mise en ligne le 10 octobre 2024
Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr
Le projet de loi de finances pour 2025 est présenté ce jeudi 10 octobre, en Conseil des ministres. Au cœur des débats à venir dans l’Hémicycle, l’augmentation des impôts, refusée par la Macronie. Michel Barnier a annoncé ne rien s’interdire, tandis que la gauche entend redonner tout son sens à cet outil de redistribution.
Un totem matriciel du macronisme vacille. Depuis sept ans, les troupes présidentielles ont bâti leur identité politique autour d’une promesse : aucune hausse des impôts. Et voilà que le premier ministre issu des « Républicains », Michel Barnier, a franchi le Rubicon et ouvert la discussion : « Il ne faut pas s’interdire d’aller vers une plus grande justice fiscale », a déclaré, dès mi-septembre, l’hôte de Matignon.
« La hausse des impôts n’est jamais une fatalité, mais toujours une facilité », lui a répondu la députée Renaissance Aurore Bergé, pressée de marteler le récit macroniste : l’impôt ne serait pas un levier de redistribution, mais une solution négative, une punition qui s’abattrait sur les honnêtes gens.
L’impôt sert pourtant à financer la solidarité nationale, les services publics et la lutte contre les inégalités. Au fur et à mesure que les impôts les plus progressifs diminuaient, ces sept dernières années, la pauvreté, elle, a largement augmenté. Preuve que le logiciel macroniste est à bout de souffle.
« Contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus
Et pourtant, malgré les cris d’orfraie des élus Renaissance, les pistes envisagées par le premier ministre sont loin d’incarner une révolution fiscale. En l’espèce, les hausses d’impôts à la sauce Barnier pourraient prendre la forme d’une « contribution exceptionnelle » sur les plus hauts revenus, qui ne toucherait que les ménages émargeant à plus de 500 000 euros par an (soit l’équivalent de 20 fois le revenu médian français, ce qui représente 0,3 % des ménages). Recettes estimées : 2 milliards d’euros.
Une autre augmentation cible 300 grandes sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard d’euros annuels. Les deux mesures seraient temporaires, « sur un ou deux ans », promet Michel Barnier : « il n’y aura pas de choc fiscal. »
Voilà le patronat rassuré, d’autant qu’une autre augmentation d’impôts, sur laquelle Matignon s’est bien gardé de communiquer, risque, elle, de toucher sévèrement les plus pauvres : la hausse de la taxe intérieure de consommation finale sur l’électricité (TICFE). Cette part prélevée par l’État sur la facture au mégawattheure pourrait être doublée d’ici à février.
Preuve que la droite et le centre ne rechignent pas à cibler le portefeuille des Français, malgré leurs discours – il n’est jamais question, par exemple, d’entamer un débat de fond sur la TVA, impôt qui touche proportionnellement plus fort les bas revenus.
Reste que le premier ministre a ouvert une brèche dans laquelle la gauche parlementaire entend s’engouffrer. « Michel Barnier a eu le mérite de remettre la question fiscale sur le tapis, là où la Macronie refusait tout débat sur ce sujet, se félicite le député PCF Nicolas Sansu. Après sept années d’Emmanuel Macron, nous avons un impôt de moins en moins progressif et de moins en moins compris, qui nourrit le sentiment d’injustice fiscale et la haine envers les prélèvements. »
Le NFP propose une équation anti-austéritaire
Alors, ce mercredi 9 octobre, à l’Assemblée nationale, le Nouveau Front populaire (NFP) a décidé de serrer les rangs. Communistes, insoumis, socialistes et écologistes ont présenté ensemble à la presse les mesures phares de la coalition pour amender le projet de loi de finances 2025, présenté en Conseil des ministres ce jeudi 10 octobre. À leurs côtés, une invitée spéciale, Lucie Castets, « à l’origine de ce travail budgétaire » et toujours candidate du NFP pour Matignon.
La gauche dresse une liste de 10 mesures visant à dégager environ 49 milliards d’euros de recettes supplémentaires, qui prendront la forme d’amendements déposés par les quatre forces du NFP. « Le temps n’est pas aux rustines ! » tance l’insoumis Éric Coquerel, président de la commission des Finances.
Les propositions du NFP reprennent ainsi en grande partie le chiffrage établi par la gauche lors des législatives, « seule coalition à avoir détaillé à ce point son programme », rappelle le député FI, persuadé que la gauche aurait pu obtenir « une majorité sur un budget NFP-compatible si on nous avait laissé gouverner ».
« Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés. » Philippe Brun, député PS
La preuve, c’est que là où le gouvernement souhaite faire des coupes budgétaires à hauteur de 40 milliards d’euros, tout en promettant de « répondre à l’attente des Français qui ont besoin d’une plus grande présence des services publics sur le territoire », le NFP propose une équation anti-austéritaire qui reste la seule à même de pouvoir développer les services publics.
Mais où la gauche propose-t-elle d’aller chercher ces nouvelles recettes ? « Nous espérons dégager à peu près le même montant que Michel Barnier, mais la différence, c’est que notre plan cible les plus aisés », sourit le socialiste Philippe Brun. D’abord, en plafonnant ou en supprimant un certain nombre d’exonérations ou de crédits d’impôt qui ne se justifient pas. Le crédit d’impôt recherche, qui représente 7 milliards d’euros par an sans effet notable sur le financement de la recherche française, serait plafonné à 50 millions d’euros et davantage ciblé et tracé.
Exit les exonérations de cotisations employeurs pour tous les salaires supérieurs à deux Smic (3 600 euros brut). Exit aussi la fiscalité anti-écologique de l’aérien : le NFP propose de supprimer l’exonération de taxe kérosène sur les vols intérieurs et de taxer les vols en jet privé. Les recettes dégagées viendraient financer le développement de l’alternative ferroviaire : « La fiscalité écolo n’est pas une fiscalité de rendement : nous la redistribuons tout de suite à destination des usagers », soulève l’écologiste Eva Sas.
Retour de l’ISF, taxe sur les grandes entreprises
Sur le volet des nouvelles impositions, la coalition de gauche remet sur la table la réinstauration de l’impôt sur la fortune (ISF), dans une version « revisitée et plus robuste », avec une composante plancher équivalente à 2 % du patrimoine net global, pour être certain que les ultra-riches n’y échappent pas via un montage fiscal.
Là encore, avec l’objectif de bâtir une majorité au-delà du NFP : « Il y a une majorité de députés de cette Assemblée qui ont mis le retour de l’ISF dans leur profession de foi », rappelle Philippe Brun. Le Modem, l’an dernier, avait d’ailleurs soutenu la création d’un ISF vert et l’instauration d’une taxe sur les superprofits, qu’Emmanuel Macron avait dogmatiquement refusée.
Emboîtant le pas à Michel Barnier et sa micro-mise à contribution temporaire des grandes multinationales, le NFP propose aussi de taxer les entreprises à plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel avec un taux d’impôt sur les sociétés à 40 %, rehaussé à 55 % pour les entreprises à plus de 3 milliards. Une mesure à 5 milliards de recettes, à laquelle s’ajoute l’augmentation de la taxe sur les transactions financières (de 0,3 % à 0,6 %), pour un gain de 2 milliards d’euros supplémentaires.
La batterie de mesures cible donc les ménages aisés, les très grandes entreprises extrêmement profitables, le marché boursier et les activités polluantes. Le tout, pour dégager des marges de manœuvre en termes de politiques publiques. Contrairemetn au budget Barnier, qui est « très court-termiste et propose une cure dangereuse d’austérité qui ne permet pas à la puissance publique de fonctionner », considère Lucie Castets, qui ajoute que « les réformes fiscales de Macron, ce sont 62 milliards d’euros qui sont grevés sur les comptes publics chaque année ».
« Ces mesures ne sont que le volet recettes de nos propositions sur le PLF 2025, rappelle Nicolas Sansu. Elles servent de base pour, dans un second temps, nos mesures de financement de l’hôpital, de l’école, des services publics… » La gauche s’attend déjà à ce que la coalition de Michel Barnier l’accuse de « matraquage fiscal » ou de vouloir « asphyxier les Français ».
Faire dérailler la fable macroniste
Le socialiste Claude Raynal, président de la commission des Finances au Sénat, s’en empourpre d’avance : « Il est insupportable d’entendre ceux qui sont responsables de notre déficit actuel (3 200 milliards d’euros – NDLR) nous faire la leçon et fixer des lignes rouges sur le budget ! »
Il faudra donc batailler pour faire dérailler la fable macroniste qui veut faire de l’impôt redistributif un épouvantail, au nom d’une croyance tout aussi contestable : la théorie du ruissellement qui suppose que l’argent des riches s’écoule magiquement vers les plus pauvres, pour peu qu’on fiche une paix royale aux premiers. Car, au-delà du Parlement, certains s’autorisent à penser bien plus loin que Michel Barnier.
Le 8 octobre, le Figaro publiait le « rapport choc » de l’Institut Montaigne, think tank libéral qui propose une feuille de route à 150 milliards d’économies. Au rayon des « bonnes idées » de l’institut, 25 milliards retranchés des dotations aux collectivités territoriales (donc des services de proximité : écoles, Ehpad, bibliothèques, piscines publiques…) ; des séjours écourtés en maternité après accouchement ; ou encore la retraite à 66 ans. La question de la hausse des impôts, pilier de notre contrat social, est évidemment, là encore, absente de ses radars.
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Le discours anti-impôts, omniprésent, tout autant que la hausse des inégalités et la dégradation des services publiques, fait des ravages sur le consentement de la population à participer à la contribution commune : 82 % jugent le système fiscalo-social « inéquitable ».
La France serait la « championne du monde des prélèvements obligatoires » et un « enfer fiscal », répète Patrick Martin, le président du Medef, sur tous les plateaux de radio et de télévision depuis la rentrée. Ce discours anti-impôts, allègrement repris par des ministres jusqu’à il y a peu en exercice, mine le consentement à l’impôt des Français.
Le dernier baromètre du conseil des prélèvements obligatoires (CPO) révèle que 67 % des Français sont insatisfaits de l’utilisation faite de leurs impôts (+ 3 % en deux ans) ; 82 % jugent même le système fiscalo-social inéquitable.
« La première cause de cette dégradation est ce discours idéologique anti-impôts constamment rabâché », assure le fiscaliste Vincent Drezet. « C’est le jour où on en verra les conséquences qu’on le regrettera », met en garde le porte-parole d’Attac, qui cite en exemple le système de santé. En effet, le service public français représente 11,9 % du PIB. Aux États-Unis, où l’essentiel est privatisé, c’est 18,2 %. Y accoucher coûte entre 50 000 et 100 000 dollars, selon les prestations de la clinique.
Le contrat social en France stipule que, là où il y a contribution, il doit y avoir rétribution. Les cotisations sociales, qui financent les retraites ou le chômage, sont du salaire différé, quand les impôts financent les services publics, « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », disait Jean Jaurès.
Le taux de prélèvement obligatoire français, entre 42 et 45 % du PIB depuis les années 1980 (en substance, comme la Belgique, le Danemark ou l’Allemagne), ne peut être comparé à celui d’un paradis fiscal comme l’Irlande (21 %), ou aux États-Unis (25 %) où la santé, la recherche comme l’enseignement supérieur sont en grande partie privés.
À cela, les Français sont encore attachés, nous dit le baromètre du CPO, mais ce lien citoyen avec l’impôt est de plus en plus fragile. Si 65 % des répondants estiment payer trop d’impôts, 50 % préfèrent « améliorer les prestations fournies par les services publics, quitte à augmenter le niveau des impôts », et 83 % pensent que l’État devrait dépenser davantage pour certaines missions comme l’hôpital ou l’école.
Les Français majoritairement bénéficiaires de la redistribution
« La première mesure qu’il faudrait prendre pour rétablir le consentement à l’impôt serait de rendre la fiscalité lisible, explique la responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » d’Oxfam, Layla Abdelké Yakoub. Il faut comprendre ce que l’on paye et pourquoi. » Vincent Drezet acquiesce : « Il faut d’abord informer, faire preuve de transparence et de pédagogie pour contrer, arguments à l’appui, les discours anti-impôts. »
Ainsi, 74 % des Français ont l’impression de contribuer plus qu’ils ne bénéficient du système de redistribution, ce qui est faux. En 2018, les économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman avaient produit une étude mesurant que les deux tiers des Français recevaient davantage, en prestations et en services publics, qu’ils ne versent en impôts, taxes et contributions sociales.
Dans la continuité de ce travail, l’Insee a refait le calcul en 2023 et la situation semble s’être dégradée, puisque, selon le rapport, 57 % des ménages français sont bénéficiaires nets de ce système de redistribution élargie. Dans le détail, il s’avère que « 90 % des individus de plus de 60 ans reçoivent plus que ce qu’ils paient, principalement via les retraites et la santé », contre moins de 50 % chez les actifs. Autrement dit, l’impôt remplit de moins en moins son rôle redistributif.
« Chez Attac, on aime dire qu’il n’y a pas de ras-le-bol fiscal, mais un ras-le-bol des injustices fiscales, » avance Vincent Drezet, qui date cette inflexion de la crise de 2008, lorsque les Français ont eu le sentiment de payer pour les banques. La politique de l’offre qui vise à augmenter les marges des entreprises n’a pas arrangé le sentiment d’injustice.
« Ces dernières années, quand le gouvernement parlait de baisses d’impôts, ce n’était que pour les plus riches et les grosses entreprises, mais quand il faut les augmenter, c’est pour tout le monde », déplore Layla Abdelké Yakoub. Il y a eu une série d’allègements fiscaux à destination des grosses fortunes (suppression de l’ISF, création de la flat tax, etc. ) mais aussi sur les sociétés (baisse de l’impôt sur les bénéfices de 33 à 25 %, baisse des cotisations, suppression de la CVAE sur les grands groupes, multiplication des niches fiscales, etc.).
Dans leur écrasante majorité, les Français n’en ont pas vu la couleur. L’aide aux entreprises, sous toutes ses formes, est devenue la première dépense de l’État. « Voilà pourquoi il faut de la transparence sur comment est utilisé l’argent de la population : des dizaines de milliards d’euros non conditionnées sont distribués aux grands groupes et, après, le gouvernement attaque les droits sociaux et réduit le budget des services publics, ce n’est pas entendable ! » s’insurge la chargée de plaidoyer d’Oxfam.
À l’inverse, la charge fiscale repose de plus en plus sur les taxes les moins progressives, comme la TVA, la CSG (les deux premières recettes fiscales avec respectivement 200 et 142 milliards d’euros). De ce fait, la taxe sur la consommation représente jusque 14 % du revenu disponible des ménages les plus modestes, contre 4,7 % pour les plus riches.
Conséquence de cette politique : les inégalités se sont creusées avec un taux de pauvreté qui est passé de 12,5 % à 14,4 % en vingt ans. Les ultrariches, eux, n’ont jamais autant cumulé : les cinq premières fortunes de France ont doublé leur richesse depuis le début de la pandémie.
« La faible progressivité du système fiscal ne permet pas de réduire efficacement les inégalités. Ce sont principalement les services publics et la protection sociale qui le permettent (sans cela, le taux de pauvreté dépasserait 22 %) », rappelle Attac.
Effet pervers, à mesure que le consentement à l’impôt s’érode, la tolérance à la fraude de proximité, comme le travail à domicile non déclaré, augmente. Seules 55 % des personnes interrogées dans le baromètre du CPO souhaitent que l’État dépense davantage de fonds publics pour lutter contre.
« On se dit que, quitte à ne pas s’y retrouver, à voir l’accessibilité et la qualité des services publics baisser, autant frauder, soupire Vincent Drezet. Mais la sensibilité à la question de l’évasion fiscale massive, celle des grands scandales, reste forte, même si on a du mal à se représenter les sommes en jeu. »
mise en ligne le 5 octobre 2024
Alexandre Fache sur www.humanite.fr
Dans le cadre du dispositif d’indemnisation mis en place pour les familles touchées, 65 millions d’euros d’argent public ont été versés, « en substitution » du laboratoire fautif. Une somme qui pourrait quadrupler d’ici à la fin 2025. .
Faire « participer les grandes entreprises au redressement » budgétaire du pays. Débattue depuis plusieurs semaines, l’idée a été remise sur la table, mardi 1er octobre, par Michel Barnier, dans son discours de politique générale. Pourtant, l’État continue parallèlement de signer des chèques en blanc à l’un des géants de l’industrie française, le laboratoire Sanofi et ses 5,4 milliards de bénéfice net en 2023 : dans le cadre du dispositif d’indemnisation des victimes de la Dépakine, les contribuables français ont déjà avancé au laboratoire pas moins de 65 millions d’euros, une somme qui pourrait doubler d’ici à la fin de l’année, voire quadrupler d’ici à la fin 2025…
« C’est un véritable scandale. Même Servier, dans l’affaire du Mediator, avait participé à l’indemnisation des victimes. Sur la Dépakine, Sanofi, lui, n’a pas versé le moindre centime », accuse Marine Martin, lanceuse d’alerte dans ce dossier et fondatrice de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac), qui soutient les familles concernées.
Plus de 4 000 dossiers « Dépakine » déposés à l’Oniam
Comment en est-on arrivé là ? Commercialisé depuis 1967, l’antiépileptique, s’il est indispensable aux malades, a causé des dommages lourds chez de nombreux enfants dont les mères ont consommé le médicament pendant leur grossesse. Un risque trop tardivement mis en avant par le laboratoire comme par les autorités de santé.
Selon un rapport de l’Agence du médicament (ANSM), cette exposition au valproate de sodium (la molécule de la Dépakine) a provoqué des malformations chez 2 150 à 4 100 enfants, quand 16 600 à 30 400 étaient touchés par des troubles du développement neurologique.
Au 1er septembre dernier, plus de 4 000 dossiers « Dépakine » avaient été déposés sur le bureau de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), qui a formulé des « offres » pour environ 2 500 d’entre eux. Si toutes ces offres n’ont pas encore été acceptées par les familles, l’office a toutefois déjà versé 80 millions d’euros à celles ayant donné leur feu vert, dont 65 millions en « substitution » du principal « responsable » de ce scandale sanitaire, le laboratoire Sanofi – et 15 millions en réparation de la faute commise par l’État lui-même.
« Le problème, c’est que ces sommes vont gonfler de manière exponentielle dans les prochains mois, alerte Me Charles Joseph-Oudin, défenseur de nombreuses victimes, dont Marine Martin. Beaucoup d’expertises médicales ont été menées en 2023 et 2024, et les dossiers sont de plus en plus lourds. L’Oniam a formulé des offres d’indemnisation à hauteur de 110 millions d’euros, dont 80 millions ont été versés. D’après mes calculs, on devrait atteindre 150 millions à la fin 2024 et même 300 millions, fin 2025. » Soit une fois et demie le budget actuel de cet organisme…
Les recours systématiques de Sanofi face aux demandes de remboursement
Le refus de Sanofi de participer à cet effort financier pèse lourd sur son activité. D’autant plus lourd qu’il s’accompagne d’une « guérilla » procédurale. Interrogé en octobre 2023 par les députés à l’occasion du renouvellement de son mandat à la tête de l’Oniam, Sébastien Leloup qualifiait ainsi les recours systématiques intentés par les industriels dans ce type de procédure.
« L’État et la représentation nationale ont choisi d’assumer avec l’argent public le risque lié au fonctionnement du dispositif amiable d’indemnisation des victimes de la Dépakine », expliquait-il, assurant que les « tentatives de recouvrement » auprès de Sanofi étaient, elles, toujours lancées avec « diligence ». « Malheureusement, elles finissent toujours par une assignation en justice. »
Contacté par l’Humanité, Sanofi confirme qu’il continuera à agir de la sorte, estimant avoir « respecté toutes ses obligations en matière de pharmacovigilance et d’information » avec la Dépakine. Pourtant, le 9 septembre, dans le dossier individuel porté par Marine Martin devant la justice civile, le tribunal de Paris a condamné le laboratoire précisément pour « défaut de vigilance et d’information » sur les risques encourus par les enfants exposés in utero à son médicament.
« Sanofi cherche à gagner du temps par tous les moyens »
« Dans cette affaire, Sanofi cherche par tous les moyens à gagner du temps, ce temps que les patients n’ont pas et, grosso modo, l’État laisse faire », regrette Laurence Cohen, ex-sénatrice PCF et spécialiste des questions sanitaires. « On observe le même phénomène sur les pénuries de médicaments : les pouvoirs publics critiquent mollement les laboratoires, mais tardent à vraiment taper du poing sur la table. Résultat : les pénuries ne cessent d’augmenter. »
Pour Me Charles Joseph-Oudin, « si l’État veut récupérer son argent dans ce dossier, il n’y a pas trente-six solutions : soit il contraint politiquement Sanofi à rembourser, soit il démultiplie les moyens du tribunal de Bobigny, qui va juger ces recours en contentieux dans les mois à venir ». Deux hypothèses sur lesquelles l’avocat affiche un optimisme plus que mesuré. « Le lendemain de la condamnation de Sanofi dans le dossier de Marine Martin, Emmanuel Macron inaugurait en grande pompe la nouvelle usine du groupe dans le Rhône. Quant aux moyens de la justice… »
mise en ligne le 3 octobre 2024
| Bernard Marx sur www.regards.fr
Le taux d’emprunt de la France rejoint celui de l’Espagne, du Portugal et même de la Grèce. L’écart se creuse avec l’Allemagne. Cela témoigne d’une certaine inquiétude des préteurs. Mais cela signifie surtout l’échec d’une politique. Celle que le gouvernement Barnier a pour mission de poursuivre, quoi qu’il en coûte.
Le graphique du haut1 (voir sur le site de Regards) montre que le coût d’emprunt de la France (taux d’intérêt versé sur les emprunts de l’État à dix ans, courbe bleue) est au niveau de ceux de l’Espagne (courbe rouge). Cela n’était pas arrivé depuis 2007. Alors que l’inflation a ralenti, ils sont à 2,97% contre 2,5% au début de l’année. Le graphique du bas (voir sur le site de Regards) montre que l’écart de coût entre les emprunts publics français et allemands a augmenté depuis le début de l’année de 0,5 à 0,8%.
Les prêts de la finance à des États comme l’Allemagne, la France ou l’Espagne sont des placements de sécurité généralement non spéculatifs et à faible rendement. La finance n’a pas peur d’une faillite. Mais elle commence à s’inquiéter du dérapage des finances publiques et plus généralement de la situation économique et politique de la France. Évidemment quand le nouveau ministre de l’économie doit admettre que « la situation économique est grave » et que l’on a « un des pires déficits de notre histoire », les préteurs ont toutes les raisons d’augmenter les taux.
Le déficit public qui part en vrille, et le taux d’endettement qui augmente à nouveau, sans choc extérieur, ne sont pas simplement un dérapage à redresser. C’est le résultat d’une politique qu’il faut changer.
Puisqu’il y a match Espagne-France, refaisons-le !
Côté France, l’économiste Patrick Artus interroge dans une note récente, pleine de graphiques : « France : la politique de l’offre a-t-elle échoué ? » Réponse : elle a coûté 60 milliards par an en baisse d’impôts, de cotisations et de prestations (aides non comprises). Les résultats ? « On voit un effet favorable de la mise en place de la politique de l’offre en France en ce qui concerne l’investissement total des entreprises mais pas en ce qui concerne l’emploi, le chômage, la productivité, le PIB et la production industrielle, la balance commerciale pour les produits industriels et l’investissement en nouvelles technologies. » La surprise serait qu’au bout du compte, le déficit public ne s’aggrave pas.
Côté Espagne, le gouvernement Sanchez n’a pas réalisé « tout le programme, rien que le programme du NFP ». Mais, comme le souligne Martine Orange, dans Mediapart, « il a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes » : sortie du marché unique de l’électricité, fiscalité sur les superprofits et les plus grandes fortunes, hausse du Smic de 54% en six ans, bonne utilisation des fonds de relance européen. Sans compter des avancées vers la régularisation d’un demi-million d’étrangers sans papiers et la reconnaissance de l’État palestinien. Résultats : une croissance de 2,4% en 2023 et 2,8% en 2024 ; une productivité du travail qui augmente de 1,4% par an depuis 2019 ; un déficit des finances publiques qui passe de 6,73% du PIB en 2021 à 3,64% en 2023.Et un endettement public qui diminue de 120% du PIB en 2020 à 107% en 2023. Il n’y a pas photo.
Cela n’empêchera pas le nouveau gouvernement Barnier et consorts macroniens de prétendre réduire le déficit en poursuivant, quoiqu’il en coûte, la politique de l’offre et en s’attaquant aux dépenses publiques et sociales. Ils diront le faire progressivement et avec un peu de pommade côté recettes, pour que ça passe et pour essayer d’éviter que ces coupes n’entraînent récession, chômage, mauvaises rentrées des impôts et des cotisations sociales… Et finalement, un déficit qui continue de déraper et des investisseurs de s’inquiéter.
Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est un nouveau palier structurel dans les ségrégations sociales, les privatisations et le renoncement écologique, que cette politique va s’attacher à franchir.
La bataille s’annonce rude. Nous aurons à en entendre et à en voir dans les médias des pourfendeurs de l’excès des dépenses publiques et sociales au nom d’une inefficacité mal identifiée.
Olivier Faure dit vouloir « faire mettre un genou à terre » au gouvernement de Michel Barnier « en trouvant des majorités inédites sur des amendements ou des propositions de lois reprenant des éléments du programme du NFP ». Il cite notamment la suppression de la « flat tax », les abattements sur les très gros héritages ou le rétablissement de l’impôt sur la fortune. Il faut souhaiter que cela soit à la hauteur des urgences et que cela concerne aussi les dépenses publiques et sociales et leur meilleure efficacité pour réaliser des objectifs économiques, sociaux et environnementaux tout aussi urgents que la diminution du déficit public.
Source : compte X de Frederik Ducrozet, responsable de la recherche macroéconomique, Pictet Wealth Management ↩︎
mise en ligne le 29 septembre 2024
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/
Les vendanges du Champagne s’achèvent, en cette fin septembre, sous haute surveillance, un an après les décès de cinq travailleurs. Dans ce secteur qui pèse plus de 6 milliards, les abus en matière de droit du travail sont légion, du fait d’un recours croissant à des prestataires embauchant une main-d’œuvre immigrée. Reportage dans la Marne en collaboration avec Bastamag.
Sous les yeux soupçonneux des habitants, la camionnette rouge de la CGT traverse la place du village. Deux voitures l’escortent. En cette journée ensoleillée de mi-septembre, une dizaine de syndicalistes forme « la caravane des vendanges ». Le dispositif est pensé pour aller à la rencontre des travailleurs saisonniers du secteur. Par moments, quand la caravane passe, un habitant décroche son téléphone. Histoire de prévenir le voisin vigneron de l’arrivée imminente de la troupe.
« La dernière fois qu’ils ont vu des communistes, ici, c’était à la Libération ! » lance José Blanco, hilare. Le secrétaire général de la CGT Champagne est une figure de la région. Il est aussi passionné de son vignoble champenois, où il vit depuis toujours, remonté contre les scandales qui l’éclaboussent. « En Champagne, la vie d’un homme vaut moins qu’un kilo de raisins », répète-t-il à qui veut bien l’entendre.
Lors des dernières vendanges, en septembre 2023, cinq travailleurs sont décédés en Champagne. Le plus jeune d’entre eux, Rèda Najib, habitant de Reims, a été victime d’une crise cardiaque avant de tomber d’un engin agricole dans une vigne. Il était âgé de 19 ans. Après enquête, le parquet a conclu que la surexposition à la chaleur avait causé son décès. Les autres enquêtes sur les décès, en revanche, ont été classées sans suite. Le surnom de « vendanges de la honte » s’est depuis imposé aux syndicalistes du secteur, relayé par la presse locale.
Alors, les vendanges 2024 sont scrutées par tous : pouvoirs publics, médias, syndicats. Comme chaque année, près de 120 000 travailleurs affluent dans la région pour couper le raisin pendant une dizaine de jours. Une large majorité sont des travailleurs immigrés, venus d’Europe de l’Est ou, de plus en plus, d’Afrique.
Payés sous le Smic aux vendanges
« C’est notre première année ici », introduit Kacper, un jeune Polonais, la vingtaine, mains gantées, marcel blanc sur les épaules et tatouages dans le cou. « Pour tout le monde », précise-t-il en désignant de la tête ses camarades. Un à un, tous descendent la pente où s’alignent les vignes pour s’approcher des syndicalistes garés à leur hauteur. « Voici un rappel des tarifs horaires légaux, de vos droits par rapport aux pauses, au temps de travail… Pour vérifier vos contrats et vos fiches de paie », explique un militant en leur tendant un tract.
Ces fiches d’information, traduites en de multiples langues, se glissent facilement dans la poche des vendangeurs… Et font fureur : « On voit des photos de tracts circuler partout sur les réseaux sociaux entre les saisonniers, sourit José Blanco. Au moins, grâce à ça, les gars savent de quoi on parle. Ils peuvent aller voir leur patron et lui dire “voilà, c’est la loi”. »
« On est payés 19 centimes le kilo », indique Kacper, curieux de savoir si ce tarif est correct, ou s’il se fait avoir. « C’est en dessous du minimum qui doit être à 24 centimes brut le kilo », soupire José Blanco. Sauf que sur leur déclaration de pré-embauche auprès de la Mutualité sociale agricole (MSA), il est indiqué une rémunération à la tâche de 19 centimes brut… la minute. Soit 11,40 euros brut de l’heure. Or, le Smic horaire est à 11,65 euros brut de l’heure. Qu’il s’agisse d’une rémunération à la journée ou au rendement (les deux existent pour les vendangeurs), un taux inférieur au Smic est évidemment illégal.
« On travaille dix heures par jour », témoigne aussi Kacper. La journée démarre à 7 h du matin. Or, à partir de 43 heures de travail hebdomadaire, les ouvriers doivent être rémunérés en heures supplémentaires (payées 50 % de plus). Les jeunes écarquillent les yeux : en une semaine de vendange, ils dépassent largement ce seuil.
Ces vendangeurs polonais apprennent également que la durée du transport, géré par leur employeur, constitue du temps de travail. Idem pour les repas : « On achète toute notre nourriture nous-mêmes », indique Yulia, une jeune vendangeuse qui découvre que son employeur a l’obligation légale de couvrir ce type de frais.
Autant de droits grignotés alors que la tâche est « très difficile », souligne Yulia. Il faut se baisser sans cesse pour ramasser les grappes, remonter encore et encore les pentes entre les rangées de vignes.
Les prestataires abaissent les salaires à des niveaux dérisoires
L’échange est interrompu par la brusque arrivée d’un camion blanc. Deux hommes, allure robuste et visage fermé, en descendent. Après de brèves présentations sous tension, les syndicalistes détalent. Le prestataire de main d’œuvre qui a recruté ces jeunes Polonaises et Polonais et envoyé ses hommes de main est bien connu dans le coin. « Et il n’est pas en odeur de sainteté », euphémise José Blanco.
Cette parcelle est pourtant celle d’un vigneron « qui livre chez Moët&Chandon », prestigieuse maison de Champagne (et propriété du groupe de luxe LVMH), affirme l’équipe de la CGT. « Les raisins de la misère arrivent chez Moët, résume José Blanco. Mais ce n’est pas Moët qui commande cela directement », nuance-t-il. De fait, c’est bien le vigneron qui a recours à un prestataire de main d’œuvre lequel, ensuite, rogne sur le Code du travail.
Là est tout l’enjeu : qui est responsable ? En 2018, 48 vendangeurs afghans ont été découverts dans des logements insalubres. À quelques kilomètres de là, au même moment, 77 autres travailleurs étaient entassés dans un café désaffecté. Un vaste trafic de « traite d’êtres humains », selon la justice, qui a identifié 200 victimes et condamné, quatre ans plus tard, deux prestataires. Mais pas les donneurs d’ordre. Il est difficile de retracer les responsabilités face à un système en « poupées russes : une société délègue à une autre, et ainsi de suite », décrit José Blanco.
Les prestataires se sont multipliés : d’abord des entreprises locales, puis, depuis une décennie, de plus en plus des prestataires étrangers : turcs, géorgiens, sri-lankais… « Il n’y a pas de prérequis : n’importe qui peut ouvrir une société de prestation de services, sans rien connaître au Champagne ni au droit du travail », déplore Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint de la CGT Champagne.
« Nous sommes revenus au 19e siècle. Des gens attendent sur des parkings, au petit matin, on leur propose des sommes dérisoires pour travailler à la journée », décrit-il. Ainsi l’industrie champenoise, très réglementée, a continué de trouver des moyens de réduire les coûts de la main d’œuvre et d’engranger des bénéfices plus importants.
Sauver l’image de luxe
Logé sur les hauteurs de la commune de Chouilly (Marne), le château de Saran offre une vue imprenable sur le vignoble champenois. Une immense verrière laisse entrevoir le salon VIP dans lequel le milliardaire Bernard Arnault reçoit les plus prestigieux clients de Moët & Chandon ou Veuve Cliquot, propriétés du groupe LVMH.
« Vole pas le raisin de Bernard ! » lance un syndicaliste à un autre, pris la main dans le sac à empoigner une grappe de raisin, juste en face de la propriété. Tous deux s’esclaffent. Au bout de la chaussée, un agent de sécurité vient à leur rencontre. Maintenir l’image de luxe du Champagne à l’international est un enjeu fort. Car l’industrie pèse lourd. En 2023 comme en 2022, la filière a dépassé le seuil des six milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Un record.
Le secteur tente donc de calmer les polémiques. « C’est la réputation d’une région et d’un savoir-faire reconnus dans le monde entier qui est menacée », reconnaît le Comité Champagne, regroupant plusieurs organisations de vignerons et grandes maisons de vin. « Il n’y a pas eu de défaillance collective en 2023, il n’y en aura pas davantage en 2024 : il est hors de question que des comportements individuels inadmissibles menacent la sécurité des travailleurs et la réputation de toute une filière », estime le Comité.
En juin, ce dernier a tout de même publié le plan d’action « Ensemble pour les vendanges de Champagne ». Il y rappelle les dispositions légales régissant le travail saisonnier, notamment en cas de fortes chaleurs : accès à l’eau, à des zones d’ombre, pauses adéquates… Surtout, le Comité rappelle aux viticulteurs que « le recours à un prestataire de services ne peut coûter moins cher que l’emploi direct ». Et alerte : « des prix trop bas peuvent être le signe de pratiques douteuses et doivent attirer votre attention ».
Les dérogations se multiplient, pourtant. Le 9 juillet, l’ex Premier ministre Gabriel Attal signait un décret autorisant la suppression du repos hebdomadaire obligatoire pour les travailleurs saisonniers. Ce décret concerne les régions agricoles à appellation d’origine contrôlée, dont la Champagne.
Quatre mois plus tôt, en mars 2024, l’ex gouvernement publiait aussi un arrêté catégorisant la filière Champagne et plus largement le secteur viticole dans la liste des “métiers en tension”. Cette liste permet de faciliter la venue de travailleurs étrangers hors Union européenne. De quoi accentuer la mise en concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est et ceux d’Afrique de l’Ouest, craint l’union locale CGT d’Épernay.
« On tire les salaires vers le bas, les travailleurs sont exploités, mal logés, mal nourris, au détriment des travailleurs locaux. Les Français, bien sûr, ne veulent pas travailler à genou et pour quatre euros de l’heure. Après on dit qu’on ne trouve plus personne, fustige José Blanco, qui milite pour que tout le monde ait les mêmes conditions de travail dignes ».
Améliorations sur l’hébergement des vendanges
Sur le terrain, la volonté affichée de faire place nette n’en est pas moins palpable. Sur une parcelle d’un vigneron livrant chez Veuve Cliquot, une vingtaine de travailleurs lituaniens prennent leur pause. Parmi eux, Ingrid fait cliqueter un sécateur dans sa main, tout sourire. Cette mère de famille a l’air détendu. Cela fait douze jours qu’elle fait les vendanges.
« C’est la cinquième année que je reviens. Parfois, j’emmène mon fils et ma fille avec moi », raconte-t-elle. Par rapport à ses premières années, « les conditions sont meilleures aujourd’hui, assure-t-elle. Avant, on dormait dans des campements, avec des tentes. Il y avait beaucoup de bruit autour, trop de gens… C’était difficile de dormir. Maintenant, on dort dans un appartement, dans une petite ville . »
L’hébergement sous tente des travailleurs saisonniers est strictement interdit par la loi. Cette année, nombre de prestataires et vignerons ont opté pour des chambres d’hôtels, ou des Airbnb. « Il y a beaucoup moins de tentes dans les bois que nous avions repérées l’année dernière. Certains ont essayé de s’adapter ; d’autres essaient de planquer les saisonniers ailleurs », observe José Blanco. Le prestataire de services viticoles G2V a pour sa part ouvert un hébergement collectif pour 350 travailleurs, dans une ancienne base aérienne : la Base 112, à Bétheny. Avec l’appui de maisons de champagne et des autorités de la région.
Derrière les Lituaniens en pause s’alignent trois hommes en cravate. Ce sont des représentants de la maison Veuve Cliquot, présents pour vérifier le travail du prestataire WM (l’un des plus gros de la région) chez ce vigneron qui les livre. « C’est une très bonne chose ! C’est ce qu’on leur demande : qu’ils prennent leurs responsabilités », se satisfait José Blanco.
Menaces contre les syndicalistes
Assiste-t-on à un tournant dans le secteur ? Pas si sûr. Juste en face des vignes des Lituaniens, on aperçoit au loin, tout en haut d’une colline, un petit campement informel. Quelques heures après, la caravane de la CGT passe devant des tentes entassées sous un barnum bien visible, en bord de route. « Le maire, la police, la communauté de communes le savent bien, mais ne disent rien. On pourrait signaler… Ça va faire un signalement parmi tant d’autres », soupire José Blanco.
Tous les signalements sont transmis à l’Inspection du travail, voire au préfet. La veille encore, les syndicalistes ont découvert sur le terrain privé d’un vigneron, à Mancy, au sud d’Épernay, plusieurs tentes abritant des travailleurs tchèques, sous un hangar. Le vigneron les a repérés et menacés, selon leurs témoignages : « Vous êtes des bâtards, on vous retrouvera ». Dès le lendemain, les tentes avaient disparu. Idem sur un grand parking sablonneux où se trouvaient une trentaine de vendangeurs en tentes et caravanes. Aujourd’hui : plus de traces de campement. Fuite organisée par les prestataires ? Ou intervention rapide de l’Inspection du travail ?
Quoi qu’il en soit, la pratique illégale des campements perdure : sur la commune de Vize, cachées dans les bois, des tentes s’alignent dans le dépôt d’un viticulteur. Pas d’installation électrique ni de sanitaires suffisants en vue. Les syndicalistes s’approchent en essayant de ne pas se faire repérer. Ce jeu de cache-cache, dans une triangulaire entre syndicalistes, inspection du travail et prestataires, caractérise ces vendanges 2024.
Aux alentours de 18 h, alors que la caravane de la CGT est rentrée au bercail, la lumière du soir tombe sur la gare d’Épernay. Le square en face est occupé par une dizaine d’immigré.es d’Afrique francophone. Certains forment un cercle assis dans l’herbe, ou récupèrent des affaires dans les buissons. D’autres arrivent en marchant, comme Youniss, tout juste de retour de leur journée de vendange. C’est la troisième année que le jeune homme vient ici pour la saison. « Cette année il y a moins de raisins, donc il n’y a pas de travail tous les jours » , explique-t-il.
Lorsqu’on lui demande où il va dormir ce soir, Youniss reste évasif : « Dehors, dans la ville. » C’est que les forces de l’ordre circulent désormais, tôt le matin. Le ballet des prestataires récupérant les nouveaux arrivants à la gare s’en trouve entravé. Et les travailleurs africains qui dorment là sont à chaque fois vite évacués.
Faire place nette. La semaine dernière, néanmoins, certains s’entassaient bien le soir sur des cartons, enroulés dans une simple couverture, comme en témoignent plusieurs photos. Youniss et les autres feront de même cette nuit. Un peu plus dispersés que d’habitude, mais toujours là, quelque part, dans la capitale du Champagne.
mise en ligne le 27 septembre 2024
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Signal d’une défiance croissante, pour la première fois depuis 2007, les taux d’intérêt français sont plus élevés que ceux de l’Espagne. Le gouvernement n’est pas à l’abri d’un scénario à la Liz Truss, la première ministre britannique poussée dehors par les marchés.
C’est le scénario noir qui circule dans les milieux d’affaires et dans les sphères du pouvoir depuis plusieurs semaines. Si le gouvernement ne se montre pas suffisamment sérieux en matière de finances publiques, préviennent-ils, il pourrait connaître le même sort éphémère que celui de la première ministre britannique Liz Truss, chassée en moins de quarante-cinq jours du pouvoir par les marchés financiers en octobre 2022.
La prédiction peut-elle se réaliser ? En tout cas, les derniers signaux envoyés par les marchés indiquent plus qu’un scepticisme, une méfiance, à l’égard des premières annonces austéritaires faites par le gouvernement en matière budgétaire et fiscale : pour la première fois depuis 2007, les taux de la dette française sont désormais supérieurs à ceux de l’Espagne, à 2,97 %. Ils sont désormais également supérieurs à ceux du Portugal et se rapprochent de plus en plus de ceux de l’Italie et de la Grèce.
Dans le même temps, l’écart entre les taux français et allemands à dix ans – qui sert de référence sur tous les marchés de la zone euro – a dépassé les 80 points de base (o,8 %) le 25 septembre, soit son plus haut niveau depuis sept ans.
« Les rendements français sont sous pression, alors qu’il est désormais évident que le gouvernement Barnier fait face au mieux à un futur difficile, au pire à un risque d’effondrement », analyse Mark Dowding, responsable des investissement à RBC Bluebay, dans le Financial Times.
Ce dernier épisode n’est qu’une étape de plus dans une longue dégradation du statut de la France, qui l’a longtemps protégée. « La dette publique de la France en pourcents du PIB est très supérieure à celle des autres pays ayant une note similaire », soulignait une note de l’Iéseg School en avril, relevant la complaisance des agences de notation à l’égard des situations acquises – ce qui au passage pourrait aussi s’appliquer à l’Allemagne, toujours considérée comme la référence européenne, en dépit de la crise existentielle qu’elle connaît.
En mai, Fitch puis S&P ont fini par acter cette divergence, en abaissant – un peu – la notation française, ce qui n’était pas arrivé depuis 2007. Depuis, la situation n’a fait qu’empirer. En décidant par surprise de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a détruit un peu plus la crédibilité du pays, en le privant d’un des derniers atouts qui lui restaient : la stabilité de ses institutions.
Les interminables semaines d’un pouvoir démissionnaire, les tractations diverses et variées pour former un gouvernement, les tangages pour déterminer la ligne à adopter sur fond de chiffres plus catastrophiques les uns que les autres ont convaincu les investisseurs financiers que désormais il existe un risque sur la France. Chambres d’enregistrement des marchés financiers, les agences de notation risquent de ne pas tarder à s’en mêler à leur tour.
Le contre-exemple espagnol
Le camouflet infligé par les marchés est d’autant plus rude pour les responsables français que ceux-ci saluent en creux la politique menée par le gouvernement socialiste espagnol. Celui-ci a pourtant décidé de s’extraire de l’orthodoxie financière prônée par l’Union européenne. Il a mis en œuvre depuis 2021 une politique publique cohérente, à rebours de tout ce que recommandent la droite et les responsables macronistes, qui revendiquent d’incarner « la compétence et l’expertise » dans la gestion des finances publiques.
En pleine crise de l’énergie, le gouvernement de Pedro Sánchez a d’abord commencé, avec le Portugal, par sortir du marché européen de l’électricité et plafonner le coût du mégawattheure à 100 euros, soit deux à trois fois moins que les prix européens de l’époque. Cela a servi à assurer une visibilité et une compétitivité à ses entreprises, une protection aux ménages pour un coût bien moindre que le bouclier tarifaire, censé pallier les errements du marché. Présentée comme provisoire, cette sortie semble appelée à devenir définitive, de l’avis de tous les observateurs.
En parallèle, alors que l’inflation s’abattait sur toutes les économies, il a instauré une fiscalité sur les superprofits, visant notamment les groupes d’énergie et les grands groupes. La fiscalité sur les grandes fortunes a été augmentée tandis que la TVA sur les produits de première nécessité a été abaissée. Le salaire minimum a été régulièrement augmenté, de 54 % en six ans : entre 2018 et 2024, il est passé de 750 euros net par mois à 1 200 euros, ce qui n’est plus très éloigné du smic français (1 400 euros), pour un coût de la vie bien moindre.
Comble de la provocation pour les droites et les extrêmes droites européennes : le Parti socialiste espagnol a même choisi de soutenir le projet d’initiative populaire visant à régulariser un demi-million d’étrangers sans papiers vivant en Espagne sans droit.
S’ils s’opposent par idéologie à cette politique, les tenants de l’orthodoxie budgétaire et autres adeptes de la politique de l’offre peuvent difficilement contester les résultats. Car la politique du gouvernement socialiste espagnol porte ses fruits. Et ils sont même surprenants.
Confrontée comme tous les autres pays à la crise du covid, à la montée de l’inflation, à la crise de l’énergie, aux tensions géopolitiques, l’Espagne a vu son déficit budgétaire passer de 6,73 % du PIB en 2021 à 3,64 % en 2023. Et elle espère passer sous la barre des 3 % en 2024, ce qui lui a évité, à la différence de la France, d’être sanctionnée pour déficit excessif.
Je mesure la chance d’hériter d’un tel bilan
économique.
Antoine Armand,
ministre de l’économie et des finances
Dans le même temps, son endettement, qui s’élevait à plus de 120 % du PIB en 2020, est tombé à 107 % en 2023. Sa productivité horaire a augmenté de 1,4 % en moyenne en 2019 et 2023, quand celle de la France a chuté de 3,66 %. Sa croissance a dépassé les 2,4 % en 2023, soit plus du double de celle de la zone euro. Ces derniers jours, la Banque centrale espagnole a revu la croissance à la hausse et table désormais sur 2,8 % d’augmentation du PIB cette année, quand la Banque de France espère un faible 1,1 % lié en partie au changement de la comptabilité nationale.
« À ce stade, un vent favorable souffle en faveur de l’Espagne, avec une amélioration potentielle de la dynamique de la dette, de la perception des investisseurs d’une dynamique de la croissance et même de la dynamique politique. Tous ces facteurs réunis font que l’Espagne est en pleine ascension », souligne Guy Miller, stratégiste dans le groupe Zurich Insurance. La France ne peut rien présenter de comparable.
Les membres des précédents gouvernements et les responsables de la droite auront peut-être un sentiment d’injustice, voire la sensation d’être incompris par les investisseurs financiers : ne mènent-ils pas la meilleure politique possible ? C’est en tout cas l’analyse de l’ancien ministre des finances, Bruno Le Maire, qui à son départ de Bercy, après sept années de mandat, s’est dit « fier d’avoir sauvé l’économie française ». Une vue partagée par son successeur à Bercy, Antoine Armand, qui assure « mesurer [s]a chance d’hériter d’un tel bilan économique ».
S’enfonçant dans le déni, le nouveau gouvernement a déjà annoncé la ligne dominante de sa conduite future : comme le souhaite Emmanuel Macron – ce qui nous a valu ces semaines de tergiversations –, il ne changera rien à la politique de l’offre mise en place depuis sept ans. Ou s’il doit le faire, ce sera à la marge. L’essentiel des efforts pour redresser les finances publiques et stabiliser la dette se fera par la réduction des dépenses.
Les conséquences de ces choix d’austérité sont déjà largement connues et documentées. Sans citer l’exemple extrême de la Grèce, qui quinze ans après ne s’est toujours pas remise de la thérapie de choc qui lui a été infligée, il suffit de prendre les chiffres actuels de la France. Les 15 milliards d’euros de gel de crédit décidés en février par le ministère des finances se retrouvent en partie dans la chute de la demande intérieure, dans la baisse de la croissance, dans la hausse du déficit budgétaire, qui, faute de rentrées fiscales suffisantes, notamment de TVA, est désormais annoncé autour de 6 % au lieu de 5,1 %.
Règles de base
Choisissant d’ignorer les effets d’entraînement des dépenses publiques – le fameux coefficient multiplicateur redevenu d’actualité à la faveur de la crise de la zone euro –, le gouvernement semble donc sur le point d’opter pour conserver ses largesses fiscales à l’égard de certains et réprimer la demande intérieure pour tous les autres, afin de stabiliser la dette. Au risque d’entraîner un effondrement de la croissance.
« Aussi longtemps que le taux d’intérêt moyen payé sur l’encours total de la dette est inférieur au taux de croissance du PIB nominal, donc à la somme de la croissance réelle et de l’inflation mesurée par la hausse du déflateur, la dette publique peut être stabilisée tout en gardant un déficit primaire », insistait la note d’Iéseg School, en rappelant quelques règles de base, oubliées ces dernières années.
Et c’est bien cela qui inquiète les investisseurs financiers. Tous notent le ralentissement prolongé de la zone euro, son décrochage par rapport aux États-Unis et à la Chine. Les restrictions sur la demande intérieure européenne pour juguler l’inflation commencent à se faire sentir par la restriction des profits des entreprises, donc des dividendes. Accentuer encore la pression austéritaire risque d’aggraver les déficits, et de condamner la France à une stagnation, voire à une déflation prolongée. L’inverse de ce qu’ils demandent désormais. Mais les responsables politiques, toujours aussi entichés de politique néolibérale assimilée à la bonne gestion, n’ont pas encore noté le changement.
En septembre 2022, Liz Truss, juste après sa nomination comme première ministre au Royaume-Uni, avait présenté une feuille de route dans la droite ligne du thatchérisme, censée recueillir les applaudissements des marchés. Elle y annonçait une large suppression d’impôt pour les entreprises et les plus fortunés, censée ruisseler par la suite pour soutenir l’investissement et la croissance. Et pour maîtriser les finances publiques, privées de recettes, elle prévoyait des dizaines de milliards de coupes dans les dépenses sociales et les services publics. La proposition n’a pas convaincu, déclenchant une crise monétaire sans précédent et la poussant vers la sortie.
La France n’est pas exactement exposée de la même manière que la Grande-Bretagne, en raison de son appartenance à la zone euro. Mais elle n’est pas à l’abri d’une réaction en chaîne des marchés financiers et de ce qui pourrait s’apparenter à une crise de la dette. Les marchés réussiraient alors à imposer leurs vues, là où les électeurs n’y sont pas parvenus
mise en ligne le 26 septembre 2024
Marie Toulgoat sur www.humanite.fr
Selon un sondage d’Oxfam, une très grande part de la population est favorable à une imposition plus grande de l’héritage, des grandes entreprises et des particuliers les mieux lotis. Un appel du pied au gouvernement à l’heure où le déficit réclame de trouver de nouvelles recettes budgétaires.
« Je proposerai dans les prochains jours au Parlement des choix forts avec trois priorités, (dont celle de) réduire les dépenses publiques. » Contraint par le déficit de la France à trouver des solutions, le nouveau ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, s’est entêté, lors de sa passation de pouvoir le 22 septembre, à vouloir serrer la ceinture du pays. Pourtant, une autre solution existe, et elle est par ailleurs largement acclamée par les Français.
Un sondage d’Oxfam, réalisé par le groupe Verian et rendu public ce jeudi, affirme que l’augmentation de la taxation des personnes les plus riches et des superprofits, loin d’être une idée repoussoir, est fortement plébiscitée, et ce quel que soit le bord politique du répondant.
Des propositions « justes » pour 75 % des sondés
Ainsi, 59 % des sondés sont favorables à une taxation des héritages plus élevée ; 76 % estiment qu’il faut rétablir l’ISF ; 84 % jugent qu’il faut taxer les superprofits ; 71 %, les dividendes. Pour 8 répondants sur 10, davantage imposer les personnes riches est une nécessité dans le contexte économique actuel, et cette proposition est estimée « juste » pour trois quarts d’entre eux.
Les résultats du sondage d’Oxfam sont ainsi en forte contradiction avec d’autres publiés dans la presse, comme le sondage Odoxa pour Challenges d’avril 2024. Celui-ci indiquait que 77 % des Français trouveraient l’impôt sur les successions injustifié.
« La façon dont on formule les questions a un impact. Nous avons voulu donner beaucoup de contexte, on s’est montrés très pédagogues. Cela change des questions biaisées et incomplètes », note Stanislas Hannoun, responsable de campagne « Justice fiscale et inégalités » chez Oxfam. Les personnes sondées par l’association ont ainsi pu prendre position en sachant précisément que le 0,1 % de la population héritant de plus de 13 millions d’euros ne paie en moyenne que 10 % d’impôts sur les successions.
Même les électeurs de droite plébiscitent la taxation des grandes fortunes
Étonnamment, les sympathisants du parti présidentiel Ensemble ou des « Républicains » partagent les mêmes opinions que le reste de la population sur la nécessité de davantage taxer les riches. « Un enseignement important, c’est qu’il y a un consensus sur l’adhésion, y compris chez les CSP + », note Stanislas Hannoun.
Selon lui, cette volonté quasi unanime d’une meilleure justice fiscale met le gouvernement au pied du mur et le somme de dégager ces recettes fiscales au lieu de réduire la dépense publique, à l’heure où 73 % des Français notent par ailleurs une détérioration de la qualité des services publics. « Ce sondage doit permettre d’envoyer des messages forts au gouvernement, et nous serons vigilants à ce qu’il se passera lors de l’examen du projet de loi de finances », estime Stanislas Hannoun.
Pour accompagner la publication du sondage, Oxfam propose 16 mesures de justice fiscale qui permettraient de dégager au moins 101 milliards d’euros de recettes et de contrecarrer le creusement des inégalités, exacerbées depuis 2017. Parmi ces mesures, l’ONG propose par exemple l’instauration d’un ISF climatique à destination des milliardaires les plus polluants, le réalignement de la fiscalité du capital sur celle du travail ou la taxation automatique des superprofits.
Inès Rubio sur www.humanite.fr
Ce jeudi devant l’Union des entreprises de proximité (U2P), le ministre de l’économie Antoine Armand a réitéré les propos de son collègue du Budget prononcé la veille devant la commission des finances de l’Assemblée : une réduction drastique des dépenses publiques sera leur principal remède au dérapage du déficit public.
Le Ministre chargé du budget a annoncé que la situation des finances publiques était préoccupante. Avec des projections encore plus pessimistes que le précédent locataire de Bercy, il estime désormais que le déficit public risquera de dépasser 6 % du PIB.
Dans la droite ligne de la politique menée en 2024 par Bruno le Maire, la solution privilégiée par le gouvernement pour contenir ce déficit est une nouvelle baisse des dépenses. « Ma vision c’est que nous redresserons les comptes en réduisant les dépenses » a affirmé Laurent Saint-Martin.
Une ligne directrice réitérée par Le Ministre de l’Économie Antoine Armand lors d’une allocution devant les membres de l’Union des entreprises de proximité (U2P), la troisième organisation patronale du pays. « Nous ne serons pas le gouvernement de l’impôt à tout-va, et je ne serai pas le ministre de la confiscation fiscale », a-t-il explicité.
Le gouvernement aveuglé par sa « politique de l’offre »
La hausse des recettes via une plus grande imposition des superprofits et des grandes fortunes plébiscitées par le Nouveau Front Populaire est reléguée au second plan, au mépris de l’urgence sociale mise en évidence par les professionnels de la protection de l’enfance qui manifestaient au moment de l’audition du Ministre.
Pourtant, même l’OCDE appelait récemment ses États membres à augmenter leurs recettes pour faire face à une dette mondiale qui s’est envolée ces dernières années. L’organisation internationale préconise une augmentation des impôts sur le patrimoine et davantage de taxes environnementales.
Des appels qui n’auront pas suffi à infléchir le cap du gouvernement, orienté vers une politique de l’offre (soutien aux entreprises) qui a « fait ses preuves » selon Laurent Saint-Martin, alors même qu’elle a conduit à l’ouverture par l’Union Européenne d’une procédure pour déficit excessif contre la France en juillet 2024.
mise en ligne le 23 septembre 2024
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Le récit d’une opposition entre deux stratégies de réduction du déficit dissimule un même objectif : appliquer une austérité massive au pays. Dans les deux cas, la destruction de l’État social et des services publics est assurée.
DepuisDepuis que, lors de sa première intervention télévisée le 6 septembre, le premier ministre Michel Barnier a indiqué qu’il ne « [s]’interdi[sait] pas plus de justice fiscale », les fuites se multiplient et les esprits s’échauffent. Après la publication d’informations de presse indiquant que le chef du gouvernement envisageait de relever quelques impôts pour aider à réduire le déficit, le camp macroniste s’est cabré sur son refus de toute hausse d’impôts.
Reste à savoir ce que cette bataille des récits signifie. Y a-t-il une véritable prise de conscience que les politiques de baisse d’impôts ont été un échec et sont intenables ? On pourrait le croire, alors que même le gouverneur de la Banque de France, le très orthodoxe François Villeroy de Galhau, a appelé dans un entretien au Parisien à « lever le tabou des hausses d’impôts ».
À bien y regarder, pourtant, on en est loin. Le débat ne porte pas sur la politique économique et son efficacité, mais uniquement sur les moyens de réduire le déficit public. La réduction du déficit devient donc le centre de gravité de la politique économique. Et c’est le premier piège de ce débat.
On entend souvent que, pour réduire le déficit, on a le choix entre les hausses d’impôts ou les baisses de dépenses. Et ce serait autour de ce dilemme que tournerait le choix politique français actuel. Rien n’est, en réalité, plus trompeur.
« Austérité expansive »
En réalité, le déficit français ne se résorbe pas parce que la politique de l’offre menée pendant sept ans par Bruno Le Maire a été un échec absolu : on a assuré un taux de rendement du capital supérieur à celui de la croissance en subventionnant entreprises et actionnaires. Mais l’État prend à sa charge cette différence et, comme cette hausse du taux de rendement ne conduit pas à une hausse de la croissance, alors le déficit ne se résorbe pas.
Le débat entre Michel Barnier et Gabriel Attal sur les « hausses d’impôts » évite soigneusement ce bilan. Il reporte le centre du choix sur des solutions qui ne prennent pas en compte le cœur du problème : la réduction systémique du potentiel de croissance, qui, au reste, n’est pas un fait propre à la France, et l’incapacité de la politique de l’offre à répondre à ce défi.
Lorsque le débat se résume à la manière de réduire le déficit, on part donc du principe que le déficit est le principal problème du pays. Et c’est cela le fondement même de la politique d’austérité. Ce qui est sous-entendu dans ce débat est que la réduction du déficit public va permettre de favoriser la croissance future et que, partant, la seule question est de savoir comment partager « l’effort temporaire ».
Ce sur quoi Michel Barnier, François Villeroy de Galhau et Gabriel Attal sont parfaitement d’accord est que la réduction directe du déficit permettra de « redresser le pays », bref ils sont d’accord sur ce que l’on appelait jadis « l’austérité expansive », laquelle avait été, en 2010, saluée par Jean-Claude Trichet et avait conduit aux erreurs de la crise européenne de 2010-2016. Or cette priorité mériterait discussion alors que les taux nominaux baissent, que la France n’a aucune difficulté à se refinancer et que le déficit provient d’un manque de recettes et non d’un excès de dépenses.
En se focalisant sur ce faux choix, un second piège se referme. La position de ceux qui, soudain, veulent lever les « tabous fiscaux » ne trahit pas une volonté de préserver les services publics, l’État social ou les classes moyennes. L’enjeu est évidemment politique. Michel Barnier et François Villeroy de Galhau ont une forme de lucidité qui manque cruellement aux élus macronistes. Ils savent que l’application d’une politique d’austérité sévère est impossible si elle n’est pas enrobée d’un discours de « justice fiscale » dans un pays qui a fortement soif de cette dernière.
La stratégie de contournement de Michel Barnier
Aussi leur stratégie est-elle la suivante. Relever légèrement quelques impôts, comme l’impôt sur les sociétés ou le prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital, voire en créer quelques-uns comme sur les « superprofits » afin de donner l’impression que les plus riches et les entreprises participent à l’effort. Et puisque l’effort est « partagé », alors il faudra que le reste du pays, c’est-à-dire les services publics et l’État social, apporte son écot.
De cette façon, on justifie une politique de réduction des dépenses tout en préservant le capital. D’abord parce que l’on propose des hausses d’impôts réduites : on évoque dans le meilleur des cas 5 milliards d’euros sur les 20 milliards de consolidation budgétaire envisagés pour 2025.
Or, rien que sur le premier quinquennat macron, les baisses d’impôts sur les entreprises étaient de 50 milliards d’euros par an, auxquelles s’ajoutent les baisses pour les ménages centrées sur les plus riches, comme la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la fin globale de la taxe d’habitation et la mise en place du PFU. Ces hausses ne seront donc qu’une goutte d’eau.
Et cela sera d’autant plus vrai qu’elles permettront de ne pas ouvrir le débat sur les exonérations de cotisations, le vrai cœur de la politique de l’offre, ni sur les subventions diverses au secteur privé. Le capital en sera quitte pour un paiement modeste et on pourra passer aux choses sérieuses : la contraction des dépenses. Pour le dire crûment : la stratégie de Michel Barnier est de proposer au capital un paiement modeste pour non seulement sauver l’essentiel, mais aussi voir s’ouvrir de nouvelles « opportunités » par la destruction des services publics et de l’assurance sociale.
L’offre semble très attrayante et très raisonnable : payer quelques milliards pour sauver plusieurs dizaines de milliards de gains, des aides publiques massives et de futures possibilités de marchandisation, mais aussi pour imposer un récit qui justifie une austérité qui viendra frapper les ménages les plus fragiles.
On mesure donc en retour le niveau de fanatisation des macronistes, incapables d’envisager la possibilité de lâcher du lest à court terme. Tout cela est assez logique : le caractère dévastateur de la politique menée depuis 2017 fait qu’une part minime de la population en a profité au détriment des autres. Les élus macronistes s’attachent à ces gains. Les proches de Michel Barnier estiment que les dégâts sociaux et politiques sont tels qu’il faut une stratégie de contournement pour pouvoir poursuivre cette politique de classe.
L’ancien premier ministre britannique Rishi Sunak avait ouvert la voie de cette stratégie en 2022. En s’opposant aux baisses d’impôts de Liz Truss, il a relevé le taux de l’impôt sur les sociétés de 19 % à 25 % pour réduire le déficit. Mais cette décision ne va pas, en réalité, adoucir sa politique d’austérité, de même que certaines promesses de baisses d’impôts.
En imposant un débat dans ces termes, Michel Barnier et François Villeroy de Galhau tendent en réalité un piège à la gauche et à ses électeurs : celui de se laisser tromper par une « justice fiscale » de façade afin d’accepter un budget de violence sociale. Le danger n’est pas mince, car on accepterait alors l’idée que la réduction du déficit est bel et bien l’objectif prioritaire de la politique économique, au détriment des enjeux réellement centraux que sont la dégradation des services publics, la pression sur les salariés et la crise écologique. C’est dans ce piège que sont tombés les travaillistes britanniques, qui ont annoncé récemment leur propre politique d’austérité.
Des hausses d’impôts, pour quoi faire ?
En réalité, les hausses d’impôts sur le capital et les plus riches n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une politique de transformation où la société parvient à s’extraire de sa dépendance à l’accumulation du capital. Dans le cas contraire, et particulièrement lorsque les hausses d’impôts ne servent qu’à réduire le déficit, elles prennent la forme d’un piège douloureux.
Bien sûr, la politique fondée sur les hausses d’impôts est plus attrayante qu’une politique se limitant à la seule baisse des dépenses publiques, c’est-à-dire à la destruction des services publics et de l’État social. Mais les hausses d’impôts sur la rentabilité du capital visant à réduire le déficit, et seulement cela, conduiront inévitablement à une réaction du capital.
La question n’est pas de savoir si les capitalistes peuvent supporter une hausse de leurs impôts – ils le peuvent indéniablement – mais bien plutôt de savoir s’ils accepteront sans broncher ou s’ils prendront des mesures de réduction de leurs coûts pour protéger leur taux de rendement et le but de toute production capitaliste, l’accumulation. Et ici, la réponse est évidemment négative.
Si donc on relève les impôts sans prendre des mesures parallèles de contraintes sur les entreprises ou de réorganisation de la production ou de soutien à la demande, ce que Michel Barnier n’envisagera jamais, alors on s’expose à un affaiblissement de la croissance, qui viendra encore augmenter la demande d’austérité sur les dépenses. C’est la politique qu’avait modestement menée François Hollande de 2012 à 2014 avant de rentrer dans le rang et de venir quémander la bienveillance du capital avec son « pacte de responsabilité » qui l’avait mené à réformer le marché du travail.
On pourrait résumer la situation de cette façon : la hausse des impôts pour réduire le déficit ne remet pas en cause le pouvoir du capital et sa capacité à diriger non seulement l’économie mais aussi la société. La raison en est simple : si toute la politique économique repose sur les recettes de taxes fondées sur le succès de l’accumulation du capital, alors la politique se soumet à cette logique. In fine, la société reste enchaînée au besoin de produire du profit, à n’importe quel prix.
Ces hausses d’impôts au nom de la « justice fiscale » peuvent même prendre la forme d’une piqûre de rappel du pouvoir du capital sur la société. Ceux qui, soudain, défendent la « justice fiscale » en sont conscients. Aussi faut-il toujours se souvenir que les hausses d’impôts sont des moyens et non des fins en soi. L’enjeu de ce pourquoi on augmente les impôts est plus important que la hausse elle-même. Il faut se méfier des ruses de ceux qui n’hésiteront pas à agiter la « justice fiscale » pour faire passer une politique de répression sociale.
mise en ligne le 18 septembre 2024
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Ces prochaines années, 25 milliardaires français transmettront 460 milliards d’euros à leurs enfants. Mais, à cause des niches fiscales, l’État passera à côté d'un sacré pactole. Dans son dernier rapport, Oxfam chiffre le manque à gagner et alerte sur les conséquences de ce séparatisme des ultra-riches pour les finances publiques et la société française.
Chaque année, à l’approche de l’été, les Échos Patrimoine et Le Conservateur (une entreprise spécialisée dans la gestion des fortunes) nous servent le même sondage, assurant que « les Français sont toujours résolument hostiles aux droits de succession ». En juin dernier encore, 74 % des Français les estimaient trop élevés. Ce chiffre est repris partout, faisant de la fiscalité sur l’héritage l’impôt le plus impopulaire du pays.
« Mais c’est une manière de piéger et de verrouiller le débat public, il n’y a qu’à voir les intérêts de ceux qui ont commandé le sondage », rétorque Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France. Pour preuve, l’ONG, qui sort ce mardi un rapport sur la question, a commandé un autre sondage qui permet d’inverser la tendance : 60 % des Français se montrent favorables à une taxation plus forte des héritages les plus élevés – il suffisait de poser la question autrement.
Un totem de la droite
Mais la droite, et l’extrême droite en particulier, qui défend avec constance l’abolition de toute fiscalité sur la succession, s’est saisie avec opportunisme de l’impopularité de la question. « Ils osent même parler d’impôt sur la mort, déplore Vincent Drezet, fiscaliste et porte-parole d’Attac. Ils profitent du fait qu’on ne connaisse globalement pas le sujet jusqu’à ce qu’on soit directement concerné. » En effet, 75 à 80 % des héritages ne sont pas taxés du tout. Une proportion stable depuis une vingtaine d’années. Pourtant, l’écrasante majorité des Français continue de surestimer le taux d’imposition sur les successions.
Il y a une urgence politique à ce que la situation change. « Tout le débat public autour du projet de loi de finances à venir tourne autour des coups de rabot sur les services publics et des économies à réaliser. Avec ce rapport et nos préconisations, nous proposons de nouvelles recettes, indolores pour 98 à 99 % de la population », assure Cécile Duflot.
Quand 9 Français sur 10 touchent au maximum 100 000 euros d’héritage, 1 sur 1 000 hérite de 13 millions. Et grâce aux multiples niches fiscales dont ils bénéficient, le taux d’impôt moyen sur les successions des super riches est de 10 % seulement, alors qu’ils devraient se voir appliquer un taux marginal de 45 %, au-delà de 1,8 million d’euros hérités.
« Les plus riches sont obsédés par l’idée de transmettre leur patrimoine »
Adepte des chiffres chocs, Oxfam a calculé que, ces prochaines années, l’optimisation fiscale de l’héritage des milliardaires français qui ont plus de 70 ans ferait perdre 160 milliards d’euros aux caisses de l’État. Ceux-ci ne sont que 25, mais ils vont transmettre plus de 460 milliards d’euros de patrimoine à leurs héritiers.
Théoriquement, si l’on appliquait un taux de prélèvement maximal à 45 %, plus de 200 milliards de revenu fiscal reviendraient aux caisses publiques. De quoi remédier au déficit budgétaire. Mais comme, en moyenne, les successions les plus riches ne sont imposées qu’à 10 %, les finances publiques ne devraient même pas récupérer 50 milliards…
Deux niches fiscales sont particulièrement nocives pour les recettes de l’État. L’assurance-vie, le produit d’épargne très apprécié, permet de transmettre 152 000 euros nets d’impôts lors d’une succession et de payer un taux réduit sur le reste. Dans son rapport « Repenser l’héritage », paru fin 2021, le Conseil d’analyse économique estimait que cet abattement représentait un manque à gagner de 4 à 5 milliards d’euros par an pour l’État.
Le pacte Dutreil permet aussi de transmettre son entreprise, comme ses actions (y compris des titres boursiers détenus partout dans le monde), avec un abattement fiscal de 75 %, et ce, sans plafond. « À l’origine, cette disposition était prévue pour permettre la continuité de l’activité. Mais ce qui peut se comprendre pour la transmission d’une boulangerie à ses enfants ne peut pas être mis sur le même plan pour des actions LVMH », explique Layla Abdelké Yakoub, autrice du rapport d’Oxfam ; 40 % du montant total transmis via ce pacte Dutreil concernent des successions de plus de 60 millions d’euros… L’absence de plafonnement de la mesure apparaît d’autant moins justifiable.
« Les plus riches sont obsédés par l’idée de transmettre leur patrimoine », remarque Vincent Drezet. Et quand les dispositions françaises ne suffisent pas, ceux-ci vont voir l’offre des pays voisins. « La Belgique était un temps très à la mode, puisqu’il y a une exonération d’impôt sur la transmission des actifs professionnels, poursuit le porte-parole d’Attac. Mais, ces dernières années, le Portugal promet aux retraités français qui y ont acheté de l’immobilier et qui y résident depuis dix ans un taux imbattable d’imposition à zéro pour cent sur leur succession. »
Vers une France des héritiers
Ce rapport d’Oxfam répond à une urgence démographique tout autant que politique. La part de la fortune héritée dans le patrimoine des Français est désormais de 60 % (c’était 35 % en 1970) et cette tendance devrait s’aggraver, car les baby-boomers ont accumulé 20 % de patrimoine de plus que les générations précédentes.
On le voit déjà chez les ultra-riches : 7 des 9 Français devenus milliardaires en 2024 sont des héritiers de grandes familles, des dynasties Dassault, Rocher et Louboutin en l’occurrence. Et la moitié des milliardaires du pays ont désormais plus de 70 ans. Plus que jamais et si la fiscalité ne bouge pas, la France va devenir une société d’héritiers. Ce constat fait consensus puisque le premier à avoir lancé l’alerte est le Conseil d’analyse économique, rattaché à Matignon.
Dans ses préconisations, Oxfam défend un impôt plus juste et progressif. « Nous voulons rendre la fiscalité sur l’héritage populaire ! » lance ainsi Cécile Duflot. Ce qui implique de mettre fin à des bizarreries comme celle de la faible taxation des successions directes (parents et grands-parents) par rapport aux indirectes (frères et sœurs, oncles et tantes), bien plus imposées. « Ce n’est pas normal d’être proportionnellement plus prélevé lorsqu’on hérite de 15 000 euros de sa tante sans enfant, que lorsqu’on reçoit 15 millions de ses parents », tance la directrice d’Oxfam.
L’ONG propose aussi de réformer les niches fiscales, d’instaurer un plafond de 2 millions d’euros au pacte Dutreil et de supprimer l’abattement spécifique aux assurances-vie. Se fondant sur les chiffres du Conseil d’analyse économique, Oxfam estime que ces quelques mesures permettraient de récupérer entre 9 et 19 milliards par an, selon l’endroit où l’on place les curseurs. Soit de doubler l’efficacité de l’impôt sur l’héritage. Dont 7 milliards sur le magot des milliardaires.
mise en ligne le 16 septembre 2024
sur https://france.attac.org/
Imposer les plus fortunés et les superprofits, supprimer les privilèges fiscaux, renforcer les moyens de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales… sont autant de pistes pour rééquilibrer un système fiscal mis à mal par les politiques néolibérales impulsées par Emmanuel Macron.
A l’initiative d’Attac, 87 personnalités et responsables d’associations et de syndicats signent cette tribune en vue des discussions autour du projet de loi de finances 2025.
Engager des coupes budgétaires drastiques tout en se refusant « en même temps » d’imposer les plus riches et les grandes entreprises : telle est l’orientation de la politique fiscale injuste et inefficace impulsée par Emmanuel Macron. Le président de la République a eu beau reconnaître le problème que pose la diminution des recettes fiscales, il a pourtant déclaré qu’aucune augmentation d’impôt n’était envisagée. En qualifiant l’idée d’une hausse d’impôt de « maladie française », il a confirmé qu’il n’y avait, à ses yeux, aucune alternative à l’austérité budgétaire. Loin des aspirations des Français·es qui sont favorables, selon les enquêtes d’opinion, à des hausses d’impôts à condition qu’elles ciblent les entreprises qui font le plus de profits et les plus aisés.
Ce choix a déjà eu de lourdes conséquences : les financements des services publics, de la protection sociale et de la lutte contre le dérèglement climatique sont frappés de plein fouet. Si cette politique fiscale était maintenue, il est à prévoir que les besoins sociaux et écologiques seront une fois de plus sacrifiés sur l’autel de l’austérité, aggravant davantage les inégalités. Dans une période d’affaiblissement du consentement à l’impôt, de distension du lien social, d’inquiétude face à l’avenir, l’extrême droite ne peut que tirer profit de cette politique injuste et injustifiée. Le chef de l’État, qui entend imposer ces vues malgré des désaveux électoraux et une situation politique complexe qu’il a lui-même créée, porterait alors une responsabilité immense dans cet échec global, démocratique, social, économique et écologique.
Répondre aux urgences sociales et écologiques
Sourd aux attentes d’une immense partie de la population, le gouvernement a multiplié les attaques contre notre modèle social, pourtant déjà bien fragilisé. Il a engagé un plan de coupes budgétaires qu’il entend mettre en œuvre coûte que coûte pour 2025. Le financement des urgences sociales et écologiques est clairement dans le viseur : aux 10 milliards d’euros d’économies prévues pour 2024 (1) pourraient s’ajouter 16 milliards d’euros d’économies supplémentaires qui toucheraient notamment le travail et la transition écologique. Le choix des secteurs visés est éloquent… Pendant ce temps, des coups répétés sont portés au logement social, au financement de l’hôpital public et de la protection sociale, et le ministre démissionnaire de la Fonction publique, Stanislas Guerini, a engagé au cours des derniers mois un travail de sape de la fonction publique en remettant en cause le statut des fonctionnaires, l’un des piliers du modèle social français. Rarement un pouvoir n’aura été aussi dogmatique dans ses choix.
Face à cette orientation écologiquement, socialement et économiquement délétère, de nombreuses voix s’élèvent pour formuler des propositions à portée de la main visant à rétablir le principe de justice fiscale et rééquilibrer un système fiscal mis à mal par les politiques néolibérales. A l’évidence, un tel rééquilibrage permettrait de combattre les inégalités et de renforcer le consentement à l’impôt, pilier d’une démocratie digne de ce nom. Il permettrait également de dégager les recettes nécessaires pour répondre aux besoins sociaux, relever les défis écologiques et énergétiques et contribuer à la solidarité à l’égard des pays du Sud Global, en première ligne du dérèglement du climat.
Une solution : la justice fiscale
Pour faire face à ces enjeux, nous avons besoin d’une action publique ambitieuse et d’une meilleure répartition fiscale. Nous rappelons à ce titre plusieurs principes : l’action publique et la protection sociale doivent avoir les moyens nécessaires pour répondre aux besoins de la population et pour préserver l’environnement ; les choix fiscaux et budgétaires doivent poursuivre la satisfaction de l’intérêt général et non des intérêts particuliers, ils doivent faire l’objet d’un véritable débat citoyen ; une fiscalité plus juste suppose de mettre à contribution les personnes et les entreprises de manière progressive, en fonction de leurs richesses et de leurs capacités contributives. Cela suppose de rétablir l’égalité devant l’impôt et de combattre résolument son évitement.
Sur cette base, et pour répondre au « ras-le-bol des injustices fiscales », plusieurs pistes se dessinent pour engager, à court terme, un rééquilibrage : d’abord mettre davantage les plus fortunés à contribution à travers une imposition du patrimoine juste et efficace. Ensuite, mettre fin aux privilèges fiscaux nuisibles à l’environnement et bénéficiant aux plus riches, mieux imposer les rentes de toutes sortes, comme les superprofits et les superdividendes, défendre la nécessité d’une véritable taxe sur les transactions financières et d’un relèvement de l’imposition des multinationales au sein de l’Union européenne, et enfin renforcer à tous niveaux les moyens de lutte contre les différentes formes d’évasion et de fraude fiscales.
Ces mesures sont légitimes et nécessaires. Nous appelons à participer aux différentes initiatives qui seront engagées pour défendre leur mise en œuvre, en particulier à l’occasion de la discussion sur le projet de loi de finances 2025. Nous appelons également la population à s’emparer de ces questions qui n’appartiennent qu’à elle, pour qu’un vrai débat citoyen s’engage et débouche sur des mesures de justice qui permettraient ainsi de « refaire société ».
(1) Avec notamment 200 millions de coupes sur le budget de l’apprentissage et autant sur la formation professionnelle, 400 millions d’euros pour le Fonds vert censé aider les collectivités territoriales, un milliard d’économies sur la rénovation énergétique et autant sur l’aide au développement.
mise ligne le 16 septembre 2024
Ludovic Finez sur www.humanite.fr
Relayée en France par la CGT, la mobilisation syndicale mondiale du 13 septembre chez ArcelorMittal a dénoncé les trop nombreux morts dans le groupe et réclamé une véritable politique industrielle.
Dunkerque (Nord), correspondance particulière.
Au moins 314 décès de 2012 à 2023, dans des mines et des aciéries au Kazakhstan, en Afrique du Sud, au Brésil, en Espagne, en France, au Maroc, en Ukraine, en Pologne aux États-Unis… Voilà l’effrayant bilan dressé par le réseau syndical mondial IndustriAll au sein du groupe ArcelorMittal. Les mineurs du Kazakhstan ont payé un tribut particulièrement lourd, avec 51 morts rien qu’en 2023.
« Arrêtons l’hécatombe » : c’est sous ce mot d’ordre qu’IndustriAll appelait à la mobilisation, vendredi 13 septembre, dans les sites du géant de l’acier à travers le monde. En France, les métallos CGT ont répondu à l’appel, en organisant des rassemblements à Dunkerque, Reims, Florange et Fos-sur-Mer.
À Dunkerque, ils sont plusieurs dizaines à se réfugier sous les tonnelles rouges à chaque averse, au milieu du vaste rond-point devant l’entrée de l’usine, qui emploie 3 000 CDI et 1 500 sous-traitants. « Il y a un an, un haut-fourneau a flambé (à Dunkerque). On passe parfois à côté de catastrophes et pour nous, c’est un problème d’investissement », confie Philippe Verbeke, de la Fédération métallurgie CGT, salarié d’un autre site ArcelorMittal, celui de Mardyck, qui, à quelques kilomètres de là, lamine l’acier produit à Dunkerque.
Une vitrine derrière laquelle tout se dégrade
Sous la pluie, Gaëtan Lecocq, de la CGT ArcelorMittal Dunkerque, s’empare du micro : « Quand on écoute les médias et la direction, tout va bien chez nous. Ce n’est qu’une vitrine, car la situation ne fait que se dégrader. Au départ, il était prévu d’investir pour que la durée de vie du haut-fourneau n° 4 soit portée à 2050. Puis, on est passé à 2040, avec plusieurs centaines de millions d’euros économisés. Enfin, en juin, on nous annonce qu’on va juste poser des rustines, pour tenir jusque 2029, dans le meilleur des cas. »
ArcelorMittal annonce un objectif de décarbonation de 30 % d’ici à 2030. Mais, en attendant d’annoncer la localisation de ces investissements, le groupe « fait monter les enchères entre les différents gouvernements européens, pour obtenir un maximum de fonds publics, ainsi qu’une électricité au prix le plus bas », souligne Philippe Verbeke. Imposer des commissions de suivi et des contreparties aux aides publiques – en embauches et investissements – est précisément une autre revendication de la journée.
« Nous voulons mettre la pression sur le futur ministre de l’Industrie pour une maîtrise publique de la filière », résume le responsable CGT, qui évoque des participations de l’État dans les entreprises quand la situation l’exige, voire la nationalisation, mais aussi la réduction du temps de travail, de meilleurs salaires et des départs anticipés en retraite pour prendre en compte la pénibilité.
Inquiétudes chez ThyssenKrupp et Valdunes
L’objet de la mobilisation est de mettre en lumière tout le secteur sidérurgique. Ainsi, chez ThyssenKrupp, deux sites français, dans le Nord et l’Est, pourraient faire les frais des manœuvres actionnariales du milliardaire Daniel Kretinsky. Inquiétudes également chez Valdunes, le dernier fabricant français de roues de train, dont la forge est installée à Dunkerque et le site d’usinage à Valenciennes.
Son rachat par le français Europlasma, au prix de 119 licenciements pour 190 emplois sauvés, s’est accompagné d’une promesse de 35 millions d’euros d’investissement sur trois ans, aidés par l’État. « Au bout de six mois, nous n’avons pas de nouvelles, il y a de quoi être inquiet », confie Philippe Lihouck, délégué CGT à la forge. Actuellement, la production est proche de zéro, la direction arguant d’une nécessaire remise à plat des relations avec les clients. Philippe Lihouck évoque un contrat avec le tchèque Bonatrans « mis de côté » et un autre, avec une entreprise indienne, qui « a capoté ».
Optimisme prudent chez Ascometal
Venus également en voisins, Jean-Louis Clarys et Tony Neuts-Roubelat affichent de leur côté une prudence plus optimiste. Leur usine dunkerquoise d’aciers spéciaux fait partie des sites Ascometal, avec ceux d’Hagondange, Custines (Meurthe-et-Moselle) et Saint-Étienne (Loire), repris par le fonds anglais Greybull Capital. Ce dernier, également largement soutenu par l’État, a conservé 760 salariés, dont les 170 du Nord, et supprimé 23 postes dans la holding à Hagondange.
« On n’a pas beaucoup de boulot, admettent les deux élus CGT, car le redressement judiciaire nous a fait perdre des clients et nous avons besoin que nos fournisseurs reprennent confiance. » Mais les objectifs d’amener la production annuelle à 60 000 tonnes, le double de 2023, leur « paraissent sérieux ». Autre motif d’espoir : la programmation de 10 millions d’euros d’investissement pour remettre en route le laminage de l’usine, arrêté en 2021.
mise en ligne le 13 septembre 2024
Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr/
C‘est devenu un marronnier ces dernières années. Chaque trimestre ou chaque année, les journaux titrent sur un record de dividendes versés aux actionnaires dans le monde. L’année 2024 ne devrait pas faire exception, au regard des chiffres à l’échelle planétaire. En revanche, la baisse de la part des revenus du travail fait plus rarement la une. Pourtant, celle-ci est confirmée par l’OIT.
L’Organisation internationale du Travail (OIT) alerte sur l’aggravation des inégalités. Selon son rapport de septembre 2024 sur les Perspectives sociales et de l’emploi dans le monde, la part des revenus du travail a baissé de 0,6 point à l’échelle planétaire entre 2020 et 2022.
De quoi s’agit-il ? La part des revenus du travail mesure la proportion du revenu total d’une économie que les personnes gagnent en travaillant. Celle-ci est tombée à 52,3 % en 2022. Ces revenus s’additionnent aux revenus du capital pour former le revenu total d’une économie, rappelle l’OIT.
Vingt ans de baisse des revenus du travail
a pandémie de Covid-19 explique en partie la baisse observée entre 2020 et 2022, mais la diminution de la part des revenus du travail se poursuit depuis au moins 20 ans. En effet, depuis 2004, cette part a chuté de 1,6 point. Pour la seule année 2024, cela représente une perte de 2 400 milliards de dollars pour les travailleurs à l’échelle mondiale. La principale cause de cette baisse au cours des deux dernières décennies est l’évolution technologique, notamment l’automatisation. Si l’OIT note qu’elles ont « stimulé la productivité et la croissance économique », l’organisation précise que « les travailleurs n’ont pas bénéficié équitablement des gains qui en ont découlé ».
Pour noircir encore le tableau, les inégalités ne se limitent pas à la répartition des revenus entre capital et travail. En plus d’une distribution inégale de cette répartition selon les zones géographiques, l’écart de revenu entre les femmes et les hommes reste immense et ne se réduit que très marginalement. En moyenne, dans le monde, lorsqu’un homme gagne 1 $, une femme ne gagne que 0,518 $. En 2005, une femme gagnait 0,47 $. À rythme constant, l’égalité ne serait atteinte qu’en 2221.
Je travaille, tu travailles, ils profitent
Si la part des revenus du travail baisse dans le monde, on ne peut pas en dire autant de celle du capital. Mardi 10 septembre, le cabinet Janus Henderson a annoncé qu’au second trimestre 2024, les grandes entreprises cotées ont distribué 606,1 milliards de dollars à leurs actionnaires. Soit 5,8 % de plus que l’année précédente, déjà marquée par un record – tout comme les années 2022 et 2021.
L’Europe est particulièrement bien placée du point de vue de la répartition mondiale des dividendes. Elle enregistre une progression de 7,7 %, grâce à des montants records en France, en Italie, en Suisse et en Espagne, explique le rapport. La France affiche à elle seule 58,6 milliards de dollars sur les 204,6 milliards absorbés par les actionnaires. Des chiffres qui devraient éclairer les débats sur le déficit budgétaire et le prochain projet de loi de finances en France, alors que tout indique que le gouvernement de Michel Barnier prépare une cure d’austérité.
mise en ligne le 11 septembre 2024
par Samy Archimède (Splann !) sur https://basta.media
Malgré de forts taux de cancers à Saint-Nazaire, les pouvoirs publics restent conciliants avec les pollueurs. Selon Splann !, TotalEnergies a enterré une étude sur l’exposition importante à des substances cancérogènes. Sans réaction de la préfecture.
« Enfin le grand air ! » Lorsqu’il s’installe à Pornichet (Loire-Atlantique) avec son épouse, en février 2018, Didier Ott s’imagine couler des jours tranquilles dans cette station balnéaire cossue, à 12 km à l’ouest de Saint-Nazaire. Loin, très loin de la pollution parisienne qui le faisait tousser. Par curiosité, l’ancien ingénieur informatique polytechnicien se penche sur les chiffres d’Air Pays de la Loire. En épluchant les relevés de l’association chargée de surveiller la qualité de l’air dans la région, il découvre que l’atmosphère de l’agglomération est bien moins pure qu’il ne l’avait imaginé. Il est aussi interpelé par le nombre de personnes frappées par le cancer dans son voisinage.
Les données de l’Observatoire régional de la santé (ORS) des Pays de la Loire confirment son impression : depuis plus de vingt-cinq ans, le bassin nazairien affiche un bilan de santé peu reluisant comparé au reste de la Loire-Atlantique. Le risque d’avoir un cancer du poumon y est plus élevé (+19 %) que dans le reste du département. Pour le cancer du nez, de la bouche, du pharynx, du larynx, de la trachée ou de l’œsophage, la différence est encore plus nette : +28 %. Au total, selon l’ORS, les hommes habitant à Saint-Nazaire et dans les communes alentour meurent beaucoup plus souvent avant 65 ans (+42 %) que la moyenne des Français.
Pour Michel Bergue, l’ancien sous-préfet de Saint-Nazaire, l’explication est simple : « Ce n’est pas la pollution industrielle qui cause le cancer. C’est le tabac et l’alcool. » Une affirmation sans base scientifique, émise en 2019, et qui continue de faire scandale dans le milieu ouvrier nazairien, comme nous l’avons constaté au cours de notre enquête.
« L’alcool n’explique pas tous les cancers »
Saint-Nazaire a beau être bordée par de jolies plages et avoir pour voisines La Baule et Pornichet, c’est une ville industrielle où cohabitent, en fonction de l’orientation des vents, fumées des Chantiers de l’Atlantique, rejets de peinture d’Airbus et effluves de leurs sous-traitants. Un cocktail auquel il faut ajouter les arômes de « beurre » de Cargill liés à la fabrication de ses huiles de tournesol et susceptibles de provoquer des maladies respiratoires. Mais aussi les émanations du producteur d’engrais chimiques Yara (à 9 km à vol d’oiseau) et les composés organiques volatiles (COV) de la raffinerie TotalEnergies (à 12 km).
« D’un côté, la préfecture met l’accent sur le tabac et l’alcool. De l’autre, les associations pointent du doigt la pollution industrielle. La vérité est probablement entre les deux », estime la médecin Juliette Heinrich, autrice en novembre 2023 d’une thèse sur « les facteurs de risques de cancers » dans l’agglomération. « L’alcool y semble plus présent que dans le reste de la France. Mais ça n’explique pas tous les cancers, en particulier pas les cancers du poumon », assure-t-elle à Splann !. D’autant plus qu’« il n’existe pas de données sur le tabagisme à l’échelon de la Carène », la communauté d’agglomération de Saint-Nazaire et son estuaire.
Les intérêts économiques défendus par la préfecture
Didier Ott, lui, suspecte l’existence d’un lien entre pollution industrielle et cancers. L’ancien Francilien est devenu en quelques années un véritable spécialiste de la qualité de l’air. Son obsession : démasquer les pollueurs et réduire l’exposition des riverains aux particules nocives. Membre de la Ligue des droits de l’homme, il a rejoint dans leur combat des habitants installés de longue date dans l’agglomération, comme Philippe Dubac et Christian Quélard. Ces derniers ont créé en 2015 l’association Vivre à Méan-Penhoët (Vamp), du nom d’un vieux quartier ouvrier nazairien, pour empêcher l’extension de Rabas Protec, un sous-traitant d’Airbus spécialisé dans le traitement de surface de pièces d’avion.
« L’entreprise prévoyait d’utiliser, à 200 mètres d’une école et à 30 mètres des premières habitations, des produits anti-corrosifs particulièrement dégueulasses », raconte Philippe Dubac. Notamment du chrome VI, classé cancérogène certain par le Centre international de recherche contre le cancer. Saisi par VAMP, le tribunal administratif de Nantes donne raison à l’association en novembre 2018.
Deux semaines plus tard, la préfecture signe malgré tout un arrêté permettant à l’entreprise de continuer à utiliser ces produits. Son argument ? Préserver « l’intérêt général tiré des graves conséquences d’ordre économique et social qui résulteraient de la suspension de l’activité de la société Rabas Protec et impactant notablement la filière régionale du secteur aéronautique ». Cerise sur le gâteau, le ministère de la Transition écologique dépose peu après une requête contre la décision du tribunal administratif de Nantes. Une décision pourtant « favorable à la santé des riverains », s’indigne le président de Vamp, Christian Quélard. L’État préférerait-il préserver des intérêts économiques au détriment de la santé des Nazairiens ? Le ministère n’a pas souhaité nous répondre.
Depuis plus de dix ans, des associations de riverains bataillent à coup de pétitions, de manifestations, de réunions publiques et d’interventions dans la presse, pour tenter de faire la lumière sur les pollutions industrielles et leur impact sanitaire. Dès 2013, l’AEDZRP, association de riverains basée à Donges (où se trouve la raffinerie TotalEnergies), rejointe ensuite par Vamp, demande à la Préfecture la mise en place d’une étude épidémiologique. En vain. Alarmés par les chiffres de mortalité par cancers des habitants de l’agglomération, le sénateur Yannick Vaugrenard (PS) et la députée Audrey Dufeu (LREM) portent la parole des associations jusqu’à l’Assemblée nationale et au ministère de la Santé.
« Il n’est pas acceptable, après la publication des chiffres de l’an passé, de devoir attendre aussi longtemps pour la mise en place de cette étude », écrit Audrey Dufeu en octobre 2020 dans un communiqué de presse. Cinq mois plus tard, la préfecture lâche enfin du lest. Mais au lieu de s’engager dans une étude épidémiologique, elle opte pour une simple étude de zone. Objectif : identifier les sources de pollution et évaluer les risques sanitaires. Un comité d’orientation stratégique pilote cette étude. Y siègent le sous-préfet de Saint-Nazaire, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), des cabinets d’étude, des chercheurs et des associations comme Vamp et l’AEDZRP.
Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique annonce que « près de 200 sites » potentiellement polluants et « 47 substances » nocives ont été identifiés dans le cadre de cette étude de zone. Elle voit dans ces chiffres la preuve d’une « étude ambitieuse ». En réalité, si la majorité des sites classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ont répondu au questionnaire (facultatif) visant à répertorier les substances dangereuses qu’ils produisent ou stockent, c’est loin d’être le cas des autres entreprises, souvent sous-traitantes. Seules 16 des 94 sociétés non classées ICPE contactées ont accepté de fournir ces informations.
Des données officielles peu fiables
Autre carence : les particules ultrafines, notamment celles contenues dans les fumées de soudage, véritable serpent de mer aux Chantiers de l’Atlantique, sont exclues de l’étude en dépit de leur caractère cancérogène avéré (lisez la précédente enquête « À Saint-Nazaire, le coût humain des bateaux de croisière »).
Quant aux polluants présents dans le sol, ils ont dans un premier temps été tout simplement évacués de l’étude. Sous l’insistance des associations, la préfecture a finalement accepté de réaliser des prélèvements dans des jardins potagers. Mais la méthodologie utilisée rend très sceptique Thierry Lebeau, professeur à l’Université de Nantes, spécialiste depuis vingt ans de la pollution des sols et membre du comité d’orientation stratégique de l’étude de zone : « Le nombre de prélèvements prévus (entre 14 et 36) est très faible et ne permettra pas de tirer des conclusions fiables quant au risque d’exposition des populations de la zone d’étude aux contaminations des sols ». De plus, insiste-t-il, « les potagers ne représentent qu’une partie infime du territoire étudié. »
L’état des eaux souterraines ne semble pas préoccuper davantage la préfecture qui a répondu à Splann ! : « La majorité des puits n’a pas d’usage. Lorsqu’il y a un usage, celui-ci concerne l’arrosage des potagers et/ou des plantes. » Elle a malgré tout décidé de confier à l’Agence régionale de santé (ARS) une campagne de prélèvements sur des puits privés à Saint-Nazaire. Résultat : des pollutions aux métaux lourds bien moins importantes que celles révélées il y a un an par l’association Vamp.
Agir face au silence des autorités
Quel crédit accorder à l’étude de zone si elle est réalisée à partir de données parcellaires et d’échantillons non représentatifs ? La question hante de plus en plus les associations de riverains. Pour Didier Ott, il faut continuer à montrer du doigt les pollueurs et faire pression sur les pouvoirs publics. L’ancien ingénieur informatique a répertorié toutes les sources de pollutions industrielles connues dans l’estuaire.
À chaque manifestation devant la sous-préfecture, il déambule avec une grande carte des « émetteurs de polluants dangereux dans l’air » accrochée à son cou. Comme le 14 octobre 2023, lors d’un rassemblement contre le fabricant d’engrais industriel Yara : « Il faut m’expliquer pourquoi, à Saint-Nazaire, on a deux stations qui mesurent les émissions des voitures ou du chauffage au bois, mais pas la pollution industrielle ! », s’insurge le retraité, par ailleurs représentant de l’AEDZRP au sein de l’association Air Pays de la Loire.
L’association chargée de la surveillance de la qualité de l’air dans la région calcule quotidiennement un indice global de qualité de l’air qui prend en compte cinq polluants : les particules grossières (dites PM10), les particules fines (PM2,5), l’ozone, le dioxyde d’azote et le dioxyde de soufre. « C’est le ministère de la Transition écologique qui définit cette liste », précise David Bréhon. D’autres polluants tels que le benzène sont mesurés depuis des années autour de la raffinerie. « Mais aujourd’hui, seuls 11 polluants sont réglementés », détaille-t-il, alors qu’il en existe « des dizaines et des dizaines d’autres ». Pour Didier Ott, « il y a un silence assourdissant, un voile pudique mis sur la pollution, ici. Comme si elle n’existait pas ! ».
TotalEnergies enterre une étude cruciale
L’absence de mesures de polluants en continu empêche de connaître en temps réel le niveau de concentration des substances auxquelles la population est exposée en cas d’accident industriel. C’est ce que montre l’accident intervenu le 21 décembre 2022, en fin de journée, à la raffinerie de Donges. Dans la nuit, 770 000 litres de carburant (selon TotalEnergies) se déversent d’un réservoir vers la cuvette de rétention suite à une maintenance défaillante, mettant en danger des centaines de riverains pendant plusieurs jours. Alors que les vents amènent les effluves toxiques jusqu’au bourg de Donges, la préfecture communique dès le 22 décembre sur son site Internet : « Fuite d’essence à la raffinerie de Donges : pas d’impact sanitaire pour la population. »
Le rapport d’Air Pays de la Loire publié le 13 janvier 2023, soit trois semaines après l’accident, révélera pourtant des pics très élevés de composés organiques volatiles dans l’air. Plus troublant encore : l’étude d’impact confiée par TotalEnergies à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) est restée bloquée dans les placards du groupe pétrolier. Remise le 20 janvier 2023, elle démontrait que dans certains quartiers de Donges, la concentration moyenne journalière de l’air en benzène, substance classée cancérogène certaine, a dépassé le seuil d’exposition aigu acceptable pendant les quatre jours qui ont suivi la fuite d’essence. Contacté à ce sujet, TotalEnergies n’a pas souhaité répondre.
Ce rapport, pourtant réalisé par un institut spécialisé réputé pour son indépendance, n’a visiblement pas plu à TotalEnergies. L’entreprise a donc refait elle-même les calculs en utilisant une autre méthodologie pour parvenir, au bout de quatorze mois, à un contre-rapport truffé de formules mathématiques et de graphiques… que l’Ineris n’a pas tardé à tailler en pièces dans un « avis critique » que Splann ! s’est procuré. L’institut national de l’environnement et des risques y pointe des « méthodes de calcul inadaptées », « de nombreuses imprécisions », ainsi que des données essentielles invérifiables, comme le volume d’essence déversé lors de l’accident. Quant à l’évaluation des risques sanitaires, principal objet de la demande préfectorale, elle est « totalement absente » du rapport présenté par TotalEnergies, indique l’Ineris.
« L’État essaye de mettre les problèmes sous le tapis »
Comment expliquer une lacune aussi grave ? Pourquoi les Dongeois n’ont-ils toujours pas été informés, 20 mois après l’accident, des concentrations de benzène très élevés auxquels certains ont été exposés ? Interrogée par Splann !, la préfecture de Loire-Atlantique nous renvoie à la prochaine commission de suivi de site (CSS) de la raffinerie prévue ce vendredi 6 septembre à 15h à la mairie de Donges. Elle ajoute que « de nombreuses informations liées à cet accident ont déjà été communiquées aux acteurs locaux (à travers notamment le partage des mesures de qualité de l’air sur internet, ou l’organisation d’une réunion sur ce thème en janvier 2024) ». Sans pour autant répondre clairement à nos questions.
« La préfecture ne pouvait clairement pas ignorer l’existence du rapport de l’Ineris transmis à TotalEnergies dans le mois qui a suivi la fuite d’essence. Les bras m’en tombent », soupire une source proche du dossier, qui a souhaité rester anonyme. « Encore une fois, l’État essaye de mettre les problèmes sous le tapis. » L’AEDZRP, qui avait alerté les pouvoirs publics, dès le mois de janvier 2023, sur les conséquences de ces concentrations de benzène sur les riverains, dénonce pour sa part « l’écran de fumée mis en place par l’industriel avec la bénédiction de l’État ».
Autant dire que la prochaine CSS de la raffinerie risque d’être mouvementée. Cette instance censée favoriser l’information des citoyens sur les sites Seveso, pilotée par le sous-préfet, rassemble une fois par an des représentants de TotalEnergies, des salariés, des collectivités territoriales, des associations de riverains et l’agence régionale de santé. Le sous-préfet et l’Agence régionale de santé (ARS) pourront difficilement éviter cette question : vingt mois après les faits et en l’absence d’étude sanitaire, comment identifier et suivre médicalement les personnes exposées ?
L’alliance des riverains, chercheurs et syndicats
Mais pour TotalEnergies, cette question est hors sujet. Dans le document de synthèse que la multinationale s’apprête à présenter devant la CSS, elle affirme : « Aucun signalement n’a été transmis à l’ARS concernant un effet sur la santé des riverains des quartiers les plus proches. S’il y avait eu des effets sur la santé, ceux-ci auraient été une potentielle diminution de faible intensité de la prolifération lymphocytaire, qui serait potentiellement réversible sur la durée. »
Malgré des relations tendues avec les pouvoirs publics, les associations de riverains marquent des points et créent des ponts avec des chercheurs et des organisations syndicales. Ils sont devenus une source d’information indispensable aux yeux des journalistes de la presse quotidienne régionale. Leur combat fait écho à celui qui mobilise depuis quatorze ans, à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) des habitants, des salariés, des représentants syndicaux et des chercheurs au sein d’un institut écocitoyen pour la connaissance des pollutions (IECP).
Ce dernier mène des études participatives, en s’appuyant sur un observatoire de 120 volontaires, afin de mieux caractériser les liens entre les fumées émises par le complexe pétrochimique et la santé de la population. « Il aurait fallu faire ça il y a 60 ans », lâche son directeur Philippe Chamaret, ingénieur chimiste de formation. Alors que les particules PM10 [les plus grosses] étaient les seules à être mesurées, l’IECP a mis en place un dispositif de suivi des particules ultrafines, les plus dangereuses pour la santé. Celles, précisément, que la préfecture de Loire-Atlantique a exclues de son étude de zone.
Mathieu Dejean sur www.mediaprt.fr
Le sociologue Christian Laval analyse la nomination de Michel Barnier à Matignon sous l’angle de la « fédération des droites » contre l’accession au pouvoir de la gauche. Un déni de démocratie « logique », selon lui, au regard de l’histoire longue du néolibéralisme.
Comment expliquer l’insolente aisance – même s’il a pris son temps – avec laquelle Emmanuel Macron a nommé un premier ministre de droite, Michel Barnier, après que la coalition de gauche, le Nouveau Front populaire (NFP), est arrivée en tête des élections législatives du 7 juillet ?
Pour le sociologue Christian Laval, auteur de nombreux ouvrages sur le néolibéralisme (parmi lesquels La Nouvelle Raison du monde en 2010 et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie en 2016, avec le philosophe Pierre Dardot), ce coup de force institutionnel qui vient piétiner les messages des urnes a tout à voir avec le projet économique et politique néolibéral.
« Ce que les néolibéraux refusent et perçoivent comme une véritable pathologie sociale, c’est que les “masses” puissent, en se coalisant – y compris dans le cadre légal de la démocratie participative –, remettre en cause le fonctionnement auto-équilibré du marché », écrivait-il dans un livre collectif, Le Choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme (Lux, 2021). C’est à cette aune qu’il interprète la fusion des droites opérée par Emmanuel Macron et l’avènement d’un « véritable cordon sanitaire punitif » pour faire barrage à la gauche.
Mediapart : Emmanuel Macron vient de nommer Michel Barnier à Matignon. Comment interprétez-vous cette décision ? Quel est le calcul politique ?
Christian Laval : Après avoir essayé, en vain, de diviser le Nouveau Front populaire, Emmanuel Macron n’a plus eu d’autre solution que de chercher à obtenir la fédération des droites : le macronisme, Les Républicains et l’extrême droite. La nomination de Michel Barnier lui permet à la fois de préserver les acquis du macronisme – la réforme des retraites, celles de l’assurance-chômage, la politique de l’offre – et de donner des gages au Rassemblement national (RN). Michel Barnier est l’homme du référendum sur l’immigration, du « bouclier constitutionnel » [contre « la poussée migratoire » et « l’immigration subie » – ndlr], celui qui a proposé de déroger aux traités européens en matière de justice.
C’est donc un calcul de rassemblement, non pas des Français, mais des droites. C’est l’inverse du front républicain : un front anti-populaire pour assurer une politique qui mélange la xénophobie du RN et la politique pro-néolibérale du macronisme. Le coût politique de cette opération est élevé : le gouvernement se met sous le contrôle du RN, qui lui dictera sa ligne de conduite sur la question de l’immigration. Au passage, le RN va complètement abandonner le volet social de son programme. D’une certaine façon, la vraie nature du RN apparaîtra : un néolibéralisme masqué, qui veut combiner une politique de forteresse et une politique pro-capitaliste assumée.
Emmanuel Macron a justifié son refus de nommer Lucie Castets à Matignon au nom de la « stabilité institutionnelle ». Mais celle-ci ne semble guère plus assurée avec ce premier ministre, qui pourrait lui aussi être censuré s’il n’a pas le « soutien sans participation » du RN. Que cache en vérité cet argument ?
Christian Laval : En écartant Lucie Castets, Macron est surtout guidé par un impératif, qui est la quintessence de son double mandat : en aucun cas et sous aucun prétexte il ne faut appeler une première ministre qui risquerait d’appliquer la partie la plus dangereuse du programme du NFP, notamment le détricotage des réformes néolibérales les plus emblématiques et les plus impopulaires dans l’opinion, mais les plus populaires parmi les classes dirigeantes françaises et européennes.
Il lui faut donc un homme qui reste sous contrôle des droites, c’est-à-dire dans les limites qu’il a lui-même fixées, celles de la conservation à tout prix de la logique pro-business et des politiques favorables aux intérêts des classes dominantes dont il est le mandataire.
Pour vous qui avez étudié l’histoire du néolibéralisme, cette suspension du résultat d’un vote démocratique au nom d’impératifs économiques est-elle surprenante ?
Christian Laval : Non, c’est même dans la logique des choses. Le résultat du vote n’a de conséquences que facultatives, car la démocratie ne consiste pas pour les néolibéraux à respecter le suffrage universel mais à défendre par-dessus toutes les contingences électorales l’ordre de marché, les « lois économiques » et le sacro-saint droit du capital à gouverner nos existences. L’État de droit a pour eux un sens très particulier, c’est l’État du droit de la propriété et du capital. Autrement dit, l’État de droit en régime capitaliste, c’est d’abord l’État du droit privé, et la démocratie, c’est toujours l’affaire de l’oligarchie « raisonnable ».
Évidemment, c’est un peu gênant pour ceux qui croient à la démocratie libérale parlementaire, au suffrage universel, à la souveraineté du peuple ou à la République. Comment faire pour rendre compatibles cet ordre de marché et un suffrage universel toujours potentiellement risqué ? On ne peut pas faire un coup d’État tous les matins pour garantir « l’ordre normal des choses », ce serait assez mal vu, et le calcul coûts-bénéfices ne serait pas forcément favorable.
Du côté de la Macronie, le NFP c’est le mal absolu, à côté duquel le RN n’est qu’un mal relatif.
On peut faire revoter par exemple quand le vote n’est pas conforme aux attentes, cela s’est déjà vu. Ou on peut contester le résultat du vote, ça s’est vu aussi, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Personne n’a gagné, personne n’a perdu. C’est un tour de passe-passe à trois temps : nier la réalité, mobiliser toutes les droites pour faire barrage à la gauche, diviser la gauche.
Pour ce faire il faut un diable, il est tout trouvé. Mélenchon est instrumentalisé par les droites et les médias contre le NFP, et la radicalité parlementaire de LFI est elle-même retournée comme un argument contre le NFP. En ce sens, LFI, tout à ses dépens, acquiert son utilité dans ce tour de prestidigitation mis en scène par Macron. Mélenchon a essayé de contrer la manœuvre par sa proposition de soutien sans participation à un gouvernement Castets. Mais, de toute façon, au-delà de la comédie élyséenne, Macron ne comptait pas la nommer première ministre.
Au cours de son histoire, le néolibéralisme a pris des formes diverses, y compris parfois violentes en faisant « le choix de la guerre civile », pour reprendre le titre d’un livre collectif auquel vous avez participé. Ce à quoi nous assistons en France est-il une sorte de retour à une version autoritaire du néolibéralisme ?
Ce n’est certainement pas un « retour » à une version autoritaire, car le néolibéralisme est en lui-même autoritaire. Pour une raison simple : le néolibéralisme est beaucoup plus qu’une idéologie ou une politique économique favorable au capital. C’est une stratégie qui consiste à mettre en œuvre par tous les moyens un certain type de société conçue comme un marché concurrentiel et à imposer une certaine anthropologie de l’homme identifié à une sorte d’entreprise. En somme, pour les néolibéraux, il s’agit de défaire ce qui se présente comme autant de limites à l’expansion de la raison capitaliste dans la société, et de construire une réalité sociale et humaine nouvelle, en harmonie avec la logique du capital, et cela dans tous les secteurs de l’existence bien au-delà de l’économie stricto sensu.
Les moyens peuvent être ouvertement brutaux, parfois très violents – on le voit en ce moment en Argentine. Ou plus doux, par la propagande, par le contrôle des médias, par la transformation des programmes scolaires, que sais-je encore. La combinaison des moyens est le cas le plus fréquent. En France, on joue aussi bien de la matraque policière que du matraquage des médias, et depuis longtemps déjà. Pensons aux « gilets jaunes » ou à la répression des mouvements écologistes.
Ce que nous avons montré dans Le Choix de la guerre civile, à partir d’une relecture systématique des principaux doctrinaires du néolibéralisme, c’est que cette entreprise politique a une grande cohérence stratégique et une tout aussi grande variété de moyens. L’objectif à atteindre est répété à longueur de discours et d’éditoriaux, et il est devenu d’autant plus « évident » qu’un système de contraintes objectives a fini par le rendre naturel, acceptable, voire désirable.
On a vu comment on a méprisé le résultat du référendum sur le traité européen en 2005, on a vu comment la « troïka » a traité la Grèce de Syriza en 2015. Toutes les recettes sont bonnes, elles peuvent être d’ailleurs anciennes. L’un des procédés les plus courants, c’est de faire peur. Effrayer, diaboliser, faire horreur. Trouver des boucs émissaires, des ennemis intérieurs, des islamo-gauchistes à toutes les portes, des wokistes à tous les carrefours. Les droites réunies se livrent à une guerre culturelle permanente, et nombre d’intellectuels y participent.
Ces derniers jours, on a observé une convergence entre le RN et la Macronie dans le rejet du programme du NFP, qui conduirait, selon eux, à un « effondrement économique du pays ». Comment interpréter ce rapprochement ?
Christian Laval : Pour que rien ne change vraiment dans la redistribution des richesses, ou disons plus globalement dans l’ordre économique, il faut l’union des trois droites : droite du centre, droite de droite et extrême droite. C’est indispensable. Le RN n’a aucun intérêt à ce qu’une politique de gauche authentique advienne, car la prospérité de son fonds de commerce démagogique – les « petits », les « oubliés », les « sans-grade », etc. – risquerait d’en souffrir en faisant revenir vers la gauche une fraction des classes populaires qui l’a désertée.
La loi immigration peut aujourd’hui être relue comme un petit cadeau de bienvenu préparatoire à la coalition des droites contre la gauche.
Du côté de la Macronie, le NFP, c’est le mal absolu, à côté duquel le RN n’est qu’un mal relatif. Et c’est bien normal car il y a plus de proximité entre les trois droites qu’entre chacune des droites et le NFP. C’est ce que Macron a voulu vérifier en recevant des droites successivement l’assurance de la motion de censure contre un gouvernement NFP. Le NFP fait ainsi l’expérience de son isolement lorsque les droites construisent autour de lui un véritable cordon sanitaire punitif, lorsqu’elles se liguent pour lui faire barrage.
Craignez-vous que l’extrême droite profite de la situation ?
Christian Laval : L’extrême droite est très forte, plus forte que jamais, mais elle a été mise en échec au second tour des législatives anticipées. Elle tient pourtant sa revanche en montrant son utilité pour le maintien de l’ordre des choses. Le Pen ne dit rien, mais sa force tient justement dans la silencieuse menace qu’elle fait peser sur la suite. Les gouvernements à venir ne vont tenir que par la bienveillance des droites mais aussi du RN devenu indispensable au barrage contre la gauche. Il faudra bien lui donner des gages et le remercier d’une manière ou d’une autre.
C’était déjà le cas avec la majorité relative de la précédente assemblée. La loi immigration peut aujourd’hui être relue comme un petit cadeau de bienvenue préparatoire à la coalition des droites contre la gauche.
Des appels à mobilisation sont lancés sur les mots d’ordre de « respect de la démocratie » et de « destitution » de Macron. Les mouvements sociaux ont été mis à rude épreuve ces dernières années. Peuvent-ils encore quelque chose ?
Les mouvements sociaux ont montré leur force par le nombre de gens mobilisés et par leur détermination, mais aussi leur faiblesse : ils n’ont pas gagné, ils ont été méprisés, ils se sont arrêtés sur des échecs. Peuvent-ils encore quelque chose ? La réponse tient au rapport des mouvements sociaux à la politique. Il faut reposer la question du cloisonnement entre le social et le politique. Les syndicats sont censés ne pas intervenir sur le terrain politique, ne pas se mêler de politique. Mais le Medef, la CGPME ou la FNSEA se gênent-ils pour faire de la politique active, pour être des acteurs politiques à part entière ?
Les choses peuvent changer. Le NFP pourrait offrir un cadre plus large que les partis. Ce cadre devrait pouvoir être investi par toute la société, par toutes les victimes des politiques néolibérales, par les citoyens engagés, les syndicats de salariés, les associations, les artistes, les chercheurs, les acteurs de l’économie sociale et solidaire, et bien d’autres. Si le NFP reste une alliance électorale entre partis, il risque fort d’avoir le même destin que le Front de gauche ou la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr]. Il sera vite la proie des rivalités de partis et de leurs chefs.
Il faut d’urgence « démocratiser » le NFP, en faire un bien commun de tous les gens de gauche. Ce sera la condition d’avoir un candidat unique en 2027. Sinon on recommencera toujours la même histoire. Il faudra encore et encore faire barrage à l’extrême droite en votant pour un clone de Macron à la prochaine élection présidentielle. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce sera toujours le cas. Mais on peut craindre que les partis n’y consentent pas facilement d’eux-mêmes, car cela les mettrait sous la pression unitaire de la base et des citoyens.
mise en ligne le 16 juillet 2024
Par Pascal Savoldelli et Éric Bocquet, (sénateurs PCF) sur www.humanite.fr
En sept ans de pouvoir, Emmanuel Macron a entrepris une série de réformes fiscales qui, sous couvert d’une prétendue nécessité de baisser les prélèvements obligatoires, ont renforcé les inégalités et profité aux 5 % de ménages les plus riches. La politique fiscale du Président de la République est devenue le symbole d’une politique injuste, inaudible et éloigné des réalités des Français.
L’économiste Gabriel Zucman s’alertait il y a peu du fait que la France était devenue un « paradis fiscal » pour les milliardaires. C’est bien le sens de la suppression insolente de l’Impôt de solidarité sur la fortune mais aussi de revenus financiers toujours moins imposés que les revenus du travail. Enfin, la dernière loi de finances comprend plus de 175 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises (6,6 % du PIB contre 2,4 % en 1979), sans contreparties au maintien de l’emploi, de l’activité, de la transition écologique.
Il est donc urgent de sortir la fiscalité de l’influence d’une culture de marchés. Les travailleuses et les travailleurs de ce pays doivent obtenir la reconnaissance de leurs capacités créatives et productrices.
Le consentement à l’impôt a en partie été miné par l’impression de faire peser la pression fiscale sur les couches populaires et intermédiaires, mensongèrement réputées exclues de l’imposition et qui pourtant, cotisent sur leurs revenus et s’acquittent de la TVA sur leur consommation. Si les Français sont majoritaires à considérer que le paiement d’impôt et de taxes est justifié car ils financent les services publics (sondage Elabe, pour l’Institut Montaigne et les Échos du 5 octobre 2023), ils sont 76 % à considérer que le système fiscal ne permet pas la redistribution des richesses. Cette majorité a voix au chapitre !
La très forte volonté de changement qui a conduit le Nouveau Front Populaire en tête des élections législatives trouve d’ailleurs en son cœur la nécessité d’une rupture en matière de fiscalité. Des impôts justes, c’est le prix de la démocratie. C’est poser les jalons d’une autre répartition des richesses produites. Au premier titre, la transformation de l’impôt sur les revenus qui profitera à 92 % des ménages, en passant de 5 à 14 tranches d’impôts.
De la même façon, le principe fiscal selon lequel les gros payent gros et les petits payent petits nous a déjà conduit, nous, parlementaires communistes, dans l’hémicycle, à proposer de rehausser le taux de l’impôt sur les bénéfices.
Aussi, devons être convaincus du bien-fondé de prélever 90 % de chaque euro supplémentaire de revenus excédant 400 000 euros. Faut-il rappeler que le taux marginal d’imposition sur le revenu en France était de 70 % dans les années 1960, et 91 % aux États-Unis ? Leurs économies n’ont alors jamais été aussi florissantes et redistributives : la catastrophe annoncée n’aura donc pas lieu et les mesures de réparation de nos services publics et du pouvoir d’achat seront financées. Oui, le programme du Nouveau Front Populaire est chiffré, travaillé de longue date par les parlementaires des différents partis qui le défendent à chaque débat budgétaire, et il est surtout nécessaire.
Nécessaire parce que nous alertons depuis décembre 2023 sur les risques budgétaires qu’encourt notre pays. Et nous ne nous y sommes pas trompés : le 21 février 2024, le Ministre de l’Économie grevait par décret de 10 milliards d’euros les finances de l’État. Soit l’aveu que les prévisions du gouvernement étaient hasardeuses, ses politiques non financées et son budget insincère.
Si la désinformation conjuguée à l’offensive des forces du capital a donné l’illusion d’un programme « pire que celui du Rassemblement National », c’est bien que le capital, les marchés financiers, ceux qui s’accaparent les richesses produites par le travail mènent la bataille pour empêcher la formation d’un gouvernement du Nouveau Front Populaire.
Le conflit entre les intérêts du travail et ceux du capital est d’une pleine actualité. Là est l’urgence de passer d’une campagne d’offre électorale éclaire à une campagne de mobilisation populaire durable. Sans l’intervention multiforme de toutes et tous, du monde du travail, de la société civile, les tentatives de réformes du gouvernement de gauche demeureront extrêmement fragiles voire contrées. L’exigence d’une autre répartition des richesses doit être portée par le corps social et dépasser le cadre du Nouveau Front Populaire, qui seul, ne parviendra pas à obtenir le rapport de force vis-à-vis du capital et de la droite qui se coalisent et s’organisent.
mise en ligne le 16 juillet 2024
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Aux antipodes des prédictions des conservateurs, l’Espagne, gouvernée par une coalition progressiste, voit sa croissance largement surpasser la moyenne des pays de la zone euro.
Janvier 2020. Le socialiste Pedro Sánchez passe un accord de gouvernement avec Unidas Podemos (UP) – composé de partis situés à sa gauche – sur la base d’un programme résolument progressiste. Un gouvernement de coalition est formé, il vise à faire de l’Espagne une « référence pour la protection des droits sociaux en Europe », soit résorber les mesures néolibérales et antisociales qui flagellent la population depuis plus de dix ans.
Abrogation des aspects les plus néfastes de la réforme du travail, réforme fiscale ambitieuse avec des hausses d’impôts pour les plus riches et les grandes entreprises, augmentation du salaire minimum, mesures en matière de logement, de transition écologique, de lutte contre les inégalités, etc. L’accent social – ainsi que féministe – est omniprésent et fait alors hurler les porte-voix de la bourgeoisie et du grand patronat.
Du jamais vu en 15 ans
Le moment est historique – il s’agit du premier gouvernement de coalition depuis 1936 – et toute la droite pousse des cris d’orfraie, dénonce l’alliance du PSOE avec la « gauche radicale », et accuse Sánchez de pousser le pays vers l’abîme avec une politique « irresponsable et dangereuse ». Le devenir de la stabilité économique, prétendument au cœur de leurs préoccupations, vise surtout à effrayer l’opinion publique.
Pour les conservateurs, pas de doute : avec les hausses des dépenses publiques et les mesures de protection sociale, le programme de la coalition « embrasse le communisme bolivarien », décourage les investisseurs, augmente la dette publique, nuit à l’emploi et à la compétitivité espagnole. Sans parler de la discipline budgétaire. Quatre ans après, force est de constater que c’est tout le contraire qui s’est produit.
La droite n’y croit pas, la gauche le fait
Les résultats macroéconomiques du gouvernement de coalition – qui a vu Sumar remplacer UP en novembre 2023 – sont bons, voire très bons, malgré l’impact de la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine. Les politiques de relance, qui forment un bouclier social protecteur vis-à-vis des familles, des travailleurs et des PME, ont porté leurs fruits et permis d’atteindre des chiffres records en matière d’emploi – jamais vus en quinze ans.
À cela s’ajoutent la hausse du salaire minimum (passé en quatre ans de 900 à 1 134 euros), les réformes qui ont permis aux travailleurs de recouvrer des droits, l’augmentation des retraites ou encore la création d’un revenu de solidarité active.
Les budgets « anti-austéritaires », la mise en place d’une taxe sur les transactions financières, sur les grandes fortunes ou encore sur les bénéfices exceptionnels des grands groupes financiers et de l’énergie, les plus de 200 autres lois approuvées depuis 2020 n’ont pas freiné l’économie.
La situation budgétaire a été plus solide que prévu l’an dernier. Avec une croissance annuelle de 2,5 %, l’économie espagnole a largement dépassé la moyenne de la zone euro (cinq fois inférieure), allant même jusqu’à se hisser sur la première marche du podium devant les autres principales économies européennes. La droite espagnole ne voulait pas y croire, la coalition progressiste au pouvoir l’a pourtant fait.
mise en ligne le 14 juillet 2024
Samuel Eyene sur www.humanite.fr
Huit mois après avoir remis en marche l’usine, les travailleurs de l’usine de papier emblématique de la Meuse se retrouvent à nouveau en difficulté. Des promesses non tenues par leur ancien propriétaire et un sous-investissement du nouveau renvoie l’entreprise en redressement judiciaire.
C’est l’histoire d’une reprise d’activité qui ne s’est pas passée comme prévu. Un an seulement après son rachat par le fonds allemand Accursia Capital, la papeterie Stenpa (ex-Stenay Papers) anciennement détenue par le groupe finlandais Ahlstrom, a été placé en redressement judiciaire, vendredi 5 juillet, par le tribunal de commerce de Bar-le-Duc. « Accursia Capital et Ahlstrom ne semblent pas respecter leurs engagements vis-à-vis des salariés », a dénoncé l’intersyndicale CGT-FO dans un communiqué.
« Le nouvel actionnaire n’a pas eu de projet industriel »
Un nouveau coup de massue pour les 124 salariés de l’usine spécialisée dans la fabrique de papiers destinés à l’emballage ou encore à la fabrication d’étiquettes. Déjà, en mars 2023, ils avaient dû faire face à la décision d’Ahlstrom de cession du site en raison d’une baisse du nombre de commande. Un plan social avait alors été lancé le 7 avril 2023 avant qu’un repreneur, trouvé en urgence, ne fasse irruption.
Des nouvelles bobines de papiers avaient vu le jour en novembre 2023. Et les travailleurs, las d’une longue lutte de cinq mois, se croyaient sauvés. Retour à la case départ, un an plus tard. La faute à des accords non respectés par l’ancien propriétaire, d’après les syndicats.
« Pour faire simple, lors de la reprise de la papeterie, l’ancien propriétaire Ahlstrom s’est engagé à trouver des commandes afin de l’aider à redémarrer. L’accord devait durer six mois. Cela a bien fonctionné au début. L’usine a repris son activité en octobre de l’année dernière avec près de 100 tonnes de commandes », raconte Alain Magisson, secrétaire du comité social et économique (CSE) et délégué CGT.
Mais la suite a été plus laborieuse. Le nombre de commandes a diminué et le précédent propriétaire a cessé de jouer « son rôle dans l’accompagnement. Il s’est même placé en concurrence de la papeterie de Stenay », poursuit le cégétiste.
Seulement, Ahlstrom n’est pas le seul tenu pour responsable dans les nouvelles difficultés. Les erreurs proviennent également « du nouvel actionnaire, qui n’a pas eu de projet industriel ni les moyens pour soutenir la société », précise Matej Kurent, directeur général de la papeterie Stenpa.
Ainsi, le CSE a alerté la direction et sommé Accursia de venir sur le site. Ce qu’elle n’a pas fait, contraignant une partie des délégués syndicaux à se déplacer en juin au siège munichois du fonds d’investissement pour obtenir des réponses… insatisfaisantes.
« La direction d’Accursia nous a expliqué comment elle opère. Elle reprend des entreprises dont les actions chutent à zéro et s’occupent de les relancer sans toutefois y investir le moindre centime, s’indigne Alain Magisson. Si la papeterie devient rentable, elle empruntera de l’argent auprès des banques. Mais Accurcia, lui, n’avance ni n’investit aucune somme. Il ne prend aucun risque ».
Difficile, dans ces conditions pour l’intersyndicale d’entrevoir un avenir radieux. L’usine meusienne fait donc face au péril d’une liquidation judiciaire au 30 septembre si aucun repreneur ne se fait connaître d’ici là.
mise en ligne le 13 juillet 2024
Cyprien Boganda, Pierric Marissal et Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Les porte-flingue du patronat et de tous ceux qui ont profité des années Macron multiplient les outrances et tirent à boulets rouges sur le programme de la gauche afin de l’empêcher de parvenir à Matignon.
Il ne manque guère que les invasions de sauterelles. Des éditorialistes libéraux et économistes orthodoxes au patron des patrons jusqu’à Bercy et au plus haut sommet de l’État, tous récitent la même messe depuis dimanche soir dernier et promettent l’apocalypse en cas de nomination d’un premier ministre de gauche.
Dans l’Opinion, Nicolas Beytout exhorte les Français à « se réveiller », pour ne pas succomber à la « radicalité » du programme du Nouveau Front populaire (NFP). Le Figaro met en garde contre un « suicide économique », citant Bruno Le Maire en roue libre : « C’est un délire total, c’est 1981 puissance 10, c’est l’assurance du déclassement, du chômage de masse et de la sortie de l’UE. » Rien que ça !
Leurs outrances sont proportionnelles aux changements que la gauche a portés dans les urnes. Le NFP à Matignon, c’est la mise au rebut du ruissellement, du tout pour les premiers de cordée, des niches fiscales et exonérations en faveur de ceux qui ont déjà trop. Vus sous ce prisme, les anathèmes lancés cette semaine prennent un tour nouveau.
« La hausse du Smic est une mesure qui augmenterait la pauvreté. » Gilbert Cette, économiste, le Point, 9 juillet
Le Nouveau Front populaire cherche à améliorer le sort des plus précaires en portant le Smic à 1 600 euros net, contre environ 1 400 euros ? Pour les libéraux, cette hausse plongerait les travailleurs dans le chômage et donc la misère en raison des suppressions d’emplois induites par un alourdissement du « coût » du travail. Ce scénario catastrophe ne s’est pourtant jamais observé dans les pays qui ont décidé d’instaurer et/ou d’augmenter leur salaire minimum, au cours des dernières années.
C’est le cas du Royaume-Uni, qui a créé son National Minimum Wage (NMW) en 1998, avant de l’augmenter de près de 40 % entre 2000 et 2017 (près de deux fois plus vite qu’en France). 30 % des salariés britanniques ont profité des hausses du NMW.
Dans une étude publiée en avril 2019, la Low Pay Commission (groupe d’experts auprès du gouvernement) dresse un bilan historique complet : « Au lieu de détruire des emplois, comme c’était prévu à l’origine (…), le salaire minimum a atteint ses objectifs d’augmenter les rémunérations des plus bas salaires sans mettre en danger leurs perspectives d’emplois. »
En France, les économistes du NFP ont conscience qu’une augmentation de 15 % du salaire minimum ne se fait pas d’un claquement de doigts. Pour aider les PME à absorber le choc, ils proposent plusieurs pistes : réorientation des 200 milliards d’euros d’aides aux entreprises en direction des plus petites, création d’un fonds d’aide aux PME ou encore, comme le préconise le PCF, système de prêts bancaires à taux d’intérêt très faibles, voire négatifs.
« L’annulation de la réforme des retraites nuirait à la pérennité de notre système par répartition. » Patrick Martin, président du Medef, 9 juillet
Usé jusqu’à la corde pendant la dernière réforme des retraites, l’argument est ressorti opportunément à la veille d’une possible arrivée au pouvoir de la gauche. Abroger la réforme de 2022 (recul de l’âge légal de 62 à 64 ans) conduirait à la ruine de notre régime universel de retraite. C’est supposer qu’il y avait urgence à réformer à l’époque, ce qui n’a jamais été démontré : le Conseil d’orientation des retraites (COR) estimait, fin 2022, que ses résultats « ne validaient pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ».
Et d’ajouter qu’après avoir été excédentaire en 2021 et 2022, le régime resterait déficitaire jusqu’en 2032, mais dans des proportions parfaitement contrôlables – entre 0,5 point et 0,8 point de PIB (un point de PIB = 1 % du PIB). Pierre-Louis Bras, ancien président du COR, avait même enfoncé le clou, en février 2023, en affirmant, au grand dam de la Macronie, que « les dépenses de retraite ne dérapent pas ».
L’abrogation du recul de l’âge de départ à la retraite, qui a pénalisé de nombreux travailleurs, n’aurait donc rien du suicide économique décrit par certains. « En termes de faisabilité, revenir en arrière à 62 ans est tout à fait possible d’autant que la réforme a à peine commencé à s’appliquer, rappelle l’économiste Michaël Zemmour dans la Dépêche du Midi. Pour cela, il suffit de trouver des ressources, et pas dans des proportions démesurées. Ça pourrait passer par des réductions d’exonérations ou d’exemptions de cotisations dans les entreprises, ou alors un très léger relèvement des cotisations sociales étalé dans le temps. Il y a vraiment un choix politique à faire. »
« Les propositions économiques du NFP représentent un danger vital pour la France. » Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, 11 juillet
Il a beau reconnaître être sur le départ, Bruno Le Maire continue de donner des leçons à tout-va. « Le programme économique du NFP est irréaliste : les dépenses envisagées sont irresponsables et les augmentations d’impôts s’approchent du vol », assène-t-il, ce jeudi.
En même temps, celui qui a passé un septennat à Bercy annonce 5 milliards d’euros de gel de crédits dans les budgets des ministères, car les 10 milliards déjà rabotés au premier semestre ne suffisent plus à limiter les déficits publics. « Il n’y a pas eu besoin d’attendre le Nouveau Front populaire pour être dans une situation de déficit. La France est déjà sous contrôle européen », ironise Jean-Marc Durand, rédacteur en chef de la revue Économie et politique. La dette publique a bondi de 1 000 milliards d’euros depuis sept ans. Une moitié suite à la crise du Covid, l’autre du fait des cadeaux fiscaux offerts aux entreprises et aux plus riches.
« Toutes les mesures de notre programme sont assorties d’une recette », soutient le député FI Gabriel Amard. La suppression des niches fiscales inefficaces doit rapporter 25 milliards d’euros ; l’impôt progressif sur l’héritage 14 milliards ; la taxation du capital au même niveau que le travail 2,7 milliards ; l’impôt sur les multinationales 26 milliards ; le renforcement de la taxe sur les transactions financières, 3 milliards. L’égalité salariale hommes-femmes entraînera des recettes estimées à 10 milliards d’euros.
« En matière de fiscalité, il faut toujours miser sur l’élargissement de l’assiette des prélèvements, qui génère des recettes », rappelle Jean-Marc Durand. Le programme du NFP « inverse le paradigme » et promeut une reprise de l’activité avec des mesures en faveur du pouvoir d’achat et de l’investissement des entreprises.
« Si on paie mieux les gens, qu’on en met à la retraite et qu’on embauche aussi, cela génère de la croissance », et des recettes fiscales, décrypte cet ancien de la Direction générale des finances publiques, qui affirme que « le NFP dispose de propositions qui relancent la machine économique, avec le pôle public bancaire, les mesures en faveur des TPE et PME pour faire face à la hausse du Smic ». De plus, le NFP défend un conditionnement des aides aux entreprises qui permettrait de réduire cette enveloppe, actuellement de 200 milliards d’euros.
« Le rétablissement de l’ISF ferait partir les riches. » Patrick Martin, 9 juillet
L’argument est éculé. On l’a déjà entendu en 1981, à la création de l’impôt sur les grandes fortunes ; en 1989 à sa transformation en ISF, etc. Pourtant, en plus de trente ans d’existence, cet impôt n’a pas fait fuir grand monde. Seuls 0,2 % des assujettis étaient des exilés fiscaux, avançait même un rapport de la Direction générale des finances publiques, datant du milieu des années 2010. En 2006, l’économiste Gabriel Zucman pointait déjà que, s’il y avait bien quelques départs, ceux-ci « ne représentent pas des pertes de recettes fiscales significatives : au grand maximum, 10 % de ce que l’ISF rapporte ».
Pourtant, « cet argument est le premier présenté par les libéraux dès qu’on évoque l’ISF », déplore Anne Guyot-Welke. « Une chose est sûre, la suppression de l’ISF n’a pas amené un retour significatif d’expatriés », remarque la secrétaire nationale de Solidaires finances publiques.
Le bouclier fiscal mis en place par Sarkozy en 2007 n’avait pas non plus freiné l’exil des fortunes. Vraiment, depuis quarante ans qu’il est rabâché et que sa nullité fut maintes fois démontrée, l’argument de la fuite des capitaux aurait dû faire long feu… En revanche, les réformes de l’ère Macron (fin de l’ISF et création de la flat tax) ont permis que les versements de dividendes battent de nouveaux records chaque année.
En outre, dans le programme du NFP, l’ISF reviendrait accompagné d’une exit tax cohérente. « Cette taxe concerne les personnes qui ont plus de 1,3 million d’euros de patrimoine, qui se sont expatriées dans des pays à la fiscalité avantageuse, et qui voudraient en profiter pour vendre leur patrimoine mobilier, comme leurs actions », explique Laurent Perin de la CGT finances. Juste au cas où.
mise en ligne le 9 juillet 2024
sur https://www.cgt.fr/actualites
La mobilisation citoyenne a déjoué le scénario catastrophe d’Emmanuel Macron qui, par sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale, a créé le chaos et déroulé le tapis rouge au Rassemblement National. Une large majorité d’électeurs et d’électrices ont clairement exprimé leur refus de donner les clés du pays à l'Extrême droite.
Le Nouveau Front Populaire, porteur d’un programme prévoyant notamment l'augmentation des salaires et des pensions, l'abrogation de la réforme des retraites et l'investissement dans nos services publics, est arrivé en tête.
Espagne, Grande-Bretagne et maintenant la France : les réactionnaires sont battus sur la base d’attentes sociales fortes. En Europe, le choix est désormais clair : progrès social ou fascisme, le libéralisme n’est plus une alternative.
Le président de la République a été sévèrement sanctionné.
Il a été totalement irresponsable en tentant jusqu’au bout de mettre dos à dos l’Extrême droite avec la gauche, contribuant ainsi à la légitimation du
Rassemblement National et de son idéologie.
Heureusement, la majorité des organisations syndicales, la société civile, la jeunesse et les partis politiques républicains ont pris
leurs responsabilités. Fidèle à son histoire, la CGT a continué de rappeler très fermement
que le Rassemblement National est toujours un parti raciste, antisémite, homophobe, sexiste et violent et qu’il ne doit jamais être considéré comme
un parti comme les autres.
Au-delà, les leçons doivent être tirées en profondeur pour contrer la progression continue du Rassemblement National, qui a obtenu un nombre de député·es record.
La CGT alerte. Les exigences sociales doivent être entendues : le travail doit permette de vivre dignement et les services publics doivent être développés dans tous les territoires.
Pas question que le patronat, qui a brillé par sa complaisance envers l’Extrême droite, ait encore gain de cause.
Il faut rassembler le pays qui a été clivé de façon très violente et lutter avec détermination contre le racisme, l'antisémitisme et l'islamophobie. Il faut aussi renforcer les obligations déontologiques et l’indépendance des médias actuellement dans les mains de quelques milliardaires.
Le sursaut populaire citoyen ne doit pas s’arrêter, il doit s’organiser dans la durée.
Depuis les élections européennes, des milliers de salarié·es et retraité·es ont fait le choix de se syndiquer à la CGT.
Cette dynamique doit s’amplifier pour permettre aux travailleuses et travailleurs de reprendre le pouvoir sur leur travail et leur vie. Partout dans les territoires, la CGT va rencontrer les député·es républicains pour porter les exigences du monde du travail.
La CGT va réunir ses instances de direction pour décider de toutes les initiatives nécessaires et échanger avec l’intersyndicale et les associations pour continuer à avancer dans l’unité la plus large.
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Après la « victoire incroyable » de la gauche, Sophie Binet exige du président de la République qu’il respecte le verdict des urnes. La secrétaire générale de la CGT livre sa réflexion sur l’urgence de renouer avec le monde du travail et ses revendications. Une intersyndicale doit avoir lieu ce 9 juillet.
Au second tour, le barrage républicain a empêché le RN de faire main basse sur Matignon. Est-ce une satisfaction ?
Sophie Binet : C’est une victoire incroyable. La mobilisation citoyenne a réussi à déjouer tous les scénarios catastrophes préparés depuis l’Élysée. Emmanuel Macron organise le chaos pour dérouler le tapis rouge à Jordan Bardella.
La gauche a su s’unir sur un programme de rupture avec le macronisme malgré des divergences fortes. La majorité des syndicats, CGT et CFDT en tête, ont pris leurs responsabilités en appelant à barrer la route de Matignon à l’extrême droite.
La clarté des désistements a contribué à battre en brèche la stratégie du « ni, ni » de la Macronie. Nous avons forcé la droite et le centre à reconstruire un barrage républicain, même fragile. Les électeurs ont pris leurs responsabilités. Le peuple français a réaffirmé que notre République, ce n’était pas l’extrême droite.
La CGT a soutenu le programme du Nouveau Front populaire (NFP). La gauche, en majorité relative, devra faire des compromis. Quelles sont vos lignes rouges ?
Sophie Binet : Les exigences sociales doivent être entendues. La CGT scrutera de près les contenus sociaux du prochain exécutif. À commencer par l’abrogation de la réforme des retraites. C’est un point majeur. L’opposition à cette réforme a pesé lourd dans ce scrutin. Grâce à la pugnacité des organisations syndicales, nous avons déjà gagné l’abandon de la réforme de l’assurance-chômage.
Ce n’est pas une petite victoire. La CGT veut des réponses claires sur l’augmentation des salaires, du point d’indice des fonctionnaires et des pensions. Le Smic à 1 600 euros était dans le programme du NFP.
Cela correspond aux revendications de la CGT. Un calendrier doit préciser sa mise en œuvre. L’indexation des salaires est un impératif, car le RN prospère sur le déclassement du travail. Enfin, des moyens doivent être débloqués pour nos services publics.
Quelles places pour les questions industrielles ?
Sophie Binet : Quand on ferme une usine, c’est un député du RN qui est élu. Les aides versées aux entreprises doivent être remises à plat et conditionnées. Le septennat d’Emmanuel Macron a été extrêmement profitable aux grandes entreprises. Elles ont bénéficié d’au moins 60 milliards de cadeaux supplémentaires en termes de baisse d’impôts et profitent chaque année de 170 milliards d’aides sans condition, ni contrepartie.
Il faut une autre répartition des richesses. Le patronat doit passer à la caisse. La CGT attend des actes forts et rapides, notamment dans les luttes sociales en cours. L’avenir des centrales de Cordemais et Gardanne, mais aussi de la papeterie Chapelle Darblay, doit être garanti. La CGT réclame un moratoire sur les licenciements en cours.
Enfin, la privatisation de Fret SNCF doit cesser, avec un moratoire sur le plan de discontinuité. La CGT se tient prête à proposer un plan de développement du ferroviaire au prochain gouvernement.
Quel profil doit aller à Matignon ?
Sophie Binet : La CGT n’a pas à faire le casting du futur exécutif. Mais une aspiration au renouvellement a émergé dans cette dynamique populaire. La gauche est en situation de cohabitation avec Emmanuel Macron. Jusqu’au bout, le président essayera d’empêcher une politique de justice sociale, avec la complicité du patronat. Il continuera à jouer les pyromanes.
« Nous avons besoin d’une gauche de rupture capable de gouverner et d’apaiser le pays. »
Le futur gouvernement doit se donner les moyens de durer, il doit être composé de personnalités qui rassemblent et répondent aux exigences sociales du monde du travail. Le pays est fracturé. Nous avons besoin d’une gauche de rupture capable de gouverner et d’apaiser le pays.
La stratégie de clivage, du bruit et de la fureur, de polarisation, profite in fine à l’extrême droite. Nous n’avons pas besoin de jeter du sel en permanence sur le débat public. Le NFP a une obligation de réussite, il ne doit ni trahir ni décevoir.
Vous craignez des manœuvres de l’Élysée pour empêcher la gauche de gouverner ?
Sophie Binet : Par son silence, Emmanuel Macron cherche à s’asseoir sur le résultat des urnes. Le chef de l’État souhaite un gouvernement technique dans la continuité de sa politique néolibérale. Le résultat, nous le connaissons par avance et nous l’avons vu en Italie.
Une coalition sans contenu social propulsera Marine Le Pen à l’Élysée en 2027. Il serait irresponsable de repartir sur une majorité relative composée des macronistes et des LR.
Quelles initiatives la CGT va-t-elle prendre dans les jours à venir ?
Sophie Binet : Une intersyndicale se tiendra ce mardi soir. Avec les autres organisations syndicales, nous continuerons à chercher à rassembler le pays autour de nos revendications sociales et à empêcher un hold-up démocratique. Le patronat a brillé par sa complaisance envers l’extrême droite. Il n’est pas question qu’il bloque de futures avancées sociales.
La société civile a maintenu une pression populaire sur les partis de gauche. Cet attelage doit-il perdurer ?
Sophie Binet : La CGT rencontrera tous les députés élus, sauf ceux de l’extrême droite. Sans la mobilisation de la société civile, des députés républicains de tous bords n’auraient jamais été élus. Durant ce mois de campagne, une repolitisation de la société s’est opérée : la jeunesse, le mouvement ouvrier, les intellectuels, une partie du monde de la culture et du sport, des journalistes…
Les initiatives se sont multipliées. Il ne faut surtout pas laisser la politique aux politiciens. Ce souffle ne doit pas retomber, sinon Emmanuel Macron jouera avec le RN pour créer le chaos. La CGT continuera à se mêler des affaires politiques.
Le 7 juillet, le RN et ses alliés ont recueilli plus de 10 millions de voix. Le vote d’extrême droite progresse inexorablement dans le salariat. Comment inverser cette tendance ?
Sophie Binet : Nous sommes en sursis d’une arrivée du RN au pouvoir. La CGT alertait, souvent seule, de la progression de l’extrême droite chez les travailleurs. On ne pourra pas lutter contre le racisme sans lutter contre l’antisémitisme, car ces discriminations prennent des formes distinctes mais ont des ressorts communs.
Attention à ne minimiser ni l’un ni l’autre de ces fléaux et à surtout cesser de les mettre en opposition. Les actes racistes et islamophobes ont explosé ces dernières semaines sur les lieux de travail.
Par exemple, à Enedis, une salariée s’est fait traiter de sale négresse. La CGT va interpeller le patronat : quelle politique va-t-il mettre sur pied pour lutter contre le racisme ? Nous proposerons à l’intersyndicale de se saisir de ces enjeux.
Les formations de gauche sont-elles encore audibles dans le monde du travail ?
Sophie Binet : C’est un axe de travail que nous devons aborder avec la gauche politique. Des bastions ouvriers, comme dans les Bouches-du-Rhône, l’Est, le Nord, la Seine-Maritime basculent à l’extrême droite. Ce n’est pas qu’un vote sanction vis-à-vis d’Emmanuel Macron.
Dans une grande partie du salariat, l’extrême droite est un vote d’adhésion. Dans des duels face à la gauche, des salariés ont choisi le bulletin RN. La déstructuration du travail et l’explosion des collectifs de travail sont des accélérateurs de la progression du RN.
La question du travail doit-elle être centrale pour reconquérir les classes populaires ?
Sophie Binet : Oui. La gauche a trop délaissé le travail, tout comme les enjeux industriels. La gauche qui a gouverné sous François Hollande a démissionné face à la finance et a organisé le partage de la pénurie au sein du salariat, en opposant les cadres et les ouvriers. Des partis de gouvernement ont eu pour seule proposition aux présidentielles le revenu universel.
« La gauche doit redevenir le parti du monde du travail. »
Au lieu de parler de salaire, la gauche a parlé de pouvoir d’achat. Des formations ont abandonné le combat pour l’amélioration collective des conditions de travail, en apportant des réponses segmentées pour la seule frange de celles et de ceux les plus en difficulté, en développant les aides sociales, tout en renonçant à affronter le capital. La gauche doit redevenir le parti du monde du travail.
Peut-on parler d’une même voix aux classes populaires de Seine-Saint-Denis, de Flixecourt ou de Saint-Amand-les-Eaux ?
Sophie Binet : C’est l’enjeu qui est devant nous. Sous le poids des mutations du travail, les catégories populaires sont devenues diverses. Ces dernières sont profondément clivées par le vote RN. La question sociale rassemble largement. Nous devons faire comprendre aux travailleurs l’importance d’une expression de classe. Sinon, le patronat continuera de dérouler son projet antisocial.
C’est en ce sens que l’extrême droite est le pire ennemi des travailleurs : elle les fracture en les mettant en opposition selon la religion, la couleur de peau, la nationalité ; pendant ce temps-là le patronat a une paix royale et se frotte les mains ! Cependant, l’abstention reste le premier parti des ouvriers. Nous devons aussi les convaincre de l’utilité de voter.
Comment analysez-vous le rôle de la CGT dans cette séquence ?
Sophie Binet : Je suis très fière du déploiement de la CGT depuis l’annonce de la dissolution. Plus de 3 000 adhésions ont été réalisées. La CGT aurait pu agir comme d’autres, en faisant primer ses intérêts électoraux, et ne pas affronter certains salariés.
De nombreuses circonscriptions ont été gagnées à une poignée de voix. Sans l’investissement de la CGT, le résultat des urnes aurait été différent. Nous sommes restés fidèles à notre histoire. À chaque fois qu’une menace fasciste planait, la CGT a pris ses responsabilités. Nous avons tenté d’être à la hauteur de l’héritage de Benoît Frachon, Georges Séguy, Martha Desrumaux et Henri Krasucki.
mise en ligne le 4 juillet 2024
Stéphane Guérard, Nadège Dubessay et Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Le programme du Nouveau Front populaire donne un cap aux futurs députés pour engager le bras de fer à l’Assemblée et changer le quotidien. La preuve par quatre.
Quels que soient la configuration de l’Assemblée dimanche soir et le rapport de force qui s’en dégage, les députés de gauche comptent imposer des mesures chocs afin de répondre aux demandes de changement qui se sont fait jour lors de ces législatives.
Porter le Smic à 1 600 euros net
Dans la foulée du programme du NFP, les députés de gauche de la future Assemblée comptent batailler pour que le Smic soit porté à 1 600 euros net, soit une hausse d’environ 15 % par rapport au niveau actuel. Pour répondre aux libéraux qui agitent le spectre d’une multiplication des faillites d’entreprises en cas d’envolée de leurs « coûts » salariaux, le NFP fait valoir plusieurs arguments.
D’abord, qu’une hausse des bas salaires relancera la consommation (moins on est riche, moins on épargne et plus on injecte son revenu supplémentaire dans l’économie), donc l’activité. Ensuite, qu’aucun des États qui a augmenté fortement son salaire minimum au cours des vingt dernières années (tels le Royaume-Uni, l’Ontario aux États-Unis, etc.) n’a connu de catastrophe économique, au contraire. Enfin, qu’il est toujours possible d’aider les PME à amortir le choc salarial que cela représenterait, par la création d’un fonds de compensation notamment.
Abroger la retraite à 64 ans
Adoptée par 49.3 il y a un an malgré un mouvement social historique, la réforme des retraites est revenue comme un boomerang au visage des macronistes. L’abrogation de l’âge légal de départ à 64 ans est tout à fait envisageable et apaiserait les esprits. Contrairement à ce qu’a affirmé Gabriel Attal, le régime universel des pensions ne ferait pas banqueroute en revenant aux 62 ans.
D’une part, la réforme de 2023 se met progressivement en place et n’a pas eu le temps de produire ses effets d’économies. D’autre part, l’augmentation du nombre d’années cotisées nécessaires (43 annuités) figurait déjà dans la réforme Touraine précédente, que l’actuelle ne fait qu’accélérer. Enfin, parce que le NFP propose de très nombreuses pistes de financement pour pallier le manque à gagner de l’abrogation (autour de 22 milliards d’euros, selon l’économiste Michaël Zemmour) ainsi que le sous-financement chronique dont souffre le régime.
La hausse de 0,25 point par an des cotisations sociales des salariés et employeurs prônée par le NFP couvrirait les deux tiers du coût de l’abrogation, en cinq ans. La taxation des revenus désocialisés ou défiscalisés (épargne salariale, prime Macron, intéressement, participation, dividendes, rachats d’actions…) ferait le reste.
Muscler l’émancipation par l’éducation
L’instruction est un ressort fondamental de lutte contre les idées d’extrême droite. Dans la dynamique du Nouveau Front populaire, les députés de gauche comptent bien renforcer le système scolaire grâce à trois mesures d’urgence : augmenter les salaires des enseignants comme de l’ensemble de la fonction publique pour rendre les carrières attractives ; abroger le « choc des savoirs » d’Attal en renforçant la liberté pédagogique des enseignants ; instaurer une « gratuité intégrale à l’école » (cantine, fournitures, transports, activités périscolaires) pour muscler le pouvoir de vivre des familles.
En confrontation directe avec le programme rance du RN, qui veut faire de l’école « le conservatoire vivant du patrimoine des savoirs accumulés depuis des siècles », la gauche entend aussi rompre avec la vision utilitariste de la Macronie d’un système éducatif orienté vers les seuls besoins des entreprises.
L’émancipation des élèves passe par un réinvestissement dans les locaux scolaires, la modulation des dotations des établissements – y compris privés – pour renforcer la mixité sociale, ainsi que l’abolition de Parcoursup et de la sélection dans les universités publiques.
Réanimer le système de santé
Relancer un système de santé atrophié par des années de sous-financements, alors que les besoins de la population vont grandissants, nécessite de changer les règles. Pour ce faire, les députés de gauche élus dimanche soir pourront s’inspirer des mesures phares contenues dans le programme NFP.
La lutte contre les déserts médicaux implique la régulation de l’installation des médecins et la participation des cliniques privées à la permanence des soins, avec la garantie d’un reste à charge zéro. Un plan de « rattrapage des postes manquants de fonctionnaires », particulièrement à l’hôpital public, un autre de recrutement dans le médico-social (Ehpad, IME, aide à domicile…) s’accompagneraient de la revalorisation des métiers et des salaires.
La constitution d’un pôle public du médicament combattrait efficacement les pénuries de médicaments. Et une vraie politique de prévention implique de s’attaquer aux polluants éternels (Pfas).
mise en ligne le 28 juin 2024
Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr
L’économiste, qui a initié un appel au rassemblement de la gauche et participé au chiffrage du programme du Nouveau Front populaire, défend les choix budgétaires de redistribution des richesses et de relance de l’économie. Elle analyse la situation politique inédite liée aux législatives anticipées.
Vous avez publié en septembre 2023 avec Thomas Piketty Une histoire du conflit politique en France, 1789-2022. Assiste-t-on aujourd’hui à une nouvelle forme de conflit politique et électoral dans le pays, puisque l’extrême droite peut remporter des législatives pour la toute première fois dans l’histoire de notre pays ?
Julia Cagé : Nous assistons au retour de la bipolarisation mais sous une forme extrêmement dangereuse et inconnue jusqu’alors, puisque c’est le RN qui a réussi l’union des droites autour d’un bloc que l’on pourrait qualifier de national libéral (le bloc RN, LR, Reconquête).
Comme nous l’avons souligné avec Thomas Piketty à la suite de notre livre, dans un document de travail publié lundi1 (1), les européennes ont marqué le début de ce processus de fragilisation du système de tripartition, avec la chute du bloc libéral central à moins de 15 % des voix. La question qui se pose désormais – et à laquelle personne n’a encore de réponse – est de savoir quelle forme exacte prendra cette bipartition dans le futur.
Ce qui semble le plus souhaitable serait un retour à une bipartition gauche-droite telle que celle que nous avons connue tout au long du XXe siècle, ce qui supposerait que le bloc social-écologique, aujourd’hui le Nouveau Front populaire (NFP), parvienne à élargir son électorat en direction des classes populaires, c’est-à-dire non seulement des abstentionnistes dans le monde urbain, mais, surtout et avant tout aujourd’hui, des électeurs RN dans les territoires ruraux.
Face au péril, vous avez initié un appel très largement signé pour un rassemblement à gauche. Cette union s’est faite, sous la bannière du NFP. Les cartes sont-elles dès lors rebattues et la gauche peut-elle, selon vous, l’emporter au moment où plus que jamais l’histoire l’y oblige ?
Julia Cagé : Oui, je pense que la gauche peut l’emporter car elle a deux chances de son côté : d’une part, elle est unie, avec le NFP, et, d’autre part – et c’est là que le parallèle avec 1936 me semble particulièrement intéressant –, elle est soutenue par l’ensemble de la société civile. Le NFP, ce ne sont pas seulement les femmes et les hommes politiques, les partis et les mouvements, ce sont les syndicats, les militants, les activistes, le monde de la culture comme celui de la recherche, les travailleurs, partout.
« Diaboliser à tout prix le RN n’a plus de sens ; il faut leur redonner envie de voter pour la gauche. »
C’est cela qui permet de créer une véritable dynamique. Il y a chez la société civile une volonté de participer à la construction du NFP, de le déborder aussi. Pour que la gauche, dès le 8 juillet, tienne l’ensemble de ses engagements. Et ça ne sera pas facile car elle aura contre elle plusieurs freins, à commencer par les marchés financiers. Mais elle aura surtout et avant tout derrière elle la dynamique de la société civile, car il n’y a jamais eu en France de grands progrès sociaux sans mouvements populaires.
Vous expliquez dans votre livre que le vote en France est à la fois un vote de classe et un vote territorial. Vous parlez de « classe géosociale ». Alors que le vote RN semble devenir un vote à la fois bourgeois et populaire, comment la gauche peut-elle répliquer ?
Julia Cagé : La clé est du côté du vote populaire rural, que la gauche doit absolument reconquérir. Il y a deux résultats importants sur ce point dans notre Histoire du conflit politique. D’une part, jamais la classe géosociale – c’est-à-dire non seulement le revenu, le patrimoine, l’éducation, la profession, etc. mais également le territoire où les individus vivent – n’a expliqué autant des différences de vote entre communes.
C’est fondamental si l’on veut comprendre la montée du RN : les électeurs ne votent pas RN parce qu’ils sont racistes, défiants ou malheureux ; ils votent RN parce que, au cours des dernières années, ils ont eu de moins en moins accès à des services publics de qualité, et parce qu’ils sont en souffrance du point de vue de leur pouvoir d’achat. Ils ont peur également d’être déclassés.
Cela ne veut pas dire que les élus du RN ne jouent pas sur les peurs, la montée des tensions, ne menacent pas les libertés tout comme la cohésion du pays et ne sont pas racistes ; mais s’il faut combattre ces élus, il faut convaincre leurs électeurs sur le terrain des idées. Diaboliser à tout prix le parti n’a plus de sens ; il faut leur redonner envie de voter pour la gauche.
Or, et c’est le second résultat important – qui, d’une certaine façon, peut nous rendre optimistes – ces classes populaires rurales, qui se tournent vers le RN, ont pour l’essentiel les mêmes préoccupations que les classes populaires urbaines qui, elles, votent à gauche : les services publics et le pouvoir d’achat. Les principaux déserts médicaux en France, c’est la Creuse et la Seine-Saint-Denis ! Le programme du NFP répond à ces préoccupations.
Vos travaux portent aussi sur les médias, dont la liberté et le pluralisme sont indispensables à la démocratie. Comment analysez-vous l’offensive d’une partie d’entre eux contre le NFP et la place prise par les médias bollorisés dans le débat public ?
Julia Cagé : Vincent Bolloré et l’utilisation à des fins idéologiques des nombreux médias dont il a fait l’acquisition puis pris le contrôle au cours des dernières années – au détriment de tout respect de l’indépendance des journalistes et ce malgré le courage des rédactions (celle d’i-Télé comme celle du Journal du dimanche, que les journalistes ont fini par quitter) – sont en partie responsables de la montée du RN. C’est d’ailleurs son objectif depuis le début. Malheureusement, ce n’est pas nouveau.
La recherche en sciences sociales a montré, depuis des années, l’influence des médias dans les comportements de vote. Un cas d’école, très bien étudié, est celui de Fox News aux États-Unis. En France, nous nous sommes longtemps crus protégés parce que le régulateur – historiquement le CSA, aujourd’hui l’Arcom – est censé garantir le respect du pluralisme interne de l’audiovisuel, public comme privé. Or, ce que l’on constate, c’est que ces règles sont insuffisantes et que l’Arcom n’a pas assez utilisé les armes à sa disposition. Où est le pluralisme sur CNews aujourd’hui ?
Pourquoi Europe 1 ne réagit en aucune façon aux injonctions de l’Arcom ? Si l’on ajoute à cela que le pluralisme externe n’est que trop peu assuré, du fait des insuffisances de la loi de 1986 et de la concentration croissante du secteur des médias, on se trouve face à un paysage médiatique qui, au lieu d’informer les citoyens et de les éclairer dans leurs choix, les désinforme en partie. C’est très grave. D’autant que cette offensive idéologique d’un Vincent Bolloré – et il n’est pas le seul – n’est plus propre au secteur des médias et s’étend à celui de l’édition.
Vous avez participé en tant qu’économiste au chiffrage du programme du NFP. Il prévoit d’augmenter les dépenses publiques afin d’améliorer la vie des citoyens, en imposant le capital et les plus fortunés. La droite et l’extrême droite considèrent que ce virage conduirait à un effondrement économique du pays. Que répondez-vous ?
Julia Cagé : Je réponds qu’ils se trompent. Et ce, pour plusieurs raisons. La science économique n’est pas une science dure – on peut difficilement prévoir l’avenir. Mais l’histoire économique nous apprend à tirer les leçons du passé. Or, que nous ont appris sept ans de macronisme ? Premièrement, que la politique budgétaire et fiscale qui a consisté à faire des cadeaux aux plus riches n’a eu aucun effet décelable sur l’investissement ou les créations d’emplois.
En revanche, elle a conduit à une augmentation très forte des inégalités. D’après Challenges, les 500 plus grandes fortunes sont passées depuis dix ans de 200 milliards d’euros (environ 10 % du PIB) à 1 200 milliards (50 % du PIB) ; d’après les dernières données du World Inequality Lab, les 1 % des fortunes les plus importantes atteignent les 3 500 milliards d’euros en France (soit 150 % du PIB) ! Et tout ça sans créer de la croissance supplémentaire et sans retour des plus riches.
Le projet du NFP, c’est un projet de justice sociale. Mais, au-delà, c’est une stratégie assumée d’investissement dans la formation, les universités et la recherche, la seule qui peut durablement faire progresser la productivité. Le tout avec les fondations d’une véritable social-démocratie à la française, avec un tiers des sièges pour les salariés dans les conseils d’administration des entreprises, comme cela se fait en Suède et en Allemagne depuis les années 1950, ce qui est la meilleure façon d’impliquer les travailleurs dans des stratégies d’investissement et de haute productivité à long terme.
De plus, ce projet est financé. Là où Macron a laissé filer la dette et les déficits bien avant la crise du Covid, le NFP propose de mettre une recette en face de chaque dépense. Il ne s’agit donc pas de faire de la dette supplémentaire, mais de faire contribuer une poignée de très aisés – ainsi que les grandes multinationales qui échappent à l’impôt – au financement de l’avenir.
Le chiffrage du NFP, prudent, ne prend pas en compte les possibles effets bénéfiques des mesures proposées. Est-il possible d’évaluer les retombées positives qu’auraient une hausse du Smic, un blocage des prix, un développement des services publics et une relance de l’emploi sur l’activité économique, la croissance et la consommation ?
Julia Cagé : Oui, nous aurions pu le faire… si on nous avait donné plus de trois semaines ! Je veux souligner que la dissolution fait partie de l’arsenal démocratique de notre pays et que l’on ne peut jamais regretter de faire entendre la voix des citoyens. Mais trois semaines pour la tenue d’une élection, c’est un véritable déni de démocratie.
Les gens n’ont pas eu le temps de s’inscrire sur les listes électorales, les partis ont dû s’organiser dans l’urgence. Emmanuel Macron faisait d’ailleurs le pari de leur désunion. Pari perdu : il a fallu moins d’une nuit pour permettre à l’idée d’un NFP de naître. Mais le président joue au poker avec notre démocratie.
« Quand on voit l’état de nos hôpitaux, il faut au contraire que l’État investisse davantage dans les services publics de santé. »
Pour revenir à votre question, oui – et le NFP au pouvoir le fera pour préparer le prochain budget de l’État –, notre chiffrage peut être considéré comme conservateur du point de vue des recettes car nous ne prenons pas en compte la relance de la consommation qui sera engendrée par les gains de pouvoir d’achat des plus modestes.
À l’inverse, les cures d’austérité décidées par le gouvernement nuisent-elles à notre santé économique ?
Julia Cagé : Bien sûr. C’est l’erreur qui a été faite en Grèce à la suite de la crise financière, crise qui s’est ensuite étendue à toute l’Union européenne du fait des mesures austéritaires là où les États-Unis – qui ont fait le choix de la relance – ont sorti beaucoup plus rapidement la tête de l’eau. Et on voudrait à nouveau que l’État investisse moins ?
Quand on voit l’état de nos hôpitaux, il faut au contraire que l’État investisse davantage dans les services publics de santé. Quand on voit que les plus jeunes ne se présentent même plus au concours d’enseignants, on se dit qu’il est urgent de revaloriser le point d’indice des fonctionnaires, etc. Et nous avons les moyens de le faire, pas en faisant plus de déficit, mais avec une fiscalité plus progressive.
Macron diabolise le NFP et la gauche, les plaçant au même niveau que l’extrême droite, ce qui détruit toujours plus le barrage républicain et offre un immense cadeau au RN…
Julia Cagé : Je pense que ceux qui mettent le NFP sur le même plan que le RN ont perdu toute boussole morale ; et plutôt que de donner des leçons sur les extrêmes, ils feraient mieux d’ouvrir des livres d’histoire. Qu’il y ait un conflit classiste sur la répartition des revenus et des patrimoines, cela est naturel. C’est ce qui a été au XXe siècle au centre de la bipartition et a conduit à des alternances politiques. On ne peut pas reprocher aux plus riches de vouloir moins de progressivité de l’impôt.
Mais le problème aujourd’hui, c’est que certains semblent oublier que le RN n’est pas un parti de « droite classique ». Certes, Marine Le Pen prône la suppression de l’impôt sur la fortune immobilière. Mais il y a tout le reste : le racisme, la préférence nationale, la privatisation de l’audiovisuel public, les multiples atteintes aux libertés… et on mettrait ce parti sur le même plan que la gauche ? Que la gauche qui ne serait plus que « radicale » ? Mais radicale en quoi ?
Le programme économique du NFP, si on le compare à celui de 1981, pourrait être qualifié de « social-démocrate. ». En voulant se poser en « centre de la raison », en établissant cette rhétorique « moi contre les extrêmes », qui lui a permis de se maintenir au pouvoir malgré un socle électoral extrêmement étroit et extrêmement favorisé socialement, Macron a profondément dégradé la qualité du débat politique et public.
Il fait le lit du RN. Heureusement, face à ce danger, les gauches et les écologistes ont su dépasser leurs divisions pour créer le NFP. Elles ont également su garder leur boussole idéologique et appelé partout à faire battre le RN.
mise en ligne le 27 juin 2024
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
L’insoumis Manuel Bompard pour le Nouveau Front populaire, Jordan Bardella pour le RN et Gabriel Attal pour le camp présidentiel se sont affrontés lors d’un premier débat, parfois peu audible, sur TF1, mardi 25 juin. Jeudi sur France 2, c’est le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui prendra le relais.
Alors que le vote pour le premier tour des élections législatives n’est plus que dans quelques jours, Manuel Bompard pour le Nouveau Front populaire, Jordan Bardella pour le RN et Gabriel Attal pour le camp présidentiel se sont affrontés lors d’un premier débat, parfois peu audible, sur TF1, mardi soir. En tête des préoccupations des Français, le pouvoir d’achat a été le premier thème abordé.
L’augmentation du Smic, ce n’est pas « la lune » pour le NFP
Sur ce terrain, comme sur les autres, le premier ministre n’a que la continuité de la politique Macron à proposer, sous couvert de ne pas avoir « envie de faire croire à la lune ». Et tant pis pour l’accaparement de près de 100 milliards d’euros de la richesse produite par les actionnaires du CAC 40, en dividendes et rachats d’action. Le représentant, pour la soirée, du Nouveau Front populaire y a opposé le programme de justice sociale de la gauche unie qui comprend notamment le blocage des prix sur les produits de première nécessité et l’augmentation du Smic à 1600, assortie d’un accompagnement pour les plus petites entreprises.
Le prétendant du RN à Matignon a, lui, fait la preuve de l’indigence du projet de l’extrême droite en la matière plaidant la baisse de la TVA sur l’énergie – « ce n’est pas au budget de l’État de venir alimenter des profits gigantesques qui ont été réalisés ces dernières années par les industriels de l’agroalimentaire, par les énergéticiens », a opposé Manuel Bompard, s’interrogeant sur la confiance aveugle du RN en TotalEnergies pour ne pas augmenter ses marges plutôt que de baisser les prix.
Rigueur budgétaire contre juste contribution des plus riches
Surtout, Jordan Bardella s’est posé dans une opération séduction à l’égard du patronat et de la frange libérale de l’électorat, en garant du sérieux budgétaire, conditionnant du même coup ses rares mesures sociales – y compris la suppression totale de la dernière réforme des retraites – à un « audit des comptes de l’État », selon lui « maquillés par les gens au pouvoir ». « Je peux vous envoyer le rapport de la Cour des comptes, vous gagnerez du temps », lui a d’ailleurs répondu Gabriel Attal.
L’un et l’autre se sont retrouvés pour tenter de faire croire aux téléspectateurs que le NFP voulait augmenter les impôts pour tous. « 92 % des Français, c’est-à-dire tous ceux qui gagnent moins de 4 000 euros net par mois, paieront moins ou autant d’impôts qu’aujourd’hui ; et oui, il y aura davantage d’impôts pour les 8 % et en particulier pour les 1 % les plus riches et en particulier pour les 0,1 % les plus riches qui paient moins d’impôts, proportionnellement, que les classes moyennes », a répliqué le député FI sortant des Bouches-du-Rhône.
Les étrangers et les bi-nationaux, cibles du RN
Quant à l’immigration, obsession du RN et sujet sur lequel le gouvernement s’est livré à une course à l’échalote avec l’extrême droite ces derniers mois, Manuel Bompard à fustiger le discours xénophobe du parti de Jordan Bardella. « Quand vos ancêtres personnels sont arrivés en France, vos ancêtres politiques disaient précisément la même chose que ce que vous dites aujourd’hui. (…) (Ils) disai (ent) que les Italiens ne pouvaient pas s’intégrer en France, (ils) disai (ent) que les Espagnols ne pouvaient pas s’intégrer. Et on a construit ensemble ce beau pays qui s’appelle la France et on l’a construit aussi grâce à ces vagues d’immigration », a taclé l’insoumis rappelant « les immigrés en France ne coûtent pas de l’argent, ils rapportent de l’argent sur les dix dernières années ». « Personne ne part de son pays par plaisir. La première chose à faire est de s’attaquer aux causes qui forcent les gens à l’exil. J’assume de dire que quand une personne arrive en France, elle doit être accueillie dignement », a-t-il ajouté.
Le patron du Rassemblement national s’est aussi fait rattraper sur sa volonté de restreindre l’accès des Français bi-nationaux à certains postes. « Il y a 3,5 millions de Français qui sont stigmatisés par votre proposition », a critiqué Gabriel Attal. « La proposition du Rassemblement national d’interdire les emplois sensibles aux binationaux a blessé les trois millions de Français binationaux. Il est normal que les prétendants à certains emplois stratégiques soient soumis à une enquête. C’est déjà le cas. La proposition de Jordan Bardella vise uniquement à stigmatiser nos concitoyens binationaux », a également dénoncé Manuel Bompard.
mise en ligne le 24 juin 2024
Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat sur www.regards.fr
Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, économistes et coauteurs de « Quoi qu’il en coûte. Sortir la dette des griffes de la finance » (Textuel, 2022), reviennent sur la programme économique de la gauche dévoilé ce vendredi pour les élections législatives.
Le programme du Nouveau Front populaire (NFP) représente une rupture majeure avec les politiques menées depuis des décennies. Il permet d’engager la bifurcation rendue nécessaire par la double crise, écologique et sociale. Comme à chaque fois que la gauche propose des mesures audacieuses, les commentateurs traditionnels de la vie politique s’insurgent, moins contre le contenu précis de ces mesures, que sur la question de leur financement. L’originalité des arguments n’est pas vraiment au rendez-vous et nous assistons ainsi à un débat convenu. Même s’il est donc sans surprise, ce débat n’en est pas moins inévitable, car il renvoie au fameux « mur de l’argent » sur lequel tout projet émancipateur peut se briser.
Il faut d’abord remarquer qu’il n’est pas possible de présenter un programme de transformations profondes qui soit complètement « bouclé » macroéconomiquement, c’est-à-dire dont toutes les mesures seraient a priori équilibrées. En effet, les modèles économétriques de prévision, qui se veulent l’image fidèle de l’économie telle qu’elle est, postulent par construction une stabilité des comportements, alors que l’objet même des politiques économiques et sociales projetées est de les transformer.
Dire cela n’empêche pas d’avoir pleinement conscience des forces qui voudront contrarier la mise en œuvre du projet et des contraintes qu’elles s’efforceront de lui opposer ; il faut bien sûr, essayer de s’en prémunir. Nous n’insisterons pas sur la nécessaire réforme fiscale d’ampleur, qui vise à la fois à installer une justice fiscale et à redonner des marges de manœuvre financière à la puissance publique. Les baisses d’impôts ou de prélèvements en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises se sont multipliées, elles coûtent chaque année 76 milliards au budget de l’État ; si on leur ajoute les subventions sans contrepartie accordées aux entreprises, de l’ordre de 170 milliards, qui font de ce modèle un « capitalisme sous perfusion », les marges de manœuvres, on le voit, sont réelles. Cette situation ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui ; déjà, en 2010, le rapport Champsaur-Cotis avait alerté sur ce problème et souligné que « en l’absence de baisse des prélèvements, la dette publique serait d’environ 20 points de PIB plus faible ». La situation n’a, depuis, fait qu’empirer.
Il est vrai cependant qu’une réforme fiscale, aussi importante soit-elle, ne suffira pas à financer les investissements massifs qui sont nécessaires tant pour remettre à niveau et développer des services publics en voie de déshérence, que pour lutter contre le dérèglement climatique. Outre, une remise en cause du partage actuel de la valeur ajoutée, il faudra donc s’endetter. Nous entendons déjà le cœur de nos contempteurs s’indigner en soulevant le niveau actuel de la dette et du déficit public. Au-delà du caractère convenu du discours, et du fait que le coût des intérêts de la dette n’a représenté en 2023 que 1,8 % du PIB contre près de 4 % à la fin des années 1990, nous ne pouvons balayer cette remarque d’un revers de main. Les turbulences actuelles sur le marché secondaire des obligations d’État ne sont qu’un avant-goût de ce qui risque de se passer si le NFP gagne les élections. En effet, il est clair que les marchés financiers ne vont pas s’accommoder sans réagir de la mise en œuvre d’un programme contradictoire avec leurs intérêts.
Disons-le, un bon État est un État qui s’endette. En effet la dette joue un rôle intergénérationnel. S’imposer un quasi-équilibre budgétaire, comme les règles actuelles de l’Union européenne le prescrivent, signifie, outre la purge austéritaire que cela implique, que les investissements de long terme seront financés par les recettes courantes. Or ces investissements seront utilisés des décennies durant par plusieurs générations, il est donc absurde que leur financement ne soit assuré que par les recettes du moment. Respecter ces règles entraîne l’impossibilité, de fait, d’investir pour l’avenir. La dette permet de faire financer par des générations successives des infrastructures qu’elles utilisent. Elle joue donc un rôle fondamental dans le lien entre les générations. Le problème fondamental n’est pas la dette, mais le fait qu’elle soit sous l’emprise des marchés financiers.
Remarquons que certaines économies avancées comme le Japon ou les États-Unis ont un endettement bien plus élevé que celui de la France sans que cela ne pose problème. En effet dans ces deux pays, la dette n’est pas soumise à la loi des marchés financiers, car ce sont essentiellement des institutions publiques nationales (banque centrale, institutions financières publiques) qui en achètent les titres. Il est donc nécessaire de dégager durablement le financement public de l’emprise des marchés.
Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu’aux années quatre-vingt, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle public bancaire, édifié autour des institutions financières déjà existantes ; il permettra d’orienter l’épargne populaire vers les investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement. N’étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, il pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette publique. Par ailleurs, ce pôle pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité. Les institutions financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir l’obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.
Face au risque de se fracasser sur « le mur de l’argent », il faut reprendre le contrôle de la finance.
mise en ligne le 17 juin 2024
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Couplé à une taxe anti-exil fiscal, un impôt sur la fortune est possible à l’échelle d’un seul pays comme la France, estime l’économiste Gabriel Zucman. Il n’y a donc pas de fatalité, selon lui, à subir l’exode fiscal des plus riches si l’on veut les taxer davantage.
L’économisteL’économiste Gabriel Zucman, professeur à l’École d’économie de Paris, porte depuis plusieurs années au niveau mondial l’idée d’un impôt sur les grandes fortunes. Il estime que la campagne accélérée pour les élections législatives, qui se tiendront les dimanches 30 juin et 7 juillet, est une bonne occasion de remettre sur la table la proposition d’un impôt sur les patrimoines des milliardaires, ridiculement imposés en France.
Mediapart : L’idée d’un nouvel impôt sur la fortune réémerge à gauche en ce début de campagne aux élections législatives. Son rétablissement figure dans l’accord pour un Nouveau Front populaire intervenu jeudi 13 juin au soir. Pourquoi faut-il, selon vous, remettre sur la table le sujet de la taxation du patrimoine des ultrariches ?
Gabriel Zucman : D’abord parce qu’il y a une forte demande de l’opinion publique pour abolir les privilèges fiscaux. Les milliardaires ont des taux d’imposition ridiculement faibles en France. Pour ce qui concerne l’impôt sur le revenu, leur taux effectif est de moins de 2 %, en raison du recours généralisé aux sociétés holdings. Normalement pierre angulaire de la progressivité du système fiscal, l’impôt sur le revenu échoue à remplir sa mission. La France est un paradis fiscal pour les milliardaires : si tous partaient demain s’installer aux îles Caïmans, cela ne changerait quasiment rien aux recettes du Trésor public !
Il n’y a en fait que l’impôt sur les bénéfices payé par les entreprises qu’ils possèdent qui touche in fine les milliardaires. Ce qui fait que, tous impôts compris, leur taux de prélèvement obligatoire est de l’ordre de 27 %, selon les chiffres de l’Institut des politiques publiques, quand le Français moyen paie – à nouveau tous impôts compris – un peu plus de 50 %. Il y a là une différence de traitement injustifiable.
Quel nouvel impôt sur le patrimoine des très riches faudrait-il instaurer en France ?
Gabriel Zucman : Il faut tirer les leçons du passé : ne pas simplement ressusciter l’ISF [impôt sur la fortune, supprimé par Emmanuel Macron en 2018 – ndlr] mais créer un nouvel impôt sur les ultrariches. L’ISF échouait à taxer les plus grandes fortunes car trop de niches fiscales lui étaient adossées. Il faudrait, à mon sens, prendre exemple sur l’impôt proposé par Bernie Sanders aux États-Unis durant la primaire démocrate en 2020, qui taxait progressivement, et sans exonération, les patrimoines supérieurs à 32 millions de dollars au taux de 1 %, ceux supérieurs à 50 millions à 2 %, jusqu’à 8 % au-dessus de 10 milliards.
On pourrait s’en inspirer en France en instaurant un impôt sur le patrimoine de 1 % au-delà de 10 millions d’euros, 2 % au-delà de 20 millions d’euros, 3 % au-delà de 100 millions, jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards. Cela pourrait rapporter de 30 à 40 milliards d’euros par an au fisc français, un montant tout à fait significatif.
Ne craignez-vous pas que l’on oppose à votre proposition que les riches s’en iront de France pour aller dans un pays à la fiscalité plus favorable, car c’est l’ordre des choses ?
Gabriel Zucman : C’est toujours le risque – et c’est pourquoi il faut coupler cet impôt sur le patrimoine à une taxe sur l’exil fiscal. Concrètement, les contribuables fortunés vivant depuis longtemps en France continueraient à être soumis à l’impôt français – par exemple pendant dix ans – s’ils décidaient de s’installer dans un pays à fiscalité avantageuse. Prenons l’exemple d’un milliardaire qui déménagerait de Paris vers la Suisse : le fisc français viendrait alors collecter la différence entre l’impôt dû dans son nouveau pays de résidence et ce qu’il payait jusqu’ici en France. L’administration fiscale française jouerait en quelque sorte le rôle de collecteur fiscal de dernier ressort.
Il est techniquement possible de mettre en œuvre une telle proposition car, depuis 2018, il y a un échange automatique des données bancaires entre les établissements financiers d’une centaine de pays – dont la Suisse, le Belgique ou le Luxembourg – et l’administration fiscale française.
Il faut le marteler : l’exil fiscal n’est pas une loi de la nature qui rendrait impossible, au niveau national, d’entreprendre quoi que ce soit pour taxer les milliardaires au motif qu’ils s’en iraient. Un futur gouvernement français pourrait très bien, dès la mi-juillet, mettre en œuvre une taxation unilatérale des ultrariches, couplée à ce mécanisme de taxation des exilés fiscaux afin d’enrayer la mécanique de la concurrence fiscale internationale. Cela rapporterait rapidement des milliards aux caisses de l’État, qui pourraient être immédiatement réinvestis dans les services publics.
Il y a un besoin massif d’investissements dans les services publics, que ce soit dans l’éducation, la santé ou les infrastructures. Gabriel Zucman
Oui mais tout de même, ce serait branle-bas de combat dans le milieu des affaires parisien, qui serait, sans aucun doute, vent debout contre une telle proposition…
Gabriel Zucman : Bien sûr. Il ne faut pas être naïf et sous-estimer la capacité de mobilisation des personnes concernées. Cela dit, il faut rappeler que ce n’est pas aux milliardaires de décider quels doivent être les taux d’imposition qui s’appliquent à eux, mais aux citoyens français, par le vote. C’est la démocratie.
Et même chez les plus fortunés, de plus en plus commencent à comprendre le caractère insoutenable de la situation actuelle, qui voit, je le rappelle, les milliardaires avoir des taux d’imposition deux fois plus faibles que le reste de la population. Ce privilège alimente la montée des inégalités, et en retour un fort sentiment de défiance vis-à-vis des institutions. C’est une mauvaise chose pour le pays, y compris pour les grandes fortunes elles-mêmes, qui n’ont économiquement pas intérêt au délitement de la cohésion sociale.
Mais surtout, il y a un besoin massif d’investissements dans les services publics, que ce soit dans l’éducation, la santé ou les infrastructures. Ces biens publics sont le moteur de la croissance économique et la clé de l’attractivité future de la France. L’abolition des privilèges fiscaux pour financer ces investissements aurait toutes les chances d’être un pari gagnant économiquement – en plus d’améliorer la situation sur le terrain des inégalités et de la justice sociale.
Nous avons beaucoup parlé de la France, mais la taxation des plus riches est un sujet qui doit aussi se coordonner à une échelle plus large…
Gabriel Zucman : À mon sens, il nous faut avoir trois niveaux d’action. Au niveau mondial d’abord, il est nécessaire de réécrire les traités de la mondialisation, de sortir de la logique de la concurrence fiscale et de mettre au cœur de la coopération internationale la lutte contre les inégalités, contre l’opacité financière et pour l’harmonisation fiscale. C’est le sens de mon travail avec l’Observatoire européen de la fiscalité, par exemple pour œuvrer à la création d’un impôt minimum mondial sur les ultrariches.
Ensuite, on peut faire d’énormes progrès dans cadre de coalitions entre pays. Un accord international n’est pas indispensable pour lutter contre l’évasion fiscale ; nul besoin d’unanimité.
L’exemple le plus clair en est donné par l’accord signé par de nombreux pays en 2021 pour mettre en œuvre un taux minimum d’impôt sur les bénéfices de 15 % – certes trop faible – pour les sociétés multinationales. Il y a dans cet accord une clause de « collecteur fiscal de dernier ressort » qui, lorsque certains pays rechignent à appliquer l’impôt minimal, autorise les autres à surtaxer les multinationales de façon à ce que leur taux effectif atteigne tout de même 15 %.
Pour être concret, en Europe où s’applique cet accord depuis le 1er janvier 2024, les pays auront bientôt le droit de surtaxer les bénéfices des multinationales américaines ou chinoises – deux pays qui n’appliquent pas l’impôt minimum – pour que ces dernières soient assujetties aux mêmes règles que les entreprises du Vieux Continent.
Enfin, il est possible d’agir au niveau national, comme je l’ai déjà expliqué pour la France, par exemple en créant un impôt sur la fortune sans niche fiscale couplé à un dispositif anti-exil fiscal.
Le fait que Joe Biden fasse de la taxation des ultrariches un thème central de sa campagne témoigne d’un changement de mentalité rapide et puissant au sein des élites démocrates. Gabriel Zucman
L’impôt sur la fortune a-t-il le vent en poupe au niveau international ?
Gabriel Zucman : Si l’on prend d’abord le cas des États-Unis, on voit que le président Joe Biden, qui avait pourtant fait campagne en 2020 contre la proposition portée par Bernie Sanders et Elisabeth Warren de taxer les plus riches, l’a en grande partie reprise à son compte durant son mandat en tentant (pour le moment en vain) de faire voter une « billionaire income tax ».
Et il a cette année inscrit dans son programme cette proposition pour se faire réélire. Le fait que Joe Biden, qui ne vient pas vraiment de l’aile gauche du Parti démocrate, fasse de la taxation des ultrariches un thème central de sa campagne témoigne d’un changement de mentalité rapide et puissant au sein des élites démocrates.
Il faut ensuite parler de ce qu’il se passe actuellement au G20, grâce au volontarisme du Brésil, qui en exerce actuellement la présidence, et qui a fait de la question de la taxation coordonnée des très grandes fortunes une priorité de son agenda. C’est une première, G20 et G7 confondus ! J’ai été invité en février à parler devant les ministres des finances du G20 pour formuler des propositions en la matière – en l’occurrence un impôt minimum sur les milliardaires mondiaux, égal à 2 % de leur patrimoine – dont les modalités techniques seront précisées dans un rapport publié à la fin du mois.
Ce qui m’a frappé dans la réponse des ministres, ce sont les retours positifs de la plupart des pays. Que ce soit en Afrique, en Amérique du Sud ou en Europe, de nombreux gouvernements ont salué l’initiative brésilienne d’inscrire ces sujets à l’agenda, et depuis trois mois de plus en plus se rallient à la proposition que nous portons. Cela illustre la demande mondiale pour plus de justice fiscale que l’on perçoit dans les enquêtes d’opinion, et la pression démocratique croissante pour ce type de mesures, partout plébiscitées par les opinions publiques.
mise en ligne le 14 juin 2024
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Renforcer la progressivité de l’impôt, aller chercher l’argent dans les poches des profiteurs de crises, faire cotiser les revenus financiers pour financer la protection sociale… Quoique en disent les néolibéraux, les propositions du Nouveau Front populaire sont finançables.
Pour voir et télécharger le contrat de législature du Nouveau Front populaire : https://www.humanite.fr/wp-content/uploads/2024/06/LHumanite-presente-le-programme-du-Nouveau-Front-Populaire.pdf
Lors de la conférence de presse de présentation du programme du nouveau Front populaire, ce vendredi midi, Olivier Faure l’a affirmé : « Nous ferons en sorte de financer ce projet très ambitieux en le prenant dans la poche de ceux qui en ont les moyens ». Les mesures fiscales sont très nombreuses et détaillées, pour apporter les sources de financements aux très nombreuses réformes sociales et écologiques listées dans ce programme. Nous avons demandé l’expertise du fiscaliste et porte-parole d’Attac Vincent Drezet, pour analyser et chiffrer, dans la mesure, du possible ces propositions.
Des mesures de politique et de justice fiscale très attendues
Il s’agit de rétablir la progressivité de l’impôt sur le revenu (14 tranches), de rendre progressive également la CSG (la contribution sociale généralise est une source de financement de la protection sociale). Le programme entend rétablir un impôt sur la fortune renforcé avec un volet climatique (si l’ancien ISF avait été maintenu en l’état, il aurait rapporté 4,5 milliards d’euros de plus) ; de supprimer le prélèvement forfaitaire unique (alias flat tax, qui instaure un plancher d’imposition pour les très riches) et rétablir l’exit tax (prélèvement sur les contribuables déplaçant leur résidence fiscale à l’étranger), deux mesures qui pourrait rapporter entre 1,9 et 3 milliards d’euros selon les estimations.
Il propose d’auditer les niches fiscales pour supprimer celles qui sont inefficaces, injustes et polluantes, et de réformer l’impôt sur l’héritage pour le rendre plus progressif, en ciblant les plus hauts patrimoines.
Le principe de toutes ces mesures est d’en finir avec la pseudo-théorie du ruissellement, en faisant moins reposer le poids de l’impôt sur les classes populaires et moyennes, ainsi d’avantage sur les plus riches.
Vincent Drezet se dit globalement très favorable à ces mesures. Il rappelle que « les niches fiscales présentent un coût élevé de 90 milliards d’euros par an, auxquelles il faut ajouter le coût de mesures dites « déclassées » comme la niche Copé, supprimer les moins efficaces permettrait de facilement récupérer 10 milliards d’euros à court terme ». Et si on ajoute les niches sociales, le coût total s’élève à 200 milliards d’euros par an économisés.
Le fiscaliste insiste sur ce point, pour renforcer le volet financement de la protection sociale du programme du nouveau Front Populaire. Celui-ci propose notamment de « soumettre à cotisation les dividendes, la participation, l’épargne salariale, les rachats d’action et les heures supplémentaires ». Ce point est très important puisque, selon Oxfam, 71 % des bénéfices des 100 plus grosses entreprises françaises partent dans des rémunérations aux actionnaires, non soumises à cotisation. Soit 75 milliards d’euros en 2021. Vincent Drezet estime que cette mesure pourrait rapporter en cumulé entre 19 et 21 milliards d’euros à la solidarité nationale.
Pour participer au financement du régime général des retraites, le programme propose d’augmenter de 0,25 point par an pendant 5 ans la cotisation (patronale) vieillesse.
Le programme du Front populaire propose par ailleurs une taxation renforcée des transactions financières. Attac, à l’origine du concept, ne peut qu’être d’accord. Rappelons qu’une simple taxe de 0,01 % rapporterait jusque 11 milliards par an à la France, selon les calculs de l’association.
« L’ensemble de ces mesures rendraient le système fiscal plus juste et plus rentable, résume Vincent Drezet. Cela renforcerait également le consentement à l’impôt car, contrairement à ce que prétendent les néolibéraux, la population éprouve un ras-le-bol des injustices fiscales et sociales et pas un simple ras-le-bol fiscal ».
Combattre l’évasion fiscale à l’échelle européenne
Le programme du Nouveau Front Populaire n’occulte pas l’enjeu européen de sa politique fiscale. Il propose d’« adopter un mécanisme d’harmonisation sociale par le haut entre États Membres pour mettre fin au dumping social et fiscal », et de « passer au vote à la majorité qualifiée au conseil pour les questions fiscales ».
Des propositions ciblées s’en prennent aux paradis fiscaux qui sévissent au cœur de l’Europe. Car l’évasion fiscale des multinationales représente 85 % des 100 à 120 milliards d’euros qui échappent chaque année à l’administration fiscale française. « L’orientation est bonne, remarque Vincent Drezet, reste à savoir comment faire ». Comme le fiscaliste n’est pas avare de propositions, il suggère la création d’un « serpent fiscal et social européen ».
« Concrètement, cela passe par une harmonisation des bases de l’impôt sur les sociétés (IS), assorti d’un taux plancher de 25 % pour éviter la course à la baisse de l’IS, par une harmonisation de la TVA intracommunautaire (très fraudée), la création d’un impôt européen sur les bénéfices des grands groupes… », énumère-t-il. En plus de renflouer les caisses, ces mesures auraient le mérite de renforcer la coopération en matière de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales à l’échelle communautaire.
Le programme reprend aussi l’idée d’une taxation des superprofits au niveau européen, porté par l’économiste Gabriel Zucman. Une ponction de 2 petits pour cent dans le patrimoine des milliardaires européens rapporterait 42,3 milliards d’euros.
Vincent Drezet demande enfin aux futurs parlementaires du Nouveau Front Populaire de ne pas oublier deux points importants. « La fiscalité locale mérite des bases rénovées, et il faudrait renforcer l’ensemble des services (DGFiP, douanes, Tracfin, services judiciaires spécialisés) engagés dans la lutte contre la fraude fiscale et, plus largement, la délinquance en col blanc », suggère le fiscaliste.
mise en ligne le 13 juin 2024
Youmni Kezzouf et Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Jordan Bardella ne veut plus abroger la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, revenant sur une promesse du mouvement d’extrême droite. Une nouvelle preuve du glissement néolibéral du programme économique du RN qu’il n’assume pas encore clairement.
Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. En l’espace de quelques jours, les cadres du Rassemblement national (RN) ont de nouveau illustré la capacité de leur mouvement à dire tout et son contraire en matière d’économie, cette fois-ci au sujet de l’abrogation de la réforme des retraites de 2023 d’Emmanuel Macron repoussant l’âge légal de départ de 62 à 64 ans. Réforme combattue farouchement par les député·es RN à l’Assemblée nationale.
Dans la droite ligne du programme de Marine Le Pen en 2022, qui refusait tout allongement de l’âge de départ, le député RN Thomas Ménagé déclarait lundi 10 juin sur BFMTV, au lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron : « Nous reviendrons sur la réforme injuste des retraites portée par Emmanuel Macron. »
Et de préciser qu’en cas d’accession du parti xénophobe à Matignon, « il y aura une réforme juste, celle que Marine Le Pen proposait pendant la présidentielle, que [le RN a] proposée dans l’hémicycle, lors du débat des retraites il y a quelques mois », soit concrètement le retour à la retraite à 60 ans pour les personnes entrées dans la vie active avant l’âge de 20 ans.
Mais le lendemain, questionné sur RTL sur une éventuelle abrogation de la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, le président du RN, Jordan Bardella, s’est montré beaucoup plus mesuré : « Nous verrons... J’ai la lucidité et l’honnêteté de dire aux Français que la situation économique dont nous allons hériter dans un pays qui pulvérise sous Emmanuel Macron les records de déficits commerciaux, de déficits publics et de dettes, sera compliquée. »
Au journal Le Monde, Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée, a même confirmé que le retour à la retraite à 60 ans pour les personnes ayant travaillé avant 20 ans, l’une des mesures phares du programme de Marine Le Pen de 2022, ne figurerait pas dans la plateforme programmatique du parti pour les prochaines élections législatives. Un sacré rétropédalage !
En façade, le Rassemblement national explique son revirement par la situation dégradée des finances publiques laissée par le chef de l’État. « L’ardoise d’Emmanuel Macron va être terrible », prévenait Sébastien Chenu sur le plateau de CNews mardi. Mais l’argument est un peu court. Et ce, pour une raison simple : le niveau élevé du déficit public ne date pas d’hier.
Lorsque le RN proposait il y a peu l’abrogation de la réforme Macron de 2023, les finances publiques étaient sensiblement dans le même état qu’actuellement. Il y a certes eu, fin mars, une réévaluation à la hausse du déficit public par l’Insee de 4,9 % à 5,5 % du PIB pour 2023. Mais avouons qu’il en faut tout de même peu pour que le RN tourne casaque et perde de vue ses supposés grands principes sociaux.
Alliance avec LR
Une raison plus évidente au revirement du Rassemblement national sur les retraites est la perspective d’une alliance électorale pour les législatives avec le parti Les Républicains (LR) annoncée mardi 11 juin par son président Éric Ciotti – depuis exclu du parti. Les LR militent historiquement pour les réformes néolibérales, dont le recul de l’âge de départ à la retraite à 65 ans.
Pour le RN, il faut donc montrer patte blanche auprès d’un parti qui juge sévèrement les positions économiques du mouvement d’extrême droite. Pour preuve le 23 mars, sur la scène d’un meeting de sa tête de liste François-Xavier Bellamy, Éric Ciotti n’avait pas de mots assez durs sur le programme de celui qui est désormais son allié. « N’égarez pas votre vote au Rassemblement national !, exhortait-il. Ils accentueraient la dégringolade financière et budgétaire avec leur programme économique qui réhabilite l’assistanat. Ils nous isoleraient davantage dans le monde. »
Pour ne pas brusquer les LR, le député RN Julien Odoul tempérait lui aussi mercredi sur France Info l’idée de s’accrocher coûte que coûte à l’abrogation de la réforme des retraites de Macron : « Quand vous constituez un gouvernement d’union nationale, vous mettez autour de la table des gens qui ne pensent pas tous la même chose, a-t-il argué. Notre combat pour une retraite juste avec départ à 60 ou 62 ans, nous y sommes profondément attachés. Mais dans le cadre de cette union, l’objectif, c’est de se rassembler sur des points qui font consensus avec Les Républicains. »
Et le député RN de lister le « grand nombre de points d’accord » qu’il partage avec LR sur les questions d’autorité ou d’immigration. Certes, pour connaître clairement les points d’accord sur le terrain économique, il faudra repasser.
Peut-être en apprendrait-on davantage si le programme économique du RN, préparé par le député Jean-Philippe Tanguy, chargé de ces questions au parti, et censé être prêt depuis le mois de janvier, était publié. Interrogée sur TF1 sur l’imminence de cette publication avant le scrutin du 30 juin, Marine Le Pen a répondu... par un éclat de rire : « On pourrait le publier, mais la réalité, c’est que le président de la République a choisi vingt jours pour ces élections, nous allons concentrer nos efforts sur des propositions très claires issues de notre projet. »
À droite en économie
Du reste, il y a fort à parier que le prochain millésime économique du RN sera plus libéral que le précédent qui avait été publié pour l’élection présidentielle de 2022 ; le programme de 2022 ayant été lui-même plus libéral que celui de 2017. La prise de position récente de Jordan Bardella sur le sujet des retraites est, de ce point de vue, cohérente avec la droitisation des propositions économiques du RN.
Rappelons que les mesures empruntées à la gauche – retraite à 60 ans pour tous, défense des 35 heures, sauvegarde du statut de la fonction publique, remise en cause de la loi travail –, qui avaient permis au parti d’extrême droite de gagner un électorat populaire en 2017, n’avaient pas été préservées dans le programme de 2022.
Outre les mesures économiques xénophobes de « préférence nationale » pour l’attribution des aides sociales – qui sont une constante à travers les années chez le RN –, le programme économique de 2022 faisait en effet la part belle aux baisses d’impôts (TVA, impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, impôt sur l’héritage, etc.) et de cotisations sociales. Des mesures que des partis comme LR ou LREM n’auraient pas reniées.
Une critique macroniste à côté de la plaque
Plutôt que d’élaborer une critique clinique de la faisabilité des propositions économiques du Rassemblement national (RN), la Macronie préfère lui intenter un procès… en socialisme. Il fallait oser. « Votre programme économique est le plus marxiste qui n’ait jamais été proposé en France depuis une quarantaine d’années », martelait le 4 juin dernier Bruno Le Maire à l’Assemblée nationale à l’endroit des député·es RN, entretenant le confusionnisme le plus total : il n’est jamais question, ni de près ni de loin, de lutte des classes dans le programme économique du parti d’extrême droite.
L’exécutif aurait pu axer sa critique sur les propositions indignes du RN visant à instaurer la « préférence nationale » pour l’attribution des aides sociales. Que nenni ! Il préfère cibler les rares mesures d’inspiration de gauche reprises par l’extrême droite : la nationalisation des autoroutes et la restauration de l’âge de la retraite à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler avant 20 ans. « Comment financeront-ils ce qu’ils ont proposé, la fin de la réforme des retraites et les 60 ans ? La renationalisation des autoroutes et tant et tant de réformes ? », a fait mine de questionner Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse qui s’est tenue le mercredi 12 juin. À chacun ses combats…
Des propositions réellement de « gauche », il ne restait dans le programme de 2022 du RN que la nationalisation des autoroutes et le retour de l’âge du départ à la retraite – certes édulcoré par rapport à 2017 – à 60 ans pour les personnes ayant commencé à travailler avant 20 ans.
Depuis lors le RN poursuit, discrètement mais sûrement, la droitisation de son discours économique, se rapprochant de plus en plus des positions du parti présidentiel. Il n’y avait qu’à voir la campagne de Jordan Bardella pour les élections européennes, durant laquelle il a tout fait pour plaire aux lobbys économiques.
À chaque intervention face à une fédération patronale, il multipliait les phrases de type « économiquement, je suis raisonnable » ou « il faut que le décideur politique ait conscience qu’il ne sait pas mieux que le chef d’entreprise ». Difficile de faire plus pro-business.
« On m’a fait savoir que je devais rassurer les milieux économiques », assumait-il face aux dirigeants du Mouvement des entreprises de France (Medef), leur assurant qu’il était « pro-start-up », pro « croissance » et même favorable à l’union des marchés de capitaux en Europe. Voilà qui a (enfin) le mérite de la clarté.
mise en ligne le 9 juin 2024
par Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr/
On s’étonne souvent de la faiblesse du taux de syndicalisation en France – environ de 8 % dans le secteur privé et 18 % dans le public – en mettant ce faible engagement sur le compte du « repli individualiste » ou de « l’atomisation des collectifs de travail ». Ces deux idées reçues ne suffisent pas à expliquer ce phénomène de baisse de la syndicalisation, qui était de 30% au début des années 50. D’abord, une grande partie du salariat du privé reste subordonné à de grandes entreprises, et il en va de même des fonctionnaires qui évoluent dans d’importantes structures (administration, hôpitaux etc.). Ensuite, si le mode de management agressif et individualisant joue un rôle important dans la peur de se syndiquer, si les compromissions répétées de plusieurs grands syndicats avec le gouvernement et le patronat explique aussi le manque de confiance que les citoyens ressentent envers eux (40% ont confiance dans les syndicats selon la dernière étude du CEVIPOF, loin devant les partis politiques à 20%), il y a une explication qui est nettement moins mise en avant, et qui dit pourtant beaucoup de l’époque autoritaire dans laquelle nous vivons : les discriminations, violences et intimidations judiciaires dont sont victimes les syndicalistes dans ce pays. Loin d’être un phénomène isolé, ces comportements anti-syndicaux sont devenus, de la part des directions d’entreprise, de véritables stratégies, avec la bénédiction de l’Etat, comme en témoigne le succès du hashtag StopDictaturePatronale sur les réseaux sociaux.
1 – Le capitalisme s’est construit contre les syndicats
Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend à l’école mais la Révolution Française, si elle a permis de nouvelles libertés publiques dans la sphère privée et politique, a réduit les libertés des travailleuses et travailleurs. En effet, la montée en puissance de la classe bourgeoise – très largement représentée parmi les députés du tiers état qui étaient majoritairement des professions libérales – provoque en 1791 l’adoption de la loi « Le Chapelier », du nom de l’avocat breton l’ayant défendue. Cette loi met fin en quelques mois au système des corporations qui organisait le travail depuis le moyen-âge, avec des règles de métiers, d’apprentissage, de concurrence… et interdit au passage tout groupement professionnel, tout syndicat naissant et le droit de grève. Cette loi radicale est votée en réaction aux revendications salariales qui s’étendent dans tout le pays parmi le groupe montant des ouvriers et des petits artisans : ils réclament de meilleurs salaires et commencent à développer des sociétés de secours, c’est-à-dire des organismes d’entraides, ancêtre des mutuelles et de la sécurité sociale. Or, ce genre d’organisation est insupportable pour la bourgeoisie au pouvoir. Isaac Le Chapelier explique lui-même, devant la toute jeune Assemblée Nationale, le principe de sa loi :
« Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s’assembler ; mais il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs ; il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. […] Il faut donc remonter au principe que c’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. »
Cette déclaration résume parfaitement l’idéologie bourgeoise du travail salarié telle qu’elle est encore en vigueur de nos jours : il y a d’un côté un intérêt général abstrait et de l’autre l’intérêt particulier de chaque individu. Il est fondamentalement intolérable de chercher à se rassembler entre semblables pour obtenir un rapport de force. C’est au nom de cette idéologie que les corporations sont interdites, puis les syndicats (il faudra attendre 1884 pour qu’ils soient à nouveau autorisés).
Contrairement à ce que l’on raconte dans les livres d’Histoire, il n’y a pas eu de « compromis ». Pas plus qu’il n’y eut de « Trente glorieuses » durant lesquelles la richesse créée en France et dans le monde aurait été miraculeusement partagée entre capital et travail.
Mais avec le développement de l’industrie qui se fait au détriment des travailleurs, l’organisation devient urgente pour faire face aux conditions de travail les plus déplorables : les combats du mouvement ouvrier font peu à peu disparaître le mythe du libre contrat passé entre un salarié et son patron. Quand, en 1906, l’immense catastrophe de Courrières – l’explosion d’une mine et la disparition de plus de 1 000 ouvriers – met en lumière l’immense responsabilité qu’a le patronat dans l’atteinte à la santé et à la vie des travailleuses et travailleurs, l’illusion ne tient plus, même aux yeux de la bourgeoisie intellectuelle.
Tout au long du XXe siècle, les conquêtes s’enchaînent, au terme de confrontations violentes où les travailleurs, organisés collectivement, se heurtent aux intérêts de la classe bourgeoise. Contrairement à ce que l’on raconte dans les livres d’Histoire, il n’y a pas eu de « compromis ». Pas plus qu’il n’y eut de « Trente glorieuses » durant lesquelles la richesse créée en France et dans le monde aurait été miraculeusement partagée entre capital et travail. Tout au long de cette période, la guerre des classes a fait rage et la bourgeoisie a perdu du terrain. Si elle en a beaucoup regagné ces dernières décennies, c’est notamment parce qu’elle a su neutraliser en partie la puissance du syndicalisme, et qu’elle continue de le faire.
2 – La violence envers les syndicalistes augmente…
À l’usine agro-alimentaire Neuhauser, située en Moselle, bastion ouvrier, Christian, délégué CGT et figure locale ayant participé à tous les combats sociaux des dernières années, est accusé par sa direction de “harcèlement moral” et menacé de licenciement. Il a été défendu par ses collègues, qui ont lancé plusieurs actions de grève, avant d’être réintégré sur demande de l’inspection du travail, qui a jugé que c’était le syndicaliste qui était visé par le licenciement, pas le salarié.
Le PDG de Neuhauser est Thierry Blandinières. Son groupe, InVivo, union de coopératives agricoles, compte 14 500 salariés, réalise 12,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans 35 pays et contrôle 40% des exportations de céréales françaises. Dans ce secteur, les conditions de travail sont particulièrement dégradées, et garantissent d’importants profits. En se syndiquant et en syndiquant ses collègues, Christian Porta est parvenu à obtenir d’importantes améliorations. Désormais, un tiers de l’usine est syndiqué. Autant dire qu’il a joué un rôle moteur dans la mise en place d’un collectif uni et combatif. On comprend pourquoi il est devenu l’homme à abattre.
En région parisienne, Mouloud, délégué syndical CGT dans un entrepôt de logistique de Geodis (filiale de la SNCF), a subi le même genre d’intimidation, avec des convocations répétées à des entretiens de licenciement. Depuis plusieurs années, il s’investit pour améliorer la protection de ses collègues contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, dans un secteur où le travail est dur, en partie nocturne, avec des installations anciennes. Il a participé au mouvement des gilets jaunes en 2018 et il a subi depuis d’importantes représailles.
En mai 2023, un délégué syndical de l’entreprise Vertbaudet, alors en plein mouvement de grève pour des augmentations de salaire, a été frappé, gazé puis séquestré, au cri de “sale gréviste”, dans un véhicule par des personnes se présentant à son domicile comme des policiers en civil, qui l’ont ensuite relâché, délesté de son portefeuille, dans la ville voisine, le tout en partie sous les yeux de son fils de 16 ans. Depuis, et malgré cette intimidation, les salariés de Vertbaudet ont obtenu victoire après plusieurs semaines de grève.
“Près d’une personne syndiquée sur deux déclare avoir été discriminée en raison de son activité syndicale au cours de sa vie professionnelle”. RAPPORT DU DÉFENSEUR DES DROITS SUR LA DISCRIMINATION SYNDICALE, 2019
Partout dans le pays, des syndicalistes subissent ce genre d’actions malveillantes de la part de leur direction. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, estime que nous vivons « un contexte de répression antisyndicale inédit depuis l’après-guerre ». Elle comptabilise « au moins 17 secrétaires généraux d’organisations CGT, convoqués du fait de leur qualité de secrétaire général » et qui ont fait l’objet de poursuites, et « plus de 1 000 militants de la CGT sont poursuivis devant les tribunaux ».
Dans sa dernière étude consacrée aux discriminations syndicales, le Défenseur des droits estime que “pour la population active comme pour les personnes syndiquées, la peur des représailles est la première cause explicative du non-investissement des salariés dans l’activité syndicale” puisque “près d’une personne syndiquée sur deux déclare avoir été discriminée en raison de son activité syndicale au cours de sa vie professionnelle”. D’après leur enquête, près de la moitié (46%) des personnes syndiquées estiment avoir déjà été discriminées au cours de leur carrière professionnelle en raison de leur activité syndicale. Pour 51% d’entre elles, leur activité a représenté un frein à leur évolution professionnelle. Plus de quatre personnes syndiquées sur dix (43%) estiment que les relations avec leur hiérarchie se sont dégradées en raison de leur activité syndicale. Cette tendance est plus marquée dans le secteur privé que dans le public, ce qui peut expliquer les différences de taux de syndicalisation entre les deux secteurs. C’est d’autant plus vrai que les fonctionnaires ont une certaine sécurité de l’emploi que les salariés du privé n’ont pas.
Dans un contexte économique précaire, avec une forte inflation et un chômage de masse, se syndiquer est donc perçu à juste titre comme quelque chose de risqué, qui peut empêcher toute promotion. L’étude du Défenseur des droits montre que près de la moitié des personnes syndiquées, qui ont des mandats (au Comité Social et Économique ou comme délégué syndical) ne bénéficient pas d’aménagement de leur charge de travail, contrairement à ce que prévoit le Code du travail. Parconséquent, se syndiquer a pour conséquence de les surcharger de travail.
3 – … parce que le patronat a peur (et il a raison)
Le syndicalisme demeure, pour les directions d’entreprise, le danger numéro 1. Car le 20e siècle a prouvé que si un partage de la richesse produite pouvait advenir, c’était d’abord du fait de leur action, avant même celle des partis politiques. En France en 1936, ce sont les grèves massives avec occupation d’usine qui ont permis des avancées sociales encore plus fortes que celles contenues dans le programme du Front populaire, élu la même année. Le patronat a plus perdu du fait des grèves de 1968 que de l’élection de François Mitterrand (qui, à terme, lui a fait beaucoup gagner). Encore aujourd’hui, partout dans le monde, les grèves permettent aux travailleurs d’obtenir davantage de progrès sociaux que les élections. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni comme au Bangladesh, ce sont des grèves massives, ces dernières années, qui ont permis d’obtenir des augmentations très significatives de salaires, même sous des gouvernements conservateurs ou dictatoriaux.
Si Le syndicalisme demeure, pour les directions d’entreprise, le danger numéro 1, c’est parce que le 20e siècle a prouvé que si un partage de la richesse produite pouvait advenir, c’était d’abord du fait de leur action, avant même celle des partis politiques.
Le patronat français a raison de craindre les syndicalistes car il commence à faire face à une remontée de la conflictualité au travail : en 2022, 2,4 % des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole (employant 25 % des salariés de ce champ) connaissent un ou plusieurs arrêts collectifs de travail. Cette proportion “augmente nettement”, nous indique la DARES (ministère du travail), de 0,8 point par rapport à 2021. D’une façon générale, sur le temps long, le nombre de jours de grève pour 1 000 salariés est relativement stable entre 2008 et nos jours, avec une remontée récente, donc. Par ailleurs, les études du ministère du travail montrent aussi que la conflictualité au travail permet d’obtenir des améliorations pour tout le monde. Investir collectivement dans une grève est donc très rentable pour les salariés.
Et pour cela, il faut des syndicalistes. Ces « grandes gueules » qui nourrissent la rébellion et le goût du mieux dans le cœur de leurs collègues, font peur au patronat. Donnons lui davantage de raisons de trembler : rejoignons-les
mise en ligne le 6 juin 2024
Martial Toniotti, économiste au LIDAM/CORE (Louvain
Institute of Data Analysis and Modeling in economics and statistics) de l’UCLouvain, membre
de Carta Academica, un collectif d'universitaires belges (https://www.cartaacademica.org/).
sur https://blogs.mediapart.fr/
Durant cette campagne électorale, le sujet de la taxation du patrimoine est au centre de beaucoup de discussions. Et ce n’est pas le cas uniquement en Belgique. Il fait l’objet d’une attention croissante dans de nombreux pays. Mais au fond, pourquoi taxer le patrimoine ? Par Martial Toniotti.
Dans le sillage des travaux des économistes Thomas Piketty, Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, le sujet des inégalités est de nouveau au centre des débats depuis quelques années. Face à ce constat, des voix diverses, allant des syndicats à certains milliardaires philanthropes en passant bien évidemment par des partis politiques, mettent à l’agenda la taxation du patrimoine. Selon la plupart des propositions, ce sont les 1 %, voire les 5 % des plus nantis, qui sont visés. L’objectif est qu’ils contribuent davantage à l’effort collectif. À l’inverse, les détracteurs d’une telle taxe mettent en avant ses dangers potentiels : d’abord, elle risquerait de faire fuir le capital vers les pays voisins dès lors que les personnes visées tenteraient d’éviter cet impôt. Ensuite, elle nuirait à la prospérité en réduisant les moyens des plus fortunés pour investir dans l’économie belge et générer de la croissance.
C’est dans ce contexte que j’ai publié le 23 mai dernier une étude dans la revue Regards Économiques, dont l’objectif est d’estimer le revenu que génèrerait une telle taxe. En prenant une méthodologie semblable à celle du Bureau Fédéral du Plan, je suis arrivé à une fourchette entre 8.9 milliards et 13.2 milliards d’euros de revenu. Pour arriver à ce résultat, j’ai pris des données publiées par la Banque Nationale de Belgique au début de l’année et y ai appliqué la proposition dites « 1-2-3 », 1 % de taxation à partir d’un patrimoine d’un million d’euros, 2 % à partir de 2 millions et 3 % au-delà de 3 millions. Quelques jours plus tard, une lettre ouverte signée par 600 capitaines d’industrie a voulu remettre au centre de l’attention les effets néfastes que la taxation du patrimoine aurait sur l’économie belge.
Revenons sur quelques aspects de ce débat et ce qu’en dit la recherche en économie.
L’évasion fiscale est limitée.
Lorsque des économistes calculent les revenus qui seront générés par une taxation du patrimoine, ils prennent en compte qu’une partie des individus soumis à la taxe changent leur comportement pour l’éviter. Pour ce faire, ils se basent sur les données des taxes ayant été instaurées dans le passé ou dans d’autres pays. Dans mon étude, je reprends la méthodologie que le Bureau Fédéral du Plan a adoptée dans un travail publié en début d’année. L’étude en question, publiée dans le journal Fiscal Studies, arrive à la conclusion, en se basant sur la littérature existante, que si une taxe sur le patrimoine est mise en place correctement, elle devrait provoquer une élasticité de l’assiette taxable par rapport à la taxation entre 7 et 17. Cela veut dire que si 100 € sont soumis à la taxation du patrimoine, si la taxe est de 1 %, il devrait rester, après ajustement des comportements des individus, entre 83 et 93 € à taxer.
L’évitement de la taxe reste donc limité. Si on regarde maintenant l’exemple de la France, où un impôt sur la fortune a été appliqué pendant de nombreuses années, les résultats sont les mêmes : l’exode fiscal s’est avéré limité, comme le montre l’étude à ce sujet de Gabriel Zucman. Ainsi, contrairement à une croyance tenace à ce sujet, les “Riches” ne vont pas tous fuir.
Le revenu du capital est moins taxé que le revenu du travail
Une étude de l’Université d’Anvers a montré la différence en termes de taxation dans plusieurs pays d’Europe entre un ménage dont le revenu serait issu du travail et un autre ménage qui aurait le même revenu, mais venant d’un revenu du capital. Le constat est sans appel : la différence en termes de taxe est énorme.
Cela vient au moins en partie du fait qu’il est difficile de taxer les gains sur le capital. Imaginons que j’aie des parts comme actionnaire dans une entreprise. Cette année, elles augmentent d’un million d’euros en valeur. Doit-on taxer cette augmentation comme un revenu ? Auquel cas, que faisons-nous si l’année suivante la valeur baisse ? Même s’il arrive dans un second temps, l’impôt sur le patrimoine permet en partie de corriger cette inégalité face à l’impôt sur le revenu entre, d’une part, la personne qui travaille et, d’autre part, celle qui perçoit des gains sur capitaux.
Les inégalités ne peuvent pas augmenter sans fin
Il est bien documenté que dans la plupart des économies occidentales, les inégalités de patrimoine et de revenu augmentent depuis les années 70. Même si les données pour la Belgique sont parcellaires et se contredisent, selon la World Inequality Database, le top 1 % des ménages les plus fortunés dans notre pays possède deux fois plus que la moitié la plus pauvre de la population.
Un impôt sur le patrimoine permettrait de s’assurer que ces inégalités restent sous contrôle. Cela pourrait permettre d’éviter la polarisation que l’on voit à l’œuvre en Europe et que tant déplorent. Dans un récent rapport, l’OCDE indique qu’un des arguments pour l’instauration d’un impôt sur le patrimoine est le fait que cela encouragerait l’égalité des chances entre les individus. Ici même, en Belgique, l’économiste Paul De Grauwe rappelle régulièrement le danger démocratique de laisser les inégalités augmenter.
Un impact économique, certes, mais lequel ?
L’impact sur l’activité économique d’un impôt sur le patrimoine ne fait pas consensus. Le Bureau Fédéral du Plan pense que cet impact sera modérément faible. Dans le cas de la France, une étude citée par le Bureau Fédéral du Plan montre même que cet impact fut nul ou très faible avec l’introduction de l’Impôt sur la Fortune (ISF). Ce n’est pas un supposé « impact économique » qui a poussé la France à retirer cette mesure mais des choix politiques.
Mais ce n’est pas toute l’histoire : un article récent publié par le très prestigieux Quarterly Journal of Economics montre qu’un impôt sur le patrimoine permettrait en fait d’augmenter l’activité économique, augmenter la productivité et diminuer les inégalités. Par quel mécanisme ? Étant donné que la taxation ne dépend pas du revenu du patrimoine, mais seulement de sa valeur, cela donne une incitation à rediriger le capital vers des usages plus productifs. Ce qui augmenterait la prospérité collective.
Pour un vrai débat démocratique sur la question, contre la défense d’intérêts particuliers
Quand on l’analyse de plus près, un impôt sur le patrimoine n’a pas nécessairement les défauts qu’on lui attribue, que ça soit la supposée fuite des capitaux ou l’atteinte à l’activité économique. Avec le pacte budgétaire voté au niveau européen en avril 2024, la prochaine législature devra d’une manière ou d’une autre trouver de l’argent ; on parle de 30 milliards d’euros chaque année. Et cela, sans compter les investissements nécessaires pour décarboner notre économie, qui profiteront aux générations futures et sont essentiels au maintien d’une croissance économique à l’avenir. Un impôt sur le patrimoine est une des solutions permettant de trouver une partie de cet argent. Il existe beaucoup d’autres dispositifs pour arriver au même objectif, il s’agit maintenant de trouver ceux qui sont politiquement désirables.
Il faut un vrai débat démocratique sur la question, où les arguments scientifiques et politiques s’entremêlent pour décider quels dispositifs seront mis en place. C’est le cœur même d’une campagne électorale.
L’objectif de cette chronique est surtout d’ouvrir ce débat en se basant sur des faits et en explicitant les visions du monde divergentes. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une bataille d’intérêts particuliers. Notre démocratie mérite mieux.
mise en ligne le 3 juin 2024
paru sur https://www.politis.fr/
Auxiliaire de vie sociale en Normandie, Ludivine raconte son parcours et les multiples facettes de son métier. Elle décrit des conditions de travail difficiles et une situation de précarité qui ne favorisent pas les vocations. Or les soins apportés aux bénéficiaires par les auxiliaires de vie sont essentiels pour leur assurer des conditions justes et dignes de vie et de fin de vie.
J’ai 31 ans et cela fait bientôt cinq ans que je suis auxiliaire de vie sociale. Mère de deux enfants, je vis en Normandie et travaille pour les services d’aide et d’accompagnement à domicile qui assurent la prise en charge des personnes âgées, handicapées et atteintes de pathologies cognitives. J’aime mon métier plus que tout. Le problème, aujourd’hui, c’est que les conditions ne sont plus adaptées pour permettre à tous, auxiliaires de vie, bénéficiaires, personnel administratif et hospitalier, de travailler ensemble.
Pour la hiérarchie, les bénéficiaires restent des numéros de dossier auxquels ‘il ne faut pas s’attacher ’.
Dans notre métier, le travail s’organise autour du mantra « efficacité » ; il faut répondre à la demande des bénéficiaires, assurer nos missions, même en cas d’imprévu ou d’urgence. Il est inenvisageable pour nous de laisser les gens seuls, sans passage et sans soins ; c’est là l’essence de notre métier, privilégier l’humain avant tout. Mais à l’heure actuelle, dans notre équipe, il manque quasiment la moitié des effectifs. Surcharge des plannings, multiplication des trajets en voiture, amplitude des horaires non respectée – même à temps partiel – en sont les conséquences directes.
Le rythme des visites, à flux tendu, a évidemment un impact psychologique sur nous, sur notre travail et sur les bénéficiaires. Oui, nous assurons l’accompagnement aux gestes essentiels et activités ordinaires des bénéficiaires – habillage, toilette, repas, literie et ménage –, mais notre devoir est aussi de leur apporter bien-être et confort, les accompagner, les écouter. Cela passe par la création de liens forts, bien souvent remis en cause par la hiérarchie : les bénéficiaires restent des numéros de dossier auxquels « il ne faut pas s’attacher ».
On devient multifonctions et on sort souvent du champ de nos compétences. C’est la problématique de la pyramide inversée. La toilette médicalisée, par exemple, réservée à la base aux infirmières, est reléguée aux aides-soignantes puis finit par devenir notre tâche. Parfois, il nous faudrait effectuer des gestes qui ne relèvent pas de nos compétences. Or, si un accident survient, à qui la faute ? De même, le lien avec le personnel médical ne se fait pas toujours, ou alors nous sommes considérés comme « non qualifiés » pour juger des situations. Le confort et le bien-être devraient l’emporter sur la hiérarchie médico-sociale et la reconnaissance de notre métier doit passer par le dialogue. Tant que les différents corps de métiers ne se rencontrent pas, ne se mettent pas à la place les uns des autres, on restera dans l’impasse.
Le service à la personne est le secteur le plus touché par les arrêts maladie et les maladies professionnelles.
Améliorer nos conditions de travail permettrait que nous puissions vivre de notre métier et lui redonner du sens. On aimerait être payés sur nos temps de travail effectifs, c’est-à-dire sur l’intégralité de la journée. Aujourd’hui nos temps de trajet en voiture – entre les domiciles des bénéficiaires – ne sont pas comptabilisés. Nous sommes payés 1 heure tous les 100 km alors que nous roulons en moyenne à 50/70 km/h. Récemment, notre agence a mis à disposition des voitures de service. Auparavant, j’ai effectué les trajets avec ma voiture personnelle pendant cinq ans. Or les frais kilométriques proposés par l’agence sont insuffisants pour couvrir les frais d’entretien (vidange, pneus, entretien).
Lors de nos interventions auprès des bénéficiaires, on porte des charges lourdes, on effectue des transferts de personne, de matériel quotidiennement. Certaines de mes collègues souffrent de troubles musculosquelettiques. Le service à la personne est le secteur le plus touché par les arrêts maladie et les maladies professionnelles, cela ne facilite pas l’embauche. Or, il est nécessaire de rendre le métier d’auxiliaire de vie sociale attractif. Il est donc essentiel de couvrir nos frais de transport, de nous fournir un local chauffé pour la pause déjeuner (nous mangeons dans la voiture par – 4 °C l’hiver), de repenser le lien avec le personnel médical et les familles, amis, voisins.
J’aimerais que nous aussi on nous respecte.
Si notre métier n’est pas reconnu, valorisé, c’est un système entier qui risque de s’effondrer et les conditions justes et dignes de vie et de fin de vie de nos bénéficiaires. Pour ma part, je continuerai de faire de mon mieux. Présence, écoute, douceur, persévérance, discrétion, compréhension et patience : l’aide à la personne est un tout mais commence souvent par le respect. Et j’aimerais que nous aussi on nous respecte.
mise en ligne le 1er juin 2024
William Bouchardon sur https://lvsl.fr/
Déjeuners avec les grands patrons français, positionnement géopolitique de plus en plus atlantiste, opposition au libre-échange largement adoucie… Porté par d’excellents sondages, le Rassemblement National prépare activement sa potentielle arrivée au pouvoir en se rapprochant des milieux économiques et en tournant définitivement la page de l’ère Philippot. Qu’il s’agisse de rencontres avec des figures du monde des affaires, de changements programmatiques ou de refonte des alliances avec les autres partis d’extrême-droite, le RN est toujours discret sur ces évolutions. Il sait en effet que son électorat populaire en sera la première victime.
Mais où était Jordan Bardella ? Pendant des semaines, l’ultra-favori de l’élection européenne a séché tous les débats télévisés, envoyant ses lieutenants à sa place. Certes, en acceptant les invitations, il aurait été la cible de toutes les attaques et avait donc plus à perdre qu’à gagner. Bien sûr, il a aussi fait quelques meetings et tourné des vidéos pour ses réseaux sociaux. Mais le dauphin de Marine Le Pen semble surtout s’être employé à convaincre un groupe jusqu’alors assez réticent à l’arrivée du pouvoir du RN : le patronat.
Opération séduction devant les patrons
En plus des discours officiels adressés au MEDEF, à la confédération des PME, aux mouvements des entreprises de taille intermédiaires (METI), à FranceInvest ou à Croissance Plus, le jeune prodige lepéniste et sa patronne ont multiplié les déjeuners secrets avec nombre de figures du monde des affaires français. De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National. Sophie de Menthon, dirigeante du mouvement patronal Ethic, Alexandre Loubet, directeur de campagne de Jordan Bardella et Sébastien Chenu, député RN, se chargent alors de caler les rendez-vous et de réserver des restos chics et discrets.
Certes, les motivations des intéressés divergent : certains sont déçus par Macron – qui a pourtant redoublé d’efforts depuis 10 ans pour séduire ce groupe social – tandis que d’autres cherchent surtout à nouer des contacts « au cas où ». Habitués à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les grands chefs d’entreprises ont longtemps entretenu des contacts tant avec le Parti Socialiste (PS) qu’avec la droite (UMP/Les Républicains), avant que Macron ne rassemble ces deux écuries autour de sa personne. Mais cette ère semble sur sa fin : ne pouvant se représenter, le chef de l’Etat fait face à une guerre des égos entre ses successeurs potentiels. Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire… les candidats sont nombreux, mais aucun ne se détache vraiment du lot. Pour les grands patrons français, qui ont toujours vécu en grande partie de la commande publique, il serait donc hasardeux de tout miser sur le camp macroniste. Dès lors, prendre attache avec le Rassemblement National est une façon d’assurer la préservation de leurs intérêts.
De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National.
Pour les séduire, le parti d’extrême-droite redouble d’efforts. Sur les salaires d’abord, le parti s’oppose résolument à leur hausse, alors qu’il prétend pourtant défendre le pouvoir d’achat des Français. Le parti s’est ainsi systématiquement opposé à la hausse du SMIC ou à l’indexation des salaires sur l’inflation et préfère promettre une hausse des salaires obtenue en baissant les cotisations sociales qui assurent pourtant le bon fonctionnement de la Sécurité sociale. Une position identique à celle du camp présidentiel. Toujours en matière de pouvoir d’achat, le groupe s’oppose aussi au blocage des prix proposé par la France insoumise et ses alliés et s’est abstenu lors du vote sur l’instauration d’un prix minimum sur les produits agricoles, demande centrale des paysans mobilisés début 2024. Citons également la ferme opposition du RN à la loi Zéro Artificialisation Nette et plus largement aux règles environnementales, dont les patrons ne cessent de se plaindre qu’elles entravent leur business. Le parti s’est aussi fait le relai à de très nombreuses reprises des demandes des lobbys, par exemple dans les domaines de la santé, du bâtiment ou de l’automobile. Enfin, bien qu’il se déclare pour le retour partiel à la retraite à 60 ans, le RN n’a jamais soutenu les mobilisations syndicales pour s’opposer à la réforme conduite par Macron.
L’enterrement définitif de l’ère Philippot
Outre cette défense constante des intérêts des grands groupes, le camp lepéniste envoie également d’autres signaux remarqués aux patrons français. Citons en particulier la tribune de Marine Le Pen sur la dette publique dans Les Echos, quotidien économique de Bernard Arnault, dans laquelle elle reprend tous les poncifs libéraux entendus depuis des décennies. Surtout, le parti semble avoir enfin réussi à s’entourer d’un aréopage de conseillers de l’ombre aux CV bien remplis. Ce « cercle des Horaces », qui rassemble hauts-fonctionnaires, anciens conseillers ministériels et cadres de grandes entreprises, fournit aux leaders du parti des notes oscillant entre guerre de civilisation et plaidoyer du libéralisme économique. Ce cabinet secret est chapeauté par François Durvye, directeur général d’Otium Capital, le fonds d’investissement du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin, un exilé fiscal en Belgique candidat au rachat de l’hebdomadaire Marianne. Durvye a notamment accueilli Marine Le Pen dans son manoir en Normandie pour préparer le débat de second tour en 2022, avec quelques conseillers clés, dont Jean-Philippe Tanguy. Issu des rangs de l’ESSEC et du parti de Nicolas Dupont-Aignan, le député RN de la Somme est l’un des plus actifs du groupe à l’Assemblée et dans les médias, en particulier sur les questions économiques.
Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
Avec cette équipe de grandes fortunes et d’obsédés de la dérégulation, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont enfin parvenus à tourner la page de l’ère Florian Philippot. Fidèle lieutenant de Marine Le Pen jusqu’en 2017, cet énarque n’avait pas seulement contribué à la fameuse « dédiabolisation » : il avait aussi lourdement pesé sur le programme du RN en l’articulant autour du souverainisme, avec une volonté explicite de dépasser le clivage gauche-droite et de réunir le camp du « non » au référendum de 2005. Jusqu’en 2017, le FN défend donc une forme de sortie de l’euro, un référendum sur le Frexit ou encore le retrait du commandement intégré de l’OTAN. Sans défendre explicitement une sortie du cadre européen et atlantiste, le parti est alors, avec la France Insoumise, très critique de ces pertes de souveraineté monétaire, militaire, économique et politique. Cet héritage est désormais très largement liquidé. Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
L’opposition au libre-échange, qui a toujours été une des craintes majeures des patrons vis-à-vis du RN, notamment ceux tournés vers l’export, est elle aussi en train d’être largement adoucie. Certes, le parti est contraint à un jeu d’équilibriste sur cette question, tant elle est fondamentale pour les milieux populaires victimes de la mondialisation. Dans son programme européen, le RN plaide ainsi pour une « concurrence loyale » au sein du marché européen, sans préciser ce que recouvre cette notion, ainsi que pour la « priorité nationale » dans la commande publique, formellement interdite par les traités de l’UE. Une profonde réforme de ces derniers sera donc nécessaire pour appliquer ces promesses. Le RN ne manque certes pas d’idées sur la question, notamment un référendum pour faire à nouveau primer la Constitution française sur le droit européen et la transformation de la Commission européenne en secrétariat du Conseil, institution réunissant les chefs d’Etats. Des propositions plutôt intéressantes pour que l’Union européenne soit une véritable « Europe des nations » plutôt qu’un proto-Etat supranational, mais qui nécessitent d’avoir des soutiens dans les autres Etats pour aboutir.
Or, si le RN peut théoriquement s’appuyer sur ses alliés d’extrême-droite à travers le continent, tous ne soutiennent pas une politique protectionniste. En témoigne ainsi le fait que 60% des eurodéputés du groupe Identité et Démocratie, auquel appartient le RN, ont voté pour le récent accord de libre-échange entre l’UE et la Nouvelle-Zélande ! De même, lors du vote sur les accords avec le Chili et le Kenya fin janvier, en pleine mobilisation des agriculteurs : le RN s’est abstenu, tandis que ses partenaires étrangers approuvaient largement les deux textes. De quoi sérieusement douter des promesses protectionnistes du parti.
Sur le plan géopolitique, l’évolution du Rassemblement National est également notable. Sans doute redevable au pouvoir russe, qui lui a accordé deux prêts en 2014 pour un total de 11 millions d’euros, Marine Le Pen a longtemps défendu un rapprochement avec le Kremlin, tout comme son allié italien Matteo Salvini. Cette position se matérialise notamment par le soutien à l’annexion de la Crimée et une série de rencontres, notamment une entre Marine Le Pen et Vladimir Poutine en mars 2017, juste avant l’élection présidentielle. Longtemps admiratrice du dictateur russe, Marine Le Pen a finalement été contrainte de défendre du bout des lèvres l’Ukraine depuis deux ans. Si elle a critiqué l’inefficacité des sanctions économiques contre Moscou et l’instrumentalisation du conflit à des fins politiciennes, ses propositions sur le sujet restent vagues et pleines de contradictions. Ces hésitations sont sans doute le reflet de la guerre d’influence que livre Jordan Bardella à sa patronne : le président du parti s’est, à plusieurs reprises, positionné explicitement dans le camp atlantiste et pour le maintien dans toutes les instances de l’OTAN, alors que Marine Le Pen est plus nuancée sur la question.
Recomposition de l’extrême-droite européenne
Ce tournant atlantiste et pro-européen est une forme de retour à la ligne originale du parti lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Se présentant alors comme le « Reagan français » et assumant un programme très libéral sur le plan économique, le père de Marine Le Pen était également un fervent défenseur de l’OTAN et de la construction européenne, qu’il voyait comme des remparts contre le communisme alors en place à l’Est de l’Europe. A l’époque, cette opposition frontale à la gauche permet au Front National de sortir brièvement de l’isolement politique, entre 1986 et 1988, lorsque le parti obtient ses premiers députés et apporte un soutien décisif à la droite traditionnelle pour gouverner cinq régions, qui lui offre quelques vice-présidences en échange. Excepté ce bref interlude, et malgré un affaiblissement continu depuis l’ère Sarkozy, le « cordon sanitaire » empêchant l’union des droites tient toujours de manière officielle.
Sur ce plan, l’élection européenne de 2024 pourrait marquer un tournant. L’extrême-droite progresse en effet sur tout le continent et les gouvernements reposant sur des accords entre la droite traditionnelle et l’extrême-droite se multiplient (Italie, Suède, Finlande, Croatie…). Fragilisée par plusieurs scandales, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, issue du Parti populaire européen (PPE, droite) n’exclut d’ailleurs pas de conclure une alliance avec le groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE, extrême-droite) pour se maintenir au pouvoir. Depuis plus d’un an, elle ne rate ainsi jamais une occasion d’afficher sa proximité avec la Première ministre italienne Giorgia Meloni, dont le parti Fratelli d’Italia détient l’une des plus importantes délégations d’eurodéputés du groupe CRE.
Rassemblant également le parti Droit et Justice polonais (PiS), les Démocrates de Suède et le parti espagnol Vox, ce groupe se distingue de l’autre groupe d’extrême-droite au Parlement européen, dénommé Identité et Démocratie (ID), sur deux aspects : la politique étrangère et la volonté de s’allier avec la droite traditionnelle. Tandis que les partis membres du groupe CRE ont toujours affirmé leur atlantisme et leur ouverture à l’union des droites, ceux du groupe ID sont davantage pro-russes et souvent isolés par leur radicalité. On retrouve notamment dans ce second groupe le Rassemblement National et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que l’AfD allemande. Cette dernière est de plus en plus infréquentable : après les révélations sur une réunion secrète destinée à planifier un plan de « remigration » de deux millions de personnes d’origine étrangère vivant en Allemagne, l’AfD s’est à nouveau illustrée récemment en tentant de réhabiliter une partie des SS…
La présence remarquée de Marine Le Pen au forum « Viva 2024 » à Madrid indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox.
Face à cet allié encombrant dont les outrances desservent sa stratégie de notabilisation, le RN a décidé de quitter le groupe ID et de rejoindre les CRE après le 9 juin, tout comme la Lega et le Fidesz de Viktor Orban. Des ralliements qui ont été mis en scène lors d’un grand rassemblement à Madrid le 19 mai, où les leaders de l’extrême-droite européenne étaient rejoints par des figures latino-américaines dont le Président argentin Javier Milei et un ministre du gouvernement Nethanyahou. Intitulée « Viva 2024 », cette démonstration de force a permis de renforcer les liens autour d’un agent réactionnaire commun. La présence remarquée de Marine Le Pen sur place indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox, ce qui peut rassurer un certain pan de l’électorat jusqu’alors inquiet des accointances russes du RN.
Un électorat moins populaire mais toujours plus large
Cette stratégie de respectabilité s’est également incarnée par l’arrivée de plusieurs personnalités sur la liste européenne du Rassemblement National, notamment Fabrice Leggeri, ancien directeur de l’agence de gestion des frontières extérieures de l’UE Frontex, énarque, normalien et haut-fonctionnaire au Ministère de l’intérieur. Ce ralliement largement médiatisé a été mis en avant par le RN comme une preuve de plus de sa capacité à gouverner grâce à des profils expérimentés et donc supposés « sérieux ». Sauf que cette « expérience » pose question : Fabrice Leggeri est visé par des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de tortures en raison de la coopération de Frontex avec les gardes-côtes libyens, qui appartiennent pour beaucoup à des milices pratiquant le trafic d’êtres humains. Pour le sérieux, on repassera aussi : le RN demandait la suppression de Frontex, qu’il qualifiait de « supplétif des passeurs », lorsque Leggeri la dirigeait…
Malgré les énormes incohérences du RN, notamment entre les postures prétendant défendre les Français populaires face aux riches et la réalité de son programme et de ses votes, le pari semble fonctionner. En plus de conserver son socle populaire de vote contestataire, le parti d’extrême-droite attire de plus en plus de classes moyennes et de retraités. Cette dernière catégorie d’électeurs est souvent décisive : alors que les jeunes et les plus pauvres votent peu, les seniors se déplacent massivement. Un phénomène d’autant plus fort lors d’élections intermédiaires comme les européennes, où environ 50% des électeurs s’abstiennent. Avec cette progression chez les retraités, Bardella ferait donc sauter le « plafond en béton armé » qui a longtemps empêché son parti de remporter les élections. Si une victoire du RN à la prochaine présidentielle n’est pas encore acquise, sa probabilité ne fait donc que grandir.
Si le rejet viscéral du macronisme et l’argument du « le RN, on a pas encore essayé » jouent bien sûr un rôle important, résumer l’addition de votes populaires et de votes bourgeois en faveur du parti lepéniste à la seule volonté de « renverser la table » est trop simpliste. Comme l’explique le chercheur Félicien Faury, qui a interrogé nombre d’électeurs frontistes dans le Sud de la France, le parti parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». Ainsi, le parti refuse par exemple de construire plus de logements sociaux, mais entend en expulser les immigrés pour que davantage de Français en bénéficient. Au-delà du racisme, la popularité croissante de ce genre de thèses est directement corrélée à la résignation des Français : quoi que l’on fasse, les réformes libérales finissent par s’appliquer.
Le RN parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ».
Pour convaincre les Français qu’une autre société est possible, la gauche aura donc fort à faire. Avec une telle popularité des idées défendues par Bardella et Le Pen, invoquer la peur de l’inconnu et l’histoire du parti ne fonctionne plus. Plus que jamais, il lui faut pointer les contradictions du RN et son agenda anti-social afin de démontrer quels intérêts l’extrême-droite défendra réellement si elle parvient au pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que la « gauche » en question soit crédible. Les trahisons et attaques anti-sociales des parangons de la « mondialisation heureuse », du « rêve européen » et autres sociaux-démocrates rêvant de renouer avec le hollandisme sont en effet les premières raisons de l’essor initial du RN.
mise en ligne le 22 mai 2024
Par Lisa Sourice sur https://www.bondyblog.fr
Le ministre du Logement a présenté son projet de loi réformant le logement social en conseil des ministres, jeudi 2 mai. Ce texte prévoit une révision de la loi SRU, qui oblige les maires à construire 25 % de logements sociaux dans leur commune. Une menace pour le droit au logement prévient la fondation Abbé Pierre. Interview.
Quatre millions, c’est le nombre de personnes qui ne parviennent pas à se loger correctement aujourd’hui en France. Et, c’est dans ce contexte que le ministre du Logement, Guillaume Kasbarian, a présenté une loi qui prévoit notamment de freiner la construction de nouveaux logements sociaux.
Les maires pourront désormais intégrer, dans la part des 25 % de logements sociaux obligatoires, la construction de logements intermédiaires destinés à des familles de profession cadres et cadres supérieurs.
De nombreux chercheurs et associations dénoncent la violence de cette loi qui remet en cause le droit au logement. Aujourd’hui, 2,6 millions de personnes sont sur liste d’attente pour un logement social. Pour le Bondy Blog, Noria Derdek, responsable d’études juridiques à la Fondation Abbé Pierre, revient sur les risques qu’entraîne une telle loi pour les foyers les plus précaires. Interview.
Noria Derdek, (Fondation Abbé Pierre) : Les constats qu’on fait à la Fondation Abbé Pierre, c’est que le mal-logement s’installe. Il y a 4 millions de personnes qui sont mal logées et des situations toujours plus dramatiques concernant les foyers les plus modestes. La demande de logement social a augmenté de 21 % en trois ans. On a 2,6 millions de demandes sur seulement 400 000 attributions par an, à peine un quart, avec des durées d’attente qui s’allongent. Et on a une production de logements sociaux qui ne cesse pas de se réduire.
Pour le contexte, il y a trois types de logements sociaux qui peuvent être financés : les PLAI, les PLUS et les PLS. Les PLS, c’est ce qu’on appelle du logement social assez élevé où 70 % de la population peut déjà y accéder. Le logement social classique, c’est plutôt le PLUS, ce qui représente environ 56 % de la population. Le logement très social au plafond de loyers les plus bas, c’est le PLAI.
70 % des demandeurs de logements sociaux ont des ressources en dessous des plafonds des logements très sociaux
Nous, ce qu’on voit, c’est que 70 % des demandeurs de logements sociaux ont des ressources en dessous des plafonds des PLAI. De manière générale, les loyers sont parfois trop élevés pour une partie des demandeurs de logements sociaux.
Ici, le gouvernement parle d’une production de logements locatif intermédiaire, centrale dans le projet de loi. Il se situe entre le PLS et le logement du marché. On est sur des tranches hautes de la population avec des plafonds de ressources à 45 000 euros pour une personne seule. En comparaison, pour un logement social classique, on est à 26 000 euros.
Les plafonds de loyer pour les logements locatifs intermédiaires, sont fixés en fonction du marché privé, ils sont de 10 à 15 % en dessous du marché. Pour les logements sociaux, une convention plafonne le loyer, il ne peut pas dépasser un certain niveau.
La baisse de production de logements sociaux a été significative ces deux dernières années. On est passé sous la barre des 100 000 logements sociaux produits. Et, elle est vraiment essentiellement due à la baisse du financement public du logement social. C’est pour ça que les associations et aussi les chercheurs, qui n’ignorent pas ces données-là, réagissent très fortement contre le projet de loi.
En face de tout cela, les solutions qui sont proposées par le gouvernement, c’est essentiellement d’affaiblir la loi SRU, qui est un moteur essentiel pour la production de logements sociaux et qui est destiné à assurer un équilibre dans la répartition géographique des logements sociaux.
Noria Derdek : Oui, les objectifs de la loi SRU vont permettre justement de produire une part des objectifs en logement locatif intermédiaire au lieu de les produire en logements sociaux. Et ça, c’est faire un cadeau aux maires récalcitrants à la production de logements sociaux sur leur territoire. On aurait dû, au contraire, renforcer la loi SRU, renforcer les sanctions et les rendre plus systématiques, quitte à ce que l’état produise à la place des communes.
Produire de logements locatifs intermédiaires va avoir un effet d’évincement sur le logement social
Si on veut produire du logement locatif intermédiaire en plus du logement social, pourquoi pas. Mais là, le problème, c’est qu’on sait très bien que permettre de produire de logements locatifs intermédiaires va avoir un effet d’évincement sur le logement social.
Noria Derdek : Une autre mesure qui est proposée, c’est l’augmentation des loyers des logements sociaux. Un logement social qui a été produit il y a 10 ans ou 40 ans a des plafonds de loyer qui sont plus bas que les logements neufs. C’est un peu comme l’inflation en général, ce qui coûtait un certain prix il y a 40 ans aujourd’hui ne coûte plus le même prix. Ici, ils vont permettre d’augmenter le plafond de loyer à l’équivalent d’un logement neuf. Et ça, ça va avoir pour conséquence la disparition progressive du parc HLM qui était restée à un bas niveau de loyer.
Une dernière chose qui est très étonnante, c’est que l’État va déléguer ses droits de réservation dans le parc HLM aux maires et à Action logement. C’est-à-dire que l’État, en échange de ses financements, a un droit de réservation de 25 % du parc HLM. C’est ce qui est censé garantir qu’il y aura des logements qui seront bien attribués au ménage prioritaire et puis aussi au personnel de santé, aux fonctionnaires, etc.
Et on sait déjà que ça ne va pas fonctionner. La délégation au maire avait été supprimée en 2017 par la loi égalité et citoyenneté. Justement, en faisant le constat à l’époque que l’État avait délégué son droit de réservation et que cela ne lui permettait pas de répondre à ses obligations en matière de DALO (droit au logement opposable).
Noria Derdek : Une présélection est déjà faite en amont. Parmi la liste des demandeurs, on va déterminer quels sont les demandeurs prioritaires. Il y a trois candidats qui sont présentés pour un logement. C’est parmi ces trois candidats-là que le maire va pouvoir organiser un ordre de priorité. Il va pouvoir dire : « moi, je pense que celui-là passe en premier, celui-ci en deuxième, celui-ci en troisième. » La commission d’attribution va en choisir un. Si le maire n’est pas d’accord, il peut émettre son droit de veto. Un seul droit de veto par logement. Donc, a priori, s’il donne son droit de veto pour le premier, ça devra être le second qui passe.
Le Conseil d’État a rappelé dans son avis, le maire doit respecter la loi qui, elle, établit une liste de ménages prioritaires. Et, elle considère également que les ménages DALO sont prioritaires parmi les prioritaires. Il arrive quand même, très souvent, que les trois candidats, ou au moins, deux des trois, soient des ménages prioritaires. Donc, comment on arbitre entre deux ménages prioritaires au regard de la loi ? C’est là que ça devient obscur et qu’il y a une marge de manœuvre possible pour le maire.
Ça peut inciter un certain nombre de discriminations. Il y a des ménages qu’il pourrait considérer comme trop pauvres pour être accueillis sur sa commune
Le maire pourra choisir de pratiquer une préférence communale. Ça peut inciter un certain nombre de discriminations. Et notamment, des discriminations socio-économiques. Il y a des ménages qu’il pourrait considérer comme trop pauvres pour être accueillis sur sa commune.
Il est important que les attributions ne soient jamais décidées à juge unique. Surtout, dans ces cas-là, quand il n’y a pas de critères clairs pour dégager un candidat parmi les autres, quand ils sont tous prioritaires. Et encore moins à la personne du maire, qui est quand même le plus exposé au clientélisme, à la préférence communale, des politiques passées.
Noria Derdek : Exactement. Quand on veut baisser les dépenses dans le secteur du logement et qu’on ne veut pas financer le logement social, on va promouvoir le logement intermédiaire.
Quand on ne veut pas financer non plus les bailleurs sociaux pour pratiquer des loyers qui soient compatibles avec les ressources des demandeurs de logement social, alors, on leur permet d’augmenter leur loyer. Et ce n’est plus l’État qui finance, ce sont les locataires. Ce qui entrave non seulement l’accès, mais rend la chose plus coûteuse. C’est donc grâce à l’augmentation des loyers que l’État compte augmenter les ressources des bailleurs sociaux et ainsi ne pas mettre la main à la poche.
L’augmentation des loyers n’est pas la seule raison pour laquelle le gouvernement compte augmenter les ressources des bailleurs sociaux. Ils vont aussi pousser à la vente des logements sociaux. Et là, ça commence à être plutôt incitatif.
Surtout qu’il y a des autorisations de vente de logements qui étaient quand même soumises au préfet, pour vérifier les conditions dans lesquelles ça se fait. Parce que si on est dans un territoire, où on manque cruellement de logements sociaux, les vendre n’est pas la bonne stratégie. Maintenant, certaines ventes pourront avoir lieu sans l’autorisation préalable du préfet, et sur seule autorisation du maire.
Noria Derdek : Ça représente un leurre. On dit qu’on veut produire du logement abordable. C’est plutôt une excellente intention. Mais on ne précise pas pour qui.
Si on voit pour qui, on voit que c’est essentiellement pour les classes moyennes supérieures, au détriment de la production de logements sociaux. En réduisant, au final, le logement abordable pour les plus modestes.
Les ménages précaires vont être relégués sur d’autres solutions, que ce soit des solutions d’hébergement ou de mal-logement
Dans les années à venir, les ménages précaires vont tout simplement trouver de moins en moins à se loger. Alors que c’est la vocation première du parc social de répondre à leur possibilité de logement. Ils vont être relégués sur d’autres solutions, que ce soit des solutions d’hébergement ou de mal-logement. Et ils vont être plus nombreux à vivre en suroccupation, en habitat indigne.
mise en ligne le 19 mai 2024
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
C’est le revers (logique) de la médaille : pendant que les actionnaires et les rentiers s’enrichissent, les salariés ont de plus en plus de mal à récolter le fruit des richesses qu’ils produisent.
« L’utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière est un puissant levier de modification de la répartition de la valeur ajoutée », notent les économistes.
Dans la France de 2024, les rentes rapportent de plus en plus et le travail de moins en moins. Le rapport parlementaire de Nicolas Sansu (PCF) et Jean-Paul Mattei (Modem), publié en septembre dernier, montrait déjà que le 1 % des héritiers les plus riches peut désormais, grâce à ses seules rentes, gagner plus d’argent au cours d’une vie que le 1 % des salariés le mieux rémunérés.
Si la divergence se vérifie au sommet de la pyramide, elle est évidemment tout aussi valable pour l’ensemble des travailleurs. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), le salaire a très peu contribué à l’évolution du pouvoir d’achat en France entre 2019 et 2023, puisque l’inflation a rogné les fiches de paie. Les revenus du patrimoine ont à l’inverse connu une hausse notable, sous l’effet notamment de la remontée des taux d’intérêt qui a dopé les rendements du capital.
Distribuer des dividendes plutôt qu’augmenter des salaires
À plus long terme, divers travaux montrent une déformation du partage de la valeur ajoutée créée par les entreprises, au détriment des revenus du travail. Dans une note publiée en juin 2023, les Économistes atterrés s’intéressent à la répartition des profits en France(1). Trois grandes phases se dessinent :
De 1971 au début des années 1980 (c’est-à-dire, approximativement, de la fin des Trente Glorieuses à l’avènement du néolibéralisme), la part salariale au sein de la valeur ajoutée brute augmente de 4,5 points, pour atteindre 73,5 % en 1981.
Ensuite, du milieu des années 1980 (c’est-à-dire depuis le « tournant de la rigueur » entamé sous François Mitterrand) au début des années 2000, on observe une chute brutale de la part des salaires, qui retombe sous la barre des 64 % en 2001.
Enfin, cette part stagne jusqu’en 2021, pour atteindre 65,4 %.
Deux grands facteurs expliquent cette érosion.
D’une part, le ralentissement des gains de productivité, lié à la fois au basculement des économies vers les services, à une diminution de l’investissement productif ou à une dégradation des conditions de travail.
D’autre part, la baisse du pouvoir de négociation des travailleurs, dans un double contexte de flexibilisation du marché du travail et de financiarisation de l’économie.
« L’utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière est un puissant levier de modification de la répartition de la valeur ajoutée, notent les économistes. En témoigne l’arbitrage fait de distribuer des dividendes aux actionnaires et de racheter ses propres actions par l’entreprise plutôt que d’augmenter les investissements nets et/ou la masse salariale. » Et le mouvement continue : près de 100 milliards d’euros ont été reversés aux actionnaires du CAC 40 l’an passé…
T. Dallery, J.-M. Harribey, E. Jeffers, D. Lang et S. Treillet, « La répartition de la valeur ajoutée », 29 juin 2023. ↩︎
mise en ligne le 11 avril 2024
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
Une explosion suivie d’un incendie s’est produite mercredi 10 avril dans une usine classée Seveso dans le port de Sète, dans l’Hérault. Une personne a été blessée gravement et est toujours en urgence absolue. Le « groupe Avril (…) refuse de tirer les enseignements des drames du passé », a accusé dans un communiqué un représentant de la CGT.
Une explosion suivie d’un incendie s’est produite, mercredi 10 avril vers 17 heures, dans une usine classée Seveso « seuil bas » dans le port de Sète, faisant un blessé grave, a indiqué la préfecture de l’Hérault. Le site est exploité par l’entreprise Saipol, leader français de la transformation de graines oléagineuses, qui appartient au groupe Avril, connu pour ses marques Lesieur et Puget et dont le président n’est autre qu’Arnault Rousseau, également président de la FNSEA. L’accident a eu lieu « dans l’entrepôt d’estérification (fabrication de carburant à partir de graines), où étaient présents 300 m3 de diester », alors que l’entreprise était « à l’arrêt, en situation de maintenance », a précisé la préfecture dans un communiqué.
« Le bilan est d’un blessé en urgence absolue, un salarié de l’entreprise, qui a été héliporté » vers l’hôpital de Montpellier vers 19 h 30, annonce également le communiqué indiquant que « l’incendie est désormais maîtrisé, en voie d’extinction, et que le panache de fumée a été réduit ». Ce panache, qui « s’étend vers la mer, ne présente pas de risque pour la population », selon la préfecture, qui précise que 200 personnes de l’entreprise, dont 20 qui se trouvaient à proximité, ont été évacuées et qu’un périmètre de sécurité a été mis en place.
Le groupe Avril « refuse de tirer les enseignements des drames du passé »
Installée dans la zone industrielle du port de Sète depuis 1989, l’usine Saipol transforme du colza d’importation en tourteaux riches en protéines pour l’alimentation animale et en huiles végétales destinées à la production de biocarburants, selon son site internet. Après les explosions dans des usines Saipol à Dieppe (Seine-Maritime), où deux personnes sont mortes en 2018, et à Grand-Couronne (Seine-Maritime), près de Rouen, en 2020, le « groupe Avril (…) refuse de tirer les enseignements des drames du passé », a accusé dans un communiqué l’inspecteur du travail et représentant CGT à Rouen Gérald Le Corre, faisant un lien entre le recours à la sous-traitance et les problèmes de sécurité, rapporte l’AFP.
En février dernier, la Cour des comptes dénonçait les « insuffisances » du contrôle de l’État dans la prévention et le suivi des accidents industriels à risque. En 2021, le nombre de sites industriels considérés comme les plus risqués pour la santé ou l’environnement en France, et soumis à un régime d’autorisation administrative, s’élevait à 20 848, dont 1 314 relèvent de la directive dite « Seveso », qui s’applique aux sites présentant le plus de risques, indique le rapport. Toujours selon celui-ci, on recense encore 739 accidents industriels entre 2010 et 2020 dans des sites classés Seveso.
Des accidents dont certains ont des conséquences dramatiques dont celui de l’usine chimique AZF de Toulouse le 21 septembre 2001, qui avait fait 31 morts et environ 2 500 blessés, ou l’explosion de la raffinerie de Feyzin (Rhône) en 1966, qui avait causé 18 morts et 84 blessés. Mais les avancées en matière d’environnement ou de santé publique qui suivent les accidents sont longues à prendre effet, souligne la Cour. En témoigne notamment, la catastrophe plus récente de Lubrizol. L’incendie avait ravagé en 2019 ses entrepôts rouennais et, selon le collectif Lubrizol, Bolloré and Co, 9 500 tonnes de produits chimiques.
mise en ligne le 10 avril 2024
sur https://basta.media/
Face au plan de rigueur annoncé par le gouvernement, l’association Attac propose de trouver au moins 60 milliards d’euros à travers six mesures qui mettent à contribution les ultra-riches et les multinationales. Une pétition est lancée.
Le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire et le gouvernement ont annoncé durcir leur politique de rigueur pour le plus grand nombre, « alors même qu’ils se refusent à taxer les ultra-riches et les superprofits, dénonce l’association Attac. Cette politique injuste et injustifiée va aggraver les crises sociale et climatique. Mais ce n’est pas une fatalité ! »
Attac propose six mesures pour dégager 60 milliards d’argent public en imposant mieux les plus riches et les multinationales plutôt que de faire des économies qui vont peser sur les services publics, les classes populaires et les classes moyennes :
1. Imposer l’ensemble des superprofits : Une telle taxe permettrait de remettre en cause les positions de rente des grands groupes. Elle inciterait mécaniquement les entreprises qui font des bénéfices exceptionnels à baisser leurs prix et à augmenter les salaires. Une taxe sur les superprofits de l’ensemble des secteurs aurait pu rapporter 10 à 20 milliards d’euros en 2022 et autant en 2023.
2.Lutter contre l’évasion fiscale : Pour éradiquer l’évasion fiscale pratiquée par les grands groupes, l’association propose de mettre en place une taxation unitaire des multinationales, de sorte à ce qu’elles soient imposées dans les pays où elles réalisent leur activité. Cela permettrait de mettre fin à la forme la plus importante d’évasion fiscale qui consiste à créer des filiales dans les paradis fiscaux. Une taxation unitaire permettrait de dégager 18 milliards d’euros de recettes supplémentaires.
3. Restaurer un véritable impôt sur la fortune : Attac suggère un impôt sur la fortune (ISF) rénové sur l’ensemble des actifs d’un·e contribuable : immobiliers, mobiliers et financiers. L’ex-ISF aurait pu dégager 4,5 milliards d’euros de plus que l’actuel impôt sur la fortune immobilière (IFI), lequel ne rapporte que 1,8 milliard d’euros. Avec une assiette élargie, un impôt sur la fortune rénové pourrait rapporter jusqu’à 10 milliards d’euros en 2024
4. Mieux imposer la transmission des gros patrimoines : L’accumulation des richesses provient également de l’héritage, dont l’importance est toujours plus grande dans le patrimoine des plus riches selon le Conseil d’analyse économique. Pour Attac, il faut donc repenser les droits de donation et de succession, de telle sorte que les plus gros patrimoines soient davantage imposés et que l’accumulation des richesses soit stoppée. Une refonte des droits de donation et de succession pourrait dégager 5 à 10 milliards d’euros de plus que le système actuel (les droits de donation et de succession ont rapporté 18,5 milliards d’euros en 2022).
5. Supprimer les niches fiscales et sociales inutiles : L’association veut passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.
6. Rétablir une juste imposition des revenus financiers : Attac demande la suppression du prélèvement forfaitaire unique (PFU), afin de rétablir la progressivité de l’imposition des revenus financiers, ce qui dégagerait au moins 2 milliards d’euros de recettes supplémentaires. En matière d’impôt sur le revenu, il faut prévoir la création de nouvelles tranches d’imposition et un relèvement du taux le plus élevé à 50%.
Une délégation de l’association s’est rendue le 8 avril au ministère de l’Économie et des Finances à Bercy pour présenter ces propositions. À défaut d’avoir été reçue, l’association lance une pétition, « 60 milliards en taxant les plus riches, maintenant c’est possible ! », à signer sur le site d’Attac.
Télécharger le guide « Superprofits, ultra-riches, méga-injustices » qui détaille de manière illustrée ces six mesures et leurs enjeux
mise en ligne le 9 avril 2024
Lucie Delaporte et Faïza Zerouala sur www.mediapart .fr
Le sociologue Gaspard Lion publie « Vivre au camping », une enquête immersive sur celles et ceux qui y logent à l’année.
Dans une France en proie à une crise structurelle du logement, de plus en plus de personnes – environ 100 000, même s’il ne s’agit que d’une estimation – font le choix, plus ou moins contraint, de vivre, à l’année, au camping. Avec 850 000 emplacements, la France est d’ailleurs le deuxième pays au monde, après les États-Unis, en termes d’espaces d’accueil.
Pendant près de dix ans, de 2012 à 2022, le sociologue Gaspard Lion, maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris Nord, a enquêté sur le phénomène du camping résidentiel, y compris en y logeant lui-même.
Dans Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires, qui vient de paraître aux éditions du Seuil, il décrit avec beaucoup de finesse les trajectoires de ses habitant·es, qui passent bien souvent en dessous des radars statistiques comme médiatiques.
Mediapart : Vous décrivez dans votre livre une grande diversité de profils. Qui vit et comment arrive-t-on au camping ?
Gaspard Lion : Ce que montre l’enquête, c’est qu’il y a au moins trois grands profils de résidents, qui correspondent à trois types de trajectoire, d’expérience et de style de vie.
Il y a d’abord ceux qu’on appelle en sociologie les fractions stables des classes populaires. Des personnes qui sont en emploi stable et souvent en couple. Elles se situent très loin des images généralement accolées au camping résidentiel en termes d’exclusion.
Elles arrivent au camping parce qu’elles avaient, en fait, le projet d’accéder à la propriété d’un habitat individuel. Elles auraient pu se maintenir dans une location classique mais elles vont faire le choix d’un mobile home plutôt confortable, dans un camping haut de gamme en général, pour accéder à cette forme de propriété. Ce choix, par défaut, reste le produit de l’impossibilité structurelle pour ces personnes d’accéder à l’habitat individuel, le pavillon, la maison individuelle. Ce qui témoigne du caractère de plus en plus sélectif de l’accession à la propriété.
Le deuxième profil, ce sont des personnes qui vont vivre très différemment le camping, puisqu’elles vont le vivre comme un déclassement social et résidentiel, comme quelque chose d’extrêmement difficile et douloureux. Ce sont des personnes qui étaient également généralement situées plutôt du côté des fractions stables des classes populaires, voire du côté de ce que la sociologie a pu appeler les petits-moyens, des catégories qui sont situées à la frontière entre les classes populaires et les classes moyennes.
Elles n’ont la plupart du temps jamais rencontré de grandes difficultés de logement jusque-là et vont se retrouver sur des terrains de camping, souvent bas de gamme, à la suite d’une rupture, d’un licenciement, d’un divorce…. C’est vécu par elles comme une parenthèse dans leur vie. Et il ne s’agit en aucun cas d’investir le camping. Elles aspirent au contraire à retrouver leur place perdue.
Et comment qualifieriez-vous le troisième groupe ?
Gaspard Lion : Ce sont des personnes qui appartiennent aux fractions les plus dominées des classes populaires qui, à l’inverse, avaient déjà connu des difficultés par le passé. Certaines ont pu connaître la rue et ont hérité aussi de situations de pauvreté. Elles présentent des trajectoires beaucoup plus heurtées.
L’accès au mobile home est une manière de fuir les cités, l’habitat social.
Ce groupe témoigne de la précarisation du marché de l’emploi et vit sous le seuil de pauvreté, pour la quasi-totalité. Il pâtit aussi de la réduction drastique, depuis les années 1980, du nombre de logements disponibles dans le « parc social de fait », des logements très vétustes, souvent insalubres, mais financièrement accessibles.
On a l’impression que deux repoussoirs agissent sur tous vos groupes. C’est à la fois la crainte de la rue et, par ailleurs, un rejet assez unanime de la cité, du HLM.
Gaspard Lion : C’est en effet un trait commun aux trois profils. Même si un tiers des résidents était logé auparavant dans le parc social. Cette stigmatisation du logement social et de ses habitants se produit dans une société où on pense de plus en plus les situations, non pas en termes de structures hiérarchiques, de classes sociales, mais davantage en termes d’oppositions duales entre les intégrés et les exclus.
L’accès au mobile home est une manière de fuir les cités, l’habitat social, qui opèrent comme un repoussoir pour les fractions stables des classes populaires dans un contexte de stigmatisation massive du logement social et de ses habitants depuis plusieurs décennies.
L’affiliation aux populations les plus paupérisées devient de plus en plus compliquée d’un point de vue symbolique, statutaire.
Il s’agit pour ces personnes non seulement d’accéder par le mobile home à la propriété individuelle, mais aussi de mettre à distance un habitat discrédité, déprécié. Et de faire valoir une forme de respectabilité sociale en creusant la distance avec les ménages les plus paupérisés.
Il y a un autre phénomène frappant, c’est l’injonction à se justifier pour ces résidents à l’année des campings. Les différents groupes que vous décrivez ne la vivent pas du tout de la même façon.
Gaspard Lion : C’est un habitat très stigmatisé et ces personnes sont dominées tant du point de vue de leurs conditions matérielles d’existence qu’au niveau des représentations sociales qui pèsent sur elles. Il y a une forme de mépris de classe à leur égard. Ce que montre l’enquête, c’est que cette stigmatisation sociale produit néanmoins des effets différenciés en fonction du profil des personnes.
La manière de faire face au stigmate pour le premier profil est de mettre en place des stratégies de normalisation de l’habitat. Les membres de ce groupe ont à cœur d’ouvrir leurs logements aux visiteurs pour montrer qu’il ne correspond pas aux stéréotypes d’une caravane dégradée et présente au contraire un bon niveau de confort.
Le deuxième groupe a intériorisé les normes résidentielles dominantes et est beaucoup plus perméable à la stigmatisation. Ces personnes cachent leur situation à leurs amis, ne peuvent pas recevoir chez elles, ce qui les enferme encore plus dans un habitat pourtant abhorré.
Le troisième groupe se montre en apparence peu sensible aux effets du stigmate. Ce sont des personnes qui ont évolué jusque-là dans des situations de pauvreté et, quand elles arrivent au camping, il y a une forme de continuité, voire d’amélioration.
Elles bénéficient au camping d’une forme d’entre-soi qui leur permet de se soustraire à la domination symbolique. Par le camping, elles ont accès à des activités populaires rurales auxquelles elles sont attachées, la pêche, le jardinage, le bricolage…, qui leur permettent de joindre aussi l’utile à l’agréable.
Votre livre montre aussi que ce n’est pas parce qu’on vit au camping qu’on n’investit pas, et parfois même beaucoup, dans la décoration...
Gaspard Lion : Là encore, cela dépend des profils. Les personnes qui accèdent à un mobile home peuvent déployer des styles de décoration qui présentent une certaine continuité avec les styles décoratifs des classes populaires, avec un attrait pour l’ancien et les collections de bibelots, etc. Pour d’autres, au contraire, souvent plus jeunes, avec des emplois qui peuvent être en lien avec le public, il existe des formes d’acculturation aux normes et valeurs des classes moyennes et supérieures, ce qui a des conséquences sur leurs styles décoratifs. Chez ces personnes, c’est une esthétique généralement plus sobre et qualifiée de « moderne » qui est valorisée, avec par exemple souvent plusieurs écrans plats dans le logement. C’est encore une fois aussi une manière de mettre à distance le stigmate.
Les propriétaires de camping détiennent un pouvoir discrétionnaire dans leur établissement.
Les personnes qui vivent la vie au camping comme un déclassement investissent à l’inverse très peu leur habitat. L’horizon d’attente est situé ailleurs que dans le camping, et donc investir dans l’ameublement, la décoration, serait faire le deuil des alternatives recherchées et entériner la situation.
Le dernier profil est extrêmement contraint financièrement, donc il fait de la récup’ ou va dans les déchetteries…
Les personnes de votre enquête tiennent parfois des discours très stigmatisants sur les personnes racisées ou les immigrés. Le camping résidentiel concerne-t-il en priorité des « Blancs » ?
Gaspard Lion : De fait, il y a une frontière de couleur. On ne dispose bien sûr pas de statistiques mais dans les campings, c’est un trait très marquant. Ces résidents sont très peu issus de l’immigration, en tout cas récente, très peu racisés. Cela s’explique par différents facteurs. Ce sont d’abord des campings situés dans le périurbain et le milieu rural, où il y a une sous-représentation des personnes racisées.
On sait aussi que les personnes immigrées investissent de préférence les centres urbains, où elles ont plus de ressources : du travail, de la famille, un réseau de connaissances… Et puis il faut avoir connaissance de ces terrains de camping, en général les personnes qui s’y installent sont plutôt du coin ou familières de cette forme d’habitat.
Il y a enfin des formes de discrimination du côté des gérants de camping. On le voit de manière très nette dans l’attitude vis-à-vis des gens du voyage, avec, par exemple, l’interdiction affichée des caravanes à double essieu majoritairement utilisées par les gens du voyage. Il n’y a aucune raison d’imaginer que les discriminations qui existent de façon massive dans le logement ordinaire n’existeraient pas dans les campings.
Vivre à l’année au camping, c’est aussi être très fragile et expulsable du jour au lendemain. Ce qu’un chapitre de votre livre raconte très bien avec le récit d’une expulsion violemment vécue.
Gaspard Lion : Au-delà des différences de trajectoires, ces résidents sont dans un rapport de sujétion vis-à-vis des propriétaires de camping qui détiennent un pouvoir discrétionnaire dans leur établissement. Ils peuvent être évincés à tout moment. Ils peuvent être propriétaires de l’habitat – le mobile home, la caravane – mais pas du terrain qu’ils occupent.
Ces habitats ne sont pas reconnus comme des logements. Ils relèvent de la règlementation du tourisme, donc ces personnes sont extrêmement vulnérables. Ce qui autorise toute forme de pratique abusive, comme le fait pour un gérant de contraindre les résidents à déclarer ou à faire payer la présence de visiteurs.
Votre livre donne à voir un public qu’on rencontre finalement assez peu dans la masse d’ouvrages sur le mal-logement des classes populaires.
Gaspard Lion : M’intéresser au camping résidentiel, c’était m’intéresser aux difficultés de logement aujourd’hui en France dans les territoires ruraux et périurbains. Je voulais travailler sur la question de la pauvreté et des difficultés résidentielles, qui sont en fait quasi exclusivement représentées dans les discours et les sciences sociales du point de vue des centres urbains, des agglomérations. C’était un enjeu pour moi très fort que de documenter ces formes potentiellement spécifiques qui pouvaient exister dans ces territoires ruraux et périurbains du point de vue de l’expérience, des trajectoires, des styles de vie.
Quand on parle du mal-logement, un paramètre important – et qui est trop souvent sous-estimé – est la localisation. Là, on a des personnes qui apprécient plusieurs choses liées à ce type de lieu : le jardinage, le fait de pouvoir développer des loisirs en commun, d’être dans un entre-soi social, le fait de pouvoir poursuivre une quête de respectabilité.
Cela amène à relativiser certains discours qui consistent à dire que, finalement, la localisation en milieu rural serait le fruit simplement d’un processus de relégation, en analysant toujours les choses en termes de déclassement, de captivité.
Pour un certain nombre de personnes, il y a eu une socialisation dans l’habitat rural qui joue activement dans le maintien de ces personnes en camping et dans le fait qu’elles apprécient un mode de vie tourné vers l’extérieur, le fait de posséder un jardin, de pouvoir bricoler, etc.
Pourquoi avez-vous choisi comme objet d’étude le camping et celles et ceux qui y vivent à l’année ? Et comment en êtes-vous arrivé à faire de la sociologie des classes populaires par le logement ?
Gaspard Lion : J’ai constaté que ce phénomène s’est beaucoup développé depuis les années 1990-2000 en France. Il concerne aussi énormément de personnes à l’étranger, notamment en Suisse, Belgique, Australie, Angleterre, et aux États-Unis. En l’état actuel des choses, et même si le phénomène échappe largement à la statistique publique, on estime qu’il y a sans doute plus de 100 000 personnes qui vivent au camping à l’année en France.
On assiste aujourd’hui à une recrudescence de ces formes d’habitation qui dérogent au droit commun locatif, avec très peu de garanties et de protections pour les personnes qui les occupent.
Il me semblait intéressant de comprendre les trajectoires de ces personnes car elles témoignent, de manière assez emblématique, d’un certain nombre des effets de la crise du logement sur les classes populaires. Du point de vue de la sociologie, le camping résidentiel accueille différentes fractions assez hétérogènes des classes populaires.
Par ailleurs, le logement constitue désormais un facteur très puissant non seulement de dégradation des conditions d’existence des classes populaires – ne serait-ce que par la part du budget consacrée au logement, qui a explosé du côté des catégories modestes –, mais aussi de précarisation sociale et de déstabilisation des trajectoires.
Le logement participe de plus en plus – par l’envolée des prix, par le creusement des inégalités sociales, mais aussi du fait de la dégradation du marché du travail – à définir les positions et les identités sociales des individus. Enfin, on sait que le logement constitue une instance de socialisation à part entière, qui participe largement aux processus de construction des groupes sociaux et des styles de vie des individus.
Vous avez choisi une méthode d’immersion. Vous avez vécu vous-même pendant trois ans dans un camping. S’agissait-il pour vous d’une manière d’éviter d’être surplombant ou misérabiliste, un écueil possible quand on travaille sur les classes populaires ?
Gaspard Lion : La démarche que j’ai mobilisée s’appuie sur plusieurs méthodes. Il y a un travail d’archives et sur les données statistiques existantes. Et puis cette enquête de type ethnographique s’est d’autant plus imposée pour moi que j’avais ce souci d’essayer de comprendre finement l’expérience vécue. Il fallait éviter ce regard très souvent qualifié de légitimiste en sociologie qui verse dans le misérabilisme et interprète ces situations presque systématiquement par défaut ou en termes de privation.
Partir des normes sociales ou résidentielles dominantes écrase la diversité qui peut exister dans ces situations, avec des formes d’autonomie symbolique ou de résistance réelle. Passer du temps au camping m’a aussi permis de nouer des relations de confiance et de travailler à découvert. Car ces personnes sont très peu protégées juridiquement, se savent en porte-à-faux vis-à-vis des législations et sont très réticentes à témoigner pour cette raison.
Gaspard Lion, Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires, Éditions du Seuil, , 320 p., 24 euros
mise en ligne le 8 avril 2024
Pierre Khalfa (Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac) sur .https://blogs.mediapart.fr/
L’austérité est de retour en Europe. L’absurdité de cette politique n’est plus à démontrer. Elle est triplement insoutenable. Elle est financièrement inefficace, socialement injuste, elle ne permet pas de faire les investissements massifs qui seraient nécessaires d’un point de vue écologique.
L’austérité est de retour en Europe. La « réforme » récente du pacte de stabilité en garde les éléments essentiels, les dogmes des 3 % du PIB de déficit budgétaire et de 60 % du PIB pour la dette publique ainsi que sa logique punitive. Des coupes budgétaires massives sont maintenant annoncées dans la plupart des pays européens. L’absurdité de cette politique n’est plus à démontrer et est soulignée par des économistes que l’on ne peut soupçonner d’hétérodoxie. Ainsi Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international déclare au Monde (05/03/24) : « Réduire le déficit trop vite quand l’activité freine risque en effet d’accentuer le ralentissement. Or, les prévisions de croissance pour l’Europe viennent d’être révisées à la baisse. Il faut donc être prêt à soutenir encore l’économie, même si cela implique un déficit plus important pendant un moment ». Déjà, après la crise financière de 2008, les politiques d’austérité menées conjointement en Europe avaient abouti à une récession généralisée en réduisant la demande et avaient été une des causes de l’accroissement des déficits publics.
Ce constat est aujourd’hui largement partagé. Ce qui l’est moins, c’est l’analyse des racines de cette situation. Elles sont de trois ordres. Tout d’abord, un déficit est la marque d’un décalage entre les dépenses et les recettes, ce qui pose la question de la fiscalité. Dans l’Union européenne, le taux de l’impôt sur les sociétés est passé de 31,9 % en moyenne en 2000 à 21,5 % en 2021. En France, déjà en 2010, le rapport Champsaur-Cotis au président de la République avait alerté sur ce problème et indiqué qu’« en l’absence de baisses de prélèvements, la dette publique serait environ 20 points de PIB plus faible aujourd’hui ». La situation n’a fait qu’empirer depuis. Les mesures en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises se sont multipliées, coûtant chaque année 70 milliards au budget de l’État. Une réforme fiscale donnant des moyens financiers à la puissance publique et rétablissant une justice fiscale aujourd’hui mise à mal devrait être une priorité
Le deuxième problème tient à l’emprise des marchés financiers sur la dette publique de la France et des pays de la zone euro, emprise qui relève d’une décision politique datant des années 1990 avec notamment le traité de Maastricht. Lorsque les taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation) sont nuls ou négatifs et que les liquidités sont abondantes, ce qui était le cas ces dernières années avec la politique « non conventionnelle » menée par la BCE, ce problème pouvait être relativisé. Ce n’est plus le cas depuis 2022 avec les politiques dites de quantitative tightening, resserrement quantitatif, qui combinent une augmentation des taux d’intérêt et un assèchement progressif des liquidités déversées par la BCE. L’arrêt total d’achat d’obligations d’État par la BCE pourrait se traduire par une augmentation des écarts de taux auxquels les États empruntent, entraînant comme après 2010 un risque d’éclatement de la zone euro. En cas de récession ou même simplement de stagnation économique, on se trouverait alors dans une situation où les taux d’intérêt réels risqueraient d’être supérieurs au taux de croissance, ce qui ferait mécaniquement monter le poids de la dette dans le PIB. Dans une telle situation, l’obligation faite aux États d’emprunter sur les marchés financiers internationaux risque de les mettre à la merci de mouvements spéculatifs et de créer une situation hors contrôle. Sortir la dette publique de l’emprise des marchés peut passer au niveau européen par la possibilité donnée à la BCE de financer directement les investissements publics prioritaires, notamment dans la bifurcation écologique, au lieu de continuer à déverser des liquidités sur le système financier. Au niveau national, la reprise en main du secteur financier par la puissance publique et un pôle public bancaire opérant dans le cadre d’une planification écologique, aujourd’hui sacrifiée sur l’autel de l’austérité, s’avèrent nécessaire.
Le troisième problème renvoie au partage entre salaires et profits dans la formation des revenus primaires. L’utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière est un puissant levier de modification de la répartition de la valeur ajoutée. En témoigne l’arbitrage fait de distribution des dividendes aux actionnaires et de rachats par les entreprises de leurs propres actions plutôt que d’augmenter les investissements nets et/ou la masse salariale. Ce déséquilibre au détriment des salaires a été en partie compensé par les États. Ainsi par exemple en France, la prime d’activité vient compléter les salaires trop faibles et les exonérations de cotisations sociales sont prises en charge par l’État. Une partie du déficit public tient donc au fait que le partage de la richesse produite se fait au détriment du travail. Cette situation est aggravée par le pouvoir des grandes entreprises à répercuter sur les prix les hausses de coût pour maintenir voire augmenter leurs taux de marge. La hausse des prix à la consommation (alimentaire, énergie, etc.) de ces deux dernières années est une taxe sur les ménages les plus modestes. Cette situation est non seulement socialement inacceptable mais financièrement inepte. Or au lieu de s’attaquer à la racine de ce problème, la déformation du partage de la valeur ajoutée, les gouvernements coupent dans les dépenses sociales (retraite, santé, indemnisation du chômage), dans le financement des services publics et de la transformation écologique de la société.
La logique actuelle est donc triplement insoutenable. Elle est financièrement inefficace, socialement injuste, elle ne permet pas de faire les investissements massifs qui seraient nécessaires d’un point de vue écologique. Un changement de cap s’impose. Ce sera l’enjeu politique des prochaines années.
Ce point de vue a été publié dans Le Monde daté du 5 avril. Il est signé par Esther Jeffers, Pierre Khalfa, et Dominique Plihon, économistes, membres d’Attac et de la Fondation Copernic
mise en ligne le 5 avril 2024
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Alors que le groupe Medicharme était fixé sur son sort ce jeudi, son placement en liquidation judiciaire a mis en lumière la crise du secteur de l’accueil du grand âge.
Un coup de semonce. Ce jeudi, le groupe d’Ehpad Medicharme (43 établissements, 1 200 salariés et 2 000 lits), en liquidation judiciaire, devait savoir si un ou plusieurs repreneurs s’étaient positionnés. À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’information n’avait pas encore été communiquée.
Dans le secteur, c’est la première fois qu’une société de cette taille explose en plein vol. Depuis la crise du Covid et les 30 000 morts dans les établissements français, le scandale provoqué par le livre les Fossoyeurs (Fayard) sur les malversations et la maltraitance chez Orpea a créé une crise de confiance qui fait partout baisser le taux d’occupation des lits.
Si, selon Jean-Christophe Amarantinis, président du Synerpa (Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées), « l’activité est en train de repartir depuis la rentrée 2023 sans revenir à 100 % de taux d’occupation », il juge la situation toujours « préoccupante dans les secteurs lucratif, mais aussi associatif et public. Ça fait des mois que nous alertons nos interlocuteurs ministériels sur ces grandes difficultés ».
Un modèle à bout de souffle
Le modèle économique des 7 500 établissements accueillant 600 000 résidents semble à bout de souffle. Celui du privé, axé sur une rentabilité exacerbée, est, lui, en train de plonger. Tandis qu’Orpea a été sauvé in extremis de la faillite par l’intervention de l’État, via la Caisse des dépôts, l’autre géant, le groupe Korian, devenu entre-temps Clariane, a annoncé en novembre 2023 un plan de refinancement de 1,5 milliard d’euros pour échapper au défaut de paiement.
À cette crise s’ajoutent l’inflation (sur le prix de l’énergie, notamment), la hausse des taux d’intérêt (limitant le recours aux emprunts bancaires), ainsi qu’une pénurie de personnel, égrène Jean-Christophe Amarantinis. « Cela fait trois ans que les dotations soins et dépendances régies par l’État n’évoluent pas conformément à l’évolution des charges, pointe-t-il. Il s’opère donc un report vers les tarifs des hébergements. Mais cela pénalise nos investissements. Il en est de même pour les évolutions salariales qu’on souhaiterait mettre en œuvre pour être plus attractifs. » De fait, les établissements à caractère commercial connaissent une hémorragie de personnels inédite, avec 40 % de démissions en plus depuis 2019, selon la Dares.
Pourtant, avec 40 % des Ehpad du pays sous statut commercial, difficile de croire à un effondrement total de ces structures. « Ça serait une catastrophe, avertit Guillaume Gobet, ex-salarié d’Orpea désormais représentant de la CGT santé, l’État serait obligé d’intervenir. Mais, en même temps, vu le contexte, il serait logique que ce système spéculatif s’écroule. Cette stratégie d’achats compulsifs de nouveaux établissements ne rapporte visiblement plus. » Les taux de profits astronomiques générés par ces sociétés, souvent adossées à des fonds de pension, sont allés de pair avec une dégradation des conditions d’accueil, comme cela a notamment été le cas chez Medicharme.
Depuis l’annonce de la liquidation judiciaire du groupe, fin février, avec poursuite de l’activité jusqu’au 15 avril, les syndicalistes ont remué ciel et terre pour que les collectivités locales reprennent certains établissements installés sur leur territoire. « Aux Jardins d’Aiffres (Deux-Sèvres), on a rencontré la mairie, mais ils nous disent que c’est trop compliqué », regrette Sandrine Fournier, de l’union départementale de la santé CGT.
34 milliards nécessaires pour accompagner la dépendance
Faute d’acheteur, cet Ehpad qui compte 32 agents et 39 lits devrait fermer ses portes. « On sait que le groupe concurrent DomusVi essaie déjà de récupérer nos personnes âgées. Vu la situation, je ne comprends pas pourquoi l’État et les départements continuent à financer ce système », soupire-t-elle. Pour Guillaume Gobet, l’alliance avec les collectivités est « la solution la plus viable : on ne peut pas continuer à spéculer sur la santé et la déshumanisation des résidents ».
En matière de moralisation des pratiques du secteur privé, après différents cas de maltraitance et problèmes de gestion, Jean-Christophe Amarantinis estime que des progrès ont eu lieu : « Nous avons été les premiers à demander des contrôles à l’État dans nos établissements sur l’aspect financier, réglementaire… 70 % de nos adhérents ont été contrôlés. Ce qui contribue à la reprise de confiance des familles. »
Une vision quelque peu nuancée par Guillaume Gobet : « En réalité, les agences régionales de santé (ARS) sont dans l’incapacité de contrôler les établissements et de voir où va l’argent. Quant aux familles, faute d’alternatives, elles n’ont d’autre choix que de mettre ou remettre leurs proches en Ehpad. »
De l’avis de tous, la loi « bien vieillir », adoptée par le Parlement le 27 mars dernier, ne révolutionnera pas ce modèle en crise. « On a salué la création d’un service départemental de l’autonomie, la mise en place d’une cellule départementale de recueil et de suivi des signalements des maltraitances, explique Jean-Christophe Amarantinis, mais peu de moyens ont été prévus. »
Or, les besoins concernant la prise en charge de la dépendance ne vont cesser de croître, avec 20 % de personnes âgées de plus de 75 ans d’ici à 2030. « Un investissement de 34 milliards d’euros pour accompagner cette nouvelle dépendance sera nécessaire, poursuit le président du Synerpa. L’État ne pourra pas investir seul. Il est condamné à travailler main dans la main avec le secteur privé. »
Comme le résume le cégétiste Guillaume Gobet, « sans changement de politique et régulation du système, toujours assis sur les fonds de pensions, les groupes savent qu’il y aura du business pour les soixante-dix ans à venir »
mise en ligne le 4 avril 2024
Pierre Jequier-Zalc sur www.politis.fr
Gabriel Attal a annoncé vouloir – encore – réformer l’assurance-chômage. C’est la troisième fois en six ans. Un choix injustifié pour Michaël Zemmour, professeur d’économie à l’université Lyon 2, pour lequel cette réforme constitue un acharnement vis-à-vis des personnes privées d’emploi.
Michaël Zemmour est professeur d’économie à l’université Lyon 2. Ses travaux portent sur l’économie politique du financement de l’État social. Il est l’un des coauteurs du livre Le système français de protection sociale, à La Découverte. Lors de la réforme des retraites, il avait notamment mis au jour le mensonge du gouvernement sur la revalorisation des pensions à 1200 euros.
Gabriel Attal a annoncé vouloir lancer une nouvelle réforme de l’assurance-chômage. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Michaël Zemmour : Il y a un acharnement et une incohérence. Un acharnement parce que rien ne justifie cette obsession. Financièrement, l’assurance-chômage se porte bien, elle n’est pas à l’origine du déficit public. En plus de cela, on n’a aucune raison de penser que cette nouvelle réforme produira de bons résultats économiques, notamment sur la réduction du chômage. C’est aussi une incohérence parce que si l’on enchaîne trois réformes en si peu de temps, c’est que les précédentes n’étaient pas bonnes. En l’occurrence, je pense qu’elles n’étaient pas bonnes mais elles n’ont pas été évaluées, donc on n’en voit même pas les effets.
Mediapart a révélé que les propres services du ministère du Travail ne jugent pas opportun de faire une nouvelle réforme, rappelant, entre autres, que la dernière n’a pas encore pu être évaluée. Incohérence aussi puisque la dernière réforme raccourcissait la durée d’indemnisation avec un argument, douteux économiquement, mais qui avait le mérite d’exister et qui consistait à dire : puisque le chômage baisse, on raccourcit la durée d’indemnisation. Et on fera l’inverse quand le chômage augmentera. Or, en ce moment, le chômage augmente et ils veulent encore raccourcir la durée d’indemnisation.
Comment expliquer cet acharnement ?
Michaël Zemmour : Il y a plusieurs pistes d’explication. Il y a clairement une volonté de mettre sous pression le marché du travail dans son ensemble, et pas uniquement les chômeurs. On sait que plus on dégrade les conditions d’indemnisation du chômage, plus on dégrade les conditions de négociation d’embauche et de salaire. C’est un signal envoyé aux personnes au chômage pour que, lorsqu’elles retrouvent un emploi, elles ne soient pas trop exigeantes sur les conditions de travail et le salaire. Mais c’est aussi un signal pour les salariés en poste. C’est une manière de dire : vous êtes de moins en moins protégés si vous perdez votre boulot. Donc si vous êtes trop revendicatif, si vous avez une rupture conventionnelle, vous avez d’autant plus à perdre.
Il y a clairement une volonté de mettre sous pression le marché du travail dans son ensemble.
Il y a une seconde raison qu’on avait déjà vu avec la réforme des retraites. Le gouvernement a créé un déficit avec de nombreuses baisses d’impôts pour les classes moyennes, pour les riches et les entreprises. Donc il veut se servir des budgets sociaux comme caisse de compensation. Ainsi, il diminue les protections retraite, les protections chômage comme une source d’économie facile. Alors même que le chômage représente un tout petit budget par rapport aux dépenses publiques – environ 45 milliards par an – et qu’il n’est pas en déficit. Il y a déjà eu six milliards d’économie réalisée avec les deux premières réformes.
Le gouvernement répète cette idée que l’inactivité paierait, parfois, mieux que le travail. C’est d’ailleurs une de leur justification économique majeure. Est-ce vrai ?
Michaël Zemmour : Non, c’est faux, et plusieurs études le montrent. Il y a une étude de France Stratégie d’avant le covid qui étudie le cas pour les personnes aux minima sociaux. Cela concerne aussi les chômeurs, parce que moins de la moitié d’entre eux touchent des allocations-chômage. Or, cette étude montre que, dans tous les cas, la reprise d’emploi, même à temps partiel, améliore le revenu. En revanche, elle souligne que la reprise d’un travail ne permet pas forcément de sortir de la pauvreté.
Et c’est pareil pour les indemnités chômage. Aujourd’hui, la loi dit qu’on ne peut pas toucher plus de 75 % de son salaire brut de référence. Donc, forcément, le chômage paie moins que le travail. Sauf si l’idée que le gouvernement a en tête – et il faudrait qu’il l’explicite, dans ce cas – c’est dire qu’un cadre au chômage vit mieux que s’il était au Smic et qu’il faut arrêter cela.
Le fait de dire qu’on vit mieux en ne travaillant pas alimente une théorie du chômage volontaire qui ne correspond pas à la réalité du marché du travail. Aujourd’hui, il y a plein de raisons pour lesquelles il y a du chômage. La première étant le rythme de l’activité économique. D’ailleurs, on voit bien que quand la conjoncture s’améliore, le chômage baisse et quand elle ralentit, il augmente. Mais le montant des allocations-chômage ne fait pas du tout partie des raisons principales. Dire qu’il y aurait des gens qui font un calcul en se disant « Je suis mieux au chômage qu’en travaillant », c’est effectivement très politique. Et populiste.
Si on n’a pas de recul sur les précédentes réformes de l’assurance-chômage, les aides aux entreprises ont fait l’objet d’études. Que nous enseignent-elles ?
Michaël Zemmour : En effet, on dispose d’évaluations sur les aides aux entreprises qui montrent que, a minima, on a été trop loin. C’est-à-dire que c’est trop cher pour l’effet qu’on en retire en matière d’emploi et de compétitivité. En revanche, quand il s’agit des politiques sociales, et en particulier du chômage, on fait des politiques extrêmement dures, sans évaluation et on en rajoute, encore et encore. Donc il y a une asymétrie entre une empathie pour les entreprises et, une absence totale d’empathie et de considération pour chômeurs.
En France, une personne sur trois au chômage vit sous le seuil de pauvreté.
Car, il faut le rappeler, avec ces réformes, on dégrade le niveau de vie des personnes au chômage et de leur famille. En France, une personne sur trois au chômage vit sous le seuil de pauvreté et les personnes pauvres ont des enfants. Il y a 20 % d’enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté. De ce point de vue là, les réformes du gouvernement sont dangereuses socialement. Et à ce titre, j’ai le sentiment que cette réforme, c’est la réforme de trop !
Le Premier ministre ne cesse de rappeler son respect du « dialogue social ». Les organisations syndicales ne courent-elles pas, elles aussi, un vrai risque avec cette réforme ?
Michaël Zemmour : Les syndicats sont un peu épuisés par les précédentes réformes contre lesquelles ils se sont fortement battus. Là, j’ai la sensation qu’on arrive à un moment où leurs arguments sont en train de percer. Mais, effectivement, il y a un vrai enjeu organisationnel pour eux. Ce sont eux, historiquement, avec le patronat, qui gèrent l’assurance-chômage. Et cela fonctionne plutôt pas mal. Oui, l’assurance-chômage a une dette, mais elle est supportée par elle-même et pas par l’État.
Sauf que depuis 2018, l’État truque le jeu de la démocratie sociale en donnant systématiquement aux partenaires sociaux des feuilles de route intenables qui feront échouer la négociation. C’est donc faussé d’entrée. Ensuite, il utilise un artifice juridique disant que la négociation est en carence et donc qu’il reprend la main. Alors, il prend des décisions que jamais les partenaires sociaux n’ont formulées. Des réformes très dures dont on se sert pour récupérer de l’argent. C’est ce petit jeu qui dure depuis 2018.
Le gouvernement pourrait-il mettre fin au paritarisme ?
Michaël Zemmour : C’est pour l’instant, la dernière étape qui n’a pas été franchie. Le gouvernement souhaiterait étatiser complètement l’assurance-chômage. Bruno Le Maire a dit qu’il y était favorable. C’était d’ailleurs évoqué dans le programme d’Emmanuel Macron. Et ça, c’est une volonté non seulement de diminuer les protections collectives, mais aussi de raser les corps intermédiaires et la démocratie sociale. Le gouvernement fait des politiques sociales sur des sujets gouvernés par les syndicats, en les faisant contre eux et sans même chercher à nouer un compromis.
Il y a un vrai tournant autoritaire de la politique économique et sociale du côté du gouvernement. C’est préoccupant parce que, pour les partenaires sociaux, l’assurance-chômage c’est d’abord une sécurité pour les salariés. Alors que pour le gouvernement, l’assurance-chômage est un tableau de bord pour faire la carotte et le bâton – surtout le bâton – sur les demandeurs d’emploi. En plus, une étatisation affaiblirait fortement les partenaires sociaux. Il y aurait le président et le peuple, sans rien entre les deux. C’est une relation très verticale qui est dangereuse, d’autant plus avec le risque de voir l’extrême droite arriver au pouvoir.
Le gouvernement veut s’attaquer fortement aux dépenses, notamment sociales. L’argument souvent avancé est qu’on aurait le modèle social le plus protecteur du monde. Est-ce vrai ?
Michaël Zemmour : La principale différence entre la France et les autres pays ce sont surtout les retraites. On a des retraites un peu plus protectrices et un peu plus égalitaires. Mais ça s’explique aussi puisque dans les autres pays, une part de la retraite est assumée par des fonds privés. Ce qu’on ne cotise pas, on le met dans des fonds de pension. Ce qui est vrai c’est qu’en France, avec l’école, la santé et les retraites, on a fait le choix de socialiser des fonctions qui dans d’autres pays sont privatisées. Donc quand vous vivez en France, vous n’avez pas forcément un salaire net très élevé, mais vous n’avez pas à mettre de côté ou payer très cher une assurance privée pour votre santé, l’école privée de vos enfants et leurs études futures. Ce choix de la socialisation est plutôt efficace et égalitaire.
Plutôt ?
Michaël Zemmour : On peut se demander si le sous-financement des services publics – école, santé… – n’est pas en train de mettre en crise quelque chose qui marchait plutôt bien. Le plus préoccupant aujourd’hui, ce sont les difficultés de recrutement dans l’éducation, dans la santé, qui traduisent de vrais dysfonctionnements. Dans une période de faible croissance, si on veut permettre à ce modèle de se développer et de faire face aux enjeux qu’on a, sur l’écologie, l’éducation, la santé, peut-être que cela implique d’augmenter les prélèvements obligatoires, sur les entreprises mais aussi sur les ménages. D’un autre côté, effectivement que cela peut jouer sur le pouvoir d’achat, mais ce qui est garanti collectivement, on n’a pas à se le payer de manière privée. Donc il y a vraiment deux pistes et là, c’est un choix de société.
Taxer plus les riches, et notamment les ultrariches, ne peut pas permettre de faire tenir ce modèle ?
Michaël Zemmour : Je pense que c’est important de taxer les riches, surtout en ce moment. Il y a vraiment des marges de manœuvre budgétaire de ce côté-là. Mais je pense aussi que ce n’est pas la réponse à tout, notamment quand on parle du modèle social. Historiquement, il y a toujours eu une contribution du profit au fonctionnement collectif, mais le modèle social a toujours essentiellement été financé par les ménages. Par les salariés, pour les salariés. Donc si on a des besoins qui augmentent, ça passera aussi par une mise en commun des ménages, avec une augmentation des impôts pour certains d’entre eux. Il faut ainsi rappeler qu’il y a des taux d’épargne élevés.
Dans les discours économiques, la croissance reste une boussole. Le tout, dans une période où le réchauffement climatique nous interroge sur la nécessité de toujours produire plus. Ne faudrait-il pas, peut-être, questionner la place de la croissance dans nos politiques publiques et, donc, de repenser la place du travail dans la société ?
Michaël Zemmour : Je n’ai pas du tout de réponse certaine sur la question de la croissance, mais il faut vraiment se la poser. La croissance qu’on a eue dans les années 70 avait des propriétés économiques importantes. Elle permettait à la fois d’augmenter les salaires et les profits et en même temps de financer des protections collectives. Cela crée une forme de régime d’équilibre. Mais, quand on regarde les statistiques économiques des dernières années et quand on prend en compte les enjeux de la transition écologique, il est fort possible qu’il ne faille plus compter à l’avenir sur cette croissance.
Si on doit envisager un avenir avec une croissance faible ou nulle, cela demande des réorganisations.
Je dis « fort possible » parce qu’on ne peut pas exclure que, demain, il existe des sources de création de richesse qui soient non polluantes et que la croissance revienne. Je ne l’exclus pas, mais je ne pense pas que ce soit le plus probable. Donc ce serait sérieux de se demander comment va fonctionner notre économie dans un monde avec une croissance faible, voire nulle car cela pose plein de problèmes en termes d’emploi, de chômage, de répartition des ressources, etc.
Cette réorganisation sociale passe forcément par une réorganisation des conditions de la production. Combien de temps on travaille ? Qu’est-ce qu’on produit ? Ce sont des choix politiques. Mais, clairement, on est dans une société qui est organisée autour de la croissance. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a des difficultés. On a gardé cette organisation alors que la croissance n’est plus là. Donc, si on doit envisager un avenir avec une croissance faible ou nulle, cela demande des réorganisations, y compris du travail.
Le système français de protection sociale, Jean-Claude Barbier, Michaël Zemmour, Bruno Théret, éditions La Découverte (2021).
mise en ligne le 3 avril 2024
par Marie Astier sur https://reporterre.net/
Installer de nouveaux agriculteurs : telle est l’ambition du projet de loi d’orientation agricole, présenté le 3 avril en conseil des ministres. Mais il est insuffisant et signe un « chèque en blanc à l’agro-industrie », dénoncent certains paysans.
Enfin. Après des mois d’attente, de retards et reports, le projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole et le renouvellement des générations en agriculture est présenté en conseil des ministres le 3 avril. La crise agricole a ajouté de nouvelles mesures, sur la souveraineté alimentaire ou la simplification des normes —, avec notamment plusieurs reculs pour la protection de l’environnement.
Mais le cœur du texte devait être, au départ, de « faciliter » l’installation de nouveaux agriculteurs, pour faire face au « mur démographique » qui s’annonce, selon les mots du cabinet du ministre Marc Fesneau. Environ un tiers des agriculteurs devraient partir à la retraite dans les dix ans qui viennent. « Seul·es 10 à 15 000 [agriculteurs] s’installent chaque année. Or, il en faudrait 20 à 25 000 pour assurer la relève agricole », s’alarme l’association Terre de liens.
Face à l’ampleur du défi, les organisations de la coalition Installons des paysans [1] jugent les solutions proposées « inadéquates et insuffisantes ». Terre de liens dénonce, au contraire, un « chèque en blanc à l’agro-industrie », qui pourrait même, par certaines mesures, « décourager les installations ».
« Il y a vraiment un sentiment d’incompréhension, que l’on ne tire pas les leçons des difficultés qu’on observe sur le terrain », déplore Astrid Bouchedor chez Terre de liens. Un ressenti confirmé par les témoignages de paysans recueillis par Reporterre.
Le « verrouillage » des chambres d’agriculture
C’est trop souvent l’un des points noirs du parcours d’installation des futurs paysans : l’accueil des chambres d’agriculture, aujourd’hui gouvernées dans la grande majorité des cas par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes agriculteurs. Le maraîcher Julien Delagnes l’a expérimenté. Car il ne respecte pas les traditions agricoles du département où il exerce : il a décidé de faire pousser des tomates en Lozère. « Il y a des difficultés climatiques, reconnaît-il, mais une opportunité commerciale. »
Il vendait ses légumes depuis plusieurs saisons quand il a décidé d’officialiser son nouveau métier et s’est lancé dans le « parcours à l’installation ». Il a toqué à la porte de la chambre d’agriculture, par laquelle toute personne souhaitant obtenir l’aide destinée aux jeunes agriculteurs est obligée de passer. Il a reçu un accueil plutôt froid. « Le conseiller ne croyait pas à mon projet. Mais il ne s’agissait pas d’y croire, ça marchait déjà ! » Pour monter le dossier, d’habitude, un conseiller apporte son aide. « Le mien m’a demandé de faire tout le travail. Compte tenu de l’originalité du projet [du maraîchage en Lozère], la chambre n’avait aucune donnée technico-économique. »
Même impression mitigée pour Émilien Mondher, paysan fromager près de Rennes. Installé en 2019, il se remémore son premier rendez-vous avec la chambre d’Ille-et-Vilaine : « La conseillère nous a dit “C’est compliqué”. Parce que comme on loue la ferme, on a choisi une formule juridique qui l’a perturbée. Et ils nous demandaient 2 000 euros pour faire le dossier. » Il a préféré le monter lui-même. « Ils l’ont vraiment mal pris, le jour où je l’ai déposé on ne m’a même pas dit bonjour. » Il a finalement obtenu 24 000 euros d’aides jeune agriculteur.
Aujourd’hui, Julien et Émilien, à leur tour, aident d’autres agriculteurs à s’installer. Julien est administrateur de l’Association pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear) de Lozère. « On accompagne des gens qui veulent faire du circuit court, des petites surfaces, de la transformation, etc. Tandis que la chambre d’agriculture fait de gros volumes et du circuit long », observe-t-il. Émilien est à Agrobio 35, une structure qui arrive à installer des paysans bio en Ille-et-Vilaine. « En 2019, la chambre d’agriculture avait encore le monopole de l’installation dans le département, mais ça commence à changer », se félicite-t-il.
Deux structures locales, qui font partie des sept organisations nationales regroupées dans la coalition Installons des paysans. Ensemble, elles forment un réseau alternatif et revendiquent l’installation d’environ un tiers des nouveaux paysans. Mais elles craignent fortement de voir leur action entravée par l’article 10 du projet de loi, objet de leur principale inquiétude.
Il prévoit que toutes les personnes souhaitant s’installer agriculteur ou agricultrice passent par un « guichet unique », désormais nommé « France Service Agriculture ». Les candidats « seront tenus de faire appel à ce service », sous peine de ne pouvoir recevoir « certaines aides publiques ». De nombreuses aides pourraient se retrouver conditionnées au passage par ce guichet unique, et plus seulement la dotation jeune agriculteur. L’idée est de « conditionner certaines aides publiques à un accompagnement qui permette de s’assurer de la viabilité économique et écologique d’un projet », a expliqué le cabinet du ministre de l’Agriculture.
Cette centralisation ressemble à un « verrouillage par les chambres d’agriculture, qui ne sont pas forcément à l’écoute des modèles atypiques », craint Astrid Bouchedor. Pourtant, désormais, les personnes non issues du milieu agricole sont majoritaires parmi les candidats à la profession d’agriculteur… Et arrivent souvent avec des envies loin du modèle dominant. Pour qu’une diversité d’accompagnements à l’installation reste possible, et ne pas perdre ce nouveau public, la coalition demande à faire partie de la gouvernance du futur « France Service Agriculture ». « Nous voulons préserver la diversité des modèles agricoles et des structures », a rassuré le cabinet lors de la présentation du projet de loi.
Presque aucune mesure pour faciliter l’accès à la terre
Sans terres, pas de paysans. Or, le sujet est quasi absent du projet de loi. Il précise bien dès le premier article que « l’État facilite l’accès au foncier agricole dans des conditions transparentes et équitables ». Mais n’est suivi d’aucune mesure concrète.
Or, trouver des terres agricoles, pour qui n’est pas issu du milieu, relève souvent du parcours du combattant. Pour Lorette Vugier, productrice de plantes médicinales en Côte-d’Or, c’est un peu le serpent qui se mord la queue : « Pour que l’on nous prête un bout de terrain, il faut faire nos preuves… Et pour les faire, il faut un bout de terrain ! » Elle était en concurrence avec des acheteurs de maisons secondaires. Elle a débloqué la situation grâce à un éleveur lui ayant prêté un lopin. « Le plus dur, c’est la première parcelle », confirme Julien Delagnes.
Lui s’est confronté aux éleveurs qui s’accrochent à la moindre prairie pour garder les primes de la Politique agricole commune (PAC) associées. Il a commencé sur un terrain prêté temporairement, duquel il a pu sortir de beaux légumes… Ce qui lui a permis ensuite de trouver un bail plus durable. « J’ai eu de la chance », dit-il. Et encore, dans ces deux cas, les surfaces nécessaires étaient minimales.
liens rappelle que la moitié des terres libérées par des départs à la retraite ne vont pas à de nouveaux agriculteurs, mais partent à l’agrandissement des fermes voisines. « La plupart des terres changent de mains via le bouche-à-oreille », dit Astrid Bouchedor. Pour ceux qui ne sont pas du milieu, difficile d’être au courant des ventes. Sans parler de leur coût. « On ne va pas changer grand-chose si on ne permet pas aux futurs agriculteurs de trouver des terres », poursuit la chargée de plaidoyer.
Face à cette montagne d’obstacles, le projet de loi propose la création de « groupements fonciers agricoles », à l’article 12. « Donc la seule réponse, c’est de multiplier les investisseurs potentiels, constate Astrid Bouchedor. C’est inquiétant, ces investisseurs externes vont vouloir un retour sur investissement. Et ils risquent d’imposer aux agriculteurs certaines pratiques intensives pour l’obtenir. »
Les espaces tests agricoles oubliés ?
Si Lorette a réussi à s’installer, c’est en grande partie grâce à son passage par un espace test agricole. « Cela m’a permis d’accéder à un terrain, d’avoir un statut, une protection sociale, d’être reconnue dans le monde agricole… Alors que je cochais toutes les cases du cliché : une jeune femme, qui veut faire des plantes aromatiques, ne venant pas d’une famille d’agriculteurs. Cela m’a permis d’entrer dans le monde agricole et prouver que mon projet fonctionnait. »
Ces espaces tests sont comme des pépinières d’entreprises pour agriculteurs. Ils hébergent les projets naissants pendant 1 à 3 ans. « Cela permet de tester la réalité du travail, voir si notre corps est prêt à l’endurer, d’envisager les risques financiers, etc. », liste Lorette.
Le projet de loi ne fait qu’effleurer le sujet. Tout juste mentionne-t-il vouloir « encourager les formes [...] d’installation progressive, en ce compris le droit à l’essai », sans traduction concrète derrière. Le cabinet du ministre a indiqué que la question, « complexe », pourrait être précisée lors du débat parlementaire.
Les fermes collectives à peine évoquées
Même traitement pour les fermes collectives, elles aussi évoquées au simple détour d’une phrase. Pourtant, elles répondent à deux défis majeurs : permettre la reprise de fermes de grande taille sans obliger un jeune paysan à prendre seul un prêt démesuré, et améliorer considérablement les conditions d’exercice du métier.
« On a six semaines de vacances et on ne travaille que 1 week-end sur 3 », se félicite Maëla Naël, installée avec quatre associés, en Bretagne, depuis deux ans. Vaches, brebis, pain, maraîchage, fromage… « On s’est réparti les métiers, la charge mentale, et en même temps on s’entraide beaucoup, on se remplace les uns les autres, on a partagé les coûts, décrit celle qui est l’autrice d’un guide sur les fermes collectives. On ne se serait pas installés tout seuls. Cela permet de faire face au mur de l’installation, de se projeter dans l’agriculture et même dans l’élevage, de ne pas se tuer à la tâche. »
Autant de retours de terrain que la coalition Installons des paysans espère faire traduire en amendements portés par des parlementaires. Après la présentation en conseil des ministres le 3 avril, le gouvernement annonce que le texte passera mi-mai à l’Assemblée nationale, dans la deuxième quinzaine de juin au Sénat, pour une adoption avant la fin du premier semestre.
Notes
[1] En font partie : l’association SOL (coordinatrice de la coalition), la Fadear (Fédération des Adear), Terre de liens, Miramap (réseau des Amap), le réseau Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), le Reneta (Réseau des espaces tests agricoles) et la Fnab (Fédération nationale de l’agriculture biologique).
mise en ligne le 1° avril 2024
Michel Soudais sur www.politis.fr
« Je considère que l’État devrait reprendre la main sur l’assurance-chômage de manière définitive » : Bruno Le Maire sait aussi être cash. L’objectif est simple : faire du régime d’assurance-chômage un simple minimum social. Quelle régression ce serait !
Il sait être cash, Bruno Le Maire. Et quand il s’agit de nous expliquer, pauvres petits citoyens que nous sommes, la nécessité de tailler dans les dépenses, il n’y va pas par quatre chemins. « Si vous ne touchez pas aux dépenses sociales, vous ne pouvez pas parvenir à l’équilibre des finances publiques », a-t-il ainsi déclaré la semaine dernière dans un long entretien au quotidien Le Monde. Voilà qui est direct. Le plan d’économies de 10 milliards d’euros qu’il était venu annoncer sur TF1 le 18 février, en assurant benoîtement qu’il n’aurait pas d’impact sur la vie des Français, n’était qu’un hors-d’œuvre. Décidé sans la moindre consultation du Parlement.
Dans une « deuxième étape », le sinistre de Bercy envisage un projet de loi de finances rectificative à l’été. Après les élections européennes donc, car c’est là qu’il songe à revoir les dépenses sociales. Puis une « troisième » avec le projet de loi de finances de 2025 « dans lequel nous devrons trouver au moins [sic] 12 milliards d’euros d’économies » supplémentaires. À titre d’exemple, il évoque le transport médical des patients, trop coûteux à ses yeux, et la dérive des dépenses liées aux affections de longue durée. Sans oublier les inévitables « réformes de structures », très prisées par l’Union européenne, à commencer par celle de l’assurance-chômage, déjà évoquée par Gabriel Attal.
Sur ce sujet, pas de demi-mesure : « Pour ma part, nous dit Bruno Le Maire, je considère que l’État devrait reprendre la main sur l’assurance-chômage de manière définitive. » Mesurons bien les conséquences qu’aurait cette étatisation. Car c’en serait une. En mars 2018, il y a cinq ans, Aurélien Taché, alors député macroniste – il a depuis rejoint Les Écologistes – et rapporteur du premier projet de loi macronien réformant l’assurance-chômage, évoquait ainsi dans un entretien à Mediapart ce projet d’étatisation : « C’est l’impôt qui finance la protection sociale, ce ne sont plus les cotisations […]. Le niveau de protection sociale est fixé chaque année dans le projet de loi de finances. Ce sont les députés qui auront été élus qui fixeront le niveau. »
Reconnaissons la parfaite orthodoxie de Bruno Le Maire avec le projet macroniste originel.
Il rappelait que ce « modèle dit béveridgien » avait « toujours [été] défendu » par Emmanuel Macron durant sa campagne de 2017. Et qu’il serait « la meilleure solution face à une logique assurantielle gérée par une espèce de paritarisme qui ne représente plus grand-chose et qui est assez peu lisible ». Reconnaissons ici la parfaite orthodoxie de Bruno Le Maire avec le projet macroniste originel.
Ce dernier vise en effet à substituer à notre système assurantiel fondé sur une logique de contribution – les salariés cotisent pour acquérir des droits qui leur garantissent en cas de chômage un revenu de remplacement pendant une période donnée – un système présenté comme « universel » où c’est l’appartenance à la communauté nationale qui fonde le droit à une indemnisation du chômage, sans rapport avec les emplois exercés. Un premier pas a été franchi en octobre 2018 avec le remplacement des cotisations salariales chômage par le prélèvement d’une fraction de CSG, un impôt.
En raison de quoi, si notre régime d’assurance-chômage reste administré par les partenaires sociaux, l’État leur impose de plus en plus ses vues. L’étatisation rêvée par Bruno Le Maire achèverait le basculement d’un régime qui vise le maintien du niveau de vie des personnes privées d’emploi vers un régime qui se contenterait de garantir une protection égalitaire de base, réévaluée chaque année en fonction des aléas budgétaires. Un minimum social, rien de plus. Quelle régression ce serait !
mise en ligne le 31 mars 2024
Camille Bauer sur www.humanite.fr
Alors que s’achève, le 31 mars, la trêve hivernale, Marie Rothhahn, de la Fondation Abbé-Pierre, revient sur l’augmentation des mises à la rue sans solution, facilitées par la loi Kasbarian, ainsi que sur le climat hostile aux personnes en difficulté.
Dans un contexte de pauvreté accrue et d’un manque sans précédent de logements, la fin, ce dimanche 31 mars, de la trêve hivernale, durant laquelle les expulsions sont interdites, suscite de grandes inquiétudes. Les associations redoutent la multiplication des mises à la rue, facilitées par le discours hostile aux personnes en difficulté véhiculé par le gouvernement
À quoi peut-on s’attendre en matière d’expulsion locative cette année 2024 ?
Marie Rothhahn : Cent quarante mille personnes sont menacées d’expulsion, selon l’estimation de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal). C’est plus que les 38 000 – 17 500 ménages – expulsées avec le concours de la force publique, décomptées en 2022.
Ce décalage s’explique par l’inclusion, pour la première fois dans les statistiques, des ménages ayant reçu un commandement à quitter les lieux, mais partis avant l’arrivée de la police. Il reflète sans doute aussi la hausse des expulsions qu’observent tous nos partenaires qui accompagnent les ménages sur le territoire depuis 2023, même si, faute de données fournies par le ministère, nous ne pouvons pas la mesurer précisément.
La tendance à la hausse est ancienne (+10 % en dix ans), mais s’est encore accrue avec l’aggravation du contexte économique et social sous le coup de l’inflation, le manque croissant de logements abordables et les débuts de l’application de la loi Kasbarian.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les effets de cette loi ?
Marie Rothhahn : La loi Kasbarian raccourcit les délais d’instruction des dossiers des personnes menacées d’expulsion, donc les possibilités de trouver un arrangement entre locataires et propriétaires. Elle permet aussi au juge de supprimer le délai de deux mois entre le commandement à quitter les lieux et l’expulsion, s’il considère qu’un ménage est de mauvaise foi, ce qui est un critère assez flou.
Par ailleurs, les ménages qui restent dans leur logement en fin de procédure encourent désormais 4 500 à 7 500 euros d’amende, ce qui va en contraindre à partir d’eux-mêmes, sans attendre l’intervention de la police. Avec ce système, même des personnes ayant trouvé un moyen de régler leur dette sont confrontées à une amende importante. Avec cette loi, on enfonce les personnes les plus en précarité.
Constate-t-on d’autres régressions liées à l’adoption de cette loi ?
Marie Rothhahn : La loi Kasbarian, et le battage médiatique et politique qu’elle a entraîné, a renforcé la stigmatisation des ménages les plus précaires. Cela se voit dans l’attitude des propriétaires, qui se sentent plus légitimes à déloger leurs locataires. Mais c’est aussi visible dans la multiplication des arrêtés d’expulsion pris par les préfets. Avant la loi, cette procédure d’expulsion rapide et sans décision de justice était réservée aux squats de domiciles.
Désormais, elle concerne tous les logements sans titre, même des locaux vides ou désaffectés. En outre, certains préfets outrepassent la loi et procèdent à des évacuations express, dans des situations où une procédure d’expulsion aurait clairement dû être engagée. C’est une pratique qui se multiplie et nous sommes souvent amenés à la contester en justice. Mais tout cela constitue sans doute la partie émergée de l’iceberg. Nous savons que de nombreux ménages sont expulsés sans décision de justice
Les personnes concernées sont-elles toujours les mêmes ?
Marie Rothhahn : Depuis 2023, de plus en plus d’expulsions ont lieu sans qu’aucune solution alternative ne soit proposée au ménage concerné. Des catégories comme les familles avec enfants en bas âge, les personnes handicapées ou vulnérables, pour qui un hébergement un peu pérenne était trouvé, sont désormais mises à la rue avec, au mieux, quelques jours à l’abri.
Notre étude, publiée en 2022, montrait déjà qu’une expulsion a des effets durables, sur l’emploi, l’éducation, etc. C’est probablement encore pire maintenant, d’autant que la chaîne est complètement grippée : de la production de logement social au secteur de l’hébergement, en passant par l’accès au logement privé et à la propriété, tout est engorgé.
Peut-on dire que cette loi constitue un moment de rupture ?
Marie Rothhahn : Même si on la dénonçait comme insuffisante, il existait une politique de prévention des expulsions qui, au moins dans son principe, semblait faire consensus. Même si toutes les avancées législatives n’étaient pas parfaitement appliquées, nous étions dans une dynamique positive. Mais, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un retour en arrière brutal et inattendu. Cette loi qui pénalise encore plus fortement les personnes vivant en squat, faute d’autre solution, marque un recul immense en matière de prévention des expulsions des locataires.
La vision de Guillaume Kasbarian, c’est qu’il n’y a que des petits propriétaires en difficulté et des locataires de mauvaise foi. Mais dans la réalité, ces petits propriétaires sont très minoritaires. La grande majorité des propriétaires appartiennent aux classes les plus aisées et possèdent plusieurs logements.
mise en ligne le 28 mars 2024
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Plombé par la baisse des recettes fiscales, le déficit public dérape. Mais au lieu de taxer davantage les riches et les superprofits pour équilibrer les comptes de l’État, le gouvernement s’obstine à couper dans le modèle social et les services publics.
Quel dommage ! Si le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avait davantage lu les articles économiques de Mediapart ces derniers mois, les finances publiques françaises seraient bien mieux tenues. Et le ministre romancier à ses heures perdues se serait évité quelques nœuds au cerveau en ces premiers jours de printemps.
Le mardi 26 mars, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a annoncé que le déficit public s’élevait à 5,5 % du PIB en 2023, soit 154 milliards d’euros, alors que Bercy avançait jusqu’ici le chiffre de 4,9 %. Un coup dur pour l’exécutif qui a promis à la Commission européenne que la France passerait sous la barre des sacro-saints 3 % inscrits dans le traité de Maastricht d’ici à 2027.
Comment expliquer ce dérapage budgétaire à l’ampleur inhabituelle ? Pas par l’explosion des dépenses publiques, pourtant quotidiennement ciblées par l’exécutif et la droite. L’Insee nous apprend en effet que, en 2023, « les dépenses ralentissent » et que, en proportion du PIB, elles « continuent de reculer et s’établissent à 57,3 % du PIB après 58,8 % en 2022 et 59,6 % en 2021 ».
Le trou dans les finances publiques ne résulte pas davantage de la hausse de la charge de la dette, également régulièrement mise en exergue par les locataires de Bercy. Celle-ci a même diminué de 2,6 milliards d’euros en 2023 selon l’Insee, soit une baisse de près de 5 %.
La vraie raison de ce dérapage, c’est en fait l’effondrement des recettes fiscales qui « ralentissent nettement en 2023 », pointe l’Insee. Leur niveau exprimé en pourcentage recule de 2,1 points de PIB. En montant, Bruno Le Maire a chiffré la perte de recettes imprévue à 21 milliards d’euros.
Autrement dit, l’État ne collecte pas suffisamment d’impôts pour équilibrer ses comptes. Cela est d’abord dû au fait que l’économie est grippée : le PIB stagne ces derniers mois à cause, d’une part, de la trop forte hausse des prix par rapport aux salaires, qui rogne le pouvoir d’achat, et, d’autre part, des taux d’intérêt de crédit élevés qui obèrent l’investissement des ménages et des entreprises. Ainsi la croissance a péniblement atteint 0,9 % en 2023 et devrait être du même niveau en 2024.
Or, une économie qui stagne, c’est moins de consommation et d’investissement, et donc des rentrées fiscales en berne. « Le ralentissement économique pèse sur les recettes de l’État, en particulier sur la TVA et l’impôt sur les sociétés », constate l’Insee. Ce dernier impôt voit même ces montants collectés décrocher de plus de 10 milliards d’euros en 2023.
Autres recettes en forte décrue, celles provenant des ventes immobilières : « Le net recul du nombre de transactions immobilières en 2023 consécutif au resserrement des conditions de crédit a entraîné une forte baisse (− 4,8 milliards d’euros soit − 22 %) des recettes de droits de mutation à titre onéreux, affectés aux collectivités locales », note l’Insee.
D’autres baisses de recettes sont directement liées à des mesures fiscales du gouvernement qui, de fait, a scié la branche sur laquelle il était assis : la fin de la suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales pèse pour 2,5 milliards d’euros dans la baisse des rentrées fiscales de l’État en 2023. Et la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), considérée comme un impôt de production, a coûté 3,7 milliards d’euros.
L’exécutif a aussi totalement échoué à taxer les superprofits des entreprises durant la crise inflationniste. Le seul dispositif – européen – que le gouvernement a daigné appliquer visait les énergéticiens. Son nom : la contribution sur les rentes inframarginales.
Cette taxe complexe devait initialement rapporter 12,3 milliards d’euros à l’État français en 2023. Mais, in fine, Bercy n’aura réussi à capter que… 300 millions d’euros, rappellent Les Échos, soit – selon un récent rapport de la Cour des comptes – moins de 1 % des marges empochées par les producteurs, distributeurs et autres intermédiaires du marché de l’électricité !
Échec de la politique de l’offre
Bref, ce dérapage du déficit confirme plus globalement l’échec de l’exécutif à stimuler l’économie par les moult baisses d’impôts – 50 milliards d’euros durant le premier quinquennat – qu’il a opérées principalement en faveur des entreprises et des ménages aisés.
« Beaucoup à Bercy étaient convaincus que c’était la politique de l’offre – notamment la baisse de la fiscalité du capital dont l’efficacité s’est révélée très limitée comme l’a montré France Stratégie – qui permettait à l’économie française de garder la tête hors de l’eau. Mais si tel était le cas, on aurait vu la croissance se maintenir ces derniers mois », analyse François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
D’après lui, « la raison pour laquelle l’économie française tenait, c’était avant tout autre chose le “quoi qu’il en coûte”. Et ce qu’il se passe actuellement montre qu’à mesure qu’on débranche tous les dispositifs – bouclier tarifaire, aides aux carburants, etc. –, le revenu réel des ménages faiblit et le pouvoir d’achat avec lui. Dans ce cadre, il n’est donc pas surprenant que l’économie et les déficits publics se dégradent ». Sur le site de l’Insee, on peut notamment voir que la consommation, moteur historique de la croissance de l’économie française, est en berne depuis 2021.
Cela étant dit, que compte faire le gouvernement pour retourner la situation en sa faveur ? Augmenter enfin les impôts des riches et des grandes entreprises afin de les faire contribuer davantage à l’effort de solidarité nationale ? On en est loin.
L’exécutif espère seulement faire appliquer la mesure visant à taxer les superprofits des énergéticiens dont il n’a pas tiré grand-chose jusqu’ici. Bruno Le Maire a certes évoqué un impôt minimal sur les hauts revenus, mais seulement dans un cadre européen où tous les pays l’appliqueraient. Ce n’est donc pas pour demain.
Il n’est en outre toujours pas question, du côté de l’exécutif, de s’attaquer aux 160 milliards d’euros d’aides aux entreprises versés sans contrepartie. Bruno Le Maire compte même en remettre une couche puisqu’il a sorti du chapeau une proposition de « TVA sociale » qui consisterait à baisser de cinq points les cotisations sociales sur les salaires, et à transformer ces montants perdus en hausse de points de TVA. La TVA étant l’impôt le plus injuste par essence puisque son taux est fixe...
Erreurs d’analyse
Pour le reste, l’exécutif garde son cap : couper dans le modèle social et les services publics. En plus des 10 milliards d’euros d’économies déjà annoncés pour 2024 qui toucheront tout particulièrement l’écologie, l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche, Bruno Le Maire a évoqué en complément une baisse des indemnités journalières pour les arrêts de travail, et des remboursements des soins médicaux qui pourraient être différenciés selon les revenus.
Le premier ministre, Gabriel Attal, a aussi promis de nouvelles coupes dans l’assurance-chômage. Et pour 2025, ce sont au moins 20 milliards d’euros supplémentaires d’économies que le gouvernement compte aller chercher. Une cure d’austérité rude qui risque d’affaiblir encore davantage l’activité du pays. « On va au-devant de gros problèmes macroéconomiques », résume François Geerolf.
L’exécutif fait d’autant plus fausse route en agissant dans l’urgence que la France n’est pas menacée par les marchés financiers d’une attaque contre sa dette. Dans une interview aux Échos, l’économiste Véronique Riches-Flores, spécialiste de ces questions, assure que « la France n’est pas le vilain petit canard attaqué par les marchés ». Loin de là. En effet, rappelle-t-elle, « les déficits publics sont devenus la règle un peu partout » dans le monde, « qu’il s’agisse des États-Unis ou d’autres pays développés ».
Mieux encore, « les liquidités restent abondantes et les investisseurs cherchent à placer leur argent sur des actifs sûrs, ce qui explique l’appétit retrouvé pour les dettes d’État ». Le principal risque pour la France serait, à l’inverse, l’embrasement social : « N’oublions pas que la croissance de l’économie française est d’abord ce qu’en font ses consommateurs et que l’austérité se paie par de moindres rentrées de TVA et donc par une moindre latitude budgétaire et un plus grand mécontentement social. »
Or, ajoute l’économiste, « les agences de notation sont particulièrement sensibles au risque d’instabilité sociale et politique qu’elles considèrent comme nuisible à la capacité de remboursement du pays ». Un argument que l’exécutif gagnerait à retenir, cette fois-ci.
mise en ligne le 27 mars 2024
Anthony Cortes sur www.humanite.fr
Alors que l’Insee annonce un déficit public de 5,5 % du PIB, le gouvernement entend s’entêter dans sa volonté de réaliser 10 milliards d’euros d’économies. La gauche lui a opposé, mardi, toute une série de réformes fiscales à même de multiplier les recettes pour rétablir aussi bien les comptes que la République sociale.
C’était son jour. Avec l’annonce de l’Insee sur le niveau du déficit public de la France, établi à 5,5 % du PIB en 2023, Bruno Le Maire est devenu la cible de toutes les attentions. C’est donc sans surprise qu’un intense brouhaha s’est élevé des travées de l’Assemblée nationale lorsque le ministre de l’Économie s’est avancé au micro pour répondre, mardi, aux nombreuses interpellations des députés.
« Avant 2019, nous avons rétabli les finances publiques sous les 3 %, personne ici ne peut en dire autant ! a-t-il claironné. Ensuite, il y a eu le Covid, puis l’inflation… » Des réponses insuffisantes aux yeux des parlementaires, qui, face à la situation actuelle, jugent le ministre « discrédité et décrédibilisé ». « On n’a pas vu venir le fait qu’au bout d’un moment les recettes finiraient par se tasser », a même reconnu le président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici.
« Si les recettes ne sont pas au rendez-vous, c’est avant tout dû aux cadeaux fiscaux offerts aux détenteurs de capitaux »
Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour mesurer qu’à force de baisser les impôts, en particulier ceux des plus riches, le gouvernement s’exposait à de sérieux trous dans la raquette. De ce point de vue, l’état économique de la France tient davantage aux choix opérés qu’aux conjonctures.
« Ce qu’il manque, ce sont des recettes, mais êtes-vous prêts à l’entendre ? L’austérité n’a jamais engendré la prospérité ! » a ainsi lancé le député PS Stéphane Delautrette, alors que Bruno Le Maire prévoit, pour sa part, de baisser la dépense publique de 10 milliards d’euros cette année, et 25 milliards l’an prochain…
« Qui, aujourd’hui, est surpris de la hauteur du déficit ? interroge le député FI Éric Coquerel. Si les recettes ne sont pas au rendez-vous, c’est avant tout dû aux cadeaux fiscaux offerts aux détenteurs de capitaux et aux aides aux grandes entreprises sans contreparties. Il est temps de permettre à l’État de récupérer l’argent dilapidé pour quelques-uns. » En tant que président de la commission des Finances, celui-ci avait d’ailleurs adressé, en novembre 2023, à Élisabeth Borne, alors première ministre, une feuille de route permettant de récupérer 43 milliards d’euros.
Parmi les mesures proposées, la suppression progressive des allégements de cotisations sociales issus de la pérennisation du Cice, la fin de la niche Copé, qui permet l’exonération sur les plus-values lors de la vente d’une société d’exploitation par une holding familiale, ou encore l’exclusion de la TVA à taux réduit à 10 % des billets d’avion de vols intérieurs… Des propositions restées à l’époque lettre morte.
Pourrait-on aller encore plus loin ? C’est l’avis du député PCF Sébastien Jumel, qui pointe du doigt la « manne » que représentent l’ensemble des niches fiscales. En juillet 2023, la Cour des comptes indiquait qu’elles représentent une perte de 94,2 milliards d’euros pour la puissance publique. À ce trésor, la socialiste Christine Pirès-Beaune ajoute celui des exonérations de cotisations sociales pour les entreprises qui, dans le budget 2024, atteignent 75 milliards d’euros… « Il faut remettre à plat tout notre système fiscal ! » tonne-t-elle.
Un avis largement partagé bien au-delà des seuls rangs de la gauche. « Il est nécessaire de demander des efforts aux plus riches, insiste le député Liot Charles de Courson. Sur les bénéfices, les dividendes, le rachat d’actions ou l’évasion fiscale, il est urgent de durcir la législation. Et pour cela, il faut un projet de loi de finances rectificative, le dernier PLF étant obsolète de par les prévisions de croissance du gouvernement beaucoup trop optimistes pour être sincères. » Demande rejetée lors de la séance de questions au gouvernement par Thomas Cazenave, ministre délégué aux Comptes publics.
Le retour d’un projet de taxation des super-profits ?
Bien que moins offensive, Aude Luquet, députée Modem, appelle de son côté l’opposition à « trouver des solutions transpartisanes » et à « travailler sur les recettes », notamment sur la taxation des superprofits. Une possibilité qui fait son chemin dans les rangs de la majorité présidentielle, en particulier depuis la prise de position de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, qui a réclamé ce vendredi « d’entamer la réflexion » sur une « contribution exceptionnelle » des grandes entreprises en cas de « superprofits », de « superdividendes » ou de « rachats d’actions massifs » : « Ça me paraît être quelque chose qu’il faut poser dans le débat », a-t-elle déclaré.
Si Bruno Le Maire l’exclut fermement, Éric Coquerel entend se saisir des déclarations du quatrième personnage de l’État pour obtenir un front transpartisan dans ce but. « Moi, je lui dis » chiche ! » lance-t-il au sujet de la position de Yaël Braun-Pivet. Je vais me tourner vers les autres groupes pour obtenir ce premier pas. Je regrette juste que, à l’époque de l’adoption de la dernière loi de finances, celle-ci ait été derrière le 49.3 qui a enterré les amendements transpartisans allant dans ce sens. »
Parmi eux, une mesure, inspirée d’une vieille proposition du Modem, visait à majorer de 5 points le prélèvement sur les revenus distribués par les grandes entreprises à leurs actionnaires, si ceux-ci sont supérieurs de 20 % à la moyenne des revenus distribués entre 2017 et 2021. Les fameux « superdividendes ». Possibilité balayée par la Macronie.
Mais ses rangs tanguent désormais. Les comptes sont mauvais, et le gouvernement refuse tout examen de conscience, persuadé que c’est à travers une nouvelle purge contre les plus modestes qu’il s’en sortira. La seule taxe sur les superprofits aurait pourtant pu rapporter près de 10 milliards d’euros en 2023. Et la gauche, unanime pour refuser tout « chantage à la dette publique », porte plusieurs solutions partagées d’un parti à l’autre.
Il s’agit d’opérer une « révolution fiscale » avec de nouvelles tranches d’impôt sur le revenu, le retour de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la refonte de l’impôt sur les sociétés pour établir l’égalité entre les PME et les grands groupes, la suppression de la flat tax sur les dividendes et les intérêts, ou encore la hausse des droits de succession sur les plus hauts patrimoines… Sans oublier, bien sûr, d’évaluer chacune des niches fiscales et de supprimer celles qui sont « injustes, inefficaces socialement ou nuisibles écologiquement ». De quoi récupérer largement plus de 100 milliards d’euros par an, au service de l’intérêt général. Il va sans dire que Bruno Le Maire, d’un coup, apparaît comme bien mauvais trésorier.
mise en ligne le 20 mars 2024
sur https://www.greenpeace.fr/
Le Sénat va enfin se prononcer sur le CETA, près de 5 ans après le passage en force à l’Assemblée nationale en plein été, en juillet 2019. Il est temps, surtout que 90% de cet accord est de fait déjà entré en application « provisoire » depuis septembre 2017. L’application totale du texte requiert la ratification des États-membres : la France fait partie des 10 pays qui peuvent encore bloquer cet accord aux risques largement documentés tant pour l’agriculture, les normes sanitaires et environnementales, le climat ou encore le droit à réguler des États.
Dans une lettre ouverte signée par près de 30 organisations, le collectif Stop CETA-MERCOSUR (voir la liste de ses membres ) et ses partenaires appellent les Sénatrices et Sénateurs à voter contre la ratification du CETA afin d’ouvrir la possibilité d’« une remise à plat de la politique commerciale européenne » et invitent les citoyennes et citoyens à soutenir cet appel. Aux côtés de la Confédération paysanne, le collectif national Stop CETA-MERCOSUR donne RDV à partir de 10 heures le jeudi 21 mars devant le Sénat pour demander aux sénatrices et sénateurs de voter CONTRE la ratification du CETA.
ENFIN. Huit ans après sa finalisation, sept ans après la décision au forceps consistant à appliquer « provisoirement » la partie commerciale du CETA sans que l’accord ne soit pleinement ratifié par les 27 États-membres de l’UE, et près de cinq ans après un vote à l’Assemblée nationale qui avait fortement divisé la majorité présidentielle d’alors , le débat sur la ratification du CETA , maintes fois promis sans lendemain par l’exécutif, est enfin inscrit, par une porte dérobée, à l’ordre du jour du Sénat ce jeudi 21 mars.
Dans l’actualité de la mobilisation du monde agricole qui a énoncé les accords de libre-échange, tout particulièrement l’accord UE-Mercosur, voter CONTRE la ratification du CETA enverrait un message clair : il est temps de remettre à plat la politique commerciale européenne pour que l’agriculture ne serve plus de monnaie d’échange sur le dos des agriculteurs et agricultrices, de notre souveraineté alimentaire et de la qualité de notre alimentation. Rappelons par exemple que le Canada utilise plus de 40 pesticides interdits dans l’UE et peut toujours nourrir son bétail avec des farines animales – pratique strictement interdite en France et dans l’UE depuis 2001.
Nouvelle-Zélande, CETA, Mercosur, tous ces accords sont fondés sur la même logique : ouverture de nouveaux marchés aux entreprises multinationales européennes contre la libéralisation des marchés agricoles européens et l’importation de matières premières au coût le plus bas possible. La mise en concurrence de systèmes productifs nationaux si différents génère des formes de concurrence déloyale, au sein de l’UE mais aussi dans les pays tiers, conduisant à la destruction d’emplois et d’activités, et entraînant une pression à la baisse sur les normes environnementales et sociales. Car ces normes sont considérées dans ces négociations comme des barrières au commerce. Cela doit cesser.
Ces accords n’ouvrent pas que de nouveaux quotas d’importation et d’exportation : ils instituent des règles et des dispositifs qui restreignent les capacités des pouvoirs publics à mettre en œuvre des politiques de lutte contre le réchauffement climatique, de relocalisation et de protection d’activités jugées stratégiques, notamment de services publics. Directement en limitant considérablement des politiques privilégiées des entreprises locales aux fournisseurs internationaux. Et potentiellement par l’effet dissuasif , comme c’est le cas pour le CETA, de la mise en place d’une justice d’exception qui permet aux entreprises multinationales d’attaquer les États ou l’UE s’ils prennent des mesures plus protections considérées par les investisseurs contraires à leurs intérêts ( mécanisme d’arbitrage connu sous le nom d’ISDS ).
Pour le collectif Stop CETA-MERCOSUR (voir la liste de ses membres), qui regroupe ONG, syndicats et associations mobilisés depuis des années contre ces accords :
« Voter contre le CETA ne signifie pas s’isoler et mettre fin au commerce transatlantique entre l’UE et le Canada, pas plus qu’isoler la France en Europe. Voter contre la ratification du CETA c’est ouvrir les conditions de possibilité d’une remise à plat de la politique commerciale européenne ; en 2024 ce n’est pas du CETA et du MERCOSUR dont nous avons besoin pour relever les défis climatiques, agricoles, sociaux, écologiques, économiques et géopolitiques auxquels nous faisons face, et encore moins dans leur version actuelle. »
Aux côtés de la Confédération paysanne, le collectif national Stop CETA-MERCOSUR appelle à se retrouver le 21 mars à partir de 10 heures devant le Sénat pour demander aux Sénatrices et Sénateurs de voter CONTRE la ratification du CETA.
Le collectif national Stop CETA-MERCOSUR appelle également les citoyennes et citoyens à le soutenir et à écrire (voir le Kit d’action) aux Sénatrices et sénateurs pour leurs demander de voter CONTRE la ratification du CETA
mise en ligne le 17 mars 2024
Lucie Pelé Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs se sont ouvertes à la Bourse du Travail de Paris. Organisées par des syndicats, associations et militants de la santé au travail, ces Assises souhaitent mettre en lumière le fléau systémique des morts au travail, le manque de prévention, de sécurité et de protection. Depuis début 2024, 58 travailleurs ont déjà perdu la vie en France.
Au moins 1227 salariés sont morts du travail en 2022, dont 738 personnes en raison d’un accident. Les chiffres publiés par la caisse Accidents du travail Maladies professionnelles (ATMP) traduisent une véritable hécatombe pourtant largement passée sous silence. Un bilan qui, en dix ans, n’a pas diminué et serait par ailleurs sous-évalué, en raison d’un recensement défaillant.
Face à cette « situation catastrophique », la CGT, FSU et l’Union syndicale Solidaires ainsi que plusieurs associations mobilisées dans ce domaine appellent à un sursaut, en organisant, le mercredi 13 et le jeudi 14 mars, les Assises pour la santé et la sécurité au travail.
Faire des morts au travail un sujet prioritaire
L’événement, qui se tient à la Bourse de Paris, est l’occasion de revenir sur les causes de ce fléau qui, selon les syndicats, serait en grande partie imputable aux « politiques d’entreprise sacrifiant la santé et la sécurité pour réduire les coûts ».
Les organisations syndicales comptent aussi, à l’occasion de ces deux journées, tracer la voie vers une «convergence des luttes afin que les pouvoirs publics en fassent un sujet prioritaire », alors que selon la Cour des comptes, 18 % des postes d’inspecteurs du travail sont restés vacants, en 2022.
« Vous ne pouvez plus bénéficier de ce regard, qui n’est pas seulement là d’ailleurs pour sanctionner les entreprises, mais aussi dans un rôle de prévention et d’accompagnement », a témoigné sur France info Matthieu Lépine, auteur de L’hécatombe invisible : enquête sur les morts au travail. Un ouvrage de référence sur les morts au travail, qui révèle qu’aujourd’hui, dans certains départements français, les appels à l’inspection du travail sonnent dans le vide.
Face au silence de “l’employicide”, Matthieu Lépine dénombre les victimes depuis plus de cinq ans, sur ses réseaux sociaux. Les professions les plus touchées par des accidents ou maladies professionnelles, avec une forte représentation d’hommes, sont le transport, le BTP, la santé et le nettoyage.
Deux morts par jours en moyenne
3 mars 2024. Tony Nellec, agent autoroutier pour Escota depuis 20 ans, patrouille sur l’Autoroute A8, direction Aix-en-Provence. Au kilomètre 208, sous une pluie torrentielle, un véhicule accidenté est en chargement. Un autre véhicule fonce droit dans le balisage de la zone d’accidents et fauche l’ensemble des personnes présentes. Tony Nellec meurt sur le coup et son collègue est grièvement blessé. Depuis le 1er janvier, 31 véhicules d’intervention Vinci Autoroutes ont été percutés sur le réseau.
5 mars 2024. Jean-Luc Soulas, 46 ans, embauche dans la concession Peugeot de Châteaubernard où il travaille comme mécanicien. Il ouvre le large portail métallique qui coulisse manuellement. Pour des raisons encore indéterminées, le portail de la concession sort de ses rails et s’effondre sur Jean-Luc Soulas. Sous les centaines de kilos de métal du portail, le mécanicien écrasé perd connaissance. Malgré les efforts de ses collègues pour l’extraire, il fait un arrêt cardiorespiratoire. Il meurt après avoir été Héliporté au CHU Pellegrin de Bordeaux.
11 mars 2024. Près du quai de la gare de Dijon, un employé de la maintenance SNCF âgé de 33 ans travaille avec trois autres agents sur le réglage de mesure d’entretien des rails. Un train de marchandises les percute, entraînant la mort de l’employé. Le syndicat Sud-Rail rappelle qu’il avait alerté plus tôt la SNCF sur « les conditions de travail des agents de SNCF Réseau [qui] se dégradaient dangereusement à cause du manque de personnel et des délais de production imposés par la direction de l’entreprise ». C’est la deuxième mort d’un cheminot « au travail en une semaine ».
11 mars 2024. Dans l’usine sucrière Tereos de Lillebonne (Seine-Maritime), classée Seveso seuil haut, un employé de l’entreprise sous-traitante Cardem monte sur dans une nacelle pour démanteler un four. Au-dessus de lui, un convoyeur à chaîne se détache et entraîne la nacelle dans sa course. L’homme de 28 ans meurt dans la chute de la nacelle.
La liste est tristement longue encore. En même temps qu’ils espèrent l’arrivée de meilleurs dispositifs sécuritaires, les syndicats, associations et familles de victimes attendent aussi les condamnations des entreprises et employeurs pour leurs responsabilités dans ces décès professionnels.
Les Assises sur la santé et la sécurité des travailleurs lanceront une campagne nationale autour du thème « Le travail tue, le travail détruit : Mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! », réclamant un « changement radical de politique qui fasse de la prévention des risques professionnels une priorité qui prime sur la course au profit et la réduction des dépenses publiques ».
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Durant deux jours, des militants syndicaux, avocats, chercheurs, ont débattu des pistes pour sortir de la dégradation généralisée des conditions de travail et de l’hécatombe des morts au travail.
Stopper le recul de la santé au travail. Ce jeudi, lors des Assises de la santé et de la sécurité des travailleuses et travailleurs, organisées par la CGT, Solidaires, la FSU mais aussi diverses associations comme l’Andeva (Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante), Attac, les Cordistes en colère, tous ont appelé à faire cesser l’hécatombe des accidents du travail et des maladies professionnelles en exigeant un « changement radical de politique ». En 2022, 93 accidents mortels du travail de plus ont été décomptés dans le secteur privé par rapport à 2021, montant leur nombre à 738.
Les femmes les plus concernées
Pourtant, la campagne de communication orchestrée en grande pompe par le gouvernement sur la sécurité au travail à l’automne dernier ne se limite qu’au constat du problème. Pour Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, invitée lors de la table ronde conclusive, il est temps « d’en faire un sujet politique. Il faut aussi forcer les entreprises à investir dans les politiques de prévention, précisant que » Pour les travaux des Jeux Olympiques, on a réussi à imposer une charte sociale. Les accidents ont été divisés par 4. » Mais des zones d’ombre demeurent partout sur les conditions de travail, contribuant à invisibiliser ces souffrances.
Dans le secteur du nettoyage, qui emploie en grande majorité des femmes précaires, « Il y a encore 5 % de la composition des produits utilisés qui n’est pas mentionnée sur l’étiquette, explique, Marie-Christine Cabrera Limane, infirmière et membre du Giscop 84 (Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle) lors d’un atelier sur les cancers des femmes au travail. « Les formations dans ce secteur sont peu présentes. Qui se méfie d’un berlingot de Mir ? Ces femmes travaillent aussi en horaire de nuit, ce qui est néfaste pour la santé. Dans les pays scandinaves, le ménage se fait la journée. »
Pour lutter contre cette dégradation généralisée, la mobilisation d’un réseau d’acteurs : syndicalistes, experts en CSE, avocats, chercheurs… pourrait encore être renforcée. En évoquant les 400 tonnes de plomb parties en fumée toxiques lors de l’incendie de Notre-Dame-De-Paris, Benoît Martin, secrétaire général de l’Union Départementale CGT, concède qu’il n’avait d’abord pas vu venir cette problématique.
Risques psycho-sociaux
« Ce sont des personnels qui nous ont alertés. Nous avons ensuite été rejoints par des associations de santé au travail et de victimes de saturnisme. Puis nous avons contacté un avocat pour lancer une procédure au pénal. Nous avions exigé le confinement du site, comme il n’a jamais été décontaminé, ou encore d’avoir un centre de suivi médical sanitaire, mais cela n’a pas été entendu… »
Face à ces situations, pour Murielle Guilbert, co-déléguée générale de Solidaires, il est temps de remettre la pression : « nous sommes repassés dans une phase où les capacités d’agir et les instances représentatives du personnel ont été rabotées », estime-t-elle, en faisant référence à la disparition des CHSCT.
En 2017, avant les ordonnances Macron, 59 % des entreprises de plus de 50 salariés avaient un CHSCT, seuls 35 % ont une CSSCT (commission santé, sécurité et conditions de travail) aujourd’hui. D’autant que, comme le rappelle Benoît Teste, secrétaire national de la FSU, l’explosion des risques psycho-sociaux continue : « On sait qu’exercer son métier en mode dégradé et un management toxique sont des facteurs de risques «, soulignant que » la défense du statut de fonctionnaire fait aussi partie de cette question. »
Les acteurs de ces Assises souhaitent le lancement d’une campagne nationale « le travail tue, le travail détruit : mourir au travail, mourir du travail, plus jamais ! » et exigent, notamment, la mise en place d’une politique pénale du travail aussi sévère qu’en matière de délinquance routière ou encore le doublement des effectifs de l’inspection du travail et des services de prévention. En attendant, tous ont en ligne de mire la mobilisation du 25 avril prochain lors de la journée internationale de la santé au travail.
mise en ligne le 16 mars 2024
Martine Orange sur www.mediapart.fr
Annoncé en fanfare à l’automne 2021, le projet de fiscalité mondiale minimum présenté par l’OCDE n’est plus qu’une ombre. Une partie du texte entrée en application début 2024 a été vidée de sa substance. Et les États-Unis mettent leur veto sur la taxe sur les géants du numérique.
La question va se reposer. Inévitablement. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages s’effondre face à l’inflation, tandis que les groupes et la sphère financière engrangent des profits colossaux, que les finances publiques se détériorent et que les politiques d’austérité reviennent en force, le sujet de la fiscalité ne peut que revenir. Pourtant, c’est dans ce moment que les gouvernements sont en train d’enterrer sans bruit le projet d’impôt mondial sur les multinationales.
« On a eu une multiplication des effets d’annonce, mais on ne voit rien se concrétiser. Il n’y a aucune dynamique. On nous reparle de la hausse de la dette, des taux d’intérêt, des politiques d’austérité. Mais jamais de fiscalité », constate Éric Toussaint, historien belge et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.
Le silence entretenu au sujet de l’impôt minimum mondial est tel que certains pensent que cette initiative, considérée comme la plus porteuse pour lutter contre l’évasion fiscale depuis plusieurs décennies, est désormais un projet mort-né. Interrogée sur l’état exact de la négociation, l’OCDE n’a pas répondu.
Effets d’annonce
Pourtant, que de promesses et d’applaudissements quand l’OCDE annonce en octobre 2021 un accord sur l’impôt mondial. Cent quarante pays se disent alors signataires de ce texte qui prévoit d’instaurer une fiscalité mondiale minimum pour les multinationales. Tous jurent alors que c’en est fini de la course au moins-disant fiscal, aux paradis fiscaux et à l’évasion à grande échelle qui privent chaque année les États de centaines de milliards de recettes publiques. À eux seuls, les paradis fiscaux sont soupçonnés de détourner 500 milliards d’euros par an, essentiellement au détriment des pays européens.
Un premier volet, dit « pilier un », vise en priorité les géants du numérique, qui appliquent avec un art consommé toutes les techniques de l’évasion fiscale. Il prévoit de les forcer à payer l’impôt là où ils réalisent leur chiffre d’affaires. Un deuxième volet dit « pilier deux » prévoit d’imposer une taxation minimum de 15 % pour tous les groupes réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec la possibilité pour un pays tiers de réclamer le fruit de cet impôt s’il n’est pas appliqué par le pays concerné.
À l’époque, beaucoup de connaisseurs du dossier avaient souligné la faiblesse du taux d’imposition exigé pour les multinationales : 15 %, ce n’était pas vraiment beaucoup pour des groupes réalisant des dizaines de milliards de bénéfices. L’OCDE et les gouvernements avaient alors expliqué que c’était la condition pour rallier tous les pays, notamment ceux qui avaient pris l’habitude de pratiquer une fiscalité agressive pour attirer les grands groupes, à l’instar de l’Irlande. Le projet, selon eux, était un premier pas. D’autres suivraient.
Prévu pour entrer en application en 2023, le deuxième volet n’est entré en vigueur que le 1er janvier 2024. Mais sur les 140 signataires du début, ils ne sont que 55 à l’avoir mis en œuvre aujourd’hui.
Un impôt vidé en grande partie de sa substance. Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité
Pourtant, le texte a été sensiblement édulcoré, en raison du travail acharné des lobbyistes qui se sont activés pendant ce laps de temps pour en diminuer la portée. « Il a perdu une grande partie de sa substance », reconnaît Quentin Parrinello, porte-parole de l’Observatoire européen sur la fiscalité animé par l’économiste Gabriel Zucman.
Le premier détournement a été de faire reconnaître l’existence d’une activité économique dans le pays, comme les sièges, les centres de recherche, les effectifs, dans le calcul d’imposition minimum des 15 %. En d’autres termes, toutes les dépenses engagées vont venir en déduction de ce taux minimum pourtant considéré généralement comme très peu élevé. « On risque de se retrouver avec des entreprises affichant des taux effectifs d’imposition de 3 ou 4 % comme avant », redoute Quentin Parrinello.
Alors que la France a inscrit la taxe minimum de 15 % dans sa loi de finances 2024, les grands groupes français du CAC 40 peuvent dormir sur leurs deux oreilles : rien ne va changer pour eux. Cela fait des années qu’ils ont appris à optimiser leur fiscalité : ils ont transformé leurs activités en France uniquement en centre de coûts.
La course aux crédits d’impôt
La deuxième grande faille est que des mécanismes de crédit d’impôt ont été adjoints à cet impôt minimum de 15 %. Ces crédits d’impôt peuvent être de tout ordre, ne sont subordonnés à aucune conditionnalité (lutte contre les dérèglements climatiques, innovations, créations d’emplois, etc.). Ils peuvent être accordés de façon opaque et arbitraire, un peu à la manière des rescrits fiscaux pratiqués par le gouvernement luxembourgeois pendant de nombreuses années. « Après une surenchère au moins-disant fiscal, on risque d’assister à une course au crédit d’impôt », pronostique le porte-parole de l’Observatoire européen de la fiscalité.
Ce n’est qu’au début de l’année prochaine, une fois que le taux mondial minimal sera perçu pour la première fois, que les premières conclusions sur ce texte pourront être tirées. Voir la Suisse ou Singapour, qui depuis des décennies ont mis en œuvre une stratégie continue pour attirer les capitaux et les protéger de toute fiscalité, être parmi les premiers pays à accepter d’appliquer ce deuxième pilier de l’impôt mondial, suscite cependant quelques interrogations. Cet impôt va-t-il avoir un quelconque effet ?
L’OCDE, en tout cas, a révisé ses projections. Lors de la signature de l’accord en 2021, l’organisation internationale prévoyait que, grâce à cet impôt mondial minimum, les pays pourraient récupérer autour de 220 milliards de dollars par an. Dans ces dernières études, elle ne table plus que sur 150 milliards de dollars. Les paradis fiscaux, d’après ces dernières, sont appelés à avoir encore de beaux jours devant eux, notamment l’Irlande et les Pays-Bas où les multinationales ont déjà délocalisé depuis des années leurs centres de profits.
Veto américain
Si l’application de cette partie de l’accord sur la fiscalité mondiale est peu réjouissante, la suite donnée au premier pilier, celui censé remplacer la taxe Gafam, est carrément déprimante. Le texte est censé aboutir en juin. Lors de la réunion des ministres des finances du G20 au Brésil fin février, le constat s’est imposé : le projet est dans une impasse. « Le texte n’a aucune chance d’aboutir parce qu’il doit être ratifié par les États-Unis. Et compte tenu du contexte politique actuel, il ne le sera pas », pronostique un connaisseur du dossier. « C’est un texte soumis au veto américain », dit Quentin Parrinello.
L’accord avait pourtant été porté par l’administration Biden à ses débuts. Négocié sous l’égide de la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, il avait pour but de tuer dans l’œuf le projet de la Commission européenne d’instituer une taxe européenne unique pour les géants du numérique réalisant d’importantes activités en Europe mais échappant à tout impôt. En lieu et place de cette taxe Gafam, l’accord de l’OCDE prévoyait une taxation minimum pour ces multinationales.
Le président américain n’est jamais parvenu à trouver une majorité au Congrès pour ratifier l’accord, en raison de l’opposition du parti Les Républicains mais pas seulement : l’administration Biden, ayant circonscrit la menace européenne, s’est montrée beaucoup moins allante par la suite pour pousser le projet.
Et puis le contexte a changé. Alors que les tensions géopolitiques s’exacerbent, que les priorités nationales reprennent le dessus, son objectif est d’abord de faire payer les multinationales américaines sur le territoire américain, et pas que le produit de leurs profits réalisés à l’extérieur bénéficie à d’autres. Une vision totalement partagée par Donald Trump.
Autant dire que le projet n’a aucune chance de voir le jour à court et moyen terme. Le Canada l’a bien compris, ayant institué une taxe sur les activités des géants du numérique dès le milieu de 2023. En Europe, certains pays comme la France l’ont instaurée. Mais ce n’est pas la même chose qu’une taxe unique au niveau européen ou mondial où, là encore, la compétition fiscale joue à plein.
La contre-attaque des pays du Sud à l’ONU
Un des arguments souvent avancés pour justifier l’embourbement de l’accord de l’OCDE est l’initiative des pays émergents qui aurait cassé toute la dynamique. Estimant que cet accord n’avait été négocié que par et pour le seul profit des pays développés, une vingtaine de pays africains ont déposé en octobre une résolution à l’ONU pour demander une convention internationale sur la fiscalité afin qu’elle soit au bénéfice de tous les pays.
Le vote de cette résolution a une nouvelle fois illustré les fractures internationales en cours : tous les pays membres de l’OCDE ont voté contre. Après quelques mois de tensions et de fâcheries, la relation semble s’être apaisée, selon Quentin Parrinello qui assistait au sommet du G20 à Sao Paulo : « L’OCDE et l’ONU semblent avoir l’intention de travailler ensemble. Mais cela demandera du temps, sans doute plusieurs années, pour trouver une convention-cadre. »
Est-il possible de faire renaître au niveau de l’ONU un projet équitable de fiscalité mondiale ? Le contexte géopolitique le permettra-t-il ? Et, surtout, a-t-on le temps d’attendre aussi longtemps ? Autant de questions auxquelles, à ce stade, personne ne sait répondre.
Éric Toussaint, lui, se montre pessimiste. « Les pays du Sud ont fait nombre de déclarations avec lesquelles on ne peut que sympathiser. Néanmoins, quand on regarde les Brics, il n’y a pas de cohérence avec leurs déclarations. Les nouvelles puissances économiques restent dans les mêmes logiques. Elles ne proposent pas de politique alternative. »
mise en ligne le 16 mars 2024
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Guidées par le libre-échange, les institutions européennes font la part belle aux entreprises dans l’élaboration de la loi, en ouvrant leurs portes aux lobbys. Et quand les grandes firmes sont perdantes au Parlement, elles peuvent compter sur le zèle des gouvernements. La France vient encore de tenter de torpiller une législation contraignante pour le géant Uber.
Bruxelles est la capitale du lobbyisme. En janvier, on ne comptait pas moins de 12 468 groupes d’intérêts accrédités auprès des institutions européennes. Soit près de 25 000 personnes qui s’affairent auprès de la Commission, du Parlement et du Conseil européens pour faire valoir, pour une minorité, l’intérêt général en défendant les droits des travailleurs ou l’environnement et ; pour l’immense majorité, les intérêts des puissances d’argent.
Le Parlement vote la loi, mais « le lobbying se fait surtout en amont. Pour un lobbyiste, il est important d’aller voir les fonctionnaires de la Commission puisque ce sont eux qui tiennent la plume », décrit Emmanuel Maurel, député européen Gauche républicaine et socialiste et candidat sur la liste menée par le PCF aux prochaines élections européennes. La pratique est institutionnalisée puisque les groupes d’intérêt peuvent officiellement participer à des groupes de travail de la Commission, dépositaire de l’initiative législative.
Tout n’est pas verrouillé pour autant. Si la volonté politique est là, il est possible de faire reculer les puissances d’argent. En 2022, les directives sur le marché et les services digitaux (DMA et DSA) ont été examinées. Les géants de l’Internet « ont mis des millions de dollars pour atténuer la législation », raconte l’eurodéputé. Interventions auprès des institutions, publication de documents, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) n’ont lésiné sur aucun moyen. Sur une période d’un an, entre 2021 et 2022, ils ont dépensé 30,25 millions d’euros et fait travailler 132 personnes pour faire valoir leurs intérêts, selon les données du Registre de transparence de l’Union européenne (UE). Peine perdue : ils n’ont pas eu gain de cause.
« Bruxelles est une place de lobbies »
Les textes ont été largement approuvés – seule l’extrême droite a voté contre le texte DSA, en particulier contre ses dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne. Le texte va contraindre les Gafam. « Tout ce qui était illégal hors ligne devient illégal en ligne. La contrefaçon est illégale, mais il n’y avait aucun contrôle en ligne. De même pour les contenus haineux », se réjouit Emmanuel Maurel.
Il faut dire que le refus de laisser les multinationales états-uniennes faire la pluie et le beau temps était partagé jusque dans les rangs de la droite. « Oui, Bruxelles est une place de lobbies. C’est un test de résistance des élus. Quand on est élu, on est là pour l’intérêt général, pas pour les intérêts privés. Il faut rester vigilant », résume Karima Delli, eurodéputée les Écologistes. Tout est affaire de ligne politique. « Les lobbies sont d’autant plus aidés que la Commission et certains eurodéputés leur mâchent le travail, parce qu’ils sont convaincus qu’il faut défendre les intérêts des grandes firmes et le libre-échange », traduit Emmanuel Maurel.
Sauf que… la volonté politique fait souvent défaut. Au travers de plusieurs dossiers examinés au Parlement, nous avons mis au jour l’immixtion des multinationales dans la fabrique de la loi, à la faveur d’une oreille attentive des commissaires, des députés libéraux – parfois d’extrême droite – et des États.
Une cinquantaine de lobbies de l’automobile
Le 9 novembre 2023, l’UE a perdu une occasion de limiter la pollution. La droite (PPE), les libéraux (Renew) et l’extrême droite (ECR et ID) ont construit une majorité au Parlement pour voter un règlement sur les émissions des véhicules individuels limitant la portée de la proposition déjà peu ambitieuse de la Commission. La gauche a voté contre. Alexandr Vondra, député tchèque du groupe de droite nationaliste Conservateurs et réformistes européens, qui a multiplié les amendements sur le texte, s’est réjoui d’une « défaite majeure » pour les écologistes ! « Les constructeurs avaient déjà annoncé qu’il faudrait se débarrasser de la production de petites cylindrées » si la version initiale de la Commission avait été adoptée, a-t-il justifié.
« On continuera après 2035 à rouler avec les mêmes véhicules thermiques polluants qu’aujourd’hui », déplore la députée écologiste Karima Delli. « Les lobbies ont tout fait pour torpiller le texte » qui encadre les émissions, dénonce cette parlementaire, selon laquelle « le lobby automobile à Bruxelles dispose d’un budget de 18 millions d’euros par an ». Pas moins d’une cinquantaine de groupes d’intérêt et entreprises automobiles figurent au Registre de transparence. Ainsi, le principal lobby, l’Association des constructeurs européens d’automobiles, dépense à lui seul plus de 2,5 millions d’euros en lobbying et emploie 21 personnes. Une stratégie d’influence efficace : des parlementaires reprennent mot pour mot leurs argumentaires.
Dans la fabrique de la loi, les constructeurs automobiles ont pu compter aussi sur un autre relais précieux : les États. En plein débat sur la norme Euro 7, sept pays ont demandé une « pause réglementaire » le 22 mai 2023, en affirmant s’opposer « à toute nouvelle règle sur les gaz d’échappement ». Sans surprise, ces États sont les poids lourds du secteur automobile : la France, la Roumanie avec Dacia, la République tchèque avec Skoda, la Slovaquie où 184 automobiles sont produites pour 1 000 habitants, la Hongrie où les constructeurs, notamment allemands, pèsent pour 21 % du PIB.
Les très actifs géants des plateformes numériques
Le travail du Parlement peut même être défait après un vote. Le 2 février 2023, une majorité incluant la gauche, les macronistes et « Les Républicains » français a fait adopter, contre la majorité du PPE et une partie de l’extrême droite, un texte mettant à mal la stratégie d’Uber, avec l’instauration d’une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Ces dernières n’ont pourtant pas lésiné sur les moyens pour s’y opposer et maintenir leurs travailleurs dans le statut ultraprécaire d’autoentrepreneur.