publié le 31 janvier 2022
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Grève Dix syndicats de l’établissement public appellent à se mobiliser, ce mardi. Avec l’avalanche de plans gouvernementaux et la réforme de l’assurance-chômage, les conditions de travail se sont dégradées. Les coups de pression managériaux et les revalorisations salariales faméliques attisent la colère.
La coupe a débordé. Ce mardi, l’ensemble des syndicats de Pôle emploi (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO, Snap, SNU, STC, SUD, Unsa) appelle à la grève dans toute la France. Cette mobilisation d’une rare ampleur fait écho à l’avalanche de plans et dispositifs tombés sur les agents ces derniers mois : remobilisation des chômeurs de longue durée et de très longue durée, contrat engagement jeune (CEJ), renforcement des contrôles des privés d’emploi, réforme de l’assurance-chômage… En cette année électorale, les mesures imposées par Emmanuel Macron ne laissent aucun répit à des conseillers également touchés par le Covid. Si Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi, a assuré dans les Échos comprendre la « fatigue » des salariés, les réponses n’ont pas été à la hauteur. « Quand nous avons demandé en CSE central de détendre certains dispositifs, on nous a répondu que c’était hors de question pour ceux du gouvernement, raconte Guillaume Bourdic, représentant de la CGT dans cette instance. La direction n’a concédé que des broutilles. En novembre et décembre 2021, les collègues ont dû recevoir de manière individuelle ou collective tous les demandeurs d’emploi de longue durée et certains de très longue durée pour leur imposer une prestation ou une formation. Cela a été très mal vécu en interne. Ça remet complètement en cause le travail des conseillers. Nous ne voulons pas être au ser vice d’un candidat pour l’élection présidentielle. »
Les négociations annuelles sur les salaires ont achevé de remuer le couteau dans la plaie. La direction générale a promis 1 % d’augmentation aux agents de droit privé et confirmé un royal 0 % à ceux de droit public. « On nous a même dit que nous pourrions avoir 1,5 % de hausse si nous renoncions à la grève, poursuit le syndicaliste. Les agents de droit privé ont vu leurs revenus chuter de 13,4 % et ceux de droit public de 20 % par rapport à l’inflation depuis dix ans. Nous demandons juste une forme de rattrapage. » Seule une catégorie de personnel voit sa rémunération grimper : l’encadrement. Les directeurs d’agence et les responsables d’équipe pourront percevoir une prime de performance en fonction de la réalisation des objectifs individuels et collectifs. Pour les récompenser, Pôle emploi a débloqué une enveloppe de 9 millions d’euros. Dans un contexte de pression exacerbée, cette décision n’est pas sans risques. Un peu partout, les conditions de travail des conseillers se détériorent. Pendant que le gouvernement affiche une baisse du chômage de 5,9 % au quatrième trimestre en catégorie A (chômeurs n’ayant pas travaillé), la charge de travail suit la courbe inverse. Si la direction a accepté de retarder la mise en place d’une de ses réformes, le conseiller référent indemnisation (CRI), c’est que les agents sont déjà noyés. « Depuis les nouvelles règles d’assurance-chômage, chaque cas demande beaucoup plus de travail, explique Luc Chevallier, délégué syndical SUD emploi. Le privé d’emploi doit fournir des documents sur les trente-six derniers mois. Nous devons regarder où sont les périodes de congé et les interruptions de contrats. Avant d’avoir tous ces éléments, on fait un calcul provisoire qui aboutit à une allocation dérisoire. Sinon, les chômeurs devraient attendre trop longtemps avant d’être indemnisés. »
Dans l’agence de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), l’ambiance est à couteaux tirés. Une déléguée syndicale du SNU a été sanctionnée d’un avertissement pour non-respect des procédures et des consignes. « On lui reproche d’avoir saisi sur informatique un entretien avec un demandeur d’emploi pour lever une future radiation, ce que nous faisons tous depuis des années, proteste une de ses collègues, Géraldine (1). Il s’agit surtout de discrimination syndicale. En réunion avec la directrice, on ne peut plus s’exprimer. On ne nous demande plus jamais si nous avons des questions à la fin. Nous devons appliquer les ordres, et basta ! Les demandeurs d’emploi sont contrôlés, mais nous aussi. On nous bourre le planning et nous devons justifier pourquoi nous n’avons pas répondu à tel ou tel mail. Et après 18 heure s, je continue parfois à travailler pour gérer les demandes de financement de formations et tout ce qui est back-office (activités administratives – NDLR). » Cette syndicaliste est également accusée par sa hiérarchie de provoquer un climat délétère au sein de l’agence de 60 salariés. Eva (1), en arrêt maladie pour « craquage », pointe plutôt les pratiques managériales : « Nous sommes quelques-uns à être en arrêt pour burn-out, observe-t-elle. Beaucoup de collègues sont partis. Jamais autant d’agents n’ont fait une demande de mutation. En mai 2021, notre indicateur de qualité de vie au travail était de 54 %. Le dernier était tellement mauvais qu’il ne nous a pas été communiqué. Tout ça pour être si mal payés que nous sommes nombreux à toucher la prime d’activité ! »
En soutien à leur collègue, une pétition a été lancée. Mais le respect des objectifs reste la priorité numéro un. « Il faut tenir les différents plans d’action gouvernementaux, monter en charge dans la prescription des formations auprès de la région, augmenter les taux de premier paiement des allocations… Cela appauvrit considérablement nos métiers ! lance Clarisse (1), autre agent. Avec ce pilotage par les résultats, la ligne managériale se durcit. À Saint-Maur-des-Fossés, un autre agent a été convoqué à un entretien disciplinaire parce qu’il s’exprimait un peu trop. » Contacté pour des précisions sur ce dossier, Pôle emploi n’a pas donné suite.
La situation de Vitry n’est pas isolée. « Il y a des recadrages partout, observe Luc Chevallier. On ne peut plus dire qu’il y a trop de travail et que l’on ne peut pas réaliser telle ou telle mission. C’est en totale contradiction avec le discours officiel de construction collaborative partagée. » Pour Francine Royon, déléguée régionale de la CGT en Île-de-France, le point de non-retour est atteint : « Les collègues veulent marquer le coup avec la grève d’aujourd’hui. Nous sommes arrivés au bout de ces méthodes. Par exemple, nous passons énormément de temps à faire du codage. Un collègue qui avait rentré les données pour 350 personnes en minuscules a dû tout retaper en majuscules alors que nous n’avons pas assez de créneaux pour recevoir les demandeurs d’emploi ! En parallèle, Pôle emploi déve loppe aussi une politique de sûreté, notamment pour repérer les personnes radicalisées. » Des ambassadeurs de sûreté devraient ainsi être désignés sur chaque site pour faire le lien avec la préfecture et le ministère de l’Intérieur, également en cas d’agression ou d’envahissement d’une agence. Une orientation contestée par certains syndicats mais sans effet sur la charge de travail.
D’autant que la précarisation croissante des agents ajoute une couche de stress : 16 à 19 % des effectifs sont en contrats précaires. De son côté, la direction communique abondamment sur les 900 recrutements en CDI pour le contrat engagement jeune. En réalité, entre les suppressions d’emplois et les embauches, l’établissement public devrait compter seulement 100 renforts en plus cette année. À partir de mars 2022, 550 postes supplémentaires en contrats à durée déterminée de dix-huit mois viendront s’ajouter. Même en misant sur la dématérialisation accrue et une autonomisation des demandeurs d’emploi, ce saupoudrage est insuffisant. « Des précaires qui accueillent d’autres précaires en agence, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, dénonce Sofien Ben Mahmoud, représentant du SNU Pôle emploi. Ce ne sont pas les personnels en CDD qui vont procéder aux calculs de la réforme de l’assurance-chômage. Des conseillers indemnisation comme moi se sont retrouvés à valider des dossiers d’allocation avec 2 euros par jour, une honte ! Plus personne n’a le temps de servir correctement les usagers. Un collègue à qui on a imposé de “travailler” son portefeuille de chômeurs et qui a exposé sa surcharg e s’est vu répondre : “Tu n’as qu’à faire du yoga, ça te fera du bien.” Beaucoup d’agents se satisfont du télétravail car ils ressentent moins la pression. Tout le monde veut que cela se calme et exige des rémunérations dignes de ce nom. On espère que de nombreux agents seront mobilisés aujourd’hui. »
(1) Le prénom a été changé.
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Lors d’une conférence de presse, mardi dernier, vingt associations ont appelé à prendre en compte les revendications des privés d’emploi en cette année électorale.
Changer le regard sur les chômeurs. Ce mardi, lors d’une conférence de presse, vingt associations dont Solidarités Nouvelles face au Chômage (SNC), ATD Quart Monde, le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) réunies au sein du collectif « pour la parole des chômeurs » ont présenté un Livre Blanc bâti à partir de témoignages. Lors de cette enquête, 270 réponses ont été recueillies en cinq mois. En cette année électorale, les revendications des six millions d’inscrits à Pôle emploi passent pour l’instant sous les radars, laissant le champ libre aux discours culpabilisateurs : « Il est important que cette parole soit mieux entendue, avance François Soulage, animateur du collectif. Tous refusent le terme d’«assistés» et rappellent qu’ils n’ont pas choisi cette situation. »
Parmi les premières priorités : un meilleur accompagnement socioprofessionnel des chômeurs en remettant la personne au centre. Le Livre Blanc recommande que des fonds supplémentaires servent à renforcer ce suivi individuel et collectif. S’il ne s’agit pas de tirer à boulets rouges sur le service public de l’emploi, le ressenti des précaires est sans appel : « Je ne rentre pas dans les cases et je suis fatigué d’être confronté à des machines », expose un des témoins. « J’ai l’impression d’être enfermé dans une case avec l’impossibilité de pouvoir prétendre à autre chose », relate un autre. Comme le souligne Dwain, chômeur présent lors de la conférence de presse : « Ma conseillère Pôle emploi est adorable, mais j’aurais aimé qu’elle connaisse un peu mieux mon secteur d’activité. Finalement, ce sont surtout des associations comme la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) qui m’ont aidé. »
Fatigue, santé mentale en berne, les risques sanitaires qui pèsent sur les chômeurs sont multiples. « Je suis usé et j’ai l’impression de ne plus rien valoir », se désole un des demandeurs d’emploi interrogés. Un accès gratuit à un psychologue est notamment proposé par le collectif. Dans leur recherche de travail en forme de parcours du combattant, le manque d’offres disponibles est aussi pointé du doigt. « 58% des chômeurs estiment que leurs difficultés à trouver un emploi sont liées à ce constat, rappelle Jean-Christophe Sarrot, co-responsable du réseau emploi-formation de ATD Quart-Monde. Trouver un poste, c’est prendre la place de quelqu’un jusqu’à ce qu’une autre personne prenne votre place... »
Entre la rengaine du gouvernement sur les 300 000 emplois non pourvus, la réforme ultra-régressive de l’assurance chômage et en face, quelques mesures saupoudrées sur les jeunes et les chômeurs de longues durée, les privé d’emplois attendent de mesures concrètes. « Les contrats proposés sont de plus en plus précaires, renchérit François Soulage, le million de chômeurs qui va perdre des droits avec la réforme de l’indemnisation, ce sont les personnes que nous avons rencontrées ! Il faut aussi arrêter d’imposer des formations et leur laisser le temps de choisir » Pour Chloé Corvée, présidente de la JOC, il est temps d’agir : « Ces différentes propositions doivent être mises en place par le futur gouvernement. Cette situation n’est pas vivable. »
publié le 31 janvier 2022
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr
Hella Kherief, l’aide-soignante qui avait dénoncé des maltraitances en EHPAD dans un reportage d’Envoyé spécial, est de nouveau inquiétée. Elle est convoquée à un entretien disciplinaire mardi 1er février. Dans la clinique où elle travaille à Alès, les salariés sont en grève depuis mercredi dernier pour protester contre un management brutal. Hella Kherief avait déjà perdu son emploi à deux reprises en 2016 et 2018. Nous l’avons interviewée pour Rapports de force.
Tu es convoquée à un entretien disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement le 1er février ? Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
Officiellement, je n’en ai aucune idée, parce que je n’ai commis aucune erreur. J’en suis certaine. Officieusement, je dirais que c’est parce que je suis lanceuse d’alerte et représentante syndicale CGT. Je réplique par des courriers recommandés à ma direction, lorsqu’il y a un licenciement abusif, ou lorsqu’il y a une injustice envers un salarié. Cela ne plaît pas forcément, sachant que les prochaines élections sont au mois de mars. Un syndicat présent, qui défend les salariés, cela attise les convoitises. Surtout s’il risque de remporter les prochaines élections du conseil social et économique (CSE). Alors, pour la direction, il faudrait peut-être abattre dès maintenant les personnes susceptibles de faire changer les choses dans la clinique.
As-tu l’impression que ton « statut » de lanceuse d’alerte te poursuit ?
Complètement. Je suis arrivée dans le Gard en 2020 et ai repris le travail à partir du mois d’avril. J’ai commencé par des petites missions en tant que vacataire. On ne me connaissait pas. Ça allait. Nous étions en pleine période de crise sanitaire. Comme nous avons les masques constamment, cela m’a beaucoup aidé pour reprendre le boulot dans un autre département.
Puis, de fil en aiguille, les gens ont vu des choses réapparaître : des souvenirs d’il y a un an ou deux ans, sur les réseaux sociaux. Ensuite, quand tu manges, tu n’as plus le masque. Puis on me reconnaît et la direction l’apprend. Ils essayent de me mettre dans des services où il y a moins de soignants, moins de passage. Mon syndicat a essayé de me protéger et je leur en suis énormément reconnaissante. À la CGT, on m’a dit : « là, on ne va pas prendre de risque. On va te nommer représentante syndicale. Au moins, tu ne risqueras pas le licenciement pour tout et n’importe quoi ».
La direction a quand même trouvé un moyen de me réprimander, de me bâillonner. Donc je suis convoquée. Cependant, la « faute », que je ne connais pas encore, n’existe sûrement pas. Mais ils vont en trouver une. Pour ça, ils sont forts.
Depuis ton témoignage dans Envoyé spécial en 2018, où tu dénonçais la maltraitance institutionnelle liée au manque de moyens, as-tu le sentiment que les choses ont changé ?
Avec la crise sanitaire, nous les soignants avons été poussés dans le gouffre. Certes, on nous a accordé une prime de Ségur, mais cela reste une prime. Ce n’est pas une augmentation de salaire. Et ils peuvent décider de l’enlever. Dans le public, elle est conséquente, mais dans la clinique du groupe Elsan (privé lucratif) où je travaille, elle est de 19 euros brut par mois. Vous considérez cela comme une augmentation ? Est-ce que ça change nos vies ? Est-ce que cela nous aide à passer le cap de cette crise sanitaire, de vouloir continuer à travailler en s’exposant à ce virus et en risquant de le transmettre chez nous ?
Cette prime Ségur ne protège pas les soignants. Une augmentation de salaire ne nous protégerait pas plus, mais elle montrerait que l’on est reconnaissant de notre statut de soignants, que l’on nous pousse vers l’avant et nous motive. Mais 19 euros ! Tu motives qui ? Moi je ne suis pas prête à exposer toute ma famille pour 19 euros. Je ne serais pas prête à les exposer non plus pour 1000 euros, mais je serais prête à sauver des vies, s’il le faut, sans les 19 euros. Demander des augmentations, c’est demander de la reconnaissance. Je ne méprise aucun boulot, mais je pourrais faire un travail où je serais beaucoup plus tranquille, avec des horaires plus convenables. Être présente auprès de ma famille, ne pas être en contact avec tel ou tel virus et ne pas les exposer.
Aujourd’hui, on nous pousse à quitter nos jobs. Combien de soignants sont en burn-out ? Combien de soignants ont démissionné depuis cette crise sanitaire ? Et dans le privé lucratif, c’est encore plus poussé, parce qu’ils veulent toujours plus des soignants. Et avec toujours moins de moyens humains et financiers.
L’enjeu, et c’est clairement dit, c’est la rentabilité. On nous le dit : vous voulez qu’il y ait un aide-soignant en plus aux urgences ? Eh bien, il faut faire plus de passages, il faut qu’on fasse plus de fric. Comment peut-on dire ça aujourd’hui ? Je trouve cela petit, dégueulasse, rabaissant : pas du tout humain.
Tu avais été licenciée suite à ton témoignage dans Envoyé spécial. As-tu retrouvé facilement du travail après ?
J’ai réussi à retrouver du travail, mais bien entendu ce n’était pas un CDI. J’ai travaillé dans un établissement privé, grâce au soutien de la CGT. Je ne les oublierais jamais, parce que si je relève la tête tous les jours, c’est un peu grâce à eux. Ils m’ont accompagnée et m’ont soutenue. Quand j’ai commencé, je ne savais pas ce que c’était qu’un syndicat. Des collègues m’ont dit, là, tu va te faire licencier, syndique-toi, peut-être qu’on t’aidera, et j’ai bien fait. Je ne regretterais jamais d’avoir fait ce choix-là. La CGT m’a accompagnée du premier jour où j’ai dénoncé la maltraitance institutionnelle dans l’établissement où j’étais, jusqu’à aujourd’hui.
Là, tu parles de ton premier licenciement, avant la médiatisation. En réalité, tu as été licenciée plusieurs fois.
En fait, le premier licenciement en 2016 était dû au fait d’avoir dénoncé la maltraitance institutionnelle auprès de la direction de mon établissement, un EHPAD du secteur privé lucratif. C’était en interne et pas du tout médiatisé. J’avais fait des lettres d’évènements indésirables. J’ai essayé de me mettre en contact avec le siège en disant qu’on souffrait et que ce n’était pas normal de maltraiter autant nos aînés.
La médiatisation est arrivée après, petit à petit. Les grands médias sont arrivés ensuite. J’avais d’abord retrouvé un emploi en tant que vacataire. Je faisais des remplacements à la demande de l’employeur, mais je n’ai pas beaucoup travaillé. Puis, un employeur me propose un CDI. J’accepte, sauf qu’avant d’accepter ce CDI, j’avais fait une interview pour Envoyé spécial. Or, j’ai une période d’essai. Et l’employeur, qui n’est pas du tout un EHPAD, c’est une clinique privée, m’a vu passer à Envoyé spécial.
Le lendemain de cette émission, alors que j’avais signé un CDI depuis 6 jours, je suis convoquée. J’y vais et on m’annonce qu’on arrête mon contrat. On me dit : « ce n’est pas moi, ce sont les dirigeants qui l’ont décidé ». Alors je pose la question : « est-ce que c’est en lien avec Envoyé spécial ? ». Et le directeur de soins me dit : « Hella, je suis désolé, mais je ne peux pas te répondre à cette question. Je n’ai pas le droit, mais la seule chose qui est sûre, c’est que tu ne pourras plus travailler chez nous ».
Je comprends qu’Envoyé spécial n’ait pas plu aux dirigeants de la clinique Vert Coteau à Marseille pour laquelle je travaillais. Mais ça m’a fait mal, parce que je m’entendais super bien avec les membres du personnel et de la direction dans la clinique. C’était du privé aussi, mais on était bien. Et… de m’avoir mis à la porte, ça, je n’ai jamais compris.
Est-ce que tu as retrouvé facilement du travail après ce deuxième licenciement ?
Je n’ai d’abord pas retravaillé, puis occasionnellement, dans un établissement privé, où un syndicat CGT était majoritaire en sièges. En gros, on m’a laissé travailler en tant que vacataire. Je n’ai pas eu de CDI dans cet établissement-là, mais cela m’a permis de remonter un peu la pente, d’avoir un lien social avec des collègues et surtout de faire ce que j’aimais faire : mon métier d’aide-soignante. C’était très important. J’ai donc travaillé dans un service de réanimation. C’était très compliqué : j’ai dû faire face à la première crise sanitaire. Mais on a ressenti de la solidarité, une cohésion d’équipe et je leur suis très reconnaissante de m’avoir fait travailler plus de 7 mois, dans une période où, vraiment, j’ai commencé à me sentir un peu anéantie par ce qu’il s’était passé.
J’ai déposé plein de CV, bien que je travaillais, mais on ne me recrutait pas. Donc, avec mon conjoint, on s’est dit qu’il serait peut-être temps de changer de département. Entre autres, pour notre tranquillité et celle de nos enfants. Nous avons atterri dans le Gard, près d’Alès, et je m’y sens bien, même si ma famille, mes amis, ma ville me manquent. Mais je me rends compte que mon passé me suit encore. Il est encore présent, parce que l’on me reconnaît.
J’ai pu l’éviter pendant près de 6 mois, parce que l’on est masqués, mais une fois que le masque est tombé, on m’a reconnue dans la clinique où je travaille. Et je sens que l’on est en train d’essayer de me faire partir, tout simplement parce que je suis Hella Kherief. Pour qui je suis et pour ce que j’entreprends pour les salariés de cette clinique. Parce que non seulement je suis Hella Kherief la lanceuse d’alerte, mais aussi parce que je suis représentante syndicale CGT.
Je défends les salariés que la direction maltraite par leurs licenciements abusifs, leur répression et leur négligence. Cela ne leur plaît pas. Est-ce que je suis obligée de faire tout cela ? Non, mais je me sens concernée. Je suis soignante dans cette clinique et moi-même je subis et je finirai par subir, sûrement, un licenciement très prochainement. Alors une chose est sûre : il faut que cela s’arrête, que notre gouvernement et les politiques qui sont en place, ou ceux qui viendront, fassent quelque chose pour encadrer le privé lucratif. On ne peut pas les autoriser à faire tout et n’importe quoi. Il faut que les inspections du travail, les ARS, se fassent entendre par notre direction. Aujourd’hui, on ne voit pas de résultat. On a beau les alerter, sur plusieurs établissements privés lucratifs, nous n’avons jamais vu aucune victoire venant de ces institutions, qui sont censées nous représenter.
Ton contrat de travail rompu, l’obligation de changer de département pour espérer avoir un CDI, la période suivant ton exposition médiatique a dû être très difficile.
Cela a été super dur moralement pour moi et mon entourage. Pour mon lien social aussi, parce que mon réseau social s’est limité. Mes meilleurs amis travaillaient avec moi. Donc elles, elles continuent à travailler. Et pour qu’elles puissent garder leur emploi, elles étaient obligées de s’éloigner de moi. Cela m’a beaucoup affectée, parce que du jour au lendemain, on perd nos amis, on perd notre emploi, on perd tout, parce qu’un groupe privé n’accepte pas qu’on dénonce des choses vraies, des choses fortes, des choses injustes.
Le réseau social se limite aussi parce que, comme vous vous êtes en train de vivre une injustice, votre seule obsession est de la raconter. Sauf que vous ne vous rendez même pas compte que vous les saoulez parce que vous vous répétez. Vous le faites parce que cela vous a impacté intérieurement. Et les gens, cela les saoule d’avoir quelqu’un qui répète toujours la même chose à tous les repas et dans toutes les discussions. Ils essayent de vous sortir de cet univers-là, mais vous avez du mal parce que cela vous a vraiment atteint. Forcément, on ne vous invite plus. Je l’ai subi et en ai souffert.
Même ma propre famille, même ma mère qui me soutient au quotidien, des fois, je lui parlais, elle me disait « oui, oui », mais n’avait rien écouté, parce que je me répétais constamment. J’étais obsédée par cette injustice. Et la politique, c’est comme si elle s’en foutait. Ce qui me choquait, c’était que personne n’agisse, ne fasse rien, alors que c’est à la vue de tout le monde.
Aujourd’hui, je parle de politique, même si cela ne m’intéresse pas, parce que c’est eux qui nous gouvernent et sont censés établir des lois. C’est à eux d’encadrer un pays. Et cela doit se faire par le respect de nos anciens, quand même. Ça, je leur reprocherais jusqu’à ce qu’un gouvernement ose dire les choses et fasse en sorte que cela change : qu’il y ait une justice pour toutes ces personnes qui sont mortes dans des situations dramatiques, désastreuses, dénigrées, pas respectées et de qui on a profité du moindre sou.
Malgré une certaine souffrance que tu exprimes, tu donnes l’impression de poursuivre ton chemin dans la même direction. Est-ce que cela veut dire que tu ne regrettes rien ? Aujourd’hui, tu es représentante syndicale, est-ce une forme de réorientation, ou de continuité de ton combat pour le respect des anciens ?
Pour moi, c’est une simple continuité. La seule chose que je regrette, c’est que j’ai pu affecter mon couple dans cette histoire. Mais j’ai appris de mes erreurs. Donc oui, je continue à me battre contre l’injustice, pour nous les soignants, et parce que c’est une cause noble. Et je suis persuadée qu’en criant tous très fort, on va finir par se faire entendre un jour ou l’autre. Parce que c’est notre avenir que l’on assure, et celui de nos enfants. Demain, je serais la prochaine confrontée à mettre un de mes parents en EPHAD. Je n’ai pas envie de subir tout ce que ces personnes que j’ai croisées sur mon chemin professionnel ont subi. Je ne veux pas que quelqu’un de ma famille soit impacté ainsi et que l’on profite d’eux. C’est pour ça que je ne regrette pas. J’ai lancé une bouteille à la mer. Elle a été réceptionnée, pas par tout le monde, mais par certains qui, aujourd’hui, essayent à leur tour de faire bouger les choses. Et c’est ensemble qu’on réussira. Seul dans son coin, on arrive à bouger, à faire bouger certaines lignes, mais pas toutes.
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr
Déjà un licenciement, une mise à pied et deux avertissements pour le seul mois de janvier. La semaine prochaine, ce sera au tour de la représentante syndicale CGT de la clinique Bonnefon à Alès d’être convoquée à un entretien disciplinaire. Mais ce mercredi 26 janvier, aides-soignant.es et infirmier.es ont décidé de dire stop. Elles et ils ont entamé un mouvement de grève illimitée pour dénoncer un profond malaise social et réclamer le remplacement systématique des absences.
« Nous demandons la réintégration immédiate de Frédéric, notre infirmier de bloc opératoire qui a été licencié abusivement, ainsi que l’annulation des sanctions pour les trois autres salariés : Élodie, Hélène et Isabelle », annonce au micro Hella Kherief, la représentante de la section syndicale (RSS) CGT de la clinique Bonnefon. Une grosse trentaine de salariés de la clinique et une vingtaine de syndicalistes extérieurs à l’entreprise l’écoutent dans le froid, face à l’établissement où ils ont installé quelques tables, des thermos de café et des viennoiseries. Depuis 7 h ce matin, ils tiennent un piquet de grève, le premier en vingt ans dans la grande clinique alésienne, passée peu avant l’épidémie de Covid-19 sous pavillon du groupe Elsan, le numéro deux français du secteur.
Un premier préavis de grève met le feu aux poudres de la clinique
Tout commence le 15 décembre lorsqu’un préavis de grève pour le lendemain est déposé auprès du directeur de la clinique par Frédéric S, au nom des infirmiers de bloc opératoire (couvert par la CGT et FO). Leurs revendications portent sur les salaires et les primes, au moment où la direction et la CFDT, seule organisation syndicale représentative depuis les dernières élections professionnelles, participent aux négociations annuelles obligatoires (NAO). Il s’y profile une modification, défavorable pour les agents, du calcul de certaines primes. « Les salariés ont découvert que la prime RAG se transforme en prime de présentéisme, où le moindre jour d’absence fait baisser la prime », explique Bruno Biondini, le représentant de Force ouvrière. Avec un manque à gagner qu’il estime entre 100 € et 150 €.
La grève n’a finalement pas lieu le 16 décembre, faute de combattants. Un arrêté, signé de la préfète du Gard Marie-Françoise Lecaillon, réquisitionne nominalement 22 salariés, quelques heures après le dépôt du préavis de grève. En tête de sa liste des 22 : Frédéric S. celui qui avait déposé le préavis la veille. Finalement, les salariés renoncent à leur mouvement et le signifient par écrit à la directrice de soin infirmier.
Fin de l’histoire ? Non, loin de là ! Une semaine plus tard – deux jours avant le réveillon de Noël – la direction de la clinique envoie à Frédéric S une convocation à un entretien disciplinaire pour le 5 janvier, par lettre recommandée avec accusé de réception. Elle y précise qu’elle envisage de prendre une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. Un autre courrier de même nature est envoyé à trois autres salariés. Il leur est reproché une altercation avec la représentante CFDT de la clinique qui a entériné les plans de la direction pendant les NAO. Et les sanctions tombent le 17 janvier. Le licenciement pour Frédéric S, sept jours de mise à pied pour Élodie C et un avertissement pour Hélène B comme pour Isabelle C.
« C’était un monologue. La direction avait déjà statué sur les sanctions avant l’entretien », assure Bruno Biondini qui a accompagné les quatre salariés, syndiqués à Force ouvrière, lors de leur entretien disciplinaire. Pour lui, les accusations de la direction sont factices et n’ont pour but que de « nous écarter pour les prochaines élections au conseil social et économique » qui auront lieu au mois de mars. Créer il y a deux ans, la section syndicale FO n’est pas encore représentative. Pas plus que celle de la CGT, présente seulement depuis quelques mois à clinique Bonnefon. Et déjà fragilisée par une procédure disciplinaire contre sa représentante Hella Kherief. Cette dernière est convoquée à son tour pour le 1er février. Elle a reçu une lettre de la direction en date du 19 janvier qui évoque une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. Sans que le motif soit spécifié.
Derrière la répression, de bas salaires et un manque d’effectif
« Nous ne voulons plus être bâillonnés. Nous ne voulons plus être muselés, on veut juste pouvoir dire quand ça ne va pas. Nous voulons juste travailler dans de bonnes conditions. Et c’est tous ensemble que nous allons y arriver », affirme Hella Kherief pour motiver ses collègues de travail. Applaudissements. La grève en est à son premier jour. Elle devrait durer, le ras-le-bol étant à son comble, alors que la direction n’a même pas fait mine de vouloir discuter. Ni dans le délai compris entre le dépôt du préavis de grève le 21 janvier et le début du mouvement le 26 janvier à 7 h, ni depuis.
En effet, les récentes sanctions disciplinaires du mois de janvier ne sont pas le seul signe du climat social délétère que dénoncent les aides-soignant.es et infirmier.es mobilisé. es. « L’an dernier, il y a eu 42 démissions » sur un effectif d’environ 200 salariés, assure Julie*, les mains collées à son gobelet de café pour se réchauffer. « C’est une forme de restructuration » qui ne dit pas son nom, imagine Sandrine*, une autre salariée, qui considère que certaines ruptures volontaires sont en réalité « des personnes que l’on a poussées dehors ». En tout cas, toutes se souviennent de deux collègues « mises à la porte l’an dernier et ayant entamé des démarches auprès des prud’hommes ».
Mais, au-delà de la brutalité de la direction depuis le rachat de la clinique par le groupe Elsan, les grévistes dénoncent un sous-effectif chronique et des salaires extrêmement bas. « Quand les administratifs et les secrétaires médicales ne sont pas là, ce sont les soignants qui font leur travail. En plus du nôtre, ce n’est pas possible » explique Hella Kherief. D’autant que pour de tels efforts, les salaires ne suivent pas. « On m’avait promis un salaire à 1800 € au moment du recrutement », s’agace Kevin*, un jeune infirmier récemment diplômé. À la place, sa paye ne dépasse pas 1500 €, explique-t-il. Guère plus pour Béatrice*, dont le salaire net d’aide-soignante atteint « 1574 € après 17 ans d’ancienneté ».
La grève continue donc jeudi 27 janvier. Pour cette deuxième journée, une délégation se rendra à la manifestation interprofessionnelle alésienne, pendant qu’une partie des grévistes assurera une continuité de présence devant la clinique.
* les prénoms ont été changés, à l’exception de ceux des personnes déjà sanctionnées et des représentants syndicaux
publié le 30 janvier 2022
Clément Viktorovitch sur www.francetvinfo.fr
Invité mardi 25 janvier de France Inter, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, était interrogé sur un sujet dramatique : le nombre toujours élevé des féminicides. 113 femmes sont décédées sous les coups de leur conjoint en 2021, 10 de plus déjà depuis le début du mois : tels sont les chiffres que Léa Salamé a rappelé à Gérald Darmanin, qui a offert une véritable démonstration dans l’art d’esquiver les questions.
"Quand bien même il y aurait encore une seule femme qui mourrait des coups de son conjoint, ce n'est pas une question de 10, de 100 ou de 500. On ne va pas commencer à faire des comparaisons statistiques, c'est évidemment toujours un drame et il faut toujours s'améliorer, bien évidemment !"
Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur
sur France Inter
Cette dernière phrase, "il faut toujours s’améliorer bien évidemment", en apparence sonne comme une forme de concession, voire de mea culpa. Mais c’est en réalité plus subtil que cela. Quand Gérald Darmanin nous dit : "qu’il y en ait 500, 100 ou une seule, cela reste inacceptable", cela revient à renvoyer dos à dos toutes les politiques de lutte contre les violences faites aux femmes, quels que soient leurs résultats, tant que celui-ci reste supérieur à 0 mort. Et figurez-vous que ça, c’est un sophisme, un procédé fallacieux. On l’appelle sophisme de la solution parfaite : il consiste à prétendre que toutes les solutions qui seraient moins que parfaites seraient également inacceptables. Or, bien sûr, elles comptent, ces différences : 50 féminicides ou 500, des chiffres en hausse ou en baisse, ce n’est pas exactement la même chose.
Plus encore qu'un moyen de justifier le statuo quo, il me semble que c’est une manière de nous intimer à ne pas évaluer la réussite ou l’échec du gouvernement en cette matière. Comme si, soudain, parler de chiffres était indécent. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur nous le dit explicitement : "on ne va pas commencer à faire des comparaisons statistiques". Alors, pourquoi pas. Mais cela semble tout de même cocasse, quand on écoute le reste de l’interview !
"On est à 94 000 naturalisations par an, dans le quinquennat du président de la République. La majorité de l'UMP, lorsqu'elle était en responsabilité, c'était 104 000 par an." "Ce n'est pas une légère baisse sur les atteintes au bien puisque c'est moins 15% de cambriolages, moins 22% de vols de véhicules, moins 29% de vols avec arme, moins 27% de vols violents." "On expulse deux fois plus qu'en Allemagne, trois fois plus qu'en Italie"
Vous voyez que, étonnamment, cette question des féminicides est la seule sur laquelle le ministre de l’Intérieur se refuse à faire des comparaisons statistiques : preuve, s’il en était encore besoin, du malaise du gouvernement sur cette question.
Un seul féminicide, ça ne reste déjà pas acceptable, bien sûr. Et personne n’a dit que lutter contre de tels drames était aisé. Mais il faut aussi replacer ce débat dans son contexte. En novembre 2017, Emmanuel Macron avait décrété que l’élimination des violences faites aux femmes serait la grande cause du quinquennat. Il n’était pas le premier à fixer ce genre d’ambition. En 2002, le président Chirac avait érigé la lutte contre la violence routière en cause nationale de son mandat. Résultat : en cinq ans, le nombre de morts sur la route avait diminué très nettement, de plus de 40%.
Voilà pourquoi Gérald Darmanin est prêt à tous les sophismes pour esquiver la question : il sait qu’en l’espèce, il a tout intérêt à ce que nous ne fassions pas de comparaisons !
publié le 30 janvier 2022
par Pierre Jequier-Zalc sur https://basta.media
Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé vouloir engager une procédure de dissolution à l’égard du site d’infos local et engagé « Nantes Révoltée ». En cause : le relais d’un appel à manifester contre l’extrême droite.
L’annonce a surpris. Mardi 25 janvier, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, la députée de LREM de Nantes, Valérie Oppelt, demande la dissolution du site d’infos engagé Nantes Révoltée. Une demande aussitôt exaucée par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin : « Le groupement de fait d’ultragauche que vous évoquez, depuis la loi El-Khomri [la première loi Travail en 2016, ndlr], répète sans cesse des appels à la violence, et ce week-end évidemment, contre l’État, contre les policiers avec des propos absolument inacceptables. J’ai donc décidé d’engager le contradictoire qui permettrait la dissolution de ce groupement de fait. »
Cette annonce intervient à la suite d’une manifestation antifasciste, « pour la justice sociale » et en riposte à l’extrême droite, qui s’est déroulée vendredi 21 janvier dans les rues nantaises. Au cours de cette mobilisation, des dégradations matérielles ont été commises. Christelle Morançais, la présidente du parti LR dans les Pays-de-la-Loire, demande alors à Gérald Darmanin d’engager une procédure à l’égard du site Nantes Révoltée, qui a « relayé ces délits graves et inexcusables sur les réseaux sociaux ». En cause, le fait d’être le porte-voix, comme d’autres collectifs et syndicats, d’un appel à manifester et d’avoir couvert, ensuite, cette manifestation. Sa demande a donc trouvé écho au sein des députés locaux La République en marche, que ce soit auprès de Valérie Oppelt ou de l’ancien ministre de la Transition écologique, François de Rugy.
« En apprenant ça, on a été à la fois stupéfait, et amusé », rapporte à basta! l’équipe de Nantes Révoltée. « Christelle Morançais est une grande amie de Nicolas Sarkozy et de François Fillon, deux personnalités qui ont été condamnées à de la prison ferme. On ne présente plus François de Rugy et ses homards [1]. Dites vous que ce sont ces gens qui prétendent savoir ce qu’est l’égalité et le droit en France…, répliquent les militants nantais avec ironie. Ils ne savent même pas ce qu’on est, c’est à dire un média indépendant, qui assume une ligne éditoriale engagée. »
Créé il y a dix ans, Nantes Révoltée se définit comme un « média autonome et engagé sur les luttes sociales et environnementales à Nantes et dans le monde ». Ce dernier mois, il revendique près de deux millions de personnes touchées par leur page Facebook. « On a sorti des informations, comme sur l’affaire Steve », précise un membre de Nantes révoltée. Steve Maia Caniço est mort noyé à Nantes en juin 2019 le soir de la fête de la musique suite à l’intervention brutale de la police (l’ex-préfet de Loire-Atlantique a été mis en examen pour cette intervention). « On est très suivis sur les réseaux sociaux, on a publié dix revues papiers qui se sont écoulées à plusieurs milliers d’exemplaires… On est un média, pas un groupement de fait », poursuit le Nantais.
Les différentes pages de Nantes Révoltée sur les réseaux sociaux cumulent plus de 300 000 abonnés. À la suite de l’annonce du ministre de l’Intérieur, Didier Martin, le préfet de Loire-Atlantique a d’ailleurs déclaré dans les colonnes de Ouest-France que « Nantes Révoltée se revendique média, ont peut donc, par exemple, être confronté au respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse ».
C’est la question qui se pose après l’engagement de cette procédure : qu’est-ce qui pourrait justifier une telle dissolution ? A priori, elle s’appuierait sur l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure qui prévoit que « sont dissous, par décret en Conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». A priori... car, à ce jour, aucune procédure n’a encore réellement été engagée, comme le notent les quatre avocats du média indépendant, Raphaël Kempf, Aïnoha Pascual, Pierre Huriet, et Stéphane Vallée. « Nantes Révoltée n’a reçu aucun acte d’accusation et ignore ainsi tout des griefs qui lui seraient reprochés », écrivent-ils. Si cette (hypothétique) procédure est engagée, Nantes Révoltée aurait alors 15 jours, à partir de la notification administrative de la dissolution, pour répondre aux arguments du gouvernements.
Quels éléments pourraient justifier la dissolution d’un site d’infos engagé, critique à l’égard du gouvernement et qui relaie des appels à manifester ? « En l’état, la seule hypothèse qui vaille est que Nantes Révoltée déplaît à M. Darmanin, supposent les quatre avocats. Ainsi, pour M. Darmanin, il faudrait dissoudre toute organisation qui relaierait des appels à manifester si, ultérieurement, des dégradations ont été commises au cours de ladite manifestation. Cela n’est pas sérieux, et contraire aux principes républicains », ajoutent-ils.
Au sein de l’équipe de Nantes Révoltée, on analyse cette annonce comme la digne suite « d’un quinquennat néolibéral et autoritaire qui écrase toute les oppositions ». « Après plusieurs attaques contre les libertés publiques, ce gouvernement s’attaque cette fois à la liberté de la presse et à la liberté d’expression. Je pense que c’est un test, ils voient s’ils peuvent dissoudre un média indépendant », juge un membre de Nantes Révoltée.
Dans la foulée de la prise de parole du ministre de l’Intérieur dans l’hémicycle, de nombreuses personnalités politiques de gauche ont apporté leur soutien au média engagé. « Aucun média militant ne peut être tenu pour responsable du déroulement des évènements auquel il appelle », a, par exemple, tweeté le candidat à l’élection présidentielle Jean-Luc Mélenchon. « Nous remercions vivement les très nombreux messages de soutien que nous avons reçus. On observe que beaucoup de personnes ne sont pas dupes de cette attaque contre la liberté de la presse », a réagi l’équipe de Nantes Révoltée. Pour le média, empêcher cette dissolution est un vrai enjeu politique : « Il y a déjà eu la loi Sécurité globale, maintenant cette dissolution… La stopper est nécessaire pour endiguer cette casse des libertés. »
Jeudi matin, une pétition « Contre la dissolution de Nantes Révoltée - Pour la liberté d’expression », lancée par le média nantais, avait recueilli plus de 20 000 signatures.
sur https://lepoing.net
Gérald Darmanin, suite à la réclamation d’élus de droite et de la majorité (droite aussi, donc), a annoncé avoir engagé une procédure de dissolution contre Nantes Révoltée, média indépendant dont on vous laisse deviner où il se situe. Contre cette mise en scène délirante de la censure par le pouvoir d’un contre-pouvoir local essentiel, nous, médias libres, affirmons que nous ne laisserons pas advenir ce dangereux précédent.
Occupant la 34e position (sur 180) dans le classement de RSF sur la liberté de la presse, la France est régulièrement condamnée pour les nombreuses violations du droit d’informer dans le cadre du « nouveau schéma national de maintien de l’ordre » et de la loi dite de « sécurité globale » ; les manifestations sont devenues pour partie des zones de non-droit dans lesquelles le travail des journalistes, mais aussi l’action syndicale, sont de plus en plus compliqués à exercer, voire toujours plus dangereux, avec de nombreux cas de reporters blessés par tirs de LBD, matraqués, visés par des jets de gaz lacrymogène, arrêtés arbitrairement, ou privés brutalement de leur matériel de reportage. En outre, en 2020, au moins deux journalistes d’investigation ont été convoqués par l’IGPN dans le cadre d’enquêtes pour « recel de violation du secret professionnel ».
Et voilà donc que Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur d’un président de la République pour lequel les « journalistes » ne sont là que pour véhiculer avec dévotion sa sainte parole venue d’en haut, s’en prend frontalement et brutalement à l’un des nombreux médias indépendants et de proximité qui, dans tout le pays, dans les villes et villages, souvent à base de bénévolat et d’autofinancement, tentent de faire vivre l’éthique journalistique sobrement résumée par Albert Londres dans une formule souvent citée : « mettre la plume dans la plaie ». Donc : déplaire, déranger, mettre le(s) pouvoir(s) face à ses contradictions, ses violences et ses failles, et donner voix à celles et ceux qui ne l’ont pas.
Cette demande de dissolution bafoue les bases constitutionnelles du droit d’expression et d’information des citoyens.
Cette demande vient notamment, nous rapporte Nantes Révoltée dans son communiqué, de la responsable LREM de Nantes et de la présidente de la région Pays-de-la-Loire, qui se sont affirmées soucieuses de « ne plus laisser prospérer cette idéologie anarchiste et haineuse plus longtemps », affirmant que « depuis près de dix ans, des centaines de policiers et d’habitants ont été blessés au cours de ces manifestations violentes ».
L’équipe de Nantes Révoltée a dûment documenté, depuis des années, les violences policières exercées dans cette ville et remplit donc avec minutie et passion son rôle de contre-pouvoir médiatique local.
Pire : Nantes Révoltée est accusée de nuire « à l’image et à l’attractivité de la capitale régionale ». Comme si le rôle de tout organe de presse était de relayer complaisamment la propagande municipale ; au moins, le propos est clair : médias, faites-nous de la pub’, ou bien disparaissez.
Gérald Darmanin, à la tribune de l’Assemblée Nationale, réclame donc la dissolution du média, sur la base semble-t-il de l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure, selon lequel « toutes les associations et groupement de faits qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens » peuvent être dissous par décret en conseil des ministres.
Problème : en tant que média documentant « les luttes sociales et environnementales », Nantes Révoltée, comme ils et elles le répètent avec insistance à chaque fois que cette accusation leur est faite, ne fait que relayer ces appels à manifester. Puis, en bon média local, ils se rendent dans ces manifestations afin de les couvrir et de rapporter ce qu’il s’y passe. En gros : Nantes Révoltée fait son travail.
C’est notamment Nantes Révoltée qui, le lendemain de la fête de la musique en 2019, avait publié les vidéos de la charge qui avait été fatale à Steve.
La dissolution pure et simple d’un média ayant simplement relayé des appels à manifestations et couvert ces dernières constituerait une atteinte directe aux droits fondamentaux, notamment à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, et serait un précédent aussi dangereux qu’inacceptable.
Nous, médias indépendants, sans peut-être pour certains partager totalement la ligne éditoriale de Nantes Révoltée, ne pouvons accepter ni rester silencieux devant cette énième attaque du pouvoir macroniste qui piétine maintenant depuis cinq trop longues années les principes de la démocratie dans laquelle nous sommes censés vivre.
S’en prendre à la liberté de la presse, s’en prendre à ce média, c’est s’en prendre à nous toutes, à nous tous.
Signez la pétition en soutien à Nantes Révoltée
Communiqué de la Ligue des Droits de l’Homme sur www.ldh-france.org
Mardi 25 janvier 2022, le ministre de l’Intérieur a annoncé devant la représentation nationale qu’il engageait un processus de dissolution administrative du média indépendant « Nantes Révoltée ». Cette nouvelle démarche du gouvernement constitue une étape inquiétante dans l’extension d’un outil politique de sanction collective attentatoire aux libertés fondamentales.
La Ligue des droits de l’Homme (LDH) a alerté à maintes reprises sur ces dérives. Elle rappelle que la liberté de la presse et plus largement la liberté d’expression, d’opinion et de libre critique sont des piliers fondamentaux sans lesquels le débat démocratique serait profondément entravé. Elle rappelle également que le gouvernement tire justement sa légitimité de ce processus démocratique. Si la liberté d’informer connaît des limites légales, l’intervention première du juge judiciaire, seul garant constitutionnel des libertés individuelles et d’indépendance, doit rester la voie privilégiée.
La multiplication de l’usage abusif de la dissolution administrative s’inscrit actuellement dans une volonté délibérée du pouvoir exécutif d’intimider et dans certains cas de réduire au silence les voix de contestation politique, bridant la liberté d’association et la liberté d’informer. La LDH agira, aux côtés de tous les défenseurs de l’Etat de droit et de l’idéal démocratique, pour contrarier ce projet visant à déstabiliser les équilibres institutionnels au profit du seul pouvoir exécutif.
La LDH demande l’interruption sans délai du processus de dissolution administrative du média « Nantes Révoltée ».
Paris, le 28 janvier 2022
publié le 29 janvier 2022
Fabien Gay ur www.humanite.fr
Depuis le début de la pandémie, le président a fait le choix d’une gestion verticale de la crise sanitaire, appliquant les fondamentaux du modèle jupitérien qu’il aime tant. C’est ainsi que douze textes ont été adoptés en deux ans au Parlement. Nul ne conteste le besoin d’agir pour endiguer cette pandémie. Mais la prise de décision en conseil de défense et le choix de porter le cœur des lois uniquement sur les restrictions de liberté sont révélateurs d’un libéralisme autoritaire qui affaiblit nos libertés publiques et notre démocratie.
En transformant le passe sanitaire – sans en faire le bilan – en passe vaccinal, une nouvelle étape est franchie. C’est un choix d’exclusion et de sanction qui est assumé. Certains souhaiteraient même appliquer, comme au Québec, la suppression d’aides sociales pour les non-vaccinés ou le déremboursement des soins hospitaliers. Marginaliser encore plus celles et ceux qui sont le plus éloignés des politiques publiques, voici la démarche cynique du gouvernement.
Au fond, c’est une société de contrôle social que souhaite instaurer ce gouvernement, où les pratiques des citoyens, réduits à l’état de consommateurs, sont connues, classées, fichées. Bientôt, tout le monde pourra contrôler tout le monde. Surtout, ces bases de données énormes, demain aux mains des Gafam, constituent un trésor commercial immense pour prospecter, cibler les publics et les contenus à leur destination jusqu’à la sphère la plus intime. Sans jamais, semble-t-il, interroger la légitimité de tous ces moyens de contrôle et leur finalité.
Finalement, c’est tout notre arsenal législatif des dernières années qui mériterait d’être évalué, des lois sécuritaires aux lois sur le renseignement ou l’antiterrorisme qui, au nom de problèmes réels et sérieux, ont peu à peu restreint nos libertés et confié à des acteurs privés des prérogatives de contrôle et de pouvoir régalien. Nous nous sommes accoutumés à une perte de droits, à des restrictions basées sur un impératif sécuritaire, mettant notamment en péril notre droit à manifester et la liberté d’association. Lorsque nous cédons un peu de liberté au nom de la sécurité sanitaire, qui garantit que nous la retrouverons un jour ?
Le gouvernement n’a cure des alertes des associations, du Défenseur des droits, des organisations syndicales. Car la logique derrière tous ces dispositifs est celle du « business first » : l’économie avant tout !
L’activité économique doit se maintenir à tout prix, le « quoi qu’il en coûte » devient un « quoi qu’il advienne ». Le meilleur exemple en est l’obligation de télétravail, finalement facultative et non contraignante : liberté totale et sans contrainte pour le capital, stigmatisation et division pour le peuple. Dans le même temps, les suppressions de lits dans les hôpitaux, de postes dans les écoles et d’autres services publics, la réforme de l’assurance-chômage, en clair, les orientations libérales, ont suivi leur cours au grand plaisir des marchés financiers, dont les dividendes fleurissent et les grandes fortunes croissent.
Ce libéralisme autoritaire révèle un échec patent de la gestion de cette crise sanitaire : celui de n’avoir jamais répondu aux besoins populaires. Face aux incertitudes et peurs causées par une situation inédite, il aurait fallu faire corps en plaçant la démocratie comme une des solutions. Il n’est pas trop tard pour renforcer les moyens et les missions du service public, et valoriser la culture scientifique pour convaincre sur la vaccination et le respect des gestes barrières, afin de ne pas laisser d’espace aux obscurantistes et complotistes en tout genre.
Espérons que ces enjeux seront au cœur du débat présidentiel qui s’ouvre.
publié le 29 janvier 2022
Mathilde Goanec sur www.mediapart.fr
Éric Zemmour et Marine Le Pen en campagne présidentielle d’un côté, des groupuscules d’extrême droite dans la rue et sur les réseaux sociaux de l’autre. En face, les militants antifascistes cherchent des pratiques nouvelles, malgré le poids de leurs vieilles querelles.
Mi-janvier, environ 200 militants d’ultradroite, dont certains arboraient des signes nazis, ont défilé dans les rues de Paris, en marge d’une manifestation anti-passe sanitaire. Début décembre 2021, le condamné pour haine raciale Éric Zemmour organisait en Île-de-France un grand rassemblement dans lequel des militant·es antiracistes se sont fait cogner et expulser. Au-delà des bastions traditionnels de l’extrême droite militante que peuvent être les villes de Strasbourg, Nice ou Lyon, des groupes néofascistes s’affichent sans vergogne dans des villes jusque-là épargnées, comme Grenoble ou Besançon.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des symptômes, au moins deux personnalités politiques, Éric Zemmour et Marine Le Pen, sont considérées comme des candidat·es crédibles dans la course à la présidentielle, malgré leurs affiliations historiques ou programmatiques à l’extrême droite.
La bataille sémantique peut continuer à faire rage, la menace fasciste est réelle. Sur le terrain, les militant·es antifascistes répondent politiquement, rendent les coups parfois, contribuent par un travail patient à établir la cartographie mouvante et sans cesse renouvelée de l’ultradroite.
De quoi relativiser largement l’assertion provocatrice de Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, sur France Info récemment, qui considérait qu’« il y a une sorte de complaisance pour l’extrême droite dans notre pays et [qu’]il n’y a manifestement plus que le gouvernement pour dénoncer les petits pas de la bête immonde ».
Bien au contraire, les militant·es antifascistes s’y attellent sans relâche, dans un climat de répression et de criminalisation qui constitue le premier de leurs handicaps. Pressé par les services de renseignement qui alertent sur la dangerosité de l’extrême droite, le gouvernement s’est finalement réveillé et a commencé à réagir en annonçant la dissolution des groupuscules Génération identitaire en 2021 et des Zouaves en janvier 2022.
Mais le deux poids deux mesures reste souvent stupéfiant, comme à l’occasion du procès des sept antifas de Lyon, poursuivis par le parquet après une bagarre contre des militants du groupe intégriste Civitas, alors qu’aucune plainte n’avait été déposée.
Au-delà des pressions exogènes, le milieu antifasciste n’est pas non plus totalement délesté de ses vieilles querelles. La division des forces s’est d’ailleurs étalée au grand jour à l’occasion du rassemblement organisé par Éric Zemmour le 5 décembre à Villepinte, à quelques kilomètres de Paris. Faute d’accord tactique, quelques poignées de militant·es antifascistes se sont fait cueillir par la police aux portes du parc d’exposition, dans l’indifférence générale et sans incidence sur le déroulé du meeting. Dans la capitale, un cortège trop maigre pour être significatif défilait contre un candidat déjà loin des faubourgs parisiens.
Le clivage le plus visible et commenté se joue entre les deux organisations de l’antifascisme dit « spécifique » qui tirent leur épingle du jeu ces dernières années.
D’abord l’Action antifasciste Paris-banlieue (AFA), née il y a une quinzaine d’années, notamment autour de la suppression des tribunes ultras dans les stades de foot franciliens. Relativement autonome du reste du mouvement social, assez proche initialement de la mouvance libertaire et anarchiste, l’AFA entretient des liens étroits avec une dizaine d’autres groupes antifas à Toulouse, Lille, Nantes ou encore Grenoble. Elle reste profondément marquée par le décès d’un de ses militants parisiens, Clément Méric, assassiné par des skinheads en 2013.
La Jeune Garde, autre branche montante de l’antifascisme spécifique, a pris naissance à Lyon en 2018, en réponse à l’implantation de plus en plus manifeste du Bastion social, énième émanation groupusculaire dans la capitale des Gaules de la jeunesse d’extrême droite. Le groupe, qui a désormais des antennes à Paris, Montpellier, Lille ou Strasbourg, assume à la fois une stratégie d’autodéfense et l’alliance affichée avec les organisations syndicales et politiques plus traditionnelles. La Jeune Garde envoie même ses militantes et militants sur les plateaux télé, à rebours d’une tradition de l’antifascisme spécifique qui consiste à vivre caché.
Les divergences ne sont pas que tactiques, elles sont aussi stratégiques. « Nous refusons de nous adonner à une sorte d’antifascisme moral ou républicain », explique Boris, de l’AFA, qui préfère la lutte pied à pied contre les violences policières, le contrôle au faciès, « les relents colonialistes » de l’État français. « Il ne s’agit pas de dire que nous vivons dans un pays fasciste mais d’analyser les choses de manière globale sans se faire prendre au jeu électoral tous les cinq ans. On a vu une loi “séparatisme” votée par des gens qui ne sont pas des zemmouristes, et par les mêmes qui vont se poser demain en barrage à l’extrême droite. »
La Jeune Garde assume, elle, d’entrer dans la campagne présidentielle en concentrant ses forces contre Le Pen et Zemmour. « Évidemment que l’extrême droite influence le champ politique et médiatique, et que cela a une répercussion directe sur les choix du gouvernement, assure Raphaël Arnault, l’un de ses porte-paroles. Mais nous avons un peu de mal avec cette idée que la société se fasciserait. Cela rend les idées floues. C’est peut-être plaisant d’un point de vue universitaire mais d’un point de vue pratique, comment fait-on pour faire plier l’extrême droite ? » Raphaël Arnault cite l’expérience unitaire Ras l’front, réseau associatif français d’extrême gauche créé au début des années 1990 pour lutter contre le Front national et ses idées.
Ici, les néonazis ont été humiliés, et ils ne se risquent plus en ville.
Depuis l’éparpillement de Villepinte, les anathèmes ont volé de part et d’autre, souvent par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Mais la « question parisienne », ils en ont « ras la casquette », confie Raphaël Arnault. Car les dernières péripéties dans la capitale ne reflètent pas la diversité des actions des groupes dans le reste du pays. Très régulièrement, ces derniers mois, des militant·es antifascistes ont perturbé les déplacements de Zemmour ou Le Pen, comme à Marseille, Nantes ou Rennes, ou contrecarré les sorties des groupuscules d’extrême droite, telles des fourmis bien décidées à ne pas laisser les cigales chanter impunément leur couplet mortifère.
Toufik milite depuis plusieurs années dans un groupe affinitaire antifasciste d’une trentaine de personnes, de tendance plutôt libertaire, à Besançon. Porté par la tradition politique locale, au sein de laquelle l’anarchisme a longtemps eu de l’influence, l’antifascisme est dans cette ville presque viscéral. « Le nettoyage des rues, par exemple – ne pas laisser un autocollant ou une affiche de l’extrême droite sur nos murs –, se fait de manière très spontanée par les habitants eux-mêmes. On n’a pas besoin de s’y atteler spécifiquement », relate Toufik.
L’activisme antifasciste, plutôt en sommeil ces dernières années, s’est tout de même réactivé en même temps que l’extrême droite se restructurait en Bourgogne-Franche-Comté, mais avec les codes du climat local. Lors d’une manifestation anti-passe sanitaire, en août 2021, un groupe de néonazis s’est fait chasser du cortège sous les huées, et sans recours à la violence.
« À Besançon, nous pensons qu’on n’a pas besoin d’une équipe de gros bras. Il faut conscientiser les gens pour que le cortège les dégage de lui-même, décrit Toufik. Ici, les néonazis ont été humiliés, et ils ne se risquent plus en ville. Mais je ne vais pas juger les camarades qui militent dans un tout autre contexte. Quant à Lyon, par exemple, au bout de trois, quatre agressions fascistes, on considère toujours ça comme des bagarres d’alcooliques, je comprends que tu puisses en avoir ras-le-bol. »
Et si l’on y regarde de plus près, la question de l’autodéfense et de l’antifascisme de rue, spécifiques à ces formations, peut même être réexaminée par d’autres collectifs jusqu’ici plutôt éloignés des groupes d’extrême droite les plus virulents. Hugo Reis, membre d’un collectif antifasciste à Orléans, et militant chez Sud PTT, en sait quelque chose : « Pendant les manifs anti-passe à l’été 2021, on a vu dès le départ l’Action française se pointer, sans se cacher. La CGT a refusé de les mettre physiquement dehors, par une vraie méconnaissance des militants locaux de ces enjeux et parce qu’il n’y a pas chez nous la tradition de l’affrontement. C’est là que nous avons un rôle à jouer. »
Le contexte joue à plein, rappelle également Guillaume Goutte, membre de l’union départementale CGT à Paris et animateur du collectif de lutte contre l’extrême droite du syndicat à Paris. « On doit affronter l’extrême droite quand elle est sur notre chemin mais pas n’importe comment : on ne va pas à la baston quand on a des organisations de sans-papiers dans le cortège, par exemple [pour éviter de susciter une intervention policière – ndlr]… Cela ne veut pas dire ne faire que le choix de rassemblements larges et bon enfant. »
La question posée aujourd’hui au mouvement antifasciste réside donc plutôt dans sa capacité à muscler ses troupes et à faire alliance, plutôt qu’à arbitrer l’insondable problématique de la pluralité des tactiques.
Le cortège de tête était l’endroit le plus joyeux du monde.
Beaucoup de commentateurs, constatant une fébrilité militante dans la rue et sur les réseaux sociaux, font le constat doute un peu rapide qu’un renouveau de l’antifascisme, séduisant les jeunes, est à l’œuvre. Ce que Marco*, membre de l’AFA, tempère. « Souvent, les journalistes et les chercheurs se rendent compte des trucs après qu’ils ont eu lieu… » Pour lui, le renouveau générationnel était surtout vrai entre 2014 et 2018, avec l’émergence du Mili (Mouvement inter lycées indépendant, anticapitaliste et antifasciste), les pratiques portées par les « appellistes », ces militant·es inspiré·es par l’approche défendue par le Comité invisible et notamment Julien Coupat, et l’importance prise par le cortège de tête dans les manifestations sociales.
« C’était aussi le retour d’un syndicalisme de combat, raconte encore Andréa*, croisé à l’occasion du meeting de Zemmour à Villepinte. Il y a eu un renouveau générationnel et esthétique. Avec les slogans empruntés aux rappeurs PNL, Booba, SCH, le cortège de tête était l’endroit le plus joyeux du monde. »
En approchant, et même en infusant parfois le mouvement des « gilets jaunes », les jeunes antifascistes ont également fini par retrouver une place qu’ils avaient un peu perdue auprès des organisations traditionnelles, elles-mêmes traumatisées par les attaques à répétition de leurs cortèges.
« Nous ne sommes pas des millions aujourd’hui, ni dans un état flambant, poursuit Marco, mais avant, on ne parlait des antifas que pour dire qu’on brûlait des voitures de flics… Les organisations plus classiques se sont recentrées sur ces questions, oui, et on s’est remis à se parler. »
D’autant plus qu’historiquement, les militant·es antifascistes naviguent entre plusieurs organisations, membres de groupe affinitaires d’un côté, et de syndicats de l’autre, tel Clément Méric, adhérent de Solidaires, qui organise conjointement avec l’AFA un défilé commémoratif chaque année depuis sa mort.
Pour arrêter les grandes forces d’extrême droite, un grand mouvement social est nécessaire.
C’est la ligne défendue publiquement par la Jeune Garde, qui a entamé un rapprochement remarqué avec la CGT ces derniers mois, la qualifiant même de « première organisation antifasciste de France », un discours qui rompt pour le coup nettement avec la méfiance qui prévalait ces dernières années.
« Les groupes antifas spécifiques sont très soudés, avec des marqueurs identitaires qui concourent à la formation de groupes homogènes qui peuvent laisser penser à ceux qui regardent ça de loin que cette lutte n’est pas pour eux, explique Guillaume Goutte. Moi, je crois que les deux peuvent cohabiter, et c’est le travail engagé avec la Jeune Garde Paris, une synergie entre un groupe antifa spécifique et la force de frappe de la CGT. »
Bien au-delà du seul cas français, le jeu n’est pas sans risques pour les organisations antifascistes, rappelle Mark Bray, chercheur américain spécialiste du sujet à l’échelle européenne, car parfois « des entités dominantes sont amicales avec les groupes militants quand cela leur convient, avant de leur tourner le dos quand cela ne leur convient pas ». Mais l’historien constate qu’il est souvent « utile de catalyser l’antifascisme » dans la société : « Pour arrêter les grandes forces d’extrême droite, un grand mouvement social est nécessaire. Mais cela ne signifie pas toujours qu’un tel mouvement social doit sortir d’organisations “officielles”. »
Le 12 juin 2021, une première manifestation nationale a eu lieu contre l’extrême droite, ainsi que le 27 novembre, à Paris.
« Dans un champ politique aux appétits aiguisés par l’approche de la présidentielle, par rapport au secteur de l’antifascisme spécifique parfois divisé mais aussi modeste, c’est aux organisations syndicales de prendre leurs responsabilisés, insiste Théo Roumier, militant de Sud éducation, lui aussi très engagé sur ces questions. Y compris pour avoir un antifascisme de classe et d’appui pour les campagnes qu’on mène actuellement. Et qui reste un bon moyen pour mettre l’extrême droite en difficulté sur les questions sociales. »
Au-delà de la seule Jeune Garde parisienne, il y a donc désormais consensus sur le fait d’intervenir et si possible conjointement dans la séquence présidentielle, par des collages communs, des journées d’études, des mobilisations préparées ensemble, les différentes mouvances de l’antifascisme naviguant au gré des cadres unitaires, et des lieux. Le 12 juin 2021, une première manifestation nationale a eu lieu contre l’extrême droite, ainsi que le 27 novembre, à Paris.
Avec le soutien de partis politiques comme le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), confirme Philippe Poutou. « Il y a urgence à une mobilisation unitaire large et spécifique de l’ensemble de la gauche, ça peut changer l’ambiance de la campagne, assure-t-il. Cela serait aussi une sacrée occasion de se poser les problèmes entre nous. Pour le moment, personne ne dit non, mais on n’a pas vraiment de répondant des états-majors dans les autres partis. »
Anasse Kazib, du parti Révolution permanente, également candidat à la présidentielle, rejoint Poutou sur la nécessité de ne pas résumer cette lutte à celle de groupe antifas mais « d’impliquer l’ensemble du mouvement ouvrier ».
Une mobilisation pourrait avoir lieu, en février, autour des organisations réunies l’an dernier par La Marche des solidarités avec les sans-papiers, une seconde en mars. Tardivement, donc, tandis que les candidat·es d’extrême droite galopent à fond de train, et que le débat se polarise entre un Emmanuel Macron peut-être candidat et une Valérie Pécresse à droite toute. « Notre difficulté à construire des cadres unitaires, ce sont aussi des débats de ligne pas réglés, constate Marco, de l’AFA. Par exemple, la notion d’islamophobie n’est pas encore acquise et ce sont des points bloquants. Sans compter que l’enchaînement des défaites à gauche et le rétrécissement de chaque organisation conduisent à des pratiques sectaires et opportunistes. »
Sur la difficulté de la gauche à traiter de l’antisémitisme, qui m’a toujours fait peur, je crois que ça bouge enfin.
Inclure fermement la lutte contre l’antisémitisme dans le cahier des revendications de l’arc antiraciste ne va pas non plus de soi, provoquant des crispations plus souterraines encore. Pourtant, en février 2021, une coordination historique, soutenue par de nombreux syndicats et une bonne partie de la gauche sociale et politique, a pris part à la commémoration autour de l’assassinat d’Ilan Halimi, portée par le RAAR (Réseau d’action contre l’antisémitisme et tous les racismes), jeune organisation créée l’an dernier. Et le 5 décembre, à Paris, le groupe des Juifs et juives révolutionnaires (JJR) était présent dans le cortège antifasciste, certaines de ses militantes et militants participent aux discussions pour les mobilisations des semaines à venir.
« Pendant longtemps, cette lutte avait été mise un peu à l’écart du mouvement antifasciste, mais après l’antisémitisme débridé des manifs anti-passe de l’été dernier, quelque chose a troublé les discours, note Jonas, militant des JJR et l’un des membres fondateurs du RAAR. Il y a davantage de liens, nous sommes invités dans les commissions antiracistes des partis, des syndicats, des grosses associations à gauche. Même si la concurrence entre lutte contre islamophobie et antisémitisme continue parfois de nous pourrir la vie. »
Un travail de rapprochement « salutaire » pour une question « brûlante », juge Guillaume Goutte, de l’UD CGT Paris. « Sur la difficulté de la gauche à traiter de l’antisémitisme, qui m’a toujours fait peur, je crois que ça bouge enfin et nous sommes plusieurs à interpeller là-dessus. On voit encore des camarades syndiqués, de bonne foi, utiliser des imageries comme la pieuvre capitaliste dans des tracts, et ce travail de formation doit faire partie de la lutte antifasciste. »
L’antifascisme comme l’affaire de bonshommes virils qui vont casser du faf’ après avoir bu un coup [...], c’est un peu derrière nous.
La transformation sociologique des cortèges antifas contribue aussi à faire bouger d’autres démarcations, l’imagerie virile et univoque s’estompant peu à peu. À Besançon, par exemple, le réseau antifasciste est majoritairement féminin. Un syndicaliste parisien, connaisseur des différentes formations, confirme que les lignes de fracture ont bougé, notamment depuis les gilets jaunes. « L’antifascisme comme l’affaire de bonshommes virils qui vont casser du faf’ après avoir bu un coup au Saint-Sauveur [bar parisien connu pour être l’un des QG du mouvement – ndlr], c’est un peu derrière nous. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes types de personnes qu’il y a dix ans qui militent aujourd’hui. »
La Jeune Garde déclare ainsi rassembler des membres qui ne sont pas nés dans le berceau du militantisme. « On a de jeunes travailleurs, travailleuses, ce n’est plus l’antifascisme blanc et parfois petit-bourgeois des années 1980 », relate Raphaël Arnault. « Les deux manifestations antifascistes les plus importantes de ces quatre dernières années sont les manifestations antiracistes devant le tribunal de grande instance à Paris en juin 2020 à l’appel du comité Adama, et celle contre l’islamophobie en 2019 : ce n’étaient pas des manifestations contre Le Pen ou Zemmour », le rejoint sur ce point Andréa.
Son camarade Marco, chargé de faire le pont avec le reste de l’arc militant, souligne également que « l’AFA s’est modifiée au contact des mouvements » comme la lutte contre la loi « travail » en 2016, les gilets jaunes en 2018-2019, les mobilisations antiracistes des deux dernières années. « Pendant le confinement, nous avons aussi organisé les brigades de solidarité dans les quartiers, ce qui veut dire ne plus être seulement mouvementiste mais s’interroger sur l’antifascisme au quotidien. » Toufik, depuis Besançon, revendique un antifascisme solidement arrimé à la lutte des classes. « Si tu ne parles pas aussi du chômage, des fins de mois, tu laisses bêtement les gens, à chaque élection, se débattre entre la peste et le choléra. » Et prospérer un antifascisme « hors sol », très offensif mais recroquevillé.
publié le 28 janvier 2022
sur https://altermidi.org
Alors qu’Emmanuel Macron veut « accélérer » la radiation des demandeurs d’emploi, Pôle emploi vient de franchir un cap dans la marche forcée vers la dématérialisation et le contrôle numérique des personnes privées d’emploi. Un travailleur sans emploi s’est vu récemment notifier sa radiation au motif que l’envoi de ses candidatures par courrier recommandé, plutôt que par internet, ne permettait pas de constater le « caractère sérieux des démarches […] entreprises pour retrouver un emploi ».
Cette situation matérialise la volonté de Pôle emploi de forcer, quoi qu’il en coûte, les personnes sans emploi à l’utilisation d’outils numériques. Une radiation ayant pour effet la suspension du versement des allocations chômage, il s’agit ici d’un véritable chantage à la survie dans lequel Pôle emploi s’est lancé dans le seul but d’accélérer la dématérialisation de ses services. Ce faisant, Pôle emploi ignore volontairement les études et rapports montrant que les politiques de dématérialisation représentent un obstacle à l’accès au service public pour les personnes les plus précaires et participent ainsi à leur marginalisation.
À l’heure où les administrations françaises sont fortement encouragées à mettre en place des algorithmes assignant à chacun.e un « score de risque », tel que celui utilisé aujourd’hui par les CAF pour sélectionner les personnes à contrôler, les politiques de dématérialisation s’accompagnent d’un risque de renforcement de contrôle social via la collecte toujours plus fine de données personnelles.
La lecture des courriers échangés entre ce travailleur privé d’emploi et Pôle Emploi est édifiante. Après avoir reçu un courrier d’« avertissement avant sanction pour insuffisance d’actions en vue de retrouver un emploi », le travailleur transmet à Pôle emploi les justificatifs de ses 29 candidatures envoyées par courrier recommandé.
À la réception de ces documents, le directeur de l’agence maintient sa décision de radiation et la justifie en des termes kafkaïens. Selon lui, « la fourniture de très nombreuses candidatures adressées en recommandé par voie postale » ne démontre pas une véritable recherche d’emploi dès lors que l’utilisation de courriers recommandés ne correspond plus aux « standards adoptés par les entreprises depuis de nombreuses années »1.
Au recours opposé, le directeur persiste quant à « l’absence de caractère sérieux des démarches […] entreprises », au motif que le travailleur « ne permet pas de justifier de l’impossibilité d’utiliser les modes de communication dématérialisés (téléphone portable, e-mail, ordinateur) » recommandés par l’institution afin « d’optimiser les chances de recrutement » et confirme la suspension des allocations pour une période d’un mois.
Le chantage aux allocations mis en place par Pôle emploi pour accélérer le processus de dématérialisation est d’autant plus violent que ses dirigeant·es ne peuvent ignorer les inégalités de maîtrise et d’accès aux outils numériques. Personnes précaires, âgées, handicapées, étrangères, détenues, vivant en zone blanche : autant de publics pour lesquels la numérisation augmente les difficultés d’accès au service public.
Pour ces publics, la généralisation de la dématérialisation se traduit par une charge administrative supplémentaire accentuant leur exclusion sociale. Témoins de ces difficultés, les réclamations liées à la dématérialisation constituent un des premiers motifs de saisine du Défenseur des droits. Dans un rapport publié en 2019, ce dernier interpelle vivement les politiques sur les risques associés à une dématérialisation forcée et rappelle que « si une seule personne devait être privée de ses droits du fait de la dématérialisation d’un service public, ce serait un échec pour notre démocratie et l’état de droit ».
Il semblerait qu’à Pôle emploi ce document n’ait pas été lu, malgré les déclarations de bonne foi de son directeur général, Jean Bassère, selon lequel Pôle emploi doit « tirer parti des avancées technologiques, en veillant à ne laisser personne au bord de la route ».
La situation décrite plus haut laisse pourtant présager de nombreux cas similaires à l’heure où Pôle emploi expérimente un « Journal de la recherche d’emploi » en Bourgogne-Franche-Comté et Centre-Val-de-Loire. Ce programme, créé en 2018 par la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », oblige tout·e demandeur·se d’emploi à déclarer en ligne ses « démarches de recherche d’emploi », et ce, une fois par mois.
Cette expérimentation vise à évaluer la possibilité de généraliser à l’ensemble du territoire l’obligation de déclaration numérique pour les chômeurs et chômeuses. Étant donné les injonctions à la rationalisation financière et la priorité politique donnée à la transformation numérique dans le plan « Action Publique 2022 » d’Emmanuel Macron, le risque est grand que Pôle emploi accepte les conséquences sociales nocives d’un tel changement et force à la dématérialisation d’un nombre croissant de ses activités d’ici quelques années.
Les politiques de dématérialisation comportent un risque important de renforcement du contrôle social, tout particulièrement des publics les plus précaires(6), via une collecte toujours plus importante de données sur les usagers·ères du service public et le recours grandissant à l’intelligence artificielle.
À une question posée par une sénatrice sur les risques d’utilisation du « Journal de la recherche d’emploi » à des fins de contrôle, notre ancienne ministre du Travail a indiqué que les données collectées par cet outil généreront des « alertes » qui seront « adressées aux conseillers » de manière à « analyser les situations de décrochage ». Elle ajoute que les conseillers pourront alors « initier une demande de contrôle auprès des conseillers dédiés en charge du contrôle ». Si elle assure qu’aucun contrôle ne sera déclenché de manière entièrement automatisé, il n’en reste pas moins que ces politiques conduisent à une utilisation accrue d’outils numériques pour détecter les « mauvais.e.s » chômeurs.ses.
Le projet de loi précise que ce journal a pour objectif de « repérer les demandeurs d’emploi qui seraient en difficulté dans leur recherche d’emploi ou ne feraient pas de démarches suffisamment actives de recherche d’emploi ». Il est ailleurs fait part d’un algorithme de Machine Learning2 utilisant les donnes collectées via le journal afin de mieux « détecter l’évolution de la situation » des travailleurs sans emploi3.
Les politiques de dématérialisation peuvent aussi servir à obstruer volontairement l’accès aux services de l’État, comme en témoigne le Défenseur des droits(7) lorsqu’il décrit comment certaines préfectures poussent les étrangers·ères vers l’illégalité en bloquant volontairement les demandes de prise de rendez-vous en ligne pour la demande ou le renouvellement de titres de séjours, qui constitue pourtant la seule procédure autorisée dans 30 préfectures en 2019.
Un outil tel que le « Journal de la recherche d’emploi » est finalement à apprécier dans un contexte de développement sans précédent des politiques numériques de contrôle social depuis les années 2010. Porté par un discours néolibéral mortifère de « lutte contre l’assistanat », en vogue en cette période électorale, le renforcement institutionnel des politiques de contrôle s’est accompagné d’un accroissement du volume de données collectées sur les allocataires de prestations sociales. Ceci a été accompli via l’interconnexion de fichiers administratifs ainsi que via l’extension du droit de communication pour les agent.e.s en charge du contrôle. C’est en 2013 qu’ont été créés les premiers postes d’agent.e.s dédiés spécifiquement au contrôle à Pôle emploi.
Pôle emploi peut ainsi consulter différents fichiers détenus par des organismes sociaux incluant le fichier des prestations sociales (RNCPS), le fichier national des comptes bancaires (FICOBA) ou encore le fichier des résident.e.s étrangers.ères en France (AGDREF).
Depuis décembre 2020, les agent.e.s de contrôle de Pôle emploi disposent par ailleurs d’un droit de communication les habilitant à obtenir des informations auprès de tiers. À ce titre, ils/elles peuvent accéder aux relevés bancaires, demander des informations personnelles aux employeurs.ses ou aux fournisseur.se.s de gaz et d’électricité.
Cette évolution concerne l’ensemble des organismes sociaux, et en particulier les CAF dont les droits d’accès sont encore plus étendus tant au niveau des fichiers consultables que du droit de communication.
En parallèle de l’extension du droit d’accès aux données personnelles, s’est développée l’utilisation par les organismes sociaux d’algorithmes de “scoring”4 à des fins de contrôle dont les effets (déshumanisation, harcèlement, difficultés de recours et renforcement des discriminations) sont régulièrement dénoncés. Ces algorithmes assignent à chaque allocataire un “score de risque”, c’est à dire une probabilité d’être “fraudeur.se”, servant par la suite à sélectionner qui doit être contrôlé.e.
L’utilisation à grande échelle des techniques de scoring a été initiée par les CAF en 2011 et serait actuellement en développement à Pôle emploi5. Dans un livre passionnant intitulé Contrôler les assistés, Vincent Dubois étudie l’impact de ces techniques sur la pratique du contrôle par les CAF(8). Il montre, chiffres à l’appui, que l’introduction du score de risque s’est accompagnée d’un sur-contrôle des populations les plus précaires, en particulier des familles monoparentales (femmes isolées principalement), des personnes à faibles revenus, au chômage ou allocataires de minima sociaux.
S’il n’est pas possible aujourd’hui de donner une liste exhaustive des variables utilisées pour le calcul du score de risque, Vincent Dubois cite : le montant des revenus, la situation professionnelle personnelle et celle de son ou sa conjoint.e, la situation familiale (en couple, seul.e, nombre d’enfants, âge des enfants), le mode de versement des prestations sociales (virement bancaire ou non) ou encore le mode de contact avec les CAF (le fait d’appeler ou de se rendre sur place)(9). La Cour des comptes ajoute que sont prises en compte les variables suivantes : la nationalité de l’allocataire regroupé en trois catégories (france, UE et hors UE), le code postal ainsi que les caractéristiques socio-économiques de la commune de résidence (part des actif.ve.s occupé.es, part d’allocataires à bas revenus…).
En plus des populations évoquées ci-avant, le simple fait que de telles variables aient été retenues laisse imaginer que le score de risque est plus élevé, et ainsi la probabilité d’être contrôlée, pour une personne étrangère ou pour les habitant.e.s des quartiers que pour le reste de la population.
Vincent Dubois montre finalement que dans leur très grande majorité, les sanctions prises dans le cadre d’un contrôle sont dues à de simples erreurs de déclarations, erreurs elles-mêmes favorisées par la complexité des règles de calcul des minima sociaux… C’est dans ce cadre qu’il apparaît légitime de parler de véritables politiques numériques de harcèlement social, d’autant plus insupportables que les personnes les plus riches font l’objet d’un traitement bien plus favorables de la part des autorités. Rappelons notamment que l’État français a, sur la même période, favorisé le règlement « à l’amiable » des contentieux fiscaux(10). Et ce, alors que les estimations disponibles montrent que la fraude aux prestations sociales, estimée aux alentours de 2 milliards d’euros, est marginale, en comparaison des 80 à 100 milliards d’euros de pertes dues à la fraude fiscale.
Ces questions se posent aussi à l’échelle européenne, à l’heure où le règlement IA est en cours de discussion. Outre les aspects sécuritaires, que nous discutions ici et ici, ce règlement ouvre aussi la porte au développement généralisé de tels systèmes(11).
Mais l’expérience européenne offre aussi des perspectives. Aux Pays-Bas, un système de lutte contre la fraude sociale a été déclaré illégal en 2020, après avoir été attaqué par un groupe d’associations. En Pologne, c’est un algorithme utilisé sur les personnes sans emploi qui a été déclaré inconstitutionnel en 2019. À chaque fois, les risques de discriminations, les difficultés de recours ou l’atteinte disproportionnée à la vie privée ont été dénoncées et reconnues.
C’est dans ce cadre qu’un appel à témoignages est lancé en partenariat avec plusieurs organisations auprès de celles et ceux ayant fait l’objet d’un contrôle Pôle Emploi ou CAF ou auprès des agent·es du service public qui en ont été témoins. Nous espérons que vos témoignages nous aideront à mieux comprendre les politiques de contrôle et les algorithmes utilisés, et à documenter les pratiques abusives et discriminatoires. Sur ces sujets, la mobilisation n’en est qu’à ses débuts, et nous comptons nous y associer !
Source La Quadrature du net
Références
(6) Voir par exemple l’article d’Olivier Tesquet Comment l’intelligence artificielle cible les plus précaires https://www.telerama.fr/debats-reportages/comment-lintelligence-artificielle-cible-les-plus-precaires-6984905.php, ou encore les travaux de Lucie Inland https://algorithmwatch.org/en/robo-debt-france/.
(7) Voir les travaux de la Cimade « Dématérialisation des demandes de titre de séjour » https://www.lacimade.org/dematerialisation-des-demandes-de-titre-de-sejour-de-quoi-parle-t-on/ et ceux du Gisti.
(8) Vincent Dubois, 2021, Contrôler les assistés. Genèses et usage d’un mot d’ordre.
(9) Voir Vincent Dubois, Morgane Paris et Pierre-Edouard Weil, 2018, Des chiffres et des droits.
(10) Sur ce sujet, voir Alexis Spire, Faibles et puissants face à l’impôt, 2012.
(11) Voir le rapport d’Human Rights Watch QA: how the EU’s flawed artifical intelligence regulation endangers the social safety net. https://www.hrw.org/news/2021/11/10/how-eus-flawed-artificial-intelligence-regulation-endangers-social-safety-net
Voir le rapport de la cour des comptes « La lutte contre les fraudes aux prestations sociales » pp. 49-57.
Ce point est d’autant plus édifiant que le travailleur en question avait déjà été contrôlé en 2017 et qu’à cette date le fait qu’il candidate par courrier était accepté par Pôle Emploi.
Machine Learning ou Apprentissage automatique : rencontre des statistiques avec la puissance de calcul disponible aujourd’hui (mémoire, processeurs, cartes graphiques) qui conduit à la production de données massives de différentes formes et types, à des rythmes sans cesse en augmentation : le Big Data.
On sait également que Pôle Emploi avance vers l’automatisation de l’accompagnement des demandeurs d’emploi avec le projet « Mon Assistant Personnel », un outil fondé sur des techniques d’intelligence artificielle et qui, selon des témoignages que nous avons pu recueillir, aurait octroyé à des utilisateurs·ices un score d’employabilité de zéro.
Si nous ne connaissons pas aujourd’hui de manière précise la façon dont les données collectées par le « journal de la recherche d’emploi » seront utilisées, la convention tripartite État-Unédic-Pôle emploi 2019-2022 évoque leur utilisation dans le cadre de solutions d’intelligence artificielle « d’accompagnement ».
publié le 28 janvier 2022
Pierre Chaillan sur www.humanite.fr
Dans le contexte de la crise sanitaire, de nombreux métiers ne trouvent pas preneur. Alors que des besoins humains et sociaux s'expriment, la question des conditions d'existence pour tous est posée. Avec les contributions de Sophie Taillé-Polian. Coordinatrice nationale de Génération.s, sénatrice du Val-de-Marne et d'Aymeric Seassau. Membre du comité exécutif national du PCF en charge du travail et des entreprises
À l’heure de la décarbonation, de la robotisation, de l’intensification du travail qui rend ce dernier insoutenable physiquement et psychiquement pour tant de salarié·es, la place du travail salarié rentable doit être revue dans notre société. La place de chaque citoyen·ne doit être reconnue par un accès à des moyens financiers pour une vie digne. Le travail est lié à la vie humaine. Nous devons cesser de le résumer au cadre restrictif de l’activité économique rentable. Pour aller vers une société d’émancipation, chaque citoyen·ne doit avoir les moyens de construire son projet de vie, doit pouvoir moduler le temps qu’il ou elle consacre à sa vie personnelle pour l’articuler à son apport au collectif humain auquel il appartient. La société du bien-être est une société où le travail a du sens pour celui ou celle qui le produit. Le travail salarié ne peut plus être à lui seul la clef de l’inclusion de chacun·e dans la société, et surtout pas celui fourni par le système économique actuel !
Combien de salarié·es souffrent d’une activité qui heurte leurs valeurs ? De personnes qui vivent leur « travail » comme une blessure, en raison de conditions trop difficiles ou d’objectifs impossibles à atteindre ? Bien souvent, avec un salaire insuffisant pour répondre à leurs besoins. Ce « travail »-là n’est pas un outil d’émancipation.
La croissance ne peut plus être un objectif en soi à l’heure des grands dérèglements climatiques. Ce sont les métiers du lien, en grande majorité occupés par des femmes, qui doivent être mieux pris en compte, et revalorisés. Le partage du temps de travail permet de mieux vivre, dans et hors le travail, mais aussi de créer de l’emploi et de lutter contre le chômage. La réduction du temps de travail effectif des salarié·es, en termes d’heures journalières ou hebdomadaires tout au long de la vie, par la mise en place de congés payés et par l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, a vocation à réduire le chômage et les inégalités économiques, sociales et environnementales. À l’heure où le gouvernement contraint des étudiant·es à faire la queue dans des files alimentaires, laisse les plus grosses fortunes s’enrichir et polluer tandis que les plus pauvres s’enlisent dans la précarité, l’urgence est de trouver un moyen de répondre à la crise.
Nous avons la responsabilité collective de garantir à chacun·e le droit de vivre dignement. Aussi, revenu et travail universels ne doivent pas être opposés. Nous devons défendre un projet de société dans lequel la question de la protection sociale doit permettre de conjuguer droit au revenu et droit au travail.
Le revenu universel est l’outil indispensable pour une transition écologique protectrice des citoyen·nes. Notre économie doit se tourner vers une société décarbonée, les mutations seront rapides, elles sont parfois déjà violentes : les salarié·es doivent pouvoir compter sur une Sécurité sociale renouvelée.
En réalité, les communistes veulent les deux (travail et revenus) et ne s’en cachent pas. Notre proposition de sécurité d’emploi et de formation pose les bases d’une société sans chômage portée par un nouvel âge de la Sécurité sociale. Il permettrait à chacun non pas de bénéficier d’un « revenu minimum », mais de la garantie d’un bon revenu à tout âge de la vie. Mieux : de bénéficier d’un revenu garanti pour se former tout au long de la vie et de continuer d’apprendre et de s’émanciper dans le travail. Voilà pourquoi le candidat communiste Fabien Roussel parle avant tout de travailler tous, de travailler moins (avec une nouvelle étape de la réduction du temps de travail) et… de travailler mieux.
Nous ne voulons pas d’une société à deux vitesses où certains vivraient de leur activité créative et d’autres resteraient dépendants d’un revenu d’assistance qu’il s’agirait seulement d’améliorer. D’autant qu’une telle réalité aggraverait sans aucun doute la domination du capital. D’ailleurs, le débat autour du revenu – de base, d’autonomie, universel… – est discuté aux quatre coins de l’échiquier politique sous des formes différentes, soulevé à gauche par Benoît Hamon et agité à droite par des ultralibéraux.
Or, pour nous, le travail est un enjeu d’émancipation, mais aussi de pouvoir. L’entreprise, le lieu de travail, c’est un lieu de socialisation où se forgent les imaginaires. C’est aussi et surtout un lieu de pouvoir. C’est le lieu de la confrontation avec les puissances d’argent dont nous voulons faire reculer la domination jusqu’au dépassement du capitalisme.
En libérant les travailleurs de l’épée de Damoclès du chômage de masse dont s’accommodent parfaitement le patronat et les libéraux, nous voulons aussi renforcer le pouvoir des travailleurs sur leur lieu de travail. C’est un constat aussi vieux que Jaurès qui déclarait, il y a plus d’un siècle : « La Révolution a fait du Français un roi dans la cité et l’a laissé serf dans l’entreprise. » Et c’est aujourd’hui pour nous un enjeu démocratique de première urgence parce qu’il conditionne les possibilités de changement social et de transition écologique. Nous voulons donc sécuriser le travail et la formation en renforçant d’un même mouvement les capacités de lutte et d’action des travailleurs eux-mêmes.
C’est une question politique, économique, philosophique. Et les communistes l’assument depuis Marx. Oui, notre cité future est gouvernée par des producteurs libres… par des travailleurs, donc.
Voilà pourquoi le projet de Fabien Roussel est solidement ancré sur la proposition de sécurité d’emploi et de formation comme sur les nouveaux pouvoirs des travailleurs dans l’entreprise. Cela suscite débat à gauche ? Tant mieux !
La question qui est posée relève bien de l’universel. Le travail comme les moyens dont on dispose pour vivre et s’émanciper relèvent d’un choix important : aménager ou transformer la société ?
publié le 27 janvier 2022
Mathilde Goanec et Leïla Miñano sur www.mediapart.fr
Les pouvoirs publics font mine de découvrir que le puissant groupe Orpea se joue des règles dans ses Ehpad. Mais la maltraitance, les conditions de travail dégradées et la répression syndicale sont sur la table depuis des années, sans que jamais le système de financement ne soit remis en cause.
Que ne savaient-ils pas, au juste ? Depuis mardi soir et la sortie du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet sur les Ehpad et Orpea, le gouvernement pousse des cris d’orfraie et c’est l’affolement général au royaume de l’or gris.
Le groupe Orpea dévisse en Bourse, son directeur général est convoqué manu militari par l’exécutif tandis que le ministre de la santé fait état, devant les parlementaires, de sa volonté de prendre ce sujet avec « gravité et une totale détermination ». Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, « révolté », a, lui, estimé qu’il était « hors de question que de tels agissements puissent être tolérés dans notre pays ».
Mais si le livre de Victor Castanet sonne par l’ampleur de l’enquête menée, le nombre et l’importance des sources interrogées, la maltraitance et la politique du moindre coût dans certains établissements à but lucratif sont des secrets de Polichinelle, sur lesquels les autorités de santé ferment les yeux. Et pour cause : après avoir abandonné tout un pan de la dépendance au privé, l’État se retrouve désormais dans l’impossibilité de taper du poing sur la table quand des dysfonctionnements sont mis au jour.
Le cas de l’Ehpad Bords-de-Seine de Neuilly, géré par Orpea, est la parfaite illustration de cette hypocrisie générale. Victor Castanet en dresse un tableau effrayant en ouverture de son livre. L’établissement, a déclaré le ministre de la santé devant l’Assemblée nationale mardi 25 janvier, a fait l’objet « d’une inspection missionnée par l’agence régionale de santé en 2018 sur la base d’allégations moins graves [...] donc probablement que l’ARS [agence régionale de santé – ndlr] n’avait pas connaissance des faits établis dans le livre ».
Mediapart a enquêté sur cet Ehpad il y a quatre ans exactement et publié une longue enquête fin janvier 2018. Nous racontions exactement les mêmes horreurs, derrière l’élégante vitrine : les draps trempés d’urine ou d’excréments, ces personnes âgées qu’on laisse comme des enfants négligés des heures durant dans la même couche, ces résidents dénutris ou déshydratés qui, lorsqu’ils tombent la nuit, peuvent rester des heures au sol, faute de personnel. Notre journal a aussi documenté comment, par un drap bloquant la poignée, on enfermait les gens souffrant de démence dans leur chambre payée rubis sur l’ongle pour leur éviter de déambuler.
Mais pour l’ARS Île-de-France interrogée alors explicitement sur ces faits en 2018, tout allait très bien, madame la marquise. Toutes les « réclamations » depuis 2016 avaient, selon l’agence, été « examinées », plusieurs rencontres organisées entre la direction de l’établissement, l’ARS et le conseil départemental. L’établissement de Neuilly faisait même preuve depuis, nous assurait l’ARS, « d’une attitude positive et constructive ». On mesure aujourd’hui le résultat.
Mediapart a également appris que le ministère du travail a retoqué le licenciement d’une déléguée du personnel l’an dernier, exerçant comme aide-soignante à l’Ehpad Bords-de-Seine, signe sans doute d’une parfaite harmonie sociale.
Depuis le début de la crise du Covid, à l’échelle du groupe, cinq droits d’alerte ont été déposés par la CGT et portés à la connaissance de l’inspection du travail. Ce syndicat dénonce également depuis de longues années auprès des organismes de Sécurité sociale Cramif et Carsat le nombre anormal d’accidents du travail et de licenciements pour inaptitude. Un peu partout en France, devant les ARS, les salarié·es manifestent et « déballent », rappelle Guillaume Gobet, délégué syndical CGT d’Orpea. Sans parler des familles qui multiplient les courriers et trépignent devant l’incurie manifeste.
Olivier Véran a également promis, mardi 26 janvier 2022, de diligenter si besoin une enquête approfondie sur les pratiques du groupe Orpea. Là encore, des pages et des pages d’archives sont disponibles, rien que dans notre journal, sur sa conduite et celles de ses concurrents (lire nos enquêtes ici sur le deal à 4 millions proposé en échange de son silence à la CGT par la direction, là sur la « machine à cash » que constituent les groupes privés en Europe, ou encore les dysfonctionnements manifestes lors de la crise du Covid).
Le ministre pourrait aussi se renseigner auprès de ses propres administrations de contrôle, si le gouvernement auquel il appartient et les précédents ne les avaient pas peu à peu désarmées. Les dossiers de litiges concernant Orpea s’empilent dans les inspections du travail, mais ce service public est exsangue et peine de plus en plus à remplir ses missions.
Les ARS, bras armés du ministère en matière de santé dans les régions, ne sont pas plus offensives, et notamment dans leurs missions de contrôle de l’utilisation des deniers puisque, on ne le répétera jamais assez, une bonne partie du business d’Orpea (comme celui des non moins problématiques Korian ou DomusVi) repose sur de l’argent public.
Dans un bilan des ARS, publié par l’inspection générale des affaires sociales (Igas) en novembre 2019, que Mediapart a pu consulter, la dégringolade est manifeste, avec 40 % d’activité de contrôle et d’inspection en moins depuis 2016. Les récits que font les salarié·es vont dans le même sens : plus ou peu de visites inopinées à moins de dénonciations graves, y compris sur la réalité des postes financés par l’assurance-maladie.
C’est l’affaire dans l’affaire, révélée par Mediapart dans ce papier lundi 24 janvier, traitée également dans le livre de Victor Castanet. Selon nos informations, des recrues d’Orpea doivent se contenter de signer des CDD au motif qu’il s’agirait de remplacer des salarié·es en CDI. Or, dans bien des cas, ces salarié·es n’existeraient pas. Le groupe dément toute irrégularité, assurant qu’« il n’y a jamais eu d’emploi fictif au sein de l’entreprise ». Dans un courriel confidentiel que Mediapart s’est procuré, une inspectrice du travail écrit qu’à ses yeux la démultiplication des contrats de remplacement d’une personne, sur une même période, pourrait constituer « une fraude ». Là encore, nous avons posé la question du contrôle de ces pratiques aux ARS concernées, sans réponse de leur part.
La question dépasse bien largement le seul sujet Orpea. Les Ehpad perçoivent en effet chaque année une « enveloppe soins » de la part de l’assurance-maladie et une autre au titre de la « dépendance » de la part des départements. Orpea, numéro un mondial des maisons de retraite, a reçu, en 2020, au bas mot, 350 millions d’euros de la part de l’assurance-maladie, seulement pour « l’enveloppe soins », d’après les chiffres de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), transmis à Mediapart. Une montagne d’argent public destiné à subventionner les salaires des personnels intervenant auprès des personnes âgées de l’Hexagone.
Puisque la boîte noire s’ouvre enfin, sous les yeux ébahis du pouvoir, les questions se posent avec plus de force : qui contrôle vraiment la manière dont cet argent public est utilisé ? Peut-on continuer de dissocier le sujet douloureux de la maltraitance et celui des conditions de travail ? Plus profondément encore, le système économique qui sous-tend la prise en charge de la dépendance est-il tenable ? Pour mémoire, Emmanuel Macron a enterré son grand projet de cinquième branche de la Sécurité sociale et renoncé à bâtir sa fameuse loi « grand âge et autonomie », suscitant la colère de plusieurs acteurs de la dépendance.
Si l’on en croit Victor Castanet, Orpea était prêt à payer très cher pour éviter que ces questions ne soient posées sur la place publique et arrachées aux seuls arbitrages des politiques et des cabinets. Dans son livre, notre confrère raconte qu’un « analyste financier [...] proche du fondateur d’Orpea » aurait proposé d’acheter son silence : « Et s’il vous file 15 millions d’euros ? Je dis ça comme ça. Ça peut être une solution. »
Devant les parlementaires, le ministre de la santé a avoué avoir eu devant ces révélations une « pensée » pour les 700 000 personnes âgées qui vivent en établissement, une autre pour les centaines de milliers de personnes qui soignent et prennent en charge ces résidents, une dernière pour les familles légitimement inquiètes de la manière dont leurs proches sont pris en charge.
Manière de dire qu’il ne faudrait pas jeter l’opprobre sur tout un secteur. Mais ces pratiques gestionnaires se sont déjà répandues tel un poison au reste du champ, public ou associatif, où l’on traque la dépense jusqu’à l’excès et qui souffre parfois des mêmes maux (voir notre enquête en 2016 sur les mauvaises manières des maisons de retraite). Pour y faire face, il va falloir davantage qu’une énième enquête sans lendemain, ou de simples « pensées ».
Sur www.regards.fr
Après les révélations du journaliste Victor Castanet dans son livre-enquête Les fossoyeurs aux éditions Fayard, nous revenons avec la députée LFI et aide-soignante Caroline Fiat sur les conditions de travail et d’accueil dans les EHPAD.
Sur les EHPAD privés lucratifs
« Depuis hier, je n’arrête pas de voir des députés qui se disent choqués par les révélations [de Victor Castanet dans son livre "Les Fossoyeurs" sur la maltraitance dans les EHPAD] mais cela fait 5 ans que je les alerte. »
« A chaque projet de loi de financement de la sécurité sociale, on propose des amendements pour interdire les EHPAD privés lucratifs. »
« On n’a pas à se faire de l’argent sur la dépendance et le manque d’autonomie de nos aînés. »
« Il y a des personnes qui gagnent de l’argent sur le malheur et la détresse des personnes âgées. »
« Gros cœur à tous les personnels des EHPAD privés lucratifs, de la personnes à l’accueil au service technique, du cuisinier au directeur : ils ne sont pas responsables de la situation. Ce sont leurs gestionnaires qui le sont. »
« Dans les EHPAD, les personnels y vont pour gagner leur vie - et le directeur aussi. »
Sur le manque de personnel soignant dans les EHPAD
« On a un ratio de 0,54 personnel par résident. Emmanuel Macron proposait de passer à 0,57, c’est-à-dire une embauche de 70.000 personnes. Mais on ne peut pas parler en personnels car cela comprend les personnels administratifs et techniques. Il faut parler en nombre de soignants, au chevet des résidents. »
« Dans notre rapport avec la députée Monique Iborra, nous avions préconisé 0,6 personnel par résident. A l’heure actuelle, la moyenne est de 0,25… C’est une horreur ! Il faut savoir que la moyenne européenne est de 1 personnel pour 1 résident. »
« Les ratios sont plus bas dans les EHPAD privés lucratifs où l’on paye une fortune que dans le public. »
« Le privé lucratif se permet d’embaucher des personnels “faisant fonction”. Je n’ai rien contre les “faisant fonction” mais si vous aimez vraiment le métier, allez passer le diplôme. »
« Il est inadmissible qu’en France, les EHPAD publics ou associatifs ne puissent pas embaucher des personnels “faisant fonction” quand le privé lucratif fait ce qu’il veut. »
« Un EHPAD public qui va maltraiter par manque de personnels, de moyens, ou de matériels : il n’y peut rien… C’est parce qu’on ne lui donne pas une enveloppe pour faire mieux. Mais les EHPAD privés lucratifs, eux, versent des dividendes aux actionnaires avec toutes les économies qu’ils font sur le dos des résidents. »
« Pendant les premières vagues de la Covid, on se souvient de l’hécatombe dans les EHPAD. Et bien le groupe Korian était prêt à verser 54 millions d’euros à ses actionnaires. »
Sur la perte d’autonomie et ce que cela implique dans notre société
« A un moment donné, on ne peut plus garder une personne âgée qui perd son autonomie en domicile : les aidants n’y arrivent plus, la charge est trop lourde, qu’elle soit physique ou affective. »
« Si demain, avec la France insoumise, on gagne, les gens iront par plaisir à l’EHPAD. On n’appellera plus ça EHPAD d’ailleurs mais maison de retraite ou maison des seniors. »
« Les EHPAD sont tellement des mouroirs que c’est devenu la punition ultime. »
« Avant, on pouvait garder les personnes âgées au domicile parce que les gens habitaient tous le même village voire la même rue. Donc on pouvait s’occuper de nos anciens. Aujourd’hui, les familles sont éclatées en France, on n’est plus dans le même département voire la même région. »
« C’est une charge parfois 24 heures sur 24 et il est difficile parfois de voir son ou sa conjoint-e souffrir ou avoir envie de mourir. »
« Moi, personnellement, il est hors de question que mes enfants me fassent la toilette. »
« Les maisons de retraite devraient être des maisons de vie, pas des mouroirs. On devrait y faire la fête et s’amuser. »
« La très grande majorité de nos EHPAD sont en sortie de ville : on cache nos vieux. »
« Souvent, les personnes âgées ne participent plus à la vie démocratique. »
« On a le droit de retrouver un amoureux ou une amoureuse à 80 ou 85 ans. »
publié le 27 janvier 2022
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Mobilisations Plus de 150 000 salariés et retraités ont défilé, jeudi, au cours de 170 rassemblements, à l’appel de la CGT, FO, la FSU, Solidaires et des organisations de jeunesse. Un temps fort social pour placer la revendication d’une hausse générale des rémunérations au cœur de la campagne.
Sur la place de la Bastille, les ballons géants aux couleurs des syndicats ont poussé comme des champignons. À deux pas de la Seine, les manifestants se dissimulent au travers de centaines de drapeaux brandis au vent. À l’appel de la CGT, de FO, de la FSU, de Solidaires et des organisations de jeunesse, des milliers de personnes se sont donné rendez-vous sur l’emblématique place parisienne, avant de s’élancer, en cortège resserré, vers le ministère de l’Économie à Bercy. Ce grand rendez-vous national (plus de 170 rassemblements étaient prévus à travers le pays) a ramené la question des salaires au cœur des préoccupations de la campagne présidentielle, avec l’assentiment de 80 % des Français qui soutiennent l’appel à mobilisation des syndicats pour une augmentation générale et immédiate des salaires, selon un sondage de l’Ifop pour l’Humanité (lire notre édition de jeudi).
« Trop de personnes ont à peine de quoi se loger, tout juste de quoi se chauffer, malgré le travail accompli ou parce qu’elles n’ont plus d’emploi ou qu’elles sont retraitées », relève Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière. Alors que la précarité s’est étendue et que l’inflation galopante bride le reste à vivre des Français, le gouvernement a fait le choix de laisser l’argent ruisseler sur les fortunés au mépris des rémunérations de l’ensemble des salariés et des services publics, notent les organisateurs. « On dit aux soignants de l’hôpital public et aux professeurs de l’enseignement national qu’il n’y a pas de sous pour augmenter les salaires et pour embaucher, mais Bernard Arnaud a entassé 104 milliards d’euros, c’est deux fois le budget de l’éducation nationale ! » fustige Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT.
Devant les marches de l’Opéra Bastille, sur un bout de carton, un homme arbore ironiquement l’inscription : « Je ne gagne pas assez pour me payer une belle pancarte. » Dans la foule compacte, les manifestants et les nombreux salariés en lutte semblent illustrer à merveille le sombre constat dressé par les syndicats. Une couverture de survie dorée sur le dos, comme le symbole de l’urgence dans laquelle elle se trouve, Malika Rahmani peine à dissimuler sa colère. L’accompagnante d’élève en situation de handicap (AESH) dans des établissements scolaires à Romainville, en Seine-Saint-Denis, ne gagne que 864 euros par mois après six années d’ancienneté. « J’ai un contrat de 24 heures qui m’a été imposé et j’enchaîne les contrats courts. Aujourd’hui, on réclame une véritable reconnaissance, ce qui passe par un statut et un salaire décent ! » lance-t-elle. Quelques pas plus loin, veston floqué Fnac sur le dos, Jordan Rodrigues se désole : « Les seules fois où on entend parler des salaires en ce moment, c’est pour nous dire qu’on gagne déjà bien assez. Ça me donne presque l’impression que mes espoirs de gagner mieux ma vie sont vulgaires », dénonce le jeune libraire parisien. « Pourtant, mon salaire a déjà été rattrapé par l’augmentation automatique du Smic en janvier », poursuit le salarié, mobilisé depuis le 8 décembre.
Pour résoudre durablement la question de la précarité, les organisations syndicales organisatrices de la manifestation ne manquent toutefois pas de propositions. « On est pour que le Smic soit à 1 700 euros net, que ce soit 400 euros de plus pour tout le monde directement. Mais on veut aussi qu’il n’y ait aucun salaire qui soit cinq fois supérieur au salaire minimum ! » lance Simon Duteil, codélégué général de Solidaires. « À la CGT, nous demandons le Smic à 2 000 euros. Et quand le Smic augmente, tous les minima de branche doivent aussi être augmentés automatiquement, on ne veut pas attendre de devoir négocier avec les patrons pour être mieux payés », surenchérit Philippe Martinez devant une nuée de drapeaux. Si les syndicats espèrent que le gouvernement répondra à cet appel du pied avant la fin du mandat d’Emmanuel Macron, leurs propositions devraient en tout cas nourrir les idées des quelques candidats à l’élection présidentielles présents lors de la manifestation parisienne, comme Fabien Roussel, Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot.
Bien que la mobilisation de ce jeudi ait été une réussite, les organisations syndicales ne comptent pas en rester là. Dès ce vendredi, elles sont à nouveau réunies pour décider ensemble des suites à donner à la grève. En plus de manifestations sectorielles, des rendez-vous sont d’ores et déjà prévus le 8 mars, à l’occasion de la Journée des droits des femmes, et le 24 mars, pour défendre les droits des retraités. De quoi rappeler quelles sont leurs priorités sociales, à moins d’un mois du premier tour de l’élection.
James Gregoire et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Des cortèges de travailleurs, de retraités et de lycéens ont défilé jeudi, jour de grève interprofessionnelle, avec le même mot d’ordre : l’augmentation générale des salaires et des pensions. Les syndicats ont recensé plus de 170 rassemblements. Reportage à Paris.
À Paris, le rendez-vous était donné à midi, place de la Bastille. Comme partout sur le territoire, le mot d’ordre était clair : face à une inflation qui ne cesse de grimper, chiffrée à 2,8 %, l’augmentation des salaires est une urgence. Plus de 170 rassemblements ont eu lieu ce jeudi 27 janvier, partout en France. Selon la CGT, la mobilisation a rassemblé 20 000 personnes à Paris, et 150 000 sur l’ensemble du territoire.
Après un concert, les prises de parole se sont succédé dans le IVe arrondissement de Paris. Les petites mains du service public étaient nombreuses sur l’estrade pour redire l’effritement des hôpitaux et des écoles. « Nos hôpitaux sont régulièrement en grève depuis trois ans, a rappelé Nathalie Marchand, représentante CGT de l’Assistance publique–Hôpitaux de Paris (APHP). Et pourtant, ils continuent la destruction de l’hôpital public, à fermer des lits partout en France en expliquant que c’est par ce qu’il n’y a pas assez de personnel : 5 700 lits fermés pendant la période de pandémie, c’est une honte. »
Comme beaucoup de grévistes aujourd’hui, Nathalie Marchand s’inquiète autant pour l’état des services publics que pour ceux qui les font tourner. « Nous qu’on appelait les “essentiels”, on nous applaudissait à la fenêtre tous les jours, mais nous ne sommes toujours pas reconnus. » Avant d’énumérer les manques structurels de personnels dans le médico-social ou à l’hôpital, et de rappeler que les travailleuses de l’action sociale appellent à une nouvelle manifestation le 7 février, « pour les oubliés du Ségur et encore… Quelle arnaque, 183 euros d’augmentation de salaire censés nous récompenser pour notre travail. Ce n’est pas suffisant, tout ce qu’ils ont fait c’est qu’ils nous ont mis en concurrence. »
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La grande colère des salariés d’EDF se fait aussi entendre place de la Bastille. Après une grève record la veille, mobilisant plus de 42 % des salariés du groupe public contre la décision gouvernementale de faire payer à la société la flambée des prix de l’électricité, les travailleurs de l’énergie ont tenu à redire leurs inquiétudes. « Nos augmentations de salaire sont définies chaque année par une commission de régularisation, a rappelé l’un des représentants syndicaux des industries électriques et gazières de la région parisienne, au micro. Depuis la libéralisation du secteur, les augmentations n’ont pas lieu et cet argent est versé directement aux actionnaires. Usagers, salariés, nous sommes dans le même combat : vos factures augmentent, nos salaires n’augmentent pas ! »
Par ailleurs, les enseignants qui s’étaient largement mobilisés le 13 janvier, sont de retour dans la rue et les miettes accordées par le premier ministre semblent loin de les satisfaire.
« Du côté de Blanquer, il y a une volonté de ne pas créer les postes, s’agace Clément Poullet, enseignant dans un collège à Ris-Orangis (Essonne) et secrétaire général de la fédération de l’enseignement de Force ouvrière. Pendant ce temps, chaque jour, 20 000 classes dans le premier degré ferment faute de remplaçants. Alors le ministre fait appel à des retraités, à des étudiants, à des mères de famille, quel mépris pour les personnels ! Quel mépris pour les élèves ! »
Sur la place de la Bastille, les enseignants sont nombreux à redire aussi leur agacement face aux protocoles qui changent sans cesse. « Et il ne s’agit pas que des profs, précise, au micro, une enseignante d’histoire-géographie de la cité scolaire Paul-Valéry, dans le XIIe arrondissement de Paris. On manque d’infirmières partout dans nos bahuts, d’AED [assistant·es d’éducation –ndlr], d’AESH [accompagnant·es d’élèves en situation de handicap]. Bref, on manque de personnels à tous les niveaux. Pour rendre attractifs ces métiers et donner de bonnes conditions d’apprentissage à nos enfants, il va falloir de sérieuses augmentations de salaire et pour tout le monde. »
Selon le dernier rapport de l’OCDE sur l’éducation, la France continue d’être l’un des pays à moins bien payer ses enseignants - la France occupe la huitième place du classement en Europe. Avec des salaires pour les enseignants allemands deux fois plus élevés en moyenne, pour un temps de travail presque similaire.
Si on a des profs mal payés, mal considérés, ça aura un impact direct sur la qualité de nos cours.
« J’ai fait grève le 13 janvier, je suis là de nouveau et je continuerai à me mobiliser mais je ne sais pas si ça aura un impact parce que je trouve que nous, les profs, on est trop mous, souffle Louise, enseignante dans une école maternelle du XVIIIe arrondissement de Paris. Nos gouvernants savent qu’on fait ce métier par vocation, qu’on est de bons élèves alors ils en profitent ; de notre côté, on est trop gentils. Regardez nos manifestations, on ne fait peur à personne. »
Les lycéens aussi ont fait le déplacement. Après avoir bloqué le lycée Picasso à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), une dizaine d’élèves de terminale se sont rejoints sur la place de la Bastille pour manifester ensemble contre la politique de Jean-Michel Blanquer. « Mais aussi pour nos salaires, parce qu’on est majeurs, et que dans quelques années, nous aussi on travaillera », ajoute Pablo. Et Carla de préciser : « Par ailleurs, ça nous concerne déjà. Si on a des profs mal payés, mal considérés, ça aura un impact direct sur la qualité de nos cours. Par exemple, l’année dernière, alors qu’on passait le bac de français, on n’a pas eu de prof pendant deux mois. »
Plusieurs groupes de lycéens sont venus bousculer le ronron de la manifestation parisienne, dépassant le cortège de tête, scandant qu’ils ne veulent pas travailler pour « Jean Michel Blanquer, ministre autoritaire », ou chantant que la France est « aux enfants d’immigrés, aux enfants d’ouvriers. »
Au cours du trajet reliant la place de la Bastille à Bercy, plusieurs lycéens viennent se greffer et danser au sein du cortège des travailleurs sans papiers qui scande : « Immigrés en danger, donnez nous des papiers. Sauvez ! »
Dioum Elhadji, représentant du collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), explique qu’ils et elles sont « exploité·es deux fois. Une première fois par l’État, puisqu’on travaille mais qu’on n’a accès à aucun droit. Et une deuxième fois par nos employeurs qui profitent du fait qu’on soit en situation irrégulière pour nous exploiter ».
« Je travaille pour l’entrepôt DPD France, l’une des filiales de La Poste et je peux dire que nous sommes maltraités, que ce soit à l’entrepôt ou dans la livraison. Ils font travailler les sans-papiers dans des conditions que les travailleurs avec la carte n’accepteraient jamais. » Et le livreur d’expliquer qu’ils doivent louer illégalement des papiers, moyennant finance, pour trouver du boulot.
Alors que ses camarades scandent, crient, dansent, Dioum raconte les horaires à rallonge, les douleurs de dos après avoir chargé et déchargé des camions pleins de colis parfois volumineux. « Et si tu as mal, il ne vaut mieux rien dire. Tu n’as pas le droit à un arrêt maladie ou à faire reconnaître ton accident de travail puisque tu n’as pas de papiers. »
Depuis près de trois mois, plusieurs dizaines de travailleurs sans papiers tiennent le piquet de grève devant l’entrepôt DPD de Coudray-Montceaux dans l’Essonne. Au-delà des meilleures conditions de travail et d’une « régularisation pour tous », les livreurs espèrent obtenir de meilleurs salaires puisque, pour l’heure, ils ne touchent que le Smic horaire. « Et peu importe le nombre d’heures que tu fais puisque, bizarrement, nos heures supplémentaires sautent toujours de nos fiches de paie, et on ne peut rien dire. Enfin bref, on n’est pas reconnus alors que pendant le confinement, dehors, il y avait surtout des sans-papiers pour faire tourner le pays. »
« On a vu les promesses de Macron après le confinement, on pensait que les métiers non reconnus allaient être valorisés, on allait enfin payer les profs et les personnels de santé à la hauteur de ce qu’ils méritent, en fait on n’a rien eu, souffle Murielle Guilbert, co-déléguée de l’Union syndicale Solidaires. Pour les salaires, les négociations annuelles n’ont donné que des miettes, heureusement il y a des luttes qui s’enclenchent un peu partout… Mais clairement la hausse des prix à la consommation continue, la précarité augmente, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté augmente et pendant ce temps l’enrichissement de certains continue… On a vu le rapport d’Oxfam : 236 milliards de plus pour les milliardaires et les plus fortunés ! »
La fonction publique territoriale est aussi présente. Parmi eux, des personnels de cantine, des agents périscolaires, des secrétaires et attachés municipaux, départementaux, régionaux, des éboueurs, des égoutiers. Julien Fonte, co-secrétaire de la FSU Territoriale, rappelle la réalité du secteur : « Les mots d’ordre sont revalorisation des salaires, mais aussi et surtout suppression de la “loi Dussopt” sur la transformation de la fonction publique. C’est une loi qui s’appuie sur les préconisations ultralibérales du bilan CAP 2022. Donc une augmentation du temps de travail et une contractualisation générale, cela crée d’énormes brèches dans le statut de fonctionnaire. » Cet attaché départemental de Seine-Saint-Denis craignait un manque de mobilisation dans un secteur mis à rude épreuve par le Covid : « Beaucoup étaient en première ligne face à la pandémie, mais il y a un tel niveau d’épuisement chez les collègues qu’ils font grève mais ne manifestent pas et profitent de la grève pour se reposer. »
Sans oublier les revendications d’égalité salariale femmes-hommes : « On demande une revalorisation des rémunérations. Les filières où les femmes sont majoritaires (par exemple la petite enfance ou les personnels d’entretien) sont moins bien payées à carrière égale. » Une revalorisation salariale qui passe par le dégel du point d’indice, qui n’a pas bougé depuis douze ans : « On souhaite qu’il y ait un rattrapage et une réindexation par rapport à l’inflation », rappelle François Livartowski, fonctionnaire territorial à Bobigny et secrétaire fédéral CGT.
Tout au long du parcours, des stands de travailleuses et de travailleurs sont installés pour alerter sur les situations dans les entrepôts, les usines, les magasins. Parmi eux : les libraires de la FNAC Saint Lazare, en grève depuis le 8 décembre. Ils et elles dénoncent un sous-effectif structurel et des salaires trop bas alors que « en 2021, les très bons bénéfices amènent le groupe FNAC Darty à verser à nouveau des dividendes aux actionnaires ».
Marlène est libraire à la FNAC depuis plus de vingt-deux ans et son salaire net par mois n’excède pas 1 600 euros net. Elle a dû rapidement s’adapter aux évolutions de son métier, accepter les tâches de manutention de plus en plus nombreuses, celles qui abîment le dos et les mains. Elle a dû faire avec la numérisation et le départ de collègues remplacés… pour un « tout petit salaire ». Une fois son loyer de 650 euros payé, il reste encore les charges qui ne cessent d’augmenter.
L’inflation de 2,8 %, Marlène l’a sentie, elle n’est pas la seule. Pour cette manifestation, Yamina a retiré son gilet jaune. « Je suis gilet jaune depuis décembre 2018, mais je préfère mettre un badge discret que le gilet, c’est mal vu par les syndicats. Je suis retraitée et mon dernier job c’était AESH, payé 640 euros par mois. Tout augmente sauf nos salaires, nos pensions, on a essayé de le dire avec le mouvement des gilets jaunes et Macron n’a pas voulu nous entendre. Eh bien, on est toujours dans la même situation. De mon côté, je viens de recevoir une facture de régularisation d’EDF de 640 euros alors j’ai baissé le chauffage à fond, et j’ai froid chez moi. Comme plein de gens. »
Sur https://lepoing.net
Ce jeudi 27 Janvier était une journée nationale interprofessionnelle de grèves et de manifestations dans tout le pays. Annoncée le 19 Décembre 2021 elle était appelée et préparée par la CGT/ FO/ FSU/ Solidaires / FIDl/ MNL et UNEF seule la CFDT n’y participait pas préférant « privilégier les mobilisations sectorielles » a affirmé Laurent berger sur FI le 24 Janvier 2022
L’objectif de cette journée était de réussir une mobilisation unitaire pour une hausse des salaires et des pensions de retraite : la défense des emplois et des conditions de travail dans le contexte d’une forte inflation et de dividendes records. A Montpellier c’est à 10H devant la CPAM que se sont retrouvé.e.s les grévistes et les personnes mobilisées. C’est dans une forêt de drapeaux accompagnée par une puissante sono annonçant « le changement c’est l’action ! » que se sont ébranlé.e.s les différentes et nombreuses chasubles syndicales porté.e.s par les manifestant.e.s en tête du cortège qui a pris la direction de la rue St Denis pour remonter au Peyrou et descendre ensuite sur la Place de la Comédie.
Autour de 1500 personnes, 2000 annoncées à la fin de la manifestation qui affirmait :
« Du fric pour les salaires pas pour les actionnaires / Salaires, Pensions Augmentation / Public Privé Chômeurs et Retraité.e.s c’est tous ensemble qu’il faut lutter c’est tous ensemble qu’on va gagner. »
Du cortège ne se dégageait pas une réelle dynamique, on peut peut-être se demander si la question des salaires ne concerne pas plus le secteur privé, secteur peu représenté dans la ville de Montpellier qui concentre essentiellement des services publics. Dans le secteur public la question des salaires s’abordent traditionnellement par le biais de revendications sur le point d’indice.
Par contre les enseignants et le secteur social et médico-social représentaient une partie significative de la manifestation, ce qui semble également être le cas dans les autres villes du pays avec un regain de mobilisation dans l’ éducation nationale. A noter aucune présence des gilets jaunes affirmés comme tels dans le cortège même si leur chant était repris à différents moments.
A la fin de la manifestation une assemblée de prises de paroles s’est effectuée devant l’office du tourisme. On notera deux prises de paroles qui annoncent de l’avenir à la colère et aux revendications portées pour vivre et travailler dignement, un appel au soutien de la mobilisation le 1er Février du social et médico-social – rendez-vous à 11H Place de la Comédie – et la prise de parole des AESH pour exiger un statut réel de leur travail dans la fonction publique avec des temps complets pour un salaire correct.
Le mépris a assez duré, mais son refus n’était pas très vif ce matin du 27 Janvier.
publié le 26 janvier 2022
Salaires : une mobilisation pour des augmentations nécessaires
Les salaires se tassent alors que le coût de la vie augmente. Plus de 170 mobilisations pour les salaires et l'emploi sont organisées ce jeudi 27 janvier à l'appel de la CGT, FO, FSU, Solidaires, Fidl, MNL, Unef et UNL.
« Beaucoup de salariés réalisent que leurs entreprises ont à la fois fait des profits et reçu des aides publiques alors qu'eux ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. » commente Nathalie Verdeil, responsable confédérale.
Les entreprises sont en bonne santé. Selon l'Insee, leur taux de marge atteint un niveau historique de 34 %.
Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, expliquait même sur France Inter le 6 janvier que les entreprises sortaient « d’une bonne année 2021 » affirmant que « comme il y a eu deux ans de vaches maigres, il y aura des augmentations de salaires. »
La CGT défend une augmentation de tous les salaires, du privé comme du public.
Plutôt que des primes ou des mesures qui ne concerneraient que certaines catégories de travailleurs, la CGT prône des augmentations générales, plus justes.
Le point d'indice, qui permet de calculer le salaire brut des fonctionnaires, n'a quasiment pas augmenté depuis plus de 10 ans. Il doit être réévalué.
Des mesures doivent également être prises en direction de la jeunesse confrontée à une précarité grandissante.
Quant aux retraités, ils ont perdu depuis 2014 plus de 10 % de pouvoir d'achat. La CGT demande que le montant des pensions soit proportionnel à l'évolution du salaire moyen.
publié le 26 janvier 2022
Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr
Le bureau de poste de cette localité des Pyrénées-Orientales a baissé le rideau en février 2021. Les habitant·es de la commune côtière doivent désormais se rendre au guichet situé à la plage, à plus de 3 km de là. Or, pour les plus âgés, la disparition de ce service au cœur du village est un abandon de plus.
Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales).– Comme chaque dix-huit mois, La Poste réorganise ses services. « Ou plutôt, ils détruisent leurs services », corrige Patricia, postière à Saint-Cyprien, ville de plus de 10 000 habitant·es des Pyrénées-Orientales. Et comme chaque dix-huit mois, la postière à l’accent catalan revêt sa veste noir et violet, un grand logo de son syndicat imprimé dans le dos et sur la poitrine.
Depuis les années 2000, Patricia partage son temps entre la représentation syndicale pour SUD Solidaires 66 et son métier de guichetière, aux bureaux de Saint-Cyprien.
La dernière réorganisation de La Poste, prévue initialement pour janvier 2022, revoyait largement à la baisse la présence postale sur le secteur. Par semaine, le bureau de Latour-Bas-Elne devait perdre 2 h 15 d’ouverture, 3 heures pour le bureau d’Alénya qui n’était déjà ouvert que le matin ; La Poste d’Elne devrait aussi fermer les mercredis après-midi et perdre ainsi 3 h 30 d’ouverture.
Pire, le bureau de Saint-Cyprien village devait perdre, à lui seul, 10 heures et passer ainsi de 25 h 30 à 15 h 30 d’ouverture par semaine. Or, ce bureau est fermé depuis plus d’un an et, pour l’heure, La Poste reste floue sur la possibilité d’une réouverture, malgré la forte mobilisation des postiers et postières du département. Les grèves et autres pétitions ont au moins permis de retarder la réorganisation.
Ce jeudi, comme toutes les semaines, une petite dizaine de postières campent devant le bureau fermé de Saint-Cyprien village, les chasubles rouge et noir de la CNT se mêlent à ceux de la CGT, de SUD Solidaires et de FO. « Contre la fermeture des bureaux, on fait l’union syndicale », assurent les postières présentes.
Et Michel Cadin, postier à Perpignan et responsable départemental de Force ouvrière, s’inquiète de la disparition organisée de La Poste dans le département : « En 2013, à Perpignan, on avait 101 tournées ; depuis septembre 2021, il nous en reste 64. » En moins de dix ans, la capitale du département a perdu presque la moitié des tournées de ses facteurs et factrices, alors que la population n’a que très peu baissé ; ils étaient 123 089 Perpignanais·es en 2013 et 119 188 en 2021, selon les chiffres de l’Insee.
Après avoir fait un tour rapide parmi les rares étals, les Cyprianencs viennent signer la pétition qui, selon les syndicats, approche les 5 000 signatures.
Depuis février 2021, le bureau du village est complètement fermé. Auprès de Mediapart, La Poste varie les explications : « Le bureau de poste de Saint-Cyprien village, tenu par un agent seul, a été fermé en février 2021 pour des raisons sanitaires… Les nouveaux modes de vie et de consommation des clients, la baisse du volume du courrier envoyé, et la digitalisation des opérations postales et bancaires, entraînent une diminution de la fréquentation des bureaux de poste, depuis de nombreuses années. C’est le cas à Saint-Cyprien village, où le bureau de poste enregistre une baisse de fréquentation de 23 % entre 2017 et 2021. » Et de préciser qu’un bureau est ouvert à la plage, de l’autre côté de la commune.
Or, le bureau de La Poste situé sur la plage se trouve à plus de 3 km du village, où habitent pourtant la plupart des habitant·es de la commune. « Il n’y en a que pour les touristes, souffle Claude, installé dans la commune depuis 20 ans. Nous, les vrais habitants, tout le monde s’en fout de nous, ils nous prennent pour des cons. Ils veulent qu’ici ça devienne comme Saint-Tropez. Les vieux et les pauvres, ça les intéresse pas », avant de s’agacer longuement contre la disparition des Blancs et des services publics et de charger le maire.
La commune compte près de 50 % d’habitant·es de plus de 60 ans, et le vieillissement de la population de la commune ne va qu’en s’accroissant, selon les études de l’Insee.
Et le retraité n’est pas le seul à s’agacer de la politique communale. « Le maire a refusé de nous recevoir, peste Patricia. La dernière fois qu’il nous a reçus, c’était en 2019, pour une ancienne réorganisation. Pour celle-ci, il ne nous a pas soutenus, et quand on est allés à la mairie lui donner notre pétition, il n’est même pas descendu. Personne ne nous a reçus, on est repartis avec nos pétitions sous le bras. »
Contacté à plusieurs reprises, le maire, Thierry Del Poso, a d’abord refusé de nous recevoir avant de nous accorder un entretien téléphonique de dernière minute. Il assure que son soutien plein et entier va aux postières et postiers, et il promet même avoir eu plusieurs rendez-vous avec La Poste en ce sens, le prochain étant programmé pour le 9 février.
Peu importe, pour Claude rien n’est fait pour la population vieillissante du village et tout est fait pour « les faux habitants », c’est-à-dire les touristes, celles et ceux qui disposent d’un bureau de poste tout à côté, que l’on n’aperçoit qu’une fois que le soleil chauffe la Méditerranée à plus de 20 °C , qui vont et viennent mais qui, le reste de l’année, préfèrent fuir les Pyrénées-Orientales, le département de France où le taux de chômage est le plus fort de l’hexagone et le taux de pauvreté à plus de 21 %.
L’hiver, les bourrasques de la tramontane, qui s’engouffre dans les grandes rues vides de Saint-Cyprien village, font claquer les fenêtres des nombreuses maisons secondaires vides et des villages de vacances dépeuplés, puis viennent s’échouer sur les grandes vitrines des restaurants du port, quasiment tous fermés en dehors de la saison estivale.
« C’est pas que La Poste qui disparaît, tout meurt à petit feu ici, s’inquiète une postière qui énumère longuement les bars et les boîtes qui ont fermé depuis quelques années. Les petits commerces, les artisans, tout le monde part ! J’habite ici depuis toujours et j’ai bien vu l’évolution, ça vieillit et ça devient une ville pour riches, suffit de regarder les parkings, ils sont tous devenus payants. »
Devant le marché, le bal des lamentations continue. Denise est « révoltée » et estime que « tout ce que veut cet État, c’est privatiser à fond, rendre tout rentable ». De son côté, Alain Vidal, retraité de La Poste et militant de la CNT, retrace avec précision le démantèlement de La Poste depuis l’éclatement des PTT (Postes, télégraphes et téléphones), en 1990, « sous un gouvernement socialiste ! ». Et une habitante revient à un besoin plus pressant : « Ils auraient pu au moins nous mettre une navette pour aller au bureau de la plage. »
Hors saison, aucune navette ne joint le village à la plage : pour les villageois·es qui veulent accéder à La Poste, c’est la voiture individuelle ou la galère. Les bus qui partent à Perpignan ont des horaires impossibles et le maire précise : « Oui, mais il y a une navette de la CCAS. »
Contacté par Mediapart, le service rapporte que c’est l’agent qui est aussi chargé du ménage à la résidence du centre communal d’action sociale qui conduit les personnes âgées, celles qui ont besoin d’aller faire leurs courses ou d’aller à un rendez vous médical. L’agent de la CCAS effectue ces trajets avec la voiture de la résidence et seulement quelques heures par semaine. « On arrive à se débrouiller avec les moyens qu’on a mais on conseille aux habitants de réserver le trajet une quinzaine de jours à l’avance », assure-t-on du côté de la CCAS. Il avait bien été question d’installer une navette par taxi, apprend-on de la part d’une société de taxi locale, mais la mairie n’a pas donné suite aux discussions.
Alors, à défaut d’avoir un bureau de poste ouvert ou une navette accessible facilement, les retraité·es se débrouillent et se trouvent souvent dans l’obligation de quémander aux amis et aux voisins une course jusqu’à la plage.
On est démodés, vous savez, on n’a pas de carte bancaire.
Stéphane, 85 ans, et sa femme Jeanne, son aînée d’un an, n’osent plus demander cette aide indispensable. D’une même voix, ils soufflent qu’il ne « reste plus rien au village ». Amoureux depuis 65 ans, le couple a quitté le Nord où le mari était mineur et la femme mère au foyer pour venir passer une douce retraite au soleil. Or, depuis qu’ils sont arrivés, il y a 28 ans, ils ont vu le village se vider. Et pour eux, le coup de grâce est arrivé en février 2021, à la fermeture définitive du bureau de poste du village : « On est démodés, vous savez, on n’a pas de carte bancaire. Nous, on retirait de l’argent tous les mois à la banque pour faire nos courses du mois. »
Depuis un an, Stéphane et Jeanne doivent demander à leurs amis de les conduire jusqu’au bureau de la plage, « mais on a toujours l’impression de déranger les gens. Avant, c’était beaucoup plus simple, on venait, on retirait, on discutait un peu avec la guichetière… »
Et Patricia, qui les sert depuis des années, écoute ce récit, le cœur serré. « C’est terrible ce qu’on fait aux habitants de la commune, certains payent même des taxis pour aller retirer quelques dizaines d’euros au bureau de la plage, c’est du service public, ça ? »
Peu à peu, le service public disparaît des villages et des petites villes. Dominique, postière du département, a fait les comptes, et ils ne sont pas bons.
Arrivée en 2002 dans le village de Baho, Dominique travaillait avec un chef d’établissement, deux guichetiers et, l’après-midi, ils recevaient même le renfort d’un agent venu de Villeneuve-la-Rivière, de 16 heures à 17 h 30. En 2006, le bureau de Baho a été rattaché à celui de Saint-Estève et de tous les agents cités ci-dessus, il n’en resta qu’un, au poste de guichetier. Puis de nouveaux petits bureaux sont venus se greffer à celui de Saint-Estève, moyennant, à chaque élargissement de secteur, « des suppressions de poste en douce, c’est-à-dire des non-remplacements de départs ». Après 2015, plusieurs des bureaux qui avaient été rattachés à Saint-Estève sont sortis du giron de La Poste et sont devenus des agences postales communales.
Ce qui faisait la qualité de notre service, la proximité, disparaît au service d’un nouvel objectif, la rentabilité.
Derrière son guichet, Jérôme déprime. « On est condamnés à l’inefficacité, souffle le postier de Saint-Cyprien plage. Je suis postier depuis plus de 30 ans et ça ne va qu’en empirant. Depuis que le bureau du village a fermé, on subit les incivilités des usagers en colère et un afflux supplémentaire qu’on doit gérer à moyens constants. Ce qui faisait la qualité de notre service, la proximité, disparaît au service d’un nouvel objectif, la rentabilité. »
En 2010, La Poste est devenue une société anonyme à capitaux publics, se conformant ainsi aux règles européennes de la concurrence. Désormais, la Caisse des dépôts détient 66 % des parts, et l’État, 34 %. Jérôme vend toujours des timbres, conseille toujours les usagers de La Poste, mais il doit désormais aussi vendre des téléphones portables, des assurances, des crédits à la consommation, et des visites aux grands-parents, le service payant « Veiller sur mes parents », assuré par les facteurs et factrices.
Mais La Poste persiste et signe : elle ne disparaît pas mais se transforme, en renvoyant à la numérisation ou en installant certains de ses services dans des commerces de proximité, comme c’est le cas dans le village de Saint-Cyprien. « Un point de contact temporaire La Poste Relais a été ouvert en février 2021 au cœur du village, annonce La Poste. Ouvert 7 jours sur 7, il permet d’offrir les services essentiels postaux sur une amplitude horaire plus large. » S’il est possible d’envoyer ou de recevoir du courrier, impossible de retirer de l’argent ou d’avoir accès à un conseiller financier.
Jean-Pierre vient accompagné de sa femme Liane pour poster son bulletin d’adhésion à une association d’anciens combattants et, sur leur chemin, ils s’arrêtent comme d’habitude pour échanger quelques mots avec les postiers.
« Et si on refuse de tout faire passer par Internet, on est bloqués. On ne veut pas gérer nos comptes en banque en ligne, on veut voir et discuter avec la guichetière, on veut recevoir notre relevé bancaire par papier », fulmine l’un. « Demain, qu’est-ce que ce sera, le service public ? Tout passera par le numérique et les rares fois qu’on sera reçus, ça sera par des machines ? », répond l’autre.
Et les deux de partir, continuant à s’emporter contre la numérisation à marche forcée des services publics et les grandes inégalités qu’elle entraîne. En partant, ils répètent encore : « Comment on fera quand on sera vraiment âgés et qu’on devra tout faire en ligne, ne discuter qu’avec des répondeurs ? »
À Elne, la commune voisine, les inquiétudes sont les mêmes. Ce jeudi soir, les trois agents se dépêchent entre la récupération et l’envoi des colis pendant que l’une des postières, Kim, tente d’expliquer à un couple d’habitants qui ne sait pas lire comment fonctionnent exactement les virements réguliers. Sur les trois « chargés de clientèles », comme il faut désormais les appeler depuis six ans, seule Kim est en poste, les autres sont intérimaires.
La réorganisation prévoit la fermeture du bureau le mercredi après-midi, au grand dam du maire de la commune, Nicolas Garcia : « Et pourtant, notre territoire est en pleine explosion démographique. Quand on perd de la population, on perd des services publics. Quand on gagne de la population, on en perd aussi. Quand c’est qu’on en ouvre alors ? »
Le maire revient également sur la situation d’un village voisin, Alénya : « La Poste a quasiment obligé la commune et la communauté de communes a payer des locaux neufs et à financer un distributeur de billets. Et aujourd’hui, on ne cesse de rétrécir les horaires de ce bureau, le service n’est plus rendu … C’est du vol d’argent public. Et ils font ça en s’appuyant sur des agents de plus en plus précaires. »
Selon les chiffres de La Poste, sur l’ensemble du territoire, les intérimaires et CDD représentent entre 10 et 15 % des effectifs. Dans les Pyrénées-Orientales, 181 postières et postiers sur 1034 sont intérimaires, soit 17 % des effectifs sur le département. De son côté, La Poste assure qu’elle « favorise le développement d’un emploi de qualité. On constate un faible turn-over de 4,3 % ».
Dans le préavis de grève illimité unitaire déposé le 6 décembre dans le secteur d’Elne, l’une des revendications est la « CDIsation des intérimaires, CDD et apprentis déjà en place sur le secteur ». Dans le même préavis, les personnels demandent aussi « le comblement de toutes les positions de travail supprimées depuis début 2021 », ou se positionnent encore « contre les fermetures sauvages ou définitives de bureaux par manque de moyens de remplacement ».
Avant, on avait le temps de travailler correctement, maintenant on fait vite, pour évacuer la file.
« Nos horaires ont déjà rétréci. Avant, on ouvrait dès 8 h 30, pour les gens qui travaillent, maintenant on ouvre à 9 heures, explique Kim, entre deux clients. Par ailleurs, on a bien ressenti l’impact des départs non remplacés. Rien que sur ce bureau d’Elne, on a eu quatre départs, aucun n’a été remplacé. Avant, on avait le temps de travailler correctement, maintenant on fait vite, pour évacuer la file, même si on s’occupe mal des gens. »
Et La Poste n’est pas le seul service public à se dessécher à Elne. Dernièrement, les élus locaux ont dû se battre pour garder la trésorerie publique. À l’appel du maire communiste d’Elne, une centaine d’élu·es, d’habitant·es et de salarié·es ont même bloqué quelques heures la trésorerie en avril 2021. Près de dix mois plus tard, la perception a été réduite à peau de chagrin, seulement quatre des douze agent·es sont resté·es sur la commune, au plus grand regret de l’édile.
« J’ai écrit au premier ministre, l’ancien maire de Prades, se rappelle Nicolas Garcia. On a remué ciel et terre mais on n’a sauvé que quatre emplois. On a perdu le percepteur, ça veut dire qu’on nous a fragilisé le service et que, tôt ou tard, il partira alors qu’on a 100 000 visites par an dans ce service. »
Et Vincent Paumard, secrétaire adjoint de Solidaires finances publiques 66 de préciser : « La trésorerie d’Elne a fait partie d’un grand ensemble de restructurations en janvier 2022, tout devait être concentré sur les grandes villes. Cette année, on a perdu six emplois sur le département et six de nos 18 trésoreries ont fermé le 1er janvier », dont celle de Saint-Paul-de-Fenouillet, village où Mediapart s’était rendu il y a deux ans.
« Là ou il faudrait ramener du service public, pour lutter contre le sentiment d’abandon, pour faciliter la vie des gens, on en enlève », souffle encore l’élu communiste avant de dresser un portrait au vitriol des Maisons France Services (MFS), lancées au lendemain du grand débat, par Emmanuel Macron qui présentait l’offre comme une réponse à la disparition des services publics en milieu rural… alors que ce n’était qu’un nouveau packaging pour les Maisons de services au public (MSAP), créées sous le gouvernement Valls en 2014, qui promettaient déjà « une offre de proximité et de qualité à l’attention de tous les publics » en « un lieu unique ».
« Ça, c’est précisément le contraire de ce qu’on attend des services publics, reprend le maire. Les MFS sont des regroupements de services publics, mais qui sont rendus a minima, et soutenus financièrement par des municipalités qui sont déjà aux abois. Je leur ai déjà dit, on n’en veut pas ici. Dans ma commune, on veut du vrai service public financé par l’État, pas un ersatz. Les habitants de Saint-Cyprien, des villages autour et du département, doivent avoir accès aux mêmes services publics qu’ailleurs et ne pas les payer. »
Ce reportage est le premier d’une série sur l’appauvrissement des services publics et le quotidien des précaires. Nous chroniquerons cinq ans de réformes sociales brutales et de rétrécissement de l’État, depuis les Pyrénées-Orientales, jusqu’à l’élection présidentielle. Nous avons choisi ce territoire car, depuis des années, il est le premier département hexagonal en termes de taux de chômage, avec plus de 12,5 % de chômeurs et de chômeuses dans la population active. Par ailleurs, c’est aussi l’un des départements les plus pauvres de France, avec un taux de pauvreté à plus de 21 %, quand la moyenne nationale est à 14,7 %.
publié le 25 janvier 2022
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Avec le retour de l’inflation, un spectre resurgit dans la sphère économique : la « boucle prix-salaires », qui serait synonyme de chaos. Mais ce récit ancré dans une lecture faussée des années 1970 passe à côté des enjeux et de la réalité.
Avec le retour de l’inflation, la question du « pouvoir d’achat » est au cœur de la campagne présidentielle. Mais la vraie question que pose le renouveau de la hausse des prix est bien celle de la hausse des salaires. Depuis plusieurs décennies, la désindexation des salaires sur l’inflation s’est accélérée.
Selon les chiffres de la Banque centrale européenne (BCE) de juillet 2021, l’indexation automatique et complète ne concernerait plus que 3 % des salariés de la zone euro, l’indexation partielle ou négociée, seulement 18 %. Le mouvement s’est d’ailleurs encore accéléré depuis 2008.
Sans indexation automatique, les salaires réels, autrement dit les salaires corrigés par les prix, risquent évidemment de baisser en 2022, même si les salaires nominaux, eux, peuvent augmenter. 2021 donne déjà le ton. En zone euro, la croissance des salaires négociés au troisième trimestre se situe à 1,5 %, soit le niveau le plus bas depuis dix ans, alors que l’inflation a atteint en novembre 5 % sur un an.
En France, la dernière note de conjoncture de l’Insee publiée en décembre dernier souligne que le salaire mensuel de base devrait reculer en termes réels de 0,1 %, sous le coup d’une inflation qui s’établit officiellement à 2,8 %. Pour le salaire moyen de la fonction publique, la perte serait de 0,2 %. Tout cela n’est pas étonnant : le but même des désindexations était d’empêcher la protection des salariés vis-à-vis de l’inflation.
Du reste, économistes et dirigeants s’efforcent de modérer le plus possible la hausse des salaires. Ce week-end, Amélie de Montchalin, ministre de la fonction publique, avait rejeté l’idée d’une revalorisation du point d’indice des fonctionnaires sur France Inter. Et si Bruno Le Maire, son collègue de l’économie, défend l’idée de hausses de salaires dans les secteurs en « tension », il n’agit guère en ce sens. « L’indemnité inflation » de 100 euros versée par le gouvernement n’est, par ailleurs, rien d’autre qu’un moyen d’empêcher une hausse des salaires pour compenser les effets de l’inflation.
Face à la bosse d’inflation, […] il faut éviter le retour d’une spirale générale prix-salaires, qui serait perdante pour tous.
François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Comme souvent, la doctrine qui préside à cette question a été résumée le 18 décembre dernier par le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau : « Face à la bosse d’inflation, […] il faut éviter le retour d’une spirale générale prix-salaires, qui serait perdante pour tous. » Une doctrine encore simplifiée en septembre dernier par le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux : « Une augmentation des salaires, c’est aussi une augmentation des prix. »
Dans cette vision, le risque serait donc que les salaires suivent les prix ou les dépassent, et entraînent ainsi la formation d’une spirale : les augmentations de salaire conduiraient à une accélération des prix, qui entraînerait les salaires… La situation deviendrait alors incontrôlable. C’est la fameuse boucle « salaires-prix », synonyme d’horreur économique. Le « bon sens » est alors mobilisé : il faudrait modérer les salaires pour modérer les prix, et ainsi empêcher l’emballement de l’inflation.
Ce récit n’est pas nouveau. Mais dans sa version contemporaine, il est le fruit de la crise des années 1970. Durant cette décennie, les salaires étaient largement et automatiquement indexés sur les prix et le pouvoir de négociation des syndicats permettait d’obtenir même des hausses de rémunération supérieures aux prix.
À ce moment, une histoire a été construite : les hausses de salaire entretiendraient l’inflation. En mettant fin à l’indexation des prix et en brisant, par les réformes structurelles, le pouvoir des syndicats, on avait cassé la spirale et obtenu une période d’inflation faible. Comme l’a montré le prix de la Banque de Suède (faussement appelé « prix Nobel d’économie ») Robert Shiller dans un texte de 2019, ce discours a alimenté le ressentiment d’une partie de la population contre les syndicats et a contribué à faire basculer l’équilibre politique en faveur du néolibéralisme dans les pays avancés à la fin des années 1970.
Depuis, dans l’esprit des dirigeants et de la plupart des économistes, s’est mise en place l’idée que l’inflation, voire l’hyperinflation trouvait son origine dans la boucle salaires-prix.
François Geerolf, économiste associé à l’université de Los Angeles (UCLA), explique que ce récit a trouvé une traduction théorique dans les modèles néokeynésiens (ceux des keynésiens qui acceptent la doctrine néoclassique à long terme) : « Par exemple, dans le manuel macroéconomique de référence de Blanchard et Cohen, on enseigne ce modèle qui lie les salaires aux prix et au chômage à long terme et fait des syndicats un obstacle à l’emploi, car ceux-ci pousseraient à des niveaux de salaires réels trop élevés. »
C’est la traduction contemporaine de la fameuse « courbe de Philips » : une surchauffe de l’économie amènerait à une baisse du chômage et à des revendications salariales trop importantes, ce qui expliquerait l’inflation via la hausse des coûts sur les entreprises.
Pourtant, à y regarder de plus près, ce qui est présenté comme du « bon sens » ne tient guère, comment souvent en économie. Il faut, tout d’abord, évoquer les années 1970 qui font toujours figure d’épouvantail aujourd’hui. Or, on constate deux faits. D’abord, il n’est pas certain que l’inflation de cette décennie soit directement liée à la « boucle prix-salaires ». Les explications sont nombreuses : affaissement de la productivité dès le milieu des années 1960, désordres monétaires à partir de la fin du système de Bretton Woods en 1971 et, bien sûr, hausse du prix du pétrole importé en 1973-74 et 1979-80.
Globalement, le mouvement de l’inflation semble surtout suivre le prix des matières premières, avec un apaisement dans la période 1976-78 et après 1982-83. Dans ce cadre, l’indexation des salaires, loin d’avoir alimenté la crise, a permis plutôt de limiter la casse en maintenant la demande et, ainsi, de ne pas tomber dans la récession.
Car, c’est le second fait, ces années ne sont pas des années de récession. En France, entre 1967 et 1983, la seule année de contraction du PIB est 1975 (− 0,3 %) dans une proportion moindre de celle de 1993 (− 0,6 %), où l’inflation est contenue. Les années d’avant 1975 sont des années de très forte croissance (entre 4 et 6 %), alors même que l’inflation était soutenue et que les salaires progressaient vite (dans la foulée des accords de Grenelle de 1968). Après 1975, la croissance s’essouffle un peu mais reste vive (entre 3 et 4 %) jusqu’en 1980, où le deuxième choc pétrolier fait clairement changer de régime.
Mais là encore, il faut préciser que le ralentissement de 1980 s’explique sans doute moins par la boucle salaires-prix que par les mesures fortes prises alors par les banques centrales pour casser ladite boucle. En 1980 commence en effet le « choc Volcker », du nom du président de la Fed qui va monter les taux étasuniens à court terme jusqu’à 20 %, provoquant une récession outre-Atlantique. L’effet sur la croissance française est immédiat et, en réalité, elle ne s’en remettra jamais tout à fait.
Ce qui est vrai, c’est que les années 1970 sont celles de l’apparition du chômage de masse. Mais là encore, le lien entre la boucle prix-salaires et le chômage est discutable. Certes, l’indexation « déforme » la répartition de la valeur ajoutée en faveur des travailleurs. Les marges des entreprises sont réduites, mais elles le sont aussi parce que d’autres coûts ont augmenté, notamment celui de l’énergie. Certains secteurs, comme le charbon, sont mis à mal par la concurrence internationale nouvelle, d’autres, comme l’automobile, subissent le coup du renchérissement du pétrole.
Il n’est donc pas possible d’affirmer que si les salaires avaient perdu de leur valeur réelle, l’emploi s’en serait mieux tenu. On voit mal comment le recul de la demande aurait soutenu l’activité. D’autant que le ralentissement de l’investissement constaté alors peut aussi s’expliquer par un tarissement des opportunités et une maturité des marchés occidentaux. Et qu’il s’approfondit après 1980 avec les politiques désinflationnistes, pour ne jamais retrouver son niveau record de 1974.
Bref, on a bien affaire là, avant tout, à un récit construit soigneusement pour justifier une politique, en l’occurrence les premières mesures néolibérales qui seront prises avec le plan Barre (1977), le choc Volcker (1980) et le tournant de la rigueur (1983). Ces mêmes politiques qui ne ramèneront pas ce que l’inflation des années 1970 avait prétendument détruit : l’investissement et l’emploi.
Dès lors, même si les salaires pèsent lourd dans les coûts de production (c’est aujourd’hui environ 60 % du total en France), le lien automatique et direct salaires-inflation-chômage est loin d’être évident.
Dans son ouvrage Inflation et Désinflation paru en 2019 aux éditions La Découverte (collection Repères), l’économiste Pierre Bezbakh conclut ainsi qu’« on remarque à plusieurs reprises des rythmes différents d’augmentation des prix et des coûts salariaux unitaires qui montrent que les salariés ne peuvent pas être tenus pour les seuls responsables de l’inflation ».
Pourquoi alors la hausse des salaires est-elle présentée comme un danger ? Parce que la vraie question de l’inflation est en réalité celle de la répartition du coût de la hausse des prix. C’est d’ailleurs ce qu’a mis en lumière Karl Marx dans deux textes polémiques qui l’ont opposé à des penseurs « de gauche » qui dénonçaient la volonté des ouvriers d’arracher des hausses de salaires.
Dans Misère de la philosophie (1847), Marx s’oppose à l’idée exprimée par Proudhon et que ne renierait pas aujourd’hui notre gouverneur de la Banque de France : « Tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le vin, etc. C’est-à-dire d’une disette. »
La réponse de Marx est double : c’est d’abord d’indiquer que si les prix augmentent autant que les salaires, il n’y a pas « renchérissement général », il n’y a que « changement dans les termes ». Autrement dit, la hausse des salaires et des prix dans les mêmes proportions (dans les années 1970, les salaires augmentaient même un peu moins vite, d’où une légère perte de pouvoir d’achat) ne peut conduire à une « spirale inflationniste ».
Plus important, Marx souligne ce qu’ignorent Proudhon et les oiseaux de mauvais augure d’aujourd’hui : la hausse des salaires doit être prise dans la dynamique de la production capitaliste. Pour comprendre son impact, il faut observer les conditions de concurrence et de productivité de l’économie.
C’est un point qu’il va développer dans Salaire, prix et plus-value, un texte de 1865 qui répond à un ouvrier anglais, James Weston, qui avait proposé à l’Association internationale des travailleurs (AIT, aussi appelée Première Internationale) une résolution proclamant que « le bien-être social et matériel des ouvriers » ne peut provenir de « salaires plus élevés ».
Pour Marx, la hausse des salaires n’entraîne pas une hausse des prix, mais plutôt une baisse des profits. Le seul moyen, alors, de répondre à cette baisse, pour le capitaliste, est de réprimer le travail pour contraindre les salaires ou avoir recours à la mécanisation pour produire plus avec des coûts salariaux moindres. La hausse des salaires n’est donc pas un « coup dans l’eau » qui serait mangé par les prix, c’est un moment clé de la lutte des classes. « La question se résout donc en celle de la puissance de l’un et de l’autre combattant », conclut Marx.
Voici donc que le sujet a bougé. La « boucle prix-salaires » n’est pas une question de défense des intérêts des travailleurs, mais bien plutôt de défense des intérêts du capital. En cherchant à contraindre les salaires malgré la hausse des prix, ce que l’on chercherait avant tout, ce serait à sauvegarder les profits. Derrière la leçon morale légèrement hautaine adressée par les économistes orthodoxes aux travailleurs selon laquelle ils ne devraient pas tenter de sauvegarder la valeur réelle de leurs salaires, il y a avant tout la volonté de préserver les taux de profits.
Dans un article récent des Échos, cette question est mise en avant de façon significative. Une économiste de la Deutsche Bank y souligne que la pression des prix sur les profits rend la hausse des salaires impossible. « Une hausse des salaires de 1 % réduit les profits de 7 % », souligne-t-elle, donnant ainsi raison à l’analyse de Marx de 1865.
Et cela est aussi cohérent précisément avec ce qui s’est passé dans les années 1970, où les taux de profit ont reculé. Et c’est bien cela qui a surtout été traumatisant. « Ceux qui ont le plus perdu dans les années 1970, ce sont ceux dont les revenus dépendaient des profits des entreprises, et ce sont aussi eux qui ont construit ce récit sur la boucle prix-salaires », résume François Geerolf, qui rappelle que c’est à ce moment qu’est prononcé le fameux « théorème de Schmidt », une version de la théorie du ruissellement inventée par le chancelier allemand d’alors, qui explique que les « profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».
Mais d’investissement et d’emplois, il n’a jamais été question, même lorsque les politiques de désinflation ont mis la pression sur les salaires et les conditions de travail. La précarité et le chômage se sont accrus et, quant à l’investissement productif, il n’a pas davantage progressé. Ce n’est pas le cas des profits qui, en France, retrouvent dans les années 1980 leur niveau des années 1960.
Comme tout récit, celui de la « boucle salaires-prix » est construit par les vainqueurs. Parfois jusqu’à l’outrance. Dans un article récent, le quotidien libéral L’Opinion parle ainsi de « l’hyperinflation » des années 1970. C’est évidemment une erreur historique majeure. En France, les prix annuels ont progressé de 9 et 15 % entre 1974 et 1983, avec un pic en décembre 1974 à 15,16 %, et un deuxième en novembre 1981 à 14,31 %. Ces niveaux sont certes élevés, mais ils n’ont rien à voir avec l’hyperinflation, qui est définie économiquement comme une augmentation de 50 % par mois des prix.
Or il se trouve que l’hyperinflation ne trouve jamais son origine dans les salaires, mais bien plutôt dans l’accès aux ressources ou dans les besoins de devises. Ce ne sont pas les accords salariaux Stinnes-Legien de décembre 1918 qui ont provoqué l’emballement de l’été et de l’automne 1923 en Allemagne, mais bien plutôt le manque de devises pour payer les importations et la paralysie d’une partie du pays à la suite de l’occupation de la Ruhr.
Cette outrance a néanmoins la fonction de faire peur et donc de faire accepter un certain ordre social. La construction du récit dominant passe évidemment par cette reconstruction de l’histoire a posteriori. Mais ce n’est qu’une des nombreuses batailles menées dans le cadre d’un conflit plus large, celui de la répartition du coût de l’inflation. On comprend alors comment ce récit a pu constituer le fondement de la contre-révolution néolibérale.
Car que demandent les bonnes âmes raisonnables qui agitent le risque de boucle « salaires-prix » pour appeler les travailleuses et travailleurs à la modération ? Rien d’autre que ceci : ces derniers doivent prendre à leur charge le coût de l’inflation importée et se contenter des mesures de freinage minimales gouvernementales que, par ailleurs, ils paieront vraisemblablement par de l’austérité ou de nouvelles réformes structurelles dans les prochaines années.
Cette exigence n’est pas neutre. Elle suppose de devoir accepter un recul de son niveau de vie réel pour pouvoir préserver les profits des entreprises, mais aussi les intérêts des détenteurs d’actifs financiers, notamment de dettes, qui sont fragilisés par l’inflation qui réduit leur valeur réelle. Il y a donc là une volonté directe de répartition de la richesse.
François Geerolf souligne, par exemple, combien l’inflation de 3,4 % en 2021 (en version harmonisée) a pesé sur le pouvoir d’achat des fonctionnaires, dont le gel quasi continu du point d’indice a conduit déjà à une baisse de 16 % de leurs traitements réels depuis 1996. On peut constater ici la violence sociale en jeu.
En réalité, rien ne semble aujourd’hui réellement plaider pour une modération salariale. Il faut, dans un premier temps, se souvenir que, depuis deux décennies, la grande quête des banques centrales, c’est l’inflation. On sait par ailleurs que, après des années de faible inflation, l’économie aurait besoin de plusieurs années d’inflation plus forte pour soutenir l’activité.
La diffusion de la hausse actuelle des prix dans l’économie n’est donc pas nécessairement une mauvaise nouvelle si on assure une répartition qui protège la majorité de la population, notamment par une hausse des salaires. François Geerolf rappelle d’ailleurs que nul ne sait quel est le niveau « optimal » d’inflation et que le niveau des 2 % inventé à la fin des années 1980 ne repose sur rien de solide.
En réalité, on se rend compte qu’historiquement un niveau d’activité fort est souvent lié à une inflation plus forte. C’est assez logique : lorsque la demande est soutenue, on peut relever les prix et ainsi disposer de plus de marges de manœuvre pour augmenter profits et salaires. Ces deux hausses soutiennent à leur tour la demande. Cette dernière est aussi soutenue par le fait que le poids des dettes est moins fort, permettant ainsi de libérer des ressources.
Ainsi, les « Trente Glorieuses » sont une période d’inflation élevée, de même que le milieu du XIXe siècle. En revanche, la « grande déflation » de la fin du XIXe siècle (1873-96), la crise des années 1930 et la crise des années 1990-2000 sont marquées par une faible inflation.
Or l’idée que la modération salariale est nécessaire ne tient pas. Elle suppose en effet que la demande serait trop forte et conduirait à l’accélération des prix. Ce n’est pas le cas : la demande est aujourd’hui presque équivalente à celle de 2019. « Il n’y a pas de surchauffe au sens d’un taux de chômage trop faible et le niveau de la demande n’est pas excessif : l’inflation provient de goulots d’étranglement sur les marchés des biens et sur l’énergie, pas du marché du travail », souligne François Geerolf, qui précise que ce récit s’inscrit aux États-Unis dans la lutte contre les politiques de Joe Biden.
Ce n’est donc pas le soutien à la demande en tant que tel qui pose problème, mais bien les choix qui ont été faits dans l’organisation de l’offre dans le but même de maximiser les profits. Dans ce cadre, il faut sans doute réorganiser la production et réorienter la consommation (c’est, du reste, fondamental sur le plan écologique), c’est aussi le rôle ici du contrôle stratégique des prix, mais certainement pas contraindre les salaires. Car alors, lorsque ces difficultés logistiques seront levées, la demande redeviendra structurellement faible.
À la différence des années 1970, où les profits avaient commencé à reculer dès la fin des années 1960, cette fois, les profits sont élevés et en hausse.
Deuxième élément clé : à la différence des années 1970, où les profits avaient commencé à reculer – c’était le cas dès la fin des années 1960 –, cette fois, les profits sont élevés et en hausse. En France, ils ont atteint des records au premier semestre 2021 et le secteur privé est très fortement soutenu par l’État via les aides liées à la crise financière, la politique monétaire, les subventions habituelles, les baisses de cotisations et les deux plans de relance de 130 milliards d’euros.
La baisse des profits qu’induirait une hausse des salaires semble aujourd’hui largement supportable par le capital, même si, évidemment, la loi de l’accumulation lui rend toute baisse insupportable. Compte tenu du niveau de subvention de l’emploi privé, on voit comment faire utiliser aujourd’hui le théorème de Schmitt, qui, par ailleurs, on l’a dit, est largement inopérant.
C’est d’ailleurs là aussi une réponse possible aux difficultés actuelles. Le mal principal de l’économie mondiale est la baisse des gains de productivité. Longtemps, on a cru que la raison de ce mal était la faiblesse du taux de profit, qui ne permettait pas de financer l’innovation. En réalité, le soutien au profit n’a fait qu’aggraver le phénomène. Logiquement, une pression sur les profits par le soutien aux salaires devrait être la réponse : pour maintenir leur rentabilité, les entreprises seraient alors obligées d’investir pour gagner de la productivité. Il n’est pas sûr que ce soit possible, mais du moins la logique économique plaide ici pour un relèvement salarial.
Le troisième élément est celui de la compétitivité. Longtemps, la modération salariale a été la clé des politiques de compétitivité, notamment face au dumping salarial allemand. Mais la donne change en Allemagne, où l’inflation est plus forte qu’en France et où les salaires, notamment les bas salaires, augmentent vite avec la hausse du salaire minimum fédéral à 12 euros de l’heure. Il est donc possible de relever les salaires sans perdre en compétitivité face à l’Allemagne. Rien ne devrait, dès lors, justifier la modération salariale et les pertes de revenu pour les travailleurs induites par la poussée inflationniste actuelle.
Le récit ancré dans les années 1970 n’est donc absolument plus opérant. Sa résistance dans l’opinion et parmi les décideurs n’en est que plus désastreuse. Elle empêche en réalité de saisir une opportunité certaine. Mais elle montre aussi l’état désastreux actuel du rapport de force entre capital et travail en France.
Concrètement, il serait possible et souhaitable de construire à nouveau une indexation des salaires. Cette construction pourrait être modulée en fonction des niveaux de revenu, mais aussi des divisions générationnelles.
« Quand les prix augmentent de 3 ou 4 %, on a plus de marges de manœuvre pour partager les hausses de salaire et insister ainsi sur les plus jeunes, victimes de la précarité et des faibles salaires à l’embauche », explique, par exemple, François Geerolf.
Mais au lieu de réfléchir sur les salaires, le pouvoir actuel se contente de donner quelques os à ronger aux travailleurs. Sa priorité est ailleurs : c’est de sauvegarder les positions du capital et des créanciers. L’usine à gaz baroque bâtie pour réduire l’impact de la hausse du prix de l’électricité ne vise ainsi qu’à protéger les concurrents privés d’EDF. Plus que jamais, donc, le pouvoir néolibéral se cache derrière un récit issu de la contre-révolution des années 1980 pour mener sa guerre sociale contre le monde du travail. L’inflation est une arme importante dans ce combat.
publié le 25 janvier 2022
Pierre Ivorra sur www.humanite.fr
À l’approche de la présidentielle, des médias proches du pouvoir ou de la droite et le président du Medef lui-même nous assurent que l’époque serait enfin à l’augmentation des salaires. L’affaire est entendue : tout comme il y a un temps pour moissonner ou pour vendanger, la saison de la cueillette salariale serait advenue. Sur le terrain, pour autant, le patronat ne semble pas convaincu par cette météo-là. Avec leurs syndicats, les 25 000 salariés de Sodexo France ont dû batailler pour arracher à leur direction 5 % d’augmentation générale. Pareil chez Air Liquide. Les 13 000 salariés travaillant en France ont engagé l’action pour réclamer une revalorisation générale des salaires permettant de couvrir au moins l’inflation, et récompenser les efforts fournis durant la pandémie. La direction semble ignorer pour l’instant le changement de temps.
En France, la part des salaires dans la valeur ajoutée, les richesses nouvelles, s’est fortement réduite. Elle est inférieure de près de 10 points à son point culminant de 1981 (où elle atteignait 67,5 %). Sur longue période, la part moyenne se situe autour de 62-63 %. Depuis la crise financière de 2008, elle s’est encore effritée, passant de 57,9 à 57,6 %. Cette baisse vertigineuse a bénéficié aux profits et témoigne de la volonté des différents gouvernements d’augmenter la contribution des travailleurs au financement de la protection sociale et des dépenses publiques afin de réduire celle du capital. On oublie cependant trop souvent que cet indicateur ne permet pas seulement d’évaluer l’évolution des salaires et celle des profits. Il est aussi un témoin de la politique de l’emploi des entreprises et du pouvoir en place. En effet, on peut réduire cette part du travail dans la valeur ajoutée à la fois en pratiquant une politique salariale restrictive et aussi en sabrant dans l’emploi. Produire plus de richesses avec moins de salariés, c’est le rêve éveillé du grand patronat et aussi, quoi qu’elles en disent, de la plupart des familles politiques du pays, à l’exception au moins des communistes.
Salaires et emploi ont partie liée, surtout dans la période actuelle marquée par une révolution technologique inédite : la révolution informationnelle, qui permet aux machines d’effectuer des opérations exercées par le cerveau humain. Cette révolution fait du développement humain, de la qualité de la formation, des conditions de travail, des salaires, de la reconnaissance dans les rémunérations de la qualification et de l’expérience des travailleurs, des facteurs essentiels du développement productif et de la création de richesses.
Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr
Dès aujourd’hui, de nouvelles restrictions s’imposent à ceux qui, par choix ou impossibilité, n’ont pas reçu au moins une dose de vaccin. Si ce dernier reste un outil indispensable dans la lutte contre la pandémie, cette stratégie consistant à tout miser sur la vaccination relève pour certains du « pari hasardeux ». Explications
Le texte de loi sur le passe vaccinal entre en vigueur ce lundi 24 janvier. Face au raz-de-marée des contaminations au Covid – 300 000 cas enregistrés quotidiennement en moyenne –, le chef du gouvernement espère ainsi encourager un maximum de personnes à jouer le jeu de la vaccination contre le virus. Décryptage.
Désormais, les plus de 16 ans doivent pouvoir justifier d’un statut vaccinal (être vacciné, présenter un certificat de rétablissement de moins de six mois ou présenter une contre-indication à la vaccination) pour accéder aux activités de loisirs, restaurants et bars, foires ou transports publics interrégionaux. Un test négatif ne suffira plus, sauf pour accéder aux établissements de santé.
Le texte de loi « renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire » a été validé par le Conseil constitutionnel vendredi dernier. Pour les sages, les dispositions sur le passe vaccinal « ne sauraient être regardées (…) comme instaurant une obligation de vaccination ». Les mesures « doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus » et « il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires », remarquent-ils, le texte prévoyant une application possible jusqu’au 31 juillet.
Le Conseil a également entériné les possibles vérifications d’identité par les cafetiers ou restaurateurs au nom de l’objectif de « protection de la santé ». « Le refus de la personne de produire » un document officiel « ne peut avoir pour autre conséquence que l’impossibilité pour elle d’accéder à ce lieu », justifie-t-il.
En renforçant une nouvelle fois les restrictions sanitaires, cette loi fait entrer dans le droit commun des mesures d’exception. Un changement de paradigme inquiétant en termes de libertés publiques. Ce texte acte ainsi une différence de statut entre ceux qui sont vaccinés et ceux qui ne le sont pas, alors que l’interdiction des discriminations est posée par la Constitution.
Autre crainte soulevée : une pérennisation de ces mesures d’exception. Voire un durcissement : on pourrait ainsi imaginer une « loi de sortie sanitaire », qui inscrirait la possibilité du port du masque, du passe ou du couvre-feu dans les textes…
Pour Jean Castex, il s’agit d’un « un outil de protection qui permet de booster les primo-vaccinations ». Selon lui, cela fonctionne puisque, entre le 20 décembre et le 20 janvier, plus d’un million de personnes ont reçu une première dose de vaccin. Au total, 80,1 % de la population française a reçu au moins une première injection, 78,1 % deux et 49,4 % la dose de rappel.
« Les vaccins sont très efficaces contre les formes graves quels que soient les variants. Certes, ils le sont bien moins contre la transmissibilité et l’infection surtout à distance de la vaccination. Cependant, même sans être à risque, nous pouvons développer des formes graves, d’où la nécessité de vacciner toute la population à ce stade », juge Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de la faculté de médecine de l’université de Genève.
En outre, poursuit l’épidémiologiste, elle « contribue largement à éviter l’engorgement de nos hôpitaux et à limiter l’hécatombe que l’on connaîtrait sinon ». Et l’arrivée en février d’un nouveau vaccin, le Nuvaxovid de Novavax, développé à partir d’une technologie classique, apporte une alternative qui pourrait rassurer les récalcitrants à l’ARN messager. Malgré tout, 4,5 millions de Français de plus de 12 ans n’ont encore reçu aucune injection…
Aussi indispensable soit-elle dans la lutte contre la pandémie, la vaccination doit-elle rester le pilier central de cette stratégie, alors que les cas positifs n’ont jamais été aussi élevés ? « La vaccination actuelle ne permettra malheureusement pas d’éradiquer le coronavirus de la surface de la Terre comme on a pu le faire avec la variole », estime le Pr Flahault.
Pour lui, « tout miser sur le vaccin est un pari hasardeux ». Une transmission généralisée du virus multiplie en effet les opportunités d’adaptation du Sars-CoV-2 et, avec elles, l’apparition possible de nouveaux variants, plus transmissibles, voire plus dangereux. De ce fait, l’immunité collective semble devenue illusoire. Développée par un variant, celle-ci ne sera pas forcément efficace contre un autre.
D’autant que l’apparition de nouveaux traitements, dont la fameuse pilule de Pfizer (Paxlovid), qui réduirait de 89 % les hospitalisations et risques de décès, est en passe d’arriver sur le marché. Un nouvel « outil » qui pourrait aider à changer la donne. « Ce sont des médicaments comme ceux-là » qui « contribueront à éviter les formes graves fatales », complète le Pr Flahault.
À l’issue du dernier conseil de défense sanitaire, il n’est toujours pas question du déploiement massif de capteurs de CO2 et de purificateurs d’air… Pour Antoine Flahault, il s’agit de « la plus grande négligence » des responsables politiques « vis-à-vis de la gestion de cette pandémie ». « 99 % des contaminations par coronavirus se transmettent en lieux clos, mal ventilés et recevant du public. Et nous laissons la population respirer un air intérieur vicié et dangereux, alors que l’on devrait réfléchir d’urgence à lui rendre la qualité microbiologique de l’air extérieur. On ne préviendrait d’ailleurs pas seulement le coronavirus mais les autres virus respiratoires. »
Le gouvernement a annoncé un calendrier de levée progressive des restrictions alors que les contaminations, en légère baisse, repartent à la hausse. Pour l’exécutif, il est visiblement important de donner des perspectives, probablement pas sans lien avec les échéances électorales. « Les annonces gouvernementales françaises récentes sont peu lisibles, réagit Antoine Flahault. Comment s’y retrouver lorsque l’exécutif décide des allégements en pleine hausse exponentielle d’une vague épidémique qui atteint des sommets jamais égalés et dont on ignore encore les répercussions. Il y avait un relatif consensus scientifique jusqu’à présent pour limiter les restrictions lorsque les nouvelles contaminations ne dépassaient pas 5 000 cas par jour. Ce n’est pas le calendrier qui doit inciter aux allégements, mais plutôt les indicateurs sanitaires. » Effectivement, le virus, lui, n’a pas d’agenda politique.
Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr
Qui contrôle qui ? Et pourquoi ? Le passe vaccinal n’est pas qu’une question de santé publique. Il touche profondément aux questions des libertés, et donc du contrôle et du respect de ces libertés. Désormais, les salariés des lieux accueillant du public soumis aux règles du passe vaccinal devront vérifier si le nom affiché sur le passe correspond bien au nom et donc à la photo des papiers d’identité de celui qui l’aura présenté. Le gouvernement assure que cela permettra de lutter contre les fraudeurs.
Or, en France, le contrôle d’identité n’est pas anodin. Il ne peut être effectué que par un officier de police judiciaire ou un agent placé sous son autorité. Il s’agit donc d’un acte de police réalisé par des individus théoriquement formés et informés des droits des contrôlés. C’est bien pour cela que la question du contrôle des « contrôleurs » fait partie des garanties de liberté. En instituant un mode de contrôle généralisé et opéré par « n’importe qui », on légitime un peu plus une société du contrôle permanent déjà bien présente.
Sans sombrer dans une vision à la « Big Brother », force est de constater que la décision de contraindre, punir et diviser est davantage de nature politique que sanitaire. Pour le gouvernement, le choix délibéré et assumé de présenter sa politique comme conçue pour « emmerder » une partie des Français vise à tendre la situation. En instaurant une polémique permanente basée sur la stigmatisation d’une partie de la population, le pouvoir détourne le débat des vraies questions.
Quid des moyens pour l’hôpital ? Quid de la levée de brevets ? Pourquoi ne pas avoir distribué des masques FFP2 aux professions les plus exposées ? Pourquoi, alors que c’est une demande récurrente, ne pas voir équipé les classes de purificateurs d’air ? Porter le débat sur le fond, à la fois sur l’enjeu de la vaccination et sur les alternatives au passe vaccinal, est le meilleur moyen d’éviter que la droite, l’extrême droite et les complotistes ne confisquent le mouvement contre le passe vaccinal au nom d’une pseudo-liberté, synonyme d’égoïsme et de chacun pour soi.
Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr
État d’urgence, passe sanitaire puis vaccinal… Le président de la Ligue des droits de l’homme, Malik Salemkour, s’alarme de ce nouveau cap franchi en matière de restriction des libertés et de contrôle d’identité entre citoyens.
Malik Salemkour est Président de la Ligue des droits de l’homme
Franchit-on un nouveau cap dans l’atteinte aux libertés publiques, avec le passage du passe sanitaire au passe vaccinal ?
Le passe sanitaire posait déjà des problèmes, notamment sur l’égal accès aux services du quotidien : bars, restaurants, transports. La fin de la gratuité des tests a engendré une nouvelle discrimination pour les populations non vaccinées et précaires. Avec le passe vaccinal, on monte encore d’un cran : on ne pourra plus prendre le train, changer de région, si on n’est pas vacciné. Ce qui pose un certain nombre de problèmes pratiques, pour les étudiants, les salariés ou les aidants non vaccinés qui ont besoin de prendre des transports interrégionaux au quotidien. Nous pensions que le Conseil constitutionnel viendrait pointer cela. Il ne l’a pas fait, ce qui est pour nous une inquiétude.
Le Conseil constitutionnel a en effet avalisé la quasi-intégralité du texte. Les restaurateurs pourront bien faire des contrôles d’identité en cas de doute sur la validité du passe vaccinal. Quel problème cela soulève-t-il ?
D’abord, le jugement du Conseil constitutionnel, de par sa composition, est parfois plus politique que juridique. Ce n’est pas une instance indépendante qui dirait le droit, elle se range souvent derrière l’avis du gouvernement. En validant cette partie du projet de loi, le Conseil constitutionnel participe à banaliser le contrôle d’identité, alors qu’il s’agit normalement d’un acte de police judiciaire, pour le constat d’une infraction. Aujourd’hui, une personne privée, qui n’est pas formée pour cela, pourra contrôler une éventuelle infraction. Cela va provoquer des tensions. Cette banalisation ne date pas du passe vaccinal, la loi de sécurité globale ouvrait déjà le contrôle aux agents de sécurité privée.
Que pensez-vous du discours politique de stigmatisation des non-vaccinés ?
Que le gouvernement pousse à la vaccination, c’est normal et c’est son rôle, puisqu’elle est utile pour protéger la population. Mais, comme le dit l’Organisation mondiale de la santé, c’est par la conviction et non l’obligation que l’on y parviendra. Parmi les non-vaccinés, il n’y a pas que des antivax et des complotistes, il y a aussi des gens en grande précarité, des personnes âgées isolées dans des déserts médicaux. Le discours du président, en plus d’être vulgaire et d’avoir des arrière-pensées électorales, ne crée rien de plus que de nouvelles tensions.
Est-ce que le passe vaccinal peut perdurer dans la loi ?
Au nom de la crise sanitaire, comme hier au nom de l’antiterrorisme, des libertés fondamentales ne sont plus considérées comme essentielles. L’expérience avec l’état d’urgence sécuritaire l’a démontré : ce que l’on nous présente comme des atteintes exceptionnelles aux libertés finit par rentrer dans le droit commun et se normalise. On a petit à petit habitué les Français à être plus surveillés, plus contrôlés… Et, en définitive, à avoir moins de libertés.
publié le 24 janvier 2022
par Denis Sieffert sur wwwpolitis.fr
La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Otan. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde.
Sommes-nous au bord d’une extension de la guerre en Ukraine ? Ce sera l’une des questions majeures, la plus dramatique avec le traitement des immigrés, auxquelles sera confronté Emmanuel Macron pour la présidence française de l’Union européenne jusqu’en juin prochain. Non pour espérer résoudre la crise actuelle, mais tout juste pour tenter d’exister entre des protagonistes qui ne lui accorderont pas un regard. Sur le fond, gardons-nous des prophéties de malheur. Le monde a l’expérience de ces situations extrêmes qui se dénouent d’un coup, quand on comprend de part et d’autre que l’on a plus à perdre qu’à gagner. Mais le risque néanmoins est réel. Russes et Américains se sont employés à pousser l’autre dos au mur. C’est la caractéristique d’un conflit qui paraît sans issue, sauf à infliger une humiliation à celui qui renoncera. En massant cent mille hommes à la frontière ukrainienne, Vladimir Poutine, engagé depuis sept ans dans une politique de harcèlement qui a déjà fait 13 000 morts, a rendu difficile un retour dans les casernes. Pour un homme qui a fait de la force le principal ressort de son pouvoir, et qui l’exerce toujours monstrueusement en Syrie, ce serait une défaite majeure. De l’autre côté, les États-Unis et l’Otan – leur avatar – ont repoussé avec une telle vigueur les revendications de Moscou qu’on ne les imagine pas faisant volte-face. Ce serait, après l’Afghanistan, un désastre, et une nouvelle perte de crédibilité dont la Chine ne manquerait pas de tirer profit aux dépens de Taïwan. Nous en sommes donc là.
Rappelons les termes d’une négociation dont l’unique résultat positif est pour l’instant de n’avoir pas été rompue. Moscou exige de ses interlocuteurs occidentaux qu’ils prennent l’engagement formel que l’Ukraine n’adhérera pas à l’Otan, pas plus qu’à l’Union européenne.
Exprimée ainsi, l’exigence est difficilement recevable. À commencer par l’Ukraine, qui se soumettrait ainsi à un droit de regard sur son propre destin accordé à un voisin qui a déjà mis la main en 2014 sur la presqu’île stratégique de Crimée. À l’époque, les Occidentaux avaient décidé de sanctions financières qui n’ont eu pour effet ni de ramener la Crimée à l’Ukraine, ni de décourager un engagement de plus en plus voyant de la Russie dans la région russophone du Donbass. Ce souvenir agit pour Vladimir Poutine comme une invitation à la surenchère. D’autant qu’il y a pour lui un enjeu caché : la hantise d’une contagion démocratique aux marches de l’ex-empire. Cette obsession qui l’a conduit à envoyer ses chars pour réprimer le soulèvement au Kazakhstan. Faute de vouloir ou de pouvoir reculer, Washington s’est au moins employé à élargir la négociation à des thèmes plus généraux de désarmement. Les mauvaises langues diront qu’on a surtout tenté de « noyer le poisson ». Mais Poutine ne bouge pas. Au contraire, il a donné ces derniers jours des signes de raidissement. Des forces supplémentaires ont été déployées de l’autre côté de la frontière. Et des officines, sans aucun doute liées à ses services, se sont livrées à une cyberattaque massive contre les sites gouvernementaux ukrainiens. Une entreprise visant clairement à déstabiliser Kiev. Si bien que la probabilité d’une offensive « militaro-technique », pour reprendre l’euphémisme d’un ministre russe, est sérieusement envisagée. Les limiers du Pentagone ont même imaginé un scénario (plausible) qui commencerait par une provocation contre des intérêts russes sur le sol ukrainien servant de prétexte à une intervention. Difficile de voir clair dans ce concours de désinformations.
Que se passerait-il alors ? Des sanctions financières aggravées, sans nul doute, seraient infligées à Moscou. Mais elles seraient moins faciles à mettre en œuvre qu’il y paraît. Et c’est ici que l’Union européenne implose, et se condamne à la figuration. Plusieurs pays européens, à commencer par l’Allemagne, suspendue à l’entrée en fonction du gazoduc russe Nord Stream 2, auraient à redouter un effet boomerang. Le marché européen du gaz, que se disputent Moscou et Washington, est en effet l’une des clés du conflit. Faute d’être un acteur décisif, l’Europe est un enjeu. Que valent dans ce contexte les coups de menton ? Ainsi Jean-Yves Le Drian qui affirme avoir la volonté « de faire entendre l’Union européenne ». En attendant, l’UE, récusée par la Russie, et mollement défendue par les États-Unis, n’est même pas admise aux négociations. Pathétique mais logique. Poutine ne veut d’interlocuteurs que ceux qui disposent d’un réel pouvoir. C’est, en creux, une assez bonne définition de l’Union européenne. Emmanuel Macron pourra mesurer le contraste entre un discours bravache sur l’Europe politique et la réalité. L’Europe paye cher ses défauts de fabrication. Nous avons voulu un grand marché, une Europe-espace. Mais rien de plus. La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Alliance atlantique. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde. Elle renforce Poutine dans ses convoitises ; et elle justifie l’existence de l’Otan, qui aurait dû disparaître avec la chute de l’URSS. Mais il est vrai que pour Macron l’essentiel est ailleurs. Sa présidence européenne lui conférera un statut privilégié dans la campagne électorale. Il ne manquera pas d’exercer un ministère de la parole. Sans trop de risques puisque le bilan sera pour plus tard.
publié le 23 janvier 2022
Par Pablo Pillaud-Vivien | sur www.regards.fr
Jeudi 20 janvier 2022, sur proposition des députés socialistes, une résolution dénonçant le génocide ouïghour a été votée à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale. Seuls les députés insoumis et un député communiste se sont abstenus.
À la tribune de l’Assemblée, Clémentine Autain a expliqué l’abstention de son groupe. Surprise et déception parmi les défenseurs de la cause ouïghoure : la députée LFI de Seine-Saint-Denis a continûment agi en faveur des Ouïghours, relayant même des mots d’ordre dénonçant le génocide contre ce peuple musulman, aux confins de la Chine. Aussi rappelait-elle dans son intervention le caractère « glaçant » (tortures, viols, travail forcé, détentions de masse, fœtus arrachés…) des témoignages qui nous proviennent de Chine, et parlait de « dynamique génocidaire » en cours.
Comment expliquer cette abstention ? Plusieurs arguments sont avancés par la députée pour justifier ce choix. Le premier porte sur la précision des mots dans l’hémicycle et sur l’usage, dans un texte voté par des députés, du terme de génocide. Cet argument aurait sûrement pu avoir davantage de poids si son collègue François Ruffin n’avait parlé la même semaine de « la banalité du mal » à propos de la gestion de la crise sanitaire. Il reprenait ainsi, pour fustiger la politique menée par le gouvernement et l’Élysée, un concept que la philosophe Hannah Arendt, théoricienne du « totalitarisme », utilisait pour caractériser la somme des gestes qui ont conduit au génocide juif. La politique du clash, dont l’usage est destiné théoriquement à heurter le bourgeois et le petit bourgeois, peut se retourner contre son utilisateur. Si la politique sanitaire du pouvoir est rabattue du côté du nazisme, comment ne pas assimiler la distance avec le terme de « génocide » avec de la complaisance vis-à-vis des crimes de masse du pouvoir chinois ?
Distante avec cette surenchère verbale, Clémentine Autain insiste. S’appuyant sur les arguments de l’ONU ou de chercheurs spécialistes, elle conteste, en l’état des connaissances, l’usage du terme de génocide, rappelant qu’il n’est réservé qu’à trois génocides, le génocide arménien, le génocide juif et le génocide tutsi. La politique de Pékin est assurément répressive, attentatoire aux droits humains. Vise-t-elle à l’extermination du peuple ouïghour ? Des spécialistes avancent que le terme de génocide ne rend pas compte de la réalité des actes et des objectifs du pouvoir chinois. À ce stade, Clémentine Autain préfère parler de crime contre l’humanité, même si l’opinion publique tend à confondre les deux. Au fond, elle ne fait que s’inscrire dans la lignée d’Amnesty International qui estime n’avoir pas encore assez de preuves pour parler de génocide. Mais la prudence n’est pas l’indulgence.
Les détracteurs de Clémentine Autain lui opposent que ce type de résolution ne vise pas à figer dans le marbre des vérités : il sert des objectifs politiques, en l’occurrence la reconnaissance internationale et officielle de ce qui se passe dans le Xinjiang. L’abstention du groupe LFI est-elle, dans ce cas, utile au peuple ouïghour et à cette lutte ? La députée de la Seine-Saint-Denis dit ne pas vouloir s’en tenir à cette abstention et annonce qu’elle votera la motion portée par le groupe Territoire et liberté prévue en novembre qui parle de « risque génocidaire » et propose des actions concrètes. « La Chine trouvera davantage d’alliés pour récuser l’accusation de génocide que celle, irréfutable, de crime contre l’humanité » avance-t-elle. Elle entend exiger que l’ONU enquête pour définir la nature exacte de ce qu’il se passe.
Le second argument avancé au nom de la France insoumise est celui de la pratique du double langage. Argument souvent entendu auprès des organisations en faveur des droits de l’homme qui reprochent aux autorités officielles le deux poids, deux mesures. Et il est vrai que le Parlement français est peu mobilisé au côté des Palestiniens ou des Égyptiens… voire pas mobilisé du tout. Sur Mediapart, Clémentine Autain assène que « l’inflation des mots ne peut pas camoufler la faiblesse des actes de ceux qui sont au pouvoir ». Elle relève l’absence significative du ministre des Affaires étrangères au moment du vote et rappelle que Paris s’apprête à envoyer en Chine une délégation pour les Jeux olympiques et ne rechigne pas à rencontrer dirigeants et acteurs économiques chinois. On peut s’étonner de la déclaration du président du groupe LREM, Christophe Castaner, qui reprend le terme de génocide, mais ajoute qu’il ne s’agit pas de « montrer du doigt un État ». Voilà que l’on fustige le crime mais que l’on en dédouane le responsable…
Troisième argument, celui du parfum de guerre froide qui flotte à l’encontre de la Chine. Il est vrai que la lutte pour conserver la suprématie occidentale en matière économique et politique s’intensifie. Joe Biden n’est-il pas venu en Europe chercher le soutien et l’unité des Européens autour de cet axe stratégique majeur ? La France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon ne manquent pas de le souligner et de s’y opposer. Il faut sûrement voir dans la récente abstention du groupe parlementaire un refus de participer à une mécanique politique qui nous ramène aux dangereuses expériences du passé. L’alternative à la volonté de puissance occidentale est-elle pour autant trouvée ? On peut en douter. L’argumentaire actuel de LFI trouverait plus de poids s’il n’entrait pas en conflit avec d’autres réflexes de guerre froide, comme de dénoncer systématiquement tout ce qui vient de Washington. Valoriser les vaccins russes, chinois ou cubains face aux vaccins occidentaux ne suffit pas à faire de vous un non-aligné.
Comme nous le confiait un chercheur en politique internationale, sur ce sujet, « l’ambiguïté est un virus politique trop souvent utilisé comme une ressource ». De toutes parts. Parmi les votants d’hier, rares sont ceux qui osent tenir tête à la Chine, car, en fait, on ne croit plus guère aux vertus du multilatéralisme. Celui-ci nécessite patience et longueur de temps. Et, surtout, il exige de conserver les objectifs de défense de « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables, fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Si les relations internationales devraient se fonder sur le respect intransigeant des principes et des valeurs, on ne peut se contenter de les proclamer aux tribunes des assemblées, sans les assortir des actes qui les font vivre.
publié le 23 janvier 2022
Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr
« La logique aurait voulu que les autorités adoptent une approche sanitaire et sociale » pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, pointe la professeure de droit public Diane Roman, qui regrette que, « désormais, tout se résolve en termes de mesures policières ».
Cela fera bientôt deux années que notre société vit au rythme de l’épidémie de Covid-19. Face à cette crise sanitaire sans précédent, le gouvernement a pris des mesures tout aussi inédites, à commencer par un confinement général de la population décrété le 17 mars 2020.
Depuis, les Françaises et les Français ont appris à vivre en remplissant des auto-attestations ou en présentant leur passe sanitaire, désormais transformé en passe vaccinal, à l’entrée des lieux publics.
Pour pouvoir prendre ces mesures d’exception, le gouvernement a créé un nouvel état d’urgence sanitaire, calqué sur l’état d’urgence terroriste en vigueur entre novembre 2015 et octobre 2017. Il a été complété, au mois de mai dernier, par un régime de « gestion de la sortie de crise sanitaire » toujours en vigueur.
Ces deux années ont bouleversé notre État de droit et rogné un peu plus nos libertés. Pour analyser cette crise historique, Mediapart a interrogé Diane Roman, professeure de droit public à l’École de droit de la Sorbonne. Elle vient de publier ce 20 janvier chez Dalloz un essai intitulé La Cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains.
Quel bilan tirez-vous des choix juridiques faits par le gouvernement pour gérer cette crise ? Y avait-il d’autres solutions ?
Diane Roman : une chose est frappante : le choix qui a été fait, d’emblée, d’une gestion de la crise sanitaire placée sur le terrain des mesures de police. Ce qui est tout de même étonnant car on s’attendrait à ce qu’elle soit placée sur le terrain de la santé, du social, du service public. La logique aurait voulu que les autorités adoptent une approche sanitaire et sociale. Mais, à la place, il y a eu une gestion exclusivement policière de la crise sanitaire.
La première mesure de police administrative prise par le gouvernement a été le confinement. Ce qui est un choix qui peut paraître assez obsolète, que l’on croyait cantonné au Moyen Âge, lorsque l’on mettait en quarantaine les personnes malades dans les villes.
Ensuite, le choix a été fait de se placer sur le terrain d’un nouvel état d’urgence, alors que nous sortions de deux années d’état d’urgence terroriste. Pour cet état d’urgence sanitaire, on a copié la loi de 1955, qui évoque effectivement des calamités publiques. Mais on aurait pu utiliser d’autres outils. Il existe l’article L3131-1 du code de la santé publique, qui donne des pouvoirs d’exception au gouvernement en cas de crise sanitaire. On aurait pu également invoquer la théorie des circonstances exceptionnelles, qui est d’origine jurisprudentielle.
Mais on dirait que, désormais, les pouvoirs publics, lorsqu’ils sont confrontés à une crise, ont le réflexe de recourir à un régime dérogatoire du droit commun en créant un état d’exception. Ce qui n’est pas neutre, car cela signifie qu’on leur confie des pouvoirs exorbitants du droit commun.
L’état d’urgence terroriste avait été renouvelé durant deux ans, puis ses principales mesures avaient été inscrites dans le droit commun par la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) du 30 juillet 2017. L’état d’urgence sanitaire risque-t-il de connaître le même sort ?
Il semble en tout cas que c’est vers cela qu’on se dirige. Les états d’urgence se banalisent et s’enchaînent. Et rien ne nous garantit qu’il n’y en aura pas d’autres à l’avenir. Nous vivons désormais dans une société où les états d’exception ont été totalement banalisés en étant appliqués sur le temps long. L’état d’urgence terroriste a été en vigueur durant deux ans, et nous en sommes quasiment à deux années d’état d’urgence sanitaire.
Stéphanie Hennette-Vauchez [professeure de droit publique à l’université Nanterre-Paris – ndlr] utilise l’image de l’interrupteur pour expliquer ce que devrait être l’état d’urgence : quelque chose qui ne peut être qu’allumé ou éteint. Avec la multiplication des différents régimes d’exception, on ne sait même plus sous lequel nous sommes. Si vous faites un sondage autour de vous en demandant si nous sommes sous état d’urgence, beaucoup de personnes ne sauront pas répondre. Entre les lois de déclenchement de l’état d’urgence, celles organisant la sortie de l’état d’urgence et les diverses autres dispositions, il n’y a plus de frontière claire. Il n’y a désormais plus d’interrupteur, mais un variateur qui permet d’aller plus ou moins loin dans les dispositions liberticides.
Désormais, tout se résout en termes de mesures policières. Chaque état d’urgence se termine en laissant en place des dispositions qui feraient hurler tout le monde. Dans un livre que nous avions coécrit, Stéphanie Hennette-Vauchez et moi avions fait le bilan de la dégradation de l’état de nos libertés. Et, lorsque l’on prend du recul, c’est effrayant.
Il suffit de se souvenir, par exemple, qu’en 1980, le Conseil constitutionnel avait censuré une loi autorisant les policiers à fouiller les coffres des véhicules. Quand on regarde la situation 40 ans plus tard, c’est vertigineux.
Le Conseil d’État a récemment jugé disproportionnés et censuré plusieurs arrêtés municipaux imposant une obligation générale du port du masque. Le juge administratif, souvent critiqué, a-t-il joué son rôle durant cette crise ?
J’avais été frappée par les propos que Jean-Marc Sauvé, alors vice-président du Conseil d’État, avait tenus dans une interview publiée par Le Monde en avril 2018. Il y expliquait que son institution ne devait pas être « uniquement un censeur ou un redresseur de torts » mais également « un acteur de la meilleure gouvernance publique ». « Nous aidons le gouvernement à atteindre les objectifs qu’il s’assigne », affirmait-il.
C’est tout à fait révélateur de l’ambiguïté du rôle du Conseil d’État, qui est à la fois une juridiction administrative et un conseiller du gouvernement. Et ce rôle facilitateur a été évident dans sa jurisprudence durant cette épidémie. Toutes les mesures prises ont été déférées et elles ont été toutes validées, avec un contrôle assez souple.
Ce qui a pu amener le Conseil d’État à dire tout et son contraire, comme sur le sujet du port du masque. Ainsi, au tout début de l’épidémie, la ville de Sceaux avait pris un arrêté imposant le port du masque dans l’espace public. Mais, dans une ordonnance rendue le 17 avril, le Conseil d’État avait censuré celui-ci au motif qu’il dépassait les politiques décidées au niveau national.
Puis, le gouvernement a fait volte-face. Et, alors qu’en principe une interdiction ne peut être générale et absolue, le Conseil d’État a estimé qu’imposer le port du masque sur l’ensemble d’une commune n’était pas disproportionné. Dans deux ordonnances rendues le 6 septembre 2020, il a justifié cette validation par le fait que cela rendait plus lisible et compréhensible l’obligation.
Plus récemment, le Conseil d’État est revenu à une jurisprudence plus classique. Mais il ne fait que revenir à ses fondamentaux.
Cette crise a introduit un nouvel organisme également chargé de conseiller le gouvernement : le Conseil scientifique. Que pensez-vous du rôle qu’il a joué ?
Avec le recul, je trouve qu’il y a eu une forte instrumentalisation du savoir médical et scientifique. Celle-ci a tout d’abord été institutionnelle. On a mis en place un Conseil scientifique composé de manière discrétionnaire. Or il existait déjà plusieurs organismes qui pouvaient jouer ce rôle, comme Santé publique France, le Comité consultatif national d’éthique ou encore la Haute autorité de la santé.
Il y a ensuite eu une instrumentalisation politique des avis scientifiques. Le gouvernement ne les a suivis que lorsque cela l’arrangeait. En fonction des choix politiques faits, on nous disait : « On s’en remet aux scientifiques », et, dans d’autres cas : « Leurs avis, on s’en passe. »
Les mesures de lutte contre l’épidémie sont décidées par l’exécutif lors de Conseils de défense dont les réunions sont classées secret-défense. Qu’est-ce qui justifie cette opacité ?
Le recours au Conseil de défense s’inscrit dans l’approche militaire adoptée par Emmanuel Macron dès le début de l’épidémie. Nous sommes « en guerre » contre le virus. Mais cela crée un manque de transparence certain. On peut comprendre que l’on mette en place un Conseil de défense en matière d’antiterrorisme car il y a des données qui ne doivent pas être divulguées. Mais quand on lutte contre un virus, quel est l’intérêt ? Au contraire, il faudrait informer pour rassurer.
À la place du Conseil de défense, on aurait pu utiliser les institutions existantes ou mettre en place des états généraux, comme cela a été fait en matière de bioéthique ou d’environnement. On va dire que je suis une universitaire enfermée dans sa bulle, qu’il fallait agir vite. Mais si la population n’est pas convaincue par les mesures prises, cela ne sert à rien.
Cela fait de nombreuses années que les gouvernements successifs justifient leurs lois sécuritaires par l’argument selon lequel il faudrait abandonner certaines libertés en échange d’une préservation de notre sécurité. Avec cette crise, est-ce un nouveau front qui s’ouvre dans la dérive liberticide ? Après avoir opposé libertés et sécurité, va-t-on opposer libertés et santé ?
Cette idée de conciliation entre les droits individuels et les objectifs d’ordre public n’est pas nouvelle. Cette question se pose dès 1789 et tout l’exercice consiste à essayer de les concilier.
La première loi sur la santé publique date de 1902. Et on retrouve ces questions dans les débats qu’a suscités le mouvement hygiéniste de la fin du XIXe siècle. Par exemple, lorsque le préfet Poubelle a obligé les Parisiens à jeter leurs ordures dans des conteneurs, pour des raisons de santé publique et de prévention des maladies, cela avait créé un vrai scandale. Cette mesure était notamment vue comme une menace contre la corporation des chiffonniers.
Il y a donc toujours eu des restrictions des droits individuels dans le but de préserver la santé publique. Ce qui est nouveau, c’est la nature des mesures prises. Avant, l’État avait une approche basée sur la santé publique, le service public, la prévention, l’assainissement, la vaccination, l’accès aux soins… Il y avait une dimension sociale très forte. Or aujourd’hui, il n’y a plus qu’une dimension policière.
Malgré des manifestations régulières contre le passe sanitaire ou le vaccin, la France affiche un taux de vaccination satisfaisant. Le confinement, lui, avait été globalement respecté. Comment jugez-vous la réaction des Français face à cette crise?
Il est très difficile de savoir ce que ressentent globalement les Français. Mais, d’après ce que je vois autour de moi, j’ai l’impression que ce qui prédomine, c’est un grand sentiment de lassitude.
On peut avoir deux lectures. Dans la première, optimiste, il faut reconnaître que les Français ont été admirables de courage et de patience. Il y a eu également une forte solidarité qui s’est exprimée, notamment envers les soignants et les salariés de la « deuxième ligne » [les salariés, souvent en situation précaire, ayant dû continuer à travailler durant le confinement dans les secteurs tels que le nettoyage, les transports, le bâtiment, certains commerces… - ndlr], tout du moins au début de l’épidémie.
Et puis il y a une lecture pessimiste. Ce que nous avons vécu, en termes de restriction de nos libertés, est inédit. Lors du premier confinement, on a mis en place, du jour au lendemain, un état d’exception et on a enfermé l’ensemble des Français, avec l’obligation de respecter une procédure absurde reposant sur la signature d’auto-attestations pour pouvoir sortir. Quand on voit à quel point il a été facile d’enfermer toute une population et de la contraindre à suivre une procédure tatillonne, cela donne le vertige.
De plus, les mesures ont à l’évidence pesé plus particulièrement sur les personnes des classes défavorisées. Tout d’abord parce que ce n’est pas la même chose d’être confiné dans un immeuble d’un quartier populaire que dans une maison sur l’île de Ré. Ensuite parce que les contrôles ont été comme toujours ciblés sur certaines populations et certains quartiers.
Ces discriminations mettent en lumière le décalage avec le discours qu’a pu tenir le gouvernement sur ces fameux salariés de « deuxième ligne ». À l’occasion de cette crise, ils ont révélé le rôle indispensable qu’ils jouent dans notre société et on leur a rendu hommage durant le confinement. Pourtant, ils ont ensuite été totalement oubliés de la reconnaissance nationale.
Ne peut-on pas espérer que cette crise sans précédent serve une prise de conscience sur certains sujets, comme la santé, l’écologie… ?
J’en parlais avec mes deux enfants, qui ont 16 et 18 ans, qui me racontaient comment ils avaient vécu ces deux années. Ils en parlaient comme d’un événement historique. Pour les jeunes, cela fait déjà partie de ces événements pour lesquels on se demandera dans plusieurs années : « Tu te souviens quand… ? » Il est certain que cela marquera l’histoire.
Ce qui me frappe, c’est qu’au début, on pensait au « monde d’après ». On imaginait que cette crise allait changer les choses, que la société ne serait plus pareille. Pourtant, deux ans plus tard, les choses semblent déjà être revenues comme avant.
Malheureusement, il y a une incapacité à penser l’avenir, à se projeter. On devrait apprendre de ce qu’il s’est passé et s’interroger sur la place des services publics, les moyens alloués à l’hôpital… Je ne comprends pas que l’on ne parle pas durant cette campagne électorale, par exemple, de l’aménagement des bâtiments publics. À l’université, les salles ne sont pas ventilées et n’ont pas de capteurs de CO2.
On sait qu’il s’agit seulement de la première épidémie de ce type. Pour des raisons écologiques, notamment la déforestation, on sait qu’il y en aura d’autres. Pourtant, nos responsables politiques restent enfermés dans une vision court-termiste.
Il faut un nouveau projet politique, ne serait-ce que pour affronter la crise écologique majeure qui s’annonce. On ne peut plus continuer à fonctionner avec un cadre idéologique datant du XVIIIe siècle. Cela nous concerne tous.
publié le 22 janvier 2022
Jérôme Skalski sur www.humanite.fr
Le 23 janvier 2002, le sociologue tirait sa révérence, à l’âge de 71 ans. L’actualité de sa pensée rejoint la figure de l’intellectuel, qu’il a incarné. Un scientifique très rigoureux, engagé dans les mouvements sociaux et politiques.
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études depuis son retour d’Algérie en 1961, Pierre Bourdieu dirige, à 35 ans, la collection « Le Sens commun » aux Éditions de Minuit à partir de 1965 jusqu’en 1992. Héritière de l’expression latine qui fut le titre que Shaftesbury, inspirateur des jeunes Diderot et Rousseau, donna à son essai sur la liberté du mot d’esprit et de l’humour de 1709 mais aussi, traduit en anglais, de l’essai de Thomas Payne de 1776 qui mit le feu aux poudres de la guerre d’indépendance américaine, l’expression porte en elle l’esprit des Lumières tel que l’avait caractérisé Ernst Cassirer. Un projet d’émancipation à la fois pratique et théorique dépassant les frontières nationales, les frontières de langue, les frontières de classe et les frontières de sexe dans la visée des luttes et des conflits sociaux ayant pour terme, au-delà de sa dialectique historique, la dynamique plénière de la réalisation de l’humanité.
« La révolution libérale est une révolution conservatrice au sens où l’on parlait de révolution conservatrice en Allemagne dans les années 1930 », expliquait le professeur au Collège de France dans l’entretien qu’il eut avec l’écrivain et prix Nobel Günter Grass en 1999. « Une révolution conservatrice est quelque chose de très étrange » en cela qu’ « elle rétablit le passé et se présente comme progressiste », précisait-il, évoquant le sentiment d’une perte de vitesse de la tradition des Lumières diagnostiquée par son interlocuteur et soulignant avec lui l’urgence de son redéploiement.
Venu aux sciences sociales par l’agrégation de philosophie, Bourdieu ne cessera, au fil de son travail, d’approfondir sa critique sociologique en abordant des thèmes, en élaborant des méthodes, en produisant des concepts et en tissant des liens transdisciplinaires qui ne cessent d’être approfondis aujourd’hui. Ses ouvrages Travail et travailleurs en Algérie (1963), les Héritiers (1964), la Distinction (1979), le Sens pratique (1980), Homo academicus (1984), la Noblesse d’État (1989) ou encore la Misère du monde (1993) font date en suscitant à chaque fois étonnement, enthousiasme et polémiques. Il est engagé dans le mouvement de grèves et de manifestations de 1995 contre le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale, ainsi que dans le mouvement des sans-papiers de 1996, qui donnera lieu à l’expulsion de l’église Saint-Bernard. Ses prises de parole ultérieures, jusqu’à sa mort en 2002, seront des occasions d’interventions plus directement politiques.
Vingt ans après sa disparition, sa pensée, ainsi qu’en témoigne ce dossier spécial de l’Humanité des débats réunissant les contributions exceptionnelles de Gisèle Sapiro, Arnaud Saint-Martin, Monique Pinçon-Charlot, Bernard Pudal, Franck Poupeau, Tassadit Yacine et Laurence De Cock, ne cesse d’être vivante. À en croire les bêlements actuels en tout genre et les cris d’orfraie des chasseurs de « bourdieuseries » patentés, elle reste plus que jamais l’élément théorique essentiel d’une pensée qui se veut « sport de combat ».
« Ce n’est pas très agréable d’être un Français des Lumières dans un pays qui se jette dans une forme d’obscurantisme moderniste », soulignait Pierre Bourdieu, invité à Behlendorf chez Günter Grass appelant à réactualiser ces Lumières et à « ouvrir sa gueule ». Un encouragement pour tous ceux qui ne se satisfont pas du « meilleur des mondes possibles ».
Par Laurence De Cock Historienne, professeure sur www.humanite.fr
Les programmes s’adressent prioritairement à ceux qui maîtrisent les codes bourgeois.
On peut sans doute lire comme le signe de son importance et de son caractère subversif le flux ininterrompu d’attaques contre la sociologie critique de l’éducation incarnée en France par Pierre Bourdieu et ses héritières et héritiers. Il est vrai que beaucoup d’hypothèses forgées par cette sociologie ont peu vieilli.
Avec Jean-Claude Passeron, en 1964, d’abord pour l’université, puis en 1970, pour l’enseignement scolaire, Bourdieu est l’un des premiers à avoir imposé dans la réflexion sur les inégalités scolaires l’idée d’une responsabilité de l’institution dans la reproduction, mais aussi dans la production de ces inégalités, ainsi que le caractère déterminant de l’appartenance sociale dans le parcours scolaire. On a souvent caricaturé l’apport de ces travaux en raillant leur fatalisme qui enfermerait les individus dans leurs déterminations sociales, les privant de toute capacité de prise en main volontaire de leur destin.
Cette critique, purement libérale, découle d’une vision très étriquée de l’œuvre de Bourdieu, qui s’est attaché, tout au long de sa carrière, à fournir au contraire des pistes de réforme du système éducatif dans le sens d’une véritable démocratisation scolaire. Revenons donc au diagnostic : un enfant de milieu populaire a très peu de possibilités de quitter ce milieu grâce au parcours scolaire. Pourquoi ? Parce que l’école est conçue selon les normes de la bourgeoisie. Les curriculums (les programmes, supports pédagogiques, examens, etc.) s’adressent prioritairement à ceux qui maîtrisent les codes bourgeois : la facilité de la langue, de l’écrit, le pouvoir de l’oralité, le bagage culturel, etc.
D’une certaine manière, l’école ne fait que poursuivre naturellement l’éducation familiale selon les canons bourgeois. Ce pourquoi un enfant issu des milieux favorisés, lorsqu’il entre à l’école, sait déjà exactement ce que l’on attend de lui, ce qui n’est pas le cas forcément des enfants des catégories populaires qui développent un autre rapport au langage et qui sont souvent étrangers aux conventions de cette culture que Bourdieu qualifie de « légitime ».
En tant que vecteurs de cette culture scolaire, les enseignants sont un rouage du dispositif de reproduction sociale. Ils appliquent une sorte de connivence inconsciente avec les élèves qui ont le plus de « facilités », comme on dit, et peuvent à ce titre soit réduire leurs exigences avec des enfants qu’ils estimeront culturellement moins dotés, soit se sentir impuissants pour les faire progresser. On retrouve la même logique pour l’orientation scolaire, souvent choisie consciemment par les familles (aisées ou à haut capital culturel) qui connaissent le fonctionnement du système scolaire, tandis que les enfants des familles qui lui sont plus étrangères auront plutôt tendance à la subir.
On voit combien ces analyses restent pertinentes pour comprendre les effets du tri social opéré par une réforme comme Parcoursup ou encore comment l’obsession scientiste de Jean-Michel Blanquer et son aversion pour les sciences sociales s’expliquent par le refus de prendre à bras-le-corps la question des inégalités scolaires, qui ne peut se faire que par une redistribution équitable des ressources et par l’abandon du tri au profit de la justice sociale et de l’émancipation.
Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr
Même mort, Bourdieu continue de faire peur aux puissants !
Action « Il n’est sans doute pas faux de considérer la sociologie comme une conquête sociale », écrivait Pierre Bourdieu dans un texte inédit que nous avions publié en 2012. Sans accorder une confiance excessive au pouvoir des discours, il avait cependant la conviction que la connaissance sociologique pouvait produire des raisons et des moyens d’agir sur la réalité sociale. De quoi l’œuvre de Bourdieu est-elle le nom ? Lors de la publication de la Misère du monde (1993), il emprunta à Spinoza cette formule qui tenait lieu sinon de définition du moins de ligne conductrice : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre… » De quoi son héritage intellectuel est-il le signe ? Dans Méditations pascaliennes (1997), le professeur au Collège de France évoquait « la pression ou l’oppression, continues et souvent inaperçues, de l’ordre ordinaire des choses, les conditionnements imposés par les conditions matérielles d’existence » et il mettait à nu ce qu’il nommait « violence symbolique » comme pour nous rappeler que l’un de ses soucis constants fut bien sûr de participer de l’action, mais que, si urgente soit-elle, celle-ci ne saurait se passer de l’effort théorique et de l’analyse des mécanismes de « domination ». Domination : le maître-mot bourdieusien par excellence…
Engagé Le bloc-noteur réalise à peine : vingt ans, déjà, que Pierre Bourdieu a succombé à un cancer et nous ne nous lassons pas – moins que jamais – de puiser à la source du sociologue et de « l’intellectuel critique », dont il acceptait et assumait toutes les acceptions. Le meilleur penseur n’est-il pas celui qui pense d’abord contre lui-même ? Et à quoi sert l’intellectuel, sinon à déconstruire le discours dominant et permettre la production d’utopies réalistes ? Car la révolution Bourdieu restera cette manière nouvelle de voir le monde social qui accorde une fonction majeure aux structures symboliques. L’éducation, la culture, la littérature, l’art, les médias et, bien sûr, la politique appartiennent à cet univers. Il disait : « Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. » C’est sans doute pour en avoir tiré les conséquences et avoir participé, plus que n’importe quel autre intellectuel, aux luttes symboliques et politiques de son temps qu’il fut considéré comme l’ennemi numéro un, unanimement reconnu et ouvertement désigné, de tous les défenseurs de l’ordre néolibéral.
Radicalité Deux décennies ont filé sous nos yeux et une question s’impose : l’injonction politique et l’engagement total sont-ils victimes de notre temps ? Chacun peut en témoigner : attention à l’éventuelle tentation – pourtant impossible – de domestication de l’Idée et des concepts bourdieusiens. À la faveur d’un anniversaire tout rond, certains ne manqueront pas de le revisiter à leur plus grand profit, nous imposant un Bourdieu inoffensif, tentant même une neutralisation de son œuvre interprétée comme une soumission aux déterminismes sociaux, alors qu’elle ne fut qu’un chemin de libération dans le processus de compréhension de l’émancipation humaine. Sa radicalité intrusive en aura exaspéré plus d’un, parfois même chez ceux qui louaient son travail et s’employaient publiquement à l’honorer, à le diffuser, à le transmettre. Sa radicalité d’homme libre, portée au plus haut degré de l’intelligence, nous manque aujourd’hui. Comme nous manque son invitation à ce que « la gauche officielle » sache « entendre et exprimer » les aspirations de « la gauche de base ». Il était une sorte d’ennemi numéro un de tous les libéraux qui, depuis sa disparition, tirent à boulet rouge sur la sociologie et la mémoire bourdieusienne. Les « gestionnaires », de gauche comme de droite, ne l’aimaient pas. Vingt ans après, l’histoire a tranché : même mort, Pierre Bourdieu continue de faire peur aux puissants !
publié le 22 janvier 2022
Le 27 janvier,
l’heure est à la mobilisation de toutes et tous !
sur www.cgt.fr
Communiqué commun des organisations syndicales CGT, FO, FSU, Solidaires, Fidl, MNL appelant à une journée de mobilisation le 27 janvier 2022.
Personne ne peut ignorer le contexte social et économique, les augmentations des produits de première nécessité, de l’énergie comme de l’alimentation et, finalement, du coût de la vie pour toutes et tous, jeunes, actifs, demandeurs d’emploi et retraités.
Personne n’ignore que seuls les salaires, les pensions et les aides et allocations continuent de stagner ou même de baisser au regard de l’inflation, de décrocher par rapport aux qualifications, dans le privé comme dans le public.
Si, dans certains secteurs et entreprises, des mobilisations et des négociations ont permis d’obtenir des revalorisations de salaires, trop souvent encore les négociations sont au point mort ou les propositions des employeurs loin du compte.
Sans augmentation du point d’indice et du Smic, il n’y aura aucune avancée pour les salarié.e.s dont les mínima de branche sont actuellement en dessous du salaire de base minimum.
Les organisations CGT, FO, FSU, Solidaires, Fidl, MNL, Unef et UNL contestent, dans le même temps, que le gouvernement ait maintenu sa réforme de l’assurance chômage qui aura pour conséquence d’enfermer de trop nombreux salariés dans des emplois à faible salaire, à temps partiel ou en CDD.
Les retraité.e.s, très massivement mobilisé.e.s, attendent toujours une réponse pour une augmentation immédiate de leurs pensions, retraites de base et retraites complémentaires, dont la dernière revalorisation a été plafonnée à un niveau très inférieur à l’inflation.
La jeunesse, confrontée à une grande précarité de vie et de travail, à la pauvreté, accentuées par la crise sanitaire, économique et sociale, doit obtenir une réponse à l’encontre des réformes libérales de l’éducation, de la formation, et de l’assurance chômage décidées par le gouvernement.
Il est urgent et indispensable d’agir toutes et tous ensemble, par la grève et les manifestations, pour l’augmentation immédiate de tous les salaires du privé comme du public, des allocations pour les jeunes en formation et en recherche d’emploi, ainsi que d’améliorer les pensions des retraité.e.s.
Les manifestations dans l’Hérault du jeudi 27 janvier :
Séte : 10h place de la Mairie
Béziers : 10h30 Bourse du Travail
Montpellier : 10h devant la CPAM (cours Gambetta)
sur https://basta.media
Prix de l’énergie, des produits de première nécessité, de l’alimentation ... Tout augmente, sauf les revenus des citoyens, dénoncent des syndicats. Ils appellent à une journée de grève commune le 27 janvier.
L’heure est désormais à la mobilisation de toutes et tous ! » Le jeudi 27 janvier, plusieurs syndicats (CGT, Solidaires, FO, FSU et les syndicats étudiants et lycéens Fidl, MNL, Unef et UNL) appellent à une journée de grève interprofessionnelle pour les salaires. Dans leur communiqué commun, les organisations demandent une augmentation du Smic, une revalorisation des salaires dans le privé comme dans le public, et une augmentation des pensions et des minima sociaux.
« Personne ne peut ignorer le contexte social et économique, les augmentations des prix des produits de première nécessité, de l’énergie comme de l’alimentation et finalement du coût de la vie pour toutes et tous, jeunes, actifs, demandeurs d’emploi et retraités », dénoncent-ils, alors que « les salaires, les pensions et les aides et allocations continuent de stagner ou même de baisser au regard de l’inflation, de décrocher par rapport aux qualifications dans le privé comme dans le public ». Pour 2021, l’Insee estime l’inflation à 2,8 %, principalement portée par une augmentation des prix de l’énergie, des biens de consommation et des services. En parallèle, les grandes entreprises du CAC 40 ont enregistré d’importants profits et rachetés en masse leurs actions (ce qui permet de les faire monter), tout en bénéficiant d’importantes aides publiques.
Les syndicats de l’éducation (CGT éduc’action, FO, FSU, SNCL et SUD éducation) s’associent à cette occasion pour porter la voix des accompagnantes et accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH). Les organisations « encouragent toutes les initiatives qui favorisent une apparition forte des AESH », pour dénoncer des conditions de travail inacceptables : bas salaires, temps partiels imposés, manque de reconnaissance ...
Elles demandent, entre autres, une hausse de leurs rémunérations, une possibilité de travail à temps complet et un véritable statut de la Fonction publique. « Le sort réservé aux AESH s’inscrit dans une politique inacceptable de précarisation des personnels de la Fonction publique », précise le communiqué commun.
En parallèle, Solidaires fonction publique dépose un préavis de grève pour tout le mois de janvier. « Au cours des différents confinements, les sollicitations des agent-es publics ont été très fortes », explique le syndicat dans son préavis. Pourtant, malgré leur « engagement sans faille », Solidaires dénonce des « attaques contre la fonction publique : réformes destructrices, réductions des moyens matériels, suppressions d’emplois ».
Il appelle, pour les fonctionnaires, au dégel du point d’indice - revendication également portée par la CGT services publics - et à une « véritable revalorisation tant des carrières que des salaires ». Face au Covid, le syndicat veut aussi une prise en charge des protections contre le virus, une reconnaissance du risque pour les travailleuses et travailleurs, et la levée de l’obligation vaccinale pour les personnels concernés.
Retrouvez l’appel commun à la mobilisation dans le privé et le public du 27 janvier 2022
publié le 21 janvier 2022
par Cy Lecerf Maulpoix sur https://basta.media
Repérer, alerter, sauver : l’aide aux migrants en Méditerranée passe aussi par les airs où, avec quelques avions, une poignée d’ONG lutte contre le déploiement par l’Union européenne d’armes toujours plus sophistiquées.
Un soleil levant rougeoie à l’horizon depuis à peine une heure dans le petit aéroport de l’île de Lampedusa, située entre la Tunisie et la Sicile. Les trois membres de l’équipage du Seabird, l’avion de l’organisation allemande Sea-Watch piloté par l’ONG suisse Humanitarian Pilote Initiative (HPI), s’engagent sur les pistes. Le tarmac est quasi désert, à l’exception de l’hélicoptère noir et jaune de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes créée en 2004 pour protéger les frontières extérieures de l’espace Schengen.
Le fort vent est enfin tombé. « C’est un jour où l’on peut s’attendre à de nombreux bateaux », commente Olivier, ancien pilote de ligne d’Air France, désormais formateur et pilote pour HPI, en charge de vérifier l’état de l’avion avant de le conduire pendant sept heures.
Pour effectuer une mission de cette longueur et économiser le fioul, l’appareil n’accueille aujourd’hui que quatre personnes. Paires de jumelles, tablettes électroniques, caméra et appareil photo assorti d’un zoom longue distance complètent l’attirail nécessaire à la mission. À 8 h 30, le Seabird s’élève. Il restera approximativement entre 300 et 500 mètres au-dessus du niveau de la mer afin de conserver une altitude propice au repérage d’embarcations.
Ce matin, la mer gris bleu se fond quasi complètement dans l’horizon brumeux alors que l’appareil traverse la zone SAR (Search and Rescue) maltaise avant de parvenir dans la SAR libyenne. Depuis les années 1980, la Méditerranée est divisée en zones de recherche et de sauvetage à la charge des pays qui la jouxtent comme l’Italie, la Grèce ou Malte. Ces derniers ont la responsabilité de ramener, selon le droit maritime international, les personnes et les embarcations en situation de détresse dans un port sûr.
En dépit des risques de sévices, de torture ou d’esclavage encourus par les migrants en Libye, le pays dispose d’une SAR depuis juin 2018 reconnue par l’Organisation maritime internationale (OMI) et soutenue structurellement et financièrement par l’Italie et l’Union européenne. Le financement d’un centre de coordination de recherche maritime à Tripoli, de services de garde-côtes en charge de ramener les personnes en Libye, a été maintes fois épinglé par différents médias et ONG [1]. Un processus qui raconte l’externalisation du contrôle des migrations et la dissimulation du rôle des pays européens dans le refoulement de milliers de personnes chaque année.
La mission entreprise par le Seabird se déroule donc dans la zone de recherche où les risques d’interception par les gardes-côtes libyens sont les plus grands. L’avion prévoit ainsi de serpenter dans les airs, en restant en contact étroit avec une équipe basée à Berlin et le réseau Alarm Phone qui communique des informations permettant la localisation d’embarcations en détresse. Ce matin, les bateaux sont très nombreux.
Distinguer une embarcation de migrants n’est pas toujours facile depuis les airs, notamment lorsqu’il s’agit de petits esquifs de bois qui peuvent ressembler à des bateaux de pêche. La forme, la couleur, le nombre de personnes à bord, la rapidité de l’embarcation sur l’eau sont des éléments déterminants. Dans les heures qui suivent, le Seabird repère ainsi un bateau perdu, et lui indique la direction des côtes italiennes en se penchant successivement de gauche à droite avec ses ailes, traçant une sorte d’oscillation dans les airs perceptible depuis la mer.
« Des airs, tu vois beaucoup de choses mais tu ne peux pas agir directement, le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. »
Il alerte également les centres de coordination de secours en mer, des navires d’ONGs ou de marine marchande susceptibles de ramener plusieurs embarcations vers les côtes italiennes avant l’arrivée des gardes-côtes libyens. « Des airs, tu vois beaucoup de choses mais tu ne peux pas agir directement », explique Chloe, chercheuse et membre de Sea-Watch de longue date. « Le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. »
Vers onze heures, des informations transmises à l’équipage indiquent la présence d’un embarcation dans une zone survolée par un drone, indiquant probablement la transmission rapide d’informations aux gardes-côtes libyens. Un dialogue débute avec le navire de l’organisation, le Sea-Watch 4, également en mer. À notre arrivée, les gardes-côtes sont déjà présents et parvenus à intercepter le bateau d’une cinquantaine de personnes. Certaines se sont jetées à l’eau pour rejoindre le bateau de l’ONG en approche. Il s’agit alors de filmer, de prendre des photos depuis les airs pour consigner, de garder trace de ce qui se déroule, notamment en cas de sévices ou de violences commises par les gardes-côtes. Dans ce cas précis, les personnes repêchées par l’équipage du Sea-Watch 4 sont saines et sauves tandis que celles sur le ponton du bateau des gardes-côtes seront ramenées en Libye.
Aux alentours de midi, plusieurs embarcations dégonflées ou des carcasses de bateaux brûlés flottent, encore fumantes, sur la mer indiquant de nombreuses interceptions et la destruction des moteurs par les gardes-côtes libyens. Après presque six heures de mission, l’appareil reçoit une nouvelle information d’un cas de détresse, très proche des côtes libyennes. Moins autonome que les drones, qui peuvent patrouiller plus d’un jour entier, le Seabird doit se résoudre à faire demi-tour faute de fioul suffisant. Il faut prévoir plus d’une heure de voyage retour. Sur le trajet, même si la chaleur dans l’avion encourage l’assoupissement, il faut continuer à se concentrer pour pouvoir donner l’alerte si des gens en détresse sont aperçus.
Les missions aériennes menées par le Seabird revêtent une importance cruciale au regard du rôle des agences de l’UE et de la politique de surveillance et de refoulement. « Trois agences gèrent actuellement les questions de sécurité et de surveillance en mer Méditerranée, Frontex, l’EMSA (European Maritime Safety Agency) et l’EFCA (European Fisheries Agency) et chacune dispose de compétences particulières. Elles sont donc régulièrement amenées à collaborer », explique Matthias Monroy, ancien assistant parlementaire, activiste et auteur d’un site très fourni sur les questions de surveillance. Les moyens déployées sont sans commune mesure avec le petit escadron de pilotes et sauveteurs volontaires.
Le modèle de drone, utilisé en Afghanistan ou sur les territoires palestiniens pendant l’attaque de Gaza, a été installé par Frontex à Malte.
La plus active, et la mieux dotée, reste Frontex, avec un budget de 544 millions d’euros cette année, ses propres équipements (navires, avions, véhicules) un corps permanent de 5000 agents (10 000 sont prévus d’ici 2027). La constitution de la SAR libyenne en 2018, a été l’occasion pour l’agence de tester son service de surveillance aérien en collaboration avec les pays européens mais aussi les gardes-côtes libyens susceptibles d’envoyer les migrants dans l’enfer maintes fois dénoncé des prisons de leur pays.
Depuis 2018, les budgets alloués à la surveillance aérienne n’ont fait qu’augmenter. Rien qu’en 2021, au moins 84 millions d’euros auraient été dépensés sous la forme de contrats à différentes compagnies aériennes. Les hélicoptères ou les avions ne sont pas les seuls appareils de surveillance des frontières à être apparus dans les airs au cours des années précédentes. Depuis 2016, comme le rappelle Matthias Monroy, l’EMSA et Frontex auraient déboursé pas moins de 300 millions d’euros pour faire des eaux internationales, un terrain d’expérimentation pour l’utilisation de drones à moyenne altitude avant qu’ils ne puissent être déployés aux frontières terrestres.
Après plusieurs tests menés en Crète et en Sicile en 2018, le premier drone de Frontex, le Héron, est commandé deux ans plus tard en octobre 2020 à Airbus et la société publique IAI (Israel Aerospace Industries) pour un montant de 50 millions d’euros. Le modèle, muni de caméras thermiques et électro-optiques, utilisé en Afghanistan ou sur les territoires palestiniens, pendant l’attaque de Gaza fin 2008, a été installé par Frontex à Malte depuis mai 2021. C’est probablement lui qui survolait les airs au moment de la mission du Seabird. Un autre modèle, le Hermes 900, notamment utilisé par les forces israéliennes au Liban et à Gaza, avait ainsi été commandé en 2020 pour le même montant à la compagnie d’armement israélienne Elbit Systems Ltd (accusée de crimes de guerre et de violations des droits humains). Il devrait être chargé de nouvelles missions de surveillance dans l’espace méditerranéen en 2022.
Plus récemment encore, le 20 octobre 2021 l’entreprise portugaise Tekever associée à une filiale du Centre national d’études spatiales français, annonçait ainsi avoir conclu un contrat de 30 millions d’euros avec l’EMSA pour faire voler un drone. Il serait également équipé de bateaux gonflables susceptibles d’être déployés depuis les appareils pour « secourir les personnes » lors de missions de Search and Rescue [2]. Une information qui laisse songeur au regard des politiques migratoires européennes. Car le renouvellement de contrats toujours plus importants et le fourmillement de programmes de recherches menés par l’agence indiquent qu’il ne s’agit ici que de la pointe visible de l’iceberg dans la création d’un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen.
Outre les drones, des tests impliquant deux aéronefs (ou zeppelins) de 35 mètres de long ont été menés par Frontex et les gardes-côtes grecs. Issus de l’armement, désignés pour intercepter, traquer des véhicules, des navires ou des missiles, ils peuvent rester dans les airs plus de 40 jours et sont équipés d’un radar, de caméras thermiques et d’un système d’identification. Plus récemment encore, d’après un appel à projet de juin 2021, l’agence souhaiterait également étendre sa surveillance en sollicitant les compagnies impliquées dans la construction de HAPS (High Altitude Pseudo Satellites) comme Airbus ou Thales. Ces dernières ont développé des appareils capables de naviguer dans la stratosphère et d’agir comme un chaînon manquant entre les drones de moyenne et basse altitude et les satellites déjà utilisés par l’agence.
Ce déploiement technologique sans précédent, conjugué à la criminalisation des acteurs de la société civile présents en mer Méditerranée depuis 2018, encourage les ONG à investir de plus en plus massivement les airs depuis quelques années. Simultanément à la collaboration entre Sea-Watch et HPI, l’organisation française Pilotes Volontaires collabore ainsi régulièrement avec différentes organisations comme Open Arms ou SOS-Méditerranée. Pour Chloe, qui rejoint la section Airborne de Sea-Watch en 2019 après un temps passé sur les bateaux, « il était de plus en plus difficile pour les bateaux de la société civile de prendre la mer en 2018 en raison des menaces qui pesaient sur les ONG, les seuls acteurs disponibles restaient les avions ». Pour le moment, les États n’ont pas encore osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage des migrants en détresse.
Pour le moment, les États n’ont pas encore osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage des migrants en détresse.
Les premiers vols de Sea-Watch et HPI ont débuté en 2017 avec l’achat d’un premier appareil, le Moonbird, piloté par des professionnels retraités ou en congé. Très vite épuisé par le nombre de missions et les conditions climatiques et météorologiques en Méditerranée, ce premier avion a été remplacé par le Seabird, acheté en 2020. Cela a permis d’allonger le temps des missions et d’embarquer une personne de plus à bord.
En partie financée par Sea-Watch, l’organisation SearchWing a, quant à elle, effectué en septembre et octobre, des tests de drones de petites tailles depuis le Sea Watch 3.
« Ces drones sont destinés à trouver des embarcations autour de nos propres bateaux, notamment quand les conditions météorologiques ne sont pas favorables », explique Félix Weiss, porte-parole de l’ONG allemande et responsable des opérations aériennes. Ce dernier envisage également l’achat très prochainement d’un nouvel appareil qui leur permettrait de conduire encore plus de missions pour le printemps 2022. Autant dire que dans ce combat de David contre Goliath, la guerre des airs ne fait que commencer…
publié le 21 janvier 2022
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
Sociologue à l’université de Liège, Manuel Cervera-Marzal décrit dans un livre la fin du « cycle populiste de gauche », né en Europe en 2015. Il décrit et explique la percée fulgurante puis le déclin tout aussi brutal de mouvements tels que la France insoumise ou Podemos Mais un rebond reste selon lui possible… Entretien.
Le populisme n’est-il pas contre-nature ou « accidentel » en ce qui concerne la gauche ?
Manuel Cervera-Marzal L’histoire des gauches est composée de plusieurs traditions. Le populisme est clairement l’une d’entre elles. L’oxymore, c’est quand on parle de « populisme de droite ». Le RN en France ou Vox en Espagne ne sont pas populistes de droite mais d’extrême droite. Quand on fait l’histoire des gauches, on a un peu tendance à oublier cette tradition populiste. Personne parmi les historiens n’a remis en question le fait que le People’s Party aux États-Unis ou les Narodniki en Russie étaient de gauche. Leur projet de transformation de la société était clairement de gauche. Personne en France jusqu’aux années 1990 ne considérait que le populisme ne puisse pas être de gauche. Ce sont des historiens entrepreneurs comme Pierre-André Taguieff qui ont commencé à écrire des articles pour expliquer que le FN n’était plus d’extrême droite mais national-populiste, puis populiste tout court. Du coup, aujourd’hui, tout est brouillé. Des chercheurs qui travaillent sur l’extrême droite disent travailler sur le populisme.
Vous soulignez que cette stratégie, avec le score de Jean-Luc Mélenchon en 2017, a fait ses preuves. Pourtant, dans votre livre, vous considérez que ce cycle s’achève avec la FI.
Manuel Cervera-Marzal Quand on regarde ce qu’il s’est passé pour Podemos, Syriza, Jeremy Corbyn, on constate que cette stratégie a permis des percées électorales fulgurantes mais éphémères. Ce sont des forces politiques qui semblent surgir de nulle part en trois ou quatre ans. Mais, à moyen terme, la dégringolade est aussi brutale. Ces forces se sont souvent dotées de mouvements plutôt que de partis. Au moment de leur progression électorale, elles ont fait l’impasse sur la constitution d’un outil et d’un appareil militant. Elles ont pensé qu’avoir un leader charismatique et une base électorale ça suffisait. Or, c’est l’appareil militant qui permet de tenir sur la durée. Sinon, au moindre revers électoral ou à la moindre affaire touchant le leader, les populistes de gauche sont touchés en plein cœur. Pourquoi le PCF et le PS existent toujours malgré les revers électoraux ? C’est grâce à leur appareil militant.
Quel est le bilan de ce cycle populiste pour les gauches ?
Manuel Cervera-Marzal En dehors du discours, les mouvements populistes ont cherché à s’émanciper de la forme parti, considérée comme obsolète. Le populisme est aussi du mouvementisme. Ces mouvements se sont créés sur une promesse de différence et de démocratisation des organisations politiques, qui n’a pas été tenue. En dehors des échéances électorales, ce sont des coquilles vides. Quand on dissipe le côté « gazeux », l’organisation est très verticale. S’il y a un bilan à tirer, c’est celui-ci. La forme parti s’épuise, mais le remède proposé s’est peut-être avéré encore pire que le problème qu’il était censé régler. Ce qu’il faut regarder avec intérêt en revanche, c’est la situation du Parti du travail de Belgique. Il existe depuis 1979, et il est passé de 0,5 % des voix au début des années 2000 à 15 % à Bruxelles et en Wallonie. Dans le même temps, ils sont passés de 800 à 20 000 militants. Le PTB est peut-être en train de montrer une voie. Il a conservé ses structures de parti, son orthodoxie marxiste, tout en s’ouvrant sur la société, les étudiants, les plus précaires, et en choisissant un discours plus populiste. En France, ni les socialistes ni les communistes n’ont pu reprendre le leadership à gauche. Pour l’instant, c’est toujours Jean-Luc Mélenchon qui le tient et qui reste le seul en mesure d’accéder au second tour.
Ce n’est pas contradictoire avec votre théorie sur la fin du cycle populiste ?
Manuel Cervera-Marzal En 2019, quel que soit le pays, la gauche populiste a subi revers sur revers. En 2022, j’observe toujours la décrue. Mais je ne sais pas non plus ce qu’il va se passer dans les prochains mois et les prochaines années. On est dans des conjonctures politiques très ouvertes. Les grands partis de gouvernement de droite comme de gauche sont fragilisés dans la plupart des pays européens. La FI comme d’autres mouvements ailleurs peuvent rebondir à nouveau très fortement.
Manuel Cervera-Marzal. Le Populisme de gauche, sociologie de la France insoumise (Éd. la Découverte)
publié le 20 janvier 2022
Youmni Kezzouf et Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr
« Avec ce type d’attitude, nos centrales ne sont pas sûres » : le témoignage choc d’un membre de la direction de la centrale nucléaire du Tricastin, inquiet que la culture de la sûreté nucléaire passe en arrière-plan des impératifs financiers au sein du groupe EDF.
Il est membre de la direction d’une importante centrale nucléaire française, croit dans les vertus de l’atome pour produire l’électricité (« une véritable passion ») mais rompt aujourd’hui le silence sur les opérations d’exploitation des réacteurs d’EDF.
« Hugo », nom d’emprunt de ce lanceur d’alerte, a déposé plainte contre son employeur en octobre 2021 pour non-respect des règles de sûreté à la centrale du Tricastin (Drôme), mise en danger d’autrui, infraction au Code du travail et harcèlement. Les faits dénoncés sont graves et longuement détaillés dans la plainte, à laquelle Mediapart a eu accès (lire ici). Il vient d’être auditionné par le groupe écologiste du Sénat, en lien avec la loi sur les lanceurs d’alerte.
Dans son premier long entretien vidéo avec un média, Hugo accuse EDF de dissimulation concernant des incidents qui se sont produits à la centrale du Tricastin en 2018. Il dit avoir subi harcèlement et placardisation pour avoir dénoncé ces infractions à l’obligation de transparence. Sollicité par Mediapart, le groupe répond que « s’agissant des propos rapportés par un salarié, EDF ne fait pas de commentaires ».
Au-delà des problèmes de matériel et des difficultés techniques de la vieille centrale du Tricastin, dont le premier réacteur a commencé à fonctionner en 1980, Hugo s’inquiète de l’affaiblissement de la culture de la sûreté au sein du groupe EDF. Elle est passée au second plan, selon lui, derrière les impératifs de performance économique et financière. Il affirme qu’« avec ce type d’attitude, nos centrales ne sont pas sûres ».
De son côté, le président de l’Autorité de sûreté nucléaire, Bernard Doroszczuk, dans un entretien au Monde, mercredi 19 janvier, alerte sur l’absence de marges en matière de sécurité d’approvisionnement électrique. Il décrit « une tension sur le système électrique qui pourrait mettre des décisions de sûreté en concurrence avec des décisions de sécurité électrique ». Et il ajoute que « l’ASN a maintes fois exprimé le besoin de maintenir des marges dans le dimensionnement du système électrique et des installations, pour pouvoir faire face à des aléas. Or, aujourd’hui, il n’y a pas de marge ! ».
Pour le patron du gendarme du nucléaire, « il ne faudrait pas que, faute d’une anticipation suffisante, la poursuite de fonctionnement des réacteurs résulte d’une décision subie au regard des besoins électriques, ou hasardeuse en matière de sûreté. La prolongation d’exploitation ne doit pas être la variable d’ajustement d’une politique énergétique qui aurait été mal calibrée ».
Interrogé par Mediapart au sujet des accusations portées par Hugo, EDF répond que « la sûreté des centrales nucléaires est la priorité d’EDF. La transparence et le respect de la réglementation sont scrupuleusement appliqués et respectés sur tous les sites. Chaque événement détecté sur le terrain, présentant un risque ou enjeu de sûreté, de risque pour l’environnement, est déclaré à l’Autorité de sûreté nucléaire ». Au sujet de la centrale du Tricastin, le groupe précise que « le nombre d’événements significatifs déclarés par la centrale du Tricastin est stable depuis plusieurs années ».
Hugo souhaite aussi alerter sur le manque de fermeté de l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN), qu’il a vue reprendre dans sa communication des dissimulations d’EDF. Sollicitée par Mediapart, l'Autorité répond que ses inspecteurs « ont eu accès à la chronologie détaillée de l’événement » et de « ses conséquences immédiates (notamment le niveau d'eau dans le local concerné et le cheminement de l’eau dans les différents niveaux du bâtiment concerné qui ont été visités) ». Et qu'« il convient de noter qu’aucun des interlocuteurs des inspecteurs n’a évoqué le manque de moyens pour faire face à la situation (les locaux, visités par les inspecteurs, étaient nettoyés et ne présentaient pas d’anomalie particulière) ». Plus généralement, l'ASN considère qu' « à la lumière des contrôles qu’elle réalise, l’ASN n’a donc pas considéré que : "la culture sûreté est très affaiblie à EDF ou est passée au second plan"».
Hugo appelle, enfin, les responsables politiques à se préoccuper de la sûreté des centrales nucléaires françaises, et à « taper du poing sur la table » face à EDF.
L’Élysée et le gouvernement français rêvent aujourd’hui à voix haute de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, EPR et SMR. Même si ce programme voit le jour, les nouvelles unités ne seront pas opérationnelles avant de nombreuses années. D’ici là, les vieilles centrales comme celle du Tricastin resteront en activité pour produire de l’électricité. À quels coûts et avec quels risques pour la sûreté des installations et la sécurité du public ? C’est tout le sens de l’interpellation d’Hugo, qui attend aujourd’hui de retrouver son poste, après une longue période d’arrêt maladie.
Son employeur affirme à Mediapart que « plusieurs postes lui ont été proposés, en cohérence avec son échelon et son ancienneté, il les a refusés ». Une version contestée par Hugo, selon qui ces propositions étaient des « placards à balais ». EDF ajoute qu’« une nouvelle proposition lui sera faite prochainement ».
publié le 20 janvier 2022
Pierre Chaillan sur www.humanite.fr
Rappel des faits À moins de trois mois du premier tour de l’élection du président de la République, la discussion bat son plein sur le sens à donner à cette échéance.
Jean-Claude Mairal Ancien président PCF du conseil général de l’Allier
Depuis plusieurs semaines, les discours de lamentations se multiplient sur la division de la gauche avec l’appel à une candidature unique à la prochaine élection présidentielle, Christiane Taubira venant compléter le tableau ! Mais à aucun moment celles et ceux qui se font les protagonistes d’une telle candidature ne se posent la question de pourquoi la gauche est tombée aussi bas, ne pesant plus que 25 % du corps électoral. Or, c’est là une question fondamentale à laquelle il faut répondre si l’on veut que celle-ci retrouve la confiance des citoyens. Cela passe par un retour et une analyse sur l’action de la gauche au cours de ces quarante dernières années.
La France est fracassée : désindustrialisation massive, secteurs de la pêche et agricole sinistrés. Notre pays est passé d’une économie de production à une économie de consommation et de services, accompagnée de sa financiarisation.
Avec de multiples conséquences : l’envolée de la grande distribution et des importations de produits à bas coût ; des services avec de nombreux emplois peu qualifiés et peu rémunérés, faute d’emplois industriels dont un grand nombre ont été délocalisés ; les privatisations ; le chômage de masse ; le développement de la précarité, du traitement social du chômage, des CDD et de l’intérim ; des budgets contraints et alimentés par les taxes et impôts divers, notamment ceux produits par la consommation (TVA, taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) – l’impôt sur le revenu, pourtant le plus juste, ne représentant plus que 23,7 % des recettes du budget de l’État. Les masses salariales, du privé comme du public, ont été comprimées. On a fait appel à l’emprunt, augmentant l’endettement de la France. Une partie importante des citoyens sont désormais entièrement dépendants des dispositifs d’aide mis en place au plan national et au plan local, par les pouvoirs publics mais aussi par les associations qui permettent à 10 % de la population de se nourrir.
Cette logique économique mortifère, à l’œuvre depuis la fin des années 1970, est le fruit des politiques menées par différents gouvernements de gauche et de droite.
Alors que, depuis deux ou trois ans, la réindustrialisation revient dans les discours publics sur le devant de la scène, on serait en droit d’attendre que celles et ceux, de droite et de gauche, qui ont dirigé la France depuis des années procèdent à la critique de leurs politiques économiques. On ne les entend pas, ni celles et ceux qui ont été hier ministres et qui sont aujourd’hui candidats à l’élection présidentielle. Certains n’hésitent pourtant pas à se draper dans les couleurs du « made in France » ! Que n’ont-ils pas soutenu, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, le « produire français » qui était au cœur du programme du PCF et de son candidat à l’élection présidentielle de 1981, Georges Marchais !
Sans parler de la droite, dont on connaît le corpus idéologique, la gauche a pris une part importante dans les évolutions de la France, en abandonnant, à partir des années 1983, le combat pour le progrès et l’émancipation sociale en faveur du plus grand nombre, au profit des réformes sociétales et du traitement social du chômage. Elle a délaissé les couches ouvrières et populaires, enfermant celles les plus en difficulté, dans des logiques « d’assistanat » perpétuel avec la multiplication des aides sociales et des petits boulots. Elle a laissé le terrain à l’extrême droite et à l’abstention massive aux élections.
À partir des années 1980, nous sommes passés d’une gauche sociale à une gauche sociétale, s’accompagnant de l’affaiblissement du PCF et de l’absence de parlementaires ouvriers au sein de l’Assemblée nationale. Certes, les orientations sociétales de la gauche sont nécessaires, mais elles doivent aller de pair avec l’émancipation sociale. La révolte des gilets jaunes est l’expression de cet abandon. Il est tout à fait compréhensible que nombre de nos concitoyens n’arrivent plus à faire la différence entre la gauche et la droite. Comment croire en effet aux promesses des uns et des autres, s’ils ne sont pas capables d’assumer leurs actes passés et continuent de promouvoir les mêmes orientations qui ont montré leurs limites et leur inefficacité à répondre aux attentes des citoyens ?
Retrouver la confiance des couches ouvrières et populaires nécessite de donner confiance en l’avenir et de viser le travail pour tous avec des salaires décents, seul à même de rétablir les comptes de la nation et d’assurer à tous des services en nombre suffisant et de qualité. Fabien Roussel a parfaitement raison quand il proclame qu’il « préfère le travail universel pour tous au revenu universel pour tous ». Car le travail confère à chacun sa dignité et sa place dans la société. Parler de revenu universel, c’est accepter l’idée que l’on ne peut pas juguler le chômage, admettre celui-ci comme une vérité intangible. C’est un nouvel avatar du traitement social du chômage et de la pauvreté.
L’enjeu pour la gauche n’est donc pas d’avoir une candidature unique, mais de procéder impérativement à une clarification sur ses responsabilités passées dans les difficultés de la France, de rompre avec ses orientations passées et présentes, et de retrouver les marqueurs de l’émancipation sociale.
Dominique Baillet Sociologue
Pour que la gauche figure au second tour de l’élection présidentielle, voire gagne l’élection présidentielle de 2022, une seule condition est nécessaire : une candidature unique. Comme en 1965 et en 1974 avec François Mitterrand, les partis de gauche d’aujourd’hui (PS, PCF, EELV, FI) devraient s’unir autour d’un seul leader et d’un seul programme.
L’union de la gauche, possible et souhaitable, source de victoire au XXe siècle (cartel des gauches en 1924, Front populaire en 1936, Front républicain en 1956, Union de la gauche en 1981, Gauche plurielle en 1997), doit s’effectuer autour d’un double projet : la reconstruction de la société française et la lutte contre son extrême-droitisation. Ce qui unissait la gauche du XXe siècle, c’était la question sociale, par opposition à la question nationale qui soudait la droite. Aujourd’hui, ce qui l’unit, c’est la question sociale et écologique.
Depuis la pandémie du Covid qui s’est abattue sur le monde en 2020 et en particulier sur la France, la société française a continué de s’atomiser, de s’archipelliser, bref de se déconstruire. Les inégalités sociales ont explosé, le lien social a continué de se distendre, la solidarité s’est amenuisée au profit de l’individualisme, du repli sur soi, et dorénavant du repli chez soi, le chômage a continué d’augmenter.
Pour remédier à ces tendances lourdes, la gauche pourrait s’unir pour proposer d’abord de retisser le lien social, notamment dans les territoires périphériques et les banlieues populaires, en particulier dans les quartiers déshérités gangrenés par la précarité et la pauvreté qui ne cesse d’augmenter (le nombre de pauvres a franchi en 2020 selon l’Insee la barre des 10 millions). Elle pourrait ensuite s’accorder pour favoriser la réindustrialisation de la France, assurer un certain protectionnisme défensif (défendu par exemple par Arnaud Montebourg ou Jean-Luc Mélenchon), visant à protéger certains secteurs économiques de la concurrence mondiale, et lutter contre le chômage de longue durée qui s’aggrave, en proposant une politique de grands travaux. Elle aurait également la possibilité de s’entendre sur des sujets sociétaux d’avenir, telle la prise en charge de la dépendance, en multipliant les financements publics des maisons de retraite médicalisées.
Mais, surtout, la gauche devrait faire bloc pour s’atteler à un réarmement des services publics, notamment hospitaliers, qui ont montré en ces temps de pandémie leur impérieuse nécessité, et s’unir pour reconstruire l’institution scolaire, pilier de la République, qui connaît en son sein un « séparatisme » croissant entre l’école bourgeoise des « beaux quartiers », pour reprendre l’expression de Louis Aragon, fréquentée plutôt par les enfants des classes dominantes qui peuvent choisir leur école, et l’école populaire des faubourgs (aujourd’hui des quartiers dits sensibles), celle fréquentée par les classes populaires qui n’ont pas le choix de leur école, dont font partie l’immense majorité des enfants d’immigrés des dernières vagues migratoires. Elle pourrait ainsi s’unir pour reprendre le flambeau de la mixité scolaire, c’est-à-dire de la mixité sociale et ethnique et de la lutte contre la reproduction sociale, toujours à l’œuvre, pour lutter contre le décrochage scolaire de plus de 100 000 jeunes et développer une orientation positive des jeunes en échec scolaire, souvent soumis à une absence d’avenir.
Par ailleurs, la gauche pourrait se retrouver autour d’un programme commun écologique, visant à développer des nouveaux métiers écologiques, des « emplois verts », à créer des transports non polluants et à promouvoir le développement d’énergies alternatives ; bref un programme ayant pour but l’élaboration d’une nouvelle économie dont l’objectif serait de réconcilier l’homme avec son environnement naturel.
Si la gauche peut s’unir pour œuvrer à la reconstruction du paradigme du collectif, elle devrait partager la même analyse de la société française, caractérisée par une extrême-droitisation croissante. En effet, à la suite de la droitisation de la société et de la vie politique à l’œuvre depuis le début des années 1980, son extrême-droitisation a commencé au début du XXIe siècle et n’a cessé de s’amplifier. On assiste à une montée inexorable du Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN), non seulement sur le plan électoral, mais aussi, sur le plan culturel et des mentalités.
Sournoisement, l’idéologie, les idées, les paradigmes, le vocabulaire de l’extrême droite se sont diffusés de manière tentaculaire dans la vie politique, médiatique et sociale française. Enquête après enquête, force est de constater que les valeurs d’ordre, d’autorité et de sécurité, la peur – voire la haine – des étrangers, valeurs de l’extrême droite française maurassienne des années 1930, dans laquelle s’inscrit le RN, se sont banalisées, pire, ont le vent en poupe.
Ainsi, la gauche actuelle aurait tout intérêt à se souder pour s’insurger contre cette idéologie sécuritaire, autoritaire, et xénophobe qui gangrène la société française et a pris de l’ampleur depuis la pandémie. Si la gauche doit veiller à la sûreté, elle doit avoir pour impératif catégorique de privilégier la liberté à la sécurité, car un excès de sécurité tue la liberté et la démocratie et conduit à l’émergence d’un régime autoritaire.
Enfin, la gauche devrait se rassembler autour de valeurs universelles : la laïcité, celle prônée par Jean Jaurès, qui n’est pas le laïcisme anti-religieux, l’égalité, qui n’est pas la simple équité défendue par la droite, et la solidarité (version laïque de la fraternité), c’est-à-dire le respect de la tradition d’accueil des étrangers, l’intégration et non l’assimilation des immigrés et de leurs descendants, et la lutte contre le racisme et les discriminations. Bref, tout un programme pour 2022, à la portée d’une gauche digne de ce nom.
publié le 19 janvier 2022
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
A peine quatre mois après un important mouvement de grève du nettoyage à la Sorbonne, les agents du nettoyage, employés par le sous-traitant Arc-en-ciel, relancent la lutte depuis lundi. Ils dénoncent des entorses au droit du travail, et un non-respect du protocole de fin de conflit qui avait été signé en septembre dernier. Ce mercredi 19 janvier, un rassemblement est prévu en soutien à un chef d’équipe, ancien gréviste, menacé de licenciement.
C’est l’équipe de l’après-midi, lundi 17 novembre, qui a relancé la grève du nettoyage à la Sorbonne. Pas moins de 28 agents de nettoyage, sur les 110 qui assurent la propreté du campus de Jussieu, ont débrayé ce jour-là. Le lendemain, mardi 18, l’équipe du matin a pris la relève. Parmi eux, une douzaine de salariés étaient en grève, selon la CGT présente sur place, ils seront une trentaine à arrêter le travail successivement tout au long de la journée. Tous dénoncent des irrégularités constantes en matière de droit du travail.
Ces travailleurs du nettoyage de Jussieu sont employés par la société sous-traitante Arc-en-ciel. Les contours de leur nouveau mouvement de grève sont encore incertains. « C’est difficile, car il y a des pressions terribles de la part des syndicats de l’entreprise et de certains chefs d’équipe. Ils cherchent à diviser les salariés », estime Danielle Cheuton, membre du collectif nettoyage de la CGT.
Cette situation fait écho à une première grève, massive, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. En septembre 2021, la totalité des salariés avait cessé le travail. Ils dénonçaient des irrégularités, et une surcharge de travail induite par des non-remplacements. « En trois heures, je dois faire cinq étages. Je n’ai jamais eu des problèmes comme ça », nous confiait l’un d’eux, qui nettoie depuis vingt ans les salles et les couloirs de Jussieu. « J’ai recensé 1080 heures complémentaires non payées, et 294 heures normales non payées, depuis février. Et c’est un décompte provisoire », listait quant à elle Danielle Cheuton.
Des heures complémentaires pas encore régularisées
Dans un protocole de fin de conflit, signé le 23 septembre et que Rapports de Force a pu consulter, l’entreprise avait pris des engagements clairs. Elle promettait de « corriger toutes les erreurs » en matière de rémunérations des heures travaillées. Et certifiait qu’elle mettrait à jour « l’intégration des heures complémentaires dans les heures contractuelles » à partir du seuil défini par la convention collective.
Mais où en est-on aujourd’hui ? La majeure partie des heures complémentaires non-rémunérées par le passé l’ont été, reconnaissent tous les syndicats. Mais pas toutes, nuance la CGT. Brahim Aillal, délégué syndical FO pour Arc-en-ciel, défend l’employeur : « Ceux qui ont prouvé leurs heures supplémentaires ont été payés. Le problème, c’est que pour certaines personnes, on a pas de preuves. Mais c’est en cours de régularisation ».
Reste un autre point crucial : « aucune majoration n’a été payée sur ces heures complémentaires passées. Et les heures complémentaires actuellement faites ne sont pas non plus majorées », assure Danielle Cheuton.
« Il y a encore quelques personnes qui travaillent sans contrat »
Une autre problématique demeure : celle des contrats. « Aucun des salariés pour lesquels on a demandé un avenant au contrat ne l’a obtenu », explique la responsable de la CGT. Les salariés concernés par un tel avenant étaient ceux qui, comme le spécifiait le protocole de septembre, dépassaient un certain seuil d’heures complémentaires.
Plus encore, les grévistes de la première heure avaient signalé des travailleurs sans contrat. Plusieurs mois après, ces situations passées n’ont pas été réglées. C’est le cas d’une femme qui aurait travaillé 8 jours, en mai 2021, sans contrat et sans avoir reçu de paie, pointe la CGT. Un dossier est également en train d’être constitué pour les Prud’hommes autour de sept agents ayant exercé plusieurs mois sans contrat… Avant de recevoir un courrier indiquant un non-renouvellement de leurs CDD. « Sauf qu’il n’y avait pas de CDD ! On a envoyé un courrier à l’entreprise, à l’université et à l’inspection du travail sur ce dossier », assure Danielle Cheuton.
Aujourd’hui encore, « il y a encore quelques personnes qui travaillent sans contrat », insiste la CGT. Sans pouvoir indiquer un nombre précis. Sollicitée pour une interview, l’entreprise Arc-en-Ciel n’a pas encore répondu à nos questions.
La Sorbonne, donneur d’ordre, ne se mouille pas
L’Inspection du travail a été alertée de toutes ces problématiques. Quant à Arc-en-ciel, « on les a relancé en décembre sur ces différents points, sans obtenir de réponse. De même début janvier », retrace Michel Krawczyk, responsable de la section CGT de l’université. Les syndicats de la Sorbonne n’ont pas de contact direct avec l’entreprise. Ses gérants ont finalement indiqué, par l’intermédiaire de la direction de l’université, « qu’ils allaient nous répondre vendredi dernier. Mais on attend toujours », précise le responsable CGT. « Ils leur ont ensuite dit qu’ils nous répondraient cette semaine… »
Du côté de l’administration de la Sorbonne, on nous confirme que des « rendez-vous réguliers » ont lieu avec le sous-traitant Arc-en-ciel. « Si sur le principe il ne nous revient pas d’intervenir sur les décisions d’Arc-En-Ciel en tant qu’employeur, nous réaffirmons que l’établissement ne saurait tolérer des pratiques contraires à la réglementation », tient-elle à souligner. En tant que donneur d’ordre – client – de l’entreprise Arc-en-Ciel, elle est en effet en partie responsable des pratiques de son sous-traitant.
Un chef d’équipe nettoyage licencié, un second menacé
Dans le protocole de fin de conflit, l’employeur s’était engagé à ne procéder à « aucune sanction pour fait de grève » et à « aucun licenciement »… Exception faite des « motifs disciplinaires ». C’est sur cette base qu’un chef d’équipe, pilier de la première grève du nettoyage à la Sorbonne, est convoqué ce mercredi 19 janvier à un entretien préalable à une sanction disciplinaire. Celle-ci peut aller jusqu’au licenciement. Les agents de nettoyage organisent un rassemblement de soutien. Sans que l’on sache encore ce qui lui est reproché.
La semaine dernière, les syndicats ont appris qu’un second chef d’équipe venait bel et bien d’être licencié. Lui aussi faisait partie des anciens grévistes. D’après les différents témoignages, ce salarié était soupçonné de dépasser l’horaire maximal de travail autorisé en cumulant un second emploi. « Ils l’ont licencié, alors qu’il y a une procédure légale préalable qui doit être respectée. Le salarié peut baisser son temps de travail ailleurs, ou choisir l’une des deux sociétés pour lesquelles il travaille », rappelle Danielle Cheuton.
Vers une réorganisation du nettoyage de la Sorbonne, et un contrôle accru ?
Cette nouvelle grève du nettoyage à la Sorbonne intervient alors qu’une réorganisation du travail de nettoyage de la Sorbonne se prépare. « Dans les semaines à venir, ils vont remodeler les équipes, les secteurs, ré-attribuer le travail… » explique la responsable de la CGT. De quoi cristalliser les craintes des salariés quant à leur future organisation de travail.
Tous ont d’ores et déjà reçu une lettre recommandée, signée par la responsable des ressources humaines d’Arc-en-ciel, qui les inquiète. Ce courrier, consulté par Rapports de Force, les informe de la mise en place d’une pointeuse mobile de la société Teleric. On ne connaît pas encore le modèle qui a été acheté par Arc-en-ciel. Ni l’utilisation exacte que souhaite en faire l’entreprise.
Ceci étant, même la pointeuse mobile la plus basique vendue par Teleric permet de « suivre en temps réel l’activité d’un agent tout au long de sa journée de travail », affirme leur site internet. Des salariés craignent que leur employeur se mette à « chronométrer le temps passé à effectuer chaque tâche », relaie Danielle Cheuton. L’équation est simple, comme le résume le fondateur de Teleric sur le site : « traçabilité => suivi des tâches => augmentation du chiffre d’affaire ».
publié le 19 janvier 2022
par Emma Bougerol sur https://basta.media/
Ce jeudi, les principaux syndicats de l’éducation appellent à se mobiliser de nouveau. La préfecture de police de Paris a indiqué aux syndicats son refus d’autoriser la manifestation dans la capitale, ce qui ne signifie pas son interdiction.
Ce 18 janvier, la CGT annonce par communiqué le « refus d’autoriser » la manifestation prévue deux jours plus tard, le jeudi 20, pour protester contre la situation « intenable » dans l’Éducation nationale. La journée d’action fait suite à celle du 13 janvier. Les enseignants et personnels de l’Éducation nationale s’étaient alors massivement mis en grève – 75 % de grévistes dans le primaire selon le syndicat FSU – et plusieurs dizaines de milliers de personnes avaient manifesté.
Cette fois, les enseignants, personnels de l’Éducation nationale, parents d’élèves et élèves ne sont pas « autorisés » à manifester par la préfecture de police de Paris. La FSU regrette une décision qui « interdit l’expression des revendications des personnels à la suite des annonces faites par le Premier ministre. Annonces qui ne sont pas suffisantes après le chaos engendré par la gestion de la crise sanitaire par le ministère de l’Éducation nationale. »
Dans un communiqué, le préfet indique qu’il n’a pas interdit la manifestation, mais n’a pas non plus délivré de récépissé de déclaration aux syndicats. La raison ? « Les délais légaux n’étaient pas respectés. » Une manifestation est censée être déclarée au moins trois jours avant son déroulement. L’absence de récépissé ne signifie pas que la manifestation est interdite, précise Nicolas Galépides, syndicaliste Sud PTT et habitué des dépôts de parcours et déclarations de manifestations en préfecture. « Les délais, c’est l’une des rares choses sur lesquelles on se fait avoir. Le préfet de police, Didier Lallemant, ne fait souvent aucun cadeau là-dessus. »
Des manifestations déclarées hors délais ont pourtant déjà été acceptées par la préfecture de police. C’est notamment arrivé lors de manifestations spontanées, en réaction à un attentat, à un féminicide ou à une actualité internationale par exemple. L’application de ces textes de loi, mobilisés pour refuser d’autoriser formellement cette manifestation, est donc plus flexible que ne le laisse penser la préfecture. « Le défaut de déclaration de la manifestation n’emporte pas automatiquement son interdiction, au sens de la loi », précise également le juriste Nicolas Hervieu, sur Twitter, faisant référence à une décision du Conseil d’État suite à l’interdiction d’une manifestation de la la communauté tibétaine lors de la visite du président de la République populaire de Chine, en 1997. Et selon la Cour européenne des droits de l’Homme, une manifestation qui n’a pas fait l’objet de déclaration préalable, est « tacitement tolérée », ou « non interdite ».
« Reste à voir si, politiquement, ils se permettront de déposer un arrêté contre la manifestation », ajoute le syndicaliste. Ici, le refus d’enregistrement signifie que les forces de police, si elles constatent un trouble à l’ordre public, pourraient disperser la manifestation. Une interdiction formelle est bien plus complexe à motiver qu’un simple refus d’accuser réception de la déclaration. Il faut prouver que la manifestation en question poserait un trouble à l’ordre public. Dans ces cas précis, ou pour motifs exceptionnels, l’accès aux lieux de manifestation et alentours peut être interdit et les manifestants interpellés.
La dernière interdiction d’une manifestation syndicale remonte à 60 ans : la manifestation contre l’Organisation armée secrète (OAS, un groupe terroriste d’extrême droite), en pleine guerre d’Algérie, le 8 février 1962 [1]. Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, avait violemment réprimé ce rassemblement interdit. Neuf personnes sont décédées, bloquées dans l’entrée du métro Charonne. Plus récemment, en 2016, une manifestation contre la loi Travail a été interdite pendant quelques heures, avant un feu vert du ministère de l’Intérieur face à la levée de boucliers des syndicats.
Pour la CGT, la décision de ne pas autoriser formellement la manifestation est avant tout politique : « Non content de rester sourd à la colère et aux revendications des personnels de l’Éducation nationale, le gouvernement, à travers son représentant, leur dénie le droit de l’exprimer en manifestant dans Paris. »
Les organisations ont également envoyé ce matin une nouvelle demande d’enregistrement de la manifestation à la préfecture, ainsi qu’un courrier au Premier ministre, qui les avait reçus il y a moins d’une semaine pour écouter leurs revendications. Le rendez-vous, fixé à 14 heures place de la Sorbonne (Paris 5e), est bien maintenu. La manifestation ira jusqu’à Sèvres-Babylone.
MANIFESTATION - La manifestation des enseignants prévue jeudi 20 janvier à Paris pour protester contre la gestion de la crise sanitaire dans l’éducation “ne sera pas empêchée” par le préfet de police de Paris, a-t-on appris ce mercredi 19 janvier de sources policières.
Dans un courrier adressé aux organisations syndicales, le préfet Didier Lallement écrit qu’il n’“empêchera pas” le déroulement de cette manifestation. Il insiste sur le fait qu’il ne l’avait “pas interdite” mais qu’il ne pouvait délivrer “un récépissé” sans enfreindre la loi, à savoir plus de trois jours avant la journée de mobilisation, selon le code de la sécurité intérieur.
Le préfe de police de Paris rappelle aux organisateurs “qu’en passant outre la loi”, ils “engagent (leur) responsabilité en particulier pénale”. Les organisateurs d’une manifestation interdite encourent, selon le code pénal, six mois d’emprisonnement et 7.500 euros d’amende. Les participants risquent une contravention de 135 euros.
Le fait de ne pas délivrer un récépissé ne signifie pas interdiction d’une manifestation par la préfecture de police, a expliqué à l’AFP une source policière. Les interdictions concernent les manifestations présentant des dangers, a-t-on ajouté de même source.
Les syndicats d’enseignants ont demandé ce mercredi, dans un courrier commun adressé au Premier ministre Jean Castex d’intervenir auprès du préfet de police. Ils ont fait valoir que “dans l’usage, la préfecture accepte très fréquemment les dépôts hors délai”.
Les syndicats FSU, CGT Educ’action, FO et SUD Education, ainsi que la FCPE, première organisation de parents d’élèves, et les mouvements lycéens FIDL, MNL et La Voix lycéenne ont appelé à “poursuivre la mobilisation” après la grève très suivie jeudi dernier, en s’engageant “dans une nouvelle journée d’action jeudi, y compris par la grève”.
Mais selon une source proche du dossier, les syndicats, qui voulaient encore manifester pour demander “des réponses fortes” face au “chaos” engendré par le protocole sanitaire lors de la reprise des cours début janvier, “comptaient les uns sur les autres pour faire la déclaration, du coup ils sont hors délai”.
Face à cette interdiction de manifester, le syndicat FO dit “mainten(ir) (son) souhait de se rassembler devant le ministère de l’Education, ce même jour, jeudi”. “Le motif de ce refus étant le non respect des délais trop courts entre notre demande et la date de la manifestation, nous vous faisons remarquer que les délais étaient encore plus courts entre la décision de mettre en place le dernier protocole sanitaire dans les établissements et sa mise en application”, écrit le syndicat dans un communiqué.
publié le 18 janvier 2022
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Parlementaires, chercheuse pour une ONG, militant pacifiste… ils critiquent le projet européen d’Emmanuel Macron et font valoir d’autres priorités.
Le chef d’État français, Emmanuel Macron, s’exprimera mercredi devant les députés européens. L’occasion de présenter le programme de la présidence française de l’Union européenne (Pfue). Il n’est pas président de l’Europe, celle-ci étant déjà dotée en la matière : le Belge Charles Michel préside le Conseil européen ; l’Allemande Ursula von der Leyen, la Commission ; l’Espagnol Josep Borrell pilote la politique extérieure et l’Irlandais Paschal Donohoe l’Eurogroupe. La marge de manœuvre d’Emmanuel Macron résidera dans le fait de faire avancer des dossiers déjà sur la table dans les différents Conseils des ministres de l’UE (Agriculture, Transports, Affaires sociales, etc.) et d’avoir un magistère de la parole à l’occasion de sommets ou de rencontres informelles. La Pfue s’inscrit dans le programme d’Emmanuel Macron de maintien d’une modération salariale et d’affirmation d’une Europe puissante au service des grands groupes financiers. Pourtant, d’autres choix auraient pu être faits.
Tout est question de philosophie : une présidence progressiste aurait pu permettre de tordre le bras aux multinationales. Or, il n’en est rien. L’Observatoire des multinationales européennes (Corporate Europe Observatory) a publié un rapport, en décembre 2021, qui montre combien les lobbies et les multinationales se sont activés pour peser sur le programme de la présidence française. Pis, ils la sponsorisent, à l’instar des constructeurs automobiles Renault et Stellantis ou d’Électricité de France, qui n’est plus à proprement parler un service public. C’est une pratique préexistante, avec laquelle Paris a choisi de ne pas rompre. Pourtant, même les vingt-trois députés européens En marche avaient demandé, dès mai 2021, d’être « attentif à la perception publique » et de ne pas recourir au sponsoring privé.
Lora Verheecke, chercheuse à l’Observatoire des multinationales, aurait préféré « une présidence politique et non une présidence technique ». Aujourd’hui, « les débats se tiennent entre technocrates et non devant les citoyens », déplore-t-elle. Ainsi, deux dossiers numériques sont sur la table : l’Acte des marchés digitaux et l’Acte des services digitaux. « Ce sont deux gros textes qui vont définir le marché européen, mais qui ne seront jamais discutés, même s’ils vont être adoptés sous la présidence française. Cela reste un sujet technique, décrit-elle. Au contraire, il aurait fallu un débat politique autour de questions telles que : quel rôle donner aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ? Comment protéger les données des citoyens ? Tous ces sujets qui affectent notre vie quotidienne n’ont pas été politisés. »
Cette conception tient de la ligne politique. « La représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne », qui discute les textes avec ses partenaires, « a embauché des personnes qui viennent du Medef (l’organisation représentative du patronat) ou des entreprises », dénonce Lora Verheecke.
Tenez-vous ! L’une des priorités de la présidence française d’Emmanuel Macron sera l’instauration d’un salaire minimum en Europe. Étonnant de la part d’un libéral qui n’a donné aucun coup de pouce au Smic dans son pays en cinq ans et qui œuvra, sous la présidence de François Hollande, à la modération salariale… En réalité, il n’est pas initiateur du texte, qui a été le fruit d’un parcours législatif entamé déjà l’an dernier. En décembre 2021, le Conseil des ministres de l’Emploi avait lancé les négociations avec le Parlement européen pour aboutir à un compromis, qui pourrait advenir sous la présidence Macron.
Toute la question est donc : dans les négociations, que défendra la France ? Or, selon Leïa Chaibi, députée européenne française du groupe La Gauche, « Emmanuel Macron défend une position minimale qui lui permettra de se faire une image sociale sur du vent » ! En effet, dans la position de la France, « on n’a pas de seuil pour ce salaire minimum », rappelle la parlementaire, qui, avec ses collègues français du groupe La Gauche, vient de lancer une campagne pour un salaire minimum en Europe. Il faudrait, selon elle, qu’il soit établi à hauteur de « 75 % du salaire médian », afin d’être au-dessus du seuil de pauvreté et que le travail « permette d’avoir une vie digne ». Par ailleurs, la proposition de la Commission n’exige de chaque pays que 70 % de salariés couverts par une convention collective, laissant les autres pratiquement sans droits.
Un salaire minimum dans chaque pays est une urgence. Car, outre le fait que l’on compte de nombreux travailleurs pauvres sur le Vieux Continent, il y a besoin de lutter contre le dumping social : il n’est que de 332 euros mensuels en Bulgarie, contre 2 202 euros au Luxembourg. Faire réellement avancer le dossier signifierait, pour la France, de porter un seuil de salaire minimum dans chaque pays qui permette de vivre dignement et qui soit à même de lutter contre le dumping social.
Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron a fait mine – au G8 et ailleurs – de vouloir lutter contre l’évasion fiscale. Qu’en sera-t-il à l’occasion de la présidence française ? Il y a fort à parier qu’il s’inscrira dans les pas de l’accord trouvé entre les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qu’il n’ira pas plus loin. C’est dommageable : 136 pays se sont accordés pour établir un taux minimal d’impôt sur les sociétés multinationales de 15 %. Insuffisant, pour le sénateur communiste du Nord Éric Bocquet, spécialiste des questions de fiscalité. « À l’origine, le président des États-Unis, Joe Biden, avait annoncé un accord qui irait à 21 % d’imposition ; on n’est arrivé qu’à 15 %. De plus, on a affaire à une base amoindrie : cela ne concernerait que les bénéfices au-delà d’un taux de rentabilité de 10 %. Or, on voit qu’un groupe comme Amazon, grand gagnant de cette pandémie, n’atteint pas ce taux grâce à des montages fiscaux », décrypte le sénateur.
Progressiste, une présidence française remettrait l’ouvrage sur le métier, pour, comme le dit Éric Bocquet, « combler les trous dans la raquette ». Tout d’abord, « si Fabien Roussel était élu président, il ferait revoir les critères pour établir la liste des paradis fiscaux », à savoir un taux faible ou nul, l’opacité, et le niveau de coopération entre États, explique-t-il. Cela permettrait de considérer certains pays comme des paradis fiscaux, comme l’Irlande, le Luxembourg, Malte, Chypre, les Pays-Bas, car, « si on ne désigne pas l’adversaire, on aura du mal à remporter la bataille ». Par ailleurs, il faudrait avancer sur « la fin de la règle de l’unanimité en matière fiscale », afin que « chaque État n’ait pas un droit de veto sur ces sujets ».
Le moment le plus important de la présidence française sera le sommet sur l’Europe de la défense. Ursula von der Leyen a pris soin de le programmer au premier semestre 2022 pour qu’il soit porté, politiquement, par Emmanuel Macron. Et la « première réunion organisée par la Pfue est celle des ministres de la Défense et des Affaires étrangères, en présence du secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) », à Brest, les 13 et 14 janvier, déplore Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix. Cette rencontre visait à doter l’UE d’une boussole stratégique – à savoir, officiellement, déterminer quelles sont les menaces auxquelles le Vieux Continent fait face ; la manière d’y répondre ; l’orientation de l’industrie de l’armement. En réalité, il s’est agi d’un travail sur « la militarisation accrue de l’UE, l’augmentation des budgets nationaux de défense, de l’emploi du fonds de défense européenne (sur la recherche en matière d’armement), de la présence européenne dans la zone indo-pacifique » pour rivaliser avec la Chine, traduit Roland Nivet, qui relève la mesure phare : « Une nouvelle force de projection européenne de 5 000 hommes pour aller sur des terrains d’intervention » en Afrique ou au Moyen-Orient, et un « renforcement de Frontex », la police extérieure antimigrants de l’UE. Le pacte sur l’immigration et l’asile sera également discuté sous la présidence française. « On a des réponses militaires aux problèmes du monde d’aujourd’hui », constate le dirigeant pacifiste, pour qui « la France aurait pu jouer un rôle important en apportant quelque chose de nouveau, en s’appuyant sur les Nations unies ».
Pour cela, l’UE « devrait prendre des initiatives marquantes : la sortie du carcan de l’ultralibéralisme – la plus grande partie de l’industrie de l’armement est dans les mains du privé – et la sortie du carcan de l’Otan », et proposer que « les dépenses d’armement soient allouées à répondre aux inégalités de développement et à répondre aux crises sanitaires et climatiques », en lien avec les objectifs de développement durable des Nations unies. Par ailleurs, la « France pourrait dire que l’UE doit mettre à son agenda une conférence de type d’Helsinki en 1975, qui comprenne tous les pays européens, y compris la Russie, pour discuter de la sécurité en Europe ».
La présidence française devra faire avancer le débat sur plusieurs dossiers. Le premier est celui de la levée des brevets sur les vaccins et traitements contre le Covid, que l’Union européenne bloque à l’Organisation mondiale du commerce. Les ONG ont plusieurs fois invité Paris à changer de position. Mais, pour l’heure, la France s’en tient au dispositif Covax de dons de doses aux pays du Sud. C’est insuffisant : une grande partie de l’Afrique n’étant pas vaccinée. Or, une levée des brevets permettrait à 120 sites industriels dans le monde de produire un vaccin, a recensé, mi-décembre, l’étude Accessibsa.
Le deuxième débat porte sur les règles de discipline budgétaire, suspendues depuis le début de la pandémie. Un retour à la normale – une interdiction de dépasser les 3 % de déficit budgétaire – est fixé à 2023. D’autres pistes sont sur la table : le Conseil d’analyse économique, lié aux services du premier ministre, a présenté un projet de révision des règles budgétaires qui s’émancipe un peu de la règle des 3 %. C’est un maigre progrès, mais cette question n’a pas été fort mise en avant lors du discours d’Emmanuel Macron sur ses priorités, le mois dernier. De plus, le dogme du financement de la dette par les marchés financiers n’est pas remis en question, alors que les besoins d’investissement dans la transition énergétique et les services publics apparaissent immenses. Paris ne porte pas la question de prêts directs aux États – et à très bas taux d’intérêt – par la Banque centrale européenne. Il faut dire que l’amie de Macron, c’est la finance.
publié le 18 janvier 2022
par Jérôme Duval sur https://basta.media/
Depuis le début de la pandémi e, les premières fortunes de France ont doublé leur richesse. Alors que 10 % de la population a besoin d’aide alimentaire, les carnets de commandes de superyachts se remplissent, les vols en jets privés se multiplient.
Depuis le début de la pandémie, la fortune des milliardaires de la planète a davantage augmenté qu’au cours des dix dernières années ! Les 43 plus grandes fortunes françaises ont accumulé 236 milliards d’euros supplémentaires : soit plus de 12 milliards par mois... Les cinq Français les plus riches – Bernard Arnault (LVMH), Françoise-Meyers Bettencourt (L’Oréal), François Pinault (Kering), les frères Alain et Gérard Wertheimer (Chanel) – ont même doublé leur patrimoine, a calculé l’organisation Oxfam. Cet accaparement mondial, rapide et considérable, de richesses est dû notamment à « la montée en flèche des cours des actions », à « la montée en puissance des monopoles et des privatisations », à la baisse des taux d’imposition pour les ultra-riches, et à « la réduction des droits et des salaires des travailleurs et des travailleuses », explique Oxfam dans son rapport publié ce 16 janvier, intitulé « Dans le monde d’après, les riches font sécession ». En parallèle, sept millions de personnes, soit une sur dix, dépendent, en France, de l’aide alimentaire pour vivre. Et ce n’est qu’une goutte dans l’océan des inégalités mondiales.
La Banque mondiale estime à près de 100 millions le nombre de personnes supplémentaires ayant basculé sous le seuil d’extrême pauvreté en 2020, en raison de la pandémie [1]. Au même moment, un nouveau milliardaire apparaissait toutes les 17 heures en moyenne ! Le magazine Forbes qui dresse la liste des milliardaires du monde entier, en a ajouté 493 en 2021, pour atteindre le chiffre sans précédent de 2755 ultra-fortunés.
Réunies au sein de ce club d’élite, les dix personnes les plus riches du monde viennent, selon l’indice Bloomberg Billionaires, d’ajouter 402 milliards de dollars supplémentaires à leur patrimoine au cours de l’année passée. En pleine pandémie, la fortune d’Elon Musk, a ainsi progressé de plus de 1600 % en deux ans, pour s’établir à 277 milliards de dollars. En France, celle de la famille de Bernard Arnault, patron du numéro un mondial du luxe LVMH, a bondi de 61 milliards en 2021, pour atteindre 176 milliards de dollars. C’est l’équivalent, d’après le rapport de l’Observatoire des inégalités, de la valeur de l’ensemble des logements de Toulouse (470 000 habitants).
Les moyens que les ultra-riches consacrent à leur « sécession » sont de plus en plus considérables : les dépenses en superyachts et en jets privés explosent. Le prix des superyachts, ces navires supérieurs à 30 mètres de long, peut s’envoler jusqu’à plus de 600 millions de dollars pièce. Qu’importe : leur multiplication est époustouflante. On en comptait à peine un millier en activité il y a 30 ans. Leur nombre a été multiplié par cinq : 5325 étaient comptabilisés début août 2021 (contre 966 en 1988) [2]. La tendance ne semble pas avoir souffert de la crise sanitaire. Selon le site spécialisé Superyacht Group cité par Reuters, leurs ventes ont progressé de plus de 8 % au cours des neuf premiers mois de 2021 par rapport à la même période de 2019, avant la pandémie.
Comme après la crise financière de 2008, les carnets de commandes des constructeurs débordent. D’après le rapport 2022 Global Order Book, 1024 projets sont en construction ou en commande pour 2022, en augmentation d’un quart par rapport aux 821 de l’année dernière. « Malgré quelques hésitations initiales en 2020 lorsque le Covid-19 a frappé, l’industrie des superyachts a largement surmonté la pandémie pour enregistrer une troisième année de croissance constante du carnet de commandes », précisent les auteurs. Mis bout à bout, ce sont pas moins de 40 kilomètres de navires de luxe qui seront construits, lancés et livrés d’ici 2026 !
Selon le sociologue Grégory Salle, auteur de l’ouvrage Superyachts. Luxe, calme et écocide, « Cet essor exprime de façon frappante, pour ne pas dire brutale, non seulement l’ampleur vertigineuse des inégalités, mais le fait que leurs différentes manifestations (sur le plan sanitaire, environnemental, géographique, etc.) forment un système. Un système qui n’a rien d’accidentel et ne fait que refléter l’état actuel du capitalisme. »
Cette ségrégation sociale s’observe aussi dans le ciel. Si, pour cause de pandémie, les compagnies aériennes multiplient les annulations de vols – dont 8000 à l’occasion du seul week-end de Noël dernier – et suppriment des postes par milliers (8000 emplois supprimés depuis le début de la crise pour Air France-KLM), les voyages d’affaires en jets privés décollent. Au début de la pandémie, la plupart des aéroports avaient fermé leurs portes aux vols commerciaux traditionnels et low cost, mais leurs pistes étaient restées ouvertes aux vols privés (ainsi qu’aux évacuations sanitaires, au transport de matériel médical, au rapatriement de concitoyens bloqués à l’étranger).
Les avions de luxes ont rapidement retrouvé leur clientèle dès le printemps 2020, « opérant un quart de leurs vols habituels au 15 avril [2020], en plein confinement, puis la moitié au 15 mai, alors que les restrictions de déplacement n’ont été levées que deux semaines plus tard », observait un article du Monde. Au niveau mondial, les vols en jets privés ont effacé les pertes enregistrées au début de la crise sanitaire. Selon le Global Market Tracker du site spécialisé Wingx, 3,3 millions de vols ont été effectué par les jets d’affaires dans le monde entier en 2021. C’est le plus grand nombre jamais enregistré pour une seule année et 7 % de plus que le précédent point culminant, en 2019.
De même que pour les superyachts, les commandes de jets privés affluent. L’association des constructeurs de l’aviation, General Aviation Manufacturers Association (GAMA), précise : « Jusqu’au troisième trimestre 2021, par rapport à la même période en 2020, les livraisons de jets d’affaires ont augmenté de 15,9 %, avec 438 unités. » De quoi satisfaire le français Dassault Aviation qui enregistre les commandes de 51 avions d’affaire Falcon en 2021, contre 15 en 2020.
L’empreinte carbone due à la consommation par habitant des 1 % les plus riches est (au moins) 100 fois plus élevée que celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité (environ 3,1 milliards de personnes), argumentait Oxfam dans son rapport annuel précédent. Le constat est partagé par le rapport sur les inégalités mondiales (réalisé par un groupe international d’universitaires) : chaque personne parmi les 1 % des plus riches émet à elle seule 110 tonnes de CO2 par an.
L’incohérence et l’insoutenabilité du mode de vie des ultra-riches a été portée à son comble cet automne. En vue d’obtenir des engagements de réduction d’émissions nocives pour le climat, de nombreuses personnalités se sont rendues en jet privé à la Conférence internationale pour le climat de Glasgow, la Cop26. De quoi rejeter dans l’atmosphère environ 13 000 tonnes de CO2, l’équivalent de ce que produisent 1600 Écossais chaque année, selon le Daily Record.
Les jets privés, qui transportent en moyenne entre 4 et 5 personne par vol, « sont 5 à 14 fois plus polluants (par passager) que les avions commerciaux, et 50 fois plus polluants que les trains », pointe un rapport de l’ONG Transport et Environnement. Ces émissions de CO2 sont en forte croissance. L’étude constate que celles des jets privés européens ont explosé ces dernières années, avec une augmentation de 31 % entre 2005 et 2019, contre 25 % pour l’aviation commerciale européenne.
Quant à l’impact écologique des superyachts, il donne le vertige. Ces navires de luxe peuvent consommer jusqu’à 2000 litres de carburant à l’heure. Propriété de la famille royale des Émirats arabes unis, le yacht Azzam, long de 180 mètres, dispose d’un réservoir d’un million de litres de carburant pour alimenter les 94 000 chevaux de moteur. Il compte aussi une piscine à débordement et une piste d’hélicoptère. Pour le yacht dénommé « A », propriété du milliardaire russe Andreï Melnitchenko, il faut compter environ 1,4 million de dollars pour faire le plein (avec un réservoir de 750 000 litres) ! Une étude parue en 2019, affirme que chaque année, les 300 plus grands yachts émettent à eux seuls plus de 280 000 tonnes de dioxyde de carbone, autant de CO2 que les 10 millions d’habitants du Burundi. Il faudrait plus de 7000 ans à une personne « normale » pour polluer autant que le milliardaire russo-israélien Roman Abramovich. Propriétaire d’un superyacht et d’un Boeing 767 personnalisé, il est responsable d’au moins 3859 tonnes d’émissions de CO2 par an, illustre Oxfam dans son rapport.
En France, le quinquennat de Macron n’a rien fait pour réduire ce phénomène. La suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) décidée par le président de la République en 2018, et son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), en a réduit l’assiette aux seuls biens immobiliers. Les biens tels que les yachts ou les jets privés ont alors cessé d’être assujettis à cet impôt des « plus riches ». Les milliardaires sont donc incités à acheter toujours plus de yachts et de jets privés, au bilan carbone désastreux. Leurs effets sur le climat, eux, seront acquittés par l’humanité toute entière.
publié le 17 février 2022
Pauline Graulle sur www.mediapart.fr
Dans une salle entourée d’écrans projetant des images de l’espace, le candidat insoumis à la présidentielle a évoqué sa ligne en matière de politique spatiale et numérique. Il a aussi beaucoup parlé d’écologie et, un peu, d’union de la gauche.
Nantes (Loire-Atlantique).- Écouter une virulente critique du capitalisme tout en humant, derrière son masque FFP2, des effluves de bergamote, le tout face à l’infinité du ciel… L’expérience politico-sensorielle restera longtemps dans les mémoires des quatre mille personnes qui se sont rendues, ce dimanche 16 janvier, au palais des expositions de Nantes.
À son arrivée dans la salle entourée de quatre murs-écrans de 50 mètres de long et de 6 mètres de haut, Jean-Luc Mélenchon n’a pas boudé son plaisir : « Après le meeting en réalité augmentée, voici le meeting immersif et olfactif ! », a-t-il lancé comme s’il n’en revenait pas lui-même.
Pendant des semaines, les rumeurs les plus folles étaient allées bon train sur ce qui allait advenir lors de ce fameux rendez-vous nantais : que cachait cette affiche aux faux airs de Rencontres du troisième type, où l’on nous promettait d’assister à une « Première mondiale » ? Jean-Luc Mélenchon, virtuose de l’hologramme, serait-il présent IRL (« in real life ») ? Organiser un meeting olfactif alors qu’une pandémie s’attaquant à l’odorat s’abat depuis deux ans sur la planète relevait-il de la provocation ?
En définitive, pas d’atterrissage de l’Insoumis en vaisseau spatial sur la scène du palais des expositions. Tout juste s’est-il livré, en costume bleu nuit et cravate rouge, à un discours classique de candidat à la présidentielle, dans un décor teinté de poésie et de science destiné à l’imposer comme Monsieur « ès modernité » de la politique française. Loin d’un Éric Zemmour qui découvrait, ce même week-end, en direct à la télévision, que Java Script était le nom d’un langage informatique.
Mais avant les effets spéciaux, un peu de patience. Le Parlement de l’union populaire, collectif de soutien lancé fin 2021, avait préparé une première partie consacrée à la culture : dans une mise en scène signée Clémentine Autain et Christian Benedetti, directeur (insoumis) du théâtre d’Alfortville (Val-de-Marne), la comédienne Mireille Perrier, l’acteur Olivier Rabourdin et l’écrivain Abdourahman Waberi, se sont relayés pour lire du Ernaux, du Pasolini, du Despentes, et du Glissant.
Puis un petit bain de senteurs a commencé à titiller les narines, et Mélenchon s’est lancé dans une virulente critique du « système capitaliste ». « Ils inventent des passes sanitaires, et des vaccins à une, deux, trois, quatre, cinq doses ! », sans jamais engager le début d’un changement de modèle, a-t-il déploré, arguant que la « cupidité » du système était directement responsable du Covid.
C’est vu de l’espace qu’on comprend ce qu’il y a à faire sur la Terre.
Sur fond de village champêtre projeté sur les écrans géants, le fer de lance de la « règle verte » (ne pas prendre à la nature davantage que ce qu’elle peut donner) n’a pas oublié de revenir sur les points forts de son programme en matière sociale : le Smic à 1 400 euros « dès le premier jour » du quinquennat, la retraite à 60 ans, la limitation des frais bancaires… « Alors oui, nous allons plonger dans la pauvreté des gens qui vivront avec seulement 12 millions d’euros », a-t-il ironisé, en référence à la réforme qu’il envisage sur les frais de succession, sous les rires d’une salle en pleine tentative d’identification d’un arôme citronné.
Une allusion à Gagarine, et la salle est devenue un ciel étoilé. D’un côté, la lune à la clarté diaphane, de l’autre, la planète bleue se dévoilant sous les nuages de l’atmosphère. « C’est vu de l’espace qu’on comprend mieux tout ce qu’il y a à faire sur la Terre », a dit joliment Mélenchon, avant d’enchaîner sur la diplomatie « altermondialiste » qu’il veut mettre en œuvre quand il arrivera à l’Élysée.
Entre une référence aux « astéroïdes Tchouri » et à Don’t look up, le film qui a réveillé, à grands coups de météorite, la conscience écolo des abonné·es de Netflix cet hiver, il a esquissé, en deux mots – « démilitarisation » et « démarchandisation » – les grandes lignes de sa politique spatiale.
Des réseaux Internet qui s’agitent en arrière-fond pour disserter sur la maîtrise des serveurs, la relocalisation de l’industrie électronique et l’intelligence artificielle dont il ne « faut pas avoir peur »… et une nouvelle ambiance.
Cette fois, c’est la grande bleue qui a rempli les écrans, avec en bande-son, le chant du roulis des vagues. Pendant qu’on croyait déceler quelques effluves d’iode, Mélenchon a enchaîné sur les éoliennes, l’interdiction des objets en plastique jetable, l’accès à l’eau, et la recherche fondamentale qu’il veut relancer avec force financements publics.
Puis, le sketch final : l’union du « centre-gauche ». « Écoutez-moi, faites confiance à une tortue électorale sagace, comme moi. Rien ne sert de courir, il faut partir à point, et j’ai déjà épuisé quelques lièvres », a-t-il glissé, moquant l’inextricable situation de Christiane Taubira, Anne Hidalgo et Yannick Jadot. « Épargnez à ces gens la souffrance du ridicule : regroupez-vous avec nous ; et moi au deuxième tour, j’en ferai mon affaire [de l’union – ndlr], vous verrez que j’arriverai à les convaincre, je les connais ! », a-t-il ri, alors qu’une fragrance florale s’infiltrait délicatement sous le FFP2.
Justement, le mouvement mélenchoniste ajoutait ce dimanche deux belles prises à son tableau. Le populaire maire de Trappes et très proche de Benoît Hamon, Ali Rabeh, d’abord, qui, en prologue du « show », est monté sur la scène pour dire tout le bien qu’il pensait du « projet de société audacieux et mobilisateur » de son nouveau champion.
Le député communiste Sébastien Jumel, ensuite, est apparu en vidéo sur les quatre écrans géants de la salle, recourant à Baudelaire (« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! ») et à Audiard (« La gauche éparpillée façon puzzle ») pour justifier sa décision de rejoindre Mélenchon. Pendant ce temps-là, en coulisses, l’Insoumis avait déjà la tête dans les étoiles.
publié le 17 janvier 2022
Bruno Odent sur www.humanite.fr
Le rapport rendu public par l’ONG Oxfam ce lundi vient confirmer un creusement abyssal des inégalités en France et dans le monde, au moment même où le coronavirus répandait son lot de souffrances.
La misère explose, les dividendes s’éclatent. Le rapport que rend public l’ONG Oxfam ce 17 janvier est accablant pour l’ordre capitaliste dominant. Dans la période où le coronavirus étend ses ravages, les inégalités se sont creusées comme jamais. Des dizaines de millions de personnes au bas de l’échelle des classes moyennes ont été propulsées sous tous les seuils de pauvreté. Parallèlement, le nombre des milliardaires et la fortune des principales figures du capital dans le monde ont gonflé dans des proportions jamais vues jusqu’ici. Le « quoi qu’il en coûte », l’argent gratuit distribué massivement par les banques centrales et exclusivement réservé à l’usage des ténors des Bourses et de la haute finance a constitué le principal vecteur de cet enrichissement sans précédent. Changer radicalement les paradigmes et réorienter l’attribution des crédits non plus pour sauver le capital mais pour développer toute l’humanité et ses biens communs est ainsi devenu aussi crucial que vital.
À trois mois de l’élection présidentielle, Oxfam fait un zoom sur la France. À elles seules, les cinq premières fortunes de l’Hexagone ont doublé durant la pandémie, « augmentant de 173 milliards d’euros en dix-neuf mois ». Elles possèdent désormais « autant que les 40 % des Français les plus précaires », pour qui la même période fut synonyme de dégringolade accélérée. Oxfam relève que 7 millions de citoyens, soit 10 % de la population française, sont désormais dépendants de l’aide alimentaire.
Les logiques politiques qui ont conduit à inonder les marchés financiers et ces gros détenteurs de capitaux de crédits gratuits, sous prétexte que cela aurait par effet de ruissellement un impact salutaire sur l’ensemble de l’économie, sont contredites en permanence par la réalité à laquelle est confrontée l’immense majorité des citoyens de France et du monde.
Aux États-Unis, la méthode a fait les beaux jours d’un Elon Musk, l’homme devenu le plus riche de la planète, car elle a encouragé les opérations les plus spéculatives, fondées sur une vaste arnaque écolo à l’automobile électrique. Avec pour corollaire un bilan carbone de Tesla inversement proportionnel à la montée en flèche des titres du groupe du milliardaire, dont la valeur de la capitalisation boursière dépasse désormais celle de… l’ensemble des constructeurs automobiles mondiaux. Le gonflement de ces « bulles » exprime une inflation financière qui a commencé à diffuser vers l’économie réelle. Ce qui augure une sévère gueule de bois après l’orgie d’argent gratuit à laquelle ont goûté les champions du CAC 40 parisien, comme du Dow Jones new-yorkais ou du DAX de Francfort.
La maîtrise de la hausse des prix passerait, selon les canons de l’orthodoxie libérale, par une augmentation des taux d’intérêt. Traduisez : une programmation de politiques d’austérité destinées à faire payer la crise aux travailleurs, en s’efforçant de les empêcher de réclamer des hausses de salaire pour compenser l’amputation de leur niveau de vie. La Réserve fédérale états-unienne a commencé à l’appliquer. La France et la zone euro s’y préparent. Mais couper ce flot de la création monétaire et des crédits bon marché est une manœuvre à très haut risque pour les banques centrales. Tant une hausse prochaine des taux pourrait précipiter le monde sur le mur d’un krach de dimension historique.
Oxfam, qui identifie « des ressorts systémiques » dans l’apparition de la faille sociale mondiale, avance des solutions surtout fiscales pour « taxer les milliardaires ». Pour vraiment réduire l’explosion des inégalités, « on ne saurait en rester là », soulignent les économistes communistes en France. Le maintien d’une politique de crédits gratuits par la Banque centrale européenne est indispensable pour éviter un désastre. Mais il faut, précisent-ils, en organiser le contrôle public et social pour que soient ainsi irrigués non plus les marchés financiers, mais des investissements utiles, et donc non inflationnistes, pour « les services publics, l’emploi, la formation, la lutte contre le changement climatique ». Ce qui suppose l’accès des citoyens et des salariés, et non plus des actionnaires les plus démesurément riches, aux manettes stratégiques de la gestion des entreprises. Un enjeu de civilisation.
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Stéphane Bancel PDG de Moderna. En 2021, la pandémie de Covid lui a permis de faire une entrée fracassante dans le club des plus riches, avec une fortune évaluée à 3,5 milliards d’euros. Stéphane Bancel, PDG de Moderna, en pointe dans l’ARN messager, profite à plein des 83 milliards de dollars de capitalisation boursière du laboratoire dont il détient environ 8 % du capital. De quoi faire les affaires du dirigeant, ingénieur né à Marseille en 1972, passé par l’université Harvard, où il a décroché un MBA (master of business administration).
Comme beaucoup de milliardaires, Bancel donne dans le caritatif, mais il va encore plus loin que ses collègues : lui n’aime pas l’argent. C’est du moins ce qu’il jurait lors d’un entretien au Parisien, en octobre 2021 : « Nos enfants le savent, on leur a dit, on vous paye vos études, on vous léguera une maison familiale, à vous de vous débrouiller ensuite. (…) L’argent ne m’a jamais intéressé. »
Pourtant, l’entreprise qu’il dirige ne s’est jamais signalée par sa philanthropie. L’été 2021, en pleine pandémie, Moderna augmente le tarif de son vaccin de 13 % (à 21,5 euros la dose), en même temps que Pfizer, avec lequel il partage le peu de goût à faire profiter ses brevets. Par ailleurs, le laboratoire a été épinglé par la presse belge en juillet 2021 pour avoir transféré ses bénéfices vers la Suisse et l’État américain du Delaware, connus pour leur fiscalité extrêmement avantageuse
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
L’année 2020 aura été marquée par une fonte du nombre d’emplois salariés dans tout le secteur privé. C’est ce que relève une note de l’Urssaf, publiée vendredi. L’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf) calcule en effet que le nombre de salariés du privé a diminué de 1,5 % sur l’année 2020, soit 275 800 postes détruits. En 2019, le nombre de postes avait au contraire progressé de 1,6 %.
Face à la crise du Covid, ce sont les effectifs intérimaires qui ont fondu le plus, amorçant une baisse de 18,7 % sur l’année. « Étant le premier levier d’ajustement de la main-d’œuvre, ils ont commencé à diminuer dès le déclenchement de la crise, en mars 2020 », explique les auteurs de la note. L’hébergement-restauration compte également parmi les secteurs ayant perdu le plus d’emplois salariés, avec un recul de 5,3 % sur l’année. Excepté La Réunion et la Guyane, ce repli de l’emploi salarié a concerné l’ensemble du territoire. M. T.
publié le 16 janvier 2022
Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr
Les députés ont adopté, jeudi soir, une proposition de loi à l’initiative de la France insoumise rendant justice aux soldats exécutés pour « désobéissance militaire » lors de 14-18.
Entre 1914 et 1918, la justice militaire française a condamné à mort 639 soldats coupables à ses yeux de désobéissance, de désertion ou d’automutilation afin de quitter le front. Ces hommes ont été envoyés au peloton d’exécution sans jugement équitable, afin de « montrer l’exemple », dans le cadre d’une guerre d’usure brutale et meurtrière. Et que les soldats aient in fine plus peur d’être exécutés par leur propre armée que d’être fauchés par les obus allemands en sortant de la tranchée.
Jeudi 13 janvier, l’Assemblée nationale a voté, à 39 voix contre 26, une proposition de loi visant à réhabiliter la mémoire de ces soldats. « Un siècle après les premières réhabilitations, la justice est enfin rendue à ces hommes qui sont morts pour la France », s’est réjoui le député France insoumise Bastien Lachaud, à l’initiative de la proposition de loi présentée lors de la niche parlementaire de la FI. Elle est co-signée par le groupe insoumis, mais aussi des députés communistes et d’autres élus comme Cédric Villani (non inscrit, proche des écologistes) ou Jean Lassalle (Libertés et territoires).
Concrètement, la loi dispose que « la Nation reconnaît que ces soldats ont été victimes d’une justice expéditive, instrument d’une politique répressive, qui ne respectait pas les droits de la défense et ne prenait pas en compte le contexte de brutalisation extrême auquel les soldats étaient soumis. » Elle prévoit la création d’un monument national aux morts rendant hommage aux 639 « fusillés pour l’exemple ».
La loi intervient après plusieurs séquences de reconnaissance mémorielle de ces soldats, par le premier ministre Lionel Jospin en 1998, par le président Nicolas Sarkozy en 2008 et son successeur François Hollande en 2013.
Le texte a été voté avec le concours des communistes, des socialistes mais aussi quelques députés LR, LaREM et Modem, même si l’essentiel des voix contre provient précisément des bancs macronistes et Modem.
publié le 16 janvier 2022
Guillaume Bernard (Médiacités) repris par www.mediapart.fr
Des licenciements pour des motifs dérisoires, des effectifs en constante diminution… Chargé de la propreté à la clinique du Val d’Ouest, près de Lyon, ou à l’hôpital toulousain Joseph-Ducuing, le sous-traitant Biomega Hygiène malmène ses salariés, parfois jusqu’à l’épuisement et au détriment de la qualité de ses prestations.
Virée pour « deux bouteilles d’eau, deux madeleines et un petit pain appartenant à l’établissement » : jamais Sophie* n’aurait pensé perdre son emploi de cette façon. « Nous avons retrouvé ces aliments dans un sac plastique qui se trouvait dans la housse de votre chariot », reproche la lettre de licenciement adressée le 26 avril 2021 à cette trentenaire, agente de service hospitalier (ASH) au Val d’Ouest depuis novembre 2015.
Dans cette clinique implantée à Écully, près de Lyon, comme dans beaucoup d’autres établissements hospitaliers, le marché du nettoyage est sous-traité. Au Val d’Ouest, c’est l’entreprise Biomega qui officie depuis février 2021.
Outre le prétendu vol de gâteaux et de bouteilles d’eau que l’ASH réfute (lire plus bas), l’entreprise de propreté accuse Sophie d’avoir utilisé des « lavettes bleues » qui appartiennent à la clinique, au lieu de celles fournies par Biomega, et d’avoir un jour oublié sa fiche de poste et son document de traçabilité sur lequel elle note les tâches effectuées. « C’est n’importe quoi, se défend l’ASH, la bouteille d’eau, c’était la mienne et les gâteaux, on les récupère quand les patients n’en veulent pas pour les rendre à la clinique. On ne va quand même pas les jeter ! »
Le cas de Sophie n’est pas isolé. Ce même 26 avril 2021, Hilda*, la vingtaine, agente de nettoyage dans la même clinique depuis 2017, reçoit elle aussi une lettre de licenciement de la part de Biomega Hygiène. Basé à Toulouse, son employeur lui reproche d’avoir refusé de laisser son téléphone portable aux vestiaires, comme cela lui aurait été indiqué à l’oral et dans des notes internes. Il l’accuse également d’oublis de matériel et d’avoir adopté un ton insolent « aussi bien en parole que par la posture » pour répondre à ses supérieurs, décrit le courrier.
La salariée reconnaît les faits, mais elle précise être sujette à des crises d’épilepsie, raison pour laquelle son médecin lui a conseillé de ne pas se séparer de son téléphone « en cas de sensation de malaise ». Malgré une crise qui l’a frappée en plein service dans le courant du mois d’avril, sa direction a fait la sourde oreille : tout comme Sophie, Hilda a été licenciée pour faute grave. Les deux salariées contestent aujourd’hui leurs licenciements devant les prud’hommes de Lyon. La date du jugement n’est pas encore fixée.
Deux salariées expérimentées et jamais sanctionnées auparavant, une même sanction. Faut-il lire dans ces limogeages pour des motifs a priori futiles une méthode Biomega pour réduire ses effectifs ? Marion Alcazar, juriste au syndicat CNT-Solidarité ouvrière (CNT-SO), accompagne Sophie et Hilda dans leurs démarches juridiques et ne doute pas de la réponse : « Ces licenciements sont des prétextes pour réduire les coûts de la masse salariale. » Pour la syndicaliste, si le sous-traitant fait le ménage au Val d’Ouest, c’est avant tout dans ses propres effectifs. Contacté à plusieurs reprises, Biomega n’a pas répondu à nos questions (lire notre Boîte noire).
En 2018, Jean-Michel Diener, le fondateur et dirigeant de l’entreprise, se targuait dans le magazine toulousain Touléco « de redonner du sens aux mots partenariat et qualité ». « Notre approche n’est pas purement économique, soutenait-il. Sans être philanthropes, bien entendu, nous nous différencions en mettant l’accent sur notre capital humain, nos équipes, qui sont notre première force. » Sa rhétorique se révèle en profond décalage avec la réalité que nous avons découverte au fil de notre enquête…
Biomega a repris le marché du nettoyage de la clinique d’Écully au sous-traitant Samsic en février 2021. Celui-ci avait lui-même succédé au groupe Elior en février 2017. Spécificité de la convention collective du nettoyage et de son annexe numéro 7 : lorsqu’une entreprise perd un marché au profit d’une concurrente, ses salariés sont automatiquement transférés à la nouvelle venue. En six ans passés à la clinique Val d’Ouest, Sophie a ainsi été salariée par trois employeurs différents.
Les agents dont le contrat se termine sont remplacés par d’autres avec un nombre d’heures inférieur ou pas du tout. Ceux qui restent ont toujours plus de tâches à accomplir.
À chaque reprise, la qualification et l’ancienneté des salariés doivent être conservées. Dès lors, pour réduire les coûts, les repreneurs taillent dans les effectifs. « Les agents dont le contrat se termine sont remplacés par d’autres avec un nombre d’heures inférieur ou ne sont pas remplacés du tout. Ceux qui restent ont toujours plus de tâches à accomplir », constate Laurence*, également ASH à la clinique du Val d’Ouest depuis l’époque d’Elior.
Déjà insatisfaisantes sous Samsic, groupe épinglé dans une précédente enquête de Mediacités sur l’aéroport de Nantes, les conditions de travail se dégradent encore avec l’arrivée de Biomega. Durant les trois brefs mois où elle est employée par ce sous-traitant, Sophie travaille à un rythme insoutenable. « Je devais parfois nettoyer jusqu’à 45 chambres en une soirée. En plus de ça, j’étais responsable du 3801 », raconte-t-elle.
Le « 3801 » ? C’est la ligne téléphonique des urgences sanitaires utilisée par le personnel soignant, par exemple quand un patient vomit. Lorsqu’elle est activée, un agent de nettoyage doit intervenir expressément, ce qui implique d’interrompre son travail en cours. « Je partais souvent de la clinique après 23 heures, poursuit Sophie. Je suis professionnelle, je ne pouvais pas laisser des chambres sales, mais je prenais beaucoup sur moi. »
Autre conséquence du changement d’employeur : les nouveaux responsables d’équipes et de sites, supérieurs hiérarchiques des agents, bousculent les habitudes de travail. Sophie est ainsi fortement incitée à changer son emploi du temps. « Travailler en soirée, c’était mon équilibre de vie, alors j’ai refusé de modifier mon contrat, confie-t-elle. Ils n’ont pas du tout apprécié. Ils n’aiment que les gens qui disent oui à tout. »
Cette pression sur les agents de nettoyage affecte également le personnel soignant. « Lorsqu’il y avait Samsic, les employées, dans l’immense majorité des femmes, se plaignaient d’une surcharge de travail. Mais avec Biomega, c’est encore pire. Elles doivent se dépêcher de tout faire, vider les poubelles, laver les sols… Alors forcément, des fois, elles n’ont pas le temps et c’est le personnel soignant qui doit nettoyer ce qui reste sale », déplore Thierry Monichon, délégué syndical CGT et préparateur en pharmacie à la clinique du Val d’Ouest. « Nous avons formulé un signalement sur ce point à notre direction lors d’un CSE [comité social et économique – ndlr]. On nous dit : “On va taper du poing sur la table.” Mais rien n’a bougé ! La direction se fiche pas mal des salariés prestataires », conclut le syndicaliste. Contactée, la direction de la clinique du Val d’Ouest n’a pas répondu à nos questions.
Là où les ténors du nettoyage, Onet, Derichebourg ou Elior, récupèrent des marchés aussi bien dans les gares que dans les hôtels ou les hôpitaux, l’entreprise Biomega Hygiène, d’une taille bien plus modeste (environ 360 salariés), officie surtout dans les cliniques, les Ehpad et les foyers handicap. À Toulouse, elle assure le nettoyage de l’hôpital Joseph-Ducuing depuis août 2018, un marché jusque-là internalisé. Cinquante-deux agents, dont 29 en CDD, passent alors sous le pavillon de cette société.
À l’époque, la décision de l’hôpital fait grand bruit et une grève contre l’externalisation éclate parmi les ASH. En vain. Comme à la clinique du Val d’Ouest, le changement de sous-traitant est synonyme de baisse des effectifs. « Avec Biomega, on a dû passer de 50 salariés à 25. Les agents sont en sous-effectif, ils sont mal formés et ils s’épuisent. En plus, comme c’est mal payé, les responsables de site ont de vrais problèmes de recrutement », constate Djilali Mazouzi, délégué syndical CGT à l’hôpital Joseph-Ducuing.
Thomas* a commencé à travailler dans cette clinique en 2017, l’année de son baccalauréat. Il fait partie de ces 29 employés en CDD finalement transférés à Biomega. Repris au départ aux mêmes conditions que lorsqu’il était salarié de l’hôpital, il enchaîne ensuite les contrats courts… selon les modalités du sous-traitant. « Quand j’étais employé par l’hôpital, je faisais des journées complètes, huit heures payées huit heures », explique-t-il. Avec Biomega, sa pause ne lui est plus payée : « Je passais douze heures à l’hôpital, mais on ne m’en payait que dix. Et je n’avais plus le droit de parler aux soignants car c’était mal vu par mes supérieurs. »
« J’avais sans cesse la pression. Dès que j’avais terminé quelque chose, on me donnait de nouveau du travail, ce qui n’encourageait pas le travail bien fait. Les responsables censés me former connaissaient moins bien le métier que moi. Aujourd’hui, je me dis que j’ai eu de la chance d’avoir eu, pendant une période, la clinique pour employeur », conclut Thomas. Il a arrêté de travailler pour Biomega à l’été 2019, après deux malaises pendant son service, et projette aujourd’hui de devenir infirmier.
On a affaire à une main-d’œuvre éloignée des syndicats, qui enchaîne les contrats courts auprès de plusieurs employeurs.
Comme elle l’a revendiqué à l’époque dans la presse, l’association des Amis de la médecine sociale, qui gère l’hôpital Joseph-Ducuing, a choisi l’externalisation en 2018 pour sortir les agents de nettoyage de la masse salariale de l’hôpital et dégager des économies. Objectif atteint : selon un rapport de la chambre régionale des comptes de 2020, ce choix lui aurait permis d’effectuer environ 280 000 euros d’économies à la fin de l’année 2019.
Revers de la médaille, la qualité du nettoyage s’en ressent, jusque dans les endroits les plus sensibles de l’hôpital. « Le nettoyage des blocs demande une vraie vigilance et une vraie connaissance du métier car tout doit être aseptisé. Or les ASH changent tout le temps. Il y a trois mois, on en avait une nouvelle toutes les deux semaines… Parfois il reste du sang sur le matériel et il faut que l’on repasse derrière. Ce n’est pas pour incriminer les agents eux-mêmes mais on a vraiment l’impression qu’ils ne sont pas formés et découvrent le métier, témoigne Julie*, infirmière de bloc à Ducuing. Résultat, cela crée des tensions avec l’équipe médicale. » Sollicitée, la direction de l’établissement n’a, elle non plus, pas donné suite à nos questions.
Du Val d’Ouest à Joseph-Ducuing, la réduction continue des effectifs et son corollaire, la dégradation des conditions de travail, s’inscrivent dans un contexte plus général. « Lorsqu’un hôpital ou une clinique change de sous-traitant, c’est souvent parce qu’il a trouvé une entreprise qui lui propose une prestation moins chère. Et comme dans ce secteur le matériel coûte peu, pour effectuer des économies et être compétitif, on rogne sur la masse salariale, on réduit les effectifs, le nombre d’heures, on travaille à flux tendu. Les agents sont les premiers à en subir les conséquences », décrypte la sociologue Frédérique Barnier, spécialiste des conditions de travail dans le secteur du nettoyage.
Face au phénomène, les salariés sont bien souvent démunis. « On a affaire à une main-d’œuvre éloignée des syndicats, qui enchaîne les contrats courts auprès de plusieurs employeurs, ce qui ne facilite pas l’action collective », souligne la sociologue. De fait, en 2015, 44 % des salariés du nettoyage travaillaient à temps partiel, selon une enquête de l’Insee publiée en 2018.
Malgré tout, des mobilisations émergent dans le secteur. Début novembre 2021, les agents de nettoyage de la clinique de l’Union, près de Toulouse, sont entrés en grève reconductible contre Samsic, leur employeur et sous-traitant de la clinique. Ils réclamaient une prime panier, le paiement de leurs heures supplémentaires et la prime Covid. Ils n’ont pas obtenu gain de cause.
À la clinique du Val d’Ouest, en 2017, Laurence, Hilda et Sophie ont compté parmi les grévistes qui demandaient – encore à Samsic – une amélioration des conditions de travail et des rémunérations. En octobre 2020, ces agents ont menacé ce même employeur d’une grève s’ils n’obtenaient pas la prime Covid. Silence du côté de la direction de Samsic. C’est finalement la clinique elle-même qui leur a versé ce coup de pouce de 500 euros brut. « Biomega savait qu’on ne se laissait pas faire, analyse Sophie avec du recul. C’est aussi pour ça qu’on s’est fait virer. »
publié le 15 janvier 2022
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Le vieil homme rentrait chez lui. Interpellé et battu par les soldats israéliens, il a été retrouvé sans vie et menotté. À l’université de Beir-Zeit, quatre syndicalistes étudiants ont été arrêtés. Depuis un an, 86 enfants palestiniens ont été tués.
Omar Abdalmajeed As’ad rentrait chez lui dans la nuit de mardi à mercredi. À 80 ans, ce Palestinien toujours alerte venait de rendre visite à des proches lorsqu’il s’est retrouvé bloqué par un escadron de l’armée israélienne. Trente à quarante soldats qui tenaient une embuscade dans cette Cisjordanie occupée. Un Palestinien, sur ses propres terres, qui se déplace à une heure aussi tardive ne peut être qu’un « terroriste » à leurs yeux. Les militaires bloquent sa voiture et le tabassent alors qu’il est menotté. Puis, ils l’abandonnent dans un bâtiment en construction, dans le froid hivernal, dans l’agglomération de Jiljiliia, au nord de la ville palestinienne de Ramallah. Il a été retrouvé mort quelques heures plus tard. « Ils ont arrêté les voitures au milieu du village puis les passagers qui étaient à l’intérieur et les ont menottés », a dénoncé Fouad Moutee, le chef du village. Le ministère palestinien de la Santé a confirmé ce récit, précisant que le vieil homme était mort d’une « crise cardiaque ».
L’armée israélienne a avancé dans un communiqué qu’une « opération antiterroriste avait été menée » dans ce village. « Une enquête initiale montre qu’un Palestinien qui avait résisté aux soldats a été arrêté puis relâché plus tard dans la nuit »... « Quand ce Palestinien a été libéré par les troupes, il était vivant », conclut l’armée. Rien que de très normal, donc, à en croire cette déclaration de l’armée israélienne, qui s’autoproclame par ailleurs « la plus morale au monde ». La preuve par son porte-parole, le lieutenant-colonel Amnon Shefler, qui a indiqué que l’armée « enquêtera sur cet événement de manière approfondie et professionnelle, en agissant conformément à (nos) valeurs et à (nos) protocoles ». Quand on sait que pratiquement aucune des enquêtes de ce genre n’a abouti à une quelconque inculpation et encore moins à un jugement, ce type de déclaration ne vise qu’à calmer l’émotion qui a suivi la mort de ce vieil homme. Même si le cas de ce dernier, possédant la nationalité américaine, a poussé Washington à exhorter Tel-Aviv à mener une enquête « minutieuse ».
Lundi, cette même armée israélienne a mené un raid sur le campus de l’université de Beir-Zeit, près de Ramallah, dirigé par un groupe d’agents israéliens, déguisés en Palestiniens, connu sous le nom de Mustarebeen. À l’intérieur des locaux, ils ont tiré à balles réelles sur les étudiants, blessant deux jeunes, selon l’administration de l’université, qui a appelé les groupes internationaux et de défense des droits de l’homme à protéger les établissements d’enseignement supérieur palestiniens. Quatre étudiants syndicalistes ont été arrêtés. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a qualifié l’attaque d’ « incursion israélienne barbare » et a appelé à « la protection des étudiants et des institutions universitaires ».
Des journées malheureusement banales pour les Palestiniens. Les forces israéliennes procèdent régulièrement à des arrestations dans les localités palestiniennes de Cisjordanie, territoire occupé depuis 1967 où vivent aujourd’hui 2,9 millions de Palestiniens et 475 000 Israéliens dans des colonies illégales au regard du droit international. Dans un récent rapport, l’ONG Defense for Children International-Palestine notait que 86 enfants palestiniens avaient été tués depuis janvier de l’année dernière, faisant de 2021 l’année la plus meurtrière jamais enregistrée pour les enfants palestiniens depuis 2014. Selon la même organisation, 500 à 700 enfants palestiniens sont détenus chaque année par Israël. Selon la chaîne de télévision officielle KAN 11, le ministre de la Défense Benny Gantz et le chef d’état-major de l’armée viennent de publier des instructions stipulant que l’armée autorise désormais ses soldats à tirer sur des Palestiniens qui lancent des pierres et des cocktails Molotov. Pour le premier ministre israélien Naftali Bennett, ces nouvelles instructions « permettront aux soldats de se défendre ».
« Les États-Unis, l’Union européenne et la France doivent arrêter le bras des bourreaux, sous peine que leur lâcheté ne se transforme en complicité avérée », dénonce l’Association France Palestine Solidarité.
publié le 15 janvier 2022
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Alors que les prix de l’énergie flambent, le gouvernement, en pleine campagne présidentielle, a choisi de faire les poches d’EDF, au nom de la défense du pouvoir d’achat. L’opération pourrait coûter 8 milliards à l’entreprise publique, alors que l’urgence serait de financer le renouvellement et l’entretien du parc productif.
Tout le monde l’a compris : la réponse à la flambée des prix de l’énergie apportée par le gouvernement et annoncée par le ministre des finances, Bruno Le Maire, le 13 janvier relève du cynisme électoral. À quelques semaines de l’élection présidentielle, le pouvoir ne pouvait entériner une augmentation substantielle des tarifs de l’électricité à partir du 1er février. Il s’était imprudemment engagé à l’automne à ce que la hausse des tarifs régulés ne dépasse pas 4 %. Fidèle à sa ligne de conduite du chiffre économique magique, ce sera donc 4 %. Quel que soit le coût futur, quelles que soient les conséquences.
Comprenant que les mesures de gel et le chèque de 100 euros distribué aux ménages les plus vulnérables ne sauraient suffire à endiguer les effets ravageurs de la flambée des coûts des énergies, le gouvernement a cherché d’autres dispositifs. Il aurait pu, comme cela a été fait dans d’autres pays européens, l’Espagne et l’Allemagne notamment, abaisser la TVA sur les prix du gaz et de l’électricité, la ramenant de 20 % à 5,5 %, comme cela était le cas jusqu’en 2014. Mais cela aurait été priver les finances publiques de rentrées fiscales substantielles, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards.
Il a préféré le bidouillage. Officiellement, l’État accepte de se priver d’une taxe payée sur les consommations d’électricité : celle-ci est ramenée de 22,5 euros sur le mégawattheure à 50 centimes. Ce qui représente un effort d’environ 5 à 6 milliards d’euros. Mais l’essentiel de la charge de ces mesures d’allègement en faveur des ménages est transféré à EDF. Car ce sera bien à l’électricien, incarnant les derniers vestiges du service public de l’énergie, de payer en premier l’addition de cette campagne gouvernementale.
Invoquant l’urgence du moment, le gouvernement semble avoir réussi à obtenir l’accord de Bruxelles pour faire sauter l’essentiel des dispositifs qui encadrent le marché de l’électricité en France et qu’il cherche depuis un moment à contourner. En commençant par la loi Nome.
Le texte adopté en 2010 encadre précisément l’approvisionnement à prix réduit des fournisseurs alternatifs en électricité produite par le parc nucléaire français : ceux-ci ne peuvent pas obtenir plus de 100 térawattheures (TWh) par an. Le gouvernement entend que ceux-ci profitent de 20 TWh supplémentaires. Plus du tiers de la production d’électricité produite par l’électricien public va donc être mis à disposition de ses concurrents.
Maigre consolation pour EDF : l’entreprise publique, qui n’a jamais pu obtenir une hausse des prix de revente de son électricité, ne serait-ce que pour compenser l’inflation, depuis 2012, va pouvoir augmenter ses tarifs. De 42 euros le mégawattheure, ils vont passer à 46,2 euros, ce qui couvre à peine les coûts de production actuels du parc nucléaire.
EDF risque donc de devoir acheter de l’électricité au prix fort du marché pour la revendre à perte à ses concurrents.
Pour les fournisseurs alternatifs, le cadeau est immense. Alors que le mégawattheure en France tourne autour de 250 euros –c’est actuellement le prix européen le plus élevé –, ils vont pouvoir bénéficier d’un approvisionnement à un prix inférieur de plus de 70 % à ceux du marché. Pour EDF, la charge est gigantesque. Car l’électricien public, comme tout producteur industriel, travaille à long terme. Il a déjà vendu l’essentiel de sa production pour 2022 ; il risque donc de devoir acheter de l’électricité au prix fort pour la revendre à perte à ses concurrents. C’est sans doute ce qui s’appelle la concurrence libre et non faussée.
La direction d’EDF a déjà fait une première estimation des surcoûts qui lui sont imposés par le gouvernement. Elle a annoncé qu’ils devraient représenter entre 7,7 et 8,4 milliards d’euros. À elle seule, l’entreprise publique va donc se retrouver à financer près des deux tiers des dispositifs d’endiguement des prix de l’énergie décidés par le gouvernement.
« Le gouvernement fait le choix de tuer EDF », accuse la CGT Énergie dans un communiqué publié le 14 janvier, accusant le gouvernement de spolier l’entreprise, de soutenir la spéculation financière au détriment de la production industrielle. « Qui veut tuer le soldat EDF ? », renchérit la CGC Énergie, dénonçant le saccage d’EDF et le bradage de l’intérêt général. Pour une fois, les acteurs financiers semblent partager leur analyse : le cours de Bourse a décroché de 15 % ce 14 janvier.
Face aux choix du gouvernement, certaines questions ne peuvent être évitées : jusqu’à quand va-t-on continuer à subventionner une concurrence factice au mépris de l’intérêt général, qui ne contribue qu’à l’enrichissement privé ? Combien de temps encore va-t-il falloir supporter une politique énergétique européenne en faillite, alors que l’urgence des dérèglements climatiques impose une politique de transition énergétique d’autant plus discutée, acceptée et planifiée qu’elle va être immensément coûteuse ?
Au moment de l’ouverture à la concurrence des marchés de l’énergie en 2010, il avait été prévu l’instauration d’une période de transition. Le temps que les concurrents d’EDF se mettent à niveau de production et de prix, ils pourraient disposer d’une partie de la production de l’entreprise publique. Cela est censé durer jusqu’en 2025.
Plus de douze ans se sont écoulés. Et il ne s’est rien passé. Le marché de l’électricité en France est devenu le royaume de la financiarisation, sans que le parc de production électrique ne soit sensiblement agrandi ni amélioré, sans que le développement des énergies renouvelables soit assuré, en dépit des subventions et des garanties accordées – parfois à prix d’or, comme l’a pointé un rapport de la Cour des comptes –, et prélevées sur chaque facture d’électricité (160 milliards d’euros en dix ans).
Sur les quarante fournisseurs alternatifs recensés, plus de trente-cinq sont des fournisseurs virtuels. Ils disposent d’une plateforme de trading, d’une équipe de commerciaux pour démarcher les clients éventuels, parfois d’un service client, mais ne produisent pas un kilowatt. Leur métier ? Acheter et vendre minute par minute des mégawattheures sur les marchés de gros de l’électricité en Europe, en spéculant à partir des approvisionnements garantis par EDF et en empochant la différence.
Aucune contrepartie n’est exigée en échange. Une grande partie d’entre eux ont officiellement des sièges sociaux au Luxembourg, en Irlande ou dans quelque autre paradis fiscal, car il ne saurait être question pour eux de payer des impôts en France. Ils ne se sentent pas vraiment tenus de participer à l’effort général. Un seul fournisseur alternatif a accepté de se joindre à EDF et d’assurer un service minimum d’électricité en cas d’impayés, comme le demande depuis des années le médiateur de l’énergie.
Pendant des années, ces fournisseurs ont pu ainsi prospérer sans apporter aucune innovation, sans démontrer la moindre différenciation. Le seul apport : un démarchage agressif auprès des clients en leur proposant un dumping sur les prix de l’électricité. Ceux-ci se sont alors vu proposer des prix inférieurs parfois de 10 à 15 % par rapport à des tarifs réglementés, établis de façon assumée par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) à des niveaux élevés afin de favoriser la concurrence face à EDF.
L’entreprise publique, elle, payait l’ardoise : quand le prix de son mégawattheure était moins cher que celui du marché, il lui fallait revendre à perte sur le marché de gros une production qu’elle avait immobilisée pour servir les fournisseurs alternatifs. Quand il était plus élevé, il lui fallait accepter de voir une partie des approvisionnements destinés à ses concurrents vendus par ces derniers sur le marché, qui s’empressaient de ramasser les profits.
La formidable martingale construite sur le dos d’EDF s’est écroulée cet été.
À en croire les thuriféraires de l’ouverture à la concurrence telle que conçue par Bruxelles, tout allait bien dans le meilleur des mondes. On frisait presque la perfection. Le régulateur était content : la concurrence fonctionnait puisque EDF perdait chaque jour des clients. Les fournisseurs alternatifs étaient persuadés de friser le génie. Beaucoup se voyaient déjà marcher sur les traces des fondateurs de Poweo et Direct Energie qui avaient revendu leur entreprise pour plusieurs milliards , bien que constituée pour l’essentiel d’un fichier clients. Le bénéfice de l’ouverture à la concurrence pour les consommateurs, lui, restait difficile à mesurer : en dix ans, les tarifs de l’électricité avaient augmenté de 70 %.
La formidable martingale construite sur le dos d’EDF s’est écroulée cet été. Le marché de gros de l’électricité en Europe étant indexé sur le prix du gaz, le mégawattheure électrique s’est envolé en même temps que celui du gaz. En quelques semaines, il a été multiplié par trois.
« C’est quand la marée se retire que l’on voit si les baigneurs sont nus », dit un adage connu de tous les acteurs financiers. À partir d’août, il est devenu évident que certains fournisseurs alternatifs étaient totalement à poil, n’ayant ni les contrats long terme, ni la couverture nécessaire pour assurer la fourniture en électricité de leurs clients, ni la surface financière pour acheter en urgence et au prix fort sur le marché, le temps de traverser ce qui aurait pu passer, à l’époque, pour un trou d’air. À aucun moment, la Commission de régulation de l’énergie, dont la mission est pourtant de s’assurer des conditions de sécurité d’approvisionnement du marché, ne semble s’être émue de la situation. A-t-elle même fait un début de contrôle ?
Cette stratégie court-termiste et risquée était pourtant parfaitement connue et assumée par certains, au nom de la maximisation du profit. Lors de son introduction en Bourse fin 2020, le fournisseur alternatif Mint Energie expliquait ainsi dans son prospectus d’offres qu’il avait délibérément adopté « une politique de couverture de ses achats partielle et à court terme », afin de profiter au mieux des « opportunités » de marché. À l’époque, les prix de l’électricité s’étaient écroulés en raison du Covid-19. Cela lui avait permis de porter sa marge brute à 19 % au premier semestre.
Le mécanisme fonctionne à rebours quand le marché s’inverse. Dès septembre, le château de cartes s’est écroulé. Leclerc, qui se présentait comme le fournisseur alternatif qui allait casser les prix, a été le premier à jeter l’éponge, laissant quelque 200 000 clients sur le carreau. À charge pour EDF de les récupérer et de leur fournir de l’électricité au nom du service public. CDiscount Energie, qui compte près de 170 000 clients, a annoncé la semaine dernière qu’il abandonnait son statut de fournisseur d’énergie. L’électricien suédois Vattenfall a aussi fait part de son intention de quitter le marché français.
À l’exception de Total, de l’italien Eni et d’Engie, qui ont tous des capacités de production, tous les autres ont suspendu leurs offres, comme Enercop, Alterna ou Barry, augmenté leurs prix parfois de façon spectaculaire (de 20 à 30 %), et acceptent de perdre des clients. En quelques mois, ekWateur a vu ainsi son portefeuille de clientèle tomber de 300 000 à 227 000 clients. Une fuite qui risque de s’aggraver au fil des mois, au fur et à mesure que les clients portent attention à leurs mensualités, que les fournisseurs procéderont à des rattrapages.
Car c’est souvent par un mail noyé dans le flot de la boîte de réception ou par un relevé bancaire que les clients découvrent que leur fournisseur a brusquement changé la nature de leur contrat, sans les prévenir ni encore moins leur demander leur consentement. Début décembre, un client d’ekWateur a ainsi eu la surprise de voir ses mensualités passer de 240 à 358 euros, avec comme explication dans un mail que « les prix de l’énergie avaient augmenté ».
Fin septembre, un client de Mint Energie a découvert par mail que son contrat avait changé : indexé jusqu’alors sur les tarifs régulés, celui-ci allait être désormais calculé sur les prix du marché de l’électricité. Le marché le plus volatil du monde ! Alors qu’il se croyait consommateur d’une ressource essentielle de base, le voilà à devoir assumer le risque de marché et de la spéculation boursière en lieu et place de son fournisseur. Le coût de ce changement ? Sa facture est passée de 165 à 362 euros par mois, après un prélèvement exceptionnel de 680 euros au titre de la régularisation pour les mois précédents.
Les mêmes mauvaises surprises attendent les commerçants, les pharmaciens, les petites entreprises, les ateliers. Tous ont été exclus des tarifs réglementés depuis ces dernières années, au nom de la concurrence. Ceux qui ont vu leur contrat arriver à échéance ces derniers mois ont les plus grandes difficultés à trouver des fournisseurs. Ils se voient souvent proposer des contrats avec des prix multipliés par deux ou trois. Et à l’inverse des ménages qui ont toujours la possibilité de retrouver les tarifs réglementés d’EDF avec un prix relativement bas, ils n’ont aucune solution et se retrouvent condamnés à être exposés au « tout marché ».
Alertée par les mauvaises pratiques de certains fournisseurs, l’association de consommateurs CLCV (Consommation, logement et cadre de vie) a porté plainte contre quatre fournisseurs alternatifs (ekWateur, Mint Energie, Green Yellow et Ovo Energy) pour modification substantielle des contrats de leurs clients, pratiques commerciales trompeuses, voire vente forcée.
Les associations de consommateurs sont bien les seules à se préoccuper des règles et des principes. Car du côté de la Commission de régulation de l’énergie et des pouvoirs publics, c’est le silence absolu. Alors que tout indique que les prix de l’énergie – au moins du gaz et de l’électricité – vont rester élevés tout au long de l’année 2022 et sans doute en 2023 (les contrats d’électricité pour 2023 se négocient déjà à plus de 150 euros le mégawattheure), que les révisions de prix risquent de s’accélérer une fois les mesures de gel arrêtées – normalement fin mars –, ni l’une ni les autres n’éprouvent le besoin de rappeler les fournisseurs alternatifs à l’ordre et de leur remettre en mémoire les principes généraux de la consommation. Au contraire. Leur préoccupation première est d’abord de s’enquérir de la situation des concurrents d’EDF, de les mettre à l’abri de tout risque.
En décembre, la CRE insistait ainsi auprès du gouvernement pour que toutes les mesures de gel sur les tarifs gaziers et les difficultés sur le marché de l’électricité soient compensées par les finances publiques. Elle demandait de « prévoir un dispositif d’aide complémentaire aux fournisseurs qui se retrouveraient en grave difficulté du fait du gel tarifaire ». Ce qui a été fait. Dans le cadre de la loi de finances 2022, une ligne budgétaire a été prévue afin de voler au secours des fournisseurs alternatifs.
Alors que plusieurs fournisseurs alternatifs en Grande-Bretagne, qui a servi de modèle néolibéral à la dérégulation du secteur de l’énergie en Europe et en France, se sont déjà déclarés en faillite, le gouvernement français, pourtant adepte dans les mots de la destruction créatrice schumpeterienne, choisit de les subventionner encore plus. Naturellement sans aucune contrepartie. Car, au vu des pratiques en cours, comment le gouvernement va-t-il s’assurer que les rabais consentis par EDF seront bien reversés aux clients finaux ?
Plutôt que de repenser le cadre d’une ouverture à la concurrence qui manifestement ne fonctionne pas, puisqu’elle n’a pas permis de développer d’autres modes de production électrique, le gouvernement préfère au contraire, à la faveur de la crise des marchés de l’énergie, accélérer la mise en pièces du système existant. Car il ne faut pas s’y tromper. L’augmentation de la part de l’électricité nucléaire produite par EDF pour les fournisseurs alternatifs n’est pas une mesure provisoire, pour faire face à l’urgence du moment. C’est la brèche qu’Emmanuel Macron souhaite ouvrir depuis des années.
Dès son passage au ministère de l’économie, il n’a eu de cesse de trouver les moyens de contourner la loi Nome et de mettre l’ensemble du parc nucléaire d’EDF à disposition des intérêts privés, le public assumant tous les risques et tous les coûts. Ce grand dessein s’est retrouvé résumé dans le projet Hercule. Emmanuel Macron n’a pas pu l’imposer du fait des résistances à la fois européennes et internes à l’entreprise. Il y revient par la fenêtre, en invoquant la défense du pouvoir d’achat des ménages.
Cet appauvrissement imposé d’EDF au profit d’intérêts privés risque d’être lourd de conséquences. Il fait peser une menace sur toute la sécurité d’approvisionnement énergétique du pays et la sécurité des territoires. Il ne s’agit pas là d’évoquer la construction fantasmée par l’Élysée de six EPR – irréalisables dans les conditions financières et techniques actuelles de l’entreprise – à partir de 2030. Il s’agit de l’entretien et de la mise aux normes du parc existant. Car même si la France décide à un moment ou un autre d’abandonner le nucléaire, il faudra bien assurer la transition, exploiter les capacités de production installées pour fournir l’électricité indispensable à tous, le temps que d’autres modes de production, que des énergies renouvelables soient déployées.
Dans ce contexte, l’arrêt de dix réacteurs sur 56, soit 20 % de la base installée, aurait normalement dû alarmer les pouvoirs publics. Des problèmes de corrosion sur les systèmes de sécurité ont été détectés dans six réacteurs. Les fuites sur le site de Tricastin dénoncées par un lanceur d’alerte sont une autre mise en garde. Pendant des années, EDF, avec les encouragements répétés des différents gouvernements, a tiré tant et plus sur ses centrales nucléaires, limitant toutes les dépenses d’entretien, de renouvellement, y compris de personnel (85 % des personnels travaillant dans les centrales sont des sous-traitants ou des intérimaires). Aujourd’hui, ces économies se paient : le parc nucléaire d’EDF est vieillissant, fragile et parfois dangereux.
Ce qui est vrai pour le nucléaire l’est aussi pour l’hydraulique. Certains barrages, selon les salariés et les représentants du personnel, ont un besoin urgent de rénovation, de consolidation. Mais rien n’est fait : EDF ne veut pas engager de travaux tant qu’il n’est pas assuré de pouvoir reprendre les concessions hydrauliques, toujours contestées par Bruxelles. Plus le temps passe, plus le risque d’un incident grave s’accroît.
Selon les estimations, l’électricien public a besoin de 50 à 100 milliards d’euros pour renouveler et entretenir son parc de production, achever les chantiers cauchemardesques de l’EPR à Flamanville et Hinkley Point, et développer enfin les énergies renouvelables autres que l’hydraulique. C’est dans ce moment de tensions stratégiques et financières que l’État vient demander à EDF, qui a subventionné pendant des années une concurrence factice et inefficace sur ses fonds propres, de sacrifier encore une dizaine de milliards.
Cette décision est tout simplement une monstruosité politique, une aberration économique. Mais elle s’inscrit dans un projet théorisé et programmé de longue date : la mise à sac d’un service public, la spoliation d’un bien commun essentiel. Comme pour l’hôpital et l’Éducation nationale, eux aussi présentés jadis comme des fleurons français, la population se rendra compte un jour que celui-ci a été dévasté. Mais il sera peut-être trop tard.
publié le 14 janvier 2022
sur https://lepoing.net
Une journée de grève et de manifestation particulièrement suivie dans l’éducation a mis près de 3000 personnes dans les rues de Montpellier ce jeudi 13 janvier. Récit de cette journée avec Le Poing.
Une mobilisation historique
Dès 13h une petite foule se masse derrière les grilles du jardin du Peyrou, pour une assemblée générale appelée par l’ensemble des syndicats participants au mouvement à Montpellier. Soit onze organisations, sans compter les associations de parents d’élèves.
S’y expriment de belles congratulations, alors que les premiers chiffres de la participation à la grève dans l’éducation nationale sont déjà tombés. C’est qu’ils impressionnent : les syndicats annoncent, à l’échelle du pays, 75% d’enseignants grévistes dans le primaire, 62% dans le secondaire ( le ministère avance respectivement 38,4% et 23,7 % ). “En 23 ans de carrière, je n’ai jamais vu ça, avec en plus une telle unité syndicale, c’est extraordinaire”, nous confie Sabine, enseignante à l’école élémentaire Sigmund Freud de Montpellier, syndiquée à Force Ouvrière.
Précarité, absurdistan protocolaire et austérité budgétaire
On y égrène aussi les raisons de la colère. On parle des successions abracadabrantesques de protocoles sanitaires. “On en est à plusieurs dizaines de protocoles différents depuis le début de la crise sanitaire !”, s’exclame un instit. Il faut dire que le ministère n’a pas un don inné pour la communication : un des tout récents changements de protocole a été annoncé, avant même que l’info ne circule en interne dans l’institution, dans les colonnes du Parisien… dans un papier réservé aux abonnés.
Mais la colère liée à la gestion de la situation sanitaire trouve des racines bien plus profondes. Dans le sentiment que les moyens ne sont pas mis là où il faut, que l’agitation ministérielle cherche à grand peine à masquer un désastre que personne ne peut plus ignorer dans l’éducation nationale. “Des milliers d’heures de cours ont sauté l’année scolaire précédente, faute de remplacements des profs isolés ou absents. Et plutôt que d’investir des moyens à la hauteur de la situation en créant les postes nécessaires, le ministère préfère embaucher des étudiants précaires pour faire la garderie, ou se reposer sur les familles via les cours à distance”, tonne un tribun au milieu de l’assemblée. Même constat de désinvestissement de l’Etat au niveau du matériel de protection sanitaire : les professionnels présents se plaignent d’avoir dû tout au long des différentes vagues de Covid acheter eux-mêmes leurs masques, après avoir été laissés complètement livrés à eux même pendant le douloureux premier confinement.
“Le pire c’est qu’alors même que sur le terrain ça craque de tous les côtés faute de moyens, Blanquer rend chaque année une partie du budget alloué à son ministère à l’État. Il n’en a pas besoin, soi-disant. On parle de 75 millions en 2021, 600 millions pour 2020 !”, s’exclame un gréviste.
Un ressurgissement des luttes des mois précédents
On retrouve aussi tout ce qui ce qui s’était déjà manifesté de colères dans le monde de l’éducation ces derniers mois, ces dernières années. Les collectifs de parents-profs-personnels des différents collèges de la ville, qui à force de mobilisation locale avaient fini par arracher au rectorat la création de quelques postes supplémentaires, ressortent les banderoles. On recroise un des moteurs de la lutte, historique elle aussi, des AEDs ( les pions comme on les appelle plus souvent ), qui nous assure que les collègues sont très mobilisés, et que beaucoup de vies scolaires sont fermées dans la région. Avec les AESHs, ils sont les fers de lance de la lutte contre l’utilisation croissante de contrats précaires dans l’éducation nationale. Les associations de parents d’élèves sont de la partie.
Une large plateforme de revendications, portée par une large unité syndicale
Cette mobilisation générale, tous statuts confondus, mêlant associations, syndicats, collectifs de lutte, parents, profs et personnels d’encadrement, débouche tout naturellement sur de très larges revendications. Liste non exhaustive.
La hausse du point d’indice, qui doit venir compenser la montée tous azimuts des prix, et qui sera au cœur des enjeux d’une journée de mobilisation interprofessionnelle le 27 janvier. La titularisation des nombreux précaires qu’emploie désormais l’institution, dont les AEDs et les AESHs ( Accompagnants des Élèves en Situation de Handicap, qui ont eux aussi connu leur mouvement local récemment ). Le réabondemment des listes de professeurs dispos pour des remplacements, pour pallier aux nombreuses absences sanitaires, et des embauches massives à tous les niveaux pour réparer les dégâts causés par les coupes budgétaires successives des dernières décennies. Des protections sanitaires, auto-tests, masques, doses de gel hydroalcoolique, en quantité décente pour se mettre à l’abri du virus, sans devoir payer de sa poche pour travailler dans des conditions raisonnables. Le rétablissement de tous les postes de RASED supprimés (les réseaux d’aide spécialisés aux élèves en difficulté rassemblent des psychologues et des profs spécialisés, qui travaillent avec les enfants en groupes nettement plus petits que dans les classes classiques, et s’adressent à des élèves qui ne peuvent qu’être complètement perdus dans un système éducatif à flux tendu).
Le tout porté avec une unité rarement vue dans l’éducation nationale. Au côté des différents collectifs d’établissement ou de précaires, et des associations de parents d’élèves, onze syndicats sont de la partie. Dont certains ne sont pas parmi les plus porteurs d’une tradition de lutte sociale, comme le Snalc, présent en masse et incontestablement vecteur de dynamisme dans la manif montpelliéraine. Un symptôme de la profondeur des racines de ce mouvement social.
Plan d’économie ou Plandémie ?
Parmi les gens présents à l’assemblée au Peyrou, on retrouve bien quelques têtes connues des manifs contre le pass sanitaire/vaccinal, et l’obligation vaccinale. Certains sont par exemple des syndicalistes de l’enseignement, opposés au pass comme contraire aux libertés publiques, à l’obligation vaccinale comme contraire au code du travail.
On retrouve aussi quelques pancartes du collectif des “Mamans Louves”, qui militent par exemple contre le port du masque obligatoire pour les enfants dans les écoles, mettant en avant les dégâts psychologiques que cela engendrerait. La contradiction commence à se faire sentir avec la teneur des discours syndicaux, qui ont plutôt tendance à souligner l’incapacité de l’Etat ( et pour certains plus largement de notre économie capitaliste) à fournir à la population le matériel nécessaire pour se protéger.
La même contradiction devient à priori indépassable, quand on tombe sur certaines des personnes qui remettent un à un en question à grands renforts de tracts “argumentés” tous les moyens de protection sanitaire, toutes les mesures de restriction. On bascule dans le cocasse quand on croise le très controversé Denis Agret, très en avant dans les manifs du samedi, en train de haranguer la foule : “Vous n’avez rien compris, enlevez vos masques !” Certains lui jettent des regards amusés…
Si beaucoup sont attirés par l’idée de contester les protocoles sanitaires du ministère Blanquer, une partie du mouvement anti-pass aura à priori beaucoup de mal à trouver sa place dans ce mouvement naissant dans l’Education Nationale…
Une délégation envoyée au rectorat
Quand le cortège se met en route, environ trois mille personnes sont au rendez-vous. Le trajet, déposé en préfecture, et scrupuleusement respecté, est très classique : boulevard du Jeu de Paume, grand rue Jean Moulin, Comédie, rue de la Loge, et enfin rue de l’Université.
Le cortège, dynamique, énergique, n’est pas disposé à attendre que sorte la délégation attendue au rectorat pour 16h. C’est la dispersion.
Et après ?
Alors que l’Education Nationale a pu être un véritable bastion pour des grèves longues et soutenues, les grands mouvements sociaux d’ensemble s’y font rares ces dernières années. Le terrain des luttes y est plutôt occupé par différents collectifs de précaires, types AED/AESH, qui luttent courageusement avec les moyens du bord, limités puisqu’ils sont en attente perpétuelle de renouvellement de leur contrat, et abonnés aux bas salaires.
Mais ce jeudi 13 marque un taux de participation à la grève tout simplement historique, d’autant que la grève a été préparée au tout dernier moment, ces cinq derniers jours. Alors, vers un grand réveil de l’éducation ? Le gouvernement stresse très visiblement à ce propos, et a déjà accordé dès ce jeudi 13 au soir une entrevue aux syndicats représentatifs. Quoi qu’il en soit, la lutte n’en est qu’à ses débuts.
Pour commencer, les associations de parents d’élèves montpelliérains organiseront une marche le 26 janvier. Autre échéance : le 20 janvier sera discutée à l’assemblée nationale une proposition de loi déposée par la députée PS Michèle Victory, qui propose de recruter les AESHs et les AEDs déjà mentionnés plus hauts en CDI, et de les faire bénéficier de la prime REP+ que touchent presque tous les autres personnels qui travaillent dans des établissements difficiles. Les premiers concernés seront donc en grève ce jour-ci, pour mettre la pression sur les parlementaires. Enfin, le 27 tout le monde participera à la journée de grève et de manifestation interprofessionnelle, qui porte principalement sur les salaires et le coût de la vie.
Parlons maintenant stratégie syndicale. L’intersyndicale nationale se réunira de nouveau demain, vendredi 14 janvier. Malgré le succès historique de cette grève, la grève reconductible n’est pas mise à l’ordre du jour pour le moment. Même les assemblées générales qui sont traditionnellement les plus combatives, comme celles de Paris, Nantes ou Saint-Denis, optent plutôt pour une nouvelle journée de grève dès la semaine prochaine. Option clairement défendue aussi par Sud Education et la CGT. Mais le syndicat majoritaire dans l’éducation est la FSU. Laquelle ne se prononce pas clairement, évoque d’autres modes d’action possibles comme des occupations ou des happenings, et attend à la fois de prendre la température auprès du gouvernement dès ce soir, et de discuter avec le reste de l’intersyndicale, pour prendre une décision. En interne, une autre proposition émerge à la FSU : une journée de manif samedi 22, sans grève. Il s’agirait ainsi de ménager l’unité syndicale : le second syndicat de l’éducation nationale, l’Unsa, peut être habituellement assez frileux sur le recours à la grève.
Enfin, autre inconnue : les lycéens, qui se sont illustrés par des blocages d’établissement réprimés par les forces de l’ordre comme à Nantes ou Paris.
Cathy Dos Santos sur ww.humanite.fr
Jean-Michel Blanquer était hier encore le bon élève du gouvernement, celui que l’on montrait en exemple. ...
Depuis le début du quinquennat, le ministre de l’Éducation nationale a imposé avec un zèle sans pareil l’orthodoxie macronienne. Intraitable, inflexible, il a toujours privilégié le passage en force plutôt que le dialogue. La pandémie a creusé le divorce entre la Rue de Grenelle et une communauté éducative médusée par des procédures kafkaïennes. Le dernier protocole sanitaire balancé dans un entretien payant chez un de nos confrères, à la veille d’une rentrée qui s’annonçait catastrophique, a été la goutte qui a fait déborder le vase après des années de casse de ce service public, pourtant pilier de notre pays. Non, les enseignants, les parents d’élèves n’ont pas défilé contre un virus mais contre un ministre hors-sol à l’arrogance sans limite.
La grève dans l’éducation nationale du 13 janvier restera gravée dans les annales. Inédite par son ampleur et sa détermination, suivie par 75 % des personnels, selon les syndicats, cette journée d’action est la première démonstration de force contre l’exécutif depuis le début de l’épidémie. Elle en dit long sur la souffrance, l’exaspération ; elle est limpide sur les revendications : des maques FFP2 et des locaux décents, des embauches massives, le dégel du point et du respect ! Le gouvernement devrait en prendre bonne note, car rien ne dit que cette colère accumulée ne se poursuive sous d’autres formes.
À trois mois de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron se serait bien passé de cette mauvaise publicité. Une grève de cette nature dans un contexte historique fait tache. Le chef de l’État ne devrait pas pour autant démettre de ses fonctions ce pilier de son exécutif, comme le réclament plusieurs candidats. Mais d’ores et déjà, et malgré les déclarations officielles affirmant le contraire, Jean-Michel Blanquer a été mis au piquet. Le premier ministre, Jean Castex, assure depuis lundi le service après-vente. C’est lui encore qui a reçu les syndicats de l’éducation dans l’espoir d’apaiser une fronde gonflée de légitimité
publié le 14 janvier 2022
Nicolas Cheviron sur www.mediapart.fr
Abandonnés par leur maison mère, les ex-salariés de l’usine de Gerzat, spécialisée dans les bouteilles d’oxygène en aluminium, se sont battus pendant trois ans. Avec le Français Europlasma et les pouvoirs publics, ils annoncent la création d’une nouvelle unité de production, pour 2024.
Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).– Axel Peronczyk a le triomphe modeste. Pendant trois ans, le représentant syndical CGT a livré un combat de David contre Goliath face à Luxfer Holdings, l’entreprise qui, en novembre 2018, a décidé de le jeter à la poubelle avec les 135 autres employé·es de l’usine de Gerzat, dans la banlieue de Clermont-Ferrand, et de s’asseoir sur le couvercle.
Aujourd’hui, à contre-courant des annonces de fermetures de site qui font le quotidien de l’actualité sociale française, Axel a enfin une bonne nouvelle à communiquer : l’industriel français Europlasma, avec qui les ex-Luxfer étaient en pourparlers depuis des mois, accompagné des pouvoirs publics, s’est engagé à monter une nouvelle usine, Les Forges de Gerzat, qui embaucheront en priorité les laissés-pour-compte du groupe britannique.
L’unité de production sera bâtie sur un terrain de quelque 12 hectares, fourni par la métropole de Clermont-Ferrand à Cébazat, une commune voisine de Gerzat. La métropole va également financer, à hauteur de 34 millions d’euros, la construction du bâtiment industriel.
L’État et la Région Auvergne-Rhône-Alpes mettent aussi au pot, avec 15 millions d’euros de prêt et 4,5 millions de subventions d’investissement pour le premier, trois millions d’euros de subventions et le financement d’un plan de formation des ex-Luxfer pour la seconde. Europlasma s’engage pour sa part à apporter 25 millions en fonds propres, et autant en dette. Soit au total un tour de table de 100 millions d’euros.
Du côté des pouvoirs publics, l’investissement se justifie, outre la préservation de l’emploi, par « l’importance du maintien d’une capacité de production de bouteilles de gaz haute pression en France et en Europe – notamment à la suite du Brexit qui a privé l’Union européenne de la seule usine de production en Europe continentale », selon le communiqué conjoint diffusé vendredi dernier par le ministère de l’économie, la région et la métropole. Le caractère stratégique de cette production est apparu clairement au début de la pandémie de Covid-19, quand les besoins en bonbonnes d’oxygène ont brutalement explosé.
L’obstination des salarié·es a tapé dans l’œil de Jérôme Garnache-Creuillot, le PDG d’Europlasma. « On a affaire à des gens qui sont très impliqués, et qui ont un savoir-faire unique au monde, mondialement reconnu, dans une filière stratégique », explique-t-il. Son entreprise, basée dans la région bordelaise, s’est spécialisée dans la dépollution de déchets dangereux, en s’appuyant sur une technologie qu’elle a développée, la torche à plasma, qui fonctionne à l’électricité et permet d’obtenir de très hautes températures. La production devrait démarrer en 2024.
Parmi les ex-Luxfer, huit ont été recrutés au sein d’un bureau d’études pour organiser le développement de l’usine. Leur nombre devrait atteindre 20 au cours des deux ans à venir, jusqu’à la livraison des bâtiments de l’usine. « 2024-25 sera une année de transition, avec 70 salariés, essentiellement des anciens de Gerzat, indique le PDG. À l’optimal, nous serons à 200 personnels pour une production bien plus élevée qu’auparavant à Gerzat. »
Au téléphone, Axel Peronczyk reste pourtant prudent. Il évoque sobrement la « page enfin tournée » de Luxfer, sa joie de collaborer avec « un industriel profondément impliqué », un « nouveau départ ». Mais sa voix trahit un immense soulagement. Et l’exultation est perceptible quand il parle de « revanche » contre les décideurs londoniens.
Le syndicaliste a de quoi avoir la dent dure. Avec son centre de recherche et développement et ses activités diversifiées – ses corps creux alimentaient l’armée, la filière nucléaire, l’aéronautique –, l’usine de Gerzat était l’un des fleurons du géant français de l’aluminium Pechiney quand elle a été rachetée au début des années 2000 par la filiale britannique du groupe canadien Alcan. En 2007, l’usine a été reprise par Luxfer Holdings, créée par d’anciens cadres dirigeants de cette filiale.
Les retours sur investissement de Gerzat sont insuffisants aux yeux des actionnaires.
Rapidement, Luxfer a recentré les activités de l’usine sur les bouteilles de gaz à haute pression. « La grande série est partie à Nottingham, et nous, nous avons hérité de toute l’innovation. Toutes les innovations mondiales dans la filière venaient de Gerzat », se souvient le syndicaliste. Mais les années passant, les investissements diminuent sur le site auvergnat.
Les retours sur investissement de Gerzat sont insuffisants aux yeux des actionnaires, même si le site est resté rentable jusqu’au bout. Le 26 novembre 2018, les employé·es apprennent, de la pire des manières, que leur usine est condamnée. « Ils ont annoncé le plan aux médias en même temps qu’à la première équipe. Il y a des gars qui ont appris à la télé qu’ils se faisaient foutre dehors », rappelle Axel Peronczyk.
Le plan en question prévoit un maintien de l’activité jusqu’à l’été 2019, et un accompagnement a minima des futures personnes licenciées. Immédiatement, le personnel débraye, pour deux semaines. Puis se ravise.
« Avec une centaine d’employés, on a pris la prime pour la mettre de côté et bâtir notre propre projet. On a essayé de prouver que cela rapporterait plus d’argent aux actionnaires de nous garder que de nous licencier », explique le représentant du personnel. « Notre contre-proposition reposait sur des investissements en matériels qui nous auraient permis d’accroître la compétitivité et la rentabilité sans suppression de poste. »
Parfois, quand on arrivait à l’usine, les dirigeants nous insultaient depuis leurs fenêtres et déclenchaient leur téléphone pour enregistrer notre réaction.
En pure perte. En février 2019, Luxfer rejette l’offre du personnel, et durcit le ton. « Ils ont fait appel à une société de sécurité, dont les agents nous suivaient en voiture jusqu’à notre domicile, histoire de nous faire comprendre qu’ils nous avaient à l’œil, indique Adrien Ducrous, un des anciens salariés. Ils organisaient des mises en scène pour tenter de nous faire passer pour des gens violents. »
« Parfois, quand on arrivait à l’usine, les dirigeants nous insultaient depuis leurs fenêtres et déclenchaient leur téléphone pour enregistrer notre réaction », complète Axel Peronczyk. Mais les salarié·es ne renoncent pas. Ils et elles prennent langue avec plusieurs entreprises potentiellement repreneuses. Mais les offres sont toutes repoussées par Luxfer, qui rejette de la même façon, en décembre 2019, une proposition de rachat de l’entreprise formulée par les salariées et salariés eux-mêmes.
« Ils ne voulaient pas qu’on reprenne parce qu’ils avaient peur de notre concurrence. On avait tout le savoir-faire, toutes les capacités en matière de recherche et développement », analyse le représentant CGT. À partir de la mi-janvier 2020, les ex-salarié·es occupent leur usine pendant 53 jours, pour empêcher un démantèlement clandestin des machines.
L’irruption du Covid-19 réveille l’intérêt des politiques pour l’usine de Gerzat. L’opposition parle de nationalisation, le gouvernement répond droit sacré de la propriété privée, protection de la concurrence. Toutes et tous s’accrochent à l’espoir d’un revirement de Luxfer Holdings, avant de jeter l’éponge en décembre 2020, et de toucher le fond. « En juin 2021, à peine 40 personnes avaient retrouvé du travail, les gars n’avaient pas de revenus. De tous les côtés, on avait des dépressions. On a aussi eu un drame, et deux autres cas où on n’est pas passés loin », commente le syndicaliste. Quant à l’usine, elle n’est plus qu’une friche industrielle polluée de 4,5 hectares en pleine ville de Gerzat.
Pourtant, la lutte continue, et elle finit par porter ses fruits, après des mois de négociations discrètes, et l’annonce, le 7 janvier, de la construction d’une nouvelle usine. « Luxfer a voulu nous faire craquer, mais ils n’ont pas compris qu’on était en Auvergne et qu’on était têtus », plaisante Adrien.
On a beaucoup d’idées pour le centre de recherche et développement : des bouteilles plus résistantes et plus légères, mais aussi d’autres choses.
À partir de 2024, à l’instar des Forges de Tarbes, spécialisées dans les corps creux en acier et rachetées par Europlasma l’an dernier, Les Forges de Gerzat auront une double fonction. La première sera d’écouler l’aluminium récupéré à l’issue des processus de dépollution à travers une vaste gamme de produits.
« On a beaucoup d’idées pour le centre de recherche et développement de Gerzat : des bouteilles plus résistantes et plus légères, mais aussi d’autres choses. On envisage de travailler sur la mobilité verte, le stockage d’hydrogène », indique Jérôme Garnache-Creuillot.
La seconde sera de contribuer à l’autonomie de l’entreprise dans le domaine de la production des torches à plasma. « Les torches à plasma sont de plus en plus vues comme des alternatives électriques aux chauffes carbonées, souligne l’homme d’affaires. Le marché pourrait évoluer très vite quand les gens voudront passer du charbon à l’électrique, et nous voulons accompagner ce développement. »
publié le 13 janvier 2022
Bruno Vincens sur www.humanite.fr
Les salariés de la fonderie manifestent ce mercredi, devant Bercy, à Paris, pour exiger une reprise de leur activité. Leur situation, emblématique, fait irruption dans la campagne présidentielle.
Viviez (Aveyron), envoyé spécial.
La production est à l’arrêt, et pourtant, les salariés s’activent. Ils sont une bonne centaine, ce lundi matin, à investir l’usine. Les conversations vont bon train. À l’extérieur, certains se réchauffent autour d’un brasero. À l’intérieur, des tables ont été dressées dans le bâtiment de maintenance, où trône un arbre de Noël, une étoile scintillante à son sommet. Vers midi, le repas est servi. Toute la journée de dimanche, Ghislaine Gistau a œuvré aux fourneaux. « Nous prenons un repas en commun midi et soir », raconte la secrétaire du syndicat CGT de la SAM, applaudie par les convives en guise de remerciements. En ce 49e jour d’occupation du site, la détermination reste intacte. La mobilisation, loin d’être anarchique, est méticuleusement organisée.
Avant de passer à table, Philippe nous fait visiter la très vaste usine où il travaille depuis 1987. Le four est toujours allumé et la température s’affiche sur un écran : 742°C. L’aluminium est en fusion mais reste désormais à l’intérieur du four sans être coulé dans les moules. Ceux-ci permettaient de façonner des carters et autres pièces pour les Clio, Zoe, Mégane et toute la gamme des véhicules Renault thermiques, hybrides ou électriques… avant que la firme au losange abandonne la SAM. Philippe explique, avec une pointe de fierté, que son travail consiste à installer les moules sur les machines quand une série débute et à les enlever quand elle s’achève. La SAM, c’est une fonderie, mais aussi de l’usinage de précision. Pour l’heure, pourtant, les bâtiments de magasinage abritent un imposant stock de pièces en aluminium inutilisées.
« En une heure à peine, on peut redémarrer l’usine », assure Ghislaine Gistau. Même à l’arrêt, les machines à usinage, les presses à injecter sont bichonnées par les ouvriers. Un impératif : préserver l’outil de production. Un projet industriel est-il en vue pour l’entreprise en liquidation judiciaire ? « Nous n’avons aucun retour » des pouvoirs publics, répond David Gistau, l’un des animateurs de la lutte. Les contacts que la région Occitanie aurait établis avec d’éventuels investisseurs restent strictement confidentiels. Quant au ministre Bruno Le Maire, dont les SAM sont sans nouvelles depuis bientôt un mois, il va recevoir aujourd’hui leur visite : un rassemblement est prévu à partir de 13 heures sous ses fenêtres, à Bercy. Deux cents salariés de la fonderie et habitants du bassin de Decazeville feront le déplacement. La CGT Île-de-France, le PCF et EELV appellent à se joindre à eux.
David Gistau prévient : « Nous voulons être reçus par le ministre de l’Économie et de l’Industrie (il insiste sur ce mot – NDLR) et à condition qu’il nous annonce de bonnes nouvelles. Nous demandons des indemnités supralégales versées par Renault, mais notre première revendication, c’est le redémarrage de l’usine. » Ghislaine Gistau ajoute : « Nous pouvons travailler pour la filière automobile, mais aussi pour l’aéronautique, le ferroviaire, tous les secteurs qui utilisent de l’aluminium. »
Jean-Pierre Floris, missionné par l’État et la région pour trouver une solution industrielle, était resté lui aussi discret depuis une visite éclair de l’usine, il y a un mois. Mardi, il a fait sa réapparition dans le bassin de Decazeville, mais la rencontre avec les représentants syndicaux de la SAM a vite tourné court : le chargé de mission n’avait aucune piste industrielle à leur proposer. « La réunion a été houleuse et nous sommes partis au bout de dix minutes », raconte David Gistau.
Alors que le gouvernement n’a que le mot réindustrialisation à la bouche, la SAM veut être un cas emblématique, à trois mois de l’élection présidentielle. « Dans notre pays, le métier de la fonderie et tout un savoir-faire sont en train de disparaître, souligne David Gistau. Durant cette période électorale, on ne va pas se gêner pour dire que le gouvernement laisse Renault avoir droit de vie et de mort sur tout un territoire. La SAM est le premier employeur privé du bassin de Decazeville et si on supprime ces 333 emplois, nous aurons pour seul horizon Pôle emploi et les Restos du cœur. Alors, on aimerait que Macron “emmerde” Renault ! » En novembre 2021, une centaine de salariés de la SAM ont brûlé leur carte d’électeur. « Je le regrette, je dis à mes camarades qu’il faut voter, mais en même temps, je les comprends, confie David Gistau. Ici, on se sent abandonnés. La maternité a fermé. Pour Bercy, nous sommes des bouseux, des citoyens de seconde zone. Le gouvernement valide la mort sociale de 333 femmes et hommes et de leur famille. »
Pour les ouvriers fondeurs de Viviez, la SAM est bien un dossier d’ampleur nationale et peut devenir un thème de campagne lors de cette élection présidentielle. « Nous sommes prêts à rencontrer les candidats progressistes, à échanger avec eux », annonce le syndicaliste. Fabien Roussel et Yannick Jadot sont annoncés au rassemblement de ce mercredi. Pour David Gistau, des choix politiques pourraient émerger à l’approche des élections : « Il faut des lois contraignantes pour obliger les constructeurs, tel Renault, à se fournir pour moitié chez des sous-traitants français. » Aujourd’hui, une partie des pièces automobiles sorties naguère de l’usine occitane sont d’ores et déjà produites en Roumanie. Les ouvriers fondeurs aveyronnais occuperont l’usine tant qu’aucune solution industrielle n’émergera. « On souhaite redémarrer cette usine, qu’elle s’appelle SAM ou autrement ! » martèle Ghislaine Gistau.
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Alors qu’ils occupent leur usine depuis 51 jours, les fondeurs aveyronnais espèrent que le gouvernement s’engagera à chercher des solutions de reprise pour le site, pour le moment condamné à la fermeture.
Ce mercredi, des airs enjoués percent quelque peu le brouillard froid parisien du mois de janvier. Une poignée de musiciens font sonner leurs instruments, quelques spectateurs esquissent de pudiques pas de danse. Tous arborent leur même message de soutien, épinglé sur leur manteau : « Je suis SAM. » À quelques encablures du ministère de l’Économie, des centaines de personnes rassemblées attendent impatiemment l’arrivée des travailleurs de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM). Après avoir réveillonné dans leur usine, ces derniers ont grimpé, mercredi matin, dans un bus pour huit heures de route, direction Bercy. C’est que la colère, qui monte depuis des mois, vient de passer un nouveau cran. Après la liquidation judiciaire définitive de la SAM, lâchée par Renault, leur unique donneur d’ordres, en novembre 2021, les derniers salariés ont reçu leur lettre de licenciement le 2 janvier 2022.
Soudain, les voilà : des dizaines et dizaines de travailleurs débarquent dans la capitale. Cliquetant des pièces métalliques – qu’ils ne produisent désormais plus – entre elles, les fondeurs font s’élever jusqu’aux fenêtres du ministre un curieux tintamarre, accompagné presque aussitôt de bruyants applaudissements.
Si l’ambiance est à la fête, les Aveyronnais peinent à masquer leur dégoût. Car, si le gouvernement martèle à qui veut l’entendre son attachement à l’industrie, c’est bien au sabotage de leur fonderie qu’assistent les travailleurs. « On nous dit qu’il faut relocaliser, et pourtant, on laisse Renault partir en Roumanie et en Espagne, alors que ça fait trois ans que nous avons commencé à produire des pièces pour les véhicules électriques », souffle Michel Caballero, manutentionnaire salarié de la SAM depuis trente-quatre ans, bleu de travail sur le dos. Convaincu que son industrie a de l’avenir, l’Aveyronnais refuse de baisser les bras. Depuis cinquante et un jours, il se relaie, avec ses camarades, pour occuper l’usine.
« Il y a du monde sept jours sur sept qui vérifie le bon état du matériel et des fours. Rien qu’aujourd’hui, il doit y avoir 60-70 personnes restées sur place. Le but est de conserver notre outil de travail », confirme Joris Lasfargues, élu CGT de la SAM. Pour le représentant du personnel, la mobilisation est indispensable à l’avenir du secteur. Noyés dans l’épaisse foule, les quelques employés de la Fonderie du Poitou, venus apporter leur soutien, peinent à le contredire. Ces derniers ont appris, mardi, en CSE, qu’aucun repreneur n’avait été trouvé pour poursuivre leur activité. L’activité sera placée en redressement judiciaire.
Sur la petite place, les fondeurs ont désormais éparpillé, ici et là, des composants métalliques, comme une métaphore de leur vie disséminée. Car, en plus d’avoir été lâchés par Renault, ils ont le sentiment d’avoir été méprisés. Tous licenciés, ils n’auront le droit qu’aux indemnités légales, même avec quarante années d’ancienneté. « On veut le maximum d’argent, des vraies indemnités supralégales. Renault a reçu 5 milliards d’euros d’aide pendant la crise, ils doivent nous payer ! » martèle Magali, responsable d’équipe et salariée de la fonderie depuis six ans.
À force d’efforts, une délégation de représentants de travailleurs de la SAM a décroché un rendez-vous dans l’après-midi avec le cabinet du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire. Tous espèrent que l’État obligera Renault à verser ce précieux supplément et s’engagera à rechercher activement de nouvelles solutions de reprise de l’activité de la fonderie.
Dans le cas contraire, les salariés de la SAM ne seront pas les seuls à payer les pots cassés. Tout le bassin de Decazeville, en Aveyron, souffrira de cette situation. « J’ai déjà connu la fermeture des aciéries, comme Vallourec, dans le bassin en 1986-1987. Ça avait complètement vidé l’emploi. C’est sur le point de recommencer, la SAM est la dernière entreprise », prédit Philippe Jalbert, trente-quatre années d’ancienneté. Une blouse blanche sur le dos, Sabrina Burdack, acheteuse à la SAM, abonde : « Maintenant qu’on est licenciés, retrouver un emploi dans le coin ne va pas être facile, il n’y a plus de travail ici. » Une chose est sûre, les fondeurs ne partiront pas sans lutter
publié le 13 janvier 2022
sur https://cqfd-journal.org/
Face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, il conviendrait que chacun fasse sa part. C’est oublier que nous n’avons pas tous la même responsabilité dans la crise écologique : États et grandes entreprises climaticides sont infiniment plus coupables que le Gilet jaune lambda. Au vrai, c’est tout un système qui pose problème…
On nous l’a dit et répété : la survie de la planète dépend de chacun d’entre nous. À l’image du colibri de la fable de feu Pierre Rabhi – cet oisillon qui, tel un minuscule Canadair, tente de résorber le grand incendie de la forêt à coups d’anecdotiques gouttes d’eau –, il conviendrait que chacun fasse sa part. Sauf que non, ça ne marchera pas comme ça : pour filer la métaphore, disons que le colibri peut bien participer à son échelle, si l’éléphant avec sa trompe de pompier ne l’aide pas à lutter contre les flammes, le combat est perdu d’avance. Surtout quand, dans le même temps, des hyènes avides de profit continuent d’alimenter le brasier. En janvier 2022, nous en sommes là.
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Imaginons un instant un illusoire monde idéal. Chaque Français est devenu strictement végétarien ; pour tout petit trajet, il a troqué sa voiture contre un vélo ; pour le moindre déplacement un peu plus long, il fait du covoiturage ; plus jamais, au grand jamais il ne prend l’avion ; il achète trois fois moins de vêtements neufs ; l’ensemble de sa nourriture, conditionnée en vrac, provient de circuits courts ; il ne quitte plus sa gourde et bannit forever les bouteilles en plastique ; il baisse de 20 % sa conso de chauffage ; il achète d’occasion l’intégralité de son électroménager et autres produits high-tech ; il éclaire tout son logement avec des Led.
En termes d’empreinte carbone, quelle efficacité ? En 2019, dans une étude intitulée « Faire sa part ? », le cabinet de conseil Carbone 4 a fait le calcul. Conclusion : « L’impact des gestes individuels est loin d’être négligeable. » Ainsi, le passage au régime végétarien aurait des répercussions particulièrement positives1. Mais au global, la portée de cette « écologie des petits gestes » reste très limitée : « Même avec un comportement individuel proprement héroïque, c’est-à-dire l’activation quotidienne et sans concession de tous ces leviers, un Français ne peut espérer réduire son empreinte [carbone personnelle] de plus de 2,8 tonnes par an, soit environ 25 % ». Une baisse absolument insuffisante pour maintenir l’augmentation de la température du globe sous la barre des 2°C.
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La bataille pour le climat ne se gagnera pas à l’échelle des individus, qui restent piégés, comme l’écrit Carbone 4, dans un « environnement social et technique dont nous avons hérité, bâti sur la promesse d’une énergie fossile bon marché et illimitée ». Parmi ceux qui, il y a un peu plus de trois ans, ont enfilé le gilet jaune, beaucoup n’avaient pas choisi en conscience de prendre leur voiture tous les jours pour aller bosser depuis leurs périphéries ; c’est le prix des loyers du centre-ville conjugué à l’insuffisance des transports publics – au vrai, l’organisation socio-économique en général – qui les avaient poussés vers cette dépendance quotidienne au pétrole.
Face à la crise écologique, c’est tout un système qu’il faut renverser. Collectivement.
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Et pour commencer, on peut nommer quelques-uns des principaux responsables du désastre. C’est ce que fait le journaliste (et ami) Mickaël Correia, qui publie le 13 janvier à La Découverte un livre-enquête intitulé Criminels climatiques. Partant d’une étude montrant que depuis 1988, 71 % des émissions de gaz à effet de serre sont imputables à cent entreprises, il s’est intéressé aux trois plus polluantes d’entre elles. Ce sont trois multinationales des énergies fossiles, basées respectivement en Arabie saoudite, en Russie et en Chine : Saudi Aramco (production de pétrole), Gazprom (gaz) et China Energy (charbon). « Depuis 2015, nous dit l’auteur [lire notre entretien pp. II & III], on sait que pour limiter le chaos lié au dérèglement climatique, il faudrait laisser dans le sous-sol 80 % des réserves de charbon, la moitié de celles de gaz et un tiers de celles de pétrole. Alors qu’on devrait déjà être dans une dynamique de freinage assez radical des énergies fossiles, ces sociétés ont des projets d’extension de plus 20 % d’ici 2030. »
Et elles font preuve d’un cynisme sans bornes : le secteur charbonnier chinois va jusqu’à vendre des centrales thermiques surdimensionnées au Bangladesh, pays d’ores et déjà touché par la montée des eaux liée au réchauffement climatique [lire un extrait de Criminels climatiques p. IV]. Même avidité sans scrupule chez Perenco, discrète multinationale française spécialisée dans l’exploitation des vieux puits de pétrole, qu’elle essore jusqu’à la dernière goutte au prix de conséquences écologiques et humaines parfois gravissimes [p. V], notamment en Afrique. Et tout ce beau monde s’en va gentiment faire du greenwashing aux grandes conférences mondiales sur le climat : en novembre à la Cop26 de Glasgow, le lobby des énergies fossiles était la plus importante délégation. Et un espace appelé Resilience Hub (le « hub de la résilience ») était sponsorisé, entre autres, par la banque JP Morgan, qui compte parmi les championnes mondiales des investissements climaticides.
Autant d’exemples qui permettent de persister à penser que contrairement à ce que certains suggèrent, la crise écologique est moins imputable à la « nature humaine » qu’à « un problème de culture et d’organisation sociale » [p. VII]. Organisation sociale si problématique que certains chercheurs ont dépassé la notion d’Anthropocène (âge géologique où les grands équilibres terrestres sont bouleversés par l’être humain) pour introduire le concept de Capitalocène (le système capitaliste est la principale cause de ces grands chamboulements) [p. VI].
Enfin, il est tout sauf anodin de noter que les extrêmes droites ont à l’égard de la question climatique une approche mêlant déni et instrumentalisation [p. VIII]. Quant au bilan carbone des armées, il est comme de juste désastreux [p. IX]. L’occasion de rappeler que les énergies fossiles, ça sert (aussi) à faire la guerre. Pour nous, c’est clair : c’est à leurs promoteurs qu’il faut la faire.
Note
1 « Parmi les actions individuelles à plus fort impact, le passage d’un régime carné à un régime végétarien, voire végétalien, est significatif. Il permet de limiter les émissions issues de l’élevage (émissions de méthane par les ruminants) et de la déforestation (déstockage du carbone sous l’effet du changement d’affectation des sols). Il représente à lui seul 10 % de baisse de l’empreinte, soit 40 % du total de la baisse maximale induite par les changements de comportements étudiés. »
publié le 12 janvier 2022
Laurent Etre sur www.humanite.fr
Pour son premier numéro de l’année, le magazine d’enquête de France 2 dévoile les écarts criants dans l’accès des citoyennes et citoyens aux soins médicaux.
Cash Investigation. « Liberté, santé, inégalités » France 2, jeudi 13 janvier à 21 h 10.
Le magazine présenté par Élise Lucet prend la température de notre système de santé. Et livre un diagnostic révoltant, bien qu’attendu, après des décennies de néolibéralisme : rongé par des logiques de rentabilité, pris en étau entre le manque de courage des gouvernants et le peu d’appétence de certains praticiens pour la notion d’intérêt général, notre fameux modèle serait de moins en moins égalitaire.
Les chiffres avancés par nos deux confrères, Gabriel Garcia et Julien Beccu, coauteurs de l’enquête, sont édifiants. Sait-on, par exemple, que huit millions de Français vivent aujourd’hui dans un désert médical ? Entre Biarritz, avec ses plages prisées des surfeurs, et La Ferté-Macé dans l’Orne, le décalage est patent : 22 médecins pour 10 000 habitants dans la station balnéaire des Landes, contre seulement 4 pour la même proportion d’administrés dans la petite commune du bocage normand.
En cause : l’absence d’encadrement de la liberté d’installation des généralistes. Un principe dont on croit encore souvent, à tort, qu’il est inhérent au fait d’exercer une profession libérale, alors qu’en réalité, pharmaciens, kinésithérapeutes ou infirmières ont depuis longtemps accepté de localiser leurs cabinets en tenant compte des données démographiques. Le duo de journalistes se penche également sur les inégalités dans l’accès aux soins pour les personnes atteintes de cancer. Et révèle, entre autres, qu’en 2018, 812 cliniques et hôpitaux ont opéré ces pathologies sans les autorisations administratives requises. Pour accéder à de telles informations, Gabriel Garcia et Julien Beccu ont dû rédiger un véritable protocole scientifique.
Autre moment fort de ce numéro : le reportage en caméra cachée dans le service d’un néphrologue, qui dénonce lui-même, à visage couvert toutefois, le business éhonté autour des dialyses, traitement de base contre l’insuffisance rénale. Maniant l’ironie face aux puissants, tout en déployant des trésors de pédagogie à l’intention du public, l’équipe de Cash Investigation éclaire une nouvelle fois avec brio un sujet de société brûlant.
publié le 12 janvier 2022
Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr
Des milliers de produits chimiques se trouvent dans l’environnement sans que l’on ne sache souvent les mesurer ni évaluer leurs impacts. C’est pourquoi des chercheurs ont créé la notion d’« exposome », focalisée sur l’exposition des organismes à ces substances. Entretien avec l’un de ses spécialistes en Europe, Paolo Vineis.
Inquiétude pour la qualité de l’air fin décembre après un incendie de déchets industriels à Saint-Chamas, au bord de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône) ; contamination de l’environnement jusqu’à 30 km de l’épicentre du sinistre après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, en 2019 ; rejets routiniers de substances radioactives dans les fleuves par les centrales nucléaires ; épisodes récurrents de pollution de l’air dans les grandes villes françaises, liés au trafic routier.
La présence de produits chimiques dans l’air et dans l’eau est un marqueur de nos civilisations industrielles contemporaines. Pourtant, leurs impacts sur les organismes vivants et sur la santé des humains restent peu connus. Pour pallier ce manque de savoir, des chercheurs ont forgé il y a dix ans la notion d’exposome. Un colloque lui a récemment été consacré à Paris.
À cette occasionMediapart a interviewé Paolo Vineis, à la tête de la chaire d’épidémiologie environnementale à l’Imperial College de Londres, où il dirige des recherches sur l’exposome et la santé, dans le cadre du projet EXPOsOMICS
Vous êtes un spécialiste d’épidémiologie environnementale, et à la tête d’un projet de recherche européen sur l’« exposome ». Que signifie cette notion et qu’apporte-t-elle à la compréhension des impacts des pollutions sur les organismes vivants ?
Paolo Vineis : Cette notion a été forgée il y a une quinzaine d’années par Christopher Wild, directeur de l’Institut international de recherche sur le cancer (CIRC). Elle désigne deux phénomènes. D’abord, que l’exposition à l’environnement est une cause majeure des maladies humaines. Après beaucoup de recherches sur le génome (l’ensemble des chromosomes et des gènes d’un individu), on sait que seules 5 à 10 % des maladies que nous développons sont d’origine génétique. Tout le reste est dû à l’environnement auquel on est exposé.
En dépit de cette réalité, les recherches pour mieux comprendre les effets des expositions à l’environnement sont moins développées que celles pour la recherche sur le génome. Christopher Wild a donc appelé à conduire plus de recherches sur ce qui pourrait s’appeler « l’exposome », en référence au génome. Cette expression a rencontré pas mal de succès en Europe et aux États-Unis – la Commission européenne a été la première à faire des investissements en ce sens. Des bourses de recherche ont été créées et j’ai été l’un des premiers à en bénéficier pour un projet intitulé « Exposomics ».
L’idée avec cette notion d’exposome est donc de mieux évaluer les impacts de notre environnement sur nos corps et sur les maladies qui peuvent en découler. Pour cela, nous captons la présence de substances chimiques dans l’air ou dans l’eau, et nous les analysons avec de la spectrométrie de masse, une méthode qui utilise la chimie.
Mon collègue Leon Barron, de l’Imperial College à Londres, utilise une approche très intéressante en mesurant les substances chimiques présentes dans l’eau (via la spectrométrie de masse). Cela permet d’identifier les antibiotiques, pesticides, effluents chimiques d’usines… Cela donne une sorte de photographie de tout ce qui se trouve dans une rivière, et de ce qui se retrouve dans l’eau potable. C’est parti d’une enquête qui avait mesuré la présence de traces de drogues illicites – on se souvient que des traces de cocaïne avaient été trouvées dans les toilettes du Parlement britannique. Tout cela constitue ce qu’on appelle « l’exposome externe ».
Un autre aspect de l’exposome est d’enquêter sur ce qui se passe dans le corps : c’est « l’exposome interne ». On peut utiliser les mêmes méthodes, par exemple la spectrométrie de masse dans le sang ou l’urine, ce qu’on appelle en anglais « metabolomics », ou par la recherche des protéines (« proteomics »). En gros, il s’agit de chercher des changements dans les molécules qui se trouvent dans le corps afin de voir quels sont les effets de l’exposition à l’environnement. Ensuite, on essaie de voir quels liens peuvent être tracés entre ces changements internes et des maladies déclarées : asthme, maladie cardiovasculaires, cancer, etc.
Biologie, chimie, médecine : plusieurs disciplines scientifiques sont mobilisées dans ces recherches. Lors d’un récent colloque à Paris, vous avez défendu l’idée d’« exposome social ». Pourquoi ?
Cela vient de l’observation que les personnes de catégories socio-économiques défavorisées ont plus de risques de développer une maladie que les personnes privilégiées, et présentent un taux de mortalité supérieur. Le différentiel d’espérance de vie peut atteindre 9 ou 10 ans entre les extrêmes socio-économiques.
Une partie de l’explication se trouve dans les comportements individuels. Les catégories sociales plus défavorisées fument plus. Mais ce n’est pas la seule explication. Michael Marmot, un chercheur en santé publique, pense que c’est lié au stress psycho-social, causé par les salaires trop faibles, la précarité de l’emploi, les conditions de vie. Cela est encore peu exploré scientifiquement. On ne sait pas pourquoi le statut socio-économique et les conditions de vie difficiles augmentent le risque de maladie et de mortalité.
J’ai donc sollicité des chercheurs en sciences sociales pour travailler ensemble et combler le vide séparant sciences sociales et sciences du vivant. Il existe une sorte de préjugé entre ces domaines : les chercheurs en sciences sociales ont tendance à ne pas s’intéresser à la biologie, pensant que les biologistes et les chercheurs en médecine sont réductionnistes et ramènent la réalité à des histoires de molécules. De leur côté, les chercheurs en médecine ont aussi des préjugés vis-à-vis des sciences sociales, pensant que cela flotte en l’air et que ce n’est pas concret.
Nous nous sommes appuyés sur le travail d’une chercheuse états-unienne, Nancy Krieger, professeure d’épidémiologie sociale, qui a forgé la notion d’« incorporation » (« embodiment »). Nous cherchons à comprendre comment le stress psycho-social, les problèmes de l’existence, les positions socio-économiques entraînent des changements biologiques.
Nous avons travaillé surtout sur l’épigénétique, qui est l’étude des changements dans l’activité des gènes qui n’impliquent pas de modification de l’ADN, et ce qu’on a appelé « l’horloge génétique ». C’est la mesure de « l’accélération de l’âge », une façon d’enquêter sur les étapes intermédiaires entre le stress psycho-social et les problèmes de santé, qui se manifestent par un phénomène d’accélération de l’âge biologique.
Ces méthodes et ces recherches permettent-elles de progresser dans la compréhension des impacts de la pollution atmosphérique sur la santé ?
Nous entendons souvent que plus de 4 milllions de personnes meurent chaque année à cause de la pollution de l’air, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais il faut faire attention car il y a une énorme différence entre pays pauvres et pays riches. La pollution de l’air a beaucoup diminué dans les pays riches depuis 50 ans. Elle continue de se réduire, grâce aux progrès dans la technologie des moteurs à combustion, l’augmentation du nombre de contrôles, le renforcement des réglementations, la création de zones limitant la circulation automobile dans les villes. Cela ne signifie pas que cela suffit. La pollution de l’air contribue aussi aux dérèglements du climat.
Mais la situation est beaucoup plus dramatique dans les pays à faible revenu, où se concentre la majorité des morts de la pollution. Cela dit, nous avons travaillé sur la pollution atmosphérique avec des biomarqueurs et établi des preuves solides de ces impacts. Nous avons surtout mis en évidence des effets inflammatoires causés par la pollution de l’air, et des conséquences sur l’asthme, les maladies cardio-vasculaires et le cancer du poumon.
Les réglementations environnementales établissent des seuils d’innocuité pour les substances toxiques autorisées : en deçà d’un certain seuil, ces produits chimiques ne seraient pas dangereux. Est-ce justifié scientifiquement ?
C’est probablement la question la plus difficile sur les pollutions environnementales. Les seuils d’exposition sont en général basés sur des expériences réalisées sur des animaux. On les expose à des substances chimiques, on analyse ce qu’il se passe et à partir de cela, des niveaux de sécurité sont décidés. C’est une manière empirique d’établir des valeurs de seuil d’exposition.
Mais il y a aussi les observations épidémiologiques. Si vous regardez ce qui se passe avec des faibles niveaux d’exposition pour les produits cancérigènes, dans la plupart des cas, la relation est linéaire. Cela veut dire qu’il n’y a pas de seuil d’exposition en deçà duquel la substance n’a aucun effet. Le problème, c’est qu’il faut un très grand nombre de personnes pour faire apparaître statistiquement l’existence de faibles impacts. Car si votre groupe de personnes est restreint, et les niveaux d’exposition bas, vous ne verrez que très peu de cas de cancer. Et vous ne pourrez pas en déduire une relation correcte et crédible entre la dose d’exposition et l’effet sur le corps.
Si vous prenez l’exemple du tabagisme, y compris du tabagisme indirect : la relation entre la dose et l’effet est linéaire. Être exposé à un faible niveau de tabac, même très faible, augmente le risque de cancer. Les raisons sont diverses : vous pouvez avoir une vulnérabilité génétique ou être exposé à d’autres substances par ailleurs. Par exemple, si vous êtes fumeur et que vous avez une inflammation chronique des poumons, si vous êtes exposé à autre chose, par exemple à de l’amiante, votre risque de cancer augmente.
Cela explique pourquoi être exposé à une faible ou même très faible dose de produits cancérigènes peut tout de même augmenter le risque d’une personne de développer un cancer. Nous sommes encore tout au début des recherches à ce sujet. Nous espérons obtenir des résultats sur le sujet des expositions à des substances multiples.
L’air des pays riches est de moins en moins pollué par les gaz des voitures, du charbon et des usines mais n’y a-t-il pas de plus en plus de substances chimiques dans l’environnement ?
Oui. Les chercheurs se sont concentrés sur un petit nombre de substances chimiques dans le passé. Aux États-Unis, ils parlent de « legacy chemicals », les produits