le lendemain de l’élection présidentielle. Sauf surprise, ses projets de lois ne devraient comporter ni augmentation des salaires ni blocage des prix, mais de petites aides insuffisantes, tardives et souvent temporaires.
Énergie : des coups de pouce, rien de durable
Parmi la kyrielle de mesures qui doivent être présentées mercredi, deux symbolisent la philosophie macronienne en matière de lutte contre l’inflation : la prolongation de la remise carburant et celle du bouclier tarifaire. Côté pompe, l’exécutif veut prolonger jusqu’à fin août la remise de 18 centimes par litre instaurée le 1er avril, en demandant « un effort aux pétroliers pour faire baisser les prix », a indiqué Clément Beaune, ministre délégué chargé de l’Europe. « On a eu Bernadette Chirac avec l’opération pièces jaunes, maintenant on a Patrick Pouyanné et Macron avec leurs 18 centimes », a réagi François Ruffin. Le député FI fait ainsi référence au PDG de TotalÉnergies, qui a vu son salaire augmenter de 52 % en 2021. Dans le même sens, le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a annoncé mercredi avoir déposé « un texte de loi visant à baisser immédiatement de 35 centimes les taxes sur l’essence », financé par son corollaire : « Taxer de manière exceptionnelle sur 2021-2022 les bénéfices des compagnies pétrolières, dont Total. » « Il n’est pas question d’instaurer une taxe », a déjà balayé Clément Beaune.
Par ailleurs, le gouvernement veut prolonger jusqu’à la fin de l’année son « bouclier tarifaire », soit le plafonnement des prix de l’électricité et du gaz. « Des primes et des chéquounets ! s’emporte François Ruffin. Ce ne sont pas des mesures qui améliorent durablement le pouvoir d’achat. » Car cette fausse solution ne ferait que repousser la note. Contrairement au gouvernement, la Commission de régulation de l’énergie (CRE), autorité administrative indépendante, estime qu’en 2023 un rattrapage tarifaire aura lieu. Les prix du gaz et de l’électricité pourraient alors exploser, d’au moins 8 % d’un coup, une fois le bouclier baissé.
Des hausses nécessaires mais insuffisantes
Attendues et indispensables, plusieurs hausses seront proposées dans le projet de loi du gouvernement. 4 % de plus pour le RSA, l’allocation de solidarité aux personnes âgées et l’allocation aux adultes handicapés. 4 %, c’est aussi la revalorisation des pensions de retraite de base, à partir de ce vendredi 1er juillet. Un chiffre clé, donc, qui reste inférieur à celui de l’inflation . « Nous ne voterons pas contre ces mesures, mais c’est évidemment insuffisant, juge Sophie Taillé-Polian, députée du groupe écologiste. Pourquoi sont-elles aussi tardives et pas à la hauteur de l’inflation ? Il y a un manque de volonté politique et une incapacité à remettre en cause leur logiciel. »
À partir de ce vendredi 1er juillet, le point d’indice des fonctionnaires augmente aussi, de 3,5 %. Un léger rattrapage pour un lourd retard pris depuis 2000, dont se félicite ouvertement l’exécutif : « Cette augmentation est la plus importante depuis 1985 », s’est réjoui Stanislas Guerini, ministre de la Fonction publique, qui se targue de « dégager 7,5 milliards d’euros pour cette mesure ». « Face aux 180 milliards donnés aux entreprises pendant la crise, ça montre bien que les fonctionnaires valent peu à leurs yeux », s’agace Céline Verzeletti, de l’UFSE-CGT, qui demandait, comme les députés de la Nupes, une augmentation de 10 % pour pallier un gel qui durait depuis 2010.
Parmi les autres « coups de pouce » prévus par le gouvernement, la fin de la redevance, qui promet de fragiliser l’audiovisuel public, ou encore un chèque alimentaire de 100 euros par foyer et 50 euros par enfant, distribués à environ 9 millions de familles. « Un chèque, une fois, alors que le surcoût de l’inflation est de 220 euros par famille et par mois… », calcule Boris Vallaud, président du groupe PS.
Logement : un bouclier percé
Premier poste de dépense des Français, à hauteur de 30 à 40 % de leur budget, les loyers continuent d’augmenter. Le gouvernement a prévu de se pencher dessus, tout en prenant soin de ne pas froisser les propriétaires… La ministre de la Transition écologique, Amélie de Montchalin, a annoncé un « bouclier loyer » qui prévoit d’empêcher leur augmentation… mais seulement après une hausse de 3,5 % de l’indice de référence. « C’est en fait une manière d’annoncer une hausse inacceptable des loyers de 3,5 % parce que le gouvernement a refusé de geler l’indice de référence », s’indigne l’insoumis Adrien Quatennens. Amélie de Montchalin a répondu, mardi, à ces attaques : « Un gel des loyers indifférencié aurait pénalisé un propriétaire modeste, ce ne serait pas juste. » L’argument ne passe pas : « C’est une fable ridicule et un outil politique pour masquer la réalité : 3,5 % des propriétaires détiennent plus de la moitié du parc locatif, s’agace Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France. Quant aux “petits” propriétaires bailleurs, leur charge est essentiellement un remboursement d’emprunt, ils ne sont donc pas touchés par l’inflation. »
Au rayon logement, le gouvernement Borne promet aussi une hausse des aides personnalisées au logement (APL) de 3,5 %, trois ans après les avoir baissées. Le communiste Ian Brossat ironise : « Dans sa grande générosité, le gouvernement envisage de revaloriser les APL de 168 millions d’euros. Après les avoir réduites de 15 milliards d’euros dans les cinq dernières années. Je te prends 100, je te rends 1. »
Des propositions alternatives balayées ?
Ces mesures pour le pouvoir d’achat feront figure de premier test pour la Macronie. Avec deux questions : saura-t-elle trouver une majorité absolue et écoutera-t-elle les alternatives des oppositions ? Celles de la Nupes notamment, qui posera sur la table une dizaine de propositions, dont le blocage des prix, le Smic à 1 500 euros net ou la mise en place d’une « garantie dignité pour qu’aucun Français ne vive sous le seuil de pauvreté »… Des mesures financées notamment par des cotisations en hausse grâce à celle des salaires, le rétablissement de l’ISF et l’instauration d’un impôt universel pour les entreprises. Sans surprise, la Macronie s’y oppose avec force : « On est prêt à regarder toutes les mesures si elles n’amènent pas de hausse des impôts ou de la dette », a répondu le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal.
Pourtant, alors que le gouvernement prévoit une enveloppe totale de 9 milliards d’euros, une cagnotte fiscale inattendue de plus de 50 milliards d’euros est apparue ces derniers jours, due à des recettes supérieures aux prévisions sur les impôts sur les sociétés. « C’est le véritable sujet, ces 50 à 55 milliards d’euros n’étaient pas prévus au budget, insiste la députée Sophie Taillé-Polian. Ils doivent être redistribués aux ménages qui souffrent de l’inflation et des salaires trop bas. » Un vœu pieux ? Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a déjà pris les devants, en insistant sur « l’impératif de réduire l’endettement public ». Tandis que les députés LR ont insisté ces derniers jours sur « la fin nécessaire du quoi qu’il en coûte », selon leur chef de file, Olivier Marleix, la Macronie devrait aller dans leur sens pour s’assurer leurs voix. Spécialiste de la mauvaise foi, le ministre des Relations avec le Parlement, Olivier Véran, a déjà pris les devants : « Qui pourrait voter contre nos propositions qui renforceront le pouvoir d’achat des Français ? »
publié le 1° juillet 2022
Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
La cheffe du gouvernement a repris ce vendredi à son compte toutes les mesures préconisées dans un rapport qui prône pourtant toute une organisation afin de bloquer l'accès direct des usagers aux soins d'urgence.
Voilà qui augure mal de la suite de son mandat. Pour l'une de ses premières décisions prises de Matignon, Elisabeth Borne a annoncé ce vendredi qu'elle retenait "bien toutes les propositions" de la mission flash conduite par le Dr François Braun. Le président de Samu-Urgences de France avait été mandaté par Emmanuel Macron il y a un mois pour trouver des solutions en vue d'éviter l’effondrement des services d’urgences cet été. Or, le document de 60 pages rendu jeudi présente une "boîte à outils" qui s’apparente plutôt à une boîte de pansements à disposer sur les plaies béantes de services d’urgence.
Les préconisations relèvent toutes du court terme et visent à « réguler les admissions », en coupant le flux des malades en amont via « un triage paramédical » à l’entrée des urgences, ou par une « régulation médicale préalable systématique », via le standard téléphonique du Samu. Pour ce faire, les effectifs d’assistants de régulation médicale (ARM) seraient « remis à niveau » afin d’absorber la hausse à prévoir des appels au 15.
Dans ce système, seules les « urgences vitales » auraient accès à des services, qui pourraient même organiser la pénurie en suspendant partiellement leurs activités la nuit en mutualisant « les moyens de plusieurs services sur un seul site ». Cette réduction drastique de l’accès des usagers à ces soins de base s’accompagnerait d’une grande campagne d’information dont le slogan pourrait être « avant de vous déplacer, appelez ».
Aucune obligation pour les médecins libéraux
Les personnels participant à cette attrition des moyens se verraient récompensés financièrement. Petitement pour les personnels hospitaliers, avec une revalorisation du travail de nuit et des ponts du 14 juillet et du 15 août, ainsi qu’une prime pour les équipes des urgences psychiatriques, pédiatriques et gynécologiques. Un peu plus pour les médecins libéraux participant à la régulation (à hauteur de 100 euros brut de l’heure «défiscalisés») et en consultation (avec une majoration de 15 euros par acte demandé par le Samu), la médecine de ville ne se voyant pas soumise à une obligation de garde individuelle.
La mission flash répond ainsi a minima aux demandes de « régulation territoriale » et d’information et de sensibilisation de « la population sur le bon usage des services d’urgences hospitaliers et sur le recours aux soins non programmé » que revendiquaient il y a une semaine une vingtaine de syndicats de médecins signataires d’une tribune ( https://www.ufml-syndicat.org/les-medecins-tous-unis-pour-repondre-au-defi-de-la-crise-du-systeme-de-sante-communique-commun-des-syndicats-27-juin-2022/). Mais même l’un de ses initiateurs, le président du syndicat UFML n’y trouve que moyennement son compte. Jérôme Marty, note « des propositions qui vont dans le bon sens », mais regrette aussi « des vœux pieux en l’absence d’effecteurs », soit de nouvelles capacités d’accueil pour répondre aux besoins des malades.
« Remise en cause du libre accès aux soins »
Atterrée par les 41 préconisations, la CGT Santé dénonce ce rapport qui « propose d’officialiser tous les fonctionnements en mode dégradé qui se sont multipliés ces dernières semaines aux urgences : fermetures totales ou partielles, filtrage, consignes aux patients de ne pas venir. Pour la première fois, dans un document officiel, le tri des patients est ouvertement préconisé (…). La fermeture de service est présentée comme un nouveau mode de fonctionnement usuel des établissements. (…). La généralisation de fonctionnement en mode dégradé, sans médecin est aussi préconisée. Il s’agit par exemple de remplacer les médecins urgentistes SMUR par un binôme infirmier ambulancier. » Le syndicat est d’autant plus en colère que « ces mesures mettent en danger la population, les personnels et aboutissent à la remise en cause du libre accès aux soins et à de nouvelles réductions des capacités à soigner la population ».
Pour l’Association des médecins urgentistes de France, ce rapport ne poursuit qu’un objectif : « Cacher le vrai problème qui n’est pas un «afflux» de patients aux urgences mais bien le manque de lits pour les 20 % de patients qu’il faut hospitaliser. Les difficultés et la charge de travail dans les services ne sont pas liées aux patients qui viennent sur leurs deux jambes et qui repartent sur leurs deux jambes, mais bien aux plus graves qui attendent des heures, parfois des jours, sur des brancards qu’un lit se libère. Nous payons là la politique de fermeture massive de lits qui s’est traduite par la suppression de 100 000 lits en 25 ans. (https://www.humanite.fr/societe/hopital/en-france-99-des-hopitaux-public...) »
Pour l’AMUF, « le plus grave est l’abandon de la population à qui personne n’a demandé son avis. Or celle-ci est légitimement en colère. Non seulement elle a des difficultés pour trouver un médecin traitant, mais l’accès aux spécialistes est de plus en plus difficile et est de généralement conditionnée au paiement d’importants dépassements d’honoraires et maintenant on ferme les derniers services ouverts 24 heures sur 24 qui permettaient encore de pouvoir se faire soigner. Pour être clair, ce qui est scandaleux est que la recherche de soi-disant «solutions» a été confiée à des médecins et des organisations très proches du gouvernement qui ne sont là que pour valider une dégradation du service public sous couvert d’un « consensus professionnel ».
publié le 1° juillet 2022
Pierre Jacquemain sur www.regards.fr
Depuis plusieurs années, l’Union européenne ne ménage pas ses efforts pour faire la part belle au marché mondial au mépris des conséquences sociales, environnementales et climatiques.
une vidéo est consultable sur :
https://youtu.be/P8_5XsG7VGc
La présidence française de l’Union européenne s’achève. Et pour fêter ça, quoi de mieux qu’un accord de libre échange ? C’est ce que l’Europe sait faire de mieux. Pour le meilleur… et pour le pire ! Après quatre ans de négociations, l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange avec la Nouvelle Zélande. 18000 kilomètres nous séparent des Néo-Zélandais mais on sera ravis d’apprendre que l’on pourra bientôt consommer de la viande néo-zélandaise. Et peu importe si les normes de production agricole diffèrent de nous. Peu importe si les pesticides ou herbicides utilisés en Nouvelle-Zélande sont interdits en Europe. Peu importe la planète. Peu importe les transports de marchandises. Peu importe le climat et l’environnement. Peu importe tout ça puisqu’il est question de plusieurs milliards d’euros par an.
Depuis plusieurs années, l’Union européenne ne ménage pas ses efforts pour faire la part belle au marché mondial. L’objectif : réduire les droits de douane entre les Etats pour favoriser les échanges commerciaux. Lever les blocages, ce qu’on appelle notamment les « obstacles non-tarifaires ». Des accords qui concernent le commerce, les services, les marchés publics – souvent pour en faciliter la libre concurrence – ou encore la propriété intellectuelle. Canada, Japon, Singapour, Mercosur… L’Union européenne signe à tout va. Seules les négociations avec les Etats-Unis, l’Inde et le Maroc sont suspendues. Des accords aux conséquences catastrophiques sur le plan climatique et environnemental. Mais tout aussi catastrophique sur le plan social avec des secteurs d’activité gravement affectés. Et des emplois menacés.
Le monde vit une crise alimentaire inédite. Près d’un milliard d’êtres humains luttent pour la faim. 20% de la production alimentaire est jetée à la poubelle. 30% de cette production est destinée à l’alimentation animale et à la production de biocarburant. Mais l’urgence pour l’Union européenne, c’est que les européens puissent manger du bœuf Néo-Zélandais bourré aux hormones. L’urgence pour l’Union européenne, c’est de produire plus pour consommer plus. Et peu importe si les terres sont surexploitées. Peu importe si nous créons les conditions de la mort à petit feu de notre biodiversité. Nous n’avons pas voix au chapitre : 70% des terres agricoles appartiennent à 1% des exploitants. La financiarisation de nos terres s’accélère et en Europe la taille des exploitations a doublé en un demi-siècle.
Alors on va nous dire : « Oui mais avec la guerre en Ukraine, il y a pénurie des produits alimentaires ». La pénurie a bon dos. De pénurie il n’y a pas. La crise alimentaire ne date pas d’hier. La guerre en Ukraine ne fait qu’accélérer la crise alimentaire. Et dont les premières victimes sont les pays du Sud qui luttent pour la faim. L’enjeu n’est pas la production. L’enjeu est dans la maitrise des prix. Et dans l’accès de tous à une alimentation. Ça devrait être notre obsession. Une obsession européenne. Une obsession mondiale. Hélas, comme dirait Macron paraphrasant Macron : nos vies valent plus que leurs profits.